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This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +PIERRE & JEAN + +GUY DE MAUPASSANT + + + + +"LE ROMAN" + + +Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. +Tout au contraire les idees que je vais essayer de faire comprendre +entraineraient plutot la critique du genre d'etude psychologique que +j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_. + +Je veux m'occuper du Roman en general. + +Je ne suis pas le seul a qui le meme reproche soit adresse par les memes +critiques, chaque fois que parait un livre nouveau. + +Au milieu de phrases elogieuses, je trouve regulierement celle-ci, sous +les memes plumes: + +--Le plus grand defaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman +a proprement parler. + +On pourrait repondre par le meme argument. + +--Le plus grand defaut de l'ecrivain qui me fait l'honneur de me juger, +c'est qu'il n'est pas un critique. + +Quels sont en effet les caracteres essentiels du critique? + +Il faut que, sans parti pris, sans opinions preconcues, sans idees +d'ecole, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne, +distingue et explique toutes les tendances les plus opposees, les +temperaments les plus contraires, et admette les recherches d'art les +plus diverses. + +Or, le critique qui, apres _Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don +Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinites electives, +Clarisse Harlowe, Emile, Candide, Cinq-Mars, Rene, les Trois +Mousquetaires, Mauprat, le Pere Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le +Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbo, +Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho_, etc., ose +encore ecrire: "Ceci est un roman et cela n'en est pas un", me parait +doue d'une perspicacite qui ressemble fort a de l'incompetence. + +Generalement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins +vraisemblable, arrangee a la facon d'une piece de theatre en trois +actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le +troisieme le denouement. + +Cette maniere de composer est absolument admissible a la condition qu'on +acceptera egalement toutes les autres. + +Existe-t-il des regles pour faire un roman, en dehors desquelles une +histoire ecrite devrait porter un autre nom? + +Si _Don Quichotte_ est un roman, le _Rouge et le Noir_ en +est-il un autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_ +en est-il un? Peut-on etablir une comparaison entre les _Affinites +electives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas, +_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet +et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman? +Quelles sont ces fameuses regles? D'ou viennent-elles? Qui les a +etablies? En vertu de quel principe, de quelle autorite et de quels +raisonnements? + +Il semble cependant que ces critiques savent d'une facon certaine, +indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un +autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans +etre des producteurs, ils sont enregimentes dans une ecole, et qu'ils +rejettent, a la facon des romanciers eux-memes, toutes les oeuvres +concues et executees en dehors de leur esthetique. + +Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui +ressemble le moins aux romans deja faits, et pousser autant que possible +les jeunes gens a tenter des voies nouvelles. + +Tous les ecrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont reclame avec +persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer, +c'est-a-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception +personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalite, qui est une +maniere speciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le +critique qui pretend definir le Roman suivant l'idee qu'il s'en fait +d'apres les romans qu'il aime, et etablir certaines regles invariables +de composition, luttera toujours contre un temperament d'artiste +apportant une maniere nouvelle. Un critique, qui meriterait absolument +ce nom, ne devrait etre qu'un analyste sans tendances, sans preferences, +sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprecier que la +valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa comprehension, +ouverte a tout, doit absorber assez completement sa personnalite pour +qu'il puisse decouvrir et vanter les livres meme qu'il n'aime pas comme +homme et qu'il doit comprendre comme juge. + +Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'ou +il resulte qu'ils nous gourmandent presque toujours a faux ou qu'ils +nous complimentent sans reserve et sans mesure. + +Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre a satisfaire la +tendance naturelle de son esprit, demande a l'ecrivain de repondre a son +gout predominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de +_bien ecrit_, l'ouvrage ou le passage qui plait a son imagination +idealiste, gaie, grivoise, triste, reveuse ou positive. + +En somme, le public est compose de groupes nombreux qui nous crient: + +--Consolez-moi. + +--Amusez-moi. + +--Attristez-moi. + +--Attendrissez-moi. + +--Faites-moi rever. + +--Faites-moi rire. + +--Faites-moi fremir. + +--Faites-moi pleurer. + +--Faites-moi penser. + +Seuls, quelques esprits d'elite demandent a l'artiste: + +--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le +mieux, suivant votre temperament. + +L'artiste essaie, reussit ou echoue. + +Le critique ne doit apprecier le resultat que suivant la nature de +l'effort; et il n'a pas le droit de se preoccuper des tendances. + +Cela a ete ecrit deja mille fois. Il faudra toujours le repeter. + +Donc, apres les ecoles litteraires qui ont voulu nous donner une vision +deformee, surhumaine, poetique, attendrissante, charmante ou superbe de +la vie, est venue une ecole realiste ou naturaliste qui a pretendu nous +montrer la verite, rien que la verite et toute la verite. + +Il faut admettre avec un egal interet ces theories d'art si differentes +et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de +leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idees generales +d'ou elles sont nees. + +Contester le droit d'un ecrivain de faire une oeuvre poetique ou une +oeuvre realiste, c'est vouloir le forcer a modifier son temperament, +recuser son originalite, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et +de l'intelligence que la nature lui a donnes. + +Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou epiques, +gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'etre conforme de telle ou +telle facon et de ne pas avoir une vision concordant avec la notre. + +Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui +plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poetiquement exaltes pour +juger un idealiste et prouvons-lui que son reve est mediocre, banal, +pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, +montrons-lui en quoi la verite dans la vie differe de la verite dans son +livre. + +Il est evident que des ecoles si differentes ont du employer des +procedes de composition absolument opposes. + +Le romancier qui transforme la verite constante, brutale et deplaisante, +pour en tirer une aventure exceptionnelle et seduisante, doit, sans +souci exagere de la vraisemblance, manipuler les evenements a son gre, +les preparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'emouvoir ou +l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une serie de combinaisons +ingenieuses conduisant avec adresse au denouement. Les incidents sont +disposes et gradues vers le point culminant et l'effet de la fin, qui +est un evenement capital et decisif, satisfaisant toutes les curiosites +eveillees au debut, mettant une barriere a l'interet, et terminant si +completement l'histoire racontee qu'on ne desire plus savoir ce que +deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants. + +Le romancier, au contraire, qui pretend nous donner une image exacte +dela vie, doit eviter avec soin tout enchainement d'evenements qui +paraitrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une +histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer a +penser, a comprendre le sens profond et cache des evenements. A force +d'avoir vu et medite il regarde l'univers, les choses, les faits et +les hommes d'une certaine facon qui lui est propre et qui resulte +de l'ensemble de ses observations reflechies. C'est cette vision +personnelle du monde qu'il cherche a nous communiquer en la reproduisant +dans un livre. Pour nous emouvoir, comme il l'a ete lui-meme par le +spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une +scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une +maniere si adroite, si dissimulee, et d'apparence si simple, qu'il soit +impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de decouvrir ses +intentions. + +Au lieu de machiner une aventure et de la derouler de facon a la rendre +interessante jusqu'au denouement, il prendra son ou ses personnages +a une certaine periode de leur existence et les conduira, par des +transitions naturelles, jusqu'a la periode suivante. Il montrera de +cette facon, tantot comment les esprits se modifient sous l'influence +des circonstances environnantes, tantot comment se developpent les +sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait, +comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les +interets bourgeois, les interets d'argent, les interets de famille, les +interets politiques. + +L'habilete de son plan ne consistera donc point dans l'emotion ou dans +le charme, dans un debut attachant ou dans une catastrophe emouvante, +mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'ou se +degagera le sens definitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents +pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a ete, au milieu de tous +les etres qui l'ont entouree, sa signification particuliere et bien +caracteristique, il devra savoir eliminer, parmi les menus evenements +innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre +en lumiere, d'une facon speciale, tous ceux qui seraient demeures +inapercus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre +sa portee, sa valeur d'ensemble. + +On comprend qu'une semblable maniere de composer, si differente de +l'ancien procede visible a tous les yeux, deroute souvent les critiques, +et qu'ils ne decouvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque +invisibles, employes par certains artistes modernes a la place de la +ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue. + +En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de +la vie, les etats aigus de l'ame et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui +ecrit l'histoire du coeur, de l'ame et de l'intelligence a l'etat +normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-a-dire l'emotion de +la simple realite et pour degager l'enseignement artistique qu'il en +veut tirer, c'est-a-dire la revelation de ce qu'est veritablement +l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits +d'une verite irrecusable et constante. + +Mais en se placant au point de vue meme de ces artistes realistes, on +doit discuter et contester leur theorie qui semble pouvoir etre resumee +par ces mots: "Rien que la verite et toute la verite." + +Leur intention etant de degager la philosophie de certains faits +constants et courants, ils devront souvent corriger les evenements au +profit de la vraisemblance et au detriment de la verite, car: + +Le vrai peut quelquefois n'etre pas vraisemblable. + +Le realiste, s'il est un artiste, cherchera, non pas a nous montrer la +photographie banale de la vie, mais a nous en donner la vision plus +complete, plus saisissante, plus probante que la realite meme. + +Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume +au moins par journee, pour enumerer les multitudes d'incidents +insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose +donc,--ce qui estime premiere atteinte a la theorie de toute la verite. + +La vie, en outre, est composee des choses les plus differentes, les plus +imprevues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale, +sans suite, sans chaine, pleine de catastrophes inexplicables, +illogiques et contradictoires qui doivent etre classees au chapitre +_faits divers_. + +Voila pourquoi l'artiste, ayant choisi son theme, ne prendra dans +cette vie encombree de hasards et de futilites que les details +caracteristiques utiles a son sujet, et il rejettera tout le reste, tout +l'a-cote. + +Un exemple entre mille: + +Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considerable +sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tete d'un +personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au +milieu d'un recit, sous pretexte qu'il faut faire la part de l'accident? + +La vie encore laisse tout au meme plan, precipite les faits ou les +traine indefiniment. L'art, au contraire, consiste a user de precautions +et de preparations, a menager des transitions savantes et dissimulees, +a mettre en pleine lumiere, par la seule adresse de la composition, les +evenements essentiels et a donner a tous les autres le degre de relief +qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation +profonde de la verite speciale qu'on veut montrer. + +Faire vrai consiste donc a donner l'illusion complete du vrai, suivant +la logique ordinaire des faits, et non a les transcrire servilement dans +le pele-mele de leur succession. + +J'en conclus que les Realistes de talent devraient s'appeler plutot des +Illusionnistes. + +Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire a la realite puisque nous +portons chacun la notre dans notre pensee et dans nos organes. Nos yeux, +nos oreilles, notre odorat, notre gout differents creent autant de +verites qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui recoivent +les instructions de ces organes, diversement impressionnes, comprennent, +analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait a une autre +race. + +Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion +poetique, sentimentale, joyeuse, melancolique, sale ou lugubre suivant +sa nature. Et l'ecrivain n'a d'autre mission que de reproduire +fidelement cette illusion avec tous les procedes d'art qu'il a appris et +dont il peut disposer. + +Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui +est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion +de l'ignoble qui attire tant d'etres! Les grands artistes sont ceux qui +imposent a l'humanite leur illusion particuliere. + +Ne nous fachons donc contre aucune theorie puisque chacune d'elles est +simplement l'expression generalisee d'un temperament qui s'analyse. + +Il en est deux surtout qu'on a souvent discutees en les opposant l'une +a l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman +d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse +demandent que l'ecrivain s'attache a indiquer les moindres evolutions +d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui determinent +nos actions, en n'accordant au fait lui-meme qu'une importance tres +secondaire. Il est le point d'arrivee, une simple borne, le pretexte du +roman. Il faudrait donc, d'apres eux, ecrire ces oeuvres precises et +revees ou l'imagination se confond avec l'observation, a la maniere d'un +philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les +prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous +les vouloirs et discerner toutes les reactions de l'ame agissant sous +l'impulsion des interets, des passions ou des instincts. + +Les partisans de l'objectivite, (quel vilain mot!) pretendant, au +contraire, nous donner la representation exacte de ce qui a lieu dans la +vie, evitent avec soin toute explication compliquee, toute dissertation +sur les motifs, et se bornent a faire passer sous nos yeux les +personnages et les evenements. + +Pour eux, la psychologie doit etre cachee dans le livre comme elle est +cachee en realite sous les faits dans l'existence. + +Le roman concu de cette maniere y gagne de l'interet, du mouvement dans +le recit, de la couleur, de la vie remuante. + +Donc, au lieu d'expliquer longuement l'etat d'esprit d'un personnage, +les ecrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet etat +d'ame doit faire accomplir fatalement a cet homme dans une situation +determinee. Et ils le font se conduire de telle maniere, d'un bout a +l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient +le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensees, de toutes ses +volontes ou de toutes ses hesitations. Ils cachent donc la psychologie +au lieu de l'etaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme +l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui +fait notre portrait ne montre pas notre squelette. + +Il me semble aussi que le roman execute de cette facon y gagne en +sincerite. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous +voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels +ils obeissent. + +Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, a force d'observer les +hommes, nous pouvons determiner leur nature assez exactement pour +prevoir leur maniere d'etre dans presque toutes les circonstances, si +nous pouvons dire avec precision: "Tel homme de tel temperament, dans +tel cas, fera ceci", il ne s'ensuit point que nous puissions determiner, +une a une, toutes les secretes evolutions de sa pensee qui n'est pas la +notre, toutes les mysterieuses sollicitations de ses instincts qui ne +sont pas pareils aux notres, toutes les incitations confuses de sa +nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont differents +des notres. + +Quel que soit le genie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant +uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter +assez completement dans l'ame et dans le corps d'un gaillard exuberant, +sensuel, violent, souleve par tous les desirs et meme par tous les +vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les +plus intimes de cet etre si different, alors meme qu'il peut fort bien +prevoir et raconter tous les actes de sa vie. + +En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se +substituer a tous ses personnages dans les differentes situations ou il +les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont +les seuls intermediaires entre la vie exterieure et nous, qui nous +imposent leurs perceptions, determinent notre sensibilite, creent en +nous une ame essentiellement differente de toutes celles qui nous +entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le +secours de nos sens, nos idees sur la vie, nous ne pouvons que les +transporter en partie dans tous les personnages dont nous pretendons +devoiler l'etre intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous +montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un +honnete homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou +d'une marchande aux halles, car nous sommes obliges de nous poser ainsi +le probleme: "Si _j'_etais roi, assassin, voleur, courtisane, +religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que +_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce +que _j'_agirais?" Nous ne diversifions donc nos personnages +qu'en changeant l'age, le sexe, la situation sociale et toutes les +circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entoure +d'une barriere d'organes infranchissable. + +L'adresse consiste a ne pas laisser reconnaitre ce _moi_ par le +lecteur sous tous les masques divers qui nous servent a le cacher. + +Mais si, au seul point de vue de la complete exactitude, la pure analyse +psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des +oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres methodes de travail. + +Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur reve d'artistes +est respectable; et ils ont cela de particulierement interessant qu'ils +savent et qu'ils proclament l'extreme difficulte de l'art. + +Il faut etre, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou +bien sot, pour ecrire encore aujourd'hui! Apres tant de maitres aux +natures si variees, au genie si multiple, que reste-t-il a faire qui +n'ait ete fait, que reste-t-il a dire qui n'ait ete dit? Qui peut se +vanter, parmi nous, d'avoir ecrit une page, une phrase qui ne se trouve +deja, a peu pres pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous, +si satures d'ecriture francaise que notre corps entier nous donne +l'impression d'etre une pate faite avec des mots, trouvons-nous jamais +une ligne, une pensee qui ne nous soit familiere, dont nous n'ayons eu, +au moins, le confus pressentiment? + +L'homme qui cherche seulement a amuser son public par des moyens deja +connus, ecrit avec confiance, dans la candeur de sa mediocrite, des +oeuvres destinees a la foule ignorante et desoeuvree. Mais ceux sur +qui pesent tous les siecles de la litterature passee, ceux que rien +ne satisfait, que tout degoute, parce qu'ils revent mieux, a qui tout +semble deflore deja, a qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un +travail inutile et commun, en arrivent a juger l'art litteraire une +chose insaisissable, mysterieuse, que nous devoilent a peine quelques +pages des plus grands maitres. + +Vingt vers, vingt phrases, lus tout a coup nous font tressaillir +jusqu'au coeur comme une revelation surprenante; mais les vers suivants +ressemblent a tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble a +toutes les proses. + +Les hommes de genie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces +tourments, parce qu'ils portent en eux une force creatrice irresistible. +Ils ne se jugent pas eux-memes. Les autres, nous autres qui sommes +simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons +lutter contre l'invincible decouragement que par la continuite de +l'effort. + +Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donne +cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert. + +Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, resumes en +peu de lignes, seront peut-etre utiles a quelques jeunes gens moins +confiants en eux-memes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on debute dans +les lettres. + +Bouilhet, que je connus le premier d'une facon un peu intime, deux ans +environ avant de gagner l'amitie de Flaubert, a force de me repeter que +cent vers, peut-etre moins, suffisent a la reputation d'un artiste, +s'ils sont irreprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de +l'originalite d'un homme meme de second ordre, me fit comprendre que le +travail continuel et la connaissance profonde du metier peuvent, un jour +de lucidite, de puissance et d'entrainement, par la rencontre heureuse +d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit, +amener cette eclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que +nous la pouvons produire. + +Je compris ensuite que les ecrivains les plus connus n'ont presque +jamais laisse plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette +chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des +matieres qui se presentent a notre choix, celle qui absorbera toutes nos +facultes, toute notre valeur, toute notre puissance artiste. + +Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour +moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonte et me +repondit: "Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez +apporte prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci, +jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est +qu'une longue patience. Travaillez." + +Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui +plaisais, car il s'etait mis a m'appeler, en riant, son disciple. + +Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des +nouvelles, je fis meme un drame detestable. Il n'en est rien reste. Le +maitre lisait tout, puis le dimanche suivant, en dejeunant, developpait +ses critiques et enfoncait en moi, peu a peu, deux ou trois principes +qui sont le resume de ses longs et patients enseignements. "Si on a une +originalite, disait-il, il faut avant tout la degager; si on n'en a pas, +il faut en acquerir une." + +--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce +qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en +decouvrir un aspect qui n'ait ete vu et dit par personne. Il y a, dans +tout, de l'inexplore, parce que nous sommes habitues a ne nous servir de +nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pense avant nous sur ce +que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu. +Trouvons-le. Pour decrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine, +demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'a ce qu'ils ne +ressemblent plus, pour nous, a aucun autre arbre et a aucun autre feu. + +C'est de cette facon qu'on devient original. + +Ayant, en outre, pose cette verite qu'il n'y a pas, de par le monde +entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez +absolument pareils, il me forcait a exprimer, en quelques phrases, +un etre ou un objet de maniere a le particulariser nettement, a le +distinguer de tous les autres etres ou de tous les autres objets de meme +race ou de meme espece. + +"Quand vous passez, me disait-il, devant un epicier assis sur sa porte, +devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, +montrez-moi cet epicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence +physique contenant aussi, indiquee par l'adresse de l'image, toute leur +nature morale, de facon a ce que je ne les confonde avec aucun autre +epicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul +mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres +qui le suivent et le precedent." + +J'ai developpe ailleurs ses idees sur le style. Elles ont de grands +rapports avec la theorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle +que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, +qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut +donc chercher, jusqu'a ce qu'on les ait decouverts, ce mot, ce verbe et +cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'a peu pres, ne jamais avoir +recours a des supercheries, meme heureuses, a des clowneries de langage +pour eviter la difficulte. + +On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant +ce vers de Boileau: + +D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir. + +Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, complique, nombreux et +chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'ecriture artiste, +pour fixer toutes les nuances de la pensee; mais il faut discerner avec +une extreme lucidite toutes les modifications de la valeur d'un mot +suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et +d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases +differentes, diversement construites, ingenieusement coupees, pleines +de sonorites et de rythmes savants. Efforcons-nous d'etre des stylistes +excellents plutot que des collectionneurs de termes rares. + +Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase a son gre, de +lui faire tout dire, meme ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de +sous-entendus, d'intentions secretes et non formulees, que d'inventer +des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux +livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la +signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts. + +La langue francaise, d'ailleurs, est une eau pure que les ecrivains +manieres n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siecle a +jete dans ce courant limpide, ses modes, ses archaismes pretentieux et +ses preciosites, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de +ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'etre claire, +logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou +corrompre. + +Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux +termes abstraits, ceux qui font tomber la grele ou la pluie sur la +_proprete_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres a la +simplicite de leurs confreres! Elles frapperont peut-etre les confreres +qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicite qui n'en a +pas. + + +GUY DE MAUPASSANT. + +La Guillette, Etretat, septembre 1887. + + + + + + + + +PIERRE ET JEAN + + + +I + + +--Zut! s'ecria tout a coup le pere Roland qui depuis un quart d'heure +demeurait immobile, les yeux fixes sur l'eau, et soulevant par moments, +d'un mouvement tres leger, sa ligne descendue au fond de la mer. + +Mme Roland, assoupie a l'arriere du bateau, a cote de Mme Rosemilly +invitee a cette partie de peche, se reveilla, et tournant la tete vers +son mari: + +--Eh bien!... eh bien!... Gerome! + +Le bonhomme furieux repondit: + +--Ca ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait +jamais pecher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours +trop tard. + +Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un a babord, l'autre a +tribord, chacun une ligne enroulee a l'index, se mirent a rire en meme +temps et Jean repondit: + +---Tu n'es pas galant pour notre invitee, papa. + +M. Roland fut confus et s'excusa: + +--Je vous demande pardon, madame Rosemilly, je suis comme ca. J'invite +des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, des que je +sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson. + +Mme Roland s'etait tout a fait reveillee et regardait d'un air attendri +le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura: + +--Vous avez cependant fait une belle peche. + +Mais son mari remuait la tete pour dire non, tout en jetant un coup +d'oeil bienveillant sur le panier ou le poisson capture par les trois +hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'ecailles +gluantes et de nageoires soulevees, d'efforts impuissants et mous, et de +baillements dans l'air mortel. + +Le pere Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler +jusqu'au bord le flot d'argent des betes pour voir celles du fond, et +leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps, +une saine puanteur de maree, monta du ventre plein de la corbeille. + +Le vieux pecheur la huma vivement, comme on sent des roses, et declara: + +--Cristi! ils sont frais, ceux-la! + +Puis il continua: + +--Combien en as-tu pris, toi, docteur? + +Son fils aine, Pierre, un homme de trente ans a favoris noirs coupes +comme ceux des magistrats, moustaches et menton rases, repondit: + +--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre. + +Le pere se tourna vers le cadet: + +--Et toi, Jean? + +Jean, un grand garcon blond, tres barbu, beaucoup plus jeune que son +frere, sourit et murmura: + +--A peu pres comme Pierre, quatre ou cinq. + +Ils faisaient, chaque fois, le meme mensonge qui ravissait le pere +Roland. + +Il avait enroule son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il +annonca: + +--Je n'essayerai plus jamais de pecher l'apres-midi. Une fois dix heures +passees, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au +soleil. + +Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de +proprietaire. + +C'etait un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodere de la +navigation et de la peche avait arrache au comptoir des qu'il eut assez +d'aisance pour vivre modestement de ses rentes. + +Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. +Ses deux fils, Pierre et Jean, resterent a Paris pour continuer leurs +etudes et vinrent en conge de temps en temps partager les plaisirs de +leur pere. + +A la sortie du college, l'aine, Pierre, de cinq ans plus age que Jean, +s'etant senti successivement de la vocation pour des professions +variees, en avait essaye, l'une apres l'autre, une demi-douzaine, +et, vite degoute de chacune, se lancait aussitot dans de nouvelles +esperances. + +En dernier lieu la medecine l'avait tente, et il s'etait mis au travail +avec tant d'ardeur, qu'il venait d'etre recu docteur apres d'assez +courtes etudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il etait +exalte, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idees +philosophiques. + +Jean, aussi blond que son frere etait noir, aussi calme que son frere +etait emporte, aussi doux que son frere etait rancunier, avait fait +tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplome de licencie en +meme temps que Pierre obtenait celui de docteur. + +Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous +les deux formaient le projet de s'etablir au Havre s'ils parvenaient a +le faire dans des conditions satisfaisantes. + +Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent +presque invisibles entre freres ou entre soeurs jusqu'a la maturite et +qui eclatent a l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un, +les tenait en eveil dans une fraternelle et inoffensive inimitie. Certes +ils s'aimaient, mais ils s'epiaient. Pierre, age de cinq ans a la +naissance de Jean, avait regarde avec une hostilite de petite bete gatee +cette autre petite bete apparue tout a coup dans les bras de son pere et +de sa mere, et tant aimee, tant caressee par eux. + +Jean, des son enfance, avait ete un modele de douceur, de bonte et de +caractere egal; et Pierre s'etait enerve, peu a peu, a entendre vanter +sans cesse ce gros garcon dont la douceur lui semblait etre de la +mollesse, la bonte de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement. +Ses parents, gens placides, qui revaient pour leurs fils des situations +honorables et mediocres, lui reprochaient ses indecisions, ses +enthousiasmes, ses tentatives avortees, tous ses elans impuissants vers +des idees genereuses et vers des professions decoratives. + +Depuis qu'il etait homme, on ne lui disait plus: "Regarde Jean et +imite-le!" mais chaque fois qu'il entendait repeter: "Jean a fait ceci, +Jean a fait cela," il comprenait bien le sens et l'allusion caches sous +ces paroles. + +Leur mere, une femme d'ordre, une econome bourgeoise un peu +sentimentale, douee d'une ame tendre de caissiere, apaisait sans cesse +les petites rivalites nees chaque jour entre ses deux grands fils, de +tous les menus faits de la vie commune. Un leger evenement, d'ailleurs, +troublait en ce moment sa quietude, et elle craignait une complication, +car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses +enfants achevaient l'un et l'autre leurs eludes speciales, d'une +voisine, Mme Rosemilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort a la +mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois +ans, une maitresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme +un animal libre, comme si elle eut vu, subi, compris et pese tous les +evenements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, etroit et +bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie +et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une +tasse de the. + +Le pere Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse, +interrogeait leur nouvelle amie sur le defunt capitaine, et elle parlait +de lui, de ses voyages, de ses anciens recits, sans embarras, en femme +raisonnable et resignee qui aime la vie et respecte la mort. + +Les deux fils, a leur retour, trouvant cette jolie veuve installee dans +la maison, avaient aussitot commence a la courtiser, moins par desir de +lui plaire que par envie de se supplanter. + +Leur mere, prudente et