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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:36:04 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 ***
+
+PIERRE & JEAN
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+
+
+«LE ROMAN»
+
+
+Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit.
+Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre
+entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que
+j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_.
+
+Je veux m'occuper du Roman en général.
+
+Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes
+critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.
+
+Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous
+les mêmes plumes:
+
+--Le plus grand défaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman
+à proprement parler.
+
+On pourrait répondre par le même argument.
+
+--Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me juger,
+c'est qu'il n'est pas un critique.
+
+Quels sont en effet les caractères essentiels du critique?
+
+Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées
+d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
+distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les
+tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d'art les
+plus diverses.
+
+Or, le critique qui, après _Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don
+Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinités électives,
+Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, les Trois
+Mousquetaires, Mauprat, le Père Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le
+Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô,
+Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho_, etc., ose
+encore écrire: «Ceci est un roman et cela n'en est pas un», me paraît
+doué d'une perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.
+
+Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins
+vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en trois
+actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le
+troisième le dénouement.
+
+Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu'on
+acceptera également toutes les autres.
+
+Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une
+histoire écrite devrait porter un autre nom?
+
+Si _Don Quichotte_ est un roman, le _Rouge et le Noir_ en
+est-il un autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_
+en est-il un? Peut-on établir une comparaison entre les _Affinités
+électives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas,
+_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet
+et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman?
+Quelles sont ces fameuses règles? D'où viennent-elles? Qui les a
+établies? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels
+raisonnements?
+
+Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine,
+indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un
+autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans
+être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils
+rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvres
+conçues et exécutées en dehors de leur esthétique.
+
+Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui
+ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible
+les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.
+
+Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec
+persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer,
+c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception
+personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une
+manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le
+critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait
+d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables
+de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste
+apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument
+ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences,
+sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la
+valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension,
+ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour
+qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme
+homme et qu'il doit comprendre comme juge.
+
+Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où
+il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils
+nous complimentent sans réserve et sans mesure.
+
+Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la
+tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son
+goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de
+_bien écrit_, l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination
+idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
+
+En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient:
+
+--Consolez-moi.
+
+--Amusez-moi.
+
+--Attristez-moi.
+
+--Attendrissez-moi.
+
+--Faites-moi rêver.
+
+--Faites-moi rire.
+
+--Faites-moi frémir.
+
+--Faites-moi pleurer.
+
+--Faites-moi penser.
+
+Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste:
+
+--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le
+mieux, suivant votre tempérament.
+
+L'artiste essaie, réussit ou échoue.
+
+Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de
+l'effort; et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances.
+
+Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.
+
+Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision
+déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de
+la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous
+montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.
+
+Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes
+et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de
+leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idées générales
+d'où elles sont nées.
+
+Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique ou une
+oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament,
+récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et
+de l'intelligence que la nature lui a donnés.
+
+Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques,
+gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle ou
+telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.
+
+Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui
+plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour
+juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal,
+pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste,
+montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son
+livre.
+
+Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des
+procédés de composition absolument opposés.
+
+Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante,
+pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans
+souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré,
+les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou
+l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons
+ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont
+disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui
+est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités
+éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si
+complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que
+deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
+
+Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte
+delà vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui
+paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une
+histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à
+penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force
+d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et
+les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte
+de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision
+personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant
+dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le
+spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une
+scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une
+manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit
+impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses
+intentions.
+
+Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre
+intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages
+à une certaine période de leur existence et les conduira, par des
+transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de
+cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence
+des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les
+sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait,
+comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les
+intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les
+intérêts politiques.
+
+L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans
+le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante,
+mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se
+dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents
+pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous
+les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien
+caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements
+innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre
+en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés
+inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre
+sa portée, sa valeur d'ensemble.
+
+On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de
+l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques,
+et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque
+invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la
+ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue.
+
+En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de
+la vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui
+écrit l'histoire du coeur, de l'âme et de l'intelligence à l'état
+normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion de
+la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en
+veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce qu'est véritablement
+l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits
+d'une vérité irrécusable et constante.
+
+Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on
+doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée
+par ces mots: «Rien que la vérité et toute la vérité.»
+
+Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits
+constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au
+profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car:
+
+Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
+
+Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la
+photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus
+complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
+
+Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume
+au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents
+insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose
+donc,--ce qui estime première atteinte à la théorie de toute la vérité.
+
+La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus
+imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale,
+sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables,
+illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre
+_faits divers_.
+
+Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans
+cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails
+caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout
+l'à-côté.
+
+Un exemple entre mille:
+
+Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable
+sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d'un
+personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au
+milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident?
+
+La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les
+traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions
+et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées,
+à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les
+événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief
+qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation
+profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer.
+
+Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant
+la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans
+le pêle-mêle de leur succession.
+
+J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des
+Illusionnistes.
+
+Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous
+portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux,
+nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de
+vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent
+les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent,
+analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre
+race.
+
+Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion
+poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant
+sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire
+fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et
+dont il peut disposer.
+
+Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui
+est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion
+de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux qui
+imposent à l'humanité leur illusion particulière.
+
+Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est
+simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse.
+
+Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une
+à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman
+d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse
+demandent que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions
+d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent
+nos actions, en n'accordant au fait lui-même qu'une importance très
+secondaire. Il est le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du
+roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces oeuvres précises et
+rêvées où l'imagination se confond avec l'observation, à la manière d'un
+philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les
+prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous
+les vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme agissant sous
+l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts.
+
+Les partisans de l'objectivité, (quel vilain mot!) prétendant, au
+contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la
+vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation
+sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les
+personnages et les événements.
+
+Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est
+cachée en réalité sous les faits dans l'existence.
+
+Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans
+le récit, de la couleur, de la vie remuante.
+
+Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage,
+les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état
+d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation
+déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à
+l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient
+le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses
+volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie
+au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme
+l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui
+fait notre portrait ne montre pas notre squelette.
+
+Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en
+sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous
+voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels
+ils obéissent.
+
+Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les
+hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour
+prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si
+nous pouvons dire avec précision: «Tel homme de tel tempérament, dans
+tel cas, fera ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer,
+une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la
+nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne
+sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa
+nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents
+des nôtres.
+
+Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant
+uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter
+assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant,
+sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les
+vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les
+plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien
+prévoir et raconter tous les actes de sa vie.
+
+En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se
+substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il
+les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont
+les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous
+imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en
+nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous
+entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le
+secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les
+transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons
+dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous
+montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un
+honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou
+d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi
+le problème: «Si _j'_étais roi, assassin, voleur, courtisane,
+religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que
+_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce
+que _j'_agirais?» Nous ne diversifions donc nos personnages
+qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les
+circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entouré
+d'une barrière d'organes infranchissable.
+
+L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce _moi_ par le
+lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher.
+
+Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse
+psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des
+oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail.
+
+Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur rêve d'artistes
+est respectable; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu'ils
+savent et qu'ils proclament l'extrême difficulté de l'art.
+
+Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou
+bien sot, pour écrire encore aujourd'hui! Après tant de maîtres aux
+natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire qui
+n'ait été fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? Qui peut se
+vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve
+déjà, à peu près pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous,
+si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne
+l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais
+une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons eu,
+au moins, le confus pressentiment?
+
+L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà
+connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des
+oeuvres destinées à la foule ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur
+qui pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien
+ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui tout
+semble défloré déjà, à qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un
+travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire une
+chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques
+pages des plus grands maîtres.
+
+Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir
+jusqu'au coeur comme une révélation surprenante; mais les vers suivants
+ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à
+toutes les proses.
+
+Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces
+tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice irrésistible.
+Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres qui sommes
+simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons
+lutter contre l'invincible découragement que par la continuité de
+l'effort.
+
+Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné
+cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.
+
+Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, résumés en
+peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins
+confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on débute dans
+les lettres.
+
+Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime, deux ans
+environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me répéter que
+cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d'un artiste,
+s'ils sont irréprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de
+l'originalité d'un homme même de second ordre, me fît comprendre que le
+travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un jour
+de lucidité, de puissance et d'entraînement, par la rencontre heureuse
+d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit,
+amener cette éclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que
+nous la pouvons produire.
+
+Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont presque
+jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette
+chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des
+matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes nos
+facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.
+
+Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour
+moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté et me
+répondit: «Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez
+apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci,
+jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est
+qu'une longue patience. Travaillez.»
+
+Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui
+plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant, son disciple.
+
+Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des
+nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté. Le
+maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait
+ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes
+qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. «Si on a une
+originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n'en a pas,
+il faut en acquérir une.»
+
+--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce
+qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en
+découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans
+tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de
+nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce
+que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu.
+Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine,
+demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils ne
+ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.
+
+C'est de cette façon qu'on devient original.
+
+Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde
+entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez
+absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases,
+un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le
+distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même
+race ou de même espèce.
+
+«Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte,
+devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres,
+montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence
+physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur
+nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre
+épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul
+mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres
+qui le suivent et le précèdent.»
+
+J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands
+rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle
+que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer,
+qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut
+donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et
+cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir
+recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de langage
+pour éviter la difficulté.
+
+On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant
+ce vers de Boileau:
+
+D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
+
+Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et
+chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste,
+pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec
+une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot
+suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et
+d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
+différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines
+de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes
+excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.
+
+Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de
+lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de
+sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer
+des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux
+livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la
+signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.
+
+La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains
+maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a
+jeté dans ce courant limpide, ses modes, ses archaïsmes prétentieux et
+ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de
+ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire,
+logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou
+corrompre.
+
+Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux
+termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la
+_propreté_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la
+simplicité de leurs confrères! Elles frapperont peut-être les confrères
+qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a
+pas.
+
+
+GUY DE MAUPASSANT.
+
+La Guillette, Étretat, septembre 1887.
+
+
+
+
+
+
+
+
+PIERRE ET JEAN
+
+
+
+I
+
+
+--Zut! s'écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d'heure
+demeurait immobile, les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par moments,
+d'un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer.
+
+Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly
+invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers
+son mari:
+
+--Eh bien!... eh bien!... Gérôme!
+
+Le bonhomme furieux répondit:
+
+--Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait
+jamais pêcher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours
+trop tard.
+
+Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un à bâbord, l'autre à
+tribord, chacun une ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en même
+temps et Jean répondit:
+
+---Tu n'es pas galant pour notre invitée, papa.
+
+M. Roland fut confus et s'excusa:
+
+--Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J'invite
+des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, dès que je
+sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson.
+
+Mme Roland s'était tout à fait réveillée et regardait d'un air attendri
+le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:
+
+--Vous avez cependant fait une belle pêche.
+
+Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup
+d'oeil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois
+hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'écailles
+gluantes et de nageoires soulevées, d'efforts impuissants et mous, et de
+bâillements dans l'air mortel.
+
+Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler
+jusqu'au bord le flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, et
+leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps,
+une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille.
+
+Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des rosés, et déclara:
+
+--Cristi! ils sont frais, ceux-là!
+
+Puis il continua:
+
+--Combien en as-tu pris, toi, docteur?
+
+Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés
+comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:
+
+--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.
+
+Le père se tourna vers le cadet:
+
+--Et toi, Jean?
+
+Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son
+frère, sourit et murmura:
+
+--A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.
+
+Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père
+Roland.
+
+Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il
+annonça:
+
+--Je n'essayerai plus jamais de pêcher l'après-midi. Une fois dix heures
+passées, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au
+soleil.
+
+Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de
+propriétaire.
+
+C'était un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodéré de la
+navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu'il eut assez
+d'aisance pour vivre modestement de ses rentes.
+
+Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur.
+Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer leurs
+études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de
+leur père.
+
+A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé que Jean,
+s'étant senti successivement de la vocation pour des professions
+variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine,
+et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de nouvelles
+espérances.
+
+En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et il s'était mis au travail
+avec tant d'ardeur, qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez
+courtes études et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il était
+exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées
+philosophiques.
+
+Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère
+était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait
+tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplôme de licencié en
+même temps que Pierre obtenait celui de docteur.
+
+Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous
+les deux formaient le projet de s'établir au Havre s'ils parvenaient à
+le faire dans des conditions satisfaisantes.
+
+Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent
+presque invisibles entre frères ou entre soeurs jusqu'à la maturité et
+qui éclatent à l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un,
+les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié. Certes
+ils s'aimaient, mais ils s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la
+naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée
+cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et
+de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux.
+
+Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de
+caractère égal; et Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre vanter
+sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait être de la
+mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement.
+Ses parents, gens placides, qui rêvaient pour leurs fils des situations
+honorables et médiocres, lui reprochaient ses indécisions, ses
+enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants vers
+des idées généreuses et vers des professions décoratives.
+
+Depuis qu'il était homme, on ne lui disait plus: «Regarde Jean et
+imite-le!» mais chaque fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait ceci,
+Jean a fait cela,» il comprenait bien le sens et l'allusion cachés sous
+ces paroles.
+
+Leur mère, une femme d'ordre, une économe bourgeoise un peu
+sentimentale, douée d'une âme tendre de caissière, apaisait sans cesse
+les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grands fils, de
+tous les menus faits de la vie commune. Un léger événement, d'ailleurs,
+troublait en ce moment sa quiétude, et elle craignait une complication,
+car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses
+enfants achevaient l'un et l'autre leurs éludes spéciales, d'une
+voisine, Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort à la
+mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois
+ans, une maîtresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme
+un animal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous les
+événements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, étroit et
+bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie
+et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une
+tasse de thé.
+
+Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse,
+interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait
+de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme
+raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort.
+
+Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans
+la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser, moins par désir de
+lui plaire que par envie de se supplanter.
+
+Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu'un des deux
+triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle aurait aussi
+bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.
+
+Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux
+follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne, hardi,
+batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son
+esprit.
+
+Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par une similitude de
+nature. Cette préférence d'ailleurs ne se montrait que par une presque
+insensible différence dans la voix et le regard, et en ceci encore
+qu'elle prenait quelquefois son avis.
+
+Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne
+propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement être
+différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de ses idées
+politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par
+moments: «Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un regard froid de
+magistrat qui instruit le procès des femmes, de toutes les femmes, ces
+pauvres êtres!
+
+Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l'avait invitée à
+ses parties de pêche où il n'emmenait jamais non plus sa femme, car
+il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un
+long-courrier retraité, rencontré aux heures de marée sur le port et
+devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart,
+chargé delà garde du bateau.
+
+Or, un soir de la semaine précédente, comme Mme Rosémilly qui avait
+dîné chez lui disait: «Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien
+bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi de l'envie de la
+communiquer, de faire des croyants à la façon des prêtres, s'écria:
+
+--Voulez-vous y venir?
+
+--Mais oui.
+
+--Mardi prochain?
+
+--Oui, mardi prochain.
+
+--Êtes-vous femme à partir à cinq heures du matin?
+
+Elle poussa un cri de stupeur:
+
+--Ah! mais non, par exemple.
+
+Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation.
+
+Il demanda cependant:
+
+--A quelle heure pourriez-vous partir?
+
+--Mais ... à neuf heures!
+
+--Pas avant?
+
+--Non, pas avant, c'est déjà très tôt!
+
+Le bonhomme hésitait. Assurément on ne prendrait rien, car si le soleil
+chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux frères s'étaient
+empressés d'arranger la partie, de tout organiser et de tout régler
+séance tenante.
+
+Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait été jeter l'ancre sous les
+rochers blancs du cap de la Hève; et on avait péché jusqu'à midi,
+puis sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, et le père Roland,
+comprenant un peu tard que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait
+en vérité que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne
+tressaillaient plus, avait jeté, dans un mouvement d'impatience
+irraisonnée, un _zut_ énergique qui s'adressait autant à la veuve
+indifférente qu'aux bêtes insaisissables. Maintenant il regardait le
+poisson capturé, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il
+leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait:
+
+--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu?
+
+Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, accrochèrent dans les
+bouchons de liège les hameçons nettoyés et attendirent.
+
+Roland s'était levé pour interroger l'horizon à la façon d'un capitaine:
+
+--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!
+
+Et soudain, le bras allongé vers le nord, il ajouta:
+
+--Tiens, tiens, le bateau de Southampton.
+
+Sur la mer plate, tendue comme une étoffe bleue, immense, luisante, aux
+reflets d'or et de feu, s'élevait là-bas, dans la direction indiquée, un
+nuage noirâtre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire
+qui semblait tout petit de si loin.
+
+Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, nombreuses, venant toutes
+vers la jetée du Havre dont on distinguait à peine la ligne blanche et
+le phare, droit comme une corne sur le bout.
+
+Roland demanda:
+
+--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_?
+
+Jean répondit:
+
+--Oui, papa.
+
+--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, là-bas.
+
+Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le
+point, et soudain, ravi d'avoir vu:
+
+--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminées. Voulez-vous
+regarder, madame Rosémilly?
+
+Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans
+parvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle ne distinguait
+rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout
+rond, et puis des choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui
+faisaient tourner le coeur.
+
+Elle dit en rendant la longue-vue:
+
+--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-là. Ça
+mettait même en colère mon mari qui restait des heures à la fenêtre à
+regarder passer les navires.
+
+Le père Roland, vexé, reprit:
+
+--Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, car ma lunette est
+excellente.
+
+Puis il l'offrit à sa femme:
+
+--Veux-tu voir?
+
+--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas.
+
+Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,
+semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette
+fin de jour.
+
+Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir. Elle avait un
+air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait à voir.
+Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce
+qui ne l'empêchait point de goûter le charme du rêve. Elle aimait les
+lectures, les romans et les poésies, non pour leur valeur d'art, mais
+pour la songerie mélancolique et tendre qu'ils éveillaient en elle. Un
+vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde,
+comme elle disait, lui donnait la sensation d'un désir mystérieux
+presque réalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères qui
+troublaient un peu son âme bien tenue comme un livre de comptes.
+
+Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assez visible
+qui alourdissait sa taille autrefois très souple et très mince.
+
+Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans être méchant, la
+rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotes en
+boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant tout étranger il
+se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs
+terribles, bien qu'il eût peur de tout le monde. Elle, par horreur du
+bruit, des scènes, des explications inutiles, cédait toujours et ne
+demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps,
+prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie
+cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.
+
+Depuis le départ elle s'abandonnait tout entière, tout son esprit et
+toute sa chair, à ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point,
+elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espérances, il lui
+semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de
+moelleux, de fluide, de délicieux, qui la berçait et l'engourdissait.
+
+Quand le père commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!» elle
+sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs jaquettes et
+relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
+
+Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord,
+Jean l'aviron de bâbord, et ils attendirent que le patron criât: «Avant
+partout!» car il tenait à ce que les manoeuvres fussent exécutées
+régulièrement.
+
+Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se
+couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
+commença pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout
+doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de mâles des deux
+frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre
+l'autre.
+
+Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi
+sans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en
+surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou
+d'un mot: «Jean, mollis.»--«A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait:
+«Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras.»
+Celui qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait
+moins ardent, et le bateau se redressait.
+
+Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre
+étaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
+blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles qui roulait sous la
+peau.
+
+Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les
+jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier
+dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en
+venait vers la côte. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser
+tout le banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait à commander:
+«Doucement, le _un_--souque le _deux_.» Le _un_ redoublait de rage
+et le _deux_ ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.
+
+Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se levèrent ensemble,
+et Jean, sur l'ordre de son père, tira seul quelques instants. Mais à
+partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'échauffait,
+tandis que Pierre, essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur,
+faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le père Roland fit
+stopper pour permettre à l'aîné de reprendre haleine et de redresser la
+barque dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pâles,
+humilié et rageur, balbutiait:
+
+--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'étais très
+bien parti, et cela m'a coupé les bras.
+
+Jean demandait:
+
+--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?
+
+--Non, merci, cela passera.
+
+La mère ennuyée disait:
+
+--Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans un état
+pareil, tu n'es pourtant pas un enfant.
+
+Il haussait les épaules et recommençait à ramer.
+
+Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre.
+Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait en arrière
+un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins
+cheveux.
+
+Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous
+rattrape.» Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminées
+inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues,
+le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, chargé de passagers et
+d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui
+retombait en écume, lui donnaient un air de hâte, un air de courrier
+pressé; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames
+minces et transparentes qui glissaient le long des bords.
+
+Quand il fut tout près de la _Perle_, le père Roland leva son
+chapeau, les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine
+d'ombrelles répondirent à ces saluts en se balançant vivement sur le
+paquebot qui s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface paisible
+et luisante de la mer, quelques lentes ondulations.
+
+Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi de fumée, accourant de tous
+les points de l'horizon vers la jetée courte et blanche qui les avalait
+comme une bouche, l'un après l'autre. Et les barques de pêche et les
+grands voiliers aux mâtures légères glissant sur le ciel, traînés par
+d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers
+cet ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait
+vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de
+goélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les steamers
+hâtifs s'enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat de l'Océan,
+tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par les mouches qui les
+avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande
+hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait
+rouge au soleil couchant.
+
+Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:
+
+--Dieu! que c'est beau, cette mer!
+
+Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, qui n'avait cependant
+rien de triste:
+
+--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.
+
+Roland s'écria:
+
+--Tenez, voici la _Normandie_ qui se présente à l'entrée. Est-elle
+grande, hein?
+
+Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, de l'autre côté de
+l'embouchure de la Seine--vingt kilomètres, cette embouchure--disait-il.
+Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière
+de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse
+jusqu'à Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la
+Seine, qui se déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes
+de Quilleboeuf eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours
+du chenal. Il fit remarquer comment le Havre séparait la basse de
+la haute Normandie. En basse Normandie, la côte plate descendait en
+pâturages, en prairies et en champs jusqu'à la mer. Le rivage de
+la haute Normandie, au contraire, était droit, une grande falaise,
+découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu'à Dunkerque une immense
+muraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un village ou un
+port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, Le Tréport, Dieppe, etc.
+
+Les deux femmes ne l'écoutaient point, engourdies par le bien-être,
+émues par la vue de cet Océan couvert de navires qui couraient comme des
+bêtes autour de leur tanière; et elles se taisaient, un peu écrasées par
+ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de
+soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il était
+de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent
+parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est
+irritant comme une grossièreté.
+
+Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en
+allait vers le port, toute petite à côté des gros navires.
+
+Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la
+main des dames pour les faire descendre; et on pénétra dans la ville.
+Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetées
+à l'heure de la pleine mer, rentrait aussi.
+
+Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En
+montant la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant un magasin de
+modes ou d'orfèvrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis
+elles repartaient après avoir échangé leurs idées.
+
+Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque
+jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolongé par d'autres
+bassins, où les grosses coques, ventre à ventre, se touchaient sur
+quatre ou cinq rangs. Tous les mâts innombrables; sur une étendue de
+plusieurs kilomètres de quais, tous les mâts avec les vergues, les
+flèches, les cordages, donnaient à cette ouverture au milieu de la ville
+l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles,
+les goélands tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme une pierre qui
+tombe, tous les débris jetés à l'eau; et un mousse, qui rattachait une
+poulie à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là pour chercher des
+nids.
+
+--Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin de finir
+ensemble la journée? demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.
+
+--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans cérémonie. Ce serait
+triste de rentrer toute seule ce soir.
+
+Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence de la jeune femme
+commençait à froisser, murmura: «Bon, voici la veuve qui s'incruste,
+maintenant.» Depuis quelques jours il l'appelait «la veuve». Ce mot,
+sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, qui lui
+paraissait méchante et blessante.
+
+Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu'au seuil de leur
+logis. C'était une maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée et
+de deux petits étages, rue Belle-Normande. La bonne, Joséphine, une
+fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde à bon marché, qui
+possédait à l'excès l'air étonné et bestial des paysans, vint ouvrir,
+referma la porte, monta derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était au
+premier, puis elle dit:
+
+--Il est v'nu un m'sieu trois fois.
+
+Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria:
+
+--Qui ça est venu, nom d'un chien?
+
+Elle ne se troublait jamais des éclats de voix de son maître, et elle
+reprit:
+
+--Un m'sieu d'chez l'notaire.
+
+--Quel notaire?
+
+--D'chez m'sieu Canu, donc.
+
+--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?
+
+--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée.
+
+Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami du père Roland, dont il
+faisait les affaires. Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée,
+il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente et importante; et les quatre
+Roland se regardèrent, troublés par cette nouvelle comme le sont les
+gens de fortune modeste à toute intervention d'un notaire, qui éveille
+une foule d'idées de contrats, d'héritages, de procès, de choses
+désirables ou redoutables. Le père, après quelques secondes de silence,
+murmura:
+
+--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?
+
+Mme Rosémilly se mit à rire:
+
+--Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. Je porte bonheur.
+
+Mais ils n'espéraient la mort de personne qui pût leur laisser quelque
+chose.
+
+Mme Roland, douée d'une excellente mémoire pour les parentés, se mit
+aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mari et du
+sien, à remonter les filiations, à suivre les branches des cousinages.
+
+Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau:
+
+--Dis donc, père (elle appelait son mari «père» dans la maison, et
+quelquefois «monsieur Roland» devant les étrangers), dis donc, père, te
+rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, en secondes noces?
+
+--Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.
+
+--En a-t-il eu des enfants?
+
+--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.
+
+--Non. Alors il n'y a rien par là.
+
+Déjà elle s'animait à cette recherche, elle s'attachait à cette
+espérance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui
+aimait beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, et qui craignait
+une désillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle,
+au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.
+
+--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amérique! Moi, je
+croirais bien plutôt qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.
+
+Tout le monde fut surpris à cette idée, et Jean demeura un peu froissé
+que son frère eût parlé de cela devant Mme Rosémilly.
+
+--Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? La supposition est très
+contestable. Tu es l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord.
+Et puis, moi, je ne veux pas me marier.
+
+Pierre ricana:
+
+--Tu es donc amoureux?
+
+L'autre, mécontent, répondit:
+
+--Est-il nécessaire d'être amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore
+se marier?
+
+--Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu attends.
+
+--Admets que j'attends, si tu veux.
+
+Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, trouva tout à coup la
+solution la plus vraisemblable.
+
+--Parbleu! nous sommes bien bêtes de nous creuser la tête. Maître Lecanu
+est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, et Jean
+un cabinet d'avocat, il a trouvé à caser l'un de vous deux.
+
+C'était tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord.
+
+--C'est servi, dit la bonne.
+
+Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre
+à table.
+
+Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle à manger, au
+rez-de-chaussée.
+
+On ne parla guère tout d'abord; mais, au bout de quelques instants,
+Roland s'étonna de nouveau de cette visite du notaire.
+
+--En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyé trois
+fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même?
+
+Pierre trouvait cela naturel.
+
+--Il faut sans doute une réponse immédiate; et il a peut-être à nous
+communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup
+écrire.
+
+Mais ils demeuraient préoccupés et un peu ennuyés tous les quatre
+d'avoir invité cette étrangère qui gênerait leur discussion et les
+résolutions à prendre.
+
+Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annoncé.
+
+Roland s'élança.
+
+--Bonjour, cher maître.
+
+Il donnait comme titre à M. Lecanu le «maître» qui précède le nom de
+tous les notaires.
+
+Mme Rosémilly se leva:
+
+--Je m'en vais, je suis très fatiguée.
+
+On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et
+elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisît, comme on le
+faisait toujours.
+
+Mme Roland s'empressa près du nouveau venu:
+
+--Une tasse de café, Monsieur?
+
+--Non, merci, je sors de table.
+
+--Une tasse de thé, alors?
+
+--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler
+affaires.
+
+Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le
+mouvement rythmé de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit des
+casseroles lavées par la bonne trop bête même pour écouter aux portes.
+
+Le notaire reprit:
+
+--Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, Léon Maréchal?
+
+M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: Je crois bien!
+
+--C'était un de vos amis?
+
+Roland déclara:
+
+--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé; il ne quitte pas le
+boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu
+depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avons cessé de nous
+écrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre....
+
+Le notaire reprit gravement:
+
+--M. Maréchal est décédé!
+
+L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise
+triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces
+nouvelles.
+
+M. Lecanu continua:
+
+--Mon confrère de Paris vient de me communiquer la principale
+disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean,
+M. Jean Roland, son légataire universel.
+
+L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot à dire.
+
+Mme Roland, la première, dominant son émotion, balbutia:
+
+--Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon
+Dieu ... mort!...
+
+Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes,
+gouttes de chagrin venues de l'âme qui coulent sur les joues et semblent
+si douloureuses, étant si claires.
+
+Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu'à
+l'espérance annoncée. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur
+les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il
+demanda, pour arriver à la question intéressante:
+
+--De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?
+
+M. Lecanu l'ignorait parfaitement.
+
+--Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiers directs, il
+laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en
+obligations trois pour cent, à votre second fils, qu'il a vu naître,
+grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A défaut d'acceptation de la
+part de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.
+
+Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'écria:
+
+--Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. Moi, si je n'avais pas eu
+de descendant, je ne l'aurais certainement point oublié non plus, ce
+brave ami!
+
+Le notaire souriait:
+
+--J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même la chose. Ça
+fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.
+
+Il n'avait point du tout songé que cette bonne nouvelle était la mort
+d'un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même d'oublier
+subitement cette intimité annoncée tout à l'heure avec conviction.
+
+Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle
+pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle
+appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs.
+
+Le docteur murmura:
+
+--C'était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent à
+dîner, mon frère et moi.
+
+Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier
+sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser,
+jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir.
+
+Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phrase
+convenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva que ceci:
+
+--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le
+voir.
+
+Mais la pensée du père galopait; elle galopait autour de cet héritage
+annoncé, acquis déjà, de cet argent caché derrière la porte et qui
+allait entrer tout à l'heure, demain, sur un mot d'acceptation.
+
+Il demanda:
+
+--Il n'y a pas de difficultés possibles? ... pas de procès? ... pas de
+contestations?...
+
+Me Lecanu semblait tranquille:
+
+--Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme très nette.
+Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean.
+
+--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire?
+
+--Très claire.
+
+--Toutes les formalités ont été remplies?
+
+--Toutes.
+
+Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague,
+instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner, et il reprit:
+
+--Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatement toutes ces
+choses, c'est pour éviter à mon fils des désagréments qu'il pourrait ne
+pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassée,
+est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable.
+En somme, ce n'est pas moi qui hérite, mais je pense au petit avant
+tout.
+
+Dans la famille on appelait toujours Jean «le petit», bien qu'il fût
+beaucoup plus grand que Pierre.
+
+Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un rêve, se rappeler une chose
+lointaine, presque oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle
+n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:
+
+--Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé sa fortune
+à mon petit Jean?
+
+--Oui, Madame.
+
+Elle reprit alors simplement:
+
+--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait.
+
+Roland s'était levé:
+
+--Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suite
+l'acceptation?
+
+--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deux
+heures, si cela vous convient.
+
+--Mais oui, mais oui, je crois bien!
+
+Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, et qui souriait, après les
+larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son
+fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mère reconnaissante,
+elle demanda:
+
+--Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?
+
+--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir.
+
+La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux secs en de profondes boîtes
+de fer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui semblent
+cuites pour des becs de perroquet et soudées en des caisses de métal
+pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des
+serviettes grises, pliées en petits carrés, ces serviettes à thé qu'on
+ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisième
+fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire
+chauffer l'eau. Alors on attendit.
+
+Personne ne pouvait parler; on avait trop à penser, et rien à dire.
+Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie
+de pêche, fit l'éloge de la _Perle_ et de Mme Rosémilly.
+
+--Charmante, charmante, répétait le notaire.
+
+Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme en hiver,
+quand le feu brûle, les mains dans ses poches et les lèvres remuantes
+comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torturé du désir
+impérieux de laisser sortir toute sa joie.
+
+Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croisées de
+la même façon, à droite et à gauche du guéridon central, regardaient
+fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions
+différentes.
+
+Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, après avoir
+émietté dedans une petite galette trop dure pour être croquée; puis il
+se leva, serra les mains et sortit.
+
+--C'est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deux heures.
+
+--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot.
+
+Après ce départ il y eut encore un silence, puis le père Roland vint
+taper de ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils
+en criant:
+
+--Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses pas?
+
+Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant:
+
+--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.
+
+Mais le bonhomme ne se possédait plus d'allégresse. Il marchait, jouait
+du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses
+talons, et répétait:
+
+--Quelle chance! quelle chance! En voilà une, de chance!
+
+Pierre demanda:
+
+--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal?
+
+Le père répondit:
+
+--Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison; mais tu te
+rappelles bien qu'il allait te prendre au collège, les jours de sortie,
+et qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. Tiens, justement, le
+matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est allé chercher le
+médecin! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est trouvée
+souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et
+il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au lieu du
+sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus
+tard. Il est même probable qu'il s'est souvenu de ce détail au moment de
+mourir; et comme il n'avait aucun héritier il s'est dit: «Tiens,
+j'ai contribué à la naissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma
+fortune.» Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses
+souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut:
+
+--Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare, par
+le temps qui court.
+
+Jean s'était levé:
+
+--Je vais faire un bout de promenade, dit-il.
+
+Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer, à faire
+des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina,
+prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de
+s'entendre bien avant d'être en possession de l'héritage.
+
+Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir. Pierre, à
+son tour, déclara qu'il sortait, et suivit son frère, après quelques
+minutes.
+
+Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland la saisit
+dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour répondre à
+un reproche qu'elle lui avait souvent adressé:
+
+--Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait servi à rien de rester à
+Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir
+ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombe du ciel.
+
+Elle était devenue toute sérieuse:
+
+--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre?
+
+--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis
+son frère fera bien quelque chose pour lui.
+
+--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean, rien qu'à
+Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé.
+
+Le bonhomme semblait perplexe:
+
+--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous.
+
+--Non. Ce n'est pas très juste non plus.
+
+I1 s'écria:
+
+--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas
+toujours chercher un tas d'idées désagréables. Il faut que tu gâtes tous
+mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà
+une veine, une rude veine!
+
+Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regret pour
+l'ami mort si généreusement.
+
+Mme Roland se remit à songer devant la lampe qui charbonnait.
+
+
+
+II
+
+
+Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la
+principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais
+des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la
+canne sous le bras, les mains derrière le dos.
+
+Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent comme lorsqu'on a reçu
+quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait et il
+n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait cette pesanteur de l'âme
+et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir
+où; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque
+insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui
+gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et
+légère, quelque chose comme une graine de chagrin.
+
+Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières
+du café Tortoni, et il s'en vint lentement vers la façade illuminée;
+mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver là des amis, des
+connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une répugnance
+brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des
+petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue
+principale qui le conduisait vers le port.
+
+Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant un endroit qui lui plût,
+qui fût agréable à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il
+s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne.
+
+En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna
+vers la jetée; il avait choisi la solitude.
