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Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_ +en est-il un? Peut-on établir une comparaison entre les _Affinités +électives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas, +_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet +et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman? +Quelles sont ces fameuses règles? D'où viennent-elles? Qui les a +établies? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels +raisonnements? + +Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine, +indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un +autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans +être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils +rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvres +conçues et exécutées en dehors de leur esthétique. + +Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui +ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible +les jeunes gens à tenter des voies nouvelles. + +Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec +persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, +c'est-à -dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception +personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une +manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le +critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait +d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables +de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste +apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument +ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences, +sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la +valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, +ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour +qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme +homme et qu'il doit comprendre comme juge. + +Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où +il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils +nous complimentent sans réserve et sans mesure. + +Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la +tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son +goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de +_bien écrit_, l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination +idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive. + +En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient: + +--Consolez-moi. + +--Amusez-moi. + +--Attristez-moi. + +--Attendrissez-moi. + +--Faites-moi rêver. + +--Faites-moi rire. + +--Faites-moi frémir. + +--Faites-moi pleurer. + +--Faites-moi penser. + +Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste: + +--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le +mieux, suivant votre tempérament. + +L'artiste essaie, réussit ou échoue. + +Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de +l'effort; et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances. + +Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter. + +Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision +déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de +la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous +montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. + +Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes +et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de +leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idées générales +d'où elles sont nées. + +Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique ou une +oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament, +récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et +de l'intelligence que la nature lui a donnés. + +Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, +gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle ou +telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre. + +Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui +plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour +juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal, +pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, +montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son +livre. + +Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des +procédés de composition absolument opposés. + +Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, +pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans +souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, +les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou +l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons +ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont +disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui +est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités +éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si +complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que +deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants. + +Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte +delà vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui +paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une +histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à +penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force +d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et +les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte +de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision +personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant +dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le +spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une +scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une +manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit +impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses +intentions. + +Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre +intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages +à une certaine période de leur existence et les conduira, par des +transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de +cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence +des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les +sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait, +comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les +intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les +intérêts politiques. + +L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans +le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, +mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se +dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents +pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous +les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien +caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements +innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre +en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés +inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre +sa portée, sa valeur d'ensemble. + +On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de +l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques, +et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque +invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la +ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue. + +En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de +la vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui +écrit l'histoire du coeur, de l'âme et de l'intelligence à l'état +normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à -dire l'émotion de +la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en +veut tirer, c'est-à -dire la révélation de ce qu'est véritablement +l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits +d'une vérité irrécusable et constante. + +Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on +doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée +par ces mots: «Rien que la vérité et toute la vérité.» + +Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits +constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au +profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car: + +Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. + +Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la +photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus +complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. + +Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume +au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents +insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose +donc,--ce qui estime première atteinte à la théorie de toute la vérité. + +La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus +imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, +sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, +illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre +_faits divers_. + +Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans +cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails +caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout +l'à -côté. + +Un exemple entre mille: + +Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable +sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d'un +personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au +milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident? + +La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les +traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions +et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, +à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les +événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief +qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation +profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer. + +Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant +la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans +le pêle-mêle de leur succession. + +J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des +Illusionnistes. + +Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous +portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, +nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de +vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent +les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, +analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre +race. + +Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion +poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant +sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire +fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et +dont il peut disposer. + +Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui +est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion +de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux qui +imposent à l'humanité leur illusion particulière. + +Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est +simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse. + +Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une +à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman +d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse +demandent que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions +d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent +nos actions, en n'accordant au fait lui-même qu'une importance très +secondaire. Il est le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du +roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces oeuvres précises et +rêvées où l'imagination se confond avec l'observation, à la manière d'un +philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les +prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous +les vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme agissant sous +l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts. + +Les partisans de l'objectivité, (quel vilain mot!) prétendant, au +contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la +vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation +sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les +personnages et les événements. + +Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est +cachée en réalité sous les faits dans l'existence. + +Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans +le récit, de la couleur, de la vie remuante. + +Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage, +les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état +d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation +déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à +l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient +le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses +volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie +au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme +l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui +fait notre portrait ne montre pas notre squelette. + +Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en +sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous +voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels +ils obéissent. + +Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les +hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour +prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si +nous pouvons dire avec précision: «Tel homme de tel tempérament, dans +tel cas, fera ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, +une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la +nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne +sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa +nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents +des nôtres. + +Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant +uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter +assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant, +sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les +vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les +plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien +prévoir et raconter tous les actes de sa vie. + +En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se +substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il +les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont +les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous +imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en +nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous +entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le +secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les +transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons +dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous +montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un +honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou +d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi +le problème: «Si _j'_étais roi, assassin, voleur, courtisane, +religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que +_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce +que _j'_agirais?» Nous ne diversifions donc nos personnages +qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les +circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entouré +d'une barrière d'organes infranchissable. + +L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce _moi_ par le +lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher. + +Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse +psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des +oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail. + +Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur rêve d'artistes +est respectable; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu'ils +savent et qu'ils proclament l'extrême difficulté de l'art. + +Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou +bien sot, pour écrire encore aujourd'hui! Après tant de maîtres aux +natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire qui +n'ait été fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? Qui peut se +vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve +déjà , à peu près pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous, +si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne +l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais +une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons eu, +au moins, le confus pressentiment? + +L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà +connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des +oeuvres destinées à la foule ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur +qui pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien +ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui tout +semble défloré déjà , à qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un +travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire une +chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques +pages des plus grands maîtres. + +Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir +jusqu'au coeur comme une révélation surprenante; mais les vers suivants +ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à +toutes les proses. + +Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces +tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice irrésistible. +Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres qui sommes +simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons +lutter contre l'invincible découragement que par la continuité de +l'effort. + +Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné +cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert. + +Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, résumés en +peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins +confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on débute dans +les lettres. + +Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime, deux ans +environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me répéter que +cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d'un artiste, +s'ils sont irréprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de +l'originalité d'un homme même de second ordre, me fît comprendre que le +travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un jour +de lucidité, de puissance et d'entraînement, par la rencontre heureuse +d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, +amener cette éclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que +nous la pouvons produire. + +Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont presque +jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette +chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des +matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes nos +facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste. + +Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour +moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté et me +répondit: «Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez +apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci, +jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est +qu'une longue patience. Travaillez.» + +Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui +plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant, son disciple. + +Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des +nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté. Le +maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait +ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes +qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. «Si on a une +originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n'en a pas, +il faut en acquérir une.» + +--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce +qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en +découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans +tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de +nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce +que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. +Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, +demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils ne +ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu. + +C'est de cette façon qu'on devient original. + +Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde +entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez +absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases, +un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le +distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même +race ou de même espèce. + +«Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, +devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, +montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence +physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur +nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre +épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul +mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres +qui le suivent et le précèdent.» + +J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands +rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle +que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, +qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut +donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et +cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir +recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de langage +pour éviter la difficulté. + +On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant +ce vers de Boileau: + +D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir. + +Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et +chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste, +pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec +une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot +suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et +d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases +différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines +de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes +excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares. + +Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de +lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de +sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer +des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux +livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la +signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts. + +La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains +maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a +jeté dans ce courant limpide, ses modes, ses archaïsmes prétentieux et +ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de +ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire, +logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou +corrompre. + +Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux +termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la +_propreté_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la +simplicité de leurs confrères! Elles frapperont peut-être les confrères +qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a +pas. + + +GUY DE MAUPASSANT. + +La Guillette, Étretat, septembre 1887. + + + + + + + + +PIERRE ET JEAN + + + +I + + +--Zut! s'écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d'heure +demeurait immobile, les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par moments, +d'un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer. + +Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly +invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers +son mari: + +--Eh bien!... eh bien!... Gérôme! + +Le bonhomme furieux répondit: + +--Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait +jamais pêcher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours +trop tard. + +Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un à bâbord, l'autre à +tribord, chacun une ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en même +temps et Jean répondit: + +---Tu n'es pas galant pour notre invitée, papa. + +M. Roland fut confus et s'excusa: + +--Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J'invite +des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, dès que je +sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson. + +Mme Roland s'était tout à fait réveillée et regardait d'un air attendri +le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura: + +--Vous avez cependant fait une belle pêche. + +Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup +d'oeil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois +hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'écailles +gluantes et de nageoires soulevées, d'efforts impuissants et mous, et de +bâillements dans l'air mortel. + +Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler +jusqu'au bord le flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, et +leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps, +une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille. + +Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des rosés, et déclara: + +--Cristi! ils sont frais, ceux-là ! + +Puis il continua: + +--Combien en as-tu pris, toi, docteur? + +Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés +comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit: + +--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre. + +Le père se tourna vers le cadet: + +--Et toi, Jean? + +Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son +frère, sourit et murmura: + +--A peu près comme Pierre, quatre ou cinq. + +Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père +Roland. + +Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il +annonça: + +--Je n'essayerai plus jamais de pêcher l'après-midi. Une fois dix heures +passées, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au +soleil. + +Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de +propriétaire. + +C'était un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodéré de la +navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu'il eut assez +d'aisance pour vivre modestement de ses rentes. + +Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. +Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer leurs +études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de +leur père. + +A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé que Jean, +s'étant senti successivement de la vocation pour des professions +variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, +et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de nouvelles +espérances. + +En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et il s'était mis au travail +avec tant d'ardeur, qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez +courtes études et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il était +exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées +philosophiques. + +Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère +était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait +tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplôme de licencié en +même temps que Pierre obtenait celui de docteur. + +Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous +les deux formaient le projet de s'établir au Havre s'ils parvenaient à +le faire dans des conditions satisfaisantes. + +Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent +presque invisibles entre frères ou entre soeurs jusqu'à la maturité et +qui éclatent à l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un, +les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié. Certes +ils s'aimaient, mais ils s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la +naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée +cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et +de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux. + +Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de +caractère égal; et Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre vanter +sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait être de la +mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. +Ses parents, gens placides, qui rêvaient pour leurs fils des situations +honorables et médiocres, lui reprochaient ses indécisions, ses +enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants vers +des idées généreuses et vers des professions décoratives. + +Depuis qu'il était homme, on ne lui disait plus: «Regarde Jean et +imite-le!» mais chaque fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait ceci, +Jean a fait cela,» il comprenait bien le sens et l'allusion cachés sous +ces paroles. + +Leur mère, une femme d'ordre, une économe bourgeoise un peu +sentimentale, douée d'une âme tendre de caissière, apaisait sans cesse +les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grands fils, de +tous les menus faits de la vie commune. Un léger événement, d'ailleurs, +troublait en ce moment sa quiétude, et elle craignait une complication, +car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses +enfants achevaient l'un et l'autre leurs éludes spéciales, d'une +voisine, Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort à la +mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois +ans, une maîtresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme +un animal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous les +événements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, étroit et +bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie +et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une +tasse de thé. + +Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, +interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait +de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme +raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort. + +Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans +la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser, moins par désir de +lui plaire que par envie de se supplanter. + +Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu'un des deux +triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle aurait aussi +bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin. + +Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux +follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne, hardi, +batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son +esprit. + +Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par une similitude de +nature. Cette préférence d'ailleurs ne se montrait que par une presque +insensible différence dans la voix et le regard, et en ceci encore +qu'elle prenait quelquefois son avis. + +Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne +propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement être +différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de ses idées +politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par +moments: «Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un regard froid de +magistrat qui instruit le procès des femmes, de toutes les femmes, ces +pauvres êtres! + +Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l'avait invitée à +ses parties de pêche où il n'emmenait jamais non plus sa femme, car +il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un +long-courrier retraité, rencontré aux heures de marée sur le port et +devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, +chargé delà garde du bateau. + +Or, un soir de la semaine précédente, comme Mme Rosémilly qui avait +dîné chez lui disait: «Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien +bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi de l'envie de la +communiquer, de faire des croyants à la façon des prêtres, s'écria: + +--Voulez-vous y venir? + +--Mais oui. + +--Mardi prochain? + +--Oui, mardi prochain. + +--Êtes-vous femme à partir à cinq heures du matin? + +Elle poussa un cri de stupeur: + +--Ah! mais non, par exemple. + +Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation. + +Il demanda cependant: + +--A quelle heure pourriez-vous partir? + +--Mais ... à neuf heures! + +--Pas avant? + +--Non, pas avant, c'est déjà très tôt! + +Le bonhomme hésitait. Assurément on ne prendrait rien, car si le soleil +chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux frères s'étaient +empressés d'arranger la partie, de tout organiser et de tout régler +séance tenante. + +Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait été jeter l'ancre sous les +rochers blancs du cap de la Hève; et on avait péché jusqu'à midi, +puis sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, et le père Roland, +comprenant un peu tard que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait +en vérité que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne +tressaillaient plus, avait jeté, dans un mouvement d'impatience +irraisonnée, un _zut_ énergique qui s'adressait autant à la veuve +indifférente qu'aux bêtes insaisissables. Maintenant il regardait le +poisson capturé, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il +leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait: + +--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu? + +Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, accrochèrent dans les +bouchons de liège les hameçons nettoyés et attendirent. + +Roland s'était levé pour interroger l'horizon à la façon d'un capitaine: + +--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars! + +Et soudain, le bras allongé vers le nord, il ajouta: + +--Tiens, tiens, le bateau de Southampton. + +Sur la mer plate, tendue comme une étoffe bleue, immense, luisante, aux +reflets d'or et de feu, s'élevait là -bas, dans la direction indiquée, un +nuage noirâtre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire +qui semblait tout petit de si loin. + +Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, nombreuses, venant toutes +vers la jetée du Havre dont on distinguait à peine la ligne blanche et +le phare, droit comme une corne sur le bout. + +Roland demanda: + +--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_? + +Jean répondit: + +--Oui, papa. + +--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, là -bas. + +Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le +point, et soudain, ravi d'avoir vu: + +--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminées. Voulez-vous +regarder, madame Rosémilly? + +Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans +parvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle ne distinguait +rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout +rond, et puis des choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui +faisaient tourner le coeur. + +Elle dit en rendant la longue-vue: + +--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-là . Ça +mettait même en colère mon mari qui restait des heures à la fenêtre à +regarder passer les navires. + +Le père Roland, vexé, reprit: + +--Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, car ma lunette est +excellente. + +Puis il l'offrit à sa femme: + +--Veux-tu voir? + +--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas. + +Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas, +semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette +fin de jour. + +Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir. Elle avait un +air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait à voir. +Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce +qui ne l'empêchait point de goûter le charme du rêve. Elle aimait les +lectures, les romans et les poésies, non pour leur valeur d'art, mais +pour la songerie mélancolique et tendre qu'ils éveillaient en elle. Un +vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, +comme elle disait, lui donnait la sensation d'un désir mystérieux +presque réalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères qui +troublaient un peu son âme bien tenue comme un livre de comptes. + +Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assez visible +qui alourdissait sa taille autrefois très souple et très mince. + +Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans être méchant, la +rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotes en +boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant tout étranger il +se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs +terribles, bien qu'il eût peur de tout le monde. Elle, par horreur du +bruit, des scènes, des explications inutiles, cédait toujours et ne +demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps, +prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie +cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau. + +Depuis le départ elle s'abandonnait tout entière, tout son esprit et +toute sa chair, à ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point, +elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espérances, il lui +semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de +moelleux, de fluide, de délicieux, qui la berçait et l'engourdissait. + +Quand le père commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!» elle +sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs jaquettes et +relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise. + +Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord, +Jean l'aviron de bâbord, et ils attendirent que le patron criât: «Avant +partout!» car il tenait à ce que les manoeuvres fussent exécutées +régulièrement. + +Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se +couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte +commença pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout +doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de mâles des deux +frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre +l'autre. + +Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi +sans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en +surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou +d'un mot: «Jean, mollis.»--«A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: +«Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras.» +Celui qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait +moins ardent, et le bateau se redressait. + +Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre +étaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et +blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles qui roulait sous la +peau. + +Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les +jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier +dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en +venait vers la côte. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser +tout le banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait à commander: +«Doucement, le _un_--souque le _deux_.» Le _un_ redoublait de rage +et le _deux_ ne pouvait répondre à cette nage désordonnée. + +Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se levèrent ensemble, +et Jean, sur l'ordre de son père, tira seul quelques instants. Mais à +partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'échauffait, +tandis que Pierre, essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, +faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le père Roland fit +stopper pour permettre à l'aîné de reprendre haleine et de redresser la +barque dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pâles, +humilié et rageur, balbutiait: + +--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'étais très +bien parti, et cela m'a coupé les bras. + +Jean demandait: + +--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple? + +--Non, merci, cela passera. + +La mère ennuyée disait: + +--Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans un état +pareil, tu n'es pourtant pas un enfant. + +Il haussait les épaules et recommençait à ramer. + +Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. +Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait en arrière +un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins +cheveux. + +Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous +rattrape.» Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminées +inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues, +le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, chargé de passagers et +d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui +retombait en écume, lui donnaient un air de hâte, un air de courrier +pressé; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames +minces et transparentes qui glissaient le long des bords. + +Quand il fut tout près de la _Perle_, le père Roland leva son +chapeau, les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine +d'ombrelles répondirent à ces saluts en se balançant vivement sur le +paquebot qui s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface paisible +et luisante de la mer, quelques lentes ondulations. + +Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi de fumée, accourant de tous +les points de l'horizon vers la jetée courte et blanche qui les avalait +comme une bouche, l'un après l'autre. Et les barques de pêche et les +grands voiliers aux mâtures légères glissant sur le ciel, traînés par +d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers +cet ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait +vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de +goélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les steamers +hâtifs s'enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat de l'Océan, +tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par les mouches qui les +avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande +hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait +rouge au soleil couchant. + +Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura: + +--Dieu! que c'est beau, cette mer! + +Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, qui n'avait cependant +rien de triste: + +--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois. + +Roland s'écria: + +--Tenez, voici la _Normandie_ qui se présente à l'entrée. Est-elle +grande, hein? + +Puis il expliqua la côte en face, là -bas, là -bas, de l'autre côté de +l'embouchure de la Seine--vingt kilomètres, cette embouchure--disait-il. +Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière +de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse +jusqu'à Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la +Seine, qui se déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes +de Quilleboeuf eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours +du chenal. Il fit remarquer comment le Havre séparait la basse de +la haute Normandie. En basse Normandie, la côte plate descendait en +pâturages, en prairies et en champs jusqu'à la mer. Le rivage de +la haute Normandie, au contraire, était droit, une grande falaise, +découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu'à Dunkerque une immense +muraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un village ou un +port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, Le Tréport, Dieppe, etc. + +Les deux femmes ne l'écoutaient point, engourdies par le bien-être, +émues par la vue de cet Océan couvert de navires qui couraient comme des +bêtes autour de leur tanière; et elles se taisaient, un peu écrasées par +ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de +soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il était +de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent +parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est +irritant comme une grossièreté. + +Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en +allait vers le port, toute petite à côté des gros navires. + +Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la +main des dames pour les faire descendre; et on pénétra dans la ville. +Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetées +à l'heure de la pleine mer, rentrait aussi. + +Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En +montant la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant un magasin de +modes ou d'orfèvrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis +elles repartaient après avoir échangé leurs idées. + +Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque +jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolongé par d'autres +bassins, où les grosses coques, ventre à ventre, se touchaient sur +quatre ou cinq rangs. Tous les mâts innombrables; sur une étendue de +plusieurs kilomètres de quais, tous les mâts avec les vergues, les +flèches, les cordages, donnaient à cette ouverture au milieu de la ville +l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles, +les goélands tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme une pierre qui +tombe, tous les débris jetés à l'eau; et un mousse, qui rattachait une +poulie à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là pour chercher des +nids. + +--Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin de finir +ensemble la journée? demanda Mme Roland à Mme Rosémilly. + +--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans cérémonie. Ce serait +triste de rentrer toute seule ce soir. + +Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence de la jeune femme +commençait à froisser, murmura: «Bon, voici la veuve qui s'incruste, +maintenant.» Depuis quelques jours il l'appelait «la veuve». Ce mot, +sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, qui lui +paraissait méchante et blessante. + +Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu'au seuil de leur +logis. C'était une maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée et +de deux petits étages, rue Belle-Normande. La bonne, Joséphine, une +fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde à bon marché, qui +possédait à l'excès l'air étonné et bestial des paysans, vint ouvrir, +referma la porte, monta derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était au +premier, puis elle dit: + +--Il est v'nu un m'sieu trois fois. + +Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria: + +--Qui ça est venu, nom d'un chien? + +Elle ne se troublait jamais des éclats de voix de son maître, et elle +reprit: + +--Un m'sieu d'chez l'notaire. + +--Quel notaire? + +--D'chez m'sieu Canu, donc. + +--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur? + +--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée. + +Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami du père Roland, dont il +faisait les affaires. Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée, +il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente et importante; et les quatre +Roland se regardèrent, troublés par cette nouvelle comme le sont les +gens de fortune modeste à toute intervention d'un notaire, qui éveille +une foule d'idées de contrats, d'héritages, de procès, de choses +désirables ou redoutables. Le père, après quelques secondes de silence, +murmura: + +--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire? + +Mme Rosémilly se mit à rire: + +--Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. Je porte bonheur. + +Mais ils n'espéraient la mort de personne qui pût leur laisser quelque +chose. + +Mme Roland, douée d'une excellente mémoire pour les parentés, se mit +aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mari et du +sien, à remonter les filiations, à suivre les branches des cousinages. + +Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau: + +--Dis donc, père (elle appelait son mari «père» dans la maison, et +quelquefois «monsieur Roland» devant les étrangers), dis donc, père, te +rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, en secondes noces? + +--Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier. + +--En a-t-il eu des enfants? + +--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins. + +--Non. Alors il n'y a rien par là . + +Déjà elle s'animait à cette recherche, elle s'attachait à cette +espérance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui +aimait beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, et qui craignait +une désillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, +au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta. + +--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amérique! Moi, je +croirais bien plutôt qu'il s'agit d'un mariage pour Jean. + +Tout le monde fut surpris à cette idée, et Jean demeura un peu froissé +que son frère eût parlé de cela devant Mme Rosémilly. + +--Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? La supposition est très +contestable. Tu es l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord. +Et puis, moi, je ne veux pas me marier. + +Pierre ricana: + +--Tu es donc amoureux? + +L'autre, mécontent, répondit: + +--Est-il nécessaire d'être amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore +se marier? + +--Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu attends. + +--Admets que j'attends, si tu veux. + +Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, trouva tout à coup la +solution la plus vraisemblable. + +--Parbleu! nous sommes bien bêtes de nous creuser la tête. Maître Lecanu +est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, et Jean +un cabinet d'avocat, il a trouvé à caser l'un de vous deux. + +C'était tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord. + +--C'est servi, dit la bonne. + +Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre +à table. + +Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle à manger, au +rez-de-chaussée. + +On ne parla guère tout d'abord; mais, au bout de quelques instants, +Roland s'étonna de nouveau de cette visite du notaire. + +--En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyé trois +fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même? + +Pierre trouvait cela naturel. + +--Il faut sans doute une réponse immédiate; et il a peut-être à nous +communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup +écrire. + +Mais ils demeuraient préoccupés et un peu ennuyés tous les quatre +d'avoir invité cette étrangère qui gênerait leur discussion et les +résolutions à prendre. + +Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annoncé. + +Roland s'élança. + +--Bonjour, cher maître. + +Il donnait comme titre à M. Lecanu le «maître» qui précède le nom de +tous les notaires. + +Mme Rosémilly se leva: + +--Je m'en vais, je suis très fatiguée. + +On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et +elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisît, comme on le +faisait toujours. + +Mme Roland s'empressa près du nouveau venu: + +--Une tasse de café, Monsieur? + +--Non, merci, je sors de table. + +--Une tasse de thé, alors? + +--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler +affaires. + +Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le +mouvement rythmé de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit des +casseroles lavées par la bonne trop bête même pour écouter aux portes. + +Le notaire reprit: + +--Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, Léon Maréchal? + +M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: Je crois bien! + +--C'était un de vos amis? + +Roland déclara: + +--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé; il ne quitte pas le +boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu +depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avons cessé de nous +écrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre.... + +Le notaire reprit gravement: + +--M. Maréchal est décédé! + +L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise +triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces +nouvelles. + +M. Lecanu continua: + +--Mon confrère de Paris vient de me communiquer la principale +disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean, +M. Jean Roland, son légataire universel. + +L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot à dire. + +Mme Roland, la première, dominant son émotion, balbutia: + +--Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon +Dieu ... mort!... + +Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes, +gouttes de chagrin venues de l'âme qui coulent sur les joues et semblent +si douloureuses, étant si claires. + +Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu'à +l'espérance annoncée. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur +les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il +demanda, pour arriver à la question intéressante: + +--De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal? + +M. Lecanu l'ignorait parfaitement. + +--Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiers directs, il +laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en +obligations trois pour cent, à votre second fils, qu'il a vu naître, +grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A défaut d'acceptation de la +part de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés. + +Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'écria: + +--Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. Moi, si je n'avais pas eu +de descendant, je ne l'aurais certainement point oublié non plus, ce +brave ami! + +Le notaire souriait: + +--J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même la chose. Ça +fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle. + +Il n'avait point du tout songé que cette bonne nouvelle était la mort +d'un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même d'oublier +subitement cette intimité annoncée tout à l'heure avec conviction. + +Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle +pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle +appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs. + +Le docteur murmura: + +--C'était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent à +dîner, mon frère et moi. + +Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier +sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser, +jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir. + +Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phrase +convenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva que ceci: + +--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le +voir. + +Mais la pensée du père galopait; elle galopait autour de cet héritage +annoncé, acquis déjà , de cet argent caché derrière la porte et qui +allait entrer tout à l'heure, demain, sur un mot d'acceptation. + +Il demanda: + +--Il n'y a pas de difficultés possibles? ... pas de procès? ... pas de +contestations?... + +Me Lecanu semblait tranquille: + +--Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme très nette. +Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean. + +--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire? + +--Très claire. + +--Toutes les formalités ont été remplies? + +--Toutes. + +Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague, +instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner, et il reprit: + +--Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatement toutes ces +choses, c'est pour éviter à mon fils des désagréments qu'il pourrait ne +pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassée, +est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable. +En somme, ce n'est pas moi qui hérite, mais je pense au petit avant +tout. + +Dans la famille on appelait toujours Jean «le petit», bien qu'il fût +beaucoup plus grand que Pierre. + +Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un rêve, se rappeler une chose +lointaine, presque oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle +n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia: + +--Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé sa fortune +à mon petit Jean? + +--Oui, Madame. + +Elle reprit alors simplement: + +--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait. + +Roland s'était levé: + +--Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suite +l'acceptation? + +--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deux +heures, si cela vous convient. + +--Mais oui, mais oui, je crois bien! + +Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, et qui souriait, après les +larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son +fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mère reconnaissante, +elle demanda: + +--Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu? + +--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir. + +La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux secs en de profondes boîtes +de fer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui semblent +cuites pour des becs de perroquet et soudées en des caisses de métal +pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des +serviettes grises, pliées en petits carrés, ces serviettes à thé qu'on +ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisième +fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire +chauffer l'eau. Alors on attendit. + +Personne ne pouvait parler; on avait trop à penser, et rien à dire. +Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie +de pêche, fit l'éloge de la _Perle_ et de Mme Rosémilly. + +--Charmante, charmante, répétait le notaire. + +Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme en hiver, +quand le feu brûle, les mains dans ses poches et les lèvres remuantes +comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torturé du désir +impérieux de laisser sortir toute sa joie. + +Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croisées de +la même façon, à droite et à gauche du guéridon central, regardaient +fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions +différentes. + +Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, après avoir +émietté dedans une petite galette trop dure pour être croquée; puis il +se leva, serra les mains et sortit. + +--C'est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deux heures. + +--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot. + +Après ce départ il y eut encore un silence, puis le père Roland vint +taper de ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils +en criant: + +--Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses pas? + +Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant: + +--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable. + +Mais le bonhomme ne se possédait plus d'allégresse. Il marchait, jouait +du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses +talons, et répétait: + +--Quelle chance! quelle chance! En voilà une, de chance! + +Pierre demanda: + +--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal? + +Le père répondit: + +--Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison; mais tu te +rappelles bien qu'il allait te prendre au collège, les jours de sortie, +et qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. Tiens, justement, le +matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est allé chercher le +médecin! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est trouvée +souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et +il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au lieu du +sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus +tard. Il est même probable qu'il s'est souvenu de ce détail au moment de +mourir; et comme il n'avait aucun héritier il s'est dit: «Tiens, +j'ai contribué à la naissance de ce petit-là , je vais lui laisser ma +fortune.» Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses +souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut: + +--Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare, par +le temps qui court. + +Jean s'était levé: + +--Je vais faire un bout de promenade, dit-il. + +Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer, à faire +des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina, +prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de +s'entendre bien avant d'être en possession de l'héritage. + +Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir. Pierre, à +son tour, déclara qu'il sortait, et suivit son frère, après quelques +minutes. + +Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland la saisit +dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour répondre à +un reproche qu'elle lui avait souvent adressé: + +--Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait servi à rien de rester à +Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir +ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombe du ciel. + +Elle était devenue toute sérieuse: + +--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre? + +--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis +son frère fera bien quelque chose pour lui. + +--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean, rien qu'à +Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé. + +Le bonhomme semblait perplexe: + +--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous. + +--Non. Ce n'est pas très juste non plus. + +I1 s'écria: + +--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas +toujours chercher un tas d'idées désagréables. Il faut que tu gâtes tous +mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà +une veine, une rude veine! + +Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regret pour +l'ami mort si généreusement. + +Mme Roland se remit à songer devant la lampe qui charbonnait. + + + +II + + +Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la +principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais +des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la +canne sous le bras, les mains derrière le dos. + +Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent comme lorsqu'on a reçu +quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait et il +n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait cette pesanteur de l'âme +et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir +où; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque +insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui +gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et +légère, quelque chose comme une graine de chagrin. + +Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières +du café Tortoni, et il s'en vint lentement vers la façade illuminée; +mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver là des amis, des +connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une répugnance +brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des +petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue +principale qui le conduisait vers le port. + +Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant un endroit qui lui plût, +qui fût agréable à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il +s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne. + +En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna +vers la jetée; il avait choisi la solitude. + +Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s'assit, déjà las de +marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l'avoir faite. + +Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» Et il se mit à chercher dans son +souvenir quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme on interroge un +malade pour trouver la cause de sa fièvre. + +Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même temps, il s'emballait, +puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans; mais chez lui la +nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme +sensitif dominait toujours l'homme intelligent. + +Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement +sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un pour n'être +pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu'il pourrait voir +et pour les choses qu'ils pourraient lui dire. + +Et il se posa cette question: «Serait-ce l'héritage de Jean?» + +Oui, c'était possible, après tout. Quand le notaire avait annoncé cette +nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on +n'est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et +persistantes, contre lesquelles on lutte en vain. + +Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de +l'impression produite par un fait sur l'être instinctif et créant en lui +un courant d'idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires +à celles que désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'être +pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence. + +Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils qui hérite d'une grosse +fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis +longtemps et interdites par l'avarice d'un père, aimé pourtant, et +regretté. + +Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait +mieux, content d'avoir compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir +dévoilé l'autre qui est en nous. + +--Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il. + +C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr maintenant, car la +première idée qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme +Rosémilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien +faite pour dégoûter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la +jalousie gratuite, l'essence même de la jalousie, celle qui est parce +qu'elle est! Faut soigner cela! + +Il arrivait devant le mât des signaux qui indique la hauteur de l'eau +dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires +signalés au large et devant entrer à la prochaine marée. On attendait +des steamers du Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks +danois, une goélette norvégienne et un vapeur turc, ce qui surprit +Pierre autant que s'il avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans +une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban, +qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons. + +--Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple +marin. + +Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta pour contempler la rade. Sur +sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares électriques +du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux, +jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux +foyers voisins, les deux rayons parallèles, pareils aux queues géantes +de deux comètes, descendaient, suivant une pente droite et démesurée, du +sommet de la côte au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées, deux +autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entrée du Havre; +et là -bas, de l'autre côté de la Seine, on en voyait d'autres encore, +beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, à éclats et à éclipses, +s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, +rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux +vivants de la terre hospitalière disant, rien que par le mouvement +mécanique invariable et régulier de leurs paupières: «C'est moi. Je suis +Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.» Et +dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour +une planète, le phare aérien d'Étouville montrait la route de Rouen, à +travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve. + +Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le +ciel, on croyait voir, çà et là , des étoiles. Elles tremblotaient dans +la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes +ou rouges aussi. Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes, +cependant, semblaient courir; c'étaient les feux des bâtiments à l'ancre +attendant la marée prochaine, ou des bâtiments en marche venant chercher +un mouillage. + +Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville; et elle avait l'air +du phare énorme et divin, allumé dans le firmament pour guider la flotte +infinie des vraies étoiles. + +Pierre murmura, presque à haute voix: «Voilà , et nous nous faisons de la +bile pour quatre sous!» + +Tout près de lui soudain, dans la tranchée large et noire ouverte entre +les jetées, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'étant +penché sur le parapet de granit, il vit une barque de pêche qui +rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit +d'aviron, doucement poussée par sa haute voile brune tendue à la brise +du large. + +Il pensa: «Si on pouvait vivre là -dessus, comme on serait tranquille, +peut-être!» Puis ayant fait encore quelques pas, il aperçut un homme +assis à l'extrémité du môle. + +Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui était-ce? +Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il +reconnut son frère. + +--Tiens, c'est toi, Jean? + +--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici? + +--Mais je prends l'air. Et toi? + +Jean se mit à rire: + +--Je prends l'air également. + +Et Pierre s'assit à côté de son frère. + +--Hein, c'est rudement beau? + +--Mais oui. + +Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regardé; il reprit: + +--Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs fous de partir, de m'en aller +avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits +feux, là -bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux +grandes fleurs et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays aux +oiseaux-mouches, aux éléphants, aux lions libres, aux rois nègres, de +tous les pays qui sont nos contes de fées à nous qui ne croyons plus à +la Chatte blanche ni à la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic +de pouvoir s'offrir une promenade par là -bas; mais voilà , il faudrait de +l'argent, beaucoup.... + +Il se tut brusquement, songeant que son frère l'avait maintenant, cet +argent, et que délivré de tout souci, délivré du travail quotidien, +libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller où bon lui +semblerait, vers les blondes Suédoises ou les brunes Havanaises. + +Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes chez lui, si brusques, +si rapides qu'il ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les +modifier, venues, semblait-il, d'une seconde âme indépendante et +violente, le traversa: «Bah! il est trop niais, il épousera la petite +Rosémilly.» + +Il s'était levé. + +--Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher. + +Il serra la main de son frère, et reprit avec un accent très cordial: + +--Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je suis bien content de +t'avoir rencontré tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait +plaisir, combien je te félicite, et combien je t'aime. + +Jean d'une nature douce et tendre, très ému, balbutiait: + +--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci. + +Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les +mains derrière le dos. + +Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il +ferait, mécontent de cette promenade écourtée; d'avoir été privé de la +mer par la présence de son frère. + +Il eut une inspiration: «Je vais boire un verre de liqueur chez le père +Marowsko»; et il remonta vers le quartier d'Ingouville. + +Il avait connu le père Marowsko dans les hôpitaux, à Paris. C'était un +vieux Polonais, réfugié politique, disait-on, qui avait eu des histoires +terribles là -bas, et qui était venu exercer en France, après nouveaux +examens, son métier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passée; +aussi des légendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes, +et plus tard parmi les voisins. Cette réputation de conspirateur +redoutable, de nihiliste, de régicide, de patriote prêt à tout, échappé +à la mort par miracle, avait séduit l'imagination aventureuse et vive de +Pierre Roland; et il était devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir +jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. +C'était encore grâce au jeune médecin que le bonhomme était venu +s'établir au Havre, comptant sur une belle clientèle que le nouveau +docteur lui fournirait. + +En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant +des remèdes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier. + +Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heure avec lui, +car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont +il jugeait profonds les longs silences. + +Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du comptoir chargé de fioles. Ceux +de la devanture n'avaient point été allumés, par économie. Derrière +ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongées l'une sur +l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui, +continuant son front dégarni, lui donnait un air triste de perroquet, +dormait profondément, le menton sur la poitrine. + +Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, +vint au-devant de lui, les mains tendues. + +Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides et de sirops, beaucoup +trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique +soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait +à sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zézaiement et des +intonations de jeune être qui commence à prononcer. + +Pierre s'assit et Marowsko demanda: + +--Quoi de neuf, mon cher docteur? + +--Rien. Toujours la même chose partout. + +--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir. + +--Je ne le suis pas souvent. + +--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur? + +--Oui, je veux bien. + +--Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle. Voilà deux +mois que je cherche à tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a +fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ... +une bonne liqueur, très bonne, très bonne. + +Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il +apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, +jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait toutes grandes +les jambes, ne faisait un mouvement entier et définitif. Ses idées +semblaient pareilles à ses actes; il les indiquait, les promettait, les +esquissait, les suggérait, mais ne les énonçait pas. + +Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait être d'ailleurs la +préparation des sirops et des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne +liqueur, on fait fortune», disait-il souvent. + +Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sans parvenir à +en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser à +Marat. + +Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique et apportés +sur la planche aux préparations; puis les deux hommes examinèrent en +l'élevant vers le gaz la coloration du liquide. + +--Joli rubis! déclara Pierre. + +--N'est-ce pas? + +La vieille tête de perroquet du Polonais semblait ravie. + +Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau, réfléchit encore +et se prononça: + +--Très bon, très bon, et très neuf comme saveur; une trouvaille, mon +cher! + +--Ah! vraiment, je suis bien content. + +Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il +voulait l'appeler «essence de groseille», ou bien «fine groseille», ou +bien «grosélia», ou bien «groséline». + +Pierre n'approuvait aucun de ces noms. + +Le vieux eut une idée: + +--Ce que vous avez dit tout à l'heure est très bon, très bon: «Joli +rubis.» + +Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eût +trouvé, et il conseilla simplement «groseillette», que Marowsko déclara +admirable. + +Puis ils se turent et demeurèrent assis quelques minutes, sans prononcer +un mot, sous l'unique bec de gaz. + +Pierre, enfin, presque malgré lui: + +--Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, ce soir. Un des +amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à mon frère. + +Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, après avoir +songé, il espéra que le docteur héritait par moitié. Quand la chose eut +été bien expliquée, il parut surpris et fâché; et pour exprimer son +mécontentement de voir son jeune ami sacrifié, il répéta plusieurs fois: + +--Ça ne fera pas un bon effet. + +Pierre, que son énervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko +entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon +effet? Quel mauvais effet pouvait résulter de ce que son frère héritait +la fortune d'un ami de la famille? + +Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage. + +--Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vous dis que ça +ne fera pas un bon effet. + +Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra dans la maison paternelle +et se coucha. + +Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la +chambre voisine, puis il s'endormit après avoir bu deux verres d'eau. + + + +III + + +Le docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bien arrêtée de +faire fortune. + +Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans en poursuivre +la réalité. Au début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle, +l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa +confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier échec qui le +jetait dans une voie nouvelle. + +Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait. Combien de +médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait +d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses études, il avait +pu apprécier les plus célèbres professeurs, et il les jugeait des ânes. +Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen +quelconque à capter la clientèle élégante et riche du Havre, il pouvait +gagner cent mille francs par an avec facilité. Et il calculait, d'une +façon précise, les gains assurés. Le matin il sortirait, il irait chez +ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, à +vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille +francs par an, même soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades +était inférieur à la réalisation certaine. Après midi, il recevrait +dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs à dix francs, soit +trente-six mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, chiffre +rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir à dix francs et +qu'il recevrait à cinq francs feraient peut-être sur ce total une légère +diminution compensée par les consultations avec d'autres médecins et par +tous les petits bénéfices courants de la profession. Rien de plus +facile que d'arriver là avec de la réclame habile, des échos dans le +_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les +yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes entreprises par le +jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frère, +plus riche et célèbre, et content de lui-même, car il ne devrait sa +fortune qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses vieux parents, +justement fiers de sa renommée. Il ne se marierait pas, ne voulant point +encombrer son existence d'une femme unique et gênante, mais il aurait +des maîtresses parmi ses clientes les plus jolies. + +Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta hors du lit comme pour le +saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville +l'appartement qui lui convenait. + +Alors, en rôdant à travers les rues, il songea combien sont légères les +causes déterminantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu, +il aurait dû prendre cette résolution née brusquement en lui, sans aucun +doute, à la suite de l'héritage de son frère. + +Il s'arrêtait devant les portes où pendait un écriteau annonçant soit un +bel appartement, soit un riche appartement à louer, les indications sans +adjectif le laissant toujours plein de dédain. Alors il visitait avec +des façons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur +son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des +issues, annonçait qu'il était médecin et qu'il recevait beaucoup. Il +fallait que l'escalier fût large et bien tenu; il ne pouvait monter +d'ailleurs au-dessus du premier étage. + +Après avoir noté sept ou huit adresses et griffonné deux cents +renseignements, il rentra pour déjeuner avec un quart d'heure de retard. + +Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc +sans lui. Pourquoi? Jamais on n'était aussi exact dans la maison. Il fut +froissé, mécontent, car il était un peu susceptible. Dès qu'il entra, +Roland lui dit: + +--Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons à deux +heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder. + +Le docteur s'assit, sans répondre, après avoir embrassé sa mère et serré +la main de son père et de son frère; et il prit dans le plat creux, au +milieu de la table, la côtelette réservée pour lui. Elle était froide +et sèche. Ce devait être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la +laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, et ne pas perdre la +tête au point d'oublier complètement l'autre fils, le fils aîné. La +conversation, interrompue par son entrée, reprit au point où il l'avait +coupée. + +--Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de +suite. Je m'installerais richement, de façon à frapper l'oeil, je me +montrerais dans le monde, je monterais à cheval, et je choisirais une ou +deux causes intéressantes pour les plaider et me bien poser au Palais. +Je voudrais être une sorte d'avocat amateur très recherché. Grâce à +Dieu, te voici à l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en +somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes études et parce qu'un +homme ne doit jamais rester à rien faire. + +Le père Roland, qui pelait une poire, déclara: + +--Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais un joli bateau, un cotre +sur le modèle de nos pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça. + +Pierre, à son tour, donna son avis. En somme, ce n'était pas la fortune +qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour +les médiocres elle n'était qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle +mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils étaient +rares d'ailleurs, ceux-là . Si Jean était vraiment un homme supérieur, +il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait à l'abri du besoin. +Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en +d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre +la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'écus pour tout procès gagné +ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, une lumière du +droit. + +Et il ajouta comme conclusion: + +--Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, des cadavres! + +Le père Roland haussa les épaules: + +--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous +ne sommes pas des bêtes de peine, mais des hommes. Quand on naît pauvre, +il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a +des rentes, sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter le +tempérament. + +Pierre répondit avec hauteur: + +--Nos tendances ne sont pas les mêmes! Moi je ne respecte au monde que +le savoir et l'intelligence, tout le reste est méprisable. + +Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les heurts incessants entre +le père et le fils; elle détourna donc la conversation, et parla d'un +meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, à Bolbec-Nointot. +Les esprits aussitôt furent occupés par les circonstances environnant le +forfait, et attirés par l'horreur intéressante, par le mystère attrayant +des crimes, qui, même vulgaires, honteux et répugnants, exercent sur la +curiosité humaine une étrange et générale fascination. + +De temps en temps, cependant, le père Roland tirait sa montre: + +--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route. + +Pierre ricana: + +--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça n'était point la peine de me +faire manger une côtelette froide. + +--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mère. + +Il répondit sèchement: + +--Moi, non, pour quoi faire? Ma présence est fort inutile. + +Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand +on avait parlé du meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, quelques +idées et développé quelques considérations sur les crimes et sur les +criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarté de son +oeil, la rougeur animée de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe, +semblaient proclamer son bonheur. + +Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau, +recommença ses investigations du matin à travers les appartements à +louer. Après deux ou trois heures d'escaliers montés et descendus, il +découvrit enfin, sur le boulevard François Ier, quelque chose de +joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues différentes, deux +salons, une galerie vitrée où les malades, en attendant leur tour, se +promèneraient au milieu des fleurs, et une délicieuse salle à manger en +rotonde ayant vue sur la mer. + +Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arrêta, car il +fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou +devant lui. + +La petite fortune amassée par son père s'élevait à peine à huit mille +francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent +ses parents dans l'embarras par ses longues hésitations dans le choix +d'une carrière, ses tentatives toujours abandonnées et ses continuels +recommencements d'études. Il partit donc en promettant une réponse +avant deux jours; et l'idée lui vint de demander à son frère ce premier +trimestre, ou même le semestre, soit quinze cents francs, dès que Jean +serait en possession de son héritage. + +«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, pensait-il. Je le +rembourserai peut-être même avant la fin de l'année. C'est tout simple, +d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi.» + +Comme il n'était pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien à +faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il +demeura longtemps sur son banc, sans idées, les yeux à terre, accablé +par une lassitude qui devenait de la détresse. + +Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maison paternelle, +il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de +l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passé son temps du +lever jusqu'au coucher? + +Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par les rues, +flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà que, +tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, lui devenait odieuse, +intolérable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture +pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fossés de +ferme ombragés de hêtres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un +bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient point +permises. Il songea soudain combien il est dur, à trente ans passés, +d'être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, de temps en +temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne: + +--Cristi! si j'avais de l'argent! + +Et la pensée de l'héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la +façon d'une piqûre de guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne +voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie. + +Autour de lui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils +étaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très +sérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour +les écraser ensuite d'un coup de pied. + +Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tous les +coins de son âme, où on en secoue tous les plis. + +«Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches,» pensait-il. Puis +il se demanda si le plus sage dans la vie n'était pas encore d'engendrer +deux ou trois de ces petits êtres inutiles et de les regarder grandir +avec complaisance et curiosité. Et le désir du mariage l'effleura. +On n'est pas si perdu, n'étant plus seul. On entend au moins remuer +quelqu'un près de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est déjà +quelque chose de dire «tu» à une femme, quand on souffre. + +Il se mit à songer aux femmes. + +Il les connaissait très peu, n'ayant eu au quartier Latin que des +liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l'argent du mois, et +renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister, cependant, +des créatures très bonnes, très douces et très consolantes. Sa mère +n'avait-elle pas été la raison et le charme du foyer paternel? Comme il +aurait voulu connaître une femme, une vraie femme! + +Il se releva tout à coup avec la résolution d'aller faire une petite +visite à Mme Rosémilly. + +Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, celle-là ! Pourquoi? +Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle +pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à lui-même d'une façon +nette, cette préférence entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour +l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frère, il ne pouvait +s'abstenir de le juger un peu médiocre et de se croire supérieur. + +Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la nuit; et, comme la +veille au soir, il se demanda anxieusement: «Que vais-je faire?» + +Il se sentait maintenant à l'âme un besoin de s'attendrir, d'être +embrassé et consolé. Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il +était dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude où la présence +d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frôlement +d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout +de suite, à notre coeur. + +Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenée un soir +chez elle et revue de temps en temps. + +Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille. +Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe? +il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du goût +pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent? + +Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie +presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudés aux tables de +chêne, la caissière lisait un roman, tandis que le patron, en manches de +chemise, dormait tout à fait sur la banquette. + +Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement et, venant à lui: + +--Bonjour, comment allez-vous? + +--Pas mal, et toi? + +--Moi, très bien. Comme vous êtes rare? + +--Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suis médecin. + +--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai été souffrante +la semaine dernière, je vous aurais consulté. Qu'est-ce que vous prenez? + +--Un bock, et toi? + +--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes. + +Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en +avait été la permission tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. +De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarité facile +des filles dont la caresse est à vendre, et le regardant avec des yeux +engageants elle lui disait: + +--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon +chéri. + +Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait bête, commune, sentant le +peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve +ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité. + +Elle lui demandait: + +--Tu es passé l'autre matin avec un beau blond à grande barbe, est-ce +ton frère? + +--Oui, c'est mon frère. + +--Il est rudement joli garçon. + +--Tu trouves? + +--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant. + +Quel étrange besoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante de +brasserie l'héritage de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait de +lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble +apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, et +pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eût eu besoin de vider de +nouveau devant quelqu'un son coeur gonflé d'amertume? + +Il dit en croisant ses jambes: + +--Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d'hériter de vingt +mille francs de rente. + +Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides: + +--Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand'mère ou bien sa +tante? + +--Non, un vieil ami de mes parents. + +--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laissé, à toi? + +--Non. Moi je le connaissais très peu. + +Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôle sur les +lèvres: + +--Eh bien! il a de la chance ton frère d'avoir des amis de cette +espèce-là ! Vrai, ça n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu! + +Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, +la bouche crispée: + +--Qu'est-ce que tu entends par là ? + +Elle avait pris un air bête et naïf: + +--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi. + +Il jeta vingt sous sur la table et sortit. + +Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça n'est pas étonnant qu'il te +ressemble si peu.» + +Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes +il y avait là une malice, une méchanceté, une infamie. Oui, cette fille +avait dû croire que Jean était le fils du Maréchal. + +L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon jeté sur sa mère, fut +si violente qu'il s'arrêta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour +s'asseoir. + +Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, +et comme le garçon se présentait: «Un bock», dit-il. + +Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et +tout à coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille: +«Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il eu la même pensée, le même +soupçon que cette drôlesse? + +La tête penchée sur son bock il regardait la mousse blanche pétiller +et fondre, et il se demandait: «Est-ce possible qu'on croie une chose +pareille?» + +Les raisons qui feraient naître ce doute odieux dans les esprits lui +apparaissaient maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes, +exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans héritiers laisse sa fortune aux +deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais +qu'il 1s donne tout entière à un seul de ces enfants, certes le monde +s'étonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas +prévu cela, comment son père ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne +l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés trop heureux de cet +argent inespéré pour que cette idée les effleurât. Et puis comment ces +honnêtes gens auraient-ils soupçonné une pareille ignominie? + +Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux +qui les connaissaient n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable, +s'en amuser, s'en réjouir, rire de son père et mépriser sa mère? + +Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean était blond et +lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de démarche, ni de +tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous +les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: «Lequel, le +vrai ou le faux?» + +Il se leva avec la résolution de prévenir son frère, de le mettre en +garde contre cet affreux danger menaçant l'honneur de leur mère. +Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurément, serait de refuser +l'héritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et +connaissances informés de ce legs que le testament contenait des clauses +et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un +héritier, mais un dépositaire. + +Tout en rentrant à la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir +son frère seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil +sujet. + +Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le +salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine +Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin de fêter la bonne +nouvelle. + +On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre +en appétit, et on s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine +Beausire, un petit homme tout rond à force d'avoir roulé sur la mer, +et dont toutes les idées semblaient rondes aussi, comme les galets des +rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie +une chose excellente dont tout était bon à prendre. + +Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait aux dames +deux nouveaux verres pleins. + +Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu +son époux, s'écria: + +--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons +en patois, ce qui signifie: «Deux vermouths ne font jamais mal.» Moi, +voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque +jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute +un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la +soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais, +jamais, car je crains les avaries. + +Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de +tout son coeur, la face déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe. +Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait +réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours +assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond +de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit. + +Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un +oeuf et dur comme une balle. + +Mme Roland n'avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur, le +regard brillant, elle contemplait son fils Jean. + +Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C'était une affaire +finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans +la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont +il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus +grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent. + +Le dîner fut annoncé, et comme le vieux Roland allait offrir son bras à +Mme Rosémilly: «Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui tout est +pour Jean.» + +Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: devant l'assiette de Jean, +assis à la place de son père, un énorme bouquet rempli de faveurs de +soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, s'élevait comme un dôme +pavoisé, flanqué de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide +de pêches magnifiques, le second un gâteau monumental gorgé de crème +fouettée et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathédrale en +biscuit, le troisième des tranches d'ananas noyées dans un sirop clair, +et le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds. + +--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons l'avènement de Jean le +Riche. + +Après le potage on offrit du madère; et tout le monde déjà parlait +en même temps. Beausire racontait un dîner qu'il avait fait à +Saint-Domingue à la table d'un général nègre. Le père Roland l'écoutait, +tout en cherchant à glisser entre les phrases le récit d'un autre repas +donné par un de ses amis, à Meudon, et dont chaque convive avait été +quinze jours malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient +un projet d'excursion et de déjeuner à Saint-Jouin, dont ils se +promettaient déjà un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas +avoir dîné seul, dans une gargote au bord de la mer, pour éviter tout ce +bruit, ces rires et cette joie qui l'énervaient. + +Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire à son +frère ses craintes et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée +déjà , dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour +lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation de +leur mère étant menacée. + +L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland dans les récits de pêche. +Beausire en narra de surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de Madagascar +et surtout sur les côtes de la Chine et du Japon, où les poissons ont +des figures drôles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces +poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs +nageoires bizarres, pareilles à des éventails, leur queue coupée en +croissant de lune, en mimant d'une façon si plaisante que tout le monde +riait aux larmes en l'écoutant. + +Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: «On a bien raison de +dire que les Normands sont les Gascons du Nord.» + +Après le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet rôti, une salade, +des haricots verts et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne de +Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté allait croissant avec +le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la première +bouteille de champagne, le père Roland, très excité, imita avec sa +bouche le bruit de cette détonation, puis déclara: + +--J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet. + +Pierre, de plus en plus agacé, répondit en ricanant: + +--Cela est peut-être, cependant, plus dangereux pour toi. + +Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et +demanda: + +--Pourquoi donc? + +Depuis longtemps il se plaignait de sa santé, de lourdeurs, de vertiges, +de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit: + +--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer à côté de toi, +tandis que le verre de vin te passe forcément dans le ventre. + +--Et puis? + +--Et puis il te brûle l'estomac, désorganise le système nerveux, +alourdit la circulation et prépare l'apoplexie dont sont menacés tous +les hommes de ton tempérament. + +L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipée comme une +fumée par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et +fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait pas. + +Mais Beausire s'écria: + +--Ah! ces sacrés médecins, toujours les mêmes: ne mangez pas, ne buvez +pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du bobo à +petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout ça, moi, Monsieur, dans toutes +les parties du monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je +ne m'en porte pas plus mal. + +Pierre répondit avec aigreur: + +--D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus fort que mon père; et puis +tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour où ... et ils ne +reviennent pas le lendemain dire au médecin prudent: «Vous aviez raison, +docteur.» Quand je vois mon père faire ce qu'il y a de plus mauvais et +de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le prévienne. Je +serais un mauvais fils si j'agissais autrement. + +Mme Roland désolée intervint à son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce +que tu as? Pour une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe quelle fête +pour lui, pour nous. Tu vas gâter tout son plaisir et nous chagriner +tous. C'est vilain, ce que tu fais là ! + +Il murmura en haussant les épaules: + +--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu. + +Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre +plein de vin lumineux et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante +s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressées et +rapides, s'évaporer à la surface; il le regardait avec une méfiance de +renard qui trouve une poule morte et flaire un piège. + +Il demanda, en hésitant: + +--Tu crois que ça me ferait beaucoup de mal? + +Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa +mauvaise humeur: + +--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et +n'en prends pas l'habitude. + +Alors le père Roland leva son verre sans se décider encore à le porter +à sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec +crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits coups, en les +savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise, +puis de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière goutte. + +Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly; il était fixé sur +lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il pénétra, il +devina la pensée nette qui animait ce regard, la pensée irritée de cette +petite femme à l'esprit simple et droit, car ce regard disait: «Tu es +jaloux, toi. C'est honteux, cela.» + +Il baissa la tête en se remettant à manger. + +Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le +harcelait, une envie de n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus +les entendre causer, plaisanter et rire. + +Cependant le père Roland, que les fumées du vin recommençaient à +troubler, oubliait déjà les conseils de son fils et regardait d'un oeil +oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore à +côté de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation +nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il +pourrait s'en emparer sans éveiller les remarques de Pierre. Une +ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec +nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras à travers la table +pour emplir d'abord le verre du docteur qui était vide; puis il fit le +tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit à parler +très haut, et s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement +que c'était par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention. + +Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agacé, il prenait à +tout instant, et portait à ses lèvres d'un geste inconscient la longue +flûte de cristal où l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant +et transparent. Il le faisait alors couler très lentement dans sa bouche +pour sentir la petite piqûre sucrée du gaz évaporé sur sa langue. + +Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui +semblait en être le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les +membres, se répandait dans toute la chair, comme une onde tiède et +bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins +impatient, moins mécontent; et sa résolution de parler à son frère ce +soir-là même s'affaiblissait, non pas que la pensée d'y renoncer l'eût +effleuré, mais pour ne point troubler si vite le bien-être qu'il sentait +en lui. + +Beausire se leva afin de porter un toast. + +Ayant salué à la ronde il prononça: + +--Très gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes réunis pour célébrer +un événement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait +autrefois que la fortune était aveugle, je crois qu'elle était +simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une +excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le +port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la +_Perle_. + +Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains; +et Roland père se leva pour répondre. + +Après avoir toussé, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu +lourde, il bégaya: + +--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais +votre conduite en cette circonstance. Je bois à vos désirs. + +Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne +trouvant plus rien. + +Jean, qui riait, prit la parole à son tour: + +--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis dévoués, les amis +excellents (il regardait Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui +cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par +des paroles que je peux leur témoigner ma reconnaissance. Je la leur +prouverai demain, à tous les instants de ma vie, toujours, car notre +amitié n'est point de celles qui passent. + +Sa mère, fort émue, murmura: + +--Très bien, mon enfant. Mais Beausire s'écriait: + +--Allons, madame Rosémilly, parlez au nom du beau sexe. + +Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancée de +tristesse: + +--Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie de M. Maréchal. + +Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement décent, comme +après une prière; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit +cette remarque: + +--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces délicatesses. + +Puis se tournant vers Roland père: + +--Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? Vous étiez donc bien +intimes avec lui? + +Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à pleurer, et d'une voix +bredouillante: + +--Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous +ne nous quittions pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et il +nous payait de petites fêtes au théâtre ... je ne vous dis que ça ... +que ça ... que ça ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, +Louise? + +Sa femme répondit simplement: + +--Oui, c'était un fidèle ami. + +Pierre regardait son père et sa mère, mais comme on parla d'autre chose, +il se remit à boire. + +De la fin de cette soirée il n'eut guère de souvenir. On avait pris le +café, absorbé des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se +coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tête lourde. Et il dormit +comme une brute jusqu'à neuf heures le lendemain. + + + +IV + + +Ce sommeil baigné de champagne et de chartreuse l'avait sans doute +adouci et calmé, car il s'éveilla en des dispositions d'âme très +bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, en s'habillant, ses +émotions de la veille, cherchant à en dégager bien nettement et bien +complètement les causes réelles, secrètes, les causes personnelles en +même temps que les causes extérieures. + +Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eût eu une mauvaise +pensée, une vraie pensée de prostituée, en apprenant qu'un seul des fils +Roland héritait d'un inconnu; mais ces créatures-là n'ont-elles pas +toujours des soupçons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les +honnêtes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent, +injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent +irréprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne +inattaquable, elles se fâchent, comme si on les outrageait, et +s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariées, c'est du +propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent +parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!» + +En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas même supposé +possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mère, si bonne, +si simple, si digne. Mais il avait l'âme troublée par ce levain de +jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcité, à l'affût pour +ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui pouvait nuire à son frère, +avait même peut-être prêté à cette vendeuse de bocks des intentions +odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination +seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui échappait sans +cesse à sa volonté, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise +dans l'univers infini des idées, et en rapportait parfois d'inavouables, +de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son âme, dans les +replis insondables, comme des choses volées; il se pouvait que cette +imagination seule eût créé, inventé cet affreux doute. Son coeur, +assurément, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur +blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute abominable un moyen de priver +son frère de cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-même, +à présent, interrogeant, comme les dévots leur conscience, tous les +mystères de sa pensée. + +Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence fût limitée, avait le +tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui était +pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicité parfaite, à la +mémoire bénie de feu Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si +le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant frère: «Mais défends-la +donc, jobard; tu as beau être riche, je t'éclipserai toujours quand il +me plaira.» + +Au café, il dit à son père: + +--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui? + +--Non, mon garçon. + +--Je peux la prendre avec Jean-Bart? + +--Mais oui, tant que tu voudras. + +Il acheta un bon cigare, au premier débit de tabac rencontré, et il +descendit, d'un pied joyeux, vers le port. + +Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu léger, rafraîchi, lavé +par la brise de la mer. + +Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque +qu'il devait tenir prête à sortir tous les jours à midi, quand on +n'allait pas à la pêche le matin. + +--A nous deux, patron! cria Pierre. + +Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation. + +--Quel vent? dit-il. + +--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large. + +--Eh bien! mon père, en route. + +Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le bateau, libre, se mit +à glisser lentement vers la jetée sur l'eau calme du port. Le faible +souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si +doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animée +d'une vie propre, de la vie des barques, poussée par une force +mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare +aux dents, les jambes allongées sur le banc, les yeux mi-fermés sous les +rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses +pièces de bois goudronné du brise-lames. + +Quand ils débouchèrent en pleine mer, en atteignant la pointe de la +jetée nord qui les abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le +visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide, +entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la +boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la +_Perle_ et la rendit plus alerte. + +Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent, +semblait une aile, puis gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua le +tapecul amarré contre son mât. + +Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, et courant +maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui +bouillonne et qui fuit. + +L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde +soulevée, souple et blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, comme +retombe, brune et lourde, la terre labourée des champs. + +A chaque vague rencontrée,--elles étaient courtes et rapprochées,--une +secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui +frémissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques +secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme +s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool +était à l'ancre attendant la marée; ils allèrent tourner par derrière, +puis ils visitèrent, l'un après l'autre, les navires en rade, puis ils +s'éloignèrent un peu plus pour voir se dérouler la côte. + +Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur +l'eau frémissante, gouvernant, comme une bête ailée, rapide et docile, +cette chose de bois et de toile qui allait et venait à son caprice, sous +une pression de ses doigts. + +Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont +d'un bateau, pensant à son avenir, qui serait beau, et à la douceur de +vivre avec intelligence. Dès le lendemain il demanderait à son frère de +lui prêter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer +tout de suite dans le joli appartement du boulevard François Ier. + +Le matelot dit tout à coup: + +--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer. + +Il leva les yeux et aperçut vers le nord une ombre grise, profonde et +légère, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un +nuage tombé d'en haut. + +Il vira de bord, et vent arrière fit route vers la jetée, suivi par la +brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_, +l'enveloppant dans son imperceptible épaisseur, un frisson de froid +courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumée et de +moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la +bouche pour ne point goûter cette nuée humide et glacée. Quand la +barque reprit dans le port sa place accoutumée, la ville entière était +ensevelie déjà sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait +comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues à la façon d'un +fleuve qui coule. + +Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra vite, et se jeta sur son +lit pour sommeiller jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle à +manger, sa mère disait à Jean: + +--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras. +Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu +donneras des fêtes, ça aura un coup d'oeil féerique. + +--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur. + +--D'un appartement délicieux que je viens de louer pour ton frère. Une +trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une +galerie vitrée et une petite salle à manger en rotonde, tout à fait +coquette pour un garçon. + +Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur. + +--Où est-ce situé, cela? dit-il. + +--Boulevard François Ier. + +Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspéré qu'il avait envie +de crier: «C'est trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que pour +lui!» + +Sa mère, radieuse, parlait toujours: + +--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On +en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de +diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frère sera +parfaitement là dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour faire la +fortune d'un avocat. Cela attire le client, le séduit, le retient, lui +donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi logé fait +payer cher ses paroles. + +Elle se tut quelques secondes, et reprit: + +--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus +modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. Je +t'assure que cela te servirait beaucoup. + +Pierre répondit d'un ton dédaigneux: + +--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai. + +Sa mère insista: + +--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout +de même. + +Vers le milieu du repas il demanda tout à coup: + +--Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal? + +Le père Roland leva la tête et chercha dans ses souvenirs: + +--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y +suis. C'est ta mère qui a fait sa connaissance dans la boutique, +n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander quelque chose, et puis +il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le +connaître comme ami. + +Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un à un avec une +pointe de sa fourchette, comme s'il les eût embrochés, reprit: + +--A quelle époque ça s'est-il fait, cette connaissance-là ? + +Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit +appel à la mémoire de sa femme: + +--En quelle année, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublié, toi qui +as un si bon souvenir? Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq +ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi? + +Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sûre et tranquille: + +--C'était en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je +suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'année où l'enfant +eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, que nous connaissions encore très +peu, nous a été d'un grand secours. + +Roland s'écria: + +--C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable, même! Comme ta mère n'en +pouvait plus de fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, il +allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. Vraiment, c'était un +brave coeur. Et quand tu as été guéri, tu ne te figures pas comme il fut +content et comme il t'embrassait. C'est à partir de ce moment-là que +nous sommes devenus de grands amis. + +Et cette pensée brusque, violente, entra dans l'âme de. Pierre comme une +balle qui troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut +si dévoué pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je +suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il +laissé toute sa fortune à mon frère et rien à moi?» + +Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbé plutôt que +songeur, gardant en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, le +germe secret d'un nouveau mal. + +Il sortit de bonne heure et se remit à rôder par les rues. Elles étaient +ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauséabonde +la nuit. On eût dit une fumée pestilentielle abattue sur la terre. On +la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait éteindre par +moments. Les pavés des rues devenaient glissants comme par les soirs de +verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre +des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des égouts, des cuisines +pauvres, pour se mêler à l'affreuse senteur de cette brume errante. + +Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point +rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko. + +Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait +toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien +fidèle, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la +groseillette. + +--Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous avec votre liqueur? + +Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafés de la ville +consentaient à la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de +la Côte_ et le _Sémaphore havrais_ lui feraient de la réclame en +échange de quelques produits pharmaceutiques mis à la disposition des +rédacteurs. + +Après un long silence, Marowsko demanda si Jean, décidément, était en +possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions +vagues sur le même sujet. Son dévouement ombrageux pour Pierre se +révoltait de cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre penser, +devinait, comprenait, lisait dans ses yeux détournés, dans le ton +hésitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres et qu'il +ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si +cauteleux. + +Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: «Vous n'auriez pas dû +lui laisser accepter cet héritage qui fera mal parler de votre mère.» +Peut-être même croyait-il que Jean était le fils de Maréchal. Certes il +le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraître +vraisemblable, probable, évidente? Mais lui-même, lui Pierre, le fils, +depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes +les subtilités de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas +contre ce soupçon terrible? + +Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être seul pour songer, pour +discuter cela avec lui-même, pour envisager hardiment, sans scrupules, +sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si +dominateur qu'il se leva sans même boire son verre de groseillette, +serra la main du pharmacien stupéfait et se replongea dans le brouillard +de la rue. + +Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il laissé toute sa fortune à +Jean?» + +Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce +n'était plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachée +en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une +chose épouvantable, la terreur de croire lui-même que Jean, que son +frère était le fils de cet homme! + +Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même se poser cette question +criminelle! Cependant il fallait que ce soupçon si léger, si +invraisemblable, fût rejeté de lui, complètement, pour toujours. Il lui +fallait la lumière, la certitude, il fallait dans son coeur la sécurité +complète, car il n'aimait que sa mère au monde. + +Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs, +dans sa raison, l'enquête minutieuse d'où résulterait l'éclatante +vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais. +Il irait dormir. + +Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me +rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frère +et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette +préférence... Il a vu naître Jean?--oui, mais il me connaissait +auparavant.--S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et réservé, c'est +moi qu'il aurait préféré puisque c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre +scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc, +logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus +vive, à moins qu'il n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant grandir, +une attraction, une prédilection instinctives.» + +Alors il chercha dans sa mémoire, avec une tension désespérée de toute +sa pensée, de toute sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à +revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet homme qui avait passé +devant lui, indifférent à son coeur, pendant toutes ses années de Paris. + +Mais il sentit que la marche, le léger mouvement de ses pas, troublait +un peu ses idées, dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée, +voilait sa mémoire. + +Pour jeter sur le passé et les événements inconnus ce regard aigu, à qui +rien ne devait échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un lieu +vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir sur la jetée, comme +l'autre nuit. + +En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte +lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus +longue et plus puissante. C'était le cri d'une sirène, le cri des +navires perdus dans la brume. + +Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans +son âme et dans ses nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir jeté +lui-même. Une autre voix semblable gémit à son tour, un peu plus loin; +puis, tout près, la sirène du port, leur répondant, poussa une clameur +déchirante. + +Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant plus à rien, satisfait +d'entrer dans ces ténèbres lugubres et mugissantes. + +Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, il ferma les yeux pour ne +point voir les foyers électriques, voilés de brouillard, qui rendent +le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetée sud, +qu'on distinguait à peine cependant. Puis se tournant à moitié, il posa +ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains. + +Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec ses lèvres, répétait comme +pour l'appeler, pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal... +Maréchal.» Et dans le noir de ses paupières baissées, il le vit tout à +coup tel qu'il l'avait connu. C'était un homme de soixante ans, portant +en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils épais, tout blancs aussi. +Il n'était ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et +doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave être, simple et tendre. +Il appelait Pierre et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais paru +préférer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble à dîner. + +Et Pierre, avec une ténacité de chien qui suit une piste évaporée, se +mit à rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards +de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu à peu, tout +entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait à +sa table, son frère et lui. + +Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis +bien longtemps sans doute, l'habitude de dire «monsieur Pierre» et +«monsieur Jean». + +Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite à l'un, la +gauche à l'autre, au hasard de leur entrée. + +--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos +parents? Quant à moi, ils ne m'écrivent jamais. + +On causait, doucement et familièrement, de choses ordinaires. Rien de +hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, de +charme et de grâce. C'était certainement pour eux un bon ami, un de ces +bons amis auxquels on ne songe guère parce qu'on les sent très sûrs. + +Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant +soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant, Maréchal +lui avait offert et prêté, spontanément, de l'argent, quelques centaines +de francs peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et jamais rendues. +Donc cet homme l'aimait toujours, s'intéressait toujours à lui, +puisqu'il s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser +toute sa fortune à Jean? Non, il n'avait jamais été visiblement plus +affectueux pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé de l'un que de +l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-là . Alors +... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrète de tout +donner à Jean--tout--et rien à Pierre. + +Plus il y songeait, plus il revivait le passé des dernières années, plus +le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette différence établie +entre eux. + +Et une souffrance aiguë, une inexprimable angoisse entrée dans sa +poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitée. Les ressorts +en paraissaient brisés, et le sang y passait à flots, librement, en le +secouant d'un ballottement tumultueux. + +Alors, à mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: «Il +faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir.» + +Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens où ses +parents habitaient Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui +brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout à retrouver Maréchal +avec des cheveux blonds, châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la +dernière figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant effacé les +autres. Il se rappelait pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la +main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, très souvent, car son +père répétait sans cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la folie, +mon cher, vous vous ruinerez en roses.» + +Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me fait plaisir.» + +Et soudain l'intonation de sa mère, de sa mère qui souriait et disait: +«Merci, mon ami,» lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. +Elle les avait donc prononcés bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils +se fussent gravés ainsi dans la mémoire de son fils! + +Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le +client, à cette petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier modeste. +L'avait-il aimée? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il +n'avait pas aimé la femme? C'était un homme instruit, d'esprit assez +fin. Que de fois il avait parlé poètes et poésie avec Pierre! Il +n'appréciait point les écrivains en artiste, mais en bourgeois qui +vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements, +qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme +sentimental n'avait jamais pu, jamais, être l'ami de son père, de son +père si positif, si terre à terre, si lourd, pour qui le mot «poésie» +signifiait sottise. + +Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt à toutes les tendresses, +était entré, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarqué +peut-être la jolie marchande. Il avait acheté, était revenu, avait +causé, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions +fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire à la +jeune femme et de serrer la main du mari. + +Et puis après... après... oh! mon Dieu... après?... + +Il avait aimé et caressé le premier enfant, l'enfant du bijoutier, +jusqu'à la naissance de l'autre, puis il était demeuré impénétrable +jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa chair décomposée, son nom +effacé des noms vivants, tout son être disparu pour toujours, n'ayant +plus rien à ménager, à redouter et à cacher, il avait donné toute +sa fortune au deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme était +intelligent... il avait dû comprendre et prévoir qu'il pouvait, qu'il +allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant était à +lui.--Donc il déshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean +n'était point son fils? + +Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa l'âme de Pierre. +Maréchal avait été blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant +un petit portrait miniature vu autrefois, à Paris, sur la cheminée de +leur salon, et disparu à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh! s'il +pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mère l'avait gardé peut-être +dans le tiroir inconnu où l'on serre les reliques d'amour. + +Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante qu'il poussa un +gémissement, une de ces courtes plaintes arrachées à la gorge par les +douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eût entendu, comme si +elle l'eût compris et lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla tout +près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le +tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les +voix du vent et des vagues, se répandit dans les ténèbres sur la mer +invisible ensevelie sous les brouillards. + +Alors, à travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils +s'élevèrent de nouveau dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels +poussés par les grands paquebots aveugles. + +Puis tout se tut encore. + +Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'être là , réveillé +de son cauchemar. + +«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d'amour et +d'attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son +coeur. Sa mère! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il +pu la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette femme +simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand +ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable? Et +c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle! Oh! s'il avait pu la +prendre en ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée, +comme il se fût agenouillé pour demander grâce! + +Elle aurait trompé son père, elle?... Son père! Certes, c'était un brave +homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais +franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie +autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d'une âme +délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et +comme mari un homme si différent d'elle? + +Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme les fillettes épousent le +garçon doté que présentent les parents. Ils s'étaient installés aussitôt +dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant au +comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et +sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et même l'affection dans +la plupart des ménages commerçants de Paris, s'était mise à travailler +avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur +maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête, +sans tendresse!... + +Sans tendresse?... Était-il possible qu'une femme n'aimât point? Une +femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant +des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de +l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fût +touché? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de +sa mère? + +Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle +différente d'une autre, bien qu'elle fût sa mère? + +Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui +troublent le coeur des jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la +boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle +avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l'ombre +des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les +amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux. + +Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa mère! Eh bien! fallait-il +être aveugle et stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il +s'agissait de sa mère? + +S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu +d'autre amie;--mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme +éloignée et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laissé toute sa fortune +à son fils, à leur fils!... + +Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer +quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de +frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! Qui? tout le monde, son +père, son frère, le mort, sa mère! + +Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire? + +Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri +strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si +violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il +s'y assit, n'ayant plus de force, brisé par cette commotion. + +Le vapeur qui répondit le premier semblait tout proche et se présentait +à l'entrée, la marée étant haute. + +Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous +la clarté diffuse des feux électriques du port, une grande ombre noire +se dessina entre les deux jetées. Derrière lui, la voix du veilleur, +voix enrouée de vieux capitaine en retraite, criait: + +--Le nom du navire? + +Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouée +aussi, répondit. + +--_Santa-Lucia._ + +--Le pays? + +--Italie. + +--Le port? + +--Naples. + +Et Pierre devant ses yeux troublés crut apercevoir le panache de feu du +Vésuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les +bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait +rêvé de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh! +s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe où, et ne jamais revenir, +ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il était devenu! Mais +non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher +dans son lit. + +Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des +sirènes lui plaisait. Il se releva et se mit à marcher comme un officier +qui fait le quart sur un pont. + +Un autre navire s'approchait derrière le premier, énorme et mystérieux. +C'était un anglais qui revenait des Indes. + +Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un après l'autre de l'ombre +impénétrable. Puis, comme l'humidité du brouillard devenait intolérable, +Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra +dans un café de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie +poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et la gorge, il sentit en lui +renaître un espoir. + +Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait si bien, sa déraison +vagabonde! Il s'était trompé sans doute? Il avait accumulé les preuves +ainsi qu'on dresse un réquisitoire contre un innocent toujours facile à +condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il +penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, à force +de volonté, il finit par s'assoupir. + + + +V + + +Mais le corps du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux dans +l'agitation d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité +de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même que la pensée +se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de +l'âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble +que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la veille, se soit +glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit +et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il +s'assit dans son lit. + +Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements qui +avaient torturé son coeur sur la jetée pendant que criaient les sirènes. +Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traîné par sa logique, +comme par une main qui attire et étrangle vers l'intolérable certitude. + +Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir +sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit léger lui +parvint à travers le mur. + +Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il +n'avait rien pressenti, rien deviné! Un homme qui avait connu leur mère +lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste +et naturel. + +Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait de +souffrance et de détresse. Et une colère se levait en lui contre ce +ronfleur insouciant et content. + +La veille il eût frappé contre sa porte, serait entré, et, assis près du +lit, lui aurait dit dans l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne +dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mère +et la déshonorer.» Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne +pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur père. +Il fallait à présent garder, enterrer en lui cette honte découverte +par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que personne ne devait +découvrir, pas même son frère, surtout son frère. + +Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion +publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il +la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre +près d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle +avait enfanté son frère de la caresse d'un étranger? Comme elle était +calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il +possible qu'une femme comme elle, d'une âme pure et d'un coeur droit, +pût tomber, entraînée par la passion, sans que, plus tard, rien +n'apparût de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublée? + +Ah! les remords! les remords! ils avaient dû, jadis, dans les premiers +temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface. +Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à peu, l'avait presque +oubliée. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté +d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à peine, après quelques +années passées, l'homme à qui elles ont donné leur bouche et tout leur +corps à baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un +orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence +ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage? + +Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison +de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et les +murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, il alluma sa bougie afin +d'aller boire un verre d'eau fraîche au filtre de la cuisine. + +Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe +pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier où circulait +un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un +coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le silence de cette +demeure l'émut; puis, un à un, il en distingua les moindres bruits. +Ce fut d'abord l'horloge de la salle à manger dont le battement lui +paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un +ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui de son +père sans aucun doute; et il fut crispé par celle idée, comme si elle +venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient +dans ce même logis, le père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre! +Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, et ils ne le +savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se +réjouissaient et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme si +le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux personnes nées aux +deux extrémités du monde ne pouvaient pas être plus étrangères l'une à +l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un +mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge qui faisait cet +amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible à dévoiler et +que personne ne connaîtrait jamais que lui, le vrai fils. + +Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une +ressemblance, même légère, pouvait exister entre son père et Jean, +une de ces ressemblances mystérieuses qui vont de l'aïeul aux +arrière-petits-fils, montrant que toute une race descend directement +du même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à lui médecin, +pour reconnaître cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez, +l'écartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, +un geste, une habitude, une manière d'être, un goût transmis, un signe +quelconque bien caractéristique pour un oeil exercé. + +Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal +regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir ces +imperceptibles indications. + +Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter l'escalier, à +pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frère, +il s'arrêta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un désir impérieux venait +de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, +de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisée, +que les traits détendus se reposent, que toute la grimace de la vie a +disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si +quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne lui échapperait pas. + +Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite? + +Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant une +raison, un prétexte. + +Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avait prêté à son +frère une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait +lui-même souffrir, cette nuit-là , et venir réclamer sa drogue. Donc il +entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur. + +Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa +barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc. +Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler. + +Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce +jeune homme-là ne ressemblait pas à Roland; et, pour la seconde fois, +s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de +Maréchal. Il fallait qu'il le trouvât! En le voyant, peut-être, il ne +douterait plus. + +Son frère remua, gêné sans doute par sa présence, ou par la lueur de sa +bougie pénétrant ses paupières. Alors le docteur recula, sur la pointe +des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna +dans sa chambre, mais il ne se coucha pas. + +Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, l'une après l'autre, à +la pendule de la salle à manger, dont le timbre avait un son profond et +grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eût avalé une cloche de +cathédrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les +murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille +inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher de long en large, de +son lit à sa fenêtre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé +pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait encore rester seul, +au moins jusqu'au lendemain, pour réfléchir, se calmer, se fortifier +pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre. + +Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller la foule sur la plage. +Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensée, lui donnerait le +temps de se préparer à l'horrible chose qu'il avait découverte. + +Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard +s'était dissipé, il faisait beau, très beau. Comme le bateau de +Trouville ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur songea qu'il +lui faudrait embrasser sa mère avant de partir. + +Il attendit le moment où elle se levait tous les jours, puis il +descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta +pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, était molle et vibrante, +presque incapable du léger effort de tourner le bouton pour entrer. Il +frappa. La voix de sa mère demanda: + +--Qui est-ce? + +--Moi, Pierre. + +--Qu'est-ce que tu veux? + +--Te dire bonjour parce que je vais passer la journée à Trouville avec +des amis. + +--C'est que je suis encore au lit. + +--Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir. + +Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues +le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance. + +Mais elle répondit: + +--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchée. + +Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou +glissant. Elle cria: + +--Entre. + +Il entra. Elle était assise dans son lit tandis qu'à son côté, Roland, +un foulard sur la tête et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir. Rien +ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas secoué à lui arracher le bras. +Les jours de pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue par le +matelot Papagris, qui venait tirer son maître de cet invincible repos. + +Pierre, en allant vers elle, regardait sa mère; et il lui sembla tout à +coup qu'il ne l'avait jamais vue. + +Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une +chaise basse. + +--C'est hier soir que tu as décidé cette partie? dit-elle. + +--Oui, hier soir. + +--Tu reviens pour dîner? + +--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point. + +Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. C'était sa mère, cette +femme! Toute cette figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil avait +pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familière, lui +paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient été +jusque-là pour lui. Il comprenait à présent que, l'aimant, il ne l'avait +jamais regardée. C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien +des plus petits détails de son visage; mais ces petits détails il les +apercevait nettement pour la première fois. Son attention anxieuse, +fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, avec une +physionomie qu'il n'avait jamais découverte. + +Il se leva pour partir, puis, cédant soudain à l'invincible envie de +savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille: + +--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, à Paris, un +petit portrait de Maréchal dans notre salon. + +Elle hésita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle +hésitait; puis elle dit: + +--Mais oui. + +--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore +répondre plus vite: + +--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-être que je +l'ai dans mon secrétaire. + +--Tu serais bien aimable de le retrouver. + +--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu? + +--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé qu'il serait tout naturel de le +donner à Jean, et que cela ferait plaisir à mon frère. + +--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. Je vais le chercher dès que +je serai levée. + +Et il sortit. + +C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue +semblaient gais, les commerçants allant à leurs affaires, les employés +allant à leur bureau, les jeunes filles allant à leur magasin. +Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarté. + +Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient déjà . Pierre +s'assit, tout à l'arrière, sur un banc de bois. + +Il se demandait: + +--A-t-elle été inquiétée par ma question sur le portrait, ou seulement +surprise? L'a-t-elle égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien ne +sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi? + +Et son esprit, suivant toujours la même marche, de déduction en +déduction, conclut ceci: + +Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, était resté dans le salon +bien en vue, jusqu'au jour où la femme, où la mère s'était aperçue, la +première, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait à son fils. +Sans doute, depuis longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis, +l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant que chacun +pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé, un +soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachée, n'osant pas la +détruire. + +Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait +disparu longtemps, longtemps avant leur départ de Paris! Elle avait +disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant à pousser, +l'avait rendu tout à coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans +le cadre. + +Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensée et la dispersa! +Alors, s'étant levé, il regarda la mer. + +Le petit paquebot sortit des jetées, tourna à gauche et soufflant, +haletant, frémissant, s'en alla vers la côte lointaine qu'on apercevait +dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd +bateau de pêche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher +sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras +de mer séparant deux terres voisines. + +En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'était +le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage. + +De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs éclatantes. +Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux +Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de +toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes +devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersés ça et +là , ressemblaient vraiment à des bouquets énormes dans une prairie +démesurée. Et le bruit confus, proche et lointain des voix égrenées dans +l'air léger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires +clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée à la +brise insensible et qu'on aspirait avec elle. + +Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d'eux, +plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté +à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au large. Il les frôlait, +entendait, sans écouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder, +les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes. + +Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il les aperçut distinctement; +et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et +contents. + +Il allait maintenant frôlant les groupes, tournant autour, saisi par des +pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le +sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, +la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions +ingénieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau +extravagant, la séduction du geste, de la voix et du sourire, la +coquetterie enfin étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain +comme une immense floraison de la perversité féminine. Toutes ces femmes +parées voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. Elles s'étaient +faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour +l'époux qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. Elles s'étaient +faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour +l'inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être. + +Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux, parlant +la bouche près de la bouche, les appelaient et les désiraient, les +chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblât si +proche et si facile. Cette vaste plage n'était donc qu'une halle +d'amour où les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci +marchandaient leurs caresses et celles-là se promettaient seulement. +Toutes ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, offrir et faire +désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d'autres +hommes. Et il songea que sur la terre entière c'était toujours la même +chose. Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout! Comme les +autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles +qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses +d'amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante et mondaine ou +même à la galanterie tarifée, car on ne rencontrait pas sur les plages +piétinées par la légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes femmes +enfermées dans la maison close. + +La mer montait, chassant peu à peu vers la ville les premières lignes +des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en +emportant leurs sièges, devant le flot jaune qui s'en venait frangé +d'une petite dentelle d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un +cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui +borde la plage d'un bout à l'autre, c'était maintenant une coulée +continue, épaisse et lente, de foule élégante, formant deux courants +contraires qui se coudoyaient et se mêlaient. Pierre, nerveux, exaspéré +par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça dans la ville et s'arrêta pour +déjeuner chez un simple marchand de vins, à l'entrée des champs. + +Quand il eut pris son café, il s'étendit sur deux chaises devant la +porte, et comme il n'avait guère dormi cette nuit-là , il s'assoupit à +l'ombre d'un tilleul. + +Après quelques heures de repos, s'étant secoué, il s'aperçut qu'il +était temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en +route, accablé par une courbature subite tombée sur lui pendant son +assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si +sa mère avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle la +première, ou faudrait-il qu'il le demandât de nouveau? Certes si elle +attendait qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison secrète de +ne point montrer ce portrait. + +Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il hésita à descendre pour +le dîner. Il souffrait trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu le +temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et il parut dans la salle à +manger comme on se mettait à table. + +Un air de joie animait les visages. + +--Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien +voir avant que tout soit installé. + +Sa femme répondit: + +--Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps réfléchir pour ne pas +commettre d'impair. La question du mobilier nous préoccupe beaucoup. + +Elle avait passé la journée à visiter avec Jean des boutiques de +tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des étoffes +riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire, +désirait quelque chose de simple et de distingué. Alors, devant tous +les échantillons proposés ils avaient répété, l'un et l'autre, leurs +arguments. Elle prétendait que le client, le plaideur a besoin d'être +impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente, +l'émotion de la richesse. + +Jean au contraire, désirant n'attirer que la clientèle élégante et +opulente, voulait conquérir l'esprit des gens fins par son goût modeste +et sûr. + +Et la discussion, qui avait duré toute la journée, reprit dès le potage. + +Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait: + +--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera +fini. + +Mme Roland fit appel au jugement de son fils aîné: + +--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu? + +Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il eut envie de répondre par +un juron. Il dit cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation: + +--Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la +simplicité, qui est, quand il s'agit de goût, comparable à la droiture +quand il s'agit de caractère. + +Sa mère reprit: + +--Songe que nous habitons une ville de commerçants, où le bon goût ne +court pas les rues. + +Pierre répondit: + +--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes +compatriotes sont bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre leur +exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses +voisines ont des amants. + +Jean se mit à rire: + +--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes +d'un moraliste. + +Pierre ne répliqua point. Sa mère et son frère recommencèrent à parler +d'étoffes et de fauteuils. + +Il les regardait comme il avait regardé sa mère, le matin, avant de +partir pour Trouville; il les regardait en étranger qui observe, et il +se croyait en effet entré tout à coup dans une famille inconnue. + +Son père, surtout, étonnait son oeil et sa pensée. Ce gros homme +flasque, content et niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean ne +lui ressemblait en rien. + +Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main +d'un mort, avait arraché et cassé, un à un, tous les liens qui tenaient +l'un à l'autre ces quatre êtres. C'était fini, c'était brisé. Plus de +mère, car il ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer avec ce +respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus +de frère, puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; il ne lui +restait qu'un père, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgré lui. + +Et tout à coup: + +--Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait? + +Elle ouvrit des yeux surpris: + +--Quel portrait? + +--Le portrait de Maréchal. + +--Non ... c'est-à -dire oui ... je ne l'ai pas retrouvé, mais je crois +savoir où il est. + +--Quoi donc? demanda Roland. + +Pierre lui dit: + +--Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois dans notre salon à +Paris. J'ai pensé que Jean serait content de le posséder. + +Roland s'écria: + +--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai même +vu encore à la fin de l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son +secrétaire en rangeant ses papiers. C'était jeudi ou vendredi. Tu te +rappelles bien, Louise? J'étais en train de me raser quand tu l'as pris +dans un tiroir et posé sur une chaise à côté de toi, avec un tas de +lettres dont tu as brûlé la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies +touché à ce portrait deux ou trois jours à peine avant l'héritage de +Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un! + +Mme Roland répondit avec tranquillité: + +--Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher tout à l'heure. + +Donc elle avait menti! Elle avait menti en répondant, ce matin-là même, +à son fils qui lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: «Je ne +sais pas trop ... peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.» + +Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée quelques jours auparavant, +puis elle l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des lettres, ses +lettres à lui. + +Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il la regardait avec une +colère exaspérée de fils trompé, volé dans son affection sacrée, et avec +une jalousie d'homme longtemps aveugle qui découvre enfin une trahison +honteuse. S'il avait été le mari de cette femme, lui, son enfant, il +l'aurait saisie par les poignets, par les épaules ou par les cheveux, et +jetée à terre, frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait rien dire, +rien faire, rien montrer, rien révéler. Il était son fils, il n'avait +rien à venger, lui, on ne l'avait pas trompé. + +Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, trompé dans son pieux +respect. Elle se devait à lui irréprochable, comme se doivent toutes +les mères à leurs enfants. Si la fureur dont il était soulevé arrivait +presque à de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui +qu'envers son père lui-même. + +L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire où celui qui +faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue +mère, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle +succombe alors, elle est lâche, indigne et infâme! + +--C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant ses jambes sous la +table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ça +n'est pas mauvais de vivre à rien faire quand on a une petite aisance. +J'espère que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant. Ma foi, +tant pis si j'attrape quelquefois mal à l'estomac. + +Puis se tournant vers sa femme: + +--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger. +Ça me fera plaisir aussi de le revoir. + +Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, après une absence qui +parut longue à Pierre, bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, Mme +Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre doré de forme +ancienne. + +--Voilà , dit-elle, je l'ai retrouvé presque tout de suite. + +Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il reçut le portrait, et, +d'un peu loin, à bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mère +le regardait, il leva lentement les yeux sur son frère, pour comparer. +Il faillit dire, emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble à +Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta +sa pensée par la façon dont il comparait la figure vivante à la figure +peinte. + +Elles avaient, certes, des signes communs: la même barbe et le même +front, mais rien d'assez précis pour permettre de déclarer: «Voilà le +père, et voilà le fils.» C'était plutôt un air de famille, une parenté +de physionomies qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus +décisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mère s'était +levée, avait tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur, +le sucre et le cassis dans un placard. + +Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupçonnait! + +--Passe-moi donc ça, disait Roland. + +Pierre tendit la miniature et son père attira la bougie pour bien voir; +puis il murmura d'une voix attendrie: + +--Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça quand nous l'avons connu. +Cristi! comme ça va vite! Il était joli homme, tout de même, à cette +époque, et si plaisant de manière, n'est-ce pas, Louise? + +Comme sa femme ne répondait pas, il reprit: + +--Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur. +Voilà , c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à +Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est montré bon ami et fidèle +jusqu'au bout. Même en mourant il ne nous a pas oubliés. + +Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le +contempla quelques instants, puis, avec regret: + +--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses +cheveux blancs. + +Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y jeta un regard rapide, vite +détourné, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle: + +--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son héritier. +Nous le porterons dans ton nouvel appartement. + +Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminée, +près de la pendule, où elle était autrefois. + +Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent des cigarettes. Ils +les fumaient ordinairement l'un en marchant à travers la pièce, l'autre +assis, enfoncé dans un fauteuil, et les jambes croisées. Le père se +mettait toujours à cheval sur une chaise et crachait de loin dans la +cheminée. + +Mme Roland, sur un siège bas, près d'une petite table qui portait la +lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge. + +Elle commençait, ce soir-là , une tapisserie destinée à la chambre de +Jean. C'était un travail difficile et compliqué dont le début exigeait +toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait +les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait +du mort appuyé contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit +salon en quatre ou cinq enjambées, les mains derrière le dos et la +cigarette aux lèvres, rencontrait chaque fois le regard de sa mère. + +On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte venait de se déclarer entre +eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur +de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait pourtant: «Doit-elle +souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinée!» Et à chaque +retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques secondes à contempler le +visage blond de Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe le hantait. +Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une +personne vivante, méchante, redoutable, entrée soudain dans cette maison +et dans cette famille. + +Tout à coup la sonnette de la rue tinta. + +Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui révéla le trouble de +ses nerfs au docteur. + +Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» Et son oeil anxieux encore +une fois se leva vers la cheminée. + +Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard +des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur pensée soupçonneuse. +Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du +premier coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance entre cette +figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut +peur, une peur brusque et horrible que cette honte fût dévoilée, et se +retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la +glissa sous la pendule sans que son père et son frère l'eussent vu. + +Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère ils lui parurent changés, +troubles et hagards. + +--Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous une tasse de +thé. + +Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa santé, +Pierre disparut par la porte restée ouverte. + +Quand on s'aperçut de son départ, on s'étonna. Jean mécontent, à cause +de la jeune veuve qu'il craignait blessée, murmurait: + +--Quel ours! + +Mme Roland répondit: + +--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et +fatigué d'ailleurs de sa promenade à Trouville. + +--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller +comme un sauvage. + +Mme Rosémilly voulut arranger les choses en affirmant: + +--Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; on se sauve toujours +ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure. + +--Oh! répondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas +sa famille à l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis quelque +temps. + + + +VI + + +Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le père +péchait, Jean s'installait aidé de sa mère, Pierre, très sombre, ne +paraissait plus qu'aux heures des repas. + +Son père lui ayant demandé un soir: + +--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ça n'est pas +d'aujourd'hui que je le remarque! + +Le docteur répondit: + +--C'est que je sens terriblement le poids de la vie. + +Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air désolé: + +--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet +héritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous était +arrivé un accident, comme si nous pleurions quelqu'un! + +--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre. + +--Toi? Qui donc? + +--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop. + +Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne légère +courtisée par son fils, et il demanda: + +--Une femme, sans doute? + +--Oui, une femme. + +--Morte? + +--Non, c'est pis, perdue. + +--Ah! + +Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, faite devant sa +femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il +estimait que ces choses-là ne regardent pas les tiers. + +Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, étant +très pâle. Plusieurs fois déjà son mari, surpris de la voir s'asseoir +comme si elle tombait sur son siège, de l'entendre souffler comme si +elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit: + +--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute +à installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, le +gaillard, puisqu'il est riche. + +Elle remuait la tête sans répondre. + +Sa pâleur, ce jour-là , devint si grande que Roland, de nouveau, la +remarqua. + +--Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te +soigner. + +Puis se tournant vers son fils: + +--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mère. L'as-tu +examinée, au moins? + +Pierre répondit: + +--Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle eût quelque chose. + +Alors Roland se fâcha: + +--Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! A quoi ça te sert-il d'être +docteur alors, si tu ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée? + +Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce +médecin-là ne s'en douterait pas! + +Mme Roland s'était mise à haleter, si blême que son mari s'écria: + +--Mais elle va se trouver mal. + +--Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ... ce n'est rien. + +Pierre s'était approché, et la regardant fixement: + +--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il. + +Elle répétait, d'une voix basse, précipitée: + +--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien. + +Roland était parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la +bouteille à son fils: + +--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tâté son coeur, au moins? + +Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main +d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine. + +--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es +malade. + +Alors elle souleva et lui tendit son bras. + +Elle avait la peau brûlante, les battements du sang tumultueux et +saccadés. Il murmura: + +--En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais +te faire une ordonnance. + +Et comme il écrivait, courbé sur son papier, un bruit léger de soupirs +pressés, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se +retourner soudain. + +Elle pleurait, les deux mains sur la face. + +Roland, éperdu, demandait: + +--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc? + +Elle ne répondait pas et semblait déchirée par un chagrin horrible et +profond. + +Son mari voulut prendre ses mains et les ôter de son visage. Elle +résista, répétant: + +--Non, non, non. + +Il se tourna vers son fils. + +--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi. + +--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs. + +Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait à la voir ainsi +torturée, que cette douleur allégeait son ressentiment, diminuait la +dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait comme un juge satisfait +de sa besogne. + +Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un élan si brusque +qu'on ne put ni le prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer dans +sa chambre. + +Roland et le docteur demeurèrent face à face. + +--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un. + +--Oui, répondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux +qui se déclare souvent à l'âge de maman. Il est probable qu'elle aura +encore beaucoup de crises comme celle-là . + +Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre +semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son +mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de +repos, et, avec des ruses de tortionnaire, réveillait par un seul mot la +douleur un instant calmée. + +Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne +plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait +bien avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et +de mère, quand il sentait combien elle était misérable et désespérée, il +s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par les remords, si meurtri +par la pitié, si désolé de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils, +qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se noyer pour en finir. + +Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait +point, étant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la +faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours +lui-même. Il rentrait aux heures des repas, plein de résolutions +attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès qu'il voyait son oeil, +autrefois si droit et si franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, +il frappait malgré lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui +montait aux lèvres. + +L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'était +un venin qu'il portait à présent dans les veines et qui lui donnait des +envies de mordre à la façon d'un chien enragé. + +Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans cesse, car Jean habitait +maintenant presque tout à fait son nouvel appartement, et il revenait +seulement pour dîner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille. + +Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frère, +qu'il attribuait à la jalousie. Il se promettait bien de le remettre à +sa place, et de lui donner une leçon un jour ou l'autre, car la vie de +famille devenait fort pénible à la suite de ces scènes continuelles. +Mais comme il vivait à part maintenant, il souffrait moins de ces +brutalités; et son amour de la tranquillité le poussait à la patience. +La fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée ne s'arrêtait plus +guère qu'aux choses ayant pour lui un intérêt direct. Il arrivait, +l'esprit plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de la coupe d'une +jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable +pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les +détails de sa maison, de planches posées dans le placard de sa chambre +pour serrer le linge, de portemanteaux installés dans le vestibule, +de sonneries électriques disposées pour prévenir toute pénétration +clandestine dans le logis. + +Il avait été décidé qu'à l'occasion de son installation, on ferait une +partie de campagne à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le thé, +chez lui, après dîner. Roland voulait aller par mer, mais la distance +et l'incertitude où l'on était d'arriver par cette voie, si le vent +contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loué +pour cette excursion. + +On partit vers dix heures afin d'arriver pour le déjeuner. La +grand'route poudreuse se déployait à travers la campagne normande que +les ondulations des plaines et les fermes entourées d'arbres font +ressembler à un parc sans fin. Dans la voiture emportée au trot lent +de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosémilly et le capitaine +Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient +les yeux dans un nuage de poussière. + +C'était l'époque des récoltes mûres. A côté des trèfles d'un vert +sombre, et des betteraves d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la +campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumière +du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places, et dans +les champs attaqués par les faux on voyait les hommes se balancer en +promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile. + +Après deux heures de marche, le break prit un chemin à gauche, passa +près d'un moulin à vent qui tournait, mélancolique épave grise, à moitié +pourrie et condamnée, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra +dans une jolie cour et s'arrêta devant une maison coquette, auberge +célèbre dans le pays. + +La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante, +sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hésitaient devant le +marchepied trop haut. + +Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé de pommiers, des étrangers +déjeunaient déjà , des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait dans +l'intérieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle. + +On dut manger dans une chambre, toutes les salles étant pleines. Soudain +Roland aperçut contre la muraille des filets à salicoques. + +--Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet ici? + +--Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit où on en prend le plus de +toute la côte. + +--Bigre! si nous y allions après déjeuner? + +Il se trouvait justement que la marée était basse à trois heures; et +on décida que tout le monde passerait l'après-midi dans les rochers, à +chercher des salicoques. + +On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang à la tête quand on aurait +les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner, +qui fut commandé magnifique et qui devait être prêt dès six heures, +quand on rentrerait. + +Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins +spéciaux employés pour cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à ceux +dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies. + +On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachées sur un +cercle de bois, au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant toujours, +les lui prêta. Puis elle aida les deux femmes à faire une toilette +improvisée pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes, +de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes ôtèrent leurs +chaussettes et achetèrent chez le cordonnier du lieu des savates et des +sabots. + +Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule et la hotte sur le dos. +Mme Rosémilly, dans ce costume, était tout à fait gentille, d'une +gentillesse imprévue, paysanne et hardie. + +La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement relevée et fermée par un +point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les +roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de +petite femme souple et forte. La taille était libre pour laisser aux +mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, pour se couvrir la tête, +un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés, +à qui une branche de tamaris, tenant un côté retroussé, donnait un air +mousquetaire et crâne. + +Jean, depuis son héritage, se demandait tous les jours s'il l'épouserait +ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en faire +sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant +on a le temps de réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant, +car elle ne possédait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en +biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et +cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune était +donc à peu près équivalente, et la jeune veuve assurément lui plaisait +beaucoup. + +En la regardant marcher devant lui ce jour-là , il pensait: «Allons, il +faut que je me décide. Certes, je ne trouverai pas mieux.» + +Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers +la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de +quatre-vingts mètres. Dans l'encadrement des côtes vertes, s'abaissant à +droite et à gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le +soleil, apparaissait au loin, et une voile, à peine visible, avait l'air +d'un insecte là -bas. Le ciel plein de lumière se mêlait tellement +à l'eau qu'on ne distinguait point du tout où finissait l'un et où +commençait l'autre; et les deux femmes, qui précédaient les trois +hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrées dans +leurs corsages. + +Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la cheville mince, la +jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme +Rosémilly. Et cette fuite activait son désir, le poussait aux +résolutions décisives que prennent brusquement les hésitants et les +timides. L'air tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des ajoncs, +des trèfles et des herbes, la senteur marine des roches découvertes, +l'animait encore en le grisant doucement, et il se décidait un peu plus +à chaque pas, à chaque seconde, à chaque regard jeté sur la silhouette +alerte de la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, à lui dire +qu'il l'aimait et qu'il désirait l'épouser. La pêche lui servirait, +facilitant leur tête-à -tête; et ce serait en outre un joli cadre, +un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau +limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des +crevettes. + +Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l'abîme, ils +aperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et +sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte à peu près, +un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés, entassés +les uns sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse et mouvementée +qui courait à perte de vue vers le sud, formée par les éboulements +anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouée, +eût-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombés semblaient les +ruines d'une grande cité disparue qui regardait autrefois l'Océan, +dominée elle-même par la muraille blanche et sans fin de la falaise. + +--Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly. + +Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui offrait la main pour +descendre l'étroit escalier taillé dans la roche. + +Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses +courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdie par le +vide. + +Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut traîner son +père, tellement troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, de +marche en marche, sur son derrière. + +Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, et soudain ils +aperçurent à côté d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu +de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la +falaise. Il se répandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette +qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant en cascade haute de deux +pieds à peine, il s'enfuyait à travers le sentier, où avait poussé un +tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, à +travers la plaine soulevée où s'entassaient les éboulements.