pratique, esperait vivement qu'un des deux +triompherait, car la jeune femme etait riche, mais elle aurait aussi +bien voulu que l'autre n'en eut point de chagrin. + +Mme Rosemilly etait blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux +follets envoles a la moindre brise et un petit air crane, hardi, +batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage methode de son +esprit. + +Deja elle semblait preferer Jean, portee vers lui par une similitude de +nature. Cette preference d'ailleurs ne se montrait que par une presque +insensible difference dans la voix et le regard, et en ceci encore +qu'elle prenait quelquefois son avis. + +Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne +propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement etre +differente. Quand elle parlait des idees du docteur, de ses idees +politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par +moments: "Vos billevesees." Alors, il la regardait d'un regard froid de +magistrat qui instruit le proces des femmes, de toutes les femmes, ces +pauvres etres! + +Jamais, avant le retour de ses fils, le pere Roland ne l'avait invitee a +ses parties de peche ou il n'emmenait jamais non plus sa femme, car +il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un +long-courrier retraite, rencontre aux heures de maree sur le port et +devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, +charge dela garde du bateau. + +Or, un soir de la semaine precedente, comme Mme Rosemilly qui avait +dine chez lui disait: "Ca doit etre tres amusant, la peche?" l'ancien +bijoutier, flatte dans sa passion, et saisi de l'envie de la +communiquer, de faire des croyants a la facon des pretres, s'ecria: + +--Voulez-vous y venir? + +--Mais oui. + +--Mardi prochain? + +--Oui, mardi prochain. + +--Etes-vous femme a partir a cinq heures du matin? + +Elle poussa un cri de stupeur: + +--Ah! mais non, par exemple. + +Il fut desappointe, refroidi, et il douta tout a coup de cette vocation. + +Il demanda cependant: + +--A quelle heure pourriez-vous partir? + +--Mais ... a neuf heures! + +--Pas avant? + +--Non, pas avant, c'est deja tres tot! + +Le bonhomme hesitait. Assurement on ne prendrait rien, car si le soleil +chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux freres s'etaient +empresses d'arranger la partie, de tout organiser et de tout regler +seance tenante. + +Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait ete jeter l'ancre sous les +rochers blancs du cap de la Heve; et on avait peche jusqu'a midi, +puis sommeille, puis repeche, sans rien prendre, et le pere Roland, +comprenant un peu tard que Mme Rosemilly n'aimait et n'appreciait +en verite que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne +tressaillaient plus, avait jete, dans un mouvement d'impatience +irraisonnee, un _zut_ energique qui s'adressait autant a la veuve +indifferente qu'aux betes insaisissables. Maintenant il regardait le +poisson capture, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il +leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait: + +--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu? + +Tous deux tirerent leurs fils, les roulerent, accrocherent dans les +bouchons de liege les hamecons nettoyes et attendirent. + +Roland s'etait leve pour interroger l'horizon a la facon d'un capitaine: + +--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars! + +Et soudain, le bras allonge vers le nord, il ajouta: + +--Tiens, tiens, le bateau de Southampton. + +Sur la mer plate, tendue comme une etoffe bleue, immense, luisante, aux +reflets d'or et de feu, s'elevait la-bas, dans la direction indiquee, un +nuage noiratre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire +qui semblait tout petit de si loin. + +Vers le sud on voyait encore d'autres fumees, nombreuses, venant toutes +vers la jetee du Havre dont on distinguait a peine la ligne blanche et +le phare, droit comme une corne sur le bout. + +Roland demanda: + +--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_? + +Jean repondit: + +--Oui, papa. + +--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, la-bas. + +Le pere deploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le +point, et soudain, ravi d'avoir vu: + +--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminees. Voulez-vous +regarder, madame Rosemilly? + +Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans +parvenir sans doute a le mettre en face de lui, car elle ne distinguait +rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout +rond, et puis des choses bizarres, des especes d'eclipses, qui lui +faisaient tourner le coeur. + +Elle dit en rendant la longue-vue: + +--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-la. Ca +mettait meme en colere mon mari qui restait des heures a la fenetre a +regarder passer les navires. + +Le pere Roland, vexe, reprit: + +--Ca doit tenir a un defaut de votre oeil, car ma lunette est +excellente. + +Puis il l'offrit a sa femme: + +--Veux-tu voir? + +--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas. + +Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas, +semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette +fin de jour. + +Ses cheveux chatains commencaient seulement a blanchir. Elle avait un +air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait a voir. +Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce +qui ne l'empechait point de gouter le charme du reve. Elle aimait les +lectures, les romans et les poesies, non pour leur valeur d'art, mais +pour la songerie melancolique et tendre qu'ils eveillaient en elle. Un +vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, +comme elle disait, lui donnait la sensation d'un desir mysterieux +presque realise. Et elle se complaisait a ces emotions legeres qui +troublaient un peu son ame bien tenue comme un livre de comptes. + +Elle prenait, depuis son arrivee au Havre, un embonpoint assez visible +qui alourdissait sa taille autrefois tres souple et tres mince. + +Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans etre mechant, la +rudoyait comme rudoient sans colere et sans haine les despotes en +boutique pour qui commander equivaut a jurer. Devant tout etranger il +se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs +terribles, bien qu'il eut peur de tout le monde. Elle, par horreur du +bruit, des scenes, des explications inutiles, cedait toujours et ne +demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps, +prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie +cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau. + +Depuis le depart elle s'abandonnait tout entiere, tout son esprit et +toute sa chair, a ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point, +elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les esperances, il lui +semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de +moelleux, de fluide, de delicieux, qui la bercait et l'engourdissait. + +Quand le pere commanda le retour: "Allons, en place pour la nage!" elle +sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, oter leurs jaquettes et +relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise. + +Pierre, le plus rapproche des deux femmes, prit l'aviron de tribord, +Jean l'aviron de babord, et ils attendirent que le patron criat: "Avant +partout!" car il tenait a ce que les manoeuvres fussent executees +regulierement. + +Ensemble, d'un meme effort, ils laisserent tomber les rames puis se +coucherent en arriere en tirant de toutes leurs forces; et une lutte +commenca pour montrer leur vigueur. Ils etaient venus a la voile tout +doucement, mais la brise etait tombee et l'orgueil de males des deux +freres s'eveilla tout a coup a la perspective de se mesurer l'un contre +l'autre. + +Quand ils allaient pecher seuls avec le pere, ils ramaient ainsi +sans que personne gouvernat, car Roland preparait les lignes tout en +surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou +d'un mot: "Jean, mollis."--"A toi, Pierre, souque." Ou bien il disait: +"Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras." +Celui qui revassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait +moins ardent, et le bateau se redressait. + +Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre +etaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et +blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la +peau. + +Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrees, le front plisse, les +jambes tendues, les mains crispees sur l'aviron, il le faisait plier +dans toute sa longueur a chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en +venait vers la cote. Le pere Roland, assis a l'avant afin de laisser +tout le banc d'arriere aux deux femmes, s'epoumonait a commander: +"Doucement, le _un_--souque le _deux_." Le _un_ redoublait de rage +et le _deux_ ne pouvait repondre a cette nage desordonnee. + +Le patron, enfin, ordonna: "Stop!" Les deux rames se leverent ensemble, +et Jean, sur l'ordre de son pere, tira seul quelques instants. Mais a +partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'echauffait, +tandis que Pierre, essouffle, epuise par sa crise de vigueur, +faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le pere Roland fit +stopper pour permettre a l'aine de reprendre haleine et de redresser la +barque derivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pales, +humilie et rageur, balbutiait: + +--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'etais tres +bien parti, et cela m'a coupe les bras. + +Jean demandait: + +--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple? + +--Non, merci, cela passera. + +La mere ennuyee disait: + +--Voyons, Pierre, a quoi cela rime-t-il de se mettre dans un etat +pareil, tu n'es pourtant pas un enfant. + +Il haussait les epaules et recommencait a ramer. + +Mme Rosemilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. +Sa petite tete blonde, a chaque mouvement du bateau, faisait en arriere +un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins +cheveux. + +Mais le pere Roland cria: "Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous +rattrape." Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminees +inclinees en arriere et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues, +le bateau de Southampton arrivait a toute vapeur, charge de passagers et +d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui +retombait en ecume, lui donnaient un air de hate, un air de courrier +presse; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames +minces et transparentes qui glissaient le long des bords. + +Quand il fut tout pres de la _Perle_, le pere Roland leva son +chapeau, les deux femmes agiterent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine +d'ombrelles repondirent a ces saluts en se balancant vivement sur le +paquebot qui s'eloigna, laissant derriere lui, sur la surface paisible +et luisante de la mer, quelques lentes ondulations. + +Et on voyait d'autres navires, coiffes aussi de fumee, accourant de tous +les points de l'horizon vers la jetee courte et blanche qui les avalait +comme une bouche, l'un apres l'autre. Et les barques de peche et les +grands voiliers aux matures legeres glissant sur le ciel, traines par +d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers +cet ogre devorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait +vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de +goelettes, de trois-mats charges de ramures emmelees. Les steamers +hatifs s'enfuyaient a droite, a gauche, sur le ventre plat de l'Ocean, +tandis que les batiments a voile, abandonnes par les mouches qui les +avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande +hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait +rouge au soleil couchant. + +Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura: + +--Dieu! que c'est beau, cette mer! + +Mme Rosemilly repondit, avec un soupir prolonge, qui n'avait cependant +rien de triste: + +--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois. + +Roland s'ecria: + +--Tenez, voici la _Normandie_ qui se presente a l'entree. Est-elle +grande, hein? + +Puis il expliqua la cote en face, la-bas, la-bas, de l'autre cote de +l'embouchure de la Seine--vingt kilometres, cette embouchure--disait-il. +Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la riviere +de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse +jusqu'a Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la +Seine, qui se deplacent a chaque maree et mettent en defaut les pilotes +de Quilleboeuf eux-memes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours +du chenal. Il fit remarquer comment le Havre separait la basse de +la haute Normandie. En basse Normandie, la cote plate descendait en +paturages, en prairies et en champs jusqu'a la mer. Le rivage de +la haute Normandie, au contraire, etait droit, une grande falaise, +decoupee, dentelee, superbe, faisant jusqu'a Dunkerque une immense +muraille blanche dont toutes les echancrures cachaient un village ou un +port: Etretat, Fecamp, Saint-Valery, Le Treport, Dieppe, etc. + +Les deux femmes ne l'ecoutaient point, engourdies par le bien-etre, +emues par la vue de cet Ocean couvert de navires qui couraient comme des +betes autour de leur taniere; et elles se taisaient, un peu ecrasees par +ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de +soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il etait +de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent +parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est +irritant comme une grossierete. + +Pierre et Jean, calmes, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en +allait vers le port, toute petite a cote des gros navires. + +Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la +main des dames pour les faire descendre; et on penetra dans la ville. +Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetees +a l'heure de la pleine mer, rentrait aussi. + +Mmes Roland et Rosemilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En +montant la rue de Paris elles s'arretaient parfois devant un magasin de +modes ou d'orfevrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis +elles repartaient apres avoir echange leurs idees. + +Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque +jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolonge par d'autres +bassins, ou les grosses coques, ventre a ventre, se touchaient sur +quatre ou cinq rangs. Tous les mats innombrables; sur une etendue de +plusieurs kilometres de quais, tous les mats avec les vergues, les +fleches, les cordages, donnaient a cette ouverture au milieu de la ville +l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette foret sans feuilles, +les goelands tournoyaient, epiant pour s'abattre, comme une pierre qui +tombe, tous les debris jetes a l'eau; et un mousse, qui rattachait une +poulie a l'extremite d'un cacatois, semblait monte la pour chercher des +nids. + +--Voulez-vous diner avec nous sans ceremonie aucune, afin de finir +ensemble la journee? demanda Mme Roland a Mme Rosemilly. + +--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans ceremonie. Ce serait +triste de rentrer toute seule ce soir. + +Pierre, qui avait entendu et que l'indifference de la jeune femme +commencait a froisser, murmura: "Bon, voici la veuve qui s'incruste, +maintenant." Depuis quelques jours il l'appelait "la veuve". Ce mot, +sans rien exprimer, agacait Jean rien que par l'intonation, qui lui +paraissait mechante et blessante. + +Et les trois hommes ne prononcerent plus un mot jusqu'au seuil de leur +logis. C'etait une maison etroite, composee d'un rez-de-chaussee et +de deux petits etages, rue Belle-Normande. La bonne, Josephine, une +fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde a bon marche, qui +possedait a l'exces l'air etonne et bestial des paysans, vint ouvrir, +referma la porte, monta derriere ses maitres jusqu'au salon qui etait au +premier, puis elle dit: + +--Il est v'nu un m'sieu trois fois. + +Le pere Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria: + +--Qui ca est venu, nom d'un chien? + +Elle ne se troublait jamais des eclats de voix de son maitre, et elle +reprit: + +--Un m'sieu d'chez l'notaire. + +--Quel notaire? + +--D'chez m'sieu Canu, donc. + +--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur? + +--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soiree. + +Me Lecanu etait le notaire et un peu l'ami du pere Roland, dont il +faisait les affaires. Pour qu'il eut annonce sa visite dans la soiree, +il fallait qu'il s'agit d'une chose urgente et importante; et les quatre +Roland se regarderent, troubles par cette nouvelle comme le sont les +gens de fortune modeste a toute intervention d'un notaire, qui eveille +une foule d'idees de contrats, d'heritages, de proces, de choses +desirables ou redoutables. Le pere, apres quelques secondes de silence, +murmura: + +--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire? + +Mme Rosemilly se mit a rire: + +--Allez, c'est un heritage. J'en suis sure. Je porte bonheur. + +Mais ils n'esperaient la mort de personne qui put leur laisser quelque +chose. + +Mme Roland, douee d'une excellente memoire pour les parentes, se mit +aussitot a rechercher toutes les alliances du cote de son mari et du +sien, a remonter les filiations, a suivre les branches des cousinages. + +Elle demandait, sans avoir meme ote son chapeau: + +--Dis donc, pere (elle appelait son mari "pere" dans la maison, et +quelquefois "monsieur Roland" devant les etrangers), dis donc, pere, te +rappelles-tu qui a epouse Joseph Lebru, en secondes noces? + +--Oui, une petite Dumenil, la fille d'un papetier. + +--En a-t-il eu des enfants? + +--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins. + +--Non. Alors il n'y a rien par la. + +Deja elle s'animait a cette recherche, elle s'attachait a cette +esperance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui +aimait beaucoup sa mere, qui la savait un peu reveuse, et qui craignait +une desillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle, +au lieu d'etre bonne, etait mauvaise, l'arreta. + +--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amerique! Moi, je +croirais bien plutot qu'il s'agit d'un mariage pour Jean. + +Tout le monde fut surpris a cette idee, et Jean demeura un peu froisse +que son frere eut parle de cela devant Mme Rosemilly. + +--Pourquoi pour moi plutot que pour toi? La supposition est tres +contestable. Tu es l'aine; c'est donc a toi qu'on aurait songe d'abord. +Et puis, moi, je ne veux pas me marier. + +Pierre ricana: + +--Tu es donc amoureux? + +L'autre, mecontent, repondit: + +--Est-il necessaire d'etre amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore +se marier? + +--Ah! bon, le "encore" corrige tout; tu attends. + +--Admets que j'attends, si tu veux. + +Mais le pere Roland, qui avait ecoute et reflechi, trouva tout a coup la +solution la plus vraisemblable. + +--Parbleu! nous sommes bien betes de nous creuser la tete. Maitre Lecanu +est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de medecin, et Jean +un cabinet d'avocat, il a trouve a caser l'un de vous deux. + +C'etait tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord. + +--C'est servi, dit la bonne. + +Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre +a table. + +Dix minutes plus tard, ils dinaient dans la petite salle a manger, au +rez-de-chaussee. + +On ne parla guere tout d'abord; mais, au bout de quelques instants, +Roland s'etonna de nouveau de cette visite du notaire. + +--En somme, pourquoi n'a-t-il pas ecrit, pourquoi a-t-il envoye trois +fois son clerc, pourquoi vient-il lui-meme? + +Pierre trouvait cela naturel. + +--Il faut sans doute une reponse immediate; et il a peut-etre a nous +communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup +ecrire. + +Mais ils demeuraient preoccupes et un peu ennuyes tous les quatre +d'avoir invite cette etrangere qui generait leur discussion et les +resolutions a prendre. + +Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annonce. + +Roland s'elanca. + +--Bonjour, cher maitre. + +Il donnait comme titre a M. Lecanu le "maitre" qui precede le nom de +tous les notaires. + +Mme Rosemilly se leva: + +--Je m'en vais, je suis tres fatiguee. + +On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et +elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisit, comme on le +faisait toujours. + +Mme Roland s'empressa pres du nouveau venu: + +--Une tasse de cafe, Monsieur? + +--Non, merci, je sors de table. + +--Une tasse de the, alors? + +--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler +affaires. + +Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le +mouvement rythme de la pendule et, a l'etage au-dessous, le bruit des +casseroles lavees par la bonne trop bete meme pour ecouter aux portes. + +Le notaire reprit: + +--Avez-vous connu a Paris un certain M. Marechal, Leon Marechal? + +M. et Mme Roland pousserent la meme exclamation: Je crois bien! + +--C'etait un de vos amis? + +Roland declara: + +--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enrage; il ne quitte pas le +boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu +depuis mon depart de la capitale. Et puis nous avons cesse de nous +ecrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre.... + +Le notaire reprit gravement: + +--M. Marechal est decede! + +L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise +triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces +nouvelles. + +M. Lecanu continua: + +--Mon confrere de Paris vient de me communiquer la principale +disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean, +M. Jean Roland, son legataire universel. + +L'etonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot a dire. + +Mme Roland, la premiere, dominant son emotion, balbutia: + +--Mon Dieu, ce pauvre Leon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon +Dieu ... mort!... + +Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes, +gouttes de chagrin venues de l'ame qui coulent sur les joues et semblent +si douloureuses, etant si claires. + +Mais Roland songeait moins a la tristesse de cette perte qu'a +l'esperance annoncee. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur +les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il +demanda, pour arriver a la question interessante: + +--De quoi est-il mort, ce pauvre Marechal? + +M. Lecanu l'ignorait parfaitement. + +--Je sais seulement, disait-il, que, decede sans heritiers directs, il +laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en +obligations trois pour cent, a votre second fils, qu'il a vu naitre, +grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A defaut d'acceptation de la +part de M. Jean, l'heritage irait aux enfants abandonnes. + +Le pere Roland deja ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'ecria: + +--Sacristi! voila une bonne pensee du coeur. Moi, si je n'avais pas eu +de descendant, je ne l'aurais certainement point oublie non plus, ce +brave ami! + +Le notaire souriait: + +--J'ai ete bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-meme la chose. Ca +fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle. + +Il n'avait point du tout songe que cette bonne nouvelle etait la mort +d'un ami, du meilleur ami du pere Roland, qui venait lui-meme d'oublier +subitement cette intimite annoncee tout a l'heure avec conviction. + +Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle +pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle +appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs. + +Le docteur murmura: + +--C'etait un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent a +diner, mon frere et moi. + +Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier +sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser, +jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir. + +Il remua deux fois les levres pour prononcer aussi une phrase +convenable, et, apres avoir longtemps cherche, il ne trouva que ceci: + +--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le +voir. + +Mais la pensee du pere galopait; elle galopait autour de cet heritage +annonce, acquis deja, de cet argent cache derriere la porte et qui +allait entrer tout a l'heure, demain, sur un mot d'acceptation. + +Il demanda: + +--Il n'y a pas de difficultes possibles? ... pas de proces? ... pas de +contestations?... + +Me Lecanu semblait tranquille: + +--Non, mon confrere de Paris me signale la situation comme tres nette. +Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean. + +--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire? + +--Tres claire. + +--Toutes les formalites ont ete remplies? + +--Toutes. + +Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague, +instinctive et passagere de sa hate a se renseigner, et il reprit: + +--Vous comprenez bien que si je vous demande immediatement toutes ces +choses, c'est pour eviter a mon fils des desagrements qu'il pourrait ne +pas prevoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassee, +est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable. +En somme, ce n'est pas moi qui herite, mais je pense au petit avant +tout. + +Dans la famille on appelait toujours Jean "le petit", bien qu'il fut +beaucoup plus grand que Pierre. + +Mme Roland, tout a coup, parut sortir d'un reve, se rappeler une chose +lointaine, presque oubliee, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle +n'etait pas sure d'ailleurs, et elle balbutia: + +--Ne disiez-vous point que notre pauvre Marechal avait laisse sa fortune +a mon petit Jean? + +--Oui, Madame. + +Elle reprit alors simplement: + +--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait. + +Roland s'etait leve: + +--Voulez-vous, cher maitre, que mon fils signe tout de suite +l'acceptation? + +--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, a mon etude, a deux +heures, si cela vous convient. + +--Mais oui, mais oui, je crois bien! + +Alors, Mme Roland qui s'etait levee aussi, et qui souriait, apres les +larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son +fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mere reconnaissante, +elle demanda: + +--Et cette tasse de the, monsieur Lecanu? + +--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir. + +La bonne appelee apporta d'abord des gateaux secs en de profondes boites +de fer-blanc, ces fades et cassantes patisseries anglaises qui semblent +cuites pour des becs de perroquet et soudees en des caisses de metal +pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des +serviettes grises, pliees en petits carres, ces serviettes a the qu'on +ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisieme +fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire +chauffer l'eau. Alors on attendit. + +Personne ne pouvait parler; on avait trop a penser, et rien a dire. +Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie +de peche, fit l'eloge de la _Perle_ et de Mme Rosemilly. + +--Charmante, charmante, repetait le notaire. + +Roland, les reins appuyes au marbre de la cheminee, comme en hiver, +quand le feu brule, les mains dans ses poches et les levres remuantes +comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torture du desir +imperieux de laisser sortir toute sa joie. + +Les deux freres, en deux fauteuils pareils, les jambes croisees de +la meme facon, a droite et a gauche du gueridon central, regardaient +fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions +differentes. + +Le the parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, apres avoir +emiette dedans une petite galette trop dure pour etre croquee; puis il +se leva, serra les mains et sortit. + +--C'est entendu, repetait Roland, demain, chez vous, a deux heures. + +--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot. + +Apres ce depart il y eut encore un silence, puis le pere Roland vint +taper de ses deux mains ouvertes sur les deux epaules de son jeune fils +en criant: + +--Eh bien! sacre veinard, tu ne m'embrasses pas? + +Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son pere en disant: + +--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable. + +Mais le bonhomme ne se possedait plus d'allegresse. Il marchait, jouait +du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses +talons, et repetait: + +--Quelle chance! quelle chance! En voila une, de chance! + +Pierre demanda: + +--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Marechal? + +Le pere repondit: + +--Parbleu, il passait toutes ses soirees a la maison; mais tu te +rappelles bien qu'il allait te prendre au college, les jours de sortie, +et qu'il t'y reconduisait souvent apres diner. Tiens, justement, le +matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est alle chercher le +medecin! Il avait dejeune chez nous quand ta mere s'est trouvee +souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et +il est parti en courant. Dans sa hate il a pris mon chapeau au lieu du +sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus +tard. Il est meme probable qu'il s'est souvenu de ce detail au moment de +mourir; et comme il n'avait aucun heritier il s'est dit: "Tiens, +j'ai contribue a la naissance de ce petit-la, je vais lui laisser ma +fortune." Mme Roland, enfoncee dans une bergere, semblait partie en ses +souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut: + +--Ah! c'etait un brave ami, bien devoue, bien fidele, un homme rare, par +le temps qui court. + +Jean s'etait leve: + +--Je vais faire un bout de promenade, dit-il. + +Son pere s'etonna, voulut le retenir, car ils avaient a causer, a faire +des projets, a arreter des resolutions. Mais le jeune homme s'obstina, +pretextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de +s'entendre bien avant d'etre en possession de l'heritage. + +Et il s'en alla, car il desirait etre seul, pour reflechir. Pierre, a +son tour, declara qu'il sortait, et suivit son frere, apres quelques +minutes. + +Des qu'il fut en tete a tete avec sa femme, le pere Roland la saisit +dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour repondre a +un reproche qu'elle lui avait souvent adresse: + +--Tu vois, ma cherie, que cela ne m'aurait servi a rien de rester a +Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir +ici refaire ma sante, puisque la fortune nous tombe du ciel. + +Elle etait devenue toute serieuse: + +--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre? + +--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis +son frere fera bien quelque chose pour lui. + +--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet heritage est a Jean, rien qu'a +Jean. Pierre se trouve ainsi tres desavantage. + +Le bonhomme semblait perplexe: + +--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous. + +--Non. Ce n'est pas tres juste non plus. + +I1 s'ecria: + +--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas +toujours chercher un tas d'idees desagreables. Il faut que tu gates tous +mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est egal, en voila +une veine, une rude veine! + +Et il s'en alla, enchante, malgre tout, et sans un mot de regret pour +l'ami mort si genereusement. + +Mme Roland se remit a songer devant la lampe qui charbonnait. + + + +II + + +Des qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la +principale rue du Havre, eclairee, animee, bruyante. L'air un peu frais +des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la +canne sous le bras, les mains derriere le dos. + +Il se sentait mal a l'aise, alourdi, mecontent comme lorsqu'on a recu +quelque facheuse nouvelle. Aucune pensee precise ne l'affligeait et il +n'aurait su dire tout d'abord d'ou lui venait cette pesanteur de l'ame +et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir +ou; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque +insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui +genent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et +legere, quelque chose comme une graine de chagrin. + +Lorsqu'il arriva place du Theatre, il se sentit attire par les lumieres +du cafe Tortoni, et il s'en vint lentement vers la facade illuminee; +mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver la des amis, des +connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une repugnance +brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des +petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue +principale qui le conduisait vers le port. + +Il se demandait: "Ou irais-je bien?" cherchant un endroit qui lui plut, +qui fut agreable a son etat d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il +s'irritait d'etre seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne. + +En arrivant sur le grand quai, il hesita encore une fois, puis tourna +vers la jetee; il avait choisi la solitude. + +Comme il frolait un banc sur le brise-lames, il s'assit, deja las de +marcher et degoute de sa promenade avant meme de l'avoir faite. + +Il se demanda: "Qu'ai-je donc ce soir?" Et il se mit a chercher dans son +souvenir quelle contrariete avait pu l'atteindre, comme on interroge un +malade pour trouver la cause de sa fievre. + +Il avait l'esprit excitable et reflechi en meme temps, il s'emballait, +puis raisonnait, approuvait ou blamait ses elans; mais chez lui la +nature premiere demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme +sensitif dominait toujours l'homme intelligent. + +Donc il cherchait d'ou lui venait cet enervement, ce besoin de mouvement +sans avoir envie de rien, ce desir de rencontrer quelqu'un pour n'etre +pas du meme avis, et aussi ce degout pour les gens qu'il pourrait voir +et pour les choses qu'ils pourraient lui dire. + +Et il se posa cette question: "Serait-ce l'heritage de Jean?" + +Oui, c'etait possible, apres tout. Quand le notaire avait annonce cette +nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on +n'est pas toujours maitre de soi, et on subit des emotions spontanees et +persistantes, contre lesquelles on lutte en vain. + +Il se mit a reflechir profondement a ce probleme physiologique de +l'impression produite par un fait sur l'etre instinctif et creant en lui +un courant d'idees et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires +a celles que desire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'etre +pensant, devenu superieur a lui-meme par la culture de son intelligence. + +Il cherchait a concevoir l'etat d'ame du fils qui herite d'une grosse +fortune, qui va gouter, grace a elle, beaucoup de joies desirees depuis +longtemps et interdites par l'avarice d'un pere, aime pourtant, et +regrette. + +Il se leva et se remit a marcher vers le bout de la jetee. Il se sentait +mieux, content d'avoir compris, de s'etre surpris lui-meme, d'avoir +devoile l'autre qui est en nous. + +--Donc j'ai ete jaloux de Jean, pensait-il. + +C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sur maintenant, car la +premiere idee qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme +Rosemilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien +faite pour degouter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la +jalousie gratuite, l'essence meme de la jalousie, celle qui est parce +qu'elle est! Faut soigner cela! + +Il arrivait devant le mat des signaux qui indique la