+
+Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s'assit, déjà las de
+marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l'avoir faite.
+
+Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» Et il se mit à chercher dans son
+souvenir quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme on interroge un
+malade pour trouver la cause de sa fièvre.
+
+Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même temps, il s'emballait,
+puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans; mais chez lui la
+nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme
+sensitif dominait toujours l'homme intelligent.
+
+Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement
+sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un pour n'être
+pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu'il pourrait voir
+et pour les choses qu'ils pourraient lui dire.
+
+Et il se posa cette question: «Serait-ce l'héritage de Jean?»
+
+Oui, c'était possible, après tout. Quand le notaire avait annoncé cette
+nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on
+n'est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et
+persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
+
+Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de
+l'impression produite par un fait sur l'être instinctif et créant en lui
+un courant d'idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires
+à celles que désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'être
+pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence.
+
+Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils qui hérite d'une grosse
+fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis
+longtemps et interdites par l'avarice d'un père, aimé pourtant, et
+regretté.
+
+Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait
+mieux, content d'avoir compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir
+dévoilé l'autre qui est en nous.
+
+--Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il.
+
+C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr maintenant, car la
+première idée qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme
+Rosémilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien
+faite pour dégoûter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la
+jalousie gratuite, l'essence même de la jalousie, celle qui est parce
+qu'elle est! Faut soigner cela!
+
+Il arrivait devant le mât des signaux qui indique la hauteur de l'eau
+dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires
+signalés au large et devant entrer à la prochaine marée. On attendait
+des steamers du Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks
+danois, une goélette norvégienne et un vapeur turc, ce qui surprit
+Pierre autant que s'il avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans
+une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban,
+qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons.
+
+--Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple
+marin.
+
+Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta pour contempler la rade. Sur
+sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares électriques
+du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux,
+jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux
+foyers voisins, les deux rayons parallèles, pareils aux queues géantes
+de deux comètes, descendaient, suivant une pente droite et démesurée, du
+sommet de la côte au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées, deux
+autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entrée du Havre;
+et là-bas, de l'autre côté de la Seine, on en voyait d'autres encore,
+beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, à éclats et à éclipses,
+s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes,
+rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux
+vivants de la terre hospitalière disant, rien que par le mouvement
+mécanique invariable et régulier de leurs paupières: «C'est moi. Je suis
+Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.» Et
+dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour
+une planète, le phare aérien d'Étouville montrait la route de Rouen, à
+travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve.
+
+Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le
+ciel, on croyait voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient dans
+la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes
+ou rouges aussi. Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes,
+cependant, semblaient courir; c'étaient les feux des bâtiments à l'ancre
+attendant la marée prochaine, ou des bâtiments en marche venant chercher
+un mouillage.
+
+Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville; et elle avait l'air
+du phare énorme et divin, allumé dans le firmament pour guider la flotte
+infinie des vraies étoiles.
+
+Pierre murmura, presque à haute voix: «Voilà, et nous nous faisons de la
+bile pour quatre sous!»
+
+Tout près de lui soudain, dans la tranchée large et noire ouverte entre
+les jetées, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'étant
+penché sur le parapet de granit, il vit une barque de pêche qui
+rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit
+d'aviron, doucement poussée par sa haute voile brune tendue à la brise
+du large.
+
+Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus, comme on serait tranquille,
+peut-être!» Puis ayant fait encore quelques pas, il aperçut un homme
+assis à l'extrémité du môle.
+
+Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui était-ce?
+Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il
+reconnut son frère.
+
+--Tiens, c'est toi, Jean?
+
+--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici?
+
+--Mais je prends l'air. Et toi?
+
+Jean se mit à rire:
+
+--Je prends l'air également.
+
+Et Pierre s'assit à côté de son frère.
+
+--Hein, c'est rudement beau?
+
+--Mais oui.
+
+Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regardé; il reprit:
+
+--Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs fous de partir, de m'en aller
+avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits
+feux, là-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux
+grandes fleurs et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays aux
+oiseaux-mouches, aux éléphants, aux lions libres, aux rois nègres, de
+tous les pays qui sont nos contes de fées à nous qui ne croyons plus à
+la Chatte blanche ni à la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic
+de pouvoir s'offrir une promenade par là-bas; mais voilà, il faudrait de
+l'argent, beaucoup....
+
+Il se tut brusquement, songeant que son frère l'avait maintenant, cet
+argent, et que délivré de tout souci, délivré du travail quotidien,
+libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller où bon lui
+semblerait, vers les blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.
+
+Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes chez lui, si brusques,
+si rapides qu'il ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les
+modifier, venues, semblait-il, d'une seconde âme indépendante et
+violente, le traversa: «Bah! il est trop niais, il épousera la petite
+Rosémilly.»
+
+Il s'était levé.
+
+--Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher.
+
+Il serra la main de son frère, et reprit avec un accent très cordial:
+
+--Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je suis bien content de
+t'avoir rencontré tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait
+plaisir, combien je te félicite, et combien je t'aime.
+
+Jean d'une nature douce et tendre, très ému, balbutiait:
+
+--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.
+
+Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les
+mains derrière le dos.
+
+Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il
+ferait, mécontent de cette promenade écourtée; d'avoir été privé de la
+mer par la présence de son frère.
+
+Il eut une inspiration: «Je vais boire un verre de liqueur chez le père
+Marowsko»; et il remonta vers le quartier d'Ingouville.
+
+Il avait connu le père Marowsko dans les hôpitaux, à Paris. C'était un
+vieux Polonais, réfugié politique, disait-on, qui avait eu des histoires
+terribles là-bas, et qui était venu exercer en France, après nouveaux
+examens, son métier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passée;
+aussi des légendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes,
+et plus tard parmi les voisins. Cette réputation de conspirateur
+redoutable, de nihiliste, de régicide, de patriote prêt à tout, échappé
+à la mort par miracle, avait séduit l'imagination aventureuse et vive de
+Pierre Roland; et il était devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir
+jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne.
+C'était encore grâce au jeune médecin que le bonhomme était venu
+s'établir au Havre, comptant sur une belle clientèle que le nouveau
+docteur lui fournirait.
+
+En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant
+des remèdes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.
+
+Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heure avec lui,
+car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont
+il jugeait profonds les longs silences.
+
+Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du comptoir chargé de fioles. Ceux
+de la devanture n'avaient point été allumés, par économie. Derrière
+ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongées l'une sur
+l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui,
+continuant son front dégarni, lui donnait un air triste de perroquet,
+dormait profondément, le menton sur la poitrine.
+
+Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et reconnaissant le docteur,
+vint au-devant de lui, les mains tendues.
+
+Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides et de sirops, beaucoup
+trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique
+soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait
+à sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zézaiement et des
+intonations de jeune être qui commence à prononcer.
+
+Pierre s'assit et Marowsko demanda:
+
+--Quoi de neuf, mon cher docteur?
+
+--Rien. Toujours la même chose partout.
+
+--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.
+
+--Je ne le suis pas souvent.
+
+--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+--Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle. Voilà deux
+mois que je cherche à tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a
+fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ...
+une bonne liqueur, très bonne, très bonne.
+
+Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il
+apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets,
+jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait toutes grandes
+les jambes, ne faisait un mouvement entier et définitif. Ses idées
+semblaient pareilles à ses actes; il les indiquait, les promettait, les
+esquissait, les suggérait, mais ne les énonçait pas.
+
+Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait être d'ailleurs la
+préparation des sirops et des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne
+liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.
+
+Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sans parvenir à
+en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser à
+Marat.
+
+Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique et apportés
+sur la planche aux préparations; puis les deux hommes examinèrent en
+l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.
+
+--Joli rubis! déclara Pierre.
+
+--N'est-ce pas?
+
+La vieille tête de perroquet du Polonais semblait ravie.
+
+Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau, réfléchit encore
+et se prononça:
+
+--Très bon, très bon, et très neuf comme saveur; une trouvaille, mon
+cher!
+
+--Ah! vraiment, je suis bien content.
+
+Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il
+voulait l'appeler «essence de groseille», ou bien «fine groseille», ou
+bien «grosélia», ou bien «groséline».
+
+Pierre n'approuvait aucun de ces noms.
+
+Le vieux eut une idée:
+
+--Ce que vous avez dit tout à l'heure est très bon, très bon: «Joli
+rubis.»
+
+Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eût
+trouvé, et il conseilla simplement «groseillette», que Marowsko déclara
+admirable.
+
+Puis ils se turent et demeurèrent assis quelques minutes, sans prononcer
+un mot, sous l'unique bec de gaz.
+
+Pierre, enfin, presque malgré lui:
+
+--Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, ce soir. Un des
+amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.
+
+Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, après avoir
+songé, il espéra que le docteur héritait par moitié. Quand la chose eut
+été bien expliquée, il parut surpris et fâché; et pour exprimer son
+mécontentement de voir son jeune ami sacrifié, il répéta plusieurs fois:
+
+--Ça ne fera pas un bon effet.
+
+Pierre, que son énervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko
+entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon
+effet? Quel mauvais effet pouvait résulter de ce que son frère héritait
+la fortune d'un ami de la famille?
+
+Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage.
+
+--Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vous dis que ça
+ne fera pas un bon effet.
+
+Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra dans la maison paternelle
+et se coucha.
+
+Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la
+chambre voisine, puis il s'endormit après avoir bu deux verres d'eau.
+
+
+
+III
+
+
+Le docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bien arrêtée de
+faire fortune.
+
+Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans en poursuivre
+la réalité. Au début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle,
+l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa
+confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier échec qui le
+jetait dans une voie nouvelle.
+
+Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait. Combien de
+médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait
+d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses études, il avait
+pu apprécier les plus célèbres professeurs, et il les jugeait des ânes.
+Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen
+quelconque à capter la clientèle élégante et riche du Havre, il pouvait
+gagner cent mille francs par an avec facilité. Et il calculait, d'une
+façon précise, les gains assurés. Le matin il sortirait, il irait chez
+ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, à
+vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille
+francs par an, même soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades
+était inférieur à la réalisation certaine. Après midi, il recevrait
+dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs à dix francs, soit
+trente-six mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, chiffre
+rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir à dix francs et
+qu'il recevrait à cinq francs feraient peut-être sur ce total une légère
+diminution compensée par les consultations avec d'autres médecins et par
+tous les petits bénéfices courants de la profession. Rien de plus
+facile que d'arriver là avec de la réclame habile, des échos dans le
+_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les
+yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes entreprises par le
+jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frère,
+plus riche et célèbre, et content de lui-même, car il ne devrait sa
+fortune qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses vieux parents,
+justement fiers de sa renommée. Il ne se marierait pas, ne voulant point
+encombrer son existence d'une femme unique et gênante, mais il aurait
+des maîtresses parmi ses clientes les plus jolies.
+
+Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta hors du lit comme pour le
+saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville
+l'appartement qui lui convenait.
+
+Alors, en rôdant à travers les rues, il songea combien sont légères les
+causes déterminantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu,
+il aurait dû prendre cette résolution née brusquement en lui, sans aucun
+doute, à la suite de l'héritage de son frère.
+
+Il s'arrêtait devant les portes où pendait un écriteau annonçant soit un
+bel appartement, soit un riche appartement à louer, les indications sans
+adjectif le laissant toujours plein de dédain. Alors il visitait avec
+des façons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur
+son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des
+issues, annonçait qu'il était médecin et qu'il recevait beaucoup. Il
+fallait que l'escalier fût large et bien tenu; il ne pouvait monter
+d'ailleurs au-dessus du premier étage.
+
+Après avoir noté sept ou huit adresses et griffonné deux cents
+renseignements, il rentra pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.
+
+Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc
+sans lui. Pourquoi? Jamais on n'était aussi exact dans la maison. Il fut
+froissé, mécontent, car il était un peu susceptible. Dès qu'il entra,
+Roland lui dit:
+
+--Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons à deux
+heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.
+
+Le docteur s'assit, sans répondre, après avoir embrassé sa mère et serré
+la main de son père et de son frère; et il prit dans le plat creux, au
+milieu de la table, la côtelette réservée pour lui. Elle était froide
+et sèche. Ce devait être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la
+laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, et ne pas perdre la
+tête au point d'oublier complètement l'autre fils, le fils aîné. La
+conversation, interrompue par son entrée, reprit au point où il l'avait
+coupée.
+
+--Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de
+suite. Je m'installerais richement, de façon à frapper l'oeil, je me
+montrerais dans le monde, je monterais à cheval, et je choisirais une ou
+deux causes intéressantes pour les plaider et me bien poser au Palais.
+Je voudrais être une sorte d'avocat amateur très recherché. Grâce à
+Dieu, te voici à l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en
+somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes études et parce qu'un
+homme ne doit jamais rester à rien faire.
+
+Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:
+
+--Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais un joli bateau, un cotre
+sur le modèle de nos pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.
+
+Pierre, à son tour, donna son avis. En somme, ce n'était pas la fortune
+qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour
+les médiocres elle n'était qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle
+mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils étaient
+rares d'ailleurs, ceux-là. Si Jean était vraiment un homme supérieur,
+il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait à l'abri du besoin.
+Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en
+d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre
+la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'écus pour tout procès gagné
+ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, une lumière du
+droit.
+
+Et il ajouta comme conclusion:
+
+--Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, des cadavres!
+
+Le père Roland haussa les épaules:
+
+--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous
+ne sommes pas des bêtes de peine, mais des hommes. Quand on naît pauvre,
+il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a
+des rentes, sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter le
+tempérament.
+
+Pierre répondit avec hauteur:
+
+--Nos tendances ne sont pas les mêmes! Moi je ne respecte au monde que
+le savoir et l'intelligence, tout le reste est méprisable.
+
+Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les heurts incessants entre
+le père et le fils; elle détourna donc la conversation, et parla d'un
+meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, à Bolbec-Nointot.
+Les esprits aussitôt furent occupés par les circonstances environnant le
+forfait, et attirés par l'horreur intéressante, par le mystère attrayant
+des crimes, qui, même vulgaires, honteux et répugnants, exercent sur la
+curiosité humaine une étrange et générale fascination.
+
+De temps en temps, cependant, le père Roland tirait sa montre:
+
+--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route.
+
+Pierre ricana:
+
+--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça n'était point la peine de me
+faire manger une côtelette froide.
+
+--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mère.
+
+Il répondit sèchement:
+
+--Moi, non, pour quoi faire? Ma présence est fort inutile.
+
+Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand
+on avait parlé du meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, quelques
+idées et développé quelques considérations sur les crimes et sur les
+criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarté de son
+oeil, la rougeur animée de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe,
+semblaient proclamer son bonheur.
+
+Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau,
+recommença ses investigations du matin à travers les appartements à
+louer. Après deux ou trois heures d'escaliers montés et descendus, il
+découvrit enfin, sur le boulevard François Ier, quelque chose de
+joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues différentes, deux
+salons, une galerie vitrée où les malades, en attendant leur tour, se
+promèneraient au milieu des fleurs, et une délicieuse salle à manger en
+rotonde ayant vue sur la mer.
+
+Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arrêta, car il
+fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou
+devant lui.
+
+La petite fortune amassée par son père s'élevait à peine à huit mille
+francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent
+ses parents dans l'embarras par ses longues hésitations dans le choix
+d'une carrière, ses tentatives toujours abandonnées et ses continuels
+recommencements d'études. Il partit donc en promettant une réponse
+avant deux jours; et l'idée lui vint de demander à son frère ce premier
+trimestre, ou même le semestre, soit quinze cents francs, dès que Jean
+serait en possession de son héritage.
+
+«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, pensait-il. Je le
+rembourserai peut-être même avant la fin de l'année. C'est tout simple,
+d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi.»
+
+Comme il n'était pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien à
+faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il
+demeura longtemps sur son banc, sans idées, les yeux à terre, accablé
+par une lassitude qui devenait de la détresse.
+
+Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maison paternelle,
+il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de
+l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passé son temps du
+lever jusqu'au coucher?
+
+Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par les rues,
+flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà que,
+tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, lui devenait odieuse,
+intolérable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture
+pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fossés de
+ferme ombragés de hêtres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un
+bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient point
+permises. Il songea soudain combien il est dur, à trente ans passés,
+d'être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, de temps en
+temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne:
+
+--Cristi! si j'avais de l'argent!
+
+Et la pensée de l'héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la
+façon d'une piqûre de guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne
+voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie.
+
+Autour de lui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils
+étaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très
+sérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour
+les écraser ensuite d'un coup de pied.
+
+Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tous les
+coins de son âme, où on en secoue tous les plis.
+
+«Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches,» pensait-il. Puis
+il se demanda si le plus sage dans la vie n'était pas encore d'engendrer
+deux ou trois de ces petits êtres inutiles et de les regarder grandir
+avec complaisance et curiosité. Et le désir du mariage l'effleura.
+On n'est pas si perdu, n'étant plus seul. On entend au moins remuer
+quelqu'un près de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est déjà
+quelque chose de dire «tu» à une femme, quand on souffre.
+
+Il se mit à songer aux femmes.
+
+Il les connaissait très peu, n'ayant eu au quartier Latin que des
+liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l'argent du mois, et
+renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister, cependant,
+des créatures très bonnes, très douces et très consolantes. Sa mère
+n'avait-elle pas été la raison et le charme du foyer paternel? Comme il
+aurait voulu connaître une femme, une vraie femme!
+
+Il se releva tout à coup avec la résolution d'aller faire une petite
+visite à Mme Rosémilly.
+
+Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, celle-là! Pourquoi?
+Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle
+pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à lui-même d'une façon
+nette, cette préférence entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour
+l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frère, il ne pouvait
+s'abstenir de le juger un peu médiocre et de se croire supérieur.
+
+Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la nuit; et, comme la
+veille au soir, il se demanda anxieusement: «Que vais-je faire?»
+
+Il se sentait maintenant à l'âme un besoin de s'attendrir, d'être
+embrassé et consolé. Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il
+était dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude où la présence
+d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frôlement
+d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout
+de suite, à notre coeur.
+
+Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenée un soir
+chez elle et revue de temps en temps.
+
+Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille.
+Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe?
+il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du goût
+pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent?
+
+Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie
+presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudés aux tables de
+chêne, la caissière lisait un roman, tandis que le patron, en manches de
+chemise, dormait tout à fait sur la banquette.
+
+Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement et, venant à lui:
+
+--Bonjour, comment allez-vous?
+
+--Pas mal, et toi?
+
+--Moi, très bien. Comme vous êtes rare?
+
+--Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suis médecin.
+
+--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai été souffrante
+la semaine dernière, je vous aurais consulté. Qu'est-ce que vous prenez?
+
+--Un bock, et toi?
+
+--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes.
+
+Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en
+avait été la permission tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent.
+De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarité facile
+des filles dont la caresse est à vendre, et le regardant avec des yeux
+engageants elle lui disait:
+
+--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon
+chéri.
+
+Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait bête, commune, sentant le
+peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve
+ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Tu es passé l'autre matin avec un beau blond à grande barbe, est-ce
+ton frère?
+
+--Oui, c'est mon frère.
+
+--Il est rudement joli garçon.
+
+--Tu trouves?
+
+--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.
+
+Quel étrange besoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante de
+brasserie l'héritage de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait de
+lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble
+apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, et
+pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eût eu besoin de vider de
+nouveau devant quelqu'un son coeur gonflé d'amertume?
+
+Il dit en croisant ses jambes:
+
+--Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d'hériter de vingt
+mille francs de rente.
+
+Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides:
+
+--Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand'mère ou bien sa
+tante?
+
+--Non, un vieil ami de mes parents.
+
+--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laissé, à toi?
+
+--Non. Moi je le connaissais très peu.
+
+Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôle sur les
+lèvres:
+
+--Eh bien! il a de la chance ton frère d'avoir des amis de cette
+espèce-là! Vrai, ça n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!
+
+Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda,
+la bouche crispée:
+
+--Qu'est-ce que tu entends par là?
+
+Elle avait pris un air bête et naïf:
+
+--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi.
+
+Il jeta vingt sous sur la table et sortit.
+
+Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça n'est pas étonnant qu'il te
+ressemble si peu.»
+
+Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes
+il y avait là une malice, une méchanceté, une infamie. Oui, cette fille
+avait dû croire que Jean était le fils du Maréchal.
+
+L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon jeté sur sa mère, fut
+si violente qu'il s'arrêta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour
+s'asseoir.
+
+Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise,
+et comme le garçon se présentait: «Un bock», dit-il.
+
+Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et
+tout à coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille:
+«Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il eu la même pensée, le même
+soupçon que cette drôlesse?
+
+La tête penchée sur son bock il regardait la mousse blanche pétiller
+et fondre, et il se demandait: «Est-ce possible qu'on croie une chose
+pareille?»
+
+Les raisons qui feraient naître ce doute odieux dans les esprits lui
+apparaissaient maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes,
+exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans héritiers laisse sa fortune aux
+deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais
+qu'il 1s donne tout entière à un seul de ces enfants, certes le monde
+s'étonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas
+prévu cela, comment son père ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne
+l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés trop heureux de cet
+argent inespéré pour que cette idée les effleurât. Et puis comment ces
+honnêtes gens auraient-ils soupçonné une pareille ignominie?
+
+Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux
+qui les connaissaient n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable,
+s'en amuser, s'en réjouir, rire de son père et mépriser sa mère?
+
+Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean était blond et
+lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de démarche, ni de
+tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous
+les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: «Lequel, le
+vrai ou le faux?»
+
+Il se leva avec la résolution de prévenir son frère, de le mettre en
+garde contre cet affreux danger menaçant l'honneur de leur mère.
+Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurément, serait de refuser
+l'héritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et
+connaissances informés de ce legs que le testament contenait des clauses
+et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un
+héritier, mais un dépositaire.
+
+Tout en rentrant à la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir
+son frère seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil
+sujet.
+
+Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le
+salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine
+Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin de fêter la bonne
+nouvelle.
+
+On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre
+en appétit, et on s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine
+Beausire, un petit homme tout rond à force d'avoir roulé sur la mer,
+et dont toutes les idées semblaient rondes aussi, comme les galets des
+rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie
+une chose excellente dont tout était bon à prendre.
+
+Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait aux dames
+deux nouveaux verres pleins.
+
+Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu
+son époux, s'écria:
+
+--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons
+en patois, ce qui signifie: «Deux vermouths ne font jamais mal.» Moi,
+voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque
+jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute
+un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la
+soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais,
+jamais, car je crains les avaries.
+
+Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de
+tout son coeur, la face déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe.
+Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait
+réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours
+assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond
+de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit.
+
+Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un
+oeuf et dur comme une balle.
+
+Mme Roland n'avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur, le
+regard brillant, elle contemplait son fils Jean.
+
+Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C'était une affaire
+finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans
+la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont
+il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus
+grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.
+
+Le dîner fut annoncé, et comme le vieux Roland allait offrir son bras à
+Mme Rosémilly: «Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui tout est
+pour Jean.»
+
+Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: devant l'assiette de Jean,
+assis à la place de son père, un énorme bouquet rempli de faveurs de
+soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, s'élevait comme un dôme
+pavoisé, flanqué de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide
+de pêches magnifiques, le second un gâteau monumental gorgé de crème
+fouettée et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathédrale en
+biscuit, le troisième des tranches d'ananas noyées dans un sirop clair,
+et le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds.
+
+--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons l'avènement de Jean le
+Riche.
+
+Après le potage on offrit du madère; et tout le monde déjà parlait
+en même temps. Beausire racontait un dîner qu'il avait fait à
+Saint-Domingue à la table d'un général nègre. Le père Roland l'écoutait,
+tout en cherchant à glisser entre les phrases le récit d'un autre repas
+donné par un de ses amis, à Meudon, et dont chaque convive avait été
+quinze jours malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient
+un projet d'excursion et de déjeuner à Saint-Jouin, dont ils se
+promettaient déjà un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas
+avoir dîné seul, dans une gargote au bord de la mer, pour éviter tout ce
+bruit, ces rires et cette joie qui l'énervaient.
+
+Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire à son
+frère ses craintes et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée
+déjà, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour
+lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation de
+leur mère étant menacée.
+
+L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland dans les récits de pêche.
+Beausire en narra de surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de Madagascar
+et surtout sur les côtes de la Chine et du Japon, où les poissons ont
+des figures drôles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces
+poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs
+nageoires bizarres, pareilles à des éventails, leur queue coupée en
+croissant de lune, en mimant d'une façon si plaisante que tout le monde
+riait aux larmes en l'écoutant.
+
+Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: «On a bien raison de
+dire que les Normands sont les Gascons du Nord.»
+
+Après le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet rôti, une salade,
+des haricots verts et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne de
+Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté allait croissant avec
+le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la première
+bouteille de champagne, le père Roland, très excité, imita avec sa
+bouche le bruit de cette détonation, puis déclara:
+
+--J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.
+
+Pierre, de plus en plus agacé, répondit en ricanant:
+
+--Cela est peut-être, cependant, plus dangereux pour toi.
+
+Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et
+demanda:
+
+--Pourquoi donc?
+
+Depuis longtemps il se plaignait de sa santé, de lourdeurs, de vertiges,
+de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit:
+
+--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer à côté de toi,
+tandis que le verre de vin te passe forcément dans le ventre.
+
+--Et puis?
+
+--Et puis il te brûle l'estomac, désorganise le système nerveux,
+alourdit la circulation et prépare l'apoplexie dont sont menacés tous
+les hommes de ton tempérament.
+
+L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipée comme une
+fumée par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et
+fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait pas.
+
+Mais Beausire s'écria:
+
+--Ah! ces sacrés médecins, toujours les mêmes: ne mangez pas, ne buvez
+pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du bobo à
+petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout ça, moi, Monsieur, dans toutes
+les parties du monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je
+ne m'en porte pas plus mal.
+
+Pierre répondit avec aigreur:
+
+--D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus fort que mon père; et puis
+tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour où ... et ils ne
+reviennent pas le lendemain dire au médecin prudent: «Vous aviez raison,
+docteur.» Quand je vois mon père faire ce qu'il y a de plus mauvais et
+de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le prévienne. Je
+serais un mauvais fils si j'agissais autrement.
+
+Mme Roland désolée intervint à son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce
+que tu as? Pour une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe quelle fête
+pour lui, pour nous. Tu vas gâter tout son plaisir et nous chagriner
+tous. C'est vilain, ce que tu fais là!
+
+Il murmura en haussant les épaules:
+
+--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.
+
+Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre
+plein de vin lumineux et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante
+s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressées et
+rapides, s'évaporer à la surface; il le regardait avec une méfiance de
+renard qui trouve une poule morte et flaire un piège.
+
+Il demanda, en hésitant:
+
+--Tu crois que ça me ferait beaucoup de mal?
+
+Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa
+mauvaise humeur:
+
+--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et
+n'en prends pas l'habitude.
+
+Alors le père Roland leva son verre sans se décider encore à le porter
+à sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec
+crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits coups, en les
+savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise,
+puis de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière goutte.
+
+Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly; il était fixé sur
+lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il pénétra, il
+devina la pensée nette qui animait ce regard, la pensée irritée de cette
+petite femme à l'esprit simple et droit, car ce regard disait: «Tu es
+jaloux, toi. C'est honteux, cela.»
+
+Il baissa la tête en se remettant à manger.
+
+Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le
+harcelait, une envie de n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus
+les entendre causer, plaisanter et rire.
+
+Cependant le père Roland, que les fumées du vin recommençaient à
+troubler, oubliait déjà les conseils de son fils et regardait d'un oeil
+oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore à
+côté de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation
+nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il
+pourrait s'en emparer sans éveiller les remarques de Pierre. Une
+ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec
+nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras à travers la table
+pour emplir d'abord le verre du docteur qui était vide; puis il fit le
+tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit à parler
+très haut, et s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement
+que c'était par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention.
+
+Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agacé, il prenait à
+tout instant, et portait à ses lèvres d'un geste inconscient la longue
+flûte de cristal où l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant
+et transparent. Il le faisait alors couler très lentement dans sa bouche
+pour sentir la petite piqûre sucrée du gaz évaporé sur sa langue.
+
+Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui
+semblait en être le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les
+membres, se répandait dans toute la chair, comme une onde tiède et
+bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins
+impatient, moins mécontent; et sa résolution de parler à son frère ce
+soir-là même s'affaiblissait, non pas que la pensée d'y renoncer l'eût
+effleuré, mais pour ne point troubler si vite le bien-être qu'il sentait
+en lui.
+
+Beausire se leva afin de porter un toast.
+
+Ayant salué à la ronde il prononça:
+
+--Très gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes réunis pour célébrer
+un événement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait
+autrefois que la fortune était aveugle, je crois qu'elle était
+simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une
+excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le
+port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la
+_Perle_.
+
+Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains;
+et Roland père se leva pour répondre.
+
+Après avoir toussé, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu
+lourde, il bégaya:
+
+--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais
+votre conduite en cette circonstance. Je bois à vos désirs.
+
+Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne
+trouvant plus rien.
+
+Jean, qui riait, prit la parole à son tour:
+
+--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis dévoués, les amis
+excellents (il regardait Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui
+cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par
+des paroles que je peux leur témoigner ma reconnaissance. Je la leur
+prouverai demain, à tous les instants de ma vie, toujours, car notre
+amitié n'est point de celles qui passent.
+
+Sa mère, fort émue, murmura:
+
+--Très bien, mon enfant. Mais Beausire s'écriait:
+
+--Allons, madame Rosémilly, parlez au nom du beau sexe.
+
+Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancée de
+tristesse:
+
+--Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie de M. Maréchal.
+
+Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement décent, comme
+après une prière; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit
+cette remarque:
+
+--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces délicatesses.
+
+Puis se tournant vers Roland père:
+
+--Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? Vous étiez donc bien
+intimes avec lui?
+
+Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à pleurer, et d'une voix
+bredouillante:
+
+--Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous
+ne nous quittions pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et il
+nous payait de petites fêtes au théâtre ... je ne vous dis que ça ...
+que ça ... que ça ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas,
+Louise?
+
+Sa femme répondit simplement:
+
+--Oui, c'était un fidèle ami.
+
+Pierre regardait son père et sa mère, mais comme on parla d'autre chose,
+il se remit à boire.
+
+De la fin de cette soirée il n'eut guère de souvenir. On avait pris le
+café, absorbé des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se
+coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tête lourde. Et il dormit
+comme une brute jusqu'à neuf heures le lendemain.
+
+
+
+IV
+
+
+Ce sommeil baigné de champagne et de chartreuse l'avait sans doute
+adouci et calmé, car il s'éveilla en des dispositions d'âme très
+bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, en s'habillant, ses
+émotions de la veille, cherchant à en dégager bien nettement et bien
+complètement les causes réelles, secrètes, les causes personnelles en
+même temps que les causes extérieures.
+
+Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eût eu une mauvaise
+pensée, une vraie pensée de prostituée, en apprenant qu'un seul des fils
+Roland héritait d'un inconnu; mais ces créatures-là n'ont-elles pas
+toujours des soupçons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les
+honnêtes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent,
+injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent
+irréprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne
+inattaquable, elles se fâchent, comme si on les outrageait, et
+s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariées, c'est du
+propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent
+parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!»
+
+En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas même supposé
+possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mère, si bonne,
+si simple, si digne. Mais il avait l'âme troublée par ce levain de
+jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcité, à l'affût pour
+ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui pouvait nuire à son frère,
+avait même peut-être prêté à cette vendeuse de bocks des intentions
+odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination
+seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui échappait sans
+cesse à sa volonté, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise
+dans l'univers infini des idées, et en rapportait parfois d'inavouables,
+de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son âme, dans les
+replis insondables, comme des choses volées; il se pouvait que cette
+imagination seule eût créé, inventé cet affreux doute. Son coeur,
+assurément, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur
+blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute abominable un moyen de priver
+son frère de cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-même,
+à présent, interrogeant, comme les dévots leur conscience, tous les
+mystères de sa pensée.
+
+Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence fût limitée, avait le
+tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui était
+pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicité parfaite, à la
+mémoire bénie de feu Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si
+le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant frère: «Mais défends-la
+donc, jobard; tu as beau être riche, je t'éclipserai toujours quand il
+me plaira.»
+
+Au café, il dit à son père:
+
+--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui?
+
+--Non, mon garçon.
+
+--Je peux la prendre avec Jean-Bart?
+
+--Mais oui, tant que tu voudras.
+
+Il acheta un bon cigare, au premier débit de tabac rencontré, et il
+descendit, d'un pied joyeux, vers le port.
+
+Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu léger, rafraîchi, lavé
+par la brise de la mer.
+
+Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque
+qu'il devait tenir prête à sortir tous les jours à midi, quand on
+n'allait pas à la pêche le matin.
+
+--A nous deux, patron! cria Pierre.
+
+Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation.
+
+--Quel vent? dit-il.
+
+--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large.
+
+--Eh bien! mon père, en route.
+
+Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le bateau, libre, se mit
+à glisser lentement vers la jetée sur l'eau calme du port. Le faible
+souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si
+doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animée
+d'une vie propre, de la vie des barques, poussée par une force
+mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare
+aux dents, les jambes allongées sur le banc, les yeux mi-fermés sous les
+rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses
+pièces de bois goudronné du brise-lames.
+
+Quand ils débouchèrent en pleine mer, en atteignant la pointe de la
+jetée nord qui les abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le
+visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide,
+entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la
+boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la
+_Perle_ et la rendit plus alerte.
+
+Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent,
+semblait une aile, puis gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua le
+tapecul amarré contre son mât.
+
+Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, et courant
+maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui
+bouillonne et qui fuit.
+
+L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde
+soulevée, souple et blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, comme
+retombe, brune et lourde, la terre labourée des champs.
+
+A chaque vague rencontrée,--elles étaient courtes et rapprochées,--une
+secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui
+frémissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques
+secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme
+s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool
+était à l'ancre attendant la marée; ils allèrent tourner par derrière,
+puis ils visitèrent, l'un après l'autre, les navires en rade, puis ils
+s'éloignèrent un peu plus pour voir se dérouler la côte.
+
+Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur
+l'eau frémissante, gouvernant, comme une bête ailée, rapide et docile,
+cette chose de bois et de toile qui allait et venait à son caprice, sous
+une pression de ses doigts.
+
+Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont
+d'un bateau, pensant à son avenir, qui serait beau, et à la douceur de
+vivre avec intelligence. Dès le lendemain il demanderait à son frère de
+lui prêter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer
+tout de suite dans le joli appartement du boulevard François Ier.
+
+Le matelot dit tout à coup:
+
+--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.
+
+Il leva les yeux et aperçut vers le nord une ombre grise, profonde et
+légère, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un
+nuage tombé d'en haut.