--Oh! que +j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly. Mais comment boire? Elle essayait de +recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait à travers les +doigts. Jean eut une idée, mit une pierre dans le chemin; et elle +s'agenouilla dessus afin de puiser à la source même avec ses lèvres qui +se trouvaient ainsi à la même hauteur. + +Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantes semées +par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, +Jean penché vers elle murmura:--Comme vous êtes jolie! Elle répondit, +sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant: + +--Voulez-vous bien vous taire? C'étaient les premières paroles un peu +galantes qu'ils échangeaient. + +--Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne. + +Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, le dos du capitaine +Beausire qui descendait à reculons afin de soutenir par les deux mains +Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours +glisser, calé sur son fond de culotte en se traînant sur les pieds et +sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le précédait +en surveillant ses mouvements. + +Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente +contournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. Mme +Rosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur le galet. Ils +le traversèrent pour gagner les roches. Elles s'étendaient en une +longue et plate surface couverte d'herbes marines et où brillaient +d'innombrables flaques d'eau. La mer basse était là -bas, très loin, +derrière cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir. + +Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches +jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: «En +avant!» et sauta avec résolution dans la première mare rencontrée. + +Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l'eau tout à +l'heure, la jeune femme tournait autour de l'étroit, bassin, à pas +craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses. + +--Voyez-vous quelque chose? disait-elle. + +--Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l'eau. + +--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse pêche. + +Il murmura d'une voix tendre: + +--Oh! de toutes les pêches c'est encore celle que je préférerais faire. + +Elle riait: + +--Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet. + +--Pourtant ... si vous vouliez? + +--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour +le moment. + +--Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n'y a rien ici. + +Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle +s'appuyait un peu craintive, et lui, tout à coup, se sentait envahi par +l'amour, soulevé de désirs, affamé d'elle, comme si le mal qui germait +en lui avait attendu ce jour-là pour éclore. + +Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse plus profonde, où +flottaient sous l'eau frémissante et coulant vers la mer lointaine par +une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorées, +des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager. + +Mme Rosémilly s'écria: + +--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une très grosse là -bas! + +Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le trou résolument, bien +qu'il se mouillât jusqu'à la ceinture. + +Mais la bête remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le +filet. Jean la poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. Quand elle +se sentit bloquée, elle glissa d'un brusque élan par-dessus le lanet, +traversa la mare et disparut. + +La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put +retenir ce cri:--Oh! maladroit. + +Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi traîna son filet dans un fond +plein d'herbes. En le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans +trois grosses salicoques transparentes, cueillies à l'aveuglette dans +leur cachette invisible. + +Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly qui n'osait point les +prendre, par peur de la pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est +armée. + +Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre deux doigts le bout effilé de +leur barbe, elle les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec un +peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouvé une +flaque d'eau moins creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu +suffoquée par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit à +pêcher elle-même. Elle était adroite et rusée, ayant la main souple et +le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à chaque coup, elle ramenait +des bêtes trompées et surprises par la lenteur ingénieuse de sa +poursuite. + +Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas à pas, la +frôlait, se penchait sur elle, simulait un grand désespoir de sa +maladresse, voulait apprendre. + +--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi! + +Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, l'un contre l'autre, dans +l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace +limpide, Jean souriait à cette tête voisine qui le regardait d'en bas, +et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber +dessus. + +--Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne +faut jamais faire deux choses à la fois. + +Il répondit: + +--Je n'en fais qu'une. Je vous aime. + +Elle se redressa, et d'un ton sérieux: + +--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu +la tête? + +--Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le +dire. + +Ils étaient debout maintenant dans la mare salée qui les mouillait +jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyées sur leurs filets, +ils se regardaient au fond des yeux. + +Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié: + +--Que vous êtes malavisé de me parler de ça en ce moment. Ne +pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gâter ma pêche? + +Il murmura: + +--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis +longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grisé à me faire perdre la raison. + +Alors, tout à coup, elle sembla en prendre son parti, se résigner à +parler d'affaires et à renoncer aux plaisirs. + +--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer +tranquillement. + +Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installés +côte à côte, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit: + +--Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant et je ne suis pas une jeune +fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous +pouvons peser toutes les conséquences de nos actes. Si vous vous décidez +aujourd'hui à me déclarer votre amour, je suppose naturellement que vous +désirez m'épouser. + +Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la situation, et il répondit +niaisement: + +--Mais oui. + +--En avez-vous parlé à votre père et à votre mère? + +--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez. + +Elle lui tendit sa main encore mouillée, et comme il y mettait la sienne +avec élan: + +--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais +n'oubliez point, que je ne voudrais pas déplaire à vos parents. + +--Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien prévu et qu'elle vous aimerait +comme elle vous aime si elle ne désirait pas un mariage entre nous? + +--C'est vrai, je suis un peu troublée. + +Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, qu'elle fût si peu +troublée, si raisonnable. Il s'attendait à des gentillesses galantes, à +des refus qui disent oui, à toute une coquette comédie d'amour mêlée à +la pêche, dans le clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait +lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien à se dire +puisqu'ils étaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu +embarrassés tous deux de ce qui s'était passé, si vite, entre eux, un +peu confus même, n'osant plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant +que faire. + +La voix de Roland les sauva: + +--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce +gaillard-là . + +Le capitaine, en effet, faisait une pêche merveilleuse. Mouillé +jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup +d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sûr +de son lanet, toutes les cavités cachées sous les varechs. + +Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, frétillaient au +fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans +sa hotte. + +Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son +mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour se +donner tout entière à cette joie enfantine de ramasser des bêtes sous +les herbes flottantes. + +Roland s'écria tout à coup: + +--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint. + +Elle était restée d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils +n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser à courir dans les roches +et à barboter dans les flaques; et pourtant ils hésitaient à demeurer +ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de +lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait point. + +Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur le galet. + +Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmée par l'air marin, devant +le vaste et doux horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient en même +temps: «Comme il aurait fait bon ici, autrefois.» + +Elle n'osait point parler à Pierre, sachant bien qu'il répondrait une +dureté; et il n'osait pas parler à sa mère sachant aussi que, malgré +lui, il le ferait avec violence. + +Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les +battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou +quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre, +d'un geste lent et machinal. Puis son regard indécis, qui errait devant +elle, aperçut, au milieu des varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme +Rosémilly. Alors elle les suivit, épiant leurs mouvements, comprenant +confusément, avec son instinct de mère, qu'ils ne causaient point +comme tous les jours. Elle les vit se pencher côte à côte quand ils +se regardaient dans l'eau, demeurer debout face à face quand ils +interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher +pour s'engager l'un envers l'autre. + +Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, semblaient seules au +milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de +falaises, quelque chose de grand et de symbolique. + +Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses +lèvres. + +Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit: + +--Qu'est-ce que tu as donc? + +Il ricanait toujours: + +--Je m'instruis. J'apprends comment on se prépare à être cocu. + +Elle eut un sursaut de colère, de révolte, choquée du mot, exaspérée de +ce qu'elle croyait comprendre. + +--Pour qui dis-tu ça? + +--Pour Jean, parbleu! C'est très comique de les voir ainsi! + +Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'émotion: + +--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture même. Ton +frère ne pourrait trouver mieux. + +Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et saccadé: + +--Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes les femmes sont la droiture même +... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah! + +Sans répondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et, +au risque de glisser, de tomber dans les trous cachés sous les herbes, +de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque, +marchant à travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers +son autre fils. + +En la voyant approcher, Jean lui cria: + +--Eh bien? maman, tu te décides? + +Sans répondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: «Sauve-moi, +défends-moi.» + +Il vit son trouble et, très surpris: + +--Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as? + +Elle balbutia: + +--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches. + +Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la pêche pour qu'elle y +prît intérêt. Mais comme elle ne l'écoutait guère, et comme il éprouvait +un besoin violent de se confier à quelqu'un, il l'entraîna plus loin et, +à voix basse: + +--Devine ce que j'ai fait? + +--Mais ... mais ... je ne sais pas. + +--Devine. + +--Je ne ... je ne sais pas + +--Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je désirais l'épouser. + +Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, l'esprit en détresse +au point de ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta: + +--L'épouser + +--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas? + +--Oui ... charmante ... tu as bien fait. + +--Alors tu m'approuves? + +--Oui ... je t'approuve. + +--Comme tu dis ça drôlement. On croirait que ... que ... tu n'es pas +contente. + +--Mais oui ... je suis ... contente. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins bras et l'embrassa à +plein visage, par grands baisers de mère. + +Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où des larmes étaient venues, +elle aperçut là -bas sur la plage un corps étendu sur le ventre, comme un +cadavre, la figure dans le galet: c'était l'autre, Pierre, qui songeait, +désespéré. + +Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout près du flot, et +ils parlèrent longtemps de ce mariage où se rattachait son coeur. + +La mer montant les chassa vers les pêcheurs qu'ils rejoignirent, puis +tout le monde regagna la côte. On réveilla Pierre qui feignait de +dormir; et le dîner fut très long, arrosé de beaucoup de vins. + + + +VII + + +Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillèrent. +Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une épaule +voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors, +cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: «Bien beau +temps,» et retombaient, presque aussitôt, de l'autre côté. + +Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement était si profond +qu'ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausire refusa même de +monter chez Jean où le thé les attendait. On dut le déposer devant sa +porte. + +Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans son logis +nouveau; et une grande joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup +de montrer, justement ce soir-là , à sa fiancée l'appartement qu'elle +habiterait bientôt. + +La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu'elle ferait chauffer +l'eau et servirait elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller les +domestiques, par crainte du feu. + +Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'était encore entré, +afin que la surprise fût complète quand on verrait combien c'était joli. + +Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît. Il voulait allumer les +bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son +père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en ouvrant toute grande la +porte à deux battants. + +La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres de couleur +cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait +d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut une seconde +d'étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura: «Nom d'un chien,» +saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apothéoses. + +Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec une étoffe +vieil or, pareille à celle des sièges. Le grand salon de consultation +très simple, d'un rouge saumon pâle, avait grand air. + +Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau chargé de livres, et +d'une voix grave, un peu forcée: + +--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec +l'assentiment que je vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant +trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une +heureuse solution. + +Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire en regardant Mme Roland; +et Mme Roland, lui prenant la main, la serra. + +Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s'écria: + +--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce +salon. + +Il se mit à déclamer: + +--Si l'humanité seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle +que nous éprouvons pour toute souffrance devait être le mobile de +l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel à votre +pitié, messieurs les jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais nous +avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous +allons soulever devant vous ... + +Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et il s'irritait +des gamineries de son frère, le jugeant, décidément, trop niais et +pauvre d'esprit. + +Mme Roland ouvrit une porte à droite. + +--Voici la chambre à coucher, dit-elle. + +Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tenture était en +cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis +XV--une bergère dans un médaillon que fermaient les becs unis de deux +colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air +galant et champêtre tout à fait gentil. + +--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peu sérieuse, en +entrant dans cette pièce. + +--Cela vous plaît? demanda Jean. + +--Enormément. + +--Si vous saviez comme ça me fait plaisir. + +Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au +fond des yeux. + +Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre à +coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, en entrant, +que la couche était très large, une vraie couche de ménage, choisie par +Mme Roland qui avait prévu sans doute et désiré le prochain mariage de +son fils; et cette précaution de mère lui faisait plaisir cependant, +semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille. + +Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquement la +porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée de trois +fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et le fils avaient +mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce à +meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieries pailletées d'or, à +stores transparents où des perles de verre semblaient des gouttes d'eau, +à éventails cloués aux murs pour maintenir les étoffes, avec ses écrans, +ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes véritables, tous ses +menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et +de bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré que donnent les mains +inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact, +de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le +plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un peu amère dont son +frère se sentit blessé. + +Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gâteaux +s'élevaient en monuments. + +On n'avait guère faim; on suça les fruits et on grignota les pâtisseries +plutôt qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly +demanda la permission de se retirer. + +Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait à sa porte et +partirait immédiatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence +de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère sur le logis afin que son +fils ne manquât de rien. + +--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland. + +Elle hésita, puis répondit: + +--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera. + +Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux, +le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise à Jean; +puis elle passa dans la chambre à coucher, entr'ouvrit le lit, regarda +si la carafe était remplie d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée. + +Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ci encore +froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là de plus en plus +agacé de voir son frère dans ce logis. + +Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout à coup se +leva: + +--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanné ce soir, les +excursions ne lui réussissent pas. + +Jean se sentit soulevé soudain par une de ces promptes et furieuses +colères de débonnaires blessés au coeur. + +Le souffle lui manquait tant son émotion était vive, et il balbutia: + +--Je te défends désormais de dire «la veuve» quand tu parleras de Mme +Rosémilly. + +Pierre se tourna vers lui, hautain: + +--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard? + +Jean aussitôt s'était dressé: + +--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manières envers moi. + +Pierre ricana: + +--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosémilly? + +--Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme. + +L'autre rit plus fort: + +--Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai +plus l'appeler «la veuve». Mais tu as pris une drôle de manière pour +m'annoncer ton mariage. + +--Je te défends de plaisanter ... tu entends ... je te le défends. + +Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cette +ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie. + +Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui +de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltes domptées +depuis quelque temps et de désespoir silencieux, lui montant à la tête, +l'étourdit comme un coup de sang. + +--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends, +je te l'ordonne. + +Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant, +dans ce trouble d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase, +le mot, qui pourrait blesser son frère jusqu'au coeur. + +Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour bien frapper, de ralentir +sa parole pour la rendre plus aiguë: + +--Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour où tu as +commencé à dire «la veuve» parce que tu as compris que cela me faisait +mal. + +Pierre poussa un de ces rires stridents et méprisants qui lui étaient +familiers: + +--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de +quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ... + +Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la plaie de cette âme. + +--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu +furieux quand tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle ne +voulait pas de toi. + +Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition: + +--Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de cette cruche, de cette dinde, +de cette oie grasse? ... + +Jean qui voyait porter ses coups reprit: + +--Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans la +_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir? +Mais tu crèves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivée, tu +es devenu enragé, et tu m'as détesté, et tu l'as montré de toutes les +manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure +sans cracher la bile qui t'étouffe. + +Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sauter +sur son frère et de le prendre à la gorge: + +--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune. + +Jean s'écria: + +--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot à mon +père, à ma mère ou à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser +parce que tu es jaloux! tu cherches querelle à tout le monde parce que +tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus, +tu es devenu venimeux, tu tortures notre mère comme si c'était sa faute! +... + +Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la bouche entr'ouverte, l'oeil +dilaté, en proie à une de ces folies de rage qui font commettre des +crimes. + +Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante: + +--Tais-toi, tais-toi donc! + +--Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma pensée entière; tu m'en +donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu +la railles devant moi, tu me pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je +casserai tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à me respecter. + +--Te respecter, toi? + +--Oui, moi! + +--Te respecter ... toi ... qui nous as tous déshonorés, par ta cupidité! + +--Tu dis? Répète ... répète? ... + +--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour +le fils d'un autre. + +Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effaré devant l'insinuation +qu'il pressentait: + +--Comment? Tu dis ... répète encore? + +--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte, +que tu es le fils de l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un +garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore sa mère. + +--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi +... toi ... qui prononces cette infamie? + +--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en crève de +chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours +à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que +je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affolé de +honte et de douleur, car j'ai deviné d'abord et je sais maintenant. + +--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre à côté! Songe +qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ... + +Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit tout, ses soupçons, +ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait +encore une fois disparu. + +Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, des phrases +d'halluciné. + +Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans la pièce +voisine. Il parlait comme si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait +parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprimé et refermé sa +plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de +crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était mis à marcher comme il +faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant, +dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des +retours de haine contre lui-même, il parlait comme s'il eût confessé +sa misère et la misère des siens, comme s'il eût jeté sa peine à l'air +invisible et sourd où s'envolaient ses paroles. + +Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l'énergie aveugle de son +frère, s'était adossé contre la porte derrière laquelle il devinait que +leur mère les avait entendus. + +Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle +n'était point revenue; donc elle n'avait pas osé. + +Pierre tout à coup frappant du pied, cria: + +--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça! + +Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier. + +Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, réveilla +Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelques secondes +s'étaient écoulées, plus longues que des heures, et son âme s'était +engourdie dans un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait +penser tout à l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant même plus +comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lâcheté. +Il était de la race des temporiseurs qui remettent toujours au +lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une +résolution, il cherchait encore, par instinct, à gagner quelques +moments. + +Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, après les +vociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec +cette lumière vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort +tout à coup qu'il eut envie de se sauver aussi. + +Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur, et il essaya de +réfléchir. + +Jamais il n'avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il est des +hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses +classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé ses études de droit +avec régularité parce que son existence était calme. Toutes les choses +du monde lui paraissaient naturelles sans éveiller autrement son +attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament, +n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette +catastrophe, comme un homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais nagé. + +Il essaya de douter d'abord. Son frère avait menti par haine, et par +jalousie? + +Et pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire de leur +mère une chose pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par le +désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les +nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris +de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux +qu'ils étaient irrésistibles, aussi irrécusables que la certitude. + +Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoir une +volonté. Sa détresse devenait intolérable; et il sentait que, derrière +la porte, sa mère était là qui avait tout entendu et qui attendait. + +Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas +un soupir ne révélait la présence d'un être derrière cette planche. Se +serait-elle sauvée? Mais par où? Si elle s'était sauvée ... elle avait +donc sauté de la fenêtre dans la rue! + +Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il +enfonça plutôt qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre. + +Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, posée sur la commode. + +Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec les volets clos. +Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il +s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. Il y courut et les +ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche, la figure enfouie dans +l'oreiller qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées sur sa tête, +pour ne plus entendre. + +Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie par les épaules, il +la retourna sans qu'elle lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et +qu'elle mordait pour ne pas crier. + +Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, lui communiqua +la secousse de son indicible torture. L'énergie et la force dont elle +retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflée de plumes, +sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît +point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il +reçut, jusqu'à quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple +coeur, fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, même un juge +miséricordieux, il était un homme plein de faiblesse et un fils plein de +tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne +raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains +le corps inerte de sa mère, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa +figure, il cria, en baisant sa robe: + +--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi! + +Elle aurait semblé morte si tous ses membres n'eussent été parcourus +d'un frémissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue. +Il répétait: + +--Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas vrai. Je sais bien que ça n'est +pas vrai. + +Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout à coup elle sanglota dans +l'oreiller. Alors tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis +s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lâchèrent la toile; et il lui +découvrit la face. + +Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupières fermées on +voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui +baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolés qui se mouillaient +à ses larmes, et il disait toujours: + +--Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n'est pas vrai. Ne pleure +pas, je le sais! Ça n'est pas vrai! + +Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de +courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit: + +--Non, c'est vrai, mon enfant. + +Et ils restèrent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques +instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête +pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit: + +--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais +pas, si je mentais. + +Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba à genoux près +du lit en murmurant: + +--Tais-toi, maman, tais-toi. + +Elle s'était levée, avec une résolution et une énergie effrayantes. + +--Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu. + +Et elle marcha vers la porte. + +Il la saisit à pleins bras, criant: + +--Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu? + +--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien à faire +... puisque je suis toute seule. + +Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot +à lui répéter: + +--Maman ... maman ... maman... + +Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette étreinte: + +--Mais non, mais non, je ne suis plus la mère maintenant, je ne suis +plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni +père ni mère, mon pauvre enfant ... adieu. + +Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait +jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force, +puis s'agenouillant et formant une chaîne de ses bras: + +--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je +te garde toujours, tu es à moi. + +Elle murmura d'une voix accablée: + +--Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et +demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus. + +Il répondit avec un si grand élan de si sincère amour:--Oh! moi? moi? +Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tête +par les cheveux, à pleines mains, l'attira avec violence et le baisa +éperdument à travers la figure. + +Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant, +à travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, +dans l'oreille: + +--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et +tu te trompes. Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a sauvé la +vie; mais il ne faut plus que tu me voies. + +Il répéta, en l'étreignant: + +--Maman, ne dis pas ça! + +--Si, mon petit, il faut que je m'en aille. + +Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais +il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu? + +Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille: + +--Ma petite mère, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin +de toi. Et tu vas me jurer de m'obéir, tout de suite. + +--Non, mon enfant. + +--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut. + +--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous à +l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-là , depuis un mois. +Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tu me regarderas comme +me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh! +... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mère! ... + +--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi. + +--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir +tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux +fassent baisser les miens. + +--Ça n'est pas vrai, maman. + +--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de +ton pauvre frère, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque +je devine son pas dans la maison, mon coeur saute à briser ma poitrine, +lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. Je t'avais +encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu +que je pourrais vivre entre vous deux? + +--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus. + +--Oh! oh! comme si c'était possible! + +--Oui, c'est possible. + +--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frère et toi? Est-ce +que vous n'y penserez plus, vous? + +--Moi. Je te le jure! + +--Mais tu y penseras à toutes les heures du jour. + +--Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu pars, je m'engage et je me +fais tuer. + +Elle fut bouleversée par cette menace puérile et étreignit Jean en le +caressant avec une tendresse passionnée. Il reprit: + +--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois +raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre +huit jours? Tu ne peux pas me refuser ça? + +Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, et le tenant à la +longueur de ses bras: + +--Mon enfant ... tâchons d'être calmes et de ne pas nous attendrir. +Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur +tes lèvres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frère, +si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les +siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je +te suis odieuse comme à lui ... une heure après, tu entends, une heure +après ... je serais partie pour toujours. + +--Maman, je te jure ... + +--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une +créature peut souffrir. A partir du moment où j'ai compris que ton +frère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu'il devinait, minute par +minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été un martyre qu'il +est impossible de t'exprimer. + +Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit +de larmes les yeux de Jean. + +Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa. + +--Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant de choses à te dire pour +que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je +devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ... + +--Dis, maman, dis. + +--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompé ... Tu veux que je +reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous +voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journée dans la +maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver +ton frère derrière elle, pour cela il faut, non pas que tu me +pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en +veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez +fort, assez différent de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le +fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai +assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux +plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne +pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que nous puissions encore vivre +ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai +été la maîtresse de ton père, j'ai été encore plus sa femme, sa vraie +femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette +rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai +toujours, que je n'ai aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute ma +joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi, +pendant si longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je +n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas +rencontré, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de +ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois +tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et toi. +Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais +aimé rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas seulement pleuré, +car j'ai pleuré, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous +sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui tout entière, corps et âme, +pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa +femme comme il a été mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour +l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était toujours +bon et prévenant, mais je n'étais plus pour lui ce que j'avais été. +C'était fini! Oh! que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et +trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrivés +ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il +promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ... +et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il est mort! ... Mais il nous +aimait encore puisqu'il a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à mon +dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu +es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi! +Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que +tu acceptes d'être son fils et que nous parlions de lui quelquefois, +et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nous nous +regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il +est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu +décideras: Jean répondit d'une voix douce: + +--Reste, maman. + +Elle le serra dans ses bras et se remit à pleurer; puis elle reprit, la +joue contre sa joue: + +--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui? + +Jean murmura: + +--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès de lui. + +Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse. + +--Non, je ne puis plus, non! non! + +Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria, l'âme en détresse: + +--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne +sais pas ... trouve ... sauve-moi! + +--Oui, maman, je chercherai. + +--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai +si peur de lui ... si peur! + +--Oui, je trouverai. Je te promets. + +--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand +je le vois. + +Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille: + +--Garde-moi ici, chez toi. + +Il hésita, réfléchit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de +cette combinaison. + +Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments +précis son affolement et sa terreur. + +--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire +demain à Roland que je me suis trouvée malade. + +--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aie du +courage. J'arrangerai tout, je te le promets, dès demain. Je serai +à neuf heures à la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te +reconduire. + +--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin, +craintif et reconnaissant. + +Elle essaya de se lever; mais la secousse avait été trop forte; elle ne +pouvait encore se tenir sur ses jambes. + +Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer de l'alcali, et il lui +lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et +soulagée comme après un accouchement. + +Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand +ils passèrent à l'hôtel de ville. + +Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: «Adieu, maman, +bon courage.» + +Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre, +se dévêtit bien vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des +adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait. + +Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir. + + + +VIII + + +Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan, +car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de +courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa +nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait +mou à ne plus faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit, mou de +corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était point frappé, comme +l'avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans cette +dignité secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accablé par +un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus +chers. + +Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie +ainsi qu'une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu'on +venait de lui révéler. S'il eût appris de toute autre manière le secret +de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un +profond chagrin; mais après sa querelle avec son frère, après cette +délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion poignante +de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter. Le +choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, dans un +irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les saintes +susceptibilités de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'était pas un +homme de résistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins +contre lui-même; il se résigna donc, et par un penchant instinctif, par +un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta +aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui et +l'atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables, et, pour les +écarter, il se décida à des efforts surhumains d'énergie et d'activité. +Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la difficulté fût +tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin impérieux des +solutions immédiates qui constitue toute la force des faibles, +incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs +à démêler et à étudier les situations compliquées, les questions d'ordre +intime, dans les familles troublées, découvrit immédiatement toutes les +conséquences prochaines de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en +envisageait les suites à un point de vue presque professionnel, comme +s'il eût réglé les relations futures de clients après une catastrophe +d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait +impossible. Il l'éviterait facilement en restant chez lui, mais il était +encore inadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toit +que son fils aîné. + +Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant +des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire. + +Mais une idée soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait reçue, un +honnête homme la garderait-il? + +Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida à la donner aux pauvres. +C'était dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme +un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution +virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser +son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait +pauvre. Il n'en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec de +gaz qui brûlait en face de lui de l'autre côté de la rue. Or, comme une +femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme +Rosémilly, et il reçut au coeur la secousse des émotions profondes nées +en nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de +sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à épouser +cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il agir +ainsi, maintenant qu'il s'était engagé vis-à -vis d'elle? Elle l'avait +accepté le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais +avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne +valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu'il restituerait +plus tard aux indigents? + +Et dans son âme où l'égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les +intérêts déguisés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers +cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient, puis +s'effaçaient de nouveau. + +Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte +tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture +native. Vingt fois déjà il s'était posé cette question: «Puisque je suis +le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas +naturel que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet argument ne pouvait +empêcher le «non» murmuré par la conscience intime. + +Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais +cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son +vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait +voler mon frère.» + +Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, ayant apaisé sa +conscience, il retourna vers la fenêtre. + +«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l'héritage de ma famille, +que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant +de son père. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde +l'argent de mon père à moi?» + +Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'étant +décidé à l'abandonner intégralement, il consentit donc et se résigna +à garder celle de Maréchal, car en repoussant l'une et l'autre il se +trouverait réduit à la pure mendicité. + +Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la +présence de Pierre dans la famille. Comment l'écarter? Il désespérait de +découvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au +port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée. + +Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu'au jour. + +Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'exécution de son projet +était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il +se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l'attendait enfermée dans +sa chambre. + +--Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais osé descendre. + +On entendit aussitôt Roland qui criait dans l'escalier: + +--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien! + +On ne répondit pas, et il hurla: + +--Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites? + +La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol: + +--V'la, M'sieu, qué qui faut? + +--Où est Madame? + +--Madame est en haut avec M'sieu Jean! + +Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage supérieur: + +--Louise? + +Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit: + +--Quoi? mon ami. + +--On ne mange donc pas, nom d'un chien! + +--Voilà , mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean. + +Roland s'écria en apercevant le jeune homme: + +--Tiens, te voilà , toi! Tu t'embêtes déjà dans ton logis. + +--Non, père, mais j'avais à causer avec maman ce matin. + +Jean s'avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur +ses doigts l'étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et +imprévue le crispa, l'émotion des séparations et des adieux sans espoir +de retour. + +Mme Roland demanda: + +--Pierre n'est pas arrivé? + +Son mari haussa les épaules: + +--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui. + +Elle se tourna vers Jean: + +--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ça le blesse quand on ne +l'attend pas. + +--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit. + +Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse d'un craintif qui va +se battre. + +Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit: + +--Entrez. + +Il entra. + +L'autre écrivait, penché sur sa table. + +--Bonjour, dit Jean. + +Pierre se leva. + +--Bonjour. + +Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'était passé. + +--Tu ne descends pas déjeuner? + +--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler. + +La voix de l'aîné tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce +qu'il allait faire. + +--On t'attend. + +--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère est en bas? ... + +--Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te chercher. + +--Ah! alors ... je descends. + +Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier; puis il +l'ouvrit d'un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à +table, face à face. + +Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, +et s'étant penché il lui tendit son front à baiser comme il faisait +depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis. +Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les +lèvres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, après ce +simulacre de caresse. + +Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après mon départ?» + +Jean répétait avec tendresse «mère» et «chère maman», prenait soin +d'elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu'ils +avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée! Jean +croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable? + +Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir dit l'horrible chose +l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la +bouche, l'empêchant de manger et de parler. + +Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de quitter +cette maison qui n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus +à lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur +l'heure, n'importe où, sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus +rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours malgré lui, rien +que par sa présence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un +insoutenable supplice. + +Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'écoutant pas, n'entendait +point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère +et prit garde au sens des paroles. + +Jean disait: + +--Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte On parle +de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois +prochain. + +Roland s'étonnait: + +--Déjà ! Je croyais qu'il ne serait pas en état de prendre la mer cet +été. + +--Pardon; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première +traversée ait lieu avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux de +la Compagnie et j'ai causé avec un des administrateurs. + +--Ah! ah! lequel? + +--M. Marchand, l'ami particulier du président du conseil +d'administration. + +--Tiens, tu le connais? + +--Oui. Et puis j'avais un petit service à lui demander. + +--Ah! alors tu me feras visiter en grand détail la _Lorraine_ dès +qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas? + +--Certainement, c'est très facile! + +Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une +introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie très +acceptable qu'on mène sur ces grands transatlantiques. On passe plus de +la moitié des mois à terre dans deux villes superbes, New-York et le +Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut même faire +là des connaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui, +très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les +économies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francs par an, +sinon plus ... + +Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, qui témoignaient d'un +profond respect pour la somme et pour le capitaine. + +Jean reprit: + +--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a +cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage, +chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins, +c'est très beau. + +Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le +comprit. + +Alors, après une hésitation, il demanda: + +--Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un +transatlantique? + +--Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections. + +Il y eut un long silence, puis le docteur reprit: + +--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_? + +--Oui, le sept. Et ils se turent. + +Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer +comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait +peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa +famille. Il avait dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant +il ne tendait plus la main devant sa mère! Il n'avait donc aucune +ressource, hors celle-là , aucun moyen de manger d'autre pain que le pain +de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre +toit. Il dit alors, en hésitant un peu: + +--Si je pouvais, je partirais volontiers là -dessus, moi. + +Jean demanda: + +--Pourquoi ne pourrais-tu pas? + +--Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique. + +Roland demeurait stupéfait: + +--Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils? + +Pierre murmura: + +--Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux +meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser +quelques milliers de francs pour m'établir ensuite. + +Son père, aussitôt, fut convaincu: + +--Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille +francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu'en penses-tu, Louise? + +Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible: + +--Je pense que Pierre a raison. + +Roland s'écria: + +--Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup! Il +est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la +Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des +vice-présidents. + +Jean demandait à son frère: + +--Veux-tu que je tâte aujourd'hui même M. Marchand? + +--Oui, je veux bien. + +Pierre reprit, après avoir songé quelques instants: + +--Le meilleur moyen serait peut-être encore d'écrire à mes maîtres de +l'Ecole de médecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent +sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des +professeurs Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la +chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il +suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au +conseil d'administration. + +Jean approuvait tout à fait: + +--Ton idée est excellente, excellente! + +Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable +de s'affliger longtemps. + +--Tu vas leur écrire aujourd'hui même, dit-il. + +--Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de café ce +matin, je suis trop nerveux. + +Il se leva et sortit. + +Alors Jean se tourna vers sa mère: + +--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais? + +--Rien ... Je ne sais pas. + +--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly? + +--Mais ... oui ... oui ... + +--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui. + +--Oui ... oui ... C'est vrai. + +--Pourquoi ça, indispensable?--demanda Roland, habitué d'ailleurs à ne +jamais comprendre ce qu'on disait devant lui. + +--Parce que je lui ai promis d'y aller. + +--Ah! très bien. C'est différent, alors. + +Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient +l'escalier pour prendre leurs chapeaux. + +Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda: + +--Veux-tu mon bras, maman? + +Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher côte +à côte. Elle accepta et s'appuya sur lui. + +Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit: + +--Tu vois que Pierre consent parfaitement à s'en aller. + +Elle murmura: + +--Le pauvre garçon! + +--Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera pas malheureux du tout sur +la _Lorraine_. + +--Non ... je sais bien, mais je pense à tant de choses. + +Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son +fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure +une longue et secrète pensée: + +--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on +est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard. + +Il dit, très bas: + +--Ne parle plus de ça, maman. + +--Est-ce possible? j'y pense tout le temps. + +--Tu oublieras. + +Elle se tut encore, puis, avec un regret profond: + +--Ah! comme j'aurais pu être heureuse en épousant un autre homme! + +A présent, elle s'exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur +sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect +commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son +malheur. C'était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle devait de +l'avoir trompé, d'avoir désespéré un de ses fils et fait à l'autre la +plus douloureuse confession dont pût saigner le coeur d'une mère. + +Elle murmura: «C'est si affreux pour une jeune fille d'épouser un mari +comme le mien.» Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont il avait +cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la notion confuse qu'il portait +depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l'ironie constante de son +frère, l'indifférence dédaigneuse des autres et jusqu'au mépris de la +bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu terrible de sa +mère. Il lui en coûtait moins d'être le fils d'un autre; et après +la grande secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas eu le +contre-coup de révolte, d'indignation et de colère redouté par Mme +Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de +se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse. + +Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly. + +Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d'une +grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait +toute la rade du Havre. + +En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre +les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle +devinait l'intention de sa démarche. + +Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert +de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient +quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles +représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait sur la +première la femme d'un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis +que disparaît à l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la +seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras en +regardant au loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer de vagues +invraisemblables, la barque de l'époux qui va sombrer. + +Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une +classe supérieure de la société. + +Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d'un grand paquebot +qui s'en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil mouillé de +larmes et de regrets. + +Qui a-t-elle laissé derrière elle? + +Puis, la même jeune femme assise près d'une fenêtre ouverte sur l'Océan +est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux +sur le tapis. + +Il est donc mort, quel désespoir! + +Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse +banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de +suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres +femmes, bien qu'on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus +distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû perdre +son fiancé! L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement vers ces +quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en écartait +que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre +expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il +se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné distingué à la +façon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une +sensation de propreté et de rectitude qu'accentuait encore le reste de +l'ameublement. + +Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns +contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs, +immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu'on avait envie +de les friper un peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait le +globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par +Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d'appartement. + +Les deux femmes en s'asseyant modifièrent un peu la place normale de +leurs chaises. + +--Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland. + +--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée. + +Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le +plaisir qu'elle avait pris à cette excursion et à cette pêche. + +--Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce matin mes salicoques. Elles +étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou +l'autre cette partie-là ... + +Le jeune homme l'interrompit: + +--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la première? + +--Comment ça? Mais il me semble qu'elle est finie. + +--Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin, une +pêche que je veux aussi rapporter chez moi. + +Elle prit un air naïf et malin: + +--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouvé? + +--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas +changé d'avis ce matin. + +Elle se mit à sourire: + +--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi. + +Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber +la sienne d'un geste vif et résolu. Et il demanda: + +--Le plus tôt possible, n'est-ce pas? + +--Quand vous voudrez. + +--Six semaines? + +--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mère? + +Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique: + +--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien +voulu Jean, car vous le rendrez très heureux. + +--On fera ce qu'on pourra, maman. + +Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et, +prenant à pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant; +et sous cette caresse nouvelle une émotion puissante gonfla le coeur +malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle éprouvait. +C'était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand +fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille. + +Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se +prirent les mains, et restèrent ainsi, se regardant et se souriant, +tandis que Jean semblait presque oublié d'elles. + +Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer +pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly +parut soudain se souvenir d'un détail et demanda: + +--Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce pas? + +La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut +la mère qui répondit: + +--Oh! non, c'est inutile! + +Puis elle hésita, sentant qu'une explication était nécessaire, et elle +reprit: + +--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que +nous avons décidé. + +Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, +car le bonhomme comptait si peu. + +Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils: + +--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer. + +Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'épouvante de sa maison. + +Ils entrèrent chez Jean. + +Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un gros +soupir comme si cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au lieu de +se reposer, comme elle l'avait dit, elle commença à ouvrir les +armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et +des chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour chercher des +arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son oeil de +ménagère; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les +serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales, +divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge +de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre, +et elle dit: + +--Jean, viens donc voir comme c'est joli. + +Il se leva et admira pour lui faire plaisir. + +Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha de son fauteuil à pas +légers, par derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle +l'embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un +papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main. + +Il demanda: + +--Qu'est-ce que c'est? + +Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du +cadre: + +--Donne! dit-il. + +Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. +Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant +l'appartement, alla l'enfermer à double tour, dans le tiroir de son +bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses +yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante: + +--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. +Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me +rendre compte. + + + +IX + + +Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Rémusot, +Flache et Borriquel, écrites dans les termes les plus flatteurs pour le +Mme Pierre Roland, leur élève, avaient été soumises par M. Marchand au +conseil de la Compagnie transatlantique, appuyées par MM. Poulin, juge +au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au +maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire. + +Il se trouvait que le médecin de la _Lorraine_ n'était pas encore +désigné, et Pierre eut la chance d'être nommé en quelques jours. + +Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par la bonne Joséphine, un +matin, comme il finissait sa toilette. + +Sa première émotion fut celle du condamné à mort à qui on annonce sa +peine commuée; et il sentit immédiatement sa souffrance adoucie un peu +par la pensée de ce départ et de cette vie calme, toujours bercée par +l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante. + +Il vivait maintenant dans la maison paternelle en étranger muet et +réservé. Depuis le soir où il avait laissé s'échapper devant son frère +l'infâme secret découvert par lui, il sentait qu'il avait brisé les +dernières attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir +dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, méchant, et +cependant il était soulagé d'avoir parlé. + +Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mère ou le regard de son +frère. Leurs yeux pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante +et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se +demandait: «Qu'a-t-elle pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle nié? +Que croit mon frère? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?» Il +ne devinait pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque plus +d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'éviter ses questions. + +Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa nomination, il la présenta, +le jour même, à sa famille. Son père, qui avait une grande tendance à se +réjouir de tout, battit des mains. Jean répondit d'un ton sérieux, mais +l'âme pleine de joie: + +--Je te félicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait +beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes +professeurs. + +Et sa mère baissa la tête en murmurant: + +--Je suis bien heureuse que tu aies réussi. + +Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se +renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du médecin de la +_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer près de +lui de tous les détails de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y +devait rencontrer. + +Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il fut reçu dans une +petite chambre de paquebot par un jeune homme à barbe blonde qui +ressemblait à son frère. Ils causèrent longtemps. + +On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense bâtiment une +grande agitation confuse et continue, où la chute des marchandises +entassées dans les cales se mêlait aux pas, aux voix, au mouvement des +machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres et à la +rumeur des chaînes traînées ou enroulées sur les treuils par l'haleine +rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros +navire. + +Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue et se retrouva dans la rue, +une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces +brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent +dans leur épaisseur insaisissable quelque chose de mystérieux et d'impur +comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines. + +En ses heures de plus grande souffrance il ne s'était jamais senti +plongé ainsi dans un cloaque de misère. C'est que la dernière déchirure +était faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de son coeur les +racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas éprouvé encore cette +détresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir. + +Ce n'était plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement +d'une bête sans abri, une angoisse matérielle d'être errant qui n'a plus +de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales +du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant +dans cette chambrette balancée sur les vagues, la chair de l'homme qui +a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'était révoltée +contre l'insécurité de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle +s'était sentie protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé dans la +terre qui le tient, et par la certitude du repos à la même place, sous +le toit qui résiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver +dans la chaleur du logis fermé deviendrait un danger et une constante +souffrance. + +Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et +engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se +perdre par les chemins, mais quelques mètres de planches pour marcher +comme un condamné au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de +jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans +cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il +faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner +aux bords de la couchette étroite pour ne point rouler par terre. Les +jours de calme il entendrait la trépidation ronflante de l'hélice et +sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, régulière, +exaspérante. + +Et il se trouvait condamné à cette vie de forçat vagabond, uniquement +parce que sa mère s'était livrée aux caresses d'un homme. + +Il allait devant lui, défaillant à présent sous la mélancolie désolée +des gens qui vont s'expatrier. + +Il ne se sentait plus au coeur ce mépris hautain, cette haine +dédaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur +parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'être écouté et +consolé. C'était, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va +tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de +son départ. + +Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour +ressentir une vraie et poignante émotion; et le docteur se décida tout +de suite à l'aller voir. + +Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres +au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa +besogne: + +--On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il. + +Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à entreprendre des démarches +nombreuses, sans en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant: + +--Eh bien! les affaires vont-elles? + +Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence était terrible, le +malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait +vendre que des médicaments à bon marché; et les médecins n'y ordonnaient +point ces remèdes rares et compliqués sur lesquels on gagne cinq cents +pour cent. Le bonhomme conclut: + +--Si ça dure encore trois mois comme ça, il faudra fermer boutique. Si +je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais déjà mis à +cirer des bottes. + +Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida brusquement à porter +le coup, puisqu'il le fallait: + +--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous être d'aucun secours. Je +quitte le Havre au commencement du mois prochain. + +Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion fut vive: + +--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là ? + +--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami. + +Le vieux demeurait atterré, sentant crouler son dernier espoir, et il se +révolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui +il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi. + +Il bredouilla: + +--Mais vous n'allez pas me trahir à votre tour, vous? + +Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser: + +--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouvé à me caser ici et je +pars comme médecin sur un paquebot transatlantique. + +--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider à vivre! + +--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. Je n'ai pas un sou de +fortune. + +Marowsko répétait: + +--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'à mourir de +faim, moi. À mon âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre +vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal. + +Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il +n'avait pu faire autrement; le Polonais n'écoutait point, révolté de +cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute à des +événements politiques: + +--Vous autres Français, vous ne tenez pas vos promesses. + +Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et le prenant d'un peu haut: + +--Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour se décider à ce que j'ai fait, +il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. +J'espère que je vous retrouverai plus raisonnable. + +Et il sortit. + +--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincère. + +Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il +avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages défilant +dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait +soupçonner sa mère. + +Il hésita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain, +se décidant, il pensa: «Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta +pour retrouver sa rue. + +La brasserie était, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de +fumée. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'était un jour +de fête, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-même servait, +courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant +pleins de mousse. + +Quand Pierre eut trouvé une place, non loin du comptoir, il attendit, +espérant que la bonne le verrait et le reconnaîtrait. + +Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant +menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil. + +Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. Elle accourut: + +--Que désirez-vous, Monsieur? + +Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des +consommations servies. + +--Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit bonjour à ses amis? + +Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressée: + +--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps +aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez? + +--Oui, un bock. + +Quand elle l'apporta, il reprit: + +--Je viens te faire mes adieux. Je pars. + +Elle répondit avec indifférence: + +--Ah bah! Où allez-vous? + +--En Amérique. + +--On dit que c'est un beau pays. + +Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien malavisé pour lui parler +ce jour-là . Il y avait trop de monde au café! + +Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetée il vit la +_Perle_ qui rentrait portant son père et le capitaine Beausire. Le +matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis à l'arrière, fumaient +leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les +voyant passer: «Bienheureux les simples d'esprit.» + +Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tâcher de s'engourdir +dans une somnolence de brute. + +Quand il rentra, le soir, à la maison, sa mère lui dit, sans oser lever +les yeux sur lui: + +--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu +embarrassée. Je t'ai commandé tantôt ton linge de corps et j'ai passé +chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de +choses que je ne connais pas, peut-être? + +Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de rien.» Mais il songea qu'il lui +fallait au moins accepter de quoi se vêtir décemment, et ce fut d'un ton +très calme qu'il répondit: + +--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai à la Compagnie. + +Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa +mère, en la recevant de ses mains, le regarda pour la première fois +depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si +humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui +demandent grâce. + +Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au +port du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de +New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine +flottante où serait désormais emprisonnée sa vie. + +Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mère qui +l'attendait et qui murmura d'une voix à peine intelligible. + +--Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer sur ce bateau? + +--Non, merci, tout est fini. + +Elle murmura: + +--Je désire tant voir ta chambrette. + +--Ce n'est pas la peine. C'est très laid et très petit. + +Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême. + +Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-là même, ne parla +pendant le dîner que de ce magnifique navire et s'étonna beaucoup que +sa femme n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait +s'embarquer dessus. + +Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent. +Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter +tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain très +changé, très adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant +d'aller coucher à bord pour la première fois: + +--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau? + +Roland s'écria: + +--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise? + +--Mais certainement, dit-elle tout bas. + +Pierre reprit: + +--Nous partons à onze heures juste. Il faut être là -bas à neuf heures et +demie au plus tard. + +--Tiens! s'écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien +vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des +jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise? + +--Oui, certainement. + +Roland reprit: + +--De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre +le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais +reconnaître les siens dans le tas. Ça te va? + +--Mais oui, ça me va. C'est entendu. + +Une heure plus tard il était étendu dans son petit lit marin, étroit et +long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant +à tout ce qui s'était passé depuis deux mois dans sa vie, et surtout +dans son âme. À force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, +sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, comme une lame +émoussée. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un +et de quoi que ce fût, et il laissait aller sa révolte à vau-l'eau à la +façon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las +de frapper, las de détester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et +tâchait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le +sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du +navire, bruits légers, à peine perceptibles en cette nuit calme du port; +et de sa blessure jusque-là si cruelle il ne sentait plus aussi que les +tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent. + +Il avait dormi profondément quand le mouvement des matelots le tira de +son repos. Il faisait jour, le train de marée arrivait au quai amenant +les voyageurs de Paris. + +Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affairés, inquiets, +cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se répondant au +hasard, dans l'effarement du voyage commencé. Après qu'il eut salué le +capitaine et serré la main de son compagnon le commissaire du bord, il +entra dans le salon où quelques Anglais sommeillaient déjà dans les +coins. La grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés de filets d'or +prolongeait indéfiniment dans les glaces la perspective de ses longues +tables flanquées de deux lignes illimitées de sièges tournants, en +velours grenat. C'était bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où +devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son +luxe opulent était celui des grands hôtels, des théâtres, des +lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des +millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire +réservée à la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarqué +la veille au soir un grand troupeau d'émigrants, et il descendit dans +l'entrepont. En y pénétrant, il fut saisi par une odeur nauséabonde +d'humanité pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus écoeurante +que celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, dans une sorte de +souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut +des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants étendus sur des planches +superposées ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point +les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette +foule de misérables vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant avec +une femme maigre et des enfants exténués pour une terre inconnue, où ils +espéraient ne point mourir de faim, peut-être. + +Et songeant au travail passé, au travail perdu, aux efforts stériles, à +la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée +par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir où, cette +existence d'abominable misère, le docteur eut envie de leur crier: «Mais +foutez-vous donc à l'eau avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur +fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, ne pouvant supporter +leur vue. + +Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l'attendaient déjà dans sa +cabine. + +--Si tôt, dit-il. + +--Oui, répondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le +temps de te voir un peu. + +Il la regarda. Elle était en noir, comme si elle eût porté un deuil, et +il s'aperçut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier, +devenaient tout blancs à présent. + +Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre personnes dans sa petite +demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restée ouverte on voyait +passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fête, car +tous les amis des embarqués et une armée de simples curieux avaient +envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les +salons, partout, et des têtes s'avançaient jusque dans la chambre tandis +que des voix murmuraient au dehors: «C'est l'appartement du docteur.» + +Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il se sentit enfermé avec les +siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait +leur gêne et leur silence. + +Mme Rosémilly voulut enfin parler: + +--Il vient bien peu d'air par ces petites fenêtres, dit-elle. + +--C'est un hublot, répondit Pierre. + +Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre capable de résister aux +chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le système de +fermeture. Roland à son tour demanda: + +--Tu as ici même la pharmacie? + +Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliothèque de fioles qui +portaient des noms latins sur des carrés de papier blanc. + +Il en prit une pour énumérer les propriétés de la matière qu'elle +contenait, puis une seconde, puis une troisième, et il fit un vrai cours +de thérapeutique qu'on semblait écouter avec grande attention. + +Roland répétait en remuant la tête: + +--Est-ce intéressant cela! + +On frappa doucement contre la porte. + +--Entrez! cria Pierre. + +Et le capitaine Beausire parut. + +Il dit, en tendant la main: + +--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gêner vos épanchements. + +Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommença. + +Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. Des commandements lui +parvenaient à travers la cloison, et il annonça: + +--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la +_Perle_ pour vous voir encore à la sortie, et vous dire adieu en +pleine mer. + +Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la +_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement: + +--Allons, adieu, mon garçon. + +Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte. + +Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baissés, très pâle. + +Sou mari lui toucha le bras: + +--Allons, dépêchons-nous, nous n'avons pas une minute à perdre. + +Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une après +l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot. +Puis il serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son frère en lui +demandant: + +--À quand ton mariage? + +--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coïncider avec un de +tes voyages. + +Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombré +de public, de porteurs de paquets et de marins. + +La vapeur ronflait dans le ventre énorme du navire qui semblait frémir +d'impatience. + +--Adieu, dit Roland toujours pressé. + +--Adieu, répondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois +qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai. + +Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'éloigna. + +--Vite, vite, en voiture! criait le père. + +Un fiacre les attendait qui les conduisit à l'avant-port où Papagris +tenait la _Perle_ toute prête à prendre le large. + +Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de ces jours secs et calmes +d'automne, où la mer polie semble froide et dure comme de l'acier. + +Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent à +ramer. Sur le brise-lames, sur les jetées, jusque sur les parapets +de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la +_Lorraine_. + +La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientôt hors +du môle. + +Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et +il disait: + +--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais là , +juste. + +Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin +possible. Tout à coup Roland s'écria: + +--La voilà . J'aperçois sa mâture et ses deux cheminées. Elle sort du +bassin. + +--Hardi! les enfants, répétait Beausire. + +Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux. + +Roland était debout, cramponné au mât; il annonçait: + +--En ce moment elle évolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus... +Elle se remet en mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... Elle +marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetées!... Entendez-vous la +foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je +vois son avant maintenant... la voilà , la voilà ... Nom de Dieu, quel +bateau! Nom de Dieu! regardez donc!... + +Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; les deux hommes cessèrent de +ramer; seule Mme Roland ne remua point. + +L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avait l'air, +devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port. +Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres, +emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier: «Vive la +_Lorraine_!» acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet +enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus +belle fille. + +Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit passage enfermé entre deux +murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et +elle partit toute seule comme un énorme monstre courant sur l'eau. + +--La voilà ... la voilà !... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur +nous. + +Et Beausire, radieux, répétait: + +--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur +route? + +Jean, tout bas, dit à sa mère: + +--Regarde, maman, elle approche. + +Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés par les larmes. + +La _Lorraine_ arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du +port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée, +annonça: + +--Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout seul, bien en vue. +Attention! + +Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, +passait presque à toucher la _Perle_. + +Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit +son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui +jetait à deux mains des baisers d'adieu. + +Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit, +effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle +s'efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus. + +Jean lui avait pris la main: + +--Tu as vu? dit-il. + +--Oui, j'ai vu. Comme il est bon! + +Et on retourna vers la ville. + +--Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec une conviction enthousiaste. + +Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eût +fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer +à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce +bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait +plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait +que la moitié de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi +que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait +jamais plus son enfant. + +--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant +un mois? + +Elle balbutia: + +--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal. + +Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite +pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme +Rosémilly, et Roland dit à sa femme: + +--Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean. + +--Oui, répondit la mère. + +Et comme elle avait l'âme trop troublée pour songer à ce qu'elle disait, +elle ajouta: + +--Je suis bien heureuse qu'il épouse Mme Rosémilly. + +Le bonhomme fut stupéfait: + +--Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly? + +--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui même. + +--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette +affaire-là ? + +--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d'être +agréé par elle avant de te consulter. + +Roland se frottait les mains: + +--Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument. + +Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François Ier, +sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur +la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumée grise, si +lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume. + + +FIN + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 *** diff --git a/11131-h/11131-h.htm b/11131-h/11131-h.htm new file mode 100644 index 0000000..f1e9178 --- /dev/null +++ b/11131-h/11131-h.htm @@ -0,0 +1,8553 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" + content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>Pierre et Jean</title> + <meta name="author" content="Guy de Maupassant"> + +<STYLE TYPE="text/css"> +H1 {font-size: 24pt; font-family: serif; text-align: center;} +H2 {font-size: 18pt; font-family: serif; text-align: center;} +H3 {font size:16pt; font-family: serif; text-align: center;} +p {font size:14pt; font-family: serif; text-align: justify} +p.STDIT {font size:14pt; font-family: serif; font-style: italic;} +p.FTNOTE {font size:12pt; font-family: sans-serif; text-align: justify} +</STYLE> +</head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 ***</div> + +<h1>PIERRE & JEAN</h1> + +<h2>GUY DE MAUPASSANT</h2> + + + + + + + + + + +<h3>«LE ROMAN»</h3> + + +<p>Je n'ai point l'intention de plaider ici pour +le petit roman qui suit. Tout au contraire +les idées que je vais essayer de faire comprendre +entraîneraient plutôt la critique +du genre d'étude psychologique que j'ai +entrepris dans <i>Pierre et Jean</i>.</p> + +<p>Je veux m'occuper du Roman en général.</p> + +<p>Je ne suis pas le seul à qui le même reproche +soit adressé par les mêmes critiques, +chaque fois que paraît un livre nouveau.</p> + +<p>Au milieu de phrases élogieuses, je trouve +régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes:</p> + +<p>—Le plus grand défaut de cette oeuvre +c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement +parler.</p> + +<p>On pourrait répondre par le même argument.</p> + +<p>—Le plus grand défaut de l'écrivain qui +me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il +n'est pas un critique.</p> + +<p>Quels sont en effet les caractères essentiels +du critique?</p> + +<p>Il faut que, sans parti pris, sans opinions +préconçues, sans idées d'école, sans attaches +avec aucune famille d'artistes, il comprenne, +distingue et explique toutes les +tendances les plus opposées, les tempéraments +les plus contraires, et admette les +recherches d'art les plus diverses.</p> + +<p>Or, le critique qui, après <i>Manon Lescaut, +Paul et Virginie, Don Quichotte, les Liaisons +dangereuses, Werther, les Affinités électives, +Clarisse Harlowe, Émile, Candide, +Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires, +Mauprat, le Père Goriot, la Cousine +Bette, Colomba, le Rouge et le Noir, +Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de +Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, +M. de Camors, l'Assommoir, Sapho</i>, etc., +ose encore écrire: «Ceci est un roman et +cela n'en est pas un», me paraît doué d'une +perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.</p> + +<p>Généralement ce critique entend par roman +une aventure plus ou moins vraisemblable, +arrangée à la façon d'une pièce de +théâtre en trois actes dont le premier contient +l'exposition, le second l'action et le +troisième le dénouement.</p> + +<p>Cette manière de composer est absolument +admissible à la condition qu'on acceptera +également toutes les autres.</p> + +<p>Existe-t-il des règles pour faire un roman, +en dehors desquelles une histoire écrite devrait +porter un autre nom?</p> + +<p>Si <i>Don Quichotte</i> est un roman, le <i>Rouge +et le Noir</i> en est-il un autre? Si <i>Monte-Cristo</i> +est un roman, <i>l'Assommoir</i> en est-il +un? Peut-on établir une comparaison +entre les <i>Affinités électives</i> de Goethe, les +<i>Trois Mousquetaires</i> de Dumas, <i>Madame Bovary</i> +de Flaubert, <i>M. de Camors</i> de M.O. +Feuillet et <i>Germinal</i> de M. Zola? Laquelle +de ces oeuvres est un roman? Quelles sont +ces fameuses règles? D'où viennent-elles? +Qui les a établies? En vertu de quel principe, +de quelle autorité et de quels raisonnements?</p> + +<p>Il semble cependant que ces critiques +savent d'une façon certaine, indubitable, +ce qui constitue un roman et ce qui le distingue +d'un autre, qui n'en est pas un. Cela +signifie tout simplement, que, sans être des +producteurs, ils sont enrégimentés dans une +école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers +eux-mêmes, toutes les oeuvres +conçues et exécutées en dehors de leur +esthétique.</p> + +<p>Un critique intelligent devrait, au contraire, +rechercher tout ce qui ressemble le +moins aux romans déjà faits, et pousser +autant que possible les jeunes gens à tenter +des voies nouvelles.</p> + +<p>Tous les écrivains, Victor Hugo comme +M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit +absolu, droit indiscutable, de composer, +c'est-à -dire d'imaginer ou d'observer, suivant +leur conception personnelle de l'art. Le +talent provient de l'originalité, qui est une +manière spéciale de penser, de voir, de comprendre +et de juger. Or, le critique qui prétend +définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en +fait d'après les romans qu'il aime, et établir +certaines règles invariables de composition, +luttera toujours contre un tempérament d'artiste +apportant une manière nouvelle. Un critique, +qui mériterait absolument ce nom, ne +devrait être qu'un analyste sans tendances, +sans préférences, sans passions, et, comme +un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur +artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. +Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber +assez complètement sa personnalité +pour qu'il puisse découvrir et vanter les +livres même qu'il n'aime pas comme homme +et qu'il doit comprendre comme juge.</p> + +<p>Mais la plupart des critiques ne sont, en +somme, que des lecteurs, d'où il résulte +qu'ils nous gourmandent presque toujours +à faux ou qu'ils nous complimentent sans +réserve et sans mesure.</p> + +<p>Le lecteur, qui cherche uniquement dans +un livre à satisfaire la tendance naturelle de +son esprit, demande à l'écrivain de répondre +à son goût prédominant, et il qualifie invariablement +de remarquable ou de <i>bien écrit</i>, +l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination +idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse +ou positive.</p> + +<p>En somme, le public est composé de +groupes nombreux qui nous crient:</p> + +<p>—Consolez-moi.</p> + +<p>—Amusez-moi.</p> + +<p>—Attristez-moi.</p> + +<p>—Attendrissez-moi.</p> + +<p>—Faites-moi rêver.</p> + +<p>—Faites-moi rire.</p> + +<p>—Faites-moi frémir.</p> + +<p>—Faites-moi pleurer.</p> + +<p>—Faites-moi penser.</p> + +<p>Seuls, quelques esprits d'élite demandent +à l'artiste:</p> + +<p>—Faites-moi quelque chose de beau, +dans la forme qui vous conviendra le +mieux, suivant votre tempérament.</p> + +<p>L'artiste essaie, réussit ou échoue.</p> + +<p>Le critique ne doit apprécier le résultat +que suivant la nature de l'effort; et il n'a +pas le droit de se préoccuper des tendances.</p> + +<p>Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra +toujours le répéter.</p> + +<p>Donc, après les écoles littéraires qui ont +voulu nous donner une vision déformée, +surhumaine, poétique, attendrissante, charmante +ou superbe de la vie, est venue une +école réaliste ou naturaliste qui a prétendu +nous montrer la vérité, rien que la vérité +et toute la vérité.</p> + +<p>Il faut admettre avec un égal intérêt ces +théories d'art si différentes et juger les +oeuvres qu'elles produisent, uniquement au +point de vue de leur valeur artistique en +acceptant <i>a priori</i> les idées générales d'où +elles sont nées.</p> + +<p>Contester le droit d'un écrivain de faire +une oeuvre poétique ou une oeuvre réaliste, +c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament, +récuser son originalité, ne pas +lui permettre de se servir de l'oeil et de +l'intelligence que la nature lui a donnés.</p> + +<p>Lui reprocher de voir les choses belles +ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou +sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé +de telle ou telle façon et de ne pas avoir +une vision concordant avec la nôtre.</p> + +<p>Laissons-le libre de comprendre, d'observer, +de concevoir comme il lui plaira, pourvu +qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement +exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui +que son rêve est médiocre, banal, pas +assez fou ou magnifique. Mais si nous +jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi +la vérité dans la vie diffère de la vérité dans +son livre.</p> + +<p>Il est évident que des écoles si différentes +ont dû employer des procédés de composition +absolument opposés.</p> + +<p>Le romancier qui transforme la vérité +constante, brutale et déplaisante, pour en +tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, +doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, +manipuler les événements à son +gré, les préparer et les arranger pour plaire +au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le +plan de son roman n'est qu'une série de +combinaisons ingénieuses conduisant avec +adresse au dénouement. Les incidents sont +disposés et gradués vers le point culminant +et l'effet de la fin, qui est un événement capital +et décisif, satisfaisant toutes les curiosités +éveillées au début, mettant une barrière +à l'intérêt, et terminant si complètement +l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir +ce que deviendront, le lendemain, les +personnages les plus attachants.</p> + +<p>Le romancier, au contraire, qui prétend +nous donner une image exacte delà vie, doit +éviter avec soin tout enchaînement d'événements +qui paraîtrait exceptionnel. Son +but n'est point de nous raconter une histoire, +de nous amuser ou de nous attendrir, +mais de nous forcer à penser, à comprendre +le sens profond et caché des événements. A +force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, +les choses, les faits et les hommes +d'une certaine façon qui lui est propre et +qui résulte de l'ensemble de ses observations +réfléchies. C'est cette vision personnelle du +monde qu'il cherche à nous communiquer +en la reproduisant dans un livre. Pour nous +émouvoir, comme il l'a été lui-même par le +spectacle de la vie, il doit la reproduire +devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. +Il devra donc composer son +oeuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, +et d'apparence si simple, qu'il soit +impossible d'en apercevoir et d'en indiquer +le plan, de découvrir ses intentions.</p> + +<p>Au lieu de machiner une aventure et de +la dérouler de façon à la rendre intéressante +jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses +personnages à une certaine période de leur +existence et les conduira, par des transitions +naturelles, jusqu'à la période suivante. Il +montrera de cette façon, tantôt comment +les esprits se modifient sous l'influence des +circonstances environnantes, tantôt comment +se développent les sentiments et les +passions, comment on s'aime, comment on +se hait, comment on se combat dans tous +les milieux sociaux, comment luttent les +intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les +intérêts de famille, les intérêts politiques.</p> + +<p>L'habileté de son plan ne consistera donc +point dans l'émotion ou dans le charme, +dans un début attachant ou dans une catastrophe +émouvante, mais dans le groupement +adroit de petits faits constants d'où +se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il +fait tenir dans trois cents pages dix ans +d'une vie pour montrer quelle a été, au +milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, +sa signification particulière et bien caractéristique, +il devra savoir éliminer, parmi +les menus événements innombrables et +quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, +et mettre en lumière, d'une façon spéciale, +tous ceux qui seraient demeurés inaperçus +pour des observateurs peu clairvoyants et qui +donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.</p> + +<p>On comprend qu'une semblable manière +de composer, si différente de l'ancien procédé +visible à tous les yeux, déroute souvent +les critiques, et qu'ils ne découvrent +pas tous les fils si minces, si secrets, presque +invisibles, employés par certains artistes +modernes à la place de la ficelle unique +qui avait nom: l'Intrigue.</p> + +<p>En somme, si le Romancier d'hier choisissait +et racontait les crises de la vie, les +états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier +d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur, +de l'âme et de l'intelligence à l'état normal. +Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à -dire +l'émotion de la simple réalité et pour +dégager l'enseignement artistique qu'il en +veut tirer, c'est-à -dire la révélation de ce +qu'est véritablement l'homme contemporain +devant ses yeux, il devra n'employer que des +faits d'une vérité irrécusable et constante.</p> + +<p>Mais en se plaçant au point de vue même +de ces artistes réalistes, on doit discuter et +contester leur théorie qui semble pouvoir +être résumée par ces mots: «Rien que la +vérité et toute la vérité.»</p> + +<p>Leur intention étant de dégager la philosophie +de certains faits constants et courants, +ils devront souvent corriger les événements +au profit de la vraisemblance et au +détriment de la vérité, car:</p> + +<p>Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.</p> + +<p>Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, +non pas à nous montrer la photographie banale +de la vie, mais à nous en donner la vision +plus complète, plus saisissante, plus +probante que la réalité même.</p> + +<p>Raconter tout serait impossible, car il faudrait +alors un volume au moins par journée, +pour énumérer les multitudes d'incidents +insignifiants qui emplissent notre existence. +Un choix s'impose donc,—ce qui estime +première atteinte à la théorie de toute la +vérité.</p> + +<p>La vie, en outre, est composée des choses +les plus différentes, les plus imprévues, +les plus contraires, les plus disparates; elle +est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine +de catastrophes inexplicables, illogiques et +contradictoires qui doivent être classées au +chapitre <i>faits divers</i>.</p> + +<p>Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son +thème, ne prendra dans cette vie encombrée +de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera +tout le reste, tout l'à -côté.</p> + +<p>Un exemple entre mille:</p> + +<p>Le nombre des gens qui meurent chaque +jour par accident est considérable sur la +terre. Mais pouvons-nous faire tomber une +tuile sur la tête d'un personnage principal, +ou le jeter sous les roues d'une voiture, au +milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut +faire la part de l'accident?</p> + +<p>La vie encore laisse tout au même plan, +précipite les faits ou les traîne indéfiniment. +L'art, au contraire, consiste à user de précautions +et de préparations, à ménager des +transitions savantes et dissimulées, à mettre +en pleine lumière, par la seule adresse de +la composition, les événements essentiels et +à donner à tous les autres le degré de relief +qui leur convient, suivant leur importance, +pour produire la sensation profonde de la +vérité spéciale qu'on veut montrer.</p> + +<p>Faire vrai consiste donc à donner l'illusion +complète du vrai, suivant la logique +ordinaire des faits, et non à les transcrire +servilement dans le pêle-mêle de leur succession.</p> + +<p>J'en conclus que les Réalistes de talent +devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes.</p> + +<p>Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la +réalité puisque nous portons chacun la nôtre +dans notre pensée et dans nos organes. Nos +yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût +différents créent autant de vérités qu'il y a +d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui +reçoivent les instructions de ces organes, +diversement impressionnés, comprennent, +analysent et jugent comme si chacun de +nous appartenait à une autre race.</p> + +<p>Chacun de nous se fait donc simplement +une illusion du monde, illusion poétique, +sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou +lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a +d'autre mission que de reproduire fidèlement +cette illusion avec tous les procédés +d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.</p> + +<p>Illusion du beau qui est une convention +humaine! Illusion du laid qui est une opinion +changeante! Illusion du vrai jamais +immuable! Illusion de l'ignoble qui attire +tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux +qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.</p> + +<p>Ne nous fâchons donc contre aucune théorie +puisque chacune d'elles est simplement +l'expression généralisée d'un tempérament +qui s'analyse.</p> + +<p>Il en est deux surtout qu'on a souvent +discutées en les opposant l'une à l'autre au +lieu de les admettre l'une et l'autre, celle +du roman d'analyse pure et celle du roman +objectif. Les partisans de l'analyse demandent +que l'écrivain s'attache à indiquer les +moindres évolutions d'un esprit et tous les +mobiles les plus secrets qui déterminent nos +actions, en n'accordant au fait lui-même +qu'une importance très secondaire. Il est +le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte +du roman. Il faudrait donc, d'après eux, +écrire ces oeuvres précises et rêvées où l'imagination +se confond avec l'observation, à la +manière d'un philosophe composant un livre +de psychologie, exposer les causes en les +prenant aux origines les plus lointaines, dire +tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner +toutes les réactions de l'âme agissant +sous l'impulsion des intérêts, des passions +ou des instincts.</p> + +<p>Les partisans de l'objectivité, (quel vilain +mot!) prétendant, au contraire, nous donner +la représentation exacte de ce qui a lieu dans +la vie, évitent avec soin toute explication +compliquée, toute dissertation sur les motifs, +et se bornent à faire passer sous nos yeux +les personnages et les événements.</p> + +<p>Pour eux, la psychologie doit être cachée +dans le livre comme elle est cachée +en réalité sous les faits dans l'existence.</p> + +<p>Le roman conçu de cette manière y gagne +de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de +la couleur, de la vie remuante.</p> + +<p>Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état +d'esprit d'un personnage, les écrivains +objectifs cherchent l'action ou le geste que +cet état d'âme doit faire accomplir fatalement +à cet homme dans une situation déterminée. +Et ils le font se conduire de telle +manière, d'un bout à l'autre du volume, +que tous ses actes, tous ses mouvements, +soient le reflet de sa nature intime, de toutes +ses pensées, de toutes ses volontés ou de +toutes ses hésitations. Ils cachent donc la +psychologie au lieu de l'étaler, ils en font +la carcasse de l'oeuvre, comme l'ossature +invisible est la carcasse du corps humain. +Le peintre qui fait notre portrait ne montre +pas notre squelette.</p> + +<p>Il me semble aussi que le roman exécuté +de cette façon y gagne en sincérité. Il est +d'abord plus vraisemblable, car les gens +que nous voyons agir autour de nous ne +nous racontent point les mobiles auxquels +ils obéissent.</p> + +<p>Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, +à force d'observer les hommes, nous pouvons +déterminer leur nature assez exactement +pour prévoir leur manière d'être dans +presque toutes les circonstances, si nous +pouvons dire avec précision: «Tel homme +de tel tempérament, dans tel cas, fera +ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions +déterminer, une à une, toutes les +secrètes évolutions de sa pensée qui n'est +pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations +de ses instincts qui ne sont pas +pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses +de sa nature dont les organes, les nerfs, +le sang, la chair, sont différents des nôtres.</p> + +<p>Quel que soit le génie d'un homme faible, +doux, sans passions, aimant uniquement la +science et le travail, jamais il ne pourra se +transporter assez complètement dans l'âme +et dans le corps d'un gaillard exubérant, +sensuel, violent, soulevé par tous les désirs +et même par tous les vices, pour comprendre +et indiquer les impulsions et les sensations +les plus intimes de cet être si différent, alors +même qu'il peut fort bien prévoir et raconter +tous les actes de sa vie.</p> + +<p>En somme, celui qui fait de la psychologie +pure ne peut que se substituer à tous +ses personnages dans les différentes situations +où il les place, car il lui est impossible +de changer ses organes, qui sont les +seuls intermédiaires entre la vie extérieure +et nous, qui nous imposent leurs perceptions, +déterminent notre sensibilité, créent en +nous une âme essentiellement différente de +toutes celles qui nous entourent. Notre vision, +notre connaissance du monde acquise +par le secours de nos sens, nos idées sur +la vie, nous ne pouvons que les transporter +en partie dans tous les personnages dont +nous prétendons dévoiler l'être intime et +inconnu. C'est donc toujours nous que nous +montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, +d'un voleur ou d'un honnête homme, +d'une courtisane, d'une religieuse, d'une +jeune fille ou d'une marchande aux halles, +car nous sommes obligés de nous poser +ainsi le problème: «Si <i>j'</i>étais roi, assassin, +voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou +marchande aux halles, qu'est-ce que <i>je</i> +ferais, qu'est-ce que <i>je</i> penserais, comment +est-ce que <i>j'</i>agirais?» Nous ne diversifions +donc nos personnages qu'en changeant +l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les +circonstances de la vie de notre <i>moi</i> que la +nature a entouré d'une barrière d'organes +infranchissable.</p> + +<p>L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître +ce <i>moi</i> par le lecteur sous tous les +masques divers qui nous servent à le cacher.</p> + +<p>Mais si, au seul point de vue de la complète +exactitude, la pure analyse psychologique +est contestable, elle peut cependant +nous donner des oeuvres d'art aussi belles +que toutes les autres méthodes de travail.</p> + +<p>Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi +pas? Leur rêve d'artistes est respectable; +et ils ont cela de particulièrement +intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament +l'extrême difficulté de l'art.</p> + +<p>Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, +bien outrecuidant ou bien sot, pour +écrire encore aujourd'hui! Après tant de +maîtres aux natures si variées, au génie si +multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été +fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? +Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit +une page, une phrase qui ne se trouve déjà , +à peu près pareille, quelque part. Quand +nous lisons, nous, si saturés d'écriture française +que notre corps entier nous donne l'impression +d'être une pâte faite avec des mots, +trouvons-nous jamais une ligne, une pensée +qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons +eu, au moins, le confus pressentiment?</p> + +<p>L'homme qui cherche seulement à amuser +son public par des moyens déjà connus, +écrit avec confiance, dans la candeur de sa +médiocrité, des oeuvres destinées à la foule +ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur qui +pèsent tous les siècles de la littérature +passée, ceux que rien ne satisfait, que tout +dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui +tout semble défloré déjà , à qui leur oeuvre +donne toujours l'impression d'un travail +inutile et commun, en arrivent à juger l'art +littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, +que nous dévoilent à peine quelques +pages des plus grands maîtres.</p> + +<p>Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup +nous font tressaillir jusqu'au coeur comme +une révélation surprenante; mais les vers +suivants ressemblent à tous les vers, la +prose qui coule ensuite ressemble à toutes +les proses.</p> + +<p>Les hommes de génie n'ont point, sans +doute, ces angoisses et ces tourments, parce +qu'ils portent en eux une force créatrice +irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. +Les autres, nous autres qui sommes simplement +des travailleurs conscients et +tenaces, nous ne pouvons lutter contre l'invincible +découragement que par la continuité +de l'effort.</p> + +<p>Deux hommes par leurs enseignements +simples et lumineux m'ont donné cette +force de toujours tenter: Louis Bouilhet et +Gustave Flaubert.</p> + +<p>Si je parle ici d'eux et de moi c'est que +leurs conseils, résumés en peu de lignes, +seront peut-être utiles à quelques jeunes +gens moins confiants en eux-mêmes qu'on +ne l'est d'ordinaire quand on débute dans +les lettres.</p> + +<p>Bouilhet, que je connus le premier d'une +façon un peu intime, deux ans environ avant +de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me +répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent +à la réputation d'un artiste, s'ils sont +irréprochables et s'ils contiennent l'essence +du talent et de l'originalité d'un homme +même de second ordre, me fît comprendre +que le travail continuel et la connaissance +profonde du métier peuvent, un jour de +lucidité, de puissance et d'entraînement, +par la rencontre heureuse d'un sujet concordant +bien avec toutes les tendances de +notre esprit, amener cette éclosion de l'oeuvre +courte, unique et aussi parfaite que nous la +pouvons produire.</p> + +<p>Je compris ensuite que les écrivains les +plus connus n'ont presque jamais laissé plus +d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir +cette chance de trouver et de discerner, +au milieu de la multitude des matières qui +se présentent à notre choix, celle qui absorbera +toutes nos facultés, toute notre valeur, +toute notre puissance artiste.</p> + +<p>Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, +se prit d'affection pour moi. J'osai +lui soumettre quelques essais. Il les lut avec +bonté et me répondit: «Je ne sais pas si +vous aurez du talent. Ce que vous m'avez +apporté prouve une certaine intelligence, +mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que +le talent—suivant le mot de Chateaubriand—n'est +qu'une longue patience. Travaillez.»</p> + +<p>Je travaillai, et je revins souvent chez lui, +comprenant que je lui plaisais, car il s'était +mis à m'appeler, en riant, son disciple.</p> + +<p>Pendant sept ans je fis des vers, je fis +des contes, je fis des nouvelles, je fis même +un drame détestable. Il n'en est rien resté. +Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, +en déjeunant, développait ses critiques +et enfonçait en moi, peu à peu, deux +ou trois principes qui sont le résumé de +ses longs et patients enseignements. «Si on +a une originalité, disait-il, il faut avant tout +la dégager; si on n'en a pas, il faut en acquérir +une.»</p> + +<p>—Le talent est une longue patience.—Il +s'agit de regarder tout ce qu'on veut +exprimer assez longtemps et avec assez d'attention +pour en découvrir un aspect qui +n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans +tout, de l'inexploré, parce que nous sommes +habitués à ne nous servir de nos yeux +qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé +avant nous sur ce que nous contemplons. La +moindre chose contient un peu d'inconnu. +Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe +et un arbre dans une plaine, demeurons en +face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce +qu'ils ne ressemblent plus, pour nous, à +aucun autre arbre et à aucun autre feu.</p> + +<p>C'est de cette façon qu'on devient original.</p> + +<p>Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y +a pas, de par le monde entier, deux grains +de sable, deux mouches, deux mains ou deux +nez absolument pareils, il me forçait à +exprimer, en quelques phrases, un être ou +un objet de manière à le particulariser nettement, +à le distinguer de tous les autres +êtres ou de tous les autres objets de même +race ou de même espèce.</p> + +<p>«Quand vous passez, me disait-il, devant +un épicier assis sur sa porte, devant un concierge +qui fume sa pipe, devant une station +de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce +concierge, leur pose, toute leur apparence +physique contenant aussi, indiquée par +l'adresse de l'image, toute leur nature morale, +de façon à ce que je ne les confonde +avec aucun autre épicier ou avec aucun autre +concierge, et faites-moi voir, par un seul +mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble +pas aux cinquante autres qui le +suivent et le précèdent.»</p> + +<p>J'ai développé ailleurs ses idées sur le +style. Elles ont de grands rapports avec la +théorie de l'observation que je viens d'exposer. +Quelle que soit la chose qu'on veut dire, +il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un +verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour +la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à +ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe +et cet adjectif, et ne jamais se contenter de +l'à peu près, ne jamais avoir recours à des +supercheries, même heureuses, à des clowneries +de langage pour éviter la difficulté.</p> + +<p>On peut traduire et indiquer les choses +les plus subtiles en appliquant ce vers de +Boileau:</p> + + +<p>D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.</p> + + +<p>Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, +compliqué, nombreux et chinois qu'on nous +impose aujourd'hui sous le nom d'écriture +artiste, pour fixer toutes les nuances de la +pensée; mais il faut discerner avec une extrême +lucidité toutes les modifications de la +valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. +Ayons moins de noms, de verbes et +d'adjectifs aux sens presque insaisissables, +mais plus de phrases différentes, diversement +construites, ingénieusement coupées, +pleines de sonorités et de rythmes savants. +Efforçons-nous d'être des stylistes excellents +plutôt que des collectionneurs de termes +rares.</p> + +<p>Il est, en effet, plus difficile de manier la +phrase à son gré, de lui faire tout dire, même +ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus, +d'intentions secrètes et non formulées, +que d'inventer des expressions nouvelles +ou de rechercher, au fond de vieux +livres inconnus, toutes celles dont nous +avons perdu l'usage et la signification, et qui +sont pour nous comme des verbes morts.</p> + +<p>La langue française, d'ailleurs, est une +eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais +pu et ne pourront jamais troubler. Chaque +siècle a jeté dans ce courant limpide, ses +modes, ses archaïsmes prétentieux et ses +préciosités, sans que rien surnage de ces +tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. +La nature de cette langue est d'être +claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse +pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.</p> + +<p>Ceux qui font aujourd'hui des images, sans +prendre garde aux termes abstraits, ceux +qui font tomber la grêle ou la pluie sur la +<i>propreté</i> des vitres, peuvent aussi jeter des +pierres à la simplicité de leurs confrères! +Elles frapperont peut-être les confrères qui +ont un corps, mais n'atteindront jamais la +simplicité qui n'en a pas.</p> + + +<p>GUY DE MAUPASSANT.</p> + +<p>La Guillette, Étretat, septembre 1887.</p><br><br><br> + + + + + + + + +<h2>PIERRE ET JEAN</h2><br><br> + + + +<h3>I</h3> + + +<p>—Zut! s'écria tout à coup le père Roland +qui depuis un quart d'heure demeurait immobile, +les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par +moments, d'un mouvement très léger, sa ligne +descendue au fond de la mer.</p> + +<p>Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, +à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie +de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers +son mari:</p> + +<p>—Eh bien!... eh bien!... Gérôme!</p> + +<p>Le bonhomme furieux répondit:</p> + +<p>—Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je +n'ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher +qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer +toujours trop tard.</p> + +<p>Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, +l'un à bâbord, l'autre à tribord, chacun une +ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en +même temps et Jean répondit:</p> + +<p>—-Tu n'es pas galant pour notre invitée, +papa.</p> + +<p>M. Roland fut confus et s'excusa:</p> + +<p>—Je vous demande pardon, madame Rosémilly, +je suis comme ça. J'invite des dames +parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, +dès que je sens de l'eau sous moi, je ne pense +plus qu'au poisson.</p> + +<p>Mme Roland s'était tout à fait réveillée et +regardait d'un air attendri le large horizon de +falaises et de mer. Elle murmura:</p> + +<p>—Vous avez cependant fait une belle +pêche.</p> + +<p>Mais son mari remuait la tête pour dire non, +tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le +panier où le poisson capturé par les trois hommes +palpitait vaguement encore, avec un bruit +doux d'écailles gluantes et de nageoires soulevées, +d'efforts impuissants et mous, et de +bâillements dans l'air mortel.</p> + +<p>Le père Roland saisit la manne entre ses +genoux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le +flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, +et leur palpitation d'agonie s'accentua, et +l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur +de marée, monta du ventre plein de la corbeille.</p> + +<p>Le vieux pêcheur la huma vivement, comme +on sent des rosés, et déclara:</p> + +<p>—Cristi! ils sont frais, ceux-là !</p> + +<p>Puis il continua:</p> + +<p>—Combien en as-tu pris, toi, docteur?</p> + +<p>Son fils aîné, Pierre, un homme de trente +ans à favoris noirs coupés comme ceux des +magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:</p> + +<p>—Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.</p> + +<p>Le père se tourna vers le cadet:</p> + +<p>—Et toi, Jean?</p> + +<p>Jean, un grand garçon blond, très barbu, +beaucoup plus jeune que son frère, sourit et +murmura:</p> + +<p>—A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.</p> + +<p>Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge +qui ravissait le père Roland.</p> + +<p>Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, +et croisant ses bras il annonça:</p> + +<p>—Je n'essayerai plus jamais de pêcher +l'après-midi. Une fois dix heures passées, c'est +fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste +au soleil.</p> + +<p>Le bonhomme regardait la mer autour de +lui avec un air satisfait de propriétaire.</p> + +<p>C'était un ancien bijoutier parisien qu'un +amour immodéré de la navigation et de la pêche +avait arraché au comptoir dès qu'il eut +assez d'aisance pour vivre modestement de ses +rentes.</p> + +<p>Il se retira donc au Havre, acheta une barque +et devint matelot amateur. Ses deux fils, +Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer +leurs études et vinrent en congé de temps +en temps partager les plaisirs de leur père.</p> + +<p>A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de +cinq ans plus âgé que Jean, s'étant senti successivement +de la vocation pour des professions variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de +nouvelles espérances.</p> + +<p>En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et +il s'était mis au travail avec tant d'ardeur, +qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez +courtes études et des dispenses de temps obtenues +du ministre. Il était exalté, intelligent, +changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées +philosophiques.</p> + +<p>Jean, aussi blond que son frère était noir, +aussi calme que son frère était emporté, aussi +doux que son frère était rancunier, avait fait +tranquillement son droit et venait d'obtenir son +diplôme de licencié en même temps que Pierre +obtenait celui de docteur.</p> + +<p>Tous les deux prenaient donc un peu de repos +dans leur famille, et tous les deux formaient +le projet de s'établir au Havre s'ils +parvenaient à le faire dans des conditions +satisfaisantes.</p> + +<p>Mais une vague jalousie, une de ces jalousies +dormantes qui grandissent presque invisibles +entre frères ou entre soeurs jusqu'à la +maturité et qui éclatent à l'occasion d'un mariage +ou d'un bonheur tombant sur l'un, les +tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive +inimitié. Certes ils s'aimaient, mais ils +s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance +de Jean, avait regardé avec une hostilité +de petite bête gâtée cette autre petite bête +apparue tout à coup dans les bras de son père +et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par +eux.</p> + +<p>Jean, dès son enfance, avait été un modèle +de douceur, de bonté et de caractère égal; et +Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre +vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur +lui semblait être de la mollesse, la bonté +de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. +Ses parents, gens placides, qui rêvaient +pour leurs fils des situations honorables et +médiocres, lui reprochaient ses indécisions, +ses enthousiasmes, ses tentatives avortées, +tous ses élans impuissants vers des idées généreuses +et vers des professions décoratives.</p> + +<p>Depuis qu'il était homme, on ne lui disait +plus: «Regarde Jean et imite-le!» mais chaque +fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait +ceci, Jean a fait cela,» il comprenait bien le +sens et l'allusion cachés sous ces paroles.</p> + +<p>Leur mère, une femme d'ordre, une économe +bourgeoise un peu sentimentale, douée +d'une âme tendre de caissière, apaisait sans +cesse les petites rivalités nées chaque jour +entre ses deux grands fils, de tous les menus +faits de la vie commune. Un léger événement, +d'ailleurs, troublait en ce moment sa quiétude, +et elle craignait une complication, car +elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, +pendant que ses enfants achevaient l'un +et l'autre leurs éludes spéciales, d'une voisine, +Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au +long cours, mort à la mer deux ans auparavant. +La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois +trois ans, une maîtresse femme qui connaissait +l'existence d'instinct, comme un animal +libre, comme si elle eût vu, subi, compris et +pesé tous les événements possibles, qu'elle +jugeait avec un esprit sain, étroit et bienveillant, +avait pris l'habitude de venir faire un +bout de tapisserie et de causette, le soir, chez +ces voisins aimables qui lui offraient une tasse +de thé.</p> + +<p>Le père Roland, que sa manie de pose marine +aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur +nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle +parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens +récits, sans embarras, en femme raisonnable +et résignée qui aime la vie et respecte la mort.</p> + +<p>Les deux fils, à leur retour, trouvant cette +jolie veuve installée dans la maison, avaient +aussitôt commencé à la courtiser, moins par +désir de lui plaire que par envie de se supplanter.</p> + +<p>Leur mère, prudente et pratique, espérait +vivement qu'un des deux triompherait, car la +jeune femme était riche, mais elle aurait aussi +bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.</p> + +<p>Mme Rosémilly était blonde avec des yeux +bleus, une couronne de cheveux follets envolés +à la moindre brise et un petit air crâne, hardi, +batailleur, qui ne concordait point du tout avec +la sage méthode de son esprit.</p> + +<p>Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers +lui par une similitude de nature. Cette préférence +d'ailleurs ne se montrait que par une +presque insensible différence dans la voix et +le regard, et en ceci encore qu'elle prenait +quelquefois son avis.</p> + +<p>Elle semblait deviner que l'opinion de Jean +fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion +de Pierre devait fatalement être différente. +Quand elle parlait des idées du docteur, +de ses idées politiques, artistiques, philosophiques, +morales, elle disait par moments: +«Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un +regard froid de magistrat qui instruit le procès +des femmes, de toutes les femmes, ces +pauvres êtres!</p> + +<p>Jamais, avant le retour de ses fils, le père +Roland ne l'avait invitée à ses parties de pêche +où il n'emmenait jamais non plus sa +femme, car il aimait s'embarquer avant le +jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier +retraité, rencontré aux heures de +marée sur le port et devenu intime ami, et le +vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, +chargé delà garde du bateau.</p> + +<p>Or, un soir de la semaine précédente, comme +Mme Rosémilly qui avait dîné chez lui disait: +«Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien +bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi +de l'envie de la communiquer, de faire des +croyants à la façon des prêtres, s'écria:</p> + +<p>—Voulez-vous y venir?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Mardi prochain?</p> + +<p>—Oui, mardi prochain.</p> + +<p>—Êtes-vous femme à partir à cinq heures +du matin?</p> + +<p>Elle poussa un cri de stupeur:</p> + +<p>—Ah! mais non, par exemple.</p> + +<p>Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout +à coup de cette vocation.</p> + +<p>Il demanda cependant:</p> + +<p>—A quelle heure pourriez-vous partir?</p> + +<p>—Mais ... à neuf heures!</p> + +<p>—Pas avant?</p> + +<p>—Non, pas avant, c'est déjà très tôt!</p> + +<p>Le bonhomme hésitait. Assurément on ne +prendrait rien, car si le soleil chauffe, le +poisson ne mord plus; mais les deux frères +s'étaient empressés d'arranger la partie, de +tout organiser et de tout régler séance tenante.</p> + +<p>Donc, le mardi suivant, la <i>Perle</i> avait été +jeter l'ancre sous les rochers blancs du cap de +la Hève; et on avait péché jusqu'à midi, puis +sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, +et le père Roland, comprenant un peu tard +que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait en +vérité que la promenade en mer, et voyant +que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jeté, +dans un mouvement d'impatience irraisonnée, +un <i>zut</i> énergique qui s'adressait autant à la +veuve indifférente qu'aux bêtes insaisissables. +Maintenant il regardait le poisson capturé, +son poisson, avec une joie vibrante d'avare; +puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que +le soleil baissait:</p> + +<p>—Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions +un peu?</p> + +<p>Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, +accrochèrent dans les bouchons de liège +les hameçons nettoyés et attendirent.</p> + +<p>Roland s'était levé pour interroger l'horizon +à la façon d'un capitaine:</p> + +<p>—Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!</p> + +<p>Et soudain, le bras allongé vers le nord, il +ajouta:</p> + +<p>—Tiens, tiens, le bateau de Southampton.</p> + +<p>Sur la mer plate, tendue comme une étoffe +bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et +de feu, s'élevait là -bas, dans la direction +indiquée, un nuage noirâtre sur le ciel rose. +Et on apercevait, au-dessous, le navire qui +semblait tout petit de si loin.</p> + +<p>Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, +nombreuses, venant toutes vers la jetée +du Havre dont on distinguait à peine la ligne +blanche et le phare, droit comme une corne +sur le bout.</p> + +<p>Roland demanda:</p> + +<p>—N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer +la <i>Normandie</i>?</p> + +<p>Jean répondit:</p> + +<p>—Oui, papa.</p> + +<p>—Donne-moi ma longue vue, je crois que +c'est elle, là -bas.</p> + +<p>Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta +contre son oeil, chercha le point, et soudain, +ravi d'avoir vu:</p> + +<p>—Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux +cheminées. Voulez-vous regarder, madame +Rosémilly?</p> + +<p>Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique +lointain, sans parvenir sans doute à le mettre en +face de lui, car elle ne distinguait +rien, rien que du bleu, avec un cercle de +couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des +choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui +faisaient tourner le coeur.</p> + +<p>Elle dit en rendant la longue-vue:</p> + +<p>—D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de +cet instrument-là . Ça mettait même en colère +mon mari qui restait des heures à la fenêtre +à regarder passer les navires.</p> + +<p>Le père Roland, vexé, reprit:</p> + +<p>—Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, +car ma lunette est excellente.</p> + +<p>Puis il l'offrit à sa femme:</p> + +<p>—Veux-tu voir?</p> + +<p>—Non, merci, je sais d'avance que je ne +pourrais pas.</p> + +<p>Mme Roland, une femme de quarante-huit +ans et qui ne les portait pas, semblait jouir, +plus que tout le monde, de cette promenade +et de cette fin de jour.</p> + +<p>Ses cheveux châtains commençaient seulement +à blanchir. Elle avait un air calme et +raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait +à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait +le prix de l'argent, ce qui ne l'empêchait +point de goûter le charme du rêve. Elle aimait +les lectures, les romans et les poésies, non pour +leur valeur d'art, mais pour la songerie mélancolique +et tendre qu'ils éveillaient en elle. +Un vers, souvent banal, souvent mauvais, +faisait vibrer la petite corde, comme elle disait, +lui donnait la sensation d'un désir mystérieux +presque réalisé. Et elle se complaisait à ces +émotions légères qui troublaient un peu son +âme bien tenue comme un livre de comptes.</p> + +<p>Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un +embonpoint assez visible qui alourdissait sa +taille autrefois très souple et très mince.</p> + +<p>Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, +sans être méchant, la rudoyait comme rudoient +sans colère et sans haine les despotes +en boutique pour qui commander équivaut à +jurer. Devant tout étranger il se tenait, mais +dans sa famille il s'abandonnait et se donnait +des airs terribles, bien qu'il eût peur de tout le +monde. Elle, par horreur du bruit, des scènes, +des explications inutiles, cédait toujours et ne +demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, +depuis bien longtemps, prier Roland de la +promener en mer. Elle avait donc saisi avec +joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir +rare et nouveau.</p> + +<p>Depuis le départ elle s'abandonnait tout +entière, tout son esprit et toute sa chair, à ce +doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait +point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs +ni dans les espérances, il lui semblait que +son coeur flottait comme son corps sur quelque +chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui +la berçait et l'engourdissait.</p> + +<p>Quand le père commanda le retour: «Allons, +en place pour la nage!» elle sourit en +voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs +jaquettes et relever sur leurs bras nus les +manches de leur chemise.</p> + +<p>Pierre, le plus rapproché des deux femmes, +prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de +bâbord, et ils attendirent que le patron criât: +«Avant partout!» car il tenait à ce que les +manoeuvres fussent exécutées régulièrement.</p> + +<p>Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent +tomber les rames puis se couchèrent en arrière +en tirant de toutes leurs forces; et une lutte +commença pour montrer leur vigueur. Ils +étaient venus à la voile tout doucement, mais +la brise était tombée et l'orgueil de mâles des +deux frères s'éveilla tout à coup à la perspective +de se mesurer l'un contre l'autre.</p> + +<p>Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, +ils ramaient ainsi sans que personne gouvernât, +car Roland préparait les lignes tout en surveillant +la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait +d'un geste ou d'un mot: «Jean, mollis.»—«A +toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: +«Allons le <i>un</i>, allons le <i>deux</i>, un peu d'huile +de bras.» Celui qui rêvassait tirait plus fort, +celui qui s'emballait devenait moins ardent, +et le bateau se redressait.</p> + +<p>Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. +Les bras de Pierre étaient velus, un peu +maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et +blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles +qui roulait sous la peau.</p> + +<p>Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents +serrées, le front plissé, les jambes tendues, +les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier +dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; +et la <i>Perle</i> s'en venait vers la côte. Le père +Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le +banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait +à commander: «Doucement, le <i>un</i>—souque +le <i>deux</i>.» Le <i>un</i> redoublait de rage et le +<i>deux</i> ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.</p> + +<p>Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les +deux rames se levèrent ensemble, et Jean, sur +l'ordre de son père, tira seul quelques instants. +Mais à partir de ce moment l'avantage lui resta; +il s'animait, s'échauffait, tandis que Pierre, +essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait +et haletait. Quatre fois de suite, le père +Roland fit stopper pour permettre à l'aîné de +reprendre haleine et de redresser la barque +dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, +les joues pâles, humilié et rageur, balbutiait:</p> + +<p>—Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un +spasme au coeur. J'étais très bien parti, et cela +m'a coupé les bras.</p> + +<p>Jean demandait:</p> + +<p>-Veux-tu que je tire seul avec les avirons +de couple?</p> + +<p>—Non, merci, cela passera.</p> + +<p>La mère ennuyée disait:</p> + +<p>—Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de +se mettre dans un état pareil, tu n'es pourtant +pas un enfant.</p> + +<p>Il haussait les épaules et recommençait à +ramer.</p> + +<p>Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas +comprendre, ne pas entendre. Sa petite tête +blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait +en arrière un mouvement brusque et joli qui +soulevait sur les tempes ses fins cheveux.</p> + +<p>Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le +<i>Prince-Albert</i> qui nous rattrape.» Et tout le +monde regarda. Long, bas, avec ses deux +cheminées inclinées en arrière et ses deux +tambours jaunes, ronds comme des joues, le +bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, +chargé de passagers et d'ombrelles ouvertes. +Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau +qui retombait en écume, lui donnaient un air +de hâte, un air de courrier pressé; et l'avant +tout droit coupait la mer en soulevant deux +lames minces et transparentes qui glissaient +le long des bords.</p> + +<p>Quand il fut tout près de la <i>Perle</i>, le père +Roland leva son chapeau, les deux femmes +agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine +d'ombrelles répondirent à ces saluts en +se balançant vivement sur le paquebot qui +s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface +paisible et luisante de la mer, quelques lentes +ondulations.</p> + +<p>Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi +de fumée, accourant de tous les points de +l'horizon vers la jetée courte et blanche qui +les avalait comme une bouche, l'un après +l'autre. Et les barques de pêche et les grands +voiliers aux mâtures légères glissant sur le +ciel, traînés par d'imperceptibles remorqueurs, +arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet +ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait +repu, et rejetait vers la pleine mer une autre +flotte de paquebots, de bricks, de goélettes, +de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. +Les steamers hâtifs s'enfuyaient à droite, à +gauche, sur le ventre plat de l'Océan, tandis +que les bâtiments à voile, abandonnés par les +mouches qui les avaient haies, demeuraient +immobiles, tout en s'habillant, de la grande +hune au petit perroquet, de toile blanche ou +de toile brune qui semblait rouge au soleil +couchant.</p> + +<p>Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:</p> + +<p>—Dieu! que c'est beau, cette mer!</p> + +<p>Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, +qui n'avait cependant rien de triste:</p> + +<p>—Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Tenez, voici la <i>Normandie</i> qui se présente +à l'entrée. Est-elle grande, hein?</p> + +<p>Puis il expliqua la côte en face, là -bas, là -bas, +de l'autre côté de l'embouchure de la +Seine—vingt kilomètres, cette embouchure—disait-il. +Il montra Villerville, Trouville, +Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de +Caen, et les roches du Calvados qui rendent +la navigation dangereuse jusqu'à Cherbourg. +Puis il traita la question des bancs de sable +de la Seine, qui se déplacent à chaque marée +et mettent en défaut les pilotes de Quilleboeuf +eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le +parcours du chenal. Il fit remarquer comment le +Havre séparait la basse de la haute Normandie. +En basse Normandie, la côte plate descendait +en pâturages, en prairies et en champs +jusqu'à la mer. Le rivage de la haute Normandie, +au contraire, était droit, une grande +falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant +jusqu'à Dunkerque une immense muraille +blanche dont toutes les échancrures cachaient +un village ou un port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, +Le Tréport, Dieppe, etc.</p> + +<p>Les deux femmes ne l'écoutaient point, +engourdies par le bien-être, émues par la vue +de cet Océan couvert de navires qui couraient +comme des bêtes autour de leur tanière; et +elles se taisaient, un peu écrasées par ce vaste +horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses +par ce coucher de soleil apaisant et magnifique. +Seul, Roland parlait sans fin; il était de +ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus +nerveuses, sentent parfois, sans comprendre +pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est +irritant comme une grossièreté.</p> + +<p>Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; +et la <i>Perle</i> s'en allait vers le port, toute +petite à côté des gros navires.</p> + +<p>Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris +qui l'attendait, prit la main des dames +pour les faire descendre; et on pénétra dans la +ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule +qui va chaque jour aux jetées à l'heure de la +pleine mer, rentrait aussi.</p> + +<p>Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, +suivies des trois hommes. En montant +la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant +un magasin de modes ou d'orfèvrerie pour +contempler un chapeau ou bien un bijou; +puis elles repartaient après avoir échangé +leurs idées.</p> + +<p>Devant la place de la Bourse, Roland contempla, +comme il faisait chaque jour, le bassin +du Commerce plein de navires, prolongé par +d'autres bassins, où les grosses coques, ventre +à ventre, se touchaient sur quatre ou cinq +rangs. Tous les mâts innombrables; sur une +étendue de plusieurs kilomètres de quais, tous +les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages, +donnaient à cette ouverture au milieu +de la ville l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus +de cette forêt sans feuilles, les goélands +tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme +une pierre qui tombe, tous les débris jetés à +l'eau; et un mousse, qui rattachait une poulie +à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là +pour chercher des nids.</p> + +<p>—Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie +aucune, afin de finir ensemble la journée? +demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi +sans cérémonie. Ce serait triste de rentrer +toute seule ce soir.</p> + +<p>Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence +de la jeune femme commençait à froisser, +murmura: «Bon, voici la veuve qui +s'incruste, maintenant.» Depuis quelques +jours il l'appelait «la veuve». Ce mot, sans +rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, +qui lui paraissait méchante et blessante.</p> + +<p>Et les trois hommes ne prononcèrent plus +un mot jusqu'au seuil de leur logis. C'était une +maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée +et de deux petits étages, rue Belle-Normande. +La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf +ans, servante campagnarde à bon marché, qui +possédait à l'excès l'air étonné et bestial des +paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta +derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était +au premier, puis elle dit:</p> + +<p>—Il est v'nu un m'sieu trois fois.</p> + +<p>Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans +hurler et sans sacrer, cria:</p> + +<p>—Qui ça est venu, nom d'un chien?</p> + +<p>Elle ne se troublait jamais des éclats de +voix de son maître, et elle reprit:</p> + +<p>—Un m'sieu d'chez l'notaire.</p> + +<p>—Quel notaire?</p> + +<p>—D'chez m'sieu Canu, donc.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?</p> + +<p>—Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne +dans la soirée.</p> + +<p>Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami +du père Roland, dont il faisait les affaires. +Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée, +il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente +et importante; et les quatre Roland se regardèrent, +troublés par cette nouvelle comme le +sont les gens de fortune modeste à toute intervention +d'un notaire, qui éveille une foule +d'idées de contrats, d'héritages, de procès, +de choses désirables ou redoutables. Le père, +après quelques secondes de silence, murmura:</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?</p> + +<p>Mme Rosémilly se mit à rire:</p> + +<p>—Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. +Je porte bonheur.</p> + +<p>Mais ils n'espéraient la mort de personne qui +pût leur laisser quelque chose.</p> + +<p>Mme Roland, douée d'une excellente mémoire +pour les parentés, se mit aussitôt à rechercher +toutes les alliances du côté de son +mari et du sien, à remonter les filiations, à +suivre les branches des cousinages.</p> + +<p>Elle demandait, sans avoir même ôté son +chapeau:</p> + +<p>—Dis donc, père (elle appelait son mari +«père» dans la maison, et quelquefois «monsieur +Roland» devant les étrangers), dis donc, +père, te rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, +en secondes noces?</p> + +<p>—Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.</p> + +<p>—En a-t-il eu des enfants?</p> + +<p>—Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.</p> + +<p>—Non. Alors il n'y a rien par là .</p> + +<p>Déjà elle s'animait à cette recherche, elle +s'attachait à cette espérance d'un peu d'aisance +leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait +beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, +et qui craignait une désillusion, un petit +chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, +au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.</p> + +<p>—Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus +d'oncle d'Amérique! Moi, je croirais bien plutôt +qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.</p> + +<p>Tout le monde fut surpris à cette idée, et +Jean demeura un peu froissé que son frère eût +parlé de cela devant Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? +La supposition est très contestable. Tu es +l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord. +Et puis, moi, je ne veux pas me marier.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Tu es donc amoureux?</p> + +<p>L'autre, mécontent, répondit:</p> + +<p>—Est-il nécessaire d'être amoureux pour +dire qu'on ne veut pas encore se marier?</p> + +<p>—Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu +attends.</p> + +<p>—Admets que j'attends, si tu veux.</p> + +<p>Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, +trouva tout à coup la solution la plus +vraisemblable.</p> + +<p>—Parbleu! nous sommes bien bêtes de +nous creuser la tête. Maître Lecanu est notre ami, +il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, +et Jean un cabinet d'avocat, il a trouvé à +caser l'un de vous deux.</p> + +<p>C'était tellement simple et probable que +tout le monde en fut d'accord.</p> + +<p>—C'est servi, dit la bonne.</p> + +<p>Et chacun gagna sa chambre afin de se laver +les mains avant de se mettre à table.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la +petite salle à manger, au rez-de-chaussée.</p> + +<p>On ne parla guère tout d'abord; mais, au +bout de quelques instants, Roland s'étonna +de nouveau de cette visite du notaire.</p> + +<p>—En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, +pourquoi a-t-il envoyé trois fois son clerc, +pourquoi vient-il lui-même?</p> + +<p>Pierre trouvait cela naturel.</p> + +<p>—Il faut sans doute une réponse immédiate; +et il a peut-être à nous communiquer +des clauses confidentielles qu'on n'aime pas +beaucoup écrire.</p> + +<p>Mais ils demeuraient préoccupés et un peu +ennuyés tous les quatre d'avoir invité cette +étrangère qui gênerait leur discussion et les +résolutions à prendre.</p> + +<p>Ils venaient de remonter au salon quand le +notaire fut annoncé.</p> + +<p>Roland s'élança.</p> + +<p>—Bonjour, cher maître.</p> + +<p>Il donnait comme titre à M. Lecanu le +«maître» qui précède le nom de tous les notaires.</p> + +<p>Mme Rosémilly se leva:</p> + +<p>—Je m'en vais, je suis très fatiguée.</p> + +<p>On tenta faiblement de la retenir; mais elle +n'y consentit point et elle s'en alla sans qu'un +des trois hommes la reconduisît, comme on le +faisait toujours.</p> + +<p>Mme Roland s'empressa près du nouveau +venu:</p> + +<p>—Une tasse de café, Monsieur?</p> + +<p>—Non, merci, je sors de table.</p> + +<p>—Une tasse de thé, alors?</p> + +<p>—Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, +nous allons d'abord parler affaires.</p> + +<p>Dans le profond silence qui suivit ces mots +on n'entendit plus que le mouvement rythmé +de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit +des casseroles lavées par la bonne trop bête +même pour écouter aux portes.</p> + +<p>Le notaire reprit:</p> + +<p>—Avez-vous connu à Paris un certain +M. Maréchal, Léon Maréchal?</p> + +<p>M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: +Je crois bien!</p> + +<p>—C'était un de vos amis?</p> + +<p>Roland déclara:</p> + +<p>—Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien +enragé; il ne quitte pas le boulevard. Il est +chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus +revu depuis mon départ de la capitale. Et puis +nous avons cessé de nous écrire. Vous savez, +quand on vit loin l'un de l'autre....</p> + +<p>Le notaire reprit gravement:</p> + +<p>—M. Maréchal est décédé!</p> + +<p>L'homme et la femme eurent ensemble ce +petit mouvement de surprise triste, feint ou +vrai, mais toujours prompt, dont on accueille +ces nouvelles.</p> + +<p>M. Lecanu continua:</p> + +<p>—Mon confrère de Paris vient de me communiquer +la principale disposition de son testament +par laquelle il institue votre fils Jean, +M. Jean Roland, son légataire universel.</p> + +<p>L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait +pas un mot à dire.</p> + +<p>Mme Roland, la première, dominant son +émotion, balbutia:</p> + +<p>—Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre +ami ... mon Dieu ... mon Dieu ... mort!...</p> + +<p>Des larmes apparurent dans ses yeux, ces +larmes silencieuses des femmes, gouttes de +chagrin venues de l'âme qui coulent sur les +joues et semblent si douloureuses, étant si +claires.</p> + +<p>Mais Roland songeait moins à la tristesse +de cette perte qu'à l'espérance annoncée. Il +n'osait cependant interroger tout de suite sur +les clauses de ce testament, et sur le chiffre +de la fortune; et il demanda, pour arriver à la +question intéressante:</p> + +<p>—De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?</p> + +<p>M. Lecanu l'ignorait parfaitement.</p> + +<p>—Je sais seulement, disait-il, que, décédé +sans héritiers directs, il laisse toute sa fortune, +une vingtaine de mille francs de rentes en obligations +trois pour cent, à votre second fils, +qu'il a vu naître, grandir, et qu'il juge digne +de ce legs. A défaut d'acceptation de la part +de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.</p> + +<p>Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler +sa joie et il s'écria:</p> + +<p>—Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. +Moi, si je n'avais pas eu de descendant, je ne +l'aurais certainement point oublié non plus, ce +brave ami!</p> + +<p>Le notaire souriait:</p> + +<p>—J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer +moi-même la chose. Ça fait toujours +plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.</p> + +<p>Il n'avait point du tout songé que cette +bonne nouvelle était la mort d'un ami, du +meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même +d'oublier subitement cette intimité +annoncée tout à l'heure avec conviction.</p> + +<p>Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une +physionomie triste. Elle pleurait toujours un +peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir +qu'elle appuyait ensuite sur sa bouche pour +comprimer de gros soupirs.</p> + +<p>Le docteur murmura:</p> + +<p>—C'était un brave homme, bien affectueux. +Il nous invitait souvent à dîner, mon frère et +moi.</p> + +<p>Jean, les yeux grands ouverts et brillants, +prenait d'un geste familier sa belle barbe +blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser, +jusqu'aux derniers poils, comme pour +l'allonger et l'amincir.</p> + +<p>Il remua deux fois les lèvres pour prononcer +aussi une phrase convenable, et, après +avoir longtemps cherché, il ne trouva que +ceci:</p> + +<p>—Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait +toujours quand j'allais le voir.</p> + +<p>Mais la pensée du père galopait; elle galopait +autour de cet héritage annoncé, acquis +déjà , de cet argent caché derrière la porte et +qui allait entrer tout à l'heure, demain, sur +un mot d'acceptation.</p> + +<p>Il demanda:</p> + +<p>—Il n'y a pas de difficultés possibles? ... +pas de procès? ... pas de contestations?...</p> + +<p>Me Lecanu semblait tranquille:</p> + +<p>—Non, mon confrère de Paris me signale +la situation comme très nette. Il ne nous faut +que l'acceptation de M. Jean.</p> + +<p>—Parfait, alors ... et la fortune est bien +claire?</p> + +<p>—Très claire.</p> + +<p>—Toutes les formalités ont été remplies?</p> + +<p>—Toutes.</p> + +<p>Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu +honte, une honte vague, instinctive et passagère +de sa hâte à se renseigner, et il reprit:</p> + +<p>—Vous comprenez bien que si je vous +demande immédiatement toutes ces choses, +c'est pour éviter à mon fils des désagréments +qu'il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y +a des dettes, une situation embarrassée, est-ce +que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier +inextricable. En somme, ce n'est pas moi +qui hérite, mais je pense au petit avant tout.</p> + +<p>Dans la famille on appelait toujours Jean +«le petit», bien qu'il fût beaucoup plus grand +que Pierre.</p> + +<p>Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un +rêve, se rappeler une chose lointaine, presque +oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont +elle n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:</p> + +<p>—Ne disiez-vous point que notre pauvre +Maréchal avait laissé sa fortune à mon petit +Jean?</p> + +<p>—Oui, Madame.</p> + +<p>Elle reprit alors simplement:</p> + +<p>—Cela me fait grand plaisir, car cela prouve +qu'il nous aimait.</p> + +<p>Roland s'était levé:</p> + +<p>—Voulez-vous, cher maître, que mon fils +signe tout de suite l'acceptation?</p> + +<p>—Non ... non ... monsieur Roland. Demain, +demain, à mon étude, à deux heures, si cela +vous convient.</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, je crois bien!</p> + +<p>Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, +et qui souriait, après les larmes, fit deux pas +vers le notaire, posa sa main sur le dos de son +fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri +de mère reconnaissante, elle demanda:</p> + +<p>—Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?</p> + +<p>—Maintenant, je veux bien, Madame, avec +plaisir.</p> + +<p>La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux +secs en de profondes boîtes de fer-blanc, +ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui +semblent cuites pour des becs de perroquet et +soudées en des caisses de métal pour des +voyages autour du monde. Elle alla chercher +ensuite des serviettes grises, pliées en petits +carrés, ces serviettes à thé qu'on ne lave +jamais dans les familles besoigneuses. Elle +revint une troisième fois avec le sucrier et les +tasses; puis elle ressortit pour faire chauffer +l'eau. Alors on attendit.</p> + +<p>Personne ne pouvait parler; on avait trop à +penser, et rien à dire. Seule Mme Roland cherchait +des phrases banales. Elle raconta la +partie de pêche, fit l'éloge de la <i>Perle</i> et de +Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Charmante, charmante, répétait le notaire.</p> + +<p>Roland, les reins appuyés au marbre de la +cheminée, comme en hiver, quand le feu brûle, +les mains dans ses poches et les lèvres remuantes +comme pour siffler, ne pouvait plus +tenir en place, torturé du désir impérieux de +laisser sortir toute sa joie.</p> + +<p>Les deux frères, en deux fauteuils pareils, +les jambes croisées de la même façon, à droite +et à gauche du guéridon central, regardaient +fixement devant eux, en des attitudes semblables, +pleines d'expressions différentes.</p> + +<p>Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et +but sa tasse, après avoir émietté dedans une +petite galette trop dure pour être croquée; puis +il se leva, serra les mains et sortit.</p> + +<p>—C'est entendu, répétait Roland, demain, +chez vous, à deux heures.</p> + +<p>—C'est entendu, demain, deux heures. +Jean n'avait pas dit un mot.</p> + +<p>Après ce départ il y eut encore un silence, +puis le père Roland vint taper de ses deux +mains ouvertes sur les deux épaules de son +jeune fils en criant:</p> + +<p>—Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses +pas?</p> + +<p>Alors Jean eut un sourire, et il embrassa +son père en disant:</p> + +<p>—Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.</p> + +<p>Mais le bonhomme ne se possédait plus +d'allégresse. Il marchait, jouait du piano sur +les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait +sur ses talons, et répétait:</p> + +<p>—Quelle chance! quelle chance! En voilà +une, de chance!</p> + +<p>Pierre demanda:</p> + +<p>—Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, +ce Maréchal?</p> + +<p>Le père répondit:</p> + +<p>—Parbleu, il passait toutes ses soirées à la +maison; mais tu te rappelles bien qu'il allait +te prendre au collège, les jours de sortie, et +qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. +Tiens, justement, le matin de la naissance de +Jean, c'est lui qui est allé chercher le médecin! +Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est +trouvée souffrante. Nous avons compris tout +de suite de quoi il s'agissait, et il est parti en +courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au +lieu du sien. Je me rappelle cela parce que +nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est +même probable qu'il s'est souvenu de ce détail +au moment de mourir; et comme il n'avait +aucun héritier il s'est dit: «Tiens, j'ai contribué +à la naissance de ce petit-là , je vais lui +laisser ma fortune.» +Mme Roland, enfoncée dans une bergère, +semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura, +comme si elle pensait tout haut:</p> + +<p>—Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien +fidèle, un homme rare, par le temps qui court.</p> + +<p>Jean s'était levé:</p> + +<p>—Je vais faire un bout de promenade, dit-il.</p> + +<p>Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils +avaient à causer, à faire des projets, à arrêter +des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina, +prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs +tout le temps de s'entendre bien avant d'être +en possession de l'héritage.</p> + +<p>Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour +réfléchir. Pierre, à son tour, déclara qu'il sortait, +et suivit son frère, après quelques minutes.</p> + +<p>Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, +le père Roland la saisit dans ses bras, l'embrassa +dix fois sur chaque joue, et, pour répondre +à un reproche qu'elle lui avait souvent +adressé:</p> + +<p>—Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait +servi à rien de rester à Paris plus longtemps, +de m'esquinter pour les enfants, au lieu de +venir ici refaire ma santé, puisque la fortune +nous tombe du ciel.</p> + +<p>Elle était devenue toute sérieuse:</p> + +<p>—Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, +mais Pierre?</p> + +<p>—Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... +de l'argent ... et puis son frère fera +bien quelque chose pour lui.</p> + +<p>—Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage +est à Jean, rien qu'à Jean. Pierre se +trouve ainsi très désavantagé.</p> + +<p>Le bonhomme semblait perplexe:</p> + +<p>—Alors, nous lui laisserons un peu plus +par testament, nous.</p> + +<p>—Non. Ce n'est pas très juste non plus.</p> + +<p>I1 s'écria:</p> + +<p>—Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu +veux que j'y fasse, moi? Tu vas toujours chercher +un tas d'idées désagréables. Il faut que +tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me +coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà une +veine, une rude veine!</p> + +<p>Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et +sans un mot de regret pour l'ami mort si généreusement.</p> + +<p>Mme Roland se remit à songer devant la +lampe qui charbonnait.</p><br><br> + +<h3>II</h3> + + +<p>Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers +la rue de Paris, la principale rue du Havre, +éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais +des bords de mer lui caressait la figure, et il +marchait lentement, la canne sous le bras, les +mains derrière le dos.</p> + +<p>Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent +comme lorsqu'on a reçu quelque fâcheuse +nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait +et il n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait +cette pesanteur de l'âme et cet engourdissement +du corps. Il avait mal quelque part, +sans savoir où; il portait en lui un petit point +douloureux, une de ces presque insensibles +meurtrissures dont on ne trouve pas la place, +mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, +une souffrance inconnue et légère, quelque +chose comme une graine de chagrin.</p> + +<p>Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit +attiré par les lumières du café Tortoni, et +il s'en vint lentement vers la façade illuminée; +mais au moment d'entrer, il songea qu'il +allait trouver là des amis, des connaissances, +des gens avec qui il faudrait causer; et une +répugnance brusque l'envahit pour cette banale +camaraderie des demi-tasses et des petits +verres. Alors, retournant sur ses pas, il +revint prendre la rue principale qui le conduisait +vers le port.</p> + +<p>Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant +un endroit qui lui plût, qui fût agréable +à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il +s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer +personne.</p> + +<p>En arrivant sur le grand quai, il hésita +encore une fois, puis tourna vers la jetée; il +avait choisi la solitude.</p> + +<p>Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, +il s'assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa +promenade avant même de l'avoir faite.</p> + +<p>Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» +Et il se mit à chercher dans son souvenir +quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme +on interroge un malade pour trouver la cause +de sa fièvre.</p> + +<p>Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même +temps, il s'emballait, puis raisonnait, approuvait +ou blâmait ses élans; mais chez lui la +nature première demeurait en dernier lieu la +plus forte, et l'homme sensitif dominait toujours +l'homme intelligent.</p> + +<p>Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, +ce besoin de mouvement sans avoir +envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un +pour n'être pas du même avis, et aussi ce +dégoût pour les gens qu'il pourrait voir et +pour les choses qu'ils pourraient lui dire.</p> + +<p>Et il se posa cette question: «Serait-ce +l'héritage de Jean?»</p> + +<p>Oui, c'était possible, après tout. Quand le +notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait +senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, +on n'est pas toujours maître de soi, et on +subit des émotions spontanées et persistantes, +contre lesquelles on lutte en vain.</p> + +<p>Il se mit à réfléchir profondément à ce problème +physiologique de l'impression produite +par un fait sur l'être instinctif et créant en lui +un courant d'idées et de sensations douloureuses +ou joyeuses, contraires à celles que +désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines +l'être pensant, devenu supérieur à lui-même +par la culture de son intelligence.</p> + +<p>Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils +qui hérite d'une grosse fortune, qui va goûter, +grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis +longtemps et interdites par l'avarice d'un père, +aimé pourtant, et regretté.</p> + +<p>Il se leva et se remit à marcher vers le bout +de la jetée. Il se sentait mieux, content d'avoir +compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir +dévoilé l'autre qui est en nous.</p> + +<p>—Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il.</p> + +<p>C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr +maintenant, car la première idée qui m'est +venue est celle de son mariage avec Mme Rosémilly. +Je n'aime pourtant pas cette petite dinde +raisonnable, bien faite pour dégoûter du bon +sens et de la sagesse. C'est donc de la jalousie +gratuite, l'essence même de la jalousie, celle +qui est parce qu'elle est! Faut soigner cela!</p> + +<p>Il arrivait devant le mât des signaux qui +indique la hauteur de l'eau dans le port, et il +alluma une allumette pour lire la liste des +navires signalés au large et devant entrer à la +prochaine marée. On attendait des steamers du +Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux +bricks danois, une goélette norvégienne et un +vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s'il +avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans +une sorte de songe bizarre un grand vaisseau +couvert d'hommes en turban, qui montaient +dans les cordages avec de larges pantalons.</p> + +<p>—Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc +est pourtant un peuple marin.</p> + +<p>Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta +pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus +de Sainte-Adresse, les deux phares électriques +du cap de la Hève, semblables à deux +cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur +la mer leurs longs et puissants regards. Partis +des deux foyers voisins, les deux rayons parallèles, +pareils aux queues géantes de deux +comètes, descendaient, suivant une pente +droite et démesurée, du sommet de la côte au +fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées, +deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient +l'entrée du Havre; et là -bas, de l'autre +côté de la Seine, on en voyait d'autres encore, +beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, +à éclats et à éclipses, s'ouvrant et se fermant +comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, +rouges, verts, guettant la mer obscure couverte +de navires, les yeux vivants de la terre +hospitalière disant, rien que par le mouvement +mécanique invariable et régulier de leurs +paupières: «C'est moi. Je suis Trouville, je +suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.» +Et dominant tous les autres, si haut +que, de si loin, on le prenait pour une planète, +le phare aérien d'Étouville montrait la route +de Rouen, à travers les bancs de sable de +l'embouchure du grand fleuve.</p> + +<p>Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans +limites, plus sombre que le ciel, on croyait +voir, çà et là , des étoiles. Elles tremblotaient +dans la brume nocturne, petites, proches ou +lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi. +Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes, +cependant, semblaient courir; c'étaient +les feux des bâtiments à l'ancre attendant la +marée prochaine, ou des bâtiments en marche +venant chercher un mouillage.</p> + +<p>Juste à ce moment la lune se leva derrière +la ville; et elle avait l'air du phare énorme et +divin, allumé dans le firmament pour guider +la flotte infinie des vraies étoiles.</p> + +<p>Pierre murmura, presque à haute voix: +«Voilà , et nous nous faisons de la bile pour +quatre sous!»</p> + +<p>Tout près de lui soudain, dans la tranchée +large et noire ouverte entre les jetées, une +ombre, une grande ombre fantastique, glissa. +S'étant penché sur le parapet de granit, il vit +une barque de pêche qui rentrait, sans un +bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un +bruit d'aviron, doucement poussée par sa haute +voile brune tendue à la brise du large.</p> + +<p>Il pensa: «Si on pouvait vivre là -dessus, +comme on serait tranquille, peut-être!» Puis +ayant fait encore quelques pas, il aperçut un +homme assis à l'extrémité du môle.</p> + +<p>Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux +ou un triste? Qui était-ce? Il s'approcha, +curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et +il reconnut son frère.</p> + +<p>—Tiens, c'est toi, Jean?</p> + +<p>—Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens +faire ici?</p> + +<p>—Mais je prends l'air. Et toi?</p> + +<p>Jean se mit à rire:</p> + +<p>—Je prends l'air également.</p> + +<p>Et Pierre s'assit à côté de son frère.</p> + +<p>—Hein, c'est rudement beau?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>Au son de la voix il comprit que Jean n'avait +rien regardé; il reprit:</p> + +<p>—Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs +fous de partir, de m'en aller avec tous ces bateaux, +vers le nord ou vers le sud. Songe que +ces petits feux, là -bas, arrivent de tous les +coins du monde, des pays aux grandes fleurs +et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays +aux oiseaux-mouches, aux éléphants, aux +lions libres, aux rois nègres, de tous les pays +qui sont nos contes de fées à nous qui ne +croyons plus à la Chatte blanche ni à la Belle +au bois dormant. Ce serait rudement chic de +pouvoir s'offrir une promenade par là -bas; +mais voilà , il faudrait de l'argent, beaucoup....</p> + +<p>Il se tut brusquement, songeant que son +frère l'avait maintenant, cet argent, et que +délivré de tout souci, délivré du travail quotidien, +libre, sans entraves, heureux, joyeux, +il pouvait aller où bon lui semblerait, vers les +blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.</p> + +<p>Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes +chez lui, si brusques, si rapides qu'il +ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les +modifier, venues, semblait-il, d'une seconde +âme indépendante et violente, le traversa: +«Bah! il est trop niais, il épousera la petite +Rosémilly.»</p> + +<p>Il s'était levé.</p> + +<p>—Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai +besoin de marcher.</p> + +<p>Il serra la main de son frère, et reprit avec +un accent très cordial:</p> + +<p>—Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je +suis bien content de t'avoir rencontré tout seul +ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir, +combien je te félicite, et combien je t'aime.</p> + +<p>Jean d'une nature douce et tendre, très +ému, balbutiait:</p> + +<p>—Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.</p> + +<p>Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la +canne sous le bras, les mains derrière le dos.</p> + +<p>Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se +demanda de nouveau ce qu'il ferait, mécontent +de cette promenade écourtée; d'avoir été +privé de la mer par la présence de son frère.</p> + +<p>Il eut une inspiration: «Je vais boire un +verre de liqueur chez le père Marowsko»; et +il remonta vers le quartier d'Ingouville.</p> + +<p>Il avait connu le père Marowsko dans les +hôpitaux, à Paris. C'était un vieux Polonais, +réfugié politique, disait-on, qui avait eu des +histoires terribles là -bas, et qui était venu +exercer en France, après nouveaux examens, +son métier de pharmacien. On ne savait rien +de sa vie passée; aussi des légendes avaient-elles +couru parmi les internes, les externes, et +plus tard parmi les voisins. Cette réputation +de conspirateur redoutable, de nihiliste, de +régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la +mort par miracle, avait séduit l'imagination +aventureuse et vive de Pierre Roland; et il +était devenu l'ami du vieux Polonais, sans +avoir jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun +aveu sur son existence ancienne. C'était encore +grâce au jeune médecin que le bonhomme était +venu s'établir au Havre, comptant sur une belle +clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.</p> + +<p>En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste +pharmacie, en vendant des remèdes aux +petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.</p> + +<p>Pierre allait souvent le voir après dîner et +causer une heure avec lui, car il aimait la +figure calme et la rare conversation de Marowsko, +dont il jugeait profonds les longs silences.</p> + +<p>Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du +comptoir chargé de fioles. Ceux de la devanture +n'avaient point été allumés, par économie. +Derrière ce comptoir, assis sur une chaise +et les jambes allongées l'une sur l'autre, un +vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau +qui, continuant son front dégarni, lui +donnait un air triste de perroquet, dormait +profondément, le menton sur la poitrine.</p> + +<p>Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et +reconnaissant le docteur, vint au-devant de +lui, les mains tendues.</p> + +<p>Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides +et de sirops, beaucoup trop vaste pour +son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique +soutane; et l'homme parlait avec un fort +accent polonais qui donnait à sa voix fluette +quelque chose d'enfantin, un zézaiement et +des intonations de jeune être qui commence à +prononcer.</p> + +<p>Pierre s'assit et Marowsko demanda:</p> + +<p>—Quoi de neuf, mon cher docteur?</p> + +<p>—Rien. Toujours la même chose partout.</p> + +<p>—Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.</p> + +<p>—Je ne le suis pas souvent.</p> + +<p>—Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous +un verre de liqueur?</p> + +<p>—Oui, je veux bien.</p> + +<p>—Alors je vais vous faire goûter une préparation +nouvelle. Voilà deux mois que je +cherche à tirer quelque chose de la groseille, +dont on n'a fait jusqu'ici que du sirop ... eh +bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ... une bonne liqueur, +très bonne, très bonne.</p> + +<p>Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et +choisit une fiole qu'il apporta. Il remuait et +agissait par gestes courts, jamais complets, +jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait +toutes grandes les jambes, ne faisait un +mouvement entier et définitif. Ses idées semblaient +pareilles à ses actes; il les indiquait, les +promettait, les esquissait, les suggérait, mais +ne les énonçait pas.</p> + +<p>Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait +être d'ailleurs la préparation des sirops et +des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne +liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.</p> + +<p>Il avait inventé des centaines de préparations +sucrées sans parvenir à en lancer une seule. +Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser +à Marat.</p> + +<p>Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique +et apportés sur la planche aux préparations; +puis les deux hommes examinèrent +en l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.</p> + +<p>—Joli rubis! déclara Pierre.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>La vieille tête de perroquet du Polonais +semblait ravie.</p> + +<p>Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta +de nouveau, réfléchit encore et se prononça:</p> + +<p>—Très bon, très bon, et très neuf comme +saveur; une trouvaille, mon cher!</p> + +<p>—Ah! vraiment, je suis bien content.</p> + +<p>Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser +la liqueur nouvelle; il voulait l'appeler +«essence de groseille», ou bien «fine groseille», +ou bien «grosélia», ou bien «groséline».