hauteur de l'eau +dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires +signales au large et devant entrer a la prochaine maree. On attendait +des steamers du Bresil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks +danois, une goelette norvegienne et un vapeur turc, ce qui surprit +Pierre autant que s'il avait lu "un vapeur suisse"; et il apercut dans +une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban, +qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons. + +--Que c'est bete, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple +marin. + +Ayant fait encore quelques pas, il s'arreta pour contempler la rade. Sur +sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares electriques +du cap de la Heve, semblables a deux cyclopes monstrueux et jumeaux, +jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux +foyers voisins, les deux rayons paralleles, pareils aux queues geantes +de deux cometes, descendaient, suivant une pente droite et demesuree, du +sommet de la cote au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetees, deux +autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entree du Havre; +et la-bas, de l'autre cote de la Seine, on en voyait d'autres encore, +beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, a eclats et a eclipses, +s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes, +rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux +vivants de la terre hospitaliere disant, rien que par le mouvement +mecanique invariable et regulier de leurs paupieres: "C'est moi. Je suis +Trouville, je suis Honfleur, je suis la riviere de Pont-Audemer." Et +dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour +une planete, le phare aerien d'Etouville montrait la route de Rouen, a +travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve. + +Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le +ciel, on croyait voir, ca et la, des etoiles. Elles tremblotaient dans +la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes +ou rouges aussi. Presque toutes etaient immobiles, quelques-unes, +cependant, semblaient courir; c'etaient les feux des batiments a l'ancre +attendant la maree prochaine, ou des batiments en marche venant chercher +un mouillage. + +Juste a ce moment la lune se leva derriere la ville; et elle avait l'air +du phare enorme et divin, allume dans le firmament pour guider la flotte +infinie des vraies etoiles. + +Pierre murmura, presque a haute voix: "Voila, et nous nous faisons de la +bile pour quatre sous!" + +Tout pres de lui soudain, dans la tranchee large et noire ouverte entre +les jetees, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'etant +penche sur le parapet de granit, il vit une barque de peche qui +rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit +d'aviron, doucement poussee par sa haute voile brune tendue a la brise +du large. + +Il pensa: "Si on pouvait vivre la-dessus, comme on serait tranquille, +peut-etre!" Puis ayant fait encore quelques pas, il apercut un homme +assis a l'extremite du mole. + +Un reveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui etait-ce? +Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il +reconnut son frere. + +--Tiens, c'est toi, Jean? + +--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici? + +--Mais je prends l'air. Et toi? + +Jean se mit a rire: + +--Je prends l'air egalement. + +Et Pierre s'assit a cote de son frere. + +--Hein, c'est rudement beau? + +--Mais oui. + +Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regarde; il reprit: + +--Moi, quand je viens ici, j'ai des desirs fous de partir, de m'en aller +avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits +feux, la-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux +grandes fleurs et aux belles filles pales ou cuivrees, des pays aux +oiseaux-mouches, aux elephants, aux lions libres, aux rois negres, de +tous les pays qui sont nos contes de fees a nous qui ne croyons plus a +la Chatte blanche ni a la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic +de pouvoir s'offrir une promenade par la-bas; mais voila, il faudrait de +l'argent, beaucoup.... + +Il se tut brusquement, songeant que son frere l'avait maintenant, cet +argent, et que delivre de tout souci, delivre du travail quotidien, +libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller ou bon lui +semblerait, vers les blondes Suedoises ou les brunes Havanaises. + +Puis une de ces pensees involontaires, frequentes chez lui, si brusques, +si rapides qu'il ne pouvait ni les prevoir, ni les arreter, ni les +modifier, venues, semblait-il, d'une seconde ame independante et +violente, le traversa: "Bah! il est trop niais, il epousera la petite +Rosemilly." + +Il s'etait leve. + +--Je te laisse rever d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher. + +Il serra la main de son frere, et reprit avec un accent tres cordial: + +--Eh bien, mon petit Jean, te voila riche! Je suis bien content de +t'avoir rencontre tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait +plaisir, combien je te felicite, et combien je t'aime. + +Jean d'une nature douce et tendre, tres emu, balbutiait: + +--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci. + +Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les +mains derriere le dos. + +Lorsqu'il fut rentre dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il +ferait, mecontent de cette promenade ecourtee; d'avoir ete prive de la +mer par la presence de son frere. + +Il eut une inspiration: "Je vais boire un verre de liqueur chez le pere +Marowsko"; et il remonta vers le quartier d'Ingouville. + +Il avait connu le pere Marowsko dans les hopitaux, a Paris. C'etait un +vieux Polonais, refugie politique, disait-on, qui avait eu des histoires +terribles la-bas, et qui etait venu exercer en France, apres nouveaux +examens, son metier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passee; +aussi des legendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes, +et plus tard parmi les voisins. Cette reputation de conspirateur +redoutable, de nihiliste, de regicide, de patriote pret a tout, echappe +a la mort par miracle, avait seduit l'imagination aventureuse et vive de +Pierre Roland; et il etait devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir +jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. +C'etait encore grace au jeune medecin que le bonhomme etait venu +s'etablir au Havre, comptant sur une belle clientele que le nouveau +docteur lui fournirait. + +En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant +des remedes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier. + +Pierre allait souvent le voir apres diner et causer une heure avec lui, +car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont +il jugeait profonds les longs silences. + +Un seul bec de gaz brulait au-dessus du comptoir charge de fioles. Ceux +de la devanture n'avaient point ete allumes, par economie. Derriere +ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongees l'une sur +l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui, +continuant son front degarni, lui donnait un air triste de perroquet, +dormait profondement, le menton sur la poitrine. + +Au bruit du timbre il s'eveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, +vint au-devant de lui, les mains tendues. + +Sa redingote noire, tigree de taches d'acides et de sirops, beaucoup +trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique +soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait +a sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zezaiement et des +intonations de jeune etre qui commence a prononcer. + +Pierre s'assit et Marowsko demanda: + +--Quoi de neuf, mon cher docteur? + +--Rien. Toujours la meme chose partout. + +--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir. + +--Je ne le suis pas souvent. + +--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur? + +--Oui, je veux bien. + +--Alors je vais vous faire gouter une preparation nouvelle. Voila deux +mois que je cherche a tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a +fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouve ... j'ai trouve ... +une bonne liqueur, tres bonne, tres bonne. + +Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il +apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, +jamais il n'allongeait le bras tout a fait, n'ouvrait toutes grandes +les jambes, ne faisait un mouvement entier et definitif. Ses idees +semblaient pareilles a ses actes; il les indiquait, les promettait, les +esquissait, les suggerait, mais ne les enoncait pas. + +Sa plus grande preoccupation dans la vie semblait etre d'ailleurs la +preparation des sirops et des liqueurs. "Avec un bon sirop ou une bonne +liqueur, on fait fortune", disait-il souvent. + +Il avait invente des centaines de preparations sucrees sans parvenir a +en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser a +Marat. + +Deux petits verres furent pris dans l'arriere-boutique et apportes +sur la planche aux preparations; puis les deux hommes examinerent en +l'elevant vers le gaz la coloration du liquide. + +--Joli rubis! declara Pierre. + +--N'est-ce pas? + +La vieille tete de perroquet du Polonais semblait ravie. + +Le docteur gouta, savoura, reflechit, gouta de nouveau, reflechit encore +et se prononca: + +--Tres bon, tres bon, et tres neuf comme saveur; une trouvaille, mon +cher! + +--Ah! vraiment, je suis bien content. + +Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il +voulait l'appeler "essence de groseille", ou bien "fine groseille", ou +bien "groselia", ou bien "groseline". + +Pierre n'approuvait aucun de ces noms. + +Le vieux eut une idee: + +--Ce que vous avez dit tout a l'heure est tres bon, tres bon: "Joli +rubis." + +Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eut +trouve, et il conseilla simplement "groseillette", que Marowsko declara +admirable. + +Puis ils se turent et demeurerent assis quelques minutes, sans prononcer +un mot, sous l'unique bec de gaz. + +Pierre, enfin, presque malgre lui: + +--Tiens, il nous est arrive une chose assez bizarre, ce soir. Un des +amis de mon pere, en mourant, a laisse sa fortune a mon frere. + +Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, apres avoir +songe, il espera que le docteur heritait par moitie. Quand la chose eut +ete bien expliquee, il parut surpris et fache; et pour exprimer son +mecontentement de voir son jeune ami sacrifie, il repeta plusieurs fois: + +--Ca ne fera pas un bon effet. + +Pierre, que son enervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko +entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon +effet? Quel mauvais effet pouvait resulter de ce que son frere heritait +la fortune d'un ami de la famille? + +Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage. + +--Dans ce cas-la on laisse aux deux freres egalement, je vous dis que ca +ne fera pas un bon effet. + +Et le docteur, impatiente, s'en alla, rentra dans la maison paternelle +et se coucha. + +Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la +chambre voisine, puis il s'endormit apres avoir bu deux verres d'eau. + + + +III + + +Le docteur se reveilla le lendemain avec la resolution bien arretee de +faire fortune. + +Plusieurs fois deja il avait pris cette determination sans en poursuivre +la realite. Au debut de toutes ses tentatives de carriere nouvelle, +l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa +confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier echec qui le +jetait dans une voie nouvelle. + +Enfonce dans son lit entre les draps chauds, il meditait. Combien de +medecins etaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait +d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses etudes, il avait +pu apprecier les plus celebres professeurs, et il les jugeait des anes. +Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen +quelconque a capter la clientele elegante et riche du Havre, il pouvait +gagner cent mille francs par an avec facilite. Et il calculait, d'une +facon precise, les gains assures. Le matin il sortirait, il irait chez +ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, a +vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille +francs par an, meme soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades +etait inferieur a la realisation certaine. Apres midi, il recevrait +dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs a dix francs, soit +trente-six mille francs. Voila donc cent vingt mille francs, chiffre +rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir a dix francs et +qu'il recevrait a cinq francs feraient peut-etre sur ce total une legere +diminution compensee par les consultations avec d'autres medecins et par +tous les petits benefices courants de la profession. Rien de plus +facile que d'arriver la avec de la reclame habile, des echos dans le +_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les +yeux sur lui, s'interessait a des cures surprenantes entreprises par le +jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frere, +plus riche et celebre, et content de lui-meme, car il ne devrait sa +fortune qu'a lui; et il se montrerait genereux pour ses vieux parents, +justement fiers de sa renommee. Il ne se marierait pas, ne voulant point +encombrer son existence d'une femme unique et genante, mais il aurait +des maitresses parmi ses clientes les plus jolies. + +Il se sentait si sur du succes, qu'il sauta hors du lit comme pour le +saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville +l'appartement qui lui convenait. + +Alors, en rodant a travers les rues, il songea combien sont legeres les +causes determinantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu, +il aurait du prendre cette resolution nee brusquement en lui, sans aucun +doute, a la suite de l'heritage de son frere. + +Il s'arretait devant les portes ou pendait un ecriteau annoncant soit un +bel appartement, soit un riche appartement a louer, les indications sans +adjectif le laissant toujours plein de dedain. Alors il visitait avec +des facons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur +son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des +issues, annoncait qu'il etait medecin et qu'il recevait beaucoup. Il +fallait que l'escalier fut large et bien tenu; il ne pouvait monter +d'ailleurs au-dessus du premier etage. + +Apres avoir note sept ou huit adresses et griffonne deux cents +renseignements, il rentra pour dejeuner avec un quart d'heure de retard. + +Des le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc +sans lui. Pourquoi? Jamais on n'etait aussi exact dans la maison. Il fut +froisse, mecontent, car il etait un peu susceptible. Des qu'il entra, +Roland lui dit: + +--Allons, Pierre, depeche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons a deux +heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder. + +Le docteur s'assit, sans repondre, apres avoir embrasse sa mere et serre +la main de son pere et de son frere; et il prit dans le plat creux, au +milieu de la table, la cotelette reservee pour lui. Elle etait froide +et seche. Ce devait etre la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la +laisser dans le fourneau jusqu'a son arrivee, et ne pas perdre la +tete au point d'oublier completement l'autre fils, le fils aine. La +conversation, interrompue par son entree, reprit au point ou il l'avait +coupee. + +--Moi, disait a Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de +suite. Je m'installerais richement, de facon a frapper l'oeil, je me +montrerais dans le monde, je monterais a cheval, et je choisirais une ou +deux causes interessantes pour les plaider et me bien poser au Palais. +Je voudrais etre une sorte d'avocat amateur tres recherche. Grace a +Dieu, te voici a l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en +somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes etudes et parce qu'un +homme ne doit jamais rester a rien faire. + +Le pere Roland, qui pelait une poire, declara: + +--Cristi! a ta place, c'est moi qui acheterais un joli bateau, un cotre +sur le modele de nos pilotes. J'irais jusqu'au Senegal, avec ca. + +Pierre, a son tour, donna son avis. En somme, ce n'etait pas la fortune +qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour +les mediocres elle n'etait qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle +mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils etaient +rares d'ailleurs, ceux-la. Si Jean etait vraiment un homme superieur, +il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait a l'abri du besoin. +Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en +d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre +la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'ecus pour tout proces gagne +ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte eminent, une lumiere du +droit. + +Et il ajouta comme conclusion: + +--Si j'avais de l'argent, moi, j'en decouperais, des cadavres! + +Le pere Roland haussa les epaules: + +--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous +ne sommes pas des betes de peine, mais des hommes. Quand on nait pauvre, +il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a +des rentes, sacristi! il faudrait etre jobard pour s'esquinter le +temperament. + +Pierre repondit avec hauteur: + +--Nos tendances ne sont pas les memes! Moi je ne respecte au monde que +le savoir et l'intelligence, tout le reste est meprisable. + +Mme Roland s'efforcait toujours d'amortir les heurts incessants entre +le pere et le fils; elle detourna donc la conversation, et parla d'un +meurtre qui avait ete commis, la semaine precedente, a Bolbec-Nointot. +Les esprits aussitot furent occupes par les circonstances environnant le +forfait, et attires par l'horreur interessante, par le mystere attrayant +des crimes, qui, meme vulgaires, honteux et repugnants, exercent sur la +curiosite humaine une etrange et generale fascination. + +De temps en temps, cependant, le pere Roland tirait sa montre: + +--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route. + +Pierre ricana: + +--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ca n'etait point la peine de me +faire manger une cotelette froide. + +--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mere. + +Il repondit sechement: + +--Moi, non, pour quoi faire? Ma presence est fort inutile. + +Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand +on avait parle du meurtre de Bolbec, il avait emis, en juriste, quelques +idees et developpe quelques considerations sur les crimes et sur les +criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarte de son +oeil, la rougeur animee de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe, +semblaient proclamer son bonheur. + +Apres le depart de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau, +recommenca ses investigations du matin a travers les appartements a +louer. Apres deux ou trois heures d'escaliers montes et descendus, il +decouvrit enfin, sur le boulevard Francois Ier, quelque chose de +joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues differentes, deux +salons, une galerie vitree ou les malades, en attendant leur tour, se +promeneraient au milieu des fleurs, et une delicieuse salle a manger en +rotonde ayant vue sur la mer. + +Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arreta, car il +fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou +devant lui. + +La petite fortune amassee par son pere s'elevait a peine a huit mille +francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent +ses parents dans l'embarras par ses longues hesitations dans le choix +d'une carriere, ses tentatives toujours abandonnees et ses continuels +recommencements d'etudes. Il partit donc en promettant une reponse +avant deux jours; et l'idee lui vint de demander a son frere ce premier +trimestre, ou meme le semestre, soit quinze cents francs, des que Jean +serait en possession de son heritage. + +"Ce sera un pret de quelques mois a peine, pensait-il. Je le +rembourserai peut-etre meme avant la fin de l'annee. C'est tout simple, +d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi." + +Comme il n'etait pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien a +faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il +demeura longtemps sur son banc, sans idees, les yeux a terre, accable +par une lassitude qui devenait de la detresse. + +Tous les jours precedents, depuis son retour dans la maison paternelle, +il avait vecu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de +l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passe son temps du +lever jusqu'au coucher? + +Il avait flane sur la jetee aux heures de maree, flane par les rues, +flane dans les cafes, flane chez Marowsko, flane partout. Et voila que, +tout a coup, cette vie, supportee jusqu'ici, lui devenait odieuse, +intolerable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture +pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fosses de +ferme ombrages de hetres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un +bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-la ne lui etaient point +permises. Il songea soudain combien il est dur, a trente ans passes, +d'etre reduit a demander, en rougissant, un louis a sa mere, de temps en +temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne: + +--Cristi! si j'avais de l'argent! + +Et la pensee de l'heritage de son frere entra en lui de nouveau, a la +facon d'une piqure de guepe; mais il la chassa avec impatience, ne +voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie. + +Autour de lui des enfants jouaient dans la poussiere des chemins. Ils +etaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air tres +serieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour +les ecraser ensuite d'un coup de pied. + +Pierre etait dans un de ces jours mornes ou on regarde dans tous les +coins de son ame, ou on en secoue tous les plis. + +"Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches," pensait-il. Puis +il se demanda si le plus sage dans la vie n'etait pas encore d'engendrer +deux ou trois de ces petits etres inutiles et de les regarder grandir +avec complaisance et curiosite. Et le desir du mariage l'effleura. +On n'est pas si perdu, n'etant plus seul. On entend au moins remuer +quelqu'un pres de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est deja +quelque chose de dire "tu" a une femme, quand on souffre. + +Il se mit a songer aux femmes. + +Il les connaissait tres peu, n'ayant eu au quartier Latin que des +liaisons de quinzaine, rompues quand etait mange l'argent du mois, et +renouees ou remplacees le mois suivant. Il devait exister, cependant, +des creatures tres bonnes, tres douces et tres consolantes. Sa mere +n'avait-elle pas ete la raison et le charme du foyer paternel? Comme il +aurait voulu connaitre une femme, une vraie femme! + +Il se releva tout a coup avec la resolution d'aller faire une petite +visite a Mme Rosemilly. + +Puis il se rassit brusquement. Elle lui deplaisait, celle-la! Pourquoi? +Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle +pas lui preferer Jean? Sans se l'avouer a lui-meme d'une facon +nette, cette preference entrait pour beaucoup dans sa mesestime pour +l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frere, il ne pouvait +s'abstenir de le juger un peu mediocre et de se croire superieur. + +Il n'allait pourtant point rester la jusqu'a la nuit; et, comme la +veille au soir, il se demanda anxieusement: "Que vais-je faire?" + +Il se sentait maintenant a l'ame un besoin de s'attendrir, d'etre +embrasse et console. Console de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il +etait dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude ou la presence +d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frolement +d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout +de suite, a notre coeur. + +Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenee un soir +chez elle et revue de temps en temps. + +Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille. +Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe? +il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du gout +pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent? + +Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie +presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudes aux tables de +chene, la caissiere lisait un roman, tandis que le patron, en manches de +chemise, dormait tout a fait sur la banquette. + +Des qu'elle l'apercut, la fille se leva vivement et, venant a lui: + +--Bonjour, comment allez-vous? + +--Pas mal, et toi? + +--Moi, tres bien. Comme vous etes rare? + +--Oui, j'ai tres peu de temps a moi. Tu sais que je suis medecin. + +--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai ete souffrante +la semaine derniere, je vous aurais consulte. Qu'est-ce que vous prenez? + +--Un bock, et toi? + +--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes. + +Et elle continua a le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en +avait ete la permission tacite. Alors, assis face a face, ils causerent. +De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarite facile +des filles dont la caresse est a vendre, et le regardant avec des yeux +engageants elle lui disait: + +--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon +cheri. + +Mais deja il se degoutait d'elle, la voyait bete, commune, sentant le +peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaitre dans un reve +ou dans une aureole de luxe qui poetise leur vulgarite. + +Elle lui demandait: + +--Tu es passe l'autre matin avec un beau blond a grande barbe, est-ce +ton frere? + +--Oui, c'est mon frere. + +--Il est rudement joli garcon. + +--Tu trouves? + +--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant. + +Quel etrange besoin le poussa tout a coup a raconter a cette servante de +brasserie l'heritage de Jean? Pourquoi cette idee, qu'il rejetait de +lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble +apporte dans son ame, lui vint-elle aux levres en cet instant, et +pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eut eu besoin de vider de +nouveau devant quelqu'un son coeur gonfle d'amertume? + +Il dit en croisant ses jambes: + +--Il a joliment de la chance, mon frere, il vient d'heriter de vingt +mille francs de rente. + +Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides: + +--Oh! et qui est-ce qui lui a laisse cela, sa grand'mere ou bien sa +tante? + +--Non, un vieil ami de mes parents. + +--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laisse, a toi? + +--Non. Moi je le connaissais tres peu. + +Elle reflechit quelques instants, puis, avec un sourire drole sur les +levres: + +--Eh bien! il a de la chance ton frere d'avoir des amis de cette +espece-la! Vrai, ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu! + +Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, +la bouche crispee: + +--Qu'est-ce que tu entends par la? + +Elle avait pris un air bete et naif: + +--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi. + +Il jeta vingt sous sur la table et sortit. + +Maintenant il se repetait cette phrase: "Ca n'est pas etonnant qu'il te +ressemble si peu." + +Qu'avait-elle pense, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes +il y avait la une malice, une mechancete, une infamie. Oui, cette fille +avait du croire que Jean etait le fils du Marechal. + +L'emotion qu'il ressentit a l'idee de ce soupcon jete sur sa mere, fut +si violente qu'il s'arreta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour +s'asseoir. + +Un autre cafe se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, +et comme le garcon se presentait: "Un bock", dit-il. + +Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et +tout a coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille: +"Ca ne fera pas un bon effet." Avait-il eu la meme pensee, le meme +soupcon que cette drolesse? + +La tete penchee sur son bock il regardait la mousse blanche petiller +et fondre, et il se demandait: "Est-ce possible qu'on croie une chose +pareille?" + +Les raisons qui feraient naitre ce doute odieux dans les esprits lui +apparaissaient maintenant, l'une apres l'autre, claires, evidentes, +exasperantes. Qu'un vieux garcon sans heritiers laisse sa fortune aux +deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais +qu'il 1s donne tout entiere a un seul de ces enfants, certes le monde +s'etonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas +prevu cela, comment son pere ne l'avait-il pas senti, comment sa mere ne +l'avait-elle pas devine? Non, ils s'etaient trouves trop heureux de cet +argent inespere pour que cette idee les effleurat. Et puis comment ces +honnetes gens auraient-ils soupconne une pareille ignominie? + +Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux +qui les connaissaient n'allaient-ils pas repeter cette chose abominable, +s'en amuser, s'en rejouir, rire de son pere et mepriser sa mere? + +Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean etait blond et +lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de demarche, ni de +tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous +les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: "Lequel, le +vrai ou le faux?" + +Il se leva avec la resolution de prevenir son frere, de le mettre en +garde contre cet affreux danger menacant l'honneur de leur mere. +Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurement, serait de refuser +l'heritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et +connaissances informes de ce legs que le testament contenait des clauses +et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un +heritier, mais un depositaire. + +Tout en rentrant a la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir +son frere seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil +sujet. + +Des la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le +salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosemilly et le capitaine +Beausire, ramenes par son pere et gardes a diner afin de feter la bonne +nouvelle. + +On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre +en appetit, et on s'etait mis d'abord en belle humeur. Le capitaine +Beausire, un petit homme tout rond a force d'avoir roule sur la mer, +et dont toutes les idees semblaient rondes aussi, comme les galets des +rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie +une chose excellente dont tout etait bon a prendre. + +Il trinquait avec le pere Roland, tandis que Jean presentait aux dames +deux nouveaux verres pleins. + +Mme Rosemilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu +son epoux, s'ecria: + +--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons +en patois, ce qui signifie: "Deux vermouths ne font jamais mal." Moi, +voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ca, chaque +jour, avant diner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute +un coup de tangage apres le cafe, ce qui me fait grosse mer pour la +soiree. Je ne vais jamais jusqu'a la tempete par exemple, jamais, +jamais, car je crains les avaries. + +Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de +tout son coeur, la face deja rouge et l'oeil trouble par l'absinthe. +Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre ou semblait +refugie le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours +assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond +de leur chaise ayant tasse toute leur matiere au meme endroit. + +Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un +oeuf et dur comme une balle. + +Mme Roland n'avait point vide son premier verre, et, rose de bonheur, le +regard brillant, elle contemplait son fils Jean. + +Chez lui maintenant la crise de joie eclatait. C'etait une affaire +finie, une affaire signee, il avait vingt mille francs de rentes. Dans +la facon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont +il regardait les gens, a ses manieres plus nettes, a son assurance plus +grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent. + +Le diner fut annonce, et comme le vieux Roland allait offrir son bras a +Mme Rosemilly: "Non, non, pere, cria sa femme, aujourd'hui tout est +pour Jean." + +Sur la table eclatait un luxe inaccoutume: devant l'assiette de Jean, +assis a la place de son pere, un enorme bouquet rempli de faveurs de +soie, un vrai bouquet de grande ceremonie, s'elevait comme un dome +pavoise, flanque de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide +de peches magnifiques, le second un gateau monumental gorge de creme +fouettee et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathedrale en +biscuit, le troisieme des tranches d'ananas noyees dans un sirop clair, +et le quatrieme, luxe inoui, du raisin noir, venu des pays chauds. + +--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous celebrons l'avenement de Jean le +Riche. + +Apres le potage on offrit du madere; et tout le monde deja parlait +en meme temps. Beausire racontait un diner qu'il avait fait a +Saint-Domingue a la table d'un general negre. Le pere Roland l'ecoutait, +tout en cherchant a glisser entre les phrases le recit d'un autre repas +donne par un de ses amis, a Meudon, et dont chaque convive avait ete +quinze jours malade. Mme Rosemilly, Jean et sa mere faisaient +un projet d'excursion et de dejeuner a Saint-Jouin, dont ils se +promettaient deja un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas +avoir dine seul, dans une gargote au bord de la mer, pour eviter tout ce +bruit, ces rires et cette joie qui l'enervaient. + +Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire a son +frere ses craintes et pour le faire renoncer a cette fortune acceptee +deja, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour +lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hesiter, la reputation de +leur mere etant menacee. + +L'apparition d'un bar enorme rejeta Roland dans les recits de peche. +Beausire en narra de surprenantes au Gabon, a Sainte-Marie de Madagascar +et surtout sur les cotes de la Chine et du Japon, ou les poissons ont +des figures droles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces +poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs +nageoires bizarres, pareilles a des eventails, leur queue coupee en +croissant de lune, en mimant d'une facon si plaisante que tout le monde +riait aux larmes en l'ecoutant. + +Seul, Pierre paraissait incredule et murmurait: "On a bien raison de +dire que les Normands sont les Gascons du Nord." + +Apres le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet roti, une salade, +des haricots verts et un pate d'alouettes de Pithiviers. La bonne de +Mme Rosemilly aidait au service; et la gaiete allait croissant avec +le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la premiere +bouteille de champagne, le pere Roland, tres excite, imita avec sa +bouche le bruit de cette detonation, puis declara: + +--J'aime mieux ca qu'un coup de pistolet. + +Pierre, de plus en plus agace, repondit en ricanant: + +--Cela est peut-etre, cependant, plus dangereux pour toi. + +Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et +demanda: + +--Pourquoi donc? + +Depuis longtemps il se plaignait de sa sante, de