+
+Il vira de bord, et vent arrière fit route vers la jetée, suivi par la
+brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_,
+l'enveloppant dans son imperceptible épaisseur, un frisson de froid
+courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumée et de
+moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la
+bouche pour ne point goûter cette nuée humide et glacée. Quand la
+barque reprit dans le port sa place accoutumée, la ville entière était
+ensevelie déjà sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait
+comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues à la façon d'un
+fleuve qui coule.
+
+Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra vite, et se jeta sur son
+lit pour sommeiller jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle à
+manger, sa mère disait à Jean:
+
+--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras.
+Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu
+donneras des fêtes, ça aura un coup d'oeil féerique.
+
+--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur.
+
+--D'un appartement délicieux que je viens de louer pour ton frère. Une
+trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une
+galerie vitrée et une petite salle à manger en rotonde, tout à fait
+coquette pour un garçon.
+
+Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur.
+
+--Où est-ce situé, cela? dit-il.
+
+--Boulevard François Ier.
+
+Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspéré qu'il avait envie
+de crier: «C'est trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que pour
+lui!»
+
+Sa mère, radieuse, parlait toujours:
+
+--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On
+en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de
+diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frère sera
+parfaitement là dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour faire la
+fortune d'un avocat. Cela attire le client, le séduit, le retient, lui
+donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi logé fait
+payer cher ses paroles.
+
+Elle se tut quelques secondes, et reprit:
+
+--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus
+modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. Je
+t'assure que cela te servirait beaucoup.
+
+Pierre répondit d'un ton dédaigneux:
+
+--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai.
+
+Sa mère insista:
+
+--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout
+de même.
+
+Vers le milieu du repas il demanda tout à coup:
+
+--Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?
+
+Le père Roland leva la tête et chercha dans ses souvenirs:
+
+--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y
+suis. C'est ta mère qui a fait sa connaissance dans la boutique,
+n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander quelque chose, et puis
+il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le
+connaître comme ami.
+
+Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un à un avec une
+pointe de sa fourchette, comme s'il les eût embrochés, reprit:
+
+--A quelle époque ça s'est-il fait, cette connaissance-là?
+
+Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit
+appel à la mémoire de sa femme:
+
+--En quelle année, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublié, toi qui
+as un si bon souvenir? Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq
+ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi?
+
+Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sûre et tranquille:
+
+--C'était en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je
+suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'année où l'enfant
+eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, que nous connaissions encore très
+peu, nous a été d'un grand secours.
+
+Roland s'écria:
+
+--C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable, même! Comme ta mère n'en
+pouvait plus de fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, il
+allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. Vraiment, c'était un
+brave coeur. Et quand tu as été guéri, tu ne te figures pas comme il fut
+content et comme il t'embrassait. C'est à partir de ce moment-là que
+nous sommes devenus de grands amis.
+
+Et cette pensée brusque, violente, entra dans l'âme de. Pierre comme une
+balle qui troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut
+si dévoué pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je
+suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il
+laissé toute sa fortune à mon frère et rien à moi?»
+
+Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbé plutôt que
+songeur, gardant en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, le
+germe secret d'un nouveau mal.
+
+Il sortit de bonne heure et se remit à rôder par les rues. Elles étaient
+ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauséabonde
+la nuit. On eût dit une fumée pestilentielle abattue sur la terre. On
+la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait éteindre par
+moments. Les pavés des rues devenaient glissants comme par les soirs de
+verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre
+des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des égouts, des cuisines
+pauvres, pour se mêler à l'affreuse senteur de cette brume errante.
+
+Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point
+rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko.
+
+Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait
+toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien
+fidèle, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la
+groseillette.
+
+--Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous avec votre liqueur?
+
+Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafés de la ville
+consentaient à la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de
+la Côte_ et le _Sémaphore havrais_ lui feraient de la réclame en
+échange de quelques produits pharmaceutiques mis à la disposition des
+rédacteurs.
+
+Après un long silence, Marowsko demanda si Jean, décidément, était en
+possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions
+vagues sur le même sujet. Son dévouement ombrageux pour Pierre se
+révoltait de cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre penser,
+devinait, comprenait, lisait dans ses yeux détournés, dans le ton
+hésitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres et qu'il
+ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si
+cauteleux.
+
+Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: «Vous n'auriez pas dû
+lui laisser accepter cet héritage qui fera mal parler de votre mère.»
+Peut-être même croyait-il que Jean était le fils de Maréchal. Certes il
+le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraître
+vraisemblable, probable, évidente? Mais lui-même, lui Pierre, le fils,
+depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes
+les subtilités de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas
+contre ce soupçon terrible?
+
+Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être seul pour songer, pour
+discuter cela avec lui-même, pour envisager hardiment, sans scrupules,
+sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si
+dominateur qu'il se leva sans même boire son verre de groseillette,
+serra la main du pharmacien stupéfait et se replongea dans le brouillard
+de la rue.
+
+Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il laissé toute sa fortune à
+Jean?»
+
+Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce
+n'était plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachée
+en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une
+chose épouvantable, la terreur de croire lui-même que Jean, que son
+frère était le fils de cet homme!
+
+Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même se poser cette question
+criminelle! Cependant il fallait que ce soupçon si léger, si
+invraisemblable, fût rejeté de lui, complètement, pour toujours. Il lui
+fallait la lumière, la certitude, il fallait dans son coeur la sécurité
+complète, car il n'aimait que sa mère au monde.
+
+Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs,
+dans sa raison, l'enquête minutieuse d'où résulterait l'éclatante
+vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais.
+Il irait dormir.
+
+Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me
+rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frère
+et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette
+préférence... Il a vu naître Jean?--oui, mais il me connaissait
+auparavant.--S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et réservé, c'est
+moi qu'il aurait préféré puisque c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre
+scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc,
+logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus
+vive, à moins qu'il n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant grandir,
+une attraction, une prédilection instinctives.»
+
+Alors il chercha dans sa mémoire, avec une tension désespérée de toute
+sa pensée, de toute sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à
+revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet homme qui avait passé
+devant lui, indifférent à son coeur, pendant toutes ses années de Paris.
+
+Mais il sentit que la marche, le léger mouvement de ses pas, troublait
+un peu ses idées, dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée,
+voilait sa mémoire.
+
+Pour jeter sur le passé et les événements inconnus ce regard aigu, à qui
+rien ne devait échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un lieu
+vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir sur la jetée, comme
+l'autre nuit.
+
+En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte
+lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus
+longue et plus puissante. C'était le cri d'une sirène, le cri des
+navires perdus dans la brume.
+
+Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans
+son âme et dans ses nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir jeté
+lui-même. Une autre voix semblable gémit à son tour, un peu plus loin;
+puis, tout près, la sirène du port, leur répondant, poussa une clameur
+déchirante.
+
+Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant plus à rien, satisfait
+d'entrer dans ces ténèbres lugubres et mugissantes.
+
+Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, il ferma les yeux pour ne
+point voir les foyers électriques, voilés de brouillard, qui rendent
+le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetée sud,
+qu'on distinguait à peine cependant. Puis se tournant à moitié, il posa
+ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains.
+
+Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec ses lèvres, répétait comme
+pour l'appeler, pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal...
+Maréchal.» Et dans le noir de ses paupières baissées, il le vit tout à
+coup tel qu'il l'avait connu. C'était un homme de soixante ans, portant
+en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils épais, tout blancs aussi.
+Il n'était ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et
+doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave être, simple et tendre.
+Il appelait Pierre et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais paru
+préférer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble à dîner.
+
+Et Pierre, avec une ténacité de chien qui suit une piste évaporée, se
+mit à rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards
+de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu à peu, tout
+entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait à
+sa table, son frère et lui.
+
+Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis
+bien longtemps sans doute, l'habitude de dire «monsieur Pierre» et
+«monsieur Jean».
+
+Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite à l'un, la
+gauche à l'autre, au hasard de leur entrée.
+
+--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos
+parents? Quant à moi, ils ne m'écrivent jamais.
+
+On causait, doucement et familièrement, de choses ordinaires. Rien de
+hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, de
+charme et de grâce. C'était certainement pour eux un bon ami, un de ces
+bons amis auxquels on ne songe guère parce qu'on les sent très sûrs.
+
+Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant
+soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant, Maréchal
+lui avait offert et prêté, spontanément, de l'argent, quelques centaines
+de francs peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et jamais rendues.
+Donc cet homme l'aimait toujours, s'intéressait toujours à lui,
+puisqu'il s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser
+toute sa fortune à Jean? Non, il n'avait jamais été visiblement plus
+affectueux pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé de l'un que de
+l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-là. Alors
+... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrète de tout
+donner à Jean--tout--et rien à Pierre.
+
+Plus il y songeait, plus il revivait le passé des dernières années, plus
+le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette différence établie
+entre eux.
+
+Et une souffrance aiguë, une inexprimable angoisse entrée dans sa
+poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitée. Les ressorts
+en paraissaient brisés, et le sang y passait à flots, librement, en le
+secouant d'un ballottement tumultueux.
+
+Alors, à mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: «Il
+faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir.»
+
+Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens où ses
+parents habitaient Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui
+brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout à retrouver Maréchal
+avec des cheveux blonds, châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la
+dernière figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant effacé les
+autres. Il se rappelait pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la
+main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, très souvent, car son
+père répétait sans cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la folie,
+mon cher, vous vous ruinerez en roses.»
+
+Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me fait plaisir.»
+
+Et soudain l'intonation de sa mère, de sa mère qui souriait et disait:
+«Merci, mon ami,» lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre.
+Elle les avait donc prononcés bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils
+se fussent gravés ainsi dans la mémoire de son fils!
+
+Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le
+client, à cette petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier modeste.
+L'avait-il aimée? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il
+n'avait pas aimé la femme? C'était un homme instruit, d'esprit assez
+fin. Que de fois il avait parlé poètes et poésie avec Pierre! Il
+n'appréciait point les écrivains en artiste, mais en bourgeois qui
+vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements,
+qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme
+sentimental n'avait jamais pu, jamais, être l'ami de son père, de son
+père si positif, si terre à terre, si lourd, pour qui le mot «poésie»
+signifiait sottise.
+
+Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt à toutes les tendresses,
+était entré, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarqué
+peut-être la jolie marchande. Il avait acheté, était revenu, avait
+causé, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions
+fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire à la
+jeune femme et de serrer la main du mari.
+
+Et puis après... après... oh! mon Dieu... après?...
+
+Il avait aimé et caressé le premier enfant, l'enfant du bijoutier,
+jusqu'à la naissance de l'autre, puis il était demeuré impénétrable
+jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa chair décomposée, son nom
+effacé des noms vivants, tout son être disparu pour toujours, n'ayant
+plus rien à ménager, à redouter et à cacher, il avait donné toute
+sa fortune au deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme était
+intelligent... il avait dû comprendre et prévoir qu'il pouvait, qu'il
+allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant était à
+lui.--Donc il déshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean
+n'était point son fils?
+
+Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa l'âme de Pierre.
+Maréchal avait été blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant
+un petit portrait miniature vu autrefois, à Paris, sur la cheminée de
+leur salon, et disparu à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh! s'il
+pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mère l'avait gardé peut-être
+dans le tiroir inconnu où l'on serre les reliques d'amour.
+
+Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante qu'il poussa un
+gémissement, une de ces courtes plaintes arrachées à la gorge par les
+douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eût entendu, comme si
+elle l'eût compris et lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla tout
+près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le
+tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les
+voix du vent et des vagues, se répandit dans les ténèbres sur la mer
+invisible ensevelie sous les brouillards.
+
+Alors, à travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils
+s'élevèrent de nouveau dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels
+poussés par les grands paquebots aveugles.
+
+Puis tout se tut encore.
+
+Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'être là, réveillé
+de son cauchemar.
+
+«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d'amour et
+d'attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son
+coeur. Sa mère! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il
+pu la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette femme
+simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand
+ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable? Et
+c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle! Oh! s'il avait pu la
+prendre en ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée,
+comme il se fût agenouillé pour demander grâce!
+
+Elle aurait trompé son père, elle?... Son père! Certes, c'était un brave
+homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais
+franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie
+autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d'une âme
+délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et
+comme mari un homme si différent d'elle?
+
+Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme les fillettes épousent le
+garçon doté que présentent les parents. Ils s'étaient installés aussitôt
+dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant au
+comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et
+sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et même l'affection dans
+la plupart des ménages commerçants de Paris, s'était mise à travailler
+avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur
+maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête,
+sans tendresse!...
+
+Sans tendresse?... Était-il possible qu'une femme n'aimât point? Une
+femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant
+des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de
+l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fût
+touché? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de
+sa mère?
+
+Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle
+différente d'une autre, bien qu'elle fût sa mère?
+
+Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui
+troublent le coeur des jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la
+boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle
+avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l'ombre
+des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les
+amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux.
+
+Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa mère! Eh bien! fallait-il
+être aveugle et stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il
+s'agissait de sa mère?
+
+S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu
+d'autre amie;--mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme
+éloignée et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laissé toute sa fortune
+à son fils, à leur fils!...
+
+Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer
+quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de
+frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! Qui? tout le monde, son
+père, son frère, le mort, sa mère!
+
+Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?
+
+Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri
+strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
+violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il
+s'y assit, n'ayant plus de force, brisé par cette commotion.
+
+Le vapeur qui répondit le premier semblait tout proche et se présentait
+à l'entrée, la marée étant haute.
+
+Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous
+la clarté diffuse des feux électriques du port, une grande ombre noire
+se dessina entre les deux jetées. Derrière lui, la voix du veilleur,
+voix enrouée de vieux capitaine en retraite, criait:
+
+--Le nom du navire?
+
+Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouée
+aussi, répondit.
+
+--_Santa-Lucia._
+
+--Le pays?
+
+--Italie.
+
+--Le port?
+
+--Naples.
+
+Et Pierre devant ses yeux troublés crut apercevoir le panache de feu du
+Vésuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les
+bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait
+rêvé de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh!
+s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe où, et ne jamais revenir,
+ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il était devenu! Mais
+non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher
+dans son lit.
+
+Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des
+sirènes lui plaisait. Il se releva et se mit à marcher comme un officier
+qui fait le quart sur un pont.
+
+Un autre navire s'approchait derrière le premier, énorme et mystérieux.
+C'était un anglais qui revenait des Indes.
+
+Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un après l'autre de l'ombre
+impénétrable. Puis, comme l'humidité du brouillard devenait intolérable,
+Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra
+dans un café de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie
+poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et la gorge, il sentit en lui
+renaître un espoir.
+
+Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait si bien, sa déraison
+vagabonde! Il s'était trompé sans doute? Il avait accumulé les preuves
+ainsi qu'on dresse un réquisitoire contre un innocent toujours facile à
+condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il
+penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, à force
+de volonté, il finit par s'assoupir.
+
+
+
+V
+
+
+Mais le corps du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux dans
+l'agitation d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité
+de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même que la pensée
+se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de
+l'âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble
+que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la veille, se soit
+glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit
+et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il
+s'assit dans son lit.
+
+Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements qui
+avaient torturé son coeur sur la jetée pendant que criaient les sirènes.
+Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traîné par sa logique,
+comme par une main qui attire et étrangle vers l'intolérable certitude.
+
+Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir
+sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit léger lui
+parvint à travers le mur.
+
+Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il
+n'avait rien pressenti, rien deviné! Un homme qui avait connu leur mère
+lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste
+et naturel.
+
+Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait de
+souffrance et de détresse. Et une colère se levait en lui contre ce
+ronfleur insouciant et content.
+
+La veille il eût frappé contre sa porte, serait entré, et, assis près du
+lit, lui aurait dit dans l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne
+dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mère
+et la déshonorer.» Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne
+pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur père.
+Il fallait à présent garder, enterrer en lui cette honte découverte
+par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que personne ne devait
+découvrir, pas même son frère, surtout son frère.
+
+Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion
+publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il
+la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre
+près d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle
+avait enfanté son frère de la caresse d'un étranger? Comme elle était
+calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il
+possible qu'une femme comme elle, d'une âme pure et d'un coeur droit,
+pût tomber, entraînée par la passion, sans que, plus tard, rien
+n'apparût de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublée?
+
+Ah! les remords! les remords! ils avaient dû, jadis, dans les premiers
+temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface.
+Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à peu, l'avait presque
+oubliée. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté
+d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à peine, après quelques
+années passées, l'homme à qui elles ont donné leur bouche et tout leur
+corps à baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un
+orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence
+ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage?
+
+Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison
+de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et les
+murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, il alluma sa bougie afin
+d'aller boire un verre d'eau fraîche au filtre de la cuisine.
+
+Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe
+pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier où circulait
+un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un
+coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le silence de cette
+demeure l'émut; puis, un à un, il en distingua les moindres bruits.
+Ce fut d'abord l'horloge de la salle à manger dont le battement lui
+paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un
+ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui de son
+père sans aucun doute; et il fut crispé par celle idée, comme si elle
+venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient
+dans ce même logis, le père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre!
+Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, et ils ne le
+savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se
+réjouissaient et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme si
+le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux personnes nées aux
+deux extrémités du monde ne pouvaient pas être plus étrangères l'une à
+l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un
+mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge qui faisait cet
+amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible à dévoiler et
+que personne ne connaîtrait jamais que lui, le vrai fils.
+
+Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une
+ressemblance, même légère, pouvait exister entre son père et Jean,
+une de ces ressemblances mystérieuses qui vont de l'aïeul aux
+arrière-petits-fils, montrant que toute une race descend directement
+du même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à lui médecin,
+pour reconnaître cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez,
+l'écartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore,
+un geste, une habitude, une manière d'être, un goût transmis, un signe
+quelconque bien caractéristique pour un oeil exercé.
+
+Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal
+regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir ces
+imperceptibles indications.
+
+Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter l'escalier, à
+pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frère,
+il s'arrêta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un désir impérieux venait
+de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement,
+de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisée,
+que les traits détendus se reposent, que toute la grimace de la vie a
+disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si
+quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne lui échapperait pas.
+
+Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite?
+
+Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant une
+raison, un prétexte.
+
+Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avait prêté à son
+frère une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait
+lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir réclamer sa drogue. Donc il
+entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur.
+
+Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa
+barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc.
+Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler.
+
+Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce
+jeune homme-là ne ressemblait pas à Roland; et, pour la seconde fois,
+s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de
+Maréchal. Il fallait qu'il le trouvât! En le voyant, peut-être, il ne
+douterait plus.
+
+Son frère remua, gêné sans doute par sa présence, ou par la lueur de sa
+bougie pénétrant ses paupières. Alors le docteur recula, sur la pointe
+des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna
+dans sa chambre, mais il ne se coucha pas.
+
+Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, l'une après l'autre, à
+la pendule de la salle à manger, dont le timbre avait un son profond et
+grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eût avalé une cloche de
+cathédrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les
+murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille
+inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher de long en large, de
+son lit à sa fenêtre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé
+pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait encore rester seul,
+au moins jusqu'au lendemain, pour réfléchir, se calmer, se fortifier
+pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.
+
+Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller la foule sur la plage.
+Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensée, lui donnerait le
+temps de se préparer à l'horrible chose qu'il avait découverte.
+
+Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard
+s'était dissipé, il faisait beau, très beau. Comme le bateau de
+Trouville ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur songea qu'il
+lui faudrait embrasser sa mère avant de partir.
+
+Il attendit le moment où elle se levait tous les jours, puis il
+descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta
+pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, était molle et vibrante,
+presque incapable du léger effort de tourner le bouton pour entrer. Il
+frappa. La voix de sa mère demanda:
+
+--Qui est-ce?
+
+--Moi, Pierre.
+
+--Qu'est-ce que tu veux?
+
+--Te dire bonjour parce que je vais passer la journée à Trouville avec
+des amis.
+
+--C'est que je suis encore au lit.
+
+--Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir.
+
+Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues
+le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance.
+
+Mais elle répondit:
+
+--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchée.
+
+Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou
+glissant. Elle cria:
+
+--Entre.
+
+Il entra. Elle était assise dans son lit tandis qu'à son côté, Roland,
+un foulard sur la tête et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir. Rien
+ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas secoué à lui arracher le bras.
+Les jours de pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue par le
+matelot Papagris, qui venait tirer son maître de cet invincible repos.
+
+Pierre, en allant vers elle, regardait sa mère; et il lui sembla tout à
+coup qu'il ne l'avait jamais vue.
+
+Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une
+chaise basse.
+
+--C'est hier soir que tu as décidé cette partie? dit-elle.
+
+--Oui, hier soir.
+
+--Tu reviens pour dîner?
+
+--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point.
+
+Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. C'était sa mère, cette
+femme! Toute cette figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil avait
+pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familière, lui
+paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient été
+jusque-là pour lui. Il comprenait à présent que, l'aimant, il ne l'avait
+jamais regardée. C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien
+des plus petits détails de son visage; mais ces petits détails il les
+apercevait nettement pour la première fois. Son attention anxieuse,
+fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, avec une
+physionomie qu'il n'avait jamais découverte.
+
+Il se leva pour partir, puis, cédant soudain à l'invincible envie de
+savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille:
+
+--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, à Paris, un
+petit portrait de Maréchal dans notre salon.
+
+Elle hésita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle
+hésitait; puis elle dit:
+
+--Mais oui.
+
+--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore
+répondre plus vite:
+
+--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-être que je
+l'ai dans mon secrétaire.
+
+--Tu serais bien aimable de le retrouver.
+
+--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?
+
+--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé qu'il serait tout naturel de le
+donner à Jean, et que cela ferait plaisir à mon frère.
+
+--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. Je vais le chercher dès que
+je serai levée.
+
+Et il sortit.
+
+C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue
+semblaient gais, les commerçants allant à leurs affaires, les employés
+allant à leur bureau, les jeunes filles allant à leur magasin.
+Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarté.
+
+Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient déjà. Pierre
+s'assit, tout à l'arrière, sur un banc de bois.
+
+Il se demandait:
+
+--A-t-elle été inquiétée par ma question sur le portrait, ou seulement
+surprise? L'a-t-elle égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien ne
+sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?
+
+Et son esprit, suivant toujours la même marche, de déduction en
+déduction, conclut ceci:
+
+Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, était resté dans le salon
+bien en vue, jusqu'au jour où la femme, où la mère s'était aperçue, la
+première, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait à son fils.
+Sans doute, depuis longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis,
+l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant que chacun
+pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé, un
+soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachée, n'osant pas la
+détruire.
+
+Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait
+disparu longtemps, longtemps avant leur départ de Paris! Elle avait
+disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant à pousser,
+l'avait rendu tout à coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans
+le cadre.
+
+Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensée et la dispersa!
+Alors, s'étant levé, il regarda la mer.
+
+Le petit paquebot sortit des jetées, tourna à gauche et soufflant,
+haletant, frémissant, s'en alla vers la côte lointaine qu'on apercevait
+dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd
+bateau de pêche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher
+sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras
+de mer séparant deux terres voisines.
+
+En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'était
+le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.
+
+De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs éclatantes.
+Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux
+Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de
+toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes
+devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersés ça et
+là, ressemblaient vraiment à des bouquets énormes dans une prairie
+démesurée. Et le bruit confus, proche et lointain des voix égrenées dans
+l'air léger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires
+clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée à la
+brise insensible et qu'on aspirait avec elle.
+
+Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d'eux,
+plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté
+à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au large. Il les frôlait,
+entendait, sans écouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder,
+les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.
+
+Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il les aperçut distinctement;
+et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et
+contents.
+
+Il allait maintenant frôlant les groupes, tournant autour, saisi par des
+pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le
+sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, ces ombrelles voyantes,
+la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions
+ingénieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau
+extravagant, la séduction du geste, de la voix et du sourire, la
+coquetterie enfin étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain
+comme une immense floraison de la perversité féminine. Toutes ces femmes
+parées voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. Elles s'étaient
+faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour
+l'époux qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. Elles s'étaient
+faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour
+l'inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être.
+
+Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux, parlant
+la bouche près de la bouche, les appelaient et les désiraient, les
+chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblât si
+proche et si facile. Cette vaste plage n'était donc qu'une halle
+d'amour où les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci
+marchandaient leurs caresses et celles-là se promettaient seulement.
+Toutes ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, offrir et faire
+désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d'autres
+hommes. Et il songea que sur la terre entière c'était toujours la même
+chose. Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout! Comme les
+autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles
+qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses
+d'amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante et mondaine ou
+même à la galanterie tarifée, car on ne rencontrait pas sur les plages
+piétinées par la légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes femmes
+enfermées dans la maison close.
+
+La mer montait, chassant peu à peu vers la ville les premières lignes
+des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en
+emportant leurs sièges, devant le flot jaune qui s'en venait frangé
+d'une petite dentelle d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un
+cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui
+borde la plage d'un bout à l'autre, c'était maintenant une coulée
+continue, épaisse et lente, de foule élégante, formant deux courants
+contraires qui se coudoyaient et se mêlaient. Pierre, nerveux, exaspéré
+par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça dans la ville et s'arrêta pour
+déjeuner chez un simple marchand de vins, à l'entrée des champs.
+
+Quand il eut pris son café, il s'étendit sur deux chaises devant la
+porte, et comme il n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit à
+l'ombre d'un tilleul.
+
+Après quelques heures de repos, s'étant secoué, il s'aperçut qu'il
+était temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en
+route, accablé par une courbature subite tombée sur lui pendant son
+assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si
+sa mère avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle la
+première, ou faudrait-il qu'il le demandât de nouveau? Certes si elle
+attendait qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison secrète de
+ne point montrer ce portrait.
+
+Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il hésita à descendre pour
+le dîner. Il souffrait trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu le
+temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et il parut dans la salle à
+manger comme on se mettait à table.
+
+Un air de joie animait les visages.
+
+--Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien
+voir avant que tout soit installé.
+
+Sa femme répondit:
+
+--Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps réfléchir pour ne pas
+commettre d'impair. La question du mobilier nous préoccupe beaucoup.
+
+Elle avait passé la journée à visiter avec Jean des boutiques de
+tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des étoffes
+riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire,
+désirait quelque chose de simple et de distingué. Alors, devant tous
+les échantillons proposés ils avaient répété, l'un et l'autre, leurs
+arguments. Elle prétendait que le client, le plaideur a besoin d'être
+impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente,
+l'émotion de la richesse.
+
+Jean au contraire, désirant n'attirer que la clientèle élégante et
+opulente, voulait conquérir l'esprit des gens fins par son goût modeste
+et sûr.
+
+Et la discussion, qui avait duré toute la journée, reprit dès le potage.
+
+Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:
+
+--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera
+fini.
+
+Mme Roland fit appel au jugement de son fils aîné:
+
+--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?
+
+Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il eut envie de répondre par
+un juron. Il dit cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:
+
+--Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la
+simplicité, qui est, quand il s'agit de goût, comparable à la droiture
+quand il s'agit de caractère.
+
+Sa mère reprit:
+
+--Songe que nous habitons une ville de commerçants, où le bon goût ne
+court pas les rues.
+
+Pierre répondit:
+
+--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes
+compatriotes sont bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre leur
+exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses
+voisines ont des amants.
+
+Jean se mit à rire:
+
+--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes
+d'un moraliste.
+
+Pierre ne répliqua point. Sa mère et son frère recommencèrent à parler
+d'étoffes et de fauteuils.
+
+Il les regardait comme il avait regardé sa mère, le matin, avant de
+partir pour Trouville; il les regardait en étranger qui observe, et il
+se croyait en effet entré tout à coup dans une famille inconnue.
+
+Son père, surtout, étonnait son oeil et sa pensée. Ce gros homme
+flasque, content et niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean ne
+lui ressemblait en rien.
+
+Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main
+d'un mort, avait arraché et cassé, un à un, tous les liens qui tenaient
+l'un à l'autre ces quatre êtres. C'était fini, c'était brisé. Plus de
+mère, car il ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer avec ce
+respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus
+de frère, puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; il ne lui
+restait qu'un père, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgré lui.
+
+Et tout à coup:
+
+--Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?
+
+Elle ouvrit des yeux surpris:
+
+--Quel portrait?
+
+--Le portrait de Maréchal.
+
+--Non ... c'est-à-dire oui ... je ne l'ai pas retrouvé, mais je crois
+savoir où il est.
+
+--Quoi donc? demanda Roland.
+
+Pierre lui dit:
+
+--Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois dans notre salon à
+Paris. J'ai pensé que Jean serait content de le posséder.
+
+Roland s'écria:
+
+--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai même
+vu encore à la fin de l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son
+secrétaire en rangeant ses papiers. C'était jeudi ou vendredi. Tu te
+rappelles bien, Louise? J'étais en train de me raser quand tu l'as pris
+dans un tiroir et posé sur une chaise à côté de toi, avec un tas de
+lettres dont tu as brûlé la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies
+touché à ce portrait deux ou trois jours à peine avant l'héritage de
+Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un!
+
+Mme Roland répondit avec tranquillité:
+
+--Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher tout à l'heure.
+
+Donc elle avait menti! Elle avait menti en répondant, ce matin-là même,
+à son fils qui lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: «Je ne
+sais pas trop ... peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.»
+
+Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée quelques jours auparavant,
+puis elle l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des lettres, ses
+lettres à lui.
+
+Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il la regardait avec une
+colère exaspérée de fils trompé, volé dans son affection sacrée, et avec
+une jalousie d'homme longtemps aveugle qui découvre enfin une trahison
+honteuse. S'il avait été le mari de cette femme, lui, son enfant, il
+l'aurait saisie par les poignets, par les épaules ou par les cheveux, et
+jetée à terre, frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait rien dire,
+rien faire, rien montrer, rien révéler. Il était son fils, il n'avait
+rien à venger, lui, on ne l'avait pas trompé.
+
+Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, trompé dans son pieux
+respect. Elle se devait à lui irréprochable, comme se doivent toutes
+les mères à leurs enfants. Si la fureur dont il était soulevé arrivait
+presque à de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui
+qu'envers son père lui-même.
+
+L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire où celui qui
+faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue
+mère, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle
+succombe alors, elle est lâche, indigne et infâme!
+
+--C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant ses jambes sous la
+table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ça
+n'est pas mauvais de vivre à rien faire quand on a une petite aisance.
+J'espère que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant. Ma foi,
+tant pis si j'attrape quelquefois mal à l'estomac.
+
+Puis se tournant vers sa femme:
+
+--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger.
+Ça me fera plaisir aussi de le revoir.
+
+Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, après une absence qui
+parut longue à Pierre, bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, Mme
+Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre doré de forme
+ancienne.
+
+--Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque tout de suite.
+
+Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il reçut le portrait, et,
+d'un peu loin, à bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mère
+le regardait, il leva lentement les yeux sur son frère, pour comparer.
+Il faillit dire, emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble à
+Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta
+sa pensée par la façon dont il comparait la figure vivante à la figure
+peinte.
+
+Elles avaient, certes, des signes communs: la même barbe et le même
+front, mais rien d'assez précis pour permettre de déclarer: «Voilà le
+père, et voilà le fils.» C'était plutôt un air de famille, une parenté
+de physionomies qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus
+décisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mère s'était
+levée, avait tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur,
+le sucre et le cassis dans un placard.
+
+Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupçonnait!
+
+--Passe-moi donc ça, disait Roland.
+
+Pierre tendit la miniature et son père attira la bougie pour bien voir;
+puis il murmura d'une voix attendrie:
+
+--Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça quand nous l'avons connu.
+Cristi! comme ça va vite! Il était joli homme, tout de même, à cette
+époque, et si plaisant de manière, n'est-ce pas, Louise?
+
+Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:
+
+--Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur.
+Voilà, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à
+Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est montré bon ami et fidèle
+jusqu'au bout. Même en mourant il ne nous a pas oubliés.
+
+Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le
+contempla quelques instants, puis, avec regret:
+
+--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses
+cheveux blancs.
+
+Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y jeta un regard rapide, vite
+détourné, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle:
+
+--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son héritier.
+Nous le porterons dans ton nouvel appartement.
+
+Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminée,
+près de la pendule, où elle était autrefois.
+
+Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent des cigarettes. Ils
+les fumaient ordinairement l'un en marchant à travers la pièce, l'autre
+assis, enfoncé dans un fauteuil, et les jambes croisées. Le père se
+mettait toujours à cheval sur une chaise et crachait de loin dans la
+cheminée.
+
+Mme Roland, sur un siège bas, près d'une petite table qui portait la
+lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge.
+
+Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie destinée à la chambre de
+Jean. C'était un travail difficile et compliqué dont le début exigeait
+toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait
+les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait
+du mort appuyé contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit
+salon en quatre ou cinq enjambées, les mains derrière le dos et la
+cigarette aux lèvres, rencontrait chaque fois le regard de sa mère.
+
+On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte venait de se déclarer entre
+eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur
+de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait pourtant: «Doit-elle
+souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinée!» Et à chaque
+retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques secondes à contempler le
+visage blond de Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe le hantait.
+Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une
+personne vivante, méchante, redoutable, entrée soudain dans cette maison
+et dans cette famille.
+
+Tout à coup la sonnette de la rue tinta.
+
+Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui révéla le trouble de
+ses nerfs au docteur.
+
+Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» Et son oeil anxieux encore
+une fois se leva vers la cheminée.
+
+Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard
+des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur pensée soupçonneuse.
+Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du
+premier coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance entre cette
+figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut
+peur, une peur brusque et horrible que cette honte fût dévoilée, et se
+retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la
+glissa sous la pendule sans que son père et son frère l'eussent vu.
+
+Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère ils lui parurent changés,
+troubles et hagards.
+
+--Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous une tasse de
+thé.
+
+Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa santé,
+Pierre disparut par la porte restée ouverte.
+
+Quand on s'aperçut de son départ, on s'étonna. Jean mécontent, à cause
+de la jeune veuve qu'il craignait blessée, murmurait:
+
+--Quel ours!
+
+Mme Roland répondit:
+
+--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et
+fatigué d'ailleurs de sa promenade à Trouville.
+
+--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller
+comme un sauvage.
+
+Mme Rosémilly voulut arranger les choses en affirmant:
+
+--Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; on se sauve toujours
+ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure.
+
+--Oh! répondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas
+sa famille à l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis quelque
+temps.
+
+
+
+VI
+
+
+Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le père
+péchait, Jean s'installait aidé de sa mère, Pierre, très sombre, ne
+paraissait plus qu'aux heures des repas.
+
+Son père lui ayant demandé un soir:
+
+--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ça n'est pas
+d'aujourd'hui que je le remarque!
+
+Le docteur répondit:
+
+--C'est que je sens terriblement le poids de la vie.
+
+Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air désolé:
+
+--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet
+héritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous était
+arrivé un accident, comme si nous pleurions quelqu'un!
+
+--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.
+
+--Toi? Qui donc?
+
+--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop.
+
+Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne légère
+courtisée par son fils, et il demanda:
+
+--Une femme, sans doute?
+
+--Oui, une femme.
+
+--Morte?
+
+--Non, c'est pis, perdue.
+
+--Ah!
