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+The Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Pierre et Jean
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 17, 2004 [EBook #11131]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed
+Proofreaders. This file was produced from images generously made
+available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+PIERRE & JEAN
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+
+
+"LE ROMAN"
+
+
+Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit.
+Tout au contraire les idees que je vais essayer de faire comprendre
+entraineraient plutot la critique du genre d'etude psychologique que
+j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_.
+
+Je veux m'occuper du Roman en general.
+
+Je ne suis pas le seul a qui le meme reproche soit adresse par les memes
+critiques, chaque fois que parait un livre nouveau.
+
+Au milieu de phrases elogieuses, je trouve regulierement celle-ci, sous
+les memes plumes:
+
+--Le plus grand defaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman
+a proprement parler.
+
+On pourrait repondre par le meme argument.
+
+--Le plus grand defaut de l'ecrivain qui me fait l'honneur de me juger,
+c'est qu'il n'est pas un critique.
+
+Quels sont en effet les caracteres essentiels du critique?
+
+Il faut que, sans parti pris, sans opinions preconcues, sans idees
+d'ecole, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
+distingue et explique toutes les tendances les plus opposees, les
+temperaments les plus contraires, et admette les recherches d'art les
+plus diverses.
+
+Or, le critique qui, apres _Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don
+Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinites electives,
+Clarisse Harlowe, Emile, Candide, Cinq-Mars, Rene, les Trois
+Mousquetaires, Mauprat, le Pere Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le
+Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbo,
+Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho_, etc., ose
+encore ecrire: "Ceci est un roman et cela n'en est pas un", me parait
+doue d'une perspicacite qui ressemble fort a de l'incompetence.
+
+Generalement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins
+vraisemblable, arrangee a la facon d'une piece de theatre en trois
+actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le
+troisieme le denouement.
+
+Cette maniere de composer est absolument admissible a la condition qu'on
+acceptera egalement toutes les autres.
+
+Existe-t-il des regles pour faire un roman, en dehors desquelles une
+histoire ecrite devrait porter un autre nom?
+
+Si _Don Quichotte_ est un roman, le _Rouge et le Noir_ en
+est-il un autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_
+en est-il un? Peut-on etablir une comparaison entre les _Affinites
+electives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas,
+_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet
+et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman?
+Quelles sont ces fameuses regles? D'ou viennent-elles? Qui les a
+etablies? En vertu de quel principe, de quelle autorite et de quels
+raisonnements?
+
+Il semble cependant que ces critiques savent d'une facon certaine,
+indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un
+autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans
+etre des producteurs, ils sont enregimentes dans une ecole, et qu'ils
+rejettent, a la facon des romanciers eux-memes, toutes les oeuvres
+concues et executees en dehors de leur esthetique.
+
+Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui
+ressemble le moins aux romans deja faits, et pousser autant que possible
+les jeunes gens a tenter des voies nouvelles.
+
+Tous les ecrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont reclame avec
+persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer,
+c'est-a-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception
+personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalite, qui est une
+maniere speciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le
+critique qui pretend definir le Roman suivant l'idee qu'il s'en fait
+d'apres les romans qu'il aime, et etablir certaines regles invariables
+de composition, luttera toujours contre un temperament d'artiste
+apportant une maniere nouvelle. Un critique, qui meriterait absolument
+ce nom, ne devrait etre qu'un analyste sans tendances, sans preferences,
+sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprecier que la
+valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa comprehension,
+ouverte a tout, doit absorber assez completement sa personnalite pour
+qu'il puisse decouvrir et vanter les livres meme qu'il n'aime pas comme
+homme et qu'il doit comprendre comme juge.
+
+Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'ou
+il resulte qu'ils nous gourmandent presque toujours a faux ou qu'ils
+nous complimentent sans reserve et sans mesure.
+
+Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre a satisfaire la
+tendance naturelle de son esprit, demande a l'ecrivain de repondre a son
+gout predominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de
+_bien ecrit_, l'ouvrage ou le passage qui plait a son imagination
+idealiste, gaie, grivoise, triste, reveuse ou positive.
+
+En somme, le public est compose de groupes nombreux qui nous crient:
+
+--Consolez-moi.
+
+--Amusez-moi.
+
+--Attristez-moi.
+
+--Attendrissez-moi.
+
+--Faites-moi rever.
+
+--Faites-moi rire.
+
+--Faites-moi fremir.
+
+--Faites-moi pleurer.
+
+--Faites-moi penser.
+
+Seuls, quelques esprits d'elite demandent a l'artiste:
+
+--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le
+mieux, suivant votre temperament.
+
+L'artiste essaie, reussit ou echoue.
+
+Le critique ne doit apprecier le resultat que suivant la nature de
+l'effort; et il n'a pas le droit de se preoccuper des tendances.
+
+Cela a ete ecrit deja mille fois. Il faudra toujours le repeter.
+
+Donc, apres les ecoles litteraires qui ont voulu nous donner une vision
+deformee, surhumaine, poetique, attendrissante, charmante ou superbe de
+la vie, est venue une ecole realiste ou naturaliste qui a pretendu nous
+montrer la verite, rien que la verite et toute la verite.
+
+Il faut admettre avec un egal interet ces theories d'art si differentes
+et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de
+leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idees generales
+d'ou elles sont nees.
+
+Contester le droit d'un ecrivain de faire une oeuvre poetique ou une
+oeuvre realiste, c'est vouloir le forcer a modifier son temperament,
+recuser son originalite, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et
+de l'intelligence que la nature lui a donnes.
+
+Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou epiques,
+gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'etre conforme de telle ou
+telle facon et de ne pas avoir une vision concordant avec la notre.
+
+Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui
+plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poetiquement exaltes pour
+juger un idealiste et prouvons-lui que son reve est mediocre, banal,
+pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste,
+montrons-lui en quoi la verite dans la vie differe de la verite dans son
+livre.
+
+Il est evident que des ecoles si differentes ont du employer des
+procedes de composition absolument opposes.
+
+Le romancier qui transforme la verite constante, brutale et deplaisante,
+pour en tirer une aventure exceptionnelle et seduisante, doit, sans
+souci exagere de la vraisemblance, manipuler les evenements a son gre,
+les preparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'emouvoir ou
+l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une serie de combinaisons
+ingenieuses conduisant avec adresse au denouement. Les incidents sont
+disposes et gradues vers le point culminant et l'effet de la fin, qui
+est un evenement capital et decisif, satisfaisant toutes les curiosites
+eveillees au debut, mettant une barriere a l'interet, et terminant si
+completement l'histoire racontee qu'on ne desire plus savoir ce que
+deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
+
+Le romancier, au contraire, qui pretend nous donner une image exacte
+dela vie, doit eviter avec soin tout enchainement d'evenements qui
+paraitrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une
+histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer a
+penser, a comprendre le sens profond et cache des evenements. A force
+d'avoir vu et medite il regarde l'univers, les choses, les faits et
+les hommes d'une certaine facon qui lui est propre et qui resulte
+de l'ensemble de ses observations reflechies. C'est cette vision
+personnelle du monde qu'il cherche a nous communiquer en la reproduisant
+dans un livre. Pour nous emouvoir, comme il l'a ete lui-meme par le
+spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une
+scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une
+maniere si adroite, si dissimulee, et d'apparence si simple, qu'il soit
+impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de decouvrir ses
+intentions.
+
+Au lieu de machiner une aventure et de la derouler de facon a la rendre
+interessante jusqu'au denouement, il prendra son ou ses personnages
+a une certaine periode de leur existence et les conduira, par des
+transitions naturelles, jusqu'a la periode suivante. Il montrera de
+cette facon, tantot comment les esprits se modifient sous l'influence
+des circonstances environnantes, tantot comment se developpent les
+sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait,
+comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les
+interets bourgeois, les interets d'argent, les interets de famille, les
+interets politiques.
+
+L'habilete de son plan ne consistera donc point dans l'emotion ou dans
+le charme, dans un debut attachant ou dans une catastrophe emouvante,
+mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'ou se
+degagera le sens definitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents
+pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a ete, au milieu de tous
+les etres qui l'ont entouree, sa signification particuliere et bien
+caracteristique, il devra savoir eliminer, parmi les menus evenements
+innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre
+en lumiere, d'une facon speciale, tous ceux qui seraient demeures
+inapercus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre
+sa portee, sa valeur d'ensemble.
+
+On comprend qu'une semblable maniere de composer, si differente de
+l'ancien procede visible a tous les yeux, deroute souvent les critiques,
+et qu'ils ne decouvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque
+invisibles, employes par certains artistes modernes a la place de la
+ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue.
+
+En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de
+la vie, les etats aigus de l'ame et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui
+ecrit l'histoire du coeur, de l'ame et de l'intelligence a l'etat
+normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-a-dire l'emotion de
+la simple realite et pour degager l'enseignement artistique qu'il en
+veut tirer, c'est-a-dire la revelation de ce qu'est veritablement
+l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits
+d'une verite irrecusable et constante.
+
+Mais en se placant au point de vue meme de ces artistes realistes, on
+doit discuter et contester leur theorie qui semble pouvoir etre resumee
+par ces mots: "Rien que la verite et toute la verite."
+
+Leur intention etant de degager la philosophie de certains faits
+constants et courants, ils devront souvent corriger les evenements au
+profit de la vraisemblance et au detriment de la verite, car:
+
+Le vrai peut quelquefois n'etre pas vraisemblable.
+
+Le realiste, s'il est un artiste, cherchera, non pas a nous montrer la
+photographie banale de la vie, mais a nous en donner la vision plus
+complete, plus saisissante, plus probante que la realite meme.
+
+Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume
+au moins par journee, pour enumerer les multitudes d'incidents
+insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose
+donc,--ce qui estime premiere atteinte a la theorie de toute la verite.
+
+La vie, en outre, est composee des choses les plus differentes, les plus
+imprevues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale,
+sans suite, sans chaine, pleine de catastrophes inexplicables,
+illogiques et contradictoires qui doivent etre classees au chapitre
+_faits divers_.
+
+Voila pourquoi l'artiste, ayant choisi son theme, ne prendra dans
+cette vie encombree de hasards et de futilites que les details
+caracteristiques utiles a son sujet, et il rejettera tout le reste, tout
+l'a-cote.
+
+Un exemple entre mille:
+
+Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considerable
+sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tete d'un
+personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au
+milieu d'un recit, sous pretexte qu'il faut faire la part de l'accident?
+
+La vie encore laisse tout au meme plan, precipite les faits ou les
+traine indefiniment. L'art, au contraire, consiste a user de precautions
+et de preparations, a menager des transitions savantes et dissimulees,
+a mettre en pleine lumiere, par la seule adresse de la composition, les
+evenements essentiels et a donner a tous les autres le degre de relief
+qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation
+profonde de la verite speciale qu'on veut montrer.
+
+Faire vrai consiste donc a donner l'illusion complete du vrai, suivant
+la logique ordinaire des faits, et non a les transcrire servilement dans
+le pele-mele de leur succession.
+
+J'en conclus que les Realistes de talent devraient s'appeler plutot des
+Illusionnistes.
+
+Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire a la realite puisque nous
+portons chacun la notre dans notre pensee et dans nos organes. Nos yeux,
+nos oreilles, notre odorat, notre gout differents creent autant de
+verites qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui recoivent
+les instructions de ces organes, diversement impressionnes, comprennent,
+analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait a une autre
+race.
+
+Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion
+poetique, sentimentale, joyeuse, melancolique, sale ou lugubre suivant
+sa nature. Et l'ecrivain n'a d'autre mission que de reproduire
+fidelement cette illusion avec tous les procedes d'art qu'il a appris et
+dont il peut disposer.
+
+Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui
+est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion
+de l'ignoble qui attire tant d'etres! Les grands artistes sont ceux qui
+imposent a l'humanite leur illusion particuliere.
+
+Ne nous fachons donc contre aucune theorie puisque chacune d'elles est
+simplement l'expression generalisee d'un temperament qui s'analyse.
+
+Il en est deux surtout qu'on a souvent discutees en les opposant l'une
+a l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman
+d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse
+demandent que l'ecrivain s'attache a indiquer les moindres evolutions
+d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui determinent
+nos actions, en n'accordant au fait lui-meme qu'une importance tres
+secondaire. Il est le point d'arrivee, une simple borne, le pretexte du
+roman. Il faudrait donc, d'apres eux, ecrire ces oeuvres precises et
+revees ou l'imagination se confond avec l'observation, a la maniere d'un
+philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les
+prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous
+les vouloirs et discerner toutes les reactions de l'ame agissant sous
+l'impulsion des interets, des passions ou des instincts.
+
+Les partisans de l'objectivite, (quel vilain mot!) pretendant, au
+contraire, nous donner la representation exacte de ce qui a lieu dans la
+vie, evitent avec soin toute explication compliquee, toute dissertation
+sur les motifs, et se bornent a faire passer sous nos yeux les
+personnages et les evenements.
+
+Pour eux, la psychologie doit etre cachee dans le livre comme elle est
+cachee en realite sous les faits dans l'existence.
+
+Le roman concu de cette maniere y gagne de l'interet, du mouvement dans
+le recit, de la couleur, de la vie remuante.
+
+Donc, au lieu d'expliquer longuement l'etat d'esprit d'un personnage,
+les ecrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet etat
+d'ame doit faire accomplir fatalement a cet homme dans une situation
+determinee. Et ils le font se conduire de telle maniere, d'un bout a
+l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient
+le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensees, de toutes ses
+volontes ou de toutes ses hesitations. Ils cachent donc la psychologie
+au lieu de l'etaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme
+l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui
+fait notre portrait ne montre pas notre squelette.
+
+Il me semble aussi que le roman execute de cette facon y gagne en
+sincerite. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous
+voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels
+ils obeissent.
+
+Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, a force d'observer les
+hommes, nous pouvons determiner leur nature assez exactement pour
+prevoir leur maniere d'etre dans presque toutes les circonstances, si
+nous pouvons dire avec precision: "Tel homme de tel temperament, dans
+tel cas, fera ceci", il ne s'ensuit point que nous puissions determiner,
+une a une, toutes les secretes evolutions de sa pensee qui n'est pas la
+notre, toutes les mysterieuses sollicitations de ses instincts qui ne
+sont pas pareils aux notres, toutes les incitations confuses de sa
+nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont differents
+des notres.
+
+Quel que soit le genie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant
+uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter
+assez completement dans l'ame et dans le corps d'un gaillard exuberant,
+sensuel, violent, souleve par tous les desirs et meme par tous les
+vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les
+plus intimes de cet etre si different, alors meme qu'il peut fort bien
+prevoir et raconter tous les actes de sa vie.
+
+En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se
+substituer a tous ses personnages dans les differentes situations ou il
+les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont
+les seuls intermediaires entre la vie exterieure et nous, qui nous
+imposent leurs perceptions, determinent notre sensibilite, creent en
+nous une ame essentiellement differente de toutes celles qui nous
+entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le
+secours de nos sens, nos idees sur la vie, nous ne pouvons que les
+transporter en partie dans tous les personnages dont nous pretendons
+devoiler l'etre intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous
+montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un
+honnete homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou
+d'une marchande aux halles, car nous sommes obliges de nous poser ainsi
+le probleme: "Si _j'_etais roi, assassin, voleur, courtisane,
+religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que
+_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce
+que _j'_agirais?" Nous ne diversifions donc nos personnages
+qu'en changeant l'age, le sexe, la situation sociale et toutes les
+circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entoure
+d'une barriere d'organes infranchissable.
+
+L'adresse consiste a ne pas laisser reconnaitre ce _moi_ par le
+lecteur sous tous les masques divers qui nous servent a le cacher.
+
+Mais si, au seul point de vue de la complete exactitude, la pure analyse
+psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des
+oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres methodes de travail.
+
+Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur reve d'artistes
+est respectable; et ils ont cela de particulierement interessant qu'ils
+savent et qu'ils proclament l'extreme difficulte de l'art.
+
+Il faut etre, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou
+bien sot, pour ecrire encore aujourd'hui! Apres tant de maitres aux
+natures si variees, au genie si multiple, que reste-t-il a faire qui
+n'ait ete fait, que reste-t-il a dire qui n'ait ete dit? Qui peut se
+vanter, parmi nous, d'avoir ecrit une page, une phrase qui ne se trouve
+deja, a peu pres pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous,
+si satures d'ecriture francaise que notre corps entier nous donne
+l'impression d'etre une pate faite avec des mots, trouvons-nous jamais
+une ligne, une pensee qui ne nous soit familiere, dont nous n'ayons eu,
+au moins, le confus pressentiment?
+
+L'homme qui cherche seulement a amuser son public par des moyens deja
+connus, ecrit avec confiance, dans la candeur de sa mediocrite, des
+oeuvres destinees a la foule ignorante et desoeuvree. Mais ceux sur
+qui pesent tous les siecles de la litterature passee, ceux que rien
+ne satisfait, que tout degoute, parce qu'ils revent mieux, a qui tout
+semble deflore deja, a qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un
+travail inutile et commun, en arrivent a juger l'art litteraire une
+chose insaisissable, mysterieuse, que nous devoilent a peine quelques
+pages des plus grands maitres.
+
+Vingt vers, vingt phrases, lus tout a coup nous font tressaillir
+jusqu'au coeur comme une revelation surprenante; mais les vers suivants
+ressemblent a tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble a
+toutes les proses.
+
+Les hommes de genie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces
+tourments, parce qu'ils portent en eux une force creatrice irresistible.
+Ils ne se jugent pas eux-memes. Les autres, nous autres qui sommes
+simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons
+lutter contre l'invincible decouragement que par la continuite de
+l'effort.
+
+Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donne
+cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.
+
+Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, resumes en
+peu de lignes, seront peut-etre utiles a quelques jeunes gens moins
+confiants en eux-memes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on debute dans
+les lettres.
+
+Bouilhet, que je connus le premier d'une facon un peu intime, deux ans
+environ avant de gagner l'amitie de Flaubert, a force de me repeter que
+cent vers, peut-etre moins, suffisent a la reputation d'un artiste,
+s'ils sont irreprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de
+l'originalite d'un homme meme de second ordre, me fit comprendre que le
+travail continuel et la connaissance profonde du metier peuvent, un jour
+de lucidite, de puissance et d'entrainement, par la rencontre heureuse
+d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit,
+amener cette eclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que
+nous la pouvons produire.
+
+Je compris ensuite que les ecrivains les plus connus n'ont presque
+jamais laisse plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette
+chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des
+matieres qui se presentent a notre choix, celle qui absorbera toutes nos
+facultes, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.
+
+Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour
+moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonte et me
+repondit: "Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez
+apporte prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci,
+jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est
+qu'une longue patience. Travaillez."
+
+Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui
+plaisais, car il s'etait mis a m'appeler, en riant, son disciple.
+
+Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des
+nouvelles, je fis meme un drame detestable. Il n'en est rien reste. Le
+maitre lisait tout, puis le dimanche suivant, en dejeunant, developpait
+ses critiques et enfoncait en moi, peu a peu, deux ou trois principes
+qui sont le resume de ses longs et patients enseignements. "Si on a une
+originalite, disait-il, il faut avant tout la degager; si on n'en a pas,
+il faut en acquerir une."
+
+--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce
+qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en
+decouvrir un aspect qui n'ait ete vu et dit par personne. Il y a, dans
+tout, de l'inexplore, parce que nous sommes habitues a ne nous servir de
+nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pense avant nous sur ce
+que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu.
+Trouvons-le. Pour decrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine,
+demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'a ce qu'ils ne
+ressemblent plus, pour nous, a aucun autre arbre et a aucun autre feu.
+
+C'est de cette facon qu'on devient original.
+
+Ayant, en outre, pose cette verite qu'il n'y a pas, de par le monde
+entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez
+absolument pareils, il me forcait a exprimer, en quelques phrases,
+un etre ou un objet de maniere a le particulariser nettement, a le
+distinguer de tous les autres etres ou de tous les autres objets de meme
+race ou de meme espece.
+
+"Quand vous passez, me disait-il, devant un epicier assis sur sa porte,
+devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres,
+montrez-moi cet epicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence
+physique contenant aussi, indiquee par l'adresse de l'image, toute leur
+nature morale, de facon a ce que je ne les confonde avec aucun autre
+epicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul
+mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres
+qui le suivent et le precedent."
+
+J'ai developpe ailleurs ses idees sur le style. Elles ont de grands
+rapports avec la theorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle
+que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer,
+qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut
+donc chercher, jusqu'a ce qu'on les ait decouverts, ce mot, ce verbe et
+cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'a peu pres, ne jamais avoir
+recours a des supercheries, meme heureuses, a des clowneries de langage
+pour eviter la difficulte.
+
+On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant
+ce vers de Boileau:
+
+D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
+
+Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, complique, nombreux et
+chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'ecriture artiste,
+pour fixer toutes les nuances de la pensee; mais il faut discerner avec
+une extreme lucidite toutes les modifications de la valeur d'un mot
+suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et
+d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
+differentes, diversement construites, ingenieusement coupees, pleines
+de sonorites et de rythmes savants. Efforcons-nous d'etre des stylistes
+excellents plutot que des collectionneurs de termes rares.
+
+Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase a son gre, de
+lui faire tout dire, meme ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de
+sous-entendus, d'intentions secretes et non formulees, que d'inventer
+des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux
+livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la
+signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.
+
+La langue francaise, d'ailleurs, est une eau pure que les ecrivains
+manieres n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siecle a
+jete dans ce courant limpide, ses modes, ses archaismes pretentieux et
+ses preciosites, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de
+ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'etre claire,
+logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou
+corrompre.
+
+Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux
+termes abstraits, ceux qui font tomber la grele ou la pluie sur la
+_proprete_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres a la
+simplicite de leurs confreres! Elles frapperont peut-etre les confreres
+qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicite qui n'en a
+pas.
+
+
+GUY DE MAUPASSANT.
+
+La Guillette, Etretat, septembre 1887.
+
+
+
+
+
+
+
+
+PIERRE ET JEAN
+
+
+
+I
+
+
+--Zut! s'ecria tout a coup le pere Roland qui depuis un quart d'heure
+demeurait immobile, les yeux fixes sur l'eau, et soulevant par moments,
+d'un mouvement tres leger, sa ligne descendue au fond de la mer.
+
+Mme Roland, assoupie a l'arriere du bateau, a cote de Mme Rosemilly
+invitee a cette partie de peche, se reveilla, et tournant la tete vers
+son mari:
+
+--Eh bien!... eh bien!... Gerome!
+
+Le bonhomme furieux repondit:
+
+--Ca ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait
+jamais pecher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours
+trop tard.
+
+Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un a babord, l'autre a
+tribord, chacun une ligne enroulee a l'index, se mirent a rire en meme
+temps et Jean repondit:
+
+---Tu n'es pas galant pour notre invitee, papa.
+
+M. Roland fut confus et s'excusa:
+
+--Je vous demande pardon, madame Rosemilly, je suis comme ca. J'invite
+des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, des que je
+sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson.
+
+Mme Roland s'etait tout a fait reveillee et regardait d'un air attendri
+le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:
+
+--Vous avez cependant fait une belle peche.
+
+Mais son mari remuait la tete pour dire non, tout en jetant un coup
+d'oeil bienveillant sur le panier ou le poisson capture par les trois
+hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'ecailles
+gluantes et de nageoires soulevees, d'efforts impuissants et mous, et de
+baillements dans l'air mortel.
+
+Le pere Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler
+jusqu'au bord le flot d'argent des betes pour voir celles du fond, et
+leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps,
+une saine puanteur de maree, monta du ventre plein de la corbeille.
+
+Le vieux pecheur la huma vivement, comme on sent des roses, et declara:
+
+--Cristi! ils sont frais, ceux-la!
+
+Puis il continua:
+
+--Combien en as-tu pris, toi, docteur?
+
+Son fils aine, Pierre, un homme de trente ans a favoris noirs coupes
+comme ceux des magistrats, moustaches et menton rases, repondit:
+
+--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.
+
+Le pere se tourna vers le cadet:
+
+--Et toi, Jean?
+
+Jean, un grand garcon blond, tres barbu, beaucoup plus jeune que son
+frere, sourit et murmura:
+
+--A peu pres comme Pierre, quatre ou cinq.
+
+Ils faisaient, chaque fois, le meme mensonge qui ravissait le pere
+Roland.
+
+Il avait enroule son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il
+annonca:
+
+--Je n'essayerai plus jamais de pecher l'apres-midi. Une fois dix heures
+passees, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au
+soleil.
+
+Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de
+proprietaire.
+
+C'etait un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodere de la
+navigation et de la peche avait arrache au comptoir des qu'il eut assez
+d'aisance pour vivre modestement de ses rentes.
+
+Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur.
+Ses deux fils, Pierre et Jean, resterent a Paris pour continuer leurs
+etudes et vinrent en conge de temps en temps partager les plaisirs de
+leur pere.
+
+A la sortie du college, l'aine, Pierre, de cinq ans plus age que Jean,
+s'etant senti successivement de la vocation pour des professions
+variees, en avait essaye, l'une apres l'autre, une demi-douzaine,
+et, vite degoute de chacune, se lancait aussitot dans de nouvelles
+esperances.
+
+En dernier lieu la medecine l'avait tente, et il s'etait mis au travail
+avec tant d'ardeur, qu'il venait d'etre recu docteur apres d'assez
+courtes etudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il etait
+exalte, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idees
+philosophiques.
+
+Jean, aussi blond que son frere etait noir, aussi calme que son frere
+etait emporte, aussi doux que son frere etait rancunier, avait fait
+tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplome de licencie en
+meme temps que Pierre obtenait celui de docteur.
+
+Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous
+les deux formaient le projet de s'etablir au Havre s'ils parvenaient a
+le faire dans des conditions satisfaisantes.
+
+Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent
+presque invisibles entre freres ou entre soeurs jusqu'a la maturite et
+qui eclatent a l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un,
+les tenait en eveil dans une fraternelle et inoffensive inimitie. Certes
+ils s'aimaient, mais ils s'epiaient. Pierre, age de cinq ans a la
+naissance de Jean, avait regarde avec une hostilite de petite bete gatee
+cette autre petite bete apparue tout a coup dans les bras de son pere et
+de sa mere, et tant aimee, tant caressee par eux.
+
+Jean, des son enfance, avait ete un modele de douceur, de bonte et de
+caractere egal; et Pierre s'etait enerve, peu a peu, a entendre vanter
+sans cesse ce gros garcon dont la douceur lui semblait etre de la
+mollesse, la bonte de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement.
+Ses parents, gens placides, qui revaient pour leurs fils des situations
+honorables et mediocres, lui reprochaient ses indecisions, ses
+enthousiasmes, ses tentatives avortees, tous ses elans impuissants vers
+des idees genereuses et vers des professions decoratives.
+
+Depuis qu'il etait homme, on ne lui disait plus: "Regarde Jean et
+imite-le!" mais chaque fois qu'il entendait repeter: "Jean a fait ceci,
+Jean a fait cela," il comprenait bien le sens et l'allusion caches sous
+ces paroles.
+
+Leur mere, une femme d'ordre, une econome bourgeoise un peu
+sentimentale, douee d'une ame tendre de caissiere, apaisait sans cesse
+les petites rivalites nees chaque jour entre ses deux grands fils, de
+tous les menus faits de la vie commune. Un leger evenement, d'ailleurs,
+troublait en ce moment sa quietude, et elle craignait une complication,
+car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses
+enfants achevaient l'un et l'autre leurs eludes speciales, d'une
+voisine, Mme Rosemilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort a la
+mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois
+ans, une maitresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme
+un animal libre, comme si elle eut vu, subi, compris et pese tous les
+evenements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, etroit et
+bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie
+et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une
+tasse de the.
+
+Le pere Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse,
+interrogeait leur nouvelle amie sur le defunt capitaine, et elle parlait
+de lui, de ses voyages, de ses anciens recits, sans embarras, en femme
+raisonnable et resignee qui aime la vie et respecte la mort.
+
+Les deux fils, a leur retour, trouvant cette jolie veuve installee dans
+la maison, avaient aussitot commence a la courtiser, moins par desir de
+lui plaire que par envie de se supplanter.
+
+Leur mere, prudente et pratique, esperait vivement qu'un des deux
+triompherait, car la jeune femme etait riche, mais elle aurait aussi
+bien voulu que l'autre n'en eut point de chagrin.
+
+Mme Rosemilly etait blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux
+follets envoles a la moindre brise et un petit air crane, hardi,
+batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage methode de son
+esprit.
+
+Deja elle semblait preferer Jean, portee vers lui par une similitude de
+nature. Cette preference d'ailleurs ne se montrait que par une presque
+insensible difference dans la voix et le regard, et en ceci encore
+qu'elle prenait quelquefois son avis.