</p> + +<p>Pierre n'approuvait aucun de ces noms.</p> + +<p>Le vieux eut une idée:</p> + +<p>—Ce que vous avez dit tout à l'heure est très +bon, très bon: «Joli rubis.»</p> + +<p>Le docteur contesta encore la valeur de ce +nom, bien qu'il l'eût trouvé, et il conseilla simplement +«groseillette», que Marowsko déclara admirable.</p> + +<p>Puis ils se turent et demeurèrent assis +quelques minutes, sans prononcer un mot, +sous l'unique bec de gaz.</p> + +<p>Pierre, enfin, presque malgré lui:</p> + +<p>—Tiens, il nous est arrivé une chose assez +bizarre, ce soir. Un des amis de mon père, +en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.</p> + +<p>Le pharmacien sembla ne pas comprendre +tout de suite, mais, après avoir songé, il espéra +que le docteur héritait par moitié. Quand la +chose eut été bien expliquée, il parut surpris +et fâché; et pour exprimer son mécontentement +de voir son jeune ami sacrifié, il répéta +plusieurs fois:</p> + +<p>—Ça ne fera pas un bon effet.</p> + +<p>Pierre, que son énervement reprenait, voulut +savoir ce que Marowsko entendait par cette +phrase.—Pourquoi cela ne ferait-il pas un +bon effet? Quel mauvais effet pouvait résulter +de ce que son frère héritait la fortune d'un +ami de la famille?</p> + +<p>Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua +pas davantage.</p> + +<p>—Dans ce cas-là on laisse aux deux frères +également, je vous dis que ça ne fera pas un +bon effet.</p> + +<p>Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra +dans la maison paternelle et se coucha.</p> + +<p>Pendant quelque temps, il entendit Jean qui +marchait doucement dans la chambre voisine, +puis il s'endormit après avoir bu deux verres +d'eau.</p><br><br> + + + +<h3>III</h3> + + +<p>Le docteur se réveilla le lendemain avec la +résolution bien arrêtée de faire fortune.</p> + +<p>Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination +sans en poursuivre la réalité. Au +début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle, +l'espoir de la richesse vite acquise soutenait +ses efforts et sa confiance jusqu'au premier +obstacle, jusqu'au premier échec qui le +jetait dans une voie nouvelle.</p> + +<p>Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, +il méditait. Combien de médecins étaient devenus +millionnaires en peu de temps! Il suffisait +d'un grain de savoir-faire, car, dans le +cours de ses études, il avait pu apprécier les +plus célèbres professeurs, et il les jugeait des +ânes. Certes il valait autant qu'eux, sinon +mieux. S'il parvenait par un moyen quelconque +à capter la clientèle élégante et riche du Havre, +il pouvait gagner cent mille francs par an avec +facilité. Et il calculait, d'une façon précise, les +gains assurés. Le matin il sortirait, il irait +chez ses malades. En prenant la moyenne, +bien faible, de dix par jour, à vingt francs l'un, +cela lui ferait, au minimum, soixante-douze +mille francs par an, même soixante-quinze +mille, car le chiffre de dix malades était inférieur +à la réalisation certaine. Après midi, il +recevrait dans son cabinet une autre moyenne +de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six +mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, +chiffre rond. Les clients anciens et les amis +qu'il irait voir à dix francs et qu'il recevrait à +cinq francs feraient peut-être sur ce total une +légère diminution compensée par les consultations +avec d'autres médecins et par tous les +petits bénéfices courants de la profession. +Rien de plus facile que d'arriver là avec de +la réclame habile, des échos dans le <i>Figaro</i> indiquant +que le corps scientifique parisien avait +les yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes +entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il +serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre, +et content de lui-même, car il ne devrait sa fortune +qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses +vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne +se marierait pas, ne voulant point encombrer +son existence d'une femme unique et gênante, +mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes +les plus jolies.</p> + +<p>Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta +hors du lit comme pour le saisir tout de suite, +et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville +l'appartement qui lui convenait.</p> + +<p>Alors, en rôdant à travers les rues, il songea +combien sont légères les causes déterminantes +de nos actions. Depuis trois semaines +il aurait pu, il aurait dû prendre cette résolution +née brusquement en lui, sans aucun +doute, à la suite de l'héritage de son frère.</p> + +<p>Il s'arrêtait devant les portes où pendait un +écriteau annonçant soit un bel appartement, +soit un riche appartement à louer, les indications +sans adjectif le laissant toujours plein de +dédain. Alors il visitait avec des façons hautaines, +mesurait la hauteur des plafonds, dessinait +sur son calepin le plan du logis, les +communications, la disposition des issues, annonçait +qu'il était médecin et qu'il recevait +beaucoup. Il fallait que l'escalier fût large et +bien tenu; il ne pouvait monter d'ailleurs au-dessus +du premier étage.</p> + +<p>Après avoir noté sept ou huit adresses et +griffonné deux cents renseignements, il rentra +pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.</p> + +<p>Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. +On mangeait donc sans lui. Pourquoi? +Jamais on n'était aussi exact dans la maison. +Il fut froissé, mécontent, car il était un peu +susceptible. Dès qu'il entra, Roland lui dit:</p> + +<p>—Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! +Tu sais que nous allons à deux heures chez +le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.</p> + +<p>Le docteur s'assit, sans répondre, après +avoir embrassé sa mère et serré la main de son +père et de son frère; et il prit dans le plat +creux, au milieu de la table, la côtelette réservée +pour lui. Elle était froide et sèche. Ce devait +être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait +pu la laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, +et ne pas perdre la tête au point d'oublier +complètement l'autre fils, le fils aîné. La conversation, +interrompue par son entrée, reprit au point où il +l'avait coupée.</p> + +<p>—Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce +que je ferais tout de suite. Je m'installerais +richement, de façon à frapper l'oeil, je me montrerais +dans le monde, je monterais à cheval, +et je choisirais une ou deux causes intéressantes +pour les plaider et me bien poser au Palais. +Je voudrais être une sorte d'avocat amateur +très recherché. Grâce à Dieu, te voici à l'abri +du besoin, et si tu prends une profession, en +somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes +études et parce qu'un homme ne doit jamais +rester à rien faire.</p> + +<p>Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:</p> + +<p>—Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais +un joli bateau, un cotre sur le modèle de nos +pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.</p> + +<p>Pierre, à son tour, donna son avis. En +somme, ce n'était pas la fortune qui faisait la +valeur morale, la valeur intellectuelle d'un +homme. Pour les médiocres elle n'était qu'une +cause d'abaissement, tandis qu'elle mettait au +contraire un levier puissant aux mains des +forts. Ils étaient rares d'ailleurs, ceux-là . Si +Jean était vraiment un homme supérieur, il le +pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait +à l'abri du besoin. Mais il lui faudrait travailler +cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en d'autres +circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider +pour ou contre la veuve et l'orphelin et d'empocher +tant d'écus pour tout procès gagné ou +perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, +une lumière du droit.</p> + +<p>Et il ajouta comme conclusion:</p> + +<p>—Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, +des cadavres!</p> + +<p>Le père Roland haussa les épaules:</p> + +<p>—Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est +de se la couler douce. Nous ne sommes pas +des bêtes de peine, mais des hommes. Quand +on naît pauvre, il faut travailler; eh bien! tant +pis, on travaille; mais quand on a des rentes, +sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter +le tempérament.</p> + +<p>Pierre répondit avec hauteur:</p> + +<p>—Nos tendances ne sont pas les mêmes! +Moi je ne respecte au monde que le savoir et +l'intelligence, tout le reste est méprisable.</p> + +<p>Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les +heurts incessants entre le père et le fils; elle +détourna donc la conversation, et parla d'un +meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, +à Bolbec-Nointot. Les esprits aussitôt +furent occupés par les circonstances environnant +le forfait, et attirés par l'horreur +intéressante, par le mystère attrayant des crimes, +qui, même vulgaires, honteux et répugnants, +exercent sur la curiosité humaine une +étrange et générale fascination.</p> + +<p>De temps en temps, cependant, le père Roland +tirait sa montre:</p> + +<p>—Allons, dit-il, il va falloir se mettre en +route.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça +n'était point la peine de me faire manger une +côtelette froide.</p> + +<p>—Viens-tu chez le notaire? demanda sa +mère.</p> + +<p>Il répondit sèchement:</p> + +<p>—Moi, non, pour quoi faire? Ma présence +est fort inutile.</p> + +<p>Jean demeurait silencieux comme s'il ne +s'agissait point de lui. Quand on avait parlé du +meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, +quelques idées et développé quelques considérations +sur les crimes et sur les criminels. +Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la +clarté de son oeil, la rougeur animée de ses +joues, jusqu'au luisant de sa barbe, semblaient +proclamer son bonheur.</p> + +<p>Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant +seul de nouveau, recommença ses investigations +du matin à travers les appartements +à louer. Après deux ou trois heures d'escaliers +montés et descendus, il découvrit enfin, sur le +boulevard François I^{er}, quelque chose de joli: +un grand entre-sol avec deux portes sur des +rues différentes, deux salons, une galerie vitrée +où les malades, en attendant leur tour, se +promèneraient au milieu des fleurs, et une +délicieuse salle à manger en rotonde ayant +vue sur la mer.</p> + +<p>Au moment de louer, le prix de trois mille +francs l'arrêta, car il fallait payer d'avance le +premier terme, et il n'avait rien, pas un sou +devant lui.</p> + +<p>La petite fortune amassée par son père +s'élevait à peine à huit mille francs de rentes, +et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis +souvent ses parents dans l'embarras par ses +longues hésitations dans le choix d'une carrière, +ses tentatives toujours abandonnées et +ses continuels recommencements d'études. Il +partit donc en promettant une réponse avant +deux jours; et l'idée lui vint de demander à +son frère ce premier trimestre, ou même le semestre, +soit quinze cents francs, dès que Jean +serait en possession de son héritage.</p> + +<p>«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, +pensait-il. Je le rembourserai peut-être même +avant la fin de l'année. C'est tout simple, d'ailleurs, +et il sera content de faire cela pour moi.»</p> + +<p>Comme il n'était pas encore quatre heures, +et qu'il n'avait rien à faire, absolument rien, il +alla s'asseoir dans le Jardin public; et il demeura +longtemps sur son banc, sans idées, les +yeux à terre, accablé par une lassitude qui devenait +de la détresse.</p> + +<p>Tous les jours précédents, depuis son retour +dans la maison paternelle, il avait vécu ainsi +pourtant, sans souffrir aussi cruellement du +vide de l'existence et de son inaction. Comment +avait-il donc passé son temps du lever +jusqu'au coucher?</p> + +<p>Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, +flâné par les rues, flâné dans les cafés, +flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà +que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, +lui devenait odieuse, intolérable. S'il avait eu +quelque argent il aurait pris une voiture pour +faire une longue promenade dans la campagne, +le long des fossés de ferme ombragés de +hêtres et d'ormes; mais il devait compter le +prix d'un bock ou d'un timbre-poste, et ces +fantaisies-là ne lui étaient point permises. Il +songea soudain combien il est dur, à trente +ans passés, d'être réduit à demander, en rougissant, +un louis à sa mère, de temps en +temps; et il murmura, en grattant la terre du +bout de sa canne:</p> + +<p>—Cristi! si j'avais de l'argent!</p> + +<p>Et la pensée de l'héritage de son frère entra +en lui de nouveau, à la façon d'une piqûre de +guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne +voulant point s'abandonner sur cette pente de +jalousie.</p> + +<p>Autour de lui des enfants jouaient dans la +poussière des chemins. Ils étaient blonds avec +de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très +sérieux, avec une attention grave, de petites +montagnes de sable pour les écraser ensuite +d'un coup de pied.</p> + +<p>Pierre était dans un de ces jours mornes où +on regarde dans tous les coins de son âme, où +on en secoue tous les plis.</p> + +<p>«Nos besognes ressemblent aux travaux de +ces mioches,» pensait-il. Puis il se demanda +si le plus sage dans la vie n'était pas encore +d'engendrer deux ou trois de ces petits êtres +inutiles et de les regarder grandir avec complaisance +et curiosité. Et le désir du mariage +l'effleura. On n'est pas si perdu, n'étant plus +seul. On entend au moins remuer quelqu'un +près de soi aux heures de trouble et d'incertitude, +c'est déjà quelque chose de dire «tu» +à une femme, quand on souffre.</p> + +<p>Il se mit à songer aux femmes.</p> + +<p>Il les connaissait très peu, n'ayant eu au +quartier Latin que des liaisons de quinzaine, +rompues quand était mangé l'argent du mois, +et renouées ou remplacées le mois suivant. Il +devait exister, cependant, des créatures très +bonnes, très douces et très consolantes. Sa +mère n'avait-elle pas été la raison et le charme +du foyer paternel? Comme il aurait voulu connaître +une femme, une vraie femme!</p> + +<p>Il se releva tout à coup avec la résolution +d'aller faire une petite visite à Mme Rosémilly.</p> + +<p>Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, +celle-là ! Pourquoi? Elle avait trop de +bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle +pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à +lui-même d'une façon nette, cette préférence +entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour +l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son +frère, il ne pouvait s'abstenir de le juger un +peu médiocre et de se croire supérieur.</p> + +<p>Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la +nuit; et, comme la veille au soir, il se demanda +anxieusement: «Que vais-je faire?»</p> + +<p>Il se sentait maintenant à l'âme un besoin +de s'attendrir, d'être embrassé et consolé. +Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il +était dans une de ces heures de faiblesse et de +lassitude où la présence d'une femme, la caresse +d'une femme, le toucher d'une main, le +frôlement d'une robe, un doux regard noir ou +bleu semblent indispensables, et tout de suite, +à notre coeur.</p> + +<p>Et le souvenir lui vint d'une petite bonne +de brasserie ramenée un soir chez elle et revue +de temps en temps.</p> + +<p>Il se leva donc de nouveau pour aller boire +un bock avec cette fille. Que lui dirait-il? Que +lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe? +il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle +semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi +donc ne la voyait-il pas plus souvent?</p> + +<p>Il la trouva sommeillant sur une chaise dans +la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs +fumaient leurs pipes, accoudés aux tables +de chêne, la caissière lisait un roman, +tandis que le patron, en manches de chemise, +dormait tout à fait sur la banquette.</p> + +<p>Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement +et, venant à lui:</p> + +<p>—Bonjour, comment allez-vous?</p> + +<p>—Pas mal, et toi?</p> + +<p>—Moi, très bien. Comme vous êtes rare?</p> + +<p>—Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais +que je suis médecin.</p> + +<p>—Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si +j'avais su, j'ai été souffrante la semaine dernière, +je vous aurais consulté. Qu'est-ce que +vous prenez?</p> + +<p>—Un bock, et toi?</p> + +<p>—Moi, un bock aussi, puisque tu me le +payes.</p> + +<p>Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre +de cette consommation en avait été la permission +tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. +De temps en temps elle lui prenait la +main avec cette familiarité facile des filles dont +la caresse est à vendre, et le regardant avec +des yeux engageants elle lui disait:</p> + +<p>—Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? +Tu me plais beaucoup, mon chéri.</p> + +<p>Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait +bête, commune, sentant le peuple. Les femmes, +se disait-il, doivent nous apparaître dans +un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise +leur vulgarité.</p> + +<p>Elle lui demandait:</p> + +<p>—Tu es passé l'autre matin avec un beau +blond à grande barbe, est-ce ton frère?</p> + +<p>—Oui, c'est mon frère.</p> + +<p>—Il est rudement joli garçon.</p> + +<p>—Tu trouves?</p> + +<p>—Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.</p> + +<p>Quel étrange besoin le poussa tout à coup +à raconter à cette servante de brasserie l'héritage +de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait +de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait +par crainte du trouble apporté dans +son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, +et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il +eût eu besoin de vider de nouveau devant +quelqu'un son coeur gonflé d'amertume?</p> + +<p>Il dit en croisant ses jambes:</p> + +<p>—Il a joliment de la chance, mon frère, +il vient d'hériter de vingt mille francs de +rente.</p> + +<p>Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et +cupides:</p> + +<p>—Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa +grand'mère ou bien sa tante?</p> + +<p>—Non, un vieil ami de mes parents.</p> + +<p>—Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne +t'a rien laissé, à toi?</p> + +<p>—Non. Moi je le connaissais très peu.</p> + +<p>Elle réfléchit quelques instants, puis, avec +un sourire drôle sur les lèvres:</p> + +<p>—Eh bien! il a de la chance ton frère +d'avoir des amis de cette espèce-là ! Vrai, ça +n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!</p> + +<p>Il eut envie de la gifler sans savoir au juste +pourquoi, et il demanda, la bouche crispée:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu entends par là ?</p> + +<p>Elle avait pris un air bête et naïf:</p> + +<p>—Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de +chance que toi.</p> + +<p>Il jeta vingt sous sur la table et sortit.</p> + +<p>Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça +n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu.»</p> + +<p>Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu +dans ces mots? Certes il y avait là une +malice, une méchanceté, une infamie. Oui, +cette fille avait dû croire que Jean était le fils +du Maréchal.</p> + +<p>L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon +jeté sur sa mère, fut si violente qu'il s'arrêta +et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour +s'asseoir.</p> + +<p>Un autre café se trouvait en face de lui, il +y entra, prit une chaise, et comme le garçon se +présentait: «Un bock», dit-il.</p> + +<p>Il sentait battre son coeur; des frissons lui +couraient sur la peau. Et tout à coup le souvenir +lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la +veille: «Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il +eu la même pensée, le même soupçon que +cette drôlesse?</p> + +<p>La tête penchée sur son bock il regardait la +mousse blanche pétiller et fondre, et il se demandait: +«Est-ce possible qu'on croie une +chose pareille?»</p> + +<p>Les raisons qui feraient naître ce doute +odieux dans les esprits lui apparaissaient +maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes, +exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans +héritiers laisse sa fortune aux deux enfants +d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, +mais qu'il 1s donne tout entière à un seul +de ces enfants, certes le monde s'étonnera, +chuchotera et finira par sourire. Comment +n'avait-il pas prévu cela, comment son père +ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne +l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés +trop heureux de cet argent inespéré pour +que cette idée les effleurât. Et puis comment +ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné une +pareille ignominie?</p> + +<p>Mais le public, mais le voisin, le marchand, +le fournisseur, tous ceux qui les connaissaient +n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable, +s'en amuser, s'en réjouir, rire de son +père et mépriser sa mère?</p> + +<p>Et la remarque faite par la fille de brasserie +que Jean était blond et lui brun, qu'ils ne se +ressemblaient ni de figure, ni de démarche, +ni de tournure, ni d'intelligence, frapperait +maintenant tous les yeux et tous les esprits. +Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: +«Lequel, le vrai ou le faux?»</p> + +<p>Il se leva avec la résolution de prévenir son +frère, de le mettre en garde contre cet affreux +danger menaçant l'honneur de leur mère. Mais +que ferait Jean? Le plus simple, assurément, +serait de refuser l'héritage qui irait alors aux +pauvres, et de dire seulement aux amis et +connaissances informés de ce legs que le testament +contenait des clauses et conditions +inacceptables qui auraient fait de Jean, non +pas un héritier, mais un dépositaire.</p> + +<p>Tout en rentrant à la maison paternelle, il +songeait qu'il devait voir son frère seul, afin de +ne point parler devant ses parents d'un pareil +sujet.</p> + +<p>Dès la porte il entendit un grand bruit de +voix et de rires dans le salon, et, comme il +entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine +Beausire, ramenés par son père et gardés +à dîner afin de fêter la bonne nouvelle.</p> + +<p>On avait fait apporter du vermouth et de +l'absinthe pour se mettre en appétit, et on +s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine +Beausire, un petit homme tout rond à +force d'avoir roulé sur la mer, et dont toutes +les idées semblaient rondes aussi, comme les +galets des rivages, et qui riait avec des <i>r</i> plein +la gorge, jugeait la vie une chose excellente +dont tout était bon à prendre.</p> + +<p>Il trinquait avec le père Roland, tandis que +Jean présentait aux dames deux nouveaux +verres pleins.</p> + +<p>Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine +Beausire, qui avait connu feu son époux, +s'écria:</p> + +<p>—Allons, allons, Madame, <i>bis repetita +placent</i>, comme nous disons en patois, ce qui +signifie: «Deux vermouths ne font jamais +mal.» Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue +plus, je me donne comme ça, chaque +jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis +artificiel! J'y ajoute un coup de tangage après +le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée. +Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par +exemple, jamais, jamais, car je crains les +avaries.</p> + +<p>Roland, dont le vieux long-courier flattait la +manie nautique, riait de tout son coeur, la face +déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe. Il +avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un +ventre où semblait réfugié le reste de son corps, +un de ces ventres mous d'hommes toujours +assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni +bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé +toute leur matière au même endroit.</p> + +<p>Beausire au contraire, bien que court et +gros, semblait plein comme un oeuf et dur +comme une balle.</p> + +<p>Mme Roland n'avait point vidé son premier +verre, et, rose de bonheur, le regard brillant, +elle contemplait son fils Jean.</p> + +<p>Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. +C'était une affaire finie, une affaire signée, il +avait vingt mille francs de rentes. Dans la +façon dont il riait, dont il parlait avec une +voix plus sonore, dont il regardait les gens, à +ses manières plus nettes, à son assurance plus +grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.</p> + +<p>Le dîner fut annoncé, et comme le vieux +Roland allait offrir son bras à Mme Rosémilly: +«Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui +tout est pour Jean.»</p> + +<p>Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: +devant l'assiette de Jean, assis à la place de +son père, un énorme bouquet rempli de faveurs +de soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, +s'élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de +quatre compotiers dont l'un contenait une +pyramide de pêches magnifiques, le second un +gâteau monumental gorgé de crème fouettée +et couvert de clochettes de sucre fondu, une +cathédrale en biscuit, le troisième des tranches +d'ananas noyées dans un sirop clair, et +le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu +des pays chauds.</p> + +<p>—Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons +l'avènement de Jean le Riche.</p> + +<p>Après le potage on offrit du madère; et tout +le monde déjà parlait en même temps. Beausire +racontait un dîner qu'il avait fait à Saint-Domingue +à la table d'un général nègre. Le +père Roland l'écoutait, tout en cherchant à +glisser entre les phrases le récit d'un autre +repas donné par un de ses amis, à Meudon, et +dont chaque convive avait été quinze jours +malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient +un projet d'excursion et de déjeuner à +Saint-Jouin, dont ils se promettaient déjà un +plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas +avoir dîné seul, dans une gargote au bord de +la mer, pour éviter tout ce bruit, ces rires et +cette joie qui l'énervaient.</p> + +<p>Il cherchait comment il allait s'y prendre, +maintenant, pour dire à son frère ses craintes +et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée +déjà , dont il jouissait, dont il se grisait +d'avance. Ce serait dur pour lui, certes, mais +il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation +de leur mère étant menacée.</p> + +<p>L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland +dans les récits de pêche. Beausire en narra de +surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de +Madagascar et surtout sur les côtes de la Chine +et du Japon, où les poissons ont des figures +drôles comme les habitants. Et il racontait les +mines de ces poissons, leurs gros yeux d'or, +leurs ventres bleus ou rouges, leurs nageoires +bizarres, pareilles à des éventails, leur queue +coupée en croissant de lune, en mimant d'une +façon si plaisante que tout le monde riait aux +larmes en l'écoutant.</p> + +<p>Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: +«On a bien raison de dire que les Normands +sont les Gascons du Nord.»</p> + +<p>Après le poisson vint un vol-au-vent, puis +un poulet rôti, une salade, des haricots verts +et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne +de Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté +allait croissant avec le nombre des verres de +vin. Quand sauta le bouchon de la première +bouteille de champagne, le père Roland, très +excité, imita avec sa bouche le bruit de cette +détonation, puis déclara:</p> + +<p>—J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.</p> + +<p>Pierre, de plus en plus agacé, répondit en +ricanant:</p> + +<p>—Cela est peut-être, cependant, plus dangereux +pour toi.</p> + +<p>Roland, qui allait boire, reposa son verre +plein sur la table et demanda:</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>Depuis longtemps il se plaignait de sa +santé, de lourdeurs, de vertiges, de malaises +constants et inexplicables. Le docteur reprit:</p> + +<p>—Parce que la balle du pistolet peut fort +bien passer à côté de toi, tandis que le verre +de vin te passe forcément dans le ventre.</p> + +<p>—Et puis?</p> + +<p>—Et puis il te brûle l'estomac, désorganise +le système nerveux, alourdit la circulation et +prépare l'apoplexie dont sont menacés tous les +hommes de ton tempérament.</p> + +<p>L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait +dissipée comme une fumée par le vent; +et il regardait son fils avec des yeux inquiets +et fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait +pas.</p> + +<p>Mais Beausire s'écria:</p> + +<p>—Ah! ces sacrés médecins, toujours les +mêmes: ne mangez pas, ne buvez pas, n'aimez +pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du +bobo à petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout +ça, moi, Monsieur, dans toutes les parties du +monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai +pu, et je ne m'en porte pas plus mal.</p> + +<p>Pierre répondit avec aigreur:</p> + +<p>—D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus +fort que mon père; et puis tous les viveurs +parlent comme vous jusqu'au jour où ... et +ils ne reviennent pas le lendemain dire au +médecin prudent: «Vous aviez raison, docteur.» +Quand je vois mon père faire ce qu'il +y a de plus mauvais et de plus dangereux +pour lui, il est bien naturel que je le prévienne. +Je serais un mauvais fils si j'agissais autrement.</p> + +<p>Mme Roland désolée intervint à son tour: +—Voyons, Pierre, qu'est-ce que tu as? Pour +une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe +quelle fête pour lui, pour nous. Tu vas gâter +tout son plaisir et nous chagriner tous. C'est +vilain, ce que tu fais là !</p> + +<p>Il murmura en haussant les épaules:</p> + +<p>—Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.</p> + +<p>Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait +son verre, son verre plein de vin lumineux +et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante +s'envolait par petites bulles venues du fond et +montant, pressées et rapides, s'évaporer à la +surface; il le regardait avec une méfiance de +renard qui trouve une poule morte et flaire +un piège.</p> + +<p>Il demanda, en hésitant:</p> + +<p>—Tu crois que ça me ferait beaucoup de +mal?</p> + +<p>Pierre eut un remords et se reprocha de +faire souffrir les autres de sa mauvaise humeur:</p> + +<p>—Non, va, pour une fois, tu peux le boire; +mais n'en abuse point et n'en prends pas l'habitude.</p> + +<p>Alors le père Roland leva son verre sans se +décider encore à le porter à sa bouche. Il le contemplait +douloureusement, avec envie et avec +crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits +coups, en les savourant, le coeur plein d'angoisse, +de faiblesse et de gourmandise, puis +de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière +goutte.</p> + +<p>Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly; +il était fixé sur lui limpide et bleu, clairvoyant +et dur. Et il sentit, il pénétra, il devina +la pensée nette qui animait ce regard, la pensée +irritée de cette petite femme à l'esprit simple +et droit, car ce regard disait: «Tu es jaloux, +toi. C'est honteux, cela.»</p> + +<p>Il baissa la tête en se remettant à manger.</p> + +<p>Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. +Une envie de partir le harcelait, une envie de +n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus les +entendre causer, plaisanter et rire.</p> + +<p>Cependant le père Roland, que les fumées +du vin recommençaient à troubler, oubliait +déjà les conseils de son fils et regardait d'un +oeil oblique et tendre une bouteille de champagne +presque pleine encore à côté de son assiette. +Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation +nouvelle, et il cherchait par quelle +malice, par quelle adresse, il pourrait s'en emparer +sans éveiller les remarques de Pierre. Une +ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit +la bouteille avec nonchalance et, la tenant par +le fond, tendit le bras à travers la table pour +emplir d'abord le verre du docteur qui était vide; +puis il fit le tour des autres verres, et quand il +en vint au sien il se mit à parler très haut, et +s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement +que c'était par inadvertance. Personne +d'ailleurs n'y fit attention.</p> + +<p>Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux +et agacé, il prenait à tout instant, et portait +à ses lèvres d'un geste inconscient la longue +flûte de cristal où l'on voyait courir les +bulles dans le liquide vivant et transparent. Il +le faisait alors couler très lentement dans sa +bouche pour sentir la petite piqûre sucrée du +gaz évaporé sur sa langue.</p> + +<p>Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. +Partie du ventre, qui semblait en être le foyer, +elle gagnait la poitrine, envahissait les membres, +se répandait dans toute la chair, comme +une onde tiède et bienfaisante portant de la +joie avec elle. Il se sentait mieux, moins impatient, +moins mécontent; et sa résolution de +parler à son frère ce soir-là même s'affaiblissait, +non pas que la pensée d'y renoncer l'eût +effleuré, mais pour ne point troubler si vite le +bien-être qu'il sentait en lui.</p> + +<p>Beausire se leva afin de porter un toast.</p> + +<p>Ayant salué à la ronde il prononça:</p> + +<p>—Très gracieuses dames, Messeigneurs, +nous sommes réunis pour célébrer un événement +heureux qui vient de frapper un de nos +amis. On disait autrefois que la fortune était +aveugle, je crois qu'elle était simplement +myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire +emplette d'une excellente jumelle marine, qui +lui a permis de distinguer dans le port du Havre +le fils de notre brave camarade Roland, capitaine +de la <i>Perle</i>.</p> + +<p>Des bravos jaillirent des bouches, soutenus +par des battements de mains; et Roland père +se leva pour répondre.</p> + + +<p>Après avoir toussé, car il sentait sa gorge +grasse et sa langue un peu lourde, il bégaya:</p> + +<p>—Merci, capitaine, merci pour moi et mon +fils. Je n'oublierai jamais votre conduite en +cette circonstance. Je bois à vos désirs.</p> + +<p>Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, +et il se rassit, ne trouvant plus rien.</p> + +<p>Jean, qui riait, prit la parole à son tour:</p> + +<p>—C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les +amis dévoués, les amis excellents (il regardait +Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui +cette preuve touchante de leur affection. Mais +ce n'est point par des paroles que je peux leur +témoigner ma reconnaissance. Je la leur prouverai +demain, à tous les instants de ma vie, toujours, +car notre amitié n'est point de celles qui +passent.</p> + +<p>Sa mère, fort émue, murmura:</p> + +<p>—Très bien, mon enfant. +Mais Beausire s'écriait:</p> + +<p>—Allons, madame Rosémilly, parlez au +nom du beau sexe.</p> + +<p>Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, +un peu nuancée de tristesse:</p> + +<p>—Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie +de M. Maréchal.</p> + +<p>Il y eut quelques secondes d'accalmie, de +recueillement décent, comme après une prière; +et Beausire, qui avait le compliment coulant, +fit cette remarque:</p> + +<p>—Il n'y a que les femmes pour trouver de +ces délicatesses.</p> + +<p>Puis se tournant vers Roland père:</p> + +<p>—Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? +Vous étiez donc bien intimes avec lui?</p> + +<p>Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à +pleurer, et d'une voix bredouillante:</p> + +<p>—Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on +ne retrouve plus ... nous ne nous quittions +pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et +il nous payait de petites fêtes au théâtre ... je +ne vous dis que ça ... que ça ... que ça ... Un ami, +un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, Louise?</p> + +<p>Sa femme répondit simplement:</p> + +<p>—Oui, c'était un fidèle ami.</p> + +<p>Pierre regardait son père et sa mère, mais +comme on parla d'autre chose, il se remit à +boire.</p> + +<p>De la fin de cette soirée il n'eut guère de +souvenir. On avait pris le café, absorbé des liqueurs, +et beaucoup ri en plaisantant. Puis il +se coucha, vers minuit, l'esprit confus et la +tête lourde. Et il dormit comme une brute +jusqu'à neuf heures le lendemain.</p><br><br> + + + + + + +<h3>IV</h3> + +<p>Ce sommeil baigné de champagne et de +chartreuse l'avait sans doute adouci et calmé, +car il s'éveilla en des dispositions d'âme très +bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, +en s'habillant, ses émotions de la veille, +cherchant à en dégager bien nettement et bien +complètement les causes réelles, secrètes, les +causes personnelles en même temps que les +causes extérieures.</p> + +<p>Il se pouvait en effet que la fille de brasserie +eût eu une mauvaise pensée, une vraie pensée +de prostituée, en apprenant qu'un seul des +fils Roland héritait d'un inconnu; mais ces +créatures-là n'ont-elles pas toujours des soupçons +pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes +les honnêtes femmes? Ne les entend-on +pas, chaque fois qu'elles parlent, injurier, +calomnier, diffamer toutes celles qu'elles +devinent irréprochables? Chaque fois qu'on +cite devant elles une personne inattaquable, +elles se fâchent, comme si on les outrageait, +et s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes +femmes mariées, c'est du propre! Elles ont +plus d'amants que nous, seulement elles les +cachent parce qu'elles sont hypocrites. Ah! +oui, c'est du propre!»</p> + +<p>En toute autre occasion il n'aurait certes pas +compris, pas même supposé possibles des insinuations +de cette nature sur sa pauvre mère, +si bonne, si simple, si digne. Mais il avait +l'âme troublée par ce levain de jalousie qui fermentait +en lui. Son esprit surexcité, à l'affût +pour ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui +pouvait nuire à son frère, avait même peut-être +prêté à cette vendeuse de bocks des intentions +odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se +pouvait que son imagination seule, cette imagination +qu'il ne gouvernait point, qui échappait +sans cesse à sa volonté, s'en allait libre, +hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers +infini des idées, et en rapportait parfois +d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en +lui, au fond de son âme, dans les replis insondables, +comme des choses volées; il se pouvait +que cette imagination seule eût créé, inventé +cet affreux doute. Son coeur, assurément, son +propre coeur avait des secrets pour lui; et ce +coeur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute +abominable un moyen de priver son frère de +cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait +lui-même, à présent, interrogeant, comme les +dévots leur conscience, tous les mystères de +sa pensée.</p> + +<p>Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence +fût limitée, avait le tact, le flair et le +sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui +était pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une +simplicité parfaite, à la mémoire bénie de feu +Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si +le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant +frère: «Mais défends-la donc, jobard; tu as +beau être riche, je t'éclipserai toujours quand +il me plaira.»</p> + +<p>Au café, il dit à son père:</p> + +<p>—Est-ce que tu te sers de la <i>Perle</i> aujourd'hui?</p> + +<p>—Non, mon garçon.</p> + +<p>—Je peux la prendre avec Jean-Bart?</p> + +<p>—Mais oui, tant que tu voudras.</p> + +<p>Il acheta un bon cigare, au premier débit +de tabac rencontré, et il descendit, d'un pied +joyeux, vers le port.</p> + +<p>Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un +bleu léger, rafraîchi, lavé par la brise de la +mer.</p> + +<p>Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait +au fond de la barque qu'il devait tenir +prête à sortir tous les jours à midi, quand on +n'allait pas à la pêche le matin.</p> + +<p>—A nous deux, patron! cria Pierre.</p> + +<p>Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta +dans l'embarcation.</p> + +<p>—Quel vent? dit-il.</p> + +<p>—Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. +J'avons bonne brise au large.</p> + +<p>—Eh bien! mon père, en route.</p> + +<p>Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le +bateau, libre, se mit à glisser lentement vers la +jetée sur l'eau calme du port. Le faible souffle +d'air venu par les rues tombait sur le haut de +la voile, si doucement qu'on ne sentait rien, +et la <i>Perle</i> semblait animée d'une vie propre, +de la vie des barques, poussée par une force +mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la +barre, et, le cigare aux dents, les jambes allongées +sur le banc, les yeux mi-fermés sous les +rayons aveuglants du soleil, il regardait passer +contre lui les grosses pièces de bois goudronné +du brise-lames.</p> + +<p>Quand ils débouchèrent en pleine mer, en +atteignant la pointe de la jetée nord qui les +abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le +visage et sur les mains du docteur comme une +caresse un peu froide, entra dans sa poitrine +qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la boire, +et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit +s'incliner la <i>Perle</i> et la rendit plus alerte.</p> + +<p>Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le +triangle, plein de vent, semblait une aile, puis +gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua +le tapecul amarré contre son mât.</p> + +<p>Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, +et courant maintenant de toute sa +vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui +bouillonne et qui fuit.</p> + +<p>L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une +charrue folle, et l'onde soulevée, souple et +blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, +comme retombe, brune et lourde, la terre labourée +des champs.</p> + +<p>A chaque vague rencontrée,—elles étaient +courtes et rapprochées,—une secousse secouait +la <i>Perle</i> du bout du foc au gouvernail +qui frémissait dans la main de Pierre; et quand +le vent, pendant quelques secondes, soufflait +plus fort, les flots effleuraient le bordage +comme s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur +charbonnier de Liverpool était à l'ancre +attendant la marée; ils allèrent tourner par +derrière, puis ils visitèrent, l'un après l'autre, +les navires en rade, puis ils s'éloignèrent un +peu plus pour voir se dérouler la côte.</p> + +<p>Pendant trois heures, Pierre tranquille, +calme et content, vagabonda sur l'eau frémissante, +gouvernant, comme une bête ailée, rapide +et docile, cette chose de bois et de toile +qui allait et venait à son caprice, sous une +pression de ses doigts.</p> + +<p>Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos +d'un cheval ou sur le pont d'un bateau, pensant +à son avenir, qui serait beau, et à la douceur +de vivre avec intelligence. Dès le lendemain +il demanderait à son frère de lui prêter, +pour trois mois, quinze cents francs afin de +s'installer tout de suite dans le joli appartement +du boulevard François Ier.</p> + +<p>Le matelot dit tout à coup:</p> + +<p>—V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.</p> + +<p>Il leva les yeux et aperçut vers le nord une +ombre grise, profonde et légère, noyant le +ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, +comme un nuage tombé d'en haut.</p> + +<p>Il vira de bord, et vent arrière fit route vers +la jetée, suivi par la brume rapide qui le gagnait. +Lorsqu'elle atteignit la <i>Perle</i>, l'enveloppant +dans son imperceptible épaisseur, un frisson +de froid courut sur les membres de Pierre, +et une odeur de fumée et de moisissure, +l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit +fermer la bouche pour ne point goûter cette +nuée humide et glacée. Quand la barque reprit +dans le port sa place accoutumée, la ville +entière était ensevelie déjà sous cette vapeur +menue, qui, sans tomber, mouillait comme +une pluie et glissait sur les maisons et les rues +à la façon d'un fleuve qui coule.</p> + +<p>Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra +vite, et se jeta sur son lit pour sommeiller +jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle +à manger, sa mère disait à Jean:</p> + +<p>—La galerie sera ravissante. Nous y mettrons +des fleurs. Tu verras. Je me chargerai +de leur entretien et de leur renouvellement. +Quand tu donneras des fêtes, ça aura un coup +d'oeil féerique.</p> + +<p>—De quoi parlez-vous donc? demanda le +docteur.</p> + +<p>—D'un appartement délicieux que je viens +de louer pour ton frère. Une trouvaille, un entresol +donnant sur deux rues. Il a deux salons, +une galerie vitrée et une petite salle à manger +en rotonde, tout à fait coquette pour un garçon.</p> + +<p>Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur.</p> + +<p>—Où est-ce situé, cela? dit-il.</p> + +<p>—Boulevard François Ier.</p> + +<p>Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement +exaspéré qu'il avait envie de crier: «C'est +trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que +pour lui!»</p> + +<p>Sa mère, radieuse, parlait toujours:</p> + +<p>—Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux +mille huit cents francs. On en voulait trois +mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de +diminution en faisant un bail de trois, six +ou neuf ans. Ton frère sera parfaitement là +dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour +faire la fortune d'un avocat. Cela attire le +client, le séduit, le retient, lui donne du respect +et lui fait comprendre qu'un homme ainsi +logé fait payer cher ses paroles.</p> + +<p>Elle se tut quelques secondes, et reprit:</p> + +<p>—Il faudrait trouver quelque chose d'approchant +pour toi, bien plus modeste puisque +tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. +Je t'assure que cela te servirait beaucoup.</p> + +<p>Pierre répondit d'un ton dédaigneux:</p> + +<p>—Oh! moi, c'est par le travail et la science +que j'arriverai.</p> + +<p>Sa mère insista:</p> + +<p>—Oui, mais je t'assure qu'un joli logement +te servirait beaucoup tout de même.</p> + +<p>Vers le milieu du repas il demanda tout à +coup:</p> + +<p>—Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?</p> + +<p>Le père Roland leva la tête et chercha dans +ses souvenirs:</p> + +<p>—Attends, je ne me rappelle plus trop. +C'est si vieux. Ah! oui, j'y suis. C'est ta mère +qui a fait sa connaissance dans la boutique, +n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander +quelque chose, et puis il est revenu souvent. +Nous l'avons connu comme client avant de le +connaître comme ami.</p> + +<p>Pierre, qui mangeait des flageolets et les +piquait un à un avec une pointe de sa fourchette, +comme s'il les eût embrochés, reprit:</p> + +<p>—A quelle époque ça s'est-il fait, cette +connaissance-là ?</p> + +<p>Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant +plus de rien, il fit appel à la mémoire de +sa femme:</p> + +<p>—En quelle année, voyons, Louise, tu ne +dois pas avoir oublié, toi qui as un si bon souvenir? +Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq +ou cinquante-six?... Mais cherche donc, +tu dois le savoir mieux que moi?</p> + +<p>Elle chercha quelque temps en effet, puis +d'une voix sûre et tranquille:</p> + +<p>—C'était en cinquante-huit, mon gros. +Pierre avait alors trois ans. Je suis bien certaine +de ne pas me tromper, car c'est l'année +où l'enfant eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, +que nous connaissions encore très peu, +nous a été d'un grand secours.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable, +même! Comme ta mère n'en pouvait plus de +fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, +il allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. +Vraiment, c'était un brave coeur. Et +quand tu as été guéri, tu ne te figures pas +comme il fut content et comme il t'embrassait. +C'est à partir de ce moment-là que nous +sommes devenus de grands amis.</p> + +<p>Et cette pensée brusque, violente, entra +dans l'âme de. Pierre comme une balle qui +troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le +premier, qu'il fut si dévoué pour moi, puisqu'il +m'aimait et m'embrassait tant, puisque +je suis la cause de sa grande liaison avec mes +parents, pourquoi a-t-il laissé toute sa fortune +à mon frère et rien à moi?»</p> + +<p>Il ne posa plus de questions et demeura +sombre, absorbé plutôt que songeur, gardant +en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, +le germe secret d'un nouveau mal.</p> + +<p>Il sortit de bonne heure et se remit à rôder +par les rues. Elles étaient ensevelies sous +le brouillard qui rendait pesante, opaque et +nauséabonde la nuit. On eût dit une fumée +pestilentielle abattue sur la terre. On la voyait +passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait +éteindre par moments. Les pavés des rues devenaient +glissants comme par les soirs de +verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient +sortir du ventre des maisons, puanteurs +des caves, des fosses, des égouts, des +cuisines pauvres, pour se mêler à l'affreuse +senteur de cette brume errante.</p> + +<p>Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses +poches, ne voulant point rester dehors par ce +froid, se rendit chez Marowsko.</p> + +<p>Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le +vieux pharmacien dormait toujours. En reconnaissant +Pierre, qu'il aimait d'un amour +de chien fidèle, il secoua sa torpeur, alla +chercher deux verres et apporta la groseillette.</p> + +<p>—Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous +avec votre liqueur?</p> + +<p>Le Polonais expliqua comment quatre des +principaux cafés de la ville consentaient à la +lancer dans la circulation, et comment le <i>Phare +de la Côte</i> et le <i>Sémaphore havrais</i> lui feraient +de la réclame en échange de quelques produits +pharmaceutiques mis à la disposition des rédacteurs.</p> + +<p>Après un long silence, Marowsko demanda +si Jean, décidément, était en possession de sa +fortune; puis il fit encore deux ou trois questions +vagues sur le même sujet. Son dévouement +ombrageux pour Pierre se révoltait de +cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre +penser, devinait, comprenait, lisait dans ses +yeux détournés, dans le ton hésitant de sa +voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres +et qu'il ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui +si prudent, si timide, si cauteleux.</p> + +<p>Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: +«Vous n'auriez pas dû lui laisser accepter +cet héritage qui fera mal parler de votre +mère.» Peut-être même croyait-il que Jean +était le fils de Maréchal. Certes il le croyait! +Comment ne le croirait-il pas, tant la chose +devait paraître vraisemblable, probable, évidente? +Mais lui-même, lui Pierre, le fils, depuis +trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, +avec toutes les subtilités de son coeur, pour +tromper sa raison, ne luttait-il pas contre ce +soupçon terrible?</p> + +<p>Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être +seul pour songer, pour discuter cela avec lui-même, +pour envisager hardiment, sans scrupules, +sans faiblesse, cette chose possible et +monstrueuse, entra en lui si dominateur qu'il +se leva sans même boire son verre de groseillette, +serra la main du pharmacien stupéfait +et se replongea dans le brouillard de la rue.</p> + +<p>Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il +laissé toute sa fortune à Jean?»</p> + +<p>Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui +faisait chercher cela, ce n'était plus cette envie +un peu basse et naturelle qu'il savait cachée +en lui et qu'il combattait depuis trois jours, +mais la terreur d'une chose épouvantable, la +terreur de croire lui-même que Jean, que son +frère était le fils de cet homme!</p> + +<p>Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même +se poser cette question criminelle! Cependant +il fallait que ce soupçon si léger, si invraisemblable, +fût rejeté de lui, complètement, pour +toujours. Il lui fallait la lumière, la certitude, +il fallait dans son coeur la sécurité complète, +car il n'aimait que sa mère au monde.</p> + +<p>Et tout seul en errant par la nuit, il allait +faire, dans ses souvenirs, dans sa raison, l'enquête +minutieuse d'où résulterait l'éclatante +vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait +plus, plus jamais. Il irait dormir.</p> + +<p>Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les +faits; puis je me rappellerai tout ce que je sais +de lui, de sou allure avec mon frère et avec +moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu +motiver cette préférence... Il a vu naître Jean? +—oui, mais il me connaissait auparavant.— +S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et +réservé, c'est moi qu'il aurait préféré puisque +c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre scarlatine, +qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. +Donc, logiquement, il devait me choisir, avoir +pour moi une tendresse plus vive, à moins qu'il +n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant +grandir, une attraction, une prédilection instinctives.»</p> + +<p>Alors il chercha dans sa mémoire, avec une +tension désespérée de toute sa pensée, de toute +sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à +revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet +homme qui avait passé devant lui, indifférent +à son coeur, pendant toutes ses années de Paris.</p> + +<p>Mais il sentit que la marche, le léger mouvement +de ses pas, troublait un peu ses idées, +dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée, +voilait sa mémoire.</p> + +<p>Pour jeter sur le passé et les événements +inconnus ce regard aigu, à qui rien ne devait +échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un +lieu vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir +sur la jetée, comme l'autre nuit.</p> + +<p>En approchant du port il entendit vers la +pleine mer une plainte lamentable et sinistre, +pareille au meuglement d'un taureau, mais +plus longue et plus puissante. C'était le cri +d'une sirène, le cri des navires perdus dans la +brume.</p> + +<p>Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, +tant il avait retenti dans son âme et dans ses +nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir +jeté lui-même. Une autre voix semblable gémit +à son tour, un peu plus loin; puis, tout +près, la sirène du port, leur répondant, poussa +une clameur déchirante.</p> + +<p>Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant +plus à rien, satisfait d'entrer dans ces +ténèbres lugubres et mugissantes.</p> + +<p>Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, +il ferma les yeux pour ne point voir les foyers +électriques, voilés de brouillard, qui rendent le +port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare +sur la jetée sud, qu'on distinguait à peine cependant. +Puis se tournant à moitié, il posa +ses coudes sur le granit et cacha sa figure +dans ses mains.</p> + +<p>Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec +ses lèvres, répétait comme pour l'appeler, +pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal... +Maréchal.» Et dans le noir de ses +paupières baissées, il le vit tout à coup tel qu'il +l'avait connu. C'était un homme de soixante +ans, portant en pointe sa barbe blanche, avec +des sourcils épais, tout blancs aussi. Il n'était +ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux +gris et doux, le geste modeste, l'aspect d'un +brave être, simple et tendre. Il appelait Pierre +et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais +paru préférer l'un ou l'autre, et les recevait +ensemble à dîner.</p> + +<p>Et Pierre, avec une ténacité de chien qui +suit une piste évaporée, se mit à rechercher +les paroles, les gestes, les intonations, +les regards de cet homme disparu de la +terre. Il le retrouvait peu à peu, tout entier, +dans son appartement de la rue Tronchet +quand il les recevait à sa table, son frère +et lui.</p> + +<p>Deux bonnes le servaient, vieilles toutes +deux, qui avaient pris, depuis bien longtemps +sans doute, l'habitude de dire «monsieur +Pierre» et «monsieur Jean».</p> + +<p>Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes +gens, la droite à l'un, la gauche à l'autre, au +hasard de leur entrée.</p> + +<p>—Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous +des nouvelles de vos parents? Quant à +moi, ils ne m'écrivent jamais.</p> + +<p>On causait, doucement et familièrement, +de choses ordinaires. Rien de hors ligne dans +l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, +de charme et de grâce. C'était certainement +pour eux un bon ami, un de ces bons +amis auxquels on ne songe guère parce qu'on +les sent très sûrs.</p> + +<p>Maintenant les souvenirs affluaient dans +l'esprit de Pierre. Le voyant soucieux plusieurs +fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant, +Maréchal lui avait offert et prêté, spontanément, +de l'argent, quelques centaines de francs +peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et +jamais rendues. Donc cet homme l'aimait toujours, +s'intéressait toujours à lui, puisqu'il +s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi +laisser toute sa fortune à Jean? Non, il +n'avait jamais été visiblement plus affectueux +pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé +de l'un que de l'autre, moins tendre en-apparence +avec celui-ci qu'avec celui-là . Alors ... +alors ... il avait donc eu une raison puissante +et secrète de tout donner à Jean—tout—et +rien à Pierre.</p> + +<p>Plus il y songeait, plus il revivait le passé +des dernières années, plus le docteur jugeait +invraisemblable, incroyable cette différence +établie entre eux.</p> + +<p>Et une souffrance aiguë, une inexprimable +angoisse entrée dans sa poitrine, faisait aller +son coeur comme une loque agitée. Les ressorts +en paraissaient brisés, et le sang y passait à +flots, librement, en le secouant d'un ballottement +tumultueux.</p> + +<p>Alors, à mi-voix, comme on parle dans les +cauchemars, il murmura: «Il faut savoir. Mon +Dieu, il faut savoir.»</p> + +<p>Il cherchait plus loin, maintenant, dans les +temps plus anciens où ses parents habitaient +Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui +brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout +à retrouver Maréchal avec des cheveux blonds, +châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la dernière +figure de cet homme, sa figure de vieillard, +ayant effacé les autres. Il se rappelait +pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la +main douce et qu'il apportait souvent des +fleurs, très souvent, car son père répétait sans +cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la +folie, mon cher, vous vous ruinerez en roses.»</p> + +<p>Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me +fait plaisir.»</p> + +<p>Et soudain l'intonation de sa mère, de sa +mère qui souriait et disait: «Merci, mon ami,» +lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. +Elle les avait donc prononcés bien souvent, +ces trois mots, pour qu'ils se fussent gravés +ainsi dans la mémoire de son fils!</p> + +<p>Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, +l'homme riche, le monsieur, le client, à cette +petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier +modeste. L'avait-il aimée? Comment serait-il +devenu l'ami de ces marchands s'il n'avait pas +aimé la femme? C'était un homme instruit, +d'esprit assez fin. Que de fois il avait parlé +poètes et poésie avec Pierre! Il n'appréciait +point les écrivains en artiste, mais en bourgeois +qui vibre. Le docteur avait souvent +souri de ces attendrissements, qu'il jugeait un +peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet +homme sentimental n'avait jamais pu, jamais, +être l'ami de son père, de son père si positif, +si terre à terre, si lourd, pour qui le mot +«poésie» signifiait sottise.</p> + +<p>Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt +à toutes les tendresses, était entré, un jour, +par hasard, dans une boutique, ayant remarqué +peut-être la jolie marchande. Il avait +acheté, était revenu, avait causé, de jour en jour +plus familier, et payant par des acquisitions +fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, +de sourire à la jeune femme et de serrer +la main du mari.</p> + +<p>Et puis après... après... oh! mon Dieu... +après?...</p> + +<p>Il avait aimé et caressé le premier enfant, +l'enfant du bijoutier, jusqu'à la naissance de +l'autre, puis il était demeuré impénétrable +jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa +chair décomposée, son nom effacé des noms +vivants, tout son être disparu pour toujours, +n'ayant plus rien à ménager, à redouter et à +cacher, il avait donné toute sa fortune au +deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme +était intelligent... il avait dû comprendre et +prévoir qu'il pouvait, qu'il allait presque infailliblement +laisser supposer que cet enfant +était à lui.—Donc il déshonorait une +femme? Comment aurait-il fait cela si Jean +n'était point son fils?</p> + +<p>Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa +l'âme de Pierre. Maréchal avait été blond, +blond comme Jean. Il se rappelait maintenant +un petit portrait miniature vu autrefois, à +Paris, sur la cheminée de leur salon, et disparu +à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh! +s'il pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa +mère l'avait gardé peut-être dans le tiroir inconnu +où l'on serre les reliques d'amour.</p> + +<p>Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante +qu'il poussa un gémissement, une de ces +courtes plaintes arrachées à la gorge par les +douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle +l'eût entendu, comme si elle l'eût compris et +lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla +tout près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, +plus retentissante que le tonnerre, +rugissement sauvage et formidable fait pour +dominer les voix du vent et des vagues, se répandit +dans les ténèbres sur la mer invisible +ensevelie sous les brouillards.</p> + +<p>Alors, à travers la brume, proches ou lointains, +des cris pareils s'élevèrent de nouveau +dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels +poussés par les grands paquebots aveugles.</p> + +<p>Puis tout se tut encore.</p> + +<p>Pierre avait ouvert les yeux et regardait, +surpris d'être là , réveillé de son cauchemar.</p> + +<p>«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma +mère.» Et un flot d'amour et d'attendrissement, +de repentir, de prière et de désolation +noya son coeur. Sa mère! La connaissant +comme il la connaissait, comment avait-il pu +la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la +vie de cette femme simple, chaste et loyale, +n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand ou +l'avait vue et connue, comment ne pas la juger +insoupçonnable? Et c'était lui, le fils, qui avait +douté d'elle! Oh! s'il avait pu la prendre en +ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, +caressée, comme il se fût agenouillé +pour demander grâce!</p> + +<p>Elle aurait trompé son père, elle?... Son +père! Certes, c'était un brave homme, honorable +et probe en affaires, mais dont l'esprit +n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique. +Comment cette femme, fort jolie autrefois, +il le savait et on le voyait encore, douée +d'une âme délicate, affectueuse, attendrie, +avait-elle accepté comme fiancé et comme mari +un homme si différent d'elle?</p> + +<p>Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme +les fillettes épousent le garçon doté que présentent +les parents. Ils s'étaient installés aussitôt +dans leur magasin de la rue Montmartre; +et la jeune femme, régnant au comptoir, +animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce +sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui +remplace l'amour et même l'affection dans la +plupart des ménages commerçants de Paris, +s'était mise à travailler avec toute son intelligence +active et fine à la fortune espérée de +leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, +tranquille, honnête, sans tendresse!...</p> + +<p>Sans tendresse?... Était-il possible qu'une +femme n'aimât point? Une femme jeune, jolie, +vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant +des actrices mourant de passion sur la scène, +pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse +sans qu'une fois seulement, son coeur fût +touché? D'une autre il ne le croirait pas,— +pourquoi le croirait-il de sa mère?</p> + +<p>Certes, elle avait pu aimer, comme une +autre! car pourquoi serait-elle différente d'une +autre, bien qu'elle fût sa mère?</p> + +<p>Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances +poétiques qui troublent le coeur des +jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la +boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant +toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de +lune, de voyages, de baisers donnés dans +l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, +était entré comme entrent les amoureux dans +les livres, et il avait parlé comme eux.</p> + +<p>Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa +mère! Eh bien! fallait-il être aveugle et stupide +au point de rejeter l'évidence parce qu'il +s'agissait de sa mère?</p> + +<p>S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet +homme n'avait pas eu d'autre amie;—mais +oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme +éloignée et vieillie,—mais oui, puisqu'il +avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur +fils!...</p> + +<p>Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur +qu'il eût voulu tuer quelqu'un! Son bras +tendu, sa main grande ouverte avaient envie +de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! +Qui? tout le monde, son père, son frère, +le mort, sa mère!</p> + +<p>Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?</p> + +<p>Comme il passait devant une tourelle auprès +du mât des signaux, le cri strident de la sirène +lui partit dans la figure. Sa surprise fut si +violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au +parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de +force, brisé par cette commotion.</p> + +<p>Le vapeur qui répondit le premier semblait +tout proche et se présentait à l'entrée, la marée +étant haute.</p> + +<p>Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge, +terni de brume. Puis, sous la clarté diffuse des +feux électriques du port, une grande ombre +noire se dessina entre les deux jetées. Derrière +lui, la voix du veilleur, voix enrouée de +vieux capitaine en retraite, criait:</p> + +<p>—Le nom du navire?</p> + +<p>Et dans le brouillard la voix du pilote debout +sur le pont, enrouée aussi, répondit.</p> + +<p>—<i>Santa-Lucia.</i></p> + +<p>—Le pays?</p> + +<p>—Italie.</p> + +<p>—Le port?</p> + +<p>—Naples.</p> + +<p>Et Pierre devant ses yeux troublés crut +apercevoir le panache de feu du Vésuve tandis +qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient +dans les bosquets d'orangers de Sorrente ou +de Castellamare! Que de fois il avait rêvé de +ces noms familiers, comme s'il en connaissait +les paysages. Oh! s'il avait pu partir, tout de +suite, n'importe où, et ne jamais revenir, ne +jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il +était devenu! Mais non, il fallait rentrer, rentrer +dans la maison paternelle et se coucher +dans son lit.</p> + +<p>Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le +jour. La voix des sirènes lui plaisait. Il se releva +et se mit à marcher comme un officier +qui fait le quart sur un pont.</p> + +<p>Un autre navire s'approchait derrière le premier, +énorme et mystérieux. C'était un anglais +qui revenait des Indes.</p> + +<p>Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un +après l'autre de l'ombre impénétrable. Puis, +comme l'humidité du brouillard devenait intolérable, +Pierre se remit en route vers la ville. +Il avait si froid qu'il entra dans un café de matelots +pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie +poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et +la gorge, il sentit en lui renaître un espoir.</p> + +<p>Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait +si bien, sa déraison vagabonde! Il s'était +trompé sans doute? Il avait accumulé les +preuves ainsi qu'on dresse un réquisitoire +contre un innocent toujours facile à condamner +quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il +aurait dormi, il penserait tout autrement. +Alors il rentra pour se coucher, et, à force de +volonté, il finit par s'assoupir.</p><br><br> + + + +<h3>V</h3> + +<p>Mais le corps du docteur s'engourdit à peine +une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil +troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité +de sa chambre chaude et fermée, il +ressentit, avant même que la pensée se fût +rallumée en lui, cette oppression douloureuse, +ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin +sur lequel on a dormi. Il semble que le +malheur, dont le choc nous a seulement heurté +la veille, se soit glissé, durant notre repos, +dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et +fatigue comme une fièvre. Brusquement le +souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit.</p> + +<p>Alors il recommença lentement, un à un, +tous les raisonnements qui avaient torturé son +coeur sur la jetée pendant que criaient les +sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il +se sentait traîné par sa logique, comme par +une main qui attire et étrangle vers l'intolérable +certitude.</p> + +<p>Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. +Il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer, et, +quand il fut debout, un bruit léger lui parvint +à travers le mur.</p> + +<p>Jean dormait tranquille et ronflait doucement. +Il dormait, lui! Il n'avait rien pressenti, +rien deviné! Un homme qui avait connu leur +mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait +l'argent, trouvant cela juste et naturel.</p> + +<p>Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que +son frère haletait de souffrance et de détresse. +Et une colère se levait en lui contre ce ronfleur +insouciant et content.</p> + +<p>La veille il eût frappé contre sa porte, serait +entré, et, assis près du lit, lui aurait dit dans +l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne +dois pas garder ce legs qui pourrait demain +faire suspecter notre mère et la déshonorer.» +Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, +il ne pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait +point le fils de leur père. Il fallait à présent +garder, enterrer en lui cette honte découverte +par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que +personne ne devait découvrir, pas même son +frère, surtout son frère.</p> + +<p>Il ne songeait plus guère maintenant au vain +respect de l'opinion publique. Il aurait voulu +que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il +la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il +supporter de vivre près d'elle, tous les +jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait +enfanté son frère de la caresse d'un étranger? +Comme elle était calme et sereine pourtant, +comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il possible +qu'une femme comme elle, d'une âme +pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée +par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût +de ses remords, des souvenirs de sa conscience +Troublée?</p> + +<p>Ah! les remords! les remords! ils avaient +dû, jadis, dans les premiers temps, la torturer, +puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface. +Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à +peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes +les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté +d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à +peine, après quelques années passées, l'homme +à qui elles ont donné leur bouche et tout leur +corps à baiser? Le baiser frappe comme la +foudre, l'amour passe comme un orage, puis +la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et +recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on +d'un nuage?</p> + +<p>Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa +chambre! Cette maison, la maison de son père +l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et +les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, +il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre +d'eau fraîche au filtre de la cuisine.</p> + +<p>Il descendit les deux étages, puis, comme il +remontait avec la carafe pleine, il s'assit en +chemise sur une marche de l'escalier où circulait +un courant d'air, et il but, sans verre, +par longues gorgées, comme un coureur +essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le +silence de cette demeure l'émut; puis, un à un, +il en distingua les moindres bruits. Ce fut +d'abord l'horloge de la salle à manger dont le +battement lui paraissait grandir de seconde en +seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement, +un ronflement de vieux, court, pénible +et dur, celui de son père sans aucun doute; et +il fut crispé par celle idée, comme si elle venait +seulement de jaillir en lui, que ces deux +hommes qui ronflaient dans ce même logis, le +père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre! +Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, +et ils ne le savaient pas! Ils se parlaient +avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient +et s'attendrissaient ensemble des mêmes +choses, comme si le même sang eût coulé dans +leurs veines. Et deux personnes nées aux deux +extrémités du monde ne pouvaient pas être +plus étrangères l'une à l'autre que ce père et +que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un +mensonge avait grandi entre eux. C'était un +mensonge qui faisait cet amour paternel et cet +amour filial, un mensonge impossible à dévoiler +et que personne ne connaîtrait jamais +que lui, le vrai fils.</p> + +<p>Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment +le savoir? Ah! si une ressemblance, même +légère, pouvait exister entre son père et Jean, +une de ces ressemblances mystérieuses qui +vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant +que toute une race descend directement du +même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à +lui médecin, pour reconnaître cela, la forme +de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement +des yeux, la nature des dents ou des poils, +moins encore, un geste, une habitude, une manière +d'être, un goût transmis, un signe quelconque +bien caractéristique pour un oeil +exercé.</p> + +<p>Il cherchait et ne se rappelait rien, non, +rien. Mais il avait mal regardé, mal observé, +n'ayant aucune raison pour découvrir ces imperceptibles +indications.</p> + +<p>Il se leva pour rentrer dans sa chambre et +se mit à monter l'escalier, à pas lents, songeant +toujours. En passant devant la porte de son +frère, il s'arrêta net, la main tendue pour +l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir +en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder +longuement, de le surprendre pendant +le sommeil, pendant que la figure apaisée, que +les traits détendus se reposent, que toute la +grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi +le secret dormant de sa physionomie; et si +quelque ressemblance existait, appréciable, +elle ne lui échapperait pas.</p> + +<p>Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment +expliquer cette visite?</p> + +<p>Il demeurait debout, les doigts crispés sur la +serrure et cherchant une raison, un prétexte.</p> + +<p>Il se rappela tout à coup que, huit jours plus +tôt, il avait prêté à son frère une fiole de laudanum +pour calmer une rage de dents. Il pouvait +lui-même souffrir, cette nuit-là , et venir +réclamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un +pied furtif, comme un voleur.</p> + +<p>Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un +sommeil animal et profond. Sa barbe et ses +cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le +linge blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa +de ronfler.</p> + +<p>Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un +oeil avide. Non, ce jeune homme-là ne ressemblait +pas à Roland; et, pour la seconde fois, +s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit +portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le +trouvât! En le voyant, peut-être, il ne douterait +plus.</p> + +<p>Son frère remua, gêné sans doute par sa +présence, ou par la lueur de sa bougie pénétrant +ses paupières. Alors le docteur recula, +sur la pointe des pieds, vers la porte, qu'il +referma sans bruit; puis il retourna dans sa +chambre, mais il ne se coucha pas.</p> + +<p>Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, +l'une après l'autre, à la pendule de la +salle à manger, dont le timbre avait un son +profond et grave, comme si ce petit instrument +d'horlogerie eût avalé une cloche de cathédrale. +Elles montaient, dans l'escalier vide, +traversaient les murs et les portes, allaient +mourir au fond des chambres dans l'oreille +inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher +de long en large, de son lit à sa fenêtre. +Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé +pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait +encore rester seul, au moins jusqu'au lendemain, +pour réfléchir, se calmer, se fortifier +pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.</p> + +<p>Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller +la foule sur la plage. Cela le distrairait, changerait +l'air de sa pensée, lui donnerait le temps +de se préparer à l'horrible chose qu'il avait +découverte.</p> + +<p>Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et +s'habilla. Le brouillard s'était dissipé, il faisait +beau, très beau. Comme le bateau de Trouville +ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur +songea qu'il lui faudrait embrasser sa mère +avant de partir.</p> + +<p>Il attendit le moment où elle se levait +tous les jours, puis il descendit. Son coeur +battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta +pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, +était molle et vibrante, presque incapable +du léger effort de tourner le bouton pour entrer. +Il frappa. La voix de sa mère demanda:</p> + +<p>—Qui est-ce?</p> + +<p>—Moi, Pierre.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu veux?</p> + +<p>—Te dire bonjour parce que je vais passer +la journée à Trouville avec des amis.</p> + +<p>—C'est que je suis encore au lit.</p> + +<p>—Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai +en rentrant, ce soir.</p> + +<p>Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, +sans poser sur ses joues le baiser faux qui lui +soulevait le coeur d'avance.</p> + +<p>Mais elle répondit:</p> + +<p>—Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que +je me sois recouchée.</p> + +<p>Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis +le bruit du verrou glissant. Elle cria:</p> + +<p>—Entre.</p> + +<p>Il entra. Elle était assise dans son lit tandis +qu'à son côté, Roland, un foulard sur la tête +et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir. +Rien ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas +secoué à lui arracher le bras. Les jours de +pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue +par le matelot Papagris, qui venait tirer +son maître de cet invincible repos.</p> + +<p>Pierre, en allant vers elle, regardait sa +mère; et il lui sembla tout à coup qu'il ne +l'avait jamais vue.</p> + +<p>Elle lui tendit ses joues, il y mit deux +baisers, puis s'assit sur une chaise basse.</p> + +<p>—C'est hier soir que tu as décidé cette +partie? dit-elle.</p> + +<p>—Oui, hier soir.</p> + +<p>—Tu reviens pour dîner?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore. En tout cas, ne +m'attendez point.</p> + +<p>Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. +C'était sa mère, cette femme! Toute cette +figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil +avait pu distinguer, ce sourire, cette voix si +connue, si familière, lui paraissaient brusquement +nouveaux et autres de ce qu'ils avaient +été jusque-là pour lui. Il comprenait à présent +que, l'aimant, il ne l'avait jamais regardée. +C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien +des plus petits détails de son visage; mais ces +petits détails il les apercevait nettement pour +la première fois. Son attention anxieuse, +fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, +avec une physionomie qu'il n'avait +jamais découverte.</p> + +<p>Il se leva pour partir, puis, cédant soudain +à l'invincible envie de savoir qui lui mordait le +coeur depuis la veille:</p> + +<p>—Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y +avait autrefois, à Paris, un petit portrait de +Maréchal dans notre salon.</p> + +<p>Elle hésita une seconde ou deux; ou du +moins il se figura qu'elle hésitait; puis elle dit:</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? +Elle aurait pu encore répondre plus vite:</p> + +<p>—Ce portrait ... attends ... je ne sais pas +trop ... Peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.</p> + +<p>—Tu serais bien aimable de le retrouver.</p> + +<p>—Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé +qu'il serait tout naturel de le donner à Jean, et +que cela ferait plaisir à mon frère.</p> + +<p>—Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. +Je vais le chercher dès que je serai levée.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. +Les gens dans la rue semblaient gais, les commerçants +allant à leurs affaires, les employés +allant à leur bureau, les jeunes filles allant à +leur magasin. Quelques-uns chantonnaient, +mis en joie par la clarté.</p> + +<p>Sur le bateau, de Trouville les passagers +montaient déjà . Pierre s'assit, tout à l'arrière, +sur un banc de bois.</p> + +<p>Il se demandait:</p> + +<p>—A-t-elle été inquiétée par ma question sur +le portrait, ou seulement surprise? L'a-t-elle +égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien +ne sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?</p> + +<p>Et son esprit, suivant toujours la même +marche, de déduction en déduction, conclut +ceci:</p> + +<p>Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, +était resté dans le salon bien en vue, jusqu'au +jour où la femme, où la mère s'était aperçue, +la première, avant tout le monde, que ce portrait +ressemblait à son fils. Sans doute, depuis +longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis, +l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant +que chacun pourrait, un jour ou +l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé, +un soir, la petite peinture redoutable et l'avait +cachée, n'osant pas la détruire.</p> + +<p>Et Pierre se rappelait fort bien maintenant +que cette miniature avait disparu longtemps, +longtemps avant leur départ de Paris! Elle +avait disparu, croyait-il, quand la barbe de +Jean, se mettant à pousser, l'avait rendu tout +à coup pareil au jeune homme blond qui souriait +dans le cadre.</p> + +<p>Le mouvement du bateau qui partait troubla +sa pensée et la dispersa! Alors, s'étant levé, il +regarda la mer.</p> + +<p>Le petit paquebot sortit des jetées, tourna +à gauche et soufflant, haletant, frémissant, s'en +alla vers la côte lointaine qu'on apercevait dans +la brume matinale. De place en place la voile +rouge d'un lourd bateau de pêche immobile +sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher +sortant de l'eau. Et la Seine descendant de +Rouen semblait un large bras de mer séparant +deux terres voisines.</p> + +<p>En moins d'une heure on parvint au port +de Trouville, et comme c'était le moment du +bain, Pierre se rendit sur la plage.</p> + +<p>De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein +de fleurs éclatantes. Sur la grande dune de +sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux Roches-Noires, +les ombrelles de toutes les couleurs, +les chapeaux de toutes les formes, les toilettes +de toutes les nuances, par groupes devant les +cabines, par lignes le long du flot ou dispersés +ça et là , ressemblaient vraiment à des bouquets +énormes dans une prairie démesurée. Et le +bruit confus, proche et lointain des voix égrenées +dans l'air léger, les appels, les cris d'enfants +qu'on baigne, les rires clairs des femmes +faisaient une rumeur continue et douce, mêlée +à la brise insensible et qu'on aspirait avec elle.</p> + +<p>Pierre marchait au milieu de ces gens, plus +perdu, plus séparé d'eux, plus isolé, plus noyé +dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté +à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au +large. Il les frôlait, entendait, sans écouter, +quelques phrases; et il voyait, sans regarder, +les hommes parler aux femmes et les femmes +sourire aux hommes.</p> + +<p>Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il +les aperçut distinctement; et une haine surgit +en lui contre eux, car ils semblaient heureux +et contents.</p> + +<p>Il allait maintenant frôlant les groupes, +tournant autour, saisi par des pensées nouvelles. +Toutes ces toilettes multicolores qui +couvraient le sable comme un bouquet, ces +étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, la +grâce factice des tailles emprisonnées, toutes +ces inventions ingénieuses de la mode depuis +la chaussure mignonne jusqu'au chapeau +extravagant, la séduction du geste, de +la voix et du sourire, la coquetterie enfin +étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain +comme une immense floraison de la perversité +féminine. Toutes ces femmes parées +voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. +Elles s'étaient faites belles pour les hommes, +pour tous les hommes, excepté pour l'époux +qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. +Elles s'étaient faites belles pour l'amant d'aujourd'hui +et l'amant de demain, pour l'inconnu +rencontré, remarqué, attendu peut-être.</p> + +<p>Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux +dans les yeux, parlant la bouche près de la +bouche, les appelaient et les désiraient, les +chassaient comme un gibier souple et fuyant, +bien qu'il semblât si proche et si facile. Cette +vaste plage n'était donc qu'une halle d'amour +où les unes se vendaient, les autres se donnaient, +celles-ci marchandaient leurs caresses +et celles-là se promettaient seulement. Toutes +ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, +offrir et faire désirer leur chair déjà donnée, +déjà vendue, déjà promise à d'autres hommes. +Et il songea que sur la terre entière c'était +toujours la même chose. +Sa mère avait fait comme les autres, voilà +tout! Comme les autres?—non! Il existait +des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles +qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, +des chercheuses d'amour, appartenaient en +somme à la galanterie élégante et mondaine +ou même à la galanterie tarifée, car on ne +rencontrait pas sur les plages piétinées par la +légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes +femmes enfermées dans la maison close.</p> + +<p>La mer montait, chassant peu à peu vers la +ville les premières lignes des baigneurs. On +voyait les groupes se lever vivement et fuir, +en emportant leurs sièges, devant le flot jaune +qui s'en venait frangé d'une petite dentelle +d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un +cheval, remontaient aussi; et sur les planches +de la promenade, qui borde la plage d'un bout +à l'autre, c'était maintenant une coulée continue, +épaisse et lente, de foule élégante, +formant deux courants contraires qui se coudoyaient +et se mêlaient. Pierre, nerveux, +exaspéré par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça +dans la ville et s'arrêta pour déjeuner chez +un simple marchand de vins, à l'entrée des +champs.</p> + +<p>Quand il eut pris son café, il s'étendit sur +deux chaises devant la porte, et comme il +n'avait guère dormi cette nuit-là , il s'assoupit +à l'ombre d'un tilleul.</p> + +<p>Après quelques heures de repos, s'étant +secoué, il s'aperçut qu'il était temps de revenir +pour reprendre le bateau, et il se mit en route, +accablé par une courbature subite tombée sur +lui pendant son assoupissement. Maintenant +il voulait rentrer, il voulait savoir si sa mère +avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle +la première, ou faudrait-il qu'il le +demandât de nouveau? Certes si elle attendait +qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison +secrète de ne point montrer ce portrait.</p> + +<p>Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il +hésita à descendre pour le dîner. Il souffrait +trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu +le temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et +il parut dans la salle à manger comme on se +mettait à table.</p> + +<p>Un air de joie animait les visages.</p> + +<p>—Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos +achats? Moi, je ne veux rien voir avant que +tout soit installé.</p> + +<p>Sa femme répondit:</p> + +<p>—Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps +réfléchir pour ne pas commettre d'impair. +La question du mobilier nous préoccupe +beaucoup.</p> + +<p>Elle avait passé la journée à visiter avec +Jean des boutiques de tapissiers et des magasins +d'ameublement. Elle voulait des étoffes +riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. +Son fils, au contraire, désirait quelque chose +de simple et de distingué. Alors, devant tous +les échantillons proposés ils avaient répété, +l'un et l'autre, leurs arguments. Elle prétendait +que le client, le plaideur a besoin d'être +impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant +dans le salon d'attente, l'émotion de la richesse.</p> + +<p>Jean au contraire, désirant n'attirer que la +clientèle élégante et opulente, voulait conquérir +l'esprit des gens fins par son goût +modeste et sûr.</p> + +<p>Et la discussion, qui avait duré toute la +journée, reprit dès le potage.</p> + +<p>Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:</p> + +<p>—Moi, je ne veux entendre parler de rien. +J'irai voir quand ce sera fini.</p> + +<p>Mme Roland fit appel au jugement de son fils +aîné:</p> + +<p>—Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?</p> + +<p>Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il +eut envie de répondre par un juron. Il dit +cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:</p> + +<p>—Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de +Jean. Je n'aime que la simplicité, qui est, +quand il s'agit de goût, comparable à la droiture +quand il s'agit de caractère.</p> + +<p>Sa mère reprit:</p> + +<p>—Songe que nous habitons une ville de +commerçants, où le bon goût ne court pas les +rues.</p> + +<p>Pierre répondit:</p> + +<p>—Et qu'importe? Est-ce une raison pour +imiter les sots? Si mes compatriotes sont +bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre +leur exemple? Une femme ne commettra pas +une faute pour cette raison que ses voisines +ont des amants.</p> + +<p>Jean se mit à rire:</p> + +<p>—Tu as des arguments par comparaison +qui semblent pris dans les maximes d'un +moraliste.</p> + +<p>Pierre ne répliqua point. Sa mère et son +frère recommencèrent à parler d'étoffes et de +fauteuils.</p> + +<p>Il les regardait comme il avait regardé sa +mère, le matin, avant de partir pour Trouville; +il les regardait en étranger qui observe, et il +se croyait en effet entré tout à coup dans une +famille inconnue.</p> + +<p>Son père, surtout, étonnait son oeil et sa +pensée. Ce gros homme flasque, content et +niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean +ne lui ressemblait en rien.</p> + +<p>Sa famille! Depuis deux jours une main +inconnue et malfaisante, la main d'un mort, +avait arraché et cassé, un à un, tous les liens +qui tenaient l'un à l'autre ces quatre êtres. +C'était fini, c'était brisé. Plus de mère, car il +ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer +avec ce respect absolu, tendre et pieux, +dont a besoin le coeur des fils; plus de frère, +puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; +il ne lui restait qu'un père, ce gros homme, +qu'il n'aimait pas, malgré lui.</p> + +<p>Et tout à coup:</p> + +<p>—Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?</p> + +<p>Elle ouvrit des yeux surpris:</p> + +<p>—Quel portrait?</p> + +<p>—Le portrait de Maréchal.</p> + +<p>—Non ... c'est-à -dire oui ... je ne l'ai pas +retrouvé, mais je crois savoir où il est.</p> + +<p>—Quoi donc? demanda Roland.</p> + +<p>Pierre lui dit:</p> + +<p>—Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois +dans notre salon à Paris. J'ai pensé que +Jean serait content de le posséder.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; +je l'ai même vu encore à la fin de +l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son secrétaire +en rangeant ses papiers. C'était jeudi +ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise? +J'étais en train de me raser quand tu l'as pris +dans un tiroir et posé sur une chaise à côté +de toi, avec un tas de lettres dont tu as brûlé +la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies +touché à ce portrait deux ou trois jours à +peine avant l'héritage de Jean? Si je croyais +aux pressentiments, je dirais que c'en est +un!</p> + +<p>Mme Roland répondit avec tranquillité:</p> + +<p>—Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher +tout à l'heure.</p> + +<p>Donc elle avait menti! Elle avait menti en +répondant, ce matin-là même, à son fils qui +lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: +"Je ne sais pas trop ... peut-être que je +l'ai dans mon secrétaire."</p> + +<p>Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée +quelques jours auparavant, puis elle +l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des +lettres, ses lettres à lui.</p> + +<p>Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il +la regardait avec une colère exaspérée de fils +trompé, volé dans son affection sacrée, et avec +une jalousie d'homme longtemps aveugle qui +découvre enfin une trahison honteuse. S'il +avait été le mari de cette femme, lui, son enfant, +il l'aurait saisie par les poignets, par les +épaules ou par les cheveux, et jetée à terre, +frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait +rien dire, rien faire, rien montrer, rien révéler. +Il était son fils, il n'avait rien à venger, +lui, on ne l'avait pas trompé.</p> + +<p>Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, +trompé dans son pieux respect. Elle se +devait à lui irréprochable, comme se doivent +toutes les mères à leurs enfants. Si la fureur +dont il était soulevé arrivait presque à de la +haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers +lui qu'envers son père lui-même.</p> + +<p>L'amour de l'homme et de la femme est un +pacte volontaire où celui qui faiblit n'est coupable +que de perfidie; mais quand la femme est +devenue mère, son devoir a grandi puisque la +nature lui confie une race. Si elle succombe +alors, elle est lâche, indigne et infâme!</p> + +<p>—C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant +ses jambes sous la table, comme il +faisait chaque soir pour siroter son verre de +cassis, ça n'est pas mauvais de vivre à rien +faire quand on a une petite aisance. J'espère +que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant. +Ma foi, tant pis si j'attrape quelquefois +mal à l'estomac.</p> + +<p>Puis se tournant vers sa femme:</p> + +<p>—Va donc chercher ce portrait, ma chatte, +puisque tu as fini de manger. Ça me fera +plaisir aussi de le revoir.</p> + +<p>Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, +après une absence qui parut longue à Pierre, +bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, +Mme Roland rentra, souriante, et tenant par +l'anneau un cadre doré de forme ancienne.</p> + +<p>—Voilà , dit-elle, je l'ai retrouvé presque +tout de suite.</p> + +<p>Le docteur, le premier, avait tendu la main. +Il reçut le portrait, et, d'un peu loin, à bout +de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa +mère le regardait, il leva lentement les yeux +sur son frère, pour comparer. Il faillit dire, +emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble +à Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces +redoutables paroles, il manifesta sa pensée par +la façon dont il comparait la figure vivante à +la figure peinte.</p> + +<p>Elles avaient, certes, des signes communs: +la même barbe et le même front, mais rien +d'assez précis pour permettre de déclarer: +«Voilà le père, et voilà le fils.» C'était plutôt +un air de famille, une parenté de physionomies +qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour +Pierre plus décisif encore que cette allure des +visages, c'est que sa mère s'était levée, avait +tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop +de lenteur, le sucre et le cassis dans un placard.</p> + +<p>Elle avait compris qu'il savait, ou du moins +qu'il soupçonnait!</p> + +<p>—Passe-moi donc ça, disait Roland.</p> + +<p>Pierre tendit la miniature et son père attira +la bougie pour bien voir; puis il murmura +d'une voix attendrie:</p> + +<p>—Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça +quand nous l'avons connu. Cristi! comme ça +va vite! Il était joli homme, tout de même, à +cette époque, et si plaisant de manière, n'est-ce +pas, Louise?</p> + +<p>Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:</p> + +<p>—Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais +vu de mauvaise humeur. Voilà , c'est fini, il +n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à +Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est +montré bon ami et fidèle jusqu'au bout. Même +en mourant il ne nous a pas oubliés.</p> + +<p>Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre +le portrait. Il le contempla quelques instants, +puis, avec regret:</p> + +<p>—Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne +me le rappelle qu'avec ses cheveux blancs.</p> + +<p>Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y +jeta un regard rapide, vite détourné, qui +semblait craintif; puis de sa voix naturelle:</p> + +<p>—Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, +puisque tu es son héritier. Nous le porterons +dans ton nouvel appartement.</p> + +<p>Et comme on entrait au salon, elle posa la +miniature sur la cheminée, près de la pendule, +où elle était autrefois.</p> + +<p>Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent +des cigarettes. Ils les fumaient ordinairement +l'un en marchant à travers la pièce, +l'autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et les +jambes croisées. Le père se mettait toujours à +cheval sur une chaise et crachait de loin dans +la cheminée.</p> + +<p>Mme Roland, sur un siège bas, près d'une +petite table qui portait la lampe, brodait, +tricotait ou marquait du linge.</p> + +<p>Elle commençait, ce soir-là , une tapisserie +destinée à la chambre de Jean. C'était un +travail difficile et compliqué dont le début +exigeait toute son attention. De temps en +temps cependant son oeil qui comptait les +points se levait et allait, prompt et furtif, vers +le petit portrait du mort appuyé contre la +pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit +salon en quatre ou cinq enjambées, les mains +derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontrait +chaque fois le regard de sa mère.</p> + +<p>On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte +venait de se déclarer entre eux; et un malaise +douloureux, un malaise insoutenable crispait +le coeur de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait +pourtant: «Doit-elle souffrir en ce moment, +si elle sait que je l'ai devinée!» Et à +chaque retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques +secondes à contempler le visage blond de +Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe +le hantait. Et ce petit portrait, moins grand +qu'une main ouverte, semblait une personne +vivante, méchante, redoutable, entrée soudain +dans cette maison et dans cette famille.</p> + +<p>Tout à coup la sonnette de la rue tinta.</p> + +<p>Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut +qui révéla le trouble de ses nerfs au docteur.</p> + +<p>Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» +Et son oeil anxieux encore une fois +se leva vers la cheminée.</p> + +<p>Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur +et son angoisse. Le regard des femmes +est perçant, leur esprit agile, et leur pensée +soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer +apercevrait cette miniature inconnue, du premier +coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance +entre cette figure et celle de Jean. +Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut +peur, une peur brusque et horrible que cette +honte fût dévoilée, et se retournant, comme +la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et +la glissa sous la pendule sans que son père et +son frère l'eussent vu.</p> + +<p>Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère +ils lui parurent changés, troubles et hagards.</p> + +<p>—Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens +boire avec vous une tasse de thé.</p> + +<p>Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle +pour s'informer de sa santé, Pierre disparut +par la porte restée ouverte.</p> + +<p>Quand on s'aperçut de son départ, on +s'étonna. Jean mécontent, à cause de la jeune +veuve qu'il craignait blessée, murmurait:</p> + +<p>—Quel ours!</p> + +<p>Mme Roland répondit:</p> + +<p>—Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu +malade aujourd'hui et fatigué d'ailleurs de sa +promenade à Trouville.</p> + +<p>—N'importe, reprit Roland, ce n'est pas +une raison pour s'en aller comme un sauvage.</p> + +<p>Mme Rosémilly voulut arranger les choses +en affirmant:</p> + +<p>—Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; +on se sauve toujours ainsi dans le +monde quand on s'en va de bonne heure.</p> + +<p>—Oh! répondit Jean, dans le monde c'est +possible, mais on ne traite pas sa famille à +l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis +quelque temps.</p><br><br> + + + + +<h3>VI</h3> + +<p>Rien ne survint chez les Roland pendant une +semaine ou deux. Le père péchait, Jean s'installait +aidé de sa mère, Pierre, très sombre, +ne paraissait plus qu'aux heures des repas.</p> + +<p>Son père lui ayant demandé un soir:</p> + +<p>—Pourquoi diable nous fais-tu une figure +d'enterrement? Ça n'est pas d'aujourd'hui que +je le remarque!</p> + +<p>Le docteur répondit:</p> + +<p>—C'est que je sens terriblement le poids de +la vie.</p> + +<p>Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air +désolé:</p> + +<p>—Vraiment c'est trop fort. Depuis que +nous avons eu le bonheur de cet héritage, +tout le monde semble malheureux. C'est +comme s'il nous était arrivé un accident, +comme si nous pleurions quelqu'un!</p> + +<p>—Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.</p> + +<p>—Toi? Qui donc?</p> + +<p>—Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et +que j'aimais trop.</p> + +<p>Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une +amourette, d'une personne légère courtisée +par son fils, et il demanda:</p> + +<p>—Une femme, sans doute?</p> + +<p>—Oui, une femme.</p> + +<p>—Morte?</p> + +<p>—Non, c'est pis, perdue.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, +faite devant sa femme, et du ton bizarre +de son fils, le vieux n'insista point, car il estimait +que ces choses-là ne regardent pas les +tiers.</p> + +<p>Mme Roland semblait n'avoir point entendu; +elle paraissait malade, étant très pâle. Plusieurs +fois déjà son mari, surpris de la voir +s'asseoir comme si elle tombait sur son siège, +de l'entendre souffler comme si elle ne pouvait +plus respirer, lui avait dit:</p> + +<p>—Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, +tu te fatigues trop sans doute à installer Jean! +Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, +le gaillard, puisqu'il est riche.</p> + +<p>Elle remuait la tête sans répondre.</p> + +<p>Sa pâleur, ce jour-là , devint si grande que +Roland, de nouveau, la remarqua.</p> + +<p>—Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma +pauvre vieille, il faut te soigner.</p> + +<p>Puis se tournant vers son fils:</p> + +<p>—Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, +ta mère. L'as-tu examinée, au moins?</p> + +<p>Pierre répondit:</p> + +<p>—Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle +eût quelque chose.</p> + +<p>Alors Roland se fâcha:</p> + +<p>—Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! +A quoi ça te sert-il d'être docteur alors, si tu +ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?</p> + +<p>Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, +vrai, on pourrait crever, ce médecin-là ne s'en +douterait pas!</p> + +<p>Mme Roland s'était mise à haleter, si blême +que son mari s'écria:</p> + +<p>—Mais elle va se trouver mal.</p> + +<p>—Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ... +ce n'est rien.</p> + +<p>Pierre s'était approché, et la regardant fixement:</p> + +<p>—Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.</p> + +<p>Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:</p> + +<p>—Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.</p> + +<p>Roland était parti chercher du vinaigre; il +rentra, et tendant la bouteille à son fils:</p> + +<p>—Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu +tâté son coeur, au moins?</p> + +<p>Comme Pierre se penchait pour prendre son +pouls, elle retira sa main d'un mouvement si +brusque qu'elle heurta une chaise voisine.</p> + +<p>—Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi +soigner puisque tu es malade.</p> + +<p>Alors elle souleva et lui tendit son bras.</p> + +<p>Elle avait la peau brûlante, les battements du +sang tumultueux et saccadés. Il murmura:</p> + +<p>—En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre +des calmants. Je vais te faire une ordonnance.</p> + +<p>Et comme il écrivait, courbé sur son papier, +un bruit léger de soupirs pressés, de suffocation, +de souffles courts et retenus, le fit se retourner +soudain.</p> + +<p>Elle pleurait, les deux mains sur la face.</p> + +<p>Roland, éperdu, demandait:</p> + +<p>—Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais +qu'est-ce que tu as donc?</p> + +<p>Elle ne répondait pas et semblait déchirée +par un chagrin horrible et profond.</p> + +<p>Son mari voulut prendre ses mains et les +ôter de son visage. Elle résista, répétant:</p> + +<p>—Non, non, non.</p> + +<p>Il se tourna vers son fils.</p> + +<p>—Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais +vue ainsi.</p> + +<p>—Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise +de nerfs.</p> + +<p>Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait +à la voir ainsi torturée, que cette douleur +allégeait son ressentiment, diminuait la +dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait +comme un juge satisfait de sa besogne.</p> + +<p>Mais soudain elle se leva, se jeta vers la +porte, d'un élan si brusque qu'on ne put ni le +prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer +dans sa chambre.</p> + +<p>Roland et le docteur demeurèrent face à +face.</p> + +<p>—Est-ce que tu y comprends quelque +chose? dit l'un.</p> + +<p>—Oui, répondit l'autre, cela vient d'un +simple petit malaise nerveux qui se déclare +souvent à l'âge de maman. Il est probable +qu'elle aura encore beaucoup de crises comme +celle-là .</p> + +<p>Elle en eut d'autres en effet, presque chaque +jour, et que Pierre semblait provoquer d'une +parole, comme s'il avait eu le secret de son +mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa +figure les intermittences de repos, et, avec des +ruses de tortionnaire, réveillait par un seul +mot la douleur un instant calmée.</p> + +<p>Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait +affreusement de ne plus l'aimer, de ne plus la +respecter et de la torturer. Quand il avait bien +avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans +ce coeur de femme et de mère, quand il sentait +combien elle était misérable et désespérée, +il s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par +les remords, si meurtri par la pitié, si désolé +de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils, +qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se +noyer pour en finir.</p> + +<p>Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! +mais il ne le pouvait point, étant incapable +d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas +la faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non +plus, souffrant toujours lui-même. Il rentrait +aux heures des repas, plein de résolutions +attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès +qu'il voyait son oeil, autrefois si droit et si +franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, il +frappait malgré lui, ne pouvant garder la +phrase perfide qui lui montait aux lèvres.</p> + +<p>L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait +contre elle. C'était un venin qu'il portait +à présent dans les veines et qui lui donnait +des envies de mordre à la façon d'un chien +enragé.</p> + +<p>Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans +cesse, car Jean habitait maintenant presque +tout à fait son nouvel appartement, et il revenait +seulement pour dîner et pour coucher, +chaque soir, dans sa famille.</p> + +<p>Il s'apercevait souvent des amertumes et +des violences de son frère, qu'il attribuait à la +jalousie. Il se promettait bien de le remettre +à sa place, et de lui donner une leçon un jour +ou l'autre, car la vie de famille devenait fort +pénible à la suite de ces scènes continuelles. +Mais comme il vivait à part maintenant, il +souffrait moins de ces brutalités; et son amour +de la tranquillité le poussait à la patience. La +fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée +ne s'arrêtait plus guère qu'aux choses ayant +pour lui un intérêt direct. Il arrivait, l'esprit +plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de +la coupe d'une jaquette, de la forme d'un chapeau +de feutre, de la grandeur convenable +pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance +de tous les détails de sa maison, de +planches posées dans le placard de sa chambre +pour serrer le linge, de portemanteaux installés +dans le vestibule, de sonneries électriques +disposées pour prévenir toute pénétration clandestine +dans le logis.</p> + +<p>Il avait été décidé qu'à l'occasion de son +installation, on ferait une partie de campagne +à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le +thé, chez lui, après dîner. Roland voulait aller +par mer, mais la distance et l'incertitude où +l'on était d'arriver par cette voie, si le vent +contraire soufflait, firent repousser son avis, +et un break fut loué pour cette excursion.</p> + +<p>On partit vers dix heures afin d'arriver pour +le déjeuner. La grand'route poudreuse se déployait +à travers la campagne normande que +les ondulations des plaines et les fermes entourées +d'arbres font ressembler à un parc +sans fin. Dans la voiture emportée au trot +lent de deux gros chevaux, la famille Roland, +Mme Rosémilly et le capitaine Beausire, se taisaient, +assourdis par le bruit des roues, et fermaient +les yeux dans un nuage de poussière.</p> + +<p>C'était l'époque des récoltes mûres. A côté +des trèfles d'un vert sombre, et des betteraves +d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la +campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils +semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée +sur eux. On commençait à moissonner +par places, et dans les champs attaqués par les +faux on voyait les hommes se balancer en promenant +au ras du sol leur grande lame en +forme d'aile.</p> + +<p>Après deux heures de marche, le break prit +un chemin à gauche, passa près d'un moulin à +vent qui tournait, mélancolique épave grise, à +moitié pourrie et condamnée, dernier survivant +des vieux moulins, puis il entra dans une jolie +cour et s'arrêta devant une maison coquette, +auberge célèbre dans le pays.</p> + +<p>La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, +s'en vint, souriante, sur sa porte, et tendit +la main aux deux dames qui hésitaient devant +le marchepied trop haut.</p> + +<p>Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé +de pommiers, des étrangers déjeunaient +déjà , des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait +dans l'intérieur de la maison des voix, +des rires et des bruits de vaisselle.</p> + +<p>On dut manger dans une chambre, toutes +les salles étant pleines. Soudain Roland aperçut +contre la muraille des filets à salicoques.</p> + +<p>—Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet +ici?</p> + +<p>—Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit +où on en prend le plus de toute la côte.</p> + +<p>—Bigre! si nous y allions après déjeuner?</p> + +<p>Il se trouvait justement que la marée était +basse à trois heures; et on décida que tout le +monde passerait l'après-midi dans les rochers, +à chercher des salicoques.</p> + +<p>On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang +à la tête quand on aurait les pieds dans l'eau. +On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner, +qui fut commandé magnifique et qui devait +être prêt dès six heures, quand on rentrerait.</p> + +<p>Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait +acheter les engins spéciaux employés pour +cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à +ceux dont on se sert pour attraper des papillons +dans les prairies.</p> + +<p>On les nomme lanets. Ce sont de petites +poches en filet attachées sur un cercle de bois, +au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant +toujours, les lui prêta. Puis elle aida les deux +femmes à faire une toilette improvisée pour +ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des +jupes, de gros bas de laine et des espadrilles. +Les hommes ôtèrent leurs chaussettes et achetèrent +chez le cordonnier du lieu des savates et +des sabots.</p> + +<p>Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule +et la hotte sur le dos. Mme Rosémilly, dans ce +costume, était tout à fait gentille, d'une gentillesse +imprévue, paysanne et hardie.</p> + +<p>La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement +relevée et fermée par un point de couture +afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans +les roches, montrait la cheville et le bas du +mollet, un ferme mollet de petite femme souple +et forte. La taille était libre pour laisser aux +mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, +pour se couvrir la tête, un immense chapeau +de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés, +à qui une branche de tamaris, tenant un +côté retroussé, donnait un air mousquetaire et +crâne.</p> + +<p>Jean, depuis son héritage, se demandait +tous les jours s'il l'épouserait ou non. Chaque +fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en +faire sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, +il songeait qu'en attendant on a le temps de +réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant, +car elle ne possédait qu'une douzaine +de mille francs de revenu, mais en biens-fonds, +en fermes et en terrains dans le Havre, sur les +bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une +grosse somme. La fortune était donc à peu +près équivalente, et la jeune veuve assurément +lui plaisait beaucoup.</p> + +<p>En la regardant marcher devant lui ce jour-là , +il pensait: «Allons, il faut que je me décide. +Certes, je ne trouverai pas mieux.»</p> + +<p>Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant +du village vers la falaise; et la falaise, +au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre-vingts +mètres. Dans l'encadrement des côtes +vertes, s'abaissant à droite et à gauche, un +grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous +le soleil, apparaissait au loin, et une voile, à +peine visible, avait l'air d'un insecte là -bas. Le +ciel plein de lumière se mêlait tellement à l'eau +qu'on ne distinguait point du tout où finissait +l'un et où commençait l'autre; et les deux +femmes, qui précédaient les trois hommes, +dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles +serrées dans leurs corsages.</p> + +<p>Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la +cheville mince, la jambe fine, la hanche souple +et le grand chapeau provocant de Mme Rosémilly. +Et cette fuite activait son désir, le poussait +aux résolutions décisives que prennent +brusquement les hésitants et les timides. L'air +tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des +ajoncs, des trèfles et des herbes, la senteur marine +des roches découvertes, l'animait encore +en le grisant doucement, et il se décidait un +peu plus à chaque pas, à chaque seconde, à +chaque regard jeté sur la silhouette alerte de +la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, +à lui dire qu'il l'aimait et qu'il désirait +l'épouser. La pêche lui servirait, facilitant leur +tête-à -tête; et ce serait en outre un joli cadre, +un joli endroit pour parler d'amour, les pieds +dans un bassin d'eau limpide, en regardant +fuir sous les varechs les longues barbes des +crevettes.</p> + +<p>Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au +bord de l'abîme, ils aperçurent un petit sentier +qui descendait le long de la falaise, et sous eux, +entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte +à peu près, un surprenant chaos de rochers +énormes, écroulés, renversés, entassés les uns +sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse +et mouvementée qui courait à perte de +vue vers le sud, formée par les éboulements +anciens. Sur cette longue bande de broussailles +et de gazon secouée, eût-on dit, par des sursauts +de volcan, les rocs tombés semblaient +les ruines d'une grande cité disparue qui regardait +autrefois l'Océan, dominée elle-même +par la muraille blanche et sans fin de la falaise.</p> + +<p>—Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.</p> + +<p>Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui +offrait la main pour descendre l'étroit escalier +taillé dans la roche.</p> + +<p>Ils partirent en avant, tandis que Beausire, +se raidissant sur ses courtes jambes, tendait +son bras replié à Mme Roland étourdie par le +vide.</p> + +<p>Roland et Pierre venaient les derniers, et +le docteur dut traîner son père, tellement +troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, +de marche en marche, sur son derrière.</p> + +<p>Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, +allaient vite, et soudain ils aperçurent à côté +d'un banc de bois qui marquait un repos vers +le milieu de la valeuse, un filet d'eau claire +jaillissant d'un petit trou de la falaise. Il se répandait +d'abord en un bassin grand comme une +cuvette qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant +en cascade haute de deux pieds à peine, +il s'enfuyait à travers le sentier, où avait +poussé un tapis de cresson, puis disparaissait +dans les ronces et les herbes, à travers la plaine +soulevée où s'entassaient les éboulements. +—Oh! que j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly. +Mais comment boire? Elle essayait de recueillir +dans le fond de sa main l'eau qui lui +fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée, +mit une pierre dans le chemin; et elle s'agenouilla +dessus afin de puiser à la source même +avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la +même hauteur.</p> + +<p>Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes +brillantes semées par milliers sur la +peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, +Jean penché vers elle murmura: +—Comme vous êtes jolie! +Elle répondit, sur le ton qu'on prend pour +gronder un enfant:</p> + +<p>—Voulez-vous bien vous taire? +C'étaient les premières paroles un peu galantes +qu'ils échangeaient.</p> + +<p>—Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous +avant qu'on nous rejoigne.</p> + +<p>Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, +le dos du capitaine Beausire qui descendait +à reculons afin de soutenir par les +deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus +loin, Roland se laissait toujours glisser, calé +sur son fond de culotte en se traînant sur les +pieds et sur les coudes avec une allure de +tortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant +ses mouvements.</p> + +<p>Le sentier moins escarpé devenait une sorte +de chemin en pente contournant les blocs +énormes tombés autrefois de la montagne. +Mme Rosémilly et Jean se mirent à courir et +furent bientôt sur le galet. Ils le traversèrent +pour gagner les roches. Elles s'étendaient en +une longue et plate surface couverte d'herbes +marines et où brillaient d'innombrables flaques +d'eau. La mer basse était là -bas, très loin, +derrière cette plaine gluante de varechs, d'un +vert luisant et noir.</p> + +<p>Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du +mollet et ses manches jusqu'au coude, afin de +se mouiller sans crainte, puis il dit: «En +avant!» et sauta avec résolution dans la première +mare rencontrée.</p> + +<p>Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer +dans l'eau tout à l'heure, la jeune femme +tournait autour de l'étroit, bassin, à pas craintifs, +car elle glissait sur les plantes visqueuses.</p> + +<p>—Voyez-vous quelque chose? disait-elle.</p> + +<p>—Oui, je vois votre visage qui se reflète +dans l'eau.</p> + +<p>—Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez +pas une fameuse pêche.</p> + +<p>Il murmura d'une voix tendre:</p> + +<p>—Oh! de toutes les pêches c'est encore +celle que je préférerais faire.</p> + +<p>Elle riait:</p> + +<p>—Essayez donc, vous allez voir comme il +passera à travers votre filet.</p> + +<p>—Pourtant ... si vous vouliez?</p> + +<p>—Je veux vous voir prendre des salicoques ... +et rien de plus ... pour le moment.</p> + +<p>—Vous êtes méchante. Allons plus loin, il +n'y a rien ici.</p> + +<p>Et il lui offrit la main pour marcher sur les +rochers gras. Elle s'appuyait un peu craintive, +et lui, tout à coup, se sentait envahi par l'amour, +soulevé de désirs, affamé d'elle, comme +si le mal qui germait en lui avait attendu ce +jour-là pour éclore.</p> + +<p>Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse +plus profonde, où flottaient sous l'eau frémissante +et coulant vers la mer lointaine par une +fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement +colorées, des chevelures roses et +vertes, qui semblaient nager.</p> + +<p>Mme Rosémilly s'écria:</p> + +<p>—Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, +une très grosse là -bas!</p> + +<p>Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le +trou résolument, bien qu'il se mouillât jusqu'à +la ceinture.</p> + +<p>Mais la bête remuant ses longues moustaches +reculait doucement devant le filet. Jean la +poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. +Quand elle se sentit bloquée, elle glissa d'un +brusque élan par-dessus le lanet, traversa la +mare et disparut.</p> + +<p>La jeune femme qui regardait, toute palpitante, +cette chasse, ne put retenir ce cri: +—Oh! maladroit.</p> + +<p>Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi +traîna son filet dans un fond plein d'herbes. En +le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans +trois grosses salicoques transparentes, cueillies +à l'aveuglette dans leur cachette invisible.</p> + +<p>Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly +qui n'osait point les prendre, par peur de la +pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est +armée.</p> + +<p>Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre +deux doigts le bout effilé de leur barbe, elle +les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec +un peu de varech qui les conserverait vivantes. +Puis ayant trouvé une flaque d'eau moins +creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu +suffoquée par le froid qui lui saisissait les +pieds, et elle se mit à pêcher elle-même. Elle +était adroite et rusée, ayant la main souple +et le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à +chaque coup, elle ramenait des bêtes trompées +et surprises par la lenteur ingénieuse de sa +poursuite.</p> + +<p>Jean maintenant ne trouvait rien, mais il +la suivait pas à pas, la frôlait, se penchait sur +elle, simulait un grand désespoir de sa maladresse, +voulait apprendre.</p> + +<p>—Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!</p> + +<p>Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, +l'un contre l'autre, dans l'eau si claire +dont les plantes noires du fond faisaient une +glace limpide, Jean souriait à cette tête voisine +qui le regardait d'en bas, et parfois, du +bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait +tomber dessus.</p> + +<p>—Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la +jeune femme; mon cher, il ne faut jamais faire +deux choses à la fois.</p> + +<p>Il répondit:</p> + + +<p>—Je n'en fais qu'une. Je vous aime.</p> + +<p>Elle se redressa, et d'un ton sérieux:</p> + +<p>—Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis +dix minutes, avez-vous perdu la tête?</p> + +<p>—Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous +aime, et j'ose, enfin, vous le dire.</p> + +<p>Ils étaient debout maintenant dans la mare +salée qui les mouillait jusqu'aux mollets, et +les mains ruisselantes appuyées sur leurs +filets, ils se regardaient au fond des yeux.</p> + +<p>Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:</p> + +<p>—Que vous êtes malavisé de me parler de +ça en ce moment. Ne pouviez-vous attendre +un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?</p> + +<p>Il murmura:</p> + +<p>—Pardon, mais je ne pouvais plus me +taire. Je vous aime depuis longtemps. Aujourd'hui +vous m'avez grisé à me faire perdre +la raison.</p> + +<p>Alors, tout à coup, elle sembla en prendre +son parti, se résigner à parler d'affaires et à +renoncer aux plaisirs.</p> + +<p>—Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, +nous pourrons causer tranquillement.</p> + +<p>Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et +lorsqu'ils y furent installés côte à côte, les +pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:</p> + +<p>—Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant +et je ne suis pas une jeune fille. Nous +savons fort bien l'un et l'autre de quoi il +s'agit, et nous pouvons peser toutes les conséquences +de nos actes. Si vous vous décidez +aujourd'hui à me déclarer votre amour, je +suppose naturellement que vous désirez m'épouser.</p> + +<p>Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la +situation, et il répondit niaisement:</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—En avez-vous parlé à votre père et à +votre mère?</p> + +<p>—Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.</p> + +<p>Elle lui tendit sa main encore mouillée, et +comme il y mettait la sienne avec élan:</p> + +<p>—Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois +bon et loyal. Mais n'oubliez point, que je ne +voudrais pas déplaire à vos parents.</p> + +<p>—Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien +prévu et qu'elle vous aimerait comme elle +vous aime si elle ne désirait pas un mariage +entre nous?</p> + +<p>—C'est vrai, je suis un peu troublée.</p> + +<p>Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, +qu'elle fût si peu troublée, si raisonnable. +Il s'attendait à des gentillesses galantes, +à des refus qui disent oui, à toute une coquette +comédie d'amour mêlée à la pêche, dans le +clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait +lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient +plus rien à se dire puisqu'ils étaient d'accord, +et ils demeuraient maintenant un peu embarrassés +tous deux de ce qui s'était passé, si +vite, entre eux, un peu confus même, n'osant +plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant +que faire.</p> + +<p>La voix de Roland les sauva:</p> + +<p>—Par ici, par ici, les enfants. Venez voir +Beausire. Il vide la mer, ce gaillard-là .</p> + +<p>Le capitaine, en effet, faisait une pêche +merveilleuse. Mouillé jusqu'aux reins, il allait +de mare en mare, reconnaissant d'un seul +coup d'oeil les meilleures places, et fouillant, +d'un mouvement lent et sûr de son lanet, +toutes les cavités cachées sous les varechs.</p> + +<p>Et les belles salicoques transparentes, d'un +blond gris, frétillaient au fond de sa main +quand il les prenait d'un geste sec pour les +jeter dans sa hotte.</p> + +<p>Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta +plus, l'imitant de son mieux, oubliant presque +sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour +se donner tout entière à cette joie enfantine +de ramasser des bêtes sous les herbes flottantes.</p> + +<p>Roland s'écria tout à coup:</p> + +<p>—Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.</p> + +<p>Elle était restée d'abord seule avec Pierre +sur la plage, car ils n'avaient envie ni l'un ni +l'autre de s'amuser à courir dans les roches et +à barboter dans les flaques; et pourtant ils +hésitaient à demeurer ensemble. Elle avait +peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de +lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait +point.</p> + +<p>Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur +le galet.</p> + +<p>Et tous deux, sous la chaleur du soleil +calmée par l'air marin, devant le vaste et doux +horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient +en même temps: «Comme il aurait fait bon +ici, autrefois.»</p> + +<p>Elle n'osait point parler à Pierre, sachant +bien qu'il répondrait une dureté; et il n'osait +pas parler à sa mère sachant aussi que, +malgré lui, il le ferait avec violence.</p> + +<p>Du bout de sa canne il tourmentait les +galets ronds, les remuait et les battait. Elle, +les yeux vagues, avait pris entre ses doigts +trois ou quatre petits cailloux qu'elle faisait +passer d'une main dans l'autre, d'un geste +lent et machinal. Puis son regard indécis, qui +errait devant elle, aperçut, au milieu des +varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme Rosémilly. +Alors elle les suivit, épiant leurs +mouvements, comprenant confusément, avec +son instinct de mère, qu'ils ne causaient point +comme tous les jours. Elle les vit se pencher +côte à côte quand ils se regardaient dans l'eau, +demeurer debout face à face quand ils interrogeaient +leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir +sur le rocher pour s'engager l'un envers +l'autre.</p> + +<p>Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, +semblaient seules au milieu de l'horizon, prenaient +dans ce large espace de ciel, de mer, +de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.</p> + +<p>Pierre aussi les regardait, et un rire sec +sortit brusquement de ses lèvres.</p> + +<p>Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as donc?</p> + +<p>Il ricanait toujours:</p> + +<p>—Je m'instruis. J'apprends comment on se +prépare à être cocu.</p> + +<p>Elle eut un sursaut de colère, de révolte, +choquée du mot, exaspérée de ce qu'elle +croyait comprendre.</p> + +<p>—Pour qui dis-tu ça?</p> + +<p>—Pour Jean, parbleu! C'est très comique +de les voir ainsi!</p> + +<p>Elle murmura, d'une voix basse, tremblante +d'émotion:</p> + +<p>—Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme +est la droiture même. Ton frère ne pourrait +trouver mieux.</p> + +<p>Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et +saccadé:</p> + +<p>—Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes +les femmes sont la droiture même ... et tous +leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!</p> + +<p>Sans répondre elle se leva, descendit vivement +la pente de galets, et, au risque de glisser, +de tomber dans les trous cachés sous les +herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle +s'en alla, courant presque, marchant à travers +les mares, sans voir, tout droit devant elle, +vers son autre fils.</p> + +<p>En la voyant approcher, Jean lui cria:</p> + +<p>—Eh bien? maman, tu te décides?</p> + +<p>Sans répondre elle lui saisit le bras comme +pour lui dire: «Sauve-moi, défends-moi.»</p> + +<p>Il vit son trouble et, très surpris:</p> + +<p>—Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?</p> + +<p>Elle balbutia:</p> + +<p>—J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces +roches.</p> + +<p>Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant +la pêche pour qu'elle y prît intérêt. Mais +comme elle ne l'écoutait guère, et comme il +éprouvait un besoin violent de se confier à +quelqu'un, il l'entraîna plus loin et, à voix +basse:</p> + +<p>—Devine ce que j'ai fait?</p> + +<p>—Mais ... mais ... je ne sais pas.</p> + +<p>—Devine.</p> + +<p>—Je ne ... je ne sais pas</p> + +<p>—Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je +désirais l'épouser.</p> + +<p>Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, +l'esprit en détresse au point de +ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:</p> + +<p>—L'épouser</p> + +<p>—Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui ... charmante ... tu as bien fait.</p> + +<p>—Alors tu m'approuves?</p> + +<p>—Oui ... je t'approuve.</p> + +<p>—Comme tu dis ça drôlement. On croirait +que ... que ... tu n'es pas contente.</p> + +<p>—Mais oui ... je suis ... contente.</p> + +<p>—Bien vrai?</p> + +<p>—Bien vrai.</p> + +<p>Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins +bras et l'embrassa à plein visage, par grands +baisers de mère.</p> + +<p>Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où +des larmes étaient venues, elle aperçut là -bas +sur la plage un corps étendu sur le ventre, +comme un cadavre, la figure dans le galet: +c'était l'autre, Pierre, qui songeait, désespéré.</p> + +<p>Alors elle emmena son petit Jean plus loin +encore, tout près du flot, et ils parlèrent longtemps +de ce mariage où se rattachait son +coeur.</p> + +<p>La mer montant les chassa vers les pêcheurs +qu'ils rejoignirent, puis tout le monde regagna +la côte. On réveilla Pierre qui feignait de +dormir; et le dîner fut très long, arrosé de +beaucoup de vins.</p><br><br> + + + + +<h3>VII</h3> + +<p>Dans le break, en revenant, tous les hommes, +hormis Jean, sommeillèrent. Beausire et +Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, +sur une épaule voisine qui les repoussait d'une +secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de +ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: +«Bien beau temps,» et retombaient, presque +aussitôt, de l'autre côté.</p> + +<p>Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement +était si profond qu'ils eurent beaucoup +de peine à le secouer, et Beausire refusa +même de monter chez Jean où le thé les attendait. +On dut le déposer devant sa porte.</p> + +<p>Le jeune avocat, pour la première fois, allait +coucher dans son logis nouveau; et une grande +joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup +de montrer, justement ce soir-là , à sa fiancée +l'appartement qu'elle habiterait bientôt.</p> + +<p>La bonne était partie, Mme Roland ayant +déclaré qu'elle ferait chauffer l'eau et servirait +elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller +les domestiques, par crainte du feu.</p> + +<p>Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, +n'était encore entré, afin que la surprise +fût complète quand on verrait combien +c'était joli.</p> + +<p>Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît. +Il voulait allumer les bougies et les lampes, et +il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son +père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en +ouvrant toute grande la porte à deux battants.</p> + +<p>La galerie vitrée, éclairée par un lustre et +des verres de couleur cachés dans les palmiers, +les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait +d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut +une seconde d'étonnement. Roland, émerveillé +de ce luxe, murmura: «Nom d'un +chien,» saisi par l'envie de battre des mains +comme devant les apothéoses.</p> + +<p>Puis on pénétra dans le premier salon, +petit, tendu avec une étoffe vieil or, pareille à +celle des sièges. Le grand salon de consultation +très simple, d'un rouge saumon pâle, +avait grand air.</p> + +<p>Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau +chargé de livres, et d'une voix grave, un +peu forcée:</p> + +<p>—Oui, Madame, les textes de loi sont formels +et me donnent, avec l'assentiment que je +vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant +trois mois l'affaire dont nous nous sommes +entretenus recevra une heureuse solution.</p> + +<p>Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire +en regardant Mme Roland; et Mme Roland, +lui prenant la main, la serra.</p> + +<p>Jean, radieux, fit une gambade de collégien +et s'écria:</p> + +<p>—Hein, comme la voix porte bien. Il serait +excellent pour plaider, ce salon.</p> + +<p>Il se mit à déclamer:</p> + +<p>—Si l'humanité seule, si ce sentiment de +bienveillance naturelle que nous éprouvons +pour toute souffrance devait être le mobile de +l'acquittement que nous sollicitons de vous, +nous ferions appel à votre pitié, messieurs les +jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais +nous avons pour nous le droit, et c'est la +seule question du droit que nous allons soulever +devant vous ...</p> + +<p>Pierre regardait ce logis qui aurait pu être +le sien, et il s'irritait des gamineries de son +frère, le jugeant, décidément, trop niais et +pauvre d'esprit.</p> + +<p>Mme Roland ouvrit une porte à droite.</p> + +<p>—Voici la chambre à coucher, dit-elle.</p> + +<p>Elle avait mis à la parer tout son amour de +mère. La tenture était en cretonne de Rouen +qui imitait la vieille toile normande. Un dessin +Louis XV—une bergère dans un médaillon +que fermaient les becs unis de deux colombes +—donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux +fauteuils un air galant et champêtre tout à fait +gentil.</p> + +<p>—Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, +devenue un peu sérieuse, en entrant dans cette +pièce.</p> + +<p>—Cela vous plaît? demanda Jean.</p> + +<p>—Enormément.</p> + +<p>—Si vous saviez comme ça me fait plaisir.</p> + +<p>Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup +de tendresse confiante au fond des yeux.</p> + +<p>Elle était gênée un peu cependant, un peu +confuse dans cette chambre à coucher qui serait +sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, +en entrant, que la couche était très large, une +vraie couche de ménage, choisie par Mme Roland +qui avait prévu sans doute et désiré le +prochain mariage de son fils; et cette précaution +de mère lui faisait plaisir cependant, semblait +lui dire qu'on l'attendait dans la famille.</p> + +<p>Puis quand on fut rentré dans le salon, +Jean ouvrit brusquement la porte de gauche +et on aperçut la salle à manger ronde, percée +de trois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. +La mère et le fils avaient mis là toute la +fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce +à meubles de bambou, à magots, à potiches, +à soieries pailletées d'or, à stores transparents +où des perles de verre semblaient des gouttes +d'eau, à éventails cloués aux murs pour maintenir +les étoffes, avec ses écrans, ses sabres, +ses masques, ses grues faites en plumes véritables, +tous ses menus bibelots de porcelaine, +de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et de +bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré +que donnent les mains inhabiles et les yeux +ignorants aux choses qui exigent le plus de +tact, de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle +cependant qu'on admira le plus. Pierre seul fit +des réserves avec une ironie un peu amère +dont son frère se sentit blessé.</p> + +<p>Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, +et les gâteaux s'élevaient en monuments.</p> + +<p>On n'avait guère faim; on suça les fruits et +on grignota les pâtisseries plutôt qu'on ne les +mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly +demanda la permission de se retirer.</p> + +<p>Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait +à sa porte et partirait immédiatement +avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence +de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère +sur le logis afin que son fils ne manquât de +rien.</p> + +<p>—Faut-il revenir te chercher? demanda +Roland.</p> + +<p>Elle hésita, puis répondit:</p> + +<p>—Non, mon gros, couche-toi. Pierre me +ramènera.</p> + +<p>Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, +serra les gâteaux, le sucre et les liqueurs +dans un meuble dont la clef fut remise à Jean; +puis elle passa dans la chambre à coucher, +entr'ouvrit le lit, regarda si la carafe était remplie +d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.</p> + +<p>Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit +salon, celui-ci encore froissé de la critique +faite sur son goût, et celui-là de plus en plus +agacé de voir son frère dans ce logis.</p> + +<p>Ils fumaient assis tous les deux, sans se +parler. Pierre tout à coup se leva:</p> + +<p>—Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien +vanné ce soir, les excursions ne lui réussissent +pas.</p> + +<p>Jean se sentit soulevé soudain par une de +ces promptes et furieuses colères de débonnaires +blessés au coeur.</p> + +<p>Le souffle lui manquait tant son émotion +était vive, et il balbutia:</p> + +<p>—Je te défends désormais de dire «la +veuve» quand tu parleras de Mme Rosémilly.</p> + +<p>Pierre se tourna vers lui, hautain:</p> + +<p>—Je crois que tu me donnes des ordres. +Deviens-tu fou, par hasard?</p> + +<p>Jean aussitôt s'était dressé:</p> + +<p>—Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez +de tes manières envers moi.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Envers toi? Est-ce que tu fais partie de +Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Sache que Mme Rosémilly va devenir ma +femme.</p> + +<p>L'autre rit plus fort:</p> + +<p>—Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant +pourquoi je ne devrai plus l'appeler «la +veuve». Mais tu as pris une drôle de manière +pour m'annoncer ton mariage.</p> + +<p>—Je te défends de plaisanter ... tu entends ... +je te le défends.</p> + +<p>Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, +exaspéré de cette ironie poursuivant +la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.</p> + +<p>Mais Pierre soudain devint aussi furieux. +Tout ce qui s'amassait eu lui de colères impuissantes, +de rancunes écrasées, de révoltes +domptées depuis quelque temps et de désespoir +silencieux, lui montant à la tête, l'étourdit +comme un coup de sang.</p> + +<p>—Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne +de te taire, tu entends, je te l'ordonne.</p> + +<p>Jean, surpris de cette violence, se tut quelques +secondes, cherchant, dans ce trouble +d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la +phrase, le mot, qui pourrait blesser son frère +jusqu'au coeur.</p> + +<p>Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour +bien frapper, de ralentir sa parole pour la rendre +plus aiguë:</p> + +<p>—Voilà longtemps que je te sais jaloux de +moi, depuis le jour où tu as commencé à dire +«la veuve» parce que tu as compris que cela +me faisait mal.</p> + +<p>Pierre poussa un de ces rires stridents et +méprisants qui lui étaient familiers:</p> + +<p>—Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... +moi? ... moi? ... moi? ... et de quoi? ... de quoi, +mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...</p> + +<p>Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la +plaie de cette âme.</p> + +<p>—Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis +l'enfance; et tu es devenu furieux quand +tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle +ne voulait pas de toi.</p> + +<p>Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:</p> + +<p>—Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de +cette cruche, de cette dinde, de cette oie +grasse? ...</p> + +<p>Jean qui voyait porter ses coups reprit:</p> + +<p>—Et le jour où tu as essayé de ramer plus +fort que moi, dans la <i>Perle</i>? Et tout ce que tu +dis devant elle pour te faire valoir? Mais tu +crèves de jalousie! Et quand cette fortune +m'est arrivée, tu es devenu enragé, et tu m'as +détesté, et tu l'as montré de toutes les manières, +et tu as fait souffrir tout le monde, et tu +n'es pas une heure sans cracher la bile qui +t'étouffe.</p> + +<p>Pierre ferma ses poings de fureur avec une +envie irrésistible de sauter sur son frère et de +le prendre à la gorge:</p> + +<p>—Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de +cette fortune.</p> + +<p>Jean s'écria:</p> + +<p>—Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu +ne dis pas un mot à mon père, à ma mère ou +à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser +parce que tu es jaloux! tu cherches querelle +à tout le monde parce que tu es jaloux. +Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens +plus, tu es devenu venimeux, tu tortures +notre mère comme si c'était sa faute! ...</p> + +<p>Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la +bouche entr'ouverte, l'oeil dilaté, en proie à +une de ces folies de rage qui font commettre +des crimes.</p> + +<p>Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:</p> + +<p>—Tais-toi, tais-toi donc!</p> + +<p>—Non. Voilà longtemps que je voulais te +dire ma pensée entière; tu m'en donnes l'occasion, +tant pis pour toi. J'aime une femme! +Tu le sais et tu la railles devant moi, tu me +pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je casserai +tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à +me respecter.</p> + +<p>—Te respecter, toi?</p> + +<p>—Oui, moi!</p> + +<p>—Te respecter ... toi ... qui nous as tous +déshonorés, par ta cupidité!</p> + +<p>—Tu dis? Répète ... répète? ...</p> + +<p>—Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un +homme quand on passe pour le fils d'un autre.</p> + +<p>Jean demeurait immobile, ne comprenant +pas, effaré devant l'insinuation qu'il pressentait:</p> + +<p>—Comment? Tu dis ... répète encore?</p> + +<p>—Je dis ce que tout le monde chuchote, ce +que tout le monde colporte, que tu es le fils de +l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un +garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore +sa mère.</p> + +<p>—Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... +Toi ... c'est toi ... toi ... qui prononces +cette infamie?</p> + +<p>—Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc +point que j'en crève de chagrin depuis un mois, +que je passe mes nuits sans dormir et mes +jours à me cacher comme une bête, que je ne +sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce +que je deviendrai tant je souffre, tant je suis +affolé de honte et de douleur, car j'ai deviné +d'abord et je sais maintenant.</p> + +<p>—Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la +chambre à côté! Songe qu'elle peut nous entendre ... +qu'elle nous entend ...</p> + +<p>Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit +tout, ses soupçons, ses raisonnements, ses +luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait +encore une fois disparu.</p> + +<p>Il parlait par phrases courtes, hachées, presque +sans suite, des phrases d'halluciné.</p> + +<p>Il semblait maintenant avoir oublié Jean et +sa mère dans la pièce voisine. Il parlait comme +si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait +parler, parce qu'il avait trop souffert, trop +comprimé et refermé sa plaie. Elle avait grossi +comme une tumeur, et cette tumeur venait de +crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était +mis à marcher comme il faisait presque toujours; +et les yeux fixes devant lui, gesticulant, +dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots +dans la gorge, des retours de haine contre +lui-même, il parlait comme s'il eût confessé +sa misère et la misère des siens, comme s'il +eût jeté sa peine à l'air invisible et sourd où +s'envolaient ses paroles.</p> + +<p>Jean éperdu, et presque convaincu soudain +par l'énergie aveugle de son frère, s'était +adossé contre la porte derrière laquelle il +devinait que leur mère les avait entendus.</p> + +<p>Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer +par le salon. Elle n'était point revenue; donc +elle n'avait pas osé.</p> + +<p>Pierre tout à coup frappant du pied, cria:</p> + +<p>—Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!</p> + +<p>Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.</p> + +<p>Le bruit de la grande porte de la rue, retombant +avec fracas, réveilla Jean de la torpeur +profonde où il était tombé. Quelques +secondes s'étaient écoulées, plus longues que +des heures, et son âme s'était engourdie dans +un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui +faudrait penser tout à l'heure, et agir, mais il +attendait, ne voulant même plus comprendre, +savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par +lâcheté. Il était de la race des temporiseurs +qui remettent toujours au lendemain; et quand +il lui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution, +il cherchait encore, par instinct, à +gagner quelques moments.</p> + +<p>Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, +après les vociférations de Pierre, ce +silence subit des murs, des meubles, avec cette +lumière vive des six bougies et des deux lampes, +l'effraya si fort tout à coup qu'il eut envie +de se sauver aussi.</p> + +<p>Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur, +et il essaya de réfléchir.</p> + +<p>Jamais il n'avait rencontré une difficulté +dans sa vie. Il est des hommes qui se laissent +aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses +classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé +ses études de droit avec régularité parce +que son existence était calme. Toutes les choses +du monde lui paraissaient naturelles sans +éveiller autrement son attention. Il aimait +l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament, +n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, +devant cette catastrophe, comme un +homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais +nagé.</p> + +<p>Il essaya de douter d'abord. Son frère avait +menti par haine, et par jalousie?</p> + +<p>Et pourtant, comment aurait-il été assez +misérable pour dire de leur mère une chose +pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par +le désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, +dans le regard, dans les nerfs, jusque dans le +fond de la chair, certaines paroles, certains cris +de souffrance, des intonations et des gestes +de Pierre, si douloureux qu'ils étaient irrésistibles, +aussi irrécusables que la certitude.</p> + +<p>Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement +ou pour avoir une volonté. Sa détresse +devenait intolérable; et il sentait que, derrière +la porte, sa mère était là qui avait tout entendu +et qui attendait.</p> + +<p>Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas +un frisson, pas un souffle, pas un soupir ne +révélait la présence d'un être derrière cette +planche. Se serait-elle sauvée? Mais par où? +Si elle s'était sauvée ... elle avait donc sauté +de la fenêtre dans la rue!</p> + +<p>Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt +et si dominateur qu'il enfonça plutôt qu'il +n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.</p> + +<p>Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, +posée sur la commode.</p> + +<p>Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, +avec les volets clos. Il se retourna, fouillant +les coins noirs de son regard anxieux, et il +s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. +Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue +sur sa couche, la figure enfouie dans l'oreiller +qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées +sur sa tête, pour ne plus entendre.</p> + +<p>Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie +par les épaules, il la retourna sans qu'elle +lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et +qu'elle mordait pour ne pas crier.</p> + +<p>Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras +crispés, lui communiqua la secousse de son +indicible torture. L'énergie et la force dont +elle retenait avec ses doigts et avec ses dents +la toile gonflée de plumes, sur sa bouche, sur +ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît +point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par +la commotion qu'il reçut, jusqu'à quel point +on peut souffrir. Et son coeur, son simple coeur, +fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, +même un juge miséricordieux, il était un +homme plein de faiblesse et un fils plein de +tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre +lui avait dit, il ne raisonna pas et ne discuta +point, il toucha seulement de ses deux +mains le corps inerte de sa mère, et ne pouvant +arracher l'oreiller de sa figure, il cria, en baisant +sa robe:</p> + +<p>—Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!</p> + +<p>Elle aurait semblé morte si tous ses membres +n'eussent été parcourus d'un frémissement +presque insensible, d'une vibration de corde +tendue. Il répétait:</p> + +<p>—Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas +vrai. Je sais bien que ça n'est pas vrai.</p> + +<p>Elle eut un spasme, une suffocation, puis +tout à coup elle sanglota dans l'oreiller. Alors +tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis +s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant +lâchèrent la toile; et il lui découvrit la +face.</p> + +<p>Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses +paupières fermées on voyait couler des gouttes +d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui baisa +les yeux, lentement, par grands baisers désolés +qui se mouillaient à ses larmes, et il disait +toujours:</p> + +<p>—Maman, ma chère maman, je sais bien +que ça n'est pas vrai. Ne pleure pas, je le sais! +Ça n'est pas vrai!</p> + +<p>Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec +un de ces efforts de courage qu'il faut, en certains +cas, pour se tuer, elle lui dit:</p> + +<p>—Non, c'est vrai, mon enfant.</p> + +<p>Et ils restèrent sans paroles, l'un devant +l'autre. Pendant quelques instants encore elle +suffoqua, tendant la gorge, en renversant la +tête pour respirer, puis elle se vainquit de +nouveau et reprit:</p> + +<p>—C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? +C'est vrai. Tu ne me croirais pas, si je mentais.</p> + +<p>Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, +il tomba à genoux près du lit en murmurant:</p> + +<p>—Tais-toi, maman, tais-toi.</p> + +<p>Elle s'était levée, avec une résolution et +une énergie effrayantes.</p> + +<p>—Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, +adieu.</p> + +<p>Et elle marcha vers la porte.</p> + +<p>Il la saisit à pleins bras, criant:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?</p> + +<p>—Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai +plus rien à faire ... puisque je suis toute seule.</p> + +<p>Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, +il ne trouvait qu'un mot à lui répéter:</p> + +<p>—Maman ... maman ... maman...</p> + +<p>Et elle disait dans ses efforts pour rompre +cette étreinte:</p> + +<p>—Mais non, mais non, je ne suis plus la +mère maintenant, je ne suis plus rien pour toi, +pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as +plus ni père ni mère, mon pauvre enfant ... +adieu.</p> + +<p>Il comprit brusquement que s'il la laissait +partir il ne la reverrait jamais, et, l'enlevant, il +la porta sur un fauteuil, l'assit de force, puis +s'agenouillant et formant une chaîne de ses +bras:</p> + +<p>—Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi +je t'aime, et je te garde. Je te garde toujours, +tu es à moi.</p> + +<p>Elle murmura d'une voix accablée:</p> + +<p>—Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus +possible. Ce soir tu pleures, et demain tu me +jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas +non plus.</p> + +<p>Il répondit avec un si grand élan de si sincère +amour:—Oh! moi? moi? Comme tu me +connais peu!—qu'elle poussa un cri, lui prit +la tête par les cheveux, à pleines mains, l'attira +avec violence et le baisa éperdument à +travers la figure.</p> + +<p>Puis elle demeura immobile, la joue contre +la joue de son fils, sentant, à travers sa barbe, +la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, +dans l'oreille:</p> + +<p>—Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais +pas demain. Tu le crois et tu te trompes. +Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a +sauvé la vie; mais il ne faut plus que tu me +voies.</p> + +<p>Il répéta, en l'étreignant:</p> + +<p>—Maman, ne dis pas ça!</p> + +<p>—Si, mon petit, il faut que je m'en aille.</p> + +<p>Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai, +ni ce que je dirai, mais il le faut. Je n'oserais +plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?</p> + +<p>Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans +l'oreille:</p> + +<p>—Ma petite mère, tu resteras, parce je le +veux, parce que j'ai besoin de toi. Et tu vas me +jurer de m'obéir, tout de suite.</p> + +<p>—Non, mon enfant.</p> + +<p>—Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le +faut.</p> + +<p>—Non, mon enfant, c'est impossible. Ce +serait nous condamner tous à l'enfer. Je sais +ce que c'est, moi, que ce supplice-là , depuis +un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera +passé, quand tu me regarderas comme me +regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que +je t'ai dit! ... Oh! ... mon petit Jean, songe ... +songe que je suis ta mère! ...</p> + +<p>—Je ne veux pas que tu me quittes, maman. +Je n'ai que toi.</p> + +<p>—Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons +plus nous voir sans rougir tous les deux, +sans que je me sente mourir de honte et sans +que tes yeux fassent baisser les miens.</p> + +<p>—Ça n'est pas vrai, maman.</p> + +<p>—Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, +va, toutes les luttes de ton pauvre frère, +toutes, depuis le premier jour. Maintenant, +lorsque je devine son pas dans la maison, +mon coeur saute à briser ma poitrine, lorsque +j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. +Je t'avais encore, toi! Maintenant, je +ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu que +je pourrais vivre entre vous deux?</p> + +<p>—Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y +penseras plus.</p> + +<p>—Oh! oh! comme si c'était possible!</p> + +<p>—Oui, c'est possible.</p> + +<p>—Comment veux-tu que je n'y pense plus +entre ton frère et toi? Est-ce que vous n'y +penserez plus, vous?</p> + +<p>—Moi. Je te le jure!</p> + +<p>—Mais tu y penseras à toutes les heures +du jour.</p> + +<p>—Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu +pars, je m'engage et je me fais tuer.</p> + +<p>Elle fut bouleversée par cette menace puérile +et étreignit Jean en le caressant avec une +tendresse passionnée. Il reprit:</p> + +<p>—Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien +plus, bien plus. Voyons, sois raisonnable. +Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu +me promettre huit jours? Tu ne peux pas +me refuser ça?</p> + +<p>Elle posa ses deux mains sur les épaules de +Jean, et le tenant à la longueur de ses bras:</p> + +<p>—Mon enfant ... tâchons d'être calmes et +de ne pas nous attendrir. Laisse-moi te parler +d'abord. Si je devais une seule fois entendre +sur tes lèvres ce que j'entends depuis un mois +dans la bouche de ton frère, si je devais une +seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans +les siens, si je devais deviner rien que par un +mot ou par un regard que je te suis odieuse +comme à lui ... une heure après, tu entends, +une heure après ... je serais partie pour toujours.</p> + +<p>—Maman, je te jure ...</p> + +<p>—Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai +souffert tout ce qu'une créature peut souffrir. +A partir du moment où j'ai compris que ton +frère, que mon autre fils me soupçonnait, et +qu'il devinait, minute par minute, la vérité, +tous les instants de ma vie ont été un martyre +qu'il est impossible de t'exprimer.</p> + +<p>Elle avait une voix si douloureuse que la +contagion de sa torture emplit de larmes les +yeux de Jean.</p> + +<p>Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.</p> + +<p>—Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant +de choses à te dire pour que tu comprennes ... +mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si +je devais rester ... il faudrait ... Non, je ne +peux pas! ...</p> + +<p>—Dis, maman, dis.</p> + +<p>—Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas +trompé ... Tu veux que je reste avec toi, n'est-ce +pas? Pour cela, pour que nous puissions +nous voir encore, nous parler, nous rencontrer +toute la journée dans la maison, car je +n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de +trouver ton frère derrière elle, pour cela il +faut, non pas que tu me pardonnes,—rien +ne fait plus de mal qu'un pardon,—mais +que tu ne m'en veuilles pas de ce que j'ai +fait ... Il faut que tu te sentes assez fort, +assez différent de tout le monde pour te +dire que tu n'es pas le fils de Roland, sans +rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai +assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux +plus, non, je ne peux plus! Et ce n'est pas +d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne +pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que +nous puissions encore vivre ensemble, et +nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien +que si j'ai été la maîtresse de ton père, j'ai été +encore plus sa femme, sa vraie femme, que je +n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne +regrette rien, que je l'aime encore tout mort +qu'il est, que je l'aimerai toujours, que je n'ai +aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute +ma joie, tout mon espoir, toute ma consolation, +tout, tout, tout pour moi, pendant si +longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui +m'entend, je n'aurais jamais rien eu de bon +dans l'existence, si je ne l'avais pas rencontré, +jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, +pas une de ces heures qui nous font tant +regretter de vieillir, rien! Je lui dois tout! Je +n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, +ton frère et toi. Sans vous ce serait vide, noir +et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais aimé +rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas +seulement pleuré, car j'ai pleuré, mon petit +Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous +sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui +tout entière, corps et âme, pour toujours, avec +bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa +femme comme il a été mon mari devant Dieu +qui nous avait faits l'un pour l'autre. Et puis, +j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était +toujours bon et prévenant, mais je n'étais plus +pour lui ce que j'avais été. C'était fini! Oh! +que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et +trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et +nous sommes arrivés ici; et jamais je ne l'ai +plus revu, jamais il n'est venu ... Il promettait +dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ... +et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il +est mort! ... Mais il nous aimait encore puisqu'il +a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à +mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais, +et je t'aime parce que tu es son enfant, +et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant +toi! Comprends-tu? je ne pourrais pas! +Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes +d'être son fils et que nous parlions de lui +quelquefois, et que tu l'aimes un peu, et que +nous pensions à lui quand nous nous regarderons. +Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, +adieu, mon petit, il est impossible que nous +restions ensemble maintenant! je ferai ce que +tu décideras: +Jean répondit d'une voix douce:</p> + +<p>—Reste, maman.</p> + +<p>Elle le serra dans ses bras et se remit à +pleurer; puis elle reprit, la joue contre sa joue:</p> + +<p>—Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir +avec lui?</p> + +<p>Jean murmura:</p> + +<p>—Nous trouverons quelque chose. Tu ne +peux plus vivre auprès de lui.</p> + +<p>Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.</p> + +<p>—Non, je ne puis plus, non! non!</p> + +<p>Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria, +l'âme en détresse:</p> + +<p>—Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, +fais quelque chose, je ne sais pas ... +trouve ... sauve-moi!</p> + +<p>—Oui, maman, je chercherai.</p> + +<p>—Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... +ne me quitte pas! J'ai si peur de lui ... si peur!</p> + +<p>—Oui, je trouverai. Je te promets.</p> + +<p>—Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends +pas ce qui se passe en moi quand je le vois.</p> + +<p>Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:</p> + +<p>—Garde-moi ici, chez toi.</p> + +<p>Il hésita, réfléchit et comprit, avec son +bon sens positif, le danger de cette combinaison.</p> + +<p>Mais il dut raisonner longtemps, discuter, +combattre avec des arguments précis son affolement +et sa terreur.</p> + +<p>—Seulement ce soir, disait-elle, seulement +cette nuit. Tu feras dire demain à Roland que +je me suis trouvée malade.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible, puisque Pierre est +rentré. Voyons, aie du courage. J'arrangerai +tout, je te le promets, dès demain. Je serai à +neuf heures à la maison. Voyons, mets ton +chapeau. Je vais te reconduire.</p> + +<p>—Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec +un abandon enfantin, craintif et reconnaissant.</p> + +<p>Elle essaya de se lever; mais la secousse +avait été trop forte; elle ne pouvait encore se +tenir sur ses jambes.</p> + +<p>Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer +de l'alcali, et il lui lava les tempes avec du +vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et soulagée +comme après un accouchement.</p> + +<p>Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois +heures sonnaient quand ils passèrent à l'hôtel +de ville.</p> + +<p>Devant la porte de leur logis il l'embrassa +et lui dit: «Adieu, maman, bon courage.»</p> + +<p>Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, +entra dans sa chambre, se dévêtit bien +vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des +adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.</p> + +<p>Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas +et l'avait entendue revenir.</p><br><br> + + + + +<h3>VIII</h3> + +<p>Quand il fut rentré dans son appartement, +Jean s'affaissa sur un divan, car les chagrins +et les soucis qui donnaient à son frère des +envies de courir et de fuir comme une bête +chassée, agissant diversement sur sa nature +somnolente, lui cassaient les jambes et les +bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement, +à ne pouvoir gagner son lit, mou de +corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était +point frappé, comme l'avait été Pierre, dans +la pureté de son amour filial, dans cette dignité +secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers, +mais accablé par un coup du destin qui menaçait +en même temps ses intérêts les plus chers.</p> + +<p>Quand son âme enfin se fut calmée, quand +sa pensée se fut éclaircie ainsi qu'une eau +battue et remuée, il envisagea la situation +qu'on venait de lui révéler. S'il eût appris de +toute autre manière le secret de sa naissance, +il se serait assurément indigné et aurait ressenti +un profond chagrin; mais après sa querelle +avec son frère, après cette délation violente +et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion +poignante de la confession de sa mère le laissa +sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par +sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, +dans un irrésistible attendrissement, tous +les préjugés et toutes les saintes susceptibilités +de la morale naturelle. D'ailleurs, il +n'était pas un homme de résistance. Il n'aimait +lutter contre personne et encore moins +contre lui-même; il se résigna donc, et par un +penchant instinctif, par un amour inné du repos, +de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta +aussitôt des perturbations qui allaient surgir +autour de lui et l'atteindre du même coup. Il +les pressentait inévitables, et, pour les écarter, +il se décida à des efforts surhumains d'énergie +et d'activité. Il fallait que tout de suite, dès le +lendemain, la difficulté fût tranchée, car il +avait aussi par instants ce besoin impérieux +des solutions immédiates qui constitue toute +la force des faibles, incapables de vouloir +longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs +à démêler et à étudier les situations +compliquées, les questions d'ordre intime, +dans les familles troublées, découvrit immédiatement +toutes les conséquences prochaines +de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en +envisageait les suites à un point de vue presque +professionnel, comme s'il eût réglé les +relations futures de clients après une catastrophe +d'ordre moral. Certes un contact continuel +avec Pierre lui devenait impossible. Il +l'éviterait facilement en restant chez lui, mais +il était encore inadmissible que leur mère continuât +à demeurer sous le même toit que son +fils aîné.</p> + +<p>Et longtemps il médita, immobile sur les +coussins, imaginant et rejetant des combinaisons +sans trouver rien qui pût le satisfaire.</p> + +<p>Mais une idée soudaine l'assaillit:—Cette +fortune qu'il avait reçue, un honnête homme +la garderait-il?</p> + +<p>Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida +à la donner aux pauvres. C'était dur, tant +pis, il vendrait son mobilier et travaillerait +comme un autre, comme travaillent tous ceux +qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse +fouettant son courage, il se leva et +vint poser son front contre les vitres. Il avait +été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n'en +mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient +le bec de gaz qui brûlait en face de lui de +l'autre côté de la rue. Or, comme une femme +attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement +à Mme Rosémilly, et il reçut au coeur +la secousse des émotions profondes nées en +nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences +désespérantes de sa décision lui apparurent +en même temps. Il devrait renoncer +à épouser cette femme, renoncer au bonheur, +renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi, +maintenant qu'il s'était engagé vis-à -vis d'elle? +Elle l'avait accepté le sachant riche. Pauvre, +elle l'accepterait encore; mais avait-il le droit +de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? +Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme +un dépôt qu'il restituerait plus tard aux indigents?</p> + +<p>Et dans son âme où l'égoïsme prenait des +masques honnêtes, tous les intérêts déguisés +luttaient et se combattaient. Les scrupules +premiers cédaient la place aux raisonnements +ingénieux, puis reparaissaient, puis s'effaçaient +de nouveau.</p> + +<p>Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, +un prétexte tout-puissant pour fixer ses +hésitations et convaincre sa droiture native. +Vingt fois déjà il s'était posé cette question: +«Puisque je suis le fils de cet homme, que je +le sais et que je l'accepte, n'est-il pas naturel +que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet +argument ne pouvait empêcher le «non» +murmuré par la conscience intime.</p> + +<p>Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas +le fils de celui que j'avais cru être mon père, +je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son +vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne +ni équitable. Ce serait voler mon frère.»</p> + +<p>Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, +ayant apaisé sa conscience, il retourna +vers la fenêtre.</p> + +<p>«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à +l'héritage de ma famille, que je le laisse à +Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant +de son père. Cela est juste. Alors n'est-il +pas juste aussi que je garde l'argent de mon +père à moi?»</p> + +<p>Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de +la fortune de Roland, s'étant décidé à l'abandonner +intégralement, il consentit donc et se +résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant +l'une et l'autre il se trouverait réduit +à la pure mendicité.</p> + +<p>Cette affaire délicate une fois réglée, il revint +à la question de la présence de Pierre dans la +famille. Comment l'écarter? Il désespérait de +découvrir une solution pratique, quand le sifflet +d'un vapeur entrant au port sembla lui +jeter une réponse en lui suggérant une idée.</p> + +<p>Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et +rêvassa jusqu'au jour.</p> + +<p>Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si +l'exécution de son projet était possible. Puis, +après quelques démarches et quelques visites, +il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère +l'attendait enfermée dans sa chambre.</p> + +<p>—Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais +jamais osé descendre.</p> + +<p>On entendit aussitôt Roland qui criait dans +l'escalier:</p> + +<p>—On ne mange donc point aujourd'hui, +nom d'un chien!</p> + +<p>On ne répondit pas, et il hurla:</p> + +<p>—Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que +vous faites?</p> + +<p>La voix de la bonne sortit des profondeurs +du sous-sol:</p> + +<p>—V'la, M'sieu, qué qui faut?</p> + +<p>—Où est Madame?</p> + +<p>—Madame est en haut avec M'sieu Jean!</p> + +<p>Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage +supérieur:</p> + +<p>—Louise?</p> + +<p>Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:</p> + +<p>—Quoi? mon ami.</p> + +<p>—On ne mange donc pas, nom d'un chien!</p> + +<p>—Voilà , mon ami, nous venons. +Et elle descendit, suivie de Jean.</p> + +<p>Roland s'écria en apercevant le jeune +homme:</p> + +<p>—Tiens, te voilà , toi! Tu t'embêtes déjà +dans ton logis.</p> + +<p>—Non, père, mais j'avais à causer avec +maman ce matin.</p> + +<p>Jean s'avança, la main ouverte, et quand il +sentit se refermer sur ses doigts l'étreinte paternelle +du vieillard, une émotion bizarre et +imprévue le crispa, l'émotion des séparations +et des adieux sans espoir de retour.</p> + +<p>Mme Roland demanda:</p> + +<p>—Pierre n'est pas arrivé?</p> + +<p>Son mari haussa les épaules:</p> + +<p>—Non, mais tant pis, il est toujours en +retard. Commençons sans lui.</p> + +<p>Elle se tourna vers Jean:</p> + +<p>—Tu devrais aller le chercher, mon enfant; +ça le blesse quand on ne l'attend pas.</p> + +<p>—Oui, maman, j'y vais. +Et le jeune homme sortit.</p> + +<p>Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse +d'un craintif qui va se battre.</p> + +<p>Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:</p> + +<p>—Entrez.</p> + +<p>Il entra.</p> + +<p>L'autre écrivait, penché sur sa table.</p> + +<p>—Bonjour, dit Jean.</p> + +<p>Pierre se leva.</p> + +<p>—Bonjour.</p> + +<p>Et ils se tendirent la main comme si rien ne +s'était passé.</p> + +<p>—Tu ne descends pas déjeuner?</p> + +<p>—Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler.</p> + +<p>La voix de l'aîné tremblait, et son oeil +anxieux demandait au cadet ce qu'il allait faire.</p> + +<p>—On t'attend.</p> + +<p>—Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère +est en bas? ...</p> + +<p>—Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te +chercher.</p> + +<p>—Ah! alors ... je descends.</p> + +<p>Devant la porte de la salle il hésita à se +montrer le premier; puis il l'ouvrit d'un geste +saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis +à table, face à face.</p> + +<p>Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les +yeux, sans prononcer un mot, et s'étant penché +il lui tendit son front à baiser comme il +faisait depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser +sur les joues comme jadis. Il devina +qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit +point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, +le coeur battant, après ce simulacre de caresse.</p> + +<p>Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après +mon départ?»</p> + +<p>Jean répétait avec tendresse «mère» et +«chère maman», prenait soin d'elle, la servait +et lui versait à boire. Pierre alors comprit +qu'ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put +pénétrer leur pensée! Jean croyait-il sa mère +coupable ou son frère un misérable?</p> + +<p>Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir +dit l'horrible chose l'assaillirent de nouveau, +lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, +l'empêchant de manger et de parler.</p> + +<p>Il était envahi maintenant par un besoin de +fuir intolérable, de quitter cette maison qui +n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient +plus à lui que par d'imperceptibles liens. Et il +aurait voulu partir sur l'heure, n'importe où, +sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus +rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours +malgré lui, rien que par sa présence, et qu'ils +lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable +supplice.</p> + +<p>Jean parlait, causait avec Roland. Pierre +n'écoutant pas, n'entendait point. Il crut sentir +cependant une intention dans la voix de son +frère et prit garde au sens des paroles.</p> + +<p>Jean disait:</p> + +<p>—Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment +de leur flotte On parle de six mille cinq cents +tonneaux. Il fera son premier voyage le mois +prochain.</p> + +<p>Roland s'étonnait:</p> + +<p>—Déjà ! Je croyais qu'il ne serait pas en +état de prendre la mer cet été.</p> + +<p>—Pardon; on a poussé les travaux avec +ardeur pour que la première traversée ait lieu +avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux +de la Compagnie et j'ai causé avec un +des administrateurs.</p> + +<p>—Ah! ah! lequel?</p> + +<p>—M. Marchand, l'ami particulier du président +du conseil d'administration.</p> + +<p>—Tiens, tu le connais?</p> + +<p>—Oui. Et puis j'avais un petit service à +lui demander.</p> + +<p>—Ah! alors tu me feras visiter en grand +détail la <i>Lorraine</i> dès qu'elle entrera dans le +port, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Certainement, c'est très facile!</p> + +<p>Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, +poursuivre une introuvable transition. Il reprit: +—En somme, c'est une vie très acceptable +qu'on mène sur ces grands transatlantiques. +On passe plus de la moitié des mois à terre +dans deux villes superbes, New-York et le +Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. +On peut même faire là des connaissances +très agréables et très utiles pour plus +tard, oui, très utiles, parmi les passagers. +Songe que le capitaine, avec les économies sur +le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille +francs par an, sinon plus ...</p> + +<p>Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, +qui témoignaient d'un profond respect pour +la somme et pour le capitaine.</p> + +<p>Jean reprit:</p> + +<p>—Le commissaire de bord peut atteindre +dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement +fixe, avec logement, nourriture, éclairage, +chauffage, service, etc., etc. Ce qui +équivaut à dix mille au moins, c'est très beau.</p> + +<p>Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra +ceux de son frère, et le comprit.</p> + +<p>Alors, après une hésitation, il demanda:</p> + +<p>—Est-ce très difficile à obtenir, les places +de médecin sur un transatlantique?</p> + +<p>—Oui et non. Tout dépend des circonstances +et des protections.</p> + +<p>Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:</p> + +<p>—C'est le mois prochain que part la <i>Lorraine</i>?</p> + +<p>—Oui, le sept. +Et ils se turent.</p> + +<p>Pierre songeait. Certes ce serait une solution +s'il pouvait s'embarquer comme médecin +sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait +peut-être. En attendant il y gagnerait sa +vie sans demander rien à sa famille. Il avait +dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant +il ne tendait plus la main devant sa +mère! Il n'avait donc aucune ressource, hors +celle-là , aucun moyen de manger d'autre pain +que le pain de la maison inhabitable, de dormir +dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit +alors, en hésitant un peu:</p> + +<p>—Si je pouvais, je partirais volontiers là -dessus, +moi.</p> + +<p>Jean demanda:</p> + +<p>—Pourquoi ne pourrais-tu pas?</p> + +<p>—Parce que je ne connais personne à la +Compagnie transatlantique.</p> + +<p>Roland demeurait stupéfait:</p> + +<p>—Et tous tes beaux projets de réussite, que +deviennent-ils?</p> + +<p>Pierre murmura:</p> + +<p>—Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, +et renoncer aux meilleurs espoirs. D'ailleurs, +ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser +quelques milliers de francs pour m'établir +ensuite.</p> + +<p>Son père, aussitôt, fut convaincu:</p> + +<p>—Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre +de côté six ou sept mille francs, qui bien employés +te mèneront loin. Qu'en penses-tu, +Louise?</p> + +<p>Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:</p> + +<p>—Je pense que Pierre a raison.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais je vais en parler à M. Poulin, que je +connais beaucoup! Il est juge au tribunal de +commerce et il s'occupe des affaires de la Compagnie. +J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui +est intime avec un des vice-présidents.</p> + +<p>Jean demandait à son frère:</p> + +<p>—Veux-tu que je tâte aujourd'hui même +M. Marchand?</p> + +<p>—Oui, je veux bien.</p> + +<p>Pierre reprit, après avoir songé quelques +instants:</p> + +<p>—Le meilleur moyen serait peut-être encore +d'écrire à mes maîtres de l'Ecole de médecine +qui m'avaient en grande estime. On +embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets +médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs +Mas-Roussel, Rémusot, Flache et +Borriquel enlèveraient la chose en une heure +mieux que toutes les recommandations douteuses. +Il suffirait de faire présenter ces lettres +par ton ami M. Marchand au conseil d'administration.</p> + +<p>Jean approuvait tout à fait:</p> + +<p>—Ton idée est excellente, excellente!