+
+Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, faite devant sa
+femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il
+estimait que ces choses-là ne regardent pas les tiers.
+
+Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, étant
+très pâle. Plusieurs fois déjà son mari, surpris de la voir s'asseoir
+comme si elle tombait sur son siège, de l'entendre souffler comme si
+elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit:
+
+--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute
+à installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, le
+gaillard, puisqu'il est riche.
+
+Elle remuait la tête sans répondre.
+
+Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que Roland, de nouveau, la
+remarqua.
+
+--Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te
+soigner.
+
+Puis se tournant vers son fils:
+
+--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mère. L'as-tu
+examinée, au moins?
+
+Pierre répondit:
+
+--Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle eût quelque chose.
+
+Alors Roland se fâcha:
+
+--Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! A quoi ça te sert-il d'être
+docteur alors, si tu ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?
+
+Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce
+médecin-là ne s'en douterait pas!
+
+Mme Roland s'était mise à haleter, si blême que son mari s'écria:
+
+--Mais elle va se trouver mal.
+
+--Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ... ce n'est rien.
+
+Pierre s'était approché, et la regardant fixement:
+
+--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.
+
+Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:
+
+--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.
+
+Roland était parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la
+bouteille à son fils:
+
+--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tâté son coeur, au moins?
+
+Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main
+d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine.
+
+--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es
+malade.
+
+Alors elle souleva et lui tendit son bras.
+
+Elle avait la peau brûlante, les battements du sang tumultueux et
+saccadés. Il murmura:
+
+--En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais
+te faire une ordonnance.
+
+Et comme il écrivait, courbé sur son papier, un bruit léger de soupirs
+pressés, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se
+retourner soudain.
+
+Elle pleurait, les deux mains sur la face.
+
+Roland, éperdu, demandait:
+
+--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc?
+
+Elle ne répondait pas et semblait déchirée par un chagrin horrible et
+profond.
+
+Son mari voulut prendre ses mains et les ôter de son visage. Elle
+résista, répétant:
+
+--Non, non, non.
+
+Il se tourna vers son fils.
+
+--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi.
+
+--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs.
+
+Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait à la voir ainsi
+torturée, que cette douleur allégeait son ressentiment, diminuait la
+dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait comme un juge satisfait
+de sa besogne.
+
+Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un élan si brusque
+qu'on ne put ni le prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer dans
+sa chambre.
+
+Roland et le docteur demeurèrent face à face.
+
+--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un.
+
+--Oui, répondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux
+qui se déclare souvent à l'âge de maman. Il est probable qu'elle aura
+encore beaucoup de crises comme celle-là.
+
+Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre
+semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son
+mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de
+repos, et, avec des ruses de tortionnaire, réveillait par un seul mot la
+douleur un instant calmée.
+
+Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne
+plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait
+bien avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et
+de mère, quand il sentait combien elle était misérable et désespérée, il
+s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par les remords, si meurtri
+par la pitié, si désolé de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils,
+qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se noyer pour en finir.
+
+Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait
+point, étant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la
+faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours
+lui-même. Il rentrait aux heures des repas, plein de résolutions
+attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès qu'il voyait son oeil,
+autrefois si droit et si franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu,
+il frappait malgré lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui
+montait aux lèvres.
+
+L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'était
+un venin qu'il portait à présent dans les veines et qui lui donnait des
+envies de mordre à la façon d'un chien enragé.
+
+Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans cesse, car Jean habitait
+maintenant presque tout à fait son nouvel appartement, et il revenait
+seulement pour dîner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille.
+
+Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frère,
+qu'il attribuait à la jalousie. Il se promettait bien de le remettre à
+sa place, et de lui donner une leçon un jour ou l'autre, car la vie de
+famille devenait fort pénible à la suite de ces scènes continuelles.
+Mais comme il vivait à part maintenant, il souffrait moins de ces
+brutalités; et son amour de la tranquillité le poussait à la patience.
+La fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée ne s'arrêtait plus
+guère qu'aux choses ayant pour lui un intérêt direct. Il arrivait,
+l'esprit plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de la coupe d'une
+jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable
+pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les
+détails de sa maison, de planches posées dans le placard de sa chambre
+pour serrer le linge, de portemanteaux installés dans le vestibule,
+de sonneries électriques disposées pour prévenir toute pénétration
+clandestine dans le logis.
+
+Il avait été décidé qu'à l'occasion de son installation, on ferait une
+partie de campagne à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le thé,
+chez lui, après dîner. Roland voulait aller par mer, mais la distance
+et l'incertitude où l'on était d'arriver par cette voie, si le vent
+contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loué
+pour cette excursion.
+
+On partit vers dix heures afin d'arriver pour le déjeuner. La
+grand'route poudreuse se déployait à travers la campagne normande que
+les ondulations des plaines et les fermes entourées d'arbres font
+ressembler à un parc sans fin. Dans la voiture emportée au trot lent
+de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosémilly et le capitaine
+Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient
+les yeux dans un nuage de poussière.
+
+C'était l'époque des récoltes mûres. A côté des trèfles d'un vert
+sombre, et des betteraves d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la
+campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumière
+du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places, et dans
+les champs attaqués par les faux on voyait les hommes se balancer en
+promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile.
+
+Après deux heures de marche, le break prit un chemin à gauche, passa
+près d'un moulin à vent qui tournait, mélancolique épave grise, à moitié
+pourrie et condamnée, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra
+dans une jolie cour et s'arrêta devant une maison coquette, auberge
+célèbre dans le pays.
+
+La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante,
+sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hésitaient devant le
+marchepied trop haut.
+
+Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé de pommiers, des étrangers
+déjeunaient déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait dans
+l'intérieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle.
+
+On dut manger dans une chambre, toutes les salles étant pleines. Soudain
+Roland aperçut contre la muraille des filets à salicoques.
+
+--Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet ici?
+
+--Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit où on en prend le plus de
+toute la côte.
+
+--Bigre! si nous y allions après déjeuner?
+
+Il se trouvait justement que la marée était basse à trois heures; et
+on décida que tout le monde passerait l'après-midi dans les rochers, à
+chercher des salicoques.
+
+On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang à la tête quand on aurait
+les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner,
+qui fut commandé magnifique et qui devait être prêt dès six heures,
+quand on rentrerait.
+
+Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins
+spéciaux employés pour cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à ceux
+dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies.
+
+On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachées sur un
+cercle de bois, au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant toujours,
+les lui prêta. Puis elle aida les deux femmes à faire une toilette
+improvisée pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes,
+de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes ôtèrent leurs
+chaussettes et achetèrent chez le cordonnier du lieu des savates et des
+sabots.
+
+Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule et la hotte sur le dos.
+Mme Rosémilly, dans ce costume, était tout à fait gentille, d'une
+gentillesse imprévue, paysanne et hardie.
+
+La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement relevée et fermée par un
+point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les
+roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de
+petite femme souple et forte. La taille était libre pour laisser aux
+mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, pour se couvrir la tête,
+un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés,
+à qui une branche de tamaris, tenant un côté retroussé, donnait un air
+mousquetaire et crâne.
+
+Jean, depuis son héritage, se demandait tous les jours s'il l'épouserait
+ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en faire
+sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant
+on a le temps de réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant,
+car elle ne possédait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en
+biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et
+cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune était
+donc à peu près équivalente, et la jeune veuve assurément lui plaisait
+beaucoup.
+
+En la regardant marcher devant lui ce jour-là, il pensait: «Allons, il
+faut que je me décide. Certes, je ne trouverai pas mieux.»
+
+Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers
+la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de
+quatre-vingts mètres. Dans l'encadrement des côtes vertes, s'abaissant à
+droite et à gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le
+soleil, apparaissait au loin, et une voile, à peine visible, avait l'air
+d'un insecte là-bas. Le ciel plein de lumière se mêlait tellement
+à l'eau qu'on ne distinguait point du tout où finissait l'un et où
+commençait l'autre; et les deux femmes, qui précédaient les trois
+hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrées dans
+leurs corsages.
+
+Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la cheville mince, la
+jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme
+Rosémilly. Et cette fuite activait son désir, le poussait aux
+résolutions décisives que prennent brusquement les hésitants et les
+timides. L'air tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des ajoncs,
+des trèfles et des herbes, la senteur marine des roches découvertes,
+l'animait encore en le grisant doucement, et il se décidait un peu plus
+à chaque pas, à chaque seconde, à chaque regard jeté sur la silhouette
+alerte de la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, à lui dire
+qu'il l'aimait et qu'il désirait l'épouser. La pêche lui servirait,
+facilitant leur tête-à-tête; et ce serait en outre un joli cadre,
+un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau
+limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des
+crevettes.
+
+Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l'abîme, ils
+aperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et
+sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte à peu près,
+un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés, entassés
+les uns sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse et mouvementée
+qui courait à perte de vue vers le sud, formée par les éboulements
+anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouée,
+eût-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombés semblaient les
+ruines d'une grande cité disparue qui regardait autrefois l'Océan,
+dominée elle-même par la muraille blanche et sans fin de la falaise.
+
+--Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.
+
+Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui offrait la main pour
+descendre l'étroit escalier taillé dans la roche.
+
+Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses
+courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdie par le
+vide.
+
+Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut traîner son
+père, tellement troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, de
+marche en marche, sur son derrière.
+
+Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, et soudain ils
+aperçurent à côté d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu
+de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la
+falaise. Il se répandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette
+qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant en cascade haute de deux
+pieds à peine, il s'enfuyait à travers le sentier, où avait poussé un
+tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, à
+travers la plaine soulevée où s'entassaient les éboulements.--Oh! que
+j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly. Mais comment boire? Elle essayait de
+recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait à travers les
+doigts. Jean eut une idée, mit une pierre dans le chemin; et elle
+s'agenouilla dessus afin de puiser à la source même avec ses lèvres qui
+se trouvaient ainsi à la même hauteur.
+
+Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantes semées
+par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage,
+Jean penché vers elle murmura:--Comme vous êtes jolie! Elle répondit,
+sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant:
+
+--Voulez-vous bien vous taire? C'étaient les premières paroles un peu
+galantes qu'ils échangeaient.
+
+--Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne.
+
+Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, le dos du capitaine
+Beausire qui descendait à reculons afin de soutenir par les deux mains
+Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours
+glisser, calé sur son fond de culotte en se traînant sur les pieds et
+sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le précédait
+en surveillant ses mouvements.
+
+Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente
+contournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. Mme
+Rosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur le galet. Ils
+le traversèrent pour gagner les roches. Elles s'étendaient en une
+longue et plate surface couverte d'herbes marines et où brillaient
+d'innombrables flaques d'eau. La mer basse était là-bas, très loin,
+derrière cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir.
+
+Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches
+jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: «En
+avant!» et sauta avec résolution dans la première mare rencontrée.
+
+Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l'eau tout à
+l'heure, la jeune femme tournait autour de l'étroit, bassin, à pas
+craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.
+
+--Voyez-vous quelque chose? disait-elle.
+
+--Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l'eau.
+
+--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse pêche.
+
+Il murmura d'une voix tendre:
+
+--Oh! de toutes les pêches c'est encore celle que je préférerais faire.
+
+Elle riait:
+
+--Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet.
+
+--Pourtant ... si vous vouliez?
+
+--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour
+le moment.
+
+--Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n'y a rien ici.
+
+Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle
+s'appuyait un peu craintive, et lui, tout à coup, se sentait envahi par
+l'amour, soulevé de désirs, affamé d'elle, comme si le mal qui germait
+en lui avait attendu ce jour-là pour éclore.
+
+Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse plus profonde, où
+flottaient sous l'eau frémissante et coulant vers la mer lointaine par
+une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorées,
+des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager.
+
+Mme Rosémilly s'écria:
+
+--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une très grosse là-bas!
+
+Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le trou résolument, bien
+qu'il se mouillât jusqu'à la ceinture.
+
+Mais la bête remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le
+filet. Jean la poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. Quand elle
+se sentit bloquée, elle glissa d'un brusque élan par-dessus le lanet,
+traversa la mare et disparut.
+
+La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put
+retenir ce cri:--Oh! maladroit.
+
+Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi traîna son filet dans un fond
+plein d'herbes. En le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans
+trois grosses salicoques transparentes, cueillies à l'aveuglette dans
+leur cachette invisible.
+
+Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly qui n'osait point les
+prendre, par peur de la pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est
+armée.
+
+Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre deux doigts le bout effilé de
+leur barbe, elle les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec un
+peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouvé une
+flaque d'eau moins creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu
+suffoquée par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit à
+pêcher elle-même. Elle était adroite et rusée, ayant la main souple et
+le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à chaque coup, elle ramenait
+des bêtes trompées et surprises par la lenteur ingénieuse de sa
+poursuite.
+
+Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas à pas, la
+frôlait, se penchait sur elle, simulait un grand désespoir de sa
+maladresse, voulait apprendre.
+
+--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!
+
+Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, l'un contre l'autre, dans
+l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace
+limpide, Jean souriait à cette tête voisine qui le regardait d'en bas,
+et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber
+dessus.
+
+--Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne
+faut jamais faire deux choses à la fois.
+
+Il répondit:
+
+--Je n'en fais qu'une. Je vous aime.
+
+Elle se redressa, et d'un ton sérieux:
+
+--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu
+la tête?
+
+--Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le
+dire.
+
+Ils étaient debout maintenant dans la mare salée qui les mouillait
+jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyées sur leurs filets,
+ils se regardaient au fond des yeux.
+
+Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:
+
+--Que vous êtes malavisé de me parler de ça en ce moment. Ne
+pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?
+
+Il murmura:
+
+--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis
+longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grisé à me faire perdre la raison.
+
+Alors, tout à coup, elle sembla en prendre son parti, se résigner à
+parler d'affaires et à renoncer aux plaisirs.
+
+--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer
+tranquillement.
+
+Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installés
+côte à côte, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:
+
+--Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant et je ne suis pas une jeune
+fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous
+pouvons peser toutes les conséquences de nos actes. Si vous vous décidez
+aujourd'hui à me déclarer votre amour, je suppose naturellement que vous
+désirez m'épouser.
+
+Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la situation, et il répondit
+niaisement:
+
+--Mais oui.
+
+--En avez-vous parlé à votre père et à votre mère?
+
+--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.
+
+Elle lui tendit sa main encore mouillée, et comme il y mettait la sienne
+avec élan:
+
+--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais
+n'oubliez point, que je ne voudrais pas déplaire à vos parents.
+
+--Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien prévu et qu'elle vous aimerait
+comme elle vous aime si elle ne désirait pas un mariage entre nous?
+
+--C'est vrai, je suis un peu troublée.
+
+Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, qu'elle fût si peu
+troublée, si raisonnable. Il s'attendait à des gentillesses galantes, à
+des refus qui disent oui, à toute une coquette comédie d'amour mêlée à
+la pêche, dans le clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait
+lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien à se dire
+puisqu'ils étaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu
+embarrassés tous deux de ce qui s'était passé, si vite, entre eux, un
+peu confus même, n'osant plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant
+que faire.
+
+La voix de Roland les sauva:
+
+--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce
+gaillard-là.
+
+Le capitaine, en effet, faisait une pêche merveilleuse. Mouillé
+jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup
+d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sûr
+de son lanet, toutes les cavités cachées sous les varechs.
+
+Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, frétillaient au
+fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans
+sa hotte.
+
+Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son
+mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour se
+donner tout entière à cette joie enfantine de ramasser des bêtes sous
+les herbes flottantes.
+
+Roland s'écria tout à coup:
+
+--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.
+
+Elle était restée d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils
+n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser à courir dans les roches
+et à barboter dans les flaques; et pourtant ils hésitaient à demeurer
+ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de
+lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait point.
+
+Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur le galet.
+
+Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmée par l'air marin, devant
+le vaste et doux horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient en même
+temps: «Comme il aurait fait bon ici, autrefois.»
+
+Elle n'osait point parler à Pierre, sachant bien qu'il répondrait une
+dureté; et il n'osait pas parler à sa mère sachant aussi que, malgré
+lui, il le ferait avec violence.
+
+Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les
+battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou
+quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre,
+d'un geste lent et machinal. Puis son regard indécis, qui errait devant
+elle, aperçut, au milieu des varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme
+Rosémilly. Alors elle les suivit, épiant leurs mouvements, comprenant
+confusément, avec son instinct de mère, qu'ils ne causaient point
+comme tous les jours. Elle les vit se pencher côte à côte quand ils
+se regardaient dans l'eau, demeurer debout face à face quand ils
+interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher
+pour s'engager l'un envers l'autre.
+
+Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, semblaient seules au
+milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de
+falaises, quelque chose de grand et de symbolique.
+
+Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses
+lèvres.
+
+Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:
+
+--Qu'est-ce que tu as donc?
+
+Il ricanait toujours:
+
+--Je m'instruis. J'apprends comment on se prépare à être cocu.
+
+Elle eut un sursaut de colère, de révolte, choquée du mot, exaspérée de
+ce qu'elle croyait comprendre.
+
+--Pour qui dis-tu ça?
+
+--Pour Jean, parbleu! C'est très comique de les voir ainsi!
+
+Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'émotion:
+
+--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture même. Ton
+frère ne pourrait trouver mieux.
+
+Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et saccadé:
+
+--Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes les femmes sont la droiture même
+... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!
+
+Sans répondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et,
+au risque de glisser, de tomber dans les trous cachés sous les herbes,
+de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque,
+marchant à travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers
+son autre fils.
+
+En la voyant approcher, Jean lui cria:
+
+--Eh bien? maman, tu te décides?
+
+Sans répondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: «Sauve-moi,
+défends-moi.»
+
+Il vit son trouble et, très surpris:
+
+--Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?
+
+Elle balbutia:
+
+--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches.
+
+Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la pêche pour qu'elle y
+prît intérêt. Mais comme elle ne l'écoutait guère, et comme il éprouvait
+un besoin violent de se confier à quelqu'un, il l'entraîna plus loin et,
+à voix basse:
+
+--Devine ce que j'ai fait?
+
+--Mais ... mais ... je ne sais pas.
+
+--Devine.
+
+--Je ne ... je ne sais pas
+
+--Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je désirais l'épouser.
+
+Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, l'esprit en détresse
+au point de ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:
+
+--L'épouser
+
+--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas?
+
+--Oui ... charmante ... tu as bien fait.
+
+--Alors tu m'approuves?
+
+--Oui ... je t'approuve.
+
+--Comme tu dis ça drôlement. On croirait que ... que ... tu n'es pas
+contente.
+
+--Mais oui ... je suis ... contente.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins bras et l'embrassa à
+plein visage, par grands baisers de mère.
+
+Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où des larmes étaient venues,
+elle aperçut là-bas sur la plage un corps étendu sur le ventre, comme un
+cadavre, la figure dans le galet: c'était l'autre, Pierre, qui songeait,
+désespéré.
+
+Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout près du flot, et
+ils parlèrent longtemps de ce mariage où se rattachait son coeur.
+
+La mer montant les chassa vers les pêcheurs qu'ils rejoignirent, puis
+tout le monde regagna la côte. On réveilla Pierre qui feignait de
+dormir; et le dîner fut très long, arrosé de beaucoup de vins.
+
+
+
+VII
+
+
+Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillèrent.
+Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une épaule
+voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors,
+cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: «Bien beau
+temps,» et retombaient, presque aussitôt, de l'autre côté.
+
+Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement était si profond
+qu'ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausire refusa même de
+monter chez Jean où le thé les attendait. On dut le déposer devant sa
+porte.
+
+Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans son logis
+nouveau; et une grande joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup
+de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée l'appartement qu'elle
+habiterait bientôt.
+
+La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu'elle ferait chauffer
+l'eau et servirait elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller les
+domestiques, par crainte du feu.
+
+Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'était encore entré,
+afin que la surprise fût complète quand on verrait combien c'était joli.
+
+Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît. Il voulait allumer les
+bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son
+père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en ouvrant toute grande la
+porte à deux battants.
+
+La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres de couleur
+cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait
+d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut une seconde
+d'étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura: «Nom d'un chien,»
+saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apothéoses.
+
+Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec une étoffe
+vieil or, pareille à celle des sièges. Le grand salon de consultation
+très simple, d'un rouge saumon pâle, avait grand air.
+
+Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau chargé de livres, et
+d'une voix grave, un peu forcée:
+
+--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec
+l'assentiment que je vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant
+trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une
+heureuse solution.
+
+Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire en regardant Mme Roland;
+et Mme Roland, lui prenant la main, la serra.
+
+Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s'écria:
+
+--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce
+salon.
+
+Il se mit à déclamer:
+
+--Si l'humanité seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle
+que nous éprouvons pour toute souffrance devait être le mobile de
+l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel à votre
+pitié, messieurs les jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais nous
+avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous
+allons soulever devant vous ...
+
+Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et il s'irritait
+des gamineries de son frère, le jugeant, décidément, trop niais et
+pauvre d'esprit.
+
+Mme Roland ouvrit une porte à droite.
+
+--Voici la chambre à coucher, dit-elle.
+
+Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tenture était en
+cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis
+XV--une bergère dans un médaillon que fermaient les becs unis de deux
+colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air
+galant et champêtre tout à fait gentil.
+
+--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peu sérieuse, en
+entrant dans cette pièce.
+
+--Cela vous plaît? demanda Jean.
+
+--Enormément.
+
+--Si vous saviez comme ça me fait plaisir.
+
+Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au
+fond des yeux.
+
+Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre à
+coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, en entrant,
+que la couche était très large, une vraie couche de ménage, choisie par
+Mme Roland qui avait prévu sans doute et désiré le prochain mariage de
+son fils; et cette précaution de mère lui faisait plaisir cependant,
+semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille.
+
+Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquement la
+porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée de trois
+fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et le fils avaient
+mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce à
+meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieries pailletées d'or, à
+stores transparents où des perles de verre semblaient des gouttes d'eau,
+à éventails cloués aux murs pour maintenir les étoffes, avec ses écrans,
+ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes véritables, tous ses
+menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et
+de bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré que donnent les mains
+inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact,
+de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le
+plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un peu amère dont son
+frère se sentit blessé.
+
+Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gâteaux
+s'élevaient en monuments.
+
+On n'avait guère faim; on suça les fruits et on grignota les pâtisseries
+plutôt qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly
+demanda la permission de se retirer.
+
+Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait à sa porte et
+partirait immédiatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence
+de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère sur le logis afin que son
+fils ne manquât de rien.
+
+--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland.
+
+Elle hésita, puis répondit:
+
+--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera.
+
+Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux,
+le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise à Jean;
+puis elle passa dans la chambre à coucher, entr'ouvrit le lit, regarda
+si la carafe était remplie d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.
+
+Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ci encore
+froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là de plus en plus
+agacé de voir son frère dans ce logis.
+
+Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout à coup se
+leva:
+
+--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanné ce soir, les
+excursions ne lui réussissent pas.
+
+Jean se sentit soulevé soudain par une de ces promptes et furieuses
+colères de débonnaires blessés au coeur.
+
+Le souffle lui manquait tant son émotion était vive, et il balbutia:
+
+--Je te défends désormais de dire «la veuve» quand tu parleras de Mme
+Rosémilly.
+
+Pierre se tourna vers lui, hautain:
+
+--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard?
+
+Jean aussitôt s'était dressé:
+
+--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manières envers moi.
+
+Pierre ricana:
+
+--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosémilly?
+
+--Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme.
+
+L'autre rit plus fort:
+
+--Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai
+plus l'appeler «la veuve». Mais tu as pris une drôle de manière pour
+m'annoncer ton mariage.
+
+--Je te défends de plaisanter ... tu entends ... je te le défends.
+
+Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cette
+ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.
+
+Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui
+de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltes domptées
+depuis quelque temps et de désespoir silencieux, lui montant à la tête,
+l'étourdit comme un coup de sang.
+
+--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends,
+je te l'ordonne.
+
+Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant,
+dans ce trouble d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase,
+le mot, qui pourrait blesser son frère jusqu'au coeur.
+
+Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour bien frapper, de ralentir
+sa parole pour la rendre plus aiguë:
+
+--Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour où tu as
+commencé à dire «la veuve» parce que tu as compris que cela me faisait
+mal.
+
+Pierre poussa un de ces rires stridents et méprisants qui lui étaient
+familiers:
+
+--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de
+quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...
+
+Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la plaie de cette âme.
+
+--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu
+furieux quand tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle ne
+voulait pas de toi.
+
+Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:
+
+--Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de cette cruche, de cette dinde,
+de cette oie grasse? ...
+
+Jean qui voyait porter ses coups reprit:
+
+--Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans la
+_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir?
+Mais tu crèves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivée, tu
+es devenu enragé, et tu m'as détesté, et tu l'as montré de toutes les
+manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure
+sans cracher la bile qui t'étouffe.
+
+Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sauter
+sur son frère et de le prendre à la gorge:
+
+--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune.
+
+Jean s'écria:
+
+--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot à mon
+père, à ma mère ou à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser
+parce que tu es jaloux! tu cherches querelle à tout le monde parce que
+tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus,
+tu es devenu venimeux, tu tortures notre mère comme si c'était sa faute!
+...
+
+Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la bouche entr'ouverte, l'oeil
+dilaté, en proie à une de ces folies de rage qui font commettre des
+crimes.
+
+Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:
+
+--Tais-toi, tais-toi donc!
+
+--Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma pensée entière; tu m'en
+donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu
+la railles devant moi, tu me pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je
+casserai tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à me respecter.
+
+--Te respecter, toi?
+
+--Oui, moi!
+
+--Te respecter ... toi ... qui nous as tous déshonorés, par ta cupidité!
+
+--Tu dis? Répète ... répète? ...
+
+--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour
+le fils d'un autre.
+
+Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effaré devant l'insinuation
+qu'il pressentait:
+
+--Comment? Tu dis ... répète encore?
+
+--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte,
+que tu es le fils de l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un
+garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore sa mère.
+
+--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi
+... toi ... qui prononces cette infamie?
+
+--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en crève de
+chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours
+à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que
+je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affolé de
+honte et de douleur, car j'ai deviné d'abord et je sais maintenant.
+
+--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre à côté! Songe
+qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ...
+
+Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit tout, ses soupçons,
+ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait
+encore une fois disparu.
+
+Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, des phrases
+d'halluciné.
+
+Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans la pièce
+voisine. Il parlait comme si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait
+parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprimé et refermé sa
+plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de
+crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était mis à marcher comme il
+faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant,
+dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des
+retours de haine contre lui-même, il parlait comme s'il eût confessé
+sa misère et la misère des siens, comme s'il eût jeté sa peine à l'air
+invisible et sourd où s'envolaient ses paroles.
+
+Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l'énergie aveugle de son
+frère, s'était adossé contre la porte derrière laquelle il devinait que
+leur mère les avait entendus.
+
+Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle
+n'était point revenue; donc elle n'avait pas osé.
+
+Pierre tout à coup frappant du pied, cria:
+
+--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!
+
+Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.
+
+Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, réveilla
+Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelques secondes
+s'étaient écoulées, plus longues que des heures, et son âme s'était
+engourdie dans un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait
+penser tout à l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant même plus
+comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lâcheté.
+Il était de la race des temporiseurs qui remettent toujours au
+lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une
+résolution, il cherchait encore, par instinct, à gagner quelques
+moments.
+
+Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, après les
+vociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec
+cette lumière vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort
+tout à coup qu'il eut envie de se sauver aussi.
+
+Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur, et il essaya de
+réfléchir.
+
+Jamais il n'avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il est des
+hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses
+classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé ses études de droit
+avec régularité parce que son existence était calme. Toutes les choses
+du monde lui paraissaient naturelles sans éveiller autrement son
+attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament,
+n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette
+catastrophe, comme un homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais nagé.
+
+Il essaya de douter d'abord. Son frère avait menti par haine, et par
+jalousie?
+
+Et pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire de leur
+mère une chose pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par le
+désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les
+nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris
+de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux
+qu'ils étaient irrésistibles, aussi irrécusables que la certitude.
+
+Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoir une
+volonté. Sa détresse devenait intolérable; et il sentait que, derrière
+la porte, sa mère était là qui avait tout entendu et qui attendait.
+
+Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas
+un soupir ne révélait la présence d'un être derrière cette planche. Se
+serait-elle sauvée? Mais par où? Si elle s'était sauvée ... elle avait
+donc sauté de la fenêtre dans la rue!
+
+Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il
+enfonça plutôt qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.
+
+Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, posée sur la commode.
+
+Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec les volets clos.
+Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il
+s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. Il y courut et les
+ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche, la figure enfouie dans
+l'oreiller qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées sur sa tête,
+pour ne plus entendre.
+
+Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie par les épaules, il
+la retourna sans qu'elle lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et
+qu'elle mordait pour ne pas crier.
+
+Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, lui communiqua
+la secousse de son indicible torture. L'énergie et la force dont elle
+retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflée de plumes,
+sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît
+point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il
+reçut, jusqu'à quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple
+coeur, fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, même un juge
+miséricordieux, il était un homme plein de faiblesse et un fils plein de
+tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne
+raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains
+le corps inerte de sa mère, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa
+figure, il cria, en baisant sa robe:
+
+--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!
+
+Elle aurait semblé morte si tous ses membres n'eussent été parcourus
+d'un frémissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue.
+Il répétait:
+
+--Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas vrai. Je sais bien que ça n'est
+pas vrai.
+
+Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout à coup elle sanglota dans
+l'oreiller. Alors tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis
+s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lâchèrent la toile; et il lui
+découvrit la face.
+
+Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupières fermées on
+voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui
+baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolés qui se mouillaient
+à ses larmes, et il disait toujours:
+
+--Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n'est pas vrai. Ne pleure
+pas, je le sais! Ça n'est pas vrai!
+
+Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de
+courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit:
+
+--Non, c'est vrai, mon enfant.
+
+Et ils restèrent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques
+instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête
+pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit:
+
+--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais
+pas, si je mentais.
+
+Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba à genoux près
+du lit en murmurant:
+
+--Tais-toi, maman, tais-toi.
+
+Elle s'était levée, avec une résolution et une énergie effrayantes.
+
+--Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu.
+
+Et elle marcha vers la porte.
+
+Il la saisit à pleins bras, criant:
+
+--Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?
+
+--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien à faire
+... puisque je suis toute seule.
+
+Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot
+à lui répéter:
+
+--Maman ... maman ... maman...
+
+Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette étreinte:
+
+--Mais non, mais non, je ne suis plus la mère maintenant, je ne suis
+plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni
+père ni mère, mon pauvre enfant ... adieu.
+
+Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait
+jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force,
+puis s'agenouillant et formant une chaîne de ses bras:
+
+--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je
+te garde toujours, tu es à moi.
+
+Elle murmura d'une voix accablée:
+
+--Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et
+demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus.
+
+Il répondit avec un si grand élan de si sincère amour:--Oh! moi? moi?
+Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tête
+par les cheveux, à pleines mains, l'attira avec violence et le baisa
+éperdument à travers la figure.
+
+Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant,
+à travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas,
+dans l'oreille:
+
+--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et
+tu te trompes. Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a sauvé la
+vie; mais il ne faut plus que tu me voies.
+
+Il répéta, en l'étreignant:
+
+--Maman, ne dis pas ça!
+
+--Si, mon petit, il faut que je m'en aille.
+
+Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais
+il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?
+
+Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille:
+
+--Ma petite mère, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin
+de toi. Et tu vas me jurer de m'obéir, tout de suite.
+
+--Non, mon enfant.
+
+--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.
+
+--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous à
+l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis un mois.
+Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tu me regarderas comme
+me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh!
+... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mère! ...
+
+--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi.
+
+--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir
+tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux
+fassent baisser les miens.
+
+--Ça n'est pas vrai, maman.
+
+--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de
+ton pauvre frère, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque
+je devine son pas dans la maison, mon coeur saute à briser ma poitrine,
+lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. Je t'avais
+encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu
+que je pourrais vivre entre vous deux?
+
+--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus.
+
+--Oh! oh! comme si c'était possible!
+
+--Oui, c'est possible.
+
+--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frère et toi? Est-ce
+que vous n'y penserez plus, vous?
+
+--Moi. Je te le jure!
+
+--Mais tu y penseras à toutes les heures du jour.
+
+--Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu pars, je m'engage et je me
+fais tuer.
+
+Elle fut bouleversée par cette menace puérile et étreignit Jean en le
+caressant avec une tendresse passionnée. Il reprit:
+
+--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois
+raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre
+huit jours? Tu ne peux pas me refuser ça?
+
+Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, et le tenant à la
+longueur de ses bras:
+
+--Mon enfant ... tâchons d'être calmes et de ne pas nous attendrir.
+Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur
+tes lèvres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frère,
+si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les
+siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je
+te suis odieuse comme à lui ... une heure après, tu entends, une heure
+après ... je serais partie pour toujours.
+
+--Maman, je te jure ...
+
+--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une
+créature peut souffrir. A partir du moment où j'ai compris que ton
+frère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu'il devinait, minute par
+minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été un martyre qu'il
+est impossible de t'exprimer.
+
+Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit
+de larmes les yeux de Jean.
+
+Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.
+
+--Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant de choses à te dire pour
+que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je
+devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ...
+
+--Dis, maman, dis.
+
+--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompé ... Tu veux que je
+reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous
+voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journée dans la
+maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver
+ton frère derrière elle, pour cela il faut, non pas que tu me
+pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en
+veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez
+fort, assez différent de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le
+fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai
+assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux
+plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne
+pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que nous puissions encore vivre
+ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai
+été la maîtresse de ton père, j'ai été encore plus sa femme, sa vraie
+femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette
+rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai
+toujours, que je n'ai aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute ma
+joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi,
+pendant si longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je
+n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas
+rencontré, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de
+ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois
+tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et toi.
+Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais
+aimé rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas seulement pleuré,
+car j'ai pleuré, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous
+sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui tout entière, corps et âme,
+pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa
+femme comme il a été mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour
+l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était toujours
+bon et prévenant, mais je n'étais plus pour lui ce que j'avais été.
+C'était fini! Oh! que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et
+trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrivés
+ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il
+promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ...
+et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il est mort! ... Mais il nous
+aimait encore puisqu'il a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à mon
+dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu
+es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi!
+Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que
+tu acceptes d'être son fils et que nous parlions de lui quelquefois,
+et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nous nous
+regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il
+est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu
+décideras: Jean répondit d'une voix douce:
+
+--Reste, maman.
+
+Elle le serra dans ses bras et se remit à pleurer; puis elle reprit, la
+joue contre sa joue:
+
+--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui?
+
+Jean murmura:
+
+--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès de lui.
+
+Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.
+
+--Non, je ne puis plus, non! non!
+
+Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria, l'âme en détresse:
+
+--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne
+sais pas ... trouve ... sauve-moi!
+
+--Oui, maman, je chercherai.
+
+--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai
+si peur de lui ... si peur!
+
+--Oui, je trouverai. Je te promets.
+
+--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand
+je le vois.