+
+Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne
+propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement etre
+differente. Quand elle parlait des idees du docteur, de ses idees
+politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par
+moments: "Vos billevesees." Alors, il la regardait d'un regard froid de
+magistrat qui instruit le proces des femmes, de toutes les femmes, ces
+pauvres etres!
+
+Jamais, avant le retour de ses fils, le pere Roland ne l'avait invitee a
+ses parties de peche ou il n'emmenait jamais non plus sa femme, car
+il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un
+long-courrier retraite, rencontre aux heures de maree sur le port et
+devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart,
+charge dela garde du bateau.
+
+Or, un soir de la semaine precedente, comme Mme Rosemilly qui avait
+dine chez lui disait: "Ca doit etre tres amusant, la peche?" l'ancien
+bijoutier, flatte dans sa passion, et saisi de l'envie de la
+communiquer, de faire des croyants a la facon des pretres, s'ecria:
+
+--Voulez-vous y venir?
+
+--Mais oui.
+
+--Mardi prochain?
+
+--Oui, mardi prochain.
+
+--Etes-vous femme a partir a cinq heures du matin?
+
+Elle poussa un cri de stupeur:
+
+--Ah! mais non, par exemple.
+
+Il fut desappointe, refroidi, et il douta tout a coup de cette vocation.
+
+Il demanda cependant:
+
+--A quelle heure pourriez-vous partir?
+
+--Mais ... a neuf heures!
+
+--Pas avant?
+
+--Non, pas avant, c'est deja tres tot!
+
+Le bonhomme hesitait. Assurement on ne prendrait rien, car si le soleil
+chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux freres s'etaient
+empresses d'arranger la partie, de tout organiser et de tout regler
+seance tenante.
+
+Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait ete jeter l'ancre sous les
+rochers blancs du cap de la Heve; et on avait peche jusqu'a midi,
+puis sommeille, puis repeche, sans rien prendre, et le pere Roland,
+comprenant un peu tard que Mme Rosemilly n'aimait et n'appreciait
+en verite que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne
+tressaillaient plus, avait jete, dans un mouvement d'impatience
+irraisonnee, un _zut_ energique qui s'adressait autant a la veuve
+indifferente qu'aux betes insaisissables. Maintenant il regardait le
+poisson capture, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il
+leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait:
+
+--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu?
+
+Tous deux tirerent leurs fils, les roulerent, accrocherent dans les
+bouchons de liege les hamecons nettoyes et attendirent.
+
+Roland s'etait leve pour interroger l'horizon a la facon d'un capitaine:
+
+--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!
+
+Et soudain, le bras allonge vers le nord, il ajouta:
+
+--Tiens, tiens, le bateau de Southampton.
+
+Sur la mer plate, tendue comme une etoffe bleue, immense, luisante, aux
+reflets d'or et de feu, s'elevait la-bas, dans la direction indiquee, un
+nuage noiratre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire
+qui semblait tout petit de si loin.
+
+Vers le sud on voyait encore d'autres fumees, nombreuses, venant toutes
+vers la jetee du Havre dont on distinguait a peine la ligne blanche et
+le phare, droit comme une corne sur le bout.
+
+Roland demanda:
+
+--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_?
+
+Jean repondit:
+
+--Oui, papa.
+
+--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, la-bas.
+
+Le pere deploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le
+point, et soudain, ravi d'avoir vu:
+
+--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminees. Voulez-vous
+regarder, madame Rosemilly?
+
+Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans
+parvenir sans doute a le mettre en face de lui, car elle ne distinguait
+rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout
+rond, et puis des choses bizarres, des especes d'eclipses, qui lui
+faisaient tourner le coeur.
+
+Elle dit en rendant la longue-vue:
+
+--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-la. Ca
+mettait meme en colere mon mari qui restait des heures a la fenetre a
+regarder passer les navires.
+
+Le pere Roland, vexe, reprit:
+
+--Ca doit tenir a un defaut de votre oeil, car ma lunette est
+excellente.
+
+Puis il l'offrit a sa femme:
+
+--Veux-tu voir?
+
+--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas.
+
+Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,
+semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette
+fin de jour.
+
+Ses cheveux chatains commencaient seulement a blanchir. Elle avait un
+air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait a voir.
+Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce
+qui ne l'empechait point de gouter le charme du reve. Elle aimait les
+lectures, les romans et les poesies, non pour leur valeur d'art, mais
+pour la songerie melancolique et tendre qu'ils eveillaient en elle. Un
+vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde,
+comme elle disait, lui donnait la sensation d'un desir mysterieux
+presque realise. Et elle se complaisait a ces emotions legeres qui
+troublaient un peu son ame bien tenue comme un livre de comptes.
+
+Elle prenait, depuis son arrivee au Havre, un embonpoint assez visible
+qui alourdissait sa taille autrefois tres souple et tres mince.
+
+Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans etre mechant, la
+rudoyait comme rudoient sans colere et sans haine les despotes en
+boutique pour qui commander equivaut a jurer. Devant tout etranger il
+se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs
+terribles, bien qu'il eut peur de tout le monde. Elle, par horreur du
+bruit, des scenes, des explications inutiles, cedait toujours et ne
+demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps,
+prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie
+cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.
+
+Depuis le depart elle s'abandonnait tout entiere, tout son esprit et
+toute sa chair, a ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point,
+elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les esperances, il lui
+semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de
+moelleux, de fluide, de delicieux, qui la bercait et l'engourdissait.
+
+Quand le pere commanda le retour: "Allons, en place pour la nage!" elle
+sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, oter leurs jaquettes et
+relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
+
+Pierre, le plus rapproche des deux femmes, prit l'aviron de tribord,
+Jean l'aviron de babord, et ils attendirent que le patron criat: "Avant
+partout!" car il tenait a ce que les manoeuvres fussent executees
+regulierement.
+
+Ensemble, d'un meme effort, ils laisserent tomber les rames puis se
+coucherent en arriere en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
+commenca pour montrer leur vigueur. Ils etaient venus a la voile tout
+doucement, mais la brise etait tombee et l'orgueil de males des deux
+freres s'eveilla tout a coup a la perspective de se mesurer l'un contre
+l'autre.
+
+Quand ils allaient pecher seuls avec le pere, ils ramaient ainsi
+sans que personne gouvernat, car Roland preparait les lignes tout en
+surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou
+d'un mot: "Jean, mollis."--"A toi, Pierre, souque." Ou bien il disait:
+"Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras."
+Celui qui revassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait
+moins ardent, et le bateau se redressait.
+
+Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre
+etaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
+blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la
+peau.
+
+Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrees, le front plisse, les
+jambes tendues, les mains crispees sur l'aviron, il le faisait plier
+dans toute sa longueur a chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en
+venait vers la cote. Le pere Roland, assis a l'avant afin de laisser
+tout le banc d'arriere aux deux femmes, s'epoumonait a commander:
+"Doucement, le _un_--souque le _deux_." Le _un_ redoublait de rage
+et le _deux_ ne pouvait repondre a cette nage desordonnee.
+
+Le patron, enfin, ordonna: "Stop!" Les deux rames se leverent ensemble,
+et Jean, sur l'ordre de son pere, tira seul quelques instants. Mais a
+partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'echauffait,
+tandis que Pierre, essouffle, epuise par sa crise de vigueur,
+faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le pere Roland fit
+stopper pour permettre a l'aine de reprendre haleine et de redresser la
+barque derivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pales,
+humilie et rageur, balbutiait:
+
+--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'etais tres
+bien parti, et cela m'a coupe les bras.
+
+Jean demandait:
+
+--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?
+
+--Non, merci, cela passera.
+
+La mere ennuyee disait:
+
+--Voyons, Pierre, a quoi cela rime-t-il de se mettre dans un etat
+pareil, tu n'es pourtant pas un enfant.
+
+Il haussait les epaules et recommencait a ramer.
+
+Mme Rosemilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre.
+Sa petite tete blonde, a chaque mouvement du bateau, faisait en arriere
+un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins
+cheveux.
+
+Mais le pere Roland cria: "Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous
+rattrape." Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminees
+inclinees en arriere et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues,
+le bateau de Southampton arrivait a toute vapeur, charge de passagers et
+d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui
+retombait en ecume, lui donnaient un air de hate, un air de courrier
+presse; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames
+minces et transparentes qui glissaient le long des bords.
+
+Quand il fut tout pres de la _Perle_, le pere Roland leva son
+chapeau, les deux femmes agiterent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine
+d'ombrelles repondirent a ces saluts en se balancant vivement sur le
+paquebot qui s'eloigna, laissant derriere lui, sur la surface paisible
+et luisante de la mer, quelques lentes ondulations.
+
+Et on voyait d'autres navires, coiffes aussi de fumee, accourant de tous
+les points de l'horizon vers la jetee courte et blanche qui les avalait
+comme une bouche, l'un apres l'autre. Et les barques de peche et les
+grands voiliers aux matures legeres glissant sur le ciel, traines par
+d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers
+cet ogre devorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait
+vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de
+goelettes, de trois-mats charges de ramures emmelees. Les steamers
+hatifs s'enfuyaient a droite, a gauche, sur le ventre plat de l'Ocean,
+tandis que les batiments a voile, abandonnes par les mouches qui les
+avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande
+hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait
+rouge au soleil couchant.
+
+Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:
+
+--Dieu! que c'est beau, cette mer!
+
+Mme Rosemilly repondit, avec un soupir prolonge, qui n'avait cependant
+rien de triste:
+
+--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.
+
+Roland s'ecria:
+
+--Tenez, voici la _Normandie_ qui se presente a l'entree. Est-elle
+grande, hein?
+
+Puis il expliqua la cote en face, la-bas, la-bas, de l'autre cote de
+l'embouchure de la Seine--vingt kilometres, cette embouchure--disait-il.
+Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la riviere
+de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse
+jusqu'a Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la
+Seine, qui se deplacent a chaque maree et mettent en defaut les pilotes
+de Quilleboeuf eux-memes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours
+du chenal. Il fit remarquer comment le Havre separait la basse de
+la haute Normandie. En basse Normandie, la cote plate descendait en
+paturages, en prairies et en champs jusqu'a la mer. Le rivage de
+la haute Normandie, au contraire, etait droit, une grande falaise,
+decoupee, dentelee, superbe, faisant jusqu'a Dunkerque une immense
+muraille blanche dont toutes les echancrures cachaient un village ou un
+port: Etretat, Fecamp, Saint-Valery, Le Treport, Dieppe, etc.
+
+Les deux femmes ne l'ecoutaient point, engourdies par le bien-etre,
+emues par la vue de cet Ocean couvert de navires qui couraient comme des
+betes autour de leur taniere; et elles se taisaient, un peu ecrasees par
+ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de
+soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il etait
+de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent
+parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est
+irritant comme une grossierete.
+
+Pierre et Jean, calmes, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en
+allait vers le port, toute petite a cote des gros navires.
+
+Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la
+main des dames pour les faire descendre; et on penetra dans la ville.
+Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetees
+a l'heure de la pleine mer, rentrait aussi.
+
+Mmes Roland et Rosemilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En
+montant la rue de Paris elles s'arretaient parfois devant un magasin de
+modes ou d'orfevrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis
+elles repartaient apres avoir echange leurs idees.
+
+Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque
+jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolonge par d'autres
+bassins, ou les grosses coques, ventre a ventre, se touchaient sur
+quatre ou cinq rangs. Tous les mats innombrables; sur une etendue de
+plusieurs kilometres de quais, tous les mats avec les vergues, les
+fleches, les cordages, donnaient a cette ouverture au milieu de la ville
+l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette foret sans feuilles,
+les goelands tournoyaient, epiant pour s'abattre, comme une pierre qui
+tombe, tous les debris jetes a l'eau; et un mousse, qui rattachait une
+poulie a l'extremite d'un cacatois, semblait monte la pour chercher des
+nids.
+
+--Voulez-vous diner avec nous sans ceremonie aucune, afin de finir
+ensemble la journee? demanda Mme Roland a Mme Rosemilly.
+
+--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans ceremonie. Ce serait
+triste de rentrer toute seule ce soir.
+
+Pierre, qui avait entendu et que l'indifference de la jeune femme
+commencait a froisser, murmura: "Bon, voici la veuve qui s'incruste,
+maintenant." Depuis quelques jours il l'appelait "la veuve". Ce mot,
+sans rien exprimer, agacait Jean rien que par l'intonation, qui lui
+paraissait mechante et blessante.
+
+Et les trois hommes ne prononcerent plus un mot jusqu'au seuil de leur
+logis. C'etait une maison etroite, composee d'un rez-de-chaussee et
+de deux petits etages, rue Belle-Normande. La bonne, Josephine, une
+fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde a bon marche, qui
+possedait a l'exces l'air etonne et bestial des paysans, vint ouvrir,
+referma la porte, monta derriere ses maitres jusqu'au salon qui etait au
+premier, puis elle dit:
+
+--Il est v'nu un m'sieu trois fois.
+
+Le pere Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria:
+
+--Qui ca est venu, nom d'un chien?
+
+Elle ne se troublait jamais des eclats de voix de son maitre, et elle
+reprit:
+
+--Un m'sieu d'chez l'notaire.
+
+--Quel notaire?
+
+--D'chez m'sieu Canu, donc.
+
+--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?
+
+--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soiree.
+
+Me Lecanu etait le notaire et un peu l'ami du pere Roland, dont il
+faisait les affaires. Pour qu'il eut annonce sa visite dans la soiree,
+il fallait qu'il s'agit d'une chose urgente et importante; et les quatre
+Roland se regarderent, troubles par cette nouvelle comme le sont les
+gens de fortune modeste a toute intervention d'un notaire, qui eveille
+une foule d'idees de contrats, d'heritages, de proces, de choses
+desirables ou redoutables. Le pere, apres quelques secondes de silence,
+murmura:
+
+--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?
+
+Mme Rosemilly se mit a rire:
+
+--Allez, c'est un heritage. J'en suis sure. Je porte bonheur.
+
+Mais ils n'esperaient la mort de personne qui put leur laisser quelque
+chose.
+
+Mme Roland, douee d'une excellente memoire pour les parentes, se mit
+aussitot a rechercher toutes les alliances du cote de son mari et du
+sien, a remonter les filiations, a suivre les branches des cousinages.
+
+Elle demandait, sans avoir meme ote son chapeau:
+
+--Dis donc, pere (elle appelait son mari "pere" dans la maison, et
+quelquefois "monsieur Roland" devant les etrangers), dis donc, pere, te
+rappelles-tu qui a epouse Joseph Lebru, en secondes noces?
+
+--Oui, une petite Dumenil, la fille d'un papetier.
+
+--En a-t-il eu des enfants?
+
+--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.
+
+--Non. Alors il n'y a rien par la.
+
+Deja elle s'animait a cette recherche, elle s'attachait a cette
+esperance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui
+aimait beaucoup sa mere, qui la savait un peu reveuse, et qui craignait
+une desillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle,
+au lieu d'etre bonne, etait mauvaise, l'arreta.
+
+--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amerique! Moi, je
+croirais bien plutot qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.
+
+Tout le monde fut surpris a cette idee, et Jean demeura un peu froisse
+que son frere eut parle de cela devant Mme Rosemilly.
+
+--Pourquoi pour moi plutot que pour toi? La supposition est tres
+contestable. Tu es l'aine; c'est donc a toi qu'on aurait songe d'abord.
+Et puis, moi, je ne veux pas me marier.
+
+Pierre ricana:
+
+--Tu es donc amoureux?
+
+L'autre, mecontent, repondit:
+
+--Est-il necessaire d'etre amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore
+se marier?
+
+--Ah! bon, le "encore" corrige tout; tu attends.
+
+--Admets que j'attends, si tu veux.
+
+Mais le pere Roland, qui avait ecoute et reflechi, trouva tout a coup la
+solution la plus vraisemblable.
+
+--Parbleu! nous sommes bien betes de nous creuser la tete. Maitre Lecanu
+est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de medecin, et Jean
+un cabinet d'avocat, il a trouve a caser l'un de vous deux.
+
+C'etait tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord.
+
+--C'est servi, dit la bonne.
+
+Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre
+a table.
+
+Dix minutes plus tard, ils dinaient dans la petite salle a manger, au
+rez-de-chaussee.
+
+On ne parla guere tout d'abord; mais, au bout de quelques instants,
+Roland s'etonna de nouveau de cette visite du notaire.
+
+--En somme, pourquoi n'a-t-il pas ecrit, pourquoi a-t-il envoye trois
+fois son clerc, pourquoi vient-il lui-meme?
+
+Pierre trouvait cela naturel.
+
+--Il faut sans doute une reponse immediate; et il a peut-etre a nous
+communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup
+ecrire.
+
+Mais ils demeuraient preoccupes et un peu ennuyes tous les quatre
+d'avoir invite cette etrangere qui generait leur discussion et les
+resolutions a prendre.
+
+Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annonce.
+
+Roland s'elanca.
+
+--Bonjour, cher maitre.
+
+Il donnait comme titre a M. Lecanu le "maitre" qui precede le nom de
+tous les notaires.
+
+Mme Rosemilly se leva:
+
+--Je m'en vais, je suis tres fatiguee.
+
+On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et
+elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisit, comme on le
+faisait toujours.
+
+Mme Roland s'empressa pres du nouveau venu:
+
+--Une tasse de cafe, Monsieur?
+
+--Non, merci, je sors de table.
+
+--Une tasse de the, alors?
+
+--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler
+affaires.
+
+Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le
+mouvement rythme de la pendule et, a l'etage au-dessous, le bruit des
+casseroles lavees par la bonne trop bete meme pour ecouter aux portes.
+
+Le notaire reprit:
+
+--Avez-vous connu a Paris un certain M. Marechal, Leon Marechal?
+
+M. et Mme Roland pousserent la meme exclamation: Je crois bien!
+
+--C'etait un de vos amis?
+
+Roland declara:
+
+--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enrage; il ne quitte pas le
+boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu
+depuis mon depart de la capitale. Et puis nous avons cesse de nous
+ecrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre....
+
+Le notaire reprit gravement:
+
+--M. Marechal est decede!
+
+L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise
+triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces
+nouvelles.
+
+M. Lecanu continua:
+
+--Mon confrere de Paris vient de me communiquer la principale
+disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean,
+M. Jean Roland, son legataire universel.
+
+L'etonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot a dire.
+
+Mme Roland, la premiere, dominant son emotion, balbutia:
+
+--Mon Dieu, ce pauvre Leon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon
+Dieu ... mort!...
+
+Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes,
+gouttes de chagrin venues de l'ame qui coulent sur les joues et semblent
+si douloureuses, etant si claires.
+
+Mais Roland songeait moins a la tristesse de cette perte qu'a
+l'esperance annoncee. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur
+les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il
+demanda, pour arriver a la question interessante:
+
+--De quoi est-il mort, ce pauvre Marechal?
+
+M. Lecanu l'ignorait parfaitement.
+
+--Je sais seulement, disait-il, que, decede sans heritiers directs, il
+laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en
+obligations trois pour cent, a votre second fils, qu'il a vu naitre,
+grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A defaut d'acceptation de la
+part de M. Jean, l'heritage irait aux enfants abandonnes.
+
+Le pere Roland deja ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'ecria:
+
+--Sacristi! voila une bonne pensee du coeur. Moi, si je n'avais pas eu
+de descendant, je ne l'aurais certainement point oublie non plus, ce
+brave ami!
+
+Le notaire souriait:
+
+--J'ai ete bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-meme la chose. Ca
+fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.
+
+Il n'avait point du tout songe que cette bonne nouvelle etait la mort
+d'un ami, du meilleur ami du pere Roland, qui venait lui-meme d'oublier
+subitement cette intimite annoncee tout a l'heure avec conviction.
+
+Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle
+pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle
+appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs.
+
+Le docteur murmura:
+
+--C'etait un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent a
+diner, mon frere et moi.
+
+Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier
+sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser,
+jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir.
+
+Il remua deux fois les levres pour prononcer aussi une phrase
+convenable, et, apres avoir longtemps cherche, il ne trouva que ceci:
+
+--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le
+voir.
+
+Mais la pensee du pere galopait; elle galopait autour de cet heritage
+annonce, acquis deja, de cet argent cache derriere la porte et qui
+allait entrer tout a l'heure, demain, sur un mot d'acceptation.
+
+Il demanda:
+
+--Il n'y a pas de difficultes possibles? ... pas de proces? ... pas de
+contestations?...
+
+Me Lecanu semblait tranquille:
+
+--Non, mon confrere de Paris me signale la situation comme tres nette.
+Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean.
+
+--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire?
+
+--Tres claire.
+
+--Toutes les formalites ont ete remplies?
+
+--Toutes.
+
+Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague,
+instinctive et passagere de sa hate a se renseigner, et il reprit:
+
+--Vous comprenez bien que si je vous demande immediatement toutes ces
+choses, c'est pour eviter a mon fils des desagrements qu'il pourrait ne
+pas prevoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassee,
+est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable.
+En somme, ce n'est pas moi qui herite, mais je pense au petit avant
+tout.
+
+Dans la famille on appelait toujours Jean "le petit", bien qu'il fut
+beaucoup plus grand que Pierre.
+
+Mme Roland, tout a coup, parut sortir d'un reve, se rappeler une chose
+lointaine, presque oubliee, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle
+n'etait pas sure d'ailleurs, et elle balbutia:
+
+--Ne disiez-vous point que notre pauvre Marechal avait laisse sa fortune
+a mon petit Jean?
+
+--Oui, Madame.
+
+Elle reprit alors simplement:
+
+--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait.
+
+Roland s'etait leve:
+
+--Voulez-vous, cher maitre, que mon fils signe tout de suite
+l'acceptation?
+
+--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, a mon etude, a deux
+heures, si cela vous convient.
+
+--Mais oui, mais oui, je crois bien!
+
+Alors, Mme Roland qui s'etait levee aussi, et qui souriait, apres les
+larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son
+fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mere reconnaissante,
+elle demanda:
+
+--Et cette tasse de the, monsieur Lecanu?
+
+--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir.
+
+La bonne appelee apporta d'abord des gateaux secs en de profondes boites
+de fer-blanc, ces fades et cassantes patisseries anglaises qui semblent
+cuites pour des becs de perroquet et soudees en des caisses de metal
+pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des
+serviettes grises, pliees en petits carres, ces serviettes a the qu'on
+ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisieme
+fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire
+chauffer l'eau. Alors on attendit.
+
+Personne ne pouvait parler; on avait trop a penser, et rien a dire.
+Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie
+de peche, fit l'eloge de la _Perle_ et de Mme Rosemilly.
+
+--Charmante, charmante, repetait le notaire.
+
+Roland, les reins appuyes au marbre de la cheminee, comme en hiver,
+quand le feu brule, les mains dans ses poches et les levres remuantes
+comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torture du desir
+imperieux de laisser sortir toute sa joie.
+
+Les deux freres, en deux fauteuils pareils, les jambes croisees de
+la meme facon, a droite et a gauche du gueridon central, regardaient
+fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions
+differentes.
+
+Le the parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, apres avoir
+emiette dedans une petite galette trop dure pour etre croquee; puis il
+se leva, serra les mains et sortit.
+
+--C'est entendu, repetait Roland, demain, chez vous, a deux heures.
+
+--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot.
+
+Apres ce depart il y eut encore un silence, puis le pere Roland vint
+taper de ses deux mains ouvertes sur les deux epaules de son jeune fils
+en criant:
+
+--Eh bien! sacre veinard, tu ne m'embrasses pas?
+
+Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son pere en disant:
+
+--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.
+
+Mais le bonhomme ne se possedait plus d'allegresse. Il marchait, jouait
+du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses
+talons, et repetait:
+
+--Quelle chance! quelle chance! En voila une, de chance!
+
+Pierre demanda:
+
+--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Marechal?
+
+Le pere repondit:
+
+--Parbleu, il passait toutes ses soirees a la maison; mais tu te
+rappelles bien qu'il allait te prendre au college, les jours de sortie,
+et qu'il t'y reconduisait souvent apres diner. Tiens, justement, le
+matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est alle chercher le
+medecin! Il avait dejeune chez nous quand ta mere s'est trouvee
+souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et
+il est parti en courant. Dans sa hate il a pris mon chapeau au lieu du
+sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus
+tard. Il est meme probable qu'il s'est souvenu de ce detail au moment de
+mourir; et comme il n'avait aucun heritier il s'est dit: "Tiens,
+j'ai contribue a la naissance de ce petit-la, je vais lui laisser ma
+fortune." Mme Roland, enfoncee dans une bergere, semblait partie en ses
+souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut:
+
+--Ah! c'etait un brave ami, bien devoue, bien fidele, un homme rare, par
+le temps qui court.
+
+Jean s'etait leve:
+
+--Je vais faire un bout de promenade, dit-il.
+
+Son pere s'etonna, voulut le retenir, car ils avaient a causer, a faire
+des projets, a arreter des resolutions. Mais le jeune homme s'obstina,
+pretextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de
+s'entendre bien avant d'etre en possession de l'heritage.
+
+Et il s'en alla, car il desirait etre seul, pour reflechir. Pierre, a
+son tour, declara qu'il sortait, et suivit son frere, apres quelques
+minutes.
+
+Des qu'il fut en tete a tete avec sa femme, le pere Roland la saisit
+dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour repondre a
+un reproche qu'elle lui avait souvent adresse:
+
+--Tu vois, ma cherie, que cela ne m'aurait servi a rien de rester a
+Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir
+ici refaire ma sante, puisque la fortune nous tombe du ciel.
+
+Elle etait devenue toute serieuse:
+
+--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre?
+
+--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis
+son frere fera bien quelque chose pour lui.
+
+--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet heritage est a Jean, rien qu'a
+Jean. Pierre se trouve ainsi tres desavantage.
+
+Le bonhomme semblait perplexe:
+
+--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous.
+
+--Non. Ce n'est pas tres juste non plus.
+
+I1 s'ecria:
+
+--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas
+toujours chercher un tas d'idees desagreables. Il faut que tu gates tous
+mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est egal, en voila
+une veine, une rude veine!
+
+Et il s'en alla, enchante, malgre tout, et sans un mot de regret pour
+l'ami mort si genereusement.
+
+Mme Roland se remit a songer devant la lampe qui charbonnait.
+
+
+
+II
+
+
+Des qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la
+principale rue du Havre, eclairee, animee, bruyante. L'air un peu frais
+des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la
+canne sous le bras, les mains derriere le dos.
+
+Il se sentait mal a l'aise, alourdi, mecontent comme lorsqu'on a recu
+quelque facheuse nouvelle. Aucune pensee precise ne l'affligeait et il
+n'aurait su dire tout d'abord d'ou lui venait cette pesanteur de l'ame
+et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir
+ou; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque
+insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui
+genent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et
+legere, quelque chose comme une graine de chagrin.
+
+Lorsqu'il arriva place du Theatre, il se sentit attire par les lumieres
+du cafe Tortoni, et il s'en vint lentement vers la facade illuminee;
+mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver la des amis, des
+connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une repugnance
+brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des
+petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue
+principale qui le conduisait vers le port.
+
+Il se demandait: "Ou irais-je bien?" cherchant un endroit qui lui plut,
+qui fut agreable a son etat d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il
+s'irritait d'etre seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne.
+
+En arrivant sur le grand quai, il hesita encore une fois, puis tourna
+vers la jetee; il avait choisi la solitude.
+
+Comme il frolait un banc sur le brise-lames, il s'assit, deja las de
+marcher et degoute de sa promenade avant meme de l'avoir faite.
+
+Il se demanda: "Qu'ai-je donc ce soir?" Et il se mit a chercher dans son
+souvenir quelle contrariete avait pu l'atteindre, comme on interroge un
+malade pour trouver la cause de sa fievre.
+
+Il avait l'esprit excitable et reflechi en meme temps, il s'emballait,
+puis raisonnait, approuvait ou blamait ses elans; mais chez lui la
+nature premiere demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme
+sensitif dominait toujours l'homme intelligent.
+
+Donc il cherchait d'ou lui venait cet enervement, ce besoin de mouvement
+sans avoir envie de rien, ce desir de rencontrer quelqu'un pour n'etre
+pas du meme avis, et aussi ce degout pour les gens qu'il pourrait voir
+et pour les choses qu'ils pourraient lui dire.
+
+Et il se posa cette question: "Serait-ce l'heritage de Jean?"
+
+Oui, c'etait possible, apres tout. Quand le notaire avait annonce cette
+nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on
+n'est pas toujours maitre de soi, et on subit des emotions spontanees et
+persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
+
+Il se mit a reflechir profondement a ce probleme physiologique de
+l'impression produite par un fait sur l'etre instinctif et creant en lui
+un courant d'idees et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires
+a celles que desire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'etre
+pensant, devenu superieur a lui-meme par la culture de son intelligence.