lourdeurs, de vertiges, +de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit: + +--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer a cote de toi, +tandis que le verre de vin te passe forcement dans le ventre. + +--Et puis? + +--Et puis il te brule l'estomac, desorganise le systeme nerveux, +alourdit la circulation et prepare l'apoplexie dont sont menaces tous +les hommes de ton temperament. + +L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipee comme une +fumee par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et +fixes, cherchant a comprendre s'il ne se moquait pas. + +Mais Beausire s'ecria: + +--Ah! ces sacres medecins, toujours les memes: ne mangez pas, ne buvez +pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ca fait du bobo a +petite sante. Eh bien! j'ai pratique tout ca, moi, Monsieur, dans toutes +les parties du monde, partout ou j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je +ne m'en porte pas plus mal. + +Pierre repondit avec aigreur: + +--D'abord, vous, capitaine, vous etes plus fort que mon pere; et puis +tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour ou ... et ils ne +reviennent pas le lendemain dire au medecin prudent: "Vous aviez raison, +docteur." Quand je vois mon pere faire ce qu'il y a de plus mauvais et +de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le previenne. Je +serais un mauvais fils si j'agissais autrement. + +Mme Roland desolee intervint a son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce +que tu as? Pour une fois, ca ne lui fera pas de mal. Songe quelle fete +pour lui, pour nous. Tu vas gater tout son plaisir et nous chagriner +tous. C'est vilain, ce que tu fais la! + +Il murmura en haussant les epaules: + +--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prevenu. + +Mais le pere Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre +plein de vin lumineux et clair, dont l'ame legere, l'ame enivrante +s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressees et +rapides, s'evaporer a la surface; il le regardait avec une mefiance de +renard qui trouve une poule morte et flaire un piege. + +Il demanda, en hesitant: + +--Tu crois que ca me ferait beaucoup de mal? + +Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa +mauvaise humeur: + +--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et +n'en prends pas l'habitude. + +Alors le pere Roland leva son verre sans se decider encore a le porter +a sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec +crainte; puis il le flaira, le gouta, le but par petits coups, en les +savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise, +puis de regrets, des qu'il eut absorbe la derniere goutte. + +Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosemilly; il etait fixe sur +lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il penetra, il +devina la pensee nette qui animait ce regard, la pensee irritee de cette +petite femme a l'esprit simple et droit, car ce regard disait: "Tu es +jaloux, toi. C'est honteux, cela." + +Il baissa la tete en se remettant a manger. + +Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le +harcelait, une envie de n'etre plus au milieu de ces gens, de ne plus +les entendre causer, plaisanter et rire. + +Cependant le pere Roland, que les fumees du vin recommencaient a +troubler, oubliait deja les conseils de son fils et regardait d'un oeil +oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore a +cote de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation +nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il +pourrait s'en emparer sans eveiller les remarques de Pierre. Une +ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec +nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras a travers la table +pour emplir d'abord le verre du docteur qui etait vide; puis il fit le +tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit a parler +tres haut, et s'il versa quelque chose dedans on eut jure certainement +que c'etait par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention. + +Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agace, il prenait a +tout instant, et portait a ses levres d'un geste inconscient la longue +flute de cristal ou l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant +et transparent. Il le faisait alors couler tres lentement dans sa bouche +pour sentir la petite piqure sucree du gaz evapore sur sa langue. + +Peu a peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui +semblait en etre le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les +membres, se repandait dans toute la chair, comme une onde tiede et +bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins +impatient, moins mecontent; et sa resolution de parler a son frere ce +soir-la meme s'affaiblissait, non pas que la pensee d'y renoncer l'eut +effleure, mais pour ne point troubler si vite le bien-etre qu'il sentait +en lui. + +Beausire se leva afin de porter un toast. + +Ayant salue a la ronde il prononca: + +--Tres gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes reunis pour celebrer +un evenement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait +autrefois que la fortune etait aveugle, je crois qu'elle etait +simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une +excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le +port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la +_Perle_. + +Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains; +et Roland pere se leva pour repondre. + +Apres avoir tousse, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu +lourde, il begaya: + +--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais +votre conduite en cette circonstance. Je bois a vos desirs. + +Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne +trouvant plus rien. + +Jean, qui riait, prit la parole a son tour: + +--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis devoues, les amis +excellents (il regardait Mme Rosemilly), qui me donnent aujourd'hui +cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par +des paroles que je peux leur temoigner ma reconnaissance. Je la leur +prouverai demain, a tous les instants de ma vie, toujours, car notre +amitie n'est point de celles qui passent. + +Sa mere, fort emue, murmura: + +--Tres bien, mon enfant. Mais Beausire s'ecriait: + +--Allons, madame Rosemilly, parlez au nom du beau sexe. + +Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancee de +tristesse: + +--Moi, dit-elle, je bois a la memoire benie de M. Marechal. + +Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement decent, comme +apres une priere; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit +cette remarque: + +--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces delicatesses. + +Puis se tournant vers Roland pere: + +--Au fond, qu'est-ce que c'etait que ce Marechal? Vous etiez donc bien +intimes avec lui? + +Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit a pleurer, et d'une voix +bredouillante: + +--Un frere ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous +ne nous quittions pas ... il dinait a la maison tous les soirs ... et il +nous payait de petites fetes au theatre ... je ne vous dis que ca ... +que ca ... que ca ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, +Louise? + +Sa femme repondit simplement: + +--Oui, c'etait un fidele ami. + +Pierre regardait son pere et sa mere, mais comme on parla d'autre chose, +il se remit a boire. + +De la fin de cette soiree il n'eut guere de souvenir. On avait pris le +cafe, absorbe des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se +coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tete lourde. Et il dormit +comme une brute jusqu'a neuf heures le lendemain. + + + +IV + + +Ce sommeil baigne de champagne et de chartreuse l'avait sans doute +adouci et calme, car il s'eveilla en des dispositions d'ame tres +bienveillantes. Il appreciait, pesait et resumait, en s'habillant, ses +emotions de la veille, cherchant a en degager bien nettement et bien +completement les causes reelles, secretes, les causes personnelles en +meme temps que les causes exterieures. + +Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eut eu une mauvaise +pensee, une vraie pensee de prostituee, en apprenant qu'un seul des fils +Roland heritait d'un inconnu; mais ces creatures-la n'ont-elles pas +toujours des soupcons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les +honnetes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent, +injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent +irreprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne +inattaquable, elles se fachent, comme si on les outrageait, et +s'ecrient: "Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariees, c'est du +propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent +parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!" + +En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas meme suppose +possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mere, si bonne, +si simple, si digne. Mais il avait l'ame troublee par ce levain de +jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcite, a l'affut pour +ainsi dire, et malgre lui, de tout ce qui pouvait nuire a son frere, +avait meme peut-etre prete a cette vendeuse de bocks des intentions +odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination +seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui echappait sans +cesse a sa volonte, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise +dans l'univers infini des idees, et en rapportait parfois d'inavouables, +de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son ame, dans les +replis insondables, comme des choses volees; il se pouvait que cette +imagination seule eut cree, invente cet affreux doute. Son coeur, +assurement, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur +blesse n'avait-il pas trouve dans ce doute abominable un moyen de priver +son frere de cet heritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-meme, +a present, interrogeant, comme les devots leur conscience, tous les +mysteres de sa pensee. + +Certes, Mme Rosemilly, bien que son intelligence fut limitee, avait le +tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idee ne lui etait +pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicite parfaite, a la +memoire benie de feu Marechal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si +le moindre soupcon l'eut effleuree. Maintenant frere: "Mais defends-la +donc, jobard; tu as beau etre riche, je t'eclipserai toujours quand il +me plaira." + +Au cafe, il dit a son pere: + +--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui? + +--Non, mon garcon. + +--Je peux la prendre avec Jean-Bart? + +--Mais oui, tant que tu voudras. + +Il acheta un bon cigare, au premier debit de tabac rencontre, et il +descendit, d'un pied joyeux, vers le port. + +Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu leger, rafraichi, lave +par la brise de la mer. + +Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque +qu'il devait tenir prete a sortir tous les jours a midi, quand on +n'allait pas a la peche le matin. + +--A nous deux, patron! cria Pierre. + +Il descendit l'echelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation. + +--Quel vent? dit-il. + +--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large. + +--Eh bien! mon pere, en route. + +Ils hisserent la misaine, leverent l'ancre, et le bateau, libre, se mit +a glisser lentement vers la jetee sur l'eau calme du port. Le faible +souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si +doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animee +d'une vie propre, de la vie des barques, poussee par une force +mysterieuse cachee en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare +aux dents, les jambes allongees sur le banc, les yeux mi-fermes sous les +rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses +pieces de bois goudronne du brise-lames. + +Quand ils deboucherent en pleine mer, en atteignant la pointe de la +jetee nord qui les abritait, la brise, plus fraiche, glissa sur le +visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide, +entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la +boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la +_Perle_ et la rendit plus alerte. + +Jean-Bart tout a coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent, +semblait une aile, puis gagnant l'arriere en deux enjambees il denoua le +tapecul amarre contre son mat. + +Alors, sur le flanc de la barque couchee brusquement, et courant +maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui +bouillonne et qui fuit. + +L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde +soulevee, souple et blanche d'ecume, s'arrondissait et retombait, comme +retombe, brune et lourde, la terre labouree des champs. + +A chaque vague rencontree,--elles etaient courtes et rapprochees,--une +secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui +fremissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques +secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme +s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool +etait a l'ancre attendant la maree; ils allerent tourner par derriere, +puis ils visiterent, l'un apres l'autre, les navires en rade, puis ils +s'eloignerent un peu plus pour voir se derouler la cote. + +Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur +l'eau fremissante, gouvernant, comme une bete ailee, rapide et docile, +cette chose de bois et de toile qui allait et venait a son caprice, sous +une pression de ses doigts. + +Il revassait, comme on revasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont +d'un bateau, pensant a son avenir, qui serait beau, et a la douceur de +vivre avec intelligence. Des le lendemain il demanderait a son frere de +lui preter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer +tout de suite dans le joli appartement du boulevard Francois Ier. + +Le matelot dit tout a coup: + +--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer. + +Il leva les yeux et apercut vers le nord une ombre grise, profonde et +legere, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un +nuage tombe d'en haut. + +Il vira de bord, et vent arriere fit route vers la jetee, suivi par la +brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_, +l'enveloppant dans son imperceptible epaisseur, un frisson de froid +courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumee et de +moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la +bouche pour ne point gouter cette nuee humide et glacee. Quand la +barque reprit dans le port sa place accoutumee, la ville entiere etait +ensevelie deja sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait +comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues a la facon d'un +fleuve qui coule. + +Pierre, les pieds et les mains geles, rentra vite, et se jeta sur son +lit pour sommeiller jusqu'au diner. Lorsqu'il parut dans la salle a +manger, sa mere disait a Jean: + +--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras. +Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu +donneras des fetes, ca aura un coup d'oeil feerique. + +--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur. + +--D'un appartement delicieux que je viens de louer pour ton frere. Une +trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une +galerie vitree et une petite salle a manger en rotonde, tout a fait +coquette pour un garcon. + +Pierre palit. Une colere lui serrait le coeur. + +--Ou est-ce situe, cela? dit-il. + +--Boulevard Francois Ier. + +Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspere qu'il avait envie +de crier: "C'est trop fort a la fin! Il n'y en a donc plus que pour +lui!" + +Sa mere, radieuse, parlait toujours: + +--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On +en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de +diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frere sera +parfaitement la dedans. Il suffit d'un interieur elegant pour faire la +fortune d'un avocat. Cela attire le client, le seduit, le retient, lui +donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi loge fait +payer cher ses paroles. + +Elle se tut quelques secondes, et reprit: + +--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus +modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de meme. Je +t'assure que cela te servirait beaucoup. + +Pierre repondit d'un ton dedaigneux: + +--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai. + +Sa mere insista: + +--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout +de meme. + +Vers le milieu du repas il demanda tout a coup: + +--Comment l'aviez-vous connu, ce Marechal? + +Le pere Roland leva la tete et chercha dans ses souvenirs: + +--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y +suis. C'est ta mere qui a fait sa connaissance dans la boutique, +n'est-ce pas, Louise? Il etait venu commander quelque chose, et puis +il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le +connaitre comme ami. + +Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un a un avec une +pointe de sa fourchette, comme s'il les eut embroches, reprit: + +--A quelle epoque ca s'est-il fait, cette connaissance-la? + +Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit +appel a la memoire de sa femme: + +--En quelle annee, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublie, toi qui +as un si bon souvenir? Voyons, c'etait en ... en ... en cinquante-cinq +ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi? + +Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sure et tranquille: + +--C'etait en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je +suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'annee ou l'enfant +eut la fievre scarlatine, et Marechal, que nous connaissions encore tres +peu, nous a ete d'un grand secours. + +Roland s'ecria: + +--C'est vrai, c'est vrai, il a ete admirable, meme! Comme ta mere n'en +pouvait plus de fatigue et que moi j'etais occupe a la boutique, il +allait chez le pharmacien chercher tes medicaments. Vraiment, c'etait un +brave coeur. Et quand tu as ete gueri, tu ne te figures pas comme il fut +content et comme il t'embrassait. C'est a partir de ce moment-la que +nous sommes devenus de grands amis. + +Et cette pensee brusque, violente, entra dans l'ame de. Pierre comme une +balle qui troue et dechire: "Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut +si devoue pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je +suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il +laisse toute sa fortune a mon frere et rien a moi?" + +Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbe plutot que +songeur, gardant en lui une inquietude nouvelle, encore indecise, le +germe secret d'un nouveau mal. + +Il sortit de bonne heure et se remit a roder par les rues. Elles etaient +ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauseabonde +la nuit. On eut dit une fumee pestilentielle abattue sur la terre. On +la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait eteindre par +moments. Les paves des rues devenaient glissants comme par les soirs de +verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre +des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des egouts, des cuisines +pauvres, pour se meler a l'affreuse senteur de cette brume errante. + +Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point +rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko. + +Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait +toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien +fidele, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la +groseillette. + +--Eh bien! demanda le docteur, ou on etes-vous avec votre liqueur? + +Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafes de la ville +consentaient a la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de +la Cote_ et le _Semaphore havrais_ lui feraient de la reclame en +echange de quelques produits pharmaceutiques mis a la disposition des +redacteurs. + +Apres un long silence, Marowsko demanda si Jean, decidement, etait en +possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions +vagues sur le meme sujet. Son devouement ombrageux pour Pierre se +revoltait de cette preference. Et Pierre croyait l'entendre penser, +devinait, comprenait, lisait dans ses yeux detournes, dans le ton +hesitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux levres et qu'il +ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si +cauteleux. + +Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: "Vous n'auriez pas du +lui laisser accepter cet heritage qui fera mal parler de votre mere." +Peut-etre meme croyait-il que Jean etait le fils de Marechal. Certes il +le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraitre +vraisemblable, probable, evidente? Mais lui-meme, lui Pierre, le fils, +depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes +les subtilites de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas +contre ce soupcon terrible? + +Et de nouveau, tout a coup, le besoin d'etre seul pour songer, pour +discuter cela avec lui-meme, pour envisager hardiment, sans scrupules, +sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si +dominateur qu'il se leva sans meme boire son verre de groseillette, +serra la main du pharmacien stupefait et se replongea dans le brouillard +de la rue. + +Il se disait: "Pourquoi ce Marechal a-t-il laisse toute sa fortune a +Jean?" + +Ce n'etait plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce +n'etait plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachee +en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une +chose epouvantable, la terreur de croire lui-meme que Jean, que son +frere etait le fils de cet homme! + +Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait meme se poser cette question +criminelle! Cependant il fallait que ce soupcon si leger, si +invraisemblable, fut rejete de lui, completement, pour toujours. Il lui +fallait la lumiere, la certitude, il fallait dans son coeur la securite +complete, car il n'aimait que sa mere au monde. + +Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs, +dans sa raison, l'enquete minutieuse d'ou resulterait l'eclatante +verite. Apres cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais. +Il irait dormir. + +Il songeait: "Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me +rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frere +et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette +preference... Il a vu naitre Jean?--oui, mais il me connaissait +auparavant.--S'il avait aime ma mere d'un amour muet et reserve, c'est +moi qu'il aurait prefere puisque c'est grace a moi, grace a ma fievre +scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc, +logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus +vive, a moins qu'il n'eut eprouve pour mon frere, en le voyant grandir, +une attraction, une predilection instinctives." + +Alors il chercha dans sa memoire, avec une tension desesperee de toute +sa pensee, de toute sa puissance intellectuelle, a reconstituer, a +revoir, a reconnaitre, a penetrer l'homme, cet homme qui avait passe +devant lui, indifferent a son coeur, pendant toutes ses annees de Paris. + +Mais il sentit que la marche, le leger mouvement de ses pas, troublait +un peu ses idees, derangeait leur fixite, affaiblissait leur portee, +voilait sa memoire. + +Pour jeter sur le passe et les evenements inconnus ce regard aigu, a qui +rien ne devait echapper, il fallait qu'il fut immobile, dans un lieu +vaste et vide. Et il se decida a aller s'asseoir sur la jetee, comme +l'autre nuit. + +En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte +lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus +longue et plus puissante. C'etait le cri d'une sirene, le cri des +navires perdus dans la brume. + +Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans +son ame et dans ses nerfs, ce cri de detresse, qu'il croyait avoir jete +lui-meme. Une autre voix semblable gemit a son tour, un peu plus loin; +puis, tout pres, la sirene du port, leur repondant, poussa une clameur +dechirante. + +Pierre gagna la jetee a grands pas, ne pensant plus a rien, satisfait +d'entrer dans ces tenebres lugubres et mugissantes. + +Lorsqu'il se fut assis a l'extremite du mole, il ferma les yeux pour ne +point voir les foyers electriques, voiles de brouillard, qui rendent +le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetee sud, +qu'on distinguait a peine cependant. Puis se tournant a moitie, il posa +ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains. + +Sa pensee, sans qu'il prononcat ce mot avec ses levres, repetait comme +pour l'appeler, pour evoquer et provoquer son ombre: "Marechal... +Marechal." Et dans le noir de ses paupieres baissees, il le vit tout a +coup tel qu'il l'avait connu. C'etait un homme de soixante ans, portant +en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils epais, tout blancs aussi. +Il n'etait ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et +doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave etre, simple et tendre. +Il appelait Pierre et Jean "mes chers enfants", n'avait jamais paru +preferer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble a diner. + +Et Pierre, avec une tenacite de chien qui suit une piste evaporee, se +mit a rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards +de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu a peu, tout +entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait a +sa table, son frere et lui. + +Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis +bien longtemps sans doute, l'habitude de dire "monsieur Pierre" et +"monsieur Jean". + +Marechal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite a l'un, la +gauche a l'autre, au hasard de leur entree. + +--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos +parents? Quant a moi, ils ne m'ecrivent jamais. + +On causait, doucement et familierement, de choses ordinaires. Rien de +hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'amenite, de +charme et de grace. C'etait certainement pour eux un bon ami, un de ces +bons amis auxquels on ne songe guere parce qu'on les sent tres surs. + +Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant +soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvrete d'etudiant, Marechal +lui avait offert et prete, spontanement, de l'argent, quelques centaines +de francs peut-etre, oubliees par l'un et par l'autre et jamais rendues. +Donc cet homme l'aimait toujours, s'interessait toujours a lui, +puisqu'il s'inquietait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser +toute sa fortune a Jean? Non, il n'avait jamais ete visiblement plus +affectueux pour le cadet que pour l'aine, plus preoccupe de l'un que de +l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-la. Alors +... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrete de tout +donner a Jean--tout--et rien a Pierre. + +Plus il y songeait, plus il revivait le passe des dernieres annees, plus +le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette difference etablie +entre eux. + +Et une souffrance aigue, une inexprimable angoisse entree dans sa +poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitee. Les ressorts +en paraissaient brises, et le sang y passait a flots, librement, en le +secouant d'un ballottement tumultueux. + +Alors, a mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: "Il +faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir." + +Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens ou ses +parents habitaient Paris. Mais les visages lui echappaient, ce qui +brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout a retrouver Marechal +avec des cheveux blonds, chatains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la +derniere figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant efface les +autres. Il se rappelait pourtant qu'il etait plus mince, qu'il avait la +main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, tres souvent, car son +pere repetait sans cesse: "Encore des bouquets! mais c'est de la folie, +mon cher, vous vous ruinerez en roses." + +Marechal repondait: "Laissez donc, cela me fait plaisir." + +Et soudain l'intonation de sa mere, de sa mere qui souriait et disait: +"Merci, mon ami," lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre. +Elle les avait donc prononces bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils +se fussent graves ainsi dans la memoire de son fils! + +Donc Marechal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le +client, a cette petite boutiquiere, a la femme de ce bijoutier modeste. +L'avait-il aimee? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il +n'avait pas aime la femme? C'etait un homme instruit, d'esprit assez +fin. Que de fois il avait parle poetes et poesie avec Pierre! Il +n'appreciait point les ecrivains en artiste, mais en bourgeois qui +vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements, +qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme +sentimental n'avait jamais pu, jamais, etre l'ami de son pere, de son +pere si positif, si terre a terre, si lourd, pour qui le mot "poesie" +signifiait sottise. + +Donc, ce Marechal, jeune, libre, riche, pret a toutes les tendresses, +etait entre, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarque +peut-etre la jolie marchande. Il avait achete, etait revenu, avait +cause, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions +frequentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire a la +jeune femme et de serrer la main du mari. + +Et puis apres... apres... oh! mon Dieu... apres?... + +Il avait aime et caresse le premier enfant, l'enfant du bijoutier, +jusqu'a la naissance de l'autre, puis il etait demeure impenetrable +jusqu'a la mort, puis, son tombeau ferme, sa chair decomposee, son nom +efface des noms vivants, tout son etre disparu pour toujours, n'ayant +plus rien a menager, a redouter et a cacher, il avait donne toute +sa fortune au deuxieme enfant!... Pourquoi?... Cet homme etait +intelligent... il avait du comprendre et prevoir qu'il pouvait, qu'il +allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant etait a +lui.--Donc il deshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean +n'etait point son fils? + +Et soudain un souvenir precis, terrible, traversa l'ame de Pierre. +Marechal avait ete blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant +un petit portrait miniature vu autrefois, a Paris, sur la cheminee de +leur salon, et disparu a present. Ou etait-il? Perdu, ou cache! Oh! s'il +pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mere l'avait garde peut-etre +dans le tiroir inconnu ou l'on serre les reliques d'amour. + +Sa detresse, a cette pensee, devint si dechirante qu'il poussa un +gemissement, une de ces courtes plaintes arrachees a la gorge par les +douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eut entendu, comme si +elle l'eut compris et lui eut repondu, la sirene de la jetee hurla tout +pres de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le +tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les +voix du vent et des vagues, se repandit dans les tenebres sur la mer +invisible ensevelie sous les brouillards. + +Alors, a travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils +s'eleverent de nouveau dans la nuit. Ils etaient effrayants, ces appels +pousses par les grands paquebots aveugles. + +Puis tout se tut encore. + +Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'etre la, reveille +de son cauchemar. + +"Je suis fou, pensa-t-il, je soupconne ma mere." Et un flot d'amour et +d'attendrissement, de repentir, de priere et de desolation noya son +coeur. Sa mere! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il +pu la suspecter? Est-ce que l'ame, est-ce que la vie de cette femme +simple, chaste et loyale, n'etaient pas plus claires que l'eau? Quand +ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupconnable? Et +c'etait lui, le fils, qui avait doute d'elle! Oh! s'il avait pu la +prendre en ses bras a ce moment, comme il l'eut embrassee, caressee, +comme il se fut agenouille pour demander grace! + +Elle aurait trompe son pere, elle?... Son pere! Certes, c'etait un brave +homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais +franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie +autrefois, il le savait et on le voyait encore, douee d'une ame +delicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepte comme fiance et +comme mari un homme si different d'elle? + +Pourquoi chercher? Elle avait epouse comme les fillettes epousent le +garcon dote que presentent les parents. Ils s'etaient installes aussitot +dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, regnant au +comptoir, animee par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et +sacre de l'interet commun qui remplace l'amour et meme l'affection dans +la plupart des menages commercants de Paris, s'etait mise a travailler +avec toute son intelligence active et fine a la fortune esperee de leur +maison. Et sa vie s'etait ecoulee ainsi, uniforme, tranquille, honnete, +sans tendresse!... + +Sans tendresse?... Etait-il possible qu'une femme n'aimat point? Une +femme jeune, jolie, vivant a Paris, lisant des livres, applaudissant +des actrices mourant de passion sur la scene, pouvait-elle aller de +l'adolescence a la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fut +touche? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de +sa mere? + +Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle +differente d'une autre, bien qu'elle fut sa mere? + +Elle avait ete jeune, avec toutes les defaillances poetiques qui +troublent le coeur des jeunes etres! Enfermee, emprisonnee dans la +boutique a cote d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle +avait reve de clairs de lune, de voyages, de baisers donnes dans l'ombre +des soirs. Et puis un homme, un jour, etait entre comme entrent les +amoureux dans les livres, et il avait parle comme eux. + +Elle l'avait aime. Pourquoi pas? C'etait sa mere! Eh bien! fallait-il +etre aveugle et stupide au point de rejeter l'evidence parce qu'il +s'agissait de sa mere? + +S'etait-elle donnee?