+
+Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:
+
+--Garde-moi ici, chez toi.
+
+Il hésita, réfléchit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de
+cette combinaison.
+
+Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments
+précis son affolement et sa terreur.
+
+--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire
+demain à Roland que je me suis trouvée malade.
+
+--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aie du
+courage. J'arrangerai tout, je te le promets, dès demain. Je serai
+à neuf heures à la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te
+reconduire.
+
+--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin,
+craintif et reconnaissant.
+
+Elle essaya de se lever; mais la secousse avait été trop forte; elle ne
+pouvait encore se tenir sur ses jambes.
+
+Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer de l'alcali, et il lui
+lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et
+soulagée comme après un accouchement.
+
+Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand
+ils passèrent à l'hôtel de ville.
+
+Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: «Adieu, maman,
+bon courage.»
+
+Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre,
+se dévêtit bien vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des
+adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.
+
+Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir.
+
+
+
+VIII
+
+
+Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan,
+car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de
+courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa
+nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait
+mou à ne plus faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit, mou de
+corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était point frappé, comme
+l'avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans cette
+dignité secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accablé par
+un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus
+chers.
+
+Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie
+ainsi qu'une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu'on
+venait de lui révéler. S'il eût appris de toute autre manière le secret
+de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un
+profond chagrin; mais après sa querelle avec son frère, après cette
+délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion poignante
+de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter. Le
+choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, dans un
+irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les saintes
+susceptibilités de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'était pas un
+homme de résistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins
+contre lui-même; il se résigna donc, et par un penchant instinctif, par
+un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta
+aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui et
+l'atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables, et, pour les
+écarter, il se décida à des efforts surhumains d'énergie et d'activité.
+Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la difficulté fût
+tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin impérieux des
+solutions immédiates qui constitue toute la force des faibles,
+incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs
+à démêler et à étudier les situations compliquées, les questions d'ordre
+intime, dans les familles troublées, découvrit immédiatement toutes les
+conséquences prochaines de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en
+envisageait les suites à un point de vue presque professionnel, comme
+s'il eût réglé les relations futures de clients après une catastrophe
+d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait
+impossible. Il l'éviterait facilement en restant chez lui, mais il était
+encore inadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toit
+que son fils aîné.
+
+Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant
+des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire.
+
+Mais une idée soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait reçue, un
+honnête homme la garderait-il?
+
+Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida à la donner aux pauvres.
+C'était dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme
+un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution
+virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser
+son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait
+pauvre. Il n'en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec de
+gaz qui brûlait en face de lui de l'autre côté de la rue. Or, comme une
+femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme
+Rosémilly, et il reçut au coeur la secousse des émotions profondes nées
+en nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de
+sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à épouser
+cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il agir
+ainsi, maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle? Elle l'avait
+accepté le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais
+avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne
+valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu'il restituerait
+plus tard aux indigents?
+
+Et dans son âme où l'égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les
+intérêts déguisés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers
+cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient, puis
+s'effaçaient de nouveau.
+
+Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte
+tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture
+native. Vingt fois déjà il s'était posé cette question: «Puisque je suis
+le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas
+naturel que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet argument ne pouvait
+empêcher le «non» murmuré par la conscience intime.
+
+Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais
+cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
+vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait
+voler mon frère.»
+
+Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, ayant apaisé sa
+conscience, il retourna vers la fenêtre.
+
+«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l'héritage de ma famille,
+que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
+de son père. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde
+l'argent de mon père à moi?»
+
+Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'étant
+décidé à l'abandonner intégralement, il consentit donc et se résigna
+à garder celle de Maréchal, car en repoussant l'une et l'autre il se
+trouverait réduit à la pure mendicité.
+
+Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la
+présence de Pierre dans la famille. Comment l'écarter? Il désespérait de
+découvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au
+port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée.
+
+Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu'au jour.
+
+Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'exécution de son projet
+était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il
+se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l'attendait enfermée dans
+sa chambre.
+
+--Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais osé descendre.
+
+On entendit aussitôt Roland qui criait dans l'escalier:
+
+--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien!
+
+On ne répondit pas, et il hurla:
+
+--Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites?
+
+La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol:
+
+--V'la, M'sieu, qué qui faut?
+
+--Où est Madame?
+
+--Madame est en haut avec M'sieu Jean!
+
+Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage supérieur:
+
+--Louise?
+
+Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:
+
+--Quoi? mon ami.
+
+--On ne mange donc pas, nom d'un chien!
+
+--Voilà, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean.
+
+Roland s'écria en apercevant le jeune homme:
+
+--Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà dans ton logis.
+
+--Non, père, mais j'avais à causer avec maman ce matin.
+
+Jean s'avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur
+ses doigts l'étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et
+imprévue le crispa, l'émotion des séparations et des adieux sans espoir
+de retour.
+
+Mme Roland demanda:
+
+--Pierre n'est pas arrivé?
+
+Son mari haussa les épaules:
+
+--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui.
+
+Elle se tourna vers Jean:
+
+--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ça le blesse quand on ne
+l'attend pas.
+
+--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit.
+
+Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse d'un craintif qui va
+se battre.
+
+Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:
+
+--Entrez.
+
+Il entra.
+
+L'autre écrivait, penché sur sa table.
+
+--Bonjour, dit Jean.
+
+Pierre se leva.
+
+--Bonjour.
+
+Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'était passé.
+
+--Tu ne descends pas déjeuner?
+
+--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler.
+
+La voix de l'aîné tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce
+qu'il allait faire.
+
+--On t'attend.
+
+--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère est en bas? ...
+
+--Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te chercher.
+
+--Ah! alors ... je descends.
+
+Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier; puis il
+l'ouvrit d'un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à
+table, face à face.
+
+Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot,
+et s'étant penché il lui tendit son front à baiser comme il faisait
+depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis.
+Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les
+lèvres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, après ce
+simulacre de caresse.
+
+Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après mon départ?»
+
+Jean répétait avec tendresse «mère» et «chère maman», prenait soin
+d'elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu'ils
+avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée! Jean
+croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable?
+
+Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir dit l'horrible chose
+l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la
+bouche, l'empêchant de manger et de parler.
+
+Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de quitter
+cette maison qui n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus
+à lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur
+l'heure, n'importe où, sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus
+rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours malgré lui, rien
+que par sa présence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un
+insoutenable supplice.
+
+Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'écoutant pas, n'entendait
+point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère
+et prit garde au sens des paroles.
+
+Jean disait:
+
+--Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte On parle
+de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois
+prochain.
+
+Roland s'étonnait:
+
+--Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en état de prendre la mer cet
+été.
+
+--Pardon; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première
+traversée ait lieu avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux de
+la Compagnie et j'ai causé avec un des administrateurs.
+
+--Ah! ah! lequel?
+
+--M. Marchand, l'ami particulier du président du conseil
+d'administration.
+
+--Tiens, tu le connais?
+
+--Oui. Et puis j'avais un petit service à lui demander.
+
+--Ah! alors tu me feras visiter en grand détail la _Lorraine_ dès
+qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas?
+
+--Certainement, c'est très facile!
+
+Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une
+introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie très
+acceptable qu'on mène sur ces grands transatlantiques. On passe plus de
+la moitié des mois à terre dans deux villes superbes, New-York et le
+Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut même faire
+là des connaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui,
+très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les
+économies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francs par an,
+sinon plus ...
+
+Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, qui témoignaient d'un
+profond respect pour la somme et pour le capitaine.
+
+Jean reprit:
+
+--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a
+cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage,
+chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins,
+c'est très beau.
+
+Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le
+comprit.
+
+Alors, après une hésitation, il demanda:
+
+--Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un
+transatlantique?
+
+--Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections.
+
+Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:
+
+--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_?
+
+--Oui, le sept. Et ils se turent.
+
+Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer
+comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait
+peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa
+famille. Il avait dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant
+il ne tendait plus la main devant sa mère! Il n'avait donc aucune
+ressource, hors celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain
+de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre
+toit. Il dit alors, en hésitant un peu:
+
+--Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi.
+
+Jean demanda:
+
+--Pourquoi ne pourrais-tu pas?
+
+--Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique.
+
+Roland demeurait stupéfait:
+
+--Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils?
+
+Pierre murmura:
+
+--Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux
+meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser
+quelques milliers de francs pour m'établir ensuite.
+
+Son père, aussitôt, fut convaincu:
+
+--Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille
+francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu'en penses-tu, Louise?
+
+Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:
+
+--Je pense que Pierre a raison.
+
+Roland s'écria:
+
+--Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup! Il
+est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la
+Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des
+vice-présidents.
+
+Jean demandait à son frère:
+
+--Veux-tu que je tâte aujourd'hui même M. Marchand?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+Pierre reprit, après avoir songé quelques instants:
+
+--Le meilleur moyen serait peut-être encore d'écrire à mes maîtres de
+l'Ecole de médecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent
+sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des
+professeurs Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la
+chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il
+suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au
+conseil d'administration.
+
+Jean approuvait tout à fait:
+
+--Ton idée est excellente, excellente!
+
+Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable
+de s'affliger longtemps.
+
+--Tu vas leur écrire aujourd'hui même, dit-il.
+
+--Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de café ce
+matin, je suis trop nerveux.
+
+Il se leva et sortit.
+
+Alors Jean se tourna vers sa mère:
+
+--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?
+
+--Rien ... Je ne sais pas.
+
+--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly?
+
+--Mais ... oui ... oui ...
+
+--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui.
+
+--Oui ... oui ... C'est vrai.
+
+--Pourquoi ça, indispensable?--demanda Roland, habitué d'ailleurs à ne
+jamais comprendre ce qu'on disait devant lui.
+
+--Parce que je lui ai promis d'y aller.
+
+--Ah! très bien. C'est différent, alors.
+
+Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient
+l'escalier pour prendre leurs chapeaux.
+
+Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:
+
+--Veux-tu mon bras, maman?
+
+Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher côte
+à côte. Elle accepta et s'appuya sur lui.
+
+Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit:
+
+--Tu vois que Pierre consent parfaitement à s'en aller.
+
+Elle murmura:
+
+--Le pauvre garçon!
+
+--Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera pas malheureux du tout sur
+la _Lorraine_.
+
+--Non ... je sais bien, mais je pense à tant de choses.
+
+Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son
+fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure
+une longue et secrète pensée:
+
+--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on
+est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard.
+
+Il dit, très bas:
+
+--Ne parle plus de ça, maman.
+
+--Est-ce possible? j'y pense tout le temps.
+
+--Tu oublieras.
+
+Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:
+
+--Ah! comme j'aurais pu être heureuse en épousant un autre homme!
+
+A présent, elle s'exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur
+sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect
+commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son
+malheur. C'était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle devait de
+l'avoir trompé, d'avoir désespéré un de ses fils et fait à l'autre la
+plus douloureuse confession dont pût saigner le coeur d'une mère.
+
+Elle murmura: «C'est si affreux pour une jeune fille d'épouser un mari
+comme le mien.» Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont il avait
+cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la notion confuse qu'il portait
+depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l'ironie constante de son
+frère, l'indifférence dédaigneuse des autres et jusqu'au mépris de la
+bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu terrible de sa
+mère. Il lui en coûtait moins d'être le fils d'un autre; et après
+la grande secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas eu le
+contre-coup de révolte, d'indignation et de colère redouté par Mme
+Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de
+se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.
+
+Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly.
+
+Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d'une
+grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait
+toute la rade du Havre.
+
+En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre
+les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle
+devinait l'intention de sa démarche.
+
+Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert
+de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient
+quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles
+représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait sur la
+première la femme d'un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis
+que disparaît à l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la
+seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras en
+regardant au loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer de vagues
+invraisemblables, la barque de l'époux qui va sombrer.
+
+Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une
+classe supérieure de la société.
+
+Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d'un grand paquebot
+qui s'en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil mouillé de
+larmes et de regrets.
+
+Qui a-t-elle laissé derrière elle?
+
+Puis, la même jeune femme assise près d'une fenêtre ouverte sur l'Océan
+est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux
+sur le tapis.
+
+Il est donc mort, quel désespoir!
+
+Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse
+banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de
+suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres
+femmes, bien qu'on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus
+distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû perdre
+son fiancé! L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement vers ces
+quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en écartait
+que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre
+expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il
+se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné distingué à la
+façon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une
+sensation de propreté et de rectitude qu'accentuait encore le reste de
+l'ameublement.
+
+Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns
+contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs,
+immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu'on avait envie
+de les friper un peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait le
+globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par
+Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d'appartement.
+
+Les deux femmes en s'asseyant modifièrent un peu la place normale de
+leurs chaises.
+
+--Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland.
+
+--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée.
+
+Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le
+plaisir qu'elle avait pris à cette excursion et à cette pêche.
+
+--Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce matin mes salicoques. Elles
+étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou
+l'autre cette partie-là ...
+
+Le jeune homme l'interrompit:
+
+--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la première?
+
+--Comment ça? Mais il me semble qu'elle est finie.
+
+--Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin, une
+pêche que je veux aussi rapporter chez moi.
+
+Elle prit un air naïf et malin:
+
+--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouvé?
+
+--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas
+changé d'avis ce matin.
+
+Elle se mit à sourire:
+
+--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi.
+
+Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber
+la sienne d'un geste vif et résolu. Et il demanda:
+
+--Le plus tôt possible, n'est-ce pas?
+
+--Quand vous voudrez.
+
+--Six semaines?
+
+--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mère?
+
+Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique:
+
+--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien
+voulu Jean, car vous le rendrez très heureux.
+
+--On fera ce qu'on pourra, maman.
+
+Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et,
+prenant à pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant;
+et sous cette caresse nouvelle une émotion puissante gonfla le coeur
+malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle éprouvait.
+C'était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand
+fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille.
+
+Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se
+prirent les mains, et restèrent ainsi, se regardant et se souriant,
+tandis que Jean semblait presque oublié d'elles.
+
+Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer
+pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly
+parut soudain se souvenir d'un détail et demanda:
+
+--Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce pas?
+
+La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut
+la mère qui répondit:
+
+--Oh! non, c'est inutile!
+
+Puis elle hésita, sentant qu'une explication était nécessaire, et elle
+reprit:
+
+--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que
+nous avons décidé.
+
+Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel,
+car le bonhomme comptait si peu.
+
+Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils:
+
+--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer.
+
+Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'épouvante de sa maison.
+
+Ils entrèrent chez Jean.
+
+Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un gros
+soupir comme si cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au lieu de
+se reposer, comme elle l'avait dit, elle commença à ouvrir les
+armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et
+des chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour chercher des
+arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son oeil de
+ménagère; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les
+serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales,
+divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge
+de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre,
+et elle dit:
+
+--Jean, viens donc voir comme c'est joli.
+
+Il se leva et admira pour lui faire plaisir.
+
+Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha de son fauteuil à pas
+légers, par derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle
+l'embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un
+papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main.
+
+Il demanda:
+
+--Qu'est-ce que c'est?
+
+Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du
+cadre:
+
+--Donne! dit-il.
+
+Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires.
+Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant
+l'appartement, alla l'enfermer à double tour, dans le tiroir de son
+bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses
+yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:
+
+--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine.
+Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me
+rendre compte.
+
+
+
+IX
+
+
+Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Rémusot,
+Flache et Borriquel, écrites dans les termes les plus flatteurs pour le
+Mme Pierre Roland, leur élève, avaient été soumises par M. Marchand au
+conseil de la Compagnie transatlantique, appuyées par MM. Poulin, juge
+au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au
+maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire.
+
+Il se trouvait que le médecin de la _Lorraine_ n'était pas encore
+désigné, et Pierre eut la chance d'être nommé en quelques jours.
+
+Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par la bonne Joséphine, un
+matin, comme il finissait sa toilette.
+
+Sa première émotion fut celle du condamné à mort à qui on annonce sa
+peine commuée; et il sentit immédiatement sa souffrance adoucie un peu
+par la pensée de ce départ et de cette vie calme, toujours bercée par
+l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante.
+
+Il vivait maintenant dans la maison paternelle en étranger muet et
+réservé. Depuis le soir où il avait laissé s'échapper devant son frère
+l'infâme secret découvert par lui, il sentait qu'il avait brisé les
+dernières attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir
+dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, méchant, et
+cependant il était soulagé d'avoir parlé.
+
+Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mère ou le regard de son
+frère. Leurs yeux pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante
+et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se
+demandait: «Qu'a-t-elle pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle nié?
+Que croit mon frère? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?» Il
+ne devinait pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque plus
+d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'éviter ses questions.
+
+Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa nomination, il la présenta,
+le jour même, à sa famille. Son père, qui avait une grande tendance à se
+réjouir de tout, battit des mains. Jean répondit d'un ton sérieux, mais
+l'âme pleine de joie:
+
+--Je te félicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait
+beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes
+professeurs.
+
+Et sa mère baissa la tête en murmurant:
+
+--Je suis bien heureuse que tu aies réussi.
+
+Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se
+renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du médecin de la
+_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer près de
+lui de tous les détails de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y
+devait rencontrer.
+
+Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il fut reçu dans une
+petite chambre de paquebot par un jeune homme à barbe blonde qui
+ressemblait à son frère. Ils causèrent longtemps.
+
+On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense bâtiment une
+grande agitation confuse et continue, où la chute des marchandises
+entassées dans les cales se mêlait aux pas, aux voix, au mouvement des
+machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres et à la
+rumeur des chaînes traînées ou enroulées sur les treuils par l'haleine
+rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros
+navire.
+
+Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue et se retrouva dans la rue,
+une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces
+brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent
+dans leur épaisseur insaisissable quelque chose de mystérieux et d'impur
+comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.
+
+En ses heures de plus grande souffrance il ne s'était jamais senti
+plongé ainsi dans un cloaque de misère. C'est que la dernière déchirure
+était faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de son coeur les
+racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas éprouvé encore cette
+détresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.
+
+Ce n'était plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement
+d'une bête sans abri, une angoisse matérielle d'être errant qui n'a plus
+de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales
+du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant
+dans cette chambrette balancée sur les vagues, la chair de l'homme qui
+a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'était révoltée
+contre l'insécurité de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle
+s'était sentie protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé dans la
+terre qui le tient, et par la certitude du repos à la même place, sous
+le toit qui résiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver
+dans la chaleur du logis fermé deviendrait un danger et une constante
+souffrance.
+
+Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et
+engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se
+perdre par les chemins, mais quelques mètres de planches pour marcher
+comme un condamné au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de
+jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans
+cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il
+faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner
+aux bords de la couchette étroite pour ne point rouler par terre. Les
+jours de calme il entendrait la trépidation ronflante de l'hélice et
+sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, régulière,
+exaspérante.
+
+Et il se trouvait condamné à cette vie de forçat vagabond, uniquement
+parce que sa mère s'était livrée aux caresses d'un homme.
+
+Il allait devant lui, défaillant à présent sous la mélancolie désolée
+des gens qui vont s'expatrier.
+
+Il ne se sentait plus au coeur ce mépris hautain, cette haine
+dédaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur
+parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'être écouté et
+consolé. C'était, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va
+tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de
+son départ.
+
+Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour
+ressentir une vraie et poignante émotion; et le docteur se décida tout
+de suite à l'aller voir.
+
+Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres
+au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa
+besogne:
+
+--On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il.
+
+Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à entreprendre des démarches
+nombreuses, sans en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:
+
+--Eh bien! les affaires vont-elles?
+
+Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence était terrible, le
+malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait
+vendre que des médicaments à bon marché; et les médecins n'y ordonnaient
+point ces remèdes rares et compliqués sur lesquels on gagne cinq cents
+pour cent. Le bonhomme conclut:
+
+--Si ça dure encore trois mois comme ça, il faudra fermer boutique. Si
+je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais déjà mis à
+cirer des bottes.
+
+Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida brusquement à porter
+le coup, puisqu'il le fallait:
+
+--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous être d'aucun secours. Je
+quitte le Havre au commencement du mois prochain.
+
+Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion fut vive:
+
+--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là?
+
+--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.
+
+Le vieux demeurait atterré, sentant crouler son dernier espoir, et il se
+révolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui
+il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi.
+
+Il bredouilla:
+
+--Mais vous n'allez pas me trahir à votre tour, vous?
+
+Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser:
+
+--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouvé à me caser ici et je
+pars comme médecin sur un paquebot transatlantique.
+
+--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider à vivre!
+
+--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. Je n'ai pas un sou de
+fortune.
+
+Marowsko répétait:
+
+--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'à mourir de
+faim, moi. À mon âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre
+vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal.
+
+Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il
+n'avait pu faire autrement; le Polonais n'écoutait point, révolté de
+cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute à des
+événements politiques:
+
+--Vous autres Français, vous ne tenez pas vos promesses.
+
+Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et le prenant d'un peu haut:
+
+--Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour se décider à ce que j'ai fait,
+il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
+J'espère que je vous retrouverai plus raisonnable.
+
+Et il sortit.
+
+--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincère.
+
+Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il
+avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages défilant
+dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait
+soupçonner sa mère.
+
+Il hésita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain,
+se décidant, il pensa: «Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta
+pour retrouver sa rue.
+
+La brasserie était, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de
+fumée. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'était un jour
+de fête, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-même servait,
+courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant
+pleins de mousse.
+
+Quand Pierre eut trouvé une place, non loin du comptoir, il attendit,
+espérant que la bonne le verrait et le reconnaîtrait.
+
+Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant
+menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil.
+
+Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. Elle accourut:
+
+--Que désirez-vous, Monsieur?
+
+Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des
+consommations servies.
+
+--Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit bonjour à ses amis?
+
+Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressée:
+
+--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps
+aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez?
+
+--Oui, un bock.
+
+Quand elle l'apporta, il reprit:
+
+--Je viens te faire mes adieux. Je pars.
+
+Elle répondit avec indifférence:
+
+--Ah bah! Où allez-vous?
+
+--En Amérique.
+
+--On dit que c'est un beau pays.
+
+Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien malavisé pour lui parler
+ce jour-là. Il y avait trop de monde au café!
+
+Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetée il vit la
+_Perle_ qui rentrait portant son père et le capitaine Beausire. Le
+matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis à l'arrière, fumaient
+leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les
+voyant passer: «Bienheureux les simples d'esprit.»
+
+Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tâcher de s'engourdir
+dans une somnolence de brute.
+
+Quand il rentra, le soir, à la maison, sa mère lui dit, sans oser lever
+les yeux sur lui:
+
+--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu
+embarrassée. Je t'ai commandé tantôt ton linge de corps et j'ai passé
+chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de
+choses que je ne connais pas, peut-être?
+
+Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de rien.» Mais il songea qu'il lui
+fallait au moins accepter de quoi se vêtir décemment, et ce fut d'un ton
+très calme qu'il répondit:
+
+--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai à la Compagnie.
+
+Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa
+mère, en la recevant de ses mains, le regarda pour la première fois
+depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si
+humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui
+demandent grâce.
+
+Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au
+port du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de
+New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine
+flottante où serait désormais emprisonnée sa vie.
+
+Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mère qui
+l'attendait et qui murmura d'une voix à peine intelligible.
+
+--Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer sur ce bateau?
+
+--Non, merci, tout est fini.
+
+Elle murmura:
+
+--Je désire tant voir ta chambrette.
+
+--Ce n'est pas la peine. C'est très laid et très petit.
+
+Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême.
+
+Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-là même, ne parla
+pendant le dîner que de ce magnifique navire et s'étonna beaucoup que
+sa femme n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait
+s'embarquer dessus.
+
+Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent.
+Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter
+tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain très
+changé, très adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant
+d'aller coucher à bord pour la première fois:
+
+--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau?
+
+Roland s'écria:
+
+--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Mais certainement, dit-elle tout bas.
+
+Pierre reprit:
+
+--Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neuf heures et
+demie au plus tard.
+
+--Tiens! s'écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien
+vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des
+jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Oui, certainement.
+
+Roland reprit:
+
+--De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre
+le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais
+reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?
+
+--Mais oui, ça me va. C'est entendu.
+
+Une heure plus tard il était étendu dans son petit lit marin, étroit et
+long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant
+à tout ce qui s'était passé depuis deux mois dans sa vie, et surtout
+dans son âme. À force d'avoir souffert et fait souffrir les autres,
+sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, comme une lame
+émoussée. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un
+et de quoi que ce fût, et il laissait aller sa révolte à vau-l'eau à la
+façon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las
+de frapper, las de détester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et
+tâchait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le
+sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du
+navire, bruits légers, à peine perceptibles en cette nuit calme du port;
+et de sa blessure jusque-là si cruelle il ne sentait plus aussi que les
+tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent.
+
+Il avait dormi profondément quand le mouvement des matelots le tira de
+son repos. Il faisait jour, le train de marée arrivait au quai amenant
+les voyageurs de Paris.
+
+Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affairés, inquiets,
+cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se répondant au
+hasard, dans l'effarement du voyage commencé. Après qu'il eut salué le
+capitaine et serré la main de son compagnon le commissaire du bord, il
+entra dans le salon où quelques Anglais sommeillaient déjà dans les
+coins. La grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés de filets d'or
+prolongeait indéfiniment dans les glaces la perspective de ses longues
+tables flanquées de deux lignes illimitées de sièges tournants, en
+velours grenat. C'était bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où
+devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son
+luxe opulent était celui des grands hôtels, des théâtres, des
+lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des
+millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire
+réservée à la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarqué
+la veille au soir un grand troupeau d'émigrants, et il descendit dans
+l'entrepont. En y pénétrant, il fut saisi par une odeur nauséabonde
+d'humanité pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus écoeurante
+que celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, dans une sorte de
+souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut
+des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants étendus sur des planches
+superposées ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point
+les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette
+foule de misérables vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant avec
+une femme maigre et des enfants exténués pour une terre inconnue, où ils
+espéraient ne point mourir de faim, peut-être.
+
+Et songeant au travail passé, au travail perdu, aux efforts stériles, à
+la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée
+par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir où, cette
+existence d'abominable misère, le docteur eut envie de leur crier: «Mais
+foutez-vous donc à l'eau avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur
+fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, ne pouvant supporter
+leur vue.
+
+Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l'attendaient déjà dans sa
+cabine.
+
+--Si tôt, dit-il.
+
+--Oui, répondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le
+temps de te voir un peu.
+
+Il la regarda. Elle était en noir, comme si elle eût porté un deuil, et
+il s'aperçut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier,
+devenaient tout blancs à présent.
+
+Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre personnes dans sa petite
+demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restée ouverte on voyait
+passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fête, car
+tous les amis des embarqués et une armée de simples curieux avaient
+envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les
+salons, partout, et des têtes s'avançaient jusque dans la chambre tandis
+que des voix murmuraient au dehors: «C'est l'appartement du docteur.»
+
+Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il se sentit enfermé avec les
+siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait
+leur gêne et leur silence.
+
+Mme Rosémilly voulut enfin parler:
+
+--Il vient bien peu d'air par ces petites fenêtres, dit-elle.
+
+--C'est un hublot, répondit Pierre.
+
+Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre capable de résister aux
+chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le système de
+fermeture. Roland à son tour demanda:
+
+--Tu as ici même la pharmacie?
+
+Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliothèque de fioles qui
+portaient des noms latins sur des carrés de papier blanc.
+
+Il en prit une pour énumérer les propriétés de la matière qu'elle
+contenait, puis une seconde, puis une troisième, et il fit un vrai cours
+de thérapeutique qu'on semblait écouter avec grande attention.
+
+Roland répétait en remuant la tête:
+
+--Est-ce intéressant cela!
+
+On frappa doucement contre la porte.
+
+--Entrez! cria Pierre.
+
+Et le capitaine Beausire parut.
+
+Il dit, en tendant la main:
+
+--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gêner vos épanchements.
+
+Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommença.
+
+Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. Des commandements lui
+parvenaient à travers la cloison, et il annonça:
+
+--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la
+_Perle_ pour vous voir encore à la sortie, et vous dire adieu en
+pleine mer.
+
+Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la
+_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement:
+
+--Allons, adieu, mon garçon.
+
+Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte.
+
+Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baissés, très pâle.
+
+Sou mari lui toucha le bras:
+
+--Allons, dépêchons-nous, nous n'avons pas une minute à perdre.
+
+Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une après
+l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot.
+Puis il serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son frère en lui
+demandant:
+
+--À quand ton mariage?
+
+--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coïncider avec un de
+tes voyages.
+
+Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombré
+de public, de porteurs de paquets et de marins.
+
+La vapeur ronflait dans le ventre énorme du navire qui semblait frémir
+d'impatience.
+
+--Adieu, dit Roland toujours pressé.
+
+--Adieu, répondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois
+qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai.
+
+Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'éloigna.
+
+--Vite, vite, en voiture! criait le père.
+
+Un fiacre les attendait qui les conduisit à l'avant-port où Papagris
+tenait la _Perle_ toute prête à prendre le large.
+
+Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de ces jours secs et calmes
+d'automne, où la mer polie semble froide et dure comme de l'acier.
+
+Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent à
+ramer. Sur le brise-lames, sur les jetées, jusque sur les parapets
+de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la
+_Lorraine_.
+
+La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientôt hors
+du môle.
+
+Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et
+il disait:
+
+--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais là,
+juste.
+
+Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin
+possible. Tout à coup Roland s'écria:
+
+--La voilà. J'aperçois sa mâture et ses deux cheminées. Elle sort du
+bassin.
+
+--Hardi! les enfants, répétait Beausire.
+
+Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux.
+
+Roland était debout, cramponné au mât; il annonçait:
+
+--En ce moment elle évolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus...
+Elle se remet en mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... Elle
+marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetées!... Entendez-vous la
+foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je
+vois son avant maintenant... la voilà, la voilà... Nom de Dieu, quel
+bateau! Nom de Dieu! regardez donc!...
+
+Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; les deux hommes cessèrent de
+ramer; seule Mme Roland ne remua point.
+
+L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avait l'air,
+devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port.
+Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres,
+emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier: «Vive la
+_Lorraine_!» acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet
+enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus
+belle fille.
+
+Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit passage enfermé entre deux
+murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et
+elle partit toute seule comme un énorme monstre courant sur l'eau.
+
+--La voilà... la voilà!... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur
+nous.
+
+Et Beausire, radieux, répétait:
+
+--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur
+route?
+
+Jean, tout bas, dit à sa mère:
+
+--Regarde, maman, elle approche.
+
+Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés par les larmes.
+
+La _Lorraine_ arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du
+port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée,
+annonça:
+
+--Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout seul, bien en vue.
+Attention!
+
+Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant,
+passait presque à toucher la _Perle_.
+
+Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit
+son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui
+jetait à deux mains des baisers d'adieu.
+
+Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit,
+effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle
+s'efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus.
+
+Jean lui avait pris la main:
+
+--Tu as vu? dit-il.
+
+--Oui, j'ai vu. Comme il est bon!
+
+Et on retourna vers la ville.
+
+--Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec une conviction enthousiaste.
+
+Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eût
+fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer
+à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce
+bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait
+plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait
+que la moitié de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi
+que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait
+jamais plus son enfant.
+
+--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant
+un mois?
+
+Elle balbutia:
+
+--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal.
+
+Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite
+pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme
+Rosémilly, et Roland dit à sa femme:
+
+--Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean.
+
+--Oui, répondit la mère.
+
+Et comme elle avait l'âme trop troublée pour songer à ce qu'elle disait,
+elle ajouta:
+
+--Je suis bien heureuse qu'il épouse Mme Rosémilly.
+
+Le bonhomme fut stupéfait:
+
+--Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?
+
+--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui même.
+
+--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette
+affaire-là?
+
+--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d'être
+agréé par elle avant de te consulter.
+
+Roland se frottait les mains:
+
+--Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument.
+
+Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François Ier,
+sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur
+la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumée grise, si
+lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 ***
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+ <title>Pierre et Jean</title>
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+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 ***</div>
+
+<h1>PIERRE &amp; JEAN</h1>
+
+<h2>GUY DE MAUPASSANT</h2>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<h3>«LE ROMAN»</h3>
+
+
+<p>Je n'ai point l'intention de plaider ici pour
+le petit roman qui suit. Tout au contraire
+les idées que je vais essayer de faire comprendre
+entraîneraient plutôt la critique
+du genre d'étude psychologique que j'ai
+entrepris dans <i>Pierre et Jean</i>.</p>
+
+<p>Je veux m'occuper du Roman en général.</p>
+
+<p>Je ne suis pas le seul à qui le même reproche
+soit adressé par les mêmes critiques,
+chaque fois que paraît un livre nouveau.</p>
+
+<p>Au milieu de phrases élogieuses, je trouve
+régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes:</p>
+
+<p>&mdash;Le plus grand défaut de cette oeuvre
+c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement
+parler.</p>
+
+<p>On pourrait répondre par le même argument.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus grand défaut de l'écrivain qui
+me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il
+n'est pas un critique.</p>
+
+<p>Quels sont en effet les caractères essentiels
+du critique?</p>
+
+<p>Il faut que, sans parti pris, sans opinions
+préconçues, sans idées d'école, sans attaches
+avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
+distingue et explique toutes les
+tendances les plus opposées, les tempéraments
+les plus contraires, et admette les
+recherches d'art les plus diverses.</p>
+
+<p>Or, le critique qui, après <i>Manon Lescaut,
+Paul et Virginie, Don Quichotte, les Liaisons
+dangereuses, Werther, les Affinités électives,
+Clarisse Harlowe, Émile, Candide,
+Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires,
+Mauprat, le Père Goriot, la Cousine
+Bette, Colomba, le Rouge et le Noir,
+Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de
+Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe,
+M. de Camors, l'Assommoir, Sapho</i>, etc.,
+ose encore écrire: «Ceci est un roman et
+cela n'en est pas un», me paraît doué d'une
+perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.</p>
+
+<p>Généralement ce critique entend par roman
+une aventure plus ou moins vraisemblable,
+arrangée à la façon d'une pièce de
+théâtre en trois actes dont le premier contient
+l'exposition, le second l'action et le
+troisième le dénouement.</p>
+
+<p>Cette manière de composer est absolument
+admissible à la condition qu'on acceptera
+également toutes les autres.</p>
+
+<p>Existe-t-il des règles pour faire un roman,
+en dehors desquelles une histoire écrite devrait
+porter un autre nom?</p>
+
+<p>Si <i>Don Quichotte</i> est un roman, le <i>Rouge
+et le Noir</i> en est-il un autre? Si <i>Monte-Cristo</i>
+est un roman, <i>l'Assommoir</i> en est-il
+un? Peut-on établir une comparaison
+entre les <i>Affinités électives</i> de Goethe, les
+<i>Trois Mousquetaires</i> de Dumas, <i>Madame Bovary</i>
+de Flaubert, <i>M. de Camors</i> de M.O.
+Feuillet et <i>Germinal</i> de M. Zola? Laquelle
+de ces oeuvres est un roman? Quelles sont
+ces fameuses règles? D'où viennent-elles?