+
+Il cherchait a concevoir l'etat d'ame du fils qui herite d'une grosse
+fortune, qui va gouter, grace a elle, beaucoup de joies desirees depuis
+longtemps et interdites par l'avarice d'un pere, aime pourtant, et
+regrette.
+
+Il se leva et se remit a marcher vers le bout de la jetee. Il se sentait
+mieux, content d'avoir compris, de s'etre surpris lui-meme, d'avoir
+devoile l'autre qui est en nous.
+
+--Donc j'ai ete jaloux de Jean, pensait-il.
+
+C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sur maintenant, car la
+premiere idee qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme
+Rosemilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien
+faite pour degouter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la
+jalousie gratuite, l'essence meme de la jalousie, celle qui est parce
+qu'elle est! Faut soigner cela!
+
+Il arrivait devant le mat des signaux qui indique la hauteur de l'eau
+dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires
+signales au large et devant entrer a la prochaine maree. On attendait
+des steamers du Bresil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks
+danois, une goelette norvegienne et un vapeur turc, ce qui surprit
+Pierre autant que s'il avait lu "un vapeur suisse"; et il apercut dans
+une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban,
+qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons.
+
+--Que c'est bete, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple
+marin.
+
+Ayant fait encore quelques pas, il s'arreta pour contempler la rade. Sur
+sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares electriques
+du cap de la Heve, semblables a deux cyclopes monstrueux et jumeaux,
+jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux
+foyers voisins, les deux rayons paralleles, pareils aux queues geantes
+de deux cometes, descendaient, suivant une pente droite et demesuree, du
+sommet de la cote au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetees, deux
+autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entree du Havre;
+et la-bas, de l'autre cote de la Seine, on en voyait d'autres encore,
+beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, a eclats et a eclipses,
+s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes,
+rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux
+vivants de la terre hospitaliere disant, rien que par le mouvement
+mecanique invariable et regulier de leurs paupieres: "C'est moi. Je suis
+Trouville, je suis Honfleur, je suis la riviere de Pont-Audemer." Et
+dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour
+une planete, le phare aerien d'Etouville montrait la route de Rouen, a
+travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve.
+
+Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le
+ciel, on croyait voir, ca et la, des etoiles. Elles tremblotaient dans
+la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes
+ou rouges aussi. Presque toutes etaient immobiles, quelques-unes,
+cependant, semblaient courir; c'etaient les feux des batiments a l'ancre
+attendant la maree prochaine, ou des batiments en marche venant chercher
+un mouillage.
+
+Juste a ce moment la lune se leva derriere la ville; et elle avait l'air
+du phare enorme et divin, allume dans le firmament pour guider la flotte
+infinie des vraies etoiles.
+
+Pierre murmura, presque a haute voix: "Voila, et nous nous faisons de la
+bile pour quatre sous!"
+
+Tout pres de lui soudain, dans la tranchee large et noire ouverte entre
+les jetees, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'etant
+penche sur le parapet de granit, il vit une barque de peche qui
+rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit
+d'aviron, doucement poussee par sa haute voile brune tendue a la brise
+du large.
+
+Il pensa: "Si on pouvait vivre la-dessus, comme on serait tranquille,
+peut-etre!" Puis ayant fait encore quelques pas, il apercut un homme
+assis a l'extremite du mole.
+
+Un reveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui etait-ce?
+Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il
+reconnut son frere.
+
+--Tiens, c'est toi, Jean?
+
+--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici?
+
+--Mais je prends l'air. Et toi?
+
+Jean se mit a rire:
+
+--Je prends l'air egalement.
+
+Et Pierre s'assit a cote de son frere.
+
+--Hein, c'est rudement beau?
+
+--Mais oui.
+
+Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regarde; il reprit:
+
+--Moi, quand je viens ici, j'ai des desirs fous de partir, de m'en aller
+avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits
+feux, la-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux
+grandes fleurs et aux belles filles pales ou cuivrees, des pays aux
+oiseaux-mouches, aux elephants, aux lions libres, aux rois negres, de
+tous les pays qui sont nos contes de fees a nous qui ne croyons plus a
+la Chatte blanche ni a la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic
+de pouvoir s'offrir une promenade par la-bas; mais voila, il faudrait de
+l'argent, beaucoup....
+
+Il se tut brusquement, songeant que son frere l'avait maintenant, cet
+argent, et que delivre de tout souci, delivre du travail quotidien,
+libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller ou bon lui
+semblerait, vers les blondes Suedoises ou les brunes Havanaises.
+
+Puis une de ces pensees involontaires, frequentes chez lui, si brusques,
+si rapides qu'il ne pouvait ni les prevoir, ni les arreter, ni les
+modifier, venues, semblait-il, d'une seconde ame independante et
+violente, le traversa: "Bah! il est trop niais, il epousera la petite
+Rosemilly."
+
+Il s'etait leve.
+
+--Je te laisse rever d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher.
+
+Il serra la main de son frere, et reprit avec un accent tres cordial:
+
+--Eh bien, mon petit Jean, te voila riche! Je suis bien content de
+t'avoir rencontre tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait
+plaisir, combien je te felicite, et combien je t'aime.
+
+Jean d'une nature douce et tendre, tres emu, balbutiait:
+
+--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.
+
+Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les
+mains derriere le dos.
+
+Lorsqu'il fut rentre dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il
+ferait, mecontent de cette promenade ecourtee; d'avoir ete prive de la
+mer par la presence de son frere.
+
+Il eut une inspiration: "Je vais boire un verre de liqueur chez le pere
+Marowsko"; et il remonta vers le quartier d'Ingouville.
+
+Il avait connu le pere Marowsko dans les hopitaux, a Paris. C'etait un
+vieux Polonais, refugie politique, disait-on, qui avait eu des histoires
+terribles la-bas, et qui etait venu exercer en France, apres nouveaux
+examens, son metier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passee;
+aussi des legendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes,
+et plus tard parmi les voisins. Cette reputation de conspirateur
+redoutable, de nihiliste, de regicide, de patriote pret a tout, echappe
+a la mort par miracle, avait seduit l'imagination aventureuse et vive de
+Pierre Roland; et il etait devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir
+jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne.
+C'etait encore grace au jeune medecin que le bonhomme etait venu
+s'etablir au Havre, comptant sur une belle clientele que le nouveau
+docteur lui fournirait.
+
+En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant
+des remedes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.
+
+Pierre allait souvent le voir apres diner et causer une heure avec lui,
+car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont
+il jugeait profonds les longs silences.
+
+Un seul bec de gaz brulait au-dessus du comptoir charge de fioles. Ceux
+de la devanture n'avaient point ete allumes, par economie. Derriere
+ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongees l'une sur
+l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui,
+continuant son front degarni, lui donnait un air triste de perroquet,
+dormait profondement, le menton sur la poitrine.
+
+Au bruit du timbre il s'eveilla, se leva, et reconnaissant le docteur,
+vint au-devant de lui, les mains tendues.
+
+Sa redingote noire, tigree de taches d'acides et de sirops, beaucoup
+trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique
+soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait
+a sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zezaiement et des
+intonations de jeune etre qui commence a prononcer.
+
+Pierre s'assit et Marowsko demanda:
+
+--Quoi de neuf, mon cher docteur?
+
+--Rien. Toujours la meme chose partout.
+
+--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.
+
+--Je ne le suis pas souvent.
+
+--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+--Alors je vais vous faire gouter une preparation nouvelle. Voila deux
+mois que je cherche a tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a
+fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouve ... j'ai trouve ...
+une bonne liqueur, tres bonne, tres bonne.
+
+Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il
+apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets,
+jamais il n'allongeait le bras tout a fait, n'ouvrait toutes grandes
+les jambes, ne faisait un mouvement entier et definitif. Ses idees
+semblaient pareilles a ses actes; il les indiquait, les promettait, les
+esquissait, les suggerait, mais ne les enoncait pas.
+
+Sa plus grande preoccupation dans la vie semblait etre d'ailleurs la
+preparation des sirops et des liqueurs. "Avec un bon sirop ou une bonne
+liqueur, on fait fortune", disait-il souvent.
+
+Il avait invente des centaines de preparations sucrees sans parvenir a
+en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser a
+Marat.
+
+Deux petits verres furent pris dans l'arriere-boutique et apportes
+sur la planche aux preparations; puis les deux hommes examinerent en
+l'elevant vers le gaz la coloration du liquide.
+
+--Joli rubis! declara Pierre.
+
+--N'est-ce pas?
+
+La vieille tete de perroquet du Polonais semblait ravie.
+
+Le docteur gouta, savoura, reflechit, gouta de nouveau, reflechit encore
+et se prononca:
+
+--Tres bon, tres bon, et tres neuf comme saveur; une trouvaille, mon
+cher!
+
+--Ah! vraiment, je suis bien content.
+
+Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il
+voulait l'appeler "essence de groseille", ou bien "fine groseille", ou
+bien "groselia", ou bien "groseline".
+
+Pierre n'approuvait aucun de ces noms.
+
+Le vieux eut une idee:
+
+--Ce que vous avez dit tout a l'heure est tres bon, tres bon: "Joli
+rubis."
+
+Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eut
+trouve, et il conseilla simplement "groseillette", que Marowsko declara
+admirable.
+
+Puis ils se turent et demeurerent assis quelques minutes, sans prononcer
+un mot, sous l'unique bec de gaz.
+
+Pierre, enfin, presque malgre lui:
+
+--Tiens, il nous est arrive une chose assez bizarre, ce soir. Un des
+amis de mon pere, en mourant, a laisse sa fortune a mon frere.
+
+Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, apres avoir
+songe, il espera que le docteur heritait par moitie. Quand la chose eut
+ete bien expliquee, il parut surpris et fache; et pour exprimer son
+mecontentement de voir son jeune ami sacrifie, il repeta plusieurs fois:
+
+--Ca ne fera pas un bon effet.
+
+Pierre, que son enervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko
+entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon
+effet? Quel mauvais effet pouvait resulter de ce que son frere heritait
+la fortune d'un ami de la famille?
+
+Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage.
+
+--Dans ce cas-la on laisse aux deux freres egalement, je vous dis que ca
+ne fera pas un bon effet.
+
+Et le docteur, impatiente, s'en alla, rentra dans la maison paternelle
+et se coucha.
+
+Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la
+chambre voisine, puis il s'endormit apres avoir bu deux verres d'eau.
+
+
+
+III
+
+
+Le docteur se reveilla le lendemain avec la resolution bien arretee de
+faire fortune.
+
+Plusieurs fois deja il avait pris cette determination sans en poursuivre
+la realite. Au debut de toutes ses tentatives de carriere nouvelle,
+l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa
+confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier echec qui le
+jetait dans une voie nouvelle.
+
+Enfonce dans son lit entre les draps chauds, il meditait. Combien de
+medecins etaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait
+d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses etudes, il avait
+pu apprecier les plus celebres professeurs, et il les jugeait des anes.
+Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen
+quelconque a capter la clientele elegante et riche du Havre, il pouvait
+gagner cent mille francs par an avec facilite. Et il calculait, d'une
+facon precise, les gains assures. Le matin il sortirait, il irait chez
+ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, a
+vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille
+francs par an, meme soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades
+etait inferieur a la realisation certaine. Apres midi, il recevrait
+dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs a dix francs, soit
+trente-six mille francs. Voila donc cent vingt mille francs, chiffre
+rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir a dix francs et
+qu'il recevrait a cinq francs feraient peut-etre sur ce total une legere
+diminution compensee par les consultations avec d'autres medecins et par
+tous les petits benefices courants de la profession. Rien de plus
+facile que d'arriver la avec de la reclame habile, des echos dans le
+_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les
+yeux sur lui, s'interessait a des cures surprenantes entreprises par le
+jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frere,
+plus riche et celebre, et content de lui-meme, car il ne devrait sa
+fortune qu'a lui; et il se montrerait genereux pour ses vieux parents,
+justement fiers de sa renommee. Il ne se marierait pas, ne voulant point
+encombrer son existence d'une femme unique et genante, mais il aurait
+des maitresses parmi ses clientes les plus jolies.
+
+Il se sentait si sur du succes, qu'il sauta hors du lit comme pour le
+saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville
+l'appartement qui lui convenait.
+
+Alors, en rodant a travers les rues, il songea combien sont legeres les
+causes determinantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu,
+il aurait du prendre cette resolution nee brusquement en lui, sans aucun
+doute, a la suite de l'heritage de son frere.
+
+Il s'arretait devant les portes ou pendait un ecriteau annoncant soit un
+bel appartement, soit un riche appartement a louer, les indications sans
+adjectif le laissant toujours plein de dedain. Alors il visitait avec
+des facons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur
+son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des
+issues, annoncait qu'il etait medecin et qu'il recevait beaucoup. Il
+fallait que l'escalier fut large et bien tenu; il ne pouvait monter
+d'ailleurs au-dessus du premier etage.
+
+Apres avoir note sept ou huit adresses et griffonne deux cents
+renseignements, il rentra pour dejeuner avec un quart d'heure de retard.
+
+Des le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc
+sans lui. Pourquoi? Jamais on n'etait aussi exact dans la maison. Il fut
+froisse, mecontent, car il etait un peu susceptible. Des qu'il entra,
+Roland lui dit:
+
+--Allons, Pierre, depeche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons a deux
+heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.
+
+Le docteur s'assit, sans repondre, apres avoir embrasse sa mere et serre
+la main de son pere et de son frere; et il prit dans le plat creux, au
+milieu de la table, la cotelette reservee pour lui. Elle etait froide
+et seche. Ce devait etre la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la
+laisser dans le fourneau jusqu'a son arrivee, et ne pas perdre la
+tete au point d'oublier completement l'autre fils, le fils aine. La
+conversation, interrompue par son entree, reprit au point ou il l'avait
+coupee.
+
+--Moi, disait a Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de
+suite. Je m'installerais richement, de facon a frapper l'oeil, je me
+montrerais dans le monde, je monterais a cheval, et je choisirais une ou
+deux causes interessantes pour les plaider et me bien poser au Palais.
+Je voudrais etre une sorte d'avocat amateur tres recherche. Grace a
+Dieu, te voici a l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en
+somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes etudes et parce qu'un
+homme ne doit jamais rester a rien faire.
+
+Le pere Roland, qui pelait une poire, declara:
+
+--Cristi! a ta place, c'est moi qui acheterais un joli bateau, un cotre
+sur le modele de nos pilotes. J'irais jusqu'au Senegal, avec ca.
+
+Pierre, a son tour, donna son avis. En somme, ce n'etait pas la fortune
+qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour
+les mediocres elle n'etait qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle
+mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils etaient
+rares d'ailleurs, ceux-la. Si Jean etait vraiment un homme superieur,
+il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait a l'abri du besoin.
+Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en
+d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre
+la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'ecus pour tout proces gagne
+ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte eminent, une lumiere du
+droit.
+
+Et il ajouta comme conclusion:
+
+--Si j'avais de l'argent, moi, j'en decouperais, des cadavres!
+
+Le pere Roland haussa les epaules:
+
+--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous
+ne sommes pas des betes de peine, mais des hommes. Quand on nait pauvre,
+il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a
+des rentes, sacristi! il faudrait etre jobard pour s'esquinter le
+temperament.
+
+Pierre repondit avec hauteur:
+
+--Nos tendances ne sont pas les memes! Moi je ne respecte au monde que
+le savoir et l'intelligence, tout le reste est meprisable.
+
+Mme Roland s'efforcait toujours d'amortir les heurts incessants entre
+le pere et le fils; elle detourna donc la conversation, et parla d'un
+meurtre qui avait ete commis, la semaine precedente, a Bolbec-Nointot.
+Les esprits aussitot furent occupes par les circonstances environnant le
+forfait, et attires par l'horreur interessante, par le mystere attrayant
+des crimes, qui, meme vulgaires, honteux et repugnants, exercent sur la
+curiosite humaine une etrange et generale fascination.
+
+De temps en temps, cependant, le pere Roland tirait sa montre:
+
+--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route.
+
+Pierre ricana:
+
+--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ca n'etait point la peine de me
+faire manger une cotelette froide.
+
+--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mere.
+
+Il repondit sechement:
+
+--Moi, non, pour quoi faire? Ma presence est fort inutile.
+
+Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand
+on avait parle du meurtre de Bolbec, il avait emis, en juriste, quelques
+idees et developpe quelques considerations sur les crimes et sur les
+criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarte de son
+oeil, la rougeur animee de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe,
+semblaient proclamer son bonheur.
+
+Apres le depart de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau,
+recommenca ses investigations du matin a travers les appartements a
+louer. Apres deux ou trois heures d'escaliers montes et descendus, il
+decouvrit enfin, sur le boulevard Francois Ier, quelque chose de
+joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues differentes, deux
+salons, une galerie vitree ou les malades, en attendant leur tour, se
+promeneraient au milieu des fleurs, et une delicieuse salle a manger en
+rotonde ayant vue sur la mer.
+
+Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arreta, car il
+fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou
+devant lui.
+
+La petite fortune amassee par son pere s'elevait a peine a huit mille
+francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent
+ses parents dans l'embarras par ses longues hesitations dans le choix
+d'une carriere, ses tentatives toujours abandonnees et ses continuels
+recommencements d'etudes. Il partit donc en promettant une reponse
+avant deux jours; et l'idee lui vint de demander a son frere ce premier
+trimestre, ou meme le semestre, soit quinze cents francs, des que Jean
+serait en possession de son heritage.
+
+"Ce sera un pret de quelques mois a peine, pensait-il. Je le
+rembourserai peut-etre meme avant la fin de l'annee. C'est tout simple,
+d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi."
+
+Comme il n'etait pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien a
+faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il
+demeura longtemps sur son banc, sans idees, les yeux a terre, accable
+par une lassitude qui devenait de la detresse.
+
+Tous les jours precedents, depuis son retour dans la maison paternelle,
+il avait vecu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de
+l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passe son temps du
+lever jusqu'au coucher?
+
+Il avait flane sur la jetee aux heures de maree, flane par les rues,
+flane dans les cafes, flane chez Marowsko, flane partout. Et voila que,
+tout a coup, cette vie, supportee jusqu'ici, lui devenait odieuse,
+intolerable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture
+pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fosses de
+ferme ombrages de hetres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un
+bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-la ne lui etaient point
+permises. Il songea soudain combien il est dur, a trente ans passes,
+d'etre reduit a demander, en rougissant, un louis a sa mere, de temps en
+temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne:
+
+--Cristi! si j'avais de l'argent!
+
+Et la pensee de l'heritage de son frere entra en lui de nouveau, a la
+facon d'une piqure de guepe; mais il la chassa avec impatience, ne
+voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie.
+
+Autour de lui des enfants jouaient dans la poussiere des chemins. Ils
+etaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air tres
+serieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour
+les ecraser ensuite d'un coup de pied.
+
+Pierre etait dans un de ces jours mornes ou on regarde dans tous les
+coins de son ame, ou on en secoue tous les plis.
+
+"Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches," pensait-il. Puis
+il se demanda si le plus sage dans la vie n'etait pas encore d'engendrer
+deux ou trois de ces petits etres inutiles et de les regarder grandir
+avec complaisance et curiosite. Et le desir du mariage l'effleura.
+On n'est pas si perdu, n'etant plus seul. On entend au moins remuer
+quelqu'un pres de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est deja
+quelque chose de dire "tu" a une femme, quand on souffre.
+
+Il se mit a songer aux femmes.
+
+Il les connaissait tres peu, n'ayant eu au quartier Latin que des
+liaisons de quinzaine, rompues quand etait mange l'argent du mois, et
+renouees ou remplacees le mois suivant. Il devait exister, cependant,
+des creatures tres bonnes, tres douces et tres consolantes. Sa mere
+n'avait-elle pas ete la raison et le charme du foyer paternel? Comme il
+aurait voulu connaitre une femme, une vraie femme!
+
+Il se releva tout a coup avec la resolution d'aller faire une petite
+visite a Mme Rosemilly.
+
+Puis il se rassit brusquement. Elle lui deplaisait, celle-la! Pourquoi?
+Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle
+pas lui preferer Jean? Sans se l'avouer a lui-meme d'une facon
+nette, cette preference entrait pour beaucoup dans sa mesestime pour
+l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frere, il ne pouvait
+s'abstenir de le juger un peu mediocre et de se croire superieur.
+
+Il n'allait pourtant point rester la jusqu'a la nuit; et, comme la
+veille au soir, il se demanda anxieusement: "Que vais-je faire?"
+
+Il se sentait maintenant a l'ame un besoin de s'attendrir, d'etre
+embrasse et console. Console de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il
+etait dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude ou la presence
+d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frolement
+d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout
+de suite, a notre coeur.
+
+Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenee un soir
+chez elle et revue de temps en temps.
+
+Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille.
+Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe?
+il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du gout
+pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent?
+
+Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie
+presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudes aux tables de
+chene, la caissiere lisait un roman, tandis que le patron, en manches de
+chemise, dormait tout a fait sur la banquette.
+
+Des qu'elle l'apercut, la fille se leva vivement et, venant a lui:
+
+--Bonjour, comment allez-vous?
+
+--Pas mal, et toi?
+
+--Moi, tres bien. Comme vous etes rare?
+
+--Oui, j'ai tres peu de temps a moi. Tu sais que je suis medecin.
+
+--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai ete souffrante
+la semaine derniere, je vous aurais consulte. Qu'est-ce que vous prenez?
+
+--Un bock, et toi?
+
+--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes.
+
+Et elle continua a le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en
+avait ete la permission tacite. Alors, assis face a face, ils causerent.
+De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarite facile
+des filles dont la caresse est a vendre, et le regardant avec des yeux
+engageants elle lui disait:
+
+--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon
+cheri.
+
+Mais deja il se degoutait d'elle, la voyait bete, commune, sentant le
+peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaitre dans un reve
+ou dans une aureole de luxe qui poetise leur vulgarite.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Tu es passe l'autre matin avec un beau blond a grande barbe, est-ce
+ton frere?
+
+--Oui, c'est mon frere.
+
+--Il est rudement joli garcon.
+
+--Tu trouves?
+
+--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.
+
+Quel etrange besoin le poussa tout a coup a raconter a cette servante de
+brasserie l'heritage de Jean? Pourquoi cette idee, qu'il rejetait de
+lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble
+apporte dans son ame, lui vint-elle aux levres en cet instant, et
+pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eut eu besoin de vider de
+nouveau devant quelqu'un son coeur gonfle d'amertume?
+
+Il dit en croisant ses jambes:
+
+--Il a joliment de la chance, mon frere, il vient d'heriter de vingt
+mille francs de rente.
+
+Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides:
+
+--Oh! et qui est-ce qui lui a laisse cela, sa grand'mere ou bien sa
+tante?
+
+--Non, un vieil ami de mes parents.
+
+--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laisse, a toi?
+
+--Non. Moi je le connaissais tres peu.
+
+Elle reflechit quelques instants, puis, avec un sourire drole sur les
+levres:
+
+--Eh bien! il a de la chance ton frere d'avoir des amis de cette
+espece-la! Vrai, ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu!
+
+Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda,
+la bouche crispee:
+
+--Qu'est-ce que tu entends par la?
+
+Elle avait pris un air bete et naif:
+
+--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi.
+
+Il jeta vingt sous sur la table et sortit.
+
+Maintenant il se repetait cette phrase: "Ca n'est pas etonnant qu'il te
+ressemble si peu."
+
+Qu'avait-elle pense, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes
+il y avait la une malice, une mechancete, une infamie. Oui, cette fille
+avait du croire que Jean etait le fils du Marechal.
+
+L'emotion qu'il ressentit a l'idee de ce soupcon jete sur sa mere, fut
+si violente qu'il s'arreta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour
+s'asseoir.
+
+Un autre cafe se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise,
+et comme le garcon se presentait: "Un bock", dit-il.
+
+Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et
+tout a coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille:
+"Ca ne fera pas un bon effet." Avait-il eu la meme pensee, le meme
+soupcon que cette drolesse?
+
+La tete penchee sur son bock il regardait la mousse blanche petiller
+et fondre, et il se demandait: "Est-ce possible qu'on croie une chose
+pareille?"
+
+Les raisons qui feraient naitre ce doute odieux dans les esprits lui
+apparaissaient maintenant, l'une apres l'autre, claires, evidentes,
+exasperantes. Qu'un vieux garcon sans heritiers laisse sa fortune aux
+deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais
+qu'il 1s donne tout entiere a un seul de ces enfants, certes le monde
+s'etonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas
+prevu cela, comment son pere ne l'avait-il pas senti, comment sa mere ne
+l'avait-elle pas devine? Non, ils s'etaient trouves trop heureux de cet
+argent inespere pour que cette idee les effleurat. Et puis comment ces
+honnetes gens auraient-ils soupconne une pareille ignominie?
+
+Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux
+qui les connaissaient n'allaient-ils pas repeter cette chose abominable,
+s'en amuser, s'en rejouir, rire de son pere et mepriser sa mere?
+
+Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean etait blond et
+lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de demarche, ni de
+tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous
+les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: "Lequel, le
+vrai ou le faux?"
+
+Il se leva avec la resolution de prevenir son frere, de le mettre en
+garde contre cet affreux danger menacant l'honneur de leur mere.
+Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurement, serait de refuser
+l'heritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et
+connaissances informes de ce legs que le testament contenait des clauses
+et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un
+heritier, mais un depositaire.
+
+Tout en rentrant a la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir
+son frere seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil
+sujet.
+
+Des la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le
+salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosemilly et le capitaine
+Beausire, ramenes par son pere et gardes a diner afin de feter la bonne
+nouvelle.
+
+On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre
+en appetit, et on s'etait mis d'abord en belle humeur. Le capitaine
+Beausire, un petit homme tout rond a force d'avoir roule sur la mer,
+et dont toutes les idees semblaient rondes aussi, comme les galets des
+rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie
+une chose excellente dont tout etait bon a prendre.
+
+Il trinquait avec le pere Roland, tandis que Jean presentait aux dames
+deux nouveaux verres pleins.
+
+Mme Rosemilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu
+son epoux, s'ecria:
+
+--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons
+en patois, ce qui signifie: "Deux vermouths ne font jamais mal." Moi,
+voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ca, chaque
+jour, avant diner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute
+un coup de tangage apres le cafe, ce qui me fait grosse mer pour la
+soiree. Je ne vais jamais jusqu'a la tempete par exemple, jamais,
+jamais, car je crains les avaries.
+
+Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de
+tout son coeur, la face deja rouge et l'oeil trouble par l'absinthe.
+Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre ou semblait
+refugie le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours
+assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond
+de leur chaise ayant tasse toute leur matiere au meme endroit.
+
+Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un
+oeuf et dur comme une balle.
+
+Mme Roland n'avait point vide son premier verre, et, rose de bonheur, le
+regard brillant, elle contemplait son fils Jean.
+
+Chez lui maintenant la crise de joie eclatait. C'etait une affaire
+finie, une affaire signee, il avait vingt mille francs de rentes. Dans
+la facon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont
+il regardait les gens, a ses manieres plus nettes, a son assurance plus
+grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.
+
+Le diner fut annonce, et comme le vieux Roland allait offrir son bras a
+Mme Rosemilly: "Non, non, pere, cria sa femme, aujourd'hui tout est
+pour Jean."
+
+Sur la table eclatait un luxe inaccoutume: devant l'assiette de Jean,
+assis a la place de son pere, un enorme bouquet rempli de faveurs de
+soie, un vrai bouquet de grande ceremonie, s'elevait comme un dome
+pavoise, flanque de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide
+de peches magnifiques, le second un gateau monumental gorge de creme
+fouettee et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathedrale en
+biscuit, le troisieme des tranches d'ananas noyees dans un sirop clair,
+et le quatrieme, luxe inoui, du raisin noir, venu des pays chauds.
+
+--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous celebrons l'avenement de Jean le
+Riche.
+
+Apres le potage on offrit du madere; et tout le monde deja parlait
+en meme temps. Beausire racontait un diner qu'il avait fait a
+Saint-Domingue a la table d'un general negre. Le pere Roland l'ecoutait,
+tout en cherchant a glisser entre les phrases le recit d'un autre repas
+donne par un de ses amis, a Meudon, et dont chaque convive avait ete
+quinze jours malade. Mme Rosemilly, Jean et sa mere faisaient
+un projet d'excursion et de dejeuner a Saint-Jouin, dont ils se
+promettaient deja un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas
+avoir dine seul, dans une gargote au bord de la mer, pour eviter tout ce
+bruit, ces rires et cette joie qui l'enervaient.
+
+Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire a son
+frere ses craintes et pour le faire renoncer a cette fortune acceptee
+deja, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour
+lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hesiter, la reputation de
+leur mere etant menacee.