</p> + +<p>Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du +succès, étant incapable de s'affliger longtemps.</p> + +<p>—Tu vas leur écrire aujourd'hui même, +dit-il.</p> + +<p>—Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je +ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop +nerveux.</p> + +<p>Il se leva et sortit.</p> + +<p>Alors Jean se tourna vers sa mère:</p> + +<p>—Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?</p> + +<p>—Rien ... Je ne sais pas.</p> + +<p>—Veux-tu venir avec moi jusque chez +Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Mais ... oui ... oui ...</p> + +<p>—Tu sais ... il est indispensable que j'y +aille aujourd'hui.</p> + +<p>—Oui ... oui ... C'est vrai.</p> + +<p>—Pourquoi ça, indispensable?—demanda +Roland, habitué d'ailleurs à ne jamais comprendre +ce qu'on disait devant lui.</p> + +<p>—Parce que je lui ai promis d'y aller.</p> + +<p>—Ah! très bien. C'est différent, alors.</p> + +<p>Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la +mère et le fils montaient l'escalier pour prendre +leurs chapeaux.</p> + +<p>Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:</p> + +<p>—Veux-tu mon bras, maman?</p> + +<p>Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude +de marcher côte à côte. Elle accepta et +s'appuya sur lui.</p> + +<p>Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, +puis il lui dit:</p> + +<p>—Tu vois que Pierre consent parfaitement +à s'en aller.</p> + +<p>Elle murmura:</p> + +<p>—Le pauvre garçon!</p> + +<p>—Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera +pas malheureux du tout sur la <i>Lorraine</i>.</p> + +<p>—Non ... je sais bien, mais je pense à tant +de choses.</p> + +<p>Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant +du même pas que son fils, puis avec +cette voix bizarre qu'on prend par moments +pour conclure une longue et secrète pensée:</p> + +<p>—C'est vilain, la vie! Si on y trouve une +fois un peu de douceur, on est coupable de s'y +abandonner et on le paye bien cher plus tard.</p> + +<p>Il dit, très bas:</p> + +<p>—Ne parle plus de ça, maman.</p> + +<p>—Est-ce possible? j'y pense tout le temps.</p> + +<p>—Tu oublieras.</p> + +<p>Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:</p> + +<p>—Ah! comme j'aurais pu être heureuse en +épousant un autre homme!</p> + +<p>A présent, elle s'exaspérait contre Roland, +rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, +sur la pesanteur de son esprit et l'aspect +commun de sa personne toute la responsabilité +de sa faute et de son malheur. C'était +à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle +devait de l'avoir trompé, d'avoir désespéré un +de ses fils et fait à l'autre la plus douloureuse +confession dont pût saigner le coeur d'une +mère.</p> + +<p>Elle murmura: «C'est si affreux pour une +jeune fille d'épouser un mari comme le mien.» +Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont +il avait cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la +notion confuse qu'il portait depuis longtemps +de la médiocrité paternelle, l'ironie constante +de son frère, l'indifférence dédaigneuse des +autres et jusqu'au mépris de la bonne pour +Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu +terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins +d'être le fils d'un autre; et après la grande +secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas +eu le contre-coup de révolte, d'indignation et +de colère redouté par Mme Roland, c'est que +depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment +de se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.</p> + +<p>Ils étaient arrivés devant la maison de +Mme Rosémilly.</p> + +<p>Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, +le deuxième étage d'une grande construction +qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait +toute la rade du Havre.</p> + +<p>En apercevant Mme Roland qui entrait la première, +au lieu de lui tendre les mains comme +toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car +elle devinait l'intention de sa démarche.</p> + +<p>Le mobilier du salon, en velours frappé, +était toujours recouvert de housses. Les murs, +tapissés de papier à fleurs, portaient quatre +gravures achetées par le premier mari, le capitaine. +Elles représentaient des scènes maritimes +et sentimentales. On voyait sur la +première la femme d'un pêcheur agitant un +mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à +l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur +la seconde, la même femme, à genoux sur la +même côte, se tord les bras en regardant au +loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer +de vagues invraisemblables, la barque de l'époux +qui va sombrer.</p> + +<p>Les deux autres gravures représentaient des +scènes analogues dans une classe supérieure +de la société.</p> + +<p>Une jeune femme blonde rêve, accoudée +sur le bordage d'un grand paquebot qui s'en +va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil +mouillé de larmes et de regrets.</p> + +<p>Qui a-t-elle laissé derrière elle?</p> + +<p>Puis, la même jeune femme assise près +d'une fenêtre ouverte sur l'Océan est évanouie +dans un fauteuil. Une lettre vient de +tomber de ses genoux sur le tapis.</p> + +<p>Il est donc mort, quel désespoir!</p> + +<p>Les visiteurs, généralement, étaient émus +et séduits par la tristesse banale de ces sujets +transparents et poétiques. On comprenait tout +de suite, sans explication, et sans recherche, et +on plaignait les pauvres femmes, bien qu'on +ne sût pas au juste la nature du chagrin de la +plus distinguée. Mais ce doute même aidait à +la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé! +L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement +vers ces quatre sujets et retenu comme par +une fascination. Il ne s'en écartait que pour y +revenir toujours, et toujours contempler les +quatre expressions des deux femmes qui se +ressemblaient comme deux soeurs. Il se dégageait +surtout du dessin net, bien fini, soigné +distingué à la façon, d'une gravure de mode, +ainsi que du cadre bien luisant, une sensation +de propreté et de rectitude qu'accentuait encore +le reste de l'ameublement.</p> + +<p>Les sièges demeuraient rangés suivant un +ordre invariable, les uns contre la muraille, +les autres autour du guéridon. Les rideaux +blancs, immaculés, avaient des plis si droits et +si réguliers qu'on avait envie de les friper un +peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait +le globe où la pendule dorée, de style +Empire, une mappemonde portée par Atlas +agenouillé, semblait mûrir comme un melon +d'appartement.</p> + +<p>Les deux femmes en s'asseyant modifièrent +un peu la place normale de leurs chaises.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait +Mme Roland.</p> + +<p>—Non. Je vous avoue que je suis un peu +fatiguée.</p> + +<p>Et elle rappela, comme pour en remercier +Jean et sa mère, tout le plaisir qu'elle avait +pris à cette excursion et à cette pêche.</p> + +<p>—Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce +matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses. +Si vous voulez, nous recommencerons un jour +ou l'autre cette partie-là ...</p> + +<p>Le jeune homme l'interrompit:</p> + +<p>—Avant d'en commencer une seconde, si +nous terminions la première?</p> + +<p>—Comment ça? Mais il me semble qu'elle +est finie.</p> + +<p>—Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans +ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je +veux aussi rapporter chez moi.</p> + +<p>Elle prit un air naïf et malin:</p> + +<p>—Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous +avez trouvé?</p> + +<p>—Une femme! Et nous venons, maman et +moi, vous demander si elle n'a pas changé +d'avis ce matin.</p> + +<p>Elle se mit à sourire:</p> + +<p>—Non, Monsieur, je ne change jamais +d'avis, moi.</p> + +<p>Ce fut lui qui lui tendit alors sa main +toute grande, où elle fit tomber la sienne +d'un geste vif et résolu. Et il demanda:</p> + +<p>—Le plus tôt possible, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Quand vous voudrez.</p> + +<p>—Six semaines?</p> + +<p>—Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma +future belle-mère?</p> + +<p>Mme Roland répondit avec un sourire un peu +mélancolique:</p> + +<p>—Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie +seulement d'avoir bien voulu Jean, car +vous le rendrez très heureux.</p> + +<p>—On fera ce qu'on pourra, maman.</p> + +<p>Un peu attendrie, pour la première fois, +Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins +bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme +un enfant; et sous cette caresse nouvelle une +émotion puissante gonfla le coeur malade de +la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce +qu'elle éprouvait. C'était triste et doux en +même temps. Elle avait perdu un fils, un +grand fils, et on lui rendait à la place une fille, +une grande fille.</p> + +<p>Quand elles se retrouvèrent face à face, sur +leurs sièges, elles se prirent les mains, et restèrent +ainsi, se regardant et se souriant, tandis +que Jean semblait presque oublié d'elles.</p> + +<p>Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles +il fallait songer pour ce prochain mariage, +et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly +parut soudain se souvenir d'un détail +et demanda:</p> + +<p>—Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce +pas?</p> + +<p>La même rougeur couvrit soudain les joues +de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit:</p> + +<p>—Oh! non, c'est inutile!</p> + +<p>Puis elle hésita, sentant qu'une explication +était nécessaire, et elle reprit:</p> + +<p>—Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit +de lui annoncer ce que nous avons décidé.</p> + +<p>Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, +jugeant cela bien naturel, car le bonhomme +comptait si peu.</p> + +<p>Quand Mme Roland se retrouva dans la rue +avec son fils:</p> + +<p>—Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais +bien me reposer.</p> + +<p>Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant +l'épouvante de sa maison.</p> + +<p>Ils entrèrent chez Jean.</p> + +<p>Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière +elle, elle poussa un gros soupir comme si +cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au +lieu de se reposer, comme elle l'avait dit, elle +commença à ouvrir les armoires, à vérifier les +piles de linge, le nombre des mouchoirs et des +chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour +chercher des arrangements plus harmonieux, +qui plaisaient davantage à son oeil de ménagère; +et quand elle eut disposé les choses à +son gré, aligné les serviettes, les caleçons et +les chemises sur leurs tablettes spéciales, +divisé tout le linge en trois classes principales, +linge de corps, linge de maison et linge de +table, elle se recula pour contempler son +oeuvre, et elle dit:</p> + +<p>—Jean, viens donc voir comme c'est joli.</p> + +<p>Il se leva et admira pour lui faire plaisir.</p> + +<p>Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha +de son fauteuil à pas légers, par derrière, +et, lui enlaçant le cou de son bras droit, +elle l'embrassa en posant sur la cheminée un +petit objet enveloppé dans un papier blanc, +qu'elle tenait de l'autre main.</p> + +<p>Il demanda:</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est?</p> + +<p>Comme elle ne répondait pas, il comprit, en +reconnaissant la forme du cadre:</p> + +<p>—Donne! dit-il.</p> + +<p>Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna +vers ses armoires. Il se leva, prit vivement +cette relique douloureuse et, traversant +l'appartement, alla l'enfermer à double tour, +dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du +bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, +puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:</p> + +<p>—Maintenant, je vais voir si ta nouvelle +bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est +sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter +pour me rendre compte.</p><br><br> + + + + + +<h3>IX</h3> + + +<p>Les lettres de recommandation des professeurs +Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel, +écrites dans les termes les plus flatteurs +pour le Mme Pierre Roland, leur élève, avaient +été soumises par M. Marchand au conseil de +la Compagnie transatlantique, appuyées par +MM. Poulin, juge au tribunal de commerce, +Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au +maire du Havre, ami particulier du capitaine +Beausire.</p> + +<p>Il se trouvait que le médecin de la <i>Lorraine</i> +n'était pas encore désigné, et Pierre eut la +chance d'être nommé en quelques jours.</p> + +<p>Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par +la bonne Joséphine, un matin, comme il finissait +sa toilette.</p> + +<p>Sa première émotion fut celle du condamné +à mort à qui on annonce sa peine commuée; +et il sentit immédiatement sa souffrance +adoucie un peu par la pensée de ce départ +et de cette vie calme, toujours bercée par +l'eau qui roule, toujours errante, toujours +fuyante.</p> + +<p>Il vivait maintenant dans la maison paternelle +en étranger muet et réservé. Depuis le +soir où il avait laissé s'échapper devant son +frère l'infâme secret découvert par lui, il sentait +qu'il avait brisé les dernières attaches +avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir +dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, +malpropre, méchant, et cependant il était +soulagé d'avoir parlé.</p> + +<p>Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa +mère ou le regard de son frère. Leurs yeux +pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante +et des ruses d'ennemis qui redoutent de +se croiser. Toujours il se demandait: «Qu'a-t-elle +pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle +nié? Que croit mon frère? Que pense-t-il +d'elle, que pense-t-il de moi?» Il ne devinait +pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque +plus d'ailleurs, sauf devant Roland, afin +d'éviter ses questions.</p> + +<p>Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa +nomination, il la présenta, le jour même, à sa +famille. Son père, qui avait une grande tendance +à se réjouir de tout, battit des mains. +Jean répondit d'un ton sérieux, mais l'âme +pleine de joie:</p> + +<p>—Je te félicite de tout mon coeur, car je +sais qu'il y avait beaucoup de concurrents. +Tu dois cela certainement aux lettres de tes +professeurs.</p> + +<p>Et sa mère baissa la tête en murmurant:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse que tu aies réussi.</p> + +<p>Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la +Compagnie, afin de se renseigner sur mille +choses; et il demanda le nom du médecin de +la <i>Picardie</i> qui devait partir le lendemain, +pour s'informer près de lui de tous les détails +de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y +devait rencontrer.</p> + +<p>Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il +fut reçu dans une petite chambre de paquebot +par un jeune homme à barbe blonde qui ressemblait +à son frère. Ils causèrent longtemps.</p> + +<p>On entendait dans les profondeurs sonores +de l'immense bâtiment une grande agitation +confuse et continue, où la chute des marchandises +entassées dans les cales se mêlait aux +pas, aux voix, au mouvement des machines +chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres +et à la rumeur des chaînes traînées ou +enroulées sur les treuils par l'haleine rauque +de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps +entier du gros navire.</p> + +<p>Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue +et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle +s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme +ces brumes qui courent sur la mer, venues +du bout du monde et qui portent dans leur +épaisseur insaisissable quelque chose de +mystérieux et d'impur comme le souffle +pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.</p> + +<p>En ses heures de plus grande souffrance il ne +s'était jamais senti plongé ainsi dans un cloaque +de misère. C'est que la dernière déchirure était +faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de +son coeur les racines de toutes ses tendresses, il +n'avait pas éprouvé encore cette détresse de +chien perdu qui venait soudain de le saisir.</p> + +<p>Ce n'était plus une douleur morale et torturante, +mais l'affolement d'une bête sans abri, +une angoisse matérielle d'être errant qui n'a +plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage, +toutes les forces brutales du monde vont +assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, +en entrant dans cette chambrette balancée sur +les vagues, la chair de l'homme qui a toujours +dormi dans un lit immobile et tranquille s'était +révoltée contre l'insécurité de tous les lendemains +futurs. Jusqu'alors elle s'était sentie +protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé +dans la terre qui le tient, et par la certitude du +repos à la même place, sous le toit qui résiste +au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver +dans la chaleur du logis fermé deviendrait +un danger et une constante souffrance.</p> + +<p>Plus de sol sous les pas, mais la mer qui +roule, qui gronde et engloutit. Plus d'espace +autour de soi, pour se promener, courir, se +perdre par les chemins, mais quelques mètres +de planches pour marcher comme un condamné +au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, +de jardins, de rues, de maisons, rien que de +l'eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait +remuer ce navire sous ses pieds. Les jours +d'orage il faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher +aux portes, se cramponner aux bords +de la couchette étroite pour ne point rouler par +terre. Les jours de calme il entendrait la trépidation +ronflante de l'hélice et sentirait fuir +ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, +régulière, exaspérante.</p> + +<p>Et il se trouvait condamné à cette vie +de forçat vagabond, uniquement parce que +sa mère s'était livrée aux caresses d'un +homme.</p> + +<p>Il allait devant lui, défaillant à présent sous +la mélancolie désolée des gens qui vont s'expatrier.</p> + +<p>Il ne se sentait plus au coeur ce mépris +hautain, cette haine dédaigneuse pour les inconnus +qui passent, mais une triste envie de +leur parler, de leur dire qu'il allait quitter la +France, d'être écouté et consolé. C'était, au +fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui +va tendre la main, un besoin timide et fort de +sentir quelqu'un souffrir de son départ.</p> + +<p>Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais +l'aimait assez pour ressentir une vraie et +poignante émotion; et le docteur se décida +tout de suite à l'aller voir.</p> + +<p>Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, +qui pilait des poudres au fond d'un mortier +de marbre, eut un petit tressaillement et +quitta sa besogne:</p> + +<p>—On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il.</p> + +<p>Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à +entreprendre des démarches nombreuses, sans +en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:</p> + +<p>—Eh bien! les affaires vont-elles?</p> + +<p>Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence +était terrible, le malade rare et pauvre +dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait +vendre que des médicaments à bon marché; +et les médecins n'y ordonnaient point ces remèdes +rares et compliqués sur lesquels on +gagne cinq cents pour cent. Le bonhomme +conclut:</p> + +<p>—Si ça dure encore trois mois comme ça, +il faudra fermer boutique. Si je ne comptais +pas sur vous, mon bon docteur, je me serais +déjà mis à cirer des bottes.</p> + +<p>Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida +brusquement à porter le coup, puisqu'il +le fallait:</p> + +<p>—Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous +être d'aucun secours. Je quitte le Havre au +commencement du mois prochain.</p> + +<p>Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion +fut vive:</p> + +<p>—Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là ?</p> + +<p>—Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.</p> + +<p>Le vieux demeurait atterré, sentant crouler +son dernier espoir, et il se révolta soudain +contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il +aimait, en qui il avait eu tant de confiance, et +qui l'abandonnait ainsi.</p> + +<p>Il bredouilla:</p> + +<p>—Mais vous n'allez pas me trahir à votre +tour, vous?</p> + +<p>Pierre se sentait tellement attendri qu'il +avait envie de l'embrasser:</p> + +<p>—Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point +trouvé à me caser ici et je pars comme médecin +sur un paquebot transatlantique.</p> + +<p>—Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si +bien promis de m'aider à vivre!</p> + +<p>—Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. +Je n'ai pas un sou de fortune.</p> + +<p>Marowsko répétait:</p> + +<p>—C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. +Je n'ai plus qu'à mourir de faim, moi. À mon +âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un +pauvre vieux qui est venu pour vous suivre. +C'est mal.</p> + +<p>Pierre voulait s'expliquer, protester, donner +ses raisons, prouver qu'il n'avait pu faire autrement; +le Polonais n'écoutait point, révolté de +cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion +sans doute à des événements politiques:</p> + +<p>—Vous autres Français, vous ne tenez pas +vos promesses.</p> + +<p>Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et +le prenant d'un peu haut:</p> + +<p>—Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour +se décider à ce que j'ai fait, il faut de puissants +motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. +J'espère que je vous retrouverai plus +raisonnable.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>—Allons, pensait-il, personne n'aura pour +moi un regret sincère.</p> + +<p>Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il +connaissait, ou qu'il avait connus, et elle retrouva, +au milieu de tous les visages défilant +dans son souvenir, celui de la fille de brasserie +qui lui avait fait soupçonner sa mère.</p> + +<p>Il hésita, gardant contre elle une rancune +instinctive, puis soudain, se décidant, il pensa: +«Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta +pour retrouver sa rue.</p> + +<p>La brasserie était, par hasard, remplie de +monde et remplie aussi de fumée. Les consommateurs, +bourgeois et ouvriers, car c'était +un jour de fête, appelaient, riaient, criaient, +et le patron lui-même servait, courant de table +en table, emportant des bocks vides et les rapportant +pleins de mousse.</p> + +<p>Quand Pierre eut trouvé une place, non loin +du comptoir, il attendit, espérant que la bonne +le verrait et le reconnaîtrait.</p> + +<p>Mais elle passait et repassait devant lui, sans +un coup d'oeil, trottant menu sous ses jupes +avec un petit dandinement gentil.</p> + +<p>Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. +Elle accourut:</p> + +<p>—Que désirez-vous, Monsieur?</p> + +<p>Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans +le calcul des consommations servies.</p> + +<p>—Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit +bonjour à ses amis?</p> + +<p>Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix +pressée:</p> + +<p>—Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je +n'ai pas le temps aujourd'hui. C'est un bock +que vous voulez?</p> + +<p>—Oui, un bock.</p> + +<p>Quand elle l'apporta, il reprit:</p> + +<p>—Je viens te faire mes adieux. Je pars.</p> + +<p>Elle répondit avec indifférence:</p> + +<p>—Ah bah! Où allez-vous?</p> + +<p>—En Amérique.</p> + +<p>—On dit que c'est un beau pays.</p> + +<p>Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien +malavisé pour lui parler ce jour-là . Il y avait +trop de monde au café!</p> + +<p>Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant +sur la jetée il vit la <i>Perle</i> qui rentrait portant +son père et le capitaine Beausire. Le matelot +Papagris ramait; et les deux hommes, assis à +l'arrière, fumaient leur pipe avec un air de +parfait bonheur. Le docteur songea en les +voyant passer: «Bienheureux les simples +d'esprit.»</p> + +<p>Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames +pour tâcher de s'engourdir dans une somnolence +de brute.</p> + +<p>Quand il rentra, le soir, à la maison, sa +mère lui dit, sans oser lever les yeux sur +lui:</p> + +<p>—Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, +et je suis un peu embarrassée. Je t'ai commandé +tantôt ton linge de corps et j'ai passé +chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu +besoin de rien autre, de choses que je ne connais +pas, peut-être?</p> + +<p>Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de +rien.» Mais il songea qu'il lui fallait au moins +accepter de quoi se vêtir décemment, et ce +fut d'un ton très calme qu'il répondit:</p> + +<p>—Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai +à la Compagnie.</p> + +<p>Il s'informa, et on lui remit la liste des objets +indispensables. Sa mère, en la recevant +de ses mains, le regarda pour la première fois +depuis bien longtemps, et elle avait au fond +des yeux l'expression si humble, si douce, si +triste, si suppliante des pauvres chiens battus +qui demandent grâce.</p> + +<p>Le 1er octobre, la <i>Lorraine</i>, venant de Saint-Nazaire, +entra au port du Havre, pour en repartir +le 7 du même mois à destination de +New-York; et Pierre Roland dut prendre possession +de la petite cabine flottante où serait +désormais emprisonnée sa vie.</p> + +<p>Le lendemain, comme il sortait, il rencontra +dans l'escalier sa mère qui l'attendait et +qui murmura d'une voix à peine intelligible.</p> + +<p>—Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer +sur ce bateau?</p> + +<p>—Non, merci, tout est fini.</p> + +<p>Elle murmura:</p> + +<p>—Je désire tant voir ta chambrette.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine. C'est très laid et +très petit.</p> + +<p>Il passa, la laissant atterrée, appuyée au +mur, et la face blême.</p> + +<p>Or Roland, qui visita la <i>Lorraine</i> ce jour-là +même, ne parla pendant le dîner que de ce +magnifique navire et s'étonna beaucoup que +sa femme n'eût aucune envie de le connaître +puisque leur fils allait s'embarquer dessus.</p> + +<p>Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant +les jours qui suivirent. Il était nerveux, +irritable, dur, et sa parole brutale semblait +fouetter tout le monde. Mais la veille de son +départ il parut soudain très changé, très +adouci. Il demanda, au moment d'embrasser +ses parents avant d'aller coucher à bord pour +la première fois:</p> + +<p>—Vous viendrez me dire adieu, demain +sur le bateau?</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, +Louise?</p> + +<p>—Mais certainement, dit-elle tout bas.</p> + +<p>Pierre reprit:</p> + +<p>—Nous partons à onze heures juste. Il faut +être là -bas à neuf heures et demie au plus +tard.</p> + +<p>—Tiens! s'écria son père, une idée. En te +quittant nous courrons bien vite nous embarquer +sur la <i>Perle</i> afin de t'attendre hors des +jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce +pas, Louise?</p> + +<p>—Oui, certainement.</p> + +<p>Roland reprit:</p> + +<p>—De cette façon, tu ne nous confondras pas +avec la foule qui encombre le môle quand +partent les transatlantiques. On ne peut jamais +reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?</p> + +<p>—Mais oui, ça me va. C'est entendu.</p> + +<p>Une heure plus tard il était étendu dans son +petit lit marin, étroit et long comme un cercueil. +Il y resta longtemps, les yeux ouverts, +songeant à tout ce qui s'était passé depuis deux +mois dans sa vie, et surtout dans son âme. À +force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, +sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, +comme une lame émoussée. Il n'avait +presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un +et de quoi que ce fût, et il laissait aller +sa révolte à vau-l'eau à la façon de son existence. +Il se sentait tellement las de lutter, las +de frapper, las de détester, las de tout, qu'il +n'en pouvait plus et tâchait d'engourdir son +coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le +sommeil. Il entendait vaguement autour de +lui les bruits nouveaux du navire, bruits légers, +à peine perceptibles en cette nuit calme du +port; et de sa blessure jusque-là si cruelle il +ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureux +des plaies qui se cicatrisent.</p> + +<p>Il avait dormi profondément quand le mouvement +des matelots le tira de son repos. Il +faisait jour, le train de marée arrivait au quai +amenant les voyageurs de Paris.</p> + +<p>Alors il erra sur le navire au milieu de ces +gens affairés, inquiets, cherchant leurs cabines, +s'appelant, se questionnant et se répondant au +hasard, dans l'effarement du voyage commencé. +Après qu'il eut salué le capitaine et +serré la main de son compagnon le commissaire +du bord, il entra dans le salon où quelques +Anglais sommeillaient déjà dans les coins. La +grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés +de filets d'or prolongeait indéfiniment +dans les glaces la perspective de ses longues +tables flanquées de deux lignes illimitées de +sièges tournants, en velours grenat. C'était +bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où +devaient manger en commun les gens riches +de tous les continents. Son luxe opulent était +celui des grands hôtels, des théâtres, des lieux +publics, le luxe imposant et banal qui satisfait +l'oeil des millionnaires. Le docteur allait passer +dans la partie du navire réservée à la seconde +classe, quand il se souvint qu'on avait +embarqué la veille au soir un grand troupeau +d'émigrants, et il descendit dans l'entrepont. +En y pénétrant, il fut saisi par une odeur +nauséabonde d'humanité pauvre et malpropre, +puanteur de chair nue plus écoeurante que +celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, +dans une sorte de souterrain obscur et bas, +pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut +des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants +étendus sur des planches superposées ou +grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait +point les visages mais voyait vaguement cette +foule sordide en haillons, cette foule de misérables +vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant +avec une femme maigre et des enfants +exténués pour une terre inconnue, où ils espéraient +ne point mourir de faim, peut-être.</p> + +<p>Et songeant au travail passé, au travail +perdu, aux efforts stériles, à la lutte acharnée, +reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée +par ces gueux, qui allaient recommencer +encore, sans savoir où, cette existence +d'abominable misère, le docteur eut envie de +leur crier: «Mais foutez-vous donc à l'eau +avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur +fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, +ne pouvant supporter leur vue.</p> + +<p>Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly +l'attendaient déjà dans sa cabine.</p> + +<p>—Si tôt, dit-il.</p> + +<p>—Oui, répondit Mme Roland d'une voix +tremblante, nous voulions avoir le temps de +te voir un peu.</p> + +<p>Il la regarda. Elle était en noir, comme si +elle eût porté un deuil, et il s'aperçut brusquement +que ses cheveux, encore gris le mois dernier, +devenaient tout blancs à présent.</p> + +<p>Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre +personnes dans sa petite demeure, et il sauta +sur son lit. Par la porte restée ouverte on +voyait passer une foule nombreuse comme +celle d'une rue un jour de fête, car tous les +amis des embarqués et une armée de simples +curieux avaient envahi l'immense paquebot. +On se promenait dans les couloirs, dans les +salons, partout, et des têtes s'avançaient +jusque dans la chambre tandis que des voix +murmuraient au dehors: «C'est l'appartement +du docteur.»</p> + +<p>Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il +se sentit enfermé avec les siens, il eut envie de +la rouvrir, car l'agitation du navire trompait +leur gêne et leur silence.</p> + +<p>Mme Rosémilly voulut enfin parler:</p> + +<p>—Il vient bien peu d'air par ces petites +fenêtres, dit-elle.</p> + +<p>—C'est un hublot, répondit Pierre.</p> + +<p>Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre +capable de résister aux chocs les plus violents, +puis il expliqua longuement le système +de fermeture. Roland à son tour demanda:</p> + +<p>—Tu as ici même la pharmacie?</p> + +<p>Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une +bibliothèque de fioles qui portaient des noms +latins sur des carrés de papier blanc.</p> + +<p>Il en prit une pour énumérer les propriétés +de la matière qu'elle contenait, puis une seconde, +puis une troisième, et il fit un vrai +cours de thérapeutique qu'on semblait écouter +avec grande attention.</p> + +<p>Roland répétait en remuant la tête:</p> + +<p>—Est-ce intéressant cela!</p> + +<p>On frappa doucement contre la porte.</p> + +<p>—Entrez! cria Pierre.</p> + +<p>Et le capitaine Beausire parut.</p> + +<p>Il dit, en tendant la main:</p> + +<p>—Je viens tard parce que je n'ai pas voulu +gêner vos épanchements.</p> + +<p>Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence +recommença.</p> + +<p>Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. +Des commandements lui parvenaient à travers +la cloison, et il annonça:</p> + +<p>—Il est temps de nous en aller si nous voulons +embarquer dans la <i>Perle</i> pour vous voir +encore à la sortie, et vous dire adieu en pleine +mer.</p> + +<p>Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner +les voyageurs de la <i>Lorraine</i> sans +doute, et il se leva avec empressement:</p> + +<p>—Allons, adieu, mon garçon.</p> + +<p>Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit +la porte.</p> + +<p>Mme Roland ne bougeait point et demeurait +les yeux baissés, très pâle.</p> + +<p>Sou mari lui toucha le bras:</p> + +<p>—Allons, dépêchons-nous, nous n'avons +pas une minute à perdre.</p> + +<p>Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui +tendit, l'une après l'autre, deux joues de cire +blanche, qu'il baisa sans dire un mot. Puis il +serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son +frère en lui demandant:</p> + +<p>—À quand ton mariage?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore au juste. Nous le +ferons coïncider avec un de tes voyages.</p> + +<p>Tout le monde enfin sortit de la chambre et +remonta sur le pont encombré de public, de +porteurs de paquets et de marins.</p> + +<p>La vapeur ronflait dans le ventre énorme du +navire qui semblait frémir d'impatience.</p> + +<p>—Adieu, dit Roland toujours pressé.</p> + +<p>—Adieu, répondit Pierre debout au bord +d'un des petits ponts de bois qui faisaient communiquer +la <i>Lorraine</i> avec le quai.</p> + +<p>Il serra de nouveau toutes les mains et sa +famille s'éloigna.</p> + +<p>—Vite, vite, en voiture! criait le père.</p> + +<p>Un fiacre les attendait qui les conduisit à +l'avant-port où Papagris tenait la <i>Perle</i> toute +prête à prendre le large.</p> + +<p>Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de +ces jours secs et calmes d'automne, où la mer +polie semble froide et dure comme de l'acier.</p> + +<p>Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre +et ils se mirent à ramer. Sur le brise-lames, +sur les jetées, jusque sur les parapets de granit, +une foule innombrable, remuante et bruyante, +attendait la <i>Lorraine</i>.</p> + +<p>La <i>Perle</i> passa entre ces deux vagues humaines +et fut bientôt hors du môle.</p> + +<p>Le capitaine Beausire, assis entre les deux +femmes, tenait la barre et il disait:</p> + +<p>—Vous allez voir que nous nous trouverons +juste sur sa route, mais là , juste.</p> + +<p>Et les deux rameurs tiraient de toute leur +force pour aller le plus loin possible. Tout à +coup Roland s'écria:</p> + +<p>—La voilà . J'aperçois sa mâture et ses +deux cheminées. Elle sort du bassin.</p> + +<p>—Hardi! les enfants, répétait Beausire.</p> + +<p>Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche +et le posa sur ses yeux.</p> + +<p>Roland était debout, cramponné au mât; il +annonçait:</p> + +<p>—En ce moment elle évolue dans l'avant-port... +Elle ne bouge plus... Elle se remet en +mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... +Elle marche... bravo!... Elle s'engage +dans les jetées!... Entendez-vous la foule qui +crie... bravo!... c'est le <i>Neptune</i> qui la tire... +je vois son avant maintenant... la voilà , la +voilà ... Nom de Dieu, quel bateau! Nom de +Dieu! regardez donc!...</p> + +<p>Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; +les deux hommes cessèrent de ramer; seule +Mme Roland ne remua point.</p> + +<p>L'immense paquebot, traîné par un puissant +remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une +chenille, sortait lentement et royalement du +port. Et le peuple havrais massé sur les môles, +sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain +par un élan patriotique se mit à crier: «Vive +la <i>Lorraine</i>!» acclamant et applaudissant ce +départ magnifique, cet enfantement d'une +grande ville maritime qui donnait à la mer sa +plus belle fille.</p> + +<p>Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit +passage enfermé entre deux murs de granit, +se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, +et elle partit toute seule comme un +énorme monstre courant sur l'eau.</p> + +<p>—La voilà ... la voilà !... criait toujours +Roland. Elle vient droit, sur nous.</p> + +<p>Et Beausire, radieux, répétait:</p> + +<p>—Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? +Est-ce que je connais leur route?</p> + +<p>Jean, tout bas, dit à sa mère:</p> + +<p>—Regarde, maman, elle approche.</p> + +<p>Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés +par les larmes.</p> + +<p>La <i>Lorraine</i> arrivait, lancée à toute vitesse +dès sa sortie du port, par ce beau temps clair, +calme. Beausire, la lunette braquée, annonça:</p> + +<p>—Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout +seul, bien en vue. Attention!</p> + +<p>Haut comme une montagne et rapide comme +un train, le navire, maintenant, passait presque +à toucher la <i>Perle</i>.</p> + +<p>Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les +bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, +coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à +deux mains des baisers d'adieu.</p> + +<p>Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, +devenu déjà tout petit, effacé comme une +tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. +Elle s'efforçait de le reconnaître encore +et ne le distinguait plus.</p> + +<p>Jean lui avait pris la main:</p> + +<p>—Tu as vu? dit-il.</p> + +<p>—Oui, j'ai vu. Comme il est bon!</p> + +<p>Et on retourna vers la ville.</p> + +<p>—Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec +une conviction enthousiaste.</p> + +<p>Le paquebot, en effet, diminuait de seconde +en seconde comme s'il eût fondu dans l'Océan. +Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer +à l'horizon vers une terre inconnue, à +l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien +ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait +plus tout à l'heure, était son fils, +son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié +de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait +aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore +qu'elle ne reverrait jamais plus son +enfant.</p> + +<p>—Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, +puisqu'il sera de retour avant un mois?</p> + +<p>Elle balbutia:</p> + +<p>—Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai +mal.</p> + +<p>Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire +les quitta tout de suite pour aller déjeuner +chez un ami. Alors Jean partit en avant +avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa +femme:</p> + +<p>—Il a une belle tournure, tout de même, +notre Jean.</p> + +<p>—Oui, répondit la mère.</p> + +<p>Et comme elle avait l'âme trop troublée +pour songer à ce qu'elle disait, elle ajouta:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse qu'il épouse +Mme Rosémilly.</p> + +<p>Le bonhomme fut stupéfait:</p> + +<p>—Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Mais oui. Nous comptions te demander +ton avis aujourd'hui même.</p> + +<p>—Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il +est question de cette affaire-là ?</p> + +<p>—Oh! non. Depuis quelques jours seulement. +Jean voulait être sûr d'être agréé par +elle avant de te consulter.</p> + +<p>Roland se frottait les mains:</p> + +<p>—Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je +l'approuve absolument.</p> + +<p>Comme ils allaient quitter le quai et prendre +le boulevard François Ier, sa femme se retourna +encore une fois pour jeter un dernier regard +sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien +qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère +qu'elle avait l'air d'un peu de brume.</p> + +<h2>FIN</h2> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Pierre et Jean + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: February 17, 2004 [EBook #11131] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +PIERRE & JEAN + +GUY DE MAUPASSANT + + + + +«LE ROMAN» + + +Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. +Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre +entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que +j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_. + +Je veux m'occuper du Roman en général. + +Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes +critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau. + +Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous +les mêmes plumes: + +--Le plus grand défaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman +à proprement parler. + +On pourrait répondre par le même argument. + +--Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me juger, +c'est qu'il n'est pas un critique. + +Quels sont en effet les caractères essentiels du critique? + +Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées +d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne, +distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les +tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d'art les +plus diverses. + +Or, le critique qui, après _Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don +Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinités électives, +Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, les Trois +Mousquetaires, Mauprat, le Père Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le +Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô, +Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho_, etc., ose +encore écrire: «Ceci est un roman et cela n'en est pas un», me paraît +doué d'une perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence. + +Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins +vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en trois +actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le +troisième le dénouement. + +Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu'on +acceptera également toutes les autres. + +Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une +histoire écrite devrait porter un autre nom? + +Si _Don Quichotte_ est un roman, le _Rouge et le Noir_ en +est-il un autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_ +en est-il un? Peut-on établir une comparaison entre les _Affinités +électives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas, +_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet +et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman? +Quelles sont ces fameuses règles? D'où viennent-elles? Qui les a +établies? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels +raisonnements? + +Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine, +indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un +autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans +être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils +rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvres +conçues et exécutées en dehors de leur esthétique. + +Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui +ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible +les jeunes gens à tenter des voies nouvelles. + +Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec +persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, +c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception +personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une +manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le +critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait +d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables +de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste +apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument +ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences, +sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la +valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, +ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour +qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme +homme et qu'il doit comprendre comme juge. + +Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où +il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils +nous complimentent sans réserve et sans mesure. + +Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la +tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son +goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de +_bien écrit_, l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination +idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive. + +En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient: + +--Consolez-moi. + +--Amusez-moi. + +--Attristez-moi. + +--Attendrissez-moi. + +--Faites-moi rêver. + +--Faites-moi rire. + +--Faites-moi frémir. + +--Faites-moi pleurer. + +--Faites-moi penser. + +Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste: + +--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le +mieux, suivant votre tempérament. + +L'artiste essaie, réussit ou échoue. + +Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de +l'effort; et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances. + +Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter. + +Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision +déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de +la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous +montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. + +Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes +et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de +leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idées générales +d'où elles sont nées. + +Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique ou une +oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament, +récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et +de l'intelligence que la nature lui a donnés. + +Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, +gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle ou +telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre. + +Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui +plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour +juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal, +pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, +montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son +livre. + +Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des +procédés de composition absolument opposés. + +Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante, +pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans +souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, +les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou +l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons +ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont +disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui +est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités +éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si +complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que +deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants. + +Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte +delà vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui +paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une +histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à +penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force +d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et +les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte +de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision +personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant +dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le +spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une +scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une +manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit +impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses +intentions. + +Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre +intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages +à une certaine période de leur existence et les conduira, par des +transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de +cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence +des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les +sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait, +comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les +intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les +intérêts politiques. + +L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans +le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante, +mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se +dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents +pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous +les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien +caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements +innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre +en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés +inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre +sa portée, sa valeur d'ensemble. + +On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de +l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques, +et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque +invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la +ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue. + +En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de +la vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui +écrit l'histoire du coeur, de l'âme et de l'intelligence à l'état +normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion de +la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en +veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce qu'est véritablement +l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits +d'une vérité irrécusable et constante. + +Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on +doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée +par ces mots: «Rien que la vérité et toute la vérité.» + +Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits +constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au +profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car: + +Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. + +Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la +photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus +complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même. + +Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume +au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents +insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose +donc,--ce qui estime première atteinte à la théorie de toute la vérité. + +La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus +imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, +sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, +illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre +_faits divers_. + +Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans +cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails +caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout +l'à-côté. + +Un exemple entre mille: + +Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable +sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d'un +personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au +milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident? + +La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les +traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions +et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, +à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les +événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief +qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation +profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer. + +Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant +la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans +le pêle-mêle de leur succession. + +J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des +Illusionnistes. + +Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous +portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, +nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de +vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent +les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, +analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre +race. + +Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion +poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant +sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire +fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et +dont il peut disposer. + +Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui +est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion +de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux qui +imposent à l'humanité leur illusion particulière. + +Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est +simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse. + +Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une +à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman +d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse +demandent que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions +d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent +nos actions, en n'accordant au fait lui-même qu'une importance très +secondaire. Il est le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du +roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces oeuvres précises et +rêvées où l'imagination se confond avec l'observation, à la manière d'un +philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les +prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous +les vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme agissant sous +l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts. + +Les partisans de l'objectivité, (quel vilain mot!) prétendant, au +contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la +vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation +sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les +personnages et les événements. + +Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est +cachée en réalité sous les faits dans l'existence. + +Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans +le récit, de la couleur, de la vie remuante. + +Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage, +les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état +d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation +déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à +l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient +le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses +volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie +au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme +l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui +fait notre portrait ne montre pas notre squelette. + +Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en +sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous +voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels +ils obéissent. + +Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les +hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour +prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si +nous pouvons dire avec précision: «Tel homme de tel tempérament, dans +tel cas, fera ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer, +une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la +nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne +sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa +nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents +des nôtres. + +Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant +uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter +assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant, +sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les +vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les +plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien +prévoir et raconter tous les actes de sa vie. + +En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se +substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il +les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont +les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous +imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en +nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous +entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le +secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les +transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons +dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous +montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un +honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou +d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi +le problème: «Si _j'_étais roi, assassin, voleur, courtisane, +religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que +_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce +que _j'_agirais?» Nous ne diversifions donc nos personnages +qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les +circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entouré +d'une barrière d'organes infranchissable. + +L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce _moi_ par le +lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher. + +Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse +psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des +oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail. + +Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur rêve d'artistes +est respectable; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu'ils +savent et qu'ils proclament l'extrême difficulté de l'art. + +Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou +bien sot, pour écrire encore aujourd'hui! Après tant de maîtres aux +natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire qui +n'ait été fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? Qui peut se +vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve +déjà, à peu près pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous, +si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne +l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais +une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons eu, +au moins, le confus pressentiment? + +L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà +connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des +oeuvres destinées à la foule ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur +qui pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien +ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui tout +semble défloré déjà, à qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un +travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire une +chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques +pages des plus grands maîtres. + +Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir +jusqu'au coeur comme une révélation surprenante; mais les vers suivants +ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à +toutes les proses. + +Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces +tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice irrésistible. +Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres qui sommes +simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons +lutter contre l'invincible découragement que par la continuité de +l'effort. + +Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné +cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert. + +Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, résumés en +peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins +confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on débute dans +les lettres. + +Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime, deux ans +environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me répéter que +cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d'un artiste, +s'ils sont irréprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de +l'originalité d'un homme même de second ordre, me fît comprendre que le +travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un jour +de lucidité, de puissance et d'entraînement, par la rencontre heureuse +d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, +amener cette éclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que +nous la pouvons produire. + +Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont presque +jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette +chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des +matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes nos +facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste. + +Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour +moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté et me +répondit: «Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez +apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci, +jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est +qu'une longue patience. Travaillez.» + +Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui +plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant, son disciple. + +Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des +nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté. Le +maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait +ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes +qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. «Si on a une +originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n'en a pas, +il faut en acquérir une.» + +--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce +qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en +découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans +tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de +nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce +que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. +Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, +demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils ne +ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu. + +C'est de cette façon qu'on devient original. + +Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde +entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez +absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases, +un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le +distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même +race ou de même espèce. + +«Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, +devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, +montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence +physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur +nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre +épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul +mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres +qui le suivent et le précèdent.» + +J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands +rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle +que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, +qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut +donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et +cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir +recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de langage +pour éviter la difficulté. + +On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant +ce vers de Boileau: + +D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir. + +Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et +chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste, +pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec +une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot +suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et +d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases +différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines +de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes +excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares. + +Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de +lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de +sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer +des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux +livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la +signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts. + +La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains +maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a +jeté dans ce courant limpide, ses modes, ses archaïsmes prétentieux et +ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de +ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire, +logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou +corrompre. + +Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux +termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la +_propreté_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la +simplicité de leurs confrères! Elles frapperont peut-être les confrères +qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a +pas. + + +GUY DE MAUPASSANT. + +La Guillette, Étretat, septembre 1887. + + + + + + + + +PIERRE ET JEAN + + + +I + + +--Zut! s'écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d'heure +demeurait immobile, les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par moments, +d'un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer. + +Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly +invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers +son mari: + +--Eh bien!... eh bien!... Gérôme! + +Le bonhomme furieux répondit: + +--Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait +jamais pêcher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours +trop tard. + +Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un à bâbord, l'autre à +tribord, chacun une ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en même +temps et Jean répondit: + +---Tu n'es pas galant pour notre invitée, papa. + +M. Roland fut confus et s'excusa: + +--Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J'invite +des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, dès que je +sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson. + +Mme Roland s'était tout à fait réveillée et regardait d'un air attendri +le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura: + +--Vous avez cependant fait une belle pêche. + +Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup +d'oeil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois +hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'écailles +gluantes et de nageoires soulevées, d'efforts impuissants et mous, et de +bâillements dans l'air mortel. + +Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler +jusqu'au bord le flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, et +leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps, +une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille. + +Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des rosés, et déclara: + +--Cristi! ils sont frais, ceux-là! + +Puis il continua: + +--Combien en as-tu pris, toi, docteur? + +Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés +comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit: + +--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre. + +Le père se tourna vers le cadet: + +--Et toi, Jean? + +Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son +frère, sourit et murmura: + +--A peu près comme Pierre, quatre ou cinq. + +Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père +Roland. + +Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il +annonça: + +--Je n'essayerai plus jamais de pêcher l'après-midi. Une fois dix heures +passées, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au +soleil. + +Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de +propriétaire. + +C'était un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodéré de la +navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu'il eut assez +d'aisance pour vivre modestement de ses rentes. + +Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. +Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer leurs +études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de +leur père. + +A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé que Jean, +s'étant senti successivement de la vocation pour des professions +variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, +et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de nouvelles +espérances. + +En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et il s'était mis au travail +avec tant d'ardeur, qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez +courtes études et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il était +exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées +philosophiques. + +Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère +était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait +tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplôme de licencié en +même temps que Pierre obtenait celui de docteur. + +Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous +les deux formaient le projet de s'établir au Havre s'ils parvenaient à +le faire dans des conditions satisfaisantes. + +Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent +presque invisibles entre frères ou entre soeurs jusqu'à la maturité et +qui éclatent à l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un, +les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié. Certes +ils s'aimaient, mais ils s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la +naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée +cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et +de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux. + +Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de +caractère égal; et Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre vanter +sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait être de la +mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. +Ses parents, gens placides, qui rêvaient pour leurs fils des situations +honorables et médiocres, lui reprochaient ses indécisions, ses +enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants vers +des idées généreuses et vers des professions décoratives. + +Depuis qu'il était homme, on ne lui disait plus: «Regarde Jean et +imite-le!» mais chaque fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait ceci, +Jean a fait cela,» il comprenait bien le sens et l'allusion cachés sous +ces paroles. + +Leur mère, une femme d'ordre, une économe bourgeoise un peu +sentimentale, douée d'une âme tendre de caissière, apaisait sans cesse +les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grands fils, de +tous les menus faits de la vie commune. Un léger événement, d'ailleurs, +troublait en ce moment sa quiétude, et elle craignait une complication, +car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses +enfants achevaient l'un et l'autre leurs éludes spéciales, d'une +voisine, Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort à la +mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois +ans, une maîtresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme +un animal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous les +événements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, étroit et +bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie +et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une +tasse de thé. + +Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, +interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait +de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme +raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort. + +Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans +la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser, moins par désir de +lui plaire que par envie de se supplanter. + +Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu'un des deux +triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle aurait aussi +bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin. + +Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux +follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne, hardi, +batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son +esprit. + +Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par une similitude de +nature. Cette préférence d'ailleurs ne se montrait que par une presque +insensible différence dans la voix et le regard, et en ceci encore +qu'elle prenait quelquefois son avis. + +Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne +propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement être +différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de ses idées +politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par +moments: «Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un regard froid de +magistrat qui instruit le procès des femmes, de toutes les femmes, ces +pauvres êtres! + +Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l'avait invitée à +ses parties de pêche où il n'emmenait jamais non plus sa femme, car +il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un +long-courrier retraité, rencontré aux heures de marée sur le port et +devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, +chargé delà garde du bateau. + +Or, un soir de la semaine précédente, comme Mme Rosémilly qui avait +dîné chez lui disait: «Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien +bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi de l'envie de la +communiquer, de faire des croyants à la façon des prêtres, s'écria: + +--Voulez-vous y venir? + +--Mais oui. + +--Mardi prochain? + +--Oui, mardi prochain. + +--Êtes-vous femme à partir à cinq heures du matin? + +Elle poussa un cri de stupeur: + +--Ah! mais non, par exemple. + +Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation. + +Il demanda cependant: + +--A quelle heure pourriez-vous partir? + +--Mais ... à neuf heures! + +--Pas avant? + +--Non, pas avant, c'est déjà très tôt! + +Le bonhomme hésitait. Assurément on ne prendrait rien, car si le soleil +chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux frères s'étaient +empressés d'arranger la partie, de tout organiser et de tout régler +séance tenante. + +Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait été jeter l'ancre sous les +rochers blancs du cap de la Hève; et on avait péché jusqu'à midi, +puis sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, et le père Roland, +comprenant un peu tard que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait +en vérité que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne +tressaillaient plus, avait jeté, dans un mouvement d'impatience +irraisonnée, un _zut_ énergique qui s'adressait autant à la veuve +indifférente qu'aux bêtes insaisissables. Maintenant il regardait le +poisson capturé, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il +leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait: + +--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu? + +Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, accrochèrent dans les +bouchons de liège les hameçons nettoyés et attendirent. + +Roland s'était levé pour interroger l'horizon à la façon d'un capitaine: + +--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars! + +Et soudain, le bras allongé vers le nord, il ajouta: + +--Tiens, tiens, le bateau de Southampton. + +Sur la mer plate, tendue comme une étoffe bleue, immense, luisante, aux +reflets d'or et de feu, s'élevait là-bas, dans la direction indiquée, un +nuage noirâtre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire +qui semblait tout petit de si loin. + +Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, nombreuses, venant toutes +vers la jetée du Havre dont on distinguait à peine la ligne blanche et +le phare, droit comme une corne sur le bout. + +Roland demanda: + +--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_? + +Jean répondit: + +--Oui, papa. + +--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, là-bas. + +Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le +point, et soudain, ravi d'avoir vu: + +--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminées. Voulez-vous +regarder, madame Rosémilly? + +Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans +parvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle ne distinguait +rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout +rond, et puis des choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui +faisaient tourner le coeur. + +Elle dit en rendant la longue-vue: + +--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-là. Ça +mettait même en colère mon mari qui restait des heures à la fenêtre à +regarder passer les navires. + +Le père Roland, vexé, reprit: + +--Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, car ma lunette est +excellente. + +Puis il l'offrit à sa femme: + +--Veux-tu voir? + +--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas. + +Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas, +semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette +fin de jour. + +Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir. Elle avait un +air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait à voir. +Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce +qui ne l'empêchait point de goûter le charme du rêve. Elle aimait les +lectures, les romans et les poésies, non pour leur valeur d'art, mais +pour la songerie mélancolique et tendre qu'ils éveillaient en elle. Un +vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, +comme elle disait, lui donnait la sensation d'un désir mystérieux +presque réalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères qui +troublaient un peu son âme bien tenue comme un livre de comptes. + +Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assez visible +qui alourdissait sa taille autrefois très souple et très mince. + +Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans être méchant, la +rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotes en +boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant tout étranger il +se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs +terribles, bien qu'il eût peur de tout le monde. Elle, par horreur du +bruit, des scènes, des explications inutiles, cédait toujours et ne +demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps, +prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie +cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau. + +Depuis le départ elle s'abandonnait tout entière, tout son esprit et +toute sa chair, à ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point, +elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espérances, il lui +semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de +moelleux, de fluide, de délicieux, qui la berçait et l'engourdissait. + +Quand le père commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!» elle +sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs jaquettes et +relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise. + +Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord, +Jean l'aviron de bâbord, et ils attendirent que le patron criât: «Avant +partout!» car il tenait à ce que les manoeuvres fussent exécutées +régulièrement. + +Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se +couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte +commença pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout +doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de mâles des deux +frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre +l'autre. + +Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi +sans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en +surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou +d'un mot: «Jean, mollis.»--«A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: +«Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras.» +Celui qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait +moins ardent, et le bateau se redressait. + +Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre +étaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et +blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles qui roulait sous la +peau. + +Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les +jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier +dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en +venait vers la côte. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser +tout le banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait à commander: +«Doucement, le _un_--souque le _deux_.» Le _un_ redoublait de rage +et le _deux_ ne pouvait répondre à cette nage désordonnée. + +Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se levèrent ensemble, +et Jean, sur l'ordre de son père, tira seul quelques instants. Mais à +partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'échauffait, +tandis que Pierre, essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, +faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le père Roland fit +stopper pour permettre à l'aîné de reprendre haleine et de redresser la +barque dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pâles, +humilié et rageur, balbutiait: + +--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'étais très +bien parti, et cela m'a coupé les bras. + +Jean demandait: + +--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple? + +--Non, merci, cela passera. + +La mère ennuyée disait: + +--Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans un état +pareil, tu n'es pourtant pas un enfant. + +Il haussait les épaules et recommençait à ramer. + +Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. +Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait en arrière +un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins +cheveux. + +Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous +rattrape.» Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminées +inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues, +le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, chargé de passagers et +d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui +retombait en écume, lui donnaient un air de hâte, un air de courrier +pressé; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames +minces et transparentes qui glissaient le long des bords. + +Quand il fut tout près de la _Perle_, le père Roland leva son +chapeau, les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine +d'ombrelles répondirent à ces saluts en se balançant vivement sur le +paquebot qui s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface paisible +et luisante de la mer, quelques lentes ondulations. + +Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi de fumée, accourant de tous +les points de l'horizon vers la jetée courte et blanche qui les avalait +comme une bouche, l'un après l'autre. Et les barques de pêche et les +grands voiliers aux mâtures légères glissant sur le ciel, traînés par +d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers +cet ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait +vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de +goélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les steamers +hâtifs s'enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat de l'Océan, +tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par les mouches qui les +avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande +hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait +rouge au soleil couchant. + +Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura: + +--Dieu! que c'est beau, cette mer! + +Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, qui n'avait cependant +rien de triste: + +--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois. + +Roland s'écria: + +--Tenez, voici la _Normandie_ qui se présente à l'entrée. Est-elle +grande, hein? + +Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, de l'autre côté de +l'embouchure de la Seine--vingt kilomètres, cette embouchure--disait-il. +Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière +de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse +jusqu'à Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la +Seine, qui se déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes +de Quilleboeuf eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours +du chenal. Il fit remarquer comment le Havre séparait la basse de +la haute Normandie. En basse Normandie, la côte plate descendait en +pâturages, en prairies et en champs jusqu'à la mer. Le rivage de +la haute Normandie, au contraire, était droit, une grande falaise, +découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu'à Dunkerque une immense +muraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un village ou un +port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, Le Tréport, Dieppe, etc. + +Les deux femmes ne l'écoutaient point, engourdies par le bien-être, +émues par la vue de cet Océan couvert de navires qui couraient comme des +bêtes autour de leur tanière; et elles se taisaient, un peu écrasées par +ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de +soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il était +de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent +parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est +irritant comme une grossièreté. + +Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en +allait vers le port, toute petite à côté des gros navires. + +Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la +main des dames pour les faire descendre; et on pénétra dans la ville. +Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetées +à l'heure de la pleine mer, rentrait aussi. + +Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En +montant la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant un magasin de +modes ou d'orfèvrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis +elles repartaient après avoir échangé leurs idées. + +Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque +jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolongé par d'autres +bassins, où les grosses coques, ventre à ventre, se touchaient sur +quatre ou cinq rangs. Tous les mâts innombrables; sur une étendue de +plusieurs kilomètres de quais, tous les mâts avec les vergues, les +flèches, les cordages, donnaient à cette ouverture au milieu de la ville +l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles, +les goélands tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme une pierre qui +tombe, tous les débris jetés à l'eau; et un mousse, qui rattachait une +poulie à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là pour chercher des +nids. + +--Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin de finir +ensemble la journée? demanda Mme Roland à Mme Rosémilly. + +--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans cérémonie. Ce serait +triste de rentrer toute seule ce soir. + +Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence de la jeune femme +commençait à froisser, murmura: «Bon, voici la veuve qui s'incruste, +maintenant.» Depuis quelques jours il l'appelait «la veuve». Ce mot, +sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, qui lui +paraissait méchante et blessante. + +Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu'au seuil de leur +logis. C'était une maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée et +de deux petits étages, rue Belle-Normande. La bonne, Joséphine, une +fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde à bon marché, qui +possédait à l'excès l'air étonné et bestial des paysans, vint ouvrir, +referma la porte, monta derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était au +premier, puis elle dit: + +--Il est v'nu un m'sieu trois fois. + +Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria: + +--Qui ça est venu, nom d'un chien? + +Elle ne se troublait jamais des éclats de voix de son maître, et elle +reprit: + +--Un m'sieu d'chez l'notaire. + +--Quel notaire? + +--D'chez m'sieu Canu, donc. + +--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur? + +--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée. + +Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami du père Roland, dont il +faisait les affaires. Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée, +il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente et importante; et les quatre +Roland se regardèrent, troublés par cette nouvelle comme le sont les +gens de fortune modeste à toute intervention d'un notaire, qui éveille +une foule d'idées de contrats, d'héritages, de procès, de choses +désirables ou redoutables. Le père, après quelques secondes de silence, +murmura: + +--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire? + +Mme Rosémilly se mit à rire: + +--Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. Je porte bonheur. + +Mais ils n'espéraient la mort de personne qui pût leur laisser quelque +chose. + +Mme Roland, douée d'une excellente mémoire pour les parentés, se mit +aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mari et du +sien, à remonter les filiations, à suivre les branches des cousinages. + +Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau: + +--Dis donc, père (elle appelait son mari «père» dans la maison, et +quelquefois «monsieur Roland» devant les étrangers), dis donc, père, te +rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, en secondes noces? + +--Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier. + +--En a-t-il eu des enfants? + +--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins. + +--Non. Alors il n'y a rien par là. + +Déjà elle s'animait à cette recherche, elle s'attachait à cette +espérance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui +aimait beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, et qui craignait +une désillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, +au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta. + +--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amérique! Moi, je +croirais bien plutôt qu'il s'agit d'un mariage pour Jean. + +Tout le monde fut surpris à cette idée, et Jean demeura un peu froissé +que son frère eût parlé de cela devant Mme Rosémilly. + +--Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? La supposition est très +contestable. Tu es l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord. +Et puis, moi, je ne veux pas me marier. + +Pierre ricana: + +--Tu es donc amoureux? + +L'autre, mécontent, répondit: + +--Est-il nécessaire d'être amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore +se marier? + +--Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu attends. + +--Admets que j'attends, si tu veux. + +Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, trouva tout à coup la +solution la plus vraisemblable. + +--Parbleu! nous sommes bien bêtes de nous creuser la tête. Maître Lecanu +est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, et Jean +un cabinet d'avocat, il a trouvé à caser l'un de vous deux. + +C'était tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord. + +--C'est servi, dit la bonne. + +Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre +à table. + +Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle à manger, au +rez-de-chaussée. + +On ne parla guère tout d'abord; mais, au bout de quelques instants, +Roland s'étonna de nouveau de cette visite du notaire. + +--En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyé trois +fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même? + +Pierre trouvait cela naturel. + +--Il faut sans doute une réponse immédiate; et il a peut-être à nous +communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup +écrire. + +Mais ils demeuraient préoccupés et un peu ennuyés tous les quatre +d'avoir invité cette étrangère qui gênerait leur discussion et les +résolutions à prendre. + +Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annoncé. + +Roland s'élança. + +--Bonjour, cher maître. + +Il donnait comme titre à M. Lecanu le «maître» qui précède le nom de +tous les notaires. + +Mme Rosémilly se leva: + +--Je m'en vais, je suis très fatiguée. + +On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et +elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisît, comme on le +faisait toujours. + +Mme Roland s'empressa près du nouveau venu: + +--Une tasse de café, Monsieur? + +--Non, merci, je sors de table. + +--Une tasse de thé, alors? + +--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler +affaires. + +Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le +mouvement rythmé de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit des +casseroles lavées par la bonne trop bête même pour écouter aux portes. + +Le notaire reprit: + +--Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, Léon Maréchal? + +M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: Je crois bien! + +--C'était un de vos amis? + +Roland déclara: + +--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé; il ne quitte pas le +boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu +depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avons cessé de nous +écrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre.... + +Le notaire reprit gravement: + +--M. Maréchal est décédé! + +L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise +triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces +nouvelles. + +M. Lecanu continua: + +--Mon confrère de Paris vient de me communiquer la principale +disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean, +M. Jean Roland, son légataire universel. + +L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot à dire. + +Mme Roland, la première, dominant son émotion, balbutia: + +--Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon +Dieu ... mort!... + +Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes, +gouttes de chagrin venues de l'âme qui coulent sur les joues et semblent +si douloureuses, étant si claires. + +Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu'à +l'espérance annoncée. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur +les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il +demanda, pour arriver à la question intéressante: + +--De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal? + +M. Lecanu l'ignorait parfaitement. + +--Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiers directs, il +laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en +obligations trois pour cent, à votre second fils, qu'il a vu naître, +grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A défaut d'acceptation de la +part de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés. + +Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'écria: + +--Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. Moi, si je n'avais pas eu +de descendant, je ne l'aurais certainement point oublié non plus, ce +brave ami! + +Le notaire souriait: + +--J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même la chose. Ça +fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle. + +Il n'avait point du tout songé que cette bonne nouvelle était la mort +d'un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même d'oublier +subitement cette intimité annoncée tout à l'heure avec conviction. + +Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle +pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle +appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs. + +Le docteur murmura: + +--C'était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent à +dîner, mon frère et moi. + +Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier +sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser, +jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir. + +Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phrase +convenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva que ceci: + +--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le +voir. + +Mais la pensée du père galopait; elle galopait autour de cet héritage +annoncé, acquis déjà, de cet argent caché derrière la porte et qui +allait entrer tout à l'heure, demain, sur un mot d'acceptation. + +Il demanda: + +--Il n'y a pas de difficultés possibles? ... pas de procès? ... pas de +contestations?... + +Me Lecanu semblait tranquille: + +--Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme très nette. +Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean. + +--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire? + +--Très claire. + +--Toutes les formalités ont été remplies? + +--Toutes. + +Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague, +instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner, et il reprit: + +--Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatement toutes ces +choses, c'est pour éviter à mon fils des désagréments qu'il pourrait ne +pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassée, +est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable. +En somme, ce n'est pas moi qui hérite, mais je pense au petit avant +tout. + +Dans la famille on appelait toujours Jean «le petit», bien qu'il fût +beaucoup plus grand que Pierre. + +Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un rêve, se rappeler une chose +lointaine, presque oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle +n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia: + +--Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé sa fortune +à mon petit Jean? + +--Oui, Madame. + +Elle reprit alors simplement: + +--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait. + +Roland s'était levé: + +--Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suite +l'acceptation? + +--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deux +heures, si cela vous convient. + +--Mais oui, mais oui, je crois bien! + +Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, et qui souriait, après les +larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son +fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mère reconnaissante, +elle demanda: + +--Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu? + +--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir. + +La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux secs en de profondes boîtes +de fer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui semblent +cuites pour des becs de perroquet et soudées en des caisses de métal +pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des +serviettes grises, pliées en petits carrés, ces serviettes à thé qu'on +ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisième +fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire +chauffer l'eau. Alors on attendit. + +Personne ne pouvait parler; on avait trop à penser, et rien à dire. +Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie +de pêche, fit l'éloge de la _Perle_ et de Mme Rosémilly. + +--Charmante, charmante, répétait le notaire. + +Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme en hiver, +quand le feu brûle, les mains dans ses poches et les lèvres remuantes +comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torturé du désir +impérieux de laisser sortir toute sa joie. + +Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croisées de +la même façon, à droite et à gauche du guéridon central, regardaient +fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions +différentes. + +Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, après avoir +émietté dedans une petite galette trop dure pour être croquée; puis il +se leva, serra les mains et sortit. + +--C'est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deux heures. + +--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot. + +Après ce départ il y eut encore un silence, puis le père Roland vint +taper de ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils +en criant: + +--Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses pas? + +Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant: + +--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable. + +Mais le bonhomme ne se possédait plus d'allégresse. Il marchait, jouait +du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses +talons, et répétait: + +--Quelle chance! quelle chance! En voilà une, de chance! + +Pierre demanda: + +--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal? + +Le père répondit: + +--Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison; mais tu te +rappelles bien qu'il allait te prendre au collège, les jours de sortie, +et qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. Tiens, justement, le +matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est allé chercher le +médecin! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est trouvée +souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et +il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au lieu du +sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus +tard. Il est même probable qu'il s'est souvenu de ce détail au moment de +mourir; et comme il n'avait aucun héritier il s'est dit: «Tiens, +j'ai contribué à la naissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma +fortune.» Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses +souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut: + +--Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare, par +le temps qui court. + +Jean s'était levé: + +--Je vais faire un bout de promenade, dit-il. + +Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer, à faire +des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina, +prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de +s'entendre bien avant d'être en possession de l'héritage. + +Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir. Pierre, à +son tour, déclara qu'il sortait, et suivit son frère, après quelques +minutes. + +Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland la saisit +dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour répondre à +un reproche qu'elle lui avait souvent adressé: + +--Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait servi à rien de rester à +Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir +ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombe du ciel. + +Elle était devenue toute sérieuse: + +--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre? + +--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis +son frère fera bien quelque chose pour lui. + +--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean, rien qu'à +Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé. + +Le bonhomme semblait perplexe: + +--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous. + +--Non. Ce n'est pas très juste non plus. + +I1 s'écria: + +--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas +toujours chercher un tas d'idées désagréables. Il faut que tu gâtes tous +mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà +une veine, une rude veine! + +Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regret pour +l'ami mort si généreusement. + +Mme Roland se remit à songer devant la lampe qui charbonnait. + + + +II + + +Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la +principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais +des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la +canne sous le bras, les mains derrière le dos. + +Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent comme lorsqu'on a reçu +quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait et il +n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait cette pesanteur de l'âme +et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir +où; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque +insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui +gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et +légère, quelque chose comme une graine de chagrin. + +Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières +du café Tortoni, et il s'en vint lentement vers la façade illuminée; +mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver là des amis, des +connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une répugnance +brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des +petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue +principale qui le conduisait vers le port. + +Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant un endroit qui lui plût, +qui fût agréable à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il +s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne. + +En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna +vers la jetée; il avait choisi la solitude. + +Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s'assit, déjà las de +marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l'avoir faite. + +Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» Et il se mit à chercher dans son +souvenir quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme on interroge un +malade pour trouver la cause de sa fièvre. + +Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même temps, il s'emballait, +puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans; mais chez lui la +nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme +sensitif dominait toujours l'homme intelligent. + +Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement +sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un pour n'être +pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu'il pourrait voir +et pour les choses qu'ils pourraient lui dire. + +Et il se posa cette question: «Serait-ce l'héritage de Jean?» + +Oui, c'était possible, après tout. Quand le notaire avait annoncé cette +nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on +n'est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et +persistantes, contre lesquelles on lutte en vain. + +Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de +l'impression produite par un fait sur l'être instinctif et créant en lui +un courant d'idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires +à celles que désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'être +pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence. + +Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils qui hérite d'une grosse +fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis +longtemps et interdites par l'avarice d'un père, aimé pourtant, et +regretté. + +Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait +mieux, content d'avoir compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir +dévoilé l'autre qui est en nous. + +--Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il. + +C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr maintenant, car la +première idée qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme +Rosémilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien +faite pour dégoûter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la +jalousie gratuite, l'essence même de la jalousie, celle qui est parce +qu'elle est! Faut soigner cela! + +Il arrivait devant le mât des signaux qui indique la hauteur de l'eau +dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires +signalés au large et devant entrer à la prochaine marée. On attendait +des steamers du Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks +danois, une goélette norvégienne et un vapeur turc, ce qui surprit +Pierre autant que s'il avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans +une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban, +qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons. + +--Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple +marin. + +Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta pour contempler la rade. Sur +sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares électriques +du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux, +jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux +foyers voisins, les deux rayons parallèles, pareils aux queues géantes +de deux comètes, descendaient, suivant une pente droite et démesurée, du +sommet de la côte au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées, deux +autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entrée du Havre; +et là-bas, de l'autre côté de la Seine, on en voyait d'autres encore, +beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, à éclats et à éclipses, +s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, +rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux +vivants de la terre hospitalière disant, rien que par le mouvement +mécanique invariable et régulier de leurs paupières: «C'est moi. Je suis +Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.» Et +dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour +une planète, le phare aérien d'Étouville montrait la route de Rouen, à +travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve. + +Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le +ciel, on croyait voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient dans +la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes +ou rouges aussi. Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes, +cependant, semblaient courir; c'étaient les feux des bâtiments à l'ancre +attendant la marée prochaine, ou des bâtiments en marche venant chercher +un mouillage. + +Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville; et elle avait l'air +du phare énorme et divin, allumé dans le firmament pour guider la flotte +infinie des vraies étoiles. + +Pierre murmura, presque à haute voix: «Voilà, et nous nous faisons de la +bile pour quatre sous!» + +Tout près de lui soudain, dans la tranchée large et noire ouverte entre +les jetées, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'étant +penché sur le parapet de granit, il vit une barque de pêche qui +rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit +d'aviron, doucement poussée par sa haute voile brune tendue à la brise +du large. + +Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus, comme on serait tranquille, +peut-être!» Puis ayant fait encore quelques pas, il aperçut un homme +assis à l'extrémité du môle. + +Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui était-ce? +Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il +reconnut son frère. + +--Tiens, c'est toi, Jean? + +--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici? + +--Mais je prends l'air. Et toi? + +Jean se mit à rire: + +--Je prends l'air également. + +Et Pierre s'assit à côté de son frère. + +--Hein, c'est rudement beau? + +--Mais oui. + +Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regardé; il reprit: + +--Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs fous de partir, de m'en aller +avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits +feux, là-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux +grandes fleurs et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays aux +oiseaux-mouches, aux éléphants, aux lions libres, aux rois nègres, de +tous les pays qui sont nos contes de fées à nous qui ne croyons plus à +la Chatte blanche ni à la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic +de pouvoir s'offrir une promenade par là-bas; mais voilà, il faudrait de +l'argent, beaucoup.... + +Il se tut brusquement, songeant que son frère l'avait maintenant, cet +argent, et que délivré de tout souci, délivré du travail quotidien, +libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller où bon lui +semblerait, vers les blondes Suédoises ou les brunes Havanaises. + +Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes chez lui, si brusques, +si rapides qu'il ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les +modifier, venues, semblait-il, d'une seconde âme indépendante et +violente, le traversa: «Bah! il est trop niais, il épousera la petite +Rosémilly.» + +Il s'était levé. + +--Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher. + +Il serra la main de son frère, et reprit avec un accent très cordial: + +--Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je suis bien content de +t'avoir rencontré tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait +plaisir, combien je te félicite, et combien je t'aime. + +Jean d'une nature douce et tendre, très ému, balbutiait: + +--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci. + +Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les +mains derrière le dos. + +Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il +ferait, mécontent de cette promenade écourtée; d'avoir été privé de la +mer par la présence de son frère. + +Il eut une inspiration: «Je vais boire un verre de liqueur chez le père +Marowsko»; et il remonta vers le quartier d'Ingouville. + +Il avait connu le père Marowsko dans les hôpitaux, à Paris. C'était un +vieux Polonais, réfugié politique, disait-on, qui avait eu des histoires +terribles là-bas, et qui était venu exercer en France, après nouveaux +examens, son métier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passée; +aussi des légendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes, +et plus tard parmi les voisins. Cette réputation de conspirateur +redoutable, de nihiliste, de régicide, de patriote prêt à tout, échappé +à la mort par miracle, avait séduit l'imagination aventureuse et vive de +Pierre Roland; et il était devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir +jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. +C'était encore grâce au jeune médecin que le bonhomme était venu +s'établir au Havre, comptant sur une belle clientèle que le nouveau +docteur lui fournirait. + +En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant +des remèdes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier. + +Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heure avec lui, +car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont +il jugeait profonds les longs silences. + +Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du comptoir chargé de fioles. Ceux +de la devanture n'avaient point été allumés, par économie. Derrière +ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongées l'une sur +l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui, +continuant son front dégarni, lui donnait un air triste de perroquet, +dormait profondément, le menton sur la poitrine. + +Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, +vint au-devant de lui, les mains tendues. + +Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides et de sirops, beaucoup +trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique +soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait +à sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zézaiement et des +intonations de jeune être qui commence à prononcer. + +Pierre s'assit et Marowsko demanda: + +--Quoi de neuf, mon cher docteur? + +--Rien. Toujours la même chose partout. + +--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir. + +--Je ne le suis pas souvent. + +--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur? + +--Oui, je veux bien. + +--Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle. Voilà deux +mois que je cherche à tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a +fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ... +une bonne liqueur, très bonne, très bonne. + +Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il +apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, +jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait toutes grandes +les jambes, ne faisait un mouvement entier et définitif. Ses idées +semblaient pareilles à ses actes; il les indiquait, les promettait, les +esquissait, les suggérait, mais ne les énonçait pas. + +Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait être d'ailleurs la +préparation des sirops et des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne +liqueur, on fait fortune», disait-il souvent. + +Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sans parvenir à +en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser à +Marat. + +Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique et apportés +sur la planche aux préparations; puis les deux hommes examinèrent en +l'élevant vers le gaz la coloration du liquide. + +--Joli rubis! déclara Pierre. + +--N'est-ce pas? + +La vieille tête de perroquet du Polonais semblait ravie. + +Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau, réfléchit encore +et se prononça: + +--Très bon, très bon, et très neuf comme saveur; une trouvaille, mon +cher! + +--Ah! vraiment, je suis bien content. + +Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il +voulait l'appeler «essence de groseille», ou bien «fine groseille», ou +bien «grosélia», ou bien «groséline». + +Pierre n'approuvait aucun de ces noms. + +Le vieux eut une idée: + +--Ce que vous avez dit tout à l'heure est très bon, très bon: «Joli +rubis.» + +Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eût +trouvé, et il conseilla simplement «groseillette», que Marowsko déclara +admirable. + +Puis ils se turent et demeurèrent assis quelques minutes, sans prononcer +un mot, sous l'unique bec de gaz. + +Pierre, enfin, presque malgré lui: + +--Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, ce soir. Un des +amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à mon frère. + +Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, après avoir +songé, il espéra que le docteur héritait par moitié. Quand la chose eut +été bien expliquée, il parut surpris et fâché; et pour exprimer son +mécontentement de voir son jeune ami sacrifié, il répéta plusieurs fois: + +--Ça ne fera pas un bon effet. + +Pierre, que son énervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko +entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon +effet? Quel mauvais effet pouvait résulter de ce que son frère héritait +la fortune d'un ami de la famille? + +Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage. + +--Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vous dis que ça +ne fera pas un bon effet. + +Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra dans la maison paternelle +et se coucha. + +Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la +chambre voisine, puis il s'endormit après avoir bu deux verres d'eau. + + + +III + + +Le docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bien arrêtée de +faire fortune. + +Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans en poursuivre +la réalité. Au début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle, +l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa +confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier échec qui le +jetait dans une voie nouvelle. + +Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait. Combien de +médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait +d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses études, il avait +pu apprécier les plus célèbres professeurs, et il les jugeait des ânes. +Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen +quelconque à capter la clientèle élégante et riche du Havre, il pouvait +gagner cent mille francs par an avec facilité. Et il calculait, d'une +façon précise, les gains assurés. Le matin il sortirait, il irait chez +ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, à +vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille +francs par an, même soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades +était inférieur à la réalisation certaine. Après midi, il recevrait +dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs à dix francs, soit +trente-six mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, chiffre +rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir à dix francs et +qu'il recevrait à cinq francs feraient peut-être sur ce total une légère +diminution compensée par les consultations avec d'autres médecins et par +tous les petits bénéfices courants de la profession. Rien de plus +facile que d'arriver là avec de la réclame habile, des échos dans le +_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les +yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes entreprises par le +jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frère, +plus riche et célèbre, et content de lui-même, car il ne devrait sa +fortune qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses vieux parents, +justement fiers de sa renommée. Il ne se marierait pas, ne voulant point +encombrer son existence d'une femme unique et gênante, mais il aurait +des maîtresses parmi ses clientes les plus jolies. + +Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta hors du lit comme pour le +saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville +l'appartement qui lui convenait. + +Alors, en rôdant à travers les rues, il songea combien sont légères les +causes déterminantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu, +il aurait dû prendre cette résolution née brusquement en lui, sans aucun +doute, à la suite de l'héritage de son frère. + +Il s'arrêtait devant les portes où pendait un écriteau annonçant soit un +bel appartement, soit un riche appartement à louer, les indications sans +adjectif le laissant toujours plein de dédain. Alors il visitait avec +des façons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur +son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des +issues, annonçait qu'il était médecin et qu'il recevait beaucoup. Il +fallait que l'escalier fût large et bien tenu; il ne pouvait monter +d'ailleurs au-dessus du premier étage. + +Après avoir noté sept ou huit adresses et griffonné deux cents +renseignements, il rentra pour déjeuner avec un quart d'heure de retard. + +Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc +sans lui. Pourquoi? Jamais on n'était aussi exact dans la maison. Il fut +froissé, mécontent, car il était un peu susceptible. Dès qu'il entra, +Roland lui dit: + +--Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons à deux +heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder. + +Le docteur s'assit, sans répondre, après avoir embrassé sa mère et serré +la main de son père et de son frère; et il prit dans le plat creux, au +milieu de la table, la côtelette réservée pour lui. Elle était froide +et sèche. Ce devait être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la +laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, et ne pas perdre la +tête au point d'oublier complètement l'autre fils, le fils aîné. La +conversation, interrompue par son entrée, reprit au point où il l'avait +coupée. + +--Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de +suite. Je m'installerais richement, de façon à frapper l'oeil, je me +montrerais dans le monde, je monterais à cheval, et je choisirais une ou +deux causes intéressantes pour les plaider et me bien poser au Palais. +Je voudrais être une sorte d'avocat amateur très recherché. Grâce à +Dieu, te voici à l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en +somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes études et parce qu'un +homme ne doit jamais rester à rien faire. + +Le père Roland, qui pelait une poire, déclara: + +--Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais un joli bateau, un cotre +sur le modèle de nos pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça. + +Pierre, à son tour, donna son avis. En somme, ce n'était pas la fortune +qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour +les médiocres elle n'était qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle +mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils étaient +rares d'ailleurs, ceux-là. Si Jean était vraiment un homme supérieur, +il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait à l'abri du besoin. +Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en +d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre +la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'écus pour tout procès gagné +ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, une lumière du +droit. + +Et il ajouta comme conclusion: + +--Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, des cadavres! + +Le père Roland haussa les épaules: + +--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous +ne sommes pas des bêtes de peine, mais des hommes. Quand on naît pauvre, +il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a +des rentes, sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter le +tempérament. + +Pierre répondit avec hauteur: + +--Nos tendances ne sont pas les mêmes! Moi je ne respecte au monde que +le savoir et l'intelligence, tout le reste est méprisable. + +Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les heurts incessants entre +le père et le fils; elle détourna donc la conversation, et parla d'un +meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, à Bolbec-Nointot. +Les esprits aussitôt furent occupés par les circonstances environnant le +forfait, et attirés par l'horreur intéressante, par le mystère attrayant +des crimes, qui, même vulgaires, honteux et répugnants, exercent sur la +curiosité humaine une étrange et générale fascination. + +De temps en temps, cependant, le père Roland tirait sa montre: + +--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route. + +Pierre ricana: + +--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça n'était point la peine de me +faire manger une côtelette froide. + +--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mère. + +Il répondit sèchement: + +--Moi, non, pour quoi faire? Ma présence est fort inutile. + +Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand +on avait parlé du meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, quelques +idées et développé quelques considérations sur les crimes et sur les +criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarté de son +oeil, la rougeur animée de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe, +semblaient proclamer son bonheur. + +Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau, +recommença ses investigations du matin à travers les appartements à +louer. Après deux ou trois heures d'escaliers montés et descendus, il +découvrit enfin, sur le boulevard François Ier, quelque chose de +joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues différentes, deux +salons, une galerie vitrée où les malades, en attendant leur tour, se +promèneraient au milieu des fleurs, et une délicieuse salle à manger en +rotonde ayant vue sur la mer. + +Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arrêta, car il +fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou +devant lui. + +La petite fortune amassée par son père s'élevait à peine à huit mille +francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent +ses parents dans l'embarras par ses longues hésitations dans le choix +d'une carrière, ses tentatives toujours abandonnées et ses continuels +recommencements d'études. Il partit donc en promettant une réponse +avant deux jours; et l'idée lui vint de demander à son frère ce premier +trimestre, ou même le semestre, soit quinze cents francs, dès que Jean +serait en possession de son héritage. + +«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, pensait-il. Je le +rembourserai peut-être même avant la fin de l'année. C'est tout simple, +d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi.» + +Comme il n'était pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien à +faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il +demeura longtemps sur son banc, sans idées, les yeux à terre, accablé +par une lassitude qui devenait de la détresse. + +Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maison paternelle, +il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de +l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passé son temps du +lever jusqu'au coucher? + +Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par les rues, +flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà que, +tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, lui devenait odieuse, +intolérable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture +pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fossés de +ferme ombragés de hêtres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un +bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient point +permises. Il songea soudain combien il est dur, à trente ans passés, +d'être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, de temps en +temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne: + +--Cristi! si j'avais de l'argent! + +Et la pensée de l'héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la +façon d'une piqûre de guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne +voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie. + +Autour de lui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils +étaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très +sérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour +les écraser ensuite d'un coup de pied. + +Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tous les +coins de son âme, où on en secoue tous les plis. + +«Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches,» pensait-il. Puis +il se demanda si le plus sage dans la vie n'était pas encore d'engendrer +deux ou trois de ces petits êtres inutiles et de les regarder grandir +avec complaisance et curiosité. Et le désir du mariage l'effleura. +On n'est pas si perdu, n'étant plus seul. On entend au moins remuer +quelqu'un près de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est déjà +quelque chose de dire «tu» à une femme, quand on souffre. + +Il se mit à songer aux femmes. + +Il les connaissait très peu, n'ayant eu au quartier Latin que des +liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l'argent du mois, et +renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister, cependant, +des créatures très bonnes, très douces et très consolantes. Sa mère +n'avait-elle pas été la raison et le charme du foyer paternel? Comme il +aurait voulu connaître une femme, une vraie femme! + +Il se releva tout à coup avec la résolution d'aller faire une petite +visite à Mme Rosémilly. + +Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, celle-là! Pourquoi? +Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle +pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à lui-même d'une façon +nette, cette préférence entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour +l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frère, il ne pouvait +s'abstenir de le juger un peu médiocre et de se croire supérieur. + +Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la nuit; et, comme la +veille au soir, il se demanda anxieusement: «Que vais-je faire?» + +Il se sentait maintenant à l'âme un besoin de s'attendrir, d'être +embrassé et consolé. Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il +était dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude où la présence +d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frôlement +d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout +de suite, à notre coeur. + +Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenée un soir +chez elle et revue de temps en temps. + +Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille. +Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe? +il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du goût +pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent? + +Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie +presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudés aux tables de +chêne, la caissière lisait un roman, tandis que le patron, en manches de +chemise, dormait tout à fait sur la banquette. + +Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement et, venant à lui: + +--Bonjour, comment allez-vous? + +--Pas mal, et toi? + +--Moi, très bien. Comme vous êtes rare? + +--Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suis médecin. + +--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai été souffrante +la semaine dernière, je vous aurais consulté. Qu'est-ce que vous prenez? + +--Un bock, et toi? + +--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes. + +Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en +avait été la permission tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. +De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarité facile +des filles dont la caresse est à vendre, et le regardant avec des yeux +engageants elle lui disait: + +--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon +chéri. + +Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait bête, commune, sentant le +peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve +ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité. + +Elle lui demandait: + +--Tu es passé l'autre matin avec un beau blond à grande barbe, est-ce +ton frère? + +--Oui, c'est mon frère. + +--Il est rudement joli garçon. + +--Tu trouves? + +--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant. + +Quel étrange besoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante de +brasserie l'héritage de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait de +lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble +apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, et +pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eût eu besoin de vider de +nouveau devant quelqu'un son coeur gonflé d'amertume? + +Il dit en croisant ses jambes: + +--Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d'hériter de vingt +mille francs de rente. + +Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides: + +--Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand'mère ou bien sa +tante? + +--Non, un vieil ami de mes parents. + +--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laissé, à toi? + +--Non. Moi je le connaissais très peu. + +Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôle sur les +lèvres: + +--Eh bien! il a de la chance ton frère d'avoir des amis de cette +espèce-là! Vrai, ça n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu! + +Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, +la bouche crispée: + +--Qu'est-ce que tu entends par là? + +Elle avait pris un air bête et naïf: + +--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi. + +Il jeta vingt sous sur la table et sortit. + +Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça n'est pas étonnant qu'il te +ressemble si peu.» + +Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes +il y avait là une malice, une méchanceté, une infamie. Oui, cette fille +avait dû croire que Jean était le fils du Maréchal. + +L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon jeté sur sa mère, fut +si violente qu'il s'arrêta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour +s'asseoir. + +Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, +et comme le garçon se présentait: «Un bock», dit-il. + +Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et +tout à coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille: +«Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il eu la même pensée, le même +soupçon que cette drôlesse? + +La tête penchée sur son bock il regardait la mousse blanche pétiller +et fondre, et il se demandait: «Est-ce possible qu'on croie une chose +pareille?» + +Les raisons qui feraient naître ce doute odieux dans les esprits lui +apparaissaient maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes, +exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans héritiers laisse sa fortune aux +deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais +qu'il 1s donne tout entière à un seul de ces enfants, certes le monde +s'étonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas +prévu cela, comment son père ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne +l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés trop heureux de cet +argent inespéré pour que cette idée les effleurât. Et puis comment ces +honnêtes gens auraient-ils soupçonné une pareille ignominie? + +Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux +qui les connaissaient n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable, +s'en amuser, s'en réjouir, rire de son père et mépriser sa mère? + +Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean était blond et +lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de démarche, ni de +tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous +les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: «Lequel, le +vrai ou le faux?» + +Il se leva avec la résolution de prévenir son frère, de le mettre en +garde contre cet affreux danger menaçant l'honneur de leur mère. +Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurément, serait de refuser +l'héritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et +connaissances informés de ce legs que le testament contenait des clauses +et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un +héritier, mais un dépositaire. + +Tout en rentrant à la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir +son frère seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil +sujet. + +Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le +salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine +Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin de fêter la bonne +nouvelle. + +On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre +en appétit, et on s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine +Beausire, un petit homme tout rond à force d'avoir roulé sur la mer, +et dont toutes les idées semblaient rondes aussi, comme les galets des +rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie +une chose excellente dont tout était bon à prendre. + +Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait aux dames +deux nouveaux verres pleins. + +Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu +son époux, s'écria: + +--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons +en patois, ce qui signifie: «Deux vermouths ne font jamais mal.» Moi, +voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque +jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute +un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la +soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais, +jamais, car je crains les avaries. + +Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de +tout son coeur, la face déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe. +Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait +réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours +assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond +de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit. + +Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un +oeuf et dur comme une balle. + +Mme Roland n'avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur, le +regard brillant, elle contemplait son fils Jean. + +Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C'était une affaire +finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans +la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont +il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus +grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent. + +Le dîner fut annoncé, et comme le vieux Roland allait offrir son bras à +Mme Rosémilly: «Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui tout est +pour Jean.» + +Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: devant l'assiette de Jean, +assis à la place de son père, un énorme bouquet rempli de faveurs de +soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, s'élevait comme un dôme +pavoisé, flanqué de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide +de pêches magnifiques, le second un gâteau monumental gorgé de crème +fouettée et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathédrale en +biscuit, le troisième des tranches d'ananas noyées dans un sirop clair, +et le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds. + +--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons l'avènement de Jean le +Riche. + +Après le potage on offrit du madère; et tout le monde déjà parlait +en même temps. Beausire racontait un dîner qu'il avait fait à +Saint-Domingue à la table d'un général nègre. Le père Roland l'écoutait, +tout en cherchant à glisser entre les phrases le récit d'un autre repas +donné par un de ses amis, à Meudon, et dont chaque convive avait été +quinze jours malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient +un projet d'excursion et de déjeuner à Saint-Jouin, dont ils se +promettaient déjà un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas +avoir dîné seul, dans une gargote au bord de la mer, pour éviter tout ce +bruit, ces rires et cette joie qui l'énervaient. + +Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire à son +frère ses craintes et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée +déjà, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour +lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation de +leur mère étant menacée. + +L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland dans les récits de pêche. +Beausire en narra de surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de Madagascar +et surtout sur les côtes de la Chine et du Japon, où les poissons ont +des figures drôles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces +poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs +nageoires bizarres, pareilles à des éventails, leur queue coupée en +croissant de lune, en mimant d'une façon si plaisante que tout le monde +riait aux larmes en l'écoutant. + +Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: «On a bien raison de +dire que les Normands sont les Gascons du Nord.» + +Après le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet rôti, une salade, +des haricots verts et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne de +Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté allait croissant avec +le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la première +bouteille de champagne, le père Roland, très excité, imita avec sa +bouche le bruit de cette détonation, puis déclara: + +--J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet. + +Pierre, de plus en plus agacé, répondit en ricanant: + +--Cela est peut-être, cependant, plus dangereux pour toi. + +Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et +demanda: + +--Pourquoi donc? + +Depuis longtemps il se plaignait de sa santé, de lourdeurs, de vertiges, +de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit: + +--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer à côté de toi, +tandis que le verre de vin te passe forcément dans le ventre. + +--Et puis? + +--Et puis il te brûle l'estomac, désorganise le système nerveux, +alourdit la circulation et prépare l'apoplexie dont sont menacés tous +les hommes de ton tempérament. + +L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipée comme une +fumée par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et +fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait pas. + +Mais Beausire s'écria: + +--Ah! ces sacrés médecins, toujours les mêmes: ne mangez pas, ne buvez +pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du bobo à +petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout ça, moi, Monsieur, dans toutes +les parties du monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je +ne m'en porte pas plus mal. + +Pierre répondit avec aigreur: + +--D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus fort que mon père; et puis +tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour où ... et ils ne +reviennent pas le lendemain dire au médecin prudent: «Vous aviez raison, +docteur.» Quand je vois mon père faire ce qu'il y a de plus mauvais et +de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le prévienne. Je +serais un mauvais fils si j'agissais autrement. + +Mme Roland désolée intervint à son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce +que tu as? Pour une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe quelle fête +pour lui, pour nous. Tu vas gâter tout son plaisir et nous chagriner +tous. C'est vilain, ce que tu fais là! + +Il murmura en haussant les épaules: + +--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu. + +Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre +plein de vin lumineux et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante +s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressées et +rapides, s'évaporer à la surface; il le regardait avec une méfiance de +renard qui trouve une poule morte et flaire un piège. + +Il demanda, en hésitant: + +--Tu crois que ça me ferait beaucoup de mal? + +Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa +mauvaise humeur: + +--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et +n'en prends pas l'habitude. + +Alors le père Roland leva son verre sans se décider encore à le porter +à sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec +crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits coups, en les +savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise, +puis de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière goutte. + +Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly; il était fixé sur +lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il pénétra, il +devina la pensée nette qui animait ce regard, la pensée irritée de cette +petite femme à l'esprit simple et droit, car ce regard disait: «Tu es +jaloux, toi. C'est honteux, cela.» + +Il baissa la tête en se remettant à manger. + +Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le +harcelait, une envie de n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus +les entendre causer, plaisanter et rire. + +Cependant le père Roland, que les fumées du vin recommençaient à +troubler, oubliait déjà les conseils de son fils et regardait d'un oeil +oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore à +côté de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation +nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il +pourrait s'en emparer sans éveiller les remarques de Pierre. Une +ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec +nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras à travers la table +pour emplir d'abord le verre du docteur qui était vide; puis il fit le +tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit à parler +très haut, et s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement +que c'était par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention. + +Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agacé, il prenait à +tout instant, et portait à ses lèvres d'un geste inconscient la longue +flûte de cristal où l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant +et transparent. Il le faisait alors couler très lentement dans sa bouche +pour sentir la petite piqûre sucrée du gaz évaporé sur sa langue. + +Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui +semblait en être le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les +membres, se répandait dans toute la chair, comme une onde tiède et +bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins +impatient, moins mécontent; et sa résolution de parler à son frère ce +soir-là même s'affaiblissait, non pas que la pensée d'y renoncer l'eût +effleuré, mais pour ne point troubler si vite le bien-être qu'il sentait +en lui. + +Beausire se leva afin de porter un toast. + +Ayant salué à la ronde il prononça: + +--Très gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes réunis pour célébrer +un événement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait +autrefois que la fortune était aveugle, je crois qu'elle était +simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une +excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le +port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la +_Perle_. + +Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains; +et Roland père se leva pour répondre. + +Après avoir toussé, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu +lourde, il bégaya: + +--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais +votre conduite en cette circonstance. Je bois à vos désirs. + +Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne +trouvant plus rien. + +Jean, qui riait, prit la parole à son tour: + +--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis dévoués, les amis +excellents (il regardait Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui +cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par +des paroles que je peux leur témoigner ma reconnaissance. Je la leur +prouverai demain, à tous les instants de ma vie, toujours, car notre +amitié n'est point de celles qui passent. + +Sa mère, fort émue, murmura: + +--Très bien, mon enfant. Mais Beausire s'écriait: + +--Allons, madame Rosémilly, parlez au nom du beau sexe. + +Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancée de +tristesse: + +--Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie de M. Maréchal. + +Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement décent, comme +après une prière; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit +cette remarque: + +--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces délicatesses. + +Puis se tournant vers Roland père: + +--Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? Vous étiez donc bien +intimes avec lui? + +Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à pleurer, et d'une voix +bredouillante: + +--Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous +ne nous quittions pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et il +nous payait de petites fêtes au théâtre ... je ne vous dis que ça ... +que ça ... que ça ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, +Louise? + +Sa femme répondit simplement: + +--Oui, c'était un fidèle ami. + +Pierre regardait son père et sa mère, mais comme on parla d'autre chose, +il se remit à boire. + +De la fin de cette soirée il n'eut guère de souvenir. On avait pris le +café, absorbé des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se +coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tête lourde. Et il dormit +comme une brute jusqu'à neuf heures le lendemain. + + + +IV + + +Ce sommeil baigné de champagne et de chartreuse l'avait sans doute +adouci et calmé, car il s'éveilla en des dispositions d'âme très +bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, en s'habillant, ses +émotions de la veille, cherchant à en dégager bien nettement et bien +complètement les causes réelles, secrètes, les causes personnelles en +même temps que les causes extérieures. + +Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eût eu une mauvaise +pensée, une vraie pensée de prostituée, en apprenant qu'un seul des fils +Roland héritait d'un inconnu; mais ces créatures-là n'ont-elles pas +toujours des soupçons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les +honnêtes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent, +injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent +irréprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne +inattaquable, elles se fâchent, comme si on les outrageait, et +s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariées, c'est du +propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent +parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!» + +En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas même supposé +possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mère, si bonne, +si simple, si digne. Mais il avait l'âme troublée par ce levain de +jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcité, à l'affût pour +ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui pouvait nuire à son frère, +avait même peut-être prêté à cette vendeuse de bocks des intentions +odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination +seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui échappait sans +cesse à sa volonté, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise +dans l'univers infini des idées, et en rapportait parfois d'inavouables, +de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son âme, dans les +replis insondables, comme des choses volées; il se pouvait que cette +imagination seule eût créé, inventé cet affreux doute. Son coeur, +assurément, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur +blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute abominable un moyen de priver +son frère de cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-même, +à présent, interrogeant, comme les dévots leur conscience, tous les +mystères de sa pensée. + +Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence fût limitée, avait le +tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui était +pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicité parfaite, à la +mémoire bénie de feu Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si +le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant frère: «Mais défends-la +donc, jobard; tu as beau être riche, je t'éclipserai toujours quand il +me plaira.» + +Au café, il dit à son père: + +--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui? + +--Non, mon garçon. + +--Je peux la prendre avec Jean-Bart? + +--Mais oui, tant que tu voudras. + +Il acheta un bon cigare, au premier débit de tabac rencontré, et il +descendit, d'un pied joyeux, vers le port. + +Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu léger, rafraîchi, lavé +par la brise de la mer. + +Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque +qu'il devait tenir prête à sortir tous les jours à midi, quand on +n'allait pas à la pêche le matin. + +--A nous deux, patron! cria Pierre. + +Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation. + +--Quel vent? dit-il. + +--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large. + +--Eh bien! mon père, en route. + +Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le bateau, libre, se mit +à glisser lentement vers la jetée sur l'eau calme du port. Le faible +souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si +doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animée +d'une vie propre, de la vie des barques, poussée par une force +mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare +aux dents, les jambes allongées sur le banc, les yeux mi-fermés sous les +rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses +pièces de bois goudronné du brise-lames. + +Quand ils débouchèrent en pleine mer, en atteignant la pointe de la +jetée nord qui les abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le +visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide, +entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la +boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la +_Perle_ et la rendit plus alerte. + +Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent, +semblait une aile, puis gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua le +tapecul amarré contre son mât. + +Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, et courant +maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui +bouillonne et qui fuit. + +L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde +soulevée, souple et blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, comme +retombe, brune et lourde, la terre labourée des champs. + +A chaque vague rencontrée,--elles étaient courtes et rapprochées,--une +secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui +frémissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques +secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme +s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool +était à l'ancre attendant la marée; ils allèrent tourner par derrière, +puis ils visitèrent, l'un après l'autre, les navires en rade, puis ils +s'éloignèrent un peu plus pour voir se dérouler la côte. + +Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur +l'eau frémissante, gouvernant, comme une bête ailée, rapide et docile, +cette chose de bois et de toile qui allait et venait à son caprice, sous +une pression de ses doigts. + +Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont +d'un bateau, pensant à son avenir, qui serait beau, et à la douceur de +vivre avec intelligence. Dès le lendemain il demanderait à son frère de +lui prêter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer +tout de suite dans le joli appartement du boulevard François Ier. + +Le matelot dit tout à coup: + +--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer. + +Il leva les yeux et aperçut vers le nord une ombre grise, profonde et +légère, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un +nuage tombé d'en haut. + +Il vira de bord, et vent arrière fit route vers la jetée, suivi par la +brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_, +l'enveloppant dans son imperceptible épaisseur, un frisson de froid +courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumée et de +moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la +bouche pour ne point goûter cette nuée humide et glacée. Quand la +barque reprit dans le port sa place accoutumée, la ville entière était +ensevelie déjà sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait +comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues à la façon d'un +fleuve qui coule. + +Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra vite, et se jeta sur son +lit pour sommeiller jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle à +manger, sa mère disait à Jean: + +--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras. +Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu +donneras des fêtes, ça aura un coup d'oeil féerique. + +--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur. + +--D'un appartement délicieux que je viens de louer pour ton frère. Une +trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une +galerie vitrée et une petite salle à manger en rotonde, tout à fait +coquette pour un garçon. + +Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur. + +--Où est-ce situé, cela? dit-il. + +--Boulevard François Ier. + +Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspéré qu'il avait envie +de crier: «C'est trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que pour +lui!» + +Sa mère, radieuse, parlait toujours: + +--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On +en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de +diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frère sera +parfaitement là dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour faire la +fortune d'un avocat. Cela attire le client, le séduit, le retient, lui +donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi logé fait +payer cher ses paroles. + +Elle se tut quelques secondes, et reprit: + +--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus +modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. Je +t'assure que cela te servirait beaucoup. + +Pierre répondit d'un ton dédaigneux: + +--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai. + +Sa mère insista: + +--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout +de même. + +Vers le milieu du repas il demanda tout à coup: + +--Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal? + +Le père Roland leva la tête et chercha dans ses souvenirs: + +--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y +suis. C'est ta mère qui a fait sa connaissance dans la boutique, +n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander quelque chose, et puis +il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le +connaître comme ami. + +Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un à un avec une +pointe de sa fourchette, comme s'il les eût embrochés, reprit: + +--A quelle époque ça s'est-il fait, cette connaissance-là? + +Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit +appel à la mémoire de sa femme: + +--En quelle année, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublié, toi qui +as un si bon souvenir? Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq +ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi? + +Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sûre et tranquille: + +--C'était en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je +suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'année où l'enfant +eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, que nous connaissions encore très +peu, nous a été d'un grand secours. + +Roland s'écria: + +--C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable, même! Comme ta mère n'en +pouvait plus de fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, il +allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. Vraiment, c'était un +brave coeur. Et quand tu as été guéri, tu ne te figures pas comme il fut +content et comme il t'embrassait. C'est à partir de ce moment-là que +nous sommes devenus de grands amis. + +Et cette pensée brusque, violente, entra dans l'âme de. Pierre comme une +balle qui troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut +si dévoué pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je +suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il +laissé toute sa fortune à mon frère et rien à moi?» + +Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbé plutôt que +songeur, gardant en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, le +germe secret d'un nouveau mal. + +Il sortit de bonne heure et se remit à rôder par les rues. Elles étaient +ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauséabonde +la nuit. On eût dit une fumée pestilentielle abattue sur la terre. On +la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait éteindre par +moments. Les pavés des rues devenaient glissants comme par les soirs de +verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre +des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des égouts, des cuisines +pauvres, pour se mêler à l'affreuse senteur de cette brume errante. + +Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point +rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko. + +Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait +toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien +fidèle, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la +groseillette. + +--Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous avec votre liqueur? + +Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafés de la ville +consentaient à la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de +la Côte_ et le _Sémaphore havrais_ lui feraient de la réclame en +échange de quelques produits pharmaceutiques mis à la disposition des +rédacteurs. + +Après un long silence, Marowsko demanda si Jean, décidément, était en +possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions +vagues sur le même sujet. Son dévouement ombrageux pour Pierre se +révoltait de cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre penser, +devinait, comprenait, lisait dans ses yeux détournés, dans le ton +hésitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres et qu'il +ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si +cauteleux. + +Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: «Vous n'auriez pas dû +lui laisser accepter cet héritage qui fera mal parler de votre mère.» +Peut-être même croyait-il que Jean était le fils de Maréchal. Certes il +le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraître +vraisemblable, probable, évidente? Mais lui-même, lui Pierre, le fils, +depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes +les subtilités de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas +contre ce soupçon terrible? + +Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être seul pour songer, pour +discuter cela avec lui-même, pour envisager hardiment, sans scrupules, +sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si +dominateur qu'il se leva sans même boire son verre de groseillette, +serra la main du pharmacien stupéfait et se replongea dans le brouillard +de la rue. + +Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il laissé toute sa fortune à +Jean?» + +Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce +n'était plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachée +en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une +chose épouvantable, la terreur de croire lui-même que Jean, que son +frère était le fils de cet homme! + +Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même se poser cette question +criminelle! Cependant il fallait que ce soupçon si léger, si +invraisemblable, fût rejeté de lui, complètement, pour toujours. Il lui +fallait la lumière, la certitude, il fallait dans son coeur la sécurité +complète, car il n'aimait que sa mère au monde. + +Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs, +dans sa raison, l'enquête minutieuse d'où résulterait l'éclatante +vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais. +Il irait dormir. + +Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me +rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frère +et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette +préférence... Il a vu naître Jean?--oui, mais il me connaissait +auparavant.--S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et réservé, c'est +moi qu'il aurait préféré puisque c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre +scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc, +logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus +vive, à moins qu'il n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant grandir, +une attraction, une prédilection instinctives.» + +Alors il chercha dans sa mémoire, avec une tension désespérée de toute +sa pensée, de toute sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à +revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet homme qui avait passé +devant lui, indifférent à son coeur, pendant toutes ses années de Paris. + +Mais il sentit que la marche, le léger mouvement de ses pas, troublait +un peu ses idées, dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée, +voilait sa mémoire. + +Pour jeter sur le passé et les événements inconnus ce regard aigu, à qui +rien ne devait échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un lieu +vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir sur la jetée, comme +l'autre nuit. + +En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte +lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus +longue et plus puissante. C'était le cri d'une sirène, le cri des +navires perdus dans la brume. + +Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans +son âme et dans ses nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir jeté +lui-même. Une autre voix semblable gémit à son tour, un peu plus loin; +puis, tout près, la sirène du port, leur répondant, poussa une clameur +déchirante. + +Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant plus à rien, satisfait +d'entrer dans ces ténèbres lugubres et mugissantes. + +Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, il ferma les yeux pour ne +point voir les foyers électriques, voilés de brouillard, qui rendent +le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetée sud, +qu'on distinguait à peine cependant. Puis se tournant à moitié, il posa +ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains. + +Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec ses lèvres, répétait comme +pour l'appeler, pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal... +Maréchal.» Et dans le noir de ses paupières baissées, il le vit tout à +coup tel qu'il l'avait connu. C'était un homme de soixante ans, portant +en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils épais, tout blancs aussi. +Il n'était ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et +doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave être, simple et tendre. +Il appelait Pierre et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais paru +préférer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble à dîner. + +Et Pierre, avec une ténacité de chien qui suit une piste évaporée, se +mit à rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards +de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu à peu, tout +entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait à +sa table, son frère et lui. + +Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis +bien longtemps sans doute, l'habitude de dire «monsieur Pierre» et +«monsieur Jean». + +Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite à l'un, la +gauche à l'autre, au hasard de leur entrée. + +--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos +parents? Quant à moi, ils ne m'écrivent jamais. + +On causait, doucement et familièrement, de choses ordinaires. Rien de +hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, de +charme et de grâce. C'était certainement pour eux un bon ami, un de ces +bons amis auxquels on ne songe guère parce qu'on les sent très sûrs. + +Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant +soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant, Maréchal +lui avait offert et prêté, spontanément, de l'argent, quelques centaines +de francs peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et jamais rendues. +Donc cet homme l'aimait toujours, s'intéressait toujours à lui, +puisqu'il s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser +toute sa fortune à Jean? Non, il n'avait jamais été visiblement plus +affectueux pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé de l'un que de +l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-là. Alors +... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrète de tout +donner à Jean--tout--et rien à Pierre. + +Plus il y songeait, plus il revivait le passé des dernières années, plus +le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette différence établie +entre eux. + +Et une souffrance aiguë, une inexprimable angoisse entrée dans sa +poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitée. Les ressorts +en paraissaient brisés, et le sang y passait à flots, librement, en le +secouant d'un ballottement tumultueux. + +Alors, à mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: «Il +faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir.» + +Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens où ses +parents habitaient Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui +brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout à retrouver Maréchal +avec des cheveux blonds, châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la +dernière figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant effacé les +autres. Il se rappelait pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la +main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, très souvent, car son +père répétait sans cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la folie, +mon cher, vous vous ruinerez en roses.» + +Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me fait plaisir.» + +Et soudain l'intonation de sa mère, de sa mère qui souriait et disait: +«Merci, mon ami,» lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. +Elle les avait donc prononcés bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils +se fussent gravés ainsi dans la mémoire de son fils! + +Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le +client, à cette petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier modeste. +L'avait-il aimée? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il +n'avait pas aimé la femme? C'était un homme instruit, d'esprit assez +fin. Que de fois il avait parlé poètes et poésie avec Pierre! Il +n'appréciait point les écrivains en artiste, mais en bourgeois qui +vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements, +qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme +sentimental n'avait jamais pu, jamais, être l'ami de son père, de son +père si positif, si terre à terre, si lourd, pour qui le mot «poésie» +signifiait sottise. + +Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt à toutes les tendresses, +était entré, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarqué +peut-être la jolie marchande. Il avait acheté, était revenu, avait +causé, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions +fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire à la +jeune femme et de serrer la main du mari. + +Et puis après... après... oh! mon Dieu... après?... + +Il avait aimé et caressé le premier enfant, l'enfant du bijoutier, +jusqu'à la naissance de l'autre, puis il était demeuré impénétrable +jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa chair décomposée, son nom +effacé des noms vivants, tout son être disparu pour toujours, n'ayant +plus rien à ménager, à redouter et à cacher, il avait donné toute +sa fortune au deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme était +intelligent... il avait dû comprendre et prévoir qu'il pouvait, qu'il +allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant était à +lui.--Donc il déshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean +n'était point son fils? + +Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa l'âme de Pierre. +Maréchal avait été blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant +un petit portrait miniature vu autrefois, à Paris, sur la cheminée de +leur salon, et disparu à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh! s'il +pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mère l'avait gardé peut-être +dans le tiroir inconnu où l'on serre les reliques d'amour. + +Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante qu'il poussa un +gémissement, une de ces courtes plaintes arrachées à la gorge par les +douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eût entendu, comme si +elle l'eût compris et lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla tout +près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le +tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les +voix du vent et des vagues, se répandit dans les ténèbres sur la mer +invisible ensevelie sous les brouillards. + +Alors, à travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils +s'élevèrent de nouveau dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels +poussés par les grands paquebots aveugles. + +Puis tout se tut encore. + +Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'être là, réveillé +de son cauchemar. + +«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d'amour et +d'attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son +coeur. Sa mère! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il +pu la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette femme +simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand +ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable? Et +c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle! Oh! s'il avait pu la +prendre en ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée, +comme il se fût agenouillé pour demander grâce! + +Elle aurait trompé son père, elle?... Son père! Certes, c'était un brave +homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais +franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie +autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d'une âme +délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et +comme mari un homme si différent d'elle? + +Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme les fillettes épousent le +garçon doté que présentent les parents. Ils s'étaient installés aussitôt +dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant au +comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et +sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et même l'affection dans +la plupart des ménages commerçants de Paris, s'était mise à travailler +avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur +maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête, +sans tendresse!... + +Sans tendresse?... Était-il possible qu'une femme n'aimât point? Une +femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant +des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de +l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fût +touché? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de +sa mère? + +Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle +différente d'une autre, bien qu'elle fût sa mère? + +Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui +troublent le coeur des jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la +boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle +avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l'ombre +des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les +amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux. + +Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa mère! Eh bien! fallait-il +être aveugle et stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il +s'agissait de sa mère? + +S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu +d'autre amie;--mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme +éloignée et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laissé toute sa fortune +à son fils, à leur fils!... + +Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer +quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de +frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! Qui? tout le monde, son +père, son frère, le mort, sa mère! + +Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire? + +Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri +strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si +violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il +s'y assit, n'ayant plus de force, brisé par cette commotion. + +Le vapeur qui répondit le premier semblait tout proche et se présentait +à l'entrée, la marée étant haute. + +Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous +la clarté diffuse des feux électriques du port, une grande ombre noire +se dessina entre les deux jetées. Derrière lui, la voix du veilleur, +voix enrouée de vieux capitaine en retraite, criait: + +--Le nom du navire? + +Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouée +aussi, répondit. + +--_Santa-Lucia._ + +--Le pays? + +--Italie. + +--Le port? + +--Naples. + +Et Pierre devant ses yeux troublés crut apercevoir le panache de feu du +Vésuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les +bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait +rêvé de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh! +s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe où, et ne jamais revenir, +ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il était devenu! Mais +non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher +dans son lit. + +Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des +sirènes lui plaisait. Il se releva et se mit à marcher comme un officier +qui fait le quart sur un pont. + +Un autre navire s'approchait derrière le premier, énorme et mystérieux. +C'était un anglais qui revenait des Indes. + +Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un après l'autre de l'ombre +impénétrable. Puis, comme l'humidité du brouillard devenait intolérable, +Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra +dans un café de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie +poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et la gorge, il sentit en lui +renaître un espoir. + +Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait si bien, sa déraison +vagabonde! Il s'était trompé sans doute? Il avait accumulé les preuves +ainsi qu'on dresse un réquisitoire contre un innocent toujours facile à +condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il +penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, à force +de volonté, il finit par s'assoupir. + + + +V + + +Mais le corps du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux dans +l'agitation d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité +de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même que la pensée +se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de +l'âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble +que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la veille, se soit +glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit +et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il +s'assit dans son lit. + +Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements qui +avaient torturé son coeur sur la jetée pendant que criaient les sirènes. +Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traîné par sa logique, +comme par une main qui attire et étrangle vers l'intolérable certitude. + +Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir +sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit léger lui +parvint à travers le mur. + +Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il +n'avait rien pressenti, rien deviné! Un homme qui avait connu leur mère +lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste +et naturel. + +Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait de +souffrance et de détresse. Et une colère se levait en lui contre ce +ronfleur insouciant et content. + +La veille il eût frappé contre sa porte, serait entré, et, assis près du +lit, lui aurait dit dans l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne +dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mère +et la déshonorer.» Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne +pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur père. +Il fallait à présent garder, enterrer en lui cette honte découverte +par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que personne ne devait +découvrir, pas même son frère, surtout son frère. + +Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion +publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il +la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre +près d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle +avait enfanté son frère de la caresse d'un étranger? Comme elle était +calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il +possible qu'une femme comme elle, d'une âme pure et d'un coeur droit, +pût tomber, entraînée par la passion, sans que, plus tard, rien +n'apparût de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublée? + +Ah! les remords! les remords! ils avaient dû, jadis, dans les premiers +temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface. +Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à peu, l'avait presque +oubliée. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté +d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à peine, après quelques +années passées, l'homme à qui elles ont donné leur bouche et tout leur +corps à baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un +orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence +ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage? + +Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison +de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et les +murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, il alluma sa bougie afin +d'aller boire un verre d'eau fraîche au filtre de la cuisine. + +Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe +pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier où circulait +un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un +coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le silence de cette +demeure l'émut; puis, un à un, il en distingua les moindres bruits. +Ce fut d'abord l'horloge de la salle à manger dont le battement lui +paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un +ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui de son +père sans aucun doute; et il fut crispé par celle idée, comme si elle +venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient +dans ce même logis, le père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre! +Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, et ils ne le +savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se +réjouissaient et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme si +le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux personnes nées aux +deux extrémités du monde ne pouvaient pas être plus étrangères l'une à +l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un +mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge qui faisait cet +amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible à dévoiler et +que personne ne connaîtrait jamais que lui, le vrai fils. + +Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une +ressemblance, même légère, pouvait exister entre son père et Jean, +une de ces ressemblances mystérieuses qui vont de l'aïeul aux +arrière-petits-fils, montrant que toute une race descend directement +du même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à lui médecin, +pour reconnaître cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez, +l'écartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, +un geste, une habitude, une manière d'être, un goût transmis, un signe +quelconque bien caractéristique pour un oeil exercé. + +Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal +regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir ces +imperceptibles indications. + +Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter l'escalier, à +pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frère, +il s'arrêta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un désir impérieux venait +de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, +de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisée, +que les traits détendus se reposent, que toute la grimace de la vie a +disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si +quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne lui échapperait pas. + +Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite? + +Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant une +raison, un prétexte. + +Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avait prêté à son +frère une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait +lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir réclamer sa drogue. Donc il +entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur. + +Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa +barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc. +Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler. + +Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce +jeune homme-là ne ressemblait pas à Roland; et, pour la seconde fois, +s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de +Maréchal. Il fallait qu'il le trouvât! En le voyant, peut-être, il ne +douterait plus. + +Son frère remua, gêné sans doute par sa présence, ou par la lueur de sa +bougie pénétrant ses paupières. Alors le docteur recula, sur la pointe +des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna +dans sa chambre, mais il ne se coucha pas. + +Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, l'une après l'autre, à +la pendule de la salle à manger, dont le timbre avait un son profond et +grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eût avalé une cloche de +cathédrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les +murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille +inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher de long en large, de +son lit à sa fenêtre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé +pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait encore rester seul, +au moins jusqu'au lendemain, pour réfléchir, se calmer, se fortifier +pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre. + +Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller la foule sur la plage. +Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensée, lui donnerait le +temps de se préparer à l'horrible chose qu'il avait découverte. + +Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard +s'était dissipé, il faisait beau, très beau. Comme le bateau de +Trouville ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur songea qu'il +lui faudrait embrasser sa mère avant de partir. + +Il attendit le moment où elle se levait tous les jours, puis il +descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta +pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, était molle et vibrante, +presque incapable du léger effort de tourner le bouton pour entrer. Il +frappa. La voix de sa mère demanda: + +--Qui est-ce? + +--Moi, Pierre. + +--Qu'est-ce que tu veux? + +--Te dire bonjour parce que je vais passer la journée à Trouville avec +des amis. + +--C'est que je suis encore au lit. + +--Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir. + +Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues +le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance. + +Mais elle répondit: + +--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchée. + +Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou +glissant. Elle cria: + +--Entre. + +Il entra. Elle était assise dans son lit tandis qu'à son côté, Roland, +un foulard sur la tête et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir. Rien +ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas secoué à lui arracher le bras. +Les jours de pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue par le +matelot Papagris, qui venait tirer son maître de cet invincible repos. + +Pierre, en allant vers elle, regardait sa mère; et il lui sembla tout à +coup qu'il ne l'avait jamais vue. + +Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une +chaise basse. + +--C'est hier soir que tu as décidé cette partie? dit-elle. + +--Oui, hier soir. + +--Tu reviens pour dîner? + +--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point. + +Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. C'était sa mère, cette +femme! Toute cette figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil avait +pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familière, lui +paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient été +jusque-là pour lui. Il comprenait à présent que, l'aimant, il ne l'avait +jamais regardée. C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien +des plus petits détails de son visage; mais ces petits détails il les +apercevait nettement pour la première fois. Son attention anxieuse, +fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, avec une +physionomie qu'il n'avait jamais découverte. + +Il se leva pour partir, puis, cédant soudain à l'invincible envie de +savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille: + +--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, à Paris, un +petit portrait de Maréchal dans notre salon. + +Elle hésita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle +hésitait; puis elle dit: + +--Mais oui. + +--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore +répondre plus vite: + +--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-être que je +l'ai dans mon secrétaire. + +--Tu serais bien aimable de le retrouver. + +--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu? + +--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé qu'il serait tout naturel de le +donner à Jean, et que cela ferait plaisir à mon frère. + +--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. Je vais le chercher dès que +je serai levée. + +Et il sortit. + +C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue +semblaient gais, les commerçants allant à leurs affaires, les employés +allant à leur bureau, les jeunes filles allant à leur magasin. +Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarté. + +Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient déjà. Pierre +s'assit, tout à l'arrière, sur un banc de bois. + +Il se demandait: + +--A-t-elle été inquiétée par ma question sur le portrait, ou seulement +surprise? L'a-t-elle égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien ne +sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi? + +Et son esprit, suivant toujours la même marche, de déduction en +déduction, conclut ceci: + +Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, était resté dans le salon +bien en vue, jusqu'au jour où la femme, où la mère s'était aperçue, la +première, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait à son fils. +Sans doute, depuis longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis, +l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant que chacun +pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé, un +soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachée, n'osant pas la +détruire. + +Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait +disparu longtemps, longtemps avant leur départ de Paris! Elle avait +disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant à pousser, +l'avait rendu tout à coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans +le cadre. + +Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensée et la dispersa! +Alors, s'étant levé, il regarda la mer. + +Le petit paquebot sortit des jetées, tourna à gauche et soufflant, +haletant, frémissant, s'en alla vers la côte lointaine qu'on apercevait +dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd +bateau de pêche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher +sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras +de mer séparant deux terres voisines. + +En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'était +le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage. + +De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs éclatantes. +Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux +Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de +toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes +devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersés ça et +là, ressemblaient vraiment à des bouquets énormes dans une prairie +démesurée. Et le bruit confus, proche et lointain des voix égrenées dans +l'air léger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires +clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée à la +brise insensible et qu'on aspirait avec elle. + +Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d'eux, +plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté +à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au large. Il les frôlait, +entendait, sans écouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder, +les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes. + +Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il les aperçut distinctement; +et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et +contents. + +Il allait maintenant frôlant les groupes, tournant autour, saisi par des +pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le +sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, +la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions +ingénieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau +extravagant, la séduction du geste, de la voix et du sourire, la +coquetterie enfin étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain +comme une immense floraison de la perversité féminine. Toutes ces femmes +parées voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. Elles s'étaient +faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour +l'époux qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. Elles s'étaient +faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour +l'inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être. + +Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux, parlant +la bouche près de la bouche, les appelaient et les désiraient, les +chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblât si +proche et si facile. Cette vaste plage n'était donc qu'une halle +d'amour où les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci +marchandaient leurs caresses et celles-là se promettaient seulement. +Toutes ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, offrir et faire +désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d'autres +hommes. Et il songea que sur la terre entière c'était toujours la même +chose. Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout! Comme les +autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles +qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses +d'amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante et mondaine ou +même à la galanterie tarifée, car on ne rencontrait pas sur les plages +piétinées par la légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes femmes +enfermées dans la maison close. + +La mer montait, chassant peu à peu vers la ville les premières lignes +des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en +emportant leurs sièges, devant le flot jaune qui s'en venait frangé +d'une petite dentelle d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un +cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui +borde la plage d'un bout à l'autre, c'était maintenant une coulée +continue, épaisse et lente, de foule élégante, formant deux courants +contraires qui se coudoyaient et se mêlaient. Pierre, nerveux, exaspéré +par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça dans la ville et s'arrêta pour +déjeuner chez un simple marchand de vins, à l'entrée des champs. + +Quand il eut pris son café, il s'étendit sur deux chaises devant la +porte, et comme il n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit à +l'ombre d'un tilleul. + +Après quelques heures de repos, s'étant secoué, il s'aperçut qu'il +était temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en +route, accablé par une courbature subite tombée sur lui pendant son +assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si +sa mère avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle la +première, ou faudrait-il qu'il le demandât de nouveau? Certes si elle +attendait qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison secrète de +ne point montrer ce portrait. + +Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il hésita à descendre pour +le dîner. Il souffrait trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu le +temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et il parut dans la salle à +manger comme on se mettait à table. + +Un air de joie animait les visages. + +--Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien +voir avant que tout soit installé. + +Sa femme répondit: + +--Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps réfléchir pour ne pas +commettre d'impair. La question du mobilier nous préoccupe beaucoup. + +Elle avait passé la journée à visiter avec Jean des boutiques de +tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des étoffes +riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire, +désirait quelque chose de simple et de distingué. Alors, devant tous +les échantillons proposés ils avaient répété, l'un et l'autre, leurs +arguments. Elle prétendait que le client, le plaideur a besoin d'être +impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente, +l'émotion de la richesse. + +Jean au contraire, désirant n'attirer que la clientèle élégante et +opulente, voulait conquérir l'esprit des gens fins par son goût modeste +et sûr. + +Et la discussion, qui avait duré toute la journée, reprit dès le potage. + +Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait: + +--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera +fini. + +Mme Roland fit appel au jugement de son fils aîné: + +--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu? + +Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il eut envie de répondre par +un juron. Il dit cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation: + +--Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la +simplicité, qui est, quand il s'agit de goût, comparable à la droiture +quand il s'agit de caractère. + +Sa mère reprit: + +--Songe que nous habitons une ville de commerçants, où le bon goût ne +court pas les rues. + +Pierre répondit: + +--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes +compatriotes sont bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre leur +exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses +voisines ont des amants. + +Jean se mit à rire: + +--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes +d'un moraliste. + +Pierre ne répliqua point. Sa mère et son frère recommencèrent à parler +d'étoffes et de fauteuils. + +Il les regardait comme il avait regardé sa mère, le matin, avant de +partir pour Trouville; il les regardait en étranger qui observe, et il +se croyait en effet entré tout à coup dans une famille inconnue. + +Son père, surtout, étonnait son oeil et sa pensée. Ce gros homme +flasque, content et niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean ne +lui ressemblait en rien. + +Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main +d'un mort, avait arraché et cassé, un à un, tous les liens qui tenaient +l'un à l'autre ces quatre êtres. C'était fini, c'était brisé. Plus de +mère, car il ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer avec ce +respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus +de frère, puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; il ne lui +restait qu'un père, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgré lui. + +Et tout à coup: + +--Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait? + +Elle ouvrit des yeux surpris: + +--Quel portrait? + +--Le portrait de Maréchal. + +--Non ... c'est-à-dire oui ... je ne l'ai pas retrouvé, mais je crois +savoir où il est. + +--Quoi donc? demanda Roland. + +Pierre lui dit: + +--Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois dans notre salon à +Paris. J'ai pensé que Jean serait content de le posséder. + +Roland s'écria: + +--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai même +vu encore à la fin de l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son +secrétaire en rangeant ses papiers. C'était jeudi ou vendredi. Tu te +rappelles bien, Louise? J'étais en train de me raser quand tu l'as pris +dans un tiroir et posé sur une chaise à côté de toi, avec un tas de +lettres dont tu as brûlé la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies +touché à ce portrait deux ou trois jours à peine avant l'héritage de +Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un! + +Mme Roland répondit avec tranquillité: + +--Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher tout à l'heure. + +Donc elle avait menti! Elle avait menti en répondant, ce matin-là même, +à son fils qui lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: «Je ne +sais pas trop ... peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.» + +Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée quelques jours auparavant, +puis elle l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des lettres, ses +lettres à lui. + +Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il la regardait avec une +colère exaspérée de fils trompé, volé dans son affection sacrée, et avec +une jalousie d'homme longtemps aveugle qui découvre enfin une trahison +honteuse. S'il avait été le mari de cette femme, lui, son enfant, il +l'aurait saisie par les poignets, par les épaules ou par les cheveux, et +jetée à terre, frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait rien dire, +rien faire, rien montrer, rien révéler. Il était son fils, il n'avait +rien à venger, lui, on ne l'avait pas trompé. + +Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, trompé dans son pieux +respect. Elle se devait à lui irréprochable, comme se doivent toutes +les mères à leurs enfants. Si la fureur dont il était soulevé arrivait +presque à de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui +qu'envers son père lui-même. + +L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire où celui qui +faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue +mère, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle +succombe alors, elle est lâche, indigne et infâme! + +--C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant ses jambes sous la +table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ça +n'est pas mauvais de vivre à rien faire quand on a une petite aisance. +J'espère que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant. Ma foi, +tant pis si j'attrape quelquefois mal à l'estomac. + +Puis se tournant vers sa femme: + +--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger. +Ça me fera plaisir aussi de le revoir. + +Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, après une absence qui +parut longue à Pierre, bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, Mme +Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre doré de forme +ancienne. + +--Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque tout de suite. + +Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il reçut le portrait, et, +d'un peu loin, à bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mère +le regardait, il leva lentement les yeux sur son frère, pour comparer. +Il faillit dire, emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble à +Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta +sa pensée par la façon dont il comparait la figure vivante à la figure +peinte. + +Elles avaient, certes, des signes communs: la même barbe et le même +front, mais rien d'assez précis pour permettre de déclarer: «Voilà le +père, et voilà le fils.» C'était plutôt un air de famille, une parenté +de physionomies qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus +décisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mère s'était +levée, avait tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur, +le sucre et le cassis dans un placard. + +Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupçonnait! + +--Passe-moi donc ça, disait Roland. + +Pierre tendit la miniature et son père attira la bougie pour bien voir; +puis il murmura d'une voix attendrie: + +--Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça quand nous l'avons connu. +Cristi! comme ça va vite! Il était joli homme, tout de même, à cette +époque, et si plaisant de manière, n'est-ce pas, Louise? + +Comme sa femme ne répondait pas, il reprit: + +--Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur. +Voilà, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à +Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est montré bon ami et fidèle +jusqu'au bout. Même en mourant il ne nous a pas oubliés. + +Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le +contempla quelques instants, puis, avec regret: + +--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses +cheveux blancs. + +Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y jeta un regard rapide, vite +détourné, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle: + +--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son héritier. +Nous le porterons dans ton nouvel appartement. + +Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminée, +près de la pendule, où elle était autrefois. + +Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent des cigarettes. Ils +les fumaient ordinairement l'un en marchant à travers la pièce, l'autre +assis, enfoncé dans un fauteuil, et les jambes croisées. Le père se +mettait toujours à cheval sur une chaise et crachait de loin dans la +cheminée. + +Mme Roland, sur un siège bas, près d'une petite table qui portait la +lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge. + +Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie destinée à la chambre de +Jean. C'était un travail difficile et compliqué dont le début exigeait +toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait +les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait +du mort appuyé contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit +salon en quatre ou cinq enjambées, les mains derrière le dos et la +cigarette aux lèvres, rencontrait chaque fois le regard de sa mère. + +On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte venait de se déclarer entre +eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur +de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait pourtant: «Doit-elle +souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinée!» Et à chaque +retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques secondes à contempler le +visage blond de Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe le hantait. +Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une +personne vivante, méchante, redoutable, entrée soudain dans cette maison +et dans cette famille. + +Tout à coup la sonnette de la rue tinta. + +Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui révéla le trouble de +ses nerfs au docteur. + +Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» Et son oeil anxieux encore +une fois se leva vers la cheminée. + +Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard +des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur pensée soupçonneuse. +Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du +premier coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance entre cette +figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut +peur, une peur brusque et horrible que cette honte fût dévoilée, et se +retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la +glissa sous la pendule sans que son père et son frère l'eussent vu. + +Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère ils lui parurent changés, +troubles et hagards. + +--Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous une tasse de +thé. + +Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa santé, +Pierre disparut par la porte restée ouverte. + +Quand on s'aperçut de son départ, on s'étonna. Jean mécontent, à cause +de la jeune veuve qu'il craignait blessée, murmurait: + +--Quel ours! + +Mme Roland répondit: + +--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et +fatigué d'ailleurs de sa promenade à Trouville. + +--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller +comme un sauvage. + +Mme Rosémilly voulut arranger les choses en affirmant: + +--Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; on se sauve toujours +ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure. + +--Oh! répondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas +sa famille à l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis quelque +temps. + + + +VI + + +Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le père +péchait, Jean s'installait aidé de sa mère, Pierre, très sombre, ne +paraissait plus qu'aux heures des repas. + +Son père lui ayant demandé un soir: + +--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ça n'est pas +d'aujourd'hui que je le remarque! + +Le docteur répondit: + +--C'est que je sens terriblement le poids de la vie. + +Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air désolé: + +--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet +héritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous était +arrivé un accident, comme si nous pleurions quelqu'un! + +--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre. + +--Toi? Qui donc? + +--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop. + +Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne légère +courtisée par son fils, et il demanda: + +--Une femme, sans doute? + +--Oui, une femme. + +--Morte? + +--Non, c'est pis, perdue. + +--Ah! + +Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, faite devant sa +femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il +estimait que ces choses-là ne regardent pas les tiers. + +Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, étant +très pâle. Plusieurs fois déjà son mari, surpris de la voir s'asseoir +comme si elle tombait sur son siège, de l'entendre souffler comme si +elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit: + +--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute +à installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, le +gaillard, puisqu'il est riche. + +Elle remuait la tête sans répondre. + +Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que Roland, de nouveau, la +remarqua. + +--Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te +soigner. + +Puis se tournant vers son fils: + +--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mère. L'as-tu +examinée, au moins? + +Pierre répondit: + +--Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle eût quelque chose. + +Alors Roland se fâcha: + +--Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! A quoi ça te sert-il d'être +docteur alors, si tu ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée? + +Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce +médecin-là ne s'en douterait pas! + +Mme Roland s'était mise à haleter, si blême que son mari s'écria: + +--Mais elle va se trouver mal. + +--Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ... ce n'est rien. + +Pierre s'était approché, et la regardant fixement: + +--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il. + +Elle répétait, d'une voix basse, précipitée: + +--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien. + +Roland était parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la +bouteille à son fils: + +--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tâté son coeur, au moins? + +Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main +d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine. + +--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es +malade. + +Alors elle souleva et lui tendit son bras. + +Elle avait la peau brûlante, les battements du sang tumultueux et +saccadés. Il murmura: + +--En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais +te faire une ordonnance. + +Et comme il écrivait, courbé sur son papier, un bruit léger de soupirs +pressés, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se +retourner soudain. + +Elle pleurait, les deux mains sur la face. + +Roland, éperdu, demandait: + +--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc? + +Elle ne répondait pas et semblait déchirée par un chagrin horrible et +profond. + +Son mari voulut prendre ses mains et les ôter de son visage. Elle +résista, répétant: + +--Non, non, non. + +Il se tourna vers son fils. + +--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi. + +--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs. + +Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait à la voir ainsi +torturée, que cette douleur allégeait son ressentiment, diminuait la +dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait comme un juge satisfait +de sa besogne. + +Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un élan si brusque +qu'on ne put ni le prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer dans +sa chambre. + +Roland et le docteur demeurèrent face à face. + +--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un. + +--Oui, répondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux +qui se déclare souvent à l'âge de maman. Il est probable qu'elle aura +encore beaucoup de crises comme celle-là. + +Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre +semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son +mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de +repos, et, avec des ruses de tortionnaire, réveillait par un seul mot la +douleur un instant calmée. + +Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne +plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait +bien avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et +de mère, quand il sentait combien elle était misérable et désespérée, il +s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par les remords, si meurtri +par la pitié, si désolé de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils, +qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se noyer pour en finir. + +Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait +point, étant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la +faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours +lui-même. Il rentrait aux heures des repas, plein de résolutions +attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès qu'il voyait son oeil, +autrefois si droit et si franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, +il frappait malgré lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui +montait aux lèvres. + +L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'était +un venin qu'il portait à présent dans les veines et qui lui donnait des +envies de mordre à la façon d'un chien enragé. + +Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans cesse, car Jean habitait +maintenant presque tout à fait son nouvel appartement, et il revenait +seulement pour dîner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille. + +Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frère, +qu'il attribuait à la jalousie. Il se promettait bien de le remettre à +sa place, et de lui donner une leçon un jour ou l'autre, car la vie de +famille devenait fort pénible à la suite de ces scènes continuelles. +Mais comme il vivait à part maintenant, il souffrait moins de ces +brutalités; et son amour de la tranquillité le poussait à la patience. +La fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée ne s'arrêtait plus +guère qu'aux choses ayant pour lui un intérêt direct. Il arrivait, +l'esprit plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de la coupe d'une +jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable +pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les +détails de sa maison, de planches posées dans le placard de sa chambre +pour serrer le linge, de portemanteaux installés dans le vestibule, +de sonneries électriques disposées pour prévenir toute pénétration +clandestine dans le logis. + +Il avait été décidé qu'à l'occasion de son installation, on ferait une +partie de campagne à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le thé, +chez lui, après dîner. Roland voulait aller par mer, mais la distance +et l'incertitude où l'on était d'arriver par cette voie, si le vent +contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loué +pour cette excursion. + +On partit vers dix heures afin d'arriver pour le déjeuner. La +grand'route poudreuse se déployait à travers la campagne normande que +les ondulations des plaines et les fermes entourées d'arbres font +ressembler à un parc sans fin. Dans la voiture emportée au trot lent +de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosémilly et le capitaine +Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient +les yeux dans un nuage de poussière. + +C'était l'époque des récoltes mûres. A côté des trèfles d'un vert +sombre, et des betteraves d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la +campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumière +du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places, et dans +les champs attaqués par les faux on voyait les hommes se balancer en +promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile. + +Après deux heures de marche, le break prit un chemin à gauche, passa +près d'un moulin à vent qui tournait, mélancolique épave grise, à moitié +pourrie et condamnée, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra +dans une jolie cour et s'arrêta devant une maison coquette, auberge +célèbre dans le pays. + +La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante, +sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hésitaient devant le +marchepied trop haut. + +Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé de pommiers, des étrangers +déjeunaient déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait dans +l'intérieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle. + +On dut manger dans une chambre, toutes les salles étant pleines. Soudain +Roland aperçut contre la muraille des filets à salicoques. + +--Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet ici? + +--Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit où on en prend le plus de +toute la côte. + +--Bigre! si nous y allions après déjeuner? + +Il se trouvait justement que la marée était basse à trois heures; et +on décida que tout le monde passerait l'après-midi dans les rochers, à +chercher des salicoques. + +On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang à la tête quand on aurait +les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner, +qui fut commandé magnifique et qui devait être prêt dès six heures, +quand on rentrerait. + +Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins +spéciaux employés pour cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à ceux +dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies. + +On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachées sur un +cercle de bois, au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant toujours, +les lui prêta. Puis elle aida les deux femmes à faire une toilette +improvisée pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes, +de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes ôtèrent leurs +chaussettes et achetèrent chez le cordonnier du lieu des savates et des +sabots. + +Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule et la hotte sur le dos. +Mme Rosémilly, dans ce costume, était tout à fait gentille, d'une +gentillesse imprévue, paysanne et hardie. + +La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement relevée et fermée par un +point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les +roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de +petite femme souple et forte. La taille était libre pour laisser aux +mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, pour se couvrir la tête, +un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés, +à qui une branche de tamaris, tenant un côté retroussé, donnait un air +mousquetaire et crâne. + +Jean, depuis son héritage, se demandait tous les jours s'il l'épouserait +ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en faire +sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant +on a le temps de réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant, +car elle ne possédait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en +biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et +cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune était +donc à peu près équivalente, et la jeune veuve assurément lui plaisait +beaucoup. + +En la regardant marcher devant lui ce jour-là, il pensait: «Allons, il +faut que je me décide. Certes, je ne trouverai pas mieux.» + +Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers +la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de +quatre-vingts mètres. Dans l'encadrement des côtes vertes, s'abaissant à +droite et à gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le +soleil, apparaissait au loin, et une voile, à peine visible, avait l'air +d'un insecte là-bas. Le ciel plein de lumière se mêlait tellement +à l'eau qu'on ne distinguait point du tout où finissait l'un et où +commençait l'autre; et les deux femmes, qui précédaient les trois +hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrées dans +leurs corsages. + +Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la cheville mince, la +jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme +Rosémilly. Et cette fuite activait son désir, le poussait aux +résolutions décisives que prennent brusquement les hésitants et les +timides. L'air tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des ajoncs, +des trèfles et des herbes, la senteur marine des roches découvertes, +l'animait encore en le grisant doucement, et il se décidait un peu plus +à chaque pas, à chaque seconde, à chaque regard jeté sur la silhouette +alerte de la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, à lui dire +qu'il l'aimait et qu'il désirait l'épouser. La pêche lui servirait, +facilitant leur tête-à-tête; et ce serait en outre un joli cadre, +un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau +limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des +crevettes. + +Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l'abîme, ils +aperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et +sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte à peu près, +un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés, entassés +les uns sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse et mouvementée +qui courait à perte de vue vers le sud, formée par les éboulements +anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouée, +eût-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombés semblaient les +ruines d'une grande cité disparue qui regardait autrefois l'Océan, +dominée elle-même par la muraille blanche et sans fin de la falaise. + +--Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly. + +Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui offrait la main pour +descendre l'étroit escalier taillé dans la roche. + +Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses +courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdie par le +vide. + +Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut traîner son +père, tellement troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, de +marche en marche, sur son derrière. + +Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, et soudain ils +aperçurent à côté d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu +de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la +falaise. Il se répandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette +qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant en cascade haute de deux +pieds à peine, il s'enfuyait à travers le sentier, où avait poussé un +tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, à +travers la plaine soulevée où s'entassaient les éboulements.--Oh! que +j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly. Mais comment boire? Elle essayait de +recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait à travers les +doigts. Jean eut une idée, mit une pierre dans le chemin; et elle +s'agenouilla dessus afin de puiser à la source même avec ses lèvres qui +se trouvaient ainsi à la même hauteur. + +Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantes semées +par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, +Jean penché vers elle murmura:--Comme vous êtes jolie! Elle répondit, +sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant: + +--Voulez-vous bien vous taire? C'étaient les premières paroles un peu +galantes qu'ils échangeaient. + +--Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne. + +Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, le dos du capitaine +Beausire qui descendait à reculons afin de soutenir par les deux mains +Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours +glisser, calé sur son fond de culotte en se traînant sur les pieds et +sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le précédait +en surveillant ses mouvements. + +Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente +contournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. Mme +Rosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur le galet. Ils +le traversèrent pour gagner les roches. Elles s'étendaient en une +longue et plate surface couverte d'herbes marines et où brillaient +d'innombrables flaques d'eau. La mer basse était là-bas, très loin, +derrière cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir. + +Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches +jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: «En +avant!» et sauta avec résolution dans la première mare rencontrée. + +Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l'eau tout à +l'heure, la jeune femme tournait autour de l'étroit, bassin, à pas +craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses. + +--Voyez-vous quelque chose? disait-elle. + +--Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l'eau. + +--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse pêche. + +Il murmura d'une voix tendre: + +--Oh! de toutes les pêches c'est encore celle que je préférerais faire. + +Elle riait: + +--Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet. + +--Pourtant ... si vous vouliez? + +--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour +le moment. + +--Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n'y a rien ici. + +Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle +s'appuyait un peu craintive, et lui, tout à coup, se sentait envahi par +l'amour, soulevé de désirs, affamé d'elle, comme si le mal qui germait +en lui avait attendu ce jour-là pour éclore. + +Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse plus profonde, où +flottaient sous l'eau frémissante et coulant vers la mer lointaine par +une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorées, +des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager. + +Mme Rosémilly s'écria: + +--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une très grosse là-bas! + +Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le trou résolument, bien +qu'il se mouillât jusqu'à la ceinture. + +Mais la bête remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le +filet. Jean la poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. Quand elle +se sentit bloquée, elle glissa d'un brusque élan par-dessus le lanet, +traversa la mare et disparut. + +La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put +retenir ce cri:--Oh! maladroit. + +Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi traîna son filet dans un fond +plein d'herbes. En le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans +trois grosses salicoques transparentes, cueillies à l'aveuglette dans +leur cachette invisible. + +Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly qui n'osait point les +prendre, par peur de la pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est +armée. + +Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre deux doigts le bout effilé de +leur barbe, elle les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec un +peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouvé une +flaque d'eau moins creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu +suffoquée par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit à +pêcher elle-même. Elle était adroite et rusée, ayant la main souple et +le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à chaque coup, elle ramenait +des bêtes trompées et surprises par la lenteur ingénieuse de sa +poursuite. + +Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas à pas, la +frôlait, se penchait sur elle, simulait un grand désespoir de sa +maladresse, voulait apprendre. + +--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi! + +Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, l'un contre l'autre, dans +l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace +limpide, Jean souriait à cette tête voisine qui le regardait d'en bas, +et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber +dessus. + +--Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne +faut jamais faire deux choses à la fois. + +Il répondit: + +--Je n'en fais qu'une. Je vous aime. + +Elle se redressa, et d'un ton sérieux: + +--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu +la tête? + +--Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le +dire. + +Ils étaient debout maintenant dans la mare salée qui les mouillait +jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyées sur leurs filets, +ils se regardaient au fond des yeux. + +Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié: + +--Que vous êtes malavisé de me parler de ça en ce moment. Ne +pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gâter ma pêche? + +Il murmura: + +--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis +longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grisé à me faire perdre la raison. + +Alors, tout à coup, elle sembla en prendre son parti, se résigner à +parler d'affaires et à renoncer aux plaisirs. + +--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer +tranquillement. + +Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installés +côte à côte, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit: + +--Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant et je ne suis pas une jeune +fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous +pouvons peser toutes les conséquences de nos actes. Si vous vous décidez +aujourd'hui à me déclarer votre amour, je suppose naturellement que vous +désirez m'épouser. + +Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la situation, et il répondit +niaisement: + +--Mais oui. + +--En avez-vous parlé à votre père et à votre mère? + +--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez. + +Elle lui tendit sa main encore mouillée, et comme il y mettait la sienne +avec élan: + +--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais +n'oubliez point, que je ne voudrais pas déplaire à vos parents. + +--Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien prévu et qu'elle vous aimerait +comme elle vous aime si elle ne désirait pas un mariage entre nous? + +--C'est vrai, je suis un peu troublée. + +Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, qu'elle fût si peu +troublée, si raisonnable. Il s'attendait à des gentillesses galantes, à +des refus qui disent oui, à toute une coquette comédie d'amour mêlée à +la pêche, dans le clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait +lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien à se dire +puisqu'ils étaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu +embarrassés tous deux de ce qui s'était passé, si vite, entre eux, un +peu confus même, n'osant plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant +que faire. + +La voix de Roland les sauva: + +--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce +gaillard-là. + +Le capitaine, en effet, faisait une pêche merveilleuse. Mouillé +jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup +d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sûr +de son lanet, toutes les cavités cachées sous les varechs. + +Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, frétillaient au +fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans +sa hotte. + +Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son +mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour se +donner tout entière à cette joie enfantine de ramasser des bêtes sous +les herbes flottantes. + +Roland s'écria tout à coup: + +--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint. + +Elle était restée d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils +n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser à courir dans les roches +et à barboter dans les flaques; et pourtant ils hésitaient à demeurer +ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de +lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait point. + +Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur le galet. + +Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmée par l'air marin, devant +le vaste et doux horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient en même +temps: «Comme il aurait fait bon ici, autrefois.» + +Elle n'osait point parler à Pierre, sachant bien qu'il répondrait une +dureté; et il n'osait pas parler à sa mère sachant aussi que, malgré +lui, il le ferait avec violence. + +Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les +battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou +quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre, +d'un geste lent et machinal. Puis son regard indécis, qui errait devant +elle, aperçut, au milieu des varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme +Rosémilly. Alors elle les suivit, épiant leurs mouvements, comprenant +confusément, avec son instinct de mère, qu'ils ne causaient point +comme tous les jours. Elle les vit se pencher côte à côte quand ils +se regardaient dans l'eau, demeurer debout face à face quand ils +interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher +pour s'engager l'un envers l'autre. + +Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, semblaient seules au +milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de +falaises, quelque chose de grand et de symbolique. + +Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses +lèvres. + +Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit: + +--Qu'est-ce que tu as donc? + +Il ricanait toujours: + +--Je m'instruis. J'apprends comment on se prépare à être cocu. + +Elle eut un sursaut de colère, de révolte, choquée du mot, exaspérée de +ce qu'elle croyait comprendre. + +--Pour qui dis-tu ça? + +--Pour Jean, parbleu! C'est très comique de les voir ainsi! + +Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'émotion: + +--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture même. Ton +frère ne pourrait trouver mieux. + +Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et saccadé: + +--Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes les femmes sont la droiture même +... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah! + +Sans répondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et, +au risque de glisser, de tomber dans les trous cachés sous les herbes, +de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque, +marchant à travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers +son autre fils. + +En la voyant approcher, Jean lui cria: + +--Eh bien? maman, tu te décides? + +Sans répondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: «Sauve-moi, +défends-moi.» + +Il vit son trouble et, très surpris: + +--Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as? + +Elle balbutia: + +--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches. + +Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la pêche pour qu'elle y +prît intérêt. Mais comme elle ne l'écoutait guère, et comme il éprouvait +un besoin violent de se confier à quelqu'un, il l'entraîna plus loin et, +à voix basse: + +--Devine ce que j'ai fait? + +--Mais ... mais ... je ne sais pas. + +--Devine. + +--Je ne ... je ne sais pas + +--Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je désirais l'épouser. + +Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, l'esprit en détresse +au point de ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta: + +--L'épouser + +--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas? + +--Oui ... charmante ... tu as bien fait. + +--Alors tu m'approuves? + +--Oui ... je t'approuve. + +--Comme tu dis ça drôlement. On croirait que ... que ... tu n'es pas +contente. + +--Mais oui ... je suis ... contente. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins bras et l'embrassa à +plein visage, par grands baisers de mère. + +Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où des larmes étaient venues, +elle aperçut là-bas sur la plage un corps étendu sur le ventre, comme un +cadavre, la figure dans le galet: c'était l'autre, Pierre, qui songeait, +désespéré. + +Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout près du flot, et +ils parlèrent longtemps de ce mariage où se rattachait son coeur. + +La mer montant les chassa vers les pêcheurs qu'ils rejoignirent, puis +tout le monde regagna la côte. On réveilla Pierre qui feignait de +dormir; et le dîner fut très long, arrosé de beaucoup de vins. + + + +VII + + +Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillèrent. +Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une épaule +voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors, +cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: «Bien beau +temps,» et retombaient, presque aussitôt, de l'autre côté. + +Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement était si profond +qu'ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausire refusa même de +monter chez Jean où le thé les attendait. On dut le déposer devant sa +porte. + +Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans son logis +nouveau; et une grande joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup +de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée l'appartement qu'elle +habiterait bientôt. + +La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu'elle ferait chauffer +l'eau et servirait elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller les +domestiques, par crainte du feu. + +Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'était encore entré, +afin que la surprise fût complète quand on verrait combien c'était joli. + +Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît. Il voulait allumer les +bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son +père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en ouvrant toute grande la +porte à deux battants. + +La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres de couleur +cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait +d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut une seconde +d'étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura: «Nom d'un chien,» +saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apothéoses. + +Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec une étoffe +vieil or, pareille à celle des sièges. Le grand salon de consultation +très simple, d'un rouge saumon pâle, avait grand air. + +Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau chargé de livres, et +d'une voix grave, un peu forcée: + +--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec +l'assentiment que je vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant +trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une +heureuse solution. + +Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire en regardant Mme Roland; +et Mme Roland, lui prenant la main, la serra. + +Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s'écria: + +--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce +salon. + +Il se mit à déclamer: + +--Si l'humanité seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle +que nous éprouvons pour toute souffrance devait être le mobile de +l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel à votre +pitié, messieurs les jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais nous +avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous +allons soulever devant vous ... + +Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et il s'irritait +des gamineries de son frère, le jugeant, décidément, trop niais et +pauvre d'esprit. + +Mme Roland ouvrit une porte à droite. + +--Voici la chambre à coucher, dit-elle. + +Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tenture était en +cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis +XV--une bergère dans un médaillon que fermaient les becs unis de deux +colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air +galant et champêtre tout à fait gentil. + +--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peu sérieuse, en +entrant dans cette pièce. + +--Cela vous plaît? demanda Jean. + +--Enormément. + +--Si vous saviez comme ça me fait plaisir. + +Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au +fond des yeux. + +Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre à +coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, en entrant, +que la couche était très large, une vraie couche de ménage, choisie par +Mme Roland qui avait prévu sans doute et désiré le prochain mariage de +son fils; et cette précaution de mère lui faisait plaisir cependant, +semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille. + +Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquement la +porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée de trois +fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et le fils avaient +mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce à +meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieries pailletées d'or, à +stores transparents où des perles de verre semblaient des gouttes d'eau, +à éventails cloués aux murs pour maintenir les étoffes, avec ses écrans, +ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes véritables, tous ses +menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et +de bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré que donnent les mains +inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact, +de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le +plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un peu amère dont son +frère se sentit blessé. + +Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gâteaux +s'élevaient en monuments. + +On n'avait guère faim; on suça les fruits et on grignota les pâtisseries +plutôt qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly +demanda la permission de se retirer. + +Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait à sa porte et +partirait immédiatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence +de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère sur le logis afin que son +fils ne manquât de rien. + +--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland. + +Elle hésita, puis répondit: + +--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera. + +Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux, +le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise à Jean; +puis elle passa dans la chambre à coucher, entr'ouvrit le lit, regarda +si la carafe était remplie d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée. + +Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ci encore +froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là de plus en plus +agacé de voir son frère dans ce logis. + +Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout à coup se +leva: + +--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanné ce soir, les +excursions ne lui réussissent pas. + +Jean se sentit soulevé soudain par une de ces promptes et furieuses +colères de débonnaires blessés au coeur. + +Le souffle lui manquait tant son émotion était vive, et il balbutia: + +--Je te défends désormais de dire «la veuve» quand tu parleras de Mme +Rosémilly. + +Pierre se tourna vers lui, hautain: + +--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard? + +Jean aussitôt s'était dressé: + +--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manières envers moi. + +Pierre ricana: + +--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosémilly? + +--Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme. + +L'autre rit plus fort: + +--Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai +plus l'appeler «la veuve». Mais tu as pris une drôle de manière pour +m'annoncer ton mariage. + +--Je te défends de plaisanter ... tu entends ... je te le défends. + +Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cette +ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie. + +Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui +de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltes domptées +depuis quelque temps et de désespoir silencieux, lui montant à la tête, +l'étourdit comme un coup de sang. + +--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends, +je te l'ordonne. + +Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant, +dans ce trouble d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase, +le mot, qui pourrait blesser son frère jusqu'au coeur. + +Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour bien frapper, de ralentir +sa parole pour la rendre plus aiguë: + +--Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour où tu as +commencé à dire «la veuve» parce que tu as compris que cela me faisait +mal. + +Pierre poussa un de ces rires stridents et méprisants qui lui étaient +familiers: + +--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de +quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ... + +Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la plaie de cette âme. + +--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu +furieux quand tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle ne +voulait pas de toi. + +Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition: + +--Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de cette cruche, de cette dinde, +de cette oie grasse? ... + +Jean qui voyait porter ses coups reprit: + +--Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans la +_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir? +Mais tu crèves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivée, tu +es devenu enragé, et tu m'as détesté, et tu l'as montré de toutes les +manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure +sans cracher la bile qui t'étouffe. + +Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sauter +sur son frère et de le prendre à la gorge: + +--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune. + +Jean s'écria: + +--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot à mon +père, à ma mère ou à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser +parce que tu es jaloux! tu cherches querelle à tout le monde parce que +tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus, +tu es devenu venimeux, tu tortures notre mère comme si c'était sa faute! +... + +Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la bouche entr'ouverte, l'oeil +dilaté, en proie à une de ces folies de rage qui font commettre des +crimes. + +Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante: + +--Tais-toi, tais-toi donc! + +--Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma pensée entière; tu m'en +donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu +la railles devant moi, tu me pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je +casserai tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à me respecter. + +--Te respecter, toi? + +--Oui, moi! + +--Te respecter ... toi ... qui nous as tous déshonorés, par ta cupidité! + +--Tu dis? Répète ... répète? ... + +--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour +le fils d'un autre. + +Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effaré devant l'insinuation +qu'il pressentait: + +--Comment? Tu dis ... répète encore? + +--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte, +que tu es le fils de l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un +garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore sa mère. + +--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi +... toi ... qui prononces cette infamie? + +--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en crève de +chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours +à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que +je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affolé de +honte et de douleur, car j'ai deviné d'abord et je sais maintenant. + +--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre à côté! Songe +qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ... + +Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit tout, ses soupçons, +ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait +encore une fois disparu. + +Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, des phrases +d'halluciné. + +Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans la pièce +voisine. Il parlait comme si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait +parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprimé et refermé sa +plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de +crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était mis à marcher comme il +faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant, +dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des +retours de haine contre lui-même, il parlait comme s'il eût confessé +sa misère et la misère des siens, comme s'il eût jeté sa peine à l'air +invisible et sourd où s'envolaient ses paroles. + +Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l'énergie aveugle de son +frère, s'était adossé contre la porte derrière laquelle il devinait que +leur mère les avait entendus. + +Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle +n'était point revenue; donc elle n'avait pas osé. + +Pierre tout à coup frappant du pied, cria: + +--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça! + +Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier. + +Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, réveilla +Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelques secondes +s'étaient écoulées, plus longues que des heures, et son âme s'était +engourdie dans un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait +penser tout à l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant même plus +comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lâcheté. +Il était de la race des temporiseurs qui remettent toujours au +lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une +résolution, il cherchait encore, par instinct, à gagner quelques +moments. + +Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, après les +vociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec +cette lumière vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort +tout à coup qu'il eut envie de se sauver aussi. + +Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur, et il essaya de +réfléchir. + +Jamais il n'avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il est des +hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses +classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé ses études de droit +avec régularité parce que son existence était calme. Toutes les choses +du monde lui paraissaient naturelles sans éveiller autrement son +attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament, +n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette +catastrophe, comme un homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais nagé. + +Il essaya de douter d'abord. Son frère avait menti par haine, et par +jalousie? + +Et pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire de leur +mère une chose pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par le +désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les +nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris +de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux +qu'ils étaient irrésistibles, aussi irrécusables que la certitude. + +Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoir une +volonté. Sa détresse devenait intolérable; et il sentait que, derrière +la porte, sa mère était là qui avait tout entendu et qui attendait. + +Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas +un soupir ne révélait la présence d'un être derrière cette planche. Se +serait-elle sauvée? Mais par où? Si elle s'était sauvée ... elle avait +donc sauté de la fenêtre dans la rue! + +Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il +enfonça plutôt qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre. + +Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, posée sur la commode. + +Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec les volets clos. +Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il +s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. Il y courut et les +ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche, la figure enfouie dans +l'oreiller qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées sur sa tête, +pour ne plus entendre. + +Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie par les épaules, il +la retourna sans qu'elle lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et +qu'elle mordait pour ne pas crier. + +Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, lui communiqua +la secousse de son indicible torture. L'énergie et la force dont elle +retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflée de plumes, +sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît +point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il +reçut, jusqu'à quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple +coeur, fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, même un juge +miséricordieux, il était un homme plein de faiblesse et un fils plein de +tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne +raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains +le corps inerte de sa mère, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa +figure, il cria, en baisant sa robe: + +--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi! + +Elle aurait semblé morte si tous ses membres n'eussent été parcourus +d'un frémissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue. +Il répétait: + +--Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas vrai. Je sais bien que ça n'est +pas vrai. + +Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout à coup elle sanglota dans +l'oreiller. Alors tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis +s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lâchèrent la toile; et il lui +découvrit la face. + +Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupières fermées on +voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui +baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolés qui se mouillaient +à ses larmes, et il disait toujours: + +--Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n'est pas vrai. Ne pleure +pas, je le sais! Ça n'est pas vrai! + +Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de +courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit: + +--Non, c'est vrai, mon enfant. + +Et ils restèrent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques +instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête +pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit: + +--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais +pas, si je mentais. + +Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba à genoux près +du lit en murmurant: + +--Tais-toi, maman, tais-toi. + +Elle s'était levée, avec une résolution et une énergie effrayantes. + +--Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu. + +Et elle marcha vers la porte. + +Il la saisit à pleins bras, criant: + +--Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu? + +--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien à faire +... puisque je suis toute seule. + +Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot +à lui répéter: + +--Maman ... maman ... maman... + +Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette étreinte: + +--Mais non, mais non, je ne suis plus la mère maintenant, je ne suis +plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni +père ni mère, mon pauvre enfant ... adieu. + +Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait +jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force, +puis s'agenouillant et formant une chaîne de ses bras: + +--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je +te garde toujours, tu es à moi. + +Elle murmura d'une voix accablée: + +--Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et +demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus. + +Il répondit avec un si grand élan de si sincère amour:--Oh! moi? moi? +Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tête +par les cheveux, à pleines mains, l'attira avec violence et le baisa +éperdument à travers la figure. + +Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant, +à travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, +dans l'oreille: + +--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et +tu te trompes. Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a sauvé la +vie; mais il ne faut plus que tu me voies. + +Il répéta, en l'étreignant: + +--Maman, ne dis pas ça! + +--Si, mon petit, il faut que je m'en aille. + +Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais +il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu? + +Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille: + +--Ma petite mère, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin +de toi. Et tu vas me jurer de m'obéir, tout de suite. + +--Non, mon enfant. + +--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut. + +--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous à +l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis un mois. +Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tu me regarderas comme +me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh! +... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mère! ... + +--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi. + +--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir +tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux +fassent baisser les miens. + +--Ça n'est pas vrai, maman. + +--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de +ton pauvre frère, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque +je devine son pas dans la maison, mon coeur saute à briser ma poitrine, +lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. Je t'avais +encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu +que je pourrais vivre entre vous deux? + +--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus. + +--Oh! oh! comme si c'était possible! + +--Oui, c'est possible. + +--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frère et toi? Est-ce +que vous n'y penserez plus, vous? + +--Moi. Je te le jure! + +--Mais tu y penseras à toutes les heures du jour. + +--Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu pars, je m'engage et je me +fais tuer. + +Elle fut bouleversée par cette menace puérile et étreignit Jean en le +caressant avec une tendresse passionnée. Il reprit: + +--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois +raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre +huit jours? Tu ne peux pas me refuser ça? + +Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, et le tenant à la +longueur de ses bras: + +--Mon enfant ... tâchons d'être calmes et de ne pas nous attendrir. +Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur +tes lèvres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frère, +si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les +siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je +te suis odieuse comme à lui ... une heure après, tu entends, une heure +après ... je serais partie pour toujours. + +--Maman, je te jure ... + +--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une +créature peut souffrir. A partir du moment où j'ai compris que ton +frère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu'il devinait, minute par +minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été un martyre qu'il +est impossible de t'exprimer. + +Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit +de larmes les yeux de Jean. + +Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa. + +--Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant de choses à te dire pour +que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je +devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ... + +--Dis, maman, dis. + +--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompé ... Tu veux que je +reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous +voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journée dans la +maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver +ton frère derrière elle, pour cela il faut, non pas que tu me +pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en +veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez +fort, assez différent de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le +fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai +assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux +plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne +pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que nous puissions encore vivre +ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai +été la maîtresse de ton père, j'ai été encore plus sa femme, sa vraie +femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette +rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai +toujours, que je n'ai aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute ma +joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi, +pendant si longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je +n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas +rencontré, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de +ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois +tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et toi. +Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais +aimé rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas seulement pleuré, +car j'ai pleuré, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous +sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui tout entière, corps et âme, +pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa +femme comme il a été mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour +l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était toujours +bon et prévenant, mais je n'étais plus pour lui ce que j'avais été. +C'était fini! Oh! que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et +trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrivés +ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il +promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ... +et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il est mort! ... Mais il nous +aimait encore puisqu'il a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à mon +dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu +es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi! +Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que +tu acceptes d'être son fils et que nous parlions de lui quelquefois, +et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nous nous +regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il +est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu +décideras: Jean répondit d'une voix douce: + +--Reste, maman. + +Elle le serra dans ses bras et se remit à pleurer; puis elle reprit, la +joue contre sa joue: + +--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui? + +Jean murmura: + +--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès de lui. + +Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse. + +--Non, je ne puis plus, non! non! + +Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria, l'âme en détresse: + +--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne +sais pas ... trouve ... sauve-moi! + +--Oui, maman, je chercherai. + +--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai +si peur de lui ... si peur! + +--Oui, je trouverai. Je te promets. + +--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand +je le vois. + +Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille: + +--Garde-moi ici, chez toi. + +Il hésita, réfléchit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de +cette combinaison. + +Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments +précis son affolement et sa terreur. + +--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire +demain à Roland que je me suis trouvée malade. + +--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aie du +courage. J'arrangerai tout, je te le promets, dès demain. Je serai +à neuf heures à la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te +reconduire. + +--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin, +craintif et reconnaissant. + +Elle essaya de se lever; mais la secousse avait été trop forte; elle ne +pouvait encore se tenir sur ses jambes. + +Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer de l'alcali, et il lui +lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et +soulagée comme après un accouchement. + +Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand +ils passèrent à l'hôtel de ville. + +Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: «Adieu, maman, +bon courage.» + +Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre, +se dévêtit bien vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des +adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait. + +Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir. + + + +VIII + + +Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan, +car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de +courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa +nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait +mou à ne plus faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit, mou de +corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était point frappé, comme +l'avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans cette +dignité secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accablé par +un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus +chers. + +Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie +ainsi qu'une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu'on +venait de lui révéler. S'il eût appris de toute autre manière le secret +de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un +profond chagrin; mais après sa querelle avec son frère, après cette +délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion poignante +de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter. Le +choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, dans un +irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les saintes +susceptibilités de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'était pas un +homme de résistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins +contre lui-même; il se résigna donc, et par un penchant instinctif, par +un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta +aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui et +l'atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables, et, pour les +écarter, il se décida à des efforts surhumains d'énergie et d'activité. +Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la difficulté fût +tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin impérieux des +solutions immédiates qui constitue toute la force des faibles, +incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs +à démêler et à étudier les situations compliquées, les questions d'ordre +intime, dans les familles troublées, découvrit immédiatement toutes les +conséquences prochaines de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en +envisageait les suites à un point de vue presque professionnel, comme +s'il eût réglé les relations futures de clients après une catastrophe +d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait +impossible. Il l'éviterait facilement en restant chez lui, mais il était +encore inadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toit +que son fils aîné. + +Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant +des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire. + +Mais une idée soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait reçue, un +honnête homme la garderait-il? + +Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida à la donner aux pauvres. +C'était dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme +un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution +virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser +son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait +pauvre. Il n'en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec de +gaz qui brûlait en face de lui de l'autre côté de la rue. Or, comme une +femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme +Rosémilly, et il reçut au coeur la secousse des émotions profondes nées +en nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de +sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à épouser +cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il agir +ainsi, maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle? Elle l'avait +accepté le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais +avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne +valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu'il restituerait +plus tard aux indigents? + +Et dans son âme où l'égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les +intérêts déguisés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers +cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient, puis +s'effaçaient de nouveau. + +Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte +tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture +native. Vingt fois déjà il s'était posé cette question: «Puisque je suis +le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas +naturel que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet argument ne pouvait +empêcher le «non» murmuré par la conscience intime. + +Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais +cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son +vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait +voler mon frère.» + +Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, ayant apaisé sa +conscience, il retourna vers la fenêtre. + +«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l'héritage de ma famille, +que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant +de son père. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde +l'argent de mon père à moi?» + +Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'étant +décidé à l'abandonner intégralement, il consentit donc et se résigna +à garder celle de Maréchal, car en repoussant l'une et l'autre il se +trouverait réduit à la pure mendicité. + +Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la +présence de Pierre dans la famille. Comment l'écarter? Il désespérait de +découvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au +port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée. + +Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu'au jour. + +Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'exécution de son projet +était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il +se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l'attendait enfermée dans +sa chambre. + +--Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais osé descendre. + +On entendit aussitôt Roland qui criait dans l'escalier: + +--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien! + +On ne répondit pas, et il hurla: + +--Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites? + +La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol: + +--V'la, M'sieu, qué qui faut? + +--Où est Madame? + +--Madame est en haut avec M'sieu Jean! + +Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage supérieur: + +--Louise? + +Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit: + +--Quoi? mon ami. + +--On ne mange donc pas, nom d'un chien! + +--Voilà, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean. + +Roland s'écria en apercevant le jeune homme: + +--Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà dans ton logis. + +--Non, père, mais j'avais à causer avec maman ce matin. + +Jean s'avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur +ses doigts l'étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et +imprévue le crispa, l'émotion des séparations et des adieux sans espoir +de retour. + +Mme Roland demanda: + +--Pierre n'est pas arrivé? + +Son mari haussa les épaules: + +--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui. + +Elle se tourna vers Jean: + +--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ça le blesse quand on ne +l'attend pas. + +--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit. + +Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse d'un craintif qui va +se battre. + +Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit: + +--Entrez. + +Il entra. + +L'autre écrivait, penché sur sa table. + +--Bonjour, dit Jean. + +Pierre se leva. + +--Bonjour. + +Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'était passé. + +--Tu ne descends pas déjeuner? + +--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler. + +La voix de l'aîné tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce +qu'il allait faire. + +--On t'attend. + +--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère est en bas? ... + +--Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te chercher. + +--Ah! alors ... je descends. + +Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier; puis il +l'ouvrit d'un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à +table, face à face. + +Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, +et s'étant penché il lui tendit son front à baiser comme il faisait +depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis. +Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les +lèvres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, après ce +simulacre de caresse. + +Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après mon départ?» + +Jean répétait avec tendresse «mère» et «chère maman», prenait soin +d'elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu'ils +avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée! Jean +croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable? + +Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir dit l'horrible chose +l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la +bouche, l'empêchant de manger et de parler. + +Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de quitter +cette maison qui n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus +à lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur +l'heure, n'importe où, sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus +rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours malgré lui, rien +que par sa présence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un +insoutenable supplice. + +Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'écoutant pas, n'entendait +point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère +et prit garde au sens des paroles. + +Jean disait: + +--Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte On parle +de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois +prochain. + +Roland s'étonnait: + +--Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en état de prendre la mer cet +été. + +--Pardon; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première +traversée ait lieu avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux de +la Compagnie et j'ai causé avec un des administrateurs. + +--Ah! ah! lequel? + +--M. Marchand, l'ami particulier du président du conseil +d'administration. + +--Tiens, tu le connais? + +--Oui. Et puis j'avais un petit service à lui demander. + +--Ah! alors tu me feras visiter en grand détail la _Lorraine_ dès +qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas? + +--Certainement, c'est très facile! + +Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une +introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie très +acceptable qu'on mène sur ces grands transatlantiques. On passe plus de +la moitié des mois à terre dans deux villes superbes, New-York et le +Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut même faire +là des connaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui, +très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les +économies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francs par an, +sinon plus ... + +Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, qui témoignaient d'un +profond respect pour la somme et pour le capitaine. + +Jean reprit: + +--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a +cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage, +chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins, +c'est très beau. + +Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le +comprit. + +Alors, après une hésitation, il demanda: + +--Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un +transatlantique? + +--Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections. + +Il y eut un long silence, puis le docteur reprit: + +--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_? + +--Oui, le sept. Et ils se turent. + +Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer +comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait +peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa +famille. Il avait dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant +il ne tendait plus la main devant sa mère! Il n'avait donc aucune +ressource, hors celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain +de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre +toit. Il dit alors, en hésitant un peu: + +--Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi. + +Jean demanda: + +--Pourquoi ne pourrais-tu pas? + +--Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique. + +Roland demeurait stupéfait: + +--Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils? + +Pierre murmura: + +--Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux +meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser +quelques milliers de francs pour m'établir ensuite. + +Son père, aussitôt, fut convaincu: + +--Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille +francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu'en penses-tu, Louise? + +Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible: + +--Je pense que Pierre a raison. + +Roland s'écria: + +--Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup! Il +est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la +Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des +vice-présidents. + +Jean demandait à son frère: + +--Veux-tu que je tâte aujourd'hui même M. Marchand? + +--Oui, je veux bien. + +Pierre reprit, après avoir songé quelques instants: + +--Le meilleur moyen serait peut-être encore d'écrire à mes maîtres de +l'Ecole de médecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent +sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des +professeurs Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la +chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il +suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au +conseil d'administration. + +Jean approuvait tout à fait: + +--Ton idée est excellente, excellente! + +Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable +de s'affliger longtemps. + +--Tu vas leur écrire aujourd'hui même, dit-il. + +--Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de café ce +matin, je suis trop nerveux. + +Il se leva et sortit. + +Alors Jean se tourna vers sa mère: + +--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais? + +--Rien ... Je ne sais pas. + +--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly? + +--Mais ... oui ... oui ... + +--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui. + +--Oui ... oui ... C'est vrai. + +--Pourquoi ça, indispensable?--demanda Roland, habitué d'ailleurs à ne +jamais comprendre ce qu'on disait devant lui. + +--Parce que je lui ai promis d'y aller. + +--Ah! très bien. C'est différent, alors. + +Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient +l'escalier pour prendre leurs chapeaux. + +Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda: + +--Veux-tu mon bras, maman? + +Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher côte +à côte. Elle accepta et s'appuya sur lui. + +Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit: + +--Tu vois que Pierre consent parfaitement à s'en aller. + +Elle murmura: + +--Le pauvre garçon! + +--Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera pas malheureux du tout sur +la _Lorraine_. + +--Non ... je sais bien, mais je pense à tant de choses. + +Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son +fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure +une longue et secrète pensée: + +--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on +est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard. + +Il dit, très bas: + +--Ne parle plus de ça, maman. + +--Est-ce possible? j'y pense tout le temps. + +--Tu oublieras. + +Elle se tut encore, puis, avec un regret profond: + +--Ah! comme j'aurais pu être heureuse en épousant un autre homme! + +A présent, elle s'exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur +sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect +commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son +malheur. C'était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle devait de +l'avoir trompé, d'avoir désespéré un de ses fils et fait à l'autre la +plus douloureuse confession dont pût saigner le coeur d'une mère. + +Elle murmura: «C'est si affreux pour une jeune fille d'épouser un mari +comme le mien.» Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont il avait +cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la notion confuse qu'il portait +depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l'ironie constante de son +frère, l'indifférence dédaigneuse des autres et jusqu'au mépris de la +bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu terrible de sa +mère. Il lui en coûtait moins d'être le fils d'un autre; et après +la grande secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas eu le +contre-coup de révolte, d'indignation et de colère redouté par Mme +Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de +se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse. + +Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly. + +Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d'une +grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait +toute la rade du Havre. + +En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre +les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle +devinait l'intention de sa démarche. + +Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert +de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient +quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles +représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait sur la +première la femme d'un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis +que disparaît à l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la +seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras en +regardant au loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer de vagues +invraisemblables, la barque de l'époux qui va sombrer. + +Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une +classe supérieure de la société. + +Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d'un grand paquebot +qui s'en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil mouillé de +larmes et de regrets. + +Qui a-t-elle laissé derrière elle? + +Puis, la même jeune femme assise près d'une fenêtre ouverte sur l'Océan +est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux +sur le tapis. + +Il est donc mort, quel désespoir! + +Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse +banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de +suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres +femmes, bien qu'on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus +distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû perdre +son fiancé! L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement vers ces +quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en écartait +que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre +expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il +se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné distingué à la +façon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une +sensation de propreté et de rectitude qu'accentuait encore le reste de +l'ameublement. + +Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns +contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs, +immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu'on avait envie +de les friper un peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait le +globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par +Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d'appartement. + +Les deux femmes en s'asseyant modifièrent un peu la place normale de +leurs chaises. + +--Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland. + +--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée. + +Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le +plaisir qu'elle avait pris à cette excursion et à cette pêche. + +--Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce matin mes salicoques. Elles +étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou +l'autre cette partie-là ... + +Le jeune homme l'interrompit: + +--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la première? + +--Comment ça? Mais il me semble qu'elle est finie. + +--Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin, une +pêche que je veux aussi rapporter chez moi. + +Elle prit un air naïf et malin: + +--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouvé? + +--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas +changé d'avis ce matin. + +Elle se mit à sourire: + +--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi. + +Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber +la sienne d'un geste vif et résolu. Et il demanda: + +--Le plus tôt possible, n'est-ce pas? + +--Quand vous voudrez. + +--Six semaines? + +--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mère? + +Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique: + +--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien +voulu Jean, car vous le rendrez très heureux. + +--On fera ce qu'on pourra, maman. + +Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et, +prenant à pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant; +et sous cette caresse nouvelle une émotion puissante gonfla le coeur +malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle éprouvait. +C'était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand +fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille. + +Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se +prirent les mains, et restèrent ainsi, se regardant et se souriant, +tandis que Jean semblait presque oublié d'elles. + +Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer +pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly +parut soudain se souvenir d'un détail et demanda: + +--Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce pas? + +La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut +la mère qui répondit: + +--Oh! non, c'est inutile! + +Puis elle hésita, sentant qu'une explication était nécessaire, et elle +reprit: + +--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que +nous avons décidé. + +Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, +car le bonhomme comptait si peu. + +Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils: + +--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer. + +Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'épouvante de sa maison. + +Ils entrèrent chez Jean. + +Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un gros +soupir comme si cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au lieu de +se reposer, comme elle l'avait dit, elle commença à ouvrir les +armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et +des chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour chercher des +arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son oeil de +ménagère; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les +serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales, +divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge +de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre, +et elle dit: + +--Jean, viens donc voir comme c'est joli. + +Il se leva et admira pour lui faire plaisir. + +Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha de son fauteuil à pas +légers, par derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle +l'embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un +papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main. + +Il demanda: + +--Qu'est-ce que c'est? + +Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du +cadre: + +--Donne! dit-il. + +Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. +Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant +l'appartement, alla l'enfermer à double tour, dans le tiroir de son +bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses +yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante: + +--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. +Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me +rendre compte. + + + +IX + + +Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Rémusot, +Flache et Borriquel, écrites dans les termes les plus flatteurs pour le +Mme Pierre Roland, leur élève, avaient été soumises par M. Marchand au +conseil de la Compagnie transatlantique, appuyées par MM. Poulin, juge +au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au +maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire. + +Il se trouvait que le médecin de la _Lorraine_ n'était pas encore +désigné, et Pierre eut la chance d'être nommé en quelques jours. + +Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par la bonne Joséphine, un +matin, comme il finissait sa toilette. + +Sa première émotion fut celle du condamné à mort à qui on annonce sa +peine commuée; et il sentit immédiatement sa souffrance adoucie un peu +par la pensée de ce départ et de cette vie calme, toujours bercée par +l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante. + +Il vivait maintenant dans la maison paternelle en étranger muet et +réservé. Depuis le soir où il avait laissé s'échapper devant son frère +l'infâme secret découvert par lui, il sentait qu'il avait brisé les +dernières attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir +dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, méchant, et +cependant il était soulagé d'avoir parlé. + +Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mère ou le regard de son +frère. Leurs yeux pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante +et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se +demandait: «Qu'a-t-elle pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle nié? +Que croit mon frère? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?» Il +ne devinait pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque plus +d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'éviter ses questions. + +Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa nomination, il la présenta, +le jour même, à sa famille. Son père, qui avait une grande tendance à se +réjouir de tout, battit des mains. Jean répondit d'un ton sérieux, mais +l'âme pleine de joie: + +--Je te félicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait +beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes +professeurs. + +Et sa mère baissa la tête en murmurant: + +--Je suis bien heureuse que tu aies réussi. + +Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se +renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du médecin de la +_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer près de +lui de tous les détails de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y +devait rencontrer. + +Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il fut reçu dans une +petite chambre de paquebot par un jeune homme à barbe blonde qui +ressemblait à son frère. Ils causèrent longtemps. + +On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense bâtiment une +grande agitation confuse et continue, où la chute des marchandises +entassées dans les cales se mêlait aux pas, aux voix, au mouvement des +machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres et à la +rumeur des chaînes traînées ou enroulées sur les treuils par l'haleine +rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros +navire. + +Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue et se retrouva dans la rue, +une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces +brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent +dans leur épaisseur insaisissable quelque chose de mystérieux et d'impur +comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines. + +En ses heures de plus grande souffrance il ne s'était jamais senti +plongé ainsi dans un cloaque de misère. C'est que la dernière déchirure +était faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de son coeur les +racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas éprouvé encore cette +détresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir. + +Ce n'était plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement +d'une bête sans abri, une angoisse matérielle d'être errant qui n'a plus +de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales +du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant +dans cette chambrette balancée sur les vagues, la chair de l'homme qui +a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'était révoltée +contre l'insécurité de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle +s'était sentie protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé dans la +terre qui le tient, et par la certitude du repos à la même place, sous +le toit qui résiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver +dans la chaleur du logis fermé deviendrait un danger et une constante +souffrance. + +Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et +engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se +perdre par les chemins, mais quelques mètres de planches pour marcher +comme un condamné au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de +jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans +cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il +faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner +aux bords de la couchette étroite pour ne point rouler par terre. Les +jours de calme il entendrait la trépidation ronflante de l'hélice et +sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, régulière, +exaspérante. + +Et il se trouvait condamné à cette vie de forçat vagabond, uniquement +parce que sa mère s'était livrée aux caresses d'un homme. + +Il allait devant lui, défaillant à présent sous la mélancolie désolée +des gens qui vont s'expatrier. + +Il ne se sentait plus au coeur ce mépris hautain, cette haine +dédaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur +parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'être écouté et +consolé. C'était, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va +tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de +son départ. + +Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour +ressentir une vraie et poignante émotion; et le docteur se décida tout +de suite à l'aller voir. + +Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres +au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa +besogne: + +--On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il. + +Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à entreprendre des démarches +nombreuses, sans en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant: + +--Eh bien! les affaires vont-elles? + +Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence était terrible, le +malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait +vendre que des médicaments à bon marché; et les médecins n'y ordonnaient +point ces remèdes rares et compliqués sur lesquels on gagne cinq cents +pour cent. Le bonhomme conclut: + +--Si ça dure encore trois mois comme ça, il faudra fermer boutique. Si +je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais déjà mis à +cirer des bottes. + +Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida brusquement à porter +le coup, puisqu'il le fallait: + +--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous être d'aucun secours. Je +quitte le Havre au commencement du mois prochain. + +Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion fut vive: + +--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là? + +--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami. + +Le vieux demeurait atterré, sentant crouler son dernier espoir, et il se +révolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui +il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi. + +Il bredouilla: + +--Mais vous n'allez pas me trahir à votre tour, vous? + +Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser: + +--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouvé à me caser ici et je +pars comme médecin sur un paquebot transatlantique. + +--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider à vivre! + +--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. Je n'ai pas un sou de +fortune. + +Marowsko répétait: + +--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'à mourir de +faim, moi. À mon âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre +vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal. + +Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il +n'avait pu faire autrement; le Polonais n'écoutait point, révolté de +cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute à des +événements politiques: + +--Vous autres Français, vous ne tenez pas vos promesses. + +Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et le prenant d'un peu haut: + +--Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour se décider à ce que j'ai fait, +il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. +J'espère que je vous retrouverai plus raisonnable. + +Et il sortit. + +--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincère. + +Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il +avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages défilant +dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait +soupçonner sa mère. + +Il hésita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain, +se décidant, il pensa: «Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta +pour retrouver sa rue. + +La brasserie était, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de +fumée. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'était un jour +de fête, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-même servait, +courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant +pleins de mousse. + +Quand Pierre eut trouvé une place, non loin du comptoir, il attendit, +espérant que la bonne le verrait et le reconnaîtrait. + +Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant +menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil. + +Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. Elle accourut: + +--Que désirez-vous, Monsieur? + +Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des +consommations servies. + +--Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit bonjour à ses amis? + +Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressée: + +--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps +aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez? + +--Oui, un bock. + +Quand elle l'apporta, il reprit: + +--Je viens te faire mes adieux. Je pars. + +Elle répondit avec indifférence: + +--Ah bah! Où allez-vous? + +--En Amérique. + +--On dit que c'est un beau pays. + +Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien malavisé pour lui parler +ce jour-là. Il y avait trop de monde au café! + +Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetée il vit la +_Perle_ qui rentrait portant son père et le capitaine Beausire. Le +matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis à l'arrière, fumaient +leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les +voyant passer: «Bienheureux les simples d'esprit.» + +Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tâcher de s'engourdir +dans une somnolence de brute. + +Quand il rentra, le soir, à la maison, sa mère lui dit, sans oser lever +les yeux sur lui: + +--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu +embarrassée. Je t'ai commandé tantôt ton linge de corps et j'ai passé +chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de +choses que je ne connais pas, peut-être? + +Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de rien.» Mais il songea qu'il lui +fallait au moins accepter de quoi se vêtir décemment, et ce fut d'un ton +très calme qu'il répondit: + +--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai à la Compagnie. + +Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa +mère, en la recevant de ses mains, le regarda pour la première fois +depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si +humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui +demandent grâce. + +Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au +port du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de +New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine +flottante où serait désormais emprisonnée sa vie. + +Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mère qui +l'attendait et qui murmura d'une voix à peine intelligible. + +--Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer sur ce bateau? + +--Non, merci, tout est fini. + +Elle murmura: + +--Je désire tant voir ta chambrette. + +--Ce n'est pas la peine. C'est très laid et très petit. + +Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême. + +Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-là même, ne parla +pendant le dîner que de ce magnifique navire et s'étonna beaucoup que +sa femme n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait +s'embarquer dessus. + +Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent. +Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter +tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain très +changé, très adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant +d'aller coucher à bord pour la première fois: + +--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau? + +Roland s'écria: + +--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise? + +--Mais certainement, dit-elle tout bas. + +Pierre reprit: + +--Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neuf heures et +demie au plus tard. + +--Tiens! s'écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien +vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des +jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise? + +--Oui, certainement. + +Roland reprit: + +--De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre +le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais +reconnaître les siens dans le tas. Ça te va? + +--Mais oui, ça me va. C'est entendu. + +Une heure plus tard il était étendu dans son petit lit marin, étroit et +long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant +à tout ce qui s'était passé depuis deux mois dans sa vie, et surtout +dans son âme. À force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, +sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, comme une lame +émoussée. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un +et de quoi que ce fût, et il laissait aller sa révolte à vau-l'eau à la +façon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las +de frapper, las de détester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et +tâchait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le +sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du +navire, bruits légers, à peine perceptibles en cette nuit calme du port; +et de sa blessure jusque-là si cruelle il ne sentait plus aussi que les +tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent. + +Il avait dormi profondément quand le mouvement des matelots le tira de +son repos. Il faisait jour, le train de marée arrivait au quai amenant +les voyageurs de Paris. + +Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affairés, inquiets, +cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se répondant au +hasard, dans l'effarement du voyage commencé. Après qu'il eut salué le +capitaine et serré la main de son compagnon le commissaire du bord, il +entra dans le salon où quelques Anglais sommeillaient déjà dans les +coins. La grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés de filets d'or +prolongeait indéfiniment dans les glaces la perspective de ses longues +tables flanquées de deux lignes illimitées de sièges tournants, en +velours grenat. C'était bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où +devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son +luxe opulent était celui des grands hôtels, des théâtres, des +lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des +millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire +réservée à la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarqué +la veille au soir un grand troupeau d'émigrants, et il descendit dans +l'entrepont. En y pénétrant, il fut saisi par une odeur nauséabonde +d'humanité pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus écoeurante +que celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, dans une sorte de +souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut +des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants étendus sur des planches +superposées ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point +les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette +foule de misérables vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant avec +une femme maigre et des enfants exténués pour une terre inconnue, où ils +espéraient ne point mourir de faim, peut-être. + +Et songeant au travail passé, au travail perdu, aux efforts stériles, à +la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée +par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir où, cette +existence d'abominable misère, le docteur eut envie de leur crier: «Mais +foutez-vous donc à l'eau avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur +fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, ne pouvant supporter +leur vue. + +Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l'attendaient déjà dans sa +cabine. + +--Si tôt, dit-il. + +--Oui, répondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le +temps de te voir un peu. + +Il la regarda. Elle était en noir, comme si elle eût porté un deuil, et +il s'aperçut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier, +devenaient tout blancs à présent. + +Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre personnes dans sa petite +demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restée ouverte on voyait +passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fête, car +tous les amis des embarqués et une armée de simples curieux avaient +envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les +salons, partout, et des têtes s'avançaient jusque dans la chambre tandis +que des voix murmuraient au dehors: «C'est l'appartement du docteur.» + +Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il se sentit enfermé avec les +siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait +leur gêne et leur silence. + +Mme Rosémilly voulut enfin parler: + +--Il vient bien peu d'air par ces petites fenêtres, dit-elle. + +--C'est un hublot, répondit Pierre. + +Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre capable de résister aux +chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le système de +fermeture. Roland à son tour demanda: + +--Tu as ici même la pharmacie? + +Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliothèque de fioles qui +portaient des noms latins sur des carrés de papier blanc. + +Il en prit une pour énumérer les propriétés de la matière qu'elle +contenait, puis une seconde, puis une troisième, et il fit un vrai cours +de thérapeutique qu'on semblait écouter avec grande attention. + +Roland répétait en remuant la tête: + +--Est-ce intéressant cela! + +On frappa doucement contre la porte. + +--Entrez! cria Pierre. + +Et le capitaine Beausire parut. + +Il dit, en tendant la main: + +--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gêner vos épanchements. + +Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommença. + +Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. Des commandements lui +parvenaient à travers la cloison, et il annonça: + +--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la +_Perle_ pour vous voir encore à la sortie, et vous dire adieu en +pleine mer. + +Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la +_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement: + +--Allons, adieu, mon garçon. + +Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte. + +Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baissés, très pâle. + +Sou mari lui toucha le bras: + +--Allons, dépêchons-nous, nous n'avons pas une minute à perdre. + +Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une après +l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot. +Puis il serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son frère en lui +demandant: + +--À quand ton mariage? + +--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coïncider avec un de +tes voyages. + +Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombré +de public, de porteurs de paquets et de marins. + +La vapeur ronflait dans le ventre énorme du navire qui semblait frémir +d'impatience. + +--Adieu, dit Roland toujours pressé. + +--Adieu, répondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois +qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai. + +Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'éloigna. + +--Vite, vite, en voiture! criait le père. + +Un fiacre les attendait qui les conduisit à l'avant-port où Papagris +tenait la _Perle_ toute prête à prendre le large. + +Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de ces jours secs et calmes +d'automne, où la mer polie semble froide et dure comme de l'acier. + +Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent à +ramer. Sur le brise-lames, sur les jetées, jusque sur les parapets +de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la +_Lorraine_. + +La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientôt hors +du môle. + +Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et +il disait: + +--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais là, +juste. + +Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin +possible. Tout à coup Roland s'écria: + +--La voilà. J'aperçois sa mâture et ses deux cheminées. Elle sort du +bassin. + +--Hardi! les enfants, répétait Beausire. + +Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux. + +Roland était debout, cramponné au mât; il annonçait: + +--En ce moment elle évolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus... +Elle se remet en mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... Elle +marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetées!... Entendez-vous la +foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je +vois son avant maintenant... la voilà, la voilà... Nom de Dieu, quel +bateau! Nom de Dieu! regardez donc!... + +Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; les deux hommes cessèrent de +ramer; seule Mme Roland ne remua point. + +L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avait l'air, +devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port. +Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres, +emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier: «Vive la +_Lorraine_!» acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet +enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus +belle fille. + +Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit passage enfermé entre deux +murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et +elle partit toute seule comme un énorme monstre courant sur l'eau. + +--La voilà... la voilà!... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur +nous. + +Et Beausire, radieux, répétait: + +--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur +route? + +Jean, tout bas, dit à sa mère: + +--Regarde, maman, elle approche. + +Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés par les larmes. + +La _Lorraine_ arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du +port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée, +annonça: + +--Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout seul, bien en vue. +Attention! + +Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, +passait presque à toucher la _Perle_. + +Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit +son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui +jetait à deux mains des baisers d'adieu. + +Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit, +effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle +s'efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus. + +Jean lui avait pris la main: + +--Tu as vu? dit-il. + +--Oui, j'ai vu. Comme il est bon! + +Et on retourna vers la ville. + +--Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec une conviction enthousiaste. + +Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eût +fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer +à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce +bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait +plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait +que la moitié de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi +que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait +jamais plus son enfant. + +--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant +un mois? + +Elle balbutia: + +--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal. + +Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite +pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme +Rosémilly, et Roland dit à sa femme: + +--Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean. + +--Oui, répondit la mère. + +Et comme elle avait l'âme trop troublée pour songer à ce qu'elle disait, +elle ajouta: + +--Je suis bien heureuse qu'il épouse Mme Rosémilly. + +Le bonhomme fut stupéfait: + +--Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly? + +--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui même. + +--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette +affaire-là? + +--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d'être +agréé par elle avant de te consulter. + +Roland se frottait les mains: + +--Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument. + +Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François Ier, +sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur +la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumée grise, si +lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume. + + +FIN + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN *** + +***** This file should be named 11131-8.txt or 11131-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/3/11131/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Pierre et Jean + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: February 17, 2004 [EBook #11131] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +</pre> + + + + +<h1>PIERRE & JEAN</h1> + +<h2>GUY DE MAUPASSANT</h2> + + + + + + + + + + +<h3>«LE ROMAN»</h3> + + +<p>Je n'ai point l'intention de plaider ici pour +le petit roman qui suit. Tout au contraire +les idées que je vais essayer de faire comprendre +entraîneraient plutôt la critique +du genre d'étude psychologique que j'ai +entrepris dans <i>Pierre et Jean</i>.</p> + +<p>Je veux m'occuper du Roman en général.</p> + +<p>Je ne suis pas le seul à qui le même reproche +soit adressé par les mêmes critiques, +chaque fois que paraît un livre nouveau.</p> + +<p>Au milieu de phrases élogieuses, je trouve +régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes:</p> + +<p>—Le plus grand défaut de cette oeuvre +c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement +parler.</p> + +<p>On pourrait répondre par le même argument.</p> + +<p>—Le plus grand défaut de l'écrivain qui +me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il +n'est pas un critique.</p> + +<p>Quels sont en effet les caractères essentiels +du critique?</p> + +<p>Il faut que, sans parti pris, sans opinions +préconçues, sans idées d'école, sans attaches +avec aucune famille d'artistes, il comprenne, +distingue et explique toutes les +tendances les plus opposées, les tempéraments +les plus contraires, et admette les +recherches d'art les plus diverses.</p> + +<p>Or, le critique qui, après <i>Manon Lescaut, +Paul et Virginie, Don Quichotte, les Liaisons +dangereuses, Werther, les Affinités électives, +Clarisse Harlowe, Émile, Candide, +Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires, +Mauprat, le Père Goriot, la Cousine +Bette, Colomba, le Rouge et le Noir, +Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de +Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe, +M. de Camors, l'Assommoir, Sapho</i>, etc., +ose encore écrire: «Ceci est un roman et +cela n'en est pas un», me paraît doué d'une +perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.</p> + +<p>Généralement ce critique entend par roman +une aventure plus ou moins vraisemblable, +arrangée à la façon d'une pièce de +théâtre en trois actes dont le premier contient +l'exposition, le second l'action et le +troisième le dénouement.</p> + +<p>Cette manière de composer est absolument +admissible à la condition qu'on acceptera +également toutes les autres.</p> + +<p>Existe-t-il des règles pour faire un roman, +en dehors desquelles une histoire écrite devrait +porter un autre nom?</p> + +<p>Si <i>Don Quichotte</i> est un roman, le <i>Rouge +et le Noir</i> en est-il un autre? Si <i>Monte-Cristo</i> +est un roman, <i>l'Assommoir</i> en est-il +un? Peut-on établir une comparaison +entre les <i>Affinités électives</i> de Goethe, les +<i>Trois Mousquetaires</i> de Dumas, <i>Madame Bovary</i> +de Flaubert, <i>M. de Camors</i> de M.O. +Feuillet et <i>Germinal</i> de M. Zola? Laquelle +de ces oeuvres est un roman? Quelles sont +ces fameuses règles? D'où viennent-elles? +Qui les a établies? En vertu de quel principe, +de quelle autorité et de quels raisonnements?</p> + +<p>Il semble cependant que ces critiques +savent d'une façon certaine, indubitable, +ce qui constitue un roman et ce qui le distingue +d'un autre, qui n'en est pas un. Cela +signifie tout simplement, que, sans être des +producteurs, ils sont enrégimentés dans une +école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers +eux-mêmes, toutes les oeuvres +conçues et exécutées en dehors de leur +esthétique.</p> + +<p>Un critique intelligent devrait, au contraire, +rechercher tout ce qui ressemble le +moins aux romans déjà faits, et pousser +autant que possible les jeunes gens à tenter +des voies nouvelles.</p> + +<p>Tous les écrivains, Victor Hugo comme +M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit +absolu, droit indiscutable, de composer, +c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant +leur conception personnelle de l'art. Le +talent provient de l'originalité, qui est une +manière spéciale de penser, de voir, de comprendre +et de juger. Or, le critique qui prétend +définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en +fait d'après les romans qu'il aime, et établir +certaines règles invariables de composition, +luttera toujours contre un tempérament d'artiste +apportant une manière nouvelle. Un critique, +qui mériterait absolument ce nom, ne +devrait être qu'un analyste sans tendances, +sans préférences, sans passions, et, comme +un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur +artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. +Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber +assez complètement sa personnalité +pour qu'il puisse découvrir et vanter les +livres même qu'il n'aime pas comme homme +et qu'il doit comprendre comme juge.</p> + +<p>Mais la plupart des critiques ne sont, en +somme, que des lecteurs, d'où il résulte +qu'ils nous gourmandent presque toujours +à faux ou qu'ils nous complimentent sans +réserve et sans mesure.</p> + +<p>Le lecteur, qui cherche uniquement dans +un livre à satisfaire la tendance naturelle de +son esprit, demande à l'écrivain de répondre +à son goût prédominant, et il qualifie invariablement +de remarquable ou de <i>bien écrit</i>, +l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination +idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse +ou positive.</p> + +<p>En somme, le public est composé de +groupes nombreux qui nous crient:</p> + +<p>—Consolez-moi.</p> + +<p>—Amusez-moi.</p> + +<p>—Attristez-moi.</p> + +<p>—Attendrissez-moi.</p> + +<p>—Faites-moi rêver.</p> + +<p>—Faites-moi rire.</p> + +<p>—Faites-moi frémir.</p> + +<p>—Faites-moi pleurer.</p> + +<p>—Faites-moi penser.</p> + +<p>Seuls, quelques esprits d'élite demandent +à l'artiste:</p> + +<p>—Faites-moi quelque chose de beau, +dans la forme qui vous conviendra le +mieux, suivant votre tempérament.</p> + +<p>L'artiste essaie, réussit ou échoue.</p> + +<p>Le critique ne doit apprécier le résultat +que suivant la nature de l'effort; et il n'a +pas le droit de se préoccuper des tendances.</p> + +<p>Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra +toujours le répéter.</p> + +<p>Donc, après les écoles littéraires qui ont +voulu nous donner une vision déformée, +surhumaine, poétique, attendrissante, charmante +ou superbe de la vie, est venue une +école réaliste ou naturaliste qui a prétendu +nous montrer la vérité, rien que la vérité +et toute la vérité.</p> + +<p>Il faut admettre avec un égal intérêt ces +théories d'art si différentes et juger les +oeuvres qu'elles produisent, uniquement au +point de vue de leur valeur artistique en +acceptant <i>a priori</i> les idées générales d'où +elles sont nées.</p> + +<p>Contester le droit d'un écrivain de faire +une oeuvre poétique ou une oeuvre réaliste, +c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament, +récuser son originalité, ne pas +lui permettre de se servir de l'oeil et de +l'intelligence que la nature lui a donnés.</p> + +<p>Lui reprocher de voir les choses belles +ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou +sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé +de telle ou telle façon et de ne pas avoir +une vision concordant avec la nôtre.</p> + +<p>Laissons-le libre de comprendre, d'observer, +de concevoir comme il lui plaira, pourvu +qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement +exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui +que son rêve est médiocre, banal, pas +assez fou ou magnifique. Mais si nous +jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi +la vérité dans la vie diffère de la vérité dans +son livre.</p> + +<p>Il est évident que des écoles si différentes +ont dû employer des procédés de composition +absolument opposés.</p> + +<p>Le romancier qui transforme la vérité +constante, brutale et déplaisante, pour en +tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, +doit, sans souci exagéré de la vraisemblance, +manipuler les événements à son +gré, les préparer et les arranger pour plaire +au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le +plan de son roman n'est qu'une série de +combinaisons ingénieuses conduisant avec +adresse au dénouement. Les incidents sont +disposés et gradués vers le point culminant +et l'effet de la fin, qui est un événement capital +et décisif, satisfaisant toutes les curiosités +éveillées au début, mettant une barrière +à l'intérêt, et terminant si complètement +l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir +ce que deviendront, le lendemain, les +personnages les plus attachants.</p> + +<p>Le romancier, au contraire, qui prétend +nous donner une image exacte delà vie, doit +éviter avec soin tout enchaînement d'événements +qui paraîtrait exceptionnel. Son +but n'est point de nous raconter une histoire, +de nous amuser ou de nous attendrir, +mais de nous forcer à penser, à comprendre +le sens profond et caché des événements. A +force d'avoir vu et médité il regarde l'univers, +les choses, les faits et les hommes +d'une certaine façon qui lui est propre et +qui résulte de l'ensemble de ses observations +réfléchies. C'est cette vision personnelle du +monde qu'il cherche à nous communiquer +en la reproduisant dans un livre. Pour nous +émouvoir, comme il l'a été lui-même par le +spectacle de la vie, il doit la reproduire +devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. +Il devra donc composer son +oeuvre d'une manière si adroite, si dissimulée, +et d'apparence si simple, qu'il soit +impossible d'en apercevoir et d'en indiquer +le plan, de découvrir ses intentions.</p> + +<p>Au lieu de machiner une aventure et de +la dérouler de façon à la rendre intéressante +jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses +personnages à une certaine période de leur +existence et les conduira, par des transitions +naturelles, jusqu'à la période suivante. Il +montrera de cette façon, tantôt comment +les esprits se modifient sous l'influence des +circonstances environnantes, tantôt comment +se développent les sentiments et les +passions, comment on s'aime, comment on +se hait, comment on se combat dans tous +les milieux sociaux, comment luttent les +intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les +intérêts de famille, les intérêts politiques.</p> + +<p>L'habileté de son plan ne consistera donc +point dans l'émotion ou dans le charme, +dans un début attachant ou dans une catastrophe +émouvante, mais dans le groupement +adroit de petits faits constants d'où +se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il +fait tenir dans trois cents pages dix ans +d'une vie pour montrer quelle a été, au +milieu de tous les êtres qui l'ont entourée, +sa signification particulière et bien caractéristique, +il devra savoir éliminer, parmi +les menus événements innombrables et +quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, +et mettre en lumière, d'une façon spéciale, +tous ceux qui seraient demeurés inaperçus +pour des observateurs peu clairvoyants et qui +donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.</p> + +<p>On comprend qu'une semblable manière +de composer, si différente de l'ancien procédé +visible à tous les yeux, déroute souvent +les critiques, et qu'ils ne découvrent +pas tous les fils si minces, si secrets, presque +invisibles, employés par certains artistes +modernes à la place de la ficelle unique +qui avait nom: l'Intrigue.</p> + +<p>En somme, si le Romancier d'hier choisissait +et racontait les crises de la vie, les +états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier +d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur, +de l'âme et de l'intelligence à l'état normal. +Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire +l'émotion de la simple réalité et pour +dégager l'enseignement artistique qu'il en +veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce +qu'est véritablement l'homme contemporain +devant ses yeux, il devra n'employer que des +faits d'une vérité irrécusable et constante.</p> + +<p>Mais en se plaçant au point de vue même +de ces artistes réalistes, on doit discuter et +contester leur théorie qui semble pouvoir +être résumée par ces mots: «Rien que la +vérité et toute la vérité.»</p> + +<p>Leur intention étant de dégager la philosophie +de certains faits constants et courants, +ils devront souvent corriger les événements +au profit de la vraisemblance et au +détriment de la vérité, car:</p> + +<p>Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.</p> + +<p>Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, +non pas à nous montrer la photographie banale +de la vie, mais à nous en donner la vision +plus complète, plus saisissante, plus +probante que la réalité même.</p> + +<p>Raconter tout serait impossible, car il faudrait +alors un volume au moins par journée, +pour énumérer les multitudes d'incidents +insignifiants qui emplissent notre existence. +Un choix s'impose donc,—ce qui estime +première atteinte à la théorie de toute la +vérité.</p> + +<p>La vie, en outre, est composée des choses +les plus différentes, les plus imprévues, +les plus contraires, les plus disparates; elle +est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine +de catastrophes inexplicables, illogiques et +contradictoires qui doivent être classées au +chapitre <i>faits divers</i>.</p> + +<p>Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son +thème, ne prendra dans cette vie encombrée +de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera +tout le reste, tout l'à-côté.</p> + +<p>Un exemple entre mille:</p> + +<p>Le nombre des gens qui meurent chaque +jour par accident est considérable sur la +terre. Mais pouvons-nous faire tomber une +tuile sur la tête d'un personnage principal, +ou le jeter sous les roues d'une voiture, au +milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut +faire la part de l'accident?</p> + +<p>La vie encore laisse tout au même plan, +précipite les faits ou les traîne indéfiniment. +L'art, au contraire, consiste à user de précautions +et de préparations, à ménager des +transitions savantes et dissimulées, à mettre +en pleine lumière, par la seule adresse de +la composition, les événements essentiels et +à donner à tous les autres le degré de relief +qui leur convient, suivant leur importance, +pour produire la sensation profonde de la +vérité spéciale qu'on veut montrer.</p> + +<p>Faire vrai consiste donc à donner l'illusion +complète du vrai, suivant la logique +ordinaire des faits, et non à les transcrire +servilement dans le pêle-mêle de leur succession.</p> + +<p>J'en conclus que les Réalistes de talent +devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes.</p> + +<p>Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la +réalité puisque nous portons chacun la nôtre +dans notre pensée et dans nos organes. Nos +yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût +différents créent autant de vérités qu'il y a +d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui +reçoivent les instructions de ces organes, +diversement impressionnés, comprennent, +analysent et jugent comme si chacun de +nous appartenait à une autre race.</p> + +<p>Chacun de nous se fait donc simplement +une illusion du monde, illusion poétique, +sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou +lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a +d'autre mission que de reproduire fidèlement +cette illusion avec tous les procédés +d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.</p> + +<p>Illusion du beau qui est une convention +humaine! Illusion du laid qui est une opinion +changeante! Illusion du vrai jamais +immuable! Illusion de l'ignoble qui attire +tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux +qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.</p> + +<p>Ne nous fâchons donc contre aucune théorie +puisque chacune d'elles est simplement +l'expression généralisée d'un tempérament +qui s'analyse.</p> + +<p>Il en est deux surtout qu'on a souvent +discutées en les opposant l'une à l'autre au +lieu de les admettre l'une et l'autre, celle +du roman d'analyse pure et celle du roman +objectif. Les partisans de l'analyse demandent +que l'écrivain s'attache à indiquer les +moindres évolutions d'un esprit et tous les +mobiles les plus secrets qui déterminent nos +actions, en n'accordant au fait lui-même +qu'une importance très secondaire. Il est +le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte +du roman. Il faudrait donc, d'après eux, +écrire ces oeuvres précises et rêvées où l'imagination +se confond avec l'observation, à la +manière d'un philosophe composant un livre +de psychologie, exposer les causes en les +prenant aux origines les plus lointaines, dire +tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner +toutes les réactions de l'âme agissant +sous l'impulsion des intérêts, des passions +ou des instincts.</p> + +<p>Les partisans de l'objectivité, (quel vilain +mot!) prétendant, au contraire, nous donner +la représentation exacte de ce qui a lieu dans +la vie, évitent avec soin toute explication +compliquée, toute dissertation sur les motifs, +et se bornent à faire passer sous nos yeux +les personnages et les événements.</p> + +<p>Pour eux, la psychologie doit être cachée +dans le livre comme elle est cachée +en réalité sous les faits dans l'existence.</p> + +<p>Le roman conçu de cette manière y gagne +de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de +la couleur, de la vie remuante.</p> + +<p>Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état +d'esprit d'un personnage, les écrivains +objectifs cherchent l'action ou le geste que +cet état d'âme doit faire accomplir fatalement +à cet homme dans une situation déterminée. +Et ils le font se conduire de telle +manière, d'un bout à l'autre du volume, +que tous ses actes, tous ses mouvements, +soient le reflet de sa nature intime, de toutes +ses pensées, de toutes ses volontés ou de +toutes ses hésitations. Ils cachent donc la +psychologie au lieu de l'étaler, ils en font +la carcasse de l'oeuvre, comme l'ossature +invisible est la carcasse du corps humain. +Le peintre qui fait notre portrait ne montre +pas notre squelette.</p> + +<p>Il me semble aussi que le roman exécuté +de cette façon y gagne en sincérité. Il est +d'abord plus vraisemblable, car les gens +que nous voyons agir autour de nous ne +nous racontent point les mobiles auxquels +ils obéissent.</p> + +<p>Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, +à force d'observer les hommes, nous pouvons +déterminer leur nature assez exactement +pour prévoir leur manière d'être dans +presque toutes les circonstances, si nous +pouvons dire avec précision: «Tel homme +de tel tempérament, dans tel cas, fera +ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions +déterminer, une à une, toutes les +secrètes évolutions de sa pensée qui n'est +pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations +de ses instincts qui ne sont pas +pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses +de sa nature dont les organes, les nerfs, +le sang, la chair, sont différents des nôtres.</p> + +<p>Quel que soit le génie d'un homme faible, +doux, sans passions, aimant uniquement la +science et le travail, jamais il ne pourra se +transporter assez complètement dans l'âme +et dans le corps d'un gaillard exubérant, +sensuel, violent, soulevé par tous les désirs +et même par tous les vices, pour comprendre +et indiquer les impulsions et les sensations +les plus intimes de cet être si différent, alors +même qu'il peut fort bien prévoir et raconter +tous les actes de sa vie.</p> + +<p>En somme, celui qui fait de la psychologie +pure ne peut que se substituer à tous +ses personnages dans les différentes situations +où il les place, car il lui est impossible +de changer ses organes, qui sont les +seuls intermédiaires entre la vie extérieure +et nous, qui nous imposent leurs perceptions, +déterminent notre sensibilité, créent en +nous une âme essentiellement différente de +toutes celles qui nous entourent. Notre vision, +notre connaissance du monde acquise +par le secours de nos sens, nos idées sur +la vie, nous ne pouvons que les transporter +en partie dans tous les personnages dont +nous prétendons dévoiler l'être intime et +inconnu. C'est donc toujours nous que nous +montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, +d'un voleur ou d'un honnête homme, +d'une courtisane, d'une religieuse, d'une +jeune fille ou d'une marchande aux halles, +car nous sommes obligés de nous poser +ainsi le problème: «Si <i>j'</i>étais roi, assassin, +voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou +marchande aux halles, qu'est-ce que <i>je</i> +ferais, qu'est-ce que <i>je</i> penserais, comment +est-ce que <i>j'</i>agirais?» Nous ne diversifions +donc nos personnages qu'en changeant +l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les +circonstances de la vie de notre <i>moi</i> que la +nature a entouré d'une barrière d'organes +infranchissable.</p> + +<p>L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître +ce <i>moi</i> par le lecteur sous tous les +masques divers qui nous servent à le cacher.</p> + +<p>Mais si, au seul point de vue de la complète +exactitude, la pure analyse psychologique +est contestable, elle peut cependant +nous donner des oeuvres d'art aussi belles +que toutes les autres méthodes de travail.</p> + +<p>Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi +pas? Leur rêve d'artistes est respectable; +et ils ont cela de particulièrement +intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament +l'extrême difficulté de l'art.</p> + +<p>Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, +bien outrecuidant ou bien sot, pour +écrire encore aujourd'hui! Après tant de +maîtres aux natures si variées, au génie si +multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été +fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? +Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit +une page, une phrase qui ne se trouve déjà, +à peu près pareille, quelque part. Quand +nous lisons, nous, si saturés d'écriture française +que notre corps entier nous donne l'impression +d'être une pâte faite avec des mots, +trouvons-nous jamais une ligne, une pensée +qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons +eu, au moins, le confus pressentiment?</p> + +<p>L'homme qui cherche seulement à amuser +son public par des moyens déjà connus, +écrit avec confiance, dans la candeur de sa +médiocrité, des oeuvres destinées à la foule +ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur qui +pèsent tous les siècles de la littérature +passée, ceux que rien ne satisfait, que tout +dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui +tout semble défloré déjà, à qui leur oeuvre +donne toujours l'impression d'un travail +inutile et commun, en arrivent à juger l'art +littéraire une chose insaisissable, mystérieuse, +que nous dévoilent à peine quelques +pages des plus grands maîtres.</p> + +<p>Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup +nous font tressaillir jusqu'au coeur comme +une révélation surprenante; mais les vers +suivants ressemblent à tous les vers, la +prose qui coule ensuite ressemble à toutes +les proses.</p> + +<p>Les hommes de génie n'ont point, sans +doute, ces angoisses et ces tourments, parce +qu'ils portent en eux une force créatrice +irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes. +Les autres, nous autres qui sommes simplement +des travailleurs conscients et +tenaces, nous ne pouvons lutter contre l'invincible +découragement que par la continuité +de l'effort.</p> + +<p>Deux hommes par leurs enseignements +simples et lumineux m'ont donné cette +force de toujours tenter: Louis Bouilhet et +Gustave Flaubert.</p> + +<p>Si je parle ici d'eux et de moi c'est que +leurs conseils, résumés en peu de lignes, +seront peut-être utiles à quelques jeunes +gens moins confiants en eux-mêmes qu'on +ne l'est d'ordinaire quand on débute dans +les lettres.</p> + +<p>Bouilhet, que je connus le premier d'une +façon un peu intime, deux ans environ avant +de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me +répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent +à la réputation d'un artiste, s'ils sont +irréprochables et s'ils contiennent l'essence +du talent et de l'originalité d'un homme +même de second ordre, me fît comprendre +que le travail continuel et la connaissance +profonde du métier peuvent, un jour de +lucidité, de puissance et d'entraînement, +par la rencontre heureuse d'un sujet concordant +bien avec toutes les tendances de +notre esprit, amener cette éclosion de l'oeuvre +courte, unique et aussi parfaite que nous la +pouvons produire.</p> + +<p>Je compris ensuite que les écrivains les +plus connus n'ont presque jamais laissé plus +d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir +cette chance de trouver et de discerner, +au milieu de la multitude des matières qui +se présentent à notre choix, celle qui absorbera +toutes nos facultés, toute notre valeur, +toute notre puissance artiste.</p> + +<p>Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, +se prit d'affection pour moi. J'osai +lui soumettre quelques essais. Il les lut avec +bonté et me répondit: «Je ne sais pas si +vous aurez du talent. Ce que vous m'avez +apporté prouve une certaine intelligence, +mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que +le talent—suivant le mot de Chateaubriand—n'est +qu'une longue patience. Travaillez.»</p> + +<p>Je travaillai, et je revins souvent chez lui, +comprenant que je lui plaisais, car il s'était +mis à m'appeler, en riant, son disciple.</p> + +<p>Pendant sept ans je fis des vers, je fis +des contes, je fis des nouvelles, je fis même +un drame détestable. Il n'en est rien resté. +Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant, +en déjeunant, développait ses critiques +et enfonçait en moi, peu à peu, deux +ou trois principes qui sont le résumé de +ses longs et patients enseignements. «Si on +a une originalité, disait-il, il faut avant tout +la dégager; si on n'en a pas, il faut en acquérir +une.»</p> + +<p>—Le talent est une longue patience.—Il +s'agit de regarder tout ce qu'on veut +exprimer assez longtemps et avec assez d'attention +pour en découvrir un aspect qui +n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans +tout, de l'inexploré, parce que nous sommes +habitués à ne nous servir de nos yeux +qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé +avant nous sur ce que nous contemplons. La +moindre chose contient un peu d'inconnu. +Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe +et un arbre dans une plaine, demeurons en +face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce +qu'ils ne ressemblent plus, pour nous, à +aucun autre arbre et à aucun autre feu.</p> + +<p>C'est de cette façon qu'on devient original.</p> + +<p>Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y +a pas, de par le monde entier, deux grains +de sable, deux mouches, deux mains ou deux +nez absolument pareils, il me forçait à +exprimer, en quelques phrases, un être ou +un objet de manière à le particulariser nettement, +à le distinguer de tous les autres +êtres ou de tous les autres objets de même +race ou de même espèce.</p> + +<p>«Quand vous passez, me disait-il, devant +un épicier assis sur sa porte, devant un concierge +qui fume sa pipe, devant une station +de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce +concierge, leur pose, toute leur apparence +physique contenant aussi, indiquée par +l'adresse de l'image, toute leur nature morale, +de façon à ce que je ne les confonde +avec aucun autre épicier ou avec aucun autre +concierge, et faites-moi voir, par un seul +mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble +pas aux cinquante autres qui le +suivent et le précèdent.»</p> + +<p>J'ai développé ailleurs ses idées sur le +style. Elles ont de grands rapports avec la +théorie de l'observation que je viens d'exposer. +Quelle que soit la chose qu'on veut dire, +il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un +verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour +la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à +ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe +et cet adjectif, et ne jamais se contenter de +l'à peu près, ne jamais avoir recours à des +supercheries, même heureuses, à des clowneries +de langage pour éviter la difficulté.</p> + +<p>On peut traduire et indiquer les choses +les plus subtiles en appliquant ce vers de +Boileau:</p> + + +<p>D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.</p> + + +<p>Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, +compliqué, nombreux et chinois qu'on nous +impose aujourd'hui sous le nom d'écriture +artiste, pour fixer toutes les nuances de la +pensée; mais il faut discerner avec une extrême +lucidité toutes les modifications de la +valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. +Ayons moins de noms, de verbes et +d'adjectifs aux sens presque insaisissables, +mais plus de phrases différentes, diversement +construites, ingénieusement coupées, +pleines de sonorités et de rythmes savants. +Efforçons-nous d'être des stylistes excellents +plutôt que des collectionneurs de termes +rares.</p> + +<p>Il est, en effet, plus difficile de manier la +phrase à son gré, de lui faire tout dire, même +ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus, +d'intentions secrètes et non formulées, +que d'inventer des expressions nouvelles +ou de rechercher, au fond de vieux +livres inconnus, toutes celles dont nous +avons perdu l'usage et la signification, et qui +sont pour nous comme des verbes morts.</p> + +<p>La langue française, d'ailleurs, est une +eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais +pu et ne pourront jamais troubler. Chaque +siècle a jeté dans ce courant limpide, ses +modes, ses archaïsmes prétentieux et ses +préciosités, sans que rien surnage de ces +tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. +La nature de cette langue est d'être +claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse +pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.</p> + +<p>Ceux qui font aujourd'hui des images, sans +prendre garde aux termes abstraits, ceux +qui font tomber la grêle ou la pluie sur la +<i>propreté</i> des vitres, peuvent aussi jeter des +pierres à la simplicité de leurs confrères! +Elles frapperont peut-être les confrères qui +ont un corps, mais n'atteindront jamais la +simplicité qui n'en a pas.</p> + + +<p>GUY DE MAUPASSANT.</p> + +<p>La Guillette, Étretat, septembre 1887.</p><br><br><br> + + + + + + + + +<h2>PIERRE ET JEAN</h2><br><br> + + + +<h3>I</h3> + + +<p>—Zut! s'écria tout à coup le père Roland +qui depuis un quart d'heure demeurait immobile, +les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par +moments, d'un mouvement très léger, sa ligne +descendue au fond de la mer.</p> + +<p>Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, +à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie +de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers +son mari:</p> + +<p>—Eh bien!... eh bien!... Gérôme!</p> + +<p>Le bonhomme furieux répondit:</p> + +<p>—Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je +n'ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher +qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer +toujours trop tard.</p> + +<p>Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, +l'un à bâbord, l'autre à tribord, chacun une +ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en +même temps et Jean répondit:</p> + +<p>—-Tu n'es pas galant pour notre invitée, +papa.</p> + +<p>M. Roland fut confus et s'excusa:</p> + +<p>—Je vous demande pardon, madame Rosémilly, +je suis comme ça. J'invite des dames +parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, +dès que je sens de l'eau sous moi, je ne pense +plus qu'au poisson.</p> + +<p>Mme Roland s'était tout à fait réveillée et +regardait d'un air attendri le large horizon de +falaises et de mer. Elle murmura:</p> + +<p>—Vous avez cependant fait une belle +pêche.</p> + +<p>Mais son mari remuait la tête pour dire non, +tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le +panier où le poisson capturé par les trois hommes +palpitait vaguement encore, avec un bruit +doux d'écailles gluantes et de nageoires soulevées, +d'efforts impuissants et mous, et de +bâillements dans l'air mortel.</p> + +<p>Le père Roland saisit la manne entre ses +genoux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le +flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, +et leur palpitation d'agonie s'accentua, et +l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur +de marée, monta du ventre plein de la corbeille.</p> + +<p>Le vieux pêcheur la huma vivement, comme +on sent des rosés, et déclara:</p> + +<p>—Cristi! ils sont frais, ceux-là!</p> + +<p>Puis il continua:</p> + +<p>—Combien en as-tu pris, toi, docteur?</p> + +<p>Son fils aîné, Pierre, un homme de trente +ans à favoris noirs coupés comme ceux des +magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:</p> + +<p>—Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.</p> + +<p>Le père se tourna vers le cadet:</p> + +<p>—Et toi, Jean?</p> + +<p>Jean, un grand garçon blond, très barbu, +beaucoup plus jeune que son frère, sourit et +murmura:</p> + +<p>—A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.</p> + +<p>Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge +qui ravissait le père Roland.</p> + +<p>Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, +et croisant ses bras il annonça:</p> + +<p>—Je n'essayerai plus jamais de pêcher +l'après-midi. Une fois dix heures passées, c'est +fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste +au soleil.</p> + +<p>Le bonhomme regardait la mer autour de +lui avec un air satisfait de propriétaire.</p> + +<p>C'était un ancien bijoutier parisien qu'un +amour immodéré de la navigation et de la pêche +avait arraché au comptoir dès qu'il eut +assez d'aisance pour vivre modestement de ses +rentes.</p> + +<p>Il se retira donc au Havre, acheta une barque +et devint matelot amateur. Ses deux fils, +Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer +leurs études et vinrent en congé de temps +en temps partager les plaisirs de leur père.</p> + +<p>A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de +cinq ans plus âgé que Jean, s'étant senti successivement +de la vocation pour des professions variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de +nouvelles espérances.</p> + +<p>En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et +il s'était mis au travail avec tant d'ardeur, +qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez +courtes études et des dispenses de temps obtenues +du ministre. Il était exalté, intelligent, +changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées +philosophiques.</p> + +<p>Jean, aussi blond que son frère était noir, +aussi calme que son frère était emporté, aussi +doux que son frère était rancunier, avait fait +tranquillement son droit et venait d'obtenir son +diplôme de licencié en même temps que Pierre +obtenait celui de docteur.</p> + +<p>Tous les deux prenaient donc un peu de repos +dans leur famille, et tous les deux formaient +le projet de s'établir au Havre s'ils +parvenaient à le faire dans des conditions +satisfaisantes.</p> + +<p>Mais une vague jalousie, une de ces jalousies +dormantes qui grandissent presque invisibles +entre frères ou entre soeurs jusqu'à la +maturité et qui éclatent à l'occasion d'un mariage +ou d'un bonheur tombant sur l'un, les +tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive +inimitié. Certes ils s'aimaient, mais ils +s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance +de Jean, avait regardé avec une hostilité +de petite bête gâtée cette autre petite bête +apparue tout à coup dans les bras de son père +et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par +eux.</p> + +<p>Jean, dès son enfance, avait été un modèle +de douceur, de bonté et de caractère égal; et +Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre +vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur +lui semblait être de la mollesse, la bonté +de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. +Ses parents, gens placides, qui rêvaient +pour leurs fils des situations honorables et +médiocres, lui reprochaient ses indécisions, +ses enthousiasmes, ses tentatives avortées, +tous ses élans impuissants vers des idées généreuses +et vers des professions décoratives.</p> + +<p>Depuis qu'il était homme, on ne lui disait +plus: «Regarde Jean et imite-le!» mais chaque +fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait +ceci, Jean a fait cela,» il comprenait bien le +sens et l'allusion cachés sous ces paroles.</p> + +<p>Leur mère, une femme d'ordre, une économe +bourgeoise un peu sentimentale, douée +d'une âme tendre de caissière, apaisait sans +cesse les petites rivalités nées chaque jour +entre ses deux grands fils, de tous les menus +faits de la vie commune. Un léger événement, +d'ailleurs, troublait en ce moment sa quiétude, +et elle craignait une complication, car +elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, +pendant que ses enfants achevaient l'un +et l'autre leurs éludes spéciales, d'une voisine, +Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au +long cours, mort à la mer deux ans auparavant. +La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois +trois ans, une maîtresse femme qui connaissait +l'existence d'instinct, comme un animal +libre, comme si elle eût vu, subi, compris et +pesé tous les événements possibles, qu'elle +jugeait avec un esprit sain, étroit et bienveillant, +avait pris l'habitude de venir faire un +bout de tapisserie et de causette, le soir, chez +ces voisins aimables qui lui offraient une tasse +de thé.</p> + +<p>Le père Roland, que sa manie de pose marine +aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur +nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle +parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens +récits, sans embarras, en femme raisonnable +et résignée qui aime la vie et respecte la mort.</p> + +<p>Les deux fils, à leur retour, trouvant cette +jolie veuve installée dans la maison, avaient +aussitôt commencé à la courtiser, moins par +désir de lui plaire que par envie de se supplanter.</p> + +<p>Leur mère, prudente et pratique, espérait +vivement qu'un des deux triompherait, car la +jeune femme était riche, mais elle aurait aussi +bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.</p> + +<p>Mme Rosémilly était blonde avec des yeux +bleus, une couronne de cheveux follets envolés +à la moindre brise et un petit air crâne, hardi, +batailleur, qui ne concordait point du tout avec +la sage méthode de son esprit.</p> + +<p>Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers +lui par une similitude de nature. Cette préférence +d'ailleurs ne se montrait que par une +presque insensible différence dans la voix et +le regard, et en ceci encore qu'elle prenait +quelquefois son avis.</p> + +<p>Elle semblait deviner que l'opinion de Jean +fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion +de Pierre devait fatalement être différente. +Quand elle parlait des idées du docteur, +de ses idées politiques, artistiques, philosophiques, +morales, elle disait par moments: +«Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un +regard froid de magistrat qui instruit le procès +des femmes, de toutes les femmes, ces +pauvres êtres!</p> + +<p>Jamais, avant le retour de ses fils, le père +Roland ne l'avait invitée à ses parties de pêche +où il n'emmenait jamais non plus sa +femme, car il aimait s'embarquer avant le +jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier +retraité, rencontré aux heures de +marée sur le port et devenu intime ami, et le +vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, +chargé delà garde du bateau.</p> + +<p>Or, un soir de la semaine précédente, comme +Mme Rosémilly qui avait dîné chez lui disait: +«Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien +bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi +de l'envie de la communiquer, de faire des +croyants à la façon des prêtres, s'écria:</p> + +<p>—Voulez-vous y venir?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Mardi prochain?</p> + +<p>—Oui, mardi prochain.</p> + +<p>—Êtes-vous femme à partir à cinq heures +du matin?</p> + +<p>Elle poussa un cri de stupeur:</p> + +<p>—Ah! mais non, par exemple.</p> + +<p>Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout +à coup de cette vocation.</p> + +<p>Il demanda cependant:</p> + +<p>—A quelle heure pourriez-vous partir?</p> + +<p>—Mais ... à neuf heures!</p> + +<p>—Pas avant?</p> + +<p>—Non, pas avant, c'est déjà très tôt!</p> + +<p>Le bonhomme hésitait. Assurément on ne +prendrait rien, car si le soleil chauffe, le +poisson ne mord plus; mais les deux frères +s'étaient empressés d'arranger la partie, de +tout organiser et de tout régler séance tenante.</p> + +<p>Donc, le mardi suivant, la <i>Perle</i> avait été +jeter l'ancre sous les rochers blancs du cap de +la Hève; et on avait péché jusqu'à midi, puis +sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, +et le père Roland, comprenant un peu tard +que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait en +vérité que la promenade en mer, et voyant +que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jeté, +dans un mouvement d'impatience irraisonnée, +un <i>zut</i> énergique qui s'adressait autant à la +veuve indifférente qu'aux bêtes insaisissables. +Maintenant il regardait le poisson capturé, +son poisson, avec une joie vibrante d'avare; +puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que +le soleil baissait:</p> + +<p>—Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions +un peu?</p> + +<p>Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, +accrochèrent dans les bouchons de liège +les hameçons nettoyés et attendirent.</p> + +<p>Roland s'était levé pour interroger l'horizon +à la façon d'un capitaine:</p> + +<p>—Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!</p> + +<p>Et soudain, le bras allongé vers le nord, il +ajouta:</p> + +<p>—Tiens, tiens, le bateau de Southampton.</p> + +<p>Sur la mer plate, tendue comme une étoffe +bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et +de feu, s'élevait là-bas, dans la direction +indiquée, un nuage noirâtre sur le ciel rose. +Et on apercevait, au-dessous, le navire qui +semblait tout petit de si loin.</p> + +<p>Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, +nombreuses, venant toutes vers la jetée +du Havre dont on distinguait à peine la ligne +blanche et le phare, droit comme une corne +sur le bout.</p> + +<p>Roland demanda:</p> + +<p>—N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer +la <i>Normandie</i>?</p> + +<p>Jean répondit:</p> + +<p>—Oui, papa.</p> + +<p>—Donne-moi ma longue vue, je crois que +c'est elle, là-bas.</p> + +<p>Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta +contre son oeil, chercha le point, et soudain, +ravi d'avoir vu:</p> + +<p>—Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux +cheminées. Voulez-vous regarder, madame +Rosémilly?</p> + +<p>Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique +lointain, sans parvenir sans doute à le mettre en +face de lui, car elle ne distinguait +rien, rien que du bleu, avec un cercle de +couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des +choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui +faisaient tourner le coeur.</p> + +<p>Elle dit en rendant la longue-vue:</p> + +<p>—D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de +cet instrument-là. Ça mettait même en colère +mon mari qui restait des heures à la fenêtre +à regarder passer les navires.</p> + +<p>Le père Roland, vexé, reprit:</p> + +<p>—Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, +car ma lunette est excellente.</p> + +<p>Puis il l'offrit à sa femme:</p> + +<p>—Veux-tu voir?</p> + +<p>—Non, merci, je sais d'avance que je ne +pourrais pas.</p> + +<p>Mme Roland, une femme de quarante-huit +ans et qui ne les portait pas, semblait jouir, +plus que tout le monde, de cette promenade +et de cette fin de jour.</p> + +<p>Ses cheveux châtains commençaient seulement +à blanchir. Elle avait un air calme et +raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait +à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait +le prix de l'argent, ce qui ne l'empêchait +point de goûter le charme du rêve. Elle aimait +les lectures, les romans et les poésies, non pour +leur valeur d'art, mais pour la songerie mélancolique +et tendre qu'ils éveillaient en elle. +Un vers, souvent banal, souvent mauvais, +faisait vibrer la petite corde, comme elle disait, +lui donnait la sensation d'un désir mystérieux +presque réalisé. Et elle se complaisait à ces +émotions légères qui troublaient un peu son +âme bien tenue comme un livre de comptes.</p> + +<p>Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un +embonpoint assez visible qui alourdissait sa +taille autrefois très souple et très mince.</p> + +<p>Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, +sans être méchant, la rudoyait comme rudoient +sans colère et sans haine les despotes +en boutique pour qui commander équivaut à +jurer. Devant tout étranger il se tenait, mais +dans sa famille il s'abandonnait et se donnait +des airs terribles, bien qu'il eût peur de tout le +monde. Elle, par horreur du bruit, des scènes, +des explications inutiles, cédait toujours et ne +demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, +depuis bien longtemps, prier Roland de la +promener en mer. Elle avait donc saisi avec +joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir +rare et nouveau.