+Qui les a établies? En vertu de quel principe,
+de quelle autorité et de quels raisonnements?</p>
+
+<p>Il semble cependant que ces critiques
+savent d'une façon certaine, indubitable,
+ce qui constitue un roman et ce qui le distingue
+d'un autre, qui n'en est pas un. Cela
+signifie tout simplement, que, sans être des
+producteurs, ils sont enrégimentés dans une
+école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers
+eux-mêmes, toutes les oeuvres
+conçues et exécutées en dehors de leur
+esthétique.</p>
+
+<p>Un critique intelligent devrait, au contraire,
+rechercher tout ce qui ressemble le
+moins aux romans déjà faits, et pousser
+autant que possible les jeunes gens à tenter
+des voies nouvelles.</p>
+
+<p>Tous les écrivains, Victor Hugo comme
+M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit
+absolu, droit indiscutable, de composer,
+c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant
+leur conception personnelle de l'art. Le
+talent provient de l'originalité, qui est une
+manière spéciale de penser, de voir, de comprendre
+et de juger. Or, le critique qui prétend
+définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en
+fait d'après les romans qu'il aime, et établir
+certaines règles invariables de composition,
+luttera toujours contre un tempérament d'artiste
+apportant une manière nouvelle. Un critique,
+qui mériterait absolument ce nom, ne
+devrait être qu'un analyste sans tendances,
+sans préférences, sans passions, et, comme
+un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur
+artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet.
+Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber
+assez complètement sa personnalité
+pour qu'il puisse découvrir et vanter les
+livres même qu'il n'aime pas comme homme
+et qu'il doit comprendre comme juge.</p>
+
+<p>Mais la plupart des critiques ne sont, en
+somme, que des lecteurs, d'où il résulte
+qu'ils nous gourmandent presque toujours
+à faux ou qu'ils nous complimentent sans
+réserve et sans mesure.</p>
+
+<p>Le lecteur, qui cherche uniquement dans
+un livre à satisfaire la tendance naturelle de
+son esprit, demande à l'écrivain de répondre
+à son goût prédominant, et il qualifie invariablement
+de remarquable ou de <i>bien écrit</i>,
+l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination
+idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse
+ou positive.</p>
+
+<p>En somme, le public est composé de
+groupes nombreux qui nous crient:</p>
+
+<p>&mdash;Consolez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Amusez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Attristez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Attendrissez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi rêver.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi rire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi frémir.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi penser.</p>
+
+<p>Seuls, quelques esprits d'élite demandent
+à l'artiste:</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi quelque chose de beau,
+dans la forme qui vous conviendra le
+mieux, suivant votre tempérament.</p>
+
+<p>L'artiste essaie, réussit ou échoue.</p>
+
+<p>Le critique ne doit apprécier le résultat
+que suivant la nature de l'effort; et il n'a
+pas le droit de se préoccuper des tendances.</p>
+
+<p>Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra
+toujours le répéter.</p>
+
+<p>Donc, après les écoles littéraires qui ont
+voulu nous donner une vision déformée,
+surhumaine, poétique, attendrissante, charmante
+ou superbe de la vie, est venue une
+école réaliste ou naturaliste qui a prétendu
+nous montrer la vérité, rien que la vérité
+et toute la vérité.</p>
+
+<p>Il faut admettre avec un égal intérêt ces
+théories d'art si différentes et juger les
+oeuvres qu'elles produisent, uniquement au
+point de vue de leur valeur artistique en
+acceptant <i>a priori</i> les idées générales d'où
+elles sont nées.</p>
+
+<p>Contester le droit d'un écrivain de faire
+une oeuvre poétique ou une oeuvre réaliste,
+c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament,
+récuser son originalité, ne pas
+lui permettre de se servir de l'oeil et de
+l'intelligence que la nature lui a donnés.</p>
+
+<p>Lui reprocher de voir les choses belles
+ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou
+sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé
+de telle ou telle façon et de ne pas avoir
+une vision concordant avec la nôtre.</p>
+
+<p>Laissons-le libre de comprendre, d'observer,
+de concevoir comme il lui plaira, pourvu
+qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement
+exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui
+que son rêve est médiocre, banal, pas
+assez fou ou magnifique. Mais si nous
+jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi
+la vérité dans la vie diffère de la vérité dans
+son livre.</p>
+
+<p>Il est évident que des écoles si différentes
+ont dû employer des procédés de composition
+absolument opposés.</p>
+
+<p>Le romancier qui transforme la vérité
+constante, brutale et déplaisante, pour en
+tirer une aventure exceptionnelle et séduisante,
+doit, sans souci exagéré de la vraisemblance,
+manipuler les événements à son
+gré, les préparer et les arranger pour plaire
+au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le
+plan de son roman n'est qu'une série de
+combinaisons ingénieuses conduisant avec
+adresse au dénouement. Les incidents sont
+disposés et gradués vers le point culminant
+et l'effet de la fin, qui est un événement capital
+et décisif, satisfaisant toutes les curiosités
+éveillées au début, mettant une barrière
+à l'intérêt, et terminant si complètement
+l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir
+ce que deviendront, le lendemain, les
+personnages les plus attachants.</p>
+
+<p>Le romancier, au contraire, qui prétend
+nous donner une image exacte delà vie, doit
+éviter avec soin tout enchaînement d'événements
+qui paraîtrait exceptionnel. Son
+but n'est point de nous raconter une histoire,
+de nous amuser ou de nous attendrir,
+mais de nous forcer à penser, à comprendre
+le sens profond et caché des événements. A
+force d'avoir vu et médité il regarde l'univers,
+les choses, les faits et les hommes
+d'une certaine façon qui lui est propre et
+qui résulte de l'ensemble de ses observations
+réfléchies. C'est cette vision personnelle du
+monde qu'il cherche à nous communiquer
+en la reproduisant dans un livre. Pour nous
+émouvoir, comme il l'a été lui-même par le
+spectacle de la vie, il doit la reproduire
+devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance.
+Il devra donc composer son
+oeuvre d'une manière si adroite, si dissimulée,
+et d'apparence si simple, qu'il soit
+impossible d'en apercevoir et d'en indiquer
+le plan, de découvrir ses intentions.</p>
+
+<p>Au lieu de machiner une aventure et de
+la dérouler de façon à la rendre intéressante
+jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses
+personnages à une certaine période de leur
+existence et les conduira, par des transitions
+naturelles, jusqu'à la période suivante. Il
+montrera de cette façon, tantôt comment
+les esprits se modifient sous l'influence des
+circonstances environnantes, tantôt comment
+se développent les sentiments et les
+passions, comment on s'aime, comment on
+se hait, comment on se combat dans tous
+les milieux sociaux, comment luttent les
+intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les
+intérêts de famille, les intérêts politiques.</p>
+
+<p>L'habileté de son plan ne consistera donc
+point dans l'émotion ou dans le charme,
+dans un début attachant ou dans une catastrophe
+émouvante, mais dans le groupement
+adroit de petits faits constants d'où
+se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il
+fait tenir dans trois cents pages dix ans
+d'une vie pour montrer quelle a été, au
+milieu de tous les êtres qui l'ont entourée,
+sa signification particulière et bien caractéristique,
+il devra savoir éliminer, parmi
+les menus événements innombrables et
+quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles,
+et mettre en lumière, d'une façon spéciale,
+tous ceux qui seraient demeurés inaperçus
+pour des observateurs peu clairvoyants et qui
+donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.</p>
+
+<p>On comprend qu'une semblable manière
+de composer, si différente de l'ancien procédé
+visible à tous les yeux, déroute souvent
+les critiques, et qu'ils ne découvrent
+pas tous les fils si minces, si secrets, presque
+invisibles, employés par certains artistes
+modernes à la place de la ficelle unique
+qui avait nom: l'Intrigue.</p>
+
+<p>En somme, si le Romancier d'hier choisissait
+et racontait les crises de la vie, les
+états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier
+d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur,
+de l'âme et de l'intelligence à l'état normal.
+Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire
+l'émotion de la simple réalité et pour
+dégager l'enseignement artistique qu'il en
+veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce
+qu'est véritablement l'homme contemporain
+devant ses yeux, il devra n'employer que des
+faits d'une vérité irrécusable et constante.</p>
+
+<p>Mais en se plaçant au point de vue même
+de ces artistes réalistes, on doit discuter et
+contester leur théorie qui semble pouvoir
+être résumée par ces mots: «Rien que la
+vérité et toute la vérité.»</p>
+
+<p>Leur intention étant de dégager la philosophie
+de certains faits constants et courants,
+ils devront souvent corriger les événements
+au profit de la vraisemblance et au
+détriment de la vérité, car:</p>
+
+<p>Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.</p>
+
+<p>Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera,
+non pas à nous montrer la photographie banale
+de la vie, mais à nous en donner la vision
+plus complète, plus saisissante, plus
+probante que la réalité même.</p>
+
+<p>Raconter tout serait impossible, car il faudrait
+alors un volume au moins par journée,
+pour énumérer les multitudes d'incidents
+insignifiants qui emplissent notre existence.
+Un choix s'impose donc,&mdash;ce qui estime
+première atteinte à la théorie de toute la
+vérité.</p>
+
+<p>La vie, en outre, est composée des choses
+les plus différentes, les plus imprévues,
+les plus contraires, les plus disparates; elle
+est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine
+de catastrophes inexplicables, illogiques et
+contradictoires qui doivent être classées au
+chapitre <i>faits divers</i>.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son
+thème, ne prendra dans cette vie encombrée
+de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera
+tout le reste, tout l'à-côté.</p>
+
+<p>Un exemple entre mille:</p>
+
+<p>Le nombre des gens qui meurent chaque
+jour par accident est considérable sur la
+terre. Mais pouvons-nous faire tomber une
+tuile sur la tête d'un personnage principal,
+ou le jeter sous les roues d'une voiture, au
+milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut
+faire la part de l'accident?</p>
+
+<p>La vie encore laisse tout au même plan,
+précipite les faits ou les traîne indéfiniment.
+L'art, au contraire, consiste à user de précautions
+et de préparations, à ménager des
+transitions savantes et dissimulées, à mettre
+en pleine lumière, par la seule adresse de
+la composition, les événements essentiels et
+à donner à tous les autres le degré de relief
+qui leur convient, suivant leur importance,
+pour produire la sensation profonde de la
+vérité spéciale qu'on veut montrer.</p>
+
+<p>Faire vrai consiste donc à donner l'illusion
+complète du vrai, suivant la logique
+ordinaire des faits, et non à les transcrire
+servilement dans le pêle-mêle de leur succession.</p>
+
+<p>J'en conclus que les Réalistes de talent
+devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes.</p>
+
+<p>Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la
+réalité puisque nous portons chacun la nôtre
+dans notre pensée et dans nos organes. Nos
+yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût
+différents créent autant de vérités qu'il y a
+d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui
+reçoivent les instructions de ces organes,
+diversement impressionnés, comprennent,
+analysent et jugent comme si chacun de
+nous appartenait à une autre race.</p>
+
+<p>Chacun de nous se fait donc simplement
+une illusion du monde, illusion poétique,
+sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou
+lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a
+d'autre mission que de reproduire fidèlement
+cette illusion avec tous les procédés
+d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.</p>
+
+<p>Illusion du beau qui est une convention
+humaine! Illusion du laid qui est une opinion
+changeante! Illusion du vrai jamais
+immuable! Illusion de l'ignoble qui attire
+tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux
+qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.</p>
+
+<p>Ne nous fâchons donc contre aucune théorie
+puisque chacune d'elles est simplement
+l'expression généralisée d'un tempérament
+qui s'analyse.</p>
+
+<p>Il en est deux surtout qu'on a souvent
+discutées en les opposant l'une à l'autre au
+lieu de les admettre l'une et l'autre, celle
+du roman d'analyse pure et celle du roman
+objectif. Les partisans de l'analyse demandent
+que l'écrivain s'attache à indiquer les
+moindres évolutions d'un esprit et tous les
+mobiles les plus secrets qui déterminent nos
+actions, en n'accordant au fait lui-même
+qu'une importance très secondaire. Il est
+le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte
+du roman. Il faudrait donc, d'après eux,
+écrire ces oeuvres précises et rêvées où l'imagination
+se confond avec l'observation, à la
+manière d'un philosophe composant un livre
+de psychologie, exposer les causes en les
+prenant aux origines les plus lointaines, dire
+tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner
+toutes les réactions de l'âme agissant
+sous l'impulsion des intérêts, des passions
+ou des instincts.</p>
+
+<p>Les partisans de l'objectivité, (quel vilain
+mot!) prétendant, au contraire, nous donner
+la représentation exacte de ce qui a lieu dans
+la vie, évitent avec soin toute explication
+compliquée, toute dissertation sur les motifs,
+et se bornent à faire passer sous nos yeux
+les personnages et les événements.</p>
+
+<p>Pour eux, la psychologie doit être cachée
+dans le livre comme elle est cachée
+en réalité sous les faits dans l'existence.</p>
+
+<p>Le roman conçu de cette manière y gagne
+de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de
+la couleur, de la vie remuante.</p>
+
+<p>Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état
+d'esprit d'un personnage, les écrivains
+objectifs cherchent l'action ou le geste que
+cet état d'âme doit faire accomplir fatalement
+à cet homme dans une situation déterminée.
+Et ils le font se conduire de telle
+manière, d'un bout à l'autre du volume,
+que tous ses actes, tous ses mouvements,
+soient le reflet de sa nature intime, de toutes
+ses pensées, de toutes ses volontés ou de
+toutes ses hésitations. Ils cachent donc la
+psychologie au lieu de l'étaler, ils en font
+la carcasse de l'oeuvre, comme l'ossature
+invisible est la carcasse du corps humain.
+Le peintre qui fait notre portrait ne montre
+pas notre squelette.</p>
+
+<p>Il me semble aussi que le roman exécuté
+de cette façon y gagne en sincérité. Il est
+d'abord plus vraisemblable, car les gens
+que nous voyons agir autour de nous ne
+nous racontent point les mobiles auxquels
+ils obéissent.</p>
+
+<p>Il faut ensuite tenir compte de ce que, si,
+à force d'observer les hommes, nous pouvons
+déterminer leur nature assez exactement
+pour prévoir leur manière d'être dans
+presque toutes les circonstances, si nous
+pouvons dire avec précision: «Tel homme
+de tel tempérament, dans tel cas, fera
+ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions
+déterminer, une à une, toutes les
+secrètes évolutions de sa pensée qui n'est
+pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations
+de ses instincts qui ne sont pas
+pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses
+de sa nature dont les organes, les nerfs,
+le sang, la chair, sont différents des nôtres.</p>
+
+<p>Quel que soit le génie d'un homme faible,
+doux, sans passions, aimant uniquement la
+science et le travail, jamais il ne pourra se
+transporter assez complètement dans l'âme
+et dans le corps d'un gaillard exubérant,
+sensuel, violent, soulevé par tous les désirs
+et même par tous les vices, pour comprendre
+et indiquer les impulsions et les sensations
+les plus intimes de cet être si différent, alors
+même qu'il peut fort bien prévoir et raconter
+tous les actes de sa vie.</p>
+
+<p>En somme, celui qui fait de la psychologie
+pure ne peut que se substituer à tous
+ses personnages dans les différentes situations
+où il les place, car il lui est impossible
+de changer ses organes, qui sont les
+seuls intermédiaires entre la vie extérieure
+et nous, qui nous imposent leurs perceptions,
+déterminent notre sensibilité, créent en
+nous une âme essentiellement différente de
+toutes celles qui nous entourent. Notre vision,
+notre connaissance du monde acquise
+par le secours de nos sens, nos idées sur
+la vie, nous ne pouvons que les transporter
+en partie dans tous les personnages dont
+nous prétendons dévoiler l'être intime et
+inconnu. C'est donc toujours nous que nous
+montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin,
+d'un voleur ou d'un honnête homme,
+d'une courtisane, d'une religieuse, d'une
+jeune fille ou d'une marchande aux halles,
+car nous sommes obligés de nous poser
+ainsi le problème: «Si <i>j'</i>étais roi, assassin,
+voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou
+marchande aux halles, qu'est-ce que <i>je</i>
+ferais, qu'est-ce que <i>je</i> penserais, comment
+est-ce que <i>j'</i>agirais?» Nous ne diversifions
+donc nos personnages qu'en changeant
+l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les
+circonstances de la vie de notre <i>moi</i> que la
+nature a entouré d'une barrière d'organes
+infranchissable.</p>
+
+<p>L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître
+ce <i>moi</i> par le lecteur sous tous les
+masques divers qui nous servent à le cacher.</p>
+
+<p>Mais si, au seul point de vue de la complète
+exactitude, la pure analyse psychologique
+est contestable, elle peut cependant
+nous donner des oeuvres d'art aussi belles
+que toutes les autres méthodes de travail.</p>
+
+<p>Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi
+pas? Leur rêve d'artistes est respectable;
+et ils ont cela de particulièrement
+intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament
+l'extrême difficulté de l'art.</p>
+
+<p>Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux,
+bien outrecuidant ou bien sot, pour
+écrire encore aujourd'hui! Après tant de
+maîtres aux natures si variées, au génie si
+multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été
+fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit?
+Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit
+une page, une phrase qui ne se trouve déjà,
+à peu près pareille, quelque part. Quand
+nous lisons, nous, si saturés d'écriture française
+que notre corps entier nous donne l'impression
+d'être une pâte faite avec des mots,
+trouvons-nous jamais une ligne, une pensée
+qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons
+eu, au moins, le confus pressentiment?</p>
+
+<p>L'homme qui cherche seulement à amuser
+son public par des moyens déjà connus,
+écrit avec confiance, dans la candeur de sa
+médiocrité, des oeuvres destinées à la foule
+ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur qui
+pèsent tous les siècles de la littérature
+passée, ceux que rien ne satisfait, que tout
+dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui
+tout semble défloré déjà, à qui leur oeuvre
+donne toujours l'impression d'un travail
+inutile et commun, en arrivent à juger l'art
+littéraire une chose insaisissable, mystérieuse,
+que nous dévoilent à peine quelques
+pages des plus grands maîtres.</p>
+
+<p>Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup
+nous font tressaillir jusqu'au coeur comme
+une révélation surprenante; mais les vers
+suivants ressemblent à tous les vers, la
+prose qui coule ensuite ressemble à toutes
+les proses.</p>
+
+<p>Les hommes de génie n'ont point, sans
+doute, ces angoisses et ces tourments, parce
+qu'ils portent en eux une force créatrice
+irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes.
+Les autres, nous autres qui sommes simplement
+des travailleurs conscients et
+tenaces, nous ne pouvons lutter contre l'invincible
+découragement que par la continuité
+de l'effort.</p>
+
+<p>Deux hommes par leurs enseignements
+simples et lumineux m'ont donné cette
+force de toujours tenter: Louis Bouilhet et
+Gustave Flaubert.</p>
+
+<p>Si je parle ici d'eux et de moi c'est que
+leurs conseils, résumés en peu de lignes,
+seront peut-être utiles à quelques jeunes
+gens moins confiants en eux-mêmes qu'on
+ne l'est d'ordinaire quand on débute dans
+les lettres.</p>
+
+<p>Bouilhet, que je connus le premier d'une
+façon un peu intime, deux ans environ avant
+de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me
+répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent
+à la réputation d'un artiste, s'ils sont
+irréprochables et s'ils contiennent l'essence
+du talent et de l'originalité d'un homme
+même de second ordre, me fît comprendre
+que le travail continuel et la connaissance
+profonde du métier peuvent, un jour de
+lucidité, de puissance et d'entraînement,
+par la rencontre heureuse d'un sujet concordant
+bien avec toutes les tendances de
+notre esprit, amener cette éclosion de l'oeuvre
+courte, unique et aussi parfaite que nous la
+pouvons produire.</p>
+
+<p>Je compris ensuite que les écrivains les
+plus connus n'ont presque jamais laissé plus
+d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir
+cette chance de trouver et de discerner,
+au milieu de la multitude des matières qui
+se présentent à notre choix, celle qui absorbera
+toutes nos facultés, toute notre valeur,
+toute notre puissance artiste.</p>
+
+<p>Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois,
+se prit d'affection pour moi. J'osai
+lui soumettre quelques essais. Il les lut avec
+bonté et me répondit: «Je ne sais pas si
+vous aurez du talent. Ce que vous m'avez
+apporté prouve une certaine intelligence,
+mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que
+le talent&mdash;suivant le mot de Chateaubriand&mdash;n'est
+qu'une longue patience. Travaillez.»</p>
+
+<p>Je travaillai, et je revins souvent chez lui,
+comprenant que je lui plaisais, car il s'était
+mis à m'appeler, en riant, son disciple.</p>
+
+<p>Pendant sept ans je fis des vers, je fis
+des contes, je fis des nouvelles, je fis même
+un drame détestable. Il n'en est rien resté.
+Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant,
+en déjeunant, développait ses critiques
+et enfonçait en moi, peu à peu, deux
+ou trois principes qui sont le résumé de
+ses longs et patients enseignements. «Si on
+a une originalité, disait-il, il faut avant tout
+la dégager; si on n'en a pas, il faut en acquérir
+une.»</p>
+
+<p>&mdash;Le talent est une longue patience.&mdash;Il
+s'agit de regarder tout ce qu'on veut
+exprimer assez longtemps et avec assez d'attention
+pour en découvrir un aspect qui
+n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans
+tout, de l'inexploré, parce que nous sommes
+habitués à ne nous servir de nos yeux
+qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé
+avant nous sur ce que nous contemplons. La
+moindre chose contient un peu d'inconnu.
+Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe
+et un arbre dans une plaine, demeurons en
+face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce
+qu'ils ne ressemblent plus, pour nous, à
+aucun autre arbre et à aucun autre feu.</p>
+
+<p>C'est de cette façon qu'on devient original.</p>
+
+<p>Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y
+a pas, de par le monde entier, deux grains
+de sable, deux mouches, deux mains ou deux
+nez absolument pareils, il me forçait à
+exprimer, en quelques phrases, un être ou
+un objet de manière à le particulariser nettement,
+à le distinguer de tous les autres
+êtres ou de tous les autres objets de même
+race ou de même espèce.</p>
+
+<p>«Quand vous passez, me disait-il, devant
+un épicier assis sur sa porte, devant un concierge
+qui fume sa pipe, devant une station
+de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce
+concierge, leur pose, toute leur apparence
+physique contenant aussi, indiquée par
+l'adresse de l'image, toute leur nature morale,
+de façon à ce que je ne les confonde
+avec aucun autre épicier ou avec aucun autre
+concierge, et faites-moi voir, par un seul
+mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble
+pas aux cinquante autres qui le
+suivent et le précèdent.»</p>
+
+<p>J'ai développé ailleurs ses idées sur le
+style. Elles ont de grands rapports avec la
+théorie de l'observation que je viens d'exposer.
+Quelle que soit la chose qu'on veut dire,
+il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un
+verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour
+la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à
+ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe
+et cet adjectif, et ne jamais se contenter de
+l'à peu près, ne jamais avoir recours à des
+supercheries, même heureuses, à des clowneries
+de langage pour éviter la difficulté.</p>
+
+<p>On peut traduire et indiquer les choses
+les plus subtiles en appliquant ce vers de
+Boileau:</p>
+
+
+<p>D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.</p>
+
+
+<p>Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre,
+compliqué, nombreux et chinois qu'on nous
+impose aujourd'hui sous le nom d'écriture
+artiste, pour fixer toutes les nuances de la
+pensée; mais il faut discerner avec une extrême
+lucidité toutes les modifications de la
+valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe.
+Ayons moins de noms, de verbes et
+d'adjectifs aux sens presque insaisissables,
+mais plus de phrases différentes, diversement
+construites, ingénieusement coupées,
+pleines de sonorités et de rythmes savants.
+Efforçons-nous d'être des stylistes excellents
+plutôt que des collectionneurs de termes
+rares.</p>
+
+<p>Il est, en effet, plus difficile de manier la
+phrase à son gré, de lui faire tout dire, même
+ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus,
+d'intentions secrètes et non formulées,
+que d'inventer des expressions nouvelles
+ou de rechercher, au fond de vieux
+livres inconnus, toutes celles dont nous
+avons perdu l'usage et la signification, et qui
+sont pour nous comme des verbes morts.</p>
+
+<p>La langue française, d'ailleurs, est une
+eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais
+pu et ne pourront jamais troubler. Chaque
+siècle a jeté dans ce courant limpide, ses
+modes, ses archaïsmes prétentieux et ses
+préciosités, sans que rien surnage de ces
+tentatives inutiles, de ces efforts impuissants.
+La nature de cette langue est d'être
+claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse
+pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.</p>
+
+<p>Ceux qui font aujourd'hui des images, sans
+prendre garde aux termes abstraits, ceux
+qui font tomber la grêle ou la pluie sur la
+<i>propreté</i> des vitres, peuvent aussi jeter des
+pierres à la simplicité de leurs confrères!
+Elles frapperont peut-être les confrères qui
+ont un corps, mais n'atteindront jamais la
+simplicité qui n'en a pas.</p>
+
+
+<p>GUY DE MAUPASSANT.</p>
+
+<p>La Guillette, Étretat, septembre 1887.</p><br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<h2>PIERRE ET JEAN</h2><br><br>
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>&mdash;Zut! s'écria tout à coup le père Roland
+qui depuis un quart d'heure demeurait immobile,
+les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par
+moments, d'un mouvement très léger, sa ligne
+descendue au fond de la mer.</p>
+
+<p>Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau,
+à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie
+de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers
+son mari:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... eh bien!... Gérôme!</p>
+
+<p>Le bonhomme furieux répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je
+n'ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher
+qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer
+toujours trop tard.</p>
+
+<p>Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient,
+l'un à bâbord, l'autre à tribord, chacun une
+ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en
+même temps et Jean répondit:</p>
+
+<p>&mdash;-Tu n'es pas galant pour notre invitée,
+papa.</p>
+
+<p>M. Roland fut confus et s'excusa:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon, madame Rosémilly,
+je suis comme ça. J'invite des dames
+parce que j'aime me trouver avec elles, et puis,
+dès que je sens de l'eau sous moi, je ne pense
+plus qu'au poisson.</p>
+
+<p>Mme Roland s'était tout à fait réveillée et
+regardait d'un air attendri le large horizon de
+falaises et de mer. Elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cependant fait une belle
+pêche.</p>
+
+<p>Mais son mari remuait la tête pour dire non,
+tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le
+panier où le poisson capturé par les trois hommes
+palpitait vaguement encore, avec un bruit
+doux d'écailles gluantes et de nageoires soulevées,
+d'efforts impuissants et mous, et de
+bâillements dans l'air mortel.</p>
+
+<p>Le père Roland saisit la manne entre ses
+genoux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le
+flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond,
+et leur palpitation d'agonie s'accentua, et
+l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur
+de marée, monta du ventre plein de la corbeille.</p>
+
+<p>Le vieux pêcheur la huma vivement, comme
+on sent des rosés, et déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! ils sont frais, ceux-là!</p>
+
+<p>Puis il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Combien en as-tu pris, toi, docteur?</p>
+
+<p>Son fils aîné, Pierre, un homme de trente
+ans à favoris noirs coupés comme ceux des
+magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.</p>
+
+<p>Le père se tourna vers le cadet:</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, Jean?</p>
+
+<p>Jean, un grand garçon blond, très barbu,
+beaucoup plus jeune que son frère, sourit et
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.</p>
+
+<p>Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge
+qui ravissait le père Roland.</p>
+
+<p>Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron,
+et croisant ses bras il annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'essayerai plus jamais de pêcher
+l'après-midi. Une fois dix heures passées, c'est
+fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste
+au soleil.</p>
+
+<p>Le bonhomme regardait la mer autour de
+lui avec un air satisfait de propriétaire.</p>
+
+<p>C'était un ancien bijoutier parisien qu'un
+amour immodéré de la navigation et de la pêche
+avait arraché au comptoir dès qu'il eut
+assez d'aisance pour vivre modestement de ses
+rentes.</p>
+
+<p>Il se retira donc au Havre, acheta une barque
+et devint matelot amateur. Ses deux fils,
+Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer
+leurs études et vinrent en congé de temps
+en temps partager les plaisirs de leur père.</p>
+
+<p>A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de
+cinq ans plus âgé que Jean, s'étant senti successivement
+de la vocation pour des professions variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de
+nouvelles espérances.</p>
+
+<p>En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et
+il s'était mis au travail avec tant d'ardeur,
+qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez
+courtes études et des dispenses de temps obtenues
+du ministre. Il était exalté, intelligent,
+changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées
+philosophiques.</p>
+
+<p>Jean, aussi blond que son frère était noir,
+aussi calme que son frère était emporté, aussi
+doux que son frère était rancunier, avait fait
+tranquillement son droit et venait d'obtenir son
+diplôme de licencié en même temps que Pierre
+obtenait celui de docteur.</p>
+
+<p>Tous les deux prenaient donc un peu de repos
+dans leur famille, et tous les deux formaient
+le projet de s'établir au Havre s'ils
+parvenaient à le faire dans des conditions
+satisfaisantes.</p>
+
+<p>Mais une vague jalousie, une de ces jalousies
+dormantes qui grandissent presque invisibles
+entre frères ou entre soeurs jusqu'à la
+maturité et qui éclatent à l'occasion d'un mariage
+ou d'un bonheur tombant sur l'un, les
+tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive
+inimitié. Certes ils s'aimaient, mais ils
+s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance
+de Jean, avait regardé avec une hostilité
+de petite bête gâtée cette autre petite bête
+apparue tout à coup dans les bras de son père
+et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par
+eux.</p>
+
+<p>Jean, dès son enfance, avait été un modèle
+de douceur, de bonté et de caractère égal; et
+Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre
+vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur
+lui semblait être de la mollesse, la bonté
+de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement.
+Ses parents, gens placides, qui rêvaient
+pour leurs fils des situations honorables et
+médiocres, lui reprochaient ses indécisions,
+ses enthousiasmes, ses tentatives avortées,
+tous ses élans impuissants vers des idées généreuses
+et vers des professions décoratives.</p>
+
+<p>Depuis qu'il était homme, on ne lui disait
+plus: «Regarde Jean et imite-le!» mais chaque
+fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait
+ceci, Jean a fait cela,» il comprenait bien le
+sens et l'allusion cachés sous ces paroles.</p>
+
+<p>Leur mère, une femme d'ordre, une économe
+bourgeoise un peu sentimentale, douée
+d'une âme tendre de caissière, apaisait sans
+cesse les petites rivalités nées chaque jour
+entre ses deux grands fils, de tous les menus
+faits de la vie commune. Un léger événement,
+d'ailleurs, troublait en ce moment sa quiétude,
+et elle craignait une complication, car
+elle avait fait la connaissance pendant l'hiver,
+pendant que ses enfants achevaient l'un
+et l'autre leurs éludes spéciales, d'une voisine,
+Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au
+long cours, mort à la mer deux ans auparavant.
+La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois
+trois ans, une maîtresse femme qui connaissait
+l'existence d'instinct, comme un animal
+libre, comme si elle eût vu, subi, compris et
+pesé tous les événements possibles, qu'elle
+jugeait avec un esprit sain, étroit et bienveillant,
+avait pris l'habitude de venir faire un
+bout de tapisserie et de causette, le soir, chez
+ces voisins aimables qui lui offraient une tasse
+de thé.</p>
+
+<p>Le père Roland, que sa manie de pose marine
+aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur
+nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle
+parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens
+récits, sans embarras, en femme raisonnable
+et résignée qui aime la vie et respecte la mort.</p>
+
+<p>Les deux fils, à leur retour, trouvant cette
+jolie veuve installée dans la maison, avaient
+aussitôt commencé à la courtiser, moins par
+désir de lui plaire que par envie de se supplanter.</p>
+
+<p>Leur mère, prudente et pratique, espérait
+vivement qu'un des deux triompherait, car la
+jeune femme était riche, mais elle aurait aussi
+bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly était blonde avec des yeux
+bleus, une couronne de cheveux follets envolés
+à la moindre brise et un petit air crâne, hardi,
+batailleur, qui ne concordait point du tout avec
+la sage méthode de son esprit.</p>
+
+<p>Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers
+lui par une similitude de nature. Cette préférence
+d'ailleurs ne se montrait que par une
+presque insensible différence dans la voix et
+le regard, et en ceci encore qu'elle prenait
+quelquefois son avis.</p>
+
+<p>Elle semblait deviner que l'opinion de Jean
+fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion
+de Pierre devait fatalement être différente.
+Quand elle parlait des idées du docteur,
+de ses idées politiques, artistiques, philosophiques,
+morales, elle disait par moments:
+«Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un
+regard froid de magistrat qui instruit le procès
+des femmes, de toutes les femmes, ces
+pauvres êtres!</p>
+
+<p>Jamais, avant le retour de ses fils, le père
+Roland ne l'avait invitée à ses parties de pêche
+où il n'emmenait jamais non plus sa
+femme, car il aimait s'embarquer avant le
+jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier
+retraité, rencontré aux heures de
+marée sur le port et devenu intime ami, et le
+vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart,
+chargé delà garde du bateau.</p>
+
+<p>Or, un soir de la semaine précédente, comme
+Mme Rosémilly qui avait dîné chez lui disait:
+«Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien
+bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi
+de l'envie de la communiquer, de faire des
+croyants à la façon des prêtres, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous y venir?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>&mdash;Mardi prochain?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mardi prochain.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous femme à partir à cinq heures
+du matin?</p>
+
+<p>Elle poussa un cri de stupeur:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais non, par exemple.</p>
+
+<p>Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout
+à coup de cette vocation.</p>
+
+<p>Il demanda cependant:</p>
+
+<p>&mdash;A quelle heure pourriez-vous partir?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... à neuf heures!</p>
+
+<p>&mdash;Pas avant?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas avant, c'est déjà très tôt!</p>
+
+<p>Le bonhomme hésitait. Assurément on ne
+prendrait rien, car si le soleil chauffe, le
+poisson ne mord plus; mais les deux frères
+s'étaient empressés d'arranger la partie, de
+tout organiser et de tout régler séance tenante.</p>
+
+<p>Donc, le mardi suivant, la <i>Perle</i> avait été
+jeter l'ancre sous les rochers blancs du cap de
+la Hève; et on avait péché jusqu'à midi, puis
+sommeillé, puis repêché, sans rien prendre,
+et le père Roland, comprenant un peu tard
+que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait en
+vérité que la promenade en mer, et voyant
+que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jeté,
+dans un mouvement d'impatience irraisonnée,
+un <i>zut</i> énergique qui s'adressait autant à la
+veuve indifférente qu'aux bêtes insaisissables.