+
+L'apparition d'un bar enorme rejeta Roland dans les recits de peche.
+Beausire en narra de surprenantes au Gabon, a Sainte-Marie de Madagascar
+et surtout sur les cotes de la Chine et du Japon, ou les poissons ont
+des figures droles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces
+poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs
+nageoires bizarres, pareilles a des eventails, leur queue coupee en
+croissant de lune, en mimant d'une facon si plaisante que tout le monde
+riait aux larmes en l'ecoutant.
+
+Seul, Pierre paraissait incredule et murmurait: "On a bien raison de
+dire que les Normands sont les Gascons du Nord."
+
+Apres le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet roti, une salade,
+des haricots verts et un pate d'alouettes de Pithiviers. La bonne de
+Mme Rosemilly aidait au service; et la gaiete allait croissant avec
+le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la premiere
+bouteille de champagne, le pere Roland, tres excite, imita avec sa
+bouche le bruit de cette detonation, puis declara:
+
+--J'aime mieux ca qu'un coup de pistolet.
+
+Pierre, de plus en plus agace, repondit en ricanant:
+
+--Cela est peut-etre, cependant, plus dangereux pour toi.
+
+Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et
+demanda:
+
+--Pourquoi donc?
+
+Depuis longtemps il se plaignait de sa sante, de lourdeurs, de vertiges,
+de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit:
+
+--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer a cote de toi,
+tandis que le verre de vin te passe forcement dans le ventre.
+
+--Et puis?
+
+--Et puis il te brule l'estomac, desorganise le systeme nerveux,
+alourdit la circulation et prepare l'apoplexie dont sont menaces tous
+les hommes de ton temperament.
+
+L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipee comme une
+fumee par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et
+fixes, cherchant a comprendre s'il ne se moquait pas.
+
+Mais Beausire s'ecria:
+
+--Ah! ces sacres medecins, toujours les memes: ne mangez pas, ne buvez
+pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ca fait du bobo a
+petite sante. Eh bien! j'ai pratique tout ca, moi, Monsieur, dans toutes
+les parties du monde, partout ou j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je
+ne m'en porte pas plus mal.
+
+Pierre repondit avec aigreur:
+
+--D'abord, vous, capitaine, vous etes plus fort que mon pere; et puis
+tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour ou ... et ils ne
+reviennent pas le lendemain dire au medecin prudent: "Vous aviez raison,
+docteur." Quand je vois mon pere faire ce qu'il y a de plus mauvais et
+de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le previenne. Je
+serais un mauvais fils si j'agissais autrement.
+
+Mme Roland desolee intervint a son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce
+que tu as? Pour une fois, ca ne lui fera pas de mal. Songe quelle fete
+pour lui, pour nous. Tu vas gater tout son plaisir et nous chagriner
+tous. C'est vilain, ce que tu fais la!
+
+Il murmura en haussant les epaules:
+
+--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prevenu.
+
+Mais le pere Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre
+plein de vin lumineux et clair, dont l'ame legere, l'ame enivrante
+s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressees et
+rapides, s'evaporer a la surface; il le regardait avec une mefiance de
+renard qui trouve une poule morte et flaire un piege.
+
+Il demanda, en hesitant:
+
+--Tu crois que ca me ferait beaucoup de mal?
+
+Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa
+mauvaise humeur:
+
+--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et
+n'en prends pas l'habitude.
+
+Alors le pere Roland leva son verre sans se decider encore a le porter
+a sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec
+crainte; puis il le flaira, le gouta, le but par petits coups, en les
+savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise,
+puis de regrets, des qu'il eut absorbe la derniere goutte.
+
+Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosemilly; il etait fixe sur
+lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il penetra, il
+devina la pensee nette qui animait ce regard, la pensee irritee de cette
+petite femme a l'esprit simple et droit, car ce regard disait: "Tu es
+jaloux, toi. C'est honteux, cela."
+
+Il baissa la tete en se remettant a manger.
+
+Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le
+harcelait, une envie de n'etre plus au milieu de ces gens, de ne plus
+les entendre causer, plaisanter et rire.
+
+Cependant le pere Roland, que les fumees du vin recommencaient a
+troubler, oubliait deja les conseils de son fils et regardait d'un oeil
+oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore a
+cote de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation
+nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il
+pourrait s'en emparer sans eveiller les remarques de Pierre. Une
+ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec
+nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras a travers la table
+pour emplir d'abord le verre du docteur qui etait vide; puis il fit le
+tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit a parler
+tres haut, et s'il versa quelque chose dedans on eut jure certainement
+que c'etait par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention.
+
+Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agace, il prenait a
+tout instant, et portait a ses levres d'un geste inconscient la longue
+flute de cristal ou l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant
+et transparent. Il le faisait alors couler tres lentement dans sa bouche
+pour sentir la petite piqure sucree du gaz evapore sur sa langue.
+
+Peu a peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui
+semblait en etre le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les
+membres, se repandait dans toute la chair, comme une onde tiede et
+bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins
+impatient, moins mecontent; et sa resolution de parler a son frere ce
+soir-la meme s'affaiblissait, non pas que la pensee d'y renoncer l'eut
+effleure, mais pour ne point troubler si vite le bien-etre qu'il sentait
+en lui.
+
+Beausire se leva afin de porter un toast.
+
+Ayant salue a la ronde il prononca:
+
+--Tres gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes reunis pour celebrer
+un evenement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait
+autrefois que la fortune etait aveugle, je crois qu'elle etait
+simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une
+excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le
+port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la
+_Perle_.
+
+Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains;
+et Roland pere se leva pour repondre.
+
+Apres avoir tousse, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu
+lourde, il begaya:
+
+--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais
+votre conduite en cette circonstance. Je bois a vos desirs.
+
+Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne
+trouvant plus rien.
+
+Jean, qui riait, prit la parole a son tour:
+
+--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis devoues, les amis
+excellents (il regardait Mme Rosemilly), qui me donnent aujourd'hui
+cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par
+des paroles que je peux leur temoigner ma reconnaissance. Je la leur
+prouverai demain, a tous les instants de ma vie, toujours, car notre
+amitie n'est point de celles qui passent.
+
+Sa mere, fort emue, murmura:
+
+--Tres bien, mon enfant. Mais Beausire s'ecriait:
+
+--Allons, madame Rosemilly, parlez au nom du beau sexe.
+
+Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancee de
+tristesse:
+
+--Moi, dit-elle, je bois a la memoire benie de M. Marechal.
+
+Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement decent, comme
+apres une priere; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit
+cette remarque:
+
+--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces delicatesses.
+
+Puis se tournant vers Roland pere:
+
+--Au fond, qu'est-ce que c'etait que ce Marechal? Vous etiez donc bien
+intimes avec lui?
+
+Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit a pleurer, et d'une voix
+bredouillante:
+
+--Un frere ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous
+ne nous quittions pas ... il dinait a la maison tous les soirs ... et il
+nous payait de petites fetes au theatre ... je ne vous dis que ca ...
+que ca ... que ca ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas,
+Louise?
+
+Sa femme repondit simplement:
+
+--Oui, c'etait un fidele ami.
+
+Pierre regardait son pere et sa mere, mais comme on parla d'autre chose,
+il se remit a boire.
+
+De la fin de cette soiree il n'eut guere de souvenir. On avait pris le
+cafe, absorbe des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se
+coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tete lourde. Et il dormit
+comme une brute jusqu'a neuf heures le lendemain.
+
+
+
+IV
+
+
+Ce sommeil baigne de champagne et de chartreuse l'avait sans doute
+adouci et calme, car il s'eveilla en des dispositions d'ame tres
+bienveillantes. Il appreciait, pesait et resumait, en s'habillant, ses
+emotions de la veille, cherchant a en degager bien nettement et bien
+completement les causes reelles, secretes, les causes personnelles en
+meme temps que les causes exterieures.
+
+Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eut eu une mauvaise
+pensee, une vraie pensee de prostituee, en apprenant qu'un seul des fils
+Roland heritait d'un inconnu; mais ces creatures-la n'ont-elles pas
+toujours des soupcons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les
+honnetes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent,
+injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent
+irreprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne
+inattaquable, elles se fachent, comme si on les outrageait, et
+s'ecrient: "Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariees, c'est du
+propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent
+parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!"
+
+En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas meme suppose
+possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mere, si bonne,
+si simple, si digne. Mais il avait l'ame troublee par ce levain de
+jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcite, a l'affut pour
+ainsi dire, et malgre lui, de tout ce qui pouvait nuire a son frere,
+avait meme peut-etre prete a cette vendeuse de bocks des intentions
+odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination
+seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui echappait sans
+cesse a sa volonte, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise
+dans l'univers infini des idees, et en rapportait parfois d'inavouables,
+de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son ame, dans les
+replis insondables, comme des choses volees; il se pouvait que cette
+imagination seule eut cree, invente cet affreux doute. Son coeur,
+assurement, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur
+blesse n'avait-il pas trouve dans ce doute abominable un moyen de priver
+son frere de cet heritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-meme,
+a present, interrogeant, comme les devots leur conscience, tous les
+mysteres de sa pensee.
+
+Certes, Mme Rosemilly, bien que son intelligence fut limitee, avait le
+tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idee ne lui etait
+pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicite parfaite, a la
+memoire benie de feu Marechal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si
+le moindre soupcon l'eut effleuree. Maintenant frere: "Mais defends-la
+donc, jobard; tu as beau etre riche, je t'eclipserai toujours quand il
+me plaira."
+
+Au cafe, il dit a son pere:
+
+--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui?
+
+--Non, mon garcon.
+
+--Je peux la prendre avec Jean-Bart?
+
+--Mais oui, tant que tu voudras.
+
+Il acheta un bon cigare, au premier debit de tabac rencontre, et il
+descendit, d'un pied joyeux, vers le port.
+
+Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu leger, rafraichi, lave
+par la brise de la mer.
+
+Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque
+qu'il devait tenir prete a sortir tous les jours a midi, quand on
+n'allait pas a la peche le matin.
+
+--A nous deux, patron! cria Pierre.
+
+Il descendit l'echelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation.
+
+--Quel vent? dit-il.
+
+--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large.
+
+--Eh bien! mon pere, en route.
+
+Ils hisserent la misaine, leverent l'ancre, et le bateau, libre, se mit
+a glisser lentement vers la jetee sur l'eau calme du port. Le faible
+souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si
+doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animee
+d'une vie propre, de la vie des barques, poussee par une force
+mysterieuse cachee en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare
+aux dents, les jambes allongees sur le banc, les yeux mi-fermes sous les
+rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses
+pieces de bois goudronne du brise-lames.
+
+Quand ils deboucherent en pleine mer, en atteignant la pointe de la
+jetee nord qui les abritait, la brise, plus fraiche, glissa sur le
+visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide,
+entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la
+boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la
+_Perle_ et la rendit plus alerte.
+
+Jean-Bart tout a coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent,
+semblait une aile, puis gagnant l'arriere en deux enjambees il denoua le
+tapecul amarre contre son mat.
+
+Alors, sur le flanc de la barque couchee brusquement, et courant
+maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui
+bouillonne et qui fuit.
+
+L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde
+soulevee, souple et blanche d'ecume, s'arrondissait et retombait, comme
+retombe, brune et lourde, la terre labouree des champs.
+
+A chaque vague rencontree,--elles etaient courtes et rapprochees,--une
+secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui
+fremissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques
+secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme
+s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool
+etait a l'ancre attendant la maree; ils allerent tourner par derriere,
+puis ils visiterent, l'un apres l'autre, les navires en rade, puis ils
+s'eloignerent un peu plus pour voir se derouler la cote.
+
+Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur
+l'eau fremissante, gouvernant, comme une bete ailee, rapide et docile,
+cette chose de bois et de toile qui allait et venait a son caprice, sous
+une pression de ses doigts.
+
+Il revassait, comme on revasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont
+d'un bateau, pensant a son avenir, qui serait beau, et a la douceur de
+vivre avec intelligence. Des le lendemain il demanderait a son frere de
+lui preter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer
+tout de suite dans le joli appartement du boulevard Francois Ier.
+
+Le matelot dit tout a coup:
+
+--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.
+
+Il leva les yeux et apercut vers le nord une ombre grise, profonde et
+legere, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un
+nuage tombe d'en haut.
+
+Il vira de bord, et vent arriere fit route vers la jetee, suivi par la
+brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_,
+l'enveloppant dans son imperceptible epaisseur, un frisson de froid
+courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumee et de
+moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la
+bouche pour ne point gouter cette nuee humide et glacee. Quand la
+barque reprit dans le port sa place accoutumee, la ville entiere etait
+ensevelie deja sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait
+comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues a la facon d'un
+fleuve qui coule.
+
+Pierre, les pieds et les mains geles, rentra vite, et se jeta sur son
+lit pour sommeiller jusqu'au diner. Lorsqu'il parut dans la salle a
+manger, sa mere disait a Jean:
+
+--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras.
+Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu
+donneras des fetes, ca aura un coup d'oeil feerique.
+
+--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur.
+
+--D'un appartement delicieux que je viens de louer pour ton frere. Une
+trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une
+galerie vitree et une petite salle a manger en rotonde, tout a fait
+coquette pour un garcon.
+
+Pierre palit. Une colere lui serrait le coeur.
+
+--Ou est-ce situe, cela? dit-il.
+
+--Boulevard Francois Ier.
+
+Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspere qu'il avait envie
+de crier: "C'est trop fort a la fin! Il n'y en a donc plus que pour
+lui!"
+
+Sa mere, radieuse, parlait toujours:
+
+--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On
+en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de
+diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frere sera
+parfaitement la dedans. Il suffit d'un interieur elegant pour faire la
+fortune d'un avocat. Cela attire le client, le seduit, le retient, lui
+donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi loge fait
+payer cher ses paroles.
+
+Elle se tut quelques secondes, et reprit:
+
+--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus
+modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de meme. Je
+t'assure que cela te servirait beaucoup.
+
+Pierre repondit d'un ton dedaigneux:
+
+--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai.
+
+Sa mere insista:
+
+--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout
+de meme.
+
+Vers le milieu du repas il demanda tout a coup:
+
+--Comment l'aviez-vous connu, ce Marechal?
+
+Le pere Roland leva la tete et chercha dans ses souvenirs:
+
+--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y
+suis. C'est ta mere qui a fait sa connaissance dans la boutique,
+n'est-ce pas, Louise? Il etait venu commander quelque chose, et puis
+il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le
+connaitre comme ami.
+
+Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un a un avec une
+pointe de sa fourchette, comme s'il les eut embroches, reprit:
+
+--A quelle epoque ca s'est-il fait, cette connaissance-la?
+
+Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit
+appel a la memoire de sa femme:
+
+--En quelle annee, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublie, toi qui
+as un si bon souvenir? Voyons, c'etait en ... en ... en cinquante-cinq
+ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi?
+
+Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sure et tranquille:
+
+--C'etait en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je
+suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'annee ou l'enfant
+eut la fievre scarlatine, et Marechal, que nous connaissions encore tres
+peu, nous a ete d'un grand secours.
+
+Roland s'ecria:
+
+--C'est vrai, c'est vrai, il a ete admirable, meme! Comme ta mere n'en
+pouvait plus de fatigue et que moi j'etais occupe a la boutique, il
+allait chez le pharmacien chercher tes medicaments. Vraiment, c'etait un
+brave coeur. Et quand tu as ete gueri, tu ne te figures pas comme il fut
+content et comme il t'embrassait. C'est a partir de ce moment-la que
+nous sommes devenus de grands amis.
+
+Et cette pensee brusque, violente, entra dans l'ame de. Pierre comme une
+balle qui troue et dechire: "Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut
+si devoue pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je
+suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il
+laisse toute sa fortune a mon frere et rien a moi?"
+
+Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbe plutot que
+songeur, gardant en lui une inquietude nouvelle, encore indecise, le
+germe secret d'un nouveau mal.
+
+Il sortit de bonne heure et se remit a roder par les rues. Elles etaient
+ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauseabonde
+la nuit. On eut dit une fumee pestilentielle abattue sur la terre. On
+la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait eteindre par
+moments. Les paves des rues devenaient glissants comme par les soirs de
+verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre
+des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des egouts, des cuisines
+pauvres, pour se meler a l'affreuse senteur de cette brume errante.
+
+Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point
+rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko.
+
+Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait
+toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien
+fidele, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la
+groseillette.
+
+--Eh bien! demanda le docteur, ou on etes-vous avec votre liqueur?
+
+Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafes de la ville
+consentaient a la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de
+la Cote_ et le _Semaphore havrais_ lui feraient de la reclame en
+echange de quelques produits pharmaceutiques mis a la disposition des
+redacteurs.
+
+Apres un long silence, Marowsko demanda si Jean, decidement, etait en
+possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions
+vagues sur le meme sujet. Son devouement ombrageux pour Pierre se
+revoltait de cette preference. Et Pierre croyait l'entendre penser,
+devinait, comprenait, lisait dans ses yeux detournes, dans le ton
+hesitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux levres et qu'il
+ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si
+cauteleux.
+
+Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: "Vous n'auriez pas du
+lui laisser accepter cet heritage qui fera mal parler de votre mere."
+Peut-etre meme croyait-il que Jean etait le fils de Marechal. Certes il
+le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraitre
+vraisemblable, probable, evidente? Mais lui-meme, lui Pierre, le fils,
+depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes
+les subtilites de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas
+contre ce soupcon terrible?
+
+Et de nouveau, tout a coup, le besoin d'etre seul pour songer, pour
+discuter cela avec lui-meme, pour envisager hardiment, sans scrupules,
+sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si
+dominateur qu'il se leva sans meme boire son verre de groseillette,
+serra la main du pharmacien stupefait et se replongea dans le brouillard
+de la rue.
+
+Il se disait: "Pourquoi ce Marechal a-t-il laisse toute sa fortune a
+Jean?"
+
+Ce n'etait plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce
+n'etait plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachee
+en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une
+chose epouvantable, la terreur de croire lui-meme que Jean, que son
+frere etait le fils de cet homme!
+
+Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait meme se poser cette question
+criminelle! Cependant il fallait que ce soupcon si leger, si
+invraisemblable, fut rejete de lui, completement, pour toujours. Il lui
+fallait la lumiere, la certitude, il fallait dans son coeur la securite
+complete, car il n'aimait que sa mere au monde.
+
+Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs,
+dans sa raison, l'enquete minutieuse d'ou resulterait l'eclatante
+verite. Apres cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais.
+Il irait dormir.
+
+Il songeait: "Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me
+rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frere
+et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette
+preference... Il a vu naitre Jean?--oui, mais il me connaissait
+auparavant.--S'il avait aime ma mere d'un amour muet et reserve, c'est
+moi qu'il aurait prefere puisque c'est grace a moi, grace a ma fievre
+scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc,
+logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus
+vive, a moins qu'il n'eut eprouve pour mon frere, en le voyant grandir,
+une attraction, une predilection instinctives."
+
+Alors il chercha dans sa memoire, avec une tension desesperee de toute
+sa pensee, de toute sa puissance intellectuelle, a reconstituer, a
+revoir, a reconnaitre, a penetrer l'homme, cet homme qui avait passe
+devant lui, indifferent a son coeur, pendant toutes ses annees de Paris.
+
+Mais il sentit que la marche, le leger mouvement de ses pas, troublait
+un peu ses idees, derangeait leur fixite, affaiblissait leur portee,
+voilait sa memoire.
+
+Pour jeter sur le passe et les evenements inconnus ce regard aigu, a qui
+rien ne devait echapper, il fallait qu'il fut immobile, dans un lieu
+vaste et vide. Et il se decida a aller s'asseoir sur la jetee, comme
+l'autre nuit.
+
+En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte
+lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus
+longue et plus puissante. C'etait le cri d'une sirene, le cri des
+navires perdus dans la brume.
+
+Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans
+son ame et dans ses nerfs, ce cri de detresse, qu'il croyait avoir jete
+lui-meme. Une autre voix semblable gemit a son tour, un peu plus loin;
+puis, tout pres, la sirene du port, leur repondant, poussa une clameur
+dechirante.
+
+Pierre gagna la jetee a grands pas, ne pensant plus a rien, satisfait
+d'entrer dans ces tenebres lugubres et mugissantes.
+
+Lorsqu'il se fut assis a l'extremite du mole, il ferma les yeux pour ne
+point voir les foyers electriques, voiles de brouillard, qui rendent
+le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetee sud,
+qu'on distinguait a peine cependant. Puis se tournant a moitie, il posa
+ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains.
+
+Sa pensee, sans qu'il prononcat ce mot avec ses levres, repetait comme
+pour l'appeler, pour evoquer et provoquer son ombre: "Marechal...
+Marechal." Et dans le noir de ses paupieres baissees, il le vit tout a
+coup tel qu'il l'avait connu. C'etait un homme de soixante ans, portant
+en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils epais, tout blancs aussi.
+Il n'etait ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et
+doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave etre, simple et tendre.
+Il appelait Pierre et Jean "mes chers enfants", n'avait jamais paru
+preferer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble a diner.
+
+Et Pierre, avec une tenacite de chien qui suit une piste evaporee, se
+mit a rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards
+de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu a peu, tout
+entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait a
+sa table, son frere et lui.
+
+Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis
+bien longtemps sans doute, l'habitude de dire "monsieur Pierre" et
+"monsieur Jean".
+
+Marechal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite a l'un, la
+gauche a l'autre, au hasard de leur entree.
+
+--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos
+parents? Quant a moi, ils ne m'ecrivent jamais.
+
+On causait, doucement et familierement, de choses ordinaires. Rien de
+hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'amenite, de
+charme et de grace. C'etait certainement pour eux un bon ami, un de ces
+bons amis auxquels on ne songe guere parce qu'on les sent tres surs.
+
+Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant
+soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvrete d'etudiant, Marechal
+lui avait offert et prete, spontanement, de l'argent, quelques centaines
+de francs peut-etre, oubliees par l'un et par l'autre et jamais rendues.
+Donc cet homme l'aimait toujours, s'interessait toujours a lui,
+puisqu'il s'inquietait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser
+toute sa fortune a Jean? Non, il n'avait jamais ete visiblement plus
+affectueux pour le cadet que pour l'aine, plus preoccupe de l'un que de
+l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-la. Alors
+... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrete de tout
+donner a Jean--tout--et rien a Pierre.
+
+Plus il y songeait, plus il revivait le passe des dernieres annees, plus
+le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette difference etablie
+entre eux.
+
+Et une souffrance aigue, une inexprimable angoisse entree dans sa
+poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitee. Les ressorts
+en paraissaient brises, et le sang y passait a flots, librement, en le
+secouant d'un ballottement tumultueux.
+
+Alors, a mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: "Il
+faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir."
+
+Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens ou ses
+parents habitaient Paris. Mais les visages lui echappaient, ce qui
+brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout a retrouver Marechal
+avec des cheveux blonds, chatains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la
+derniere figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant efface les
+autres. Il se rappelait pourtant qu'il etait plus mince, qu'il avait la
+main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, tres souvent, car son
+pere repetait sans cesse: "Encore des bouquets! mais c'est de la folie,
+mon cher, vous vous ruinerez en roses."
+
+Marechal repondait: "Laissez donc, cela me fait plaisir."
+
+Et soudain l'intonation de sa mere, de sa mere qui souriait et disait:
+"Merci, mon ami," lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre.
+Elle les avait donc prononces bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils
+se fussent graves ainsi dans la memoire de son fils!
+
+Donc Marechal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le
+client, a cette petite boutiquiere, a la femme de ce bijoutier modeste.
+L'avait-il aimee? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il
+n'avait pas aime la femme? C'etait un homme instruit, d'esprit assez
+fin. Que de fois il avait parle poetes et poesie avec Pierre! Il
+n'appreciait point les ecrivains en artiste, mais en bourgeois qui
+vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements,
+qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme
+sentimental n'avait jamais pu, jamais, etre l'ami de son pere, de son
+pere si positif, si terre a terre, si lourd, pour qui le mot "poesie"
+signifiait sottise.
+
+Donc, ce Marechal, jeune, libre, riche, pret a toutes les tendresses,
+etait entre, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarque
+peut-etre la jolie marchande. Il avait achete, etait revenu, avait
+cause, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions
+frequentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire a la
+jeune femme et de serrer la main du mari.
+
+Et puis apres... apres... oh! mon Dieu... apres?...
+
+Il avait aime et caresse le premier enfant, l'enfant du bijoutier,
+jusqu'a la naissance de l'autre, puis il etait demeure impenetrable
+jusqu'a la mort, puis, son tombeau ferme, sa chair decomposee, son nom
+efface des noms vivants, tout son etre disparu pour toujours, n'ayant
+plus rien a menager, a redouter et a cacher, il avait donne toute
+sa fortune au deuxieme enfant!... Pourquoi?... Cet homme etait
+intelligent... il avait du comprendre et prevoir qu'il pouvait, qu'il
+allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant etait a
+lui.--Donc il deshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean
+n'etait point son fils?
+
+Et soudain un souvenir precis, terrible, traversa l'ame de Pierre.
+Marechal avait ete blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant
+un petit portrait miniature vu autrefois, a Paris, sur la cheminee de
+leur salon, et disparu a present. Ou etait-il? Perdu, ou cache! Oh! s'il
+pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mere l'avait garde peut-etre
+dans le tiroir inconnu ou l'on serre les reliques d'amour.
+
+Sa detresse, a cette pensee, devint si dechirante qu'il poussa un
+gemissement, une de ces courtes plaintes arrachees a la gorge par les
+douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eut entendu, comme si
+elle l'eut compris et lui eut repondu, la sirene de la jetee hurla tout
+pres de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le
+tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les
+voix du vent et des vagues, se repandit dans les tenebres sur la mer
+invisible ensevelie sous les brouillards.
+
+Alors, a travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils
+s'eleverent de nouveau dans la nuit. Ils etaient effrayants, ces appels
+pousses par les grands paquebots aveugles.
+
+Puis tout se tut encore.
+
+Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'etre la, reveille
+de son cauchemar.
+
+"Je suis fou, pensa-t-il, je soupconne ma mere." Et un flot d'amour et
+d'attendrissement, de repentir, de priere et de desolation noya son
+coeur. Sa mere! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il
+pu la suspecter? Est-ce que l'ame, est-ce que la vie de cette femme
+simple, chaste et loyale, n'etaient pas plus claires que l'eau? Quand
+ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupconnable? Et
+c'etait lui, le fils, qui avait doute d'elle! Oh! s'il avait pu la
+prendre en ses bras a ce moment, comme il l'eut embrassee, caressee,
+comme il se fut agenouille pour demander grace!
+
+Elle aurait trompe son pere, elle?... Son pere! Certes, c'etait un brave
+homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais
+franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie
+autrefois, il le savait et on le voyait encore, douee d'une ame
+delicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepte comme fiance et
+comme mari un homme si different d'elle?
+
+Pourquoi chercher? Elle avait epouse comme les fillettes epousent le
+garcon dote que presentent les parents. Ils s'etaient installes aussitot
+dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, regnant au
+comptoir, animee par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et
+sacre de l'interet commun qui remplace l'amour et meme l'affection dans
+la plupart des menages commercants de Paris, s'etait mise a travailler
+avec toute son intelligence active et fine a la fortune esperee de leur
+maison. Et sa vie s'etait ecoulee ainsi, uniforme, tranquille, honnete,
+sans tendresse!...
+
+Sans tendresse?... Etait-il possible qu'une femme n'aimat point? Une
+femme jeune, jolie, vivant a Paris, lisant des livres, applaudissant
+des actrices mourant de passion sur la scene, pouvait-elle aller de
+l'adolescence a la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fut
+touche? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de
+sa mere?
+
+Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle
+differente d'une autre, bien qu'elle fut sa mere?
+
+Elle avait ete jeune, avec toutes les defaillances poetiques qui
+troublent le coeur des jeunes etres! Enfermee, emprisonnee dans la
+boutique a cote d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle
+avait reve de clairs de lune, de voyages, de baisers donnes dans l'ombre
+des soirs. Et puis un homme, un jour, etait entre comme entrent les
+amoureux dans les livres, et il avait parle comme eux.
+
+Elle l'avait aime. Pourquoi pas? C'etait sa mere! Eh bien! fallait-il
+etre aveugle et stupide au point de rejeter l'evidence parce qu'il
+s'agissait de sa mere?
+
+S'etait-elle donnee?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu
+d'autre amie;--mais oui, puisqu'il etait reste fidele a la femme
+eloignee et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laisse toute sa fortune
+a son fils, a leur fils!...
+
+Et Pierre se leva, fremissant d'une telle fureur qu'il eut voulu tuer
+quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de
+frapper, de meurtrir, de broyer, d'etrangler! Qui? tout le monde, son
+pere, son frere, le mort, sa mere!