</p> + +<p>Depuis le départ elle s'abandonnait tout +entière, tout son esprit et toute sa chair, à ce +doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait +point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs +ni dans les espérances, il lui semblait que +son coeur flottait comme son corps sur quelque +chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui +la berçait et l'engourdissait.</p> + +<p>Quand le père commanda le retour: «Allons, +en place pour la nage!» elle sourit en +voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs +jaquettes et relever sur leurs bras nus les +manches de leur chemise.</p> + +<p>Pierre, le plus rapproché des deux femmes, +prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de +bâbord, et ils attendirent que le patron criât: +«Avant partout!» car il tenait à ce que les +manoeuvres fussent exécutées régulièrement.</p> + +<p>Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent +tomber les rames puis se couchèrent en arrière +en tirant de toutes leurs forces; et une lutte +commença pour montrer leur vigueur. Ils +étaient venus à la voile tout doucement, mais +la brise était tombée et l'orgueil de mâles des +deux frères s'éveilla tout à coup à la perspective +de se mesurer l'un contre l'autre.</p> + +<p>Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, +ils ramaient ainsi sans que personne gouvernât, +car Roland préparait les lignes tout en surveillant +la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait +d'un geste ou d'un mot: «Jean, mollis.»—«A +toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: +«Allons le <i>un</i>, allons le <i>deux</i>, un peu d'huile +de bras.» Celui qui rêvassait tirait plus fort, +celui qui s'emballait devenait moins ardent, +et le bateau se redressait.</p> + +<p>Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. +Les bras de Pierre étaient velus, un peu +maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et +blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles +qui roulait sous la peau.</p> + +<p>Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents +serrées, le front plissé, les jambes tendues, +les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier +dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; +et la <i>Perle</i> s'en venait vers la côte. Le père +Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le +banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait +à commander: «Doucement, le <i>un</i>—souque +le <i>deux</i>.» Le <i>un</i> redoublait de rage et le +<i>deux</i> ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.</p> + +<p>Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les +deux rames se levèrent ensemble, et Jean, sur +l'ordre de son père, tira seul quelques instants. +Mais à partir de ce moment l'avantage lui resta; +il s'animait, s'échauffait, tandis que Pierre, +essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait +et haletait. Quatre fois de suite, le père +Roland fit stopper pour permettre à l'aîné de +reprendre haleine et de redresser la barque +dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, +les joues pâles, humilié et rageur, balbutiait:</p> + +<p>—Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un +spasme au coeur. J'étais très bien parti, et cela +m'a coupé les bras.</p> + +<p>Jean demandait:</p> + +<p>-Veux-tu que je tire seul avec les avirons +de couple?</p> + +<p>—Non, merci, cela passera.</p> + +<p>La mère ennuyée disait:</p> + +<p>—Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de +se mettre dans un état pareil, tu n'es pourtant +pas un enfant.</p> + +<p>Il haussait les épaules et recommençait à +ramer.</p> + +<p>Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas +comprendre, ne pas entendre. Sa petite tête +blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait +en arrière un mouvement brusque et joli qui +soulevait sur les tempes ses fins cheveux.</p> + +<p>Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le +<i>Prince-Albert</i> qui nous rattrape.» Et tout le +monde regarda. Long, bas, avec ses deux +cheminées inclinées en arrière et ses deux +tambours jaunes, ronds comme des joues, le +bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, +chargé de passagers et d'ombrelles ouvertes. +Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau +qui retombait en écume, lui donnaient un air +de hâte, un air de courrier pressé; et l'avant +tout droit coupait la mer en soulevant deux +lames minces et transparentes qui glissaient +le long des bords.</p> + +<p>Quand il fut tout près de la <i>Perle</i>, le père +Roland leva son chapeau, les deux femmes +agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine +d'ombrelles répondirent à ces saluts en +se balançant vivement sur le paquebot qui +s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface +paisible et luisante de la mer, quelques lentes +ondulations.</p> + +<p>Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi +de fumée, accourant de tous les points de +l'horizon vers la jetée courte et blanche qui +les avalait comme une bouche, l'un après +l'autre. Et les barques de pêche et les grands +voiliers aux mâtures légères glissant sur le +ciel, traînés par d'imperceptibles remorqueurs, +arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet +ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait +repu, et rejetait vers la pleine mer une autre +flotte de paquebots, de bricks, de goélettes, +de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. +Les steamers hâtifs s'enfuyaient à droite, à +gauche, sur le ventre plat de l'Océan, tandis +que les bâtiments à voile, abandonnés par les +mouches qui les avaient haies, demeuraient +immobiles, tout en s'habillant, de la grande +hune au petit perroquet, de toile blanche ou +de toile brune qui semblait rouge au soleil +couchant.</p> + +<p>Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:</p> + +<p>—Dieu! que c'est beau, cette mer!</p> + +<p>Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, +qui n'avait cependant rien de triste:</p> + +<p>—Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Tenez, voici la <i>Normandie</i> qui se présente +à l'entrée. Est-elle grande, hein?</p> + +<p>Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, +de l'autre côté de l'embouchure de la +Seine—vingt kilomètres, cette embouchure—disait-il. +Il montra Villerville, Trouville, +Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de +Caen, et les roches du Calvados qui rendent +la navigation dangereuse jusqu'à Cherbourg. +Puis il traita la question des bancs de sable +de la Seine, qui se déplacent à chaque marée +et mettent en défaut les pilotes de Quilleboeuf +eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le +parcours du chenal. Il fit remarquer comment le +Havre séparait la basse de la haute Normandie. +En basse Normandie, la côte plate descendait +en pâturages, en prairies et en champs +jusqu'à la mer. Le rivage de la haute Normandie, +au contraire, était droit, une grande +falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant +jusqu'à Dunkerque une immense muraille +blanche dont toutes les échancrures cachaient +un village ou un port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, +Le Tréport, Dieppe, etc.</p> + +<p>Les deux femmes ne l'écoutaient point, +engourdies par le bien-être, émues par la vue +de cet Océan couvert de navires qui couraient +comme des bêtes autour de leur tanière; et +elles se taisaient, un peu écrasées par ce vaste +horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses +par ce coucher de soleil apaisant et magnifique. +Seul, Roland parlait sans fin; il était de +ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus +nerveuses, sentent parfois, sans comprendre +pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est +irritant comme une grossièreté.</p> + +<p>Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; +et la <i>Perle</i> s'en allait vers le port, toute +petite à côté des gros navires.</p> + +<p>Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris +qui l'attendait, prit la main des dames +pour les faire descendre; et on pénétra dans la +ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule +qui va chaque jour aux jetées à l'heure de la +pleine mer, rentrait aussi.</p> + +<p>Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, +suivies des trois hommes. En montant +la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant +un magasin de modes ou d'orfèvrerie pour +contempler un chapeau ou bien un bijou; +puis elles repartaient après avoir échangé +leurs idées.</p> + +<p>Devant la place de la Bourse, Roland contempla, +comme il faisait chaque jour, le bassin +du Commerce plein de navires, prolongé par +d'autres bassins, où les grosses coques, ventre +à ventre, se touchaient sur quatre ou cinq +rangs. Tous les mâts innombrables; sur une +étendue de plusieurs kilomètres de quais, tous +les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages, +donnaient à cette ouverture au milieu +de la ville l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus +de cette forêt sans feuilles, les goélands +tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme +une pierre qui tombe, tous les débris jetés à +l'eau; et un mousse, qui rattachait une poulie +à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là +pour chercher des nids.</p> + +<p>—Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie +aucune, afin de finir ensemble la journée? +demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi +sans cérémonie. Ce serait triste de rentrer +toute seule ce soir.</p> + +<p>Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence +de la jeune femme commençait à froisser, +murmura: «Bon, voici la veuve qui +s'incruste, maintenant.» Depuis quelques +jours il l'appelait «la veuve». Ce mot, sans +rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, +qui lui paraissait méchante et blessante.</p> + +<p>Et les trois hommes ne prononcèrent plus +un mot jusqu'au seuil de leur logis. C'était une +maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée +et de deux petits étages, rue Belle-Normande. +La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf +ans, servante campagnarde à bon marché, qui +possédait à l'excès l'air étonné et bestial des +paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta +derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était +au premier, puis elle dit:</p> + +<p>—Il est v'nu un m'sieu trois fois.</p> + +<p>Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans +hurler et sans sacrer, cria:</p> + +<p>—Qui ça est venu, nom d'un chien?</p> + +<p>Elle ne se troublait jamais des éclats de +voix de son maître, et elle reprit:</p> + +<p>—Un m'sieu d'chez l'notaire.</p> + +<p>—Quel notaire?</p> + +<p>—D'chez m'sieu Canu, donc.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?</p> + +<p>—Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne +dans la soirée.</p> + +<p>Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami +du père Roland, dont il faisait les affaires. +Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée, +il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente +et importante; et les quatre Roland se regardèrent, +troublés par cette nouvelle comme le +sont les gens de fortune modeste à toute intervention +d'un notaire, qui éveille une foule +d'idées de contrats, d'héritages, de procès, +de choses désirables ou redoutables. Le père, +après quelques secondes de silence, murmura:</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?</p> + +<p>Mme Rosémilly se mit à rire:</p> + +<p>—Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. +Je porte bonheur.</p> + +<p>Mais ils n'espéraient la mort de personne qui +pût leur laisser quelque chose.</p> + +<p>Mme Roland, douée d'une excellente mémoire +pour les parentés, se mit aussitôt à rechercher +toutes les alliances du côté de son +mari et du sien, à remonter les filiations, à +suivre les branches des cousinages.</p> + +<p>Elle demandait, sans avoir même ôté son +chapeau:</p> + +<p>—Dis donc, père (elle appelait son mari +«père» dans la maison, et quelquefois «monsieur +Roland» devant les étrangers), dis donc, +père, te rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, +en secondes noces?</p> + +<p>—Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.</p> + +<p>—En a-t-il eu des enfants?</p> + +<p>—Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.</p> + +<p>—Non. Alors il n'y a rien par là.</p> + +<p>Déjà elle s'animait à cette recherche, elle +s'attachait à cette espérance d'un peu d'aisance +leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait +beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, +et qui craignait une désillusion, un petit +chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, +au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.</p> + +<p>—Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus +d'oncle d'Amérique! Moi, je croirais bien plutôt +qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.</p> + +<p>Tout le monde fut surpris à cette idée, et +Jean demeura un peu froissé que son frère eût +parlé de cela devant Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? +La supposition est très contestable. Tu es +l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord. +Et puis, moi, je ne veux pas me marier.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Tu es donc amoureux?</p> + +<p>L'autre, mécontent, répondit:</p> + +<p>—Est-il nécessaire d'être amoureux pour +dire qu'on ne veut pas encore se marier?</p> + +<p>—Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu +attends.</p> + +<p>—Admets que j'attends, si tu veux.</p> + +<p>Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, +trouva tout à coup la solution la plus +vraisemblable.</p> + +<p>—Parbleu! nous sommes bien bêtes de +nous creuser la tête. Maître Lecanu est notre ami, +il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, +et Jean un cabinet d'avocat, il a trouvé à +caser l'un de vous deux.</p> + +<p>C'était tellement simple et probable que +tout le monde en fut d'accord.</p> + +<p>—C'est servi, dit la bonne.</p> + +<p>Et chacun gagna sa chambre afin de se laver +les mains avant de se mettre à table.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la +petite salle à manger, au rez-de-chaussée.</p> + +<p>On ne parla guère tout d'abord; mais, au +bout de quelques instants, Roland s'étonna +de nouveau de cette visite du notaire.</p> + +<p>—En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, +pourquoi a-t-il envoyé trois fois son clerc, +pourquoi vient-il lui-même?</p> + +<p>Pierre trouvait cela naturel.</p> + +<p>—Il faut sans doute une réponse immédiate; +et il a peut-être à nous communiquer +des clauses confidentielles qu'on n'aime pas +beaucoup écrire.</p> + +<p>Mais ils demeuraient préoccupés et un peu +ennuyés tous les quatre d'avoir invité cette +étrangère qui gênerait leur discussion et les +résolutions à prendre.</p> + +<p>Ils venaient de remonter au salon quand le +notaire fut annoncé.</p> + +<p>Roland s'élança.</p> + +<p>—Bonjour, cher maître.</p> + +<p>Il donnait comme titre à M. Lecanu le +«maître» qui précède le nom de tous les notaires.</p> + +<p>Mme Rosémilly se leva:</p> + +<p>—Je m'en vais, je suis très fatiguée.</p> + +<p>On tenta faiblement de la retenir; mais elle +n'y consentit point et elle s'en alla sans qu'un +des trois hommes la reconduisît, comme on le +faisait toujours.</p> + +<p>Mme Roland s'empressa près du nouveau +venu:</p> + +<p>—Une tasse de café, Monsieur?</p> + +<p>—Non, merci, je sors de table.</p> + +<p>—Une tasse de thé, alors?</p> + +<p>—Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, +nous allons d'abord parler affaires.</p> + +<p>Dans le profond silence qui suivit ces mots +on n'entendit plus que le mouvement rythmé +de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit +des casseroles lavées par la bonne trop bête +même pour écouter aux portes.</p> + +<p>Le notaire reprit:</p> + +<p>—Avez-vous connu à Paris un certain +M. Maréchal, Léon Maréchal?</p> + +<p>M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: +Je crois bien!</p> + +<p>—C'était un de vos amis?</p> + +<p>Roland déclara:</p> + +<p>—Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien +enragé; il ne quitte pas le boulevard. Il est +chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus +revu depuis mon départ de la capitale. Et puis +nous avons cessé de nous écrire. Vous savez, +quand on vit loin l'un de l'autre....</p> + +<p>Le notaire reprit gravement:</p> + +<p>—M. Maréchal est décédé!</p> + +<p>L'homme et la femme eurent ensemble ce +petit mouvement de surprise triste, feint ou +vrai, mais toujours prompt, dont on accueille +ces nouvelles.</p> + +<p>M. Lecanu continua:</p> + +<p>—Mon confrère de Paris vient de me communiquer +la principale disposition de son testament +par laquelle il institue votre fils Jean, +M. Jean Roland, son légataire universel.</p> + +<p>L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait +pas un mot à dire.</p> + +<p>Mme Roland, la première, dominant son +émotion, balbutia:</p> + +<p>—Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre +ami ... mon Dieu ... mon Dieu ... mort!...</p> + +<p>Des larmes apparurent dans ses yeux, ces +larmes silencieuses des femmes, gouttes de +chagrin venues de l'âme qui coulent sur les +joues et semblent si douloureuses, étant si +claires.</p> + +<p>Mais Roland songeait moins à la tristesse +de cette perte qu'à l'espérance annoncée. Il +n'osait cependant interroger tout de suite sur +les clauses de ce testament, et sur le chiffre +de la fortune; et il demanda, pour arriver à la +question intéressante:</p> + +<p>—De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?</p> + +<p>M. Lecanu l'ignorait parfaitement.</p> + +<p>—Je sais seulement, disait-il, que, décédé +sans héritiers directs, il laisse toute sa fortune, +une vingtaine de mille francs de rentes en obligations +trois pour cent, à votre second fils, +qu'il a vu naître, grandir, et qu'il juge digne +de ce legs. A défaut d'acceptation de la part +de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.</p> + +<p>Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler +sa joie et il s'écria:</p> + +<p>—Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. +Moi, si je n'avais pas eu de descendant, je ne +l'aurais certainement point oublié non plus, ce +brave ami!</p> + +<p>Le notaire souriait:</p> + +<p>—J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer +moi-même la chose. Ça fait toujours +plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.</p> + +<p>Il n'avait point du tout songé que cette +bonne nouvelle était la mort d'un ami, du +meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même +d'oublier subitement cette intimité +annoncée tout à l'heure avec conviction.</p> + +<p>Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une +physionomie triste. Elle pleurait toujours un +peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir +qu'elle appuyait ensuite sur sa bouche pour +comprimer de gros soupirs.</p> + +<p>Le docteur murmura:</p> + +<p>—C'était un brave homme, bien affectueux. +Il nous invitait souvent à dîner, mon frère et +moi.</p> + +<p>Jean, les yeux grands ouverts et brillants, +prenait d'un geste familier sa belle barbe +blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser, +jusqu'aux derniers poils, comme pour +l'allonger et l'amincir.</p> + +<p>Il remua deux fois les lèvres pour prononcer +aussi une phrase convenable, et, après +avoir longtemps cherché, il ne trouva que +ceci:</p> + +<p>—Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait +toujours quand j'allais le voir.</p> + +<p>Mais la pensée du père galopait; elle galopait +autour de cet héritage annoncé, acquis +déjà, de cet argent caché derrière la porte et +qui allait entrer tout à l'heure, demain, sur +un mot d'acceptation.</p> + +<p>Il demanda:</p> + +<p>—Il n'y a pas de difficultés possibles? ... +pas de procès? ... pas de contestations?...</p> + +<p>Me Lecanu semblait tranquille:</p> + +<p>—Non, mon confrère de Paris me signale +la situation comme très nette. Il ne nous faut +que l'acceptation de M. Jean.</p> + +<p>—Parfait, alors ... et la fortune est bien +claire?</p> + +<p>—Très claire.</p> + +<p>—Toutes les formalités ont été remplies?</p> + +<p>—Toutes.</p> + +<p>Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu +honte, une honte vague, instinctive et passagère +de sa hâte à se renseigner, et il reprit:</p> + +<p>—Vous comprenez bien que si je vous +demande immédiatement toutes ces choses, +c'est pour éviter à mon fils des désagréments +qu'il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y +a des dettes, une situation embarrassée, est-ce +que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier +inextricable. En somme, ce n'est pas moi +qui hérite, mais je pense au petit avant tout.</p> + +<p>Dans la famille on appelait toujours Jean +«le petit», bien qu'il fût beaucoup plus grand +que Pierre.</p> + +<p>Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un +rêve, se rappeler une chose lointaine, presque +oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont +elle n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:</p> + +<p>—Ne disiez-vous point que notre pauvre +Maréchal avait laissé sa fortune à mon petit +Jean?</p> + +<p>—Oui, Madame.</p> + +<p>Elle reprit alors simplement:</p> + +<p>—Cela me fait grand plaisir, car cela prouve +qu'il nous aimait.</p> + +<p>Roland s'était levé:</p> + +<p>—Voulez-vous, cher maître, que mon fils +signe tout de suite l'acceptation?</p> + +<p>—Non ... non ... monsieur Roland. Demain, +demain, à mon étude, à deux heures, si cela +vous convient.</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, je crois bien!</p> + +<p>Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, +et qui souriait, après les larmes, fit deux pas +vers le notaire, posa sa main sur le dos de son +fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri +de mère reconnaissante, elle demanda:</p> + +<p>—Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?</p> + +<p>—Maintenant, je veux bien, Madame, avec +plaisir.</p> + +<p>La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux +secs en de profondes boîtes de fer-blanc, +ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui +semblent cuites pour des becs de perroquet et +soudées en des caisses de métal pour des +voyages autour du monde. Elle alla chercher +ensuite des serviettes grises, pliées en petits +carrés, ces serviettes à thé qu'on ne lave +jamais dans les familles besoigneuses. Elle +revint une troisième fois avec le sucrier et les +tasses; puis elle ressortit pour faire chauffer +l'eau. Alors on attendit.</p> + +<p>Personne ne pouvait parler; on avait trop à +penser, et rien à dire. Seule Mme Roland cherchait +des phrases banales. Elle raconta la +partie de pêche, fit l'éloge de la <i>Perle</i> et de +Mme Rosémilly.</p> + +<p>—Charmante, charmante, répétait le notaire.</p> + +<p>Roland, les reins appuyés au marbre de la +cheminée, comme en hiver, quand le feu brûle, +les mains dans ses poches et les lèvres remuantes +comme pour siffler, ne pouvait plus +tenir en place, torturé du désir impérieux de +laisser sortir toute sa joie.</p> + +<p>Les deux frères, en deux fauteuils pareils, +les jambes croisées de la même façon, à droite +et à gauche du guéridon central, regardaient +fixement devant eux, en des attitudes semblables, +pleines d'expressions différentes.</p> + +<p>Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et +but sa tasse, après avoir émietté dedans une +petite galette trop dure pour être croquée; puis +il se leva, serra les mains et sortit.</p> + +<p>—C'est entendu, répétait Roland, demain, +chez vous, à deux heures.</p> + +<p>—C'est entendu, demain, deux heures. +Jean n'avait pas dit un mot.</p> + +<p>Après ce départ il y eut encore un silence, +puis le père Roland vint taper de ses deux +mains ouvertes sur les deux épaules de son +jeune fils en criant:</p> + +<p>—Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses +pas?</p> + +<p>Alors Jean eut un sourire, et il embrassa +son père en disant:</p> + +<p>—Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.</p> + +<p>Mais le bonhomme ne se possédait plus +d'allégresse. Il marchait, jouait du piano sur +les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait +sur ses talons, et répétait:</p> + +<p>—Quelle chance! quelle chance! En voilà +une, de chance!</p> + +<p>Pierre demanda:</p> + +<p>—Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, +ce Maréchal?</p> + +<p>Le père répondit:</p> + +<p>—Parbleu, il passait toutes ses soirées à la +maison; mais tu te rappelles bien qu'il allait +te prendre au collège, les jours de sortie, et +qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. +Tiens, justement, le matin de la naissance de +Jean, c'est lui qui est allé chercher le médecin! +Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est +trouvée souffrante. Nous avons compris tout +de suite de quoi il s'agissait, et il est parti en +courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au +lieu du sien. Je me rappelle cela parce que +nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est +même probable qu'il s'est souvenu de ce détail +au moment de mourir; et comme il n'avait +aucun héritier il s'est dit: «Tiens, j'ai contribué +à la naissance de ce petit-là, je vais lui +laisser ma fortune.» +Mme Roland, enfoncée dans une bergère, +semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura, +comme si elle pensait tout haut:</p> + +<p>—Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien +fidèle, un homme rare, par le temps qui court.</p> + +<p>Jean s'était levé:</p> + +<p>—Je vais faire un bout de promenade, dit-il.</p> + +<p>Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils +avaient à causer, à faire des projets, à arrêter +des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina, +prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs +tout le temps de s'entendre bien avant d'être +en possession de l'héritage.</p> + +<p>Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour +réfléchir. Pierre, à son tour, déclara qu'il sortait, +et suivit son frère, après quelques minutes.</p> + +<p>Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, +le père Roland la saisit dans ses bras, l'embrassa +dix fois sur chaque joue, et, pour répondre +à un reproche qu'elle lui avait souvent +adressé:</p> + +<p>—Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait +servi à rien de rester à Paris plus longtemps, +de m'esquinter pour les enfants, au lieu de +venir ici refaire ma santé, puisque la fortune +nous tombe du ciel.</p> + +<p>Elle était devenue toute sérieuse:</p> + +<p>—Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, +mais Pierre?</p> + +<p>—Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... +de l'argent ... et puis son frère fera +bien quelque chose pour lui.</p> + +<p>—Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage +est à Jean, rien qu'à Jean. Pierre se +trouve ainsi très désavantagé.</p> + +<p>Le bonhomme semblait perplexe:</p> + +<p>—Alors, nous lui laisserons un peu plus +par testament, nous.</p> + +<p>—Non. Ce n'est pas très juste non plus.</p> + +<p>I1 s'écria:</p> + +<p>—Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu +veux que j'y fasse, moi? Tu vas toujours chercher +un tas d'idées désagréables. Il faut que +tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me +coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà une +veine, une rude veine!</p> + +<p>Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et +sans un mot de regret pour l'ami mort si généreusement.</p> + +<p>Mme Roland se remit à songer devant la +lampe qui charbonnait.</p><br><br> + +<h3>II</h3> + + +<p>Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers +la rue de Paris, la principale rue du Havre, +éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais +des bords de mer lui caressait la figure, et il +marchait lentement, la canne sous le bras, les +mains derrière le dos.</p> + +<p>Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent +comme lorsqu'on a reçu quelque fâcheuse +nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait +et il n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait +cette pesanteur de l'âme et cet engourdissement +du corps. Il avait mal quelque part, +sans savoir où; il portait en lui un petit point +douloureux, une de ces presque insensibles +meurtrissures dont on ne trouve pas la place, +mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent, +une souffrance inconnue et légère, quelque +chose comme une graine de chagrin.</p> + +<p>Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit +attiré par les lumières du café Tortoni, et +il s'en vint lentement vers la façade illuminée; +mais au moment d'entrer, il songea qu'il +allait trouver là des amis, des connaissances, +des gens avec qui il faudrait causer; et une +répugnance brusque l'envahit pour cette banale +camaraderie des demi-tasses et des petits +verres. Alors, retournant sur ses pas, il +revint prendre la rue principale qui le conduisait +vers le port.</p> + +<p>Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant +un endroit qui lui plût, qui fût agréable +à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il +s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer +personne.</p> + +<p>En arrivant sur le grand quai, il hésita +encore une fois, puis tourna vers la jetée; il +avait choisi la solitude.</p> + +<p>Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, +il s'assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa +promenade avant même de l'avoir faite.</p> + +<p>Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» +Et il se mit à chercher dans son souvenir +quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme +on interroge un malade pour trouver la cause +de sa fièvre.</p> + +<p>Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même +temps, il s'emballait, puis raisonnait, approuvait +ou blâmait ses élans; mais chez lui la +nature première demeurait en dernier lieu la +plus forte, et l'homme sensitif dominait toujours +l'homme intelligent.</p> + +<p>Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, +ce besoin de mouvement sans avoir +envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un +pour n'être pas du même avis, et aussi ce +dégoût pour les gens qu'il pourrait voir et +pour les choses qu'ils pourraient lui dire.</p> + +<p>Et il se posa cette question: «Serait-ce +l'héritage de Jean?»</p> + +<p>Oui, c'était possible, après tout. Quand le +notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait +senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, +on n'est pas toujours maître de soi, et on +subit des émotions spontanées et persistantes, +contre lesquelles on lutte en vain.</p> + +<p>Il se mit à réfléchir profondément à ce problème +physiologique de l'impression produite +par un fait sur l'être instinctif et créant en lui +un courant d'idées et de sensations douloureuses +ou joyeuses, contraires à celles que +désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines +l'être pensant, devenu supérieur à lui-même +par la culture de son intelligence.</p> + +<p>Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils +qui hérite d'une grosse fortune, qui va goûter, +grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis +longtemps et interdites par l'avarice d'un père, +aimé pourtant, et regretté.</p> + +<p>Il se leva et se remit à marcher vers le bout +de la jetée. Il se sentait mieux, content d'avoir +compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir +dévoilé l'autre qui est en nous.</p> + +<p>—Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il.</p> + +<p>C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr +maintenant, car la première idée qui m'est +venue est celle de son mariage avec Mme Rosémilly. +Je n'aime pourtant pas cette petite dinde +raisonnable, bien faite pour dégoûter du bon +sens et de la sagesse. C'est donc de la jalousie +gratuite, l'essence même de la jalousie, celle +qui est parce qu'elle est! Faut soigner cela!</p> + +<p>Il arrivait devant le mât des signaux qui +indique la hauteur de l'eau dans le port, et il +alluma une allumette pour lire la liste des +navires signalés au large et devant entrer à la +prochaine marée. On attendait des steamers du +Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux +bricks danois, une goélette norvégienne et un +vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s'il +avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans +une sorte de songe bizarre un grand vaisseau +couvert d'hommes en turban, qui montaient +dans les cordages avec de larges pantalons.</p> + +<p>—Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc +est pourtant un peuple marin.</p> + +<p>Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta +pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus +de Sainte-Adresse, les deux phares électriques +du cap de la Hève, semblables à deux +cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur +la mer leurs longs et puissants regards. Partis +des deux foyers voisins, les deux rayons parallèles, +pareils aux queues géantes de deux +comètes, descendaient, suivant une pente +droite et démesurée, du sommet de la côte au +fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées, +deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient +l'entrée du Havre; et là-bas, de l'autre +côté de la Seine, on en voyait d'autres encore, +beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, +à éclats et à éclipses, s'ouvrant et se fermant +comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, +rouges, verts, guettant la mer obscure couverte +de navires, les yeux vivants de la terre +hospitalière disant, rien que par le mouvement +mécanique invariable et régulier de leurs +paupières: «C'est moi. Je suis Trouville, je +suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.» +Et dominant tous les autres, si haut +que, de si loin, on le prenait pour une planète, +le phare aérien d'Étouville montrait la route +de Rouen, à travers les bancs de sable de +l'embouchure du grand fleuve.</p> + +<p>Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans +limites, plus sombre que le ciel, on croyait +voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient +dans la brume nocturne, petites, proches ou +lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi. +Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes, +cependant, semblaient courir; c'étaient +les feux des bâtiments à l'ancre attendant la +marée prochaine, ou des bâtiments en marche +venant chercher un mouillage.</p> + +<p>Juste à ce moment la lune se leva derrière +la ville; et elle avait l'air du phare énorme et +divin, allumé dans le firmament pour guider +la flotte infinie des vraies étoiles.</p> + +<p>Pierre murmura, presque à haute voix: +«Voilà, et nous nous faisons de la bile pour +quatre sous!»</p> + +<p>Tout près de lui soudain, dans la tranchée +large et noire ouverte entre les jetées, une +ombre, une grande ombre fantastique, glissa. +S'étant penché sur le parapet de granit, il vit +une barque de pêche qui rentrait, sans un +bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un +bruit d'aviron, doucement poussée par sa haute +voile brune tendue à la brise du large.</p> + +<p>Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus, +comme on serait tranquille, peut-être!» Puis +ayant fait encore quelques pas, il aperçut un +homme assis à l'extrémité du môle.</p> + +<p>Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux +ou un triste? Qui était-ce? Il s'approcha, +curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et +il reconnut son frère.</p> + +<p>—Tiens, c'est toi, Jean?</p> + +<p>—Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens +faire ici?</p> + +<p>—Mais je prends l'air. Et toi?</p> + +<p>Jean se mit à rire:</p> + +<p>—Je prends l'air également.</p> + +<p>Et Pierre s'assit à côté de son frère.</p> + +<p>—Hein, c'est rudement beau?</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>Au son de la voix il comprit que Jean n'avait +rien regardé; il reprit:</p> + +<p>—Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs +fous de partir, de m'en aller avec tous ces bateaux, +vers le nord ou vers le sud. Songe que +ces petits feux, là-bas, arrivent de tous les +coins du monde, des pays aux grandes fleurs +et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays +aux oiseaux-mouches, aux éléphants, aux +lions libres, aux rois nègres, de tous les pays +qui sont nos contes de fées à nous qui ne +croyons plus à la Chatte blanche ni à la Belle +au bois dormant. Ce serait rudement chic de +pouvoir s'offrir une promenade par là-bas; +mais voilà, il faudrait de l'argent, beaucoup....</p> + +<p>Il se tut brusquement, songeant que son +frère l'avait maintenant, cet argent, et que +délivré de tout souci, délivré du travail quotidien, +libre, sans entraves, heureux, joyeux, +il pouvait aller où bon lui semblerait, vers les +blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.</p> + +<p>Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes +chez lui, si brusques, si rapides qu'il +ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les +modifier, venues, semblait-il, d'une seconde +âme indépendante et violente, le traversa: +«Bah! il est trop niais, il épousera la petite +Rosémilly.»</p> + +<p>Il s'était levé.</p> + +<p>—Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai +besoin de marcher.</p> + +<p>Il serra la main de son frère, et reprit avec +un accent très cordial:</p> + +<p>—Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je +suis bien content de t'avoir rencontré tout seul +ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir, +combien je te félicite, et combien je t'aime.</p> + +<p>Jean d'une nature douce et tendre, très +ému, balbutiait:</p> + +<p>—Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.</p> + +<p>Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la +canne sous le bras, les mains derrière le dos.</p> + +<p>Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se +demanda de nouveau ce qu'il ferait, mécontent +de cette promenade écourtée; d'avoir été +privé de la mer par la présence de son frère.</p> + +<p>Il eut une inspiration: «Je vais boire un +verre de liqueur chez le père Marowsko»; et +il remonta vers le quartier d'Ingouville.</p> + +<p>Il avait connu le père Marowsko dans les +hôpitaux, à Paris. C'était un vieux Polonais, +réfugié politique, disait-on, qui avait eu des +histoires terribles là-bas, et qui était venu +exercer en France, après nouveaux examens, +son métier de pharmacien. On ne savait rien +de sa vie passée; aussi des légendes avaient-elles +couru parmi les internes, les externes, et +plus tard parmi les voisins. Cette réputation +de conspirateur redoutable, de nihiliste, de +régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la +mort par miracle, avait séduit l'imagination +aventureuse et vive de Pierre Roland; et il +était devenu l'ami du vieux Polonais, sans +avoir jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun +aveu sur son existence ancienne. C'était encore +grâce au jeune médecin que le bonhomme était +venu s'établir au Havre, comptant sur une belle +clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.</p> + +<p>En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste +pharmacie, en vendant des remèdes aux +petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.</p> + +<p>Pierre allait souvent le voir après dîner et +causer une heure avec lui, car il aimait la +figure calme et la rare conversation de Marowsko, +dont il jugeait profonds les longs silences.</p> + +<p>Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du +comptoir chargé de fioles. Ceux de la devanture +n'avaient point été allumés, par économie. +Derrière ce comptoir, assis sur une chaise +et les jambes allongées l'une sur l'autre, un +vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau +qui, continuant son front dégarni, lui +donnait un air triste de perroquet, dormait +profondément, le menton sur la poitrine.</p> + +<p>Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et +reconnaissant le docteur, vint au-devant de +lui, les mains tendues.</p> + +<p>Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides +et de sirops, beaucoup trop vaste pour +son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique +soutane; et l'homme parlait avec un fort +accent polonais qui donnait à sa voix fluette +quelque chose d'enfantin, un zézaiement et +des intonations de jeune être qui commence à +prononcer.</p> + +<p>Pierre s'assit et Marowsko demanda:</p> + +<p>—Quoi de neuf, mon cher docteur?</p> + +<p>—Rien. Toujours la même chose partout.</p> + +<p>—Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.</p> + +<p>—Je ne le suis pas souvent.</p> + +<p>—Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous +un verre de liqueur?</p> + +<p>—Oui, je veux bien.</p> + +<p>—Alors je vais vous faire goûter une préparation +nouvelle. Voilà deux mois que je +cherche à tirer quelque chose de la groseille, +dont on n'a fait jusqu'ici que du sirop ... eh +bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ... une bonne liqueur, +très bonne, très bonne.</p> + +<p>Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et +choisit une fiole qu'il apporta. Il remuait et +agissait par gestes courts, jamais complets, +jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait +toutes grandes les jambes, ne faisait un +mouvement entier et définitif. Ses idées semblaient +pareilles à ses actes; il les indiquait, les +promettait, les esquissait, les suggérait, mais +ne les énonçait pas.</p> + +<p>Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait +être d'ailleurs la préparation des sirops et +des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne +liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.</p> + +<p>Il avait inventé des centaines de préparations +sucrées sans parvenir à en lancer une seule. +Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser +à Marat.</p> + +<p>Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique +et apportés sur la planche aux préparations; +puis les deux hommes examinèrent +en l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.</p> + +<p>—Joli rubis! déclara Pierre.</p> + +<p>—N'est-ce pas?</p> + +<p>La vieille tête de perroquet du Polonais +semblait ravie.</p> + +<p>Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta +de nouveau, réfléchit encore et se prononça:</p> + +<p>—Très bon, très bon, et très neuf comme +saveur; une trouvaille, mon cher!</p> + +<p>—Ah! vraiment, je suis bien content.</p> + +<p>Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser +la liqueur nouvelle; il voulait l'appeler +«essence de groseille», ou bien «fine groseille», +ou bien «grosélia», ou bien «groséline».</p> + +<p>Pierre n'approuvait aucun de ces noms.</p> + +<p>Le vieux eut une idée:</p> + +<p>—Ce que vous avez dit tout à l'heure est très +bon, très bon: «Joli rubis.»</p> + +<p>Le docteur contesta encore la valeur de ce +nom, bien qu'il l'eût trouvé, et il conseilla simplement +«groseillette», que Marowsko déclara admirable.</p> + +<p>Puis ils se turent et demeurèrent assis +quelques minutes, sans prononcer un mot, +sous l'unique bec de gaz.</p> + +<p>Pierre, enfin, presque malgré lui:</p> + +<p>—Tiens, il nous est arrivé une chose assez +bizarre, ce soir. Un des amis de mon père, +en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.</p> + +<p>Le pharmacien sembla ne pas comprendre +tout de suite, mais, après avoir songé, il espéra +que le docteur héritait par moitié. Quand la +chose eut été bien expliquée, il parut surpris +et fâché; et pour exprimer son mécontentement +de voir son jeune ami sacrifié, il répéta +plusieurs fois:</p> + +<p>—Ça ne fera pas un bon effet.</p> + +<p>Pierre, que son énervement reprenait, voulut +savoir ce que Marowsko entendait par cette +phrase.—Pourquoi cela ne ferait-il pas un +bon effet? Quel mauvais effet pouvait résulter +de ce que son frère héritait la fortune d'un +ami de la famille?</p> + +<p>Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua +pas davantage.</p> + +<p>—Dans ce cas-là on laisse aux deux frères +également, je vous dis que ça ne fera pas un +bon effet.</p> + +<p>Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra +dans la maison paternelle et se coucha.</p> + +<p>Pendant quelque temps, il entendit Jean qui +marchait doucement dans la chambre voisine, +puis il s'endormit après avoir bu deux verres +d'eau.</p><br><br> + + + +<h3>III</h3> + + +<p>Le docteur se réveilla le lendemain avec la +résolution bien arrêtée de faire fortune.</p> + +<p>Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination +sans en poursuivre la réalité. Au +début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle, +l'espoir de la richesse vite acquise soutenait +ses efforts et sa confiance jusqu'au premier +obstacle, jusqu'au premier échec qui le +jetait dans une voie nouvelle.</p> + +<p>Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, +il méditait. Combien de médecins étaient devenus +millionnaires en peu de temps! Il suffisait +d'un grain de savoir-faire, car, dans le +cours de ses études, il avait pu apprécier les +plus célèbres professeurs, et il les jugeait des +ânes. Certes il valait autant qu'eux, sinon +mieux. S'il parvenait par un moyen quelconque +à capter la clientèle élégante et riche du Havre, +il pouvait gagner cent mille francs par an avec +facilité. Et il calculait, d'une façon précise, les +gains assurés. Le matin il sortirait, il irait +chez ses malades. En prenant la moyenne, +bien faible, de dix par jour, à vingt francs l'un, +cela lui ferait, au minimum, soixante-douze +mille francs par an, même soixante-quinze +mille, car le chiffre de dix malades était inférieur +à la réalisation certaine. Après midi, il +recevrait dans son cabinet une autre moyenne +de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six +mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, +chiffre rond. Les clients anciens et les amis +qu'il irait voir à dix francs et qu'il recevrait à +cinq francs feraient peut-être sur ce total une +légère diminution compensée par les consultations +avec d'autres médecins et par tous les +petits bénéfices courants de la profession. +Rien de plus facile que d'arriver là avec de +la réclame habile, des échos dans le <i>Figaro</i> indiquant +que le corps scientifique parisien avait +les yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes +entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il +serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre, +et content de lui-même, car il ne devrait sa fortune +qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses +vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne +se marierait pas, ne voulant point encombrer +son existence d'une femme unique et gênante, +mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes +les plus jolies.</p> + +<p>Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta +hors du lit comme pour le saisir tout de suite, +et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville +l'appartement qui lui convenait.</p> + +<p>Alors, en rôdant à travers les rues, il songea +combien sont légères les causes déterminantes +de nos actions. Depuis trois semaines +il aurait pu, il aurait dû prendre cette résolution +née brusquement en lui, sans aucun +doute, à la suite de l'héritage de son frère.</p> + +<p>Il s'arrêtait devant les portes où pendait un +écriteau annonçant soit un bel appartement, +soit un riche appartement à louer, les indications +sans adjectif le laissant toujours plein de +dédain. Alors il visitait avec des façons hautaines, +mesurait la hauteur des plafonds, dessinait +sur son calepin le plan du logis, les +communications, la disposition des issues, annonçait +qu'il était médecin et qu'il recevait +beaucoup. Il fallait que l'escalier fût large et +bien tenu; il ne pouvait monter d'ailleurs au-dessus +du premier étage.</p> + +<p>Après avoir noté sept ou huit adresses et +griffonné deux cents renseignements, il rentra +pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.</p> + +<p>Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. +On mangeait donc sans lui. Pourquoi? +Jamais on n'était aussi exact dans la maison. +Il fut froissé, mécontent, car il était un peu +susceptible. Dès qu'il entra, Roland lui dit:</p> + +<p>—Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! +Tu sais que nous allons à deux heures chez +le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.</p> + +<p>Le docteur s'assit, sans répondre, après +avoir embrassé sa mère et serré la main de son +père et de son frère; et il prit dans le plat +creux, au milieu de la table, la côtelette réservée +pour lui. Elle était froide et sèche. Ce devait +être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait +pu la laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, +et ne pas perdre la tête au point d'oublier +complètement l'autre fils, le fils aîné. La conversation, +interrompue par son entrée, reprit au point où il +l'avait coupée.</p> + +<p>—Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce +que je ferais tout de suite. Je m'installerais +richement, de façon à frapper l'oeil, je me montrerais +dans le monde, je monterais à cheval, +et je choisirais une ou deux causes intéressantes +pour les plaider et me bien poser au Palais. +Je voudrais être une sorte d'avocat amateur +très recherché. Grâce à Dieu, te voici à l'abri +du besoin, et si tu prends une profession, en +somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes +études et parce qu'un homme ne doit jamais +rester à rien faire.</p> + +<p>Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:</p> + +<p>—Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais +un joli bateau, un cotre sur le modèle de nos +pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.</p> + +<p>Pierre, à son tour, donna son avis. En +somme, ce n'était pas la fortune qui faisait la +valeur morale, la valeur intellectuelle d'un +homme. Pour les médiocres elle n'était qu'une +cause d'abaissement, tandis qu'elle mettait au +contraire un levier puissant aux mains des +forts. Ils étaient rares d'ailleurs, ceux-là. Si +Jean était vraiment un homme supérieur, il le +pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait +à l'abri du besoin. Mais il lui faudrait travailler +cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en d'autres +circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider +pour ou contre la veuve et l'orphelin et d'empocher +tant d'écus pour tout procès gagné ou +perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, +une lumière du droit.</p> + +<p>Et il ajouta comme conclusion:</p> + +<p>—Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, +des cadavres!</p> + +<p>Le père Roland haussa les épaules:</p> + +<p>—Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est +de se la couler douce. Nous ne sommes pas +des bêtes de peine, mais des hommes. Quand +on naît pauvre, il faut travailler; eh bien! tant +pis, on travaille; mais quand on a des rentes, +sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter +le tempérament.</p> + +<p>Pierre répondit avec hauteur:</p> + +<p>—Nos tendances ne sont pas les mêmes! +Moi je ne respecte au monde que le savoir et +l'intelligence, tout le reste est méprisable.</p> + +<p>Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les +heurts incessants entre le père et le fils; elle +détourna donc la conversation, et parla d'un +meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, +à Bolbec-Nointot. Les esprits aussitôt +furent occupés par les circonstances environnant +le forfait, et attirés par l'horreur +intéressante, par le mystère attrayant des crimes, +qui, même vulgaires, honteux et répugnants, +exercent sur la curiosité humaine une +étrange et générale fascination.</p> + +<p>De temps en temps, cependant, le père Roland +tirait sa montre:</p> + +<p>—Allons, dit-il, il va falloir se mettre en +route.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça +n'était point la peine de me faire manger une +côtelette froide.</p> + +<p>—Viens-tu chez le notaire? demanda sa +mère.</p> + +<p>Il répondit sèchement:</p> + +<p>—Moi, non, pour quoi faire? Ma présence +est fort inutile.</p> + +<p>Jean demeurait silencieux comme s'il ne +s'agissait point de lui. Quand on avait parlé du +meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, +quelques idées et développé quelques considérations +sur les crimes et sur les criminels. +Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la +clarté de son oeil, la rougeur animée de ses +joues, jusqu'au luisant de sa barbe, semblaient +proclamer son bonheur.</p> + +<p>Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant +seul de nouveau, recommença ses investigations +du matin à travers les appartements +à louer. Après deux ou trois heures d'escaliers +montés et descendus, il découvrit enfin, sur le +boulevard François I^{er}, quelque chose de joli: +un grand entre-sol avec deux portes sur des +rues différentes, deux salons, une galerie vitrée +où les malades, en attendant leur tour, se +promèneraient au milieu des fleurs, et une +délicieuse salle à manger en rotonde ayant +vue sur la mer.</p> + +<p>Au moment de louer, le prix de trois mille +francs l'arrêta, car il fallait payer d'avance le +premier terme, et il n'avait rien, pas un sou +devant lui.</p> + +<p>La petite fortune amassée par son père +s'élevait à peine à huit mille francs de rentes, +et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis +souvent ses parents dans l'embarras par ses +longues hésitations dans le choix d'une carrière, +ses tentatives toujours abandonnées et +ses continuels recommencements d'études. Il +partit donc en promettant une réponse avant +deux jours; et l'idée lui vint de demander à +son frère ce premier trimestre, ou même le semestre, +soit quinze cents francs, dès que Jean +serait en possession de son héritage.</p> + +<p>«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, +pensait-il. Je le rembourserai peut-être même +avant la fin de l'année. C'est tout simple, d'ailleurs, +et il sera content de faire cela pour moi.»</p> + +<p>Comme il n'était pas encore quatre heures, +et qu'il n'avait rien à faire, absolument rien, il +alla s'asseoir dans le Jardin public; et il demeura +longtemps sur son banc, sans idées, les +yeux à terre, accablé par une lassitude qui devenait +de la détresse.</p> + +<p>Tous les jours précédents, depuis son retour +dans la maison paternelle, il avait vécu ainsi +pourtant, sans souffrir aussi cruellement du +vide de l'existence et de son inaction. Comment +avait-il donc passé son temps du lever +jusqu'au coucher?</p> + +<p>Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, +flâné par les rues, flâné dans les cafés, +flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà +que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, +lui devenait odieuse, intolérable. S'il avait eu +quelque argent il aurait pris une voiture pour +faire une longue promenade dans la campagne, +le long des fossés de ferme ombragés de +hêtres et d'ormes; mais il devait compter le +prix d'un bock ou d'un timbre-poste, et ces +fantaisies-là ne lui étaient point permises. Il +songea soudain combien il est dur, à trente +ans passés, d'être réduit à demander, en rougissant, +un louis à sa mère, de temps en +temps; et il murmura, en grattant la terre du +bout de sa canne:</p> + +<p>—Cristi! si j'avais de l'argent!</p> + +<p>Et la pensée de l'héritage de son frère entra +en lui de nouveau, à la façon d'une piqûre de +guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne +voulant point s'abandonner sur cette pente de +jalousie.</p> + +<p>Autour de lui des enfants jouaient dans la +poussière des chemins. Ils étaient blonds avec +de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très +sérieux, avec une attention grave, de petites +montagnes de sable pour les écraser ensuite +d'un coup de pied.</p> + +<p>Pierre était dans un de ces jours mornes où +on regarde dans tous les coins de son âme, où +on en secoue tous les plis.</p> + +<p>«Nos besognes ressemblent aux travaux de +ces mioches,» pensait-il. Puis il se demanda +si le plus sage dans la vie n'était pas encore +d'engendrer deux ou trois de ces petits êtres +inutiles et de les regarder grandir avec complaisance +et curiosité. Et le désir du mariage +l'effleura. On n'est pas si perdu, n'étant plus +seul. On entend au moins remuer quelqu'un +près de soi aux heures de trouble et d'incertitude, +c'est déjà quelque chose de dire «tu» +à une femme, quand on souffre.</p> + +<p>Il se mit à songer aux femmes.</p> + +<p>Il les connaissait très peu, n'ayant eu au +quartier Latin que des liaisons de quinzaine, +rompues quand était mangé l'argent du mois, +et renouées ou remplacées le mois suivant. Il +devait exister, cependant, des créatures très +bonnes, très douces et très consolantes. Sa +mère n'avait-elle pas été la raison et le charme +du foyer paternel? Comme il aurait voulu connaître +une femme, une vraie femme!</p> + +<p>Il se releva tout à coup avec la résolution +d'aller faire une petite visite à Mme Rosémilly.</p> + +<p>Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, +celle-là! Pourquoi? Elle avait trop de +bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle +pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à +lui-même d'une façon nette, cette préférence +entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour +l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son +frère, il ne pouvait s'abstenir de le juger un +peu médiocre et de se croire supérieur.</p> + +<p>Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la +nuit; et, comme la veille au soir, il se demanda +anxieusement: «Que vais-je faire?»</p> + +<p>Il se sentait maintenant à l'âme un besoin +de s'attendrir, d'être embrassé et consolé. +Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il +était dans une de ces heures de faiblesse et de +lassitude où la présence d'une femme, la caresse +d'une femme, le toucher d'une main, le +frôlement d'une robe, un doux regard noir ou +bleu semblent indispensables, et tout de suite, +à notre coeur.</p> + +<p>Et le souvenir lui vint d'une petite bonne +de brasserie ramenée un soir chez elle et revue +de temps en temps.</p> + +<p>Il se leva donc de nouveau pour aller boire +un bock avec cette fille. Que lui dirait-il? Que +lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe? +il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle +semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi +donc ne la voyait-il pas plus souvent?</p> + +<p>Il la trouva sommeillant sur une chaise dans +la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs +fumaient leurs pipes, accoudés aux tables +de chêne, la caissière lisait un roman, +tandis que le patron, en manches de chemise, +dormait tout à fait sur la banquette.</p> + +<p>Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement +et, venant à lui:</p> + +<p>—Bonjour, comment allez-vous?</p> + +<p>—Pas mal, et toi?</p> + +<p>—Moi, très bien. Comme vous êtes rare?</p> + +<p>—Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais +que je suis médecin.</p> + +<p>—Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si +j'avais su, j'ai été souffrante la semaine dernière, +je vous aurais consulté. Qu'est-ce que +vous prenez?</p> + +<p>—Un bock, et toi?</p> + +<p>—Moi, un bock aussi, puisque tu me le +payes.</p> + +<p>Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre +de cette consommation en avait été la permission +tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. +De temps en temps elle lui prenait la +main avec cette familiarité facile des filles dont +la caresse est à vendre, et le regardant avec +des yeux engageants elle lui disait:</p> + +<p>—Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? +Tu me plais beaucoup, mon chéri.</p> + +<p>Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait +bête, commune, sentant le peuple. Les femmes, +se disait-il, doivent nous apparaître dans +un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise +leur vulgarité.</p> + +<p>Elle lui demandait:</p> + +<p>—Tu es passé l'autre matin avec un beau +blond à grande barbe, est-ce ton frère?</p> + +<p>—Oui, c'est mon frère.</p> + +<p>—Il est rudement joli garçon.</p> + +<p>—Tu trouves?</p> + +<p>—Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.</p> + +<p>Quel étrange besoin le poussa tout à coup +à raconter à cette servante de brasserie l'héritage +de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait +de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait +par crainte du trouble apporté dans +son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, +et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il +eût eu besoin de vider de nouveau devant +quelqu'un son coeur gonflé d'amertume?</p> + +<p>Il dit en croisant ses jambes:</p> + +<p>—Il a joliment de la chance, mon frère, +il vient d'hériter de vingt mille francs de +rente.</p> + +<p>Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et +cupides:</p> + +<p>—Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa +grand'mère ou bien sa tante?</p> + +<p>—Non, un vieil ami de mes parents.</p> + +<p>—Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne +t'a rien laissé, à toi?</p> + +<p>—Non. Moi je le connaissais très peu.</p> + +<p>Elle réfléchit quelques instants, puis, avec +un sourire drôle sur les lèvres:</p> + +<p>—Eh bien! il a de la chance ton frère +d'avoir des amis de cette espèce-là! Vrai, ça +n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!</p> + +<p>Il eut envie de la gifler sans savoir au juste +pourquoi, et il demanda, la bouche crispée:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu entends par là?</p> + +<p>Elle avait pris un air bête et naïf:</p> + +<p>—Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de +chance que toi.</p> + +<p>Il jeta vingt sous sur la table et sortit.</p> + +<p>Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça +n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu.»</p> + +<p>Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu +dans ces mots? Certes il y avait là une +malice, une méchanceté, une infamie. Oui, +cette fille avait dû croire que Jean était le fils +du Maréchal.</p> + +<p>L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon +jeté sur sa mère, fut si violente qu'il s'arrêta +et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour +s'asseoir.</p> + +<p>Un autre café se trouvait en face de lui, il +y entra, prit une chaise, et comme le garçon se +présentait: «Un bock», dit-il.</p> + +<p>Il sentait battre son coeur; des frissons lui +couraient sur la peau. Et tout à coup le souvenir +lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la +veille: «Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il +eu la même pensée, le même soupçon que +cette drôlesse?</p> + +<p>La tête penchée sur son bock il regardait la +mousse blanche pétiller et fondre, et il se demandait: +«Est-ce possible qu'on croie une +chose pareille?»</p> + +<p>Les raisons qui feraient naître ce doute +odieux dans les esprits lui apparaissaient +maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes, +exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans +héritiers laisse sa fortune aux deux enfants +d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, +mais qu'il 1s donne tout entière à un seul +de ces enfants, certes le monde s'étonnera, +chuchotera et finira par sourire. Comment +n'avait-il pas prévu cela, comment son père +ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne +l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés +trop heureux de cet argent inespéré pour +que cette idée les effleurât. Et puis comment +ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné une +pareille ignominie?</p> + +<p>Mais le public, mais le voisin, le marchand, +le fournisseur, tous ceux qui les connaissaient +n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable, +s'en amuser, s'en réjouir, rire de son +père et mépriser sa mère?</p> + +<p>Et la remarque faite par la fille de brasserie +que Jean était blond et lui brun, qu'ils ne se +ressemblaient ni de figure, ni de démarche, +ni de tournure, ni d'intelligence, frapperait +maintenant tous les yeux et tous les esprits. +Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: +«Lequel, le vrai ou le faux?»</p> + +<p>Il se leva avec la résolution de prévenir son +frère, de le mettre en garde contre cet affreux +danger menaçant l'honneur de leur mère. Mais +que ferait Jean? Le plus simple, assurément, +serait de refuser l'héritage qui irait alors aux +pauvres, et de dire seulement aux amis et +connaissances informés de ce legs que le testament +contenait des clauses et conditions +inacceptables qui auraient fait de Jean, non +pas un héritier, mais un dépositaire.</p> + +<p>Tout en rentrant à la maison paternelle, il +songeait qu'il devait voir son frère seul, afin de +ne point parler devant ses parents d'un pareil +sujet.</p> + +<p>Dès la porte il entendit un grand bruit de +voix et de rires dans le salon, et, comme il +entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine +Beausire, ramenés par son père et gardés +à dîner afin de fêter la bonne nouvelle.</p> + +<p>On avait fait apporter du vermouth et de +l'absinthe pour se mettre en appétit, et on +s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine +Beausire, un petit homme tout rond à +force d'avoir roulé sur la mer, et dont toutes +les idées semblaient rondes aussi, comme les +galets des rivages, et qui riait avec des <i>r</i> plein +la gorge, jugeait la vie une chose excellente +dont tout était bon à prendre.</p> + +<p>Il trinquait avec le père Roland, tandis que +Jean présentait aux dames deux nouveaux +verres pleins.</p> + +<p>Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine +Beausire, qui avait connu feu son époux, +s'écria:</p> + +<p>—Allons, allons, Madame, <i>bis repetita +placent</i>, comme nous disons en patois, ce qui +signifie: «Deux vermouths ne font jamais +mal.» Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue +plus, je me donne comme ça, chaque +jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis +artificiel! J'y ajoute un coup de tangage après +le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée. +Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par +exemple, jamais, jamais, car je crains les +avaries.</p> + +<p>Roland, dont le vieux long-courier flattait la +manie nautique, riait de tout son coeur, la face +déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe. Il +avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un +ventre où semblait réfugié le reste de son corps, +un de ces ventres mous d'hommes toujours +assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni +bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé +toute leur matière au même endroit.</p> + +<p>Beausire au contraire, bien que court et +gros, semblait plein comme un oeuf et dur +comme une balle.</p> + +<p>Mme Roland n'avait point vidé son premier +verre, et, rose de bonheur, le regard brillant, +elle contemplait son fils Jean.</p> + +<p>Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. +C'était une affaire finie, une affaire signée, il +avait vingt mille francs de rentes. Dans la +façon dont il riait, dont il parlait avec une +voix plus sonore, dont il regardait les gens, à +ses manières plus nettes, à son assurance plus +grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.</p> + +<p>Le dîner fut annoncé, et comme le vieux +Roland allait offrir son bras à Mme Rosémilly: +«Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui +tout est pour Jean.»</p> + +<p>Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: +devant l'assiette de Jean, assis à la place de +son père, un énorme bouquet rempli de faveurs +de soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, +s'élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de +quatre compotiers dont l'un contenait une +pyramide de pêches magnifiques, le second un +gâteau monumental gorgé de crème fouettée +et couvert de clochettes de sucre fondu, une +cathédrale en biscuit, le troisième des tranches +d'ananas noyées dans un sirop clair, et +le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu +des pays chauds.</p> + +<p>—Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons +l'avènement de Jean le Riche.</p> + +<p>Après le potage on offrit du madère; et tout +le monde déjà parlait en même temps. Beausire +racontait un dîner qu'il avait fait à Saint-Domingue +à la table d'un général nègre. Le +père Roland l'écoutait, tout en cherchant à +glisser entre les phrases le récit d'un autre +repas donné par un de ses amis, à Meudon, et +dont chaque convive avait été quinze jours +malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient +un projet d'excursion et de déjeuner à +Saint-Jouin, dont ils se promettaient déjà un +plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas +avoir dîné seul, dans une gargote au bord de +la mer, pour éviter tout ce bruit, ces rires et +cette joie qui l'énervaient.</p> + +<p>Il cherchait comment il allait s'y prendre, +maintenant, pour dire à son frère ses craintes +et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée +déjà, dont il jouissait, dont il se grisait +d'avance. Ce serait dur pour lui, certes, mais +il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation +de leur mère étant menacée.</p> + +<p>L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland +dans les récits de pêche. Beausire en narra de +surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de +Madagascar et surtout sur les côtes de la Chine +et du Japon, où les poissons ont des figures +drôles comme les habitants. Et il racontait les +mines de ces poissons, leurs gros yeux d'or, +leurs ventres bleus ou rouges, leurs nageoires +bizarres, pareilles à des éventails, leur queue +coupée en croissant de lune, en mimant d'une +façon si plaisante que tout le monde riait aux +larmes en l'écoutant.</p> + +<p>Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: +«On a bien raison de dire que les Normands +sont les Gascons du Nord.»</p> + +<p>Après le poisson vint un vol-au-vent, puis +un poulet rôti, une salade, des haricots verts +et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne +de Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté +allait croissant avec le nombre des verres de +vin. Quand sauta le bouchon de la première +bouteille de champagne, le père Roland, très +excité, imita avec sa bouche le bruit de cette +détonation, puis déclara:</p> + +<p>—J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.</p> + +<p>Pierre, de plus en plus agacé, répondit en +ricanant:</p> + +<p>—Cela est peut-être, cependant, plus dangereux +pour toi.</p> + +<p>Roland, qui allait boire, reposa son verre +plein sur la table et demanda:</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>Depuis longtemps il se plaignait de sa +santé, de lourdeurs, de vertiges, de malaises +constants et inexplicables. Le docteur reprit:</p> + +<p>—Parce que la balle du pistolet peut fort +bien passer à côté de toi, tandis que le verre +de vin te passe forcément dans le ventre.</p> + +<p>—Et puis?</p> + +<p>—Et puis il te brûle l'estomac, désorganise +le système nerveux, alourdit la circulation et +prépare l'apoplexie dont sont menacés tous les +hommes de ton tempérament.</p> + +<p>L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait +dissipée comme une fumée par le vent; +et il regardait son fils avec des yeux inquiets +et fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait +pas.</p> + +<p>Mais Beausire s'écria:</p> + +<p>—Ah! ces sacrés médecins, toujours les +mêmes: ne mangez pas, ne buvez pas, n'aimez +pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du +bobo à petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout +ça, moi, Monsieur, dans toutes les parties du +monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai +pu, et je ne m'en porte pas plus mal.</p> + +<p>Pierre répondit avec aigreur:</p> + +<p>—D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus +fort que mon père; et puis tous les viveurs +parlent comme vous jusqu'au jour où ... et +ils ne reviennent pas le lendemain dire au +médecin prudent: «Vous aviez raison, docteur.» +Quand je vois mon père faire ce qu'il +y a de plus mauvais et de plus dangereux +pour lui, il est bien naturel que je le prévienne. +Je serais un mauvais fils si j'agissais autrement.</p> + +<p>Mme Roland désolée intervint à son tour: +—Voyons, Pierre, qu'est-ce que tu as? Pour +une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe +quelle fête pour lui, pour nous. Tu vas gâter +tout son plaisir et nous chagriner tous. C'est +vilain, ce que tu fais là!</p> + +<p>Il murmura en haussant les épaules:</p> + +<p>—Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.</p> + +<p>Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait +son verre, son verre plein de vin lumineux +et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante +s'envolait par petites bulles venues du fond et +montant, pressées et rapides, s'évaporer à la +surface; il le regardait avec une méfiance de +renard qui trouve une poule morte et flaire +un piège.</p> + +<p>Il demanda, en hésitant:</p> + +<p>—Tu crois que ça me ferait beaucoup de +mal?</p> + +<p>Pierre eut un remords et se reprocha de +faire souffrir les autres de sa mauvaise humeur:</p> + +<p>—Non, va, pour une fois, tu peux le boire; +mais n'en abuse point et n'en prends pas l'habitude.</p> + +<p>Alors le père Roland leva son verre sans se +décider encore à le porter à sa bouche. Il le contemplait +douloureusement, avec envie et avec +crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits +coups, en les savourant, le coeur plein d'angoisse, +de faiblesse et de gourmandise, puis +de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière +goutte.</p> + +<p>Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly; +il était fixé sur lui limpide et bleu, clairvoyant +et dur. Et il sentit, il pénétra, il devina +la pensée nette qui animait ce regard, la pensée +irritée de cette petite femme à l'esprit simple +et droit, car ce regard disait: «Tu es jaloux, +toi. C'est honteux, cela.»</p> + +<p>Il baissa la tête en se remettant à manger.</p> + +<p>Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. +Une envie de partir le harcelait, une envie de +n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus les +entendre causer, plaisanter et rire.</p> + +<p>Cependant le père Roland, que les fumées +du vin recommençaient à troubler, oubliait +déjà les conseils de son fils et regardait d'un +oeil oblique et tendre une bouteille de champagne +presque pleine encore à côté de son assiette. +Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation +nouvelle, et il cherchait par quelle +malice, par quelle adresse, il pourrait s'en emparer +sans éveiller les remarques de Pierre. Une +ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit +la bouteille avec nonchalance et, la tenant par +le fond, tendit le bras à travers la table pour +emplir d'abord le verre du docteur qui était vide; +puis il fit le tour des autres verres, et quand il +en vint au sien il se mit à parler très haut, et +s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement +que c'était par inadvertance. Personne +d'ailleurs n'y fit attention.</p> + +<p>Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux +et agacé, il prenait à tout instant, et portait +à ses lèvres d'un geste inconscient la longue +flûte de cristal où l'on voyait courir les +bulles dans le liquide vivant et transparent. Il +le faisait alors couler très lentement dans sa +bouche pour sentir la petite piqûre sucrée du +gaz évaporé sur sa langue.</p> + +<p>Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. +Partie du ventre, qui semblait en être le foyer, +elle gagnait la poitrine, envahissait les membres, +se répandait dans toute la chair, comme +une onde tiède et bienfaisante portant de la +joie avec elle. Il se sentait mieux, moins impatient, +moins mécontent; et sa résolution de +parler à son frère ce soir-là même s'affaiblissait, +non pas que la pensée d'y renoncer l'eût +effleuré, mais pour ne point troubler si vite le +bien-être qu'il sentait en lui.</p> + +<p>Beausire se leva afin de porter un toast.</p> + +<p>Ayant salué à la ronde il prononça:</p> + +<p>—Très gracieuses dames, Messeigneurs, +nous sommes réunis pour célébrer un événement +heureux qui vient de frapper un de nos +amis. On disait autrefois que la fortune était +aveugle, je crois qu'elle était simplement +myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire +emplette d'une excellente jumelle marine, qui +lui a permis de distinguer dans le port du Havre +le fils de notre brave camarade Roland, capitaine +de la <i>Perle</i>.</p> + +<p>Des bravos jaillirent des bouches, soutenus +par des battements de mains; et Roland père +se leva pour répondre.</p> + + +<p>Après avoir toussé, car il sentait sa gorge +grasse et sa langue un peu lourde, il bégaya:</p> + +<p>—Merci, capitaine, merci pour moi et mon +fils. Je n'oublierai jamais votre conduite en +cette circonstance. Je bois à vos désirs.</p> + +<p>Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, +et il se rassit, ne trouvant plus rien.</p> + +<p>Jean, qui riait, prit la parole à son tour:</p> + +<p>—C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les +amis dévoués, les amis excellents (il regardait +Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui +cette preuve touchante de leur affection. Mais +ce n'est point par des paroles que je peux leur +témoigner ma reconnaissance. Je la leur prouverai +demain, à tous les instants de ma vie, toujours, +car notre amitié n'est point de celles qui +passent.</p> + +<p>Sa mère, fort émue, murmura:</p> + +<p>—Très bien, mon enfant. +Mais Beausire s'écriait:</p> + +<p>—Allons, madame Rosémilly, parlez au +nom du beau sexe.</p> + +<p>Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, +un peu nuancée de tristesse:</p> + +<p>—Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie +de M. Maréchal.</p> + +<p>Il y eut quelques secondes d'accalmie, de +recueillement décent, comme après une prière; +et Beausire, qui avait le compliment coulant, +fit cette remarque:</p> + +<p>—Il n'y a que les femmes pour trouver de +ces délicatesses.</p> + +<p>Puis se tournant vers Roland père:</p> + +<p>—Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? +Vous étiez donc bien intimes avec lui?</p> + +<p>Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à +pleurer, et d'une voix bredouillante:</p> + +<p>—Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on +ne retrouve plus ... nous ne nous quittions +pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et +il nous payait de petites fêtes au théâtre ... je +ne vous dis que ça ... que ça ... que ça ... Un ami, +un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, Louise?</p> + +<p>Sa femme répondit simplement:</p> + +<p>—Oui, c'était un fidèle ami.</p> + +<p>Pierre regardait son père et sa mère, mais +comme on parla d'autre chose, il se remit à +boire.</p> + +<p>De la fin de cette soirée il n'eut guère de +souvenir. On avait pris le café, absorbé des liqueurs, +et beaucoup ri en plaisantant. Puis il +se coucha, vers minuit, l'esprit confus et la +tête lourde. Et il dormit comme une brute +jusqu'à neuf heures le lendemain.</p><br><br> + + + + + + +<h3>IV</h3> + +<p>Ce sommeil baigné de champagne et de +chartreuse l'avait sans doute adouci et calmé, +car il s'éveilla en des dispositions d'âme très +bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, +en s'habillant, ses émotions de la veille, +cherchant à en dégager bien nettement et bien +complètement les causes réelles, secrètes, les +causes personnelles en même temps que les +causes extérieures.</p> + +<p>Il se pouvait en effet que la fille de brasserie +eût eu une mauvaise pensée, une vraie pensée +de prostituée, en apprenant qu'un seul des +fils Roland héritait d'un inconnu; mais ces +créatures-là n'ont-elles pas toujours des soupçons +pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes +les honnêtes femmes? Ne les entend-on +pas, chaque fois qu'elles parlent, injurier, +calomnier, diffamer toutes celles qu'elles +devinent irréprochables? Chaque fois qu'on +cite devant elles une personne inattaquable, +elles se fâchent, comme si on les outrageait, +et s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes +femmes mariées, c'est du propre! Elles ont +plus d'amants que nous, seulement elles les +cachent parce qu'elles sont hypocrites. Ah! +oui, c'est du propre!»</p> + +<p>En toute autre occasion il n'aurait certes pas +compris, pas même supposé possibles des insinuations +de cette nature sur sa pauvre mère, +si bonne, si simple, si digne. Mais il avait +l'âme troublée par ce levain de jalousie qui fermentait +en lui. Son esprit surexcité, à l'affût +pour ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui +pouvait nuire à son frère, avait même peut-être +prêté à cette vendeuse de bocks des intentions +odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se +pouvait que son imagination seule, cette imagination +qu'il ne gouvernait point, qui échappait +sans cesse à sa volonté, s'en allait libre, +hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers +infini des idées, et en rapportait parfois +d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en +lui, au fond de son âme, dans les replis insondables, +comme des choses volées; il se pouvait +que cette imagination seule eût créé, inventé +cet affreux doute. Son coeur, assurément, son +propre coeur avait des secrets pour lui; et ce +coeur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute +abominable un moyen de priver son frère de +cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait +lui-même, à présent, interrogeant, comme les +dévots leur conscience, tous les mystères de +sa pensée.</p> + +<p>Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence +fût limitée, avait le tact, le flair et le +sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui +était pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une +simplicité parfaite, à la mémoire bénie de feu +Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si +le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant +frère: «Mais défends-la donc, jobard; tu as +beau être riche, je t'éclipserai toujours quand +il me plaira.»</p> + +<p>Au café, il dit à son père:</p> + +<p>—Est-ce que tu te sers de la <i>Perle</i> aujourd'hui?</p> + +<p>—Non, mon garçon.</p> + +<p>—Je peux la prendre avec Jean-Bart?</p> + +<p>—Mais oui, tant que tu voudras.</p> + +<p>Il acheta un bon cigare, au premier débit +de tabac rencontré, et il descendit, d'un pied +joyeux, vers le port.</p> + +<p>Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un +bleu léger, rafraîchi, lavé par la brise de la +mer.</p> + +<p>Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait +au fond de la barque qu'il devait tenir +prête à sortir tous les jours à midi, quand on +n'allait pas à la pêche le matin.</p> + +<p>—A nous deux, patron! cria Pierre.</p> + +<p>Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta +dans l'embarcation.</p> + +<p>—Quel vent? dit-il.</p> + +<p>—Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. +J'avons bonne brise au large.</p> + +<p>—Eh bien! mon père, en route.</p> + +<p>Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le +bateau, libre, se mit à glisser lentement vers la +jetée sur l'eau calme du port. Le faible souffle +d'air venu par les rues tombait sur le haut de +la voile, si doucement qu'on ne sentait rien, +et la <i>Perle</i> semblait animée d'une vie propre, +de la vie des barques, poussée par une force +mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la +barre, et, le cigare aux dents, les jambes allongées +sur le banc, les yeux mi-fermés sous les +rayons aveuglants du soleil, il regardait passer +contre lui les grosses pièces de bois goudronné +du brise-lames.</p> + +<p>Quand ils débouchèrent en pleine mer, en +atteignant la pointe de la jetée nord qui les +abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le +visage et sur les mains du docteur comme une +caresse un peu froide, entra dans sa poitrine +qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la boire, +et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit +s'incliner la <i>Perle</i> et la rendit plus alerte.</p> + +<p>Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le +triangle, plein de vent, semblait une aile, puis +gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua +le tapecul amarré contre son mât.</p> + +<p>Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, +et courant maintenant de toute sa +vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui +bouillonne et qui fuit.</p> + +<p>L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une +charrue folle, et l'onde soulevée, souple et +blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, +comme retombe, brune et lourde, la terre labourée +des champs.</p> + +<p>A chaque vague rencontrée,—elles étaient +courtes et rapprochées,—une secousse secouait +la <i>Perle</i> du bout du foc au gouvernail +qui frémissait dans la main de Pierre; et quand +le vent, pendant quelques secondes, soufflait +plus fort, les flots effleuraient le bordage +comme s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur +charbonnier de Liverpool était à l'ancre +attendant la marée; ils allèrent tourner par +derrière, puis ils visitèrent, l'un après l'autre, +les navires en rade, puis ils s'éloignèrent un +peu plus pour voir se dérouler la côte.</p> + +<p>Pendant trois heures, Pierre tranquille, +calme et content, vagabonda sur l'eau frémissante, +gouvernant, comme une bête ailée, rapide +et docile, cette chose de bois et de toile +qui allait et venait à son caprice, sous une +pression de ses doigts.</p> + +<p>Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos +d'un cheval ou sur le pont d'un bateau, pensant +à son avenir, qui serait beau, et à la douceur +de vivre avec intelligence. Dès le lendemain +il demanderait à son frère de lui prêter, +pour trois mois, quinze cents francs afin de +s'installer tout de suite dans le joli appartement +du boulevard François Ier.</p> + +<p>Le matelot dit tout à coup:</p> + +<p>—V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.</p> + +<p>Il leva les yeux et aperçut vers le nord une +ombre grise, profonde et légère, noyant le +ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, +comme un nuage tombé d'en haut.</p> + +<p>Il vira de bord, et vent arrière fit route vers +la jetée, suivi par la brume rapide qui le gagnait. +Lorsqu'elle atteignit la <i>Perle</i>, l'enveloppant +dans son imperceptible épaisseur, un frisson +de froid courut sur les membres de Pierre, +et une odeur de fumée et de moisissure, +l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit +fermer la bouche pour ne point goûter cette +nuée humide et glacée. Quand la barque reprit +dans le port sa place accoutumée, la ville +entière était ensevelie déjà sous cette vapeur +menue, qui, sans tomber, mouillait comme +une pluie et glissait sur les maisons et les rues +à la façon d'un fleuve qui coule.</p> + +<p>Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra +vite, et se jeta sur son lit pour sommeiller +jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle +à manger, sa mère disait à Jean:</p> + +<p>—La galerie sera ravissante. Nous y mettrons +des fleurs. Tu verras. Je me chargerai +de leur entretien et de leur renouvellement. +Quand tu donneras des fêtes, ça aura un coup +d'oeil féerique.</p> + +<p>—De quoi parlez-vous donc? demanda le +docteur.</p> + +<p>—D'un appartement délicieux que je viens +de louer pour ton frère. Une trouvaille, un entresol +donnant sur deux rues. Il a deux salons, +une galerie vitrée et une petite salle à manger +en rotonde, tout à fait coquette pour un garçon.</p> + +<p>Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur.</p> + +<p>—Où est-ce situé, cela? dit-il.</p> + +<p>—Boulevard François Ier.</p> + +<p>Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement +exaspéré qu'il avait envie de crier: «C'est +trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que +pour lui!»</p> + +<p>Sa mère, radieuse, parlait toujours:</p> + +<p>—Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux +mille huit cents francs. On en voulait trois +mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de +diminution en faisant un bail de trois, six +ou neuf ans. Ton frère sera parfaitement là +dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour +faire la fortune d'un avocat. Cela attire le +client, le séduit, le retient, lui donne du respect +et lui fait comprendre qu'un homme ainsi +logé fait payer cher ses paroles.</p> + +<p>Elle se tut quelques secondes, et reprit:</p> + +<p>—Il faudrait trouver quelque chose d'approchant +pour toi, bien plus modeste puisque +tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. +Je t'assure que cela te servirait beaucoup.</p> + +<p>Pierre répondit d'un ton dédaigneux:</p> + +<p>—Oh! moi, c'est par le travail et la science +que j'arriverai.</p> + +<p>Sa mère insista:</p> + +<p>—Oui, mais je t'assure qu'un joli logement +te servirait beaucoup tout de même.</p> + +<p>Vers le milieu du repas il demanda tout à +coup:</p> + +<p>—Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?</p> + +<p>Le père Roland leva la tête et chercha dans +ses souvenirs:</p> + +<p>—Attends, je ne me rappelle plus trop. +C'est si vieux. Ah! oui, j'y suis. C'est ta mère +qui a fait sa connaissance dans la boutique, +n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander +quelque chose, et puis il est revenu souvent. +Nous l'avons connu comme client avant de le +connaître comme ami.</p> + +<p>Pierre, qui mangeait des flageolets et les +piquait un à un avec une pointe de sa fourchette, +comme s'il les eût embrochés, reprit:</p> + +<p>—A quelle époque ça s'est-il fait, cette +connaissance-là?</p> + +<p>Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant +plus de rien, il fit appel à la mémoire de +sa femme:</p> + +<p>—En quelle année, voyons, Louise, tu ne +dois pas avoir oublié, toi qui as un si bon souvenir? +Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq +ou cinquante-six?... Mais cherche donc, +tu dois le savoir mieux que moi?</p> + +<p>Elle chercha quelque temps en effet, puis +d'une voix sûre et tranquille:</p> + +<p>—C'était en cinquante-huit, mon gros. +Pierre avait alors trois ans. Je suis bien certaine +de ne pas me tromper, car c'est l'année +où l'enfant eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, +que nous connaissions encore très peu, +nous a été d'un grand secours.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable, +même! Comme ta mère n'en pouvait plus de +fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, +il allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. +Vraiment, c'était un brave coeur. Et +quand tu as été guéri, tu ne te figures pas +comme il fut content et comme il t'embrassait. +C'est à partir de ce moment-là que nous +sommes devenus de grands amis.</p> + +<p>Et cette pensée brusque, violente, entra +dans l'âme de. Pierre comme une balle qui +troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le +premier, qu'il fut si dévoué pour moi, puisqu'il +m'aimait et m'embrassait tant, puisque +je suis la cause de sa grande liaison avec mes +parents, pourquoi a-t-il laissé toute sa fortune +à mon frère et rien à moi?»</p> + +<p>Il ne posa plus de questions et demeura +sombre, absorbé plutôt que songeur, gardant +en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, +le germe secret d'un nouveau mal.</p> + +<p>Il sortit de bonne heure et se remit à rôder +par les rues. Elles étaient ensevelies sous +le brouillard qui rendait pesante, opaque et +nauséabonde la nuit. On eût dit une fumée +pestilentielle abattue sur la terre. On la voyait +passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait +éteindre par moments. Les pavés des rues devenaient +glissants comme par les soirs de +verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient +sortir du ventre des maisons, puanteurs +des caves, des fosses, des égouts, des +cuisines pauvres, pour se mêler à l'affreuse +senteur de cette brume errante.</p> + +<p>Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses +poches, ne voulant point rester dehors par ce +froid, se rendit chez Marowsko.</p> + +<p>Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le +vieux pharmacien dormait toujours. En reconnaissant +Pierre, qu'il aimait d'un amour +de chien fidèle, il secoua sa torpeur, alla +chercher deux verres et apporta la groseillette.</p> + +<p>—Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous +avec votre liqueur?</p> + +<p>Le Polonais expliqua comment quatre des +principaux cafés de la ville consentaient à la +lancer dans la circulation, et comment le <i>Phare +de la Côte</i> et le <i>Sémaphore havrais</i> lui feraient +de la réclame en échange de quelques produits +pharmaceutiques mis à la disposition des rédacteurs.</p> + +<p>Après un long silence, Marowsko demanda +si Jean, décidément, était en possession de sa +fortune; puis il fit encore deux ou trois questions +vagues sur le même sujet. Son dévouement +ombrageux pour Pierre se révoltait de +cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre +penser, devinait, comprenait, lisait dans ses +yeux détournés, dans le ton hésitant de sa +voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres +et qu'il ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui +si prudent, si timide, si cauteleux.</p> + +<p>Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: +«Vous n'auriez pas dû lui laisser accepter +cet héritage qui fera mal parler de votre +mère.» Peut-être même croyait-il que Jean +était le fils de Maréchal. Certes il le croyait! +Comment ne le croirait-il pas, tant la chose +devait paraître vraisemblable, probable, évidente? +Mais lui-même, lui Pierre, le fils, depuis +trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, +avec toutes les subtilités de son coeur, pour +tromper sa raison, ne luttait-il pas contre ce +soupçon terrible?</p> + +<p>Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être +seul pour songer, pour discuter cela avec lui-même, +pour envisager hardiment, sans scrupules, +sans faiblesse, cette chose possible et +monstrueuse, entra en lui si dominateur qu'il +se leva sans même boire son verre de groseillette, +serra la main du pharmacien stupéfait +et se replongea dans le brouillard de la rue.</p> + +<p>Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il +laissé toute sa fortune à Jean?»</p> + +<p>Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui +faisait chercher cela, ce n'était plus cette envie +un peu basse et naturelle qu'il savait cachée +en lui et qu'il combattait depuis trois jours, +mais la terreur d'une chose épouvantable, la +terreur de croire lui-même que Jean, que son +frère était le fils de cet homme!</p> + +<p>Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même +se poser cette question criminelle! Cependant +il fallait que ce soupçon si léger, si invraisemblable, +fût rejeté de lui, complètement, pour +toujours. Il lui fallait la lumière, la certitude, +il fallait dans son coeur la sécurité complète, +car il n'aimait que sa mère au monde.</p> + +<p>Et tout seul en errant par la nuit, il allait +faire, dans ses souvenirs, dans sa raison, l'enquête +minutieuse d'où résulterait l'éclatante +vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait +plus, plus jamais. Il irait dormir.</p> + +<p>Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les +faits; puis je me rappellerai tout ce que je sais +de lui, de sou allure avec mon frère et avec +moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu +motiver cette préférence... Il a vu naître Jean? +—oui, mais il me connaissait auparavant.— +S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et +réservé, c'est moi qu'il aurait préféré puisque +c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre scarlatine, +qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. +Donc, logiquement, il devait me choisir, avoir +pour moi une tendresse plus vive, à moins qu'il +n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant +grandir, une attraction, une prédilection instinctives.»</p> + +<p>Alors il chercha dans sa mémoire, avec une +tension désespérée de toute sa pensée, de toute +sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à +revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet +homme qui avait passé devant lui, indifférent +à son coeur, pendant toutes ses années de Paris.</p> + +<p>Mais il sentit que la marche, le léger mouvement +de ses pas, troublait un peu ses idées, +dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée, +voilait sa mémoire.</p> + +<p>Pour jeter sur le passé et les événements +inconnus ce regard aigu, à qui rien ne devait +échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un +lieu vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir +sur la jetée, comme l'autre nuit.</p> + +<p>En approchant du port il entendit vers la +pleine mer une plainte lamentable et sinistre, +pareille au meuglement d'un taureau, mais +plus longue et plus puissante. C'était le cri +d'une sirène, le cri des navires perdus dans la +brume.</p> + +<p>Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, +tant il avait retenti dans son âme et dans ses +nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir +jeté lui-même. Une autre voix semblable gémit +à son tour, un peu plus loin; puis, tout +près, la sirène du port, leur répondant, poussa +une clameur déchirante.</p> + +<p>Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant +plus à rien, satisfait d'entrer dans ces +ténèbres lugubres et mugissantes.</p> + +<p>Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, +il ferma les yeux pour ne point voir les foyers +électriques, voilés de brouillard, qui rendent le +port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare +sur la jetée sud, qu'on distinguait à peine cependant. +Puis se tournant à moitié, il posa +ses coudes sur le granit et cacha sa figure +dans ses mains.</p> + +<p>Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec +ses lèvres, répétait comme pour l'appeler, +pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal... +Maréchal.» Et dans le noir de ses +paupières baissées, il le vit tout à coup tel qu'il +l'avait connu. C'était un homme de soixante +ans, portant en pointe sa barbe blanche, avec +des sourcils épais, tout blancs aussi. Il n'était +ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux +gris et doux, le geste modeste, l'aspect d'un +brave être, simple et tendre. Il appelait Pierre +et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais +paru préférer l'un ou l'autre, et les recevait +ensemble à dîner.</p> + +<p>Et Pierre, avec une ténacité de chien qui +suit une piste évaporée, se mit à rechercher +les paroles, les gestes, les intonations, +les regards de cet homme disparu de la +terre. Il le retrouvait peu à peu, tout entier, +dans son appartement de la rue Tronchet +quand il les recevait à sa table, son frère +et lui.</p> + +<p>Deux bonnes le servaient, vieilles toutes +deux, qui avaient pris, depuis bien longtemps +sans doute, l'habitude de dire «monsieur +Pierre» et «monsieur Jean».</p> + +<p>Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes +gens, la droite à l'un, la gauche à l'autre, au +hasard de leur entrée.</p> + +<p>—Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous +des nouvelles de vos parents? Quant à +moi, ils ne m'écrivent jamais.</p> + +<p>On causait, doucement et familièrement, +de choses ordinaires. Rien de hors ligne dans +l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, +de charme et de grâce. C'était certainement +pour eux un bon ami, un de ces bons +amis auxquels on ne songe guère parce qu'on +les sent très sûrs.</p> + +<p>Maintenant les souvenirs affluaient dans +l'esprit de Pierre. Le voyant soucieux plusieurs +fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant, +Maréchal lui avait offert et prêté, spontanément, +de l'argent, quelques centaines de francs +peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et +jamais rendues. Donc cet homme l'aimait toujours, +s'intéressait toujours à lui, puisqu'il +s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi +laisser toute sa fortune à Jean? Non, il +n'avait jamais été visiblement plus affectueux +pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé +de l'un que de l'autre, moins tendre en-apparence +avec celui-ci qu'avec celui-là. Alors ... +alors ... il avait donc eu une raison puissante +et secrète de tout donner à Jean—tout—et +rien à Pierre.</p> + +<p>Plus il y songeait, plus il revivait le passé +des dernières années, plus le docteur jugeait +invraisemblable, incroyable cette différence +établie entre eux.</p> + +<p>Et une souffrance aiguë, une inexprimable +angoisse entrée dans sa poitrine, faisait aller +son coeur comme une loque agitée. Les ressorts +en paraissaient brisés, et le sang y passait à +flots, librement, en le secouant d'un ballottement +tumultueux.</p> + +<p>Alors, à mi-voix, comme on parle dans les +cauchemars, il murmura: «Il faut savoir. Mon +Dieu, il faut savoir.»</p> + +<p>Il cherchait plus loin, maintenant, dans les +temps plus anciens où ses parents habitaient +Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui +brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout +à retrouver Maréchal avec des cheveux blonds, +châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la dernière +figure de cet homme, sa figure de vieillard, +ayant effacé les autres. Il se rappelait +pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la +main douce et qu'il apportait souvent des +fleurs, très souvent, car son père répétait sans +cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la +folie, mon cher, vous vous ruinerez en roses.»</p> + +<p>Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me +fait plaisir.»</p> + +<p>Et soudain l'intonation de sa mère, de sa +mère qui souriait et disait: «Merci, mon ami,» +lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. +Elle les avait donc prononcés bien souvent, +ces trois mots, pour qu'ils se fussent gravés +ainsi dans la mémoire de son fils!</p> + +<p>Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, +l'homme riche, le monsieur, le client, à cette +petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier +modeste. L'avait-il aimée? Comment serait-il +devenu l'ami de ces marchands s'il n'avait pas +aimé la femme? C'était un homme instruit, +d'esprit assez fin. Que de fois il avait parlé +poètes et poésie avec Pierre! Il n'appréciait +point les écrivains en artiste, mais en bourgeois +qui vibre. Le docteur avait souvent +souri de ces attendrissements, qu'il jugeait un +peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet +homme sentimental n'avait jamais pu, jamais, +être l'ami de son père, de son père si positif, +si terre à terre, si lourd, pour qui le mot +«poésie» signifiait sottise.</p> + +<p>Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt +à toutes les tendresses, était entré, un jour, +par hasard, dans une boutique, ayant remarqué +peut-être la jolie marchande. Il avait +acheté, était revenu, avait causé, de jour en jour +plus familier, et payant par des acquisitions +fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, +de sourire à la jeune femme et de serrer +la main du mari.</p> + +<p>Et puis après... après... oh! mon Dieu... +après?...</p> + +<p>Il avait aimé et caressé le premier enfant, +l'enfant du bijoutier, jusqu'à la naissance de +l'autre, puis il était demeuré impénétrable +jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa +chair décomposée, son nom effacé des noms +vivants, tout son être disparu pour toujours, +n'ayant plus rien à ménager, à redouter et à +cacher, il avait donné toute sa fortune au +deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme +était intelligent... il avait dû comprendre et +prévoir qu'il pouvait, qu'il allait presque infailliblement +laisser supposer que cet enfant +était à lui.—Donc il déshonorait une +femme? Comment aurait-il fait cela si Jean +n'était point son fils?</p> + +<p>Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa +l'âme de Pierre. Maréchal avait été blond, +blond comme Jean. Il se rappelait maintenant +un petit portrait miniature vu autrefois, à +Paris, sur la cheminée de leur salon, et disparu +à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh! +s'il pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa +mère l'avait gardé peut-être dans le tiroir inconnu +où l'on serre les reliques d'amour.</p> + +<p>Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante +qu'il poussa un gémissement, une de ces +courtes plaintes arrachées à la gorge par les +douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle +l'eût entendu, comme si elle l'eût compris et +lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla +tout près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, +plus retentissante que le tonnerre, +rugissement sauvage et formidable fait pour +dominer les voix du vent et des vagues, se répandit +dans les ténèbres sur la mer invisible +ensevelie sous les brouillards.</p> + +<p>Alors, à travers la brume, proches ou lointains, +des cris pareils s'élevèrent de nouveau +dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels +poussés par les grands paquebots aveugles.</p> + +<p>Puis tout se tut encore.</p> + +<p>Pierre avait ouvert les yeux et regardait, +surpris d'être là, réveillé de son cauchemar.</p> + +<p>«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma +mère.» Et un flot d'amour et d'attendrissement, +de repentir, de prière et de désolation +noya son coeur. Sa mère! La connaissant +comme il la connaissait, comment avait-il pu +la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la +vie de cette femme simple, chaste et loyale, +n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand ou +l'avait vue et connue, comment ne pas la juger +insoupçonnable? Et c'était lui, le fils, qui avait +douté d'elle! Oh! s'il avait pu la prendre en +ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, +caressée, comme il se fût agenouillé +pour demander grâce!</p> + +<p>Elle aurait trompé son père, elle?... Son +père! Certes, c'était un brave homme, honorable +et probe en affaires, mais dont l'esprit +n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique. +Comment cette femme, fort jolie autrefois, +il le savait et on le voyait encore, douée +d'une âme délicate, affectueuse, attendrie, +avait-elle accepté comme fiancé et comme mari +un homme si différent d'elle?</p> + +<p>Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme +les fillettes épousent le garçon doté que présentent +les parents. Ils s'étaient installés aussitôt +dans leur magasin de la rue Montmartre; +et la jeune femme, régnant au comptoir, +animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce +sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui +remplace l'amour et même l'affection dans la +plupart des ménages commerçants de Paris, +s'était mise à travailler avec toute son intelligence +active et fine à la fortune espérée de +leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, +tranquille, honnête, sans tendresse!...</p> + +<p>Sans tendresse?... Était-il possible qu'une +femme n'aimât point? Une femme jeune, jolie, +vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant +des actrices mourant de passion sur la scène, +pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse +sans qu'une fois seulement, son coeur fût +touché? D'une autre il ne le croirait pas,— +pourquoi le croirait-il de sa mère?</p> + +<p>Certes, elle avait pu aimer, comme une +autre! car pourquoi serait-elle différente d'une +autre, bien qu'elle fût sa mère?</p> + +<p>Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances +poétiques qui troublent le coeur des +jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la +boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant +toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de +lune, de voyages, de baisers donnés dans +l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, +était entré comme entrent les amoureux dans +les livres, et il avait parlé comme eux.</p> + +<p>Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa +mère! Eh bien! fallait-il être aveugle et stupide +au point de rejeter l'évidence parce qu'il +s'agissait de sa mère?</p> + +<p>S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet +homme n'avait pas eu d'autre amie;—mais +oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme +éloignée et vieillie,—mais oui, puisqu'il +avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur +fils!...</p> + +<p>Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur +qu'il eût voulu tuer quelqu'un! Son bras +tendu, sa main grande ouverte avaient envie +de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! +Qui? tout le monde, son père, son frère, +le mort, sa mère!</p> + +<p>Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?</p> + +<p>Comme il passait devant une tourelle auprès +du mât des signaux, le cri strident de la sirène +lui partit dans la figure. Sa surprise fut si +violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au +parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de +force, brisé par cette commotion.</p> + +<p>Le vapeur qui répondit le premier semblait +tout proche et se présentait à l'entrée, la marée +étant haute.</p> + +<p>Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge, +terni de brume. Puis, sous la clarté diffuse des +feux électriques du port, une grande ombre +noire se dessina entre les deux jetées. Derrière +lui, la voix du veilleur, voix enrouée de +vieux capitaine en retraite, criait:</p> + +<p>—Le nom du navire?</p> + +<p>Et dans le brouillard la voix du pilote debout +sur le pont, enrouée aussi, répondit.</p> + +<p>—<i>Santa-Lucia.</i></p> + +<p>—Le pays?</p> + +<p>—Italie.</p> + +<p>—Le port?</p> + +<p>—Naples.</p> + +<p>Et Pierre devant ses yeux troublés crut +apercevoir le panache de feu du Vésuve tandis +qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient +dans les bosquets d'orangers de Sorrente ou +de Castellamare! Que de fois il avait rêvé de +ces noms familiers, comme s'il en connaissait +les paysages. Oh! s'il avait pu partir, tout de +suite, n'importe où, et ne jamais revenir, ne +jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il +était devenu! Mais non, il fallait rentrer, rentrer +dans la maison paternelle et se coucher +dans son lit.</p> + +<p>Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le +jour. La voix des sirènes lui plaisait. Il se releva +et se mit à marcher comme un officier +qui fait le quart sur un pont.</p> + +<p>Un autre navire s'approchait derrière le premier, +énorme et mystérieux. C'était un anglais +qui revenait des Indes.</p> + +<p>Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un +après l'autre de l'ombre impénétrable. Puis, +comme l'humidité du brouillard devenait intolérable, +Pierre se remit en route vers la ville. +Il avait si froid qu'il entra dans un café de matelots +pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie +poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et +la gorge, il sentit en lui renaître un espoir.</p> + +<p>Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait +si bien, sa déraison vagabonde! Il s'était +trompé sans doute? Il avait accumulé les +preuves ainsi qu'on dresse un réquisitoire +contre un innocent toujours facile à condamner +quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il +aurait dormi, il penserait tout autrement. +Alors il rentra pour se coucher, et, à force de +volonté, il finit par s'assoupir.</p><br><br> + + + +<h3>V</h3> + +<p>Mais le corps du docteur s'engourdit à peine +une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil +troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité +de sa chambre chaude et fermée, il +ressentit, avant même que la pensée se fût +rallumée en lui, cette oppression douloureuse, +ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin +sur lequel on a dormi. Il semble que le +malheur, dont le choc nous a seulement heurté +la veille, se soit glissé, durant notre repos, +dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et +fatigue comme une fièvre. Brusquement le +souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit.</p> + +<p>Alors il recommença lentement, un à un, +tous les raisonnements qui avaient torturé son +coeur sur la jetée pendant que criaient les +sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il +se sentait traîné par sa logique, comme par +une main qui attire et étrangle vers l'intolérable +certitude.</p> + +<p>Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. +Il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer, et, +quand il fut debout, un bruit léger lui parvint +à travers le mur.</p> + +<p>Jean dormait tranquille et ronflait doucement. +Il dormait, lui! Il n'avait rien pressenti, +rien deviné! Un homme qui avait connu leur +mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait +l'argent, trouvant cela juste et naturel.</p> + +<p>Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que +son frère haletait de souffrance et de détresse. +Et une colère se levait en lui contre ce ronfleur +insouciant et content.</p> + +<p>La veille il eût frappé contre sa porte, serait +entré, et, assis près du lit, lui aurait dit dans +l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne +dois pas garder ce legs qui pourrait demain +faire suspecter notre mère et la déshonorer.» +Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, +il ne pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait +point le fils de leur père. Il fallait à présent +garder, enterrer en lui cette honte découverte +par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que +personne ne devait découvrir, pas même son +frère, surtout son frère.</p> + +<p>Il ne songeait plus guère maintenant au vain +respect de l'opinion publique. Il aurait voulu +que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il +la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il +supporter de vivre près d'elle, tous les +jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait +enfanté son frère de la caresse d'un étranger? +Comme elle était calme et sereine pourtant, +comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il possible +qu'une femme comme elle, d'une âme +pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée +par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût +de ses remords, des souvenirs de sa conscience +Troublée?</p> + +<p>Ah! les remords! les remords! ils avaient +dû, jadis, dans les premiers temps, la torturer, +puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface. +Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à +peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes +les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté +d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à +peine, après quelques années passées, l'homme +à qui elles ont donné leur bouche et tout leur +corps à baiser? Le baiser frappe comme la +foudre, l'amour passe comme un orage, puis +la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et +recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on +d'un nuage?</p> + +<p>Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa +chambre! Cette maison, la maison de son père +l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et +les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, +il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre +d'eau fraîche au filtre de la cuisine.</p> + +<p>Il descendit les deux étages, puis, comme il +remontait avec la carafe pleine, il s'assit en +chemise sur une marche de l'escalier où circulait +un courant d'air, et il but, sans verre, +par longues gorgées, comme un coureur +essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le +silence de cette demeure l'émut; puis, un à un, +il en distingua les moindres bruits. Ce fut +d'abord l'horloge de la salle à manger dont le +battement lui paraissait grandir de seconde en +seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement, +un ronflement de vieux, court, pénible +et dur, celui de son père sans aucun doute; et +il fut crispé par celle idée, comme si elle venait +seulement de jaillir en lui, que ces deux +hommes qui ronflaient dans ce même logis, le +père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre! +Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, +et ils ne le savaient pas! Ils se parlaient +avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient +et s'attendrissaient ensemble des mêmes +choses, comme si le même sang eût coulé dans +leurs veines. Et deux personnes nées aux deux +extrémités du monde ne pouvaient pas être +plus étrangères l'une à l'autre que ce père et +que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un +mensonge avait grandi entre eux. C'était un +mensonge qui faisait cet amour paternel et cet +amour filial, un mensonge impossible à dévoiler +et que personne ne connaîtrait jamais +que lui, le vrai fils.</p> + +<p>Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment +le savoir? Ah! si une ressemblance, même +légère, pouvait exister entre son père et Jean, +une de ces ressemblances mystérieuses qui +vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant +que toute une race descend directement du +même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à +lui médecin, pour reconnaître cela, la forme +de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement +des yeux, la nature des dents ou des poils, +moins encore, un geste, une habitude, une manière +d'être, un goût transmis, un signe quelconque +bien caractéristique pour un oeil +exercé.</p> + +<p>Il cherchait et ne se rappelait rien, non, +rien. Mais il avait mal regardé, mal observé, +n'ayant aucune raison pour découvrir ces imperceptibles +indications.</p> + +<p>Il se leva pour rentrer dans sa chambre et +se mit à monter l'escalier, à pas lents, songeant +toujours. En passant devant la porte de son +frère, il s'arrêta net, la main tendue pour +l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir +en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder +longuement, de le surprendre pendant +le sommeil, pendant que la figure apaisée, que +les traits détendus se reposent, que toute la +grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi +le secret dormant de sa physionomie; et si +quelque ressemblance existait, appréciable, +elle ne lui échapperait pas.</p> + +<p>Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment +expliquer cette visite?</p> + +<p>Il demeurait debout, les doigts crispés sur la +serrure et cherchant une raison, un prétexte.</p> + +<p>Il se rappela tout à coup que, huit jours plus +tôt, il avait prêté à son frère une fiole de laudanum +pour calmer une rage de dents. Il pouvait +lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir +réclamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un +pied furtif, comme un voleur.</p> + +<p>Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un +sommeil animal et profond. Sa barbe et ses +cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le +linge blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa +de ronfler.</p> + +<p>Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un +oeil avide. Non, ce jeune homme-là ne ressemblait +pas à Roland; et, pour la seconde fois, +s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit +portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le +trouvât! En le voyant, peut-être, il ne douterait +plus.</p> + +<p>Son frère remua, gêné sans doute par sa +présence, ou par la lueur de sa bougie pénétrant +ses paupières. Alors le docteur recula, +sur la pointe des pieds, vers la porte, qu'il +referma sans bruit; puis il retourna dans sa +chambre, mais il ne se coucha pas.</p> + +<p>Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, +l'une après l'autre, à la pendule de la +salle à manger, dont le timbre avait un son +profond et grave, comme si ce petit instrument +d'horlogerie eût avalé une cloche de cathédrale. +Elles montaient, dans l'escalier vide, +traversaient les murs et les portes, allaient +mourir au fond des chambres dans l'oreille +inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher +de long en large, de son lit à sa fenêtre. +Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé +pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait +encore rester seul, au moins jusqu'au lendemain, +pour réfléchir, se calmer, se fortifier +pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.</p> + +<p>Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller +la foule sur la plage. Cela le distrairait, changerait +l'air de sa pensée, lui donnerait le temps +de se préparer à l'horrible chose qu'il avait +découverte.</p> + +<p>Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et +s'habilla. Le brouillard s'était dissipé, il faisait +beau, très beau. Comme le bateau de Trouville +ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur +songea qu'il lui faudrait embrasser sa mère +avant de partir.</p> + +<p>Il attendit le moment où elle se levait +tous les jours, puis il descendit. Son coeur +battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta +pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, +était molle et vibrante, presque incapable +du léger effort de tourner le bouton pour entrer. +Il frappa. La voix de sa mère demanda:</p> + +<p>—Qui est-ce?</p> + +<p>—Moi, Pierre.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu veux?</p> + +<p>—Te dire bonjour parce que je vais passer +la journée à Trouville avec des amis.</p> + +<p>—C'est que je suis encore au lit.</p> + +<p>—Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai +en rentrant, ce soir.</p> + +<p>Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, +sans poser sur ses joues le baiser faux qui lui +soulevait le coeur d'avance.</p> + +<p>Mais elle répondit:</p> + +<p>—Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que +je me sois recouchée.</p> + +<p>Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis +le bruit du verrou glissant. Elle cria:</p> + +<p>—Entre.</p> + +<p>Il entra. Elle était assise dans son lit tandis +qu'à son côté, Roland, un foulard sur la tête +et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir. +Rien ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas +secoué à lui arracher le bras. Les jours de +pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue +par le matelot Papagris, qui venait tirer +son maître de cet invincible repos.</p> + +<p>Pierre, en allant vers elle, regardait sa +mère; et il lui sembla tout à coup qu'il ne +l'avait jamais vue.</p> + +<p>Elle lui tendit ses joues, il y mit deux +baisers, puis s'assit sur une chaise basse.</p> + +<p>—C'est hier soir que tu as décidé cette +partie? dit-elle.</p> + +<p>—Oui, hier soir.</p> + +<p>—Tu reviens pour dîner?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore. En tout cas, ne +m'attendez point.</p> + +<p>Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. +C'était sa mère, cette femme! Toute cette +figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil +avait pu distinguer, ce sourire, cette voix si +connue, si familière, lui paraissaient brusquement +nouveaux et autres de ce qu'ils avaient +été jusque-là pour lui. Il comprenait à présent +que, l'aimant, il ne l'avait jamais regardée. +C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien +des plus petits détails de son visage; mais ces +petits détails il les apercevait nettement pour +la première fois. Son attention anxieuse, +fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, +avec une physionomie qu'il n'avait +jamais découverte.</p> + +<p>Il se leva pour partir, puis, cédant soudain +à l'invincible envie de savoir qui lui mordait le +coeur depuis la veille:</p> + +<p>—Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y +avait autrefois, à Paris, un petit portrait de +Maréchal dans notre salon.</p> + +<p>Elle hésita une seconde ou deux; ou du +moins il se figura qu'elle hésitait; puis elle dit:</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? +Elle aurait pu encore répondre plus vite:</p> + +<p>—Ce portrait ... attends ... je ne sais pas +trop ... Peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.</p> + +<p>—Tu serais bien aimable de le retrouver.</p> + +<p>—Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé +qu'il serait tout naturel de le donner à Jean, et +que cela ferait plaisir à mon frère.</p> + +<p>—Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. +Je vais le chercher dès que je serai levée.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. +Les gens dans la rue semblaient gais, les commerçants +allant à leurs affaires, les employés +allant à leur bureau, les jeunes filles allant à +leur magasin. Quelques-uns chantonnaient, +mis en joie par la clarté.</p> + +<p>Sur le bateau, de Trouville les passagers +montaient déjà. Pierre s'assit, tout à l'arrière, +sur un banc de bois.</p> + +<p>Il se demandait:</p> + +<p>—A-t-elle été inquiétée par ma question sur +le portrait, ou seulement surprise? L'a-t-elle +égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien +ne sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?</p> + +<p>Et son esprit, suivant toujours la même +marche, de déduction en déduction, conclut +ceci:</p> + +<p>Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, +était resté dans le salon bien en vue, jusqu'au +jour où la femme, où la mère s'était aperçue, +la première, avant tout le monde, que ce portrait +ressemblait à son fils. Sans doute, depuis +longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis, +l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant +que chacun pourrait, un jour ou +l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé, +un soir, la petite peinture redoutable et l'avait +cachée, n'osant pas la détruire.</p> + +<p>Et Pierre se rappelait fort bien maintenant +que cette miniature avait disparu longtemps, +longtemps avant leur départ de Paris! Elle +avait disparu, croyait-il, quand la barbe de +Jean, se mettant à pousser, l'avait rendu tout +à coup pareil au jeune homme blond qui souriait +dans le cadre.</p> + +<p>Le mouvement du bateau qui partait troubla +sa pensée et la dispersa! Alors, s'étant levé, il +regarda la mer.</p> + +<p>Le petit paquebot sortit des jetées, tourna +à gauche et soufflant, haletant, frémissant, s'en +alla vers la côte lointaine qu'on apercevait dans +la brume matinale. De place en place la voile +rouge d'un lourd bateau de pêche immobile +sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher +sortant de l'eau. Et la Seine descendant de +Rouen semblait un large bras de mer séparant +deux terres voisines.</p> + +<p>En moins d'une heure on parvint au port +de Trouville, et comme c'était le moment du +bain, Pierre se rendit sur la plage.</p> + +<p>De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein +de fleurs éclatantes. Sur la grande dune de +sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux Roches-Noires, +les ombrelles de toutes les couleurs, +les chapeaux de toutes les formes, les toilettes +de toutes les nuances, par groupes devant les +cabines, par lignes le long du flot ou dispersés +ça et là, ressemblaient vraiment à des bouquets +énormes dans une prairie démesurée. Et le +bruit confus, proche et lointain des voix égrenées +dans l'air léger, les appels, les cris d'enfants +qu'on baigne, les rires clairs des femmes +faisaient une rumeur continue et douce, mêlée +à la brise insensible et qu'on aspirait avec elle.</p> + +<p>Pierre marchait au milieu de ces gens, plus +perdu, plus séparé d'eux, plus isolé, plus noyé +dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté +à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au +large. Il les frôlait, entendait, sans écouter, +quelques phrases; et il voyait, sans regarder, +les hommes parler aux femmes et les femmes +sourire aux hommes.</p> + +<p>Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il +les aperçut distinctement; et une haine surgit +en lui contre eux, car ils semblaient heureux +et contents.</p> + +<p>Il allait maintenant frôlant les groupes, +tournant autour, saisi par des pensées nouvelles. +Toutes ces toilettes multicolores qui +couvraient le sable comme un bouquet, ces +étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, la +grâce factice des tailles emprisonnées, toutes +ces inventions ingénieuses de la mode depuis +la chaussure mignonne jusqu'au chapeau +extravagant, la séduction du geste, de +la voix et du sourire, la coquetterie enfin +étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain +comme une immense floraison de la perversité +féminine. Toutes ces femmes parées +voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. +Elles s'étaient faites belles pour les hommes, +pour tous les hommes, excepté pour l'époux +qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. +Elles s'étaient faites belles pour l'amant d'aujourd'hui +et l'amant de demain, pour l'inconnu +rencontré, remarqué, attendu peut-être.</p> + +<p>Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux +dans les yeux, parlant la bouche près de la +bouche, les appelaient et les désiraient, les +chassaient comme un gibier souple et fuyant, +bien qu'il semblât si proche et si facile. Cette +vaste plage n'était donc qu'une halle d'amour +où les unes se vendaient, les autres se donnaient, +celles-ci marchandaient leurs caresses +et celles-là se promettaient seulement. Toutes +ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, +offrir et faire désirer leur chair déjà donnée, +déjà vendue, déjà promise à d'autres hommes. +Et il songea que sur la terre entière c'était +toujours la même chose. +Sa mère avait fait comme les autres, voilà +tout! Comme les autres?—non! Il existait +des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles +qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, +des chercheuses d'amour, appartenaient en +somme à la galanterie élégante et mondaine +ou même à la galanterie tarifée, car on ne +rencontrait pas sur les plages piétinées par la +légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes +femmes enfermées dans la maison close.</p> + +<p>La mer montait, chassant peu à peu vers la +ville les premières lignes des baigneurs. On +voyait les groupes se lever vivement et fuir, +en emportant leurs sièges, devant le flot jaune +qui s'en venait frangé d'une petite dentelle +d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un +cheval, remontaient aussi; et sur les planches +de la promenade, qui borde la plage d'un bout +à l'autre, c'était maintenant une coulée continue, +épaisse et lente, de foule élégante, +formant deux courants contraires qui se coudoyaient +et se mêlaient. Pierre, nerveux, +exaspéré par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça +dans la ville et s'arrêta pour déjeuner chez +un simple marchand de vins, à l'entrée des +champs.</p> + +<p>Quand il eut pris son café, il s'étendit sur +deux chaises devant la porte, et comme il +n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit +à l'ombre d'un tilleul.</p> + +<p>Après quelques heures de repos, s'étant +secoué, il s'aperçut qu'il était temps de revenir +pour reprendre le bateau, et il se mit en route, +accablé par une courbature subite tombée sur +lui pendant son assoupissement. Maintenant +il voulait rentrer, il voulait savoir si sa mère +avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle +la première, ou faudrait-il qu'il le +demandât de nouveau? Certes si elle attendait +qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison +secrète de ne point montrer ce portrait.</p> + +<p>Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il +hésita à descendre pour le dîner. Il souffrait +trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu +le temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et +il parut dans la salle à manger comme on se +mettait à table.</p> + +<p>Un air de joie animait les visages.</p> + +<p>—Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos +achats? Moi, je ne veux rien voir avant que +tout soit installé.</p> + +<p>Sa femme répondit:</p> + +<p>—Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps +réfléchir pour ne pas commettre d'impair. +La question du mobilier nous préoccupe +beaucoup.</p> + +<p>Elle avait passé la journée à visiter avec +Jean des boutiques de tapissiers et des magasins +d'ameublement. Elle voulait des étoffes +riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. +Son fils, au contraire, désirait quelque chose +de simple et de distingué. Alors, devant tous +les échantillons proposés ils avaient répété, +l'un et l'autre, leurs arguments. Elle prétendait +que le client, le plaideur a besoin d'être +impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant +dans le salon d'attente, l'émotion de la richesse.</p> + +<p>Jean au contraire, désirant n'attirer que la +clientèle élégante et opulente, voulait conquérir +l'esprit des gens fins par son goût +modeste et sûr.</p> + +<p>Et la discussion, qui avait duré toute la +journée, reprit dès le potage.</p> + +<p>Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:</p> + +<p>—Moi, je ne veux entendre parler de rien. +J'irai voir quand ce sera fini.</p> + +<p>Mme Roland fit appel au jugement de son fils +aîné:</p> + +<p>—Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?</p> + +<p>Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il +eut envie de répondre par un juron. Il dit +cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:</p> + +<p>—Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de +Jean. Je n'aime que la simplicité, qui est, +quand il s'agit de goût, comparable à la droiture +quand il s'agit de caractère.</p> + +<p>Sa mère reprit:</p> + +<p>—Songe que nous habitons une ville de +commerçants, où le bon goût ne court pas les +rues.</p> + +<p>Pierre répondit:</p> + +<p>—Et qu'importe? Est-ce une raison pour +imiter les sots? Si mes compatriotes sont +bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre +leur exemple? Une femme ne commettra pas +une faute pour cette raison que ses voisines +ont des amants.</p> + +<p>Jean se mit à rire:</p> + +<p>—Tu as des arguments par comparaison +qui semblent pris dans les maximes d'un +moraliste.</p> + +<p>Pierre ne répliqua point. Sa mère et son +frère recommencèrent à parler d'étoffes et de +fauteuils.</p> + +<p>Il les regardait comme il avait regardé sa +mère, le matin, avant de partir pour Trouville; +il les regardait en étranger qui observe, et il +se croyait en effet entré tout à coup dans une +famille inconnue.</p> + +<p>Son père, surtout, étonnait son oeil et sa +pensée. Ce gros homme flasque, content et +niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean +ne lui ressemblait en rien.</p> + +<p>Sa famille! Depuis deux jours une main +inconnue et malfaisante, la main d'un mort, +avait arraché et cassé, un à un, tous les liens +qui tenaient l'un à l'autre ces quatre êtres. +C'était fini, c'était brisé. Plus de mère, car il +ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer +avec ce respect absolu, tendre et pieux, +dont a besoin le coeur des fils; plus de frère, +puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; +il ne lui restait qu'un père, ce gros homme, +qu'il n'aimait pas, malgré lui.</p> + +<p>Et tout à coup:</p> + +<p>—Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?</p> + +<p>Elle ouvrit des yeux surpris:</p> + +<p>—Quel portrait?</p> + +<p>—Le portrait de Maréchal.</p> + +<p>—Non ... c'est-à-dire oui ... je ne l'ai pas +retrouvé, mais je crois savoir où il est.</p> + +<p>—Quoi donc? demanda Roland.</p> + +<p>Pierre lui dit:</p> + +<p>—Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois +dans notre salon à Paris. J'ai pensé que +Jean serait content de le posséder.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; +je l'ai même vu encore à la fin de +l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son secrétaire +en rangeant ses papiers. C'était jeudi +ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise? +J'étais en train de me raser quand tu l'as pris +dans un tiroir et posé sur une chaise à côté +de toi, avec un tas de lettres dont tu as brûlé +la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies +touché à ce portrait deux ou trois jours à +peine avant l'héritage de Jean? Si je croyais +aux pressentiments, je dirais que c'en est +un!</p> + +<p>Mme Roland répondit avec tranquillité:</p> + +<p>—Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher +tout à l'heure.</p> + +<p>Donc elle avait menti! Elle avait menti en +répondant, ce matin-là même, à son fils qui +lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: +"Je ne sais pas trop ... peut-être que je +l'ai dans mon secrétaire."</p> + +<p>Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée +quelques jours auparavant, puis elle +l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des +lettres, ses lettres à lui.</p> + +<p>Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il +la regardait avec une colère exaspérée de fils +trompé, volé dans son affection sacrée, et avec +une jalousie d'homme longtemps aveugle qui +découvre enfin une trahison honteuse. S'il +avait été le mari de cette femme, lui, son enfant, +il l'aurait saisie par les poignets, par les +épaules ou par les cheveux, et jetée à terre, +frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait +rien dire, rien faire, rien montrer, rien révéler. +Il était son fils, il n'avait rien à venger, +lui, on ne l'avait pas trompé.</p> + +<p>Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, +trompé dans son pieux respect. Elle se +devait à lui irréprochable, comme se doivent +toutes les mères à leurs enfants. Si la fureur +dont il était soulevé arrivait presque à de la +haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers +lui qu'envers son père lui-même.</p> + +<p>L'amour de l'homme et de la femme est un +pacte volontaire où celui qui faiblit n'est coupable +que de perfidie; mais quand la femme est +devenue mère, son devoir a grandi puisque la +nature lui confie une race. Si elle succombe +alors, elle est lâche, indigne et infâme!</p> + +<p>—C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant +ses jambes sous la table, comme il +faisait chaque soir pour siroter son verre de +cassis, ça n'est pas mauvais de vivre à rien +faire quand on a une petite aisance. J'espère +que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant. +Ma foi, tant pis si j'attrape quelquefois +mal à l'estomac.</p> + +<p>Puis se tournant vers sa femme:</p> + +<p>—Va donc chercher ce portrait, ma chatte, +puisque tu as fini de manger. Ça me fera +plaisir aussi de le revoir.</p> + +<p>Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, +après une absence qui parut longue à Pierre, +bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, +Mme Roland rentra, souriante, et tenant par +l'anneau un cadre doré de forme ancienne.</p> + +<p>—Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque +tout de suite.</p> + +<p>Le docteur, le premier, avait tendu la main. +Il reçut le portrait, et, d'un peu loin, à bout +de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa +mère le regardait, il leva lentement les yeux +sur son frère, pour comparer. Il faillit dire, +emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble +à Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces +redoutables paroles, il manifesta sa pensée par +la façon dont il comparait la figure vivante à +la figure peinte.</p> + +<p>Elles avaient, certes, des signes communs: +la même barbe et le même front, mais rien +d'assez précis pour permettre de déclarer: +«Voilà le père, et voilà le fils.» C'était plutôt +un air de famille, une parenté de physionomies +qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour +Pierre plus décisif encore que cette allure des +visages, c'est que sa mère s'était levée, avait +tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop +de lenteur, le sucre et le cassis dans un placard.</p> + +<p>Elle avait compris qu'il savait, ou du moins +qu'il soupçonnait!</p> + +<p>—Passe-moi donc ça, disait Roland.</p> + +<p>Pierre tendit la miniature et son père attira +la bougie pour bien voir; puis il murmura +d'une voix attendrie:</p> + +<p>—Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça +quand nous l'avons connu. Cristi! comme ça +va vite! Il était joli homme, tout de même, à +cette époque, et si plaisant de manière, n'est-ce +pas, Louise?</p> + +<p>Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:</p> + +<p>—Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais +vu de mauvaise humeur. Voilà, c'est fini, il +n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à +Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est +montré bon ami et fidèle jusqu'au bout. Même +en mourant il ne nous a pas oubliés.</p> + +<p>Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre +le portrait. Il le contempla quelques instants, +puis, avec regret:</p> + +<p>—Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne +me le rappelle qu'avec ses cheveux blancs.</p> + +<p>Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y +jeta un regard rapide, vite détourné, qui +semblait craintif; puis de sa voix naturelle:</p> + +<p>—Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, +puisque tu es son héritier. Nous le porterons +dans ton nouvel appartement.</p> + +<p>Et comme on entrait au salon, elle posa la +miniature sur la cheminée, près de la pendule, +où elle était autrefois.</p> + +<p>Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent +des cigarettes. Ils les fumaient ordinairement +l'un en marchant à travers la pièce, +l'autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et les +jambes croisées. Le père se mettait toujours à +cheval sur une chaise et crachait de loin dans +la cheminée.</p> + +<p>Mme Roland, sur un siège bas, près d'une +petite table qui portait la lampe, brodait, +tricotait ou marquait du linge.</p> + +<p>Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie +destinée à la chambre de Jean. C'était un +travail difficile et compliqué dont le début +exigeait toute son attention. De temps en +temps cependant son oeil qui comptait les +points se levait et allait, prompt et furtif, vers +le petit portrait du mort appuyé contre la +pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit +salon en quatre ou cinq enjambées, les mains +derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontrait +chaque fois le regard de sa mère.</p> + +<p>On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte +venait de se déclarer entre eux; et un malaise +douloureux, un malaise insoutenable crispait +le coeur de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait +pourtant: «Doit-elle souffrir en ce moment, +si elle sait que je l'ai devinée!» Et à +chaque retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques +secondes à contempler le visage blond de +Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe +le hantait. Et ce petit portrait, moins grand +qu'une main ouverte, semblait une personne +vivante, méchante, redoutable, entrée soudain +dans cette maison et dans cette famille.</p> + +<p>Tout à coup la sonnette de la rue tinta.</p> + +<p>Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut +qui révéla le trouble de ses nerfs au docteur.</p> + +<p>Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» +Et son oeil anxieux encore une fois +se leva vers la cheminée.</p> + +<p>Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur +et son angoisse. Le regard des femmes +est perçant, leur esprit agile, et leur pensée +soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer +apercevrait cette miniature inconnue, du premier +coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance +entre cette figure et celle de Jean. +Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut +peur, une peur brusque et horrible que cette +honte fût dévoilée, et se retournant, comme +la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et +la glissa sous la pendule sans que son père et +son frère l'eussent vu.</p> + +<p>Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère +ils lui parurent changés, troubles et hagards.</p> + +<p>—Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens +boire avec vous une tasse de thé.</p> + +<p>Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle +pour s'informer de sa santé, Pierre disparut +par la porte restée ouverte.</p> + +<p>Quand on s'aperçut de son départ, on +s'étonna. Jean mécontent, à cause de la jeune +veuve qu'il craignait blessée, murmurait:</p> + +<p>—Quel ours!</p> + +<p>Mme Roland répondit:</p> + +<p>—Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu +malade aujourd'hui et fatigué d'ailleurs de sa +promenade à Trouville.</p> + +<p>—N'importe, reprit Roland, ce n'est pas +une raison pour s'en aller comme un sauvage.</p> + +<p>Mme Rosémilly voulut arranger les choses +en affirmant:</p> + +<p>—Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; +on se sauve toujours ainsi dans le +monde quand on s'en va de bonne heure.</p> + +<p>—Oh! répondit Jean, dans le monde c'est +possible, mais on ne traite pas sa famille à +l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis +quelque temps.</p><br><br> + + + + +<h3>VI</h3> + +<p>Rien ne survint chez les Roland pendant une +semaine ou deux. Le père péchait, Jean s'installait +aidé de sa mère, Pierre, très sombre, +ne paraissait plus qu'aux heures des repas.</p> + +<p>Son père lui ayant demandé un soir:</p> + +<p>—Pourquoi diable nous fais-tu une figure +d'enterrement? Ça n'est pas d'aujourd'hui que +je le remarque!</p> + +<p>Le docteur répondit:</p> + +<p>—C'est que je sens terriblement le poids de +la vie.</p> + +<p>Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air +désolé:</p> + +<p>—Vraiment c'est trop fort. Depuis que +nous avons eu le bonheur de cet héritage, +tout le monde semble malheureux. C'est +comme s'il nous était arrivé un accident, +comme si nous pleurions quelqu'un!</p> + +<p>—Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.</p> + +<p>—Toi? Qui donc?</p> + +<p>—Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et +que j'aimais trop.</p> + +<p>Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une +amourette, d'une personne légère courtisée +par son fils, et il demanda:</p> + +<p>—Une femme, sans doute?</p> + +<p>—Oui, une femme.</p> + +<p>—Morte?</p> + +<p>—Non, c'est pis, perdue.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, +faite devant sa femme, et du ton bizarre +de son fils, le vieux n'insista point, car il estimait +que ces choses-là ne regardent pas les +tiers.</p> + +<p>Mme Roland semblait n'avoir point entendu; +elle paraissait malade, étant très pâle. Plusieurs +fois déjà son mari, surpris de la voir +s'asseoir comme si elle tombait sur son siège, +de l'entendre souffler comme si elle ne pouvait +plus respirer, lui avait dit:</p> + +<p>—Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, +tu te fatigues trop sans doute à installer Jean! +Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, +le gaillard, puisqu'il est riche.</p> + +<p>Elle remuait la tête sans répondre.</p> + +<p>Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que +Roland, de nouveau, la remarqua.</p> + +<p>—Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma +pauvre vieille, il faut te soigner.</p> + +<p>Puis se tournant vers son fils:</p> + +<p>—Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, +ta mère. L'as-tu examinée, au moins?</p> + +<p>Pierre répondit:</p> + +<p>—Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle +eût quelque chose.</p> + +<p>Alors Roland se fâcha:</p> + +<p>—Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! +A quoi ça te sert-il d'être docteur alors, si tu +ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?</p> + +<p>Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, +vrai, on pourrait crever, ce médecin-là ne s'en +douterait pas!</p> + +<p>Mme Roland s'était mise à haleter, si blême +que son mari s'écria:</p> + +<p>—Mais elle va se trouver mal.</p> + +<p>—Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ... +ce n'est rien.</p> + +<p>Pierre s'était approché, et la regardant fixement:</p> + +<p>—Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.</p> + +<p>Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:</p> + +<p>—Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.</p> + +<p>Roland était parti chercher du vinaigre; il +rentra, et tendant la bouteille à son fils:</p> + +<p>—Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu +tâté son coeur, au moins?</p> + +<p>Comme Pierre se penchait pour prendre son +pouls, elle retira sa main d'un mouvement si +brusque qu'elle heurta une chaise voisine.</p> + +<p>—Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi +soigner puisque tu es malade.</p> + +<p>Alors elle souleva et lui tendit son bras.</p> + +<p>Elle avait la peau brûlante, les battements du +sang tumultueux et saccadés. Il murmura:</p> + +<p>—En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre +des calmants. Je vais te faire une ordonnance.</p> + +<p>Et comme il écrivait, courbé sur son papier, +un bruit léger de soupirs pressés, de suffocation, +de souffles courts et retenus, le fit se retourner +soudain.</p> + +<p>Elle pleurait, les deux mains sur la face.</p> + +<p>Roland, éperdu, demandait:</p> + +<p>—Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais +qu'est-ce que tu as donc?</p> + +<p>Elle ne répondait pas et semblait déchirée +par un chagrin horrible et profond.</p> + +<p>Son mari voulut prendre ses mains et les +ôter de son visage. Elle résista, répétant:</p> + +<p>—Non, non, non.</p> + +<p>Il se tourna vers son fils.</p> + +<p>—Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais +vue ainsi.</p> + +<p>—Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise +de nerfs.</p> + +<p>Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait +à la voir ainsi torturée, que cette douleur +allégeait son ressentiment, diminuait la +dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait +comme un juge satisfait de sa besogne.</p> + +<p>Mais soudain elle se leva, se jeta vers la +porte, d'un élan si brusque qu'on ne put ni le +prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer +dans sa chambre.</p> + +<p>Roland et le docteur demeurèrent face à +face.</p> + +<p>—Est-ce que tu y comprends quelque +chose? dit l'un.</p> + +<p>—Oui, répondit l'autre, cela vient d'un +simple petit malaise nerveux qui se déclare +souvent à l'âge de maman. Il est probable +qu'elle aura encore beaucoup de crises comme +celle-là.</p> + +<p>Elle en eut d'autres en effet, presque chaque +jour, et que Pierre semblait provoquer d'une +parole, comme s'il avait eu le secret de son +mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa +figure les intermittences de repos, et, avec des +ruses de tortionnaire, réveillait par un seul +mot la douleur un instant calmée.</p> + +<p>Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait +affreusement de ne plus l'aimer, de ne plus la +respecter et de la torturer. Quand il avait bien +avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans +ce coeur de femme et de mère, quand il sentait +combien elle était misérable et désespérée, +il s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par +les remords, si meurtri par la pitié, si désolé +de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils, +qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se +noyer pour en finir.</p> + +<p>Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! +mais il ne le pouvait point, étant incapable +d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas +la faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non +plus, souffrant toujours lui-même. Il rentrait +aux heures des repas, plein de résolutions +attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès +qu'il voyait son oeil, autrefois si droit et si +franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, il +frappait malgré lui, ne pouvant garder la +phrase perfide qui lui montait aux lèvres.</p> + +<p>L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait +contre elle. C'était un venin qu'il portait +à présent dans les veines et qui lui donnait +des envies de mordre à la façon d'un chien +enragé.</p> + +<p>Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans +cesse, car Jean habitait maintenant presque +tout à fait son nouvel appartement, et il revenait +seulement pour dîner et pour coucher, +chaque soir, dans sa famille.</p> + +<p>Il s'apercevait souvent des amertumes et +des violences de son frère, qu'il attribuait à la +jalousie. Il se promettait bien de le remettre +à sa place, et de lui donner une leçon un jour +ou l'autre, car la vie de famille devenait fort +pénible à la suite de ces scènes continuelles. +Mais comme il vivait à part maintenant, il +souffrait moins de ces brutalités; et son amour +de la tranquillité le poussait à la patience. La +fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée +ne s'arrêtait plus guère qu'aux choses ayant +pour lui un intérêt direct. Il arrivait, l'esprit +plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de +la coupe d'une jaquette, de la forme d'un chapeau +de feutre, de la grandeur convenable +pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance +de tous les détails de sa maison, de +planches posées dans le placard de sa chambre +pour serrer le linge, de portemanteaux installés +dans le vestibule, de sonneries électriques +disposées pour prévenir toute pénétration clandestine +dans le logis.</p> + +<p>Il avait été décidé qu'à l'occasion de son +installation, on ferait une partie de campagne +à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le +thé, chez lui, après dîner. Roland voulait aller +par mer, mais la distance et l'incertitude où +l'on était d'arriver par cette voie, si le vent +contraire soufflait, firent repousser son avis, +et un break fut loué pour cette excursion.</p> + +<p>On partit vers dix heures afin d'arriver pour +le déjeuner. La grand'route poudreuse se déployait +à travers la campagne normande que +les ondulations des plaines et les fermes entourées +d'arbres font ressembler à un parc +sans fin. Dans la voiture emportée au trot +lent de deux gros chevaux, la famille Roland, +Mme Rosémilly et le capitaine Beausire, se taisaient, +assourdis par le bruit des roues, et fermaient +les yeux dans un nuage de poussière.</p> + +<p>C'était l'époque des récoltes mûres. A côté +des trèfles d'un vert sombre, et des betteraves +d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la +campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils +semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée +sur eux. On commençait à moissonner +par places, et dans les champs attaqués par les +faux on voyait les hommes se balancer en promenant +au ras du sol leur grande lame en +forme d'aile.</p> + +<p>Après deux heures de marche, le break prit +un chemin à gauche, passa près d'un moulin à +vent qui tournait, mélancolique épave grise, à +moitié pourrie et condamnée, dernier survivant +des vieux moulins, puis il entra dans une jolie +cour et s'arrêta devant une maison coquette, +auberge célèbre dans le pays.</p> + +<p>La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, +s'en vint, souriante, sur sa porte, et tendit +la main aux deux dames qui hésitaient devant +le marchepied trop haut.</p> + +<p>Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé +de pommiers, des étrangers déjeunaient +déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait +dans l'intérieur de la maison des voix, +des rires et des bruits de vaisselle.</p> + +<p>On dut manger dans une chambre, toutes +les salles étant pleines. Soudain Roland aperçut +contre la muraille des filets à salicoques.</p> + +<p>—Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet +ici?</p> + +<p>—Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit +où on en prend le plus de toute la côte.</p> + +<p>—Bigre! si nous y allions après déjeuner?</p> + +<p>Il se trouvait justement que la marée était +basse à trois heures; et on décida que tout le +monde passerait l'après-midi dans les rochers, +à chercher des salicoques.</p> + +<p>On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang +à la tête quand on aurait les pieds dans l'eau. +On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner, +qui fut commandé magnifique et qui devait +être prêt dès six heures, quand on rentrerait.</p> + +<p>Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait +acheter les engins spéciaux employés pour +cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à +ceux dont on se sert pour attraper des papillons +dans les prairies.</p> + +<p>On les nomme lanets. Ce sont de petites +poches en filet attachées sur un cercle de bois, +au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant +toujours, les lui prêta. Puis elle aida les deux +femmes à faire une toilette improvisée pour +ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des +jupes, de gros bas de laine et des espadrilles. +Les hommes ôtèrent leurs chaussettes et achetèrent +chez le cordonnier du lieu des savates et +des sabots.</p> + +<p>Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule +et la hotte sur le dos. Mme Rosémilly, dans ce +costume, était tout à fait gentille, d'une gentillesse +imprévue, paysanne et hardie.</p> + +<p>La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement +relevée et fermée par un point de couture +afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans +les roches, montrait la cheville et le bas du +mollet, un ferme mollet de petite femme souple +et forte. La taille était libre pour laisser aux +mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, +pour se couvrir la tête, un immense chapeau +de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés, +à qui une branche de tamaris, tenant un +côté retroussé, donnait un air mousquetaire et +crâne.</p> + +<p>Jean, depuis son héritage, se demandait +tous les jours s'il l'épouserait ou non. Chaque +fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en +faire sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, +il songeait qu'en attendant on a le temps de +réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant, +car elle ne possédait qu'une douzaine +de mille francs de revenu, mais en biens-fonds, +en fermes et en terrains dans le Havre, sur les +bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une +grosse somme. La fortune était donc à peu +près équivalente, et la jeune veuve assurément +lui plaisait beaucoup.</p> + +<p>En la regardant marcher devant lui ce jour-là, +il pensait: «Allons, il faut que je me décide. +Certes, je ne trouverai pas mieux.»</p> + +<p>Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant +du village vers la falaise; et la falaise, +au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre-vingts +mètres. Dans l'encadrement des côtes +vertes, s'abaissant à droite et à gauche, un +grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous +le soleil, apparaissait au loin, et une voile, à +peine visible, avait l'air d'un insecte là-bas. Le +ciel plein de lumière se mêlait tellement à l'eau +qu'on ne distinguait point du tout où finissait +l'un et où commençait l'autre; et les deux +femmes, qui précédaient les trois hommes, +dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles +serrées dans leurs corsages.</p> + +<p>Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la +cheville mince, la jambe fine, la hanche souple +et le grand chapeau provocant de Mme Rosémilly. +Et cette fuite activait son désir, le poussait +aux résolutions décisives que prennent +brusquement les hésitants et les timides. L'air +tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des +ajoncs, des trèfles et des herbes, la senteur marine +des roches découvertes, l'animait encore +en le grisant doucement, et il se décidait un +peu plus à chaque pas, à chaque seconde, à +chaque regard jeté sur la silhouette alerte de +la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, +à lui dire qu'il l'aimait et qu'il désirait +l'épouser. La pêche lui servirait, facilitant leur +tête-à-tête; et ce serait en outre un joli cadre, +un joli endroit pour parler d'amour, les pieds +dans un bassin d'eau limpide, en regardant +fuir sous les varechs les longues barbes des +crevettes.</p> + +<p>Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au +bord de l'abîme, ils aperçurent un petit sentier +qui descendait le long de la falaise, et sous eux, +entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte +à peu près, un surprenant chaos de rochers +énormes, écroulés, renversés, entassés les uns +sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse +et mouvementée qui courait à perte de +vue vers le sud, formée par les éboulements +anciens. Sur cette longue bande de broussailles +et de gazon secouée, eût-on dit, par des sursauts +de volcan, les rocs tombés semblaient +les ruines d'une grande cité disparue qui regardait +autrefois l'Océan, dominée elle-même +par la muraille blanche et sans fin de la falaise.</p> + +<p>—Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.</p> + +<p>Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui +offrait la main pour descendre l'étroit escalier +taillé dans la roche.</p> + +<p>Ils partirent en avant, tandis que Beausire, +se raidissant sur ses courtes jambes, tendait +son bras replié à Mme Roland étourdie par le +vide.</p> + +<p>Roland et Pierre venaient les derniers, et +le docteur dut traîner son père, tellement +troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, +de marche en marche, sur son derrière.</p> + +<p>Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, +allaient vite, et soudain ils aperçurent à côté +d'un banc de bois qui marquait un repos vers +le milieu de la valeuse, un filet d'eau claire +jaillissant d'un petit trou de la falaise. Il se répandait +d'abord en un bassin grand comme une +cuvette qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant +en cascade haute de deux pieds à peine, +il s'enfuyait à travers le sentier, où avait +poussé un tapis de cresson, puis disparaissait +dans les ronces et les herbes, à travers la plaine +soulevée où s'entassaient les éboulements. +—Oh! que j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly. +Mais comment boire? Elle essayait de recueillir +dans le fond de sa main l'eau qui lui +fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée, +mit une pierre dans le chemin; et elle s'agenouilla +dessus afin de puiser à la source même +avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la +même hauteur.</p> + +<p>Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes +brillantes semées par milliers sur la +peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, +Jean penché vers elle murmura: +—Comme vous êtes jolie! +Elle répondit, sur le ton qu'on prend pour +gronder un enfant:</p> + +<p>—Voulez-vous bien vous taire? +C'étaient les premières paroles un peu galantes +qu'ils échangeaient.</p> + +<p>—Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous +avant qu'on nous rejoigne.</p> + +<p>Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, +le dos du capitaine Beausire qui descendait +à reculons afin de soutenir par les +deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus +loin, Roland se laissait toujours glisser, calé +sur son fond de culotte en se traînant sur les +pieds et sur les coudes avec une allure de +tortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant +ses mouvements.</p> + +<p>Le sentier moins escarpé devenait une sorte +de chemin en pente contournant les blocs +énormes tombés autrefois de la montagne. +Mme Rosémilly et Jean se mirent à courir et +furent bientôt sur le galet. Ils le traversèrent +pour gagner les roches. Elles s'étendaient en +une longue et plate surface couverte d'herbes +marines et où brillaient d'innombrables flaques +d'eau. La mer basse était là-bas, très loin, +derrière cette plaine gluante de varechs, d'un +vert luisant et noir.</p> + +<p>Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du +mollet et ses manches jusqu'au coude, afin de +se mouiller sans crainte, puis il dit: «En +avant!» et sauta avec résolution dans la première +mare rencontrée.</p> + +<p>Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer +dans l'eau tout à l'heure, la jeune femme +tournait autour de l'étroit, bassin, à pas craintifs, +car elle glissait sur les plantes visqueuses.</p> + +<p>—Voyez-vous quelque chose? disait-elle.</p> + +<p>—Oui, je vois votre visage qui se reflète +dans l'eau.</p> + +<p>—Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez +pas une fameuse pêche.</p> + +<p>Il murmura d'une voix tendre:</p> + +<p>—Oh! de toutes les pêches c'est encore +celle que je préférerais faire.</p> + +<p>Elle riait:</p> + +<p>—Essayez donc, vous allez voir comme il +passera à travers votre filet.</p> + +<p>—Pourtant ... si vous vouliez?</p> + +<p>—Je veux vous voir prendre des salicoques ... +et rien de plus ... pour le moment.</p> + +<p>—Vous êtes méchante. Allons plus loin, il +n'y a rien ici.</p> + +<p>Et il lui offrit la main pour marcher sur les +rochers gras. Elle s'appuyait un peu craintive, +et lui, tout à coup, se sentait envahi par l'amour, +soulevé de désirs, affamé d'elle, comme +si le mal qui germait en lui avait attendu ce +jour-là pour éclore.</p> + +<p>Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse +plus profonde, où flottaient sous l'eau frémissante +et coulant vers la mer lointaine par une +fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement +colorées, des chevelures roses et +vertes, qui semblaient nager.</p> + +<p>Mme Rosémilly s'écria:</p> + +<p>—Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, +une très grosse là-bas!</p> + +<p>Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le +trou résolument, bien qu'il se mouillât jusqu'à +la ceinture.</p> + +<p>Mais la bête remuant ses longues moustaches +reculait doucement devant le filet. Jean la +poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. +Quand elle se sentit bloquée, elle glissa d'un +brusque élan par-dessus le lanet, traversa la +mare et disparut.</p> + +<p>La jeune femme qui regardait, toute palpitante, +cette chasse, ne put retenir ce cri: +—Oh! maladroit.</p> + +<p>Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi +traîna son filet dans un fond plein d'herbes. En +le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans +trois grosses salicoques transparentes, cueillies +à l'aveuglette dans leur cachette invisible.</p> + +<p>Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly +qui n'osait point les prendre, par peur de la +pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est +armée.</p> + +<p>Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre +deux doigts le bout effilé de leur barbe, elle +les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec +un peu de varech qui les conserverait vivantes. +Puis ayant trouvé une flaque d'eau moins +creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu +suffoquée par le froid qui lui saisissait les +pieds, et elle se mit à pêcher elle-même. Elle +était adroite et rusée, ayant la main souple +et le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à +chaque coup, elle ramenait des bêtes trompées +et surprises par la lenteur ingénieuse de sa +poursuite.</p> + +<p>Jean maintenant ne trouvait rien, mais il +la suivait pas à pas, la frôlait, se penchait sur +elle, simulait un grand désespoir de sa maladresse, +voulait apprendre.</p> + +<p>—Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!</p> + +<p>Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, +l'un contre l'autre, dans l'eau si claire +dont les plantes noires du fond faisaient une +glace limpide, Jean souriait à cette tête voisine +qui le regardait d'en bas, et parfois, du +bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait +tomber dessus.</p> + +<p>—Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la +jeune femme; mon cher, il ne faut jamais faire +deux choses à la fois.</p> + +<p>Il répondit:</p> + + +<p>—Je n'en fais qu'une. Je vous aime.</p> + +<p>Elle se redressa, et d'un ton sérieux:</p> + +<p>—Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis +dix minutes, avez-vous perdu la tête?</p> + +<p>—Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous +aime, et j'ose, enfin, vous le dire.</p> + +<p>Ils étaient debout maintenant dans la mare +salée qui les mouillait jusqu'aux mollets, et +les mains ruisselantes appuyées sur leurs +filets, ils se regardaient au fond des yeux.</p> + +<p>Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:</p> + +<p>—Que vous êtes malavisé de me parler de +ça en ce moment. Ne pouviez-vous attendre +un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?</p> + +<p>Il murmura:</p> + +<p>—Pardon, mais je ne pouvais plus me +taire. Je vous aime depuis longtemps. Aujourd'hui +vous m'avez grisé à me faire perdre +la raison.</p> + +<p>Alors, tout à coup, elle sembla en prendre +son parti, se résigner à parler d'affaires et à +renoncer aux plaisirs.</p> + +<p>—Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, +nous pourrons causer tranquillement.</p> + +<p>Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et +lorsqu'ils y furent installés côte à côte, les +pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:</p> + +<p>—Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant +et je ne suis pas une jeune fille. Nous +savons fort bien l'un et l'autre de quoi il +s'agit, et nous pouvons peser toutes les conséquences +de nos actes. Si vous vous décidez +aujourd'hui à me déclarer votre amour, je +suppose naturellement que vous désirez m'épouser.</p> + +<p>Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la +situation, et il répondit niaisement:</p> + +<p>—Mais oui.</p> + +<p>—En avez-vous parlé à votre père et à +votre mère?</p> + +<p>—Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.</p> + +<p>Elle lui tendit sa main encore mouillée, et +comme il y mettait la sienne avec élan:</p> + +<p>—Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois +bon et loyal. Mais n'oubliez point, que je ne +voudrais pas déplaire à vos parents.</p> + +<p>—Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien +prévu et qu'elle vous aimerait comme elle +vous aime si elle ne désirait pas un mariage +entre nous?</p> + +<p>—C'est vrai, je suis un peu troublée.</p> + +<p>Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, +qu'elle fût si peu troublée, si raisonnable. +Il s'attendait à des gentillesses galantes, +à des refus qui disent oui, à toute une coquette +comédie d'amour mêlée à la pêche, dans le +clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait +lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient +plus rien à se dire puisqu'ils étaient d'accord, +et ils demeuraient maintenant un peu embarrassés +tous deux de ce qui s'était passé, si +vite, entre eux, un peu confus même, n'osant +plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant +que faire.</p> + +<p>La voix de Roland les sauva:</p> + +<p>—Par ici, par ici, les enfants. Venez voir +Beausire. Il vide la mer, ce gaillard-là.</p> + +<p>Le capitaine, en effet, faisait une pêche +merveilleuse. Mouillé jusqu'aux reins, il allait +de mare en mare, reconnaissant d'un seul +coup d'oeil les meilleures places, et fouillant, +d'un mouvement lent et sûr de son lanet, +toutes les cavités cachées sous les varechs.</p> + +<p>Et les belles salicoques transparentes, d'un +blond gris, frétillaient au fond de sa main +quand il les prenait d'un geste sec pour les +jeter dans sa hotte.</p> + +<p>Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta +plus, l'imitant de son mieux, oubliant presque +sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour +se donner tout entière à cette joie enfantine +de ramasser des bêtes sous les herbes flottantes.</p> + +<p>Roland s'écria tout à coup:</p> + +<p>—Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.</p> + +<p>Elle était restée d'abord seule avec Pierre +sur la plage, car ils n'avaient envie ni l'un ni +l'autre de s'amuser à courir dans les roches et +à barboter dans les flaques; et pourtant ils +hésitaient à demeurer ensemble. Elle avait +peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de +lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait +point.</p> + +<p>Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur +le galet.</p> + +<p>Et tous deux, sous la chaleur du soleil +calmée par l'air marin, devant le vaste et doux +horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient +en même temps: «Comme il aurait fait bon +ici, autrefois.»</p> + +<p>Elle n'osait point parler à Pierre, sachant +bien qu'il répondrait une dureté; et il n'osait +pas parler à sa mère sachant aussi que, +malgré lui, il le ferait avec violence.</p> + +<p>Du bout de sa canne il tourmentait les +galets ronds, les remuait et les battait. Elle, +les yeux vagues, avait pris entre ses doigts +trois ou quatre petits cailloux qu'elle faisait +passer d'une main dans l'autre, d'un geste +lent et machinal. Puis son regard indécis, qui +errait devant elle, aperçut, au milieu des +varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme Rosémilly. +Alors elle les suivit, épiant leurs +mouvements, comprenant confusément, avec +son instinct de mère, qu'ils ne causaient point +comme tous les jours. Elle les vit se pencher +côte à côte quand ils se regardaient dans l'eau, +demeurer debout face à face quand ils interrogeaient +leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir +sur le rocher pour s'engager l'un envers +l'autre.</p> + +<p>Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, +semblaient seules au milieu de l'horizon, prenaient +dans ce large espace de ciel, de mer, +de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.</p> + +<p>Pierre aussi les regardait, et un rire sec +sortit brusquement de ses lèvres.</p> + +<p>Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as donc?</p> + +<p>Il ricanait toujours:</p> + +<p>—Je m'instruis. J'apprends comment on se +prépare à être cocu.</p> + +<p>Elle eut un sursaut de colère, de révolte, +choquée du mot, exaspérée de ce qu'elle +croyait comprendre.</p> + +<p>—Pour qui dis-tu ça?</p> + +<p>—Pour Jean, parbleu! C'est très comique +de les voir ainsi!</p> + +<p>Elle murmura, d'une voix basse, tremblante +d'émotion:</p> + +<p>—Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme +est la droiture même. Ton frère ne pourrait +trouver mieux.</p> + +<p>Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et +saccadé:</p> + +<p>—Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes +les femmes sont la droiture même ... et tous +leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!</p> + +<p>Sans répondre elle se leva, descendit vivement +la pente de galets, et, au risque de glisser, +de tomber dans les trous cachés sous les +herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle +s'en alla, courant presque, marchant à travers +les mares, sans voir, tout droit devant elle, +vers son autre fils.</p> + +<p>En la voyant approcher, Jean lui cria:</p> + +<p>—Eh bien? maman, tu te décides?</p> + +<p>Sans répondre elle lui saisit le bras comme +pour lui dire: «Sauve-moi, défends-moi.»</p> + +<p>Il vit son trouble et, très surpris:</p> + +<p>—Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?</p> + +<p>Elle balbutia:</p> + +<p>—J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces +roches.</p> + +<p>Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant +la pêche pour qu'elle y prît intérêt. Mais +comme elle ne l'écoutait guère, et comme il +éprouvait un besoin violent de se confier à +quelqu'un, il l'entraîna plus loin et, à voix +basse:</p> + +<p>—Devine ce que j'ai fait?</p> + +<p>—Mais ... mais ... je ne sais pas.</p> + +<p>—Devine.</p> + +<p>—Je ne ... je ne sais pas</p> + +<p>—Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je +désirais l'épouser.</p> + +<p>Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, +l'esprit en détresse au point de +ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:</p> + +<p>—L'épouser</p> + +<p>—Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Oui ... charmante ... tu as bien fait.</p> + +<p>—Alors tu m'approuves?</p> + +<p>—Oui ... je t'approuve.</p> + +<p>—Comme tu dis ça drôlement. On croirait +que ... que ... tu n'es pas contente.</p> + +<p>—Mais oui ... je suis ... contente.</p> + +<p>—Bien vrai?</p> + +<p>—Bien vrai.</p> + +<p>Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins +bras et l'embrassa à plein visage, par grands +baisers de mère.</p> + +<p>Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où +des larmes étaient venues, elle aperçut là-bas +sur la plage un corps étendu sur le ventre, +comme un cadavre, la figure dans le galet: +c'était l'autre, Pierre, qui songeait, désespéré.</p> + +<p>Alors elle emmena son petit Jean plus loin +encore, tout près du flot, et ils parlèrent longtemps +de ce mariage où se rattachait son +coeur.</p> + +<p>La mer montant les chassa vers les pêcheurs +qu'ils rejoignirent, puis tout le monde regagna +la côte. On réveilla Pierre qui feignait de +dormir; et le dîner fut très long, arrosé de +beaucoup de vins.</p><br><br> + + + + +<h3>VII</h3> + +<p>Dans le break, en revenant, tous les hommes, +hormis Jean, sommeillèrent. Beausire et +Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, +sur une épaule voisine qui les repoussait d'une +secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de +ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: +«Bien beau temps,» et retombaient, presque +aussitôt, de l'autre côté.</p> + +<p>Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement +était si profond qu'ils eurent beaucoup +de peine à le secouer, et Beausire refusa +même de monter chez Jean où le thé les attendait. +On dut le déposer devant sa porte.</p> + +<p>Le jeune avocat, pour la première fois, allait +coucher dans son logis nouveau; et une grande +joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup +de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée +l'appartement qu'elle habiterait bientôt.</p> + +<p>La bonne était partie, Mme Roland ayant +déclaré qu'elle ferait chauffer l'eau et servirait +elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller +les domestiques, par crainte du feu.</p> + +<p>Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, +n'était encore entré, afin que la surprise +fût complète quand on verrait combien +c'était joli.</p> + +<p>Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît. +Il voulait allumer les bougies et les lampes, et +il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son +père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en +ouvrant toute grande la porte à deux battants.</p> + +<p>La galerie vitrée, éclairée par un lustre et +des verres de couleur cachés dans les palmiers, +les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait +d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut +une seconde d'étonnement. Roland, émerveillé +de ce luxe, murmura: «Nom d'un +chien,» saisi par l'envie de battre des mains +comme devant les apothéoses.</p> + +<p>Puis on pénétra dans le premier salon, +petit, tendu avec une étoffe vieil or, pareille à +celle des sièges. Le grand salon de consultation +très simple, d'un rouge saumon pâle, +avait grand air.</p> + +<p>Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau +chargé de livres, et d'une voix grave, un +peu forcée:</p> + +<p>—Oui, Madame, les textes de loi sont formels +et me donnent, avec l'assentiment que je +vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant +trois mois l'affaire dont nous nous sommes +entretenus recevra une heureuse solution.</p> + +<p>Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire +en regardant Mme Roland; et Mme Roland, +lui prenant la main, la serra.</p> + +<p>Jean, radieux, fit une gambade de collégien +et s'écria:</p> + +<p>—Hein, comme la voix porte bien. Il serait +excellent pour plaider, ce salon.</p> + +<p>Il se mit à déclamer:</p> + +<p>—Si l'humanité seule, si ce sentiment de +bienveillance naturelle que nous éprouvons +pour toute souffrance devait être le mobile de +l'acquittement que nous sollicitons de vous, +nous ferions appel à votre pitié, messieurs les +jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais +nous avons pour nous le droit, et c'est la +seule question du droit que nous allons soulever +devant vous ...</p> + +<p>Pierre regardait ce logis qui aurait pu être +le sien, et il s'irritait des gamineries de son +frère, le jugeant, décidément, trop niais et +pauvre d'esprit.</p> + +<p>Mme Roland ouvrit une porte à droite.</p> + +<p>—Voici la chambre à coucher, dit-elle.</p> + +<p>Elle avait mis à la parer tout son amour de +mère. La tenture était en cretonne de Rouen +qui imitait la vieille toile normande. Un dessin +Louis XV—une bergère dans un médaillon +que fermaient les becs unis de deux colombes +—donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux +fauteuils un air galant et champêtre tout à fait +gentil.</p> + +<p>—Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, +devenue un peu sérieuse, en entrant dans cette +pièce.</p> + +<p>—Cela vous plaît? demanda Jean.</p> + +<p>—Enormément.</p> + +<p>—Si vous saviez comme ça me fait plaisir.</p> + +<p>Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup +de tendresse confiante au fond des yeux.</p> + +<p>Elle était gênée un peu cependant, un peu +confuse dans cette chambre à coucher qui serait +sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, +en entrant, que la couche était très large, une +vraie couche de ménage, choisie par Mme Roland +qui avait prévu sans doute et désiré le +prochain mariage de son fils; et cette précaution +de mère lui faisait plaisir cependant, semblait +lui dire qu'on l'attendait dans la famille.</p> + +<p>Puis quand on fut rentré dans le salon, +Jean ouvrit brusquement la porte de gauche +et on aperçut la salle à manger ronde, percée +de trois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. +La mère et le fils avaient mis là toute la +fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce +à meubles de bambou, à magots, à potiches, +à soieries pailletées d'or, à stores transparents +où des perles de verre semblaient des gouttes +d'eau, à éventails cloués aux murs pour maintenir +les étoffes, avec ses écrans, ses sabres, +ses masques, ses grues faites en plumes véritables, +tous ses menus bibelots de porcelaine, +de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et de +bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré +que donnent les mains inhabiles et les yeux +ignorants aux choses qui exigent le plus de +tact, de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle +cependant qu'on admira le plus. Pierre seul fit +des réserves avec une ironie un peu amère +dont son frère se sentit blessé.