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu +d'autre amie;--mais oui, puisqu'il etait reste fidele a la femme +eloignee et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laisse toute sa fortune +a son fils, a leur fils!... + +Et Pierre se leva, fremissant d'une telle fureur qu'il eut voulu tuer +quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de +frapper, de meurtrir, de broyer, d'etrangler! Qui? tout le monde, son +pere, son frere, le mort, sa mere! + +Il s'elanca pour rentrer. Qu'allait-il faire? + +Comme il passait devant une tourelle aupres du mat des signaux, le cri +strident de la sirene lui partit dans la figure. Sa surprise fut si +violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il +s'y assit, n'ayant plus de force, brise par cette commotion. + +Le vapeur qui repondit le premier semblait tout proche et se presentait +a l'entree, la maree etant haute. + +Pierre se retourna et apercut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous +la clarte diffuse des feux electriques du port, une grande ombre noire +se dessina entre les deux jetees. Derriere lui, la voix du veilleur, +voix enrouee de vieux capitaine en retraite, criait: + +--Le nom du navire? + +Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouee +aussi, repondit. + +--_Santa-Lucia._ + +--Le pays? + +--Italie. + +--Le port? + +--Naples. + +Et Pierre devant ses yeux troubles crut apercevoir le panache de feu du +Vesuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les +bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait +reve de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh! +s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe ou, et ne jamais revenir, +ne jamais ecrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il etait devenu! Mais +non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher +dans son lit. + +Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des +sirenes lui plaisait. Il se releva et se mit a marcher comme un officier +qui fait le quart sur un pont. + +Un autre navire s'approchait derriere le premier, enorme et mysterieux. +C'etait un anglais qui revenait des Indes. + +Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un apres l'autre de l'ombre +impenetrable. Puis, comme l'humidite du brouillard devenait intolerable, +Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra +dans un cafe de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie +poivree et chaude lui eut brule le palais et la gorge, il sentit en lui +renaitre un espoir. + +Il s'etait trompe, peut-etre? Il la connaissait si bien, sa deraison +vagabonde! Il s'etait trompe sans doute? Il avait accumule les preuves +ainsi qu'on dresse un requisitoire contre un innocent toujours facile a +condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il +penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, a force +de volonte, il finit par s'assoupir. + + + +V + + +Mais le corps du docteur s'engourdit a peine une heure ou deux dans +l'agitation d'un sommeil trouble. Quand il se reveilla, dans l'obscurite +de sa chambre chaude et fermee, il ressentit, avant meme que la pensee +se fut rallumee en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de +l'ame que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble +que le malheur, dont le choc nous a seulement heurte la veille, se soit +glisse, durant notre repos, dans notre chair elle-meme, qu'il meurtrit +et fatigue comme une fievre. Brusquement le souvenir lui revint, et il +s'assit dans son lit. + +Alors il recommenca lentement, un a un, tous les raisonnements qui +avaient torture son coeur sur la jetee pendant que criaient les sirenes. +Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traine par sa logique, +comme par une main qui attire et etrangle vers l'intolerable certitude. + +Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir +sa fenetre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit leger lui +parvint a travers le mur. + +Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il +n'avait rien pressenti, rien devine! Un homme qui avait connu leur mere +lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste +et naturel. + +Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frere haletait de +souffrance et de detresse. Et une colere se levait en lui contre ce +ronfleur insouciant et content. + +La veille il eut frappe contre sa porte, serait entre, et, assis pres du +lit, lui aurait dit dans l'effarement de son reveil subit: "Jean, tu ne +dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mere +et la deshonorer." Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne +pouvait pas dire a Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur pere. +Il fallait a present garder, enterrer en lui cette honte decouverte +par lui, cacher a tous la tache apercue, et que personne ne devait +decouvrir, pas meme son frere, surtout son frere. + +Il ne songeait plus guere maintenant au vain respect de l'opinion +publique. Il aurait voulu que tout le monde accusat sa mere pourvu qu'il +la sut innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre +pres d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle +avait enfante son frere de la caresse d'un etranger? Comme elle etait +calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sure d'elle! Etait-il +possible qu'une femme comme elle, d'une ame pure et d'un coeur droit, +put tomber, entrainee par la passion, sans que, plus tard, rien +n'apparut de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublee? + +Ah! les remords! les remords! ils avaient du, jadis, dans les premiers +temps, la torturer, puis ils s'etaient effaces, comme tout s'efface. +Certes, elle avait pleure sa faute, et, peu a peu, l'avait presque +oubliee. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculte +d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaitre a peine, apres quelques +annees passees, l'homme a qui elles ont donne leur bouche et tout leur +corps a baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un +orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence +ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage? + +Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison +de son pere l'ecrasait. Il sentait peser le toit sur sa tete et les +murs l'etouffer. Et comme il avait tres soif, il alluma sa bougie afin +d'aller boire un verre d'eau fraiche au filtre de la cuisine. + +Il descendit les deux etages, puis, comme il remontait avec la carafe +pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier ou circulait +un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgees, comme un +coureur essouffle. Quand il eut cesse de remuer, le silence de cette +demeure l'emut; puis, un a un, il en distingua les moindres bruits. +Ce fut d'abord l'horloge de la salle a manger dont le battement lui +paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un +ronflement, un ronflement de vieux, court, penible et dur, celui de son +pere sans aucun doute; et il fut crispe par celle idee, comme si elle +venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient +dans ce meme logis, le pere et le fils, n'etaient rien l'un a l'autre! +Aucun lien, meme le plus leger, ne les unissait, et ils ne le +savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se +rejouissaient et s'attendrissaient ensemble des memes choses, comme si +le meme sang eut coule dans leurs veines. Et deux personnes nees aux +deux extremites du monde ne pouvaient pas etre plus etrangeres l'une a +l'autre que ce pere et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un +mensonge avait grandi entre eux. C'etait un mensonge qui faisait cet +amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible a devoiler et +que personne ne connaitrait jamais que lui, le vrai fils. + +Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une +ressemblance, meme legere, pouvait exister entre son pere et Jean, +une de ces ressemblances mysterieuses qui vont de l'aieul aux +arriere-petits-fils, montrant que toute une race descend directement +du meme baiser. Il aurait fallu si peu de chose, a lui medecin, +pour reconnaitre cela, la forme de la machoire, la courbure du nez, +l'ecartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore, +un geste, une habitude, une maniere d'etre, un gout transmis, un signe +quelconque bien caracteristique pour un oeil exerce. + +Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal +regarde, mal observe, n'ayant aucune raison pour decouvrir ces +imperceptibles indications. + +Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit a monter l'escalier, a +pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frere, +il s'arreta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un desir imperieux venait +de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement, +de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisee, +que les traits detendus se reposent, que toute la grimace de la vie a +disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si +quelque ressemblance existait, appreciable, elle ne lui echapperait pas. + +Mais si Jean s'eveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite? + +Il demeurait debout, les doigts crispes sur la serrure et cherchant une +raison, un pretexte. + +Il se rappela tout a coup que, huit jours plus tot, il avait prete a son +frere une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait +lui-meme souffrir, cette nuit-la, et venir reclamer sa drogue. Donc il +entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur. + +Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa +barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc. +Il ne s'eveilla point, mais il cessa de ronfler. + +Pierre, penche vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce +jeune homme-la ne ressemblait pas a Roland; et, pour la seconde fois, +s'eveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de +Marechal. Il fallait qu'il le trouvat! En le voyant, peut-etre, il ne +douterait plus. + +Son frere remua, gene sans doute par sa presence, ou par la lueur de sa +bougie penetrant ses paupieres. Alors le docteur recula, sur la pointe +des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna +dans sa chambre, mais il ne se coucha pas. + +Le jour fut lent a venir. Les heures sonnaient, l'une apres l'autre, a +la pendule de la salle a manger, dont le timbre avait un son profond et +grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eut avale une cloche de +cathedrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les +murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille +inerte des dormeurs. Pierre s'etait mis a marcher de long en large, de +son lit a sa fenetre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleverse +pour passer ce jour-la dans sa famille. Il voulait encore rester seul, +au moins jusqu'au lendemain, pour reflechir, se calmer, se fortifier +pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre. + +Eh bien! il irait a Trouville, voir grouiller la foule sur la plage. +Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensee, lui donnerait le +temps de se preparer a l'horrible chose qu'il avait decouverte. + +Des que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard +s'etait dissipe, il faisait beau, tres beau. Comme le bateau de +Trouville ne quittait le port qu'a neuf heures, le docteur songea qu'il +lui faudrait embrasser sa mere avant de partir. + +Il attendit le moment ou elle se levait tous les jours, puis il +descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arreta +pour respirer. Sa main, posee sur la serrure, etait molle et vibrante, +presque incapable du leger effort de tourner le bouton pour entrer. Il +frappa. La voix de sa mere demanda: + +--Qui est-ce? + +--Moi, Pierre. + +--Qu'est-ce que tu veux? + +--Te dire bonjour parce que je vais passer la journee a Trouville avec +des amis. + +--C'est que je suis encore au lit. + +--Bon, alors ne te derange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir. + +Il espera qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues +le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance. + +Mais elle repondit: + +--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchee. + +Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou +glissant. Elle cria: + +--Entre. + +Il entra. Elle etait assise dans son lit tandis qu'a son cote, Roland, +un foulard sur la tete et tourne vers le mur, s'obstinait a dormir. Rien +ne l'eveillait tant qu'on ne l'avait pas secoue a lui arracher le bras. +Les jours de peche, c'etait la bonne, sonnee a l'heure convenue par le +matelot Papagris, qui venait tirer son maitre de cet invincible repos. + +Pierre, en allant vers elle, regardait sa mere; et il lui sembla tout a +coup qu'il ne l'avait jamais vue. + +Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une +chaise basse. + +--C'est hier soir que tu as decide cette partie? dit-elle. + +--Oui, hier soir. + +--Tu reviens pour diner? + +--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point. + +Il l'examinait avec une curiosite stupefaite. C'etait sa mere, cette +femme! Toute cette figure, vue des l'enfance, des que son oeil avait +pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familiere, lui +paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient ete +jusque-la pour lui. Il comprenait a present que, l'aimant, il ne l'avait +jamais regardee. C'etait bien elle pourtant, et il n'ignorait rien +des plus petits details de son visage; mais ces petits details il les +apercevait nettement pour la premiere fois. Son attention anxieuse, +fouillant cette tete cherie, la lui revelait differente, avec une +physionomie qu'il n'avait jamais decouverte. + +Il se leva pour partir, puis, cedant soudain a l'invincible envie de +savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille: + +--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, a Paris, un +petit portrait de Marechal dans notre salon. + +Elle hesita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle +hesitait; puis elle dit: + +--Mais oui. + +--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore +repondre plus vite: + +--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-etre que je +l'ai dans mon secretaire. + +--Tu serais bien aimable de le retrouver. + +--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu? + +--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songe qu'il serait tout naturel de le +donner a Jean, et que cela ferait plaisir a mon frere. + +--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensee. Je vais le chercher des que +je serai levee. + +Et il sortit. + +C'etait un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue +semblaient gais, les commercants allant a leurs affaires, les employes +allant a leur bureau, les jeunes filles allant a leur magasin. +Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarte. + +Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient deja. Pierre +s'assit, tout a l'arriere, sur un banc de bois. + +Il se demandait: + +--A-t-elle ete inquietee par ma question sur le portrait, ou seulement +surprise? L'a-t-elle egare ou cache? Sait-elle ou il est, ou bien ne +sait-elle pas? Si elle l'a cache, pourquoi? + +Et son esprit, suivant toujours la meme marche, de deduction en +deduction, conclut ceci: + +Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, etait reste dans le salon +bien en vue, jusqu'au jour ou la femme, ou la mere s'etait apercue, la +premiere, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait a son fils. +Sans doute, depuis longtemps, elle epiait cette ressemblance; puis, +l'ayant decouverte, l'ayant vue naitre et comprenant que chacun +pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enleve, un +soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachee, n'osant pas la +detruire. + +Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait +disparu longtemps, longtemps avant leur depart de Paris! Elle avait +disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant a pousser, +l'avait rendu tout a coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans +le cadre. + +Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensee et la dispersa! +Alors, s'etant leve, il regarda la mer. + +Le petit paquebot sortit des jetees, tourna a gauche et soufflant, +haletant, fremissant, s'en alla vers la cote lointaine qu'on apercevait +dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd +bateau de peche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher +sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras +de mer separant deux terres voisines. + +En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'etait +le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage. + +De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs eclatantes. +Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetee jusqu'aux +Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de +toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes +devant les cabines, par lignes le long du flot ou disperses ca et +la, ressemblaient vraiment a des bouquets enormes dans une prairie +demesuree. Et le bruit confus, proche et lointain des voix egrenees dans +l'air leger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires +clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, melee a la +brise insensible et qu'on aspirait avec elle. + +Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus separe d'eux, +plus isole, plus noye dans sa pensee torturante, que si on l'avait jete +a la mer du pont d'un navire, a cent lieues au large. Il les frolait, +entendait, sans ecouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder, +les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes. + +Mais tout a coup, comme s'il s'eveillait, il les apercut distinctement; +et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et +contents. + +Il allait maintenant frolant les groupes, tournant autour, saisi par des +pensees nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le +sable comme un bouquet, ces etoffes jolies, ces ombrelles voyantes, +la grace factice des tailles emprisonnees, toutes ces inventions +ingenieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau +extravagant, la seduction du geste, de la voix et du sourire, la +coquetterie enfin etalee sur cette plage lui apparaissaient soudain +comme une immense floraison de la perversite feminine. Toutes ces femmes +parees voulaient plaire, seduire, et tenter quelqu'un. Elles s'etaient +faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepte pour +l'epoux qu'elles n'avaient plus besoin de conquerir. Elles s'etaient +faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour +l'inconnu rencontre, remarque, attendu peut-etre. + +Et ces hommes, assis pres d'elles, les yeux dans les yeux, parlant +la bouche pres de la bouche, les appelaient et les desiraient, les +chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblat si +proche et si facile. Cette vaste plage n'etait donc qu'une halle +d'amour ou les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci +marchandaient leurs caresses et celles-la se promettaient seulement. +Toutes ces femmes ne pensaient qu'a la meme chose, offrir et faire +desirer leur chair deja donnee, deja vendue, deja promise a d'autres +hommes. Et il songea que sur la terre entiere c'etait toujours la meme +chose. Sa mere avait fait comme les autres, voila tout! Comme les +autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles +qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses +d'amour, appartenaient en somme a la galanterie elegante et mondaine ou +meme a la galanterie tarifee, car on ne rencontrait pas sur les plages +pietinees par la legion des desoeuvrees, le peuple des honnetes femmes +enfermees dans la maison close. + +La mer montait, chassant peu a peu vers la ville les premieres lignes +des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en +emportant leurs sieges, devant le flot jaune qui s'en venait frange +d'une petite dentelle d'ecume. Les cabines roulantes, attelees d'un +cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui +borde la plage d'un bout a l'autre, c'etait maintenant une coulee +continue, epaisse et lente, de foule elegante, formant deux courants +contraires qui se coudoyaient et se melaient. Pierre, nerveux, exaspere +par ce frolement, s'enfuit, s'enfonca dans la ville et s'arreta pour +dejeuner chez un simple marchand de vins, a l'entree des champs. + +Quand il eut pris son cafe, il s'etendit sur deux chaises devant la +porte, et comme il n'avait guere dormi cette nuit-la, il s'assoupit a +l'ombre d'un tilleul. + +Apres quelques heures de repos, s'etant secoue, il s'apercut qu'il +etait temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en +route, accable par une courbature subite tombee sur lui pendant son +assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si +sa mere avait retrouve le portrait de Marechal. En parlerait-elle la +premiere, ou faudrait-il qu'il le demandat de nouveau? Certes si elle +attendait qu'on l'interrogeat encore, elle avait une raison secrete de +ne point montrer ce portrait. + +Mais lorsqu'il fut rentre dans sa chambre, il hesita a descendre pour +le diner. Il souffrait trop. Son coeur souleve n'avait pas encore eu le +temps de s'apaiser. Il se decida pourtant, et il parut dans la salle a +manger comme on se mettait a table. + +Un air de joie animait les visages. + +--Eh bien! dit Roland, ca avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien +voir avant que tout soit installe. + +Sa femme repondit: + +--Mais oui, ca va. Seulement il faut longtemps reflechir pour ne pas +commettre d'impair. La question du mobilier nous preoccupe beaucoup. + +Elle avait passe la journee a visiter avec Jean des boutiques de +tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des etoffes +riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire, +desirait quelque chose de simple et de distingue. Alors, devant tous +les echantillons proposes ils avaient repete, l'un et l'autre, leurs +arguments. Elle pretendait que le client, le plaideur a besoin d'etre +impressionne, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente, +l'emotion de la richesse. + +Jean au contraire, desirant n'attirer que la clientele elegante et +opulente, voulait conquerir l'esprit des gens fins par son gout modeste +et sur. + +Et la discussion, qui avait dure toute la journee, reprit des le potage. + +Roland n'avait pas d'opinion. Il repetait: + +--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera +fini. + +Mme Roland fit appel au jugement de son fils aine: + +--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu? + +Il avait les nerfs tellement surexcites qu'il eut envie de repondre par +un juron. Il dit cependant sur un ton sec, ou vibrait son irritation: + +--Oh! moi, je suis tout a fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la +simplicite, qui est, quand il s'agit de gout, comparable a la droiture +quand il s'agit de caractere. + +Sa mere reprit: + +--Songe que nous habitons une ville de commercants, ou le bon gout ne +court pas les rues. + +Pierre repondit: + +--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes +compatriotes sont betes ou malhonnetes, ai-je besoin de suivre leur +exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses +voisines ont des amants. + +Jean se mit a rire: + +--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes +d'un moraliste. + +Pierre ne repliqua point. Sa mere et son frere recommencerent a parler +d'etoffes et de fauteuils. + +Il les regardait comme il avait regarde sa mere, le matin, avant de +partir pour Trouville; il les regardait en etranger qui observe, et il +se croyait en effet entre tout a coup dans une famille inconnue. + +Son pere, surtout, etonnait son oeil et sa pensee. Ce gros homme +flasque, content et niais, c'etait son pere, a lui! Non, non, Jean ne +lui ressemblait en rien. + +Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main +d'un mort, avait arrache et casse, un a un, tous les liens qui tenaient +l'un a l'autre ces quatre etres. C'etait fini, c'etait brise. Plus de +mere, car il ne pourrait plus la cherir, ne la pouvant venerer avec ce +respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus +de frere, puisque ce frere etait l'enfant d'un etranger; il ne lui +restait qu'un pere, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgre lui. + +Et tout a coup: + +--Dis donc, maman, as-tu retrouve ce portrait? + +Elle ouvrit des yeux surpris: + +--Quel portrait? + +--Le portrait de Marechal. + +--Non ... c'est-a-dire oui ... je ne l'ai pas retrouve, mais je crois +savoir ou il est. + +--Quoi donc? demanda Roland. + +Pierre lui dit: + +--Un petit portrait de Marechal qui etait autrefois dans notre salon a +Paris. J'ai pense que Jean serait content de le posseder. + +Roland s'ecria: + +--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai meme +vu encore a la fin de l'autre semaine. Ta mere l'avait tire de son +secretaire en rangeant ses papiers. C'etait jeudi ou vendredi. Tu te +rappelles bien, Louise? J'etais en train de me raser quand tu l'as pris +dans un tiroir et pose sur une chaise a cote de toi, avec un tas de +lettres dont tu as brule la moitie. Hein? est-ce drole que tu aies +touche a ce portrait deux ou trois jours a peine avant l'heritage de +Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un! + +Mme Roland repondit avec tranquillite: + +--Oui, oui, je sais ou il est; j'irai le chercher tout a l'heure. + +Donc elle avait menti! Elle avait menti en repondant, ce matin-la meme, +a son fils qui lui demandait ce qu'etait devenue cette miniature: "Je ne +sais pas trop ... peut-etre que je l'ai dans mon secretaire." + +Elle l'avait vue, touchee, maniee, contemplee quelques jours auparavant, +puis elle l'avait recachee dans le tiroir secret, avec des lettres, ses +lettres a lui. + +Pierre regardait sa mere, qui avait menti! Il la regardait avec une +colere exasperee de fils trompe, vole dans son affection sacree, et avec +une jalousie d'homme longtemps aveugle qui decouvre enfin une trahison +honteuse. S'il avait ete le mari de cette femme, lui, son enfant, il +l'aurait saisie par les poignets, par les epaules ou par les cheveux, et +jetee a terre, frappee, meurtrie, ecrasee! Et il ne pouvait rien dire, +rien faire, rien montrer, rien reveler. Il etait son fils, il n'avait +rien a venger, lui, on ne l'avait pas trompe. + +Mais oui, elle l'avait trompe dans sa tendresse, trompe dans son pieux +respect. Elle se devait a lui irreprochable, comme se doivent toutes +les meres a leurs enfants. Si la fureur dont il etait souleve arrivait +presque a de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui +qu'envers son pere lui-meme. + +L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire ou celui qui +faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue +mere, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle +succombe alors, elle est lache, indigne et infame! + +--C'est egal, dit tout a coup Roland en allongeant ses jambes sous la +table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ca +n'est pas mauvais de vivre a rien faire quand on a une petite aisance. +J'espere que Jean nous offrira des diners extra, maintenant. Ma foi, +tant pis si j'attrape quelquefois mal a l'estomac. + +Puis se tournant vers sa femme: + +--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger. +Ca me fera plaisir aussi de le revoir. + +Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, apres une absence qui +parut longue a Pierre, bien qu'elle n'eut pas dure trois minutes, Mme +Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre dore de forme +ancienne. + +--Voila, dit-elle, je l'ai retrouve presque tout de suite. + +Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il recut le portrait, et, +d'un peu loin, a bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mere +le regardait, il leva lentement les yeux sur son frere, pour comparer. +Il faillit dire, emporte par sa violence: "Tiens, cela ressemble a +Jean." S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta +sa pensee par la facon dont il comparait la figure vivante a la figure +peinte. + +Elles avaient, certes, des signes communs: la meme barbe et le meme +front, mais rien d'assez precis pour permettre de declarer: "Voila le +pere, et voila le fils." C'etait plutot un air de famille, une parente +de physionomies qu'anime le meme sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus +decisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mere s'etait +levee, avait tourne le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur, +le sucre et le cassis dans un placard. + +Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupconnait! + +--Passe-moi donc ca, disait Roland. + +Pierre tendit la miniature et son pere attira la bougie pour bien voir; +puis il murmura d'une voix attendrie: + +--Pauvre garcon! dire qu'il etait comme ca quand nous l'avons connu. +Cristi! comme ca va vite! Il etait joli homme, tout de meme, a cette +epoque, et si plaisant de maniere, n'est-ce pas, Louise? + +Comme sa femme ne repondait pas, il reprit: + +--Et quel caractere egal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur. +Voila, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laisse a +Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-la s'est montre bon ami et fidele +jusqu'au bout. Meme en mourant il ne nous a pas oublies. + +Jean, a son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le +contempla quelques instants, puis, avec regret: + +--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses +cheveux blancs. + +Et il rendit la miniature a sa mere. Elle y jeta un regard rapide, vite +detourne, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle: + +--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son heritier. +Nous le porterons dans ton nouvel appartement. + +Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminee, +pres de la pendule, ou elle etait autrefois. + +Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumerent des cigarettes. Ils +les fumaient ordinairement l'un en marchant a travers la piece, l'autre +assis, enfonce dans un fauteuil, et les jambes croisees. Le pere se +mettait toujours a cheval sur une chaise et crachait de loin dans la +cheminee. + +Mme Roland, sur un siege bas, pres d'une petite table qui portait la +lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge. + +Elle commencait, ce soir-la, une tapisserie destinee a la chambre de +Jean. C'etait un travail difficile et complique dont le debut exigeait +toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait +les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait +du mort appuye contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'etroit +salon en quatre ou cinq enjambees, les mains derriere le dos et la +cigarette aux levres, rencontrait chaque fois le regard de sa mere. + +On eut dit qu'ils s'epiaient, qu'une lutte venait de se declarer entre +eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur +de Pierre. Il se disait, torture et satisfait pourtant: "Doit-elle +souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinee!" Et a chaque +retour vers le foyer, il s'arretait quelques secondes a contempler le +visage blond de Marechal, pour bien montrer qu'une idee fixe le hantait. +Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une +personne vivante, mechante, redoutable, entree soudain dans cette maison +et dans cette famille. + +Tout a coup la sonnette de la rue tinta. + +Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui revela le trouble de +ses nerfs au docteur. + +Puis elle dit: "Ca doit etre Mme Rosemilly." Et son oeil anxieux encore +une fois se leva vers la cheminee. + +Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard +des femmes est percant, leur esprit agile, et leur pensee soupconneuse. +Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du +premier coup, peut-etre, elle decouvrirait la ressemblance entre cette +figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut +peur, une peur brusque et horrible que cette honte fut devoilee, et se +retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la +glissa sous la pendule sans que son pere et son frere l'eussent vu. + +Rencontrant de nouveau les yeux de sa mere ils lui parurent changes, +troubles et hagards. + +--Bonjour, disait Mme Rosemilly, je viens boire avec vous une tasse de +the. + +Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa sante, +Pierre disparut par la porte restee ouverte. + +Quand on s'apercut de son depart, on s'etonna. Jean mecontent, a cause +de la jeune veuve qu'il craignait blessee, murmurait: + +--Quel ours! + +Mme Roland repondit: + +--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et +fatigue d'ailleurs de sa promenade a Trouville. + +--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller +comme un sauvage. + +Mme Rosemilly voulut arranger les choses en affirmant: + +--Mais non, mais non, il est parti a l'anglaise; on se sauve toujours +ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure. + +--Oh! repondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas +sa famille a l'anglaise, et mon frere ne fait que cela, depuis quelque +temps. + + + +VI + + +Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le pere +pechait, Jean s'installait aide de sa mere, Pierre, tres sombre, ne +paraissait plus qu'aux heures des repas. + +Son pere lui ayant demande un soir: + +--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ca n'est pas +d'aujourd'hui que je le remarque! + +Le docteur repondit: + +--C'est que je sens terriblement le poids de la vie. + +Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air desole: + +--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet +heritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous etait +arrive un accident, comme si nous pleurions quelqu'un! + +--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre. + +--Toi? Qui donc? + +--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop. + +Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne legere +courtisee par son fils, et il demanda: + +--Une femme, sans doute? + +--Oui, une femme. + +--Morte? + +--Non, c'est pis, perdue. + +--Ah! + +Bien qu'il s'etonnat de cette confidence imprevue, faite devant sa +femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il +estimait que ces choses-la ne regardent pas les tiers. + +Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, etant +tres pale. Plusieurs fois deja son mari, surpris de la voir s'asseoir +comme si elle tombait sur son siege, de l'entendre souffler comme si +elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit: + +--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute +a installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas presse, le +gaillard, puisqu'il est riche. + +Elle remuait la tete sans repondre. + +Sa paleur, ce jour-la, devint si grande que Roland, de nouveau, la +remarqua. + +--Allons, dit-il, ca ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te +soigner. + +Puis se tournant vers son fils: + +--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mere. L'as-tu +examinee, au moins? + +Pierre repondit: + +--Non, je ne m'etais pas apercu qu'elle eut quelque chose. + +Alors Roland se facha: + +--Mais ca creve les yeux, nom d'un chien! A quoi ca te sert-il d'etre +docteur alors, si tu ne t'apercois meme pas que ta mere est indisposee? + +Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce +medecin-la ne s'en douterait pas! + +Mme Roland s'etait mise a haleter, si bleme que son mari s'ecria: + +--Mais elle va se trouver mal. + +--Non ... non ... ce n'est rien ... ca va passer ... ce n'est rien. + +Pierre s'etait approche, et la regardant fixement: + +--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il. + +Elle repetait, d'une voix basse, precipitee: + +--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien. + +Roland etait parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la +bouteille a son fils: + +--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tate son coeur, au