+Maintenant il regardait le poisson capturé,
+son poisson, avec une joie vibrante d'avare;
+puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que
+le soleil baissait:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions
+un peu?</p>
+
+<p>Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent,
+accrochèrent dans les bouchons de liège
+les hameçons nettoyés et attendirent.</p>
+
+<p>Roland s'était levé pour interroger l'horizon
+à la façon d'un capitaine:</p>
+
+<p>&mdash;Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!</p>
+
+<p>Et soudain, le bras allongé vers le nord, il
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens, le bateau de Southampton.</p>
+
+<p>Sur la mer plate, tendue comme une étoffe
+bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et
+de feu, s'élevait là-bas, dans la direction
+indiquée, un nuage noirâtre sur le ciel rose.
+Et on apercevait, au-dessous, le navire qui
+semblait tout petit de si loin.</p>
+
+<p>Vers le sud on voyait encore d'autres fumées,
+nombreuses, venant toutes vers la jetée
+du Havre dont on distinguait à peine la ligne
+blanche et le phare, droit comme une corne
+sur le bout.</p>
+
+<p>Roland demanda:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer
+la <i>Normandie</i>?</p>
+
+<p>Jean répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, papa.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi ma longue vue, je crois que
+c'est elle, là-bas.</p>
+
+<p>Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta
+contre son oeil, chercha le point, et soudain,
+ravi d'avoir vu:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux
+cheminées. Voulez-vous regarder, madame
+Rosémilly?</p>
+
+<p>Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique
+lointain, sans parvenir sans doute à le mettre en
+face de lui, car elle ne distinguait
+rien, rien que du bleu, avec un cercle de
+couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des
+choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui
+faisaient tourner le coeur.</p>
+
+<p>Elle dit en rendant la longue-vue:</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de
+cet instrument-là. Ça mettait même en colère
+mon mari qui restait des heures à la fenêtre
+à regarder passer les navires.</p>
+
+<p>Le père Roland, vexé, reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ça doit tenir à un défaut de votre oeil,
+car ma lunette est excellente.</p>
+
+<p>Puis il l'offrit à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu voir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, je sais d'avance que je ne
+pourrais pas.</p>
+
+<p>Mme Roland, une femme de quarante-huit
+ans et qui ne les portait pas, semblait jouir,
+plus que tout le monde, de cette promenade
+et de cette fin de jour.</p>
+
+<p>Ses cheveux châtains commençaient seulement
+à blanchir. Elle avait un air calme et
+raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait
+à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait
+le prix de l'argent, ce qui ne l'empêchait
+point de goûter le charme du rêve. Elle aimait
+les lectures, les romans et les poésies, non pour
+leur valeur d'art, mais pour la songerie mélancolique
+et tendre qu'ils éveillaient en elle.
+Un vers, souvent banal, souvent mauvais,
+faisait vibrer la petite corde, comme elle disait,
+lui donnait la sensation d'un désir mystérieux
+presque réalisé. Et elle se complaisait à ces
+émotions légères qui troublaient un peu son
+âme bien tenue comme un livre de comptes.</p>
+
+<p>Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un
+embonpoint assez visible qui alourdissait sa
+taille autrefois très souple et très mince.</p>
+
+<p>Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari,
+sans être méchant, la rudoyait comme rudoient
+sans colère et sans haine les despotes
+en boutique pour qui commander équivaut à
+jurer. Devant tout étranger il se tenait, mais
+dans sa famille il s'abandonnait et se donnait
+des airs terribles, bien qu'il eût peur de tout le
+monde. Elle, par horreur du bruit, des scènes,
+des explications inutiles, cédait toujours et ne
+demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus,
+depuis bien longtemps, prier Roland de la
+promener en mer. Elle avait donc saisi avec
+joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir
+rare et nouveau.</p>
+
+<p>Depuis le départ elle s'abandonnait tout
+entière, tout son esprit et toute sa chair, à ce
+doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait
+point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs
+ni dans les espérances, il lui semblait que
+son coeur flottait comme son corps sur quelque
+chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui
+la berçait et l'engourdissait.</p>
+
+<p>Quand le père commanda le retour: «Allons,
+en place pour la nage!» elle sourit en
+voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs
+jaquettes et relever sur leurs bras nus les
+manches de leur chemise.</p>
+
+<p>Pierre, le plus rapproché des deux femmes,
+prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de
+bâbord, et ils attendirent que le patron criât:
+«Avant partout!» car il tenait à ce que les
+manoeuvres fussent exécutées régulièrement.</p>
+
+<p>Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent
+tomber les rames puis se couchèrent en arrière
+en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
+commença pour montrer leur vigueur. Ils
+étaient venus à la voile tout doucement, mais
+la brise était tombée et l'orgueil de mâles des
+deux frères s'éveilla tout à coup à la perspective
+de se mesurer l'un contre l'autre.</p>
+
+<p>Quand ils allaient pêcher seuls avec le père,
+ils ramaient ainsi sans que personne gouvernât,
+car Roland préparait les lignes tout en surveillant
+la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait
+d'un geste ou d'un mot: «Jean, mollis.»&mdash;«A
+toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait:
+«Allons le <i>un</i>, allons le <i>deux</i>, un peu d'huile
+de bras.» Celui qui rêvassait tirait plus fort,
+celui qui s'emballait devenait moins ardent,
+et le bateau se redressait.</p>
+
+<p>Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps.
+Les bras de Pierre étaient velus, un peu
+maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
+blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles
+qui roulait sous la peau.</p>
+
+<p>Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents
+serrées, le front plissé, les jambes tendues,
+les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier
+dans toute sa longueur à chacun de ses efforts;
+et la <i>Perle</i> s'en venait vers la côte. Le père
+Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le
+banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait
+à commander: «Doucement, le <i>un</i>&mdash;souque
+le <i>deux</i>.» Le <i>un</i> redoublait de rage et le
+<i>deux</i> ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.</p>
+
+<p>Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les
+deux rames se levèrent ensemble, et Jean, sur
+l'ordre de son père, tira seul quelques instants.
+Mais à partir de ce moment l'avantage lui resta;
+il s'animait, s'échauffait, tandis que Pierre,
+essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait
+et haletait. Quatre fois de suite, le père
+Roland fit stopper pour permettre à l'aîné de
+reprendre haleine et de redresser la barque
+dérivant. Le docteur alors, le front en sueur,
+les joues pâles, humilié et rageur, balbutiait:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un
+spasme au coeur. J'étais très bien parti, et cela
+m'a coupé les bras.</p>
+
+<p>Jean demandait:</p>
+
+<p>-Veux-tu que je tire seul avec les avirons
+de couple?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, cela passera.</p>
+
+<p>La mère ennuyée disait:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de
+se mettre dans un état pareil, tu n'es pourtant
+pas un enfant.</p>
+
+<p>Il haussait les épaules et recommençait à
+ramer.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas
+comprendre, ne pas entendre. Sa petite tête
+blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait
+en arrière un mouvement brusque et joli qui
+soulevait sur les tempes ses fins cheveux.</p>
+
+<p>Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le
+<i>Prince-Albert</i> qui nous rattrape.» Et tout le
+monde regarda. Long, bas, avec ses deux
+cheminées inclinées en arrière et ses deux
+tambours jaunes, ronds comme des joues, le
+bateau de Southampton arrivait à toute vapeur,
+chargé de passagers et d'ombrelles ouvertes.
+Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau
+qui retombait en écume, lui donnaient un air
+de hâte, un air de courrier pressé; et l'avant
+tout droit coupait la mer en soulevant deux
+lames minces et transparentes qui glissaient
+le long des bords.</p>
+
+<p>Quand il fut tout près de la <i>Perle</i>, le père
+Roland leva son chapeau, les deux femmes
+agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine
+d'ombrelles répondirent à ces saluts en
+se balançant vivement sur le paquebot qui
+s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface
+paisible et luisante de la mer, quelques lentes
+ondulations.</p>
+
+<p>Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi
+de fumée, accourant de tous les points de
+l'horizon vers la jetée courte et blanche qui
+les avalait comme une bouche, l'un après
+l'autre. Et les barques de pêche et les grands
+voiliers aux mâtures légères glissant sur le
+ciel, traînés par d'imperceptibles remorqueurs,
+arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet
+ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait
+repu, et rejetait vers la pleine mer une autre
+flotte de paquebots, de bricks, de goélettes,
+de trois-mâts chargés de ramures emmêlées.
+Les steamers hâtifs s'enfuyaient à droite, à
+gauche, sur le ventre plat de l'Océan, tandis
+que les bâtiments à voile, abandonnés par les
+mouches qui les avaient haies, demeuraient
+immobiles, tout en s'habillant, de la grande
+hune au petit perroquet, de toile blanche ou
+de toile brune qui semblait rouge au soleil
+couchant.</p>
+
+<p>Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! que c'est beau, cette mer!</p>
+
+<p>Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé,
+qui n'avait cependant rien de triste:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, voici la <i>Normandie</i> qui se présente
+à l'entrée. Est-elle grande, hein?</p>
+
+<p>Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas,
+de l'autre côté de l'embouchure de la
+Seine&mdash;vingt kilomètres, cette embouchure&mdash;disait-il.
+Il montra Villerville, Trouville,
+Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de
+Caen, et les roches du Calvados qui rendent
+la navigation dangereuse jusqu'à Cherbourg.
+Puis il traita la question des bancs de sable
+de la Seine, qui se déplacent à chaque marée
+et mettent en défaut les pilotes de Quilleboeuf
+eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le
+parcours du chenal. Il fit remarquer comment le
+Havre séparait la basse de la haute Normandie.
+En basse Normandie, la côte plate descendait
+en pâturages, en prairies et en champs
+jusqu'à la mer. Le rivage de la haute Normandie,
+au contraire, était droit, une grande
+falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant
+jusqu'à Dunkerque une immense muraille
+blanche dont toutes les échancrures cachaient
+un village ou un port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery,
+Le Tréport, Dieppe, etc.</p>
+
+<p>Les deux femmes ne l'écoutaient point,
+engourdies par le bien-être, émues par la vue
+de cet Océan couvert de navires qui couraient
+comme des bêtes autour de leur tanière; et
+elles se taisaient, un peu écrasées par ce vaste
+horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses
+par ce coucher de soleil apaisant et magnifique.
+Seul, Roland parlait sans fin; il était de
+ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus
+nerveuses, sentent parfois, sans comprendre
+pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est
+irritant comme une grossièreté.</p>
+
+<p>Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur;
+et la <i>Perle</i> s'en allait vers le port, toute
+petite à côté des gros navires.</p>
+
+<p>Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris
+qui l'attendait, prit la main des dames
+pour les faire descendre; et on pénétra dans la
+ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule
+qui va chaque jour aux jetées à l'heure de la
+pleine mer, rentrait aussi.</p>
+
+<p>Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant,
+suivies des trois hommes. En montant
+la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant
+un magasin de modes ou d'orfèvrerie pour
+contempler un chapeau ou bien un bijou;
+puis elles repartaient après avoir échangé
+leurs idées.</p>
+
+<p>Devant la place de la Bourse, Roland contempla,
+comme il faisait chaque jour, le bassin
+du Commerce plein de navires, prolongé par
+d'autres bassins, où les grosses coques, ventre
+à ventre, se touchaient sur quatre ou cinq
+rangs. Tous les mâts innombrables; sur une
+étendue de plusieurs kilomètres de quais, tous
+les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages,
+donnaient à cette ouverture au milieu
+de la ville l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus
+de cette forêt sans feuilles, les goélands
+tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme
+une pierre qui tombe, tous les débris jetés à
+l'eau; et un mousse, qui rattachait une poulie
+à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là
+pour chercher des nids.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie
+aucune, afin de finir ensemble la journée?
+demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi
+sans cérémonie. Ce serait triste de rentrer
+toute seule ce soir.</p>
+
+<p>Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence
+de la jeune femme commençait à froisser,
+murmura: «Bon, voici la veuve qui
+s'incruste, maintenant.» Depuis quelques
+jours il l'appelait «la veuve». Ce mot, sans
+rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation,
+qui lui paraissait méchante et blessante.</p>
+
+<p>Et les trois hommes ne prononcèrent plus
+un mot jusqu'au seuil de leur logis. C'était une
+maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée
+et de deux petits étages, rue Belle-Normande.
+La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf
+ans, servante campagnarde à bon marché, qui
+possédait à l'excès l'air étonné et bestial des
+paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta
+derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était
+au premier, puis elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il est v'nu un m'sieu trois fois.</p>
+
+<p>Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans
+hurler et sans sacrer, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Qui ça est venu, nom d'un chien?</p>
+
+<p>Elle ne se troublait jamais des éclats de
+voix de son maître, et elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Un m'sieu d'chez l'notaire.</p>
+
+<p>&mdash;Quel notaire?</p>
+
+<p>&mdash;D'chez m'sieu Canu, donc.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne
+dans la soirée.</p>
+
+<p>Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami
+du père Roland, dont il faisait les affaires.
+Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée,
+il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente
+et importante; et les quatre Roland se regardèrent,
+troublés par cette nouvelle comme le
+sont les gens de fortune modeste à toute intervention
+d'un notaire, qui éveille une foule
+d'idées de contrats, d'héritages, de procès,
+de choses désirables ou redoutables. Le père,
+après quelques secondes de silence, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?</p>
+
+<p>Mme Rosémilly se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre.
+Je porte bonheur.</p>
+
+<p>Mais ils n'espéraient la mort de personne qui
+pût leur laisser quelque chose.</p>
+
+<p>Mme Roland, douée d'une excellente mémoire
+pour les parentés, se mit aussitôt à rechercher
+toutes les alliances du côté de son
+mari et du sien, à remonter les filiations, à
+suivre les branches des cousinages.</p>
+
+<p>Elle demandait, sans avoir même ôté son
+chapeau:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, père (elle appelait son mari
+«père» dans la maison, et quelquefois «monsieur
+Roland» devant les étrangers), dis donc,
+père, te rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru,
+en secondes noces?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.</p>
+
+<p>&mdash;En a-t-il eu des enfants?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Alors il n'y a rien par là.</p>
+
+<p>Déjà elle s'animait à cette recherche, elle
+s'attachait à cette espérance d'un peu d'aisance
+leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait
+beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse,
+et qui craignait une désillusion, un petit
+chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle,
+au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus
+d'oncle d'Amérique! Moi, je croirais bien plutôt
+qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.</p>
+
+<p>Tout le monde fut surpris à cette idée, et
+Jean demeura un peu froissé que son frère eût
+parlé de cela devant Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pour moi plutôt que pour toi?
+La supposition est très contestable. Tu es
+l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord.
+Et puis, moi, je ne veux pas me marier.</p>
+
+<p>Pierre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es donc amoureux?</p>
+
+<p>L'autre, mécontent, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-il nécessaire d'être amoureux pour
+dire qu'on ne veut pas encore se marier?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu
+attends.</p>
+
+<p>&mdash;Admets que j'attends, si tu veux.</p>
+
+<p>Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi,
+trouva tout à coup la solution la plus
+vraisemblable.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! nous sommes bien bêtes de
+nous creuser la tête. Maître Lecanu est notre ami,
+il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin,
+et Jean un cabinet d'avocat, il a trouvé à
+caser l'un de vous deux.</p>
+
+<p>C'était tellement simple et probable que
+tout le monde en fut d'accord.</p>
+
+<p>&mdash;C'est servi, dit la bonne.</p>
+
+<p>Et chacun gagna sa chambre afin de se laver
+les mains avant de se mettre à table.</p>
+
+<p>Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la
+petite salle à manger, au rez-de-chaussée.</p>
+
+<p>On ne parla guère tout d'abord; mais, au
+bout de quelques instants, Roland s'étonna
+de nouveau de cette visite du notaire.</p>
+
+<p>&mdash;En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit,
+pourquoi a-t-il envoyé trois fois son clerc,
+pourquoi vient-il lui-même?</p>
+
+<p>Pierre trouvait cela naturel.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut sans doute une réponse immédiate;
+et il a peut-être à nous communiquer
+des clauses confidentielles qu'on n'aime pas
+beaucoup écrire.</p>
+
+<p>Mais ils demeuraient préoccupés et un peu
+ennuyés tous les quatre d'avoir invité cette
+étrangère qui gênerait leur discussion et les
+résolutions à prendre.</p>
+
+<p>Ils venaient de remonter au salon quand le
+notaire fut annoncé.</p>
+
+<p>Roland s'élança.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, cher maître.</p>
+
+<p>Il donnait comme titre à M. Lecanu le
+«maître» qui précède le nom de tous les notaires.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en vais, je suis très fatiguée.</p>
+
+<p>On tenta faiblement de la retenir; mais elle
+n'y consentit point et elle s'en alla sans qu'un
+des trois hommes la reconduisît, comme on le
+faisait toujours.</p>
+
+<p>Mme Roland s'empressa près du nouveau
+venu:</p>
+
+<p>&mdash;Une tasse de café, Monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, je sors de table.</p>
+
+<p>&mdash;Une tasse de thé, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non, mais un peu plus tard,
+nous allons d'abord parler affaires.</p>
+
+<p>Dans le profond silence qui suivit ces mots
+on n'entendit plus que le mouvement rythmé
+de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit
+des casseroles lavées par la bonne trop bête
+même pour écouter aux portes.</p>
+
+<p>Le notaire reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous connu à Paris un certain
+M. Maréchal, Léon Maréchal?</p>
+
+<p>M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation:
+Je crois bien!</p>
+
+<p>&mdash;C'était un de vos amis?</p>
+
+<p>Roland déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien
+enragé; il ne quitte pas le boulevard. Il est
+chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus
+revu depuis mon départ de la capitale. Et puis
+nous avons cessé de nous écrire. Vous savez,
+quand on vit loin l'un de l'autre....</p>
+
+<p>Le notaire reprit gravement:</p>
+
+<p>&mdash;M. Maréchal est décédé!</p>
+
+<p>L'homme et la femme eurent ensemble ce
+petit mouvement de surprise triste, feint ou
+vrai, mais toujours prompt, dont on accueille
+ces nouvelles.</p>
+
+<p>M. Lecanu continua:</p>
+
+<p>&mdash;Mon confrère de Paris vient de me communiquer
+la principale disposition de son testament
+par laquelle il institue votre fils Jean,
+M. Jean Roland, son légataire universel.</p>
+
+<p>L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait
+pas un mot à dire.</p>
+
+<p>Mme Roland, la première, dominant son
+émotion, balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre
+ami ... mon Dieu ... mon Dieu ... mort!...</p>
+
+<p>Des larmes apparurent dans ses yeux, ces
+larmes silencieuses des femmes, gouttes de
+chagrin venues de l'âme qui coulent sur les
+joues et semblent si douloureuses, étant si
+claires.</p>
+
+<p>Mais Roland songeait moins à la tristesse
+de cette perte qu'à l'espérance annoncée. Il
+n'osait cependant interroger tout de suite sur
+les clauses de ce testament, et sur le chiffre
+de la fortune; et il demanda, pour arriver à la
+question intéressante:</p>
+
+<p>&mdash;De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?</p>
+
+<p>M. Lecanu l'ignorait parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais seulement, disait-il, que, décédé
+sans héritiers directs, il laisse toute sa fortune,
+une vingtaine de mille francs de rentes en obligations
+trois pour cent, à votre second fils,
+qu'il a vu naître, grandir, et qu'il juge digne
+de ce legs. A défaut d'acceptation de la part
+de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.</p>
+
+<p>Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler
+sa joie et il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur.
+Moi, si je n'avais pas eu de descendant, je ne
+l'aurais certainement point oublié non plus, ce
+brave ami!</p>
+
+<p>Le notaire souriait:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer
+moi-même la chose. Ça fait toujours
+plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.</p>
+
+<p>Il n'avait point du tout songé que cette
+bonne nouvelle était la mort d'un ami, du
+meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même
+d'oublier subitement cette intimité
+annoncée tout à l'heure avec conviction.</p>
+
+<p>Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une
+physionomie triste. Elle pleurait toujours un
+peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir
+qu'elle appuyait ensuite sur sa bouche pour
+comprimer de gros soupirs.</p>
+
+<p>Le docteur murmura:</p>
+
+<p>&mdash;C'était un brave homme, bien affectueux.
+Il nous invitait souvent à dîner, mon frère et
+moi.</p>
+
+<p>Jean, les yeux grands ouverts et brillants,
+prenait d'un geste familier sa belle barbe
+blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser,
+jusqu'aux derniers poils, comme pour
+l'allonger et l'amincir.</p>
+
+<p>Il remua deux fois les lèvres pour prononcer
+aussi une phrase convenable, et, après
+avoir longtemps cherché, il ne trouva que
+ceci:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait
+toujours quand j'allais le voir.</p>
+
+<p>Mais la pensée du père galopait; elle galopait
+autour de cet héritage annoncé, acquis
+déjà, de cet argent caché derrière la porte et
+qui allait entrer tout à l'heure, demain, sur
+un mot d'acceptation.</p>
+
+<p>Il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de difficultés possibles? ...
+pas de procès? ... pas de contestations?...</p>
+
+<p>Me Lecanu semblait tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon confrère de Paris me signale
+la situation comme très nette. Il ne nous faut
+que l'acceptation de M. Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait, alors ... et la fortune est bien
+claire?</p>
+
+<p>&mdash;Très claire.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes les formalités ont été remplies?</p>
+
+<p>&mdash;Toutes.</p>
+
+<p>Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu
+honte, une honte vague, instinctive et passagère
+de sa hâte à se renseigner, et il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez bien que si je vous
+demande immédiatement toutes ces choses,
+c'est pour éviter à mon fils des désagréments
+qu'il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y
+a des dettes, une situation embarrassée, est-ce
+que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier
+inextricable. En somme, ce n'est pas moi
+qui hérite, mais je pense au petit avant tout.</p>
+
+<p>Dans la famille on appelait toujours Jean
+«le petit», bien qu'il fût beaucoup plus grand
+que Pierre.</p>
+
+<p>Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un
+rêve, se rappeler une chose lointaine, presque
+oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont
+elle n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Ne disiez-vous point que notre pauvre
+Maréchal avait laissé sa fortune à mon petit
+Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Madame.</p>
+
+<p>Elle reprit alors simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Cela me fait grand plaisir, car cela prouve
+qu'il nous aimait.</p>
+
+<p>Roland s'était levé:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous, cher maître, que mon fils
+signe tout de suite l'acceptation?</p>
+
+<p>&mdash;Non ... non ... monsieur Roland. Demain,
+demain, à mon étude, à deux heures, si cela
+vous convient.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mais oui, je crois bien!</p>
+
+<p>Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi,
+et qui souriait, après les larmes, fit deux pas
+vers le notaire, posa sa main sur le dos de son
+fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri
+de mère reconnaissante, elle demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, je veux bien, Madame, avec
+plaisir.</p>
+
+<p>La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux
+secs en de profondes boîtes de fer-blanc,
+ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui
+semblent cuites pour des becs de perroquet et
+soudées en des caisses de métal pour des
+voyages autour du monde. Elle alla chercher
+ensuite des serviettes grises, pliées en petits
+carrés, ces serviettes à thé qu'on ne lave
+jamais dans les familles besoigneuses. Elle
+revint une troisième fois avec le sucrier et les
+tasses; puis elle ressortit pour faire chauffer
+l'eau. Alors on attendit.</p>
+
+<p>Personne ne pouvait parler; on avait trop à
+penser, et rien à dire. Seule Mme Roland cherchait
+des phrases banales. Elle raconta la
+partie de pêche, fit l'éloge de la <i>Perle</i> et de
+Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>&mdash;Charmante, charmante, répétait le notaire.</p>
+
+<p>Roland, les reins appuyés au marbre de la
+cheminée, comme en hiver, quand le feu brûle,
+les mains dans ses poches et les lèvres remuantes
+comme pour siffler, ne pouvait plus
+tenir en place, torturé du désir impérieux de
+laisser sortir toute sa joie.</p>
+
+<p>Les deux frères, en deux fauteuils pareils,
+les jambes croisées de la même façon, à droite
+et à gauche du guéridon central, regardaient
+fixement devant eux, en des attitudes semblables,
+pleines d'expressions différentes.</p>
+
+<p>Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et
+but sa tasse, après avoir émietté dedans une
+petite galette trop dure pour être croquée; puis
+il se leva, serra les mains et sortit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, répétait Roland, demain,
+chez vous, à deux heures.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, demain, deux heures.
+Jean n'avait pas dit un mot.</p>
+
+<p>Après ce départ il y eut encore un silence,
+puis le père Roland vint taper de ses deux
+mains ouvertes sur les deux épaules de son
+jeune fils en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses
+pas?</p>
+
+<p>Alors Jean eut un sourire, et il embrassa
+son père en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.</p>
+
+<p>Mais le bonhomme ne se possédait plus
+d'allégresse. Il marchait, jouait du piano sur
+les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait
+sur ses talons, et répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle chance! quelle chance! En voilà
+une, de chance!</p>
+
+<p>Pierre demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois,
+ce Maréchal?</p>
+
+<p>Le père répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu, il passait toutes ses soirées à la
+maison; mais tu te rappelles bien qu'il allait
+te prendre au collège, les jours de sortie, et
+qu'il t'y reconduisait souvent après dîner.
+Tiens, justement, le matin de la naissance de
+Jean, c'est lui qui est allé chercher le médecin!
+Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est
+trouvée souffrante. Nous avons compris tout
+de suite de quoi il s'agissait, et il est parti en
+courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au
+lieu du sien. Je me rappelle cela parce que
+nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est
+même probable qu'il s'est souvenu de ce détail
+au moment de mourir; et comme il n'avait
+aucun héritier il s'est dit: «Tiens, j'ai contribué
+à la naissance de ce petit-là, je vais lui
+laisser ma fortune.»
+Mme Roland, enfoncée dans une bergère,
+semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura,
+comme si elle pensait tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien
+fidèle, un homme rare, par le temps qui court.</p>
+
+<p>Jean s'était levé:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais faire un bout de promenade, dit-il.</p>
+
+<p>Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils
+avaient à causer, à faire des projets, à arrêter
+des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina,
+prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs
+tout le temps de s'entendre bien avant d'être
+en possession de l'héritage.</p>
+
+<p>Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour
+réfléchir. Pierre, à son tour, déclara qu'il sortait,
+et suivit son frère, après quelques minutes.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme,
+le père Roland la saisit dans ses bras, l'embrassa
+dix fois sur chaque joue, et, pour répondre
+à un reproche qu'elle lui avait souvent
+adressé:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait
+servi à rien de rester à Paris plus longtemps,
+de m'esquinter pour les enfants, au lieu de
+venir ici refaire ma santé, puisque la fortune
+nous tombe du ciel.</p>
+
+<p>Elle était devenue toute sérieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle,
+mais Pierre?</p>
+
+<p>&mdash;Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ...
+de l'argent ... et puis son frère fera
+bien quelque chose pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage
+est à Jean, rien qu'à Jean. Pierre se
+trouve ainsi très désavantagé.</p>
+
+<p>Le bonhomme semblait perplexe:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous lui laisserons un peu plus
+par testament, nous.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Ce n'est pas très juste non plus.</p>
+
+<p>I1 s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu
+veux que j'y fasse, moi? Tu vas toujours chercher
+un tas d'idées désagréables. Il faut que
+tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me
+coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà une
+veine, une rude veine!</p>
+
+<p>Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et
+sans un mot de regret pour l'ami mort si généreusement.</p>
+
+<p>Mme Roland se remit à songer devant la
+lampe qui charbonnait.</p><br><br>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers
+la rue de Paris, la principale rue du Havre,
+éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais
+des bords de mer lui caressait la figure, et il
+marchait lentement, la canne sous le bras, les
+mains derrière le dos.</p>
+
+<p>Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent
+comme lorsqu'on a reçu quelque fâcheuse
+nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait
+et il n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait
+cette pesanteur de l'âme et cet engourdissement
+du corps. Il avait mal quelque part,
+sans savoir où; il portait en lui un petit point
+douloureux, une de ces presque insensibles
+meurtrissures dont on ne trouve pas la place,
+mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent,
+une souffrance inconnue et légère, quelque
+chose comme une graine de chagrin.</p>
+
+<p>Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit
+attiré par les lumières du café Tortoni, et
+il s'en vint lentement vers la façade illuminée;
+mais au moment d'entrer, il songea qu'il
+allait trouver là des amis, des connaissances,
+des gens avec qui il faudrait causer; et une
+répugnance brusque l'envahit pour cette banale
+camaraderie des demi-tasses et des petits
+verres. Alors, retournant sur ses pas, il
+revint prendre la rue principale qui le conduisait
+vers le port.</p>
+
+<p>Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant
+un endroit qui lui plût, qui fût agréable
+à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il
+s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer
+personne.</p>
+
+<p>En arrivant sur le grand quai, il hésita
+encore une fois, puis tourna vers la jetée; il
+avait choisi la solitude.</p>
+
+<p>Comme il frôlait un banc sur le brise-lames,
+il s'assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa
+promenade avant même de l'avoir faite.</p>
+
+<p>Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?»
+Et il se mit à chercher dans son souvenir
+quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme
+on interroge un malade pour trouver la cause
+de sa fièvre.</p>
+
+<p>Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même
+temps, il s'emballait, puis raisonnait, approuvait
+ou blâmait ses élans; mais chez lui la
+nature première demeurait en dernier lieu la
+plus forte, et l'homme sensitif dominait toujours
+l'homme intelligent.</p>
+
+<p>Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement,
+ce besoin de mouvement sans avoir
+envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un
+pour n'être pas du même avis, et aussi ce
+dégoût pour les gens qu'il pourrait voir et
+pour les choses qu'ils pourraient lui dire.</p>
+
+<p>Et il se posa cette question: «Serait-ce
+l'héritage de Jean?»</p>
+
+<p>Oui, c'était possible, après tout. Quand le
+notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait
+senti son coeur battre un peu plus fort. Certes,
+on n'est pas toujours maître de soi, et on
+subit des émotions spontanées et persistantes,
+contre lesquelles on lutte en vain.</p>
+
+<p>Il se mit à réfléchir profondément à ce problème
+physiologique de l'impression produite
+par un fait sur l'être instinctif et créant en lui
+un courant d'idées et de sensations douloureuses
+ou joyeuses, contraires à celles que
+désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines
+l'être pensant, devenu supérieur à lui-même
+par la culture de son intelligence.</p>
+
+<p>Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils
+qui hérite d'une grosse fortune, qui va goûter,
+grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis
+longtemps et interdites par l'avarice d'un père,
+aimé pourtant, et regretté.</p>
+
+<p>Il se leva et se remit à marcher vers le bout
+de la jetée. Il se sentait mieux, content d'avoir
+compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir
+dévoilé l'autre qui est en nous.</p>
+
+<p>&mdash;Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il.</p>
+
+<p>C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr
+maintenant, car la première idée qui m'est
+venue est celle de son mariage avec Mme Rosémilly.
+Je n'aime pourtant pas cette petite dinde
+raisonnable, bien faite pour dégoûter du bon
+sens et de la sagesse. C'est donc de la jalousie
+gratuite, l'essence même de la jalousie, celle
+qui est parce qu'elle est! Faut soigner cela!</p>
+
+<p>Il arrivait devant le mât des signaux qui
+indique la hauteur de l'eau dans le port, et il
+alluma une allumette pour lire la liste des
+navires signalés au large et devant entrer à la
+prochaine marée. On attendait des steamers du
+Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux
+bricks danois, une goélette norvégienne et un
+vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s'il
+avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans
+une sorte de songe bizarre un grand vaisseau
+couvert d'hommes en turban, qui montaient
+dans les cordages avec de larges pantalons.</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc
+est pourtant un peuple marin.</p>
+
+<p>Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta
+pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus
+de Sainte-Adresse, les deux phares électriques
+du cap de la Hève, semblables à deux
+cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur
+la mer leurs longs et puissants regards. Partis
+des deux foyers voisins, les deux rayons parallèles,
+pareils aux queues géantes de deux
+comètes, descendaient, suivant une pente
+droite et démesurée, du sommet de la côte au
+fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées,
+deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient
+l'entrée du Havre; et là-bas, de l'autre
+côté de la Seine, on en voyait d'autres encore,
+beaucoup d'autres, fixes ou clignotants,
+à éclats et à éclipses, s'ouvrant et se fermant
+comme des yeux, les yeux des ports, jaunes,
+rouges, verts, guettant la mer obscure couverte
+de navires, les yeux vivants de la terre
+hospitalière disant, rien que par le mouvement
+mécanique invariable et régulier de leurs
+paupières: «C'est moi. Je suis Trouville, je
+suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.»
+Et dominant tous les autres, si haut
+que, de si loin, on le prenait pour une planète,
+le phare aérien d'Étouville montrait la route
+de Rouen, à travers les bancs de sable de
+l'embouchure du grand fleuve.</p>
+
+<p>Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans
+limites, plus sombre que le ciel, on croyait
+voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient
+dans la brume nocturne, petites, proches ou
+lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi.
+Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes,
+cependant, semblaient courir; c'étaient
+les feux des bâtiments à l'ancre attendant la
+marée prochaine, ou des bâtiments en marche
+venant chercher un mouillage.</p>
+
+<p>Juste à ce moment la lune se leva derrière
+la ville; et elle avait l'air du phare énorme et
+divin, allumé dans le firmament pour guider
+la flotte infinie des vraies étoiles.</p>
+
+<p>Pierre murmura, presque à haute voix:
+«Voilà, et nous nous faisons de la bile pour
+quatre sous!»</p>
+
+<p>Tout près de lui soudain, dans la tranchée
+large et noire ouverte entre les jetées, une
+ombre, une grande ombre fantastique, glissa.