+
+Il s'elanca pour rentrer. Qu'allait-il faire?
+
+Comme il passait devant une tourelle aupres du mat des signaux, le cri
+strident de la sirene lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
+violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il
+s'y assit, n'ayant plus de force, brise par cette commotion.
+
+Le vapeur qui repondit le premier semblait tout proche et se presentait
+a l'entree, la maree etant haute.
+
+Pierre se retourna et apercut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous
+la clarte diffuse des feux electriques du port, une grande ombre noire
+se dessina entre les deux jetees. Derriere lui, la voix du veilleur,
+voix enrouee de vieux capitaine en retraite, criait:
+
+--Le nom du navire?
+
+Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouee
+aussi, repondit.
+
+--_Santa-Lucia._
+
+--Le pays?
+
+--Italie.
+
+--Le port?
+
+--Naples.
+
+Et Pierre devant ses yeux troubles crut apercevoir le panache de feu du
+Vesuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les
+bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait
+reve de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh!
+s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe ou, et ne jamais revenir,
+ne jamais ecrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il etait devenu! Mais
+non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher
+dans son lit.
+
+Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des
+sirenes lui plaisait. Il se releva et se mit a marcher comme un officier
+qui fait le quart sur un pont.
+
+Un autre navire s'approchait derriere le premier, enorme et mysterieux.
+C'etait un anglais qui revenait des Indes.
+
+Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un apres l'autre de l'ombre
+impenetrable. Puis, comme l'humidite du brouillard devenait intolerable,
+Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra
+dans un cafe de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie
+poivree et chaude lui eut brule le palais et la gorge, il sentit en lui
+renaitre un espoir.
+
+Il s'etait trompe, peut-etre? Il la connaissait si bien, sa deraison
+vagabonde! Il s'etait trompe sans doute? Il avait accumule les preuves
+ainsi qu'on dresse un requisitoire contre un innocent toujours facile a
+condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il
+penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, a force
+de volonte, il finit par s'assoupir.
+
+
+
+V
+
+
+Mais le corps du docteur s'engourdit a peine une heure ou deux dans
+l'agitation d'un sommeil trouble. Quand il se reveilla, dans l'obscurite
+de sa chambre chaude et fermee, il ressentit, avant meme que la pensee
+se fut rallumee en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de
+l'ame que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble
+que le malheur, dont le choc nous a seulement heurte la veille, se soit
+glisse, durant notre repos, dans notre chair elle-meme, qu'il meurtrit
+et fatigue comme une fievre. Brusquement le souvenir lui revint, et il
+s'assit dans son lit.
+
+Alors il recommenca lentement, un a un, tous les raisonnements qui
+avaient torture son coeur sur la jetee pendant que criaient les sirenes.
+Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traine par sa logique,
+comme par une main qui attire et etrangle vers l'intolerable certitude.
+
+Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir
+sa fenetre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit leger lui
+parvint a travers le mur.
+
+Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il
+n'avait rien pressenti, rien devine! Un homme qui avait connu leur mere
+lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste
+et naturel.
+
+Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frere haletait de
+souffrance et de detresse. Et une colere se levait en lui contre ce
+ronfleur insouciant et content.
+
+La veille il eut frappe contre sa porte, serait entre, et, assis pres du
+lit, lui aurait dit dans l'effarement de son reveil subit: "Jean, tu ne
+dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mere
+et la deshonorer." Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne
+pouvait pas dire a Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur pere.
+Il fallait a present garder, enterrer en lui cette honte decouverte
+par lui, cacher a tous la tache apercue, et que personne ne devait
+decouvrir, pas meme son frere, surtout son frere.
+
+Il ne songeait plus guere maintenant au vain respect de l'opinion
+publique. Il aurait voulu que tout le monde accusat sa mere pourvu qu'il
+la sut innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre
+pres d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle
+avait enfante son frere de la caresse d'un etranger? Comme elle etait
+calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sure d'elle! Etait-il
+possible qu'une femme comme elle, d'une ame pure et d'un coeur droit,
+put tomber, entrainee par la passion, sans que, plus tard, rien
+n'apparut de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublee?
+
+Ah! les remords! les remords! ils avaient du, jadis, dans les premiers
+temps, la torturer, puis ils s'etaient effaces, comme tout s'efface.
+Certes, elle avait pleure sa faute, et, peu a peu, l'avait presque
+oubliee. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculte
+d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaitre a peine, apres quelques
+annees passees, l'homme a qui elles ont donne leur bouche et tout leur
+corps a baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un
+orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence
+ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage?
+
+Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison
+de son pere l'ecrasait. Il sentait peser le toit sur sa tete et les
+murs l'etouffer. Et comme il avait tres soif, il alluma sa bougie afin
+d'aller boire un verre d'eau fraiche au filtre de la cuisine.
+
+Il descendit les deux etages, puis, comme il remontait avec la carafe
+pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier ou circulait
+un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgees, comme un
+coureur essouffle. Quand il eut cesse de remuer, le silence de cette
+demeure l'emut; puis, un a un, il en distingua les moindres bruits.
+Ce fut d'abord l'horloge de la salle a manger dont le battement lui
+paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un
+ronflement, un ronflement de vieux, court, penible et dur, celui de son
+pere sans aucun doute; et il fut crispe par celle idee, comme si elle
+venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient
+dans ce meme logis, le pere et le fils, n'etaient rien l'un a l'autre!
+Aucun lien, meme le plus leger, ne les unissait, et ils ne le
+savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se
+rejouissaient et s'attendrissaient ensemble des memes choses, comme si
+le meme sang eut coule dans leurs veines. Et deux personnes nees aux
+deux extremites du monde ne pouvaient pas etre plus etrangeres l'une a
+l'autre que ce pere et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un
+mensonge avait grandi entre eux. C'etait un mensonge qui faisait cet
+amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible a devoiler et
+que personne ne connaitrait jamais que lui, le vrai fils.
+
+Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une
+ressemblance, meme legere, pouvait exister entre son pere et Jean,
+une de ces ressemblances mysterieuses qui vont de l'aieul aux
+arriere-petits-fils, montrant que toute une race descend directement
+du meme baiser. Il aurait fallu si peu de chose, a lui medecin,
+pour reconnaitre cela, la forme de la machoire, la courbure du nez,
+l'ecartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore,
+un geste, une habitude, une maniere d'etre, un gout transmis, un signe
+quelconque bien caracteristique pour un oeil exerce.
+
+Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal
+regarde, mal observe, n'ayant aucune raison pour decouvrir ces
+imperceptibles indications.
+
+Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit a monter l'escalier, a
+pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frere,
+il s'arreta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un desir imperieux venait
+de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement,
+de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisee,
+que les traits detendus se reposent, que toute la grimace de la vie a
+disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si
+quelque ressemblance existait, appreciable, elle ne lui echapperait pas.
+
+Mais si Jean s'eveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite?
+
+Il demeurait debout, les doigts crispes sur la serrure et cherchant une
+raison, un pretexte.
+
+Il se rappela tout a coup que, huit jours plus tot, il avait prete a son
+frere une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait
+lui-meme souffrir, cette nuit-la, et venir reclamer sa drogue. Donc il
+entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur.
+
+Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa
+barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc.
+Il ne s'eveilla point, mais il cessa de ronfler.
+
+Pierre, penche vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce
+jeune homme-la ne ressemblait pas a Roland; et, pour la seconde fois,
+s'eveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de
+Marechal. Il fallait qu'il le trouvat! En le voyant, peut-etre, il ne
+douterait plus.
+
+Son frere remua, gene sans doute par sa presence, ou par la lueur de sa
+bougie penetrant ses paupieres. Alors le docteur recula, sur la pointe
+des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna
+dans sa chambre, mais il ne se coucha pas.
+
+Le jour fut lent a venir. Les heures sonnaient, l'une apres l'autre, a
+la pendule de la salle a manger, dont le timbre avait un son profond et
+grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eut avale une cloche de
+cathedrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les
+murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille
+inerte des dormeurs. Pierre s'etait mis a marcher de long en large, de
+son lit a sa fenetre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleverse
+pour passer ce jour-la dans sa famille. Il voulait encore rester seul,
+au moins jusqu'au lendemain, pour reflechir, se calmer, se fortifier
+pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.
+
+Eh bien! il irait a Trouville, voir grouiller la foule sur la plage.
+Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensee, lui donnerait le
+temps de se preparer a l'horrible chose qu'il avait decouverte.
+
+Des que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard
+s'etait dissipe, il faisait beau, tres beau. Comme le bateau de
+Trouville ne quittait le port qu'a neuf heures, le docteur songea qu'il
+lui faudrait embrasser sa mere avant de partir.
+
+Il attendit le moment ou elle se levait tous les jours, puis il
+descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arreta
+pour respirer. Sa main, posee sur la serrure, etait molle et vibrante,
+presque incapable du leger effort de tourner le bouton pour entrer. Il
+frappa. La voix de sa mere demanda:
+
+--Qui est-ce?
+
+--Moi, Pierre.
+
+--Qu'est-ce que tu veux?
+
+--Te dire bonjour parce que je vais passer la journee a Trouville avec
+des amis.
+
+--C'est que je suis encore au lit.
+
+--Bon, alors ne te derange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir.
+
+Il espera qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues
+le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance.
+
+Mais elle repondit:
+
+--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchee.
+
+Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou
+glissant. Elle cria:
+
+--Entre.
+
+Il entra. Elle etait assise dans son lit tandis qu'a son cote, Roland,
+un foulard sur la tete et tourne vers le mur, s'obstinait a dormir. Rien
+ne l'eveillait tant qu'on ne l'avait pas secoue a lui arracher le bras.
+Les jours de peche, c'etait la bonne, sonnee a l'heure convenue par le
+matelot Papagris, qui venait tirer son maitre de cet invincible repos.
+
+Pierre, en allant vers elle, regardait sa mere; et il lui sembla tout a
+coup qu'il ne l'avait jamais vue.
+
+Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une
+chaise basse.
+
+--C'est hier soir que tu as decide cette partie? dit-elle.
+
+--Oui, hier soir.
+
+--Tu reviens pour diner?
+
+--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point.
+
+Il l'examinait avec une curiosite stupefaite. C'etait sa mere, cette
+femme! Toute cette figure, vue des l'enfance, des que son oeil avait
+pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familiere, lui
+paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient ete
+jusque-la pour lui. Il comprenait a present que, l'aimant, il ne l'avait
+jamais regardee. C'etait bien elle pourtant, et il n'ignorait rien
+des plus petits details de son visage; mais ces petits details il les
+apercevait nettement pour la premiere fois. Son attention anxieuse,
+fouillant cette tete cherie, la lui revelait differente, avec une
+physionomie qu'il n'avait jamais decouverte.
+
+Il se leva pour partir, puis, cedant soudain a l'invincible envie de
+savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille:
+
+--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, a Paris, un
+petit portrait de Marechal dans notre salon.
+
+Elle hesita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle
+hesitait; puis elle dit:
+
+--Mais oui.
+
+--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore
+repondre plus vite:
+
+--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-etre que je
+l'ai dans mon secretaire.
+
+--Tu serais bien aimable de le retrouver.
+
+--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?
+
+--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songe qu'il serait tout naturel de le
+donner a Jean, et que cela ferait plaisir a mon frere.
+
+--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensee. Je vais le chercher des que
+je serai levee.
+
+Et il sortit.
+
+C'etait un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue
+semblaient gais, les commercants allant a leurs affaires, les employes
+allant a leur bureau, les jeunes filles allant a leur magasin.
+Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarte.
+
+Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient deja. Pierre
+s'assit, tout a l'arriere, sur un banc de bois.
+
+Il se demandait:
+
+--A-t-elle ete inquietee par ma question sur le portrait, ou seulement
+surprise? L'a-t-elle egare ou cache? Sait-elle ou il est, ou bien ne
+sait-elle pas? Si elle l'a cache, pourquoi?
+
+Et son esprit, suivant toujours la meme marche, de deduction en
+deduction, conclut ceci:
+
+Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, etait reste dans le salon
+bien en vue, jusqu'au jour ou la femme, ou la mere s'etait apercue, la
+premiere, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait a son fils.
+Sans doute, depuis longtemps, elle epiait cette ressemblance; puis,
+l'ayant decouverte, l'ayant vue naitre et comprenant que chacun
+pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enleve, un
+soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachee, n'osant pas la
+detruire.
+
+Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait
+disparu longtemps, longtemps avant leur depart de Paris! Elle avait
+disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant a pousser,
+l'avait rendu tout a coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans
+le cadre.
+
+Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensee et la dispersa!
+Alors, s'etant leve, il regarda la mer.
+
+Le petit paquebot sortit des jetees, tourna a gauche et soufflant,
+haletant, fremissant, s'en alla vers la cote lointaine qu'on apercevait
+dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd
+bateau de peche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher
+sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras
+de mer separant deux terres voisines.
+
+En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'etait
+le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.
+
+De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs eclatantes.
+Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetee jusqu'aux
+Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de
+toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes
+devant les cabines, par lignes le long du flot ou disperses ca et
+la, ressemblaient vraiment a des bouquets enormes dans une prairie
+demesuree. Et le bruit confus, proche et lointain des voix egrenees dans
+l'air leger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires
+clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, melee a la
+brise insensible et qu'on aspirait avec elle.
+
+Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus separe d'eux,
+plus isole, plus noye dans sa pensee torturante, que si on l'avait jete
+a la mer du pont d'un navire, a cent lieues au large. Il les frolait,
+entendait, sans ecouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder,
+les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.
+
+Mais tout a coup, comme s'il s'eveillait, il les apercut distinctement;
+et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et
+contents.
+
+Il allait maintenant frolant les groupes, tournant autour, saisi par des
+pensees nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le
+sable comme un bouquet, ces etoffes jolies, ces ombrelles voyantes,
+la grace factice des tailles emprisonnees, toutes ces inventions
+ingenieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau
+extravagant, la seduction du geste, de la voix et du sourire, la
+coquetterie enfin etalee sur cette plage lui apparaissaient soudain
+comme une immense floraison de la perversite feminine. Toutes ces femmes
+parees voulaient plaire, seduire, et tenter quelqu'un. Elles s'etaient
+faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepte pour
+l'epoux qu'elles n'avaient plus besoin de conquerir. Elles s'etaient
+faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour
+l'inconnu rencontre, remarque, attendu peut-etre.
+
+Et ces hommes, assis pres d'elles, les yeux dans les yeux, parlant
+la bouche pres de la bouche, les appelaient et les desiraient, les
+chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblat si
+proche et si facile. Cette vaste plage n'etait donc qu'une halle
+d'amour ou les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci
+marchandaient leurs caresses et celles-la se promettaient seulement.
+Toutes ces femmes ne pensaient qu'a la meme chose, offrir et faire
+desirer leur chair deja donnee, deja vendue, deja promise a d'autres
+hommes. Et il songea que sur la terre entiere c'etait toujours la meme
+chose. Sa mere avait fait comme les autres, voila tout! Comme les
+autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles
+qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses
+d'amour, appartenaient en somme a la galanterie elegante et mondaine ou
+meme a la galanterie tarifee, car on ne rencontrait pas sur les plages
+pietinees par la legion des desoeuvrees, le peuple des honnetes femmes
+enfermees dans la maison close.
+
+La mer montait, chassant peu a peu vers la ville les premieres lignes
+des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en
+emportant leurs sieges, devant le flot jaune qui s'en venait frange
+d'une petite dentelle d'ecume. Les cabines roulantes, attelees d'un
+cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui
+borde la plage d'un bout a l'autre, c'etait maintenant une coulee
+continue, epaisse et lente, de foule elegante, formant deux courants
+contraires qui se coudoyaient et se melaient. Pierre, nerveux, exaspere
+par ce frolement, s'enfuit, s'enfonca dans la ville et s'arreta pour
+dejeuner chez un simple marchand de vins, a l'entree des champs.
+
+Quand il eut pris son cafe, il s'etendit sur deux chaises devant la
+porte, et comme il n'avait guere dormi cette nuit-la, il s'assoupit a
+l'ombre d'un tilleul.
+
+Apres quelques heures de repos, s'etant secoue, il s'apercut qu'il
+etait temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en
+route, accable par une courbature subite tombee sur lui pendant son
+assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si
+sa mere avait retrouve le portrait de Marechal. En parlerait-elle la
+premiere, ou faudrait-il qu'il le demandat de nouveau? Certes si elle
+attendait qu'on l'interrogeat encore, elle avait une raison secrete de
+ne point montrer ce portrait.
+
+Mais lorsqu'il fut rentre dans sa chambre, il hesita a descendre pour
+le diner. Il souffrait trop. Son coeur souleve n'avait pas encore eu le
+temps de s'apaiser. Il se decida pourtant, et il parut dans la salle a
+manger comme on se mettait a table.
+
+Un air de joie animait les visages.
+
+--Eh bien! dit Roland, ca avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien
+voir avant que tout soit installe.
+
+Sa femme repondit:
+
+--Mais oui, ca va. Seulement il faut longtemps reflechir pour ne pas
+commettre d'impair. La question du mobilier nous preoccupe beaucoup.
+
+Elle avait passe la journee a visiter avec Jean des boutiques de
+tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des etoffes
+riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire,
+desirait quelque chose de simple et de distingue. Alors, devant tous
+les echantillons proposes ils avaient repete, l'un et l'autre, leurs
+arguments. Elle pretendait que le client, le plaideur a besoin d'etre
+impressionne, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente,
+l'emotion de la richesse.
+
+Jean au contraire, desirant n'attirer que la clientele elegante et
+opulente, voulait conquerir l'esprit des gens fins par son gout modeste
+et sur.
+
+Et la discussion, qui avait dure toute la journee, reprit des le potage.
+
+Roland n'avait pas d'opinion. Il repetait:
+
+--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera
+fini.
+
+Mme Roland fit appel au jugement de son fils aine:
+
+--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?
+
+Il avait les nerfs tellement surexcites qu'il eut envie de repondre par
+un juron. Il dit cependant sur un ton sec, ou vibrait son irritation:
+
+--Oh! moi, je suis tout a fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la
+simplicite, qui est, quand il s'agit de gout, comparable a la droiture
+quand il s'agit de caractere.
+
+Sa mere reprit:
+
+--Songe que nous habitons une ville de commercants, ou le bon gout ne
+court pas les rues.
+
+Pierre repondit:
+
+--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes
+compatriotes sont betes ou malhonnetes, ai-je besoin de suivre leur
+exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses
+voisines ont des amants.
+
+Jean se mit a rire:
+
+--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes
+d'un moraliste.
+
+Pierre ne repliqua point. Sa mere et son frere recommencerent a parler
+d'etoffes et de fauteuils.
+
+Il les regardait comme il avait regarde sa mere, le matin, avant de
+partir pour Trouville; il les regardait en etranger qui observe, et il
+se croyait en effet entre tout a coup dans une famille inconnue.
+
+Son pere, surtout, etonnait son oeil et sa pensee. Ce gros homme
+flasque, content et niais, c'etait son pere, a lui! Non, non, Jean ne
+lui ressemblait en rien.
+
+Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main
+d'un mort, avait arrache et casse, un a un, tous les liens qui tenaient
+l'un a l'autre ces quatre etres. C'etait fini, c'etait brise. Plus de
+mere, car il ne pourrait plus la cherir, ne la pouvant venerer avec ce
+respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus
+de frere, puisque ce frere etait l'enfant d'un etranger; il ne lui
+restait qu'un pere, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgre lui.
+
+Et tout a coup:
+
+--Dis donc, maman, as-tu retrouve ce portrait?
+
+Elle ouvrit des yeux surpris:
+
+--Quel portrait?
+
+--Le portrait de Marechal.
+
+--Non ... c'est-a-dire oui ... je ne l'ai pas retrouve, mais je crois
+savoir ou il est.
+
+--Quoi donc? demanda Roland.
+
+Pierre lui dit:
+
+--Un petit portrait de Marechal qui etait autrefois dans notre salon a
+Paris. J'ai pense que Jean serait content de le posseder.
+
+Roland s'ecria:
+
+--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai meme
+vu encore a la fin de l'autre semaine. Ta mere l'avait tire de son
+secretaire en rangeant ses papiers. C'etait jeudi ou vendredi. Tu te
+rappelles bien, Louise? J'etais en train de me raser quand tu l'as pris
+dans un tiroir et pose sur une chaise a cote de toi, avec un tas de
+lettres dont tu as brule la moitie. Hein? est-ce drole que tu aies
+touche a ce portrait deux ou trois jours a peine avant l'heritage de
+Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un!
+
+Mme Roland repondit avec tranquillite:
+
+--Oui, oui, je sais ou il est; j'irai le chercher tout a l'heure.
+
+Donc elle avait menti! Elle avait menti en repondant, ce matin-la meme,
+a son fils qui lui demandait ce qu'etait devenue cette miniature: "Je ne
+sais pas trop ... peut-etre que je l'ai dans mon secretaire."
+
+Elle l'avait vue, touchee, maniee, contemplee quelques jours auparavant,
+puis elle l'avait recachee dans le tiroir secret, avec des lettres, ses
+lettres a lui.
+
+Pierre regardait sa mere, qui avait menti! Il la regardait avec une
+colere exasperee de fils trompe, vole dans son affection sacree, et avec
+une jalousie d'homme longtemps aveugle qui decouvre enfin une trahison
+honteuse. S'il avait ete le mari de cette femme, lui, son enfant, il
+l'aurait saisie par les poignets, par les epaules ou par les cheveux, et
+jetee a terre, frappee, meurtrie, ecrasee! Et il ne pouvait rien dire,
+rien faire, rien montrer, rien reveler. Il etait son fils, il n'avait
+rien a venger, lui, on ne l'avait pas trompe.
+
+Mais oui, elle l'avait trompe dans sa tendresse, trompe dans son pieux
+respect. Elle se devait a lui irreprochable, comme se doivent toutes
+les meres a leurs enfants. Si la fureur dont il etait souleve arrivait
+presque a de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui
+qu'envers son pere lui-meme.
+
+L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire ou celui qui
+faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue
+mere, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle
+succombe alors, elle est lache, indigne et infame!
+
+--C'est egal, dit tout a coup Roland en allongeant ses jambes sous la
+table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ca
+n'est pas mauvais de vivre a rien faire quand on a une petite aisance.
+J'espere que Jean nous offrira des diners extra, maintenant. Ma foi,
+tant pis si j'attrape quelquefois mal a l'estomac.
+
+Puis se tournant vers sa femme:
+
+--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger.
+Ca me fera plaisir aussi de le revoir.
+
+Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, apres une absence qui
+parut longue a Pierre, bien qu'elle n'eut pas dure trois minutes, Mme
+Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre dore de forme
+ancienne.
+
+--Voila, dit-elle, je l'ai retrouve presque tout de suite.
+
+Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il recut le portrait, et,
+d'un peu loin, a bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mere
+le regardait, il leva lentement les yeux sur son frere, pour comparer.
+Il faillit dire, emporte par sa violence: "Tiens, cela ressemble a
+Jean." S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta
+sa pensee par la facon dont il comparait la figure vivante a la figure
+peinte.
+
+Elles avaient, certes, des signes communs: la meme barbe et le meme
+front, mais rien d'assez precis pour permettre de declarer: "Voila le
+pere, et voila le fils." C'etait plutot un air de famille, une parente
+de physionomies qu'anime le meme sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus
+decisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mere s'etait
+levee, avait tourne le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur,
+le sucre et le cassis dans un placard.
+
+Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupconnait!
+
+--Passe-moi donc ca, disait Roland.
+
+Pierre tendit la miniature et son pere attira la bougie pour bien voir;
+puis il murmura d'une voix attendrie:
+
+--Pauvre garcon! dire qu'il etait comme ca quand nous l'avons connu.
+Cristi! comme ca va vite! Il etait joli homme, tout de meme, a cette
+epoque, et si plaisant de maniere, n'est-ce pas, Louise?
+
+Comme sa femme ne repondait pas, il reprit:
+
+--Et quel caractere egal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur.
+Voila, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laisse a
+Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-la s'est montre bon ami et fidele
+jusqu'au bout. Meme en mourant il ne nous a pas oublies.
+
+Jean, a son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le
+contempla quelques instants, puis, avec regret:
+
+--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses
+cheveux blancs.
+
+Et il rendit la miniature a sa mere. Elle y jeta un regard rapide, vite
+detourne, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle:
+
+--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son heritier.
+Nous le porterons dans ton nouvel appartement.
+
+Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminee,
+pres de la pendule, ou elle etait autrefois.
+
+Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumerent des cigarettes. Ils
+les fumaient ordinairement l'un en marchant a travers la piece, l'autre
+assis, enfonce dans un fauteuil, et les jambes croisees. Le pere se
+mettait toujours a cheval sur une chaise et crachait de loin dans la
+cheminee.
+
+Mme Roland, sur un siege bas, pres d'une petite table qui portait la
+lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge.
+
+Elle commencait, ce soir-la, une tapisserie destinee a la chambre de
+Jean. C'etait un travail difficile et complique dont le debut exigeait
+toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait
+les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait
+du mort appuye contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'etroit
+salon en quatre ou cinq enjambees, les mains derriere le dos et la
+cigarette aux levres, rencontrait chaque fois le regard de sa mere.
+
+On eut dit qu'ils s'epiaient, qu'une lutte venait de se declarer entre
+eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur
+de Pierre. Il se disait, torture et satisfait pourtant: "Doit-elle
+souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinee!" Et a chaque
+retour vers le foyer, il s'arretait quelques secondes a contempler le
+visage blond de Marechal, pour bien montrer qu'une idee fixe le hantait.
+Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une
+personne vivante, mechante, redoutable, entree soudain dans cette maison
+et dans cette famille.
+
+Tout a coup la sonnette de la rue tinta.
+
+Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui revela le trouble de
+ses nerfs au docteur.
+
+Puis elle dit: "Ca doit etre Mme Rosemilly." Et son oeil anxieux encore
+une fois se leva vers la cheminee.
+
+Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard
+des femmes est percant, leur esprit agile, et leur pensee soupconneuse.
+Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du
+premier coup, peut-etre, elle decouvrirait la ressemblance entre cette
+figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut
+peur, une peur brusque et horrible que cette honte fut devoilee, et se
+retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la
+glissa sous la pendule sans que son pere et son frere l'eussent vu.
+
+Rencontrant de nouveau les yeux de sa mere ils lui parurent changes,
+troubles et hagards.
+
+--Bonjour, disait Mme Rosemilly, je viens boire avec vous une tasse de
+the.
+
+Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa sante,
+Pierre disparut par la porte restee ouverte.
+
+Quand on s'apercut de son depart, on s'etonna. Jean mecontent, a cause
+de la jeune veuve qu'il craignait blessee, murmurait:
+
+--Quel ours!
+
+Mme Roland repondit:
+
+--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et
+fatigue d'ailleurs de sa promenade a Trouville.
+
+--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller
+comme un sauvage.
+
+Mme Rosemilly voulut arranger les choses en affirmant:
+
+--Mais non, mais non, il est parti a l'anglaise; on se sauve toujours
+ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure.
+
+--Oh! repondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas
+sa famille a l'anglaise, et mon frere ne fait que cela, depuis quelque
+temps.
+
+
+
+VI
+
+
+Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le pere
+pechait, Jean s'installait aide de sa mere, Pierre, tres sombre, ne
+paraissait plus qu'aux heures des repas.
+
+Son pere lui ayant demande un soir:
+
+--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ca n'est pas
+d'aujourd'hui que je le remarque!
+
+Le docteur repondit:
+
+--C'est que je sens terriblement le poids de la vie.
+
+Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air desole:
+
+--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet
+heritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous etait
+arrive un accident, comme si nous pleurions quelqu'un!
+
+--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.
+
+--Toi? Qui donc?
+
+--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop.
+
+Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne legere
+courtisee par son fils, et il demanda:
+
+--Une femme, sans doute?
+
+--Oui, une femme.
+
+--Morte?
+
+--Non, c'est pis, perdue.
+
+--Ah!
+
+Bien qu'il s'etonnat de cette confidence imprevue, faite devant sa
+femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il
+estimait que ces choses-la ne regardent pas les tiers.
+
+Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, etant
+tres pale. Plusieurs fois deja son mari, surpris de la voir s'asseoir
+comme si elle tombait sur son siege, de l'entendre souffler comme si
+elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit:
+
+--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute
+a installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas presse, le
+gaillard, puisqu'il est riche.
+
+Elle remuait la tete sans repondre.
+
+Sa paleur, ce jour-la, devint si grande que Roland, de nouveau, la
+remarqua.
+
+--Allons, dit-il, ca ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te
+soigner.
+
+Puis se tournant vers son fils:
+
+--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mere. L'as-tu
+examinee, au moins?