moins? + +Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main +d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine. + +--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es +malade. + +Alors elle souleva et lui tendit son bras. + +Elle avait la peau brulante, les battements du sang tumultueux et +saccades. Il murmura: + +--En effet, c'est assez serieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais +te faire une ordonnance. + +Et comme il ecrivait, courbe sur son papier, un bruit leger de soupirs +presses, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se +retourner soudain. + +Elle pleurait, les deux mains sur la face. + +Roland, eperdu, demandait: + +--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc? + +Elle ne repondait pas et semblait dechiree par un chagrin horrible et +profond. + +Son mari voulut prendre ses mains et les oter de son visage. Elle +resista, repetant: + +--Non, non, non. + +Il se tourna vers son fils. + +--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi. + +--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs. + +Et il lui semblait que son coeur a lui se soulageait a la voir ainsi +torturee, que cette douleur allegeait son ressentiment, diminuait la +dette d'opprobre de sa mere. Il la contemplait comme un juge satisfait +de sa besogne. + +Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un elan si brusque +qu'on ne put ni le prevoir ni l'arreter; et elle courut s'enfermer dans +sa chambre. + +Roland et le docteur demeurerent face a face. + +--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un. + +--Oui, repondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux +qui se declare souvent a l'age de maman. Il est probable qu'elle aura +encore beaucoup de crises comme celle-la. + +Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre +semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son +mal etrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de +repos, et, avec des ruses de tortionnaire, reveillait par un seul mot la +douleur un instant calmee. + +Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne +plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait +bien avive la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et +de mere, quand il sentait combien elle etait miserable et desesperee, il +s'en allait seul, par la ville, si tenaille par les remords, si meurtri +par la pitie, si desole de l'avoir ainsi broyee sous son mepris de fils, +qu'il avait envie de se jeter a la mer, de se noyer pour en finir. + +Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait +point, etant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la +faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours +lui-meme. Il rentrait aux heures des repas, plein de resolutions +attendries, puis des qu'il l'apercevait, des qu'il voyait son oeil, +autrefois si droit et si franc, et fuyant a present, craintif, eperdu, +il frappait malgre lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui +montait aux levres. + +L'infame secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'etait +un venin qu'il portait a present dans les veines et qui lui donnait des +envies de mordre a la facon d'un chien enrage. + +Rien ne le genait plus pour la dechirer sans cesse, car Jean habitait +maintenant presque tout a fait son nouvel appartement, et il revenait +seulement pour diner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille. + +Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frere, +qu'il attribuait a la jalousie. Il se promettait bien de le remettre a +sa place, et de lui donner une lecon un jour ou l'autre, car la vie de +famille devenait fort penible a la suite de ces scenes continuelles. +Mais comme il vivait a part maintenant, il souffrait moins de ces +brutalites; et son amour de la tranquillite le poussait a la patience. +La fortune, d'ailleurs, l'avait grise, et sa pensee ne s'arretait plus +guere qu'aux choses ayant pour lui un interet direct. Il arrivait, +l'esprit plein de petits soucis nouveaux, preoccupe de la coupe d'une +jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable +pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les +details de sa maison, de planches posees dans le placard de sa chambre +pour serrer le linge, de portemanteaux installes dans le vestibule, +de sonneries electriques disposees pour prevenir toute penetration +clandestine dans le logis. + +Il avait ete decide qu'a l'occasion de son installation, on ferait une +partie de campagne a Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le the, +chez lui, apres diner. Roland voulait aller par mer, mais la distance +et l'incertitude ou l'on etait d'arriver par cette voie, si le vent +contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loue +pour cette excursion. + +On partit vers dix heures afin d'arriver pour le dejeuner. La +grand'route poudreuse se deployait a travers la campagne normande que +les ondulations des plaines et les fermes entourees d'arbres font +ressembler a un parc sans fin. Dans la voiture emportee au trot lent +de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosemilly et le capitaine +Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient +les yeux dans un nuage de poussiere. + +C'etait l'epoque des recoltes mures. A cote des trefles d'un vert +sombre, et des betteraves d'un vert cru, les bles jaunes eclairaient la +campagne d'une lueur doree et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumiere +du soleil tombee sur eux. On commencait a moissonner par places, et dans +les champs attaques par les faux on voyait les hommes se balancer en +promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile. + +Apres deux heures de marche, le break prit un chemin a gauche, passa +pres d'un moulin a vent qui tournait, melancolique epave grise, a moitie +pourrie et condamnee, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra +dans une jolie cour et s'arreta devant une maison coquette, auberge +celebre dans le pays. + +La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante, +sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hesitaient devant le +marchepied trop haut. + +Sous une tente, au bord de l'herbage ombrage de pommiers, des etrangers +dejeunaient deja, des Parisiens venus d'Etretat; et on entendait dans +l'interieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle. + +On dut manger dans une chambre, toutes les salles etant pleines. Soudain +Roland apercut contre la muraille des filets a salicoques. + +--Ah! ah! cria-t-il, on peche du bouquet ici? + +--Oui, repondit Beausire, c'est meme l'endroit ou on en prend le plus de +toute la cote. + +--Bigre! si nous y allions apres dejeuner? + +Il se trouvait justement que la maree etait basse a trois heures; et +on decida que tout le monde passerait l'apres-midi dans les rochers, a +chercher des salicoques. + +On mangea peu, pour eviter l'afflux de sang a la tete quand on aurait +les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se reserver pour le diner, +qui fut commande magnifique et qui devait etre pret des six heures, +quand on rentrerait. + +Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins +speciaux employes pour cette peche, et qui ressemblent beaucoup a ceux +dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies. + +On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachees sur un +cercle de bois, au bout d'un long baton. Alphonsine, souriant toujours, +les lui preta. Puis elle aida les deux femmes a faire une toilette +improvisee pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes, +de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes oterent leurs +chaussettes et acheterent chez le cordonnier du lieu des savates et des +sabots. + +Puis on se mit en route, le lanet sur l'epaule et la hotte sur le dos. +Mme Rosemilly, dans ce costume, etait tout a fait gentille, d'une +gentillesse imprevue, paysanne et hardie. + +La jupe pretee par Alphonsine, coquettement relevee et fermee par un +point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les +roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de +petite femme souple et forte. La taille etait libre pour laisser aux +mouvements leur aisance; et elle avait trouve, pour se couvrir la tete, +un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords demesures, +a qui une branche de tamaris, tenant un cote retrousse, donnait un air +mousquetaire et crane. + +Jean, depuis son heritage, se demandait tous les jours s'il l'epouserait +ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait decide a en faire +sa femme, puis, des qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant +on a le temps de reflechir. Elle etait moins riche que lui maintenant, +car elle ne possedait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en +biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et +cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune etait +donc a peu pres equivalente, et la jeune veuve assurement lui plaisait +beaucoup. + +En la regardant marcher devant lui ce jour-la, il pensait: "Allons, il +faut que je me decide. Certes, je ne trouverai pas mieux." + +Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers +la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de +quatre-vingts metres. Dans l'encadrement des cotes vertes, s'abaissant a +droite et a gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le +soleil, apparaissait au loin, et une voile, a peine visible, avait l'air +d'un insecte la-bas. Le ciel plein de lumiere se melait tellement +a l'eau qu'on ne distinguait point du tout ou finissait l'un et ou +commencait l'autre; et les deux femmes, qui precedaient les trois +hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrees dans +leurs corsages. + +Jean, l'oeil allume, regardait fuir devant lui la cheville mince, la +jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme +Rosemilly. Et cette fuite activait son desir, le poussait aux +resolutions decisives que prennent brusquement les hesitants et les +timides. L'air tiede, ou se melait a l'odeur des cotes, des ajoncs, +des trefles et des herbes, la senteur marine des roches decouvertes, +l'animait encore en le grisant doucement, et il se decidait un peu plus +a chaque pas, a chaque seconde, a chaque regard jete sur la silhouette +alerte de la jeune femme; il se decidait a ne plus hesiter, a lui dire +qu'il l'aimait et qu'il desirait l'epouser. La peche lui servirait, +facilitant leur tete-a-tete; et ce serait en outre un joli cadre, +un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau +limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des +crevettes. + +Quand ils arriverent au bout du vallon, au bord de l'abime, ils +apercurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et +sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, a mi-cote a peu pres, +un surprenant chaos de rochers enormes, ecroules, renverses, entasses +les uns sur les autres dans une espece de plaine herbeuse et mouvementee +qui courait a perte de vue vers le sud, formee par les eboulements +anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouee, +eut-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombes semblaient les +ruines d'une grande cite disparue qui regardait autrefois l'Ocean, +dominee elle-meme par la muraille blanche et sans fin de la falaise. + +--Ca, c'est beau, dit en s'arretant Mme Rosemilly. + +Jean l'avait rejointe, et, le coeur emu, lui offrait la main pour +descendre l'etroit escalier taille dans la roche. + +Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses +courtes jambes, tendait son bras replie a Mme Roland etourdie par le +vide. + +Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut trainer son +pere, tellement trouble par le vertige, qu'il se laissait glisser, de +marche en marche, sur son derriere. + +Les jeunes gens, qui devalaient en tete, allaient vite, et soudain ils +apercurent a cote d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu +de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la +falaise. Il se repandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette +qu'il s'etait creuse lui-meme, puis tombant en cascade haute de deux +pieds a peine, il s'enfuyait a travers le sentier, ou avait pousse un +tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, a +travers la plaine soulevee ou s'entassaient les eboulements.--Oh! que +j'ai soif, s'ecria Mme Rosemilly. Mais comment boire? Elle essayait de +recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait a travers les +doigts. Jean eut une idee, mit une pierre dans le chemin; et elle +s'agenouilla dessus afin de puiser a la source meme avec ses levres qui +se trouvaient ainsi a la meme hauteur. + +Quand elle releva sa tete, couverte de gouttelettes brillantes semees +par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage, +Jean penche vers elle murmura:--Comme vous etes jolie! Elle repondit, +sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant: + +--Voulez-vous bien vous taire? C'etaient les premieres paroles un peu +galantes qu'ils echangeaient. + +--Allons, dit Jean fort trouble, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne. + +Il apercevait, en effet, tout pres d'eux maintenant, le dos du capitaine +Beausire qui descendait a reculons afin de soutenir par les deux mains +Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours +glisser, cale sur son fond de culotte en se trainant sur les pieds et +sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le precedait +en surveillant ses mouvements. + +Le sentier moins escarpe devenait une sorte de chemin en pente +contournant les blocs enormes tombes autrefois de la montagne. Mme +Rosemilly et Jean se mirent a courir et furent bientot sur le galet. Ils +le traverserent pour gagner les roches. Elles s'etendaient en une +longue et plate surface couverte d'herbes marines et ou brillaient +d'innombrables flaques d'eau. La mer basse etait la-bas, tres loin, +derriere cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir. + +Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches +jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: "En +avant!" et sauta avec resolution dans la premiere mare rencontree. + +Plus prudente, bien que decidee aussi a entrer dans l'eau tout a +l'heure, la jeune femme tournait autour de l'etroit, bassin, a pas +craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses. + +--Voyez-vous quelque chose? disait-elle. + +--Oui, je vois votre visage qui se reflete dans l'eau. + +--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse peche. + +Il murmura d'une voix tendre: + +--Oh! de toutes les peches c'est encore celle que je prefererais faire. + +Elle riait: + +--Essayez donc, vous allez voir comme il passera a travers votre filet. + +--Pourtant ... si vous vouliez? + +--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour +le moment. + +--Vous etes mechante. Allons plus loin, il n'y a rien ici. + +Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle +s'appuyait un peu craintive, et lui, tout a coup, se sentait envahi par +l'amour, souleve de desirs, affame d'elle, comme si le mal qui germait +en lui avait attendu ce jour-la pour eclore. + +Ils arriverent bientot aupres d'une crevasse plus profonde, ou +flottaient sous l'eau fremissante et coulant vers la mer lointaine par +une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorees, +des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager. + +Mme Rosemilly s'ecria: + +--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une tres grosse la-bas! + +Il l'apercut a son tour, et descendit dans le trou resolument, bien +qu'il se mouillat jusqu'a la ceinture. + +Mais la bete remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le +filet. Jean la poussait vers les varechs, sur de l'y prendre. Quand elle +se sentit bloquee, elle glissa d'un brusque elan par-dessus le lanet, +traversa la mare et disparut. + +La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put +retenir ce cri:--Oh! maladroit. + +Il fut vexe, et d'un mouvement irreflechi traina son filet dans un fond +plein d'herbes. En le ramenant a la surface de l'eau, il vit dedans +trois grosses salicoques transparentes, cueillies a l'aveuglette dans +leur cachette invisible. + +Il les presenta, triomphant, a Mme Rosemilly qui n'osait point les +prendre, par peur de la pointe aigue et dentelee dont leur tete fine est +armee. + +Elle s'y decida pourtant, et pincant entre deux doigts le bout effile de +leur barbe, elle les mit, l'une apres l'autre, dans sa hotte, avec un +peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouve une +flaque d'eau moins creuse, elle y entra, a pas hesitants, un peu +suffoquee par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit a +pecher elle-meme. Elle etait adroite et rusee, ayant la main souple et +le flair de chasseur qu'il fallait. Presque a chaque coup, elle ramenait +des betes trompees et surprises par la lenteur ingenieuse de sa +poursuite. + +Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas a pas, la +frolait, se penchait sur elle, simulait un grand desespoir de sa +maladresse, voulait apprendre. + +--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi! + +Puis, comme leurs deux visages se refletaient, l'un contre l'autre, dans +l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace +limpide, Jean souriait a cette tete voisine qui le regardait d'en bas, +et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber +dessus. + +--Ah! que vous etes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne +faut jamais faire deux choses a la fois. + +Il repondit: + +--Je n'en fais qu'une. Je vous aime. + +Elle se redressa, et d'un ton serieux: + +--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu +la tete? + +--Non, je n'ai pas perdu la tete. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le +dire. + +Ils etaient debout maintenant dans la mare salee qui les mouillait +jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyees sur leurs filets, +ils se regardaient au fond des yeux. + +Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarie: + +--Que vous etes malavise de me parler de ca en ce moment. Ne +pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gater ma peche? + +Il murmura: + +--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis +longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grise a me faire perdre la raison. + +Alors, tout a coup, elle sembla en prendre son parti, se resigner a +parler d'affaires et a renoncer aux plaisirs. + +--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer +tranquillement. + +Ils grimperent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installes +cote a cote, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit: + +--Mon cher ami, vous n'etes plus un enfant et je ne suis pas une jeune +fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous +pouvons peser toutes les consequences de nos actes. Si vous vous decidez +aujourd'hui a me declarer votre amour, je suppose naturellement que vous +desirez m'epouser. + +Il ne s'attendait guere a cet expose net de la situation, et il repondit +niaisement: + +--Mais oui. + +--En avez-vous parle a votre pere et a votre mere? + +--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez. + +Elle lui tendit sa main encore mouillee, et comme il y mettait la sienne +avec elan: + +--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais +n'oubliez point, que je ne voudrais pas deplaire a vos parents. + +--Oh! pensez-vous que ma mere n'a rien prevu et qu'elle vous aimerait +comme elle vous aime si elle ne desirait pas un mariage entre nous? + +--C'est vrai, je suis un peu troublee. + +Ils se turent. Et il s'etonnait, lui, au contraire, qu'elle fut si peu +troublee, si raisonnable. Il s'attendait a des gentillesses galantes, a +des refus qui disent oui, a toute une coquette comedie d'amour melee a +la peche, dans le clapotement de l'eau! Et c'etait fini, il se sentait +lie, marie, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien a se dire +puisqu'ils etaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu +embarrasses tous deux de ce qui s'etait passe, si vite, entre eux, un +peu confus meme, n'osant plus parler, n'osant plus pecher, ne sachant +que faire. + +La voix de Roland les sauva: + +--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce +gaillard-la. + +Le capitaine, en effet, faisait une peche merveilleuse. Mouille +jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup +d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sur +de son lanet, toutes les cavites cachees sous les varechs. + +Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, fretillaient au +fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans +sa hotte. + +Mme Rosemilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son +mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, reveur, pour se +donner tout entiere a cette joie enfantine de ramasser des betes sous +les herbes flottantes. + +Roland s'ecria tout a coup: + +--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint. + +Elle etait restee d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils +n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser a courir dans les roches +et a barboter dans les flaques; et pourtant ils hesitaient a demeurer +ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de +lui-meme, peur de sa cruaute qu'il ne maitrisait point. + +Ils s'assirent donc, l'un pres de l'autre, sur le galet. + +Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmee par l'air marin, devant +le vaste et doux horizon d'eau bleue moiree d'argent, pensaient en meme +temps: "Comme il aurait fait bon ici, autrefois." + +Elle n'osait point parler a Pierre, sachant bien qu'il repondrait une +durete; et il n'osait pas parler a sa mere sachant aussi que, malgre +lui, il le ferait avec violence. + +Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les +battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou +quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre, +d'un geste lent et machinal. Puis son regard indecis, qui errait devant +elle, apercut, au milieu des varechs, son fils Jean qui pechait avec Mme +Rosemilly. Alors elle les suivit, epiant leurs mouvements, comprenant +confusement, avec son instinct de mere, qu'ils ne causaient point +comme tous les jours. Elle les vit se pencher cote a cote quand ils +se regardaient dans l'eau, demeurer debout face a face quand ils +interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher +pour s'engager l'un envers l'autre. + +Leurs silhouettes se detachaient bien nettes, semblaient seules au +milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de +falaises, quelque chose de grand et de symbolique. + +Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses +levres. + +Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit: + +--Qu'est-ce que tu as donc? + +Il ricanait toujours: + +--Je m'instruis. J'apprends comment on se prepare a etre cocu. + +Elle eut un sursaut de colere, de revolte, choquee du mot, exasperee de +ce qu'elle croyait comprendre. + +--Pour qui dis-tu ca? + +--Pour Jean, parbleu! C'est tres comique de les voir ainsi! + +Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'emotion: + +--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture meme. Ton +frere ne pourrait trouver mieux. + +Il se mit a rire tout a fait, d'un rive voulu et saccade: + +--Ah! ah! ah! La droiture meme! Toutes les femmes sont la droiture meme +... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah! + +Sans repondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et, +au risque de glisser, de tomber dans les trous caches sous les herbes, +de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque, +marchant a travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers +son autre fils. + +En la voyant approcher, Jean lui cria: + +--Eh bien? maman, tu te decides? + +Sans repondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: "Sauve-moi, +defends-moi." + +Il vit son trouble et, tres surpris: + +--Comme tu es pale! Qu'est-ce que tu as? + +Elle balbutia: + +--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches. + +Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la peche pour qu'elle y +prit interet. Mais comme elle ne l'ecoutait guere, et comme il eprouvait +un besoin violent de se confier a quelqu'un, il l'entraina plus loin et, +a voix basse: + +--Devine ce que j'ai fait? + +--Mais ... mais ... je ne sais pas. + +--Devine. + +--Je ne ... je ne sais pas + +--Eh bien, j'ai dit a Mme Rosemilly que je desirais l'epouser. + +Elle ne repondit rien, ayant la tete bourdonnante, l'esprit en detresse +au point de ne plus comprendre qu'a peine. Elle repeta: + +--L'epouser + +--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas? + +--Oui ... charmante ... tu as bien fait. + +--Alors tu m'approuves? + +--Oui ... je t'approuve. + +--Comme tu dis ca drolement. On croirait que ... que ... tu n'es pas +contente. + +--Mais oui ... je suis ... contente. + +--Bien vrai? + +--Bien vrai. + +Et pour le lui prouver, elle le saisit a pleins bras et l'embrassa a +plein visage, par grands baisers de mere. + +Puis, quand elle se fut essuye les yeux, ou des larmes etaient venues, +elle apercut la-bas sur la plage un corps etendu sur le ventre, comme un +cadavre, la figure dans le galet: c'etait l'autre, Pierre, qui songeait, +desespere. + +Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout pres du flot, et +ils parlerent longtemps de ce mariage ou se rattachait son coeur. + +La mer montant les chassa vers les pecheurs qu'ils rejoignirent, puis +tout le monde regagna la cote. On reveilla Pierre qui feignait de +dormir; et le diner fut tres long, arrose de beaucoup de vins. + + + +VII + + +Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillerent. +Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une epaule +voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors, +cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: "Bien beau +temps," et retombaient, presque aussitot, de l'autre cote. + +Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement etait si profond +qu'ils eurent beaucoup de peine a le secouer, et Beausire refusa meme de +monter chez Jean ou le the les attendait. On dut le deposer devant sa +porte. + +Le jeune avocat, pour la premiere fois, allait coucher dans son logis +nouveau; et une grande joie, un peu puerile, l'avait saisi tout a coup +de montrer, justement ce soir-la, a sa fiancee l'appartement qu'elle +habiterait bientot. + +La bonne etait partie, Mme Roland ayant declare qu'elle ferait chauffer +l'eau et servirait elle-meme, car elle n'aimait pas laisser veiller les +domestiques, par crainte du feu. + +Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'etait encore entre, +afin que la surprise fut complete quand on verrait combien c'etait joli. + +Dans le vestibule Jean pria qu'on attendit. Il voulait allumer les +bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurite Mme Rosemilly, son +pere et son frere, puis il cria: "Arrivez!" en ouvrant toute grande la +porte a deux battants. + +La galerie vitree, eclairee par un lustre et des verres de couleur +caches dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait +d'abord pareille a un decor de theatre. Il y eut une seconde +d'etonnement. Roland, emerveille de ce luxe, murmura: "Nom d'un chien," +saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apotheoses. + +Puis on penetra dans le premier salon, petit, tendu avec une etoffe +vieil or, pareille a celle des sieges. Le grand salon de consultation +tres simple, d'un rouge saumon pale, avait grand air. + +Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau charge de livres, et +d'une voix grave, un peu forcee: + +--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec +l'assentiment que je vous avais annonce, l'absolue certitude qu'avant +trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une +heureuse solution. + +Il regardait Mme Rosemilly qui se mit a sourire en regardant Mme Roland; +et Mme Roland, lui prenant la main, la serra. + +Jean, radieux, fit une gambade de collegien et s'ecria: + +--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce +salon. + +Il se mit a declamer: + +--Si l'humanite seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle +que nous eprouvons pour toute souffrance devait etre le mobile de +l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel a votre +pitie, messieurs les jures, a votre coeur de pere et d'homme; mais nous +avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous +allons soulever devant vous ... + +Pierre regardait ce logis qui aurait pu etre le sien, et il s'irritait +des gamineries de son frere, le jugeant, decidement, trop niais et +pauvre d'esprit. + +Mme Roland ouvrit une porte a droite. + +--Voici la chambre a coucher, dit-elle. + +Elle avait mis a la parer tout son amour de mere. La tenture etait en +cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis +XV--une bergere dans un medaillon que fermaient les becs unis de deux +colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air +galant et champetre tout a fait gentil. + +--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosemilly, devenue un peu serieuse, en +entrant dans cette piece. + +--Cela vous plait? demanda Jean. + +--Enormement. + +--Si vous saviez comme ca me fait plaisir. + +Ils se regarderent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au +fond des yeux. + +Elle etait genee un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre a +coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarque, en entrant, +que la couche etait tres large, une vraie couche de menage, choisie par +Mme Roland qui avait prevu sans doute et desire le prochain mariage de +son fils; et cette precaution de mere lui faisait plaisir cependant, +semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille. + +Puis quand on fut rentre dans le salon, Jean ouvrit brusquement la +porte de gauche et on apercut la salle a manger ronde, percee de trois +fenetres, et decoree en lanterne japonaise. La mere et le fils avaient +mis la toute la fantaisie dont ils etaient capables. Cette piece a +meubles de bambou, a magots, a potiches, a soieries pailletees d'or, a +stores transparents ou des perles de verre semblaient des gouttes d'eau, +a eventails cloues aux murs pour maintenir les etoffes, avec ses ecrans, +ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes veritables, tous ses +menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et +de bronze, avait l'aspect pretentieux et maniere que donnent les mains +inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact, +de gout et d'education artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le +plus. Pierre seul fit des reserves avec une ironie un peu amere dont son +frere se sentit blesse. + +Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gateaux +s'elevaient en monuments. + +On n'avait guere faim; on suca les fruits et on grignota les patisseries +plutot qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosemilly +demanda la permission de se retirer. + +Il fut decide que le pere Roland l'accompagnerait a sa porte et +partirait immediatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence +de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mere sur le logis afin que son +fils ne manquat de rien. + +--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland. + +Elle hesita, puis repondit: + +--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramenera. + +Des qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gateaux, +le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise a Jean; +puis elle passa dans la chambre a coucher, entr'ouvrit le lit, regarda +si la carafe etait remplie d'eau fraiche et la fenetre bien fermee. + +Pierre et Jean etaient demeures dans le petit salon, celui-ci encore +froisse de la critique faite sur son gout, et celui-la de plus en plus +agace de voir son frere dans ce logis. + +Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout a coup se +leva: + +--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanne ce soir, les +excursions ne lui reussissent pas. + +Jean se sentit souleve soudain par une de ces promptes et furieuses +coleres de debonnaires blesses au coeur. + +Le souffle lui manquait tant son emotion etait vive, et il balbutia: + +--Je te defends desormais de dire "la veuve" quand tu parleras de Mme +Rosemilly. + +Pierre se tourna vers lui, hautain: + +--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard? + +Jean aussitot s'etait dresse: + +--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manieres envers moi. + +Pierre ricana: + +--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosemilly? + +--Sache que Mme Rosemilly va devenir ma femme. + +L'autre rit plus fort: + +--Ah! ah! tres bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai +plus l'appeler "la veuve". Mais tu as pris une drole de maniere pour +m'annoncer ton mariage. + +--Je te defends de plaisanter ... tu entends ... je te le defends. + +Jean s'etait approche, pale, la voix tremblante, exaspere de cette +ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie. + +Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui +de coleres impuissantes, de rancunes ecrasees, de revoltes domptees +depuis quelque temps et de desespoir silencieux, lui montant a la tete, +l'etourdit comme un coup de sang. + +--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends, +je te l'ordonne. + +Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant, +dans ce trouble d'esprit ou nous jette la fureur, la chose, la phrase, +le mot, qui pourrait blesser son frere jusqu'au coeur. + +Il reprit, en s'efforcant de se maitriser pour bien frapper, de ralentir +sa parole pour la rendre plus aigue: + +--Voila longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour ou tu as +commence a dire "la veuve" parce que tu as compris que cela me faisait +mal. + +Pierre poussa un de ces rires stridents et meprisants qui lui etaient +familiers: + +--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de +quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ... + +Mais Jean sentit bien qu'il avait touche la plaie de cette ame. + +--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu +furieux quand tu as vu que cette femme me preferait et qu'elle ne +voulait pas de toi. + +Pierre begayait, exaspere de cette supposition: + +--Moi ... moi... jaloux de toi? a cause de cette cruche, de cette dinde, +de cette oie grasse? ... + +Jean qui voyait porter ses coups reprit: + +--Et le jour ou tu as essaye de ramer plus fort que moi, dans la +_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir? +Mais tu creves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivee, tu +es devenu enrage, et tu m'as deteste, et tu l'as montre de toutes les +manieres, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure +sans cracher la bile qui t'etouffe. + +Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irresistible de sauter +sur son frere et de le prendre a la gorge: + +--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune. + +Jean s'ecria: + +--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot a mon +pere, a ma mere ou a moi, ou elle n'eclate. Tu feins de me mepriser +parce que tu es jaloux! tu cherches querelle a tout le monde parce que +tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus, +tu es devenu venimeux, tu tortures notre mere comme si c'etait sa faute! +... + +Pierre avait recule jusqu'a la cheminee, la bouche entr'ouverte, l'oeil +dilate, en proie a une de ces folies de rage qui font commettre des +crimes. + +Il repeta d'une voix plus basse, mais haletante: + +--Tais-toi, tais-toi donc! + +--Non. Voila longtemps que je voulais te dire ma pensee entiere; tu m'en +donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu +la railles devant moi, tu me pousses a bout; tant pis pour toi. Mais je +casserai tes dents de vipere, moi! Je te forcerai a me respecter. + +--Te respecter, toi? + +--Oui, moi! + +--Te respecter ... toi ... qui nous as tous deshonores, par ta cupidite! + +--Tu dis? Repete ... repete? ... + +--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour +le fils d'un autre. + +Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effare devant l'insinuation +qu'il pressentait: + +--Comment? Tu dis ... repete encore? + +--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte, +que tu es le fils de l'homme qui t'a laisse sa fortune. Eh bien! un +garcon propre n'accepte pas l'argent qui deshonore sa mere. + +--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi +... toi ... qui prononces cette infamie? + +--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en creve de +chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours +a me cacher comme une bete, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que +je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affole de +honte et de douleur, car j'ai devine d'abord et je sais maintenant. + +--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre a cote! Songe +qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ... + +Mais il fallait qu'il vidat son coeur! et il dit tout, ses soupcons, +ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait +encore une fois disparu. + +Il parlait par phrases courtes, hachees, presque sans suite, des phrases +d'hallucine. + +Il semblait maintenant avoir oublie Jean et sa mere dans la piece +voisine. Il parlait comme si personne ne l'ecoutait, parce qu'il devait +parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprime et referme sa +plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de +crever, eclaboussant tout le monde. Il s'etait mis a marcher comme il +faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant, +dans une frenesie de desespoir, avec des sanglots dans la gorge, des +retours de haine contre lui-meme, il parlait comme s'il eut confesse +sa misere et la misere des siens, comme s'il eut jete sa peine a l'air +invisible et sourd ou s'envolaient ses paroles. + +Jean eperdu, et presque convaincu soudain par l'energie aveugle de son +frere, s'etait adosse contre la porte derriere laquelle il devinait que +leur mere les avait entendus. + +Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle +n'etait point revenue; donc elle n'avait pas ose. + +Pierre tout a coup frappant du pied, cria: + +--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ca! + +Et il s'enfuit, nu-tete, dans l'escalier. + +Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, reveilla +Jean de la torpeur profonde ou il etait tombe. Quelques secondes +s'etaient ecoulees, plus longues que des heures, et son ame s'etait +engourdie dans un hebetement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait +penser tout a l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant meme plus +comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lachete. +Il etait de la race des temporiseurs qui remettent toujours au +lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une +resolution, il cherchait encore, par instinct, a gagner quelques +moments. + +Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, apres les +vociferations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec +cette lumiere vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort +tout a coup qu'il eut envie de se sauver aussi. + +Alors il secoua sa pensee, il secoua son coeur, et il essaya de +reflechir. + +Jamais il n'avait rencontre une difficulte dans sa vie. Il est des +hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses +classes avec soin, pour n'etre pas puni, et termine ses etudes de droit +avec regularite parce que son existence etait calme. Toutes les choses +du monde lui paraissaient naturelles sans eveiller autrement son +attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par temperament, +n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette +catastrophe, comme un homme qui tombe a l'eau sans avoir jamais nage. + +Il essaya de douter d'abord. Son frere avait menti par haine, et par +jalousie? + +Et pourtant, comment aurait-il ete assez miserable pour dire de leur +mere une chose pareille s'il n'avait pas ete lui-meme egare par le +desespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les +nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris +de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux +qu'ils etaient irresistibles, aussi irrecusables que la certitude. + +Il demeurait trop ecrase pour faire un mouvement ou pour avoir une +volonte. Sa detresse devenait intolerable; et il sentait que, derriere +la porte, sa mere etait la qui avait tout entendu et qui attendait. + +Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas +un soupir ne revelait la presence d'un etre derriere cette planche. Se +serait-elle sauvee? Mais par ou? Si elle s'etait sauvee ... elle avait +donc saute de la fenetre dans la rue! + +Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il +enfonca plutot qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre. + +Elle semblait vide. Une seule bougie l'eclairait, posee sur la commode. + +Jean s'elanca vers la fenetre, elle etait fermee, avec les volets clos. +Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il +s'apercut que les rideaux du lit avaient ete tires. Il y courut et les +ouvrit. Sa mere etait etendue sur sa couche, la figure enfouie dans +l'oreiller qu'elle avait ramene de ses deux mains crispees sur sa tete, +pour ne plus entendre. + +Il la crut d'abord etouffee. Puis, l'ayant saisie par les epaules, il +la retourna sans qu'elle lachat l'oreiller qui lui cachait le visage et +qu'elle mordait pour ne pas crier. + +Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispes, lui communiqua +la secousse de son indicible torture. L'energie et la force dont elle +retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflee de plumes, +sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vit +point et ne lui parlat pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il +recut, jusqu'a quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple +coeur, fut dechire de pitie. Il n'etait pas un juge, lui, meme un juge +misericordieux, il etait un homme plein de faiblesse et un fils plein de +tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne +raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains +le corps inerte de sa mere, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa +figure, il cria, en baisant sa robe: + +--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi! + +Elle aurait semble morte si tous ses membres n'eussent ete parcourus +d'un fremissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue. +Il repetait: + +--Maman, maman, ecoute-moi. Ca n'est pas vrai. Je sais bien que ca n'est +pas vrai. + +Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout a coup elle sanglota dans +l'oreiller. Alors tous ses nerfs se detendirent, ses muscles raidis +s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lacherent la toile; et il lui +decouvrit la face. + +Elle etait toute pale, toute blanche, et de ses paupieres fermees on +voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacee par le cou, il lui +baisa les yeux, lentement, par grands baisers desoles qui se mouillaient +a ses larmes, et il disait toujours: + +--Maman, ma chere maman, je sais bien que ca n'est pas vrai. Ne pleure +pas, je le sais! Ca n'est pas vrai! + +Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de +courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit: + +--Non, c'est vrai, mon enfant. + +Et ils resterent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques +instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tete +pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit: + +--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais +pas, si je mentais. + +Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba a genoux pres +du lit en murmurant: + +--Tais-toi, maman, tais-toi. + +Elle s'etait levee, avec une resolution et une energie effrayantes. + +--Mais je n'ai plus rien a te dire, mon enfant, adieu. + +Et elle marcha vers la porte. + +Il la saisit a pleins bras, criant: + +--Qu'est-ce que tu fais, maman, ou vas-tu? + +--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien a faire +... puisque je suis toute seule. + +Elle se debattait pour s'echapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot +a lui repeter: + +--Maman ... maman ... maman... + +Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette etreinte: + +--Mais non, mais non, je ne suis plus la mere maintenant, je ne suis +plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni +pere ni mere, mon pauvre enfant ... adieu. + +Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait +jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force, +puis s'agenouillant et formant une chaine de ses bras: + +--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je +te garde toujours, tu es a moi. + +Elle murmura d'une voix accablee: + +--Non, mon pauvre garcon, ca n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et +demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus. + +Il repondit avec un si grand elan de si sincere amour:--Oh! moi? moi? +Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tete +par les cheveux, a pleines mains, l'attira avec violence et le baisa +eperdument a travers la figure. + +Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant, +a travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas, +dans l'oreille: + +--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et +tu te trompes. Tu m'as pardonne ce soir, et ce pardon-la m'a sauve la +vie; mais il ne faut plus que tu me voies. + +Il repeta, en l'etreignant: + +--Maman, ne dis pas ca! + +--Si, mon petit, il faut que je m'en aille. + +Je ne sais pas ou, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais +il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu? + +Alors, a son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille: + +--Ma petite mere, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin +de toi. Et tu vas me jurer de m'obeir, tout de suite. + +--Non, mon enfant. + +--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut. + +--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous a +l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-la, depuis un mois. +Tu es attendri, mais quand ce sera passe, quand tu me regarderas comme +me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh! +... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mere! ... + +--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi. + +--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir +tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux +fassent baisser les miens. + +--Ca n'est pas vrai, maman. + +--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de +ton pauvre frere, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque +je devine son pas dans la maison, mon coeur saute a briser ma poitrine, +lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'evanouir. Je t'avais +encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu +que je pourrais vivre entre vous deux? + +--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus. + +--Oh! oh! comme si c'etait possible! + +--Oui, c'est possible. + +--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frere et toi? Est-ce +que vous n'y penserez plus, vous? + +--Moi. Je te le jure! + +--Mais tu y penseras a toutes les heures du jour. + +--Non, je te le jure. Et puis, ecoute: si tu pars, je m'engage et je me +fais tuer. + +Elle fut bouleversee par cette menace puerile et etreignit Jean en le +caressant avec une tendresse passionnee. Il reprit: + +--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois +raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre +huit jours? Tu ne peux pas me refuser ca? + +Elle posa ses deux mains sur les epaules de Jean, et le tenant a la +longueur de ses bras: + +--Mon enfant ... tachons d'etre calmes et de ne pas nous attendrir. +Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur +tes levres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frere, +si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les +siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je +te suis odieuse comme a lui ... une heure apres, tu entends, une heure +apres ... je serais partie pour toujours. + +--Maman, je te jure ... + +--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une +creature peut souffrir. A partir du moment ou j'ai compris que ton +frere, que mon autre fils me soupconnait, et qu'il devinait, minute par +minute, la verite, tous les instants de ma vie ont ete un martyre qu'il +est impossible de t'exprimer. + +Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit +de larmes les yeux de Jean. + +Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa. + +--Laisse-moi ... ecoute ... j'ai encore tant de choses a te dire pour +que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je +devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ... + +--Dis, maman, dis. + +--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompe ... Tu veux que je +reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous +voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journee dans la +maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver +ton frere derriere elle, pour cela il faut, non pas que tu me +pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en +veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez +fort, assez different de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le +fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mepriser! ... Moi j'ai +assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux +plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne +pourras jamais comprendre ca, toi! Pour que nous puissions encore vivre +ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai +ete la maitresse de ton pere, j'ai ete encore plus sa femme, sa vraie +femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette +rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai +toujours, que je n'ai aime que lui, qu'il a ete toute ma vie, toute ma +joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi, +pendant si longtemps! Ecoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je +n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas +rencontre, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de +ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois +tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frere et toi. +Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais +aime rien, rien connu, rien desire, je n'aurais pas seulement pleure, +car j'ai pleure, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleure, depuis que nous +sommes venus ici. Je m'etais donnee a lui tout entiere, corps et ame, +pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai ete sa +femme comme il a ete mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour +l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il etait toujours +bon et prevenant, mais je n'etais plus pour lui ce que j'avais ete. +C'etait fini! Oh! que j'ai pleure! ... Comme c'est miserable et +trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrives +ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il +promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ... +et je ne l'ai plus revu! ... et voila qu'il est mort! ... Mais il nous +aimait encore puisqu'il a pense a toi. Moi je l'aimerai jusqu'a mon +dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu +es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi! +Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que +tu acceptes d'etre son fils et que nous parlions de lui quelquefois, +et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions a lui quand nous nous +regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il +est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu +decideras: Jean repondit d'une voix douce: + +--Reste, maman. + +Elle le serra dans ses bras et se remit a pleurer; puis elle reprit, la +joue contre sa joue: + +--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui? + +Jean murmura: + +--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre aupres de lui. + +Au souvenir de l'aine elle fut crispee d'angoisse. + +--Non, je ne puis plus, non! non! + +Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'ecria, l'ame en detresse: + +--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne +sais pas ... trouve ... sauve-moi! + +--Oui, maman, je chercherai. + +--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai +si peur de lui ... si peur! + +--Oui, je trouverai. Je te promets. + +--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand +je le vois. + +Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille: + +--Garde-moi ici, chez toi. + +Il hesita, reflechit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de +cette combinaison. + +Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments +precis son affolement et sa terreur. + +--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire +demain a Roland que je me suis trouvee malade. + +--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentre. Voyons, aie du +courage. J'arrangerai tout, je te le promets, des demain. Je serai +a neuf heures a la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te +reconduire. + +--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin, +craintif et reconnaissant. + +Elle essaya de se lever; mais la secousse avait ete trop forte; elle ne +pouvait encore se tenir sur ses jambes. + +Alors il lui fit boire de l'eau sucree, respirer de l'alcali, et il lui +lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisee et +soulagee comme apres un accouchement. + +Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand +ils passerent a l'hotel de ville. + +Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: "Adieu, maman, +bon courage." + +Elle monta, a pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre, +se devetit bien vite, et se glissa, avec l'emotion retrouvee des +adulteres anciens, aupres de Roland qui ronflait. + +Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir. + + + +VIII + + +Quand il fut rentre dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan, +car les chagrins et les soucis qui donnaient a son frere des envies de +courir et de fuir comme une bete chassee, agissant diversement sur sa +nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait +mou a ne plus faire un mouvement, a ne pouvoir gagner son lit, mou de +corps et d'esprit, ecrase et desole. Il n'etait point frappe, comme +l'avait ete Pierre, dans la purete de son amour filial, dans cette +dignite secrete qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accable par +un coup du destin qui menacait en meme temps ses interets les plus +chers. + +Quand son ame enfin se fut calmee, quand sa pensee se fut eclaircie +ainsi qu'une eau battue et remuee, il envisagea la situation qu'on +venait de lui reveler. S'il eut appris de toute autre maniere le secret +de sa naissance, il se serait assurement indigne et aurait ressenti un +profond chagrin; mais apres sa querelle avec son frere, apres cette +delation violente et brutale ebranlant ses nerfs, l'emotion poignante +de la confession de sa mere le laissa sans energie pour se revolter. Le +choc recu par sa sensibilite avait ete assez fort pour emporter, dans un +irresistible attendrissement, tous les prejuges et toutes les saintes +susceptibilites de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'etait pas un +homme de resistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins +contre lui-meme; il se resigna donc, et par un penchant instinctif, par +un amour inne du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquieta +aussitot des perturbations qui allaient surgir autour de lui et +l'atteindre du meme coup. Il les pressentait inevitables, et, pour les +ecarter, il se decida a des efforts surhumains d'energie et d'activite. +Il fallait que tout de suite, des le lendemain, la difficulte fut +tranchee, car il avait aussi par instants ce besoin imperieux des +solutions immediates qui constitue toute la force des faibles, +incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitue d'ailleurs +a demeler et a etudier les situations compliquees, les questions d'ordre +intime, dans les familles troublees, decouvrit immediatement toutes les +consequences prochaines de l'etat d'ame de son frere. Malgre lui il en +envisageait les suites a un point de vue presque professionnel, comme +s'il eut regle les relations futures de clients apres une catastrophe +d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait +impossible. Il l'eviterait facilement en restant chez lui, mais il etait +encore inadmissible que leur mere continuat a demeurer sous le meme toit +que son fils aine. + +Et longtemps il medita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant +des combinaisons sans trouver rien qui put le satisfaire. + +Mais une idee soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait recue, un +honnete homme la garderait-il? + +Il se repondit: "Non" d'abord, et se decida a la donner aux pauvres. +C'etait dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme +un autre, comme travaillent tous ceux qui debutent. Cette resolution +virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser +son front contre les vitres. Il avait ete pauvre, il redeviendrait +pauvre. Il n'en mourrait pas, apres tout. Ses yeux regardaient le bec de +gaz qui brulait en face de lui de l'autre cote de la rue. Or, comme une +femme attardee passait sur le trottoir, il songea brusquement a Mme +Rosemilly, et il recut au coeur la secousse des emotions profondes nees +en nous d'une pensee cruelle. Toutes les consequences desesperantes de +sa decision lui apparurent en meme temps. Il devrait renoncer a epouser +cette femme, renoncer au bonheur, renoncer a tout. Pouvait-il agir +ainsi, maintenant qu'il s'etait engage vis-a-vis d'elle? Elle l'avait +accepte le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais +avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne +valait-il pas mieux garder cet argent comme un depot qu'il restituerait +plus tard aux indigents? + +Et dans son ame ou l'egoisme prenait des masques honnetes, tous les +interets deguises luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers +cedaient la place aux raisonnements ingenieux, puis reparaissaient, puis +s'effacaient de nouveau. + +Il revint s'asseoir, cherchant un motif decisif, un pretexte +tout-puissant pour fixer ses hesitations et convaincre sa droiture +native. Vingt fois deja il s'etait pose cette question: "Puisque je suis +le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas +naturel que j'accepte aussi son heritage?" Mais cet argument ne pouvait +empecher le "non" murmure par la conscience intime. + +Soudain il songea: "Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais +cru etre mon pere, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son +vivant, ni apres sa mort. Ce ne serait ni digne ni equitable. Ce serait +voler mon frere." + +Cette nouvelle maniere de voir l'ayant soulage, ayant apaise sa +conscience, il retourna vers la fenetre. + +"Oui, se disait-il, il faut que je renonce a l'heritage de ma famille, +que je le laisse a Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant +de son pere. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde +l'argent de mon pere a moi?" + +Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'etant +decide a l'abandonner integralement, il consentit donc et se resigna +a garder celle de Marechal, car en repoussant l'une et l'autre il se +trouverait reduit a la pure mendicite. + +Cette affaire delicate une fois reglee, il revint a la question de la +presence de Pierre dans la famille. Comment l'ecarter? Il desesperait de +decouvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au +port sembla lui jeter une reponse en lui suggerant une idee. + +Alors il s'etendit tout habille sur son lit et revassa jusqu'au jour. + +Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'execution de son projet +etait possible. Puis, apres quelques demarches et quelques visites, il +se rendit a la maison de ses parents. Sa mere l'attendait enfermee dans +sa chambre. + +--Si tu n'etais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais ose descendre. + +On entendit aussitot Roland qui criait dans l'escalier: + +--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien! + +On ne repondit pas, et il hurla: + +--Josephine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites? + +La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol: + +--V'la, M'sieu, que qui faut? + +--Ou est Madame? + +--Madame est en haut avec M'sieu Jean! + +Alors il vocifera en levant la tete vers l'etage superieur: + +--Louise? + +Mme Roland entr'ouvrit la porte et repondit: + +--Quoi? mon ami. + +--On ne mange donc pas, nom d'un chien! + +--Voila, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean. + +Roland s'ecria en apercevant le jeune homme: + +--Tiens, te voila, toi! Tu t'embetes deja dans ton logis. + +--Non, pere, mais j'avais a causer avec maman ce matin. + +Jean s'avanca, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur +ses doigts l'etreinte paternelle du vieillard, une emotion bizarre et +imprevue le crispa, l'emotion des separations et des adieux sans espoir +de retour. + +Mme Roland demanda: + +--Pierre n'est pas arrive? + +Son mari haussa les epaules: + +--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commencons sans lui. + +Elle se tourna vers Jean: + +--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ca le blesse quand on ne +l'attend pas. + +--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit. + +Il monta l'escalier, avec la resolution fievreuse d'un craintif qui va +se battre. + +Quand il eut heurte la porte, Pierre repondit: + +--Entrez. + +Il entra. + +L'autre ecrivait, penche sur sa table. + +--Bonjour, dit Jean. + +Pierre se leva. + +--Bonjour. + +Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'etait passe. + +--Tu ne descends pas dejeuner? + +--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup a travailler. + +La voix de l'aine tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce +qu'il allait faire. + +--On t'attend. + +--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mere est en bas? ... + +--Oui. c'est meme elle qui m'a envoye te chercher. + +--Ah! alors ... je descends. + +Devant la porte de la salle il hesita a se montrer le premier; puis il +l'ouvrit d'un geste saccade, et il apercut son pere et sa mere assis a +table, face a face. + +Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot, +et s'etant penche il lui tendit son front a baiser comme il faisait +depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis. +Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les +levres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, apres ce +simulacre de caresse. + +Il se demandait: "Que se sont-ils dit, apres mon depart?" + +Jean repetait avec tendresse "mere" et "chere maman", prenait soin +d'elle, la servait et lui versait a boire. Pierre alors comprit qu'ils +avaient pleure ensemble, mais il ne put penetrer leur pensee! Jean +croyait-il sa mere coupable ou son frere un miserable? + +Et tous les reproches qu'il s'etait faits d'avoir dit l'horrible chose +l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la +bouche, l'empechant de manger et de parler. + +Il etait envahi maintenant par un besoin de fuir intolerable, de quitter +cette maison qui n'etait plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus +a lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur +l'heure, n'importe ou, sentant que c'etait fini, qu'il ne pouvait plus +rester pres d'eux, qu'il les torturerait toujours malgre lui, rien +que par sa presence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un +insoutenable supplice. + +Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'ecoutant pas, n'entendait +point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frere +et prit garde au sens des paroles. + +Jean disait: + +--Ce sera, parait-il, le plus beau batiment de leur flotte On parle +de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois +prochain. + +Roland s'etonnait: + +--Deja! Je croyais qu'il ne serait pas en etat de prendre la mer cet +ete. + +--Pardon; on a pousse les travaux avec ardeur pour que la premiere +traversee ait lieu avant l'automne. J'ai passe ce matin aux bureaux de +la Compagnie et j'ai cause avec un des administrateurs. + +--Ah! ah! lequel? + +--M. Marchand, l'ami particulier du president du conseil +d'administration. + +--Tiens, tu le connais? + +--Oui. Et puis j'avais un petit service a lui demander. + +--Ah! alors tu me feras visiter en grand detail la _Lorraine_ des +qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas? + +--Certainement, c'est tres facile! + +Jean paraissait hesiter, chercher ses phrases, poursuivre une +introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie tres +acceptable qu'on mene sur ces grands transatlantiques. On passe plus de +la moitie des mois a terre dans deux villes superbes, New-York et le +Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut meme faire +la des connaissances tres agreables et tres utiles pour plus tard, oui, +tres utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les +economies sur le charbon, peut arriver a vingt-cinq mille francs par an, +sinon plus ... + +Roland fit un "bigre!" suivi d'un sifflement, qui temoignaient d'un +profond respect pour la somme et pour le capitaine. + +Jean reprit: + +--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le medecin a +cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, eclairage, +chauffage, service, etc., etc. Ce qui equivaut a dix mille au moins, +c'est tres beau. + +Pierre, qui avait leve les yeux, rencontra ceux de son frere, et le +comprit. + +Alors, apres une hesitation, il demanda: + +--Est-ce tres difficile a obtenir, les places de medecin sur un +transatlantique? + +--Oui et non. Tout depend des circonstances et des protections. + +Il y eut un long silence, puis le docteur reprit: + +--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_? + +--Oui, le sept. Et ils se turent. + +Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer +comme medecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait +peut-etre. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien a sa +famille. Il avait du, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant +il ne tendait plus la main devant sa mere! Il n'avait donc aucune +ressource, hors celle-la, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain +de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre +toit. Il dit alors, en hesitant un peu: + +--Si je pouvais, je partirais volontiers la-dessus, moi. + +Jean demanda: + +--Pourquoi ne pourrais-tu pas? + +--Parce que je ne connais personne a la Compagnie transatlantique. + +Roland demeurait stupefait: + +--Et tous tes beaux projets de reussite, que deviennent-ils? + +Pierre murmura: + +--Il y a des jours ou il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux +meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un debut, un moyen d'amasser +quelques milliers de francs pour m'etablir ensuite. + +Son pere, aussitot, fut convaincu: + +--Ca, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de cote six ou sept mille +francs, qui bien employes te meneront loin. Qu'en penses-tu, Louise? + +Elle repondit d'une voix basse, presque inintelligible: + +--Je pense que Pierre a raison. + +Roland s'ecria: + +--Mais je vais en parler a M. Poulin, que je connais beaucoup! Il +est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la +Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des +vice-presidents. + +Jean demandait a son frere: + +--Veux-tu que je tate aujourd'hui meme M. Marchand? + +--Oui, je veux bien. + +Pierre reprit, apres avoir songe quelques instants: + +--Le meilleur moyen serait peut-etre encore d'ecrire a mes maitres de +l'Ecole de medecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent +sur ces bateaux-la des sujets mediocres. Des lettres tres chaudes des +professeurs Mas-Roussel, Remusot, Flache et Borriquel enleveraient la +chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il +suffirait de faire presenter ces lettres par ton ami M. Marchand au +conseil d'administration. + +Jean approuvait tout a fait: + +--Ton idee est excellente, excellente! + +Et il souriait, rassure, presque content, sur du succes, etant incapable +de s'affliger longtemps. + +--Tu vas leur ecrire aujourd'hui meme, dit-il. + +--Tout a l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de cafe ce +matin, je suis trop nerveux. + +Il se leva et sortit. + +Alors Jean se tourna vers sa mere: + +--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais? + +--Rien ... Je ne sais pas. + +--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosemilly? + +--Mais ... oui ... oui ... + +--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui. + +--Oui ... oui ... C'est vrai. + +--Pourquoi ca, indispensable?