</p> + +<p>Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, +et les gâteaux s'élevaient en monuments.</p> + +<p>On n'avait guère faim; on suça les fruits et +on grignota les pâtisseries plutôt qu'on ne les +mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly +demanda la permission de se retirer.</p> + +<p>Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait +à sa porte et partirait immédiatement +avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence +de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère +sur le logis afin que son fils ne manquât de +rien.</p> + +<p>—Faut-il revenir te chercher? demanda +Roland.</p> + +<p>Elle hésita, puis répondit:</p> + +<p>—Non, mon gros, couche-toi. Pierre me +ramènera.</p> + +<p>Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, +serra les gâteaux, le sucre et les liqueurs +dans un meuble dont la clef fut remise à Jean; +puis elle passa dans la chambre à coucher, +entr'ouvrit le lit, regarda si la carafe était remplie +d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.</p> + +<p>Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit +salon, celui-ci encore froissé de la critique +faite sur son goût, et celui-là de plus en plus +agacé de voir son frère dans ce logis.</p> + +<p>Ils fumaient assis tous les deux, sans se +parler. Pierre tout à coup se leva:</p> + +<p>—Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien +vanné ce soir, les excursions ne lui réussissent +pas.</p> + +<p>Jean se sentit soulevé soudain par une de +ces promptes et furieuses colères de débonnaires +blessés au coeur.</p> + +<p>Le souffle lui manquait tant son émotion +était vive, et il balbutia:</p> + +<p>—Je te défends désormais de dire «la +veuve» quand tu parleras de Mme Rosémilly.</p> + +<p>Pierre se tourna vers lui, hautain:</p> + +<p>—Je crois que tu me donnes des ordres. +Deviens-tu fou, par hasard?</p> + +<p>Jean aussitôt s'était dressé:</p> + +<p>—Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez +de tes manières envers moi.</p> + +<p>Pierre ricana:</p> + +<p>—Envers toi? Est-ce que tu fais partie de +Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Sache que Mme Rosémilly va devenir ma +femme.</p> + +<p>L'autre rit plus fort:</p> + +<p>—Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant +pourquoi je ne devrai plus l'appeler «la +veuve». Mais tu as pris une drôle de manière +pour m'annoncer ton mariage.</p> + +<p>—Je te défends de plaisanter ... tu entends ... +je te le défends.</p> + +<p>Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, +exaspéré de cette ironie poursuivant +la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.</p> + +<p>Mais Pierre soudain devint aussi furieux. +Tout ce qui s'amassait eu lui de colères impuissantes, +de rancunes écrasées, de révoltes +domptées depuis quelque temps et de désespoir +silencieux, lui montant à la tête, l'étourdit +comme un coup de sang.</p> + +<p>—Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne +de te taire, tu entends, je te l'ordonne.</p> + +<p>Jean, surpris de cette violence, se tut quelques +secondes, cherchant, dans ce trouble +d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la +phrase, le mot, qui pourrait blesser son frère +jusqu'au coeur.</p> + +<p>Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour +bien frapper, de ralentir sa parole pour la rendre +plus aiguë:</p> + +<p>—Voilà longtemps que je te sais jaloux de +moi, depuis le jour où tu as commencé à dire +«la veuve» parce que tu as compris que cela +me faisait mal.</p> + +<p>Pierre poussa un de ces rires stridents et +méprisants qui lui étaient familiers:</p> + +<p>—Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... +moi? ... moi? ... moi? ... et de quoi? ... de quoi, +mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...</p> + +<p>Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la +plaie de cette âme.</p> + +<p>—Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis +l'enfance; et tu es devenu furieux quand +tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle +ne voulait pas de toi.</p> + +<p>Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:</p> + +<p>—Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de +cette cruche, de cette dinde, de cette oie +grasse? ...</p> + +<p>Jean qui voyait porter ses coups reprit:</p> + +<p>—Et le jour où tu as essayé de ramer plus +fort que moi, dans la <i>Perle</i>? Et tout ce que tu +dis devant elle pour te faire valoir? Mais tu +crèves de jalousie! Et quand cette fortune +m'est arrivée, tu es devenu enragé, et tu m'as +détesté, et tu l'as montré de toutes les manières, +et tu as fait souffrir tout le monde, et tu +n'es pas une heure sans cracher la bile qui +t'étouffe.</p> + +<p>Pierre ferma ses poings de fureur avec une +envie irrésistible de sauter sur son frère et de +le prendre à la gorge:</p> + +<p>—Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de +cette fortune.</p> + +<p>Jean s'écria:</p> + +<p>—Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu +ne dis pas un mot à mon père, à ma mère ou +à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser +parce que tu es jaloux! tu cherches querelle +à tout le monde parce que tu es jaloux. +Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens +plus, tu es devenu venimeux, tu tortures +notre mère comme si c'était sa faute! ...</p> + +<p>Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la +bouche entr'ouverte, l'oeil dilaté, en proie à +une de ces folies de rage qui font commettre +des crimes.</p> + +<p>Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:</p> + +<p>—Tais-toi, tais-toi donc!</p> + +<p>—Non. Voilà longtemps que je voulais te +dire ma pensée entière; tu m'en donnes l'occasion, +tant pis pour toi. J'aime une femme! +Tu le sais et tu la railles devant moi, tu me +pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je casserai +tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à +me respecter.</p> + +<p>—Te respecter, toi?</p> + +<p>—Oui, moi!</p> + +<p>—Te respecter ... toi ... qui nous as tous +déshonorés, par ta cupidité!</p> + +<p>—Tu dis? Répète ... répète? ...</p> + +<p>—Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un +homme quand on passe pour le fils d'un autre.</p> + +<p>Jean demeurait immobile, ne comprenant +pas, effaré devant l'insinuation qu'il pressentait:</p> + +<p>—Comment? Tu dis ... répète encore?</p> + +<p>—Je dis ce que tout le monde chuchote, ce +que tout le monde colporte, que tu es le fils de +l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un +garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore +sa mère.</p> + +<p>—Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... +Toi ... c'est toi ... toi ... qui prononces +cette infamie?</p> + +<p>—Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc +point que j'en crève de chagrin depuis un mois, +que je passe mes nuits sans dormir et mes +jours à me cacher comme une bête, que je ne +sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce +que je deviendrai tant je souffre, tant je suis +affolé de honte et de douleur, car j'ai deviné +d'abord et je sais maintenant.</p> + +<p>—Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la +chambre à côté! Songe qu'elle peut nous entendre ... +qu'elle nous entend ...</p> + +<p>Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit +tout, ses soupçons, ses raisonnements, ses +luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait +encore une fois disparu.</p> + +<p>Il parlait par phrases courtes, hachées, presque +sans suite, des phrases d'halluciné.</p> + +<p>Il semblait maintenant avoir oublié Jean et +sa mère dans la pièce voisine. Il parlait comme +si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait +parler, parce qu'il avait trop souffert, trop +comprimé et refermé sa plaie. Elle avait grossi +comme une tumeur, et cette tumeur venait de +crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était +mis à marcher comme il faisait presque toujours; +et les yeux fixes devant lui, gesticulant, +dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots +dans la gorge, des retours de haine contre +lui-même, il parlait comme s'il eût confessé +sa misère et la misère des siens, comme s'il +eût jeté sa peine à l'air invisible et sourd où +s'envolaient ses paroles.</p> + +<p>Jean éperdu, et presque convaincu soudain +par l'énergie aveugle de son frère, s'était +adossé contre la porte derrière laquelle il +devinait que leur mère les avait entendus.</p> + +<p>Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer +par le salon. Elle n'était point revenue; donc +elle n'avait pas osé.</p> + +<p>Pierre tout à coup frappant du pied, cria:</p> + +<p>—Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!</p> + +<p>Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.</p> + +<p>Le bruit de la grande porte de la rue, retombant +avec fracas, réveilla Jean de la torpeur +profonde où il était tombé. Quelques +secondes s'étaient écoulées, plus longues que +des heures, et son âme s'était engourdie dans +un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui +faudrait penser tout à l'heure, et agir, mais il +attendait, ne voulant même plus comprendre, +savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par +lâcheté. Il était de la race des temporiseurs +qui remettent toujours au lendemain; et quand +il lui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution, +il cherchait encore, par instinct, à +gagner quelques moments.</p> + +<p>Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, +après les vociférations de Pierre, ce +silence subit des murs, des meubles, avec cette +lumière vive des six bougies et des deux lampes, +l'effraya si fort tout à coup qu'il eut envie +de se sauver aussi.</p> + +<p>Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur, +et il essaya de réfléchir.</p> + +<p>Jamais il n'avait rencontré une difficulté +dans sa vie. Il est des hommes qui se laissent +aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses +classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé +ses études de droit avec régularité parce +que son existence était calme. Toutes les choses +du monde lui paraissaient naturelles sans +éveiller autrement son attention. Il aimait +l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament, +n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, +devant cette catastrophe, comme un +homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais +nagé.</p> + +<p>Il essaya de douter d'abord. Son frère avait +menti par haine, et par jalousie?</p> + +<p>Et pourtant, comment aurait-il été assez +misérable pour dire de leur mère une chose +pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par +le désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, +dans le regard, dans les nerfs, jusque dans le +fond de la chair, certaines paroles, certains cris +de souffrance, des intonations et des gestes +de Pierre, si douloureux qu'ils étaient irrésistibles, +aussi irrécusables que la certitude.</p> + +<p>Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement +ou pour avoir une volonté. Sa détresse +devenait intolérable; et il sentait que, derrière +la porte, sa mère était là qui avait tout entendu +et qui attendait.</p> + +<p>Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas +un frisson, pas un souffle, pas un soupir ne +révélait la présence d'un être derrière cette +planche. Se serait-elle sauvée? Mais par où? +Si elle s'était sauvée ... elle avait donc sauté +de la fenêtre dans la rue!</p> + +<p>Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt +et si dominateur qu'il enfonça plutôt qu'il +n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.</p> + +<p>Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, +posée sur la commode.</p> + +<p>Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, +avec les volets clos. Il se retourna, fouillant +les coins noirs de son regard anxieux, et il +s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. +Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue +sur sa couche, la figure enfouie dans l'oreiller +qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées +sur sa tête, pour ne plus entendre.</p> + +<p>Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie +par les épaules, il la retourna sans qu'elle +lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et +qu'elle mordait pour ne pas crier.</p> + +<p>Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras +crispés, lui communiqua la secousse de son +indicible torture. L'énergie et la force dont +elle retenait avec ses doigts et avec ses dents +la toile gonflée de plumes, sur sa bouche, sur +ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît +point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par +la commotion qu'il reçut, jusqu'à quel point +on peut souffrir. Et son coeur, son simple coeur, +fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, +même un juge miséricordieux, il était un +homme plein de faiblesse et un fils plein de +tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre +lui avait dit, il ne raisonna pas et ne discuta +point, il toucha seulement de ses deux +mains le corps inerte de sa mère, et ne pouvant +arracher l'oreiller de sa figure, il cria, en baisant +sa robe:</p> + +<p>—Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!</p> + +<p>Elle aurait semblé morte si tous ses membres +n'eussent été parcourus d'un frémissement +presque insensible, d'une vibration de corde +tendue. Il répétait:</p> + +<p>—Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas +vrai. Je sais bien que ça n'est pas vrai.</p> + +<p>Elle eut un spasme, une suffocation, puis +tout à coup elle sanglota dans l'oreiller. Alors +tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis +s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant +lâchèrent la toile; et il lui découvrit la +face.</p> + +<p>Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses +paupières fermées on voyait couler des gouttes +d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui baisa +les yeux, lentement, par grands baisers désolés +qui se mouillaient à ses larmes, et il disait +toujours:</p> + +<p>—Maman, ma chère maman, je sais bien +que ça n'est pas vrai. Ne pleure pas, je le sais! +Ça n'est pas vrai!</p> + +<p>Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec +un de ces efforts de courage qu'il faut, en certains +cas, pour se tuer, elle lui dit:</p> + +<p>—Non, c'est vrai, mon enfant.</p> + +<p>Et ils restèrent sans paroles, l'un devant +l'autre. Pendant quelques instants encore elle +suffoqua, tendant la gorge, en renversant la +tête pour respirer, puis elle se vainquit de +nouveau et reprit:</p> + +<p>—C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? +C'est vrai. Tu ne me croirais pas, si je mentais.</p> + +<p>Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, +il tomba à genoux près du lit en murmurant:</p> + +<p>—Tais-toi, maman, tais-toi.</p> + +<p>Elle s'était levée, avec une résolution et +une énergie effrayantes.</p> + +<p>—Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, +adieu.</p> + +<p>Et elle marcha vers la porte.</p> + +<p>Il la saisit à pleins bras, criant:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?</p> + +<p>—Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai +plus rien à faire ... puisque je suis toute seule.</p> + +<p>Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, +il ne trouvait qu'un mot à lui répéter:</p> + +<p>—Maman ... maman ... maman...</p> + +<p>Et elle disait dans ses efforts pour rompre +cette étreinte:</p> + +<p>—Mais non, mais non, je ne suis plus la +mère maintenant, je ne suis plus rien pour toi, +pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as +plus ni père ni mère, mon pauvre enfant ... +adieu.</p> + +<p>Il comprit brusquement que s'il la laissait +partir il ne la reverrait jamais, et, l'enlevant, il +la porta sur un fauteuil, l'assit de force, puis +s'agenouillant et formant une chaîne de ses +bras:</p> + +<p>—Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi +je t'aime, et je te garde. Je te garde toujours, +tu es à moi.</p> + +<p>Elle murmura d'une voix accablée:</p> + +<p>—Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus +possible. Ce soir tu pleures, et demain tu me +jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas +non plus.</p> + +<p>Il répondit avec un si grand élan de si sincère +amour:—Oh! moi? moi? Comme tu me +connais peu!—qu'elle poussa un cri, lui prit +la tête par les cheveux, à pleines mains, l'attira +avec violence et le baisa éperdument à +travers la figure.</p> + +<p>Puis elle demeura immobile, la joue contre +la joue de son fils, sentant, à travers sa barbe, +la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, +dans l'oreille:</p> + +<p>—Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais +pas demain. Tu le crois et tu te trompes. +Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a +sauvé la vie; mais il ne faut plus que tu me +voies.</p> + +<p>Il répéta, en l'étreignant:</p> + +<p>—Maman, ne dis pas ça!</p> + +<p>—Si, mon petit, il faut que je m'en aille.</p> + +<p>Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai, +ni ce que je dirai, mais il le faut. Je n'oserais +plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?</p> + +<p>Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans +l'oreille:</p> + +<p>—Ma petite mère, tu resteras, parce je le +veux, parce que j'ai besoin de toi. Et tu vas me +jurer de m'obéir, tout de suite.</p> + +<p>—Non, mon enfant.</p> + +<p>—Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le +faut.</p> + +<p>—Non, mon enfant, c'est impossible. Ce +serait nous condamner tous à l'enfer. Je sais +ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis +un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera +passé, quand tu me regarderas comme me +regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que +je t'ai dit! ... Oh! ... mon petit Jean, songe ... +songe que je suis ta mère! ...</p> + +<p>—Je ne veux pas que tu me quittes, maman. +Je n'ai que toi.</p> + +<p>—Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons +plus nous voir sans rougir tous les deux, +sans que je me sente mourir de honte et sans +que tes yeux fassent baisser les miens.</p> + +<p>—Ça n'est pas vrai, maman.</p> + +<p>—Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, +va, toutes les luttes de ton pauvre frère, +toutes, depuis le premier jour. Maintenant, +lorsque je devine son pas dans la maison, +mon coeur saute à briser ma poitrine, lorsque +j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. +Je t'avais encore, toi! Maintenant, je +ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu que +je pourrais vivre entre vous deux?</p> + +<p>—Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y +penseras plus.</p> + +<p>—Oh! oh! comme si c'était possible!</p> + +<p>—Oui, c'est possible.</p> + +<p>—Comment veux-tu que je n'y pense plus +entre ton frère et toi? Est-ce que vous n'y +penserez plus, vous?</p> + +<p>—Moi. Je te le jure!</p> + +<p>—Mais tu y penseras à toutes les heures +du jour.</p> + +<p>—Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu +pars, je m'engage et je me fais tuer.</p> + +<p>Elle fut bouleversée par cette menace puérile +et étreignit Jean en le caressant avec une +tendresse passionnée. Il reprit:</p> + +<p>—Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien +plus, bien plus. Voyons, sois raisonnable. +Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu +me promettre huit jours? Tu ne peux pas +me refuser ça?</p> + +<p>Elle posa ses deux mains sur les épaules de +Jean, et le tenant à la longueur de ses bras:</p> + +<p>—Mon enfant ... tâchons d'être calmes et +de ne pas nous attendrir. Laisse-moi te parler +d'abord. Si je devais une seule fois entendre +sur tes lèvres ce que j'entends depuis un mois +dans la bouche de ton frère, si je devais une +seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans +les siens, si je devais deviner rien que par un +mot ou par un regard que je te suis odieuse +comme à lui ... une heure après, tu entends, +une heure après ... je serais partie pour toujours.</p> + +<p>—Maman, je te jure ...</p> + +<p>—Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai +souffert tout ce qu'une créature peut souffrir. +A partir du moment où j'ai compris que ton +frère, que mon autre fils me soupçonnait, et +qu'il devinait, minute par minute, la vérité, +tous les instants de ma vie ont été un martyre +qu'il est impossible de t'exprimer.</p> + +<p>Elle avait une voix si douloureuse que la +contagion de sa torture emplit de larmes les +yeux de Jean.</p> + +<p>Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.</p> + +<p>—Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant +de choses à te dire pour que tu comprennes ... +mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si +je devais rester ... il faudrait ... Non, je ne +peux pas! ...</p> + +<p>—Dis, maman, dis.</p> + +<p>—Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas +trompé ... Tu veux que je reste avec toi, n'est-ce +pas? Pour cela, pour que nous puissions +nous voir encore, nous parler, nous rencontrer +toute la journée dans la maison, car je +n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de +trouver ton frère derrière elle, pour cela il +faut, non pas que tu me pardonnes,—rien +ne fait plus de mal qu'un pardon,—mais +que tu ne m'en veuilles pas de ce que j'ai +fait ... Il faut que tu te sentes assez fort, +assez différent de tout le monde pour te +dire que tu n'es pas le fils de Roland, sans +rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai +assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux +plus, non, je ne peux plus! Et ce n'est pas +d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne +pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que +nous puissions encore vivre ensemble, et +nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien +que si j'ai été la maîtresse de ton père, j'ai été +encore plus sa femme, sa vraie femme, que je +n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne +regrette rien, que je l'aime encore tout mort +qu'il est, que je l'aimerai toujours, que je n'ai +aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute +ma joie, tout mon espoir, toute ma consolation, +tout, tout, tout pour moi, pendant si +longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui +m'entend, je n'aurais jamais rien eu de bon +dans l'existence, si je ne l'avais pas rencontré, +jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, +pas une de ces heures qui nous font tant +regretter de vieillir, rien! Je lui dois tout! Je +n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, +ton frère et toi. Sans vous ce serait vide, noir +et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais aimé +rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas +seulement pleuré, car j'ai pleuré, mon petit +Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous +sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui +tout entière, corps et âme, pour toujours, avec +bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa +femme comme il a été mon mari devant Dieu +qui nous avait faits l'un pour l'autre. Et puis, +j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était +toujours bon et prévenant, mais je n'étais plus +pour lui ce que j'avais été. C'était fini! Oh! +que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et +trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et +nous sommes arrivés ici; et jamais je ne l'ai +plus revu, jamais il n'est venu ... Il promettait +dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ... +et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il +est mort! ... Mais il nous aimait encore puisqu'il +a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à +mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais, +et je t'aime parce que tu es son enfant, +et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant +toi! Comprends-tu? je ne pourrais pas! +Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes +d'être son fils et que nous parlions de lui +quelquefois, et que tu l'aimes un peu, et que +nous pensions à lui quand nous nous regarderons. +Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, +adieu, mon petit, il est impossible que nous +restions ensemble maintenant! je ferai ce que +tu décideras: +Jean répondit d'une voix douce:</p> + +<p>—Reste, maman.</p> + +<p>Elle le serra dans ses bras et se remit à +pleurer; puis elle reprit, la joue contre sa joue:</p> + +<p>—Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir +avec lui?</p> + +<p>Jean murmura:</p> + +<p>—Nous trouverons quelque chose. Tu ne +peux plus vivre auprès de lui.</p> + +<p>Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.</p> + +<p>—Non, je ne puis plus, non! non!</p> + +<p>Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria, +l'âme en détresse:</p> + +<p>—Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, +fais quelque chose, je ne sais pas ... +trouve ... sauve-moi!</p> + +<p>—Oui, maman, je chercherai.</p> + +<p>—Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... +ne me quitte pas! J'ai si peur de lui ... si peur!</p> + +<p>—Oui, je trouverai. Je te promets.</p> + +<p>—Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends +pas ce qui se passe en moi quand je le vois.</p> + +<p>Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:</p> + +<p>—Garde-moi ici, chez toi.</p> + +<p>Il hésita, réfléchit et comprit, avec son +bon sens positif, le danger de cette combinaison.</p> + +<p>Mais il dut raisonner longtemps, discuter, +combattre avec des arguments précis son affolement +et sa terreur.</p> + +<p>—Seulement ce soir, disait-elle, seulement +cette nuit. Tu feras dire demain à Roland que +je me suis trouvée malade.</p> + +<p>—Ce n'est pas possible, puisque Pierre est +rentré. Voyons, aie du courage. J'arrangerai +tout, je te le promets, dès demain. Je serai à +neuf heures à la maison. Voyons, mets ton +chapeau. Je vais te reconduire.</p> + +<p>—Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec +un abandon enfantin, craintif et reconnaissant.</p> + +<p>Elle essaya de se lever; mais la secousse +avait été trop forte; elle ne pouvait encore se +tenir sur ses jambes.</p> + +<p>Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer +de l'alcali, et il lui lava les tempes avec du +vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et soulagée +comme après un accouchement.</p> + +<p>Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois +heures sonnaient quand ils passèrent à l'hôtel +de ville.</p> + +<p>Devant la porte de leur logis il l'embrassa +et lui dit: «Adieu, maman, bon courage.»</p> + +<p>Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, +entra dans sa chambre, se dévêtit bien +vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des +adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.</p> + +<p>Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas +et l'avait entendue revenir.</p><br><br> + + + + +<h3>VIII</h3> + +<p>Quand il fut rentré dans son appartement, +Jean s'affaissa sur un divan, car les chagrins +et les soucis qui donnaient à son frère des +envies de courir et de fuir comme une bête +chassée, agissant diversement sur sa nature +somnolente, lui cassaient les jambes et les +bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement, +à ne pouvoir gagner son lit, mou de +corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était +point frappé, comme l'avait été Pierre, dans +la pureté de son amour filial, dans cette dignité +secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers, +mais accablé par un coup du destin qui menaçait +en même temps ses intérêts les plus chers.</p> + +<p>Quand son âme enfin se fut calmée, quand +sa pensée se fut éclaircie ainsi qu'une eau +battue et remuée, il envisagea la situation +qu'on venait de lui révéler. S'il eût appris de +toute autre manière le secret de sa naissance, +il se serait assurément indigné et aurait ressenti +un profond chagrin; mais après sa querelle +avec son frère, après cette délation violente +et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion +poignante de la confession de sa mère le laissa +sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par +sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, +dans un irrésistible attendrissement, tous +les préjugés et toutes les saintes susceptibilités +de la morale naturelle. D'ailleurs, il +n'était pas un homme de résistance. Il n'aimait +lutter contre personne et encore moins +contre lui-même; il se résigna donc, et par un +penchant instinctif, par un amour inné du repos, +de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta +aussitôt des perturbations qui allaient surgir +autour de lui et l'atteindre du même coup. Il +les pressentait inévitables, et, pour les écarter, +il se décida à des efforts surhumains d'énergie +et d'activité. Il fallait que tout de suite, dès le +lendemain, la difficulté fût tranchée, car il +avait aussi par instants ce besoin impérieux +des solutions immédiates qui constitue toute +la force des faibles, incapables de vouloir +longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs +à démêler et à étudier les situations +compliquées, les questions d'ordre intime, +dans les familles troublées, découvrit immédiatement +toutes les conséquences prochaines +de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en +envisageait les suites à un point de vue presque +professionnel, comme s'il eût réglé les +relations futures de clients après une catastrophe +d'ordre moral. Certes un contact continuel +avec Pierre lui devenait impossible. Il +l'éviterait facilement en restant chez lui, mais +il était encore inadmissible que leur mère continuât +à demeurer sous le même toit que son +fils aîné.</p> + +<p>Et longtemps il médita, immobile sur les +coussins, imaginant et rejetant des combinaisons +sans trouver rien qui pût le satisfaire.</p> + +<p>Mais une idée soudaine l'assaillit:—Cette +fortune qu'il avait reçue, un honnête homme +la garderait-il?</p> + +<p>Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida +à la donner aux pauvres. C'était dur, tant +pis, il vendrait son mobilier et travaillerait +comme un autre, comme travaillent tous ceux +qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse +fouettant son courage, il se leva et +vint poser son front contre les vitres. Il avait +été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n'en +mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient +le bec de gaz qui brûlait en face de lui de +l'autre côté de la rue. Or, comme une femme +attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement +à Mme Rosémilly, et il reçut au coeur +la secousse des émotions profondes nées en +nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences +désespérantes de sa décision lui apparurent +en même temps. Il devrait renoncer +à épouser cette femme, renoncer au bonheur, +renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi, +maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle? +Elle l'avait accepté le sachant riche. Pauvre, +elle l'accepterait encore; mais avait-il le droit +de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? +Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme +un dépôt qu'il restituerait plus tard aux indigents?</p> + +<p>Et dans son âme où l'égoïsme prenait des +masques honnêtes, tous les intérêts déguisés +luttaient et se combattaient. Les scrupules +premiers cédaient la place aux raisonnements +ingénieux, puis reparaissaient, puis s'effaçaient +de nouveau.</p> + +<p>Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, +un prétexte tout-puissant pour fixer ses +hésitations et convaincre sa droiture native. +Vingt fois déjà il s'était posé cette question: +«Puisque je suis le fils de cet homme, que je +le sais et que je l'accepte, n'est-il pas naturel +que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet +argument ne pouvait empêcher le «non» +murmuré par la conscience intime.</p> + +<p>Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas +le fils de celui que j'avais cru être mon père, +je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son +vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne +ni équitable. Ce serait voler mon frère.»</p> + +<p>Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, +ayant apaisé sa conscience, il retourna +vers la fenêtre.</p> + +<p>«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à +l'héritage de ma famille, que je le laisse à +Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant +de son père. Cela est juste. Alors n'est-il +pas juste aussi que je garde l'argent de mon +père à moi?»</p> + +<p>Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de +la fortune de Roland, s'étant décidé à l'abandonner +intégralement, il consentit donc et se +résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant +l'une et l'autre il se trouverait réduit +à la pure mendicité.</p> + +<p>Cette affaire délicate une fois réglée, il revint +à la question de la présence de Pierre dans la +famille. Comment l'écarter? Il désespérait de +découvrir une solution pratique, quand le sifflet +d'un vapeur entrant au port sembla lui +jeter une réponse en lui suggérant une idée.</p> + +<p>Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et +rêvassa jusqu'au jour.</p> + +<p>Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si +l'exécution de son projet était possible. Puis, +après quelques démarches et quelques visites, +il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère +l'attendait enfermée dans sa chambre.</p> + +<p>—Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais +jamais osé descendre.</p> + +<p>On entendit aussitôt Roland qui criait dans +l'escalier:</p> + +<p>—On ne mange donc point aujourd'hui, +nom d'un chien!</p> + +<p>On ne répondit pas, et il hurla:</p> + +<p>—Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que +vous faites?</p> + +<p>La voix de la bonne sortit des profondeurs +du sous-sol:</p> + +<p>—V'la, M'sieu, qué qui faut?</p> + +<p>—Où est Madame?</p> + +<p>—Madame est en haut avec M'sieu Jean!</p> + +<p>Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage +supérieur:</p> + +<p>—Louise?</p> + +<p>Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:</p> + +<p>—Quoi? mon ami.</p> + +<p>—On ne mange donc pas, nom d'un chien!</p> + +<p>—Voilà, mon ami, nous venons. +Et elle descendit, suivie de Jean.</p> + +<p>Roland s'écria en apercevant le jeune +homme:</p> + +<p>—Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà +dans ton logis.</p> + +<p>—Non, père, mais j'avais à causer avec +maman ce matin.</p> + +<p>Jean s'avança, la main ouverte, et quand il +sentit se refermer sur ses doigts l'étreinte paternelle +du vieillard, une émotion bizarre et +imprévue le crispa, l'émotion des séparations +et des adieux sans espoir de retour.</p> + +<p>Mme Roland demanda:</p> + +<p>—Pierre n'est pas arrivé?</p> + +<p>Son mari haussa les épaules:</p> + +<p>—Non, mais tant pis, il est toujours en +retard. Commençons sans lui.</p> + +<p>Elle se tourna vers Jean:</p> + +<p>—Tu devrais aller le chercher, mon enfant; +ça le blesse quand on ne l'attend pas.</p> + +<p>—Oui, maman, j'y vais. +Et le jeune homme sortit.</p> + +<p>Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse +d'un craintif qui va se battre.</p> + +<p>Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:</p> + +<p>—Entrez.</p> + +<p>Il entra.</p> + +<p>L'autre écrivait, penché sur sa table.</p> + +<p>—Bonjour, dit Jean.</p> + +<p>Pierre se leva.</p> + +<p>—Bonjour.</p> + +<p>Et ils se tendirent la main comme si rien ne +s'était passé.</p> + +<p>—Tu ne descends pas déjeuner?</p> + +<p>—Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler.</p> + +<p>La voix de l'aîné tremblait, et son oeil +anxieux demandait au cadet ce qu'il allait faire.</p> + +<p>—On t'attend.</p> + +<p>—Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère +est en bas? ...</p> + +<p>—Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te +chercher.</p> + +<p>—Ah! alors ... je descends.</p> + +<p>Devant la porte de la salle il hésita à se +montrer le premier; puis il l'ouvrit d'un geste +saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis +à table, face à face.</p> + +<p>Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les +yeux, sans prononcer un mot, et s'étant penché +il lui tendit son front à baiser comme il +faisait depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser +sur les joues comme jadis. Il devina +qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit +point les lèvres sur sa peau, et il se redressa, +le coeur battant, après ce simulacre de caresse.</p> + +<p>Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après +mon départ?»</p> + +<p>Jean répétait avec tendresse «mère» et +«chère maman», prenait soin d'elle, la servait +et lui versait à boire. Pierre alors comprit +qu'ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put +pénétrer leur pensée! Jean croyait-il sa mère +coupable ou son frère un misérable?</p> + +<p>Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir +dit l'horrible chose l'assaillirent de nouveau, +lui serrant la gorge et lui fermant la bouche, +l'empêchant de manger et de parler.</p> + +<p>Il était envahi maintenant par un besoin de +fuir intolérable, de quitter cette maison qui +n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient +plus à lui que par d'imperceptibles liens. Et il +aurait voulu partir sur l'heure, n'importe où, +sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus +rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours +malgré lui, rien que par sa présence, et qu'ils +lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable +supplice.</p> + +<p>Jean parlait, causait avec Roland. Pierre +n'écoutant pas, n'entendait point. Il crut sentir +cependant une intention dans la voix de son +frère et prit garde au sens des paroles.</p> + +<p>Jean disait:</p> + +<p>—Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment +de leur flotte On parle de six mille cinq cents +tonneaux. Il fera son premier voyage le mois +prochain.</p> + +<p>Roland s'étonnait:</p> + +<p>—Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en +état de prendre la mer cet été.</p> + +<p>—Pardon; on a poussé les travaux avec +ardeur pour que la première traversée ait lieu +avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux +de la Compagnie et j'ai causé avec un +des administrateurs.</p> + +<p>—Ah! ah! lequel?</p> + +<p>—M. Marchand, l'ami particulier du président +du conseil d'administration.</p> + +<p>—Tiens, tu le connais?</p> + +<p>—Oui. Et puis j'avais un petit service à +lui demander.</p> + +<p>—Ah! alors tu me feras visiter en grand +détail la <i>Lorraine</i> dès qu'elle entrera dans le +port, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Certainement, c'est très facile!</p> + +<p>Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, +poursuivre une introuvable transition. Il reprit: +—En somme, c'est une vie très acceptable +qu'on mène sur ces grands transatlantiques. +On passe plus de la moitié des mois à terre +dans deux villes superbes, New-York et le +Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. +On peut même faire là des connaissances +très agréables et très utiles pour plus +tard, oui, très utiles, parmi les passagers. +Songe que le capitaine, avec les économies sur +le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille +francs par an, sinon plus ...</p> + +<p>Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, +qui témoignaient d'un profond respect pour +la somme et pour le capitaine.</p> + +<p>Jean reprit:</p> + +<p>—Le commissaire de bord peut atteindre +dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement +fixe, avec logement, nourriture, éclairage, +chauffage, service, etc., etc. Ce qui +équivaut à dix mille au moins, c'est très beau.</p> + +<p>Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra +ceux de son frère, et le comprit.</p> + +<p>Alors, après une hésitation, il demanda:</p> + +<p>—Est-ce très difficile à obtenir, les places +de médecin sur un transatlantique?</p> + +<p>—Oui et non. Tout dépend des circonstances +et des protections.</p> + +<p>Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:</p> + +<p>—C'est le mois prochain que part la <i>Lorraine</i>?</p> + +<p>—Oui, le sept. +Et ils se turent.</p> + +<p>Pierre songeait. Certes ce serait une solution +s'il pouvait s'embarquer comme médecin +sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait +peut-être. En attendant il y gagnerait sa +vie sans demander rien à sa famille. Il avait +dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant +il ne tendait plus la main devant sa +mère! Il n'avait donc aucune ressource, hors +celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain +que le pain de la maison inhabitable, de dormir +dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit +alors, en hésitant un peu:</p> + +<p>—Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, +moi.</p> + +<p>Jean demanda:</p> + +<p>—Pourquoi ne pourrais-tu pas?</p> + +<p>—Parce que je ne connais personne à la +Compagnie transatlantique.</p> + +<p>Roland demeurait stupéfait:</p> + +<p>—Et tous tes beaux projets de réussite, que +deviennent-ils?</p> + +<p>Pierre murmura:</p> + +<p>—Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, +et renoncer aux meilleurs espoirs. D'ailleurs, +ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser +quelques milliers de francs pour m'établir +ensuite.</p> + +<p>Son père, aussitôt, fut convaincu:</p> + +<p>—Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre +de côté six ou sept mille francs, qui bien employés +te mèneront loin. Qu'en penses-tu, +Louise?</p> + +<p>Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:</p> + +<p>—Je pense que Pierre a raison.</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais je vais en parler à M. Poulin, que je +connais beaucoup! Il est juge au tribunal de +commerce et il s'occupe des affaires de la Compagnie. +J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui +est intime avec un des vice-présidents.</p> + +<p>Jean demandait à son frère:</p> + +<p>—Veux-tu que je tâte aujourd'hui même +M. Marchand?</p> + +<p>—Oui, je veux bien.</p> + +<p>Pierre reprit, après avoir songé quelques +instants:</p> + +<p>—Le meilleur moyen serait peut-être encore +d'écrire à mes maîtres de l'Ecole de médecine +qui m'avaient en grande estime. On +embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets +médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs +Mas-Roussel, Rémusot, Flache et +Borriquel enlèveraient la chose en une heure +mieux que toutes les recommandations douteuses. +Il suffirait de faire présenter ces lettres +par ton ami M. Marchand au conseil d'administration.</p> + +<p>Jean approuvait tout à fait:</p> + +<p>—Ton idée est excellente, excellente!</p> + +<p>Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du +succès, étant incapable de s'affliger longtemps.</p> + +<p>—Tu vas leur écrire aujourd'hui même, +dit-il.</p> + +<p>—Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je +ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop +nerveux.</p> + +<p>Il se leva et sortit.</p> + +<p>Alors Jean se tourna vers sa mère:</p> + +<p>—Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?</p> + +<p>—Rien ... Je ne sais pas.</p> + +<p>—Veux-tu venir avec moi jusque chez +Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Mais ... oui ... oui ...</p> + +<p>—Tu sais ... il est indispensable que j'y +aille aujourd'hui.</p> + +<p>—Oui ... oui ... C'est vrai.</p> + +<p>—Pourquoi ça, indispensable?—demanda +Roland, habitué d'ailleurs à ne jamais comprendre +ce qu'on disait devant lui.</p> + +<p>—Parce que je lui ai promis d'y aller.</p> + +<p>—Ah! très bien. C'est différent, alors.</p> + +<p>Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la +mère et le fils montaient l'escalier pour prendre +leurs chapeaux.</p> + +<p>Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:</p> + +<p>—Veux-tu mon bras, maman?</p> + +<p>Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude +de marcher côte à côte. Elle accepta et +s'appuya sur lui.</p> + +<p>Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, +puis il lui dit:</p> + +<p>—Tu vois que Pierre consent parfaitement +à s'en aller.</p> + +<p>Elle murmura:</p> + +<p>—Le pauvre garçon!</p> + +<p>—Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera +pas malheureux du tout sur la <i>Lorraine</i>.</p> + +<p>—Non ... je sais bien, mais je pense à tant +de choses.</p> + +<p>Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant +du même pas que son fils, puis avec +cette voix bizarre qu'on prend par moments +pour conclure une longue et secrète pensée:</p> + +<p>—C'est vilain, la vie! Si on y trouve une +fois un peu de douceur, on est coupable de s'y +abandonner et on le paye bien cher plus tard.</p> + +<p>Il dit, très bas:</p> + +<p>—Ne parle plus de ça, maman.</p> + +<p>—Est-ce possible? j'y pense tout le temps.</p> + +<p>—Tu oublieras.</p> + +<p>Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:</p> + +<p>—Ah! comme j'aurais pu être heureuse en +épousant un autre homme!</p> + +<p>A présent, elle s'exaspérait contre Roland, +rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie, +sur la pesanteur de son esprit et l'aspect +commun de sa personne toute la responsabilité +de sa faute et de son malheur. C'était +à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle +devait de l'avoir trompé, d'avoir désespéré un +de ses fils et fait à l'autre la plus douloureuse +confession dont pût saigner le coeur d'une +mère.</p> + +<p>Elle murmura: «C'est si affreux pour une +jeune fille d'épouser un mari comme le mien.» +Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont +il avait cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la +notion confuse qu'il portait depuis longtemps +de la médiocrité paternelle, l'ironie constante +de son frère, l'indifférence dédaigneuse des +autres et jusqu'au mépris de la bonne pour +Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu +terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins +d'être le fils d'un autre; et après la grande +secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas +eu le contre-coup de révolte, d'indignation et +de colère redouté par Mme Roland, c'est que +depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment +de se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.</p> + +<p>Ils étaient arrivés devant la maison de +Mme Rosémilly.</p> + +<p>Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, +le deuxième étage d'une grande construction +qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait +toute la rade du Havre.</p> + +<p>En apercevant Mme Roland qui entrait la première, +au lieu de lui tendre les mains comme +toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car +elle devinait l'intention de sa démarche.</p> + +<p>Le mobilier du salon, en velours frappé, +était toujours recouvert de housses. Les murs, +tapissés de papier à fleurs, portaient quatre +gravures achetées par le premier mari, le capitaine. +Elles représentaient des scènes maritimes +et sentimentales. On voyait sur la +première la femme d'un pêcheur agitant un +mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à +l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur +la seconde, la même femme, à genoux sur la +même côte, se tord les bras en regardant au +loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer +de vagues invraisemblables, la barque de l'époux +qui va sombrer.</p> + +<p>Les deux autres gravures représentaient des +scènes analogues dans une classe supérieure +de la société.</p> + +<p>Une jeune femme blonde rêve, accoudée +sur le bordage d'un grand paquebot qui s'en +va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil +mouillé de larmes et de regrets.</p> + +<p>Qui a-t-elle laissé derrière elle?</p> + +<p>Puis, la même jeune femme assise près +d'une fenêtre ouverte sur l'Océan est évanouie +dans un fauteuil. Une lettre vient de +tomber de ses genoux sur le tapis.</p> + +<p>Il est donc mort, quel désespoir!</p> + +<p>Les visiteurs, généralement, étaient émus +et séduits par la tristesse banale de ces sujets +transparents et poétiques. On comprenait tout +de suite, sans explication, et sans recherche, et +on plaignait les pauvres femmes, bien qu'on +ne sût pas au juste la nature du chagrin de la +plus distinguée. Mais ce doute même aidait à +la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé! +L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement +vers ces quatre sujets et retenu comme par +une fascination. Il ne s'en écartait que pour y +revenir toujours, et toujours contempler les +quatre expressions des deux femmes qui se +ressemblaient comme deux soeurs. Il se dégageait +surtout du dessin net, bien fini, soigné +distingué à la façon, d'une gravure de mode, +ainsi que du cadre bien luisant, une sensation +de propreté et de rectitude qu'accentuait encore +le reste de l'ameublement.</p> + +<p>Les sièges demeuraient rangés suivant un +ordre invariable, les uns contre la muraille, +les autres autour du guéridon. Les rideaux +blancs, immaculés, avaient des plis si droits et +si réguliers qu'on avait envie de les friper un +peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait +le globe où la pendule dorée, de style +Empire, une mappemonde portée par Atlas +agenouillé, semblait mûrir comme un melon +d'appartement.</p> + +<p>Les deux femmes en s'asseyant modifièrent +un peu la place normale de leurs chaises.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait +Mme Roland.</p> + +<p>—Non. Je vous avoue que je suis un peu +fatiguée.</p> + +<p>Et elle rappela, comme pour en remercier +Jean et sa mère, tout le plaisir qu'elle avait +pris à cette excursion et à cette pêche.</p> + +<p>—Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce +matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses. +Si vous voulez, nous recommencerons un jour +ou l'autre cette partie-là ...</p> + +<p>Le jeune homme l'interrompit:</p> + +<p>—Avant d'en commencer une seconde, si +nous terminions la première?</p> + +<p>—Comment ça? Mais il me semble qu'elle +est finie.</p> + +<p>—Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans +ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je +veux aussi rapporter chez moi.</p> + +<p>Elle prit un air naïf et malin:</p> + +<p>—Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous +avez trouvé?</p> + +<p>—Une femme! Et nous venons, maman et +moi, vous demander si elle n'a pas changé +d'avis ce matin.</p> + +<p>Elle se mit à sourire:</p> + +<p>—Non, Monsieur, je ne change jamais +d'avis, moi.</p> + +<p>Ce fut lui qui lui tendit alors sa main +toute grande, où elle fit tomber la sienne +d'un geste vif et résolu. Et il demanda:</p> + +<p>—Le plus tôt possible, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Quand vous voudrez.</p> + +<p>—Six semaines?</p> + +<p>—Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma +future belle-mère?</p> + +<p>Mme Roland répondit avec un sourire un peu +mélancolique:</p> + +<p>—Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie +seulement d'avoir bien voulu Jean, car +vous le rendrez très heureux.</p> + +<p>—On fera ce qu'on pourra, maman.</p> + +<p>Un peu attendrie, pour la première fois, +Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins +bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme +un enfant; et sous cette caresse nouvelle une +émotion puissante gonfla le coeur malade de +la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce +qu'elle éprouvait. C'était triste et doux en +même temps. Elle avait perdu un fils, un +grand fils, et on lui rendait à la place une fille, +une grande fille.</p> + +<p>Quand elles se retrouvèrent face à face, sur +leurs sièges, elles se prirent les mains, et restèrent +ainsi, se regardant et se souriant, tandis +que Jean semblait presque oublié d'elles.</p> + +<p>Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles +il fallait songer pour ce prochain mariage, +et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly +parut soudain se souvenir d'un détail +et demanda:</p> + +<p>—Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce +pas?</p> + +<p>La même rougeur couvrit soudain les joues +de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit:</p> + +<p>—Oh! non, c'est inutile!</p> + +<p>Puis elle hésita, sentant qu'une explication +était nécessaire, et elle reprit:</p> + +<p>—Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit +de lui annoncer ce que nous avons décidé.</p> + +<p>Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, +jugeant cela bien naturel, car le bonhomme +comptait si peu.</p> + +<p>Quand Mme Roland se retrouva dans la rue +avec son fils:</p> + +<p>—Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais +bien me reposer.</p> + +<p>Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant +l'épouvante de sa maison.</p> + +<p>Ils entrèrent chez Jean.</p> + +<p>Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière +elle, elle poussa un gros soupir comme si +cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au +lieu de se reposer, comme elle l'avait dit, elle +commença à ouvrir les armoires, à vérifier les +piles de linge, le nombre des mouchoirs et des +chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour +chercher des arrangements plus harmonieux, +qui plaisaient davantage à son oeil de ménagère; +et quand elle eut disposé les choses à +son gré, aligné les serviettes, les caleçons et +les chemises sur leurs tablettes spéciales, +divisé tout le linge en trois classes principales, +linge de corps, linge de maison et linge de +table, elle se recula pour contempler son +oeuvre, et elle dit:</p> + +<p>—Jean, viens donc voir comme c'est joli.</p> + +<p>Il se leva et admira pour lui faire plaisir.</p> + +<p>Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha +de son fauteuil à pas légers, par derrière, +et, lui enlaçant le cou de son bras droit, +elle l'embrassa en posant sur la cheminée un +petit objet enveloppé dans un papier blanc, +qu'elle tenait de l'autre main.</p> + +<p>Il demanda:</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est?</p> + +<p>Comme elle ne répondait pas, il comprit, en +reconnaissant la forme du cadre:</p> + +<p>—Donne! dit-il.</p> + +<p>Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna +vers ses armoires. Il se leva, prit vivement +cette relique douloureuse et, traversant +l'appartement, alla l'enfermer à double tour, +dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du +bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux, +puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:</p> + +<p>—Maintenant, je vais voir si ta nouvelle +bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est +sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter +pour me rendre compte.</p><br><br> + + + + + +<h3>IX</h3> + + +<p>Les lettres de recommandation des professeurs +Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel, +écrites dans les termes les plus flatteurs +pour le Mme Pierre Roland, leur élève, avaient +été soumises par M. Marchand au conseil de +la Compagnie transatlantique, appuyées par +MM. Poulin, juge au tribunal de commerce, +Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au +maire du Havre, ami particulier du capitaine +Beausire.</p> + +<p>Il se trouvait que le médecin de la <i>Lorraine</i> +n'était pas encore désigné, et Pierre eut la +chance d'être nommé en quelques jours.</p> + +<p>Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par +la bonne Joséphine, un matin, comme il finissait +sa toilette.</p> + +<p>Sa première émotion fut celle du condamné +à mort à qui on annonce sa peine commuée; +et il sentit immédiatement sa souffrance +adoucie un peu par la pensée de ce départ +et de cette vie calme, toujours bercée par +l'eau qui roule, toujours errante, toujours +fuyante.</p> + +<p>Il vivait maintenant dans la maison paternelle +en étranger muet et réservé. Depuis le +soir où il avait laissé s'échapper devant son +frère l'infâme secret découvert par lui, il sentait +qu'il avait brisé les dernières attaches +avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir +dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, +malpropre, méchant, et cependant il était +soulagé d'avoir parlé.</p> + +<p>Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa +mère ou le regard de son frère. Leurs yeux +pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante +et des ruses d'ennemis qui redoutent de +se croiser. Toujours il se demandait: «Qu'a-t-elle +pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle +nié? Que croit mon frère? Que pense-t-il +d'elle, que pense-t-il de moi?» Il ne devinait +pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque +plus d'ailleurs, sauf devant Roland, afin +d'éviter ses questions.</p> + +<p>Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa +nomination, il la présenta, le jour même, à sa +famille. Son père, qui avait une grande tendance +à se réjouir de tout, battit des mains. +Jean répondit d'un ton sérieux, mais l'âme +pleine de joie:</p> + +<p>—Je te félicite de tout mon coeur, car je +sais qu'il y avait beaucoup de concurrents. +Tu dois cela certainement aux lettres de tes +professeurs.</p> + +<p>Et sa mère baissa la tête en murmurant:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse que tu aies réussi.</p> + +<p>Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la +Compagnie, afin de se renseigner sur mille +choses; et il demanda le nom du médecin de +la <i>Picardie</i> qui devait partir le lendemain, +pour s'informer près de lui de tous les détails +de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y +devait rencontrer.</p> + +<p>Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il +fut reçu dans une petite chambre de paquebot +par un jeune homme à barbe blonde qui ressemblait +à son frère. Ils causèrent longtemps.</p> + +<p>On entendait dans les profondeurs sonores +de l'immense bâtiment une grande agitation +confuse et continue, où la chute des marchandises +entassées dans les cales se mêlait aux +pas, aux voix, au mouvement des machines +chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres +et à la rumeur des chaînes traînées ou +enroulées sur les treuils par l'haleine rauque +de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps +entier du gros navire.</p> + +<p>Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue +et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle +s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme +ces brumes qui courent sur la mer, venues +du bout du monde et qui portent dans leur +épaisseur insaisissable quelque chose de +mystérieux et d'impur comme le souffle +pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.</p> + +<p>En ses heures de plus grande souffrance il ne +s'était jamais senti plongé ainsi dans un cloaque +de misère. C'est que la dernière déchirure était +faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de +son coeur les racines de toutes ses tendresses, il +n'avait pas éprouvé encore cette détresse de +chien perdu qui venait soudain de le saisir.</p> + +<p>Ce n'était plus une douleur morale et torturante, +mais l'affolement d'une bête sans abri, +une angoisse matérielle d'être errant qui n'a +plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage, +toutes les forces brutales du monde vont +assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, +en entrant dans cette chambrette balancée sur +les vagues, la chair de l'homme qui a toujours +dormi dans un lit immobile et tranquille s'était +révoltée contre l'insécurité de tous les lendemains +futurs. Jusqu'alors elle s'était sentie +protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé +dans la terre qui le tient, et par la certitude du +repos à la même place, sous le toit qui résiste +au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver +dans la chaleur du logis fermé deviendrait +un danger et une constante souffrance.</p> + +<p>Plus de sol sous les pas, mais la mer qui +roule, qui gronde et engloutit. Plus d'espace +autour de soi, pour se promener, courir, se +perdre par les chemins, mais quelques mètres +de planches pour marcher comme un condamné +au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, +de jardins, de rues, de maisons, rien que de +l'eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait +remuer ce navire sous ses pieds. Les jours +d'orage il faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher +aux portes, se cramponner aux bords +de la couchette étroite pour ne point rouler par +terre. Les jours de calme il entendrait la trépidation +ronflante de l'hélice et sentirait fuir +ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, +régulière, exaspérante.</p> + +<p>Et il se trouvait condamné à cette vie +de forçat vagabond, uniquement parce que +sa mère s'était livrée aux caresses d'un +homme.</p> + +<p>Il allait devant lui, défaillant à présent sous +la mélancolie désolée des gens qui vont s'expatrier.</p> + +<p>Il ne se sentait plus au coeur ce mépris +hautain, cette haine dédaigneuse pour les inconnus +qui passent, mais une triste envie de +leur parler, de leur dire qu'il allait quitter la +France, d'être écouté et consolé. C'était, au +fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui +va tendre la main, un besoin timide et fort de +sentir quelqu'un souffrir de son départ.</p> + +<p>Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais +l'aimait assez pour ressentir une vraie et +poignante émotion; et le docteur se décida +tout de suite à l'aller voir.</p> + +<p>Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, +qui pilait des poudres au fond d'un mortier +de marbre, eut un petit tressaillement et +quitta sa besogne:</p> + +<p>—On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il.</p> + +<p>Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à +entreprendre des démarches nombreuses, sans +en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:</p> + +<p>—Eh bien! les affaires vont-elles?</p> + +<p>Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence +était terrible, le malade rare et pauvre +dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait +vendre que des médicaments à bon marché; +et les médecins n'y ordonnaient point ces remèdes +rares et compliqués sur lesquels on +gagne cinq cents pour cent. Le bonhomme +conclut:</p> + +<p>—Si ça dure encore trois mois comme ça, +il faudra fermer boutique. Si je ne comptais +pas sur vous, mon bon docteur, je me serais +déjà mis à cirer des bottes.</p> + +<p>Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida +brusquement à porter le coup, puisqu'il +le fallait:</p> + +<p>—Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous +être d'aucun secours. Je quitte le Havre au +commencement du mois prochain.</p> + +<p>Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion +fut vive:</p> + +<p>—Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là?</p> + +<p>—Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.</p> + +<p>Le vieux demeurait atterré, sentant crouler +son dernier espoir, et il se révolta soudain +contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il +aimait, en qui il avait eu tant de confiance, et +qui l'abandonnait ainsi.</p> + +<p>Il bredouilla:</p> + +<p>—Mais vous n'allez pas me trahir à votre +tour, vous?</p> + +<p>Pierre se sentait tellement attendri qu'il +avait envie de l'embrasser:</p> + +<p>—Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point +trouvé à me caser ici et je pars comme médecin +sur un paquebot transatlantique.</p> + +<p>—Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si +bien promis de m'aider à vivre!</p> + +<p>—Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. +Je n'ai pas un sou de fortune.</p> + +<p>Marowsko répétait:</p> + +<p>—C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. +Je n'ai plus qu'à mourir de faim, moi. À mon +âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un +pauvre vieux qui est venu pour vous suivre. +C'est mal.</p> + +<p>Pierre voulait s'expliquer, protester, donner +ses raisons, prouver qu'il n'avait pu faire autrement; +le Polonais n'écoutait point, révolté de +cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion +sans doute à des événements politiques:</p> + +<p>—Vous autres Français, vous ne tenez pas +vos promesses.</p> + +<p>Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et +le prenant d'un peu haut:</p> + +<p>—Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour +se décider à ce que j'ai fait, il faut de puissants +motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. +J'espère que je vous retrouverai plus +raisonnable.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>—Allons, pensait-il, personne n'aura pour +moi un regret sincère.</p> + +<p>Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il +connaissait, ou qu'il avait connus, et elle retrouva, +au milieu de tous les visages défilant +dans son souvenir, celui de la fille de brasserie +qui lui avait fait soupçonner sa mère.</p> + +<p>Il hésita, gardant contre elle une rancune +instinctive, puis soudain, se décidant, il pensa: +«Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta +pour retrouver sa rue.</p> + +<p>La brasserie était, par hasard, remplie de +monde et remplie aussi de fumée. Les consommateurs, +bourgeois et ouvriers, car c'était +un jour de fête, appelaient, riaient, criaient, +et le patron lui-même servait, courant de table +en table, emportant des bocks vides et les rapportant +pleins de mousse.</p> + +<p>Quand Pierre eut trouvé une place, non loin +du comptoir, il attendit, espérant que la bonne +le verrait et le reconnaîtrait.</p> + +<p>Mais elle passait et repassait devant lui, sans +un coup d'oeil, trottant menu sous ses jupes +avec un petit dandinement gentil.</p> + +<p>Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. +Elle accourut:</p> + +<p>—Que désirez-vous, Monsieur?</p> + +<p>Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans +le calcul des consommations servies.</p> + +<p>—Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit +bonjour à ses amis?</p> + +<p>Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix +pressée:</p> + +<p>—Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je +n'ai pas le temps aujourd'hui. C'est un bock +que vous voulez?</p> + +<p>—Oui, un bock.</p> + +<p>Quand elle l'apporta, il reprit:</p> + +<p>—Je viens te faire mes adieux. Je pars.</p> + +<p>Elle répondit avec indifférence:</p> + +<p>—Ah bah! Où allez-vous?</p> + +<p>—En Amérique.</p> + +<p>—On dit que c'est un beau pays.</p> + +<p>Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien +malavisé pour lui parler ce jour-là. Il y avait +trop de monde au café!</p> + +<p>Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant +sur la jetée il vit la <i>Perle</i> qui rentrait portant +son père et le capitaine Beausire. Le matelot +Papagris ramait; et les deux hommes, assis à +l'arrière, fumaient leur pipe avec un air de +parfait bonheur. Le docteur songea en les +voyant passer: «Bienheureux les simples +d'esprit.»</p> + +<p>Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames +pour tâcher de s'engourdir dans une somnolence +de brute.</p> + +<p>Quand il rentra, le soir, à la maison, sa +mère lui dit, sans oser lever les yeux sur +lui:</p> + +<p>—Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, +et je suis un peu embarrassée. Je t'ai commandé +tantôt ton linge de corps et j'ai passé +chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu +besoin de rien autre, de choses que je ne connais +pas, peut-être?</p> + +<p>Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de +rien.» Mais il songea qu'il lui fallait au moins +accepter de quoi se vêtir décemment, et ce +fut d'un ton très calme qu'il répondit:</p> + +<p>—Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai +à la Compagnie.</p> + +<p>Il s'informa, et on lui remit la liste des objets +indispensables. Sa mère, en la recevant +de ses mains, le regarda pour la première fois +depuis bien longtemps, et elle avait au fond +des yeux l'expression si humble, si douce, si +triste, si suppliante des pauvres chiens battus +qui demandent grâce.</p> + +<p>Le 1er octobre, la <i>Lorraine</i>, venant de Saint-Nazaire, +entra au port du Havre, pour en repartir +le 7 du même mois à destination de +New-York; et Pierre Roland dut prendre possession +de la petite cabine flottante où serait +désormais emprisonnée sa vie.</p> + +<p>Le lendemain, comme il sortait, il rencontra +dans l'escalier sa mère qui l'attendait et +qui murmura d'une voix à peine intelligible.</p> + +<p>—Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer +sur ce bateau?</p> + +<p>—Non, merci, tout est fini.</p> + +<p>Elle murmura:</p> + +<p>—Je désire tant voir ta chambrette.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine. C'est très laid et +très petit.</p> + +<p>Il passa, la laissant atterrée, appuyée au +mur, et la face blême.</p> + +<p>Or Roland, qui visita la <i>Lorraine</i> ce jour-là +même, ne parla pendant le dîner que de ce +magnifique navire et s'étonna beaucoup que +sa femme n'eût aucune envie de le connaître +puisque leur fils allait s'embarquer dessus.</p> + +<p>Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant +les jours qui suivirent. Il était nerveux, +irritable, dur, et sa parole brutale semblait +fouetter tout le monde. Mais la veille de son +départ il parut soudain très changé, très +adouci. Il demanda, au moment d'embrasser +ses parents avant d'aller coucher à bord pour +la première fois:</p> + +<p>—Vous viendrez me dire adieu, demain +sur le bateau?</p> + +<p>Roland s'écria:</p> + +<p>—Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, +Louise?</p> + +<p>—Mais certainement, dit-elle tout bas.</p> + +<p>Pierre reprit:</p> + +<p>—Nous partons à onze heures juste. Il faut +être là-bas à neuf heures et demie au plus +tard.</p> + +<p>—Tiens! s'écria son père, une idée. En te +quittant nous courrons bien vite nous embarquer +sur la <i>Perle</i> afin de t'attendre hors des +jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce +pas, Louise?</p> + +<p>—Oui, certainement.</p> + +<p>Roland reprit:</p> + +<p>—De cette façon, tu ne nous confondras pas +avec la foule qui encombre le môle quand +partent les transatlantiques. On ne peut jamais +reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?</p> + +<p>—Mais oui, ça me va. C'est entendu.</p> + +<p>Une heure plus tard il était étendu dans son +petit lit marin, étroit et long comme un cercueil. +Il y resta longtemps, les yeux ouverts, +songeant à tout ce qui s'était passé depuis deux +mois dans sa vie, et surtout dans son âme. À +force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, +sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, +comme une lame émoussée. Il n'avait +presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un +et de quoi que ce fût, et il laissait aller +sa révolte à vau-l'eau à la façon de son existence. +Il se sentait tellement las de lutter, las +de frapper, las de détester, las de tout, qu'il +n'en pouvait plus et tâchait d'engourdir son +coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le +sommeil. Il entendait vaguement autour de +lui les bruits nouveaux du navire, bruits légers, +à peine perceptibles en cette nuit calme du +port; et de sa blessure jusque-là si cruelle il +ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureux +des plaies qui se cicatrisent.</p> + +<p>Il avait dormi profondément quand le mouvement +des matelots le tira de son repos. Il +faisait jour, le train de marée arrivait au quai +amenant les voyageurs de Paris.</p> + +<p>Alors il erra sur le navire au milieu de ces +gens affairés, inquiets, cherchant leurs cabines, +s'appelant, se questionnant et se répondant au +hasard, dans l'effarement du voyage commencé. +Après qu'il eut salué le capitaine et +serré la main de son compagnon le commissaire +du bord, il entra dans le salon où quelques +Anglais sommeillaient déjà dans les coins. La +grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés +de filets d'or prolongeait indéfiniment +dans les glaces la perspective de ses longues +tables flanquées de deux lignes illimitées de +sièges tournants, en velours grenat. C'était +bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où +devaient manger en commun les gens riches +de tous les continents. Son luxe opulent était +celui des grands hôtels, des théâtres, des lieux +publics, le luxe imposant et banal qui satisfait +l'oeil des millionnaires. Le docteur allait passer +dans la partie du navire réservée à la seconde +classe, quand il se souvint qu'on avait +embarqué la veille au soir un grand troupeau +d'émigrants, et il descendit dans l'entrepont. +En y pénétrant, il fut saisi par une odeur +nauséabonde d'humanité pauvre et malpropre, +puanteur de chair nue plus écoeurante que +celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, +dans une sorte de souterrain obscur et bas, +pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut +des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants +étendus sur des planches superposées ou +grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait +point les visages mais voyait vaguement cette +foule sordide en haillons, cette foule de misérables +vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant +avec une femme maigre et des enfants +exténués pour une terre inconnue, où ils espéraient +ne point mourir de faim, peut-être.</p> + +<p>Et songeant au travail passé, au travail +perdu, aux efforts stériles, à la lutte acharnée, +reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée +par ces gueux, qui allaient recommencer +encore, sans savoir où, cette existence +d'abominable misère, le docteur eut envie de +leur crier: «Mais foutez-vous donc à l'eau +avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur +fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, +ne pouvant supporter leur vue.</p> + +<p>Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly +l'attendaient déjà dans sa cabine.</p> + +<p>—Si tôt, dit-il.</p> + +<p>—Oui, répondit Mme Roland d'une voix +tremblante, nous voulions avoir le temps de +te voir un peu.</p> + +<p>Il la regarda. Elle était en noir, comme si +elle eût porté un deuil, et il s'aperçut brusquement +que ses cheveux, encore gris le mois dernier, +devenaient tout blancs à présent.</p> + +<p>Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre +personnes dans sa petite demeure, et il sauta +sur son lit. Par la porte restée ouverte on +voyait passer une foule nombreuse comme +celle d'une rue un jour de fête, car tous les +amis des embarqués et une armée de simples +curieux avaient envahi l'immense paquebot. +On se promenait dans les couloirs, dans les +salons, partout, et des têtes s'avançaient +jusque dans la chambre tandis que des voix +murmuraient au dehors: «C'est l'appartement +du docteur.»</p> + +<p>Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il +se sentit enfermé avec les siens, il eut envie de +la rouvrir, car l'agitation du navire trompait +leur gêne et leur silence.</p> + +<p>Mme Rosémilly voulut enfin parler:</p> + +<p>—Il vient bien peu d'air par ces petites +fenêtres, dit-elle.</p> + +<p>—C'est un hublot, répondit Pierre.</p> + +<p>Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre +capable de résister aux chocs les plus violents, +puis il expliqua longuement le système +de fermeture. Roland à son tour demanda:</p> + +<p>—Tu as ici même la pharmacie?</p> + +<p>Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une +bibliothèque de fioles qui portaient des noms +latins sur des carrés de papier blanc.</p> + +<p>Il en prit une pour énumérer les propriétés +de la matière qu'elle contenait, puis une seconde, +puis une troisième, et il fit un vrai +cours de thérapeutique qu'on semblait écouter +avec grande attention.</p> + +<p>Roland répétait en remuant la tête:</p> + +<p>—Est-ce intéressant cela!</p> + +<p>On frappa doucement contre la porte.</p> + +<p>—Entrez! cria Pierre.</p> + +<p>Et le capitaine Beausire parut.</p> + +<p>Il dit, en tendant la main:</p> + +<p>—Je viens tard parce que je n'ai pas voulu +gêner vos épanchements.</p> + +<p>Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence +recommença.</p> + +<p>Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. +Des commandements lui parvenaient à travers +la cloison, et il annonça:</p> + +<p>—Il est temps de nous en aller si nous voulons +embarquer dans la <i>Perle</i> pour vous voir +encore à la sortie, et vous dire adieu en pleine +mer.</p> + +<p>Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner +les voyageurs de la <i>Lorraine</i> sans +doute, et il se leva avec empressement:</p> + +<p>—Allons, adieu, mon garçon.</p> + +<p>Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit +la porte.</p> + +<p>Mme Roland ne bougeait point et demeurait +les yeux baissés, très pâle.</p> + +<p>Sou mari lui toucha le bras:</p> + +<p>—Allons, dépêchons-nous, nous n'avons +pas une minute à perdre.</p> + +<p>Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui +tendit, l'une après l'autre, deux joues de cire +blanche, qu'il baisa sans dire un mot. Puis il +serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son +frère en lui demandant:</p> + +<p>—À quand ton mariage?</p> + +<p>—Je ne sais pas encore au juste. Nous le +ferons coïncider avec un de tes voyages.</p> + +<p>Tout le monde enfin sortit de la chambre et +remonta sur le pont encombré de public, de +porteurs de paquets et de marins.</p> + +<p>La vapeur ronflait dans le ventre énorme du +navire qui semblait frémir d'impatience.</p> + +<p>—Adieu, dit Roland toujours pressé.</p> + +<p>—Adieu, répondit Pierre debout au bord +d'un des petits ponts de bois qui faisaient communiquer +la <i>Lorraine</i> avec le quai.</p> + +<p>Il serra de nouveau toutes les mains et sa +famille s'éloigna.</p> + +<p>—Vite, vite, en voiture! criait le père.</p> + +<p>Un fiacre les attendait qui les conduisit à +l'avant-port où Papagris tenait la <i>Perle</i> toute +prête à prendre le large.</p> + +<p>Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de +ces jours secs et calmes d'automne, où la mer +polie semble froide et dure comme de l'acier.</p> + +<p>Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre +et ils se mirent à ramer. Sur le brise-lames, +sur les jetées, jusque sur les parapets de granit, +une foule innombrable, remuante et bruyante, +attendait la <i>Lorraine</i>.</p> + +<p>La <i>Perle</i> passa entre ces deux vagues humaines +et fut bientôt hors du môle.</p> + +<p>Le capitaine Beausire, assis entre les deux +femmes, tenait la barre et il disait:</p> + +<p>—Vous allez voir que nous nous trouverons +juste sur sa route, mais là, juste.</p> + +<p>Et les deux rameurs tiraient de toute leur +force pour aller le plus loin possible. Tout à +coup Roland s'écria:</p> + +<p>—La voilà. J'aperçois sa mâture et ses +deux cheminées. Elle sort du bassin.</p> + +<p>—Hardi! les enfants, répétait Beausire.</p> + +<p>Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche +et le posa sur ses yeux.</p> + +<p>Roland était debout, cramponné au mât; il +annonçait:</p> + +<p>—En ce moment elle évolue dans l'avant-port... +Elle ne bouge plus... Elle se remet en +mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... +Elle marche... bravo!... Elle s'engage +dans les jetées!... Entendez-vous la foule qui +crie... bravo!... c'est le <i>Neptune</i> qui la tire... +je vois son avant maintenant... la voilà, la +voilà... Nom de Dieu, quel bateau! Nom de +Dieu! regardez donc!...</p> + +<p>Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; +les deux hommes cessèrent de ramer; seule +Mme Roland ne remua point.</p> + +<p>L'immense paquebot, traîné par un puissant +remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une +chenille, sortait lentement et royalement du +port. Et le peuple havrais massé sur les môles, +sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain +par un élan patriotique se mit à crier: «Vive +la <i>Lorraine</i>!» acclamant et applaudissant ce +départ magnifique, cet enfantement d'une +grande ville maritime qui donnait à la mer sa +plus belle fille.</p> + +<p>Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit +passage enfermé entre deux murs de granit, +se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, +et elle partit toute seule comme un +énorme monstre courant sur l'eau.</p> + +<p>—La voilà... la voilà!... criait toujours +Roland. Elle vient droit, sur nous.</p> + +<p>Et Beausire, radieux, répétait:</p> + +<p>—Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? +Est-ce que je connais leur route?</p> + +<p>Jean, tout bas, dit à sa mère:</p> + +<p>—Regarde, maman, elle approche.</p> + +<p>Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés +par les larmes.</p> + +<p>La <i>Lorraine</i> arrivait, lancée à toute vitesse +dès sa sortie du port, par ce beau temps clair, +calme. Beausire, la lunette braquée, annonça:</p> + +<p>—Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout +seul, bien en vue. Attention!</p> + +<p>Haut comme une montagne et rapide comme +un train, le navire, maintenant, passait presque +à toucher la <i>Perle</i>.</p> + +<p>Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les +bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, +coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à +deux mains des baisers d'adieu.</p> + +<p>Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, +devenu déjà tout petit, effacé comme une +tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. +Elle s'efforçait de le reconnaître encore +et ne le distinguait plus.</p> + +<p>Jean lui avait pris la main:</p> + +<p>—Tu as vu? dit-il.</p> + +<p>—Oui, j'ai vu. Comme il est bon!</p> + +<p>Et on retourna vers la ville.</p> + +<p>—Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec +une conviction enthousiaste.</p> + +<p>Le paquebot, en effet, diminuait de seconde +en seconde comme s'il eût fondu dans l'Océan. +Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer +à l'horizon vers une terre inconnue, à +l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien +ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait +plus tout à l'heure, était son fils, +son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié +de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait +aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore +qu'elle ne reverrait jamais plus son +enfant.</p> + +<p>—Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, +puisqu'il sera de retour avant un mois?</p> + +<p>Elle balbutia:</p> + +<p>—Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai +mal.</p> + +<p>Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire +les quitta tout de suite pour aller déjeuner +chez un ami. Alors Jean partit en avant +avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa +femme:</p> + +<p>—Il a une belle tournure, tout de même, +notre Jean.</p> + +<p>—Oui, répondit la mère.</p> + +<p>Et comme elle avait l'âme trop troublée +pour songer à ce qu'elle disait, elle ajouta:</p> + +<p>—Je suis bien heureuse qu'il épouse +Mme Rosémilly.</p> + +<p>Le bonhomme fut stupéfait:</p> + +<p>—Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?</p> + +<p>—Mais oui. Nous comptions te demander +ton avis aujourd'hui même.</p> + +<p>—Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il +est question de cette affaire-là?</p> + +<p>—Oh! non. Depuis quelques jours seulement. +Jean voulait être sûr d'être agréé par +elle avant de te consulter.</p> + +<p>Roland se frottait les mains:</p> + +<p>—Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je +l'approuve absolument.</p> + +<p>Comme ils allaient quitter le quai et prendre +le boulevard François Ier, sa femme se retourna +encore une fois pour jeter un dernier regard +sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien +qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère +qu'elle avait l'air d'un peu de brume.</p> + +<h2>FIN</h2> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN *** + +***** This file should be named 11131-h.htm or 11131-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/3/11131/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. 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For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + + + +</pre> + +</body> +</html> + diff --git a/old/11131.txt b/old/11131.txt new file mode 100644 index 0000000..89734f6 --- /dev/null +++ b/old/11131.txt @@ -0,0 +1,6908 @@ +The Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Pierre et Jean + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: February 17, 2004 [EBook #11131] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +PIERRE & JEAN + +GUY DE MAUPASSANT + + + + +"LE ROMAN" + + +Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. +Tout au contraire les idees que je vais essayer de faire comprendre +entraineraient plutot la critique du genre d'etude psychologique que +j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_. + +Je veux m'occuper du Roman en general. + +Je ne suis pas le seul a qui le meme reproche soit adresse par les memes +critiques, chaque fois que parait un livre nouveau. + +Au milieu de phrases elogieuses, je trouve regulierement celle-ci, sous +les memes plumes: + +--Le plus grand defaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman +a proprement parler. + +On pourrait repondre par le meme argument. + +--Le plus grand defaut de l'ecrivain qui me fait l'honneur de me juger, +c'est qu'il n'est pas un critique. + +Quels sont en effet les caracteres essentiels du critique? + +Il faut que, sans parti pris, sans opinions preconcues, sans idees +d'ecole, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne, +distingue et explique toutes les tendances les plus opposees, les +temperaments les plus contraires, et admette les recherches d'art les +plus diverses. + +Or, le critique qui, apres _Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don +Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinites electives, +Clarisse Harlowe, Emile, Candide, Cinq-Mars, Rene, les Trois +Mousquetaires, Mauprat, le Pere Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le +Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbo, +Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho_, etc., ose +encore ecrire: "Ceci est un roman et cela n'en est pas un", me parait +doue d'une perspicacite qui ressemble fort a de l'incompetence. + +Generalement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins +vraisemblable, arrangee a la facon d'une piece de theatre en trois +actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le +troisieme le denouement. + +Cette maniere de composer est absolument admissible a la condition qu'on +acceptera egalement toutes les autres. + +Existe-t-il des regles pour faire un roman, en dehors desquelles une +histoire ecrite devrait porter un autre nom? + +Si _Don Quichotte_ est un roman, le _Rouge et le Noir_ en +est-il un autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_ +en est-il un? Peut-on etablir une comparaison entre les _Affinites +electives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas, +_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet +et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman? +Quelles sont ces fameuses regles? D'ou viennent-elles? Qui les a +etablies? En vertu de quel principe, de quelle autorite et de quels +raisonnements? + +Il semble cependant que ces critiques savent d'une facon certaine, +indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un +autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans +etre des producteurs, ils sont enregimentes dans une ecole, et qu'ils +rejettent, a la facon des romanciers eux-memes, toutes les oeuvres +concues et executees en dehors de leur esthetique. + +Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui +ressemble le moins aux romans deja faits, et pousser autant que possible +les jeunes gens a tenter des voies nouvelles. + +Tous les ecrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont reclame avec +persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, +c'est-a-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception +personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalite, qui est une +maniere speciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le +critique qui pretend definir le Roman suivant l'idee qu'il s'en fait +d'apres les romans qu'il aime, et etablir certaines regles invariables +de composition, luttera toujours contre un temperament d'artiste +apportant une maniere nouvelle. Un critique, qui meriterait absolument +ce nom, ne devrait etre qu'un analyste sans tendances, sans preferences, +sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprecier que la +valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa comprehension, +ouverte a tout, doit absorber assez completement sa personnalite pour +qu'il puisse decouvrir et vanter les livres meme qu'il n'aime pas comme +homme et qu'il doit comprendre comme juge. + +Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'ou +il resulte qu'ils nous gourmandent presque toujours a faux ou qu'ils +nous complimentent sans reserve et sans mesure. + +Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre a satisfaire la +tendance naturelle de son esprit, demande a l'ecrivain de repondre a son +gout predominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de +_bien ecrit_, l'ouvrage ou le passage qui plait a son imagination +idealiste, gaie, grivoise, triste, reveuse ou positive. + +En somme, le public est compose de groupes nombreux qui nous crient: + +--Consolez-moi. + +--Amusez-moi. + +--Attristez-moi. + +--Attendrissez-moi. + +--Faites-moi rever. + +--Faites-moi rire. + +--Faites-moi fremir. + +--Faites-moi pleurer. + +--Faites-moi penser. + +Seuls, quelques esprits d'elite demandent a l'artiste: + +--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le +mieux, suivant votre temperament. + +L'artiste essaie, reussit ou echoue. + +Le critique ne doit apprecier le resultat que suivant la nature de +l'effort; et il n'a pas le droit de se preoccuper des tendances. + +Cela a ete ecrit deja mille fois. Il faudra toujours le repeter. + +Donc, apres les ecoles litteraires qui ont voulu nous donner une vision +deformee, surhumaine, poetique, attendrissante, charmante ou superbe de +la vie, est venue une ecole realiste ou naturaliste qui a pretendu nous +montrer la verite, rien que la verite et toute la verite. + +Il faut admettre avec un egal interet ces theories d'art si differentes +et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de +leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idees generales +d'ou elles sont nees. + +Contester le droit d'un ecrivain de faire une oeuvre poetique ou une +oeuvre realiste, c'est vouloir le forcer a modifier son temperament, +recuser son originalite, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et +de l'intelligence que la nature lui a donnes. + +Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou epiques, +gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'etre conforme de telle ou +telle facon et de ne pas avoir une vision concordant avec la notre. + +Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui +plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poetiquement exaltes pour +juger un idealiste et prouvons-lui que son reve est mediocre, banal, +pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, +montrons-lui en quoi la verite dans la vie differe de la verite dans son +livre. + +Il est evident que des ecoles si differentes ont du employer des +procedes de composition absolument opposes. + +Le romancier qui transforme la verite constante, brutale et deplaisante, +pour en tirer une aventure exceptionnelle et seduisante, doit, sans +souci exagere de la vraisemblance, manipuler les evenements a son gre, +les preparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'emouvoir ou +l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une serie de combinaisons +ingenieuses conduisant avec adresse au denouement. Les incidents sont +disposes et gradues vers le point culminant et l'effet de la fin, qui +est un evenement capital et decisif, satisfaisant toutes les curiosites +eveillees au debut, mettant une barriere a l'interet, et terminant si +completement l'histoire racontee qu'on ne desire plus savoir ce que +deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants. + +Le romancier, au contraire, qui pretend nous donner une image exacte +dela vie, doit eviter avec soin tout enchainement d'evenements qui +paraitrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une +histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer a +penser, a comprendre le sens profond et cache des evenements. A force +d'avoir vu et medite il regarde l'univers, les choses, les faits et +les hommes d'une certaine facon qui lui est propre et qui resulte +de l'ensemble de ses observations reflechies. C'est cette vision +personnelle du monde qu'il cherche a nous communiquer en la reproduisant +dans un livre. Pour nous emouvoir, comme il l'a ete lui-meme par le +spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une +scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une +maniere si adroite, si dissimulee, et d'apparence si simple, qu'il soit +impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de decouvrir ses +intentions. + +Au lieu de machiner une aventure et de la derouler de facon a la rendre +interessante jusqu'au denouement, il prendra son ou ses personnages +a une certaine periode de leur existence et les conduira, par des +transitions naturelles, jusqu'a la periode suivante. Il montrera de +cette facon, tantot comment les esprits se modifient sous l'influence +des circonstances environnantes, tantot comment se developpent les +sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait, +comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les +interets bourgeois, les interets d'argent, les interets de famille, les +interets politiques. + +L'habilete de son plan ne consistera donc point dans l'emotion ou dans +le charme, dans un debut attachant ou dans une catastrophe emouvante, +mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'ou se +degagera le sens definitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents +pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a ete, au milieu de tous +les etres qui l'ont entouree, sa signification particuliere et bien +caracteristique, il devra savoir eliminer, parmi les menus evenements +innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre +en lumiere, d'une facon speciale, tous ceux qui seraient demeures +inapercus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre +sa portee, sa valeur d'ensemble. + +On comprend qu'une semblable maniere de composer, si differente de +l'ancien procede visible a tous les yeux, deroute souvent les critiques, +et qu'ils ne decouvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque +invisibles, employes par certains artistes modernes a la place de la +ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue. + +En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de +la vie, les etats aigus de l'ame et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui +ecrit l'histoire du coeur, de l'ame et de l'intelligence a l'etat +normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-a-dire l'emotion de +la simple realite et pour degager l'enseignement artistique qu'il en +veut tirer, c'est-a-dire la revelation de ce qu'est veritablement +l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits +d'une verite irrecusable et constante. + +Mais en se placant au point de vue meme de ces artistes realistes, on +doit discuter et contester leur theorie qui semble pouvoir etre resumee +par ces mots: "Rien que la verite et toute la verite." + +Leur intention etant de degager la philosophie de certains faits +constants et courants, ils devront souvent corriger les evenements au +profit de la vraisemblance et au detriment de la verite, car: + +Le vrai peut quelquefois n'etre pas vraisemblable. + +Le realiste, s'il est un artiste, cherchera, non pas a nous montrer la +photographie banale de la vie, mais a nous en donner la vision plus +complete, plus saisissante, plus probante que la realite meme. + +Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume +au moins par journee, pour enumerer les multitudes d'incidents +insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose +donc,--ce qui estime premiere atteinte a la theorie de toute la verite. + +La vie, en outre, est composee des choses les plus differentes, les plus +imprevues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, +sans suite, sans chaine, pleine de catastrophes inexplicables, +illogiques et contradictoires qui doivent etre classees au chapitre +_faits divers_. + +Voila pourquoi l'artiste, ayant choisi son theme, ne prendra dans +cette vie encombree de hasards et de futilites que les details +caracteristiques utiles a son sujet, et il rejettera tout le reste, tout +l'a-cote. + +Un exemple entre mille: + +Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considerable +sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tete d'un +personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au +milieu d'un recit, sous pretexte qu'il faut faire la part de l'accident? + +La vie encore laisse tout au meme plan, precipite les faits ou les +traine indefiniment. L'art, au contraire, consiste a user de precautions +et de preparations, a menager des transitions savantes et dissimulees, +a mettre en pleine lumiere, par la seule adresse de la composition, les +evenements essentiels et a donner a tous les autres le degre de relief +qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation +profonde de la verite speciale qu'on veut montrer. + +Faire vrai consiste donc a donner l'illusion complete du vrai, suivant +la logique ordinaire des faits, et non a les transcrire servilement dans +le pele-mele de leur succession. + +J'en conclus que les Realistes de talent devraient s'appeler plutot des +Illusionnistes. + +Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire a la realite puisque nous +portons chacun la notre dans notre pensee et dans nos organes. Nos yeux, +nos oreilles, notre odorat, notre gout differents creent autant de +verites qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui recoivent +les instructions de ces organes, diversement impressionnes, comprennent, +analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait a une autre +race. + +Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion +poetique, sentimentale, joyeuse, melancolique, sale ou lugubre suivant +sa nature. Et l'ecrivain n'a d'autre mission que de reproduire +fidelement cette illusion avec tous les procedes d'art qu'il a appris et +dont il peut disposer. + +Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui +est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion +de l'ignoble qui attire tant d'etres! Les grands artistes sont ceux qui +imposent a l'humanite leur illusion particuliere. + +Ne nous fachons donc contre aucune theorie puisque chacune d'elles est +simplement l'expression generalisee d'un temperament qui s'analyse. + +Il en est deux surtout qu'on a souvent discutees en les opposant l'une +a l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman +d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse +demandent que l'ecrivain s'attache a indiquer les moindres evolutions +d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui determinent +nos actions, en n'accordant au fait lui-meme qu'une importance tres +secondaire. Il est le point d'arrivee, une simple borne, le pretexte du +roman. Il faudrait donc, d'apres eux, ecrire ces oeuvres precises et +revees ou l'imagination se confond avec l'observation, a la maniere d'un +philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les +prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous +les vouloirs et discerner toutes les reactions de l'ame agissant sous +l'impulsion des interets, des passions ou des instincts. + +Les partisans de l'objectivite, (quel vilain mot!) pretendant, au +contraire, nous donner la representation exacte de ce qui a lieu dans la +vie, evitent avec soin toute explication compliquee, toute dissertation +sur les motifs, et se bornent a faire passer sous nos yeux les +personnages et les evenements. + +Pour eux, la psychologie doit etre cachee dans le livre comme elle est +cachee en realite sous les faits dans l'existence. + +Le roman concu de cette maniere y gagne de l'interet, du mouvement dans +le recit, de la couleur, de la vie remuante. + +Donc, au lieu d'expliquer longuement l'etat d'esprit d'un personnage, +les ecrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet etat +d'ame doit faire accomplir fatalement a cet homme dans une situation +determinee. Et ils le font se conduire de telle maniere, d'un bout a +l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient +le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensees, de toutes ses +volontes ou de toutes ses hesitations. Ils cachent donc la psychologie +au lieu de l'etaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme +l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui +fait notre portrait ne montre pas notre squelette. + +Il me semble aussi que le roman execute de cette facon y gagne en +sincerite. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous +voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels +ils obeissent. + +Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, a force d'observer les +hommes, nous pouvons determiner leur nature assez exactement pour +prevoir leur maniere d'etre dans presque toutes les circonstances, si +nous pouvons dire avec precision: "Tel homme de tel temperament, dans +tel cas, fera ceci", il ne s'ensuit point que nous puissions determiner, +une a une, toutes les secretes evolutions de sa pensee qui n'est pas la +notre, toutes les mysterieuses sollicitations de ses instincts qui ne +sont pas pareils aux notres, toutes les incitations confuses de sa +nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont differents +des notres. + +Quel que soit le genie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant +uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter +assez completement dans l'ame et dans le corps d'un gaillard exuberant, +sensuel, violent, souleve par tous les desirs et meme par tous les +vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les +plus intimes de cet etre si different, alors meme qu'il peut fort bien +prevoir et raconter tous les actes de sa vie. + +En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se +substituer a tous ses personnages dans les differentes situations ou il +les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont +les seuls intermediaires entre la vie exterieure et nous, qui nous +imposent leurs perceptions, determinent notre sensibilite, creent en +nous une ame essentiellement differente de toutes celles qui nous +entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le +secours de nos sens, nos idees sur la vie, nous ne pouvons que les +transporter en partie dans tous les personnages dont nous pretendons +devoiler l'etre intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous +montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un +honnete homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou +d'une marchande aux halles, car nous sommes obliges de nous poser ainsi +le probleme: "Si _j'_etais roi, assassin, voleur, courtisane, +religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que +_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce +que _j'_agirais?" Nous ne diversifions donc nos personnages +qu'en changeant l'age, le sexe, la situation sociale et toutes les +circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entoure +d'une barriere d'organes infranchissable. + +L'adresse consiste a ne pas laisser reconnaitre ce _moi_ par le +lecteur sous tous les masques divers qui nous servent a le cacher. + +Mais si, au seul point de vue de la complete exactitude, la pure analyse +psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des +oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres methodes de travail. + +Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur reve d'artistes +est respectable; et ils ont cela de particulierement interessant qu'ils +savent et qu'ils proclament l'extreme difficulte de l'art. + +Il faut etre, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou +bien sot, pour ecrire encore aujourd'hui! Apres tant de maitres aux +natures si variees, au genie si multiple, que reste-t-il a faire qui +n'ait ete fait, que reste-t-il a dire qui n'ait ete dit? Qui peut se +vanter, parmi nous, d'avoir ecrit une page, une phrase qui ne se trouve +deja, a peu pres pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous, +si satures d'ecriture francaise que notre corps entier nous donne +l'impression d'etre une pate faite avec des mots, trouvons-nous jamais +une ligne, une pensee qui ne nous soit familiere, dont nous n'ayons eu, +au moins, le confus pressentiment? + +L'homme qui cherche seulement a amuser son public par des moyens deja +connus, ecrit avec confiance, dans la candeur de sa mediocrite, des +oeuvres destinees a la foule ignorante et desoeuvree. Mais ceux sur +qui pesent tous les siecles de la litterature passee, ceux que rien +ne satisfait, que tout degoute, parce qu'ils revent mieux, a qui tout +semble deflore deja, a qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un +travail inutile et commun, en arrivent a juger l'art litteraire une +chose insaisissable, mysterieuse, que nous devoilent a peine quelques +pages des plus grands maitres. + +Vingt vers, vingt phrases, lus tout a coup nous font tressaillir +jusqu'au coeur comme une revelation surprenante; mais les vers suivants +ressemblent a tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble a +toutes les proses. + +Les hommes de genie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces +tourments, parce qu'ils portent en eux une force creatrice irresistible. +Ils ne se jugent pas eux-memes. Les autres, nous autres qui sommes +simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons +lutter contre l'invincible decouragement que par la continuite de +l'effort. + +Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donne +cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert. + +Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, resumes en +peu de lignes, seront peut-etre utiles a quelques jeunes gens moins +confiants en eux-memes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on debute dans +les lettres. + +Bouilhet, que je connus le premier d'une facon un peu intime, deux ans +environ avant de gagner l'amitie de Flaubert, a force de me repeter que +cent vers, peut-etre moins, suffisent a la reputation d'un artiste, +s'ils sont irreprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de +l'originalite d'un homme meme de second ordre, me fit comprendre que le +travail continuel et la connaissance profonde du metier peuvent, un jour +de lucidite, de puissance et d'entrainement, par la rencontre heureuse +d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, +amener cette eclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que +nous la pouvons produire. + +Je compris ensuite que les ecrivains les plus connus n'ont presque +jamais laisse plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette +chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des +matieres qui se presentent a notre choix, celle qui absorbera toutes nos +facultes, toute notre valeur, toute notre puissance artiste. + +Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour +moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonte et me +repondit: "Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez +apporte prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci, +jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est +qu'une longue patience. Travaillez." + +Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui +plaisais, car il s'etait mis a m'appeler, en riant, son disciple. + +Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des +nouvelles, je fis meme un drame detestable. Il n'en est rien reste. Le +maitre lisait tout, puis le dimanche suivant, en dejeunant, developpait +ses critiques et enfoncait en moi, peu a peu, deux ou trois principes +qui sont le resume de ses longs et patients enseignements. "Si on a une +originalite, disait-il, il faut avant tout la degager; si on n'en a pas, +il faut en acquerir une." + +--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce +qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en +decouvrir un aspect qui n'ait ete vu et dit par personne. Il y a, dans +tout, de l'inexplore, parce que nous sommes habitues a ne nous servir de +nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pense avant nous sur ce +que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. +Trouvons-le. Pour decrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, +demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'a ce qu'ils ne +ressemblent plus, pour nous, a aucun autre arbre et a aucun autre feu. + +C'est de cette facon qu'on devient original. + +Ayant, en outre, pose cette verite qu'il n'y a pas, de par le monde +entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez +absolument pareils, il me forcait a exprimer, en quelques phrases, +un etre ou un objet de maniere a le particulariser nettement, a le +distinguer de tous les autres etres ou de tous les autres objets de meme +race ou de meme espece. + +"Quand vous passez, me disait-il, devant un epicier assis sur sa porte, +devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, +montrez-moi cet epicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence +physique contenant aussi, indiquee par l'adresse de l'image, toute leur +nature morale, de facon a ce que je ne les confonde avec aucun autre +epicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul +mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres +qui le suivent et le precedent." + +J'ai developpe ailleurs ses idees sur le style. Elles ont de grands +rapports avec la theorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle +que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, +qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut +donc chercher, jusqu'a ce qu'on les ait decouverts, ce mot, ce verbe et +cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'a peu pres, ne jamais avoir +recours a des supercheries, meme heureuses, a des clowneries de langage +pour eviter la difficulte. + +On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant +ce vers de Boileau: + +D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir. + +Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, complique, nombreux et +chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'ecriture artiste, +pour fixer toutes les nuances de la pensee; mais il faut discerner avec +une extreme lucidite toutes les modifications de la valeur d'un mot +suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et +d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases +differentes, diversement construites, ingenieusement coupees, pleines +de sonorites et de rythmes savants. Efforcons-nous d'etre des stylistes +excellents plutot que des collectionneurs de termes rares. + +Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase a son gre, de +lui faire tout dire, meme ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de +sous-entendus, d'intentions secretes et non formulees, que d'inventer +des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux +livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la +signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts. + +La langue francaise, d'ailleurs, est une eau pure que les ecrivains +manieres n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siecle a +jete dans ce courant limpide, ses modes, ses archaismes pretentieux et +ses preciosites, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de +ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'etre claire, +logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou +corrompre. + +Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux +termes abstraits, ceux qui font tomber la grele ou la pluie sur la +_proprete_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres a la +simplicite de leurs confreres! Elles frapperont peut-etre les confreres +qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicite qui n'en a +pas. + + +GUY DE MAUPASSANT. + +La Guillette, Etretat, septembre 1887. + + + + + + + + +PIERRE ET JEAN + + + +I + + +--Zut! s'ecria tout a coup le pere Roland qui depuis un quart d'heure +demeurait immobile, les yeux fixes sur l'eau, et soulevant par moments, +d'un mouvement tres leger, sa ligne descendue au fond de la mer. + +Mme Roland, assoupie a l'arriere du bateau, a cote de Mme Rosemilly +invitee a cette partie de peche, se reveilla, et tournant la tete vers +son mari: + +--Eh bien!... eh bien!... Gerome! + +Le bonhomme furieux repondit: + +--Ca ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait +jamais pecher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours +trop tard. + +Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un a babord, l'autre a +tribord, chacun une ligne enroulee a l'index, se mirent a rire en meme +temps et Jean repondit: + +---Tu n'es pas galant pour notre invitee, papa. + +M. Roland fut confus et s'excusa: + +--Je vous demande pardon, madame Rosemilly, je suis comme ca. J'invite +des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, des que je +sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson. + +Mme Roland s'etait tout a fait reveillee et regardait d'un air attendri +le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura: + +--Vous avez cependant fait une belle peche. + +Mais son mari remuait la tete pour dire non, tout en jetant un coup +d'oeil bienveillant sur le panier ou le poisson capture par les trois +hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'ecailles +gluantes et de nageoires soulevees, d'efforts impuissants et mous, et de +baillements dans l'air mortel. + +Le pere Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler +jusqu'au bord le flot d'argent des betes pour voir celles du fond, et +leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps, +une saine puanteur de maree, monta du ventre plein de la corbeille. + +Le vieux pecheur la huma vivement, comme on sent des roses, et declara: + +--Cristi! ils sont frais, ceux-la! + +Puis il continua: + +--Combien en as-tu pris, toi, docteur? + +Son fils aine, Pierre, un homme de trente ans a favoris noirs coupes +comme ceux des magistrats, moustaches et menton rases, repondit: + +--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre. + +Le pere se tourna vers le cadet: + +--Et toi, Jean? + +Jean, un grand garcon blond, tres barbu, beaucoup plus jeune que son +frere, sourit et murmura: + +--A peu pres comme Pierre, quatre ou cinq. + +Ils faisaient, chaque fois, le meme mensonge qui ravissait le pere +Roland. + +Il avait enroule son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il +annonca: + +--Je n'essayerai plus jamais de pecher l'apres-midi. Une fois dix heures +passees, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au +soleil. + +Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de +proprietaire. + +C'etait un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodere de la +navigation et de la peche avait arrache au comptoir des qu'il eut assez +d'aisance pour vivre modestement de ses rentes. + +Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. +Ses deux fils, Pierre et Jean, resterent a Paris pour continuer leurs +etudes et vinrent en conge de temps en temps partager les plaisirs de +leur pere. + +A la sortie du college, l'aine, Pierre, de cinq ans plus age que Jean, +s'etant senti successivement de la vocation pour des professions +variees, en avait essaye, l'une apres l'autre, une demi-douzaine, +et, vite degoute de chacune, se lancait aussitot dans de nouvelles +esperances. + +En dernier lieu la medecine l'avait tente, et il s'etait mis au travail +avec tant d'ardeur, qu'il venait d'etre recu docteur apres d'assez +courtes etudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il etait +exalte, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idees +philosophiques. + +Jean, aussi blond que son frere etait noir, aussi calme que son frere +etait emporte, aussi doux que son frere etait rancunier, avait fait +tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplome de licencie en +meme temps que Pierre obtenait celui de docteur. + +Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous +les deux formaient le projet de s'etablir au Havre s'ils parvenaient a +le faire dans des conditions satisfaisantes. + +Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent +presque invisibles entre freres ou entre soeurs jusqu'a la maturite et +qui eclatent a l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un, +les tenait en eveil dans une fraternelle et inoffensive inimitie. Certes +ils s'aimaient, mais ils s'epiaient. Pierre, age de cinq ans a la +naissance de Jean, avait regarde avec une hostilite de petite bete gatee +cette autre petite bete apparue tout a coup dans les bras de son pere et +de sa mere, et tant aimee, tant caressee par eux. + +Jean, des son enfance, avait ete un modele de douceur, de bonte et de +caractere egal; et Pierre s'etait enerve, peu a peu, a entendre vanter +sans cesse ce gros garcon dont la douceur lui semblait etre de la +mollesse, la bonte de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. +Ses parents, gens placides, qui revaient pour leurs fils des situations +honorables et mediocres, lui reprochaient ses indecisions, ses +enthousiasmes, ses tentatives avortees, tous ses elans impuissants vers +des idees genereuses et vers des professions decoratives. + +Depuis qu'il etait homme, on ne lui disait plus: "Regarde Jean et +imite-le!" mais chaque fois qu'il entendait repeter: "Jean a fait ceci, +Jean a fait cela," il comprenait bien le sens et l'allusion caches sous +ces paroles. + +Leur mere, une femme d'ordre, une econome bourgeoise un peu +sentimentale, douee d'une ame tendre de caissiere, apaisait sans cesse +les petites rivalites nees chaque jour entre ses deux grands fils, de +tous les menus faits de la vie commune. Un leger evenement, d'ailleurs, +troublait en ce moment sa quietude, et elle craignait une complication, +car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses +enfants achevaient l'un et l'autre leurs eludes speciales, d'une +voisine, Mme Rosemilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort a la +mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois +ans, une maitresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme +un animal libre, comme si elle eut vu, subi, compris et pese tous les +evenements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, etroit et +bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie +et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une +tasse de the. + +Le pere Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, +interrogeait leur nouvelle amie sur le defunt capitaine, et elle parlait +de lui, de ses voyages, de ses anciens recits, sans embarras, en femme +raisonnable et resignee qui aime la vie et respecte la mort. + +Les deux fils, a leur retour, trouvant cette jolie veuve installee dans +la maison, avaient aussitot commence a la courtiser, moins par desir de +lui plaire que par envie de se supplanter. + +Leur mere, prudente et pratique, esperait vivement qu'un des deux +triompherait, car la jeune femme etait riche, mais elle aurait aussi +bien voulu que l'autre n'en eut point de chagrin. + +Mme Rosemilly etait blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux +follets envoles a la moindre brise et un petit air crane, hardi, +batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage methode de son +esprit. + +Deja elle semblait preferer Jean, portee vers lui par une similitude de +nature. Cette preference d'ailleurs ne se montrait que par une presque +insensible difference dans la voix et le regard, et en ceci encore +qu'elle prenait quelquefois son avis. + +Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne +propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement etre +differente. Quand elle parlait des idees du docteur, de ses idees +politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par +moments: "Vos billevesees." Alors, il la regardait d'un regard froid de +magistrat qui instruit le proces des femmes, de toutes les femmes, ces +pauvres etres! + +Jamais, avant le retour de ses fils, le pere Roland ne l'avait invitee a +ses parties de peche ou il n'emmenait jamais non plus sa femme, car +il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un +long-courrier retraite, rencontre aux heures de maree sur le port et +devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, +charge dela garde du bateau. + +Or, un soir de la semaine precedente, comme Mme Rosemilly qui avait +dine chez lui disait: "Ca doit etre tres amusant, la peche?" l'ancien +bijoutier, flatte dans sa passion, et saisi de l'envie de la +communiquer, de faire des croyants a la facon des pretres, s'ecria: + +--Voulez-vous y venir? + +--Mais oui. + +--Mardi prochain? + +--Oui, mardi prochain. + +--Etes-vous femme a partir a cinq heures du matin? + +Elle poussa un cri de stupeur: + +--Ah! mais non, par exemple. + +Il fut desappointe, refroidi, et il douta tout a coup de cette vocation. + +Il demanda cependant: + +--A quelle heure pourriez-vous partir? + +--Mais ... a neuf heures! + +--Pas avant? + +--Non, pas avant, c'est deja tres tot! + +Le bonhomme hesitait. Assurement on ne prendrait rien, car si le soleil +chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux freres s'etaient +empresses d'arranger la partie, de tout organiser et de tout regler +seance tenante. + +Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait ete jeter l'ancre sous les +rochers blancs du cap de la Heve; et on avait peche jusqu'a midi, +puis sommeille, puis repeche, sans rien prendre, et le pere Roland, +comprenant un peu tard que Mme Rosemilly n'aimait et n'appreciait +en verite que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne +tressaillaient plus, avait jete, dans un mouvement d'impatience +irraisonnee, un _zut_ energique qui s'adressait autant a la veuve +indifferente qu'aux betes insaisissables. Maintenant il regardait le +poisson capture, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il +leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait: + +--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu? + +Tous deux tirerent leurs fils, les roulerent, accrocherent dans les +bouchons de liege les hamecons nettoyes et attendirent. + +Roland s'etait leve pour interroger l'horizon a la facon d'un capitaine: + +--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars! + +Et soudain, le bras allonge vers le nord, il ajouta: + +--Tiens, tiens, le bateau de Southampton. + +Sur la mer plate, tendue comme une etoffe bleue, immense, luisante, aux +reflets d'or et de feu, s'elevait la-bas, dans la direction indiquee, un +nuage noiratre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire +qui semblait tout petit de si loin. + +Vers le sud on voyait encore d'autres fumees, nombreuses, venant toutes +vers la jetee du Havre dont on distinguait a peine la ligne blanche et +le phare, droit comme une corne sur le bout. + +Roland demanda: + +--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_? + +Jean repondit: + +--Oui, papa. + +--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, la-bas. + +Le pere deploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le +point, et soudain, ravi d'avoir vu: + +--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminees. Voulez-vous +regarder, madame Rosemilly? + +Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans +parvenir sans doute a le mettre en face de lui, car elle ne distinguait +rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout +rond, et puis des choses bizarres, des especes d'eclipses, qui lui +faisaient tourner le coeur. + +Elle dit en rendant la longue-vue: + +--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-la. Ca +mettait meme en colere mon mari qui restait des heures a la fenetre a +regarder passer les navires. + +Le pere Roland, vexe, reprit: + +--Ca doit tenir a un defaut de votre oeil, car ma lunette est +excellente. + +Puis il l'offrit a sa femme: + +--Veux-tu voir? + +--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas. + +Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas, +semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette +fin de jour. + +Ses cheveux chatains commencaient seulement a blanchir. Elle avait un +air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait a voir. +Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce +qui ne l'empechait point de gouter le charme du reve. Elle aimait les +lectures, les romans et les poesies, non pour leur valeur d'art, mais +pour la songerie melancolique et tendre qu'ils eveillaient en elle. Un +vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, +comme elle disait, lui donnait la sensation d'un desir mysterieux +presque realise. Et elle se complaisait a ces emotions legeres qui +troublaient un peu son ame bien tenue comme un livre de comptes. + +Elle prenait, depuis son arrivee au Havre, un embonpoint assez visible +qui alourdissait sa taille autrefois tres souple et tres mince. + +Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans etre mechant, la +rudoyait comme rudoient sans colere et sans haine les despotes en +boutique pour qui commander equivaut a jurer. Devant tout etranger il +se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs +terribles, bien qu'il eut peur de tout le monde. Elle, par horreur du +bruit, des scenes, des explications inutiles, cedait toujours et ne +demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps, +prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie +cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau. + +Depuis le depart elle s'abandonnait tout entiere, tout son esprit et +toute sa chair, a ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point, +elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les esperances, il lui +semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de +moelleux, de fluide, de delicieux, qui la bercait et l'engourdissait. + +Quand le pere commanda le retour: "Allons, en place pour la nage!" elle +sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, oter leurs jaquettes et +relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise. + +Pierre, le plus rapproche des deux femmes, prit l'aviron de tribord, +Jean l'aviron de babord, et ils attendirent que le patron criat: "Avant +partout!" car il tenait a ce que les manoeuvres fussent executees +regulierement. + +Ensemble, d'un meme effort, ils laisserent tomber les rames puis se +coucherent en arriere en tirant de toutes leurs forces; et une lutte +commenca pour montrer leur vigueur. Ils etaient venus a la voile tout +doucement, mais la brise etait tombee et l'orgueil de males des deux +freres s'eveilla tout a coup a la perspective de se mesurer l'un contre +l'autre. + +Quand ils allaient pecher seuls avec le pere, ils ramaient ainsi +sans que personne gouvernat, car Roland preparait les lignes tout en +surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou +d'un mot: "Jean, mollis."--"A toi, Pierre, souque." Ou bien il disait: +"Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras." +Celui qui revassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait +moins ardent, et le bateau se redressait. + +Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre +etaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et +blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la +peau. + +Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrees, le front plisse, les +jambes tendues, les mains crispees sur l'aviron, il le faisait plier +dans toute sa longueur a chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en +venait vers la cote. Le pere Roland, assis a l'avant afin de laisser +tout le banc d'arriere aux deux femmes, s'epoumonait a commander: +"Doucement, le _un_--souque le _deux_." Le _un_ redoublait de rage +et le _deux_ ne pouvait repondre a cette nage desordonnee. + +Le patron, enfin, ordonna: "Stop!" Les deux rames se leverent ensemble, +et Jean, sur l'ordre de son pere, tira seul quelques instants. Mais a +partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'echauffait, +tandis que Pierre, essouffle, epuise par sa crise de vigueur, +faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le pere Roland fit +stopper pour permettre a l'aine de reprendre haleine et de redresser la +barque derivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pales, +humilie et rageur, balbutiait: + +--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'etais tres +bien parti, et cela m'a coupe les bras. + +Jean demandait: + +--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple? + +--Non, merci, cela passera. + +La mere ennuyee disait: + +--Voyons, Pierre, a quoi cela rime-t-il de se mettre dans un etat +pareil, tu n'es pourtant pas un enfant. + +Il haussait les epaules et recommencait a ramer. + +Mme Rosemilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. +Sa petite tete blonde, a chaque mouvement du bateau, faisait en arriere +un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins +cheveux. + +Mais le pere Roland cria: "Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous +rattrape." Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminees +inclinees en arriere et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues, +le bateau de Southampton arrivait a toute vapeur, charge de passagers et +d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui +retombait en ecume, lui donnaient un air de hate, un air de courrier +presse; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames +minces et transparentes qui glissaient le long des bords. + +Quand il fut tout pres de la _Perle_, le pere Roland leva son +chapeau, les deux femmes agiterent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine +d'ombrelles repondirent a ces saluts en se balancant vivement sur le +paquebot qui s'eloigna, laissant derriere lui, sur la surface paisible +et luisante de la mer, quelques lentes ondulations. + +Et on voyait d'autres navires, coiffes aussi de fumee, accourant de tous +les points de l'horizon vers la jetee courte et blanche qui les avalait +comme une bouche, l'un apres l'autre. Et les barques de peche et les +grands voiliers aux matures legeres glissant sur le ciel, traines par +d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers +cet ogre devorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait +vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de +goelettes, de trois-mats charges de ramures emmelees. Les steamers +hatifs s'enfuyaient a droite, a gauche, sur le ventre plat de l'Ocean, +tandis que les batiments a voile, abandonnes par les mouches qui les +avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande +hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait +rouge au soleil couchant. + +Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura: + +--Dieu! que c'est beau, cette mer! + +Mme Rosemilly repondit, avec un soupir prolonge, qui n'avait cependant +rien de triste: + +--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois. + +Roland s'ecria: + +--Tenez, voici la _Normandie_ qui se presente a l'entree. Est-elle +grande, hein? + +Puis il expliqua la cote en face, la-bas, la-bas, de l'autre cote de +l'embouchure de la Seine--vingt kilometres, cette embouchure--disait-il. +Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la riviere +de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse +jusqu'a Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la +Seine, qui se deplacent a chaque maree et mettent en defaut les pilotes +de Quilleboeuf eux-memes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours +du chenal. Il fit remarquer comment le Havre separait la basse de +la haute Normandie. En basse Normandie, la cote plate descendait en +paturages, en prairies et en champs jusqu'a la mer. Le rivage de +la haute Normandie, au contraire, etait droit, une grande falaise, +decoupee, dentelee, superbe, faisant jusqu'a Dunkerque une immense +muraille blanche dont toutes les echancrures cachaient un village ou un +port: Etretat, Fecamp, Saint-Valery, Le Treport, Dieppe, etc. + +Les deux femmes ne l'ecoutaient point, engourdies par le bien-etre, +emues par la vue de cet Ocean couvert de navires qui couraient comme des +betes autour de leur taniere; et elles se taisaient, un peu ecrasees par +ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de +soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il etait +de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent +parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est +irritant comme une grossierete. + +Pierre et Jean, calmes, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en +allait vers le port, toute petite a cote des gros navires. + +Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la +main des dames pour les faire descendre; et on penetra dans la ville. +Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetees +a l'heure de la pleine mer, rentrait aussi. + +Mmes Roland et Rosemilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En +montant la rue de Paris elles s'arretaient parfois devant un magasin de +modes ou d'orfevrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis +elles repartaient apres avoir echange leurs idees. + +Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque +jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolonge par d'autres +bassins, ou les grosses coques, ventre a ventre, se touchaient sur +quatre ou cinq rangs. Tous les mats innombrables; sur une etendue de +plusieurs kilometres de quais, tous les mats avec les vergues, les +fleches, les cordages, donnaient a cette ouverture au milieu de la ville +l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette foret sans feuilles, +les goelands tournoyaient, epiant pour s'abattre, comme une pierre qui +tombe, tous les debris jetes a l'eau; et un mousse, qui rattachait une +poulie a l'extremite d'un cacatois, semblait monte la pour chercher des +nids. + +--Voulez-vous diner avec nous sans ceremonie aucune, afin de finir +ensemble la journee? demanda Mme Roland a Mme Rosemilly. + +--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans ceremonie. Ce serait +triste de rentrer toute seule ce soir. + +Pierre, qui avait entendu et que l'indifference de la jeune femme +commencait a froisser, murmura: "Bon, voici la veuve qui s'incruste, +maintenant." Depuis quelques jours il l'appelait "la veuve". Ce mot, +sans rien exprimer, agacait Jean rien que par l'intonation, qui lui +paraissait mechante et blessante. + +Et les trois hommes ne prononcerent plus un mot jusqu'au seuil de leur +logis. C'etait une maison etroite, composee d'un rez-de-chaussee et +de deux petits etages, rue Belle-Normande. La bonne, Josephine, une +fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde a bon marche, qui +possedait a l'exces l'air etonne et bestial des paysans, vint ouvrir, +referma la porte, monta derriere ses maitres jusqu'au salon qui etait au +premier, puis elle dit: + +--Il est v'nu un m'sieu trois fois. + +Le pere Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria: + +--Qui ca est venu, nom d'un chien? + +Elle ne se troublait jamais des eclats de voix de son maitre, et elle +reprit: + +--Un m'sieu d'chez l'notaire. + +--Quel notaire? + +--D'chez m'sieu Canu, donc. + +--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur? + +--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soiree. + +Me Lecanu etait le notaire et un peu l'ami du pere Roland, dont il +faisait les affaires. Pour qu'il eut annonce sa visite dans la soiree, +il fallait qu'il s'agit d'une chose urgente et importante; et les quatre +Roland se regarderent, troubles par cette nouvelle comme le sont les +gens de fortune modeste a toute intervention d'un notaire, qui eveille +une foule d'idees de contrats, d'heritages, de proces, de choses +desirables ou redoutables. Le pere, apres quelques secondes de silence, +murmura: + +--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire? + +Mme Rosemilly se mit a rire: + +--Allez, c'est un heritage. J'en suis sure. Je porte bonheur. + +Mais ils n'esperaient la mort de personne qui put leur laisser quelque +chose. + +Mme Roland, douee d'une excellente memoire pour les parentes, se mit +aussitot a rechercher toutes les alliances du cote de son mari et du +sien, a remonter les filiations, a suivre les branches des cousinages. + +Elle demandait, sans avoir meme ote son chapeau: + +--Dis donc, pere (elle appelait son mari "pere" dans la maison, et +quelquefois "monsieur Roland" devant les etrangers), dis donc, pere, te +rappelles-tu qui a epouse Joseph Lebru, en secondes noces? + +--Oui, une petite Dumenil, la fille d'un papetier. + +--En a-t-il eu des enfants? + +--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins. + +--Non. Alors il n'y a rien par la. + +Deja elle s'animait a cette recherche, elle s'attachait a cette +esperance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui +aimait beaucoup sa mere, qui la savait un peu reveuse, et qui craignait +une desillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, +au lieu d'etre bonne, etait mauvaise, l'arreta. + +--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amerique! Moi, je +croirais bien plutot qu'il s'agit d'un mariage pour Jean. + +Tout le monde fut surpris a cette idee, et Jean demeura un peu froisse +que son frere eut parle de cela devant Mme Rosemilly. + +--Pourquoi pour moi plutot que pour toi? La supposition est tres +contestable. Tu es l'aine; c'est donc a toi qu'on aurait songe d'abord. +Et puis, moi, je ne veux pas me marier. + +Pierre ricana: + +--Tu es donc amoureux? + +L'autre, mecontent, repondit: + +--Est-il necessaire d'etre amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore +se marier? + +--Ah! bon, le "encore" corrige tout; tu attends. + +--Admets que j'attends, si tu veux. + +Mais le pere Roland, qui avait ecoute et reflechi, trouva tout a coup la +solution la plus vraisemblable. + +--Parbleu! nous sommes bien betes de nous creuser la tete. Maitre Lecanu +est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de medecin, et Jean +un cabinet d'avocat, il a trouve a caser l'un de vous deux. + +C'etait tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord. + +--C'est servi, dit la bonne. + +Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre +a table. + +Dix minutes plus tard, ils dinaient dans la petite salle a manger, au +rez-de-chaussee. + +On ne parla guere tout d'abord; mais, au bout de quelques instants, +Roland s'etonna de nouveau de cette visite du notaire. + +--En somme, pourquoi n'a-t-il pas ecrit, pourquoi a-t-il envoye trois +fois son clerc, pourquoi vient-il lui-meme? + +Pierre trouvait cela naturel. + +--Il faut sans doute une reponse immediate; et il a peut-etre a nous +communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup +ecrire. + +Mais ils demeuraient preoccupes et un peu ennuyes tous les quatre +d'avoir invite cette etrangere qui generait leur discussion et les +resolutions a prendre. + +Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annonce. + +Roland s'elanca. + +--Bonjour, cher maitre. + +Il donnait comme titre a M. Lecanu le "maitre" qui precede le nom de +tous les notaires. + +Mme Rosemilly se leva: + +--Je m'en vais, je suis tres fatiguee. + +On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et +elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisit, comme on le +faisait toujours. + +Mme Roland s'empressa pres du nouveau venu: + +--Une tasse de cafe, Monsieur? + +--Non, merci, je sors de table. + +--Une tasse de the, alors? + +--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler +affaires. + +Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le +mouvement rythme de la pendule et, a l'etage au-dessous, le bruit des +casseroles lavees par la bonne trop bete meme pour ecouter aux portes. + +Le notaire reprit: + +--Avez-vous connu a Paris un certain M. Marechal, Leon Marechal? + +M. et Mme Roland pousserent la meme exclamation: Je crois bien! + +--C'etait un de vos amis? + +Roland declara: + +--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enrage; il ne quitte pas le +boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu +depuis mon depart de la capitale. Et puis nous avons cesse de nous +ecrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre.... + +Le notaire reprit gravement: + +--M. Marechal est decede! + +L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise +triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces +nouvelles. + +M. Lecanu continua: + +--Mon confrere de Paris vient de me communiquer la principale +disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean, +M. Jean Roland, son legataire universel. + +L'etonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot a dire. + +Mme Roland, la premiere, dominant son emotion, balbutia: + +--Mon Dieu, ce pauvre Leon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon +Dieu ... mort!... + +Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes, +gouttes de chagrin venues de l'ame qui coulent sur les joues et semblent +si douloureuses, etant si claires. + +Mais Roland songeait moins a la tristesse de cette perte qu'a +l'esperance annoncee. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur +les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il +demanda, pour arriver a la question interessante: + +--De quoi est-il mort, ce pauvre Marechal? + +M. Lecanu l'ignorait parfaitement. + +--Je sais seulement, disait-il, que, decede sans heritiers directs, il +laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en +obligations trois pour cent, a votre second fils, qu'il a vu naitre, +grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A defaut d'acceptation de la +part de M. Jean, l'heritage irait aux enfants abandonnes. + +Le pere Roland deja ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'ecria: + +--Sacristi! voila une bonne pensee du coeur. Moi, si je n'avais pas eu +de descendant, je ne l'aurais certainement point oublie non plus, ce +brave ami! + +Le notaire souriait: + +--J'ai ete bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-meme la chose. Ca +fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle. + +Il n'avait point du tout songe que cette bonne nouvelle etait la mort +d'un ami, du meilleur ami du pere Roland, qui venait lui-meme d'oublier +subitement cette intimite annoncee tout a l'heure avec conviction. + +Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle +pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle +appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs. + +Le docteur murmura: + +--C'etait un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent a +diner, mon frere et moi. + +Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier +sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser, +jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir. + +Il remua deux fois les levres pour prononcer aussi une phrase +convenable, et, apres avoir longtemps cherche, il ne trouva que ceci: + +--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le +voir. + +Mais la pensee du pere galopait; elle galopait autour de cet heritage +annonce, acquis deja, de cet argent cache derriere la porte et qui +allait entrer tout a l'heure, demain, sur un mot d'acceptation. + +Il demanda: + +--Il n'y a pas de difficultes possibles? ... pas de proces? ... pas de +contestations?... + +Me Lecanu semblait tranquille: + +--Non, mon confrere de Paris me signale la situation comme tres nette. +Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean. + +--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire? + +--Tres claire. + +--Toutes les formalites ont ete remplies? + +--Toutes. + +Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague, +instinctive et passagere de sa hate a se renseigner, et il reprit: + +--Vous comprenez bien que si je vous demande immediatement toutes ces +choses, c'est pour eviter a mon fils des desagrements qu'il pourrait ne +pas prevoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassee, +est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable. +En somme, ce n'est pas moi qui herite, mais je pense au petit avant +tout. + +Dans la famille on appelait toujours Jean "le petit", bien qu'il fut +beaucoup plus grand que Pierre. + +Mme Roland, tout a coup, parut sortir d'un reve, se rappeler une chose +lointaine, presque oubliee, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle +n'etait pas sure d'ailleurs, et elle balbutia: + +--Ne disiez-vous point que notre pauvre Marechal avait laisse sa fortune +a mon petit Jean? + +--Oui, Madame. + +Elle reprit alors simplement: + +--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait. + +Roland s'etait leve: + +--Voulez-vous, cher maitre, que mon fils signe tout de suite +l'acceptation? + +--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, a mon etude, a deux +heures, si cela vous convient. + +--Mais oui, mais oui, je crois bien! + +Alors, Mme Roland qui s'etait levee aussi, et qui souriait, apres les +larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son +fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mere reconnaissante, +elle demanda: + +--Et cette tasse de the, monsieur Lecanu? + +--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir. + +La bonne appelee apporta d'abord des gateaux secs en de profondes boites +de fer-blanc, ces fades et cassantes patisseries anglaises qui semblent +cuites pour des becs de perroquet et soudees en des caisses de metal +pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des +serviettes grises, pliees en petits carres, ces serviettes a the qu'on +ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisieme +fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire +chauffer l'eau. Alors on attendit. + +Personne ne pouvait parler; on avait trop a penser, et rien a dire. +Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie +de peche, fit l'eloge de la _Perle_ et de Mme Rosemilly. + +--Charmante, charmante, repetait le notaire. + +Roland, les reins appuyes au marbre de la cheminee, comme en hiver, +quand le feu brule, les mains dans ses poches et les levres remuantes +comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torture du desir +imperieux de laisser sortir toute sa joie. + +Les deux freres, en deux fauteuils pareils, les jambes croisees de +la meme facon, a droite et a gauche du gueridon central, regardaient +fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions +differentes. + +Le the parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, apres avoir +emiette dedans une petite galette trop dure pour etre croquee; puis il +se leva, serra les mains et sortit. + +--C'est entendu, repetait Roland, demain, chez vous, a deux heures. + +--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot. + +Apres ce depart il y eut encore un silence, puis le pere Roland vint +taper de ses deux mains ouvertes sur les deux epaules de son jeune fils +en criant: + +--Eh bien! sacre veinard, tu ne m'embrasses pas? + +Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son pere en disant: + +--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable. + +Mais le bonhomme ne se possedait plus d'allegresse. Il marchait, jouait +du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses +talons, et repetait: + +--Quelle chance! quelle chance! En voila une, de chance! + +Pierre demanda: + +--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Marechal? + +Le pere repondit: + +--Parbleu, il passait toutes ses soirees a la maison; mais tu te +rappelles bien qu'il allait te prendre au college, les jours de sortie, +et qu'il t'y reconduisait souvent apres diner. Tiens, justement, le +matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est alle chercher le +medecin! Il avait dejeune chez nous quand ta mere s'est trouvee +souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et +il est parti en courant. Dans sa hate il a pris mon chapeau au lieu du +sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus +tard. Il est meme probable qu'il s'est souvenu de ce detail au moment de +mourir; et comme il n'avait aucun heritier il s'est dit: "Tiens, +j'ai contribue a la naissance de ce petit-la, je vais lui laisser ma +fortune." Mme Roland, enfoncee dans une bergere, semblait partie en ses +souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut: + +--Ah! c'etait un brave ami, bien devoue, bien fidele, un homme rare, par +le temps qui court. + +Jean s'etait leve: + +--Je vais faire un bout de promenade, dit-il. + +Son pere s'etonna, voulut le retenir, car ils avaient a causer, a faire +des projets, a arreter des resolutions. Mais le jeune homme s'obstina, +pretextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de +s'entendre bien avant d'etre en possession de l'heritage. + +Et il s'en alla, car il desirait etre seul, pour reflechir. Pierre, a +son tour, declara qu'il sortait, et suivit son frere, apres quelques +minutes. + +Des qu'il fut en tete a tete avec sa femme, le pere Roland la saisit +dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour repondre a +un reproche qu'elle lui avait souvent adresse: + +--Tu vois, ma cherie, que cela ne m'aurait servi a rien de rester a +Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir +ici refaire ma sante, puisque la fortune nous tombe du ciel. + +Elle etait devenue toute serieuse: + +--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre? + +--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis +son frere fera bien quelque chose pour lui. + +--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet heritage est a Jean, rien qu'a +Jean. Pierre se trouve ainsi tres desavantage. + +Le bonhomme semblait perplexe: + +--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous. + +--Non. Ce n'est pas tres juste non plus. + +I1 s'ecria: + +--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas +toujours chercher un tas d'idees desagreables. Il faut que tu gates tous +mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est egal, en voila +une veine, une rude veine! + +Et il s'en alla, enchante, malgre tout, et sans un mot de regret pour +l'ami mort si genereusement. + +Mme Roland se remit a songer devant la lampe qui charbonnait. + + + +II + + +Des qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la +principale rue du Havre, eclairee, animee, bruyante. L'air un peu frais +des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la +canne sous le bras, les mains derriere le dos. + +Il se sentait mal a l'aise, alourdi, mecontent comme lorsqu'on a recu +quelque facheuse nouvelle. Aucune pensee precise ne l'affligeait et il +n'aurait su dire tout d'abord d'ou lui venait cette pesanteur de l'ame +et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir +ou; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque +insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui +genent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et +legere, quelque chose comme une graine de chagrin. + +Lorsqu'il arriva place du Theatre, il se sentit attire par les lumieres +du cafe Tortoni, et il s'en vint lentement vers la facade illuminee; +mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver la des amis, des +connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une repugnance +brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des +petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue +principale qui le conduisait vers le port. + +Il se demandait: "Ou irais-je bien?" cherchant un endroit qui lui plut, +qui fut agreable a son etat d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il +s'irritait d'etre seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne. + +En arrivant sur le grand quai, il hesita encore une fois, puis tourna +vers la jetee; il avait choisi la solitude. + +Comme il frolait un banc sur le brise-lames, il s'assit, deja las de +marcher et degoute de sa promenade avant meme de l'avoir faite. + +Il se demanda: "Qu'ai-je donc ce soir?" Et il se mit a chercher dans son +souvenir quelle contrariete avait pu l'atteindre, comme on interroge un +malade pour trouver la cause de sa fievre. + +Il avait l'esprit excitable et reflechi en meme temps, il s'emballait, +puis raisonnait, approuvait ou blamait ses elans; mais chez lui la +nature premiere demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme +sensitif dominait toujours l'homme intelligent. + +Donc il cherchait d'ou lui venait cet enervement, ce besoin de mouvement +sans avoir envie de rien, ce desir de rencontrer quelqu'un pour n'etre +pas du meme avis, et aussi ce degout pour les gens qu'il pourrait voir +et pour les choses qu'ils pourraient lui dire. + +Et il se posa cette question: "Serait-ce l'heritage de Jean?" + +Oui, c'etait possible, apres tout. Quand le notaire avait annonce cette +nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on +n'est pas toujours maitre de soi, et on subit des emotions spontanees et +persistantes, contre lesquelles on lutte en vain. + +Il se mit a reflechir profondement a ce probleme physiologique de +l'impression produite par un fait sur l'etre instinctif et creant en lui +un courant d'idees et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires +a celles que desire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'etre +pensant, devenu superieur a lui-meme par la culture de son intelligence. + +Il cherchait a concevoir l'etat d'ame du fils qui herite d'une grosse +fortune, qui va gouter, grace a elle, beaucoup de joies desirees depuis +longtemps et interdites par l'avarice d'un pere, aime pourtant, et +regrette. + +Il se leva et se remit a marcher vers le bout de la jetee. Il se sentait +mieux, content d'avoir compris, de s'etre surpris lui-meme, d'avoir +devoile l'autre qui est en nous. + +--Donc j'ai ete jaloux de Jean, pensait-il. + +C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sur maintenant, car la +premiere idee qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme +Rosemilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien +faite pour degouter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la +jalousie gratuite, l'essence meme de la jalousie, celle qui est parce +qu'elle est! Faut soigner cela! + +Il arrivait devant le mat des signaux qui indique la hauteur de l'eau +dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires +signales au large et devant entrer a la prochaine maree. On attendait +des steamers du Bresil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks +danois, une goelette norvegienne et un vapeur turc, ce qui surprit +Pierre autant que s'il avait lu "un vapeur suisse"; et il apercut dans +une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban, +qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons. + +--Que c'est bete, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple +marin. + +Ayant fait encore quelques pas, il s'arreta pour contempler la rade. Sur +sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares electriques +du cap de la Heve, semblables a deux cyclopes monstrueux et jumeaux, +jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux +foyers voisins, les deux rayons paralleles, pareils aux queues geantes +de deux cometes, descendaient, suivant une pente droite et demesuree, du +sommet de la cote au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetees, deux +autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entree du Havre; +et la-bas, de l'autre cote de la Seine, on en voyait d'autres encore, +beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, a eclats et a eclipses, +s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, +rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux +vivants de la terre hospitaliere disant, rien que par le mouvement +mecanique invariable et regulier de leurs paupieres: "C'est moi. Je suis +Trouville, je suis Honfleur, je suis la riviere de Pont-Audemer." Et +dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour +une planete, le phare aerien d'Etouville montrait la route de Rouen, a +travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve. + +Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le +ciel, on croyait voir, ca et la, des etoiles. Elles tremblotaient dans +la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes +ou rouges aussi. Presque toutes etaient immobiles, quelques-unes, +cependant, semblaient courir; c'etaient les feux des batiments a l'ancre +attendant la maree prochaine, ou des batiments en marche venant chercher +un mouillage. + +Juste a ce moment la lune se leva derriere la ville; et elle avait l'air +du phare enorme et divin, allume dans le firmament pour guider la flotte +infinie des vraies etoiles. + +Pierre murmura, presque a haute voix: "Voila, et nous nous faisons de la +bile pour quatre sous!" + +Tout pres de lui soudain, dans la tranchee large et noire ouverte entre +les jetees, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'etant +penche sur le parapet de granit, il vit une barque de peche qui +rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit +d'aviron, doucement poussee par sa haute voile brune tendue a la brise +du large. + +Il pensa: "Si on pouvait vivre la-dessus, comme on serait tranquille, +peut-etre!" Puis ayant fait encore quelques pas, il apercut un homme +assis a l'extremite du mole. + +Un reveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui etait-ce? +Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il +reconnut son frere. + +--Tiens, c'est toi, Jean? + +--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici? + +--Mais je prends l'air. Et toi? + +Jean se mit a rire: + +--Je prends l'air egalement. + +Et Pierre s'assit a cote de son frere. + +--Hein, c'est rudement beau? + +--Mais oui. + +Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regarde; il reprit: + +--Moi, quand je viens ici, j'ai des desirs fous de partir, de m'en aller +avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits +feux, la-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux +grandes fleurs et aux belles filles pales ou cuivrees, des pays aux +oiseaux-mouches, aux elephants, aux lions libres, aux rois negres, de +tous les pays qui sont nos contes de fees a nous qui ne croyons plus a +la Chatte blanche ni a la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic +de pouvoir s'offrir une promenade par la-bas; mais voila, il faudrait de +l'argent, beaucoup.... + +Il se tut brusquement, songeant que son frere l'avait maintenant, cet +argent, et que delivre de tout souci, delivre du travail quotidien, +libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller ou bon lui +semblerait, vers les blondes Suedoises ou les brunes Havanaises. + +Puis une de ces pensees involontaires, frequentes chez lui, si brusques, +si rapides qu'il ne pouvait ni les prevoir, ni les arreter, ni les +modifier, venues, semblait-il, d'une seconde ame independante et +violente, le traversa: "Bah! il est trop niais, il epousera la petite +Rosemilly." + +Il s'etait leve. + +--Je te laisse rever d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher. + +Il serra la main de son frere, et reprit avec un accent tres cordial: + +--Eh bien, mon petit Jean, te voila riche! Je suis bien content de +t'avoir rencontre tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait +plaisir, combien je te felicite, et combien je t'aime. + +Jean d'une nature douce et tendre, tres emu, balbutiait: + +--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci. + +Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les +mains derriere le dos. + +Lorsqu'il fut rentre dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il +ferait, mecontent de cette promenade ecourtee; d'avoir ete prive de la +mer par la presence de son frere. + +Il eut une inspiration: "Je vais boire un verre de liqueur chez le pere +Marowsko"; et il remonta vers le quartier d'Ingouville. + +Il avait connu le pere Marowsko dans les hopitaux, a Paris. C'etait un +vieux Polonais, refugie politique, disait-on, qui avait eu des histoires +terribles la-bas, et qui etait venu exercer en France, apres nouveaux +examens, son metier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passee; +aussi des legendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes, +et plus tard parmi les voisins. Cette reputation de conspirateur +redoutable, de nihiliste, de regicide, de patriote pret a tout, echappe +a la mort par miracle, avait seduit l'imagination aventureuse et vive de +Pierre Roland; et il etait devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir +jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. +C'etait encore grace au jeune medecin que le bonhomme etait venu +s'etablir au Havre, comptant sur une belle clientele que le nouveau +docteur lui fournirait. + +En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant +des remedes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier. + +Pierre allait souvent le voir apres diner et causer une heure avec lui, +car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont +il jugeait profonds les longs silences. + +Un seul bec de gaz brulait au-dessus du comptoir charge de fioles. Ceux +de la devanture n'avaient point ete allumes, par economie. Derriere +ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongees l'une sur +l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui, +continuant son front degarni, lui donnait un air triste de perroquet, +dormait profondement, le menton sur la poitrine. + +Au bruit du timbre il s'eveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, +vint au-devant de lui, les mains tendues. + +Sa redingote noire, tigree de taches d'acides et de sirops, beaucoup +trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique +soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait +a sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zezaiement et des +intonations de jeune etre qui commence a prononcer. + +Pierre s'assit et Marowsko demanda: + +--Quoi de neuf, mon cher docteur? + +--Rien. Toujours la meme chose partout. + +--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir. + +--Je ne le suis pas souvent. + +--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur? + +--Oui, je veux bien. + +--Alors je vais vous faire gouter une preparation nouvelle. Voila deux +mois que je cherche a tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a +fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouve ... j'ai trouve ... +une bonne liqueur, tres bonne, tres bonne. + +Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il +apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, +jamais il n'allongeait le bras tout a fait, n'ouvrait toutes grandes +les jambes, ne faisait un mouvement entier et definitif. Ses idees +semblaient pareilles a ses actes; il les indiquait, les promettait, les +esquissait, les suggerait, mais ne les enoncait pas. + +Sa plus grande preoccupation dans la vie semblait etre d'ailleurs la +preparation des sirops et des liqueurs. "Avec un bon sirop ou une bonne +liqueur, on fait fortune", disait-il souvent. + +Il avait invente des centaines de preparations sucrees sans parvenir a +en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser a +Marat. + +Deux petits verres furent pris dans l'arriere-boutique et apportes +sur la planche aux preparations; puis les deux hommes examinerent en +l'elevant vers le gaz la coloration du liquide. + +--Joli rubis! declara Pierre. + +--N'est-ce pas? + +La vieille tete de perroquet du Polonais semblait ravie. + +Le docteur gouta, savoura, reflechit, gouta de nouveau, reflechit encore +et se prononca: + +--Tres bon, tres bon, et tres neuf comme saveur; une trouvaille, mon +cher! + +--Ah! vraiment, je suis bien content. + +Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il +voulait l'appeler "essence de groseille", ou bien "fine groseille", ou +bien "groselia", ou bien "groseline". + +Pierre n'approuvait aucun de ces noms. + +Le vieux eut une idee: + +--Ce que vous avez dit tout a l'heure est tres bon, tres bon: "Joli +rubis." + +Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eut +trouve, et il conseilla simplement "groseillette", que Marowsko declara +admirable. + +Puis ils se turent et demeurerent assis quelques minutes, sans prononcer +un mot, sous l'unique bec de gaz. + +Pierre, enfin, presque malgre lui: + +--Tiens, il nous est arrive une chose assez bizarre, ce soir. Un des +amis de mon pere, en mourant, a laisse sa fortune a mon frere. + +Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, apres avoir +songe, il espera que le docteur heritait par moitie. Quand la chose eut +ete bien expliquee, il parut surpris et fache; et pour exprimer son +mecontentement de voir son jeune ami sacrifie, il repeta plusieurs fois: + +--Ca ne fera pas un bon effet. + +Pierre, que son enervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko +entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon +effet? Quel mauvais effet pouvait resulter de ce que son frere heritait +la fortune d'un ami de la famille? + +Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage. + +--Dans ce cas-la on laisse aux deux freres egalement, je vous dis que ca +ne fera pas un bon effet. + +Et le docteur, impatiente, s'en alla, rentra dans la maison paternelle +et se coucha. + +Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la +chambre voisine, puis il s'endormit apres avoir bu deux verres d'eau. + + + +III + + +Le docteur se reveilla le lendemain avec la resolution bien arretee de +faire fortune. + +Plusieurs fois deja il avait pris cette determination sans en poursuivre +la realite. Au debut de toutes ses tentatives de carriere nouvelle, +l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa +confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier echec qui le +jetait dans une voie nouvelle. + +Enfonce dans son lit entre les draps chauds, il meditait. Combien de +medecins etaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait +d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses etudes, il avait +pu apprecier les plus celebres professeurs, et il les jugeait des anes. +Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen +quelconque a capter la clientele elegante et riche du Havre, il pouvait +gagner cent mille francs par an avec facilite. Et il calculait, d'une +facon precise, les gains assures. Le matin il sortirait, il irait chez +ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, a +vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille +francs par an, meme soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades +etait inferieur a la realisation certaine. Apres midi, il recevrait +dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs a dix francs, soit +trente-six mille francs. Voila donc cent vingt mille francs, chiffre +rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir a dix francs et +qu'il recevrait a cinq francs feraient peut-etre sur ce total une legere +diminution compensee par les consultations avec d'autres medecins et par +tous les petits benefices courants de la profession. Rien de plus +facile que d'arriver la avec de la reclame habile, des echos dans le +_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les +yeux sur lui, s'interessait a des cures surprenantes entreprises par le +jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frere, +plus riche et celebre, et content de lui-meme, car il ne devrait sa +fortune qu'a lui; et il se montrerait genereux pour ses vieux parents, +justement fiers de sa renommee. Il ne se marierait pas, ne voulant point +encombrer son existence d'une femme unique et genante, mais il aurait +des maitresses parmi ses clientes les plus jolies. + +Il se sentait si sur du succes, qu'il sauta hors du lit comme pour le +saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville +l'appartement qui lui convenait. + +Alors, en rodant a travers les rues, il songea combien sont legeres les +causes determinantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu, +il aurait du prendre cette resolution nee brusquement en lui, sans aucun +doute, a la suite de l'heritage de son frere. + +Il s'arretait devant les portes ou pendait un ecriteau annoncant soit un +bel appartement, soit un riche appartement a louer, les indications sans +adjectif le laissant toujours plein de dedain. Alors il visitait avec +des facons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur +son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des +issues, annoncait qu'il etait medecin et qu'il recevait beaucoup. Il +fallait que l'escalier fut large et bien tenu; il ne pouvait monter +d'ailleurs au-dessus du premier etage. + +Apres avoir note sept ou huit adresses et griffonne deux cents +renseignements, il rentra pour dejeuner avec un quart d'heure de retard. + +Des le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc +sans lui. Pourquoi? Jamais on n'etait aussi exact dans la maison. Il fut +froisse, mecontent, car il etait un peu susceptible. Des qu'il entra, +Roland lui dit: + +--Allons, Pierre, depeche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons a deux +heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder. + +Le docteur s'assit, sans repondre, apres avoir embrasse sa mere et serre +la main de son pere et de son frere; et il prit dans le plat creux, au +milieu de la table, la cotelette reservee pour lui. Elle etait froide +et seche. Ce devait etre la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la +laisser dans le fourneau jusqu'a son arrivee, et ne pas perdre la +tete au point d'oublier completement l'autre fils, le fils aine. La +conversation, interrompue par son entree, reprit au point ou il l'avait +coupee. + +--Moi, disait a Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de +suite. Je m'installerais richement, de facon a frapper l'oeil, je me +montrerais dans le monde, je monterais a cheval, et je choisirais une ou +deux causes interessantes pour les plaider et me bien poser au Palais. +Je voudrais etre une sorte d'avocat amateur tres recherche. Grace a +Dieu, te voici a l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en +somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes etudes et parce qu'un +homme ne doit jamais rester a rien faire. + +Le pere Roland, qui pelait une poire, declara: + +--Cristi! a ta place, c'est moi qui acheterais un joli bateau, un cotre +sur le modele de nos pilotes. J'irais jusqu'au Senegal, avec ca. + +Pierre, a son tour, donna son avis. En somme, ce n'etait pas la fortune +qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour +les mediocres elle n'etait qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle +mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils etaient +rares d'ailleurs, ceux-la. Si Jean etait vraiment un homme superieur, +il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait a l'abri du besoin. +Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en +d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre +la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'ecus pour tout proces gagne +ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte eminent, une lumiere du +droit. + +Et il ajouta comme conclusion: + +--Si j'avais de l'argent, moi, j'en decouperais, des cadavres! + +Le pere Roland haussa les epaules: + +--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous +ne sommes pas des betes de peine, mais des hommes. Quand on nait pauvre, +il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a +des rentes, sacristi! il faudrait etre jobard pour s'esquinter le +temperament. + +Pierre repondit avec hauteur: + +--Nos tendances ne sont pas les memes! Moi je ne respecte au monde que +le savoir et l'intelligence, tout le reste est meprisable. + +Mme Roland s'efforcait toujours d'amortir les heurts incessants entre +le pere et le fils; elle detourna donc la conversation, et parla d'un +meurtre qui avait ete commis, la semaine precedente, a Bolbec-Nointot. +Les esprits aussitot furent occupes par les circonstances environnant le +forfait, et attires par l'horreur interessante, par le mystere attrayant +des crimes, qui, meme vulgaires, honteux et repugnants, exercent sur la +curiosite humaine une etrange et generale fascination. + +De temps en temps, cependant, le pere Roland tirait sa montre: + +--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route. + +Pierre ricana: + +--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ca n'etait point la peine de me +faire manger une cotelette froide. + +--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mere. + +Il repondit sechement: + +--Moi, non, pour quoi faire? Ma presence est fort inutile. + +Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand +on avait parle du meurtre de Bolbec, il avait emis, en juriste, quelques +idees et developpe quelques considerations sur les crimes et sur les +criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarte de son +oeil, la rougeur animee de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe, +semblaient proclamer son bonheur. + +Apres le depart de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau, +recommenca ses investigations du matin a travers les appartements a +louer. Apres deux ou trois heures d'escaliers montes et descendus, il +decouvrit enfin, sur le boulevard Francois Ier, quelque chose de +joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues differentes, deux +salons, une galerie vitree ou les malades, en attendant leur tour, se +promeneraient au milieu des fleurs, et une delicieuse salle a manger en +rotonde ayant vue sur la mer. + +Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arreta, car il +fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou +devant lui. + +La petite fortune amassee par son pere s'elevait a peine a huit mille +francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent +ses parents dans l'embarras par ses longues hesitations dans le choix +d'une carriere, ses tentatives toujours abandonnees et ses continuels +recommencements d'etudes. Il partit donc en promettant une reponse +avant deux jours; et l'idee lui vint de demander a son frere ce premier +trimestre, ou meme le semestre, soit quinze cents francs, des que Jean +serait en possession de son heritage. + +"Ce sera un pret de quelques mois a peine, pensait-il. Je le +rembourserai peut-etre meme avant la fin de l'annee. C'est tout simple, +d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi." + +Comme il n'etait pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien a +faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il +demeura longtemps sur son banc, sans idees, les yeux a terre, accable +par une lassitude qui devenait de la detresse. + +Tous les jours precedents, depuis son retour dans la maison paternelle, +il avait vecu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de +l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passe son temps du +lever jusqu'au coucher? + +Il avait flane sur la jetee aux heures de maree, flane par les rues, +flane dans les cafes, flane chez Marowsko, flane partout. Et voila que, +tout a coup, cette vie, supportee jusqu'ici, lui devenait odieuse, +intolerable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture +pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fosses de +ferme ombrages de hetres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un +bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-la ne lui etaient point +permises. Il songea soudain combien il est dur, a trente ans passes, +d'etre reduit a demander, en rougissant, un louis a sa mere, de temps en +temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne: + +--Cristi! si j'avais de l'argent! + +Et la pensee de l'heritage de son frere entra en lui de nouveau, a la +facon d'une piqure de guepe; mais il la chassa avec impatience, ne +voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie. + +Autour de lui des enfants jouaient dans la poussiere des chemins. Ils +etaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air tres +serieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour +les ecraser ensuite d'un coup de pied. + +Pierre etait dans un de ces jours mornes ou on regarde dans tous les +coins de son ame, ou on en secoue tous les plis. + +"Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches," pensait-il. Puis +il se demanda si le plus sage dans la vie n'etait pas encore d'engendrer +deux ou trois de ces petits etres inutiles et de les regarder grandir +avec complaisance et curiosite. Et le desir du mariage l'effleura. +On n'est pas si perdu, n'etant plus seul. On entend au moins remuer +quelqu'un pres de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est deja +quelque chose de dire "tu" a une femme, quand on souffre. + +Il se mit a songer aux femmes. + +Il les connaissait tres peu, n'ayant eu au quartier Latin que des +liaisons de quinzaine, rompues quand etait mange l'argent du mois, et +renouees ou remplacees le mois suivant. Il devait exister, cependant, +des creatures tres bonnes, tres douces et tres consolantes. Sa mere +n'avait-elle pas ete la raison et le charme du foyer paternel? Comme il +aurait voulu connaitre une femme, une vraie femme! + +Il se releva tout a coup avec la resolution d'aller faire une petite +visite a Mme Rosemilly. + +Puis il se rassit brusquement. Elle lui deplaisait, celle-la! Pourquoi? +Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle +pas lui preferer Jean? Sans se l'avouer a lui-meme d'une facon +nette, cette preference entrait pour beaucoup dans sa mesestime pour +l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frere, il ne pouvait +s'abstenir de le juger un peu mediocre et de se croire superieur. + +Il n'allait pourtant point rester la jusqu'a la nuit; et, comme la +veille au soir, il se demanda anxieusement: "Que vais-je faire?" + +Il se sentait maintenant a l'ame un besoin de s'attendrir, d'etre +embrasse et console. Console de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il +etait dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude ou la presence +d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frolement +d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout +de suite, a notre coeur. + +Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenee un soir +chez elle et revue de temps en temps. + +Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille. +Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe? +il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du gout +pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent? + +Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie +presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudes aux tables de +chene, la caissiere lisait un roman, tandis que le patron, en manches de +chemise, dormait tout a fait sur la banquette. + +Des qu'elle l'apercut, la fille se leva vivement et, venant a lui: + +--Bonjour, comment allez-vous? + +--Pas mal, et toi? + +--Moi, tres bien. Comme vous etes rare? + +--Oui, j'ai tres peu de temps a moi. Tu sais que je suis medecin. + +--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai ete souffrante +la semaine derniere, je vous aurais consulte. Qu'est-ce que vous prenez? + +--Un bock, et toi? + +--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes. + +Et elle continua a le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en +avait ete la permission tacite. Alors, assis face a face, ils causerent. +De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarite facile +des filles dont la caresse est a vendre, et le regardant avec des yeux +engageants elle lui disait: + +--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon +cheri. + +Mais deja il se degoutait d'elle, la voyait bete, commune, sentant le +peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaitre dans un reve +ou dans une aureole de luxe qui poetise leur vulgarite. + +Elle lui demandait: + +--Tu es passe l'autre matin avec un beau blond a grande barbe, est-ce +ton frere? + +--Oui, c'est mon frere. + +--Il est rudement joli garcon. + +--Tu trouves? + +--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant. + +Quel etrange besoin le poussa tout a coup a raconter a cette servante de +brasserie l'heritage de Jean? Pourquoi cette idee, qu'il rejetait de +lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble +apporte dans son ame, lui vint-elle aux levres en cet instant, et +pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eut eu besoin de vider de +nouveau devant quelqu'un son coeur gonfle d'amertume? + +Il dit en croisant ses jambes: + +--Il a joliment de la chance, mon frere, il vient d'heriter de vingt +mille francs de rente. + +Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides: + +--Oh! et qui est-ce qui lui a laisse cela, sa grand'mere ou bien sa +tante? + +--Non, un vieil ami de mes parents. + +--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laisse, a toi? + +--Non. Moi je le connaissais tres peu. + +Elle reflechit quelques instants, puis, avec un sourire drole sur les +levres: + +--Eh bien! il a de la chance ton frere d'avoir des amis de cette +espece-la! Vrai, ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu! + +Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, +la bouche crispee: + +--Qu'est-ce que tu entends par la? + +Elle avait pris un air bete et naif: + +--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi. + +Il jeta vingt sous sur la table et sortit. + +Maintenant il se repetait cette phrase: "Ca n'est pas etonnant qu'il te +ressemble si peu." + +Qu'avait-elle pense, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes +il y avait la une malice, une mechancete, une infamie. Oui, cette fille +avait du croire que Jean etait le fils du Marechal. + +L'emotion qu'il ressentit a l'idee de ce soupcon jete sur sa mere, fut +si violente qu'il s'arreta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour +s'asseoir. + +Un autre cafe se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, +et comme le garcon se presentait: "Un bock", dit-il. + +Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et +tout a coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille: +"Ca ne fera pas un bon effet." Avait-il eu la meme pensee, le meme +soupcon que cette drolesse? + +La tete penchee sur son bock il regardait la mousse blanche petiller +et fondre, et il se demandait: "Est-ce possible qu'on croie une chose +pareille?" + +Les