+
+Pierre repondit:
+
+--Non, je ne m'etais pas apercu qu'elle eut quelque chose.
+
+Alors Roland se facha:
+
+--Mais ca creve les yeux, nom d'un chien! A quoi ca te sert-il d'etre
+docteur alors, si tu ne t'apercois meme pas que ta mere est indisposee?
+
+Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce
+medecin-la ne s'en douterait pas!
+
+Mme Roland s'etait mise a haleter, si bleme que son mari s'ecria:
+
+--Mais elle va se trouver mal.
+
+--Non ... non ... ce n'est rien ... ca va passer ... ce n'est rien.
+
+Pierre s'etait approche, et la regardant fixement:
+
+--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.
+
+Elle repetait, d'une voix basse, precipitee:
+
+--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.
+
+Roland etait parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la
+bouteille a son fils:
+
+--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tate son coeur, au moins?
+
+Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main
+d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine.
+
+--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es
+malade.
+
+Alors elle souleva et lui tendit son bras.
+
+Elle avait la peau brulante, les battements du sang tumultueux et
+saccades. Il murmura:
+
+--En effet, c'est assez serieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais
+te faire une ordonnance.
+
+Et comme il ecrivait, courbe sur son papier, un bruit leger de soupirs
+presses, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se
+retourner soudain.
+
+Elle pleurait, les deux mains sur la face.
+
+Roland, eperdu, demandait:
+
+--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc?
+
+Elle ne repondait pas et semblait dechiree par un chagrin horrible et
+profond.
+
+Son mari voulut prendre ses mains et les oter de son visage. Elle
+resista, repetant:
+
+--Non, non, non.
+
+Il se tourna vers son fils.
+
+--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi.
+
+--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs.
+
+Et il lui semblait que son coeur a lui se soulageait a la voir ainsi
+torturee, que cette douleur allegeait son ressentiment, diminuait la
+dette d'opprobre de sa mere. Il la contemplait comme un juge satisfait
+de sa besogne.
+
+Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un elan si brusque
+qu'on ne put ni le prevoir ni l'arreter; et elle courut s'enfermer dans
+sa chambre.
+
+Roland et le docteur demeurerent face a face.
+
+--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un.
+
+--Oui, repondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux
+qui se declare souvent a l'age de maman. Il est probable qu'elle aura
+encore beaucoup de crises comme celle-la.
+
+Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre
+semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son
+mal etrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de
+repos, et, avec des ruses de tortionnaire, reveillait par un seul mot la
+douleur un instant calmee.
+
+Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne
+plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait
+bien avive la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et
+de mere, quand il sentait combien elle etait miserable et desesperee, il
+s'en allait seul, par la ville, si tenaille par les remords, si meurtri
+par la pitie, si desole de l'avoir ainsi broyee sous son mepris de fils,
+qu'il avait envie de se jeter a la mer, de se noyer pour en finir.
+
+Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait
+point, etant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la
+faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours
+lui-meme. Il rentrait aux heures des repas, plein de resolutions
+attendries, puis des qu'il l'apercevait, des qu'il voyait son oeil,
+autrefois si droit et si franc, et fuyant a present, craintif, eperdu,
+il frappait malgre lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui
+montait aux levres.
+
+L'infame secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'etait
+un venin qu'il portait a present dans les veines et qui lui donnait des
+envies de mordre a la facon d'un chien enrage.
+
+Rien ne le genait plus pour la dechirer sans cesse, car Jean habitait
+maintenant presque tout a fait son nouvel appartement, et il revenait
+seulement pour diner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille.
+
+Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frere,
+qu'il attribuait a la jalousie. Il se promettait bien de le remettre a
+sa place, et de lui donner une lecon un jour ou l'autre, car la vie de
+famille devenait fort penible a la suite de ces scenes continuelles.
+Mais comme il vivait a part maintenant, il souffrait moins de ces
+brutalites; et son amour de la tranquillite le poussait a la patience.
+La fortune, d'ailleurs, l'avait grise, et sa pensee ne s'arretait plus
+guere qu'aux choses ayant pour lui un interet direct. Il arrivait,
+l'esprit plein de petits soucis nouveaux, preoccupe de la coupe d'une
+jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable
+pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les
+details de sa maison, de planches posees dans le placard de sa chambre
+pour serrer le linge, de portemanteaux installes dans le vestibule,
+de sonneries electriques disposees pour prevenir toute penetration
+clandestine dans le logis.
+
+Il avait ete decide qu'a l'occasion de son installation, on ferait une
+partie de campagne a Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le the,
+chez lui, apres diner. Roland voulait aller par mer, mais la distance
+et l'incertitude ou l'on etait d'arriver par cette voie, si le vent
+contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loue
+pour cette excursion.
+
+On partit vers dix heures afin d'arriver pour le dejeuner. La
+grand'route poudreuse se deployait a travers la campagne normande que
+les ondulations des plaines et les fermes entourees d'arbres font
+ressembler a un parc sans fin. Dans la voiture emportee au trot lent
+de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosemilly et le capitaine
+Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient
+les yeux dans un nuage de poussiere.
+
+C'etait l'epoque des recoltes mures. A cote des trefles d'un vert
+sombre, et des betteraves d'un vert cru, les bles jaunes eclairaient la
+campagne d'une lueur doree et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumiere
+du soleil tombee sur eux. On commencait a moissonner par places, et dans
+les champs attaques par les faux on voyait les hommes se balancer en
+promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile.
+
+Apres deux heures de marche, le break prit un chemin a gauche, passa
+pres d'un moulin a vent qui tournait, melancolique epave grise, a moitie
+pourrie et condamnee, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra
+dans une jolie cour et s'arreta devant une maison coquette, auberge
+celebre dans le pays.
+
+La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante,
+sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hesitaient devant le
+marchepied trop haut.
+
+Sous une tente, au bord de l'herbage ombrage de pommiers, des etrangers
+dejeunaient deja, des Parisiens venus d'Etretat; et on entendait dans
+l'interieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle.
+
+On dut manger dans une chambre, toutes les salles etant pleines. Soudain
+Roland apercut contre la muraille des filets a salicoques.
+
+--Ah! ah! cria-t-il, on peche du bouquet ici?
+
+--Oui, repondit Beausire, c'est meme l'endroit ou on en prend le plus de
+toute la cote.
+
+--Bigre! si nous y allions apres dejeuner?
+
+Il se trouvait justement que la maree etait basse a trois heures; et
+on decida que tout le monde passerait l'apres-midi dans les rochers, a
+chercher des salicoques.
+
+On mangea peu, pour eviter l'afflux de sang a la tete quand on aurait
+les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se reserver pour le diner,
+qui fut commande magnifique et qui devait etre pret des six heures,
+quand on rentrerait.
+
+Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins
+speciaux employes pour cette peche, et qui ressemblent beaucoup a ceux
+dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies.
+
+On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachees sur un
+cercle de bois, au bout d'un long baton. Alphonsine, souriant toujours,
+les lui preta. Puis elle aida les deux femmes a faire une toilette
+improvisee pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes,
+de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes oterent leurs
+chaussettes et acheterent chez le cordonnier du lieu des savates et des
+sabots.
+
+Puis on se mit en route, le lanet sur l'epaule et la hotte sur le dos.
+Mme Rosemilly, dans ce costume, etait tout a fait gentille, d'une
+gentillesse imprevue, paysanne et hardie.
+
+La jupe pretee par Alphonsine, coquettement relevee et fermee par un
+point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les
+roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de
+petite femme souple et forte. La taille etait libre pour laisser aux
+mouvements leur aisance; et elle avait trouve, pour se couvrir la tete,
+un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords demesures,
+a qui une branche de tamaris, tenant un cote retrousse, donnait un air
+mousquetaire et crane.
+
+Jean, depuis son heritage, se demandait tous les jours s'il l'epouserait
+ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait decide a en faire
+sa femme, puis, des qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant
+on a le temps de reflechir. Elle etait moins riche que lui maintenant,
+car elle ne possedait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en
+biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et
+cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune etait
+donc a peu pres equivalente, et la jeune veuve assurement lui plaisait
+beaucoup.
+
+En la regardant marcher devant lui ce jour-la, il pensait: "Allons, il
+faut que je me decide. Certes, je ne trouverai pas mieux."
+
+Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers
+la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de
+quatre-vingts metres. Dans l'encadrement des cotes vertes, s'abaissant a
+droite et a gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le
+soleil, apparaissait au loin, et une voile, a peine visible, avait l'air
+d'un insecte la-bas. Le ciel plein de lumiere se melait tellement
+a l'eau qu'on ne distinguait point du tout ou finissait l'un et ou
+commencait l'autre; et les deux femmes, qui precedaient les trois
+hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrees dans
+leurs corsages.
+
+Jean, l'oeil allume, regardait fuir devant lui la cheville mince, la
+jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme
+Rosemilly. Et cette fuite activait son desir, le poussait aux
+resolutions decisives que prennent brusquement les hesitants et les
+timides. L'air tiede, ou se melait a l'odeur des cotes, des ajoncs,
+des trefles et des herbes, la senteur marine des roches decouvertes,
+l'animait encore en le grisant doucement, et il se decidait un peu plus
+a chaque pas, a chaque seconde, a chaque regard jete sur la silhouette
+alerte de la jeune femme; il se decidait a ne plus hesiter, a lui dire
+qu'il l'aimait et qu'il desirait l'epouser. La peche lui servirait,
+facilitant leur tete-a-tete; et ce serait en outre un joli cadre,
+un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau
+limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des
+crevettes.
+
+Quand ils arriverent au bout du vallon, au bord de l'abime, ils
+apercurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et
+sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, a mi-cote a peu pres,
+un surprenant chaos de rochers enormes, ecroules, renverses, entasses
+les uns sur les autres dans une espece de plaine herbeuse et mouvementee
+qui courait a perte de vue vers le sud, formee par les eboulements
+anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouee,
+eut-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombes semblaient les
+ruines d'une grande cite disparue qui regardait autrefois l'Ocean,
+dominee elle-meme par la muraille blanche et sans fin de la falaise.
+
+--Ca, c'est beau, dit en s'arretant Mme Rosemilly.
+
+Jean l'avait rejointe, et, le coeur emu, lui offrait la main pour
+descendre l'etroit escalier taille dans la roche.
+
+Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses
+courtes jambes, tendait son bras replie a Mme Roland etourdie par le
+vide.
+
+Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut trainer son
+pere, tellement trouble par le vertige, qu'il se laissait glisser, de
+marche en marche, sur son derriere.
+
+Les jeunes gens, qui devalaient en tete, allaient vite, et soudain ils
+apercurent a cote d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu
+de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la
+falaise. Il se repandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette
+qu'il s'etait creuse lui-meme, puis tombant en cascade haute de deux
+pieds a peine, il s'enfuyait a travers le sentier, ou avait pousse un
+tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, a
+travers la plaine soulevee ou s'entassaient les eboulements.--Oh! que
+j'ai soif, s'ecria Mme Rosemilly. Mais comment boire? Elle essayait de
+recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait a travers les
+doigts. Jean eut une idee, mit une pierre dans le chemin; et elle
+s'agenouilla dessus afin de puiser a la source meme avec ses levres qui
+se trouvaient ainsi a la meme hauteur.
+
+Quand elle releva sa tete, couverte de gouttelettes brillantes semees
+par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage,
+Jean penche vers elle murmura:--Comme vous etes jolie! Elle repondit,
+sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant:
+
+--Voulez-vous bien vous taire? C'etaient les premieres paroles un peu
+galantes qu'ils echangeaient.
+
+--Allons, dit Jean fort trouble, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne.
+
+Il apercevait, en effet, tout pres d'eux maintenant, le dos du capitaine
+Beausire qui descendait a reculons afin de soutenir par les deux mains
+Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours
+glisser, cale sur son fond de culotte en se trainant sur les pieds et
+sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le precedait
+en surveillant ses mouvements.
+
+Le sentier moins escarpe devenait une sorte de chemin en pente
+contournant les blocs enormes tombes autrefois de la montagne. Mme
+Rosemilly et Jean se mirent a courir et furent bientot sur le galet. Ils
+le traverserent pour gagner les roches. Elles s'etendaient en une
+longue et plate surface couverte d'herbes marines et ou brillaient
+d'innombrables flaques d'eau. La mer basse etait la-bas, tres loin,
+derriere cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir.
+
+Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches
+jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: "En
+avant!" et sauta avec resolution dans la premiere mare rencontree.
+
+Plus prudente, bien que decidee aussi a entrer dans l'eau tout a
+l'heure, la jeune femme tournait autour de l'etroit, bassin, a pas
+craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.
+
+--Voyez-vous quelque chose? disait-elle.
+
+--Oui, je vois votre visage qui se reflete dans l'eau.
+
+--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse peche.
+
+Il murmura d'une voix tendre:
+
+--Oh! de toutes les peches c'est encore celle que je prefererais faire.
+
+Elle riait:
+
+--Essayez donc, vous allez voir comme il passera a travers votre filet.
+
+--Pourtant ... si vous vouliez?
+
+--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour
+le moment.
+
+--Vous etes mechante. Allons plus loin, il n'y a rien ici.
+
+Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle
+s'appuyait un peu craintive, et lui, tout a coup, se sentait envahi par
+l'amour, souleve de desirs, affame d'elle, comme si le mal qui germait
+en lui avait attendu ce jour-la pour eclore.
+
+Ils arriverent bientot aupres d'une crevasse plus profonde, ou
+flottaient sous l'eau fremissante et coulant vers la mer lointaine par
+une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorees,
+des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager.
+
+Mme Rosemilly s'ecria:
+
+--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une tres grosse la-bas!
+
+Il l'apercut a son tour, et descendit dans le trou resolument, bien
+qu'il se mouillat jusqu'a la ceinture.
+
+Mais la bete remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le
+filet. Jean la poussait vers les varechs, sur de l'y prendre. Quand elle
+se sentit bloquee, elle glissa d'un brusque elan par-dessus le lanet,
+traversa la mare et disparut.
+
+La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put
+retenir ce cri:--Oh! maladroit.
+
+Il fut vexe, et d'un mouvement irreflechi traina son filet dans un fond
+plein d'herbes. En le ramenant a la surface de l'eau, il vit dedans
+trois grosses salicoques transparentes, cueillies a l'aveuglette dans
+leur cachette invisible.
+
+Il les presenta, triomphant, a Mme Rosemilly qui n'osait point les
+prendre, par peur de la pointe aigue et dentelee dont leur tete fine est
+armee.
+
+Elle s'y decida pourtant, et pincant entre deux doigts le bout effile de
+leur barbe, elle les mit, l'une apres l'autre, dans sa hotte, avec un
+peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouve une
+flaque d'eau moins creuse, elle y entra, a pas hesitants, un peu
+suffoquee par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit a
+pecher elle-meme. Elle etait adroite et rusee, ayant la main souple et
+le flair de chasseur qu'il fallait. Presque a chaque coup, elle ramenait
+des betes trompees et surprises par la lenteur ingenieuse de sa
+poursuite.
+
+Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas a pas, la
+frolait, se penchait sur elle, simulait un grand desespoir de sa
+maladresse, voulait apprendre.
+
+--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!
+
+Puis, comme leurs deux visages se refletaient, l'un contre l'autre, dans
+l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace
+limpide, Jean souriait a cette tete voisine qui le regardait d'en bas,
+et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber
+dessus.
+
+--Ah! que vous etes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne
+faut jamais faire deux choses a la fois.
+
+Il repondit:
+
+--Je n'en fais qu'une. Je vous aime.
+
+Elle se redressa, et d'un ton serieux:
+
+--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu
+la tete?
+
+--Non, je n'ai pas perdu la tete. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le
+dire.
+
+Ils etaient debout maintenant dans la mare salee qui les mouillait
+jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyees sur leurs filets,
+ils se regardaient au fond des yeux.
+
+Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarie:
+
+--Que vous etes malavise de me parler de ca en ce moment. Ne
+pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gater ma peche?
+
+Il murmura:
+
+--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis
+longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grise a me faire perdre la raison.
+
+Alors, tout a coup, elle sembla en prendre son parti, se resigner a
+parler d'affaires et a renoncer aux plaisirs.
+
+--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer
+tranquillement.
+
+Ils grimperent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installes
+cote a cote, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:
+
+--Mon cher ami, vous n'etes plus un enfant et je ne suis pas une jeune
+fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous
+pouvons peser toutes les consequences de nos actes. Si vous vous decidez
+aujourd'hui a me declarer votre amour, je suppose naturellement que vous
+desirez m'epouser.
+
+Il ne s'attendait guere a cet expose net de la situation, et il repondit
+niaisement:
+
+--Mais oui.
+
+--En avez-vous parle a votre pere et a votre mere?
+
+--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.
+
+Elle lui tendit sa main encore mouillee, et comme il y mettait la sienne
+avec elan:
+
+--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais
+n'oubliez point, que je ne voudrais pas deplaire a vos parents.
+
+--Oh! pensez-vous que ma mere n'a rien prevu et qu'elle vous aimerait
+comme elle vous aime si elle ne desirait pas un mariage entre nous?
+
+--C'est vrai, je suis un peu troublee.
+
+Ils se turent. Et il s'etonnait, lui, au contraire, qu'elle fut si peu
+troublee, si raisonnable. Il s'attendait a des gentillesses galantes, a
+des refus qui disent oui, a toute une coquette comedie d'amour melee a
+la peche, dans le clapotement de l'eau! Et c'etait fini, il se sentait
+lie, marie, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien a se dire
+puisqu'ils etaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu
+embarrasses tous deux de ce qui s'etait passe, si vite, entre eux, un
+peu confus meme, n'osant plus parler, n'osant plus pecher, ne sachant
+que faire.
+
+La voix de Roland les sauva:
+
+--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce
+gaillard-la.
+
+Le capitaine, en effet, faisait une peche merveilleuse. Mouille
+jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup
+d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sur
+de son lanet, toutes les cavites cachees sous les varechs.
+
+Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, fretillaient au
+fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans
+sa hotte.
+
+Mme Rosemilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son
+mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, reveur, pour se
+donner tout entiere a cette joie enfantine de ramasser des betes sous
+les herbes flottantes.
+
+Roland s'ecria tout a coup:
+
+--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.
+
+Elle etait restee d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils
+n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser a courir dans les roches
+et a barboter dans les flaques; et pourtant ils hesitaient a demeurer
+ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de
+lui-meme, peur de sa cruaute qu'il ne maitrisait point.
+
+Ils s'assirent donc, l'un pres de l'autre, sur le galet.
+
+Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmee par l'air marin, devant
+le vaste et doux horizon d'eau bleue moiree d'argent, pensaient en meme
+temps: "Comme il aurait fait bon ici, autrefois."
+
+Elle n'osait point parler a Pierre, sachant bien qu'il repondrait une
+durete; et il n'osait pas parler a sa mere sachant aussi que, malgre
+lui, il le ferait avec violence.
+
+Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les
+battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou
+quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre,
+d'un geste lent et machinal. Puis son regard indecis, qui errait devant
+elle, apercut, au milieu des varechs, son fils Jean qui pechait avec Mme
+Rosemilly. Alors elle les suivit, epiant leurs mouvements, comprenant
+confusement, avec son instinct de mere, qu'ils ne causaient point
+comme tous les jours. Elle les vit se pencher cote a cote quand ils
+se regardaient dans l'eau, demeurer debout face a face quand ils
+interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher
+pour s'engager l'un envers l'autre.
+
+Leurs silhouettes se detachaient bien nettes, semblaient seules au
+milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de
+falaises, quelque chose de grand et de symbolique.
+
+Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses
+levres.
+
+Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:
+
+--Qu'est-ce que tu as donc?
+
+Il ricanait toujours:
+
+--Je m'instruis. J'apprends comment on se prepare a etre cocu.
+
+Elle eut un sursaut de colere, de revolte, choquee du mot, exasperee de
+ce qu'elle croyait comprendre.
+
+--Pour qui dis-tu ca?
+
+--Pour Jean, parbleu! C'est tres comique de les voir ainsi!
+
+Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'emotion:
+
+--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture meme. Ton
+frere ne pourrait trouver mieux.
+
+Il se mit a rire tout a fait, d'un rive voulu et saccade:
+
+--Ah! ah! ah! La droiture meme! Toutes les femmes sont la droiture meme
+... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!
+
+Sans repondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et,
+au risque de glisser, de tomber dans les trous caches sous les herbes,
+de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque,
+marchant a travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers
+son autre fils.
+
+En la voyant approcher, Jean lui cria:
+
+--Eh bien? maman, tu te decides?
+
+Sans repondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: "Sauve-moi,
+defends-moi."
+
+Il vit son trouble et, tres surpris:
+
+--Comme tu es pale! Qu'est-ce que tu as?
+
+Elle balbutia:
+
+--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches.
+
+Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la peche pour qu'elle y
+prit interet. Mais comme elle ne l'ecoutait guere, et comme il eprouvait
+un besoin violent de se confier a quelqu'un, il l'entraina plus loin et,
+a voix basse:
+
+--Devine ce que j'ai fait?
+
+--Mais ... mais ... je ne sais pas.
+
+--Devine.
+
+--Je ne ... je ne sais pas
+
+--Eh bien, j'ai dit a Mme Rosemilly que je desirais l'epouser.
+
+Elle ne repondit rien, ayant la tete bourdonnante, l'esprit en detresse
+au point de ne plus comprendre qu'a peine. Elle repeta:
+
+--L'epouser
+
+--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas?
+
+--Oui ... charmante ... tu as bien fait.
+
+--Alors tu m'approuves?
+
+--Oui ... je t'approuve.
+
+--Comme tu dis ca drolement. On croirait que ... que ... tu n'es pas
+contente.
+
+--Mais oui ... je suis ... contente.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+Et pour le lui prouver, elle le saisit a pleins bras et l'embrassa a
+plein visage, par grands baisers de mere.
+
+Puis, quand elle se fut essuye les yeux, ou des larmes etaient venues,
+elle apercut la-bas sur la plage un corps etendu sur le ventre, comme un
+cadavre, la figure dans le galet: c'etait l'autre, Pierre, qui songeait,
+desespere.
+
+Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout pres du flot, et
+ils parlerent longtemps de ce mariage ou se rattachait son coeur.
+
+La mer montant les chassa vers les pecheurs qu'ils rejoignirent, puis
+tout le monde regagna la cote. On reveilla Pierre qui feignait de
+dormir; et le diner fut tres long, arrose de beaucoup de vins.
+
+
+
+VII
+
+
+Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillerent.
+Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une epaule
+voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors,
+cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: "Bien beau
+temps," et retombaient, presque aussitot, de l'autre cote.
+
+Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement etait si profond
+qu'ils eurent beaucoup de peine a le secouer, et Beausire refusa meme de
+monter chez Jean ou le the les attendait. On dut le deposer devant sa
+porte.
+
+Le jeune avocat, pour la premiere fois, allait coucher dans son logis
+nouveau; et une grande joie, un peu puerile, l'avait saisi tout a coup
+de montrer, justement ce soir-la, a sa fiancee l'appartement qu'elle
+habiterait bientot.
+
+La bonne etait partie, Mme Roland ayant declare qu'elle ferait chauffer
+l'eau et servirait elle-meme, car elle n'aimait pas laisser veiller les
+domestiques, par crainte du feu.
+
+Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'etait encore entre,
+afin que la surprise fut complete quand on verrait combien c'etait joli.
+
+Dans le vestibule Jean pria qu'on attendit. Il voulait allumer les
+bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurite Mme Rosemilly, son
+pere et son frere, puis il cria: "Arrivez!" en ouvrant toute grande la
+porte a deux battants.
+
+La galerie vitree, eclairee par un lustre et des verres de couleur
+caches dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait
+d'abord pareille a un decor de theatre. Il y eut une seconde
+d'etonnement. Roland, emerveille de ce luxe, murmura: "Nom d'un chien,"
+saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apotheoses.
+
+Puis on penetra dans le premier salon, petit, tendu avec une etoffe
+vieil or, pareille a celle des sieges. Le grand salon de consultation
+tres simple, d'un rouge saumon pale, avait grand air.
+
+Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau charge de livres, et
+d'une voix grave, un peu forcee:
+
+--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec
+l'assentiment que je vous avais annonce, l'absolue certitude qu'avant
+trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une
+heureuse solution.
+
+Il regardait Mme Rosemilly qui se mit a sourire en regardant Mme Roland;
+et Mme Roland, lui prenant la main, la serra.
+
+Jean, radieux, fit une gambade de collegien et s'ecria:
+
+--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce
+salon.
+
+Il se mit a declamer:
+
+--Si l'humanite seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle
+que nous eprouvons pour toute souffrance devait etre le mobile de
+l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel a votre
+pitie, messieurs les jures, a votre coeur de pere et d'homme; mais nous
+avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous
+allons soulever devant vous ...
+
+Pierre regardait ce logis qui aurait pu etre le sien, et il s'irritait
+des gamineries de son frere, le jugeant, decidement, trop niais et
+pauvre d'esprit.
+
+Mme Roland ouvrit une porte a droite.
+
+--Voici la chambre a coucher, dit-elle.
+
+Elle avait mis a la parer tout son amour de mere. La tenture etait en
+cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis
+XV--une bergere dans un medaillon que fermaient les becs unis de deux
+colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air
+galant et champetre tout a fait gentil.
+
+--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosemilly, devenue un peu serieuse, en
+entrant dans cette piece.
+
+--Cela vous plait? demanda Jean.
+
+--Enormement.
+
+--Si vous saviez comme ca me fait plaisir.
+
+Ils se regarderent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au
+fond des yeux.
+
+Elle etait genee un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre a
+coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarque, en entrant,
+que la couche etait tres large, une vraie couche de menage, choisie par
+Mme Roland qui avait prevu sans doute et desire le prochain mariage de
+son fils; et cette precaution de mere lui faisait plaisir cependant,
+semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille.
+
+Puis quand on fut rentre dans le salon, Jean ouvrit brusquement la
+porte de gauche et on apercut la salle a manger ronde, percee de trois
+fenetres, et decoree en lanterne japonaise. La mere et le fils avaient
+mis la toute la fantaisie dont ils etaient capables. Cette piece a
+meubles de bambou, a magots, a potiches, a soieries pailletees d'or, a
+stores transparents ou des perles de verre semblaient des gouttes d'eau,
+a eventails cloues aux murs pour maintenir les etoffes, avec ses ecrans,
+ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes veritables, tous ses
+menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et
+de bronze, avait l'aspect pretentieux et maniere que donnent les mains
+inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact,
+de gout et d'education artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le
+plus. Pierre seul fit des reserves avec une ironie un peu amere dont son
+frere se sentit blesse.
+
+Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gateaux
+s'elevaient en monuments.
+
+On n'avait guere faim; on suca les fruits et on grignota les patisseries
+plutot qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosemilly
+demanda la permission de se retirer.
+
+Il fut decide que le pere Roland l'accompagnerait a sa porte et
+partirait immediatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence
+de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mere sur le logis afin que son
+fils ne manquat de rien.
+
+--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland.
+
+Elle hesita, puis repondit:
+
+--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramenera.
+
+Des qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gateaux,
+le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise a Jean;
+puis elle passa dans la chambre a coucher, entr'ouvrit le lit, regarda
+si la carafe etait remplie d'eau fraiche et la fenetre bien fermee.
+
+Pierre et Jean etaient demeures dans le petit salon, celui-ci encore
+froisse de la critique faite sur son gout, et celui-la de plus en plus
+agace de voir son frere dans ce logis.
+
+Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout a coup se
+leva:
+
+--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanne ce soir, les
+excursions ne lui reussissent pas.
+
+Jean se sentit souleve soudain par une de ces promptes et furieuses
+coleres de debonnaires blesses au coeur.
+
+Le souffle lui manquait tant son emotion etait vive, et il balbutia:
+
+--Je te defends desormais de dire "la veuve" quand tu parleras de Mme
+Rosemilly.
+
+Pierre se tourna vers lui, hautain:
+
+--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard?
+
+Jean aussitot s'etait dresse:
+
+--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manieres envers moi.
+
+Pierre ricana:
+
+--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosemilly?
+
+--Sache que Mme Rosemilly va devenir ma femme.
+
+L'autre rit plus fort:
+
+--Ah! ah! tres bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai
+plus l'appeler "la veuve". Mais tu as pris une drole de maniere pour
+m'annoncer ton mariage.
+
+--Je te defends de plaisanter ... tu entends ... je te le defends.
+
+Jean s'etait approche, pale, la voix tremblante, exaspere de cette
+ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.
+
+Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui
+de coleres impuissantes, de rancunes ecrasees, de revoltes domptees
+depuis quelque temps et de desespoir silencieux, lui montant a la tete,
+l'etourdit comme un coup de sang.
+
+--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends,
+je te l'ordonne.