--demanda Roland, habitue d'ailleurs a ne +jamais comprendre ce qu'on disait devant lui. + +--Parce que je lui ai promis d'y aller. + +--Ah! tres bien. C'est different, alors. + +Et il se mit a bourrer sa pipe, tandis que la mere et le fils montaient +l'escalier pour prendre leurs chapeaux. + +Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda: + +--Veux-tu mon bras, maman? + +Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher cote +a cote. Elle accepta et s'appuya sur lui. + +Ils ne parlerent point pendant quelque temps, puis il lui dit: + +--Tu vois que Pierre consent parfaitement a s'en aller. + +Elle murmura: + +--Le pauvre garcon! + +--Pourquoi ca, le pauvre garcon? Il ne sera pas malheureux du tout sur +la _Lorraine_. + +--Non ... je sais bien, mais je pense a tant de choses. + +Longtemps elle songea, la tete baissee, marchant du meme pas que son +fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure +une longue et secrete pensee: + +--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on +est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard. + +Il dit, tres bas: + +--Ne parle plus de ca, maman. + +--Est-ce possible? j'y pense tout le temps. + +--Tu oublieras. + +Elle se tut encore, puis, avec un regret profond: + +--Ah! comme j'aurais pu etre heureuse en epousant un autre homme! + +A present, elle s'exasperait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur +sa betise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect +commun de sa personne toute la responsabilite de sa faute et de son +malheur. C'etait a cela, a la vulgarite de cet homme, qu'elle devait de +l'avoir trompe, d'avoir desespere un de ses fils et fait a l'autre la +plus douloureuse confession dont put saigner le coeur d'une mere. + +Elle murmura: "C'est si affreux pour une jeune fille d'epouser un mari +comme le mien." Jean ne repondait pas. Il pensait a celui dont il avait +cru jusqu'ici etre le fils, et peut-etre la notion confuse qu'il portait +depuis longtemps de la mediocrite paternelle, l'ironie constante de son +frere, l'indifference dedaigneuse des autres et jusqu'au mepris de la +bonne pour Roland avaient-ils prepare son ame a l'aveu terrible de sa +mere. Il lui en coutait moins d'etre le fils d'un autre; et apres +la grande secousse d'emotion de la veille, s'il n'avait pas eu le +contre-coup de revolte, d'indignation et de colere redoute par Mme +Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de +se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse. + +Ils etaient arrives devant la maison de Mme Rosemilly. + +Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxieme etage d'une +grande construction qui lui appartenait. De ses fenetres on decouvrait +toute la rade du Havre. + +En apercevant Mme Roland qui entrait la premiere, au lieu de lui tendre +les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle +devinait l'intention de sa demarche. + +Le mobilier du salon, en velours frappe, etait toujours recouvert +de housses. Les murs, tapisses de papier a fleurs, portaient +quatre gravures achetees par le premier mari, le capitaine. Elles +representaient des scenes maritimes et sentimentales. On voyait sur la +premiere la femme d'un pecheur agitant un mouchoir sur une cote, tandis +que disparait a l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la +seconde, la meme femme, a genoux sur la meme cote, se tord les bras en +regardant au loin, sous un ciel plein d'eclairs, sur une mer de vagues +invraisemblables, la barque de l'epoux qui va sombrer. + +Les deux autres gravures representaient des scenes analogues dans une +classe superieure de la societe. + +Une jeune femme blonde reve, accoudee sur le bordage d'un grand paquebot +qui s'en va. Elle regarde la cote deja lointaine d'un oeil mouille de +larmes et de regrets. + +Qui a-t-elle laisse derriere elle? + +Puis, la meme jeune femme assise pres d'une fenetre ouverte sur l'Ocean +est evanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux +sur le tapis. + +Il est donc mort, quel desespoir! + +Les visiteurs, generalement, etaient emus et seduits par la tristesse +banale de ces sujets transparents et poetiques. On comprenait tout de +suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres +femmes, bien qu'on ne sut pas au juste la nature du chagrin de la plus +distinguee. Mais ce doute meme aidait a la reverie. Elle avait du perdre +son fiance! L'oeil, des l'entree, etait attire invinciblement vers ces +quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en ecartait +que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre +expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il +se degageait surtout du dessin net, bien fini, soigne distingue a la +facon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une +sensation de proprete et de rectitude qu'accentuait encore le reste de +l'ameublement. + +Les sieges demeuraient ranges suivant un ordre invariable, les uns +contre la muraille, les autres autour du gueridon. Les rideaux blancs, +immacules, avaient des plis si droits et si reguliers qu'on avait envie +de les friper un peu; et jamais un grain de poussiere ne ternissait le +globe ou la pendule doree, de style Empire, une mappemonde portee par +Atlas agenouille, semblait murir comme un melon d'appartement. + +Les deux femmes en s'asseyant modifierent un peu la place normale de +leurs chaises. + +--Vous n'etes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland. + +--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguee. + +Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mere, tout le +plaisir qu'elle avait pris a cette excursion et a cette peche. + +--Vous savez, disait-elle, que j'ai mange ce matin mes salicoques. Elles +etaient delicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou +l'autre cette partie-la ... + +Le jeune homme l'interrompit: + +--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la premiere? + +--Comment ca? Mais il me semble qu'elle est finie. + +--Oh! Madame, j'ai fait, de mon cote, dans ce rocher de Saint-Jouin, une +peche que je veux aussi rapporter chez moi. + +Elle prit un air naif et malin: + +--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouve? + +--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas +change d'avis ce matin. + +Elle se mit a sourire: + +--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi. + +Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, ou elle fit tomber +la sienne d'un geste vif et resolu. Et il demanda: + +--Le plus tot possible, n'est-ce pas? + +--Quand vous voudrez. + +--Six semaines? + +--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mere? + +Mme Roland repondit avec un sourire un peu melancolique: + +--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien +voulu Jean, car vous le rendrez tres heureux. + +--On fera ce qu'on pourra, maman. + +Un peu attendrie, pour la premiere fois, Mme Rosemilly se leva et, +prenant a pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant; +et sous cette caresse nouvelle une emotion puissante gonfla le coeur +malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle eprouvait. +C'etait triste et doux en meme temps. Elle avait perdu un fils, un grand +fils, et on lui rendait a la place une fille, une grande fille. + +Quand elles se retrouverent face a face, sur leurs sieges, elles se +prirent les mains, et resterent ainsi, se regardant et se souriant, +tandis que Jean semblait presque oublie d'elles. + +Puis elles parlerent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer +pour ce prochain mariage, et quand tout fut decide, regle, Mme Rosemilly +parut soudain se souvenir d'un detail et demanda: + +--Vous avez consulte M. Roland, n'est-ce pas? + +La meme rougeur couvrit soudain les joues de la mere et du fils. Ce fut +la mere qui repondit: + +--Oh! non, c'est inutile! + +Puis elle hesita, sentant qu'une explication etait necessaire, et elle +reprit: + +--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que +nous avons decide. + +Mme Rosemilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel, +car le bonhomme comptait si peu. + +Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils: + +--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer. + +Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'epouvante de sa maison. + +Ils entrerent chez Jean. + +Des qu'elle sentit la porte fermee derriere elle, elle poussa un gros +soupir comme si cette serrure l'avait mise en surete; puis, au lieu de +se reposer, comme elle l'avait dit, elle commenca a ouvrir les +armoires, a verifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et +des chaussettes. Elle changeait l'ordre etabli pour chercher des +arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage a son oeil de +menagere; et quand elle eut dispose les choses a son gre, aligne les +serviettes, les calecons et les chemises sur leurs tablettes speciales, +divise tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge +de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre, +et elle dit: + +--Jean, viens donc voir comme c'est joli. + +Il se leva et admira pour lui faire plaisir. + +Soudain, comme il s'etait rassis, elle s'approcha de son fauteuil a pas +legers, par derriere, et, lui enlacant le cou de son bras droit, elle +l'embrassa en posant sur la cheminee un petit objet enveloppe dans un +papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main. + +Il demanda: + +--Qu'est-ce que c'est? + +Comme elle ne repondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du +cadre: + +--Donne! dit-il. + +Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires. +Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant +l'appartement, alla l'enfermer a double tour, dans le tiroir de son +bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses +yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante: + +--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine. +Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me +rendre compte. + + + +IX + + +Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Remusot, +Flache et Borriquel, ecrites dans les termes les plus flatteurs pour le +Mme Pierre Roland, leur eleve, avaient ete soumises par M. Marchand au +conseil de la Compagnie transatlantique, appuyees par MM. Poulin, juge +au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au +maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire. + +Il se trouvait que le medecin de la _Lorraine_ n'etait pas encore +designe, et Pierre eut la chance d'etre nomme en quelques jours. + +Le pli qui l'en prevenait lui fut remis par la bonne Josephine, un +matin, comme il finissait sa toilette. + +Sa premiere emotion fut celle du condamne a mort a qui on annonce sa +peine commuee; et il sentit immediatement sa souffrance adoucie un peu +par la pensee de ce depart et de cette vie calme, toujours bercee par +l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante. + +Il vivait maintenant dans la maison paternelle en etranger muet et +reserve. Depuis le soir ou il avait laisse s'echapper devant son frere +l'infame secret decouvert par lui, il sentait qu'il avait brise les +dernieres attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir +dit cette chose a Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, mechant, et +cependant il etait soulage d'avoir parle. + +Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mere ou le regard de son +frere. Leurs yeux pour s'eviter avaient pris une mobilite surprenante +et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se +demandait: "Qu'a-t-elle pu dire a Jean? A-t-elle avoue ou a-t-elle nie? +Que croit mon frere? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?" Il +ne devinait pas et s'en exasperait. Il ne leur parlait presque plus +d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'eviter ses questions. + +Quand il eut recu la lettre lui annoncant sa nomination, il la presenta, +le jour meme, a sa famille. Son pere, qui avait une grande tendance a se +rejouir de tout, battit des mains. Jean repondit d'un ton serieux, mais +l'ame pleine de joie: + +--Je te felicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait +beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes +professeurs. + +Et sa mere baissa la tete en murmurant: + +--Je suis bien heureuse que tu aies reussi. + +Il alla, apres le dejeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se +renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du medecin de la +_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer pres de +lui de tous les details de sa vie nouvelle et des particularites qu'il y +devait rencontrer. + +Le Mme Pirette etant a bord, il s'y rendit, et il fut recu dans une +petite chambre de paquebot par un jeune homme a barbe blonde qui +ressemblait a son frere. Ils causerent longtemps. + +On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense batiment une +grande agitation confuse et continue, ou la chute des marchandises +entassees dans les cales se melait aux pas, aux voix, au mouvement des +machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaitres et a la +rumeur des chaines trainees ou enroulees sur les treuils par l'haleine +rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros +navire. + +Mais lorsque Pierre eut quitte son collegue et se retrouva dans la rue, +une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces +brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent +dans leur epaisseur insaisissable quelque chose de mysterieux et d'impur +comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines. + +En ses heures de plus grande souffrance il ne s'etait jamais senti +plonge ainsi dans un cloaque de misere. C'est que la derniere dechirure +etait faite; il ne tenait plus a rien. En arrachant de son coeur les +racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas eprouve encore cette +detresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir. + +Ce n'etait plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement +d'une bete sans abri, une angoisse materielle d'etre errant qui n'a plus +de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales +du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant +dans cette chambrette balancee sur les vagues, la chair de l'homme qui +a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'etait revoltee +contre l'insecurite de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle +s'etait sentie protegee, cette chair, par le mur solide enfonce dans la +terre qui le tient, et par la certitude du repos a la meme place, sous +le toit qui resiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver +dans la chaleur du logis ferme deviendrait un danger et une constante +souffrance. + +Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et +engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se +perdre par les chemins, mais quelques metres de planches pour marcher +comme un condamne au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de +jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans +cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il +faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner +aux bords de la couchette etroite pour ne point rouler par terre. Les +jours de calme il entendrait la trepidation ronflante de l'helice et +sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, reguliere, +exasperante. + +Et il se trouvait condamne a cette vie de forcat vagabond, uniquement +parce que sa mere s'etait livree aux caresses d'un homme. + +Il allait devant lui, defaillant a present sous la melancolie desolee +des gens qui vont s'expatrier. + +Il ne se sentait plus au coeur ce mepris hautain, cette haine +dedaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur +parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'etre ecoute et +console. C'etait, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va +tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de +son depart. + +Il songea a Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour +ressentir une vraie et poignante emotion; et le docteur se decida tout +de suite a l'aller voir. + +Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres +au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa +besogne: + +--On ne vous apercoit plus jamais? dit-il. + +Le jeune homme expliqua qu'il avait eu a entreprendre des demarches +nombreuses, sans en devoiler le motif, et il s'assit en demandant: + +--Eh bien! les affaires vont-elles? + +Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence etait terrible, le +malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait +vendre que des medicaments a bon marche; et les medecins n'y ordonnaient +point ces remedes rares et compliques sur lesquels on gagne cinq cents +pour cent. Le bonhomme conclut: + +--Si ca dure encore trois mois comme ca, il faudra fermer boutique. Si +je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais deja mis a +cirer des bottes. + +Pierre sentit son coeur se serrer, et il se decida brusquement a porter +le coup, puisqu'il le fallait: + +--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous etre d'aucun secours. Je +quitte le Havre au commencement du mois prochain. + +Marowsko ota ses lunettes, tant son emotion fut vive: + +--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites la? + +--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami. + +Le vieux demeurait atterre, sentant crouler son dernier espoir, et il se +revolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui +il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi. + +Il bredouilla: + +--Mais vous n'allez pas me trahir a votre tour, vous? + +Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser: + +--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouve a me caser ici et je +pars comme medecin sur un paquebot transatlantique. + +--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider a vivre! + +--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-meme. Je n'ai pas un sou de +fortune. + +Marowsko repetait: + +--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'a mourir de +faim, moi. A mon age, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre +vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal. + +Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il +n'avait pu faire autrement; le Polonais n'ecoutait point, revolte de +cette desertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute a des +evenements politiques: + +--Vous autres Francais, vous ne tenez pas vos promesses. + +Alors Pierre se leva, froisse a son tour, et le prenant d'un peu haut: + +--Vous etes injuste, pere Marowsko. Pour se decider a ce que j'ai fait, +il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir. +J'espere que je vous retrouverai plus raisonnable. + +Et il sortit. + +--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincere. + +Sa pensee cherchait, allant a tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il +avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages defilant +dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait +soupconner sa mere. + +Il hesita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain, +se decidant, il pensa: "Elle avait raison, apres tout." Et il s'orienta +pour retrouver sa rue. + +La brasserie etait, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de +fumee. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'etait un jour +de fete, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-meme servait, +courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant +pleins de mousse. + +Quand Pierre eut trouve une place, non loin du comptoir, il attendit, +esperant que la bonne le verrait et le reconnaitrait. + +Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant +menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil. + +Il finit par frapper la table d'une piece d'argent. Elle accourut: + +--Que desirez-vous, Monsieur? + +Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des +consommations servies. + +--Eh bien! fit-il, c'est comme ca qu'on dit bonjour a ses amis? + +Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressee: + +--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps +aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez? + +--Oui, un bock. + +Quand elle l'apporta, il reprit: + +--Je viens te faire mes adieux. Je pars. + +Elle repondit avec indifference: + +--Ah bah! Ou allez-vous? + +--En Amerique. + +--On dit que c'est un beau pays. + +Et rien de plus. Vraiment il fallait etre bien malavise pour lui parler +ce jour-la. Il y avait trop de monde au cafe! + +Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetee il vit la +_Perle_ qui rentrait portant son pere et le capitaine Beausire. Le +matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis a l'arriere, fumaient +leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les +voyant passer: "Bienheureux les simples d'esprit." + +Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tacher de s'engourdir +dans une somnolence de brute. + +Quand il rentra, le soir, a la maison, sa mere lui dit, sans oser lever +les yeux sur lui: + +--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu +embarrassee. Je t'ai commande tantot ton linge de corps et j'ai passe +chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de +choses que je ne connais pas, peut-etre? + +Il ouvrit la bouche pour dire: "Non, de rien." Mais il songea qu'il lui +fallait au moins accepter de quoi se vetir decemment, et ce fut d'un ton +tres calme qu'il repondit: + +--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai a la Compagnie. + +Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa +mere, en la recevant de ses mains, le regarda pour la premiere fois +depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si +humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui +demandent grace. + +Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au +port du Havre, pour en repartir le 7 du meme mois a destination de +New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine +flottante ou serait desormais emprisonnee sa vie. + +Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mere qui +l'attendait et qui murmura d'une voix a peine intelligible. + +--Tu ne veux pas que je t'aide a t'installer sur ce bateau? + +--Non, merci, tout est fini. + +Elle murmura: + +--Je desire tant voir ta chambrette. + +--Ce n'est pas la peine. C'est tres laid et tres petit. + +Il passa, la laissant atterree, appuyee au mur, et la face bleme. + +Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-la meme, ne parla +pendant le diner que de ce magnifique navire et s'etonna beaucoup que +sa femme n'eut aucune envie de le connaitre puisque leur fils allait +s'embarquer dessus. + +Pierre ne vecut guere dans sa famille pendant les jours qui suivirent. +Il etait nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter +tout le monde. Mais la veille de son depart il parut soudain tres +change, tres adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant +d'aller coucher a bord pour la premiere fois: + +--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau? + +Roland s'ecria: + +--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise? + +--Mais certainement, dit-elle tout bas. + +Pierre reprit: + +--Nous partons a onze heures juste. Il faut etre la-bas a neuf heures et +demie au plus tard. + +--Tiens! s'ecria son pere, une idee. En te quittant nous courrons bien +vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des +jetees et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise? + +--Oui, certainement. + +Roland reprit: + +--De cette facon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre +le mole quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais +reconnaitre les siens dans le tas. Ca te va? + +--Mais oui, ca me va. C'est entendu. + +Une heure plus tard il etait etendu dans son petit lit marin, etroit et +long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant +a tout ce qui s'etait passe depuis deux mois dans sa vie, et surtout +dans son ame. A force d'avoir souffert et fait souffrir les autres, +sa douleur agressive et vengeresse s'etait fatiguee, comme une lame +emoussee. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir a quelqu'un +et de quoi que ce fut, et il laissait aller sa revolte a vau-l'eau a la +facon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las +de frapper, las de detester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et +tachait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le +sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du +navire, bruits legers, a peine perceptibles en cette nuit calme du port; +et de sa blessure jusque-la si cruelle il ne sentait plus aussi que les +tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent. + +Il avait dormi profondement quand le mouvement des matelots le tira de +son repos. Il faisait jour, le train de maree arrivait au quai amenant +les voyageurs de Paris. + +Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affaires, inquiets, +cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se repondant au +hasard, dans l'effarement du voyage commence. Apres qu'il eut salue le +capitaine et serre la main de son compagnon le commissaire du bord, il +entra dans le salon ou quelques Anglais sommeillaient deja dans les +coins. La grande piece aux murs de marbre blanc encadres de filets d'or +prolongeait indefiniment dans les glaces la perspective de ses longues +tables flanquees de deux lignes illimitees de sieges tournants, en +velours grenat. C'etait bien la le vaste hall flottant et cosmopolite ou +devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son +luxe opulent etait celui des grands hotels, des theatres, des +lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des +millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire +reservee a la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarque +la veille au soir un grand troupeau d'emigrants, et il descendit dans +l'entrepont. En y penetrant, il fut saisi par une odeur nauseabonde +d'humanite pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus ecoeurante +que celle du poil ou de la laine des betes. Alors, dans une sorte de +souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre apercut +des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants etendus sur des planches +superposees ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point +les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette +foule de miserables vaincus par la vie, epuises, ecrases, partant avec +une femme maigre et des enfants extenues pour une terre inconnue, ou ils +esperaient ne point mourir de faim, peut-etre. + +Et songeant au travail passe, au travail perdu, aux efforts steriles, a +la lutte acharnee, reprise chaque jour en vain, a l'energie depensee +par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir ou, cette +existence d'abominable misere, le docteur eut envie de leur crier: "Mais +foutez-vous donc a l'eau avec vos femelles et vos petits!" Et son coeur +fut tellement etreint par la pitie qu'il s'en alla, ne pouvant supporter +leur vue. + +Son pere, sa mere, son frere et Mme Rosemilly l'attendaient deja dans sa +cabine. + +--Si tot, dit-il. + +--Oui, repondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le +temps de te voir un peu. + +Il la regarda. Elle etait en noir, comme si elle eut porte un deuil, et +il s'apercut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier, +devenaient tout blancs a present. + +Il eut grand'peine a faire asseoir les quatre personnes dans sa petite +demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restee ouverte on voyait +passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fete, car +tous les amis des embarques et une armee de simples curieux avaient +envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les +salons, partout, et des tetes s'avancaient jusque dans la chambre tandis +que des voix murmuraient au dehors: "C'est l'appartement du docteur." + +Alors Pierre poussa la porte; mais des qu'il se sentit enferme avec les +siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait +leur gene et leur silence. + +Mme Rosemilly voulut enfin parler: + +--Il vient bien peu d'air par ces petites fenetres, dit-elle. + +--C'est un hublot, repondit Pierre. + +Il en montra l'epaisseur qui rendait le verre capable de resister aux +chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le systeme de +fermeture. Roland a son tour demanda: + +--Tu as ici meme la pharmacie? + +Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliotheque de fioles qui +portaient des noms latins sur des carres de papier blanc. + +Il en prit une pour enumerer les proprietes de la matiere qu'elle +contenait, puis une seconde, puis une troisieme, et il fit un vrai cours +de therapeutique qu'on semblait ecouter avec grande attention. + +Roland repetait en remuant la tete: + +--Est-ce interessant cela! + +On frappa doucement contre la porte. + +--Entrez! cria Pierre. + +Et le capitaine Beausire parut. + +Il dit, en tendant la main: + +--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gener vos epanchements. + +Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommenca. + +Mais, tout a coup, le capitaine preta l'oreille. Des commandements lui +parvenaient a travers la cloison, et il annonca: + +--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la +_Perle_ pour vous voir encore a la sortie, et vous dire adieu en +pleine mer. + +Roland pere y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la +_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement: + +--Allons, adieu, mon garcon. + +Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte. + +Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baisses, tres pale. + +Sou mari lui toucha le bras: + +--Allons, depechons-nous, nous n'avons pas une minute a perdre. + +Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une apres +l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot. +Puis il serra la main de Mme Rosemilly, et celle de son frere en lui +demandant: + +--A quand ton mariage? + +--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coincider avec un de +tes voyages. + +Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombre +de public, de porteurs de paquets et de marins. + +La vapeur ronflait dans le ventre enorme du navire qui semblait fremir +d'impatience. + +--Adieu, dit Roland toujours presse. + +--Adieu, repondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois +qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai. + +Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'eloigna. + +--Vite, vite, en voiture! criait le pere. + +Un fiacre les attendait qui les conduisit a l'avant-port ou Papagris +tenait la _Perle_ toute prete a prendre le large. + +Il n'y avait aucun souffle d'air; c'etait un de ces jours secs et calmes +d'automne, ou la mer polie semble froide et dure comme de l'acier. + +Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent a +ramer. Sur le brise-lames, sur les jetees, jusque sur les parapets +de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la +_Lorraine_. + +La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientot hors +du mole. + +Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et +il disait: + +--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais la, +juste. + +Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin +possible. Tout a coup Roland s'ecria: + +--La voila. J'apercois sa mature et ses deux cheminees. Elle sort du +bassin. + +--Hardi! les enfants, repetait Beausire. + +Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux. + +Roland etait debout, cramponne au mat; il annoncait: + +--En ce moment elle evolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus... +Elle se remet en mouvement... Elle a du prendre son remorqueur... Elle +marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetees!... Entendez-vous la +foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je +vois son avant maintenant... la voila, la voila... Nom de Dieu, quel +bateau! Nom de Dieu! regardez donc!... + +Mme Rosemilly et Beausire se retournerent; les deux hommes cesserent de +ramer; seule Mme Roland ne remua point. + +L'immense paquebot, traine par un puissant remorqueur qui avait l'air, +devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port. +Et le peuple havrais masse sur les moles, sur la plage, aux fenetres, +emporte soudain par un elan patriotique se mit a crier: "Vive la +_Lorraine_!" acclamant et applaudissant ce depart magnifique, cet +enfantement d'une grande ville maritime qui donnait a la mer sa plus +belle fille. + +Mais Elle, des qu'elle eut franchi l'etroit passage enferme entre deux +murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et +elle partit toute seule comme un enorme monstre courant sur l'eau. + +--La voila... la voila!... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur +nous. + +Et Beausire, radieux, repetait: + +--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur +route? + +Jean, tout bas, dit a sa mere: + +--Regarde, maman, elle approche. + +Et Mme Roland decouvrit ses yeux aveugles par les larmes. + +La _Lorraine_ arrivait, lancee a toute vitesse des sa sortie du +port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquee, +annonca: + +--Attention! M. Pierre est a l'arriere, tout seul, bien en vue. +Attention! + +Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, +passait presque a toucher la _Perle_. + +Et Mme Roland, eperdue, affolee, tendit les bras vers lui, et elle vit +son fils, son fils Pierre, coiffe de sa casquette galonnee, qui lui +jetait a deux mains des baisers d'adieu. + +Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu deja tout petit, +efface comme une tache imperceptible sur le gigantesque batiment. Elle +s'efforcait de le reconnaitre encore et ne le distinguait plus. + +Jean lui avait pris la main: + +--Tu as vu? dit-il. + +--Oui, j'ai vu. Comme il est bon! + +Et on retourna vers la ville. + +--Cristi! ca va vite, declarait Roland avec une conviction enthousiaste. + +Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eut +fondu dans l'Ocean. Mme Roland tournee vers lui le regardait s'enfoncer +a l'horizon vers une terre inconnue, a l'autre bout du monde. Sur ce +bateau que rien ne pouvait arreter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait +plus tout a l'heure, etait son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait +que la moitie de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi +que sa vie etait finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait +jamais plus son enfant. + +--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant +un mois? + +Elle balbutia: + +--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal. + +Lorsqu'ils furent revenus a terre, Beausire les quitta tout de suite +pour aller dejeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme +Rosemilly, et Roland dit a sa femme: + +--Il a une belle tournure, tout de meme, notre Jean. + +--Oui, repondit la mere. + +Et comme elle avait l'ame trop troublee pour songer a ce qu'elle disait, +elle ajouta: + +--Je suis bien heureuse qu'il epouse Mme Rosemilly. + +Le bonhomme fut stupefait: + +--Ah bah! Comment? Il va epouser Mme Rosemilly? + +--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui meme. + +--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette +affaire-la? + +--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait etre sur d'etre +agree par elle avant de te consulter. + +Roland se frottait les mains: + +--Tres bien, tres bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument. + +Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard Francois Ier, +sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur +la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumee grise, si +lointaine, si legere qu'elle avait l'air d'un peu de brume. + + +FIN + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN *** + +***** This file should be named 11131.txt or 11131.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/1/3/11131/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed +Proofreaders. This file was produced from images generously made +available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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