raisons qui feraient naitre ce doute odieux dans les esprits lui +apparaissaient maintenant, l'une apres l'autre, claires, evidentes, +exasperantes. Qu'un vieux garcon sans heritiers laisse sa fortune aux +deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais +qu'il 1s donne tout entiere a un seul de ces enfants, certes le monde +s'etonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas +prevu cela, comment son pere ne l'avait-il pas senti, comment sa mere ne +l'avait-elle pas devine? Non, ils s'etaient trouves trop heureux de cet +argent inespere pour que cette idee les effleurat. Et puis comment ces +honnetes gens auraient-ils soupconne une pareille ignominie? + +Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux +qui les connaissaient n'allaient-ils pas repeter cette chose abominable, +s'en amuser, s'en rejouir, rire de son pere et mepriser sa mere? + +Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean etait blond et +lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de demarche, ni de +tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous +les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: "Lequel, le +vrai ou le faux?" + +Il se leva avec la resolution de prevenir son frere, de le mettre en +garde contre cet affreux danger menacant l'honneur de leur mere. +Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurement, serait de refuser +l'heritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et +connaissances informes de ce legs que le testament contenait des clauses +et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un +heritier, mais un depositaire. + +Tout en rentrant a la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir +son frere seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil +sujet. + +Des la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le +salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosemilly et le capitaine +Beausire, ramenes par son pere et gardes a diner afin de feter la bonne +nouvelle. + +On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre +en appetit, et on s'etait mis d'abord en belle humeur. Le capitaine +Beausire, un petit homme tout rond a force d'avoir roule sur la mer, +et dont toutes les idees semblaient rondes aussi, comme les galets des +rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie +une chose excellente dont tout etait bon a prendre. + +Il trinquait avec le pere Roland, tandis que Jean presentait aux dames +deux nouveaux verres pleins. + +Mme Rosemilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu +son epoux, s'ecria: + +--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons +en patois, ce qui signifie: "Deux vermouths ne font jamais mal." Moi, +voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ca, chaque +jour, avant diner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute +un coup de tangage apres le cafe, ce qui me fait grosse mer pour la +soiree. Je ne vais jamais jusqu'a la tempete par exemple, jamais, +jamais, car je crains les avaries. + +Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de +tout son coeur, la face deja rouge et l'oeil trouble par l'absinthe. +Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre ou semblait +refugie le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours +assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond +de leur chaise ayant tasse toute leur matiere au meme endroit. + +Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un +oeuf et dur comme une balle. + +Mme Roland n'avait point vide son premier verre, et, rose de bonheur, le +regard brillant, elle contemplait son fils Jean. + +Chez lui maintenant la crise de joie eclatait. C'etait une affaire +finie, une affaire signee, il avait vingt mille francs de rentes. Dans +la facon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont +il regardait les gens, a ses manieres plus nettes, a son assurance plus +grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent. + +Le diner fut annonce, et comme le vieux Roland allait offrir son bras a +Mme Rosemilly: "Non, non, pere, cria sa femme, aujourd'hui tout est +pour Jean." + +Sur la table eclatait un luxe inaccoutume: devant l'assiette de Jean, +assis a la place de son pere, un enorme bouquet rempli de faveurs de +soie, un vrai bouquet de grande ceremonie, s'elevait comme un dome +pavoise, flanque de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide +de peches magnifiques, le second un gateau monumental gorge de creme +fouettee et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathedrale en +biscuit, le troisieme des tranches d'ananas noyees dans un sirop clair, +et le quatrieme, luxe inoui, du raisin noir, venu des pays chauds. + +--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous celebrons l'avenement de Jean le +Riche. + +Apres le potage on offrit du madere; et tout le monde deja parlait +en meme temps. Beausire racontait un diner qu'il avait fait a +Saint-Domingue a la table d'un general negre. Le pere Roland l'ecoutait, +tout en cherchant a glisser entre les phrases le recit d'un autre repas +donne par un de ses amis, a Meudon, et dont chaque convive avait ete +quinze jours malade. Mme Rosemilly, Jean et sa mere faisaient +un projet d'excursion et de dejeuner a Saint-Jouin, dont ils se +promettaient deja un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas +avoir dine seul, dans une gargote au bord de la mer, pour eviter tout ce +bruit, ces rires et cette joie qui l'enervaient. + +Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire a son +frere ses craintes et pour le faire renoncer a cette fortune acceptee +deja, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour +lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hesiter, la reputation de +leur mere etant menacee. + +L'apparition d'un bar enorme rejeta Roland dans les recits de peche. +Beausire en narra de surprenantes au Gabon, a Sainte-Marie de Madagascar +et surtout sur les cotes de la Chine et du Japon, ou les poissons ont +des figures droles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces +poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs +nageoires bizarres, pareilles a des eventails, leur queue coupee en +croissant de lune, en mimant d'une facon si plaisante que tout le monde +riait aux larmes en l'ecoutant. + +Seul, Pierre paraissait incredule et murmurait: "On a bien raison de +dire que les Normands sont les Gascons du Nord." + +Apres le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet roti, une salade, +des haricots verts et un pate d'alouettes de Pithiviers. La bonne de +Mme Rosemilly aidait au service; et la gaiete allait croissant avec +le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la premiere +bouteille de champagne, le pere Roland, tres excite, imita avec sa +bouche le bruit de cette detonation, puis declara: + +--J'aime mieux ca qu'un coup de pistolet. + +Pierre, de plus en plus agace, repondit en ricanant: + +--Cela est peut-etre, cependant, plus dangereux pour toi. + +Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et +demanda: + +--Pourquoi donc? + +Depuis longtemps il se plaignait de sa sante, de lourdeurs, de vertiges, +de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit: + +--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer a cote de toi, +tandis que le verre de vin te passe forcement dans le ventre. + +--Et puis? + +--Et puis il te brule l'estomac, desorganise le systeme nerveux, +alourdit la circulation et prepare l'apoplexie dont sont menaces tous +les hommes de ton temperament. + +L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipee comme une +fumee par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et +fixes, cherchant a comprendre s'il ne se moquait pas. + +Mais Beausire s'ecria: + +--Ah! ces sacres medecins, toujours les memes: ne mangez pas, ne buvez +pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ca fait du bobo a +petite sante. Eh bien! j'ai pratique tout ca, moi, Monsieur, dans toutes +les parties du monde, partout ou j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je +ne m'en porte pas plus mal. + +Pierre repondit avec aigreur: + +--D'abord, vous, capitaine, vous etes plus fort que mon pere; et puis +tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour ou ... et ils ne +reviennent pas le lendemain dire au medecin prudent: "Vous aviez raison, +docteur." Quand je vois mon pere faire ce qu'il y a de plus mauvais et +de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le previenne. Je +serais un mauvais fils si j'agissais autrement. + +Mme Roland desolee intervint a son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce +que tu as? Pour une fois, ca ne lui fera pas de mal. Songe quelle fete +pour lui, pour nous. Tu vas gater tout son plaisir et nous chagriner +tous. C'est vilain, ce que tu fais la! + +Il murmura en haussant les epaules: + +--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prevenu. + +Mais le pere Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre +plein de vin lumineux et clair, dont l'ame legere, l'ame enivrante +s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressees et +rapides, s'evaporer a la surface; il le regardait avec une mefiance de +renard qui trouve une poule morte et flaire un piege. + +Il demanda, en hesitant: + +--Tu crois que ca me ferait beaucoup de mal? + +Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa +mauvaise humeur: + +--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et +n'en prends pas l'habitude. + +Alors le pere Roland leva son verre sans se decider encore a le porter +a sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec +crainte; puis il le flaira, le gouta, le but par petits coups, en les +savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise, +puis de regrets, des qu'il eut absorbe la derniere goutte. + +Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosemilly; il etait fixe sur +lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il penetra, il +devina la pensee nette qui animait ce regard, la pensee irritee de cette +petite femme a l'esprit simple et droit, car ce regard disait: "Tu es +jaloux, toi. C'est honteux, cela." + +Il baissa la tete en se remettant a manger. + +Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le +harcelait, une envie de n'etre plus au milieu de ces gens, de ne plus +les entendre causer, plaisanter et rire. + +Cependant le pere Roland, que les fumees du vin recommencaient a +troubler, oubliait deja les conseils de son fils et regardait d'un oeil +oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore a +cote de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation +nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il +pourrait s'en emparer sans eveiller les remarques de Pierre. Une +ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec +nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras a travers la table +pour emplir d'abord le verre du docteur qui etait vide; puis il fit le +tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit a parler +tres haut, et s'il versa quelque chose dedans on eut jure certainement +que c'etait par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention. + +Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agace, il prenait a +tout instant, et portait a ses levres d'un geste inconscient la longue +flute de cristal ou l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant +et transparent. Il le faisait alors couler tres lentement dans sa bouche +pour sentir la petite piqure sucree du gaz evapore sur sa langue. + +Peu a peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui +semblait en etre le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les +membres, se repandait dans toute la chair, comme une onde tiede et +bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins +impatient, moins mecontent; et sa resolution de parler a son frere ce +soir-la meme s'affaiblissait, non pas que la pensee d'y renoncer l'eut +effleure, mais pour ne point troubler si vite le bien-etre qu'il sentait +en lui. + +Beausire se leva afin de porter un toast. + +Ayant salue a la ronde il prononca: + +--Tres gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes reunis pour celebrer +un evenement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait +autrefois que la fortune etait aveugle, je crois qu'elle etait +simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une +excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le +port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la +_Perle_. + +Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains; +et Roland pere se leva pour repondre. + +Apres avoir tousse, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu +lourde, il begaya: + +--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais +votre conduite en cette circonstance. Je bois a vos desirs. + +Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne +trouvant plus rien. + +Jean, qui riait, prit la parole a son tour: + +--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis devoues, les amis +excellents (il regardait Mme Rosemilly), qui me donnent aujourd'hui +cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par +des paroles que je peux leur temoigner ma reconnaissance. Je la leur +prouverai demain, a tous les instants de ma vie, toujours, car notre +amitie n'est point de celles qui passent. + +Sa mere, fort emue, murmura: + +--Tres bien, mon enfant. Mais Beausire s'ecriait: + +--Allons, madame Rosemilly, parlez au nom du beau sexe. + +Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancee de +tristesse: + +--Moi, dit-elle, je bois a la memoire benie de M. Marechal. + +Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement decent, comme +apres une priere; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit +cette remarque: + +--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces delicatesses. + +Puis se tournant vers Roland pere: + +--Au fond, qu'est-ce que c'etait que ce Marechal? Vous etiez donc bien +intimes avec lui? + +Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit a pleurer, et d'une voix +bredouillante: + +--Un frere ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous +ne nous quittions pas ... il dinait a la maison tous les soirs ... et il +nous payait de petites fetes au theatre ... je ne vous dis que ca ... +que ca ... que ca ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, +Louise? + +Sa femme repondit simplement: + +--Oui, c'etait un fidele ami. + +Pierre regardait son pere et sa mere, mais comme on parla d'autre chose, +il se remit a boire. + +De la fin de cette soiree il n'eut guere de souvenir. On avait pris le +cafe, absorbe des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se +coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tete lourde. Et il dormit +comme une brute jusqu'a neuf heures le lendemain. + + + +IV + + +Ce sommeil baigne de champagne et de chartreuse l'avait sans doute +adouci et calme, car il s'eveilla en des dispositions d'ame tres +bienveillantes. Il appreciait, pesait et resumait, en s'habillant, ses +emotions de la veille, cherchant a en degager bien nettement et bien +completement les causes reelles, secretes, les causes personnelles en +meme temps que les causes exterieures. + +Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eut eu une mauvaise +pensee, une vraie pensee de prostituee, en apprenant qu'un seul des fils +Roland heritait d'un inconnu; mais ces creatures-la n'ont-elles pas +toujours des soupcons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les +honnetes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent, +injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent +irreprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne +inattaquable, elles se fachent, comme si on les outrageait, et +s'ecrient: "Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariees, c'est du +propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent +parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!" + +En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas meme suppose +possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mere, si bonne, +si simple, si digne. Mais il avait l'ame troublee par ce levain de +jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcite, a l'affut pour +ainsi dire, et malgre lui, de tout ce qui pouvait nuire a son frere, +avait meme peut-etre prete a cette vendeuse de bocks des intentions +odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination +seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui echappait sans +cesse a sa volonte, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise +dans l'univers infini des idees, et en rapportait parfois d'inavouables, +de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son ame, dans les +replis insondables, comme des choses volees; il se pouvait que cette +imagination seule eut cree, invente cet affreux doute. Son coeur, +assurement, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur +blesse n'avait-il pas trouve dans ce doute abominable un moyen de priver +son frere de cet heritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-meme, +a present, interrogeant, comme les devots leur conscience, tous les +mysteres de sa pensee. + +Certes, Mme Rosemilly, bien que son intelligence fut limitee, avait le +tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idee ne lui etait +pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicite parfaite, a la +memoire benie de feu Marechal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si +le moindre soupcon l'eut effleuree. Maintenant frere: "Mais defends-la +donc, jobard; tu as beau etre riche, je t'eclipserai toujours quand il +me plaira." + +Au cafe, il dit a son pere: + +--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui? + +--Non, mon garcon. + +--Je peux la prendre avec Jean-Bart? + +--Mais oui, tant que tu voudras. + +Il acheta un bon cigare, au premier debit de tabac rencontre, et il +descendit, d'un pied joyeux, vers le port. + +Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu leger, rafraichi, lave +par la brise de la mer. + +Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque +qu'il devait tenir prete a sortir tous les jours a midi, quand on +n'allait pas a la peche le matin. + +--A nous deux, patron! cria Pierre. + +Il descendit l'echelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation. + +--Quel vent? dit-il. + +--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large. + +--Eh bien! mon pere, en route. + +Ils hisserent la misaine, leverent l'ancre, et le bateau, libre, se mit +a glisser lentement vers la jetee sur l'eau calme du port. Le faible +souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si +doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animee +d'une vie propre, de la vie des barques, poussee par une force +mysterieuse cachee en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare +aux dents, les jambes allongees sur le banc, les yeux mi-fermes sous les +rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses +pieces de bois goudronne du brise-lames. + +Quand ils deboucherent en pleine mer, en atteignant la pointe de la +jetee nord qui les abritait, la brise, plus fraiche, glissa sur le +visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide, +entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la +boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la +_Perle_ et la rendit plus alerte. + +Jean-Bart tout a coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent, +semblait une aile, puis gagnant l'arriere en deux enjambees il denoua le +tapecul amarre contre son mat. + +Alors, sur le flanc de la barque couchee brusquement, et courant +maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui +bouillonne et qui fuit. + +L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde +soulevee, souple et blanche d'ecume, s'arrondissait et retombait, comme +retombe, brune et lourde, la terre labouree des champs. + +A chaque vague rencontree,--elles etaient courtes et rapprochees,--une +secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui +fremissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques +secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme +s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool +etait a l'ancre attendant la maree; ils allerent tourner par derriere, +puis ils visiterent, l'un apres l'autre, les navires en rade, puis ils +s'eloignerent un peu plus pour voir se derouler la cote. + +Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur +l'eau fremissante, gouvernant, comme une bete ailee, rapide et docile, +cette chose de bois et de toile qui allait et venait a son caprice, sous +une pression de ses doigts. + +Il revassait, comme on revasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont +d'un bateau, pensant a son avenir, qui serait beau, et a la douceur de +vivre avec intelligence. Des le lendemain il demanderait a son frere de +lui preter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer +tout de suite dans le joli appartement du boulevard Francois Ier. + +Le matelot dit tout a coup: + +--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer. + +Il leva les yeux et apercut vers le nord une ombre grise, profonde et +legere, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un +nuage tombe d'en haut. + +Il vira de bord, et vent arriere fit route vers la jetee, suivi par la +brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_, +l'enveloppant dans son imperceptible epaisseur, un frisson de froid +courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumee et de +moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la +bouche pour ne point gouter cette nuee humide et glacee. Quand la +barque reprit dans le port sa place accoutumee, la ville entiere etait +ensevelie deja sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait +comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues a la facon d'un +fleuve qui coule. + +Pierre, les pieds et les mains geles, rentra vite, et se jeta sur son +lit pour sommeiller jusqu'au diner. Lorsqu'il parut dans la salle a +manger, sa mere disait a Jean: + +--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras. +Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu +donneras des fetes, ca aura un coup d'oeil feerique. + +--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur. + +--D'un appartement delicieux que je viens de louer pour ton frere. Une +trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une +galerie vitree et une petite salle a manger en rotonde, tout a fait +coquette pour un garcon. + +Pierre palit. Une colere lui serrait le coeur. + +--Ou est-ce situe, cela? dit-il. + +--Boulevard Francois Ier. + +Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspere qu'il avait envie +de crier: "C'est trop fort a la fin! Il n'y en a donc plus que pour +lui!" + +Sa mere, radieuse, parlait toujours: + +--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On +en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de +diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frere sera +parfaitement la dedans. Il suffit d'un interieur elegant pour faire la +fortune d'un avocat. Cela attire le client, le seduit, le retient, lui +donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi loge fait +payer cher ses paroles. + +Elle se tut quelques secondes, et reprit: + +--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus +modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de meme. Je +t'assure que cela te servirait beaucoup. + +Pierre repondit d'un ton dedaigneux: + +--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai. + +Sa mere insista: + +--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout +de meme. + +Vers le milieu du repas il demanda tout a coup: + +--Comment l'aviez-vous connu, ce Marechal? + +Le pere Roland leva la tete et chercha dans ses souvenirs: + +--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y +suis. C'est ta mere qui a fait sa connaissance dans la boutique, +n'est-ce pas, Louise? Il etait venu commander quelque chose, et puis +il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le +connaitre comme ami. + +Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un a un avec une +pointe de sa fourchette, comme s'il les eut embroches, reprit: + +--A quelle epoque ca s'est-il fait, cette connaissance-la? + +Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit +appel a la memoire de sa femme: + +--En quelle annee, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublie, toi qui +as un si bon souvenir? Voyons, c'etait en ... en ... en cinquante-cinq +ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi? + +Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sure et tranquille: + +--C'etait en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je +suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'annee ou l'enfant +eut la fievre scarlatine, et Marechal, que nous connaissions encore tres +peu, nous a ete d'un grand secours. + +Roland s'ecria: + +--C'est vrai, c'est vrai, il a ete admirable, meme! Comme ta mere n'en +pouvait plus de fatigue et que moi j'etais occupe a la boutique, il +allait chez le pharmacien chercher tes medicaments. Vraiment, c'etait un +brave coeur. Et quand tu as ete gueri, tu ne te figures pas comme il fut +content et comme il t'embrassait. C'est a partir de ce moment-la que +nous sommes devenus de grands amis. + +Et cette pensee brusque, violente, entra dans l'ame de. Pierre comme une +balle qui troue et dechire: "Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut +si devoue pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je +suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il +laisse toute sa fortune a mon frere et rien a moi?" + +Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbe plutot que +songeur, gardant en lui une inquietude nouvelle, encore indecise, le +germe secret d'un nouveau mal. + +Il sortit de bonne heure et se remit a roder par les rues. Elles etaient +ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauseabonde +la nuit. On eut dit une fumee pestilentielle abattue sur la terre. On +la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait eteindre par +moments. Les paves des rues devenaient glissants comme par les soirs de +verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre +des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des egouts, des cuisines +pauvres, pour se meler a l'affreuse senteur de cette brume errante. + +Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point +rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko. + +Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait +toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien +fidele, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la +groseillette. + +--Eh bien! demanda le docteur, ou on etes-vous avec votre liqueur? + +Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafes de la ville +consentaient a la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de +la Cote_ et le _Semaphore havrais_ lui feraient de la reclame en +echange de quelques produits pharmaceutiques mis a la disposition des +redacteurs. + +Apres un long silence, Marowsko demanda si Jean, decidement, etait en +possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions +vagues sur le meme sujet. Son devouement ombrageux pour Pierre se +revoltait de cette preference. Et Pierre croyait l'entendre penser, +devinait, comprenait, lisait dans ses yeux detournes, dans le ton +hesitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux levres et qu'il +ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si +cauteleux. + +Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: "Vous n'auriez pas du +lui laisser accepter cet heritage qui fera mal parler de votre mere." +Peut-etre meme croyait-il que Jean etait le fils de Marechal. Certes il +le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraitre +vraisemblable, probable, evidente? Mais lui-meme, lui Pierre, le fils, +depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes +les subtilites de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas +contre ce soupcon terrible? + +Et de nouveau, tout a coup, le besoin d'etre seul pour songer, pour +discuter cela avec lui-meme, pour envisager hardiment, sans scrupules, +sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si +dominateur qu'il se leva sans meme boire son verre de groseillette, +serra la main du pharmacien stupefait et se replongea dans le brouillard +de la rue. + +Il se disait: "Pourquoi ce Marechal a-t-il laisse toute sa fortune a +Jean?" + +Ce n'etait plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce +n'etait plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachee +en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une +chose epouvantable, la terreur de croire lui-meme que Jean, que son +frere etait le fils de cet homme! + +Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait meme se poser cette question +criminelle! Cependant il fallait que ce soupcon si leger, si +invraisemblable, fut rejete de lui, completement, pour toujours. Il lui +fallait la lumiere, la certitude, il fallait dans son coeur la securite +complete, car il n'aimait que sa mere au monde. + +Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs, +dans sa raison, l'enquete minutieuse d'ou resulterait l'eclatante +verite. Apres cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais. +Il irait dormir. + +Il songeait: "Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me +rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frere +et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette +preference... Il a vu naitre Jean?--oui, mais il me connaissait +auparavant.--S'il avait aime ma mere d'un amour muet et reserve, c'est +moi qu'il aurait prefere puisque c'est grace a moi, grace a ma fievre +scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc, +logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus +vive, a moins qu'il n'eut eprouve pour mon frere, en le voyant grandir, +une attraction, une predilection instinctives." + +Alors il chercha dans sa memoire, avec une tension desesperee de toute +sa pensee, de toute sa puissance intellectuelle, a reconstituer, a +revoir, a reconnaitre, a penetrer l'homme, cet homme qui avait passe +devant lui, indifferent a son coeur, pendant toutes ses annees de Paris. + +Mais il sentit que la marche, le leger mouvement de ses pas, troublait +un peu ses idees, derangeait leur fixite, affaiblissait leur portee, +voilait sa memoire. + +Pour jeter sur le passe et les evenements inconnus ce regard aigu, a qui +rien ne devait echapper, il fallait qu'il fut immobile, dans un lieu +vaste et vide. Et il se decida a aller s'asseoir sur la jetee, comme +l'autre nuit. + +En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte +lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus +longue et plus puissante. C'etait le cri d'une sirene, le cri des +navires perdus dans la brume. + +Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans +son ame et dans ses nerfs, ce cri de detresse, qu'il croyait avoir jete +lui-meme. Une autre voix semblable gemit a son tour, un peu plus loin; +puis, tout pres, la sirene du port, leur repondant, poussa une clameur +dechirante. + +Pierre gagna la jetee a grands pas, ne pensant plus a rien, satisfait +d'entrer dans ces tenebres lugubres et mugissantes. + +Lorsqu'il se fut assis a l'extremite du mole, il ferma les yeux pour ne +point voir les foyers electriques, voiles de brouillard, qui rendent +le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetee sud, +qu'on distinguait a peine cependant. Puis se tournant a moitie, il posa +ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains. + +Sa pensee, sans qu'il prononcat ce mot avec ses levres, repetait comme +pour l'appeler, pour evoquer et provoquer son ombre: "Marechal... +Marechal." Et dans le noir de ses paupieres baissees, il le vit tout a +coup tel qu'il l'avait connu. C'etait un homme de soixante ans, portant +en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils epais, tout blancs aussi. +Il n'etait ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et +doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave etre, simple et tendre. +Il appelait Pierre et Jean "mes chers enfants", n'avait jamais paru +preferer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble a diner. + +Et Pierre, avec une tenacite de chien qui suit une piste evaporee, se +mit a rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards +de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu a peu, tout +entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait a +sa table, son frere et lui. + +Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis +bien longtemps sans doute, l'habitude de dire "monsieur Pierre" et +"monsieur Jean". + +Marechal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite a l'un, la +gauche a l'autre, au hasard de leur entree. + +--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos +parents? Quant a moi, ils ne m'ecrivent jamais. + +On causait, doucement et familierement, de choses ordinaires. Rien de +hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'amenite, de +charme et de grace. C'etait certainement pour eux un bon ami, un de ces +bons amis auxquels on ne songe guere parce qu'on les sent tres surs. + +Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant +soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvrete d'etudiant, Marechal +lui avait offert et prete, spontanement, de l'argent, quelques centaines +de francs peut-etre, oubliees par l'un et par l'autre et jamais rendues. +Donc cet homme l'aimait toujours, s'interessait toujours a lui, +puisqu'il s'inquietait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser +toute sa fortune a Jean? Non, il n'avait jamais ete visiblement plus +affectueux pour le cadet que pour l'aine, plus preoccupe de l'un que de +l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-la. Alors +... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrete de tout +donner a Jean--tout--et rien a Pierre. + +Plus il y songeait, plus il revivait le passe des dernieres annees, plus +le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette difference etablie +entre eux. + +Et une souffrance aigue, une inexprimable angoisse entree dans sa +poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitee. Les ressorts +en paraissaient brises, et le sang y passait a flots, librement, en le +secouant d'un ballottement tumultueux. + +Alors, a mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: "Il +faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir." + +Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens ou ses +parents habitaient Paris. Mais les visages lui echappaient, ce qui +brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout a retrouver Marechal +avec des cheveux blonds, chatains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la +derniere figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant efface les +autres. Il se rappelait pourtant qu'il etait plus mince, qu'il avait la +main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, tres souvent, car son +pere repetait sans cesse: "Encore des bouquets! mais c'est de la folie, +mon cher, vous vous ruinerez en roses." + +Marechal repondait: "Laissez donc, cela me fait plaisir." + +Et soudain l'intonation de sa mere, de sa mere qui souriait et disait: +"Merci, mon ami," lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. +Elle les avait donc prononces bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils +se fussent graves ainsi dans la memoire de son fils! + +Donc Marechal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le +client, a cette petite boutiquiere, a la femme de ce bijoutier modeste. +L'avait-il aimee? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il +n'avait pas aime la femme? C'etait un homme instruit, d'esprit assez +fin. Que de fois il avait parle poetes et poesie avec Pierre! Il +n'appreciait point les ecrivains en artiste, mais en bourgeois qui +vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements, +qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme +sentimental n'avait jamais pu, jamais, etre l'ami de son pere, de son +pere si positif, si terre a terre, si lourd, pour qui le mot "poesie" +signifiait sottise. + +Donc, ce Marechal, jeune, libre, riche, pret a toutes les tendresses, +etait entre, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarque +peut-etre la jolie marchande. Il avait achete, etait revenu, avait +cause, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions +frequentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire a la +jeune femme et de serrer la main du mari. + +Et puis apres... apres... oh! mon Dieu... apres?... + +Il avait aime et caresse le premier enfant, l'enfant du bijoutier, +jusqu'a la naissance de l'autre, puis il etait demeure impenetrable +jusqu'a la mort, puis, son tombeau ferme, sa chair decomposee, son nom +efface des noms vivants, tout son etre disparu pour toujours, n'ayant +plus rien a menager, a redouter et a cacher, il avait donne toute +sa fortune au deuxieme enfant!... Pourquoi?... Cet homme etait +intelligent... il avait du comprendre et prevoir qu'il pouvait, qu'il +allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant etait a +lui.--Donc il deshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean +n'etait point son fils? + +Et soudain un souvenir precis, terrible, traversa l'ame de Pierre. +Marechal avait ete blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant +un petit portrait miniature vu autrefois, a Paris, sur la cheminee de +leur salon, et disparu a present. Ou etait-il? Perdu, ou cache! Oh! s'il +pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mere l'avait garde peut-etre +dans le tiroir inconnu ou l'on serre les reliques d'amour. + +Sa detresse, a cette pensee, devint si dechirante qu'il poussa un +gemissement, une de ces courtes plaintes arrachees a la gorge par les +douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eut entendu, comme si +elle l'eut compris et lui eut repondu, la sirene de la jetee hurla tout +pres de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le +tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les +voix du vent et des vagues, se repandit dans les tenebres sur la mer +invisible ensevelie sous les brouillards. + +Alors, a travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils +s'eleverent de nouveau dans la nuit. Ils etaient effrayants, ces appels +pousses par les grands paquebots aveugles. + +Puis tout se tut encore. + +Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'etre la, reveille +de son cauchemar. + +"Je suis fou, pensa-t-il, je soupconne ma mere." Et un flot d'amour et +d'attendrissement, de repentir, de priere et de desolation noya son +coeur. Sa mere! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il +pu la suspecter? Est-ce que l'ame, est-ce que la vie de cette femme +simple, chaste et loyale, n'etaient pas plus claires que l'eau? Quand +ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupconnable? Et +c'etait lui, le fils, qui avait doute d'elle! Oh! s'il avait pu la +prendre en ses bras a ce moment, comme il l'eut embrassee, caressee, +comme il se fut agenouille pour demander grace! + +Elle aurait trompe son pere, elle?... Son pere! Certes, c'etait un brave +homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais +franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie +autrefois, il le savait et on le voyait encore, douee d'une ame +delicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepte comme fiance et +comme mari un homme si different d'elle? + +Pourquoi chercher? Elle avait epouse comme les fillettes epousent le +garcon dote que presentent les parents. Ils s'etaient installes aussitot +dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, regnant au +comptoir, animee par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et +sacre de l'interet commun qui remplace l'amour et meme l'affection dans +la plupart des menages commercants de Paris, s'etait mise a travailler +avec toute son intelligence active et fine a la fortune esperee de leur +maison. Et sa vie s'etait ecoulee ainsi, uniforme, tranquille, honnete, +sans tendresse!... + +Sans tendresse?... Etait-il possible qu'une femme n'aimat point? Une +femme jeune, jolie, vivant a Paris, lisant des livres, applaudissant +des actrices mourant de passion sur la scene, pouvait-elle aller de +l'adolescence a la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fut +touche? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de +sa mere? + +Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle +differente d'une autre, bien qu'elle fut sa mere? + +Elle avait ete jeune, avec toutes les defaillances poetiques qui +troublent le coeur des jeunes etres! Enfermee, emprisonnee dans la +boutique a cote d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle +avait reve de clairs de lune, de voyages, de baisers donnes dans l'ombre +des soirs. Et puis un homme, un jour, etait entre comme entrent les +amoureux dans les livres, et il avait parle comme eux. + +Elle l'avait aime. Pourquoi pas? C'etait sa mere! Eh bien! fallait-il +etre aveugle et stupide au point de rejeter l'evidence parce qu'il +s'agissait de sa mere? + +S'etait-elle donnee?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu +d'autre amie;--mais oui, puisqu'il etait reste fidele a la femme +eloignee et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laisse toute sa fortune +a son fils, a leur fils!... + +Et Pierre se leva, fremissant d'une telle fureur qu'il eut voulu tuer +quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de +frapper, de meurtrir, de broyer, d'etrangler! Qui? tout le monde, son +pere, son frere, le mort, sa mere! + +Il s'elanca pour rentrer. Qu'allait-il faire? + +Comme il passait devant une tourelle aupres du mat des signaux, le cri +strident de la sirene lui partit dans la figure. Sa surprise fut si +violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il +s'y assit, n'ayant plus de force, brise par cette commotion. + +Le vapeur qui repondit le premier semblait tout proche et se presentait +a l'entree, la maree etant haute. + +Pierre se retourna et apercut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous +la clarte diffuse des feux electriques du port, une grande ombre noire +se dessina entre les deux jetees. Derriere lui, la voix du veilleur, +voix enrouee de vieux capitaine en retraite, criait: + +--Le nom du navire? + +Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouee +aussi, repondit. + +--_Santa-Lucia._ + +--Le pays? + +--Italie. + +--Le port? + +--Naples. + +Et Pierre devant ses yeux troubles crut apercevoir le panache de feu du +Vesuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les +bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait +reve de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh! +s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe ou, et ne jamais revenir, +ne jamais ecrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il etait devenu! Mais +non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher +dans son lit. + +Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des +sirenes lui plaisait. Il se releva et se mit a marcher comme un officier +qui fait le quart sur un pont. + +Un autre navire s'approchait derriere le premier, enorme et mysterieux. +C'etait un anglais qui revenait des Indes. + +Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un apres l'autre de l'ombre +impenetrable. Puis, comme l'humidite du brouillard devenait intolerable, +Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra +dans un cafe de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie +poivree et chaude lui eut brule le palais et la gorge, il sentit en lui +renaitre un espoir. + +Il s'etait trompe, peut-etre? Il la connaissait si bien, sa deraison +vagabonde! Il s'etait trompe sans doute? Il avait accumule les preuves +ainsi qu'on dresse un requisitoire contre un innocent toujours facile a +condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il +penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, a force +de volonte, il finit par s'assoupir. + + + +V + + +Mais le corps du docteur s'engourdit a peine une heure ou deux dans +l'agitation d'un sommeil trouble. Quand il se reveilla, dans l'obscurite +de sa chambre chaude et fermee, il ressentit, avant meme que la pensee +se fut rallumee en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de +l'ame que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble +que le malheur, dont le choc nous a seulement heurte la veille, se soit +glisse, durant notre repos, dans notre chair elle-meme, qu'il meurtrit +et fatigue comme une fievre. Brusquement le souvenir lui revint, et il +s'assit dans son lit. + +Alors il recommenca lentement, un a un, tous les raisonnements qui +avaient torture son coeur sur la jetee pendant que criaient les sirenes. +Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traine par sa logique, +comme par une main qui attire et etrangle vers l'intolerable certitude. + +Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir +sa fenetre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit leger lui +parvint a travers le mur. + +Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il +n'avait rien pressenti, rien devine! Un homme qui avait connu leur mere +lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste +et naturel. + +Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frere haletait de +souffrance et de detresse. Et une colere se levait en lui contre ce +ronfleur insouciant et content. + +La veille il eut frappe contre sa porte, serait entre, et, assis pres du +lit, lui aurait dit dans l'effarement de son reveil subit: "Jean, tu ne +dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mere +et la deshonorer." Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne +pouvait pas dire a Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur pere. +Il fallait a present garder, enterrer en lui cette honte decouverte +par lui, cacher a tous la tache apercue, et que personne ne devait +decouvrir, pas meme son frere, surtout son frere. + +Il ne songeait plus guere maintenant au vain respect de l'opinion +publique. Il aurait voulu que tout le monde accusat sa mere pourvu qu'il +la sut innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre +pres d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle +avait enfante son frere de la caresse d'un etranger? Comme elle etait +calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sure d'elle! Etait-il +possible qu'une femme comme elle, d'une ame pure et d'un coeur droit, +put tomber, entrainee par la passion, sans que, plus tard, rien +n'apparut de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublee? + +Ah! les remords! les remords! ils avaient du, jadis, dans les premiers +temps, la torturer, puis ils s'etaient effaces, comme tout s'efface. +Certes, elle avait pleure sa faute, et, peu a peu, l'avait presque +oubliee. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculte +d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaitre a peine, apres quelques +annees passees, l'homme a qui elles ont donne leur bouche et tout leur +corps a baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un +orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence +ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage? + +Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison +de son pere l'ecrasait. Il sentait peser le toit sur sa tete et les +murs l'etouffer. Et comme il avait tres soif, il alluma sa bougie afin +d'aller boire un verre d'eau fraiche au filtre de la cuisine. + +Il descendit les deux etages, puis, comme il remontait avec la carafe +pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier ou circulait +un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgees, comme un +coureur essouffle. Quand il eut cesse de remuer, le silence de cette +demeure l'emut; puis, un a un, il en distingua les moindres bruits. +Ce fut d'abord l'horloge de la salle a manger dont le battement lui +paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un +ronflement, un ronflement de vieux, court, penible et dur, celui de son +pere sans aucun doute; et il fut crispe par celle idee, comme si elle +venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient +dans ce meme logis, le pere et le fils, n'etaient rien l'un a l'autre! +Aucun lien, meme le plus leger, ne les unissait, et ils ne le +savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se +rejouissaient et s'attendrissaient ensemble des memes choses, comme si +le meme sang eut coule dans leurs veines. Et deux personnes nees aux +deux extremites du monde ne pouvaient pas etre plus etrangeres l'une a +l'autre que ce pere et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un +mensonge avait grandi entre eux. C'etait un mensonge qui faisait cet +amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible a devoiler et +que personne ne connaitrait jamais que lui, le vrai fils. + +Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une +ressemblance, meme legere, pouvait exister entre son pere et Jean, +une de ces ressemblances mysterieuses qui vont de l'aieul aux +arriere-petits-fils, montrant que toute une race descend directement +du meme baiser. Il aurait fallu si peu de chose, a lui medecin, +pour reconnaitre cela, la forme de la machoire, la courbure du nez, +l'ecartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, +un geste, une habitude, une maniere d'etre, un gout transmis, un signe +quelconque bien caracteristique pour un oeil exerce. + +Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal +regarde, mal observe, n'ayant aucune raison pour decouvrir ces +imperceptibles indications. + +Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit a monter l'escalier, a +pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frere, +il s'arreta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un desir imperieux venait +de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, +de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisee, +que les traits detendus se reposent, que toute la grimace de la vie a +disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si +quelque ressemblance existait, appreciable, elle ne lui echapperait pas. + +Mais si Jean s'eveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite? + +Il demeurait debout, les doigts crispes sur la serrure et cherchant une +raison, un pretexte. + +Il se rappela tout a coup que, huit jours plus tot, il avait prete a son +frere une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait +lui-meme souffrir, cette nuit-la, et venir reclamer sa drogue. Donc il +entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur. + +Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa +barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc. +Il ne s'eveilla point, mais il cessa de ronfler. + +Pierre, penche vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce +jeune homme-la ne ressemblait pas a Roland; et, pour la seconde fois, +s'eveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de +Marechal. Il fallait qu'il le trouvat! En le voyant, peut-etre, il ne +douterait plus. + +Son frere remua, gene sans doute par sa presence, ou par la lueur de sa +bougie penetrant ses paupieres. Alors le docteur recula, sur la pointe +des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna +dans sa chambre, mais il ne se coucha pas. + +Le jour fut lent a venir. Les heures sonnaient, l'une apres l'autre, a +la pendule de la salle a manger, dont le timbre avait un son profond et +grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eut avale une cloche de +cathedrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les +murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille +inerte des dormeurs. Pierre s'etait mis a marcher de long en large, de +son lit a sa fenetre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleverse +pour passer ce jour-la dans sa famille. Il voulait encore rester seul, +au moins jusqu'au lendemain, pour reflechir, se calmer, se fortifier +pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre. + +Eh bien! il irait a Trouville, voir grouiller la foule sur la plage. +Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensee, lui donnerait le +temps de se preparer a l'horrible chose qu'il avait decouverte. + +Des que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard +s'etait dissipe, il faisait beau, tres beau. Comme le bateau de +Trouville ne quittait le port qu'a neuf heures, le docteur songea qu'il +lui faudrait embrasser sa mere avant de partir. + +Il attendit le moment ou elle se levait tous les jours, puis il +descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arreta +pour respirer. Sa main, posee sur la serrure, etait molle et vibrante, +presque incapable du leger effort de tourner le bouton pour entrer. Il +frappa. La voix de sa mere demanda: + +--Qui est-ce? + +--Moi, Pierre. + +--Qu'est-ce que tu veux? + +--Te dire bonjour parce que je vais passer la journee a Trouville avec +des amis. + +--C'est que je suis encore au lit. + +--Bon, alors ne te derange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir. + +Il espera qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues +le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance. + +Mais elle repondit: + +--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchee. + +Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou +glissant. Elle cria: + +--Entre. + +Il entra. Elle etait assise dans son lit tandis qu'a son cote, Roland, +un foulard sur la tete et tourne vers le mur, s'obstinait a dormir. Rien +ne l'eveillait tant qu'on ne l'avait pas secoue a lui arracher le bras. +Les jours de peche, c'etait la bonne, sonnee a l'heure convenue par le +matelot Papagris, qui venait tirer son maitre de cet invincible repos. + +Pierre, en allant vers elle, regardait sa mere; et il lui sembla tout a +coup qu'il ne l'avait jamais vue. + +Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une +chaise basse. + +--C'est hier soir que tu as decide cette partie? dit-elle. + +--Oui, hier soir. + +--Tu reviens pour diner? + +--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point. + +Il l'examinait avec une curiosite stupefaite. C'etait sa mere, cette +femme! Toute cette figure, vue des l'enfance, des que son oeil avait +pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familiere, lui +paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient ete +jusque-la pour lui. Il comprenait a present que, l'aimant, il ne l'avait +jamais regardee. C'etait bien elle pourtant, et il n'ignorait rien +des plus petits details de son visage; mais ces petits details il les +apercevait nettement pour la premiere fois. Son attention anxieuse, +fouillant cette tete cherie, la lui revelait differente, avec une +physionomie qu'il n'avait jamais decouverte. + +Il se leva pour partir, puis, cedant soudain a l'invincible envie de +savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille: + +--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, a Paris, un +petit portrait de Marechal dans notre salon. + +Elle hesita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle +hesitait; puis elle dit: + +--Mais oui. + +--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore +repondre plus vite: + +--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-etre que je +l'ai dans mon secretaire. + +--Tu serais bien aimable de le retrouver. + +--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu? + +--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songe qu'il serait tout naturel de le +donner a Jean, et que cela ferait plaisir a mon frere. + +--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensee. Je vais le chercher des que +je serai levee. + +Et il sortit. + +C'etait un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue +semblaient gais, les commercants allant a leurs affaires, les employes +allant a leur bureau, les jeunes filles allant a leur magasin. +Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarte. + +Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient deja. Pierre +s'assit, tout a l'arriere, sur un banc de bois. + +Il se demandait: + +--A-t-elle ete inquietee par ma question sur le portrait, ou seulement +surprise? L'a-t-elle egare ou cache? Sait-elle ou il est, ou bien ne +sait-elle pas? Si elle l'a cache, pourquoi? + +Et son esprit, suivant toujours la meme marche, de deduction en +deduction, conclut ceci: + +Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, etait reste dans le salon +bien en vue, jusqu'au jour ou la femme, ou la mere s'etait apercue, la +premiere, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait a son fils. +Sans doute, depuis longtemps, elle epiait cette ressemblance; puis, +l'ayant decouverte, l'ayant vue naitre et comprenant que chacun +pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enleve, un +soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachee, n'osant pas la +detruire. + +Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait +disparu longtemps, longtemps avant leur depart de Paris! Elle avait +disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant a pousser, +l'avait rendu tout a coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans +le cadre. + +Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensee et la dispersa! +Alors, s'etant leve, il regarda la mer. + +Le petit paquebot sortit des jetees, tourna a gauche et soufflant, +haletant, fremissant, s'en alla vers la cote lointaine qu'on apercevait +dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd +bateau de peche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher +sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras +de mer separant deux terres voisines. + +En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'etait +le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage. + +De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs eclatantes. +Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetee jusqu'aux +Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de +toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes +devant les cabines, par lignes le long du flot ou disperses ca et +la, ressemblaient vraiment a des bouquets enormes dans une prairie +demesuree. Et le bruit confus, proche et lointain des voix egrenees dans +l'air leger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires +clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, melee a la +brise insensible et qu'on aspirait avec elle. + +Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus separe d'eux, +plus isole, plus noye dans sa pensee torturante, que si on l'avait jete +a la mer du pont d'un navire, a cent lieues au large. Il les frolait, +entendait, sans ecouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder, +les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes. + +Mais tout a coup, comme s'il s'eveillait, il les apercut distinctement; +et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et +contents. + +Il allait maintenant frolant les groupes, tournant autour, saisi par des +pensees nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le +sable comme un bouquet, ces etoffes jolies, ces ombrelles voyantes, +la grace factice des tailles emprisonnees, toutes ces inventions +ingenieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau +extravagant, la seduction du geste, de la voix et du sourire, la +coquetterie enfin etalee sur cette plage lui apparaissaient soudain +comme une immense floraison de la perversite feminine. Toutes ces femmes +parees voulaient plaire, seduire, et tenter quelqu'un. Elles s'etaient +faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepte pour +l'epoux qu'elles n'avaient plus besoin de conquerir. Elles s'etaient +faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour +l'inconnu rencontre, remarque, attendu peut-etre. + +Et ces hommes, assis pres d'elles, les yeux dans les yeux, parlant +la bouche pres de la bouche, les appelaient et les desiraient, les +chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblat si +proche et si facile. Cette vaste plage n'etait donc qu'une halle +d'amour ou les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci +marchandaient leurs caresses et celles-la se promettaient seulement. +Toutes ces femmes ne pensaient qu'a la meme chose, offrir et faire +desirer leur chair deja donnee, deja vendue, deja promise a d'autres +hommes. Et il songea que sur la terre entiere c'etait toujours la meme +chose. Sa mere avait fait comme les autres, voila tout! Comme les +autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles +qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses +d'amour, appartenaient en somme a la galanterie elegante et mondaine ou +meme a la galanterie tarifee, car on ne rencontrait pas sur les plages +pietinees par la legion des desoeuvrees, le peuple des honnetes femmes +enfermees dans la maison close. + +La mer montait, chassant peu a peu vers la ville les premieres lignes +des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en +emportant leurs sieges, devant le flot jaune qui s'en venait frange +d'une petite dentelle d'ecume. Les cabines roulantes, attelees d'un +cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui +borde la plage d'un bout a l'autre, c'etait maintenant une coulee +continue, epaisse et lente, de foule elegante, formant deux courants +contraires qui se coudoyaient et se melaient. Pierre, nerveux, exaspere +par ce frolement, s'enfuit, s'enfonca dans la ville et s'arreta pour +dejeuner chez un simple marchand de vins, a l'entree des champs. + +Quand il eut pris son cafe, il s'etendit sur deux chaises devant la +porte, et comme il n'avait guere dormi cette nuit-la, il s'assoupit a +l'ombre d'un tilleul. + +Apres quelques heures de repos, s'etant secoue, il s'apercut qu'il +etait temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en +route, accable par une courbature subite tombee sur lui pendant son +assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si +sa mere avait retrouve le portrait de Marechal. En parlerait-elle la +premiere, ou faudrait-il qu'il le demandat de nouveau? Certes si elle +attendait qu'on l'interrogeat encore, elle avait une raison secrete de +ne point montrer ce portrait. + +Mais lorsqu'il fut rentre dans sa chambre, il hesita a descendre pour +le diner. Il souffrait trop. Son coeur souleve n'avait pas encore eu le +temps de s'apaiser. Il se decida pourtant, et il parut dans la salle a +manger comme on se mettait a table. + +Un air de joie animait les visages. + +--Eh bien! dit Roland, ca avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien +voir avant que tout soit installe. + +Sa femme repondit: + +--Mais oui, ca va. Seulement il faut longtemps reflechir pour ne pas +commettre d'impair. La question du mobilier nous preoccupe beaucoup. + +Elle avait passe la journee a visiter avec Jean des boutiques de +tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des etoffes +riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire, +desirait quelque chose de simple et de distingue. Alors, devant tous +les echantillons proposes ils avaient repete, l'un et l'autre, leurs +arguments. Elle pretendait que le client, le plaideur a besoin d'etre +impressionne, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente, +l'emotion de la richesse. + +Jean au contraire, desirant n'attirer que la clientele elegante et +opulente, voulait conquerir l'esprit des gens fins par son gout modeste +et sur. + +Et la discussion, qui avait dure toute la journee, reprit des le potage. + +Roland n'avait pas d'opinion. Il repetait: + +--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera +fini. + +Mme Roland fit appel au jugement de son fils aine: + +--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu? + +Il avait les nerfs tellement surexcites qu'il eut envie de repondre par +un juron. Il dit cependant sur un ton sec, ou vibrait son irritation: + +--Oh! moi, je suis tout a fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la +simplicite, qui est, quand il s'agit de gout, comparable a la droiture +quand il s'agit de caractere. + +Sa mere reprit: + +--Songe que nous habitons une ville de commercants, ou le bon gout ne +court pas les rues. + +Pierre repondit: + +--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes +compatriotes sont betes ou malhonnetes, ai-je besoin de suivre leur +exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses +voisines ont des amants. + +Jean se mit a rire: + +--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes +d'un moraliste. + +Pierre ne repliqua point. Sa mere et son frere recommencerent a parler +d'etoffes et de fauteuils. + +Il les regardait comme il avait regarde sa mere, le matin, avant de +partir pour Trouville; il les regardait en etranger qui observe, et il +se croyait en effet entre tout a coup dans une famille inconnue. + +Son pere, surtout, etonnait son oeil et sa pensee. Ce gros homme +flasque, content et niais, c'etait son pere, a lui! Non, non, Jean ne +lui ressemblait en rien. + +Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main +d'un mort, avait arrache et casse, un a un, tous les liens qui tenaient +l'un a l'autre ces quatre etres. C'etait fini, c'etait brise. Plus de +mere, car il ne pourrait plus la cherir, ne la pouvant venerer avec ce +respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus +de frere, puisque ce frere etait l'enfant d'un etranger; il ne lui +restait qu'un pere, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgre lui. + +Et tout a coup: + +--Dis donc, maman, as-tu retrouve ce portrait? + +Elle ouvrit des yeux surpris: + +--Quel portrait? + +--Le portrait de Marechal. + +--Non ... c'est-a-dire oui ... je ne l'ai pas retrouve, mais je crois +savoir ou il est. + +--Quoi donc? demanda Roland. + +Pierre lui dit: + +--Un petit portrait de Marechal qui etait autrefois dans notre salon a +Paris. J'ai pense que Jean serait content de le posseder. + +Roland s'ecria: + +--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai meme +vu encore a la fin de l'autre semaine. Ta mere l'avait tire de son +secretaire en rangeant ses papiers. C'etait jeudi ou vendredi. Tu te +rappelles bien, Louise? J'etais en train de me raser quand tu l'as pris +dans un tiroir et pose sur une chaise a cote de toi, avec un tas de +lettres dont tu as brule la moitie. Hein? est-ce drole que tu aies +touche a ce portrait deux ou trois jours a peine avant l'heritage de +Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un! + +Mme Roland repondit avec tranquillite: + +--Oui, oui, je sais ou il est; j'irai le chercher tout a l'heure. + +Donc elle avait menti! Elle avait menti en repondant, ce matin-la meme, +a son fils qui lui demandait ce qu'etait devenue cette miniature: "Je ne +sais pas trop ... peut-etre que je l'ai dans mon secretaire." + +Elle l'avait vue, touchee, maniee, contemplee quelques jours auparavant, +puis elle l'avait recachee dans le tiroir secret, avec des lettres, ses +lettres a lui. + +Pierre regardait sa mere, qui avait menti! Il la regardait avec une +colere exasperee de fils trompe, vole dans son affection sacree, et avec +une jalousie d'homme longtemps aveugle qui decouvre enfin une trahison +honteuse. S'il avait ete le mari de cette femme, lui, son enfant, il +l'aurait saisie par les poignets, par les epaules ou par les cheveux, et +jetee a terre, frappee, meurtrie, ecrasee! Et il ne pouvait rien dire, +rien faire, rien montrer, rien reveler. Il etait son fils, il n'avait +rien a venger, lui, on ne l'avait pas trompe. + +Mais oui, elle l'avait trompe dans sa tendresse, trompe dans son pieux +respect. Elle se devait a lui irreprochable, comme se doivent toutes +les meres a leurs enfants. Si la fureur dont il etait souleve arrivait +presque a de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui +qu'envers son pere lui-meme. + +L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire ou celui qui +faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue +mere, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle +succombe alors, elle est lache, indigne et infame! + +--C'est egal, dit tout a coup Roland en allongeant ses jambes sous la +table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ca +n'est pas mauvais de vivre a rien faire quand on a une petite aisance. +J'espere que Jean nous offrira des diners extra, maintenant. Ma foi, +tant pis si j'attrape quelquefois mal a l'estomac. + +Puis se tournant vers sa femme: + +--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger. +Ca me fera plaisir aussi de le revoir. + +Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, apres une absence qui +parut longue a Pierre, bien qu'elle n'eut pas dure trois minutes, Mme +Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre dore de forme +ancienne. + +--Voila, dit-elle, je l'ai retrouve presque tout de suite. + +Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il recut le portrait, et, +d'un peu loin, a bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mere +le regardait, il leva lentement les yeux sur son frere, pour comparer. +Il faillit dire, emporte par sa violence: "Tiens, cela ressemble a +Jean." S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta +sa pensee par la facon dont il comparait la figure vivante a la figure +peinte. + +Elles avaient, certes, des signes communs: la meme barbe et le meme +front, mais rien d'assez precis pour permettre de declarer: "Voila le +pere, et voila le fils." C'etait plutot un air de famille, une parente +de physionomies qu'anime le meme sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus +decisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mere s'etait +levee, avait tourne le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur, +le sucre et le cassis dans un placard. + +Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupconnait! + +--Passe-moi donc ca, disait Roland. + +Pierre tendit la miniature et son pere attira la bougie pour bien voir; +puis il murmura d'une voix attendrie: + +--Pauvre garcon! dire qu'il etait comme ca quand nous l'avons connu. +Cristi! comme ca va vite! Il etait joli homme, tout de meme, a cette +epoque, et si plaisant de maniere, n'est-ce pas, Louise? + +Comme sa femme ne repondait pas, il reprit: + +--Et quel caractere egal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur. +Voila, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laisse a +Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-la s'est montre bon ami et fidele +jusqu'au bout. Meme en mourant il ne nous a pas oublies. + +Jean, a son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le +contempla quelques instants, puis, avec regret: + +--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses +cheveux blancs. + +Et il rendit la miniature a sa mere. Elle y jeta un regard rapide, vite +detourne, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle: + +--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son heritier. +Nous le porterons dans ton nouvel appartement. + +Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminee, +pres de la pendule, ou elle etait autrefois. + +Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumerent des cigarettes. Ils +les fumaient ordinairement l'un en marchant a travers la piece, l'autre +assis, enfonce dans un fauteuil, et les jambes croisees. Le pere se +mettait toujours a cheval sur une chaise et crachait de loin dans la +cheminee. + +Mme Roland, sur un siege bas, pres d'une petite table qui portait la +lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge. + +Elle commencait, ce soir-la, une tapisserie destinee a la chambre de +Jean. C'etait un travail difficile et complique dont le debut exigeait +toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait +les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait +du mort appuye contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'etroit +salon en quatre ou cinq enjambees, les mains derriere le dos et la +cigarette aux levres, rencontrait chaque fois le regard de sa mere. + +On eut dit qu'ils s'epiaient, qu'une lutte venait de se declarer entre +eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur +de Pierre. Il se disait, torture et satisfait pourtant: "Doit-elle +souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinee!" Et a chaque +retour vers le foyer, il s'arretait quelques secondes a contempler le +visage blond de Marechal, pour bien montrer qu'une idee fixe le hantait. +Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une +personne vivante, mechante, redoutable, entree soudain dans cette maison +et dans cette famille. + +Tout a coup la sonnette de la rue tinta. + +Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui revela le trouble de +ses nerfs au docteur. + +Puis elle dit: "Ca doit etre Mme Rosemilly." Et son oeil anxieux encore +une fois se leva vers la cheminee. + +Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard +des femmes est percant, leur esprit agile, et leur pensee soupconneuse. +Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du +premier coup, peut-etre, elle decouvrirait la ressemblance entre cette +figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut +peur, une peur brusque et horrible que cette honte fut devoilee, et se +retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la +glissa sous la pendule sans que son pere et son frere l'eussent vu. + +Rencontrant de nouveau les yeux de sa mere ils lui parurent changes, +troubles et hagards. + +--Bonjour, disait Mme Rosemilly, je viens boire avec vous une tasse de +the. + +Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa sante, +Pierre disparut par la porte restee ouverte. + +Quand on s'apercut de son depart, on s'etonna. Jean mecontent, a cause +de la jeune veuve qu'il craignait blessee, murmurait: + +--Quel ours! + +Mme Roland repondit: + +--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et +fatigue d'ailleurs de sa promenade a Trouville. + +--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller +comme un sauvage. + +Mme Rosemilly voulut arranger les choses en affirmant: + +--Mais non, mais non, il est parti a l'anglaise; on se sauve toujours +ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure. + +--Oh! repondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas +sa famille a l'anglaise, et mon frere ne fait que cela, depuis quelque +temps. + + + +VI + + +Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le pere +pechait, Jean s'installait aide de sa mere, Pierre, tres sombre, ne +paraissait plus qu'aux heures des repas. + +Son pere lui ayant demande un soir: + +--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ca n'est pas +d'aujourd'hui que je le remarque! + +Le docteur repondit: + +--C'est que je sens terriblement le poids de la vie. + +Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air desole: + +--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet +heritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous etait +arrive un accident, comme si nous pleurions quelqu'un! + +--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre. + +--Toi? Qui donc? + +--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop. + +Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne legere +courtisee par son fils, et il demanda: + +--Une femme, sans doute? + +--Oui, une femme. + +--Morte? + +--Non, c'est pis, perdue. + +--Ah! + +Bien qu'il s'etonnat de cette confidence imprevue, faite devant sa +femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il +estimait que ces choses-la ne regardent pas les tiers. + +Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, etant +tres pale. Plusieurs fois deja son mari, surpris de la voir s'asseoir +comme si elle tombait sur son siege, de l'entendre souffler comme si +elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit: + +--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute +a installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas presse, le +gaillard, puisqu'il est riche. + +Elle remuait la tete sans repondre. + +Sa paleur, ce jour-la, devint si grande que Roland, de nouveau, la +remarqua. + +--Allons, dit-il, ca ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te +soigner. + +Puis se tournant vers son fils: + +--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mere. L'as-tu +examinee, au moins? + +Pierre repondit: + +--Non, je ne m'etais pas apercu qu'elle eut quelque chose. + +Alors Roland se facha: + +--Mais ca creve les yeux, nom d'un chien! A quoi ca te sert-il d'etre +docteur alors, si tu ne t'apercois meme pas que ta mere est indisposee? + +Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce +medecin-la ne s'en douterait pas! + +Mme Roland s'etait mise a haleter, si bleme que son mari s'ecria: + +--Mais elle va se trouver mal. + +--Non ... non ... ce n'est rien ... ca va passer ... ce n'est rien. + +Pierre s'etait approche, et la regardant fixement: + +--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il. + +Elle repetait, d'une voix basse, precipitee: + +--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien. + +Roland etait parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la +bouteille a son fils: + +--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tate son coeur, au moins? + +Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main +d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine. + +--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es +malade. + +Alors elle souleva et lui tendit son bras. + +Elle avait la peau brulante, les battements du sang tumultueux et +saccades. Il murmura: + +--En effet, c'est assez serieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais +te faire une ordonnance. + +Et comme il ecrivait, courbe sur son papier, un bruit leger de soupirs +presses, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se +retourner soudain. + +Elle pleurait, les deux mains sur la face. + +Roland, eperdu, demandait: + +--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc? + +Elle ne repondait pas et semblait dechiree par un chagrin horrible et +profond. + +Son mari voulut prendre ses mains et les oter de son visage. Elle +resista, repetant: + +--Non, non, non. + +Il se tourna vers son fils. + +--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi. + +--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs. + +Et il lui semblait que son coeur a lui se soulageait a la voir ainsi +torturee, que cette douleur allegeait son ressentiment, diminuait la +dette d'opprobre de sa mere. Il la contemplait comme un juge satisfait +de sa besogne. + +Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un elan si brusque +qu'on ne put ni le prevoir ni l'arreter; et elle courut s'enfermer dans +sa chambre. + +Roland et le docteur demeurerent face a face. + +--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un. + +--Oui, repondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux +qui se declare souvent a l'age de maman. Il est probable qu'elle aura +encore beaucoup de crises comme celle-la. + +Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre +semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son +mal etrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de +repos, et, avec des ruses de tortionnaire, reveillait par un seul mot la +douleur un instant calmee. + +Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne +plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait +bien avive la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et +de mere, quand il sentait combien elle etait miserable et desesperee, il +s'en allait seul, par la ville, si tenaille par les remords, si meurtri +par la pitie, si desole de l'avoir ainsi broyee sous son mepris de fils, +qu'il avait envie de se jeter a la mer, de se noyer pour en finir. + +Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait +point, etant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la +faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours +lui-meme. Il rentrait aux heures des repas, plein de resolutions +attendries, puis des qu'il l'apercevait, des qu'il voyait son oeil, +autrefois si droit et si franc, et fuyant a present, craintif, eperdu, +il frappait malgre lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui +montait aux levres. + +L'infame secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'etait +un venin qu'il portait a present dans les veines et qui lui donnait des +envies de mordre a la facon d'un chien enrage. + +Rien ne le genait plus pour la dechirer sans cesse, car Jean habitait +maintenant presque tout a fait son nouvel appartement, et il revenait +seulement pour diner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille. + +Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frere, +qu'il attribuait a la jalousie. Il se promettait bien de le remettre a +sa place, et de lui donner une lecon un jour ou l'autre, car la vie de +famille devenait fort penible a la suite de ces scenes continuelles. +Mais comme il vivait a part maintenant, il souffrait moins de ces +brutalites; et son amour de la tranquillite le poussait a la patience. +La fortune, d'ailleurs, l'avait grise, et sa pensee ne s'arretait plus +guere qu'aux choses ayant pour lui un interet direct. Il arrivait, +l'esprit plein de petits soucis nouveaux, preoccupe de la coupe d'une +jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable +pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les +details de sa maison, de planches posees dans le placard de sa chambre +pour serrer le linge, de portemanteaux installes dans le vestibule, +de sonneries electriques disposees pour prevenir toute penetration +clandestine dans le logis. + +Il avait ete decide qu'a l'occasion de son installation, on ferait une +partie de campagne a Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le the, +chez lui, apres diner. Roland voulait aller par mer, mais la distance +et l'incertitude ou l'on etait d'arriver par cette voie, si le vent +contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loue +pour cette excursion. + +On partit vers dix heures afin d'arriver pour le dejeuner. La +grand'route poudreuse se deployait a travers la campagne normande que +les ondulations des plaines et les fermes entourees d'arbres font +ressembler a un parc sans fin. Dans la voiture emportee au trot lent +de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosemilly et le capitaine +Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient +les yeux dans un nuage de poussiere. + +C'etait l'epoque des recoltes mures. A cote des trefles d'un vert +sombre, et des betteraves d'un vert cru, les bles jaunes eclairaient la +campagne d'une lueur doree et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumiere +du soleil tombee sur eux. On commencait a moissonner par places, et dans +les champs attaques par les faux on voyait les hommes se balancer en +promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile. + +Apres deux heures de marche, le break prit un chemin a gauche, passa +pres d'un moulin a vent qui tournait, melancolique epave grise, a moitie +pourrie et condamnee, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra +dans une jolie cour et s'arreta devant une maison coquette, auberge +celebre dans le pays. + +La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante, +sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hesitaient devant le +marchepied trop haut. + +Sous une tente, au bord de l'herbage ombrage de pommiers, des etrangers +dejeunaient deja, des Parisiens venus d'Etretat; et on entendait dans +l'interieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle. + +On dut manger dans une chambre, toutes les salles etant pleines. Soudain +Roland apercut contre la muraille des filets a salicoques. + +--Ah! ah! cria-t-il, on peche du bouquet ici? + +--Oui, repondit Beausire, c'est meme l'endroit ou on en prend le plus de +toute la cote. + +--Bigre! si nous y allions apres dejeuner? + +Il se trouvait justement que la maree etait basse a trois heures; et +on decida que tout le monde passerait l'apres-midi dans les rochers, a +chercher des salicoques. + +On mangea peu, pour eviter l'afflux de sang a la tete quand on aurait +les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se reserver pour le diner, +qui fut commande magnifique et qui devait etre pret des six heures, +quand on rentrerait. + +Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins +speciaux employes pour cette peche, et qui ressemblent beaucoup a ceux +dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies. + +On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachees sur un +cercle de bois, au bout d'un long baton. Alphonsine, souriant toujours, +les lui preta. Puis elle aida les deux femmes a faire une toilette +improvisee pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes, +de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes oterent leurs +chaussettes et acheterent chez le cordonnier du lieu des savates et des +sabots. + +Puis on se mit en route, le lanet sur l'epaule et la hotte sur le dos. +Mme Rosemilly, dans ce costume, etait tout a fait gentille, d'une +gentillesse imprevue, paysanne et hardie. + +La jupe pretee par Alphonsine, coquettement relevee et fermee par un +point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les +roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de +petite femme souple et forte. La taille etait libre pour laisser aux +mouvements leur aisance; et elle avait trouve, pour se couvrir la tete, +un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords demesures, +a qui une branche de tamaris, tenant un cote retrousse, donnait un air +mousquetaire et crane. + +Jean, depuis son heritage, se demandait tous les jours s'il l'epouserait +ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait decide a en faire +sa femme, puis, des qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant +on a le temps de reflechir. Elle etait moins riche que lui maintenant, +car elle ne possedait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en +biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et +cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune etait +donc a peu pres equivalente, et la jeune veuve assurement lui plaisait +beaucoup. + +En la regardant marcher devant lui ce jour-la, il pensait: "Allons, il +faut que je me decide. Certes, je ne trouverai pas mieux." + +Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers +la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de +quatre-vingts metres. Dans l'encadrement des cotes vertes, s'abaissant a +droite et a gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le +soleil, apparaissait au loin, et une voile, a peine visible, avait l'air +d'un insecte la-bas. Le ciel plein de lumiere se melait tellement +a l'eau qu'on ne distinguait point du tout ou finissait l'un et ou +commencait l'autre; et les deux femmes, qui precedaient les trois +hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrees dans +leurs corsages. + +Jean, l'oeil allume, regardait fuir devant lui la cheville mince, la +jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme +Rosemilly. Et cette fuite activait son desir, le poussait aux +resolutions decisives que prennent brusquement les hesitants et les +timides. L'air tiede, ou se melait a l'odeur des cotes, des ajoncs, +des trefles et des herbes, la senteur marine des roches decouvertes, +l'animait encore en le grisant doucement, et il se decidait un peu plus +a chaque pas, a chaque seconde, a chaque regard jete sur la silhouette +alerte de la jeune femme; il se decidait a ne plus hesiter, a lui dire +qu'il l'aimait et qu'il desirait l'epouser. La peche lui servirait, +facilitant leur tete-a-tete; et ce serait en outre un joli cadre, +un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau +limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des +crevettes. + +Quand ils arriverent au bout du vallon, au bord de l'abime, ils +apercurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et +sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, a mi-cote a peu pres, +un surprenant chaos de rochers enormes, ecroules, renverses, entasses +les uns sur les autres dans une espece de plaine herbeuse et mouvementee +qui courait a perte de vue vers le sud, formee par les eboulements +anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouee, +eut-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombes semblaient les +ruines d'une grande cite disparue qui regardait autrefois l'Ocean, +dominee elle-meme par la muraille blanche et sans fin de la falaise. + +--Ca, c'est beau, dit en s'arretant Mme Rosemilly. + +Jean l'avait rejointe, et, le coeur emu, lui offrait la main pour +descendre l'etroit escalier taille dans la roche. + +Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses +courtes jambes, tendait son bras replie a Mme Roland etourdie par le +vide. + +Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut trainer son +pere, tellement trouble par le vertige, qu'il se laissait glisser, de +marche en marche, sur son derriere. + +Les jeunes gens, qui devalaient en tete, allaient vite, et soudain ils +apercurent a cote d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu +de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la +falaise. Il se repandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette +qu'il s'etait creuse lui-meme, puis tombant en cascade haute de deux +pieds a peine, il s'enfuyait a travers le sentier, ou avait pousse un +tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, a +travers la plaine soulevee ou s'entassaient les eboulements.--Oh! que +j'ai soif, s'ecria Mme Rosemilly. Mais comment boire? Elle essayait de +recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait a travers les +doigts. Jean eut une idee, mit une pierre dans le chemin; et elle +s'agenouilla dessus afin de puiser a la source meme avec ses levres qui +se trouvaient ainsi a la meme hauteur. + +Quand elle releva sa tete, couverte de gouttelettes brillantes semees +par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, +Jean penche vers elle murmura:--Comme vous etes jolie! Elle repondit, +sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant: + +--Voulez-vous bien vous taire? C'etaient les premieres paroles un peu +galantes qu'ils echangeaient. + +--Allons, dit Jean fort trouble, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne. + +Il apercevait, en effet, tout pres d'eux maintenant, le dos du capitaine +Beausire qui descendait a reculons afin de soutenir par les deux mains +Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours +glisser, cale sur son fond de culotte en se trainant sur les pieds et +sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le precedait +en surveillant ses mouvements. + +Le sentier moins escarpe devenait une sorte de chemin en pente +contournant les blocs enormes tombes autrefois de la montagne. Mme +Rosemilly et Jean se mirent a courir et furent bientot sur le galet. Ils +le traverserent pour gagner les roches. Elles s'etendaient en une +longue et plate surface couverte d'herbes marines et ou brillaient +d'innombrables flaques d'eau. La mer basse etait la-bas, tres loin, +derriere cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir. + +Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches +jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: "En +avant!" et sauta avec resolution dans la premiere mare rencontree. + +Plus prudente, bien que decidee aussi a entrer dans l'eau tout a +l'heure, la jeune femme tournait autour de l'etroit, bassin, a pas +craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses. + +--Voyez-vous quelque chose? disait-elle. + +--Oui, je vois votre visage qui se reflete dans l'eau. + +--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse peche. + +Il murmura d'une voix tendre: + +--Oh! de toutes les peches c'est encore celle que je prefererais faire. + +Elle riait: + +--Essayez donc, vous allez voir comme il passera a travers votre filet. + +--Pourtant ... si vous vouliez? + +--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour +le moment. + +--Vous etes mechante. Allons plus loin, il n'y a rien ici. + +Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle +s'appuyait un peu craintive, et lui, tout a coup, se sentait envahi par +l'amour, souleve de desirs, affame d'elle, comme si le mal qui germait +en lui avait attendu ce jour-la pour eclore. + +Ils arriverent bientot aupres d'une crevasse plus profonde, ou +flottaient sous l'eau fremissante et coulant vers la mer lointaine par +une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorees, +des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager. + +Mme Rosemilly s'ecria: + +--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une tres grosse la-bas! + +Il l'apercut a son tour, et descendit dans le trou resolument, bien +qu'il se mouillat jusqu'a la ceinture. + +Mais la bete remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le +filet. Jean la poussait vers les varechs, sur de l'y prendre. Quand elle +se sentit bloquee, elle glissa d'un brusque elan par-dessus le lanet, +traversa la mare et disparut. + +La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put +retenir ce cri:--Oh! maladroit. + +Il fut vexe, et d'un mouvement irreflechi traina son filet dans un fond +plein d'herbes. En le ramenant a la surface de l'eau, il vit dedans +trois grosses salicoques transparentes, cueillies a l'aveuglette dans +leur cachette invisible. + +Il les presenta, triomphant, a Mme Rosemilly qui n'osait point les +prendre, par peur de la pointe aigue et dentelee dont leur tete fine est +armee. + +Elle s'y decida pourtant, et pincant entre deux doigts le bout effile de +leur barbe, elle les mit, l'une apres l'autre, dans sa hotte, avec un +peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouve une +flaque d'eau moins creuse, elle y entra, a pas hesitants, un peu +suffoquee par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit a +pecher elle-meme. Elle etait adroite et rusee, ayant la main souple et +le flair de chasseur qu'il fallait. Presque a chaque coup, elle ramenait +des betes trompees et surprises par la lenteur ingenieuse de sa +poursuite. + +Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas a pas, la +frolait, se penchait sur elle, simulait un grand desespoir de sa +maladresse, voulait apprendre. + +--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi! + +Puis, comme leurs deux visages se refletaient, l'un contre l'autre, dans +l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace +limpide, Jean souriait a cette tete voisine qui le regardait d'en bas, +et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber +dessus. + +--Ah! que vous etes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne +faut jamais faire deux choses a la fois. + +Il repondit: + +--Je n'en fais qu'une. Je vous aime. + +Elle se redressa, et d'un ton serieux: + +--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu +la tete? + +--Non, je n'ai pas perdu la tete. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le +dire. + +Ils etaient debout maintenant dans la mare salee qui les mouillait +jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyees sur leurs filets, +ils se regardaient au fond des yeux. + +Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarie: + +--Que vous etes malavise de me parler de ca en ce moment. Ne +pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gater ma peche? + +Il murmura: + +--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis +longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grise a me faire perdre la raison. + +Alors, tout a coup, elle sembla en prendre son parti, se resigner a +parler d'affaires et a renoncer aux plaisirs. + +--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer +tranquillement. + +Ils grimperent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installes +cote a cote, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit: + +--Mon cher ami, vous n'etes plus un enfant et je ne suis pas une jeune +fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous +pouvons peser toutes les consequences de nos actes. Si vous vous decidez +aujourd'hui a me declarer votre amour, je suppose naturellement que vous +desirez m'epouser. + +Il ne s'attendait guere a cet expose net de la situation, et il repondit +niaisement: + +--Mais oui. + +--En avez-vous parle a votre pere et a votre mere? + +--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez. + +Elle lui tendit sa main encore mouillee, et comme il y mettait la sienne +avec elan: + +--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais +n'oubliez point, que je ne voudrais pas deplaire a vos parents. + +--Oh! pensez-vous que ma mere n'a rien prevu et qu'elle vous aimerait +comme elle vous aime si elle ne desirait pas un mariage entre nous? + +--C'est vrai, je suis un peu troublee. + +Ils se turent. Et il s'etonnait, lui, au contraire, qu'elle fut si peu +troublee, si raisonnable. Il s'attendait a des gentillesses galantes, a +des refus qui disent oui, a toute une coquette comedie d'amour melee a +la peche, dans le clapotement de l'eau! Et c'etait fini, il se sentait +lie, marie, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien a se dire +puisqu'ils etaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu +embarrasses tous deux de ce qui s'etait passe, si vite, entre eux, un +peu confus meme, n'osant plus parler, n'osant plus pecher, ne sachant +que faire. + +La voix de Roland les sauva: + +--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce +gaillard-la. + +Le capitaine, en effet, faisait une peche merveilleuse. Mouille +jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup +d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sur +de son lanet, toutes les cavites cachees sous les varechs. + +Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, fretillaient au +fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans +sa hotte. + +Mme Rosemilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son +mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, reveur, pour se +donner tout entiere a cette joie enfantine de ramasser des betes sous +les herbes flottantes. + +Roland s'ecria tout a coup: + +--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint. + +Elle etait restee d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils +n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser a courir dans les roches +et a barboter dans les flaques; et pourtant ils hesitaient a demeurer +ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de +lui-meme, peur de sa cruaute qu'il ne maitrisait point. + +Ils s'assirent donc, l'un pres de l'autre, sur le galet. + +Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmee par l'air marin, devant +le vaste et doux horizon d'eau bleue moiree d'argent, pensaient en meme +temps: "Comme il aurait fait bon ici, autrefois." + +Elle n'osait point parler a Pierre, sachant bien qu'il repondrait une +durete; et il n'osait pas parler a sa mere sachant aussi que, malgre +lui, il le ferait avec violence. + +Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les +battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou +quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre, +d'un geste lent et machinal. Puis son regard indecis, qui errait devant +elle, apercut, au milieu des varechs, son fils Jean qui pechait avec Mme +Rosemilly. Alors elle les suivit, epiant leurs mouvements, comprenant +confusement, avec son instinct de mere, qu'ils ne causaient point +comme tous les jours. Elle les vit se pencher cote a cote quand ils +se regardaient dans l'eau, demeurer debout face a face quand ils +interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher +pour s'engager l'un envers l'autre. + +Leurs silhouettes se detachaient bien nettes, semblaient seules au +milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de +falaises, quelque chose de grand et de symbolique. + +Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses +levres. + +Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit: + +--Qu'est-ce que tu as donc? + +Il ricanait toujours: + +--Je m'instruis. J'apprends comment on se prepare a etre cocu. + +Elle eut un sursaut de colere, de revolte, choquee du mot, exasperee de +ce qu'elle croyait comprendre. + +--Pour qui dis-tu ca? + +--Pour Jean, parbleu! C'est tres comique de les voir ainsi! + +Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'emotion: + +--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture meme. Ton +frere ne pourrait trouver mieux. + +Il se mit a rire tout a fait, d'un rive voulu et saccade: + +--Ah! ah! ah! La droiture meme! Toutes les femmes sont la droiture meme +... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah! + +Sans repondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et, +au risque de glisser, de tomber dans les trous caches sous les herbes, +de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque, +marchant a travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers +son autre fils. + +En la voyant approcher, Jean lui cria: + +--Eh bien? maman, tu te decides? + +Sans repondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: "Sauve-moi, +defends-moi." + +Il vit son trouble et, tres surpris: + +--Comme tu es pale! Qu'est-ce que tu as? + +Elle balbutia: + +--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches. + +Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la peche pour qu'elle y +prit interet. Mais comme elle ne l'ecoutait guere, et comme il eprouvait +un besoin violent de se confier a quelqu'un, il l'entraina plus loin et, +a voix basse: + +--Devine ce que j'ai fait? + +--Mais ... mais ... je ne sais pas. + +--Devine. + +--Je ne ... je ne sais pas + +--Eh bien, j'ai dit a Mme Rosemilly que je desirais l'epouser. + +Elle ne repondit rien, ayant la tete bourdonnante, l'esprit en detresse +au point de ne plus comprendre qu'a peine. Elle repeta: + +--L'epouser + +--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas? + +--Oui ... charmante ... tu as bien fait. + +--Alors tu m'approuves? + +--Oui ... je t'approuve. + +--Comme tu dis ca drolement. On croirait que ... que ... tu n'es pas +contente. + +--Mais oui ... je suis ... contente. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +Et pour le lui prouver, elle le saisit a pleins bras et l'embrassa a +plein visage, par grands baisers de mere. + +Puis, quand elle se fut essuye les yeux, ou des larmes etaient venues, +elle apercut la-bas sur la plage un corps etendu sur le ventre, comme un +cadavre, la figure dans le galet: c'etait l'autre, Pierre, qui songeait, +desespere. + +Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout pres du flot, et +ils parlerent longtemps de ce mariage ou se rattachait son coeur. + +La mer montant les chassa vers les pecheurs qu'ils rejoignirent, puis +tout le monde regagna la cote. On reveilla Pierre qui feignait de +dormir; et le diner fut tres long, arrose de beaucoup de vins. + + + +VII + + +Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillerent. +Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une epaule +voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors, +cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: "Bien beau +temps," et retombaient, presque aussitot, de l'autre cote. + +Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement etait si profond +qu'ils eurent beaucoup de peine a le secouer, et Beausire refusa meme de +monter chez Jean ou le the les attendait. On dut le deposer devant sa +porte. + +Le jeune avocat, pour la premiere fois, allait coucher dans son logis +nouveau; et une grande joie, un peu puerile, l'avait saisi tout a coup +de montrer, justement ce soir-la, a sa fiancee l'appartement qu'elle +habiterait bientot. + +La bonne etait partie, Mme Roland ayant declare qu'elle ferait chauffer +l'eau et servirait elle-meme, car elle n'aimait pas laisser veiller les +domestiques, par crainte du feu. + +Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'etait encore entre, +afin que la surprise fut complete quand on verrait combien c'etait joli. + +Dans le vestibule Jean pria qu'on attendit. Il voulait allumer les +bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurite Mme Rosemilly, son +pere et son frere, puis il cria: "Arrivez!" en ouvrant toute grande la +porte a deux battants. + +La galerie vitree, eclairee par un lustre et des verres de couleur +caches dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait +d'abord pareille a un decor de theatre. Il y eut une seconde +d'etonnement. Roland, emerveille de ce luxe, murmura: "Nom d'un chien," +saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apotheoses. + +Puis on penetra dans le premier salon, petit, tendu avec une etoffe +vieil or, pareille a celle des sieges. Le grand salon de consultation +tres simple, d'un rouge saumon pale, avait grand air. + +Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau charge de livres, et +d'une voix grave, un peu forcee: + +--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec +l'assentiment que je vous avais annonce, l'absolue certitude qu'avant +trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une +heureuse solution. + +Il regardait Mme Rosemilly qui se mit a sourire en regardant Mme Roland; +et Mme Roland, lui prenant la main, la serra. + +Jean, radieux, fit une gambade de collegien et s'ecria: + +--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce +salon. + +Il se mit a declamer: + +--Si l'humanite seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle +que nous eprouvons pour toute souffrance devait etre le mobile de +l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel a votre +pitie, messieurs les jures, a votre coeur de pere et d'homme; mais nous +avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous +allons soulever devant vous ... + +Pierre regardait ce logis qui aurait pu etre le sien, et il s'irritait +des gamineries de son frere, le jugeant, decidement, trop niais et +pauvre d'esprit. + +Mme Roland ouvrit une porte a droite. + +--Voici la chambre a coucher, dit-elle. + +Elle avait mis a la parer tout son amour de mere. La tenture etait en +cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis +XV--une bergere dans un medaillon que fermaient les becs unis de deux +colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air +galant et champetre tout a fait gentil. + +--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosemilly, devenue un peu serieuse, en +entrant dans cette piece. + +--Cela vous plait? demanda Jean. + +--Enormement. + +--Si vous saviez comme ca me fait plaisir. + +Ils se regarderent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au +fond des yeux. + +Elle etait genee un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre a +coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarque, en entrant, +que la couche etait tres large, une vraie couche de menage, choisie par +Mme Roland qui avait prevu sans doute et desire le prochain mariage de +son fils; et cette precaution de mere lui faisait plaisir cependant, +semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille. + +Puis quand on fut rentre dans le salon, Jean ouvrit brusquement la +porte de gauche et on apercut la salle a manger ronde, percee de trois +fenetres, et decoree en lanterne japonaise. La mere et le fils avaient +mis la toute la fantaisie dont ils etaient capables. Cette piece a +meubles de bambou, a magots, a potiches, a soieries pailletees d'or, a +stores transparents ou des perles de verre semblaient des gouttes d'eau, +a eventails cloues aux murs pour maintenir les etoffes, avec ses ecrans, +ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes veritables, tous ses +menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et +de bronze, avait l'aspect pretentieux et maniere que donnent les mains +inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact, +de gout et d'education artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le +plus. Pierre seul fit des reserves avec une ironie un peu amere dont son +frere se sentit blesse. + +Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gateaux +s'elevaient en monuments. + +On n'avait guere faim; on suca les fruits et on grignota les patisseries +plutot qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosemilly +demanda la permission de se retirer. + +Il fut decide que le pere Roland l'accompagnerait a sa porte et +partirait immediatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence +de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mere sur le logis afin que son +fils ne manquat de rien. + +--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland. + +Elle hesita, puis repondit: + +--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramenera. + +Des qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gateaux, +le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise a Jean; +puis elle passa dans la chambre a coucher, entr'ouvrit le lit, regarda +si la carafe etait remplie d'eau fraiche et la fenetre bien fermee. + +Pierre et Jean etaient demeures dans le petit salon, celui-ci encore +froisse de la critique faite sur son gout, et celui-la de plus en plus +agace de voir son frere dans ce logis. + +Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout a coup se +leva: + +--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanne ce soir, les +excursions ne lui reussissent pas. + +Jean se sentit souleve soudain par une de ces promptes et furieuses +coleres de debonnaires blesses au coeur. + +Le souffle lui manquait tant son emotion etait vive, et il balbutia: + +--Je te defends desormais de dire "la veuve" quand tu parleras de Mme +Rosemilly. + +Pierre se tourna vers lui, hautain: + +--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard? + +Jean aussitot s'etait dresse: + +--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manieres envers moi. + +Pierre ricana: + +--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosemilly? + +--Sache que Mme Rosemilly va devenir ma femme. + +L'autre rit plus fort: + +--Ah! ah! tres bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai +plus l'appeler "la veuve". Mais tu as pris une drole de maniere pour +m'annoncer ton mariage. + +--Je te defends de plaisanter ... tu entends ... je te le defends. + +Jean s'etait approche, pale, la voix tremblante, exaspere de cette +ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie. + +Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui +de coleres impuissantes, de rancunes ecrasees, de revoltes domptees +depuis quelque temps et de desespoir silencieux, lui montant a la tete, +l'etourdit comme un coup de sang. + +--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends, +je te l'ordonne. + +Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant, +dans ce trouble d'esprit ou nous jette la fureur, la chose, la phrase, +le mot, qui pourrait blesser son frere jusqu'au coeur. + +Il reprit, en s'efforcant de se maitriser pour bien frapper, de ralentir +sa parole pour la rendre plus aigue: + +--Voila longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour ou tu as +commence a dire "la veuve" parce que tu as compris que cela me faisait +mal. + +Pierre poussa un de ces rires stridents et meprisants qui lui etaient +familiers: + +--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de +quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ... + +Mais Jean sentit bien qu'il avait touche la plaie de cette ame. + +--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu +furieux quand tu as vu que cette femme me preferait et qu'elle ne +voulait pas de toi. + +Pierre begayait, exaspere de cette supposition: + +--Moi ... moi... jaloux de toi? a cause de cette cruche, de cette dinde, +de cette oie grasse? ... + +Jean qui voyait porter ses coups reprit: + +--Et le jour ou tu as essaye de ramer plus fort que moi, dans la +_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir? +Mais tu creves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivee, tu +es devenu enrage, et tu m'as deteste, et tu l'as montre de toutes les +manieres, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure +sans cracher la bile qui t'etouffe. + +Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irresistible de sauter +sur son frere et de le prendre a la gorge: + +--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune. + +Jean s'ecria: + +--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot a mon +pere, a ma mere ou a moi, ou elle n'eclate. Tu feins de me mepriser +parce que tu es jaloux! tu cherches querelle a tout le monde parce que +tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus, +tu es devenu venimeux, tu tortures notre mere comme si c'etait sa faute! +... + +Pierre avait recule jusqu'a la cheminee, la bouche entr'ouverte, l'oeil +dilate, en proie a une de ces folies de rage qui font commettre des +crimes. + +Il repeta d'une voix plus basse, mais haletante: + +--Tais-toi, tais-toi donc! + +--Non. Voila longtemps que je voulais te dire ma pensee entiere; tu m'en +donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu +la railles devant moi, tu me pousses a bout; tant pis pour toi. Mais je +casserai tes dents de vipere, moi! Je te forcerai a me respecter. + +--Te respecter, toi? + +--Oui, moi! + +--Te respecter ... toi ... qui nous as tous deshonores, par ta cupidite! + +--Tu dis? Repete ... repete? ... + +--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour +le fils d'un autre. + +Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effare devant l'insinuation +qu'il pressentait: + +--Comment? Tu dis ... repete encore? + +--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte, +que tu es le fils de l'homme qui t'a laisse sa fortune. Eh bien! un +garcon propre n'accepte pas l'argent qui deshonore sa mere. + +--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi +... toi ... qui prononces cette infamie? + +--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en creve de +chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours +a me cacher comme une bete, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que +je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affole de +honte et de douleur, car j'ai devine d'abord et je sais maintenant. + +--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre a cote! Songe +qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ... + +Mais il fallait qu'il vidat son coeur! et il dit tout, ses soupcons, +ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait +encore une fois disparu. + +Il parlait par phrases courtes, hachees, presque sans suite, des phrases +d'hallucine. + +Il semblait maintenant avoir oublie Jean et sa mere dans la piece +voisine. Il parlait comme si personne ne l'ecoutait, parce qu'il devait +parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprime et referme sa +plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de +crever, eclaboussant tout le monde. Il s'etait mis a marcher comme il +faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant, +dans une frenesie de desespoir, avec des sanglots dans la gorge, des +retours de haine contre lui-meme, il parlait comme s'il eut confesse +sa misere et la misere des siens, comme s'il eut jete sa peine a l'air +invisible et sourd ou s'envolaient ses paroles. + +Jean eperdu, et presque convaincu soudain par l'energie aveugle de son +frere, s'etait adosse contre la porte derriere laquelle il devinait que +leur mere les avait entendus. + +Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle +n'etait point revenue; donc elle n'avait pas ose. + +Pierre tout a coup frappant du pied, cria: + +--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ca! + +Et il s'enfuit, nu-tete, dans l'escalier. + +Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, reveilla +Jean de la torpeur profonde ou il etait tombe. Quelques secondes +s'etaient ecoulees, plus longues que des heures, et son ame s'etait +engourdie dans un hebetement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait +penser tout a l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant meme plus +comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lachete. +Il etait de la race des temporiseurs qui remettent toujours au +lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une +resolution, il cherchait encore, par instinct, a gagner quelques +moments. + +Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, apres les +vociferations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec +cette lumiere vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort +tout a coup qu'il eut envie de se sauver aussi. + +Alors il secoua sa pensee, il secoua son coeur, et il essaya de +reflechir. + +Jamais il n'avait rencontre une difficulte dans sa vie. Il est des +hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses +classes avec soin, pour n'etre pas puni, et termine ses etudes de droit +avec regularite parce que son existence etait calme. Toutes les choses +du monde lui paraissaient naturelles sans eveiller autrement son +attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par temperament, +n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette +catastrophe, comme un homme qui tombe a l'eau sans avoir jamais nage. + +Il essaya de douter d'abord. Son frere avait menti par haine, et par +jalousie? + +Et pourtant, comment aurait-il ete assez miserable pour dire de leur +mere une chose pareille s'il n'avait pas ete lui-meme egare par le +desespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les +nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris +de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux +qu'ils etaient irresistibles, aussi irrecusables que la certitude. + +Il demeurait trop ecrase pour faire un mouvement ou pour avoir une +volonte. Sa detresse devenait intolerable; et il sentait que, derriere +la porte, sa mere etait la qui avait tout entendu et qui attendait. + +Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas +un soupir ne revelait la presence d'un etre derriere cette planche. Se +serait-elle sauvee? Mais par ou? Si elle s'etait sauvee ... elle avait +donc saute de la fenetre dans la rue! + +Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il +enfonca plutot qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre. + +Elle semblait vide. Une seule bougie l'eclairait, posee sur la commode. + +Jean s'elanca vers la fenetre, elle etait fermee, avec les volets clos. +Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il +s'apercut que les rideaux du lit avaient ete tires. Il y courut et les +ouvrit. Sa mere etait etendue sur sa couche, la figure enfouie dans +l'oreiller qu'elle avait ramene de ses deux mains crispees sur sa tete, +pour ne plus entendre. + +Il la crut d'abord etouffee. Puis, l'ayant saisie par les epaules, il +la retourna sans qu'elle lachat l'oreiller qui lui cachait le visage et +qu'elle mordait pour ne pas crier. + +Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispes, lui communiqua +la secousse de son indicible torture. L'energie et la force dont elle +retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflee de plumes, +sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vit +point et ne lui parlat pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il +recut, jusqu'a quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple +coeur, fut dechire de pitie. Il n'etait pas un juge, lui, meme un juge +misericordieux, il etait un homme plein de faiblesse et un fils plein de +tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne +raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains +le corps inerte de sa mere, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa +figure, il cria, en baisant sa robe: + +--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi! + +Elle aurait semble morte si tous ses membres n'eussent ete parcourus +d'un fremissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue. +Il repetait: + +--Maman, maman, ecoute-moi. Ca n'est pas vrai. Je sais bien que ca n'est +pas vrai. + +Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout a coup elle sanglota dans +l'oreiller. Alors tous ses nerfs se detendirent, ses muscles raidis +s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lacherent la toile; et il lui +decouvrit la face. + +Elle etait toute pale, toute blanche, et de ses paupieres fermees on +voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacee par le cou, il lui +baisa les yeux, lentement, par grands baisers desoles qui se mouillaient +a ses larmes, et il disait toujours: + +--Maman, ma chere maman, je sais bien que ca n'est pas vrai. Ne pleure +pas, je le sais! Ca n'est pas vrai! + +Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de +courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit: + +--Non, c'est vrai, mon enfant. + +Et ils resterent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques +instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tete +pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit: + +--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais +pas, si je mentais. + +Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba a genoux pres +du lit en murmurant: + +--Tais-toi, maman, tais-toi. + +Elle s'etait levee, avec une resolution et une energie effrayantes. + +--Mais je n'ai plus rien a te dire, mon enfant, adieu. + +Et elle marcha vers la porte. + +Il la saisit a pleins bras, criant: + +--Qu'est-ce que tu fais, maman, ou vas-tu? + +--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien a faire +... puisque je suis toute seule. + +Elle se debattait pour s'echapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot +a lui repeter: + +--Maman ... maman ... maman... + +Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette etreinte: + +--Mais non, mais non, je ne suis plus la mere maintenant, je ne suis +plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni +pere ni mere, mon pauvre enfant ... adieu. + +Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait +jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force, +puis s'agenouillant et formant une chaine de ses bras: + +--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je +te garde toujours, tu es a moi. + +Elle murmura d'une voix accablee: + +--Non, mon pauvre garcon, ca n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et +demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus. + +Il repondit avec un si grand elan de si sincere amour:--Oh! moi? moi? +Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tete +par les cheveux, a pleines mains, l'attira avec violence et le baisa +eperdument a travers la figure. + +Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant, +a travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, +dans l'oreille: + +--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et +tu te trompes. Tu m'as pardonne ce soir, et ce pardon-la m'a sauve la +vie; mais il ne faut plus que tu me voies. + +Il repeta, en l'etreignant: + +--Maman, ne dis pas ca! + +--Si, mon petit, il faut que je m'en aille. + +Je ne sais pas ou, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais +il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu? + +Alors, a son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille: + +--Ma petite mere, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin +de toi. Et tu vas me jurer de m'obeir, tout de suite. + +--Non, mon enfant. + +--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut. + +--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous a +l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-la, depuis un mois. +Tu es attendri, mais quand ce sera passe, quand tu me regarderas comme +me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh! +... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mere! ... + +--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi. + +--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir +tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux +fassent baisser les miens. + +--Ca n'est pas vrai, maman. + +--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de +ton pauvre frere, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque +je devine son pas dans la maison, mon coeur saute a briser ma poitrine, +lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'evanouir. Je t'avais +encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu +que je pourrais vivre entre vous deux? + +--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus. + +--Oh! oh! comme si c'etait possible! + +--Oui, c'est possible. + +--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frere et toi? Est-ce +que vous n'y penserez plus, vous? + +--Moi. Je te le jure! + +--Mais tu y penseras a toutes les heures du jour. + +--Non, je te le jure. Et puis, ecoute: si tu pars, je m'engage et je me +fais tuer. + +Elle fut bouleversee par cette menace puerile et etreignit Jean en le +caressant avec une tendresse passionnee. Il reprit: + +--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois +raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre +huit jours? Tu ne peux pas me refuser ca? + +Elle posa ses deux mains sur les epaules de Jean, et le tenant a la +longueur de ses bras: + +--Mon enfant ... tachons d'etre calmes et de ne pas nous attendrir. +Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur +tes levres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frere, +si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les +siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je +te suis odieuse comme a lui ... une heure apres, tu entends, une heure +apres ... je serais partie pour toujours. + +--Maman, je te jure ... + +--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une +creature peut souffrir. A partir du moment ou j'ai compris que ton +frere, que mon autre fils me soupconnait, et qu'il devinait, minute par +minute, la verite, tous les instants de ma vie ont ete un martyre qu'il +est impossible de t'exprimer. + +Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit +de larmes les yeux de Jean. + +Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa. + +--Laisse-moi ... ecoute ... j'ai encore tant de choses a te dire pour +que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je +devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ... + +--Dis, maman, dis. + +--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompe ... Tu veux que je +reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous +voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journee dans la +maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver +ton frere derriere elle, pour cela il faut, non pas que tu me +pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en +veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez +fort, assez different de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le +fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mepriser! ... Moi j'ai +assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux +plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne +pourras jamais comprendre ca, toi! Pour que nous puissions encore vivre +ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai +ete la maitresse de ton pere, j'ai ete encore plus sa femme, sa vraie +femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette +rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai +toujours, que je n'ai aime que lui, qu'il a ete toute ma vie, toute ma +joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi, +pendant si longtemps! Ecoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je +n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas +rencontre, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de +ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois +tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frere et toi. +Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais +aime rien, rien connu, rien desire, je n'aurais pas seulement pleure, +car j'ai pleure, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleure, depuis que nous +sommes venus ici. Je m'etais donnee a lui tout entiere, corps et ame, +pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai ete sa +femme comme il a ete mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour +l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il etait toujours +bon et prevenant, mais je n'etais plus pour lui ce que j'avais ete. +C'etait fini! Oh! que j'ai pleure! ... Comme c'est miserable et +trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrives +ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il +promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ... +et je ne l'ai plus revu! ... et voila qu'il est mort! ... Mais il nous +aimait encore puisqu'il a pense a toi. Moi je l'aimerai jusqu'a mon +dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu +es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi! +Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que +tu acceptes d'etre son fils et que nous parlions de lui quelquefois, +et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions a lui quand nous nous +regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il +est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu +decideras: Jean repondit d'une voix douce: + +--Reste, maman. + +Elle le serra dans ses bras et se remit a pleurer; puis elle reprit, la +joue contre sa joue: + +--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui? + +Jean murmura: + +--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre aupres de lui. + +Au souvenir de l'aine elle fut crispee d'angoisse. + +--Non, je ne puis plus, non! non! + +Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'ecria, l'ame en detresse: + +--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne +sais pas ... trouve ... sauve-moi! + +--Oui, maman, je chercherai. + +--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai +si peur de lui ... si peur! + +--Oui, je trouverai. Je te promets. + +--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand +je le vois. + +Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille: + +--Garde-moi ici, chez toi. + +Il hesita, reflechit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de +cette combinaison. + +Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments +precis son affolement et sa terreur. + +--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire +demain a Roland que je me suis trouvee malade. + +--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentre. Voyons, aie du +courage. J'arrangerai tout, je te le promets, des demain. Je serai +a neuf heures a la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te +reconduire. + +--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin, +craintif et reconnaissant. + +Elle essaya de se lever; mais la secousse avait ete trop forte; elle ne +pouvait encore se tenir sur ses jambes. + +Alors il lui fit boire de l'eau sucree, respirer de l'alcali, et il lui +lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisee et +soulagee comme apres un accouchement. + +Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand +ils passerent a l'hotel de ville. + +Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: "Adieu, maman, +bon courage." + +Elle monta, a pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre, +se devetit bien vite, et se glissa, avec l'emotion retrouvee des +adulteres anciens, aupres de Roland qui ronflait. + +Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir. + + + +VIII + + +Quand il fut rentre dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan, +car les chagrins et les soucis qui donnaient a son frere des envies de +courir et de fuir comme une bete chassee, agissant diversement sur sa +nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait +mou a ne plus faire un mouvement, a ne pouvoir gagner son lit, mou de +corps et d'esprit, ecrase et desole. Il n'etait point frappe, comme +l'avait ete Pierre, dans la purete de son amour filial, dans cette +dignite secrete qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accable par +un coup du destin qui menacait en meme temps ses interets les plus +chers. + +Quand son ame enfin se fut calmee, quand sa pensee se fut eclaircie +ainsi qu'une eau battue et remuee, il envisagea la situation qu'on +venait de lui reveler. S'il eut appris de toute autre maniere le secret +de sa naissance, il se serait assurement indigne et aurait ressenti un +profond chagrin; mais apres sa querelle avec son frere, apres cette +delation violente et brutale ebranlant ses nerfs, l'emotion poignante +de la confession de sa mere le laissa sans energie pour se revolter. Le +choc recu par sa sensibilite avait ete assez fort pour emporter, dans un +irresistible attendrissement, tous les prejuges et toutes les saintes +susceptibilites de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'etait pas un +homme de resistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins +contre lui-meme; il se resigna donc, et par un penchant instinctif, par +un amour inne du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquieta +aussitot des perturbations qui allaient surgir autour de lui et +l'atteindre du meme coup. Il les pressentait inevitables, et, pour les +ecarter, il se decida a des efforts surhumains d'energie et d'activite. +Il fallait que tout de suite, des le lendemain, la difficulte fut +tranchee, car il avait aussi par instants ce besoin imperieux des +solutions immediates qui constitue toute la force des faibles, +incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitue d'ailleurs +a demeler et a etudier les situations compliquees, les questions d'ordre +intime, dans les familles troublees, decouvrit immediatement toutes les +consequences prochaines de l'etat d'ame de son frere. Malgre lui il en +envisageait les suites a un point de vue presque professionnel, comme +s'il eut regle les relations futures de clients apres une catastrophe +d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait +impossible. Il l'eviterait facilement en restant chez lui, mais il etait +encore inadmissible que leur mere continuat a demeurer sous le meme toit +que son fils aine. + +Et longtemps il medita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant +des combinaisons sans trouver rien qui put le satisfaire. + +Mais une idee soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait recue, un +honnete homme la garderait-il? + +Il se repondit: "Non" d'abord, et se decida a la donner aux pauvres. +C'etait dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme +un autre, comme travaillent tous ceux qui debutent. Cette resolution +virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser +son front contre les vitres. Il avait ete pauvre, il redeviendrait +pauvre. Il n'en mourrait pas, apres tout. Ses yeux regardaient le bec de +gaz qui brulait en face de lui de l'autre cote de la rue. Or, comme une +femme attardee passait sur le trottoir, il songea brusquement a Mme +Rosemilly, et il recut au coeur la secousse des emotions profondes nees +en nous d'une pensee cruelle. Toutes les consequences desesperantes de +sa decision lui apparurent en meme temps. Il devrait renoncer a epouser +cette femme, renoncer au bonheur, renoncer a tout. Pouvait-il agir +ainsi, maintenant qu'il s'etait engage vis-a-vis d'elle? Elle l'avait +accepte le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais +avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne +valait-il pas mieux garder cet argent comme un depot qu'il restituerait +plus tard aux indigents? + +Et dans son ame ou l'egoisme prenait des masques honnetes, tous les +interets deguises luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers +cedaient la place aux raisonnements ingenieux, puis reparaissaient, puis +s'effacaient de nouveau. + +Il revint s'asseoir, cherchant un motif decisif, un pretexte +tout-puissant pour fixer ses hesitations et convaincre sa droiture +native. Vingt fois deja il s'etait pose cette question: "Puisque je suis +le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas +naturel que j'accepte aussi son heritage?" Mais cet argument ne pouvait +empecher le "non" murmure par la conscience intime. + +Soudain il songea: "Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais +cru etre mon pere, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son +vivant, ni apres sa mort. Ce ne serait ni digne ni equitable. Ce serait +voler mon frere." + +Cette nouvelle maniere de voir l'ayant soulage, ayant apaise sa +conscience, il retourna vers la fenetre. + +"Oui, se disait-il, il faut que je renonce a l'heritage de ma famille, +que je le laisse a Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant +de son pere. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde +l'argent de mon pere a moi?" + +Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'etant +decide a l'abandonner integralement, il consentit donc et se resigna +a garder celle de Marechal, car en repoussant l'une et l'autre il se +trouverait reduit a la pure mendicite. + +Cette affaire delicate une fois reglee, il revint a la question de la +presence de Pierre dans la famille. Comment l'ecarter? Il desesperait de +decouvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au +port sembla lui jeter une reponse en lui suggerant une idee. + +Alors il s'etendit tout habille sur son lit et revassa jusqu'au jour. + +Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'execution de son projet +etait possible. Puis, apres quelques demarches et quelques visites, il +se rendit a la maison de ses parents. Sa mere l'attendait enfermee dans +sa chambre. + +--Si tu n'etais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais ose descendre. + +On entendit aussitot Roland qui criait dans l'escalier: + +--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien! + +On ne repondit pas, et il hurla: + +--Josephine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites? + +La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol: + +--V'la, M'sieu, que qui faut? + +--Ou est Madame? + +--Madame est en haut avec M'sieu Jean! + +Alors il vocifera en levant la tete vers l'etage superieur: + +--Louise? + +Mme Roland entr'ouvrit la porte et repondit: + +--Quoi? mon ami. + +--On ne mange donc pas, nom d'un chien! + +--Voila, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean. + +Roland s'ecria en apercevant le jeune homme: + +--Tiens, te voila, toi! Tu t'embetes deja dans ton logis. + +--Non, pere, mais j'avais a causer avec maman ce matin. + +Jean s'avanca, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur +ses doigts l'etreinte paternelle du vieillard, une emotion bizarre et +imprevue le crispa, l'emotion des separations et des adieux sans espoir +de retour. + +Mme Roland demanda: + +--Pierre n'est pas arrive? + +Son mari haussa les epaules: + +--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commencons sans lui. + +Elle se tourna vers Jean: + +--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ca le blesse quand on ne +l'attend pas. + +--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit. + +Il monta l'escalier, avec la resolution fievreuse d'un craintif qui va +se battre. + +Quand il eut heurte la porte, Pierre repondit: + +--Entrez. + +Il entra. + +L'autre ecrivait, penche sur sa table. + +--Bonjour, dit Jean. + +Pierre se leva. + +--Bonjour. + +Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'etait passe. + +--Tu ne descends pas dejeuner? + +--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup a travailler. + +La voix de l'aine tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce +qu'il allait faire. + +--On t'attend. + +--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mere est en bas? ... + +--Oui. c'est meme elle qui m'a envoye te chercher. + +--Ah! alors ... je descends. + +Devant la porte de la salle il hesita a se montrer le premier; puis il +l'ouvrit d'un geste saccade, et il apercut son pere et sa mere assis a +table, face a face. + +Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, +et s'etant penche il lui tendit son front a baiser comme il faisait +depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis. +Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les +levres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, apres ce +simulacre de caresse. + +Il se demandait: "Que se sont-ils dit, apres mon depart?" + +Jean repetait avec tendresse "mere" et "chere maman", prenait soin +d'elle, la servait et lui versait a boire. Pierre alors comprit qu'ils +avaient pleure ensemble, mais il ne put penetrer leur pensee! Jean +croyait-il sa mere coupable ou son frere un miserable? + +Et tous les reproches qu'il s'etait faits d'avoir dit l'horrible chose +l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la +bouche, l'empechant de manger et de parler. + +Il etait envahi maintenant par un besoin de fuir intolerable, de quitter +cette maison qui n'etait plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus +a lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur +l'heure, n'importe ou, sentant que c'etait fini, qu'il ne pouvait plus +rester pres d'eux, qu'il les torturerait toujours malgre lui, rien +que par sa presence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un +insoutenable supplice. + +Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'ecoutant pas, n'entendait +point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frere +et prit garde au sens des paroles. + +Jean disait: + +--Ce sera, parait-il, le plus beau batiment de leur flotte On parle +de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois +prochain. + +Roland s'etonnait: + +--Deja! Je croyais qu'il ne serait pas en etat de prendre la mer cet +ete. + +--Pardon; on a pousse les travaux avec ardeur pour que la premiere +traversee ait lieu avant l'automne. J'ai passe ce matin aux bureaux de +la Compagnie et j'ai cause avec un des administrateurs. + +--Ah! ah! lequel? + +--M. Marchand, l'ami particulier du president du conseil +d'administration. + +--Tiens, tu le connais? + +--Oui. Et puis j'avais un petit service a lui demander. + +--Ah! alors tu me feras visiter en grand detail la _Lorraine_ des +qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas? + +--Certainement, c'est tres facile! + +Jean paraissait hesiter, chercher ses phrases, poursuivre une +introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie tres +acceptable qu'on mene sur ces grands transatlantiques. On passe plus de +la moitie des mois a terre dans deux villes superbes, New-York et le +Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut meme faire +la des connaissances tres agreables et tres utiles pour plus tard, oui, +tres utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les +economies sur le charbon, peut arriver a vingt-cinq mille francs par an, +sinon plus ... + +Roland fit un "bigre!" suivi d'un sifflement, qui temoignaient d'un +profond respect pour la somme et pour le capitaine. + +Jean reprit: + +--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le medecin a +cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, eclairage, +chauffage, service, etc., etc. Ce qui equivaut a dix mille au moins, +c'est tres beau. + +Pierre, qui avait leve les yeux, rencontra ceux de son frere, et le +comprit. + +Alors, apres une hesitation, il demanda: + +--Est-ce tres difficile a obtenir, les places de medecin sur un +transatlantique? + +--Oui et non. Tout depend des circonstances et des protections. + +Il y eut un long silence, puis le docteur reprit: + +--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_? + +--Oui, le sept. Et ils se turent. + +Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer +comme medecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait +peut-etre. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien a sa +famille. Il avait du, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant +il ne tendait plus la main devant sa mere! Il n'avait donc aucune +ressource, hors celle-la, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain +de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre +toit. Il dit alors, en hesitant un peu: + +--Si je pouvais, je partirais volontiers la-dessus, moi. + +Jean demanda: + +--Pourquoi ne pourrais-tu pas? + +--Parce que je ne connais personne a la Compagnie transatlantique. + +Roland demeurait stupefait: + +--Et tous tes beaux projets de reussite, que deviennent-ils? + +Pierre murmura: + +--Il y a des jours ou il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux +meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un debut, un moyen d'amasser +quelques milliers de francs pour m'etablir ensuite. + +Son pere, aussitot, fut convaincu: + +--Ca, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de cote six ou sept mille +francs, qui bien employes te meneront loin. Qu'en penses-tu, Louise? + +Elle repondit d'une voix basse, presque inintelligible: + +--Je pense que Pierre a raison. + +Roland s'ecria: + +--Mais je vais en parler a M. Poulin, que je connais beaucoup! Il +est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la +Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des +vice-presidents. + +Jean demandait a son frere: + +--Veux-tu que je tate aujourd'hui meme M. Marchand? + +--Oui, je veux bien. + +Pierre reprit, apres avoir songe quelques instants: + +--Le meilleur moyen serait peut-etre encore d'ecrire a mes maitres de +l'Ecole de medecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent +sur ces bateaux-la des sujets mediocres. Des lettres tres chaudes des +professeurs Mas-Roussel, Remusot, Flache et Borriquel enleveraient la +chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il +suffirait de faire presenter ces lettres par ton ami M. Marchand au +conseil d'administration. + +Jean approuvait tout a fait: + +--Ton idee est excellente, excellente! + +Et il souriait, rassure, presque content, sur du succes, etant incapable +de s'affliger longtemps. + +--Tu vas leur ecrire aujourd'hui meme, dit-il. + +--Tout a l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de cafe ce +matin, je suis trop nerveux. + +Il se leva et sortit. + +Alors Jean se tourna vers sa mere: + +--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais? + +--Rien ... Je ne sais pas. + +--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosemilly? + +--Mais ... oui ... oui ... + +--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui. + +--Oui ... oui ... C'est vrai. + +--Pourquoi ca, indispensable?--demanda Roland, habitue d'ailleurs a ne +jamais comprendre ce qu'on disait devant lui. + +--Parce que je lui ai promis d'y aller. + +--Ah! tres bien. C'est different, alors. + +Et il se mit a bourrer sa pipe, tandis que la mere et le fils montaient +l'escalier pour prendre leurs chapeaux. + +Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda: + +--Veux-tu mon bras, maman? + +Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher cote +a cote. Elle accepta et s'appuya sur lui. + +Ils ne parlerent point pendant quelque temps, puis il lui dit: + +--Tu vois que Pierre consent parfaitement a s'en aller. + +Elle murmura: + +--Le pauvre garcon! + +--Pourquoi ca, le pauvre garcon? Il ne sera pas malheureux du tout sur +la _Lorraine_. + +--Non ... je sais bien, mais je pense a tant de choses. + +Longtemps elle songea, la tete baissee, marchant du meme pas que son +fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure +une longue et secrete pensee: + +--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on +est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard. + +Il dit, tres bas: + +--Ne parle plus de ca, maman. + +--Est-ce possible? j'y pense tout le temps. + +--Tu oublieras. + +Elle se tut encore, puis, avec un regret profond: + +--Ah! comme j'aurais pu etre heureuse en epousant un autre homme! + +A present, elle s'exasperait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur +sa betise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect +commun de sa personne toute la responsabilite de sa faute et de son +malheur. C'etait a cela, a la vulgarite de cet homme, qu'elle devait de +l'avoir trompe, d'avoir desespere un de ses fils et fait a l'autre la +plus douloureuse confession dont put saigner le coeur d'une mere. + +Elle murmura: "C'est si affreux pour une jeune fille d'epouser un mari +comme le mien." Jean ne repondait pas. Il pensait a celui dont il avait +cru jusqu'ici etre le fils, et peut-etre la notion confuse qu'il portait +depuis longtemps de la mediocrite paternelle, l'ironie constante de son +frere, l'indifference dedaigneuse des autres et jusqu'au mepris de la +bonne pour Roland avaient-ils prepare son ame a l'aveu terrible de sa +mere. Il lui en coutait moins d'etre le fils d'un autre; et apres +la grande secousse d'emotion de la veille, s'il n'avait pas eu le +contre-coup de revolte, d'indignation et de colere redoute par Mme +Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de +se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse. + +Ils etaient arrives devant la maison de Mme Rosemilly. + +Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxieme etage d'une +grande construction qui lui appartenait. De ses fenetres on decouvrait +toute la rade du Havre. + +En apercevant Mme Roland qui entrait la premiere, au lieu de lui tendre +les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle +devinait l'intention de sa demarche. + +Le mobilier du salon, en velours frappe, etait toujours recouvert +de housses. Les murs, tapisses de papier a fleurs, portaient +quatre gravures achetees par le premier mari, le capitaine. Elles +representaient des scenes maritimes et sentimentales. On voyait sur la +premiere la femme d'un pecheur agitant un mouchoir sur une cote, tandis +que disparait a l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la +seconde, la meme femme, a genoux sur la meme cote, se tord les bras en +regardant au loin, sous un ciel plein d'eclairs, sur une mer de vagues +invraisemblables, la barque de l'epoux qui va sombrer. + +Les deux autres gravures representaient des scenes analogues dans une +classe superieure de la societe. + +Une jeune femme blonde reve, accoudee sur le bordage d'un grand paquebot +qui s'en va. Elle regarde la cote deja lointaine d'un oeil mouille de +larmes et de regrets. + +Qui a-t-elle laisse derriere elle? + +Puis, la meme jeune femme assise pres d'une fenetre ouverte sur l'Ocean +est evanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux +sur le tapis. + +Il est donc mort, quel desespoir! + +Les visiteurs, generalement, etaient emus et seduits par la tristesse +banale de ces sujets transparents et poetiques. On comprenait tout de +suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres +femmes, bien qu'on ne sut pas au juste la nature du chagrin de la plus +distinguee. Mais ce doute meme aidait a la reverie. Elle avait du perdre +son fiance! L'oeil, des l'entree, etait attire invinciblement vers ces +quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en ecartait +que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre +expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il +se degageait surtout du dessin net, bien fini, soigne distingue a la +facon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une +sensation de proprete et de rectitude qu'accentuait encore le reste de +l'ameublement. + +Les sieges demeuraient ranges suivant un ordre invariable, les uns +contre la muraille, les autres autour du gueridon. Les rideaux blancs, +immacules, avaient des plis si droits et si reguliers qu'on avait envie +de les friper un peu; et jamais un grain de poussiere ne ternissait le +globe ou la pendule doree, de style Empire, une mappemonde portee par +Atlas agenouille, semblait murir comme un melon d'appartement. + +Les deux femmes en s'asseyant modifierent un peu la place normale de +leurs chaises. + +--Vous n'etes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland. + +--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguee. + +Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mere, tout le +plaisir qu'elle avait pris a cette excursion et a cette peche. + +--Vous savez, disait-elle, que j'ai mange ce matin mes salicoques. Elles +etaient delicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou +l'autre cette partie-la ... + +Le jeune homme l'interrompit: + +--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la premiere? + +--Comment ca? Mais il me semble qu'elle est finie. + +--Oh! Madame, j'ai fait, de mon cote, dans ce rocher de Saint-Jouin, une +peche que je veux aussi rapporter chez moi. + +Elle prit un air naif et malin: + +--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouve? + +--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas +change d'avis ce matin. + +Elle se mit a sourire: + +--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi. + +Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, ou elle fit tomber +la sienne d'un geste vif et resolu. Et il demanda: + +--Le plus tot possible, n'est-ce pas? + +--Quand vous voudrez. + +--Six semaines? + +--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mere? + +Mme Roland repondit avec un sourire un peu melancolique: + +--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien +voulu Jean, car vous le rendrez tres heureux. + +--On fera ce qu'on pourra, maman. + +Un peu attendrie, pour la premiere fois, Mme Rosemilly se leva et, +prenant a pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant; +et sous cette caresse nouvelle une emotion puissante gonfla le coeur +malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle eprouvait. +C'etait triste et doux en meme temps. Elle avait perdu un fils, un grand +fils, et on lui rendait a la place une fille, une grande fille. + +Quand elles se retrouverent face a face, sur leurs sieges, elles se +prirent les mains, et resterent ainsi, se regardant et se souriant, +tandis que Jean semblait presque oublie d'elles. + +Puis elles parlerent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer +pour ce prochain mariage, et quand tout fut decide, regle, Mme Rosemilly +parut soudain se souvenir d'un detail et demanda: + +--Vous avez consulte M. Roland, n'est-ce pas? + +La meme rougeur couvrit soudain les joues de la mere et du fils. Ce fut +la mere qui repondit: + +--Oh! non, c'est inutile! + +Puis elle hesita, sentant qu'une explication etait necessaire, et elle +reprit: + +--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que +nous avons decide. + +Mme Rosemilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, +car le bonhomme comptait si peu. + +Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils: + +--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer. + +Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'epouvante de sa maison. + +Ils entrerent chez Jean. + +Des qu'elle sentit la porte fermee derriere elle, elle poussa un gros +soupir comme si cette serrure l'avait mise en surete; puis, au lieu de +se reposer, comme elle l'avait dit, elle commenca a ouvrir les +armoires, a verifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et +des chaussettes. Elle changeait l'ordre etabli pour chercher des +arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage a son oeil de +menagere; et quand elle eut dispose les choses a son gre, aligne les +serviettes, les calecons et les chemises sur leurs tablettes speciales, +divise tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge +de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre, +et elle dit: + +--Jean, viens donc voir comme c'est joli. + +Il se leva et admira pour lui faire plaisir. + +Soudain, comme il s'etait rassis, elle s'approcha de son fauteuil a pas +legers, par derriere, et, lui enlacant le cou de son bras droit, elle +l'embrassa en posant sur la cheminee un petit objet enveloppe dans un +papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main. + +Il demanda: + +--Qu'est-ce que c'est? + +Comme elle ne repondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du +cadre: + +--Donne! dit-il. + +Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. +Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant +l'appartement, alla l'enfermer a double tour, dans le tiroir de son +bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses +yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante: + +--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. +Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me +rendre compte. + + + +IX + + +Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Remusot, +Flache et Borriquel, ecrites dans les termes les plus flatteurs pour le +Mme Pierre Roland, leur eleve, avaient ete soumises par M. Marchand au +conseil de la Compagnie transatlantique, appuyees par MM. Poulin, juge +au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au +maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire. + +Il se trouvait que le medecin de la _Lorraine_ n'etait pas encore +designe, et Pierre eut la chance d'etre nomme en quelques jours. + +Le pli qui l'en prevenait lui fut remis par la bonne Josephine, un +matin, comme il finissait sa toilette. + +Sa premiere emotion fut celle du condamne a mort a qui on annonce sa +peine commuee; et il sentit immediatement sa souffrance adoucie un peu +par la pensee de ce depart et de cette vie calme, toujours bercee par +l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante. + +Il vivait maintenant dans la maison paternelle en etranger muet et +reserve. Depuis le soir ou il avait laisse s'echapper devant son frere +l'infame secret decouvert par lui, il sentait qu'il avait brise les +dernieres attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir +dit cette chose a Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, mechant, et +cependant il etait soulage d'avoir parle. + +Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mere ou le regard de son +frere. Leurs yeux pour s'eviter avaient pris une mobilite surprenante +et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se +demandait: "Qu'a-t-elle pu dire a Jean? A-t-elle avoue ou a-t-elle nie? +Que croit mon frere? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?" Il +ne devinait pas et s'en exasperait. Il ne leur parlait presque plus +d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'eviter ses questions. + +Quand il eut recu la lettre lui annoncant sa nomination, il la presenta, +le jour meme, a sa famille. Son pere, qui avait une grande tendance a se +rejouir de tout, battit des mains. Jean repondit d'un ton serieux, mais +l'ame pleine de joie: + +--Je te felicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait +beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes +professeurs. + +Et sa mere baissa la tete en murmurant: + +--Je suis bien heureuse que tu aies reussi. + +Il alla, apres le dejeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se +renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du medecin de la +_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer pres de +lui de tous les details de sa vie nouvelle et des particularites qu'il y +devait rencontrer. + +Le Mme Pirette etant a bord, il s'y rendit, et il fut recu dans une +petite chambre de paquebot par un jeune homme a barbe blonde qui +ressemblait a son frere. Ils causerent longtemps. + +On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense batiment une +grande agitation confuse et continue, ou la chute des marchandises +entassees dans les cales se melait aux pas, aux voix, au mouvement des +machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaitres et a la +rumeur des chaines trainees ou enroulees sur les treuils par l'haleine +rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros +navire. + +Mais lorsque Pierre eut quitte son collegue et se retrouva dans la rue, +une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces +brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent +dans leur epaisseur insaisissable quelque chose de mysterieux et d'impur +comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines. + +En ses heures de plus grande souffrance il ne s'etait jamais senti +plonge ainsi dans un cloaque de misere. C'est que la derniere dechirure +etait faite; il ne tenait plus a rien. En arrachant de son coeur les +racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas eprouve encore cette +detresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir. + +Ce n'etait plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement +d'une bete sans abri, une angoisse materielle d'etre errant qui n'a plus +de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales +du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant +dans cette chambrette balancee sur les vagues, la chair de l'homme qui +a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'etait revoltee +contre l'insecurite de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle +s'etait sentie protegee, cette chair, par le mur solide enfonce dans la +terre qui le tient, et par la certitude du repos a la meme place, sous +le toit qui resiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver +dans la chaleur du logis ferme deviendrait un danger et une constante +souffrance. + +Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et +engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se +perdre par les chemins, mais quelques metres de planches pour marcher +comme un condamne au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de +jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans +cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il +faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner +aux bords de la couchette etroite pour ne point rouler par terre. Les +jours de calme il entendrait la trepidation ronflante de l'helice et +sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, reguliere, +exasperante. + +Et il se trouvait condamne a cette vie de forcat vagabond, uniquement +parce que sa mere s'etait livree aux caresses d'un homme. + +Il allait devant lui, defaillant a present sous la melancolie desolee +des gens qui vont s'expatrier. + +Il ne se sentait plus au coeur ce mepris hautain, cette haine +dedaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur +parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'etre ecoute et +console. C'etait, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va +tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de +son depart. + +Il songea a Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour +ressentir une vraie et poignante emotion; et le docteur se decida tout +de suite a l'aller voir. + +Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres +au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa +besogne: + +--On ne vous apercoit plus jamais? dit-il. + +Le jeune homme expliqua qu'il avait eu a entreprendre des demarches +nombreuses, sans en devoiler le motif, et il s'assit en demandant: + +--Eh bien! les affaires vont-elles? + +Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence etait terrible, le +malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait +vendre que des medicaments a bon marche; et les medecins n'y ordonnaient +point ces remedes rares et compliques sur lesquels on gagne cinq cents +pour cent. Le bonhomme conclut: + +--Si ca dure encore trois mois comme ca, il faudra fermer boutique. Si +je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais deja mis a +cirer des bottes. + +Pierre sentit son coeur se serrer, et il se decida brusquement a porter +le coup, puisqu'il le fallait: + +--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous etre d'aucun secours. Je +quitte le Havre au commencement du mois prochain. + +Marowsko ota ses lunettes, tant son emotion fut vive: + +--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites la? + +--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami. + +Le vieux demeurait atterre, sentant crouler son dernier espoir, et il se +revolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui +il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi. + +Il bredouilla: + +--Mais vous n'allez pas me trahir a votre tour, vous? + +Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser: + +--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouve a me caser ici et je +pars comme medecin sur un paquebot transatlantique. + +--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider a vivre! + +--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-meme. Je n'ai pas un sou de +fortune. + +Marowsko repetait: + +--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'a mourir de +faim, moi. A mon age, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre +vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal. + +Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il +n'avait pu faire autrement; le Polonais n'ecoutait point, revolte de +cette desertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute a des +evenements politiques: + +--Vous autres Francais, vous ne tenez pas vos promesses. + +Alors Pierre se leva, froisse a son tour, et le prenant d'un peu haut: + +--Vous etes injuste, pere Marowsko. Pour se decider a ce que j'ai fait, +il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. +J'espere que je vous retrouverai plus raisonnable. + +Et il sortit. + +--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincere. + +Sa pensee cherchait, allant a tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il +avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages defilant +dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait +soupconner sa mere. + +Il hesita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain, +se decidant, il pensa: "Elle avait raison, apres tout." Et il s'orienta +pour retrouver sa rue. + +La brasserie etait, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de +fumee. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'etait un jour +de fete, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-meme servait, +courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant +pleins de mousse. + +Quand Pierre eut trouve une place, non loin du comptoir, il attendit, +esperant que la bonne le verrait et le reconnaitrait. + +Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant +menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil. + +Il finit par frapper la table d'une piece d'argent. Elle accourut: + +--Que desirez-vous, Monsieur? + +Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des +consommations servies. + +--Eh bien! fit-il, c'est comme ca qu'on dit bonjour a ses amis? + +Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressee: + +--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps +aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez? + +--Oui, un bock. + +Quand elle l'apporta, il reprit: + +--Je viens te faire mes adieux. Je pars. + +Elle repondit avec indifference: + +--Ah bah! Ou allez-vous? + +--En Amerique. + +--On dit que c'est un beau pays. + +Et rien de plus. Vraiment il fallait etre bien malavise pour lui parler +ce jour-la. Il y avait trop de monde au cafe! + +Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetee il vit la +_Perle_ qui rentrait portant son pere et le capitaine Beausire. Le +matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis a l'arriere, fumaient +leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les +voyant passer: "Bienheureux les simples d'esprit." + +Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tacher de s'engourdir +dans une somnolence de brute. + +Quand il rentra, le soir, a la maison, sa mere lui dit, sans oser lever +les yeux sur lui: + +--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu +embarrassee. Je t'ai commande tantot ton linge de corps et j'ai passe +chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de +choses que je ne connais pas, peut-etre? + +Il ouvrit la bouche pour dire: "Non, de rien." Mais il songea qu'il lui +fallait au moins accepter de quoi se vetir decemment, et ce fut d'un ton +tres calme qu'il repondit: + +--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai a la Compagnie. + +Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa +mere, en la recevant de ses mains, le regarda pour la premiere fois +depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si +humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui +demandent grace. + +Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au +port du Havre, pour en repartir le 7 du meme mois a destination de +New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine +flottante ou serait desormais emprisonnee sa vie. + +Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mere qui +l'attendait et qui murmura d'une voix a peine intelligible. + +--Tu ne veux pas que je t'aide a t'installer sur ce bateau? + +--Non, merci, tout est fini. + +Elle murmura: + +--Je desire tant voir ta chambrette. + +--Ce n'est pas la peine. C'est tres laid et tres petit. + +Il passa, la laissant atterree, appuyee au mur, et la face bleme. + +Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-la meme, ne parla +pendant le diner que de ce magnifique navire et s'etonna beaucoup que +sa femme n'eut aucune envie de le connaitre puisque leur fils allait +s'embarquer dessus. + +Pierre ne vecut guere dans sa famille pendant les jours qui suivirent. +Il etait nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter +tout le monde. Mais la veille de son depart il parut soudain tres +change, tres adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant +d'aller coucher a bord pour la premiere fois: + +--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau? + +Roland s'ecria: + +--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise? + +--Mais certainement, dit-elle tout bas. + +Pierre reprit: + +--Nous partons a onze heures juste. Il faut etre la-bas a neuf heures et +demie au plus tard. + +--Tiens! s'ecria son pere, une idee. En te quittant nous courrons bien +vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des +jetees et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise? + +--Oui, certainement. + +Roland reprit: + +--De cette facon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre +le mole quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais +reconnaitre les siens dans le tas. Ca te va? + +--Mais oui, ca me va. C'est entendu. + +Une heure plus tard il etait etendu dans son petit lit marin, etroit et +long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant +a tout ce qui s'etait passe depuis deux mois dans sa vie, et surtout +dans son ame. A force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, +sa douleur agressive et vengeresse s'etait fatiguee, comme une lame +emoussee. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir a quelqu'un +et de quoi que ce fut, et il laissait aller sa revolte a vau-l'eau a la +facon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las +de frapper, las de detester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et +tachait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le +sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du +navire, bruits legers, a peine perceptibles en cette nuit calme du port; +et de sa blessure jusque-la si cruelle il ne sentait plus aussi que les +tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent. + +Il avait dormi profondement quand le mouvement des matelots le tira de +son repos. Il faisait jour, le train de maree arrivait au quai amenant +les voyageurs de Paris. + +Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affaires, inquiets, +cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se repondant au +hasard, dans l'effarement du voyage commence. Apres qu'il eut salue le +capitaine et serre la main de son compagnon le commissaire du bord, il +entra dans le salon ou quelques Anglais sommeillaient deja dans les +coins. La grande piece aux murs de marbre blanc encadres de filets d'or +prolongeait indefiniment dans les glaces la perspective de ses longues +tables flanquees de deux lignes illimitees de sieges tournants, en +velours grenat. C'etait bien la le vaste hall flottant et cosmopolite ou +devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son +luxe opulent etait celui des grands hotels, des theatres, des +lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des +millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire +reservee a la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarque +la veille au soir un grand troupeau d'emigrants, et il descendit dans +l'entrepont. En y penetrant, il fut saisi par une odeur nauseabonde +d'humanite pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus ecoeurante +que celle du poil ou de la laine des betes. Alors, dans une sorte de +souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre apercut +des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants etendus sur des planches +superposees ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point +les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette +foule de miserables vaincus par la vie, epuises, ecrases, partant avec +une femme maigre et des enfants extenues pour une terre inconnue, ou ils +esperaient ne point mourir de faim, peut-etre. + +Et songeant au travail passe, au travail perdu, aux efforts steriles, a +la lutte acharnee, reprise chaque jour en vain, a l'energie depensee +par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir ou, cette +existence d'abominable misere, le docteur eut envie de leur crier: "Mais +foutez-vous donc a l'eau avec vos femelles et vos petits!" Et son coeur +fut tellement etreint par la pitie qu'il s'en alla, ne pouvant supporter +leur vue. + +Son pere, sa mere, son frere et Mme Rosemilly l'attendaient deja dans sa +cabine. + +--Si tot, dit-il. + +--Oui, repondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le +temps de te voir un peu. + +Il la regarda. Elle etait en noir, comme si elle eut porte un deuil, et +il s'apercut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier, +devenaient tout blancs a present. + +Il eut grand'peine a faire asseoir les quatre personnes dans sa petite +demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restee ouverte on voyait +passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fete, car +tous les amis des embarques et une armee de simples curieux avaient +envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les +salons, partout, et des tetes s'avancaient jusque dans la chambre tandis +que des voix murmuraient au dehors: "C'est l'appartement du docteur." + +Alors Pierre poussa la porte; mais des qu'il se sentit enferme avec les +siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait +leur gene et leur silence. + +Mme Rosemilly voulut enfin parler: + +--Il vient bien peu d'air par ces petites fenetres, dit-elle. + +--C'est un hublot, repondit Pierre. + +Il en montra l'epaisseur qui rendait le verre capable de resister aux +chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le systeme de +fermeture. Roland a son tour demanda: + +--Tu as ici meme la pharmacie? + +Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliotheque de fioles qui +portaient des noms latins sur des carres de papier blanc. + +Il en prit une pour enumerer les proprietes de la matiere qu'elle +contenait, puis une seconde, puis une troisieme, et il fit un vrai cours +de therapeutique qu'on semblait ecouter avec grande attention. + +Roland repetait en remuant la tete: + +--Est-ce interessant cela! + +On frappa doucement contre la porte. + +--Entrez! cria Pierre. + +Et le capitaine Beausire parut. + +Il dit, en tendant la main: + +--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gener vos epanchements. + +Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommenca. + +Mais, tout a coup, le capitaine preta l'oreille. Des commandements lui +parvenaient a travers la cloison, et il annonca: + +--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la +_Perle_ pour vous voir encore a la sortie, et vous dire adieu en +pleine mer. + +Roland pere y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la +_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement: + +--Allons, adieu, mon garcon. + +Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte. + +Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baisses, tres pale. + +Sou mari lui toucha le bras: + +--Allons, depechons-nous, nous n'avons pas une minute a perdre. + +Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une apres +l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot. +Puis il serra la main de Mme Rosemilly, et celle de son frere en lui +demandant: + +--A quand ton mariage? + +--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coincider avec un de +tes voyages. + +Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombre +de public, de porteurs de paquets et de marins. + +La vapeur ronflait dans le ventre enorme du navire qui semblait fremir +d'impatience. + +--Adieu, dit Roland toujours presse. + +--Adieu, repondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois +qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai. + +Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'eloigna. + +--Vite, vite, en voiture! criait le pere. + +Un fiacre les attendait qui les conduisit a l'avant-port ou Papagris +tenait la _Perle_ toute prete a prendre le large. + +Il n'y avait aucun souffle d'air; c'etait un de ces jours secs et calmes +d'automne, ou la mer polie semble froide et dure comme de l'acier. + +Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent a +ramer. Sur le brise-lames, sur les jetees, jusque sur les parapets +de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la +_Lorraine_. + +La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientot hors +du mole. + +Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et +il disait: + +--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais la, +juste. + +Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin +possible. Tout a coup Roland s'ecria: + +--La voila. J'apercois sa mature et ses deux cheminees. Elle sort du +bassin. + +--Hardi! les enfants, repetait Beausire. + +Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux. + +Roland etait debout, cramponne au mat; il annoncait: + +--En ce moment elle evolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus... +Elle se remet en mouvement... Elle a du prendre son remorqueur... Elle +marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetees!... Entendez-vous la +foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je +vois son avant maintenant... la voila, la voila... Nom de Dieu, quel +bateau! Nom de Dieu! regardez donc!... + +Mme Rosemilly et Beausire se retournerent; les deux hommes cesserent de +ramer; seule Mme Roland ne remua point. + +L'immense paquebot, traine par un puissant remorqueur qui avait l'air, +devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port. +Et le peuple havrais masse sur les moles, sur la plage, aux fenetres, +emporte soudain par un elan patriotique se mit a crier: "Vive la +_Lorraine_!" acclamant et applaudissant ce depart magnifique, cet +enfantement d'une grande ville maritime qui donnait a la mer sa plus +belle fille. + +Mais Elle, des qu'elle eut franchi l'etroit passage enferme entre deux +murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et +elle partit toute seule comme un enorme monstre courant sur l'eau. + +--La voila... la voila!... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur +nous. + +Et Beausire, radieux, repetait: + +--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur +route? + +Jean, tout bas, dit a sa mere: + +--Regarde, maman, elle approche. + +Et Mme Roland decouvrit ses yeux aveugles par les larmes. + +La _Lorraine_ arrivait, lancee a toute vitesse des sa sortie du +port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquee, +annonca: + +--Attention! M. Pierre est a l'arriere, tout seul, bien en vue. +Attention! + +Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, +passait presque a toucher la _Perle_. + +Et Mme Roland, eperdue, affolee, tendit les bras vers lui, et elle vit +son fils, son fils Pierre, coiffe de sa casquette galonnee, qui lui +jetait a deux mains des baisers d'adieu. + +Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu deja tout petit, +efface comme une tache imperceptible sur le gigantesque batiment. Elle +s'efforcait de le reconnaitre encore et ne le distinguait plus. + +Jean lui avait pris la main: + +--Tu as vu? dit-il. + +--Oui, j'ai vu. Comme il est bon! + +Et on retourna vers la ville. + +--Cristi! ca va vite, declarait Roland avec une conviction enthousiaste. + +Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eut +fondu dans l'Ocean. Mme Roland tournee vers lui le regardait s'enfoncer +a l'horizon vers une terre inconnue, a l'autre bout du monde. Sur ce +bateau que rien ne pouvait arreter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait +plus tout a l'heure, etait son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait +que la moitie de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi +que sa vie etait finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait +jamais plus son enfant. + +--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant +un mois? + +Elle balbutia: + +--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal. + +Lorsqu'ils furent revenus a terre, Beausire les quitta tout de suite +pour aller dejeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme +Rosemilly, et Roland dit a sa femme: + +--Il a une belle tournure, tout de meme, notre Jean. + +--Oui, repondit la mere. + +Et comme elle avait l'ame trop troublee pour songer a ce qu'elle disait, +elle ajouta: + +--Je suis bien heureuse qu'il epouse Mme Rosemilly. + +Le bonhomme fut stupefait: + +--Ah bah! Comment? Il va epouser Mme Rosemilly? + +--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui meme. + +--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette +affaire-la? + +--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait etre sur d'etre +agree par elle avant de te consulter. + +Roland se frottait les mains: + +--Tres bien, tres bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument. + +Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard Francois Ier, +sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur +la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumee grise, si +lointaine, si legere qu'elle avait l'air d'un peu de brume. + + +FIN + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN *** + +***** This file should be named 11131.txt or 11131.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/3/11131/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. 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For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/old/11131.zip b/old/11131.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b7d6df2 --- /dev/null +++ b/old/11131.zip |