+
+Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant,
+dans ce trouble d'esprit ou nous jette la fureur, la chose, la phrase,
+le mot, qui pourrait blesser son frere jusqu'au coeur.
+
+Il reprit, en s'efforcant de se maitriser pour bien frapper, de ralentir
+sa parole pour la rendre plus aigue:
+
+--Voila longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour ou tu as
+commence a dire "la veuve" parce que tu as compris que cela me faisait
+mal.
+
+Pierre poussa un de ces rires stridents et meprisants qui lui etaient
+familiers:
+
+--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de
+quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...
+
+Mais Jean sentit bien qu'il avait touche la plaie de cette ame.
+
+--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu
+furieux quand tu as vu que cette femme me preferait et qu'elle ne
+voulait pas de toi.
+
+Pierre begayait, exaspere de cette supposition:
+
+--Moi ... moi... jaloux de toi? a cause de cette cruche, de cette dinde,
+de cette oie grasse? ...
+
+Jean qui voyait porter ses coups reprit:
+
+--Et le jour ou tu as essaye de ramer plus fort que moi, dans la
+_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir?
+Mais tu creves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivee, tu
+es devenu enrage, et tu m'as deteste, et tu l'as montre de toutes les
+manieres, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure
+sans cracher la bile qui t'etouffe.
+
+Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irresistible de sauter
+sur son frere et de le prendre a la gorge:
+
+--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune.
+
+Jean s'ecria:
+
+--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot a mon
+pere, a ma mere ou a moi, ou elle n'eclate. Tu feins de me mepriser
+parce que tu es jaloux! tu cherches querelle a tout le monde parce que
+tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus,
+tu es devenu venimeux, tu tortures notre mere comme si c'etait sa faute!
+...
+
+Pierre avait recule jusqu'a la cheminee, la bouche entr'ouverte, l'oeil
+dilate, en proie a une de ces folies de rage qui font commettre des
+crimes.
+
+Il repeta d'une voix plus basse, mais haletante:
+
+--Tais-toi, tais-toi donc!
+
+--Non. Voila longtemps que je voulais te dire ma pensee entiere; tu m'en
+donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu
+la railles devant moi, tu me pousses a bout; tant pis pour toi. Mais je
+casserai tes dents de vipere, moi! Je te forcerai a me respecter.
+
+--Te respecter, toi?
+
+--Oui, moi!
+
+--Te respecter ... toi ... qui nous as tous deshonores, par ta cupidite!
+
+--Tu dis? Repete ... repete? ...
+
+--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour
+le fils d'un autre.
+
+Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effare devant l'insinuation
+qu'il pressentait:
+
+--Comment? Tu dis ... repete encore?
+
+--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte,
+que tu es le fils de l'homme qui t'a laisse sa fortune. Eh bien! un
+garcon propre n'accepte pas l'argent qui deshonore sa mere.
+
+--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi
+... toi ... qui prononces cette infamie?
+
+--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en creve de
+chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours
+a me cacher comme une bete, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que
+je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affole de
+honte et de douleur, car j'ai devine d'abord et je sais maintenant.
+
+--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre a cote! Songe
+qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ...
+
+Mais il fallait qu'il vidat son coeur! et il dit tout, ses soupcons,
+ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait
+encore une fois disparu.
+
+Il parlait par phrases courtes, hachees, presque sans suite, des phrases
+d'hallucine.
+
+Il semblait maintenant avoir oublie Jean et sa mere dans la piece
+voisine. Il parlait comme si personne ne l'ecoutait, parce qu'il devait
+parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprime et referme sa
+plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de
+crever, eclaboussant tout le monde. Il s'etait mis a marcher comme il
+faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant,
+dans une frenesie de desespoir, avec des sanglots dans la gorge, des
+retours de haine contre lui-meme, il parlait comme s'il eut confesse
+sa misere et la misere des siens, comme s'il eut jete sa peine a l'air
+invisible et sourd ou s'envolaient ses paroles.
+
+Jean eperdu, et presque convaincu soudain par l'energie aveugle de son
+frere, s'etait adosse contre la porte derriere laquelle il devinait que
+leur mere les avait entendus.
+
+Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle
+n'etait point revenue; donc elle n'avait pas ose.
+
+Pierre tout a coup frappant du pied, cria:
+
+--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ca!
+
+Et il s'enfuit, nu-tete, dans l'escalier.
+
+Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, reveilla
+Jean de la torpeur profonde ou il etait tombe. Quelques secondes
+s'etaient ecoulees, plus longues que des heures, et son ame s'etait
+engourdie dans un hebetement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait
+penser tout a l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant meme plus
+comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lachete.
+Il etait de la race des temporiseurs qui remettent toujours au
+lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une
+resolution, il cherchait encore, par instinct, a gagner quelques
+moments.
+
+Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, apres les
+vociferations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec
+cette lumiere vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort
+tout a coup qu'il eut envie de se sauver aussi.
+
+Alors il secoua sa pensee, il secoua son coeur, et il essaya de
+reflechir.
+
+Jamais il n'avait rencontre une difficulte dans sa vie. Il est des
+hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses
+classes avec soin, pour n'etre pas puni, et termine ses etudes de droit
+avec regularite parce que son existence etait calme. Toutes les choses
+du monde lui paraissaient naturelles sans eveiller autrement son
+attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par temperament,
+n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette
+catastrophe, comme un homme qui tombe a l'eau sans avoir jamais nage.
+
+Il essaya de douter d'abord. Son frere avait menti par haine, et par
+jalousie?
+
+Et pourtant, comment aurait-il ete assez miserable pour dire de leur
+mere une chose pareille s'il n'avait pas ete lui-meme egare par le
+desespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les
+nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris
+de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux
+qu'ils etaient irresistibles, aussi irrecusables que la certitude.
+
+Il demeurait trop ecrase pour faire un mouvement ou pour avoir une
+volonte. Sa detresse devenait intolerable; et il sentait que, derriere
+la porte, sa mere etait la qui avait tout entendu et qui attendait.
+
+Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas
+un soupir ne revelait la presence d'un etre derriere cette planche. Se
+serait-elle sauvee? Mais par ou? Si elle s'etait sauvee ... elle avait
+donc saute de la fenetre dans la rue!
+
+Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il
+enfonca plutot qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.
+
+Elle semblait vide. Une seule bougie l'eclairait, posee sur la commode.
+
+Jean s'elanca vers la fenetre, elle etait fermee, avec les volets clos.
+Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il
+s'apercut que les rideaux du lit avaient ete tires. Il y courut et les
+ouvrit. Sa mere etait etendue sur sa couche, la figure enfouie dans
+l'oreiller qu'elle avait ramene de ses deux mains crispees sur sa tete,
+pour ne plus entendre.
+
+Il la crut d'abord etouffee. Puis, l'ayant saisie par les epaules, il
+la retourna sans qu'elle lachat l'oreiller qui lui cachait le visage et
+qu'elle mordait pour ne pas crier.
+
+Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispes, lui communiqua
+la secousse de son indicible torture. L'energie et la force dont elle
+retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflee de plumes,
+sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vit
+point et ne lui parlat pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il
+recut, jusqu'a quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple
+coeur, fut dechire de pitie. Il n'etait pas un juge, lui, meme un juge
+misericordieux, il etait un homme plein de faiblesse et un fils plein de
+tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne
+raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains
+le corps inerte de sa mere, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa
+figure, il cria, en baisant sa robe:
+
+--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!
+
+Elle aurait semble morte si tous ses membres n'eussent ete parcourus
+d'un fremissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue.
+Il repetait:
+
+--Maman, maman, ecoute-moi. Ca n'est pas vrai. Je sais bien que ca n'est
+pas vrai.
+
+Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout a coup elle sanglota dans
+l'oreiller. Alors tous ses nerfs se detendirent, ses muscles raidis
+s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lacherent la toile; et il lui
+decouvrit la face.
+
+Elle etait toute pale, toute blanche, et de ses paupieres fermees on
+voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacee par le cou, il lui
+baisa les yeux, lentement, par grands baisers desoles qui se mouillaient
+a ses larmes, et il disait toujours:
+
+--Maman, ma chere maman, je sais bien que ca n'est pas vrai. Ne pleure
+pas, je le sais! Ca n'est pas vrai!
+
+Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de
+courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit:
+
+--Non, c'est vrai, mon enfant.
+
+Et ils resterent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques
+instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tete
+pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit:
+
+--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais
+pas, si je mentais.
+
+Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba a genoux pres
+du lit en murmurant:
+
+--Tais-toi, maman, tais-toi.
+
+Elle s'etait levee, avec une resolution et une energie effrayantes.
+
+--Mais je n'ai plus rien a te dire, mon enfant, adieu.
+
+Et elle marcha vers la porte.
+
+Il la saisit a pleins bras, criant:
+
+--Qu'est-ce que tu fais, maman, ou vas-tu?
+
+--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien a faire
+... puisque je suis toute seule.
+
+Elle se debattait pour s'echapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot
+a lui repeter:
+
+--Maman ... maman ... maman...
+
+Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette etreinte:
+
+--Mais non, mais non, je ne suis plus la mere maintenant, je ne suis
+plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni
+pere ni mere, mon pauvre enfant ... adieu.
+
+Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait
+jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force,
+puis s'agenouillant et formant une chaine de ses bras:
+
+--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je
+te garde toujours, tu es a moi.
+
+Elle murmura d'une voix accablee:
+
+--Non, mon pauvre garcon, ca n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et
+demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus.
+
+Il repondit avec un si grand elan de si sincere amour:--Oh! moi? moi?
+Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tete
+par les cheveux, a pleines mains, l'attira avec violence et le baisa
+eperdument a travers la figure.
+
+Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant,
+a travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas,
+dans l'oreille:
+
+--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et
+tu te trompes. Tu m'as pardonne ce soir, et ce pardon-la m'a sauve la
+vie; mais il ne faut plus que tu me voies.
+
+Il repeta, en l'etreignant:
+
+--Maman, ne dis pas ca!
+
+--Si, mon petit, il faut que je m'en aille.
+
+Je ne sais pas ou, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais
+il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?
+
+Alors, a son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille:
+
+--Ma petite mere, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin
+de toi. Et tu vas me jurer de m'obeir, tout de suite.
+
+--Non, mon enfant.
+
+--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.
+
+--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous a
+l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-la, depuis un mois.
+Tu es attendri, mais quand ce sera passe, quand tu me regarderas comme
+me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh!
+... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mere! ...
+
+--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi.
+
+--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir
+tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux
+fassent baisser les miens.
+
+--Ca n'est pas vrai, maman.
+
+--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de
+ton pauvre frere, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque
+je devine son pas dans la maison, mon coeur saute a briser ma poitrine,
+lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'evanouir. Je t'avais
+encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu
+que je pourrais vivre entre vous deux?
+
+--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus.
+
+--Oh! oh! comme si c'etait possible!
+
+--Oui, c'est possible.
+
+--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frere et toi? Est-ce
+que vous n'y penserez plus, vous?
+
+--Moi. Je te le jure!
+
+--Mais tu y penseras a toutes les heures du jour.
+
+--Non, je te le jure. Et puis, ecoute: si tu pars, je m'engage et je me
+fais tuer.
+
+Elle fut bouleversee par cette menace puerile et etreignit Jean en le
+caressant avec une tendresse passionnee. Il reprit:
+
+--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois
+raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre
+huit jours? Tu ne peux pas me refuser ca?
+
+Elle posa ses deux mains sur les epaules de Jean, et le tenant a la
+longueur de ses bras:
+
+--Mon enfant ... tachons d'etre calmes et de ne pas nous attendrir.
+Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur
+tes levres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frere,
+si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les
+siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je
+te suis odieuse comme a lui ... une heure apres, tu entends, une heure
+apres ... je serais partie pour toujours.
+
+--Maman, je te jure ...
+
+--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une
+creature peut souffrir. A partir du moment ou j'ai compris que ton
+frere, que mon autre fils me soupconnait, et qu'il devinait, minute par
+minute, la verite, tous les instants de ma vie ont ete un martyre qu'il
+est impossible de t'exprimer.
+
+Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit
+de larmes les yeux de Jean.
+
+Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.
+
+--Laisse-moi ... ecoute ... j'ai encore tant de choses a te dire pour
+que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je
+devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ...
+
+--Dis, maman, dis.
+
+--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompe ... Tu veux que je
+reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous
+voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journee dans la
+maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver
+ton frere derriere elle, pour cela il faut, non pas que tu me
+pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en
+veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez
+fort, assez different de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le
+fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mepriser! ... Moi j'ai
+assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux
+plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne
+pourras jamais comprendre ca, toi! Pour que nous puissions encore vivre
+ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai
+ete la maitresse de ton pere, j'ai ete encore plus sa femme, sa vraie
+femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette
+rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai
+toujours, que je n'ai aime que lui, qu'il a ete toute ma vie, toute ma
+joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi,
+pendant si longtemps! Ecoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je
+n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas
+rencontre, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de
+ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois
+tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frere et toi.
+Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais
+aime rien, rien connu, rien desire, je n'aurais pas seulement pleure,
+car j'ai pleure, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleure, depuis que nous
+sommes venus ici. Je m'etais donnee a lui tout entiere, corps et ame,
+pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai ete sa
+femme comme il a ete mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour
+l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il etait toujours
+bon et prevenant, mais je n'etais plus pour lui ce que j'avais ete.
+C'etait fini! Oh! que j'ai pleure! ... Comme c'est miserable et
+trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrives
+ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il
+promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ...
+et je ne l'ai plus revu! ... et voila qu'il est mort! ... Mais il nous
+aimait encore puisqu'il a pense a toi. Moi je l'aimerai jusqu'a mon
+dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu
+es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi!
+Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que
+tu acceptes d'etre son fils et que nous parlions de lui quelquefois,
+et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions a lui quand nous nous
+regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il
+est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu
+decideras: Jean repondit d'une voix douce:
+
+--Reste, maman.
+
+Elle le serra dans ses bras et se remit a pleurer; puis elle reprit, la
+joue contre sa joue:
+
+--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui?
+
+Jean murmura:
+
+--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre aupres de lui.
+
+Au souvenir de l'aine elle fut crispee d'angoisse.
+
+--Non, je ne puis plus, non! non!
+
+Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'ecria, l'ame en detresse:
+
+--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne
+sais pas ... trouve ... sauve-moi!
+
+--Oui, maman, je chercherai.
+
+--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai
+si peur de lui ... si peur!
+
+--Oui, je trouverai. Je te promets.
+
+--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand
+je le vois.
+
+Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:
+
+--Garde-moi ici, chez toi.
+
+Il hesita, reflechit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de
+cette combinaison.
+
+Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments
+precis son affolement et sa terreur.
+
+--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire
+demain a Roland que je me suis trouvee malade.
+
+--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentre. Voyons, aie du
+courage. J'arrangerai tout, je te le promets, des demain. Je serai
+a neuf heures a la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te
+reconduire.
+
+--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin,
+craintif et reconnaissant.
+
+Elle essaya de se lever; mais la secousse avait ete trop forte; elle ne
+pouvait encore se tenir sur ses jambes.
+
+Alors il lui fit boire de l'eau sucree, respirer de l'alcali, et il lui
+lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisee et
+soulagee comme apres un accouchement.
+
+Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand
+ils passerent a l'hotel de ville.
+
+Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: "Adieu, maman,
+bon courage."
+
+Elle monta, a pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre,
+se devetit bien vite, et se glissa, avec l'emotion retrouvee des
+adulteres anciens, aupres de Roland qui ronflait.
+
+Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir.
+
+
+
+VIII
+
+
+Quand il fut rentre dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan,
+car les chagrins et les soucis qui donnaient a son frere des envies de
+courir et de fuir comme une bete chassee, agissant diversement sur sa
+nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait
+mou a ne plus faire un mouvement, a ne pouvoir gagner son lit, mou de
+corps et d'esprit, ecrase et desole. Il n'etait point frappe, comme
+l'avait ete Pierre, dans la purete de son amour filial, dans cette
+dignite secrete qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accable par
+un coup du destin qui menacait en meme temps ses interets les plus
+chers.
+
+Quand son ame enfin se fut calmee, quand sa pensee se fut eclaircie
+ainsi qu'une eau battue et remuee, il envisagea la situation qu'on
+venait de lui reveler. S'il eut appris de toute autre maniere le secret
+de sa naissance, il se serait assurement indigne et aurait ressenti un
+profond chagrin; mais apres sa querelle avec son frere, apres cette
+delation violente et brutale ebranlant ses nerfs, l'emotion poignante
+de la confession de sa mere le laissa sans energie pour se revolter. Le
+choc recu par sa sensibilite avait ete assez fort pour emporter, dans un
+irresistible attendrissement, tous les prejuges et toutes les saintes
+susceptibilites de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'etait pas un
+homme de resistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins
+contre lui-meme; il se resigna donc, et par un penchant instinctif, par
+un amour inne du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquieta
+aussitot des perturbations qui allaient surgir autour de lui et
+l'atteindre du meme coup. Il les pressentait inevitables, et, pour les
+ecarter, il se decida a des efforts surhumains d'energie et d'activite.
+Il fallait que tout de suite, des le lendemain, la difficulte fut
+tranchee, car il avait aussi par instants ce besoin imperieux des
+solutions immediates qui constitue toute la force des faibles,
+incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitue d'ailleurs
+a demeler et a etudier les situations compliquees, les questions d'ordre
+intime, dans les familles troublees, decouvrit immediatement toutes les
+consequences prochaines de l'etat d'ame de son frere. Malgre lui il en
+envisageait les suites a un point de vue presque professionnel, comme
+s'il eut regle les relations futures de clients apres une catastrophe
+d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait
+impossible. Il l'eviterait facilement en restant chez lui, mais il etait
+encore inadmissible que leur mere continuat a demeurer sous le meme toit
+que son fils aine.
+
+Et longtemps il medita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant
+des combinaisons sans trouver rien qui put le satisfaire.
+
+Mais une idee soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait recue, un
+honnete homme la garderait-il?
+
+Il se repondit: "Non" d'abord, et se decida a la donner aux pauvres.
+C'etait dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme
+un autre, comme travaillent tous ceux qui debutent. Cette resolution
+virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser
+son front contre les vitres. Il avait ete pauvre, il redeviendrait
+pauvre. Il n'en mourrait pas, apres tout. Ses yeux regardaient le bec de
+gaz qui brulait en face de lui de l'autre cote de la rue. Or, comme une
+femme attardee passait sur le trottoir, il songea brusquement a Mme
+Rosemilly, et il recut au coeur la secousse des emotions profondes nees
+en nous d'une pensee cruelle. Toutes les consequences desesperantes de
+sa decision lui apparurent en meme temps. Il devrait renoncer a epouser
+cette femme, renoncer au bonheur, renoncer a tout. Pouvait-il agir
+ainsi, maintenant qu'il s'etait engage vis-a-vis d'elle? Elle l'avait
+accepte le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais
+avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne
+valait-il pas mieux garder cet argent comme un depot qu'il restituerait
+plus tard aux indigents?
+
+Et dans son ame ou l'egoisme prenait des masques honnetes, tous les
+interets deguises luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers
+cedaient la place aux raisonnements ingenieux, puis reparaissaient, puis
+s'effacaient de nouveau.
+
+Il revint s'asseoir, cherchant un motif decisif, un pretexte
+tout-puissant pour fixer ses hesitations et convaincre sa droiture
+native. Vingt fois deja il s'etait pose cette question: "Puisque je suis
+le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas
+naturel que j'accepte aussi son heritage?" Mais cet argument ne pouvait
+empecher le "non" murmure par la conscience intime.
+
+Soudain il songea: "Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais
+cru etre mon pere, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
+vivant, ni apres sa mort. Ce ne serait ni digne ni equitable. Ce serait
+voler mon frere."
+
+Cette nouvelle maniere de voir l'ayant soulage, ayant apaise sa
+conscience, il retourna vers la fenetre.
+
+"Oui, se disait-il, il faut que je renonce a l'heritage de ma famille,
+que je le laisse a Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
+de son pere. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde
+l'argent de mon pere a moi?"
+
+Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'etant
+decide a l'abandonner integralement, il consentit donc et se resigna
+a garder celle de Marechal, car en repoussant l'une et l'autre il se
+trouverait reduit a la pure mendicite.
+
+Cette affaire delicate une fois reglee, il revint a la question de la
+presence de Pierre dans la famille. Comment l'ecarter? Il desesperait de
+decouvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au
+port sembla lui jeter une reponse en lui suggerant une idee.
+
+Alors il s'etendit tout habille sur son lit et revassa jusqu'au jour.
+
+Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'execution de son projet
+etait possible. Puis, apres quelques demarches et quelques visites, il
+se rendit a la maison de ses parents. Sa mere l'attendait enfermee dans
+sa chambre.
+
+--Si tu n'etais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais ose descendre.
+
+On entendit aussitot Roland qui criait dans l'escalier:
+
+--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien!
+
+On ne repondit pas, et il hurla:
+
+--Josephine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites?
+
+La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol:
+
+--V'la, M'sieu, que qui faut?
+
+--Ou est Madame?
+
+--Madame est en haut avec M'sieu Jean!
+
+Alors il vocifera en levant la tete vers l'etage superieur:
+
+--Louise?
+
+Mme Roland entr'ouvrit la porte et repondit:
+
+--Quoi? mon ami.
+
+--On ne mange donc pas, nom d'un chien!
+
+--Voila, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean.
+
+Roland s'ecria en apercevant le jeune homme:
+
+--Tiens, te voila, toi! Tu t'embetes deja dans ton logis.
+
+--Non, pere, mais j'avais a causer avec maman ce matin.
+
+Jean s'avanca, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur
+ses doigts l'etreinte paternelle du vieillard, une emotion bizarre et
+imprevue le crispa, l'emotion des separations et des adieux sans espoir
+de retour.
+
+Mme Roland demanda:
+
+--Pierre n'est pas arrive?
+
+Son mari haussa les epaules:
+
+--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commencons sans lui.
+
+Elle se tourna vers Jean:
+
+--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ca le blesse quand on ne
+l'attend pas.
+
+--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit.
+
+Il monta l'escalier, avec la resolution fievreuse d'un craintif qui va
+se battre.
+
+Quand il eut heurte la porte, Pierre repondit:
+
+--Entrez.
+
+Il entra.
+
+L'autre ecrivait, penche sur sa table.
+
+--Bonjour, dit Jean.
+
+Pierre se leva.
+
+--Bonjour.
+
+Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'etait passe.
+
+--Tu ne descends pas dejeuner?
+
+--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup a travailler.
+
+La voix de l'aine tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce
+qu'il allait faire.
+
+--On t'attend.
+
+--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mere est en bas? ...
+
+--Oui. c'est meme elle qui m'a envoye te chercher.
+
+--Ah! alors ... je descends.
+
+Devant la porte de la salle il hesita a se montrer le premier; puis il
+l'ouvrit d'un geste saccade, et il apercut son pere et sa mere assis a
+table, face a face.
+
+Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot,
+et s'etant penche il lui tendit son front a baiser comme il faisait
+depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis.
+Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les
+levres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, apres ce
+simulacre de caresse.
+
+Il se demandait: "Que se sont-ils dit, apres mon depart?"
+
+Jean repetait avec tendresse "mere" et "chere maman", prenait soin
+d'elle, la servait et lui versait a boire. Pierre alors comprit qu'ils
+avaient pleure ensemble, mais il ne put penetrer leur pensee! Jean
+croyait-il sa mere coupable ou son frere un miserable?
+
+Et tous les reproches qu'il s'etait faits d'avoir dit l'horrible chose
+l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la
+bouche, l'empechant de manger et de parler.
+
+Il etait envahi maintenant par un besoin de fuir intolerable, de quitter
+cette maison qui n'etait plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus
+a lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur
+l'heure, n'importe ou, sentant que c'etait fini, qu'il ne pouvait plus
+rester pres d'eux, qu'il les torturerait toujours malgre lui, rien
+que par sa presence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un
+insoutenable supplice.
+
+Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'ecoutant pas, n'entendait
+point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frere
+et prit garde au sens des paroles.
+
+Jean disait:
+
+--Ce sera, parait-il, le plus beau batiment de leur flotte On parle
+de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois
+prochain.
+
+Roland s'etonnait:
+
+--Deja! Je croyais qu'il ne serait pas en etat de prendre la mer cet
+ete.
+
+--Pardon; on a pousse les travaux avec ardeur pour que la premiere
+traversee ait lieu avant l'automne. J'ai passe ce matin aux bureaux de
+la Compagnie et j'ai cause avec un des administrateurs.
+
+--Ah! ah! lequel?
+
+--M. Marchand, l'ami particulier du president du conseil
+d'administration.
+
+--Tiens, tu le connais?
+
+--Oui. Et puis j'avais un petit service a lui demander.
+
+--Ah! alors tu me feras visiter en grand detail la _Lorraine_ des
+qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas?
+
+--Certainement, c'est tres facile!
+
+Jean paraissait hesiter, chercher ses phrases, poursuivre une
+introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie tres
+acceptable qu'on mene sur ces grands transatlantiques. On passe plus de
+la moitie des mois a terre dans deux villes superbes, New-York et le
+Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut meme faire
+la des connaissances tres agreables et tres utiles pour plus tard, oui,
+tres utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les
+economies sur le charbon, peut arriver a vingt-cinq mille francs par an,
+sinon plus ...
+
+Roland fit un "bigre!" suivi d'un sifflement, qui temoignaient d'un
+profond respect pour la somme et pour le capitaine.
+
+Jean reprit:
+
+--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le medecin a
+cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, eclairage,
+chauffage, service, etc., etc. Ce qui equivaut a dix mille au moins,
+c'est tres beau.
+
+Pierre, qui avait leve les yeux, rencontra ceux de son frere, et le
+comprit.
+
+Alors, apres une hesitation, il demanda:
+
+--Est-ce tres difficile a obtenir, les places de medecin sur un
+transatlantique?
+
+--Oui et non. Tout depend des circonstances et des protections.
+
+Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:
+
+--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_?
+
+--Oui, le sept. Et ils se turent.
+
+Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer
+comme medecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait
+peut-etre. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien a sa
+famille. Il avait du, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant
+il ne tendait plus la main devant sa mere! Il n'avait donc aucune
+ressource, hors celle-la, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain
+de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre
+toit. Il dit alors, en hesitant un peu:
+
+--Si je pouvais, je partirais volontiers la-dessus, moi.
+
+Jean demanda:
+
+--Pourquoi ne pourrais-tu pas?
+
+--Parce que je ne connais personne a la Compagnie transatlantique.
+
+Roland demeurait stupefait:
+
+--Et tous tes beaux projets de reussite, que deviennent-ils?
+
+Pierre murmura:
+
+--Il y a des jours ou il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux
+meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un debut, un moyen d'amasser
+quelques milliers de francs pour m'etablir ensuite.
+
+Son pere, aussitot, fut convaincu:
+
+--Ca, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de cote six ou sept mille
+francs, qui bien employes te meneront loin. Qu'en penses-tu, Louise?
+
+Elle repondit d'une voix basse, presque inintelligible:
+
+--Je pense que Pierre a raison.
+
+Roland s'ecria:
+
+--Mais je vais en parler a M. Poulin, que je connais beaucoup! Il
+est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la
+Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des
+vice-presidents.
+
+Jean demandait a son frere:
+
+--Veux-tu que je tate aujourd'hui meme M. Marchand?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+Pierre reprit, apres avoir songe quelques instants:
+
+--Le meilleur moyen serait peut-etre encore d'ecrire a mes maitres de
+l'Ecole de medecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent
+sur ces bateaux-la des sujets mediocres. Des lettres tres chaudes des
+professeurs Mas-Roussel, Remusot, Flache et Borriquel enleveraient la
+chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il
+suffirait de faire presenter ces lettres par ton ami M. Marchand au
+conseil d'administration.
+
+Jean approuvait tout a fait:
+
+--Ton idee est excellente, excellente!
+
+Et il souriait, rassure, presque content, sur du succes, etant incapable
+de s'affliger longtemps.
+
+--Tu vas leur ecrire aujourd'hui meme, dit-il.
+
+--Tout a l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de cafe ce
+matin, je suis trop nerveux.
+
+Il se leva et sortit.
+
+Alors Jean se tourna vers sa mere:
+
+--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?
+
+--Rien ... Je ne sais pas.
+
+--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosemilly?
+
+--Mais ... oui ... oui ...
+
+--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui.
+
+--Oui ... oui ... C'est vrai.
+
+--Pourquoi ca, indispensable?--demanda Roland, habitue d'ailleurs a ne
+jamais comprendre ce qu'on disait devant lui.
+
+--Parce que je lui ai promis d'y aller.
+
+--Ah! tres bien. C'est different, alors.
+
+Et il se mit a bourrer sa pipe, tandis que la mere et le fils montaient
+l'escalier pour prendre leurs chapeaux.
+
+Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:
+
+--Veux-tu mon bras, maman?
+
+Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher cote
+a cote. Elle accepta et s'appuya sur lui.
+
+Ils ne parlerent point pendant quelque temps, puis il lui dit:
+
+--Tu vois que Pierre consent parfaitement a s'en aller.
+
+Elle murmura:
+
+--Le pauvre garcon!
+
+--Pourquoi ca, le pauvre garcon? Il ne sera pas malheureux du tout sur
+la _Lorraine_.
+
+--Non ... je sais bien, mais je pense a tant de choses.
+
+Longtemps elle songea, la tete baissee, marchant du meme pas que son
+fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure
+une longue et secrete pensee:
+
+--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on
+est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard.
+
+Il dit, tres bas:
+
+--Ne parle plus de ca, maman.
+
+--Est-ce possible? j'y pense tout le temps.
+
+--Tu oublieras.
+
+Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:
+
+--Ah! comme j'aurais pu etre heureuse en epousant un autre homme!
+
+A present, elle s'exasperait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur
+sa betise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect
+commun de sa personne toute la responsabilite de sa faute et de son
+malheur. C'etait a cela, a la vulgarite de cet homme, qu'elle devait de
+l'avoir trompe, d'avoir desespere un de ses fils et fait a l'autre la
+plus douloureuse confession dont put saigner le coeur d'une mere.
+
+Elle murmura: "C'est si affreux pour une jeune fille d'epouser un mari
+comme le mien." Jean ne repondait pas. Il pensait a celui dont il avait
+cru jusqu'ici etre le fils, et peut-etre la notion confuse qu'il portait
+depuis longtemps de la mediocrite paternelle, l'ironie constante de son
+frere, l'indifference dedaigneuse des autres et jusqu'au mepris de la
+bonne pour Roland avaient-ils prepare son ame a l'aveu terrible de sa
+mere. Il lui en coutait moins d'etre le fils d'un autre; et apres
+la grande secousse d'emotion de la veille, s'il n'avait pas eu le
+contre-coup de revolte, d'indignation et de colere redoute par Mme
+Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de
+se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.
+
+Ils etaient arrives devant la maison de Mme Rosemilly.
+
+Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxieme etage d'une
+grande construction qui lui appartenait. De ses fenetres on decouvrait
+toute la rade du Havre.
+
+En apercevant Mme Roland qui entrait la premiere, au lieu de lui tendre
+les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle
+devinait l'intention de sa demarche.
+
+Le mobilier du salon, en velours frappe, etait toujours recouvert
+de housses. Les murs, tapisses de papier a fleurs, portaient
+quatre gravures achetees par le premier mari, le capitaine. Elles
+representaient des scenes maritimes et sentimentales. On voyait sur la
+premiere la femme d'un pecheur agitant un mouchoir sur une cote, tandis
+que disparait a l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la
+seconde, la meme femme, a genoux sur la meme cote, se tord les bras en
+regardant au loin, sous un ciel plein d'eclairs, sur une mer de vagues
+invraisemblables, la barque de l'epoux qui va sombrer.
+
+Les deux autres gravures representaient des scenes analogues dans une
+classe superieure de la societe.
+
+Une jeune femme blonde reve, accoudee sur le bordage d'un grand paquebot
+qui s'en va. Elle regarde la cote deja lointaine d'un oeil mouille de
+larmes et de regrets.
+
+Qui a-t-elle laisse derriere elle?
+
+Puis, la meme jeune femme assise pres d'une fenetre ouverte sur l'Ocean
+est evanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux
+sur le tapis.
+
+Il est donc mort, quel desespoir!
+
+Les visiteurs, generalement, etaient emus et seduits par la tristesse
+banale de ces sujets transparents et poetiques. On comprenait tout de
+suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres
+femmes, bien qu'on ne sut pas au juste la nature du chagrin de la plus
+distinguee. Mais ce doute meme aidait a la reverie. Elle avait du perdre
+son fiance! L'oeil, des l'entree, etait attire invinciblement vers ces
+quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en ecartait
+que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre
+expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il
+se degageait surtout du dessin net, bien fini, soigne distingue a la
+facon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une
+sensation de proprete et de rectitude qu'accentuait encore le reste de
+l'ameublement.
+
+Les sieges demeuraient ranges suivant un ordre invariable, les uns
+contre la muraille, les autres autour du gueridon. Les rideaux blancs,
+immacules, avaient des plis si droits et si reguliers qu'on avait envie
+de les friper un peu; et jamais un grain de poussiere ne ternissait le
+globe ou la pendule doree, de style Empire, une mappemonde portee par
+Atlas agenouille, semblait murir comme un melon d'appartement.
+
+Les deux femmes en s'asseyant modifierent un peu la place normale de
+leurs chaises.
+
+--Vous n'etes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland.
+
+--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguee.
+
+Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mere, tout le
+plaisir qu'elle avait pris a cette excursion et a cette peche.
+
+--Vous savez, disait-elle, que j'ai mange ce matin mes salicoques. Elles
+etaient delicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou
+l'autre cette partie-la ...
+
+Le jeune homme l'interrompit:
+
+--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la premiere?
+
+--Comment ca? Mais il me semble qu'elle est finie.
+
+--Oh! Madame, j'ai fait, de mon cote, dans ce rocher de Saint-Jouin, une
+peche que je veux aussi rapporter chez moi.
+
+Elle prit un air naif et malin:
+
+--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouve?
+
+--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas
+change d'avis ce matin.
+
+Elle se mit a sourire:
+
+--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi.
+
+Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, ou elle fit tomber
+la sienne d'un geste vif et resolu. Et il demanda:
+
+--Le plus tot possible, n'est-ce pas?
+
+--Quand vous voudrez.
+
+--Six semaines?
+
+--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mere?
+
+Mme Roland repondit avec un sourire un peu melancolique:
+
+--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien
+voulu Jean, car vous le rendrez tres heureux.
+
+--On fera ce qu'on pourra, maman.
+
+Un peu attendrie, pour la premiere fois, Mme Rosemilly se leva et,
+prenant a pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant;
+et sous cette caresse nouvelle une emotion puissante gonfla le coeur
+malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle eprouvait.
+C'etait triste et doux en meme temps. Elle avait perdu un fils, un grand
+fils, et on lui rendait a la place une fille, une grande fille.
+
+Quand elles se retrouverent face a face, sur leurs sieges, elles se
+prirent les mains, et resterent ainsi, se regardant et se souriant,
+tandis que Jean semblait presque oublie d'elles.
+
+Puis elles parlerent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer
+pour ce prochain mariage, et quand tout fut decide, regle, Mme Rosemilly
+parut soudain se souvenir d'un detail et demanda:
+
+--Vous avez consulte M. Roland, n'est-ce pas?
+
+La meme rougeur couvrit soudain les joues de la mere et du fils. Ce fut
+la mere qui repondit:
+
+--Oh! non, c'est inutile!
+
+Puis elle hesita, sentant qu'une explication etait necessaire, et elle
+reprit:
+
+--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que
+nous avons decide.
+
+Mme Rosemilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel,
+car le bonhomme comptait si peu.
+
+Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils:
+
+--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer.
+
+Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'epouvante de sa maison.
+
+Ils entrerent chez Jean.
+
+Des qu'elle sentit la porte fermee derriere elle, elle poussa un gros
+soupir comme si cette serrure l'avait mise en surete; puis, au lieu de
+se reposer, comme elle l'avait dit, elle commenca a ouvrir les
+armoires, a verifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et
+des chaussettes. Elle changeait l'ordre etabli pour chercher des
+arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage a son oeil de
+menagere; et quand elle eut dispose les choses a son gre, aligne les
+serviettes, les calecons et les chemises sur leurs tablettes speciales,
+divise tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge
+de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre,
+et elle dit:
+
+--Jean, viens donc voir comme c'est joli.
+
+Il se leva et admira pour lui faire plaisir.
+
+Soudain, comme il s'etait rassis, elle s'approcha de son fauteuil a pas
+legers, par derriere, et, lui enlacant le cou de son bras droit, elle
+l'embrassa en posant sur la cheminee un petit objet enveloppe dans un
+papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main.
+
+Il demanda:
+
+--Qu'est-ce que c'est?
+
+Comme elle ne repondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du
+cadre:
+
+--Donne! dit-il.
+
+Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires.
+Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant
+l'appartement, alla l'enfermer a double tour, dans le tiroir de son
+bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses
+yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:
+
+--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine.
+Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me
+rendre compte.
+
+
+
+IX
+
+
+Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Remusot,
+Flache et Borriquel, ecrites dans les termes les plus flatteurs pour le
+Mme Pierre Roland, leur eleve, avaient ete soumises par M. Marchand au
+conseil de la Compagnie transatlantique, appuyees par MM. Poulin, juge
+au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au
+maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire.
+
+Il se trouvait que le medecin de la _Lorraine_ n'etait pas encore
+designe, et Pierre eut la chance d'etre nomme en quelques jours.
+
+Le pli qui l'en prevenait lui fut remis par la bonne Josephine, un
+matin, comme il finissait sa toilette.
+
+Sa premiere emotion fut celle du condamne a mort a qui on annonce sa
+peine commuee; et il sentit immediatement sa souffrance adoucie un peu
+par la pensee de ce depart et de cette vie calme, toujours bercee par
+l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante.
+
+Il vivait maintenant dans la maison paternelle en etranger muet et
+reserve. Depuis le soir ou il avait laisse s'echapper devant son frere
+l'infame secret decouvert par lui, il sentait qu'il avait brise les
+dernieres attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir
+dit cette chose a Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, mechant, et
+cependant il etait soulage d'avoir parle.
+
+Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mere ou le regard de son
+frere. Leurs yeux pour s'eviter avaient pris une mobilite surprenante
+et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se
+demandait: "Qu'a-t-elle pu dire a Jean? A-t-elle avoue ou a-t-elle nie?
+Que croit mon frere? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?" Il
+ne devinait pas et s'en exasperait. Il ne leur parlait presque plus
+d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'eviter ses questions.
+
+Quand il eut recu la lettre lui annoncant sa nomination, il la presenta,
+le jour meme, a sa famille. Son pere, qui avait une grande tendance a se
+rejouir de tout, battit des mains. Jean repondit d'un ton serieux, mais
+l'ame pleine de joie:
+
+--Je te felicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait
+beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes
+professeurs.
+
+Et sa mere baissa la tete en murmurant:
+
+--Je suis bien heureuse que tu aies reussi.
+
+Il alla, apres le dejeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se
+renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du medecin de la
+_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer pres de
+lui de tous les details de sa vie nouvelle et des particularites qu'il y
+devait rencontrer.
+
+Le Mme Pirette etant a bord, il s'y rendit, et il fut recu dans une
+petite chambre de paquebot par un jeune homme a barbe blonde qui
+ressemblait a son frere. Ils causerent longtemps.
+
+On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense batiment une
+grande agitation confuse et continue, ou la chute des marchandises
+entassees dans les cales se melait aux pas, aux voix, au mouvement des
+machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaitres et a la
+rumeur des chaines trainees ou enroulees sur les treuils par l'haleine
+rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros
+navire.
+
+Mais lorsque Pierre eut quitte son collegue et se retrouva dans la rue,
+une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces
+brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent
+dans leur epaisseur insaisissable quelque chose de mysterieux et d'impur
+comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.
+
+En ses heures de plus grande souffrance il ne s'etait jamais senti
+plonge ainsi dans un cloaque de misere. C'est que la derniere dechirure
+etait faite; il ne tenait plus a rien. En arrachant de son coeur les
+racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas eprouve encore cette
+detresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.
+
+Ce n'etait plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement
+d'une bete sans abri, une angoisse materielle d'etre errant qui n'a plus
+de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales
+du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant
+dans cette chambrette balancee sur les vagues, la chair de l'homme qui
+a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'etait revoltee
+contre l'insecurite de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle
+s'etait sentie protegee, cette chair, par le mur solide enfonce dans la
+terre qui le tient, et par la certitude du repos a la meme place, sous
+le toit qui resiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver
+dans la chaleur du logis ferme deviendrait un danger et une constante
+souffrance.
+
+Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et
+engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se
+perdre par les chemins, mais quelques metres de planches pour marcher
+comme un condamne au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de
+jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans
+cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il
+faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner
+aux bords de la couchette etroite pour ne point rouler par terre. Les
+jours de calme il entendrait la trepidation ronflante de l'helice et
+sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, reguliere,
+exasperante.
+
+Et il se trouvait condamne a cette vie de forcat vagabond, uniquement
+parce que sa mere s'etait livree aux caresses d'un homme.
+
+Il allait devant lui, defaillant a present sous la melancolie desolee
+des gens qui vont s'expatrier.
+
+Il ne se sentait plus au coeur ce mepris hautain, cette haine
+dedaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur
+parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'etre ecoute et
+console. C'etait, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va
+tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de
+son depart.
+
+Il songea a Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour
+ressentir une vraie et poignante emotion; et le docteur se decida tout
+de suite a l'aller voir.
+
+Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres
+au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa
+besogne:
+
+--On ne vous apercoit plus jamais? dit-il.
+
+Le jeune homme expliqua qu'il avait eu a entreprendre des demarches
+nombreuses, sans en devoiler le motif, et il s'assit en demandant:
+
+--Eh bien! les affaires vont-elles?
+
+Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence etait terrible, le
+malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait
+vendre que des medicaments a bon marche; et les medecins n'y ordonnaient
+point ces remedes rares et compliques sur lesquels on gagne cinq cents
+pour cent. Le bonhomme conclut:
+
+--Si ca dure encore trois mois comme ca, il faudra fermer boutique. Si
+je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais deja mis a
+cirer des bottes.
+
+Pierre sentit son coeur se serrer, et il se decida brusquement a porter
+le coup, puisqu'il le fallait:
+
+--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous etre d'aucun secours. Je
+quitte le Havre au commencement du mois prochain.
+
+Marowsko ota ses lunettes, tant son emotion fut vive:
+
+--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites la?
+
+--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.
+
+Le vieux demeurait atterre, sentant crouler son dernier espoir, et il se
+revolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui
+il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi.
+
+Il bredouilla:
+
+--Mais vous n'allez pas me trahir a votre tour, vous?
+
+Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser:
+
+--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouve a me caser ici et je
+pars comme medecin sur un paquebot transatlantique.
+
+--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider a vivre!
+
+--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-meme. Je n'ai pas un sou de
+fortune.
+
+Marowsko repetait:
+
+--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'a mourir de
+faim, moi. A mon age, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre
+vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal.
+
+Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il
+n'avait pu faire autrement; le Polonais n'ecoutait point, revolte de
+cette desertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute a des
+evenements politiques:
+
+--Vous autres Francais, vous ne tenez pas vos promesses.
+
+Alors Pierre se leva, froisse a son tour, et le prenant d'un peu haut:
+
+--Vous etes injuste, pere Marowsko. Pour se decider a ce que j'ai fait,
+il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
+J'espere que je vous retrouverai plus raisonnable.
+
+Et il sortit.
+
+--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincere.
+
+Sa pensee cherchait, allant a tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il
+avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages defilant
+dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait
+soupconner sa mere.
+
+Il hesita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain,
+se decidant, il pensa: "Elle avait raison, apres tout." Et il s'orienta
+pour retrouver sa rue.
+
+La brasserie etait, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de
+fumee. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'etait un jour
+de fete, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-meme servait,
+courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant
+pleins de mousse.
+
+Quand Pierre eut trouve une place, non loin du comptoir, il attendit,
+esperant que la bonne le verrait et le reconnaitrait.
+
+Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant
+menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil.
+
+Il finit par frapper la table d'une piece d'argent. Elle accourut:
+
+--Que desirez-vous, Monsieur?
+
+Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des
+consommations servies.
+
+--Eh bien! fit-il, c'est comme ca qu'on dit bonjour a ses amis?
+
+Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressee:
+
+--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps
+aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez?
+
+--Oui, un bock.
+
+Quand elle l'apporta, il reprit:
+
+--Je viens te faire mes adieux. Je pars.
+
+Elle repondit avec indifference:
+
+--Ah bah! Ou allez-vous?
+
+--En Amerique.
+
+--On dit que c'est un beau pays.
+
+Et rien de plus. Vraiment il fallait etre bien malavise pour lui parler
+ce jour-la. Il y avait trop de monde au cafe!
+
+Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetee il vit la
+_Perle_ qui rentrait portant son pere et le capitaine Beausire. Le
+matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis a l'arriere, fumaient
+leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les
+voyant passer: "Bienheureux les simples d'esprit."
+
+Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tacher de s'engourdir
+dans une somnolence de brute.
+
+Quand il rentra, le soir, a la maison, sa mere lui dit, sans oser lever
+les yeux sur lui:
+
+--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu
+embarrassee. Je t'ai commande tantot ton linge de corps et j'ai passe
+chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de
+choses que je ne connais pas, peut-etre?
+
+Il ouvrit la bouche pour dire: "Non, de rien." Mais il songea qu'il lui
+fallait au moins accepter de quoi se vetir decemment, et ce fut d'un ton
+tres calme qu'il repondit:
+
+--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai a la Compagnie.
+
+Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa
+mere, en la recevant de ses mains, le regarda pour la premiere fois
+depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si
+humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui
+demandent grace.
+
+Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au
+port du Havre, pour en repartir le 7 du meme mois a destination de
+New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine
+flottante ou serait desormais emprisonnee sa vie.
+
+Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mere qui
+l'attendait et qui murmura d'une voix a peine intelligible.
+
+--Tu ne veux pas que je t'aide a t'installer sur ce bateau?
+
+--Non, merci, tout est fini.
+
+Elle murmura:
+
+--Je desire tant voir ta chambrette.
+
+--Ce n'est pas la peine. C'est tres laid et tres petit.
+
+Il passa, la laissant atterree, appuyee au mur, et la face bleme.
+
+Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-la meme, ne parla
+pendant le diner que de ce magnifique navire et s'etonna beaucoup que
+sa femme n'eut aucune envie de le connaitre puisque leur fils allait
+s'embarquer dessus.
+
+Pierre ne vecut guere dans sa famille pendant les jours qui suivirent.
+Il etait nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter
+tout le monde. Mais la veille de son depart il parut soudain tres
+change, tres adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant
+d'aller coucher a bord pour la premiere fois:
+
+--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau?
+
+Roland s'ecria:
+
+--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Mais certainement, dit-elle tout bas.
+
+Pierre reprit:
+
+--Nous partons a onze heures juste. Il faut etre la-bas a neuf heures et
+demie au plus tard.
+
+--Tiens! s'ecria son pere, une idee. En te quittant nous courrons bien
+vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des
+jetees et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Oui, certainement.
+
+Roland reprit:
+
+--De cette facon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre
+le mole quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais
+reconnaitre les siens dans le tas. Ca te va?
+
+--Mais oui, ca me va. C'est entendu.
+
+Une heure plus tard il etait etendu dans son petit lit marin, etroit et
+long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant
+a tout ce qui s'etait passe depuis deux mois dans sa vie, et surtout
+dans son ame. A force d'avoir souffert et fait souffrir les autres,
+sa douleur agressive et vengeresse s'etait fatiguee, comme une lame
+emoussee. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir a quelqu'un
+et de quoi que ce fut, et il laissait aller sa revolte a vau-l'eau a la
+facon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las
+de frapper, las de detester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et
+tachait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le
+sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du
+navire, bruits legers, a peine perceptibles en cette nuit calme du port;
+et de sa blessure jusque-la si cruelle il ne sentait plus aussi que les
+tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent.
+
+Il avait dormi profondement quand le mouvement des matelots le tira de
+son repos. Il faisait jour, le train de maree arrivait au quai amenant
+les voyageurs de Paris.
+
+Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affaires, inquiets,
+cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se repondant au
+hasard, dans l'effarement du voyage commence. Apres qu'il eut salue le
+capitaine et serre la main de son compagnon le commissaire du bord, il
+entra dans le salon ou quelques Anglais sommeillaient deja dans les
+coins. La grande piece aux murs de marbre blanc encadres de filets d'or
+prolongeait indefiniment dans les glaces la perspective de ses longues
+tables flanquees de deux lignes illimitees de sieges tournants, en
+velours grenat. C'etait bien la le vaste hall flottant et cosmopolite ou
+devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son
+luxe opulent etait celui des grands hotels, des theatres, des
+lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des
+millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire
+reservee a la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarque
+la veille au soir un grand troupeau d'emigrants, et il descendit dans
+l'entrepont. En y penetrant, il fut saisi par une odeur nauseabonde
+d'humanite pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus ecoeurante
+que celle du poil ou de la laine des betes. Alors, dans une sorte de
+souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre apercut
+des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants etendus sur des planches
+superposees ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point
+les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette
+foule de miserables vaincus par la vie, epuises, ecrases, partant avec
+une femme maigre et des enfants extenues pour une terre inconnue, ou ils
+esperaient ne point mourir de faim, peut-etre.
+
+Et songeant au travail passe, au travail perdu, aux efforts steriles, a
+la lutte acharnee, reprise chaque jour en vain, a l'energie depensee
+par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir ou, cette
+existence d'abominable misere, le docteur eut envie de leur crier: "Mais
+foutez-vous donc a l'eau avec vos femelles et vos petits!" Et son coeur
+fut tellement etreint par la pitie qu'il s'en alla, ne pouvant supporter
+leur vue.
+
+Son pere, sa mere, son frere et Mme Rosemilly l'attendaient deja dans sa
+cabine.
+
+--Si tot, dit-il.
+
+--Oui, repondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le
+temps de te voir un peu.
+
+Il la regarda. Elle etait en noir, comme si elle eut porte un deuil, et
+il s'apercut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier,
+devenaient tout blancs a present.
+
+Il eut grand'peine a faire asseoir les quatre personnes dans sa petite
+demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restee ouverte on voyait
+passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fete, car
+tous les amis des embarques et une armee de simples curieux avaient
+envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les
+salons, partout, et des tetes s'avancaient jusque dans la chambre tandis
+que des voix murmuraient au dehors: "C'est l'appartement du docteur."
+
+Alors Pierre poussa la porte; mais des qu'il se sentit enferme avec les
+siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait
+leur gene et leur silence.
+
+Mme Rosemilly voulut enfin parler:
+
+--Il vient bien peu d'air par ces petites fenetres, dit-elle.
+
+--C'est un hublot, repondit Pierre.
+
+Il en montra l'epaisseur qui rendait le verre capable de resister aux
+chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le systeme de
+fermeture. Roland a son tour demanda:
+
+--Tu as ici meme la pharmacie?
+
+Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliotheque de fioles qui
+portaient des noms latins sur des carres de papier blanc.
+
+Il en prit une pour enumerer les proprietes de la matiere qu'elle
+contenait, puis une seconde, puis une troisieme, et il fit un vrai cours
+de therapeutique qu'on semblait ecouter avec grande attention.
+
+Roland repetait en remuant la tete:
+
+--Est-ce interessant cela!
+
+On frappa doucement contre la porte.
+
+--Entrez! cria Pierre.
+
+Et le capitaine Beausire parut.
+
+Il dit, en tendant la main:
+
+--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gener vos epanchements.
+
+Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommenca.
+
+Mais, tout a coup, le capitaine preta l'oreille. Des commandements lui
+parvenaient a travers la cloison, et il annonca:
+
+--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la
+_Perle_ pour vous voir encore a la sortie, et vous dire adieu en
+pleine mer.
+
+Roland pere y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la
+_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement:
+
+--Allons, adieu, mon garcon.
+
+Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte.
+
+Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baisses, tres pale.
+
+Sou mari lui toucha le bras:
+
+--Allons, depechons-nous, nous n'avons pas une minute a perdre.
+
+Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une apres
+l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot.
+Puis il serra la main de Mme Rosemilly, et celle de son frere en lui
+demandant:
+
+--A quand ton mariage?
+
+--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coincider avec un de
+tes voyages.
+
+Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombre
+de public, de porteurs de paquets et de marins.
+
+La vapeur ronflait dans le ventre enorme du navire qui semblait fremir
+d'impatience.
+
+--Adieu, dit Roland toujours presse.
+
+--Adieu, repondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois
+qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai.
+
+Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'eloigna.
+
+--Vite, vite, en voiture! criait le pere.
+
+Un fiacre les attendait qui les conduisit a l'avant-port ou Papagris
+tenait la _Perle_ toute prete a prendre le large.
+
+Il n'y avait aucun souffle d'air; c'etait un de ces jours secs et calmes
+d'automne, ou la mer polie semble froide et dure comme de l'acier.
+
+Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent a
+ramer. Sur le brise-lames, sur les jetees, jusque sur les parapets
+de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la
+_Lorraine_.
+
+La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientot hors
+du mole.
+
+Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et
+il disait:
+
+--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais la,
+juste.
+
+Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin
+possible. Tout a coup Roland s'ecria:
+
+--La voila. J'apercois sa mature et ses deux cheminees. Elle sort du
+bassin.
+
+--Hardi! les enfants, repetait Beausire.
+
+Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux.
+
+Roland etait debout, cramponne au mat; il annoncait:
+
+--En ce moment elle evolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus...
+Elle se remet en mouvement... Elle a du prendre son remorqueur... Elle
+marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetees!... Entendez-vous la
+foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je
+vois son avant maintenant... la voila, la voila... Nom de Dieu, quel
+bateau! Nom de Dieu! regardez donc!...
+
+Mme Rosemilly et Beausire se retournerent; les deux hommes cesserent de
+ramer; seule Mme Roland ne remua point.
+
+L'immense paquebot, traine par un puissant remorqueur qui avait l'air,
+devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port.
+Et le peuple havrais masse sur les moles, sur la plage, aux fenetres,
+emporte soudain par un elan patriotique se mit a crier: "Vive la
+_Lorraine_!" acclamant et applaudissant ce depart magnifique, cet
+enfantement d'une grande ville maritime qui donnait a la mer sa plus
+belle fille.
+
+Mais Elle, des qu'elle eut franchi l'etroit passage enferme entre deux
+murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et
+elle partit toute seule comme un enorme monstre courant sur l'eau.
+
+--La voila... la voila!... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur
+nous.
+
+Et Beausire, radieux, repetait:
+
+--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur
+route?
+
+Jean, tout bas, dit a sa mere:
+
+--Regarde, maman, elle approche.
+
+Et Mme Roland decouvrit ses yeux aveugles par les larmes.
+
+La _Lorraine_ arrivait, lancee a toute vitesse des sa sortie du
+port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquee,
+annonca:
+
+--Attention! M. Pierre est a l'arriere, tout seul, bien en vue.
+Attention!
+
+Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant,
+passait presque a toucher la _Perle_.
+
+Et Mme Roland, eperdue, affolee, tendit les bras vers lui, et elle vit
+son fils, son fils Pierre, coiffe de sa casquette galonnee, qui lui
+jetait a deux mains des baisers d'adieu.
+
+Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu deja tout petit,
+efface comme une tache imperceptible sur le gigantesque batiment. Elle
+s'efforcait de le reconnaitre encore et ne le distinguait plus.
+
+Jean lui avait pris la main:
+
+--Tu as vu? dit-il.
+
+--Oui, j'ai vu. Comme il est bon!
+
+Et on retourna vers la ville.
+
+--Cristi! ca va vite, declarait Roland avec une conviction enthousiaste.
+
+Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eut
+fondu dans l'Ocean. Mme Roland tournee vers lui le regardait s'enfoncer
+a l'horizon vers une terre inconnue, a l'autre bout du monde. Sur ce
+bateau que rien ne pouvait arreter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait
+plus tout a l'heure, etait son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait
+que la moitie de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi
+que sa vie etait finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait
+jamais plus son enfant.
+
+--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant
+un mois?
+
+Elle balbutia:
+
+--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal.
+
+Lorsqu'ils furent revenus a terre, Beausire les quitta tout de suite
+pour aller dejeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme
+Rosemilly, et Roland dit a sa femme:
+
+--Il a une belle tournure, tout de meme, notre Jean.
+
+--Oui, repondit la mere.
+
+Et comme elle avait l'ame trop troublee pour songer a ce qu'elle disait,
+elle ajouta:
+
+--Je suis bien heureuse qu'il epouse Mme Rosemilly.
+
+Le bonhomme fut stupefait:
+
+--Ah bah! Comment? Il va epouser Mme Rosemilly?
+
+--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui meme.
+
+--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette
+affaire-la?
+
+--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait etre sur d'etre
+agree par elle avant de te consulter.
+
+Roland se frottait les mains:
+
+--Tres bien, tres bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument.
+
+Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard Francois Ier,
+sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur
+la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumee grise, si
+lointaine, si legere qu'elle avait l'air d'un peu de brume.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
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+
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+
+