+S'étant penché sur le parapet de granit, il vit
+une barque de pêche qui rentrait, sans un
+bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un
+bruit d'aviron, doucement poussée par sa haute
+voile brune tendue à la brise du large.</p>
+
+<p>Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus,
+comme on serait tranquille, peut-être!» Puis
+ayant fait encore quelques pas, il aperçut un
+homme assis à l'extrémité du môle.</p>
+
+<p>Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux
+ou un triste? Qui était-ce? Il s'approcha,
+curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et
+il reconnut son frère.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est toi, Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens
+faire ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je prends l'air. Et toi?</p>
+
+<p>Jean se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Je prends l'air également.</p>
+
+<p>Et Pierre s'assit à côté de son frère.</p>
+
+<p>&mdash;Hein, c'est rudement beau?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>Au son de la voix il comprit que Jean n'avait
+rien regardé; il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs
+fous de partir, de m'en aller avec tous ces bateaux,
+vers le nord ou vers le sud. Songe que
+ces petits feux, là-bas, arrivent de tous les
+coins du monde, des pays aux grandes fleurs
+et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays
+aux oiseaux-mouches, aux éléphants, aux
+lions libres, aux rois nègres, de tous les pays
+qui sont nos contes de fées à nous qui ne
+croyons plus à la Chatte blanche ni à la Belle
+au bois dormant. Ce serait rudement chic de
+pouvoir s'offrir une promenade par là-bas;
+mais voilà, il faudrait de l'argent, beaucoup....</p>
+
+<p>Il se tut brusquement, songeant que son
+frère l'avait maintenant, cet argent, et que
+délivré de tout souci, délivré du travail quotidien,
+libre, sans entraves, heureux, joyeux,
+il pouvait aller où bon lui semblerait, vers les
+blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.</p>
+
+<p>Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes
+chez lui, si brusques, si rapides qu'il
+ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les
+modifier, venues, semblait-il, d'une seconde
+âme indépendante et violente, le traversa:
+«Bah! il est trop niais, il épousera la petite
+Rosémilly.»</p>
+
+<p>Il s'était levé.</p>
+
+<p>&mdash;Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai
+besoin de marcher.</p>
+
+<p>Il serra la main de son frère, et reprit avec
+un accent très cordial:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je
+suis bien content de t'avoir rencontré tout seul
+ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir,
+combien je te félicite, et combien je t'aime.</p>
+
+<p>Jean d'une nature douce et tendre, très
+ému, balbutiait:</p>
+
+<p>&mdash;Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.</p>
+
+<p>Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la
+canne sous le bras, les mains derrière le dos.</p>
+
+<p>Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se
+demanda de nouveau ce qu'il ferait, mécontent
+de cette promenade écourtée; d'avoir été
+privé de la mer par la présence de son frère.</p>
+
+<p>Il eut une inspiration: «Je vais boire un
+verre de liqueur chez le père Marowsko»; et
+il remonta vers le quartier d'Ingouville.</p>
+
+<p>Il avait connu le père Marowsko dans les
+hôpitaux, à Paris. C'était un vieux Polonais,
+réfugié politique, disait-on, qui avait eu des
+histoires terribles là-bas, et qui était venu
+exercer en France, après nouveaux examens,
+son métier de pharmacien. On ne savait rien
+de sa vie passée; aussi des légendes avaient-elles
+couru parmi les internes, les externes, et
+plus tard parmi les voisins. Cette réputation
+de conspirateur redoutable, de nihiliste, de
+régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la
+mort par miracle, avait séduit l'imagination
+aventureuse et vive de Pierre Roland; et il
+était devenu l'ami du vieux Polonais, sans
+avoir jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun
+aveu sur son existence ancienne. C'était encore
+grâce au jeune médecin que le bonhomme était
+venu s'établir au Havre, comptant sur une belle
+clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.</p>
+
+<p>En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste
+pharmacie, en vendant des remèdes aux
+petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.</p>
+
+<p>Pierre allait souvent le voir après dîner et
+causer une heure avec lui, car il aimait la
+figure calme et la rare conversation de Marowsko,
+dont il jugeait profonds les longs silences.</p>
+
+<p>Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du
+comptoir chargé de fioles. Ceux de la devanture
+n'avaient point été allumés, par économie.
+Derrière ce comptoir, assis sur une chaise
+et les jambes allongées l'une sur l'autre, un
+vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau
+qui, continuant son front dégarni, lui
+donnait un air triste de perroquet, dormait
+profondément, le menton sur la poitrine.</p>
+
+<p>Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et
+reconnaissant le docteur, vint au-devant de
+lui, les mains tendues.</p>
+
+<p>Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides
+et de sirops, beaucoup trop vaste pour
+son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique
+soutane; et l'homme parlait avec un fort
+accent polonais qui donnait à sa voix fluette
+quelque chose d'enfantin, un zézaiement et
+des intonations de jeune être qui commence à
+prononcer.</p>
+
+<p>Pierre s'assit et Marowsko demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi de neuf, mon cher docteur?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Toujours la même chose partout.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le suis pas souvent.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous
+un verre de liqueur?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je veux bien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors je vais vous faire goûter une préparation
+nouvelle. Voilà deux mois que je
+cherche à tirer quelque chose de la groseille,
+dont on n'a fait jusqu'ici que du sirop ... eh
+bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ... une bonne liqueur,
+très bonne, très bonne.</p>
+
+<p>Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et
+choisit une fiole qu'il apporta. Il remuait et
+agissait par gestes courts, jamais complets,
+jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait
+toutes grandes les jambes, ne faisait un
+mouvement entier et définitif. Ses idées semblaient
+pareilles à ses actes; il les indiquait, les
+promettait, les esquissait, les suggérait, mais
+ne les énonçait pas.</p>
+
+<p>Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait
+être d'ailleurs la préparation des sirops et
+des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne
+liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.</p>
+
+<p>Il avait inventé des centaines de préparations
+sucrées sans parvenir à en lancer une seule.
+Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser
+à Marat.</p>
+
+<p>Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique
+et apportés sur la planche aux préparations;
+puis les deux hommes examinèrent
+en l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.</p>
+
+<p>&mdash;Joli rubis! déclara Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>La vieille tête de perroquet du Polonais
+semblait ravie.</p>
+
+<p>Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta
+de nouveau, réfléchit encore et se prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Très bon, très bon, et très neuf comme
+saveur; une trouvaille, mon cher!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment, je suis bien content.</p>
+
+<p>Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser
+la liqueur nouvelle; il voulait l'appeler
+«essence de groseille», ou bien «fine groseille»,
+ou bien «grosélia», ou bien «groséline».</p>
+
+<p>Pierre n'approuvait aucun de ces noms.</p>
+
+<p>Le vieux eut une idée:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous avez dit tout à l'heure est très
+bon, très bon: «Joli rubis.»</p>
+
+<p>Le docteur contesta encore la valeur de ce
+nom, bien qu'il l'eût trouvé, et il conseilla simplement
+«groseillette», que Marowsko déclara admirable.</p>
+
+<p>Puis ils se turent et demeurèrent assis
+quelques minutes, sans prononcer un mot,
+sous l'unique bec de gaz.</p>
+
+<p>Pierre, enfin, presque malgré lui:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, il nous est arrivé une chose assez
+bizarre, ce soir. Un des amis de mon père,
+en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.</p>
+
+<p>Le pharmacien sembla ne pas comprendre
+tout de suite, mais, après avoir songé, il espéra
+que le docteur héritait par moitié. Quand la
+chose eut été bien expliquée, il parut surpris
+et fâché; et pour exprimer son mécontentement
+de voir son jeune ami sacrifié, il répéta
+plusieurs fois:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne fera pas un bon effet.</p>
+
+<p>Pierre, que son énervement reprenait, voulut
+savoir ce que Marowsko entendait par cette
+phrase.&mdash;Pourquoi cela ne ferait-il pas un
+bon effet? Quel mauvais effet pouvait résulter
+de ce que son frère héritait la fortune d'un
+ami de la famille?</p>
+
+<p>Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua
+pas davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Dans ce cas-là on laisse aux deux frères
+également, je vous dis que ça ne fera pas un
+bon effet.</p>
+
+<p>Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra
+dans la maison paternelle et se coucha.</p>
+
+<p>Pendant quelque temps, il entendit Jean qui
+marchait doucement dans la chambre voisine,
+puis il s'endormit après avoir bu deux verres
+d'eau.</p><br><br>
+
+
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>Le docteur se réveilla le lendemain avec la
+résolution bien arrêtée de faire fortune.</p>
+
+<p>Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination
+sans en poursuivre la réalité. Au
+début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle,
+l'espoir de la richesse vite acquise soutenait
+ses efforts et sa confiance jusqu'au premier
+obstacle, jusqu'au premier échec qui le
+jetait dans une voie nouvelle.</p>
+
+<p>Enfoncé dans son lit entre les draps chauds,
+il méditait. Combien de médecins étaient devenus
+millionnaires en peu de temps! Il suffisait
+d'un grain de savoir-faire, car, dans le
+cours de ses études, il avait pu apprécier les
+plus célèbres professeurs, et il les jugeait des
+ânes. Certes il valait autant qu'eux, sinon
+mieux. S'il parvenait par un moyen quelconque
+à capter la clientèle élégante et riche du Havre,
+il pouvait gagner cent mille francs par an avec
+facilité. Et il calculait, d'une façon précise, les
+gains assurés. Le matin il sortirait, il irait
+chez ses malades. En prenant la moyenne,
+bien faible, de dix par jour, à vingt francs l'un,
+cela lui ferait, au minimum, soixante-douze
+mille francs par an, même soixante-quinze
+mille, car le chiffre de dix malades était inférieur
+à la réalisation certaine. Après midi, il
+recevrait dans son cabinet une autre moyenne
+de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six
+mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs,
+chiffre rond. Les clients anciens et les amis
+qu'il irait voir à dix francs et qu'il recevrait à
+cinq francs feraient peut-être sur ce total une
+légère diminution compensée par les consultations
+avec d'autres médecins et par tous les
+petits bénéfices courants de la profession.
+Rien de plus facile que d'arriver là avec de
+la réclame habile, des échos dans le <i>Figaro</i> indiquant
+que le corps scientifique parisien avait
+les yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes
+entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il
+serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre,
+et content de lui-même, car il ne devrait sa fortune
+qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses
+vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne
+se marierait pas, ne voulant point encombrer
+son existence d'une femme unique et gênante,
+mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes
+les plus jolies.</p>
+
+<p>Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta
+hors du lit comme pour le saisir tout de suite,
+et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville
+l'appartement qui lui convenait.</p>
+
+<p>Alors, en rôdant à travers les rues, il songea
+combien sont légères les causes déterminantes
+de nos actions. Depuis trois semaines
+il aurait pu, il aurait dû prendre cette résolution
+née brusquement en lui, sans aucun
+doute, à la suite de l'héritage de son frère.</p>
+
+<p>Il s'arrêtait devant les portes où pendait un
+écriteau annonçant soit un bel appartement,
+soit un riche appartement à louer, les indications
+sans adjectif le laissant toujours plein de
+dédain. Alors il visitait avec des façons hautaines,
+mesurait la hauteur des plafonds, dessinait
+sur son calepin le plan du logis, les
+communications, la disposition des issues, annonçait
+qu'il était médecin et qu'il recevait
+beaucoup. Il fallait que l'escalier fût large et
+bien tenu; il ne pouvait monter d'ailleurs au-dessus
+du premier étage.</p>
+
+<p>Après avoir noté sept ou huit adresses et
+griffonné deux cents renseignements, il rentra
+pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.</p>
+
+<p>Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes.
+On mangeait donc sans lui. Pourquoi?
+Jamais on n'était aussi exact dans la maison.
+Il fut froissé, mécontent, car il était un peu
+susceptible. Dès qu'il entra, Roland lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu!
+Tu sais que nous allons à deux heures chez
+le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.</p>
+
+<p>Le docteur s'assit, sans répondre, après
+avoir embrassé sa mère et serré la main de son
+père et de son frère; et il prit dans le plat
+creux, au milieu de la table, la côtelette réservée
+pour lui. Elle était froide et sèche. Ce devait
+être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait
+pu la laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée,
+et ne pas perdre la tête au point d'oublier
+complètement l'autre fils, le fils aîné. La conversation,
+interrompue par son entrée, reprit au point où il
+l'avait coupée.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce
+que je ferais tout de suite. Je m'installerais
+richement, de façon à frapper l'oeil, je me montrerais
+dans le monde, je monterais à cheval,
+et je choisirais une ou deux causes intéressantes
+pour les plaider et me bien poser au Palais.
+Je voudrais être une sorte d'avocat amateur
+très recherché. Grâce à Dieu, te voici à l'abri
+du besoin, et si tu prends une profession, en
+somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes
+études et parce qu'un homme ne doit jamais
+rester à rien faire.</p>
+
+<p>Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais
+un joli bateau, un cotre sur le modèle de nos
+pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.</p>
+
+<p>Pierre, à son tour, donna son avis. En
+somme, ce n'était pas la fortune qui faisait la
+valeur morale, la valeur intellectuelle d'un
+homme. Pour les médiocres elle n'était qu'une
+cause d'abaissement, tandis qu'elle mettait au
+contraire un levier puissant aux mains des
+forts. Ils étaient rares d'ailleurs, ceux-là. Si
+Jean était vraiment un homme supérieur, il le
+pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait
+à l'abri du besoin. Mais il lui faudrait travailler
+cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en d'autres
+circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider
+pour ou contre la veuve et l'orphelin et d'empocher
+tant d'écus pour tout procès gagné ou
+perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent,
+une lumière du droit.</p>
+
+<p>Et il ajouta comme conclusion:</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais,
+des cadavres!</p>
+
+<p>Le père Roland haussa les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est
+de se la couler douce. Nous ne sommes pas
+des bêtes de peine, mais des hommes. Quand
+on naît pauvre, il faut travailler; eh bien! tant
+pis, on travaille; mais quand on a des rentes,
+sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter
+le tempérament.</p>
+
+<p>Pierre répondit avec hauteur:</p>
+
+<p>&mdash;Nos tendances ne sont pas les mêmes!
+Moi je ne respecte au monde que le savoir et
+l'intelligence, tout le reste est méprisable.</p>
+
+<p>Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les
+heurts incessants entre le père et le fils; elle
+détourna donc la conversation, et parla d'un
+meurtre qui avait été commis, la semaine précédente,
+à Bolbec-Nointot. Les esprits aussitôt
+furent occupés par les circonstances environnant
+le forfait, et attirés par l'horreur
+intéressante, par le mystère attrayant des crimes,
+qui, même vulgaires, honteux et répugnants,
+exercent sur la curiosité humaine une
+étrange et générale fascination.</p>
+
+<p>De temps en temps, cependant, le père Roland
+tirait sa montre:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il, il va falloir se mettre en
+route.</p>
+
+<p>Pierre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça
+n'était point la peine de me faire manger une
+côtelette froide.</p>
+
+<p>&mdash;Viens-tu chez le notaire? demanda sa
+mère.</p>
+
+<p>Il répondit sèchement:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, non, pour quoi faire? Ma présence
+est fort inutile.</p>
+
+<p>Jean demeurait silencieux comme s'il ne
+s'agissait point de lui. Quand on avait parlé du
+meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste,
+quelques idées et développé quelques considérations
+sur les crimes et sur les criminels.
+Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la
+clarté de son oeil, la rougeur animée de ses
+joues, jusqu'au luisant de sa barbe, semblaient
+proclamer son bonheur.</p>
+
+<p>Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant
+seul de nouveau, recommença ses investigations
+du matin à travers les appartements
+à louer. Après deux ou trois heures d'escaliers
+montés et descendus, il découvrit enfin, sur le
+boulevard François I^{er}, quelque chose de joli:
+un grand entre-sol avec deux portes sur des
+rues différentes, deux salons, une galerie vitrée
+où les malades, en attendant leur tour, se
+promèneraient au milieu des fleurs, et une
+délicieuse salle à manger en rotonde ayant
+vue sur la mer.</p>
+
+<p>Au moment de louer, le prix de trois mille
+francs l'arrêta, car il fallait payer d'avance le
+premier terme, et il n'avait rien, pas un sou
+devant lui.</p>
+
+<p>La petite fortune amassée par son père
+s'élevait à peine à huit mille francs de rentes,
+et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis
+souvent ses parents dans l'embarras par ses
+longues hésitations dans le choix d'une carrière,
+ses tentatives toujours abandonnées et
+ses continuels recommencements d'études. Il
+partit donc en promettant une réponse avant
+deux jours; et l'idée lui vint de demander à
+son frère ce premier trimestre, ou même le semestre,
+soit quinze cents francs, dès que Jean
+serait en possession de son héritage.</p>
+
+<p>«Ce sera un prêt de quelques mois à peine,
+pensait-il. Je le rembourserai peut-être même
+avant la fin de l'année. C'est tout simple, d'ailleurs,
+et il sera content de faire cela pour moi.»</p>
+
+<p>Comme il n'était pas encore quatre heures,
+et qu'il n'avait rien à faire, absolument rien, il
+alla s'asseoir dans le Jardin public; et il demeura
+longtemps sur son banc, sans idées, les
+yeux à terre, accablé par une lassitude qui devenait
+de la détresse.</p>
+
+<p>Tous les jours précédents, depuis son retour
+dans la maison paternelle, il avait vécu ainsi
+pourtant, sans souffrir aussi cruellement du
+vide de l'existence et de son inaction. Comment
+avait-il donc passé son temps du lever
+jusqu'au coucher?</p>
+
+<p>Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée,
+flâné par les rues, flâné dans les cafés,
+flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà
+que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici,
+lui devenait odieuse, intolérable. S'il avait eu
+quelque argent il aurait pris une voiture pour
+faire une longue promenade dans la campagne,
+le long des fossés de ferme ombragés de
+hêtres et d'ormes; mais il devait compter le
+prix d'un bock ou d'un timbre-poste, et ces
+fantaisies-là ne lui étaient point permises. Il
+songea soudain combien il est dur, à trente
+ans passés, d'être réduit à demander, en rougissant,
+un louis à sa mère, de temps en
+temps; et il murmura, en grattant la terre du
+bout de sa canne:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! si j'avais de l'argent!</p>
+
+<p>Et la pensée de l'héritage de son frère entra
+en lui de nouveau, à la façon d'une piqûre de
+guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne
+voulant point s'abandonner sur cette pente de
+jalousie.</p>
+
+<p>Autour de lui des enfants jouaient dans la
+poussière des chemins. Ils étaient blonds avec
+de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très
+sérieux, avec une attention grave, de petites
+montagnes de sable pour les écraser ensuite
+d'un coup de pied.</p>
+
+<p>Pierre était dans un de ces jours mornes où
+on regarde dans tous les coins de son âme, où
+on en secoue tous les plis.</p>
+
+<p>«Nos besognes ressemblent aux travaux de
+ces mioches,» pensait-il. Puis il se demanda
+si le plus sage dans la vie n'était pas encore
+d'engendrer deux ou trois de ces petits êtres
+inutiles et de les regarder grandir avec complaisance
+et curiosité. Et le désir du mariage
+l'effleura. On n'est pas si perdu, n'étant plus
+seul. On entend au moins remuer quelqu'un
+près de soi aux heures de trouble et d'incertitude,
+c'est déjà quelque chose de dire «tu»
+à une femme, quand on souffre.</p>
+
+<p>Il se mit à songer aux femmes.</p>
+
+<p>Il les connaissait très peu, n'ayant eu au
+quartier Latin que des liaisons de quinzaine,
+rompues quand était mangé l'argent du mois,
+et renouées ou remplacées le mois suivant. Il
+devait exister, cependant, des créatures très
+bonnes, très douces et très consolantes. Sa
+mère n'avait-elle pas été la raison et le charme
+du foyer paternel? Comme il aurait voulu connaître
+une femme, une vraie femme!</p>
+
+<p>Il se releva tout à coup avec la résolution
+d'aller faire une petite visite à Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait,
+celle-là! Pourquoi? Elle avait trop de
+bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle
+pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à
+lui-même d'une façon nette, cette préférence
+entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour
+l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son
+frère, il ne pouvait s'abstenir de le juger un
+peu médiocre et de se croire supérieur.</p>
+
+<p>Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la
+nuit; et, comme la veille au soir, il se demanda
+anxieusement: «Que vais-je faire?»</p>
+
+<p>Il se sentait maintenant à l'âme un besoin
+de s'attendrir, d'être embrassé et consolé.
+Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il
+était dans une de ces heures de faiblesse et de
+lassitude où la présence d'une femme, la caresse
+d'une femme, le toucher d'une main, le
+frôlement d'une robe, un doux regard noir ou
+bleu semblent indispensables, et tout de suite,
+à notre coeur.</p>
+
+<p>Et le souvenir lui vint d'une petite bonne
+de brasserie ramenée un soir chez elle et revue
+de temps en temps.</p>
+
+<p>Il se leva donc de nouveau pour aller boire
+un bock avec cette fille. Que lui dirait-il? Que
+lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe?
+il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle
+semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi
+donc ne la voyait-il pas plus souvent?</p>
+
+<p>Il la trouva sommeillant sur une chaise dans
+la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs
+fumaient leurs pipes, accoudés aux tables
+de chêne, la caissière lisait un roman,
+tandis que le patron, en manches de chemise,
+dormait tout à fait sur la banquette.</p>
+
+<p>Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement
+et, venant à lui:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, comment allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal, et toi?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, très bien. Comme vous êtes rare?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais
+que je suis médecin.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si
+j'avais su, j'ai été souffrante la semaine dernière,
+je vous aurais consulté. Qu'est-ce que
+vous prenez?</p>
+
+<p>&mdash;Un bock, et toi?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, un bock aussi, puisque tu me le
+payes.</p>
+
+<p>Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre
+de cette consommation en avait été la permission
+tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent.
+De temps en temps elle lui prenait la
+main avec cette familiarité facile des filles dont
+la caresse est à vendre, et le regardant avec
+des yeux engageants elle lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent?
+Tu me plais beaucoup, mon chéri.</p>
+
+<p>Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait
+bête, commune, sentant le peuple. Les femmes,
+se disait-il, doivent nous apparaître dans
+un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise
+leur vulgarité.</p>
+
+<p>Elle lui demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es passé l'autre matin avec un beau
+blond à grande barbe, est-ce ton frère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est mon frère.</p>
+
+<p>&mdash;Il est rudement joli garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.</p>
+
+<p>Quel étrange besoin le poussa tout à coup
+à raconter à cette servante de brasserie l'héritage
+de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait
+de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait
+par crainte du trouble apporté dans
+son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant,
+et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il
+eût eu besoin de vider de nouveau devant
+quelqu'un son coeur gonflé d'amertume?</p>
+
+<p>Il dit en croisant ses jambes:</p>
+
+<p>&mdash;Il a joliment de la chance, mon frère,
+il vient d'hériter de vingt mille francs de
+rente.</p>
+
+<p>Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et
+cupides:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa
+grand'mère ou bien sa tante?</p>
+
+<p>&mdash;Non, un vieil ami de mes parents.</p>
+
+<p>&mdash;Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne
+t'a rien laissé, à toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Moi je le connaissais très peu.</p>
+
+<p>Elle réfléchit quelques instants, puis, avec
+un sourire drôle sur les lèvres:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il a de la chance ton frère
+d'avoir des amis de cette espèce-là! Vrai, ça
+n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!</p>
+
+<p>Il eut envie de la gifler sans savoir au juste
+pourquoi, et il demanda, la bouche crispée:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu entends par là?</p>
+
+<p>Elle avait pris un air bête et naïf:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de
+chance que toi.</p>
+
+<p>Il jeta vingt sous sur la table et sortit.</p>
+
+<p>Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça
+n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu.»</p>
+
+<p>Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu
+dans ces mots? Certes il y avait là une
+malice, une méchanceté, une infamie. Oui,
+cette fille avait dû croire que Jean était le fils
+du Maréchal.</p>
+
+<p>L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon
+jeté sur sa mère, fut si violente qu'il s'arrêta
+et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour
+s'asseoir.</p>
+
+<p>Un autre café se trouvait en face de lui, il
+y entra, prit une chaise, et comme le garçon se
+présentait: «Un bock», dit-il.</p>
+
+<p>Il sentait battre son coeur; des frissons lui
+couraient sur la peau. Et tout à coup le souvenir
+lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la
+veille: «Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il
+eu la même pensée, le même soupçon que
+cette drôlesse?</p>
+
+<p>La tête penchée sur son bock il regardait la
+mousse blanche pétiller et fondre, et il se demandait:
+«Est-ce possible qu'on croie une
+chose pareille?»</p>
+
+<p>Les raisons qui feraient naître ce doute
+odieux dans les esprits lui apparaissaient
+maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes,
+exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans
+héritiers laisse sa fortune aux deux enfants
+d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel,
+mais qu'il 1s donne tout entière à un seul
+de ces enfants, certes le monde s'étonnera,
+chuchotera et finira par sourire. Comment
+n'avait-il pas prévu cela, comment son père
+ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne
+l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés
+trop heureux de cet argent inespéré pour
+que cette idée les effleurât. Et puis comment
+ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné une
+pareille ignominie?</p>
+
+<p>Mais le public, mais le voisin, le marchand,
+le fournisseur, tous ceux qui les connaissaient
+n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable,
+s'en amuser, s'en réjouir, rire de son
+père et mépriser sa mère?</p>
+
+<p>Et la remarque faite par la fille de brasserie
+que Jean était blond et lui brun, qu'ils ne se
+ressemblaient ni de figure, ni de démarche,
+ni de tournure, ni d'intelligence, frapperait
+maintenant tous les yeux et tous les esprits.
+Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait:
+«Lequel, le vrai ou le faux?»</p>
+
+<p>Il se leva avec la résolution de prévenir son
+frère, de le mettre en garde contre cet affreux
+danger menaçant l'honneur de leur mère. Mais
+que ferait Jean? Le plus simple, assurément,
+serait de refuser l'héritage qui irait alors aux
+pauvres, et de dire seulement aux amis et
+connaissances informés de ce legs que le testament
+contenait des clauses et conditions
+inacceptables qui auraient fait de Jean, non
+pas un héritier, mais un dépositaire.</p>
+
+<p>Tout en rentrant à la maison paternelle, il
+songeait qu'il devait voir son frère seul, afin de
+ne point parler devant ses parents d'un pareil
+sujet.</p>
+
+<p>Dès la porte il entendit un grand bruit de
+voix et de rires dans le salon, et, comme il
+entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine
+Beausire, ramenés par son père et gardés
+à dîner afin de fêter la bonne nouvelle.</p>
+
+<p>On avait fait apporter du vermouth et de
+l'absinthe pour se mettre en appétit, et on
+s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine
+Beausire, un petit homme tout rond à
+force d'avoir roulé sur la mer, et dont toutes
+les idées semblaient rondes aussi, comme les
+galets des rivages, et qui riait avec des <i>r</i> plein
+la gorge, jugeait la vie une chose excellente
+dont tout était bon à prendre.</p>
+
+<p>Il trinquait avec le père Roland, tandis que
+Jean présentait aux dames deux nouveaux
+verres pleins.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine
+Beausire, qui avait connu feu son époux,
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, Madame, <i>bis repetita
+placent</i>, comme nous disons en patois, ce qui
+signifie: «Deux vermouths ne font jamais
+mal.» Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue
+plus, je me donne comme ça, chaque
+jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis
+artificiel! J'y ajoute un coup de tangage après
+le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée.
+Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par
+exemple, jamais, jamais, car je crains les
+avaries.</p>
+
+<p>Roland, dont le vieux long-courier flattait la
+manie nautique, riait de tout son coeur, la face
+déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe. Il
+avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un
+ventre où semblait réfugié le reste de son corps,
+un de ces ventres mous d'hommes toujours
+assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni
+bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé
+toute leur matière au même endroit.</p>
+
+<p>Beausire au contraire, bien que court et
+gros, semblait plein comme un oeuf et dur
+comme une balle.</p>
+
+<p>Mme Roland n'avait point vidé son premier
+verre, et, rose de bonheur, le regard brillant,
+elle contemplait son fils Jean.</p>
+
+<p>Chez lui maintenant la crise de joie éclatait.
+C'était une affaire finie, une affaire signée, il
+avait vingt mille francs de rentes. Dans la
+façon dont il riait, dont il parlait avec une
+voix plus sonore, dont il regardait les gens, à
+ses manières plus nettes, à son assurance plus
+grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.</p>
+
+<p>Le dîner fut annoncé, et comme le vieux
+Roland allait offrir son bras à Mme Rosémilly:
+«Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui
+tout est pour Jean.»</p>
+
+<p>Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé:
+devant l'assiette de Jean, assis à la place de
+son père, un énorme bouquet rempli de faveurs
+de soie, un vrai bouquet de grande cérémonie,
+s'élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de
+quatre compotiers dont l'un contenait une
+pyramide de pêches magnifiques, le second un
+gâteau monumental gorgé de crème fouettée
+et couvert de clochettes de sucre fondu, une
+cathédrale en biscuit, le troisième des tranches
+d'ananas noyées dans un sirop clair, et
+le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu
+des pays chauds.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons
+l'avènement de Jean le Riche.</p>
+
+<p>Après le potage on offrit du madère; et tout
+le monde déjà parlait en même temps. Beausire
+racontait un dîner qu'il avait fait à Saint-Domingue
+à la table d'un général nègre. Le
+père Roland l'écoutait, tout en cherchant à
+glisser entre les phrases le récit d'un autre
+repas donné par un de ses amis, à Meudon, et
+dont chaque convive avait été quinze jours
+malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient
+un projet d'excursion et de déjeuner à
+Saint-Jouin, dont ils se promettaient déjà un
+plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas
+avoir dîné seul, dans une gargote au bord de
+la mer, pour éviter tout ce bruit, ces rires et
+cette joie qui l'énervaient.</p>
+
+<p>Il cherchait comment il allait s'y prendre,
+maintenant, pour dire à son frère ses craintes
+et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée
+déjà, dont il jouissait, dont il se grisait
+d'avance. Ce serait dur pour lui, certes, mais
+il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation
+de leur mère étant menacée.</p>
+
+<p>L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland
+dans les récits de pêche. Beausire en narra de
+surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de
+Madagascar et surtout sur les côtes de la Chine
+et du Japon, où les poissons ont des figures
+drôles comme les habitants. Et il racontait les
+mines de ces poissons, leurs gros yeux d'or,
+leurs ventres bleus ou rouges, leurs nageoires
+bizarres, pareilles à des éventails, leur queue
+coupée en croissant de lune, en mimant d'une
+façon si plaisante que tout le monde riait aux
+larmes en l'écoutant.</p>
+
+<p>Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait:
+«On a bien raison de dire que les Normands
+sont les Gascons du Nord.»</p>
+
+<p>Après le poisson vint un vol-au-vent, puis
+un poulet rôti, une salade, des haricots verts
+et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne
+de Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté
+allait croissant avec le nombre des verres de
+vin. Quand sauta le bouchon de la première
+bouteille de champagne, le père Roland, très
+excité, imita avec sa bouche le bruit de cette
+détonation, puis déclara:</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.</p>
+
+<p>Pierre, de plus en plus agacé, répondit en
+ricanant:</p>
+
+<p>&mdash;Cela est peut-être, cependant, plus dangereux
+pour toi.</p>
+
+<p>Roland, qui allait boire, reposa son verre
+plein sur la table et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>Depuis longtemps il se plaignait de sa
+santé, de lourdeurs, de vertiges, de malaises
+constants et inexplicables. Le docteur reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Parce que la balle du pistolet peut fort
+bien passer à côté de toi, tandis que le verre
+de vin te passe forcément dans le ventre.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis?</p>
+
+<p>&mdash;Et puis il te brûle l'estomac, désorganise
+le système nerveux, alourdit la circulation et
+prépare l'apoplexie dont sont menacés tous les
+hommes de ton tempérament.</p>
+
+<p>L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait
+dissipée comme une fumée par le vent;
+et il regardait son fils avec des yeux inquiets
+et fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait
+pas.</p>
+
+<p>Mais Beausire s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ces sacrés médecins, toujours les
+mêmes: ne mangez pas, ne buvez pas, n'aimez
+pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du
+bobo à petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout
+ça, moi, Monsieur, dans toutes les parties du
+monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai
+pu, et je ne m'en porte pas plus mal.</p>
+
+<p>Pierre répondit avec aigreur:</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus
+fort que mon père; et puis tous les viveurs
+parlent comme vous jusqu'au jour où ... et
+ils ne reviennent pas le lendemain dire au
+médecin prudent: «Vous aviez raison, docteur.»
+Quand je vois mon père faire ce qu'il
+y a de plus mauvais et de plus dangereux
+pour lui, il est bien naturel que je le prévienne.
+Je serais un mauvais fils si j'agissais autrement.</p>
+
+<p>Mme Roland désolée intervint à son tour:
+&mdash;Voyons, Pierre, qu'est-ce que tu as? Pour
+une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe
+quelle fête pour lui, pour nous. Tu vas gâter
+tout son plaisir et nous chagriner tous. C'est
+vilain, ce que tu fais là!</p>
+
+<p>Il murmura en haussant les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.</p>
+
+<p>Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait
+son verre, son verre plein de vin lumineux
+et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante
+s'envolait par petites bulles venues du fond et
+montant, pressées et rapides, s'évaporer à la
+surface; il le regardait avec une méfiance de
+renard qui trouve une poule morte et flaire
+un piège.</p>
+
+<p>Il demanda, en hésitant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois que ça me ferait beaucoup de
+mal?</p>
+
+<p>Pierre eut un remords et se reprocha de
+faire souffrir les autres de sa mauvaise humeur:</p>
+
+<p>&mdash;Non, va, pour une fois, tu peux le boire;
+mais n'en abuse point et n'en prends pas l'habitude.</p>
+
+<p>Alors le père Roland leva son verre sans se
+décider encore à le porter à sa bouche. Il le contemplait
+douloureusement, avec envie et avec
+crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits
+coups, en les savourant, le coeur plein d'angoisse,
+de faiblesse et de gourmandise, puis
+de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière
+goutte.</p>
+
+<p>Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly;
+il était fixé sur lui limpide et bleu, clairvoyant
+et dur. Et il sentit, il pénétra, il devina
+la pensée nette qui animait ce regard, la pensée
+irritée de cette petite femme à l'esprit simple
+et droit, car ce regard disait: «Tu es jaloux,
+toi. C'est honteux, cela.»</p>
+
+<p>Il baissa la tête en se remettant à manger.</p>
+
+<p>Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais.
+Une envie de partir le harcelait, une envie de
+n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus les
+entendre causer, plaisanter et rire.</p>
+
+<p>Cependant le père Roland, que les fumées
+du vin recommençaient à troubler, oubliait
+déjà les conseils de son fils et regardait d'un
+oeil oblique et tendre une bouteille de champagne
+presque pleine encore à côté de son assiette.
+Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation
+nouvelle, et il cherchait par quelle
+malice, par quelle adresse, il pourrait s'en emparer
+sans éveiller les remarques de Pierre. Une
+ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit
+la bouteille avec nonchalance et, la tenant par
+le fond, tendit le bras à travers la table pour
+emplir d'abord le verre du docteur qui était vide;
+puis il fit le tour des autres verres, et quand il
+en vint au sien il se mit à parler très haut, et
+s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement
+que c'était par inadvertance. Personne
+d'ailleurs n'y fit attention.</p>
+
+<p>Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux
+et agacé, il prenait à tout instant, et portait
+à ses lèvres d'un geste inconscient la longue
+flûte de cristal où l'on voyait courir les
+bulles dans le liquide vivant et transparent. Il
+le faisait alors couler très lentement dans sa
+bouche pour sentir la petite piqûre sucrée du
+gaz évaporé sur sa langue.</p>
+
+<p>Peu à peu une chaleur douce emplit son corps.
+Partie du ventre, qui semblait en être le foyer,
+elle gagnait la poitrine, envahissait les membres,
+se répandait dans toute la chair, comme
+une onde tiède et bienfaisante portant de la
+joie avec elle. Il se sentait mieux, moins impatient,
+moins mécontent; et sa résolution de
+parler à son frère ce soir-là même s'affaiblissait,
+non pas que la pensée d'y renoncer l'eût
+effleuré, mais pour ne point troubler si vite le
+bien-être qu'il sentait en lui.</p>
+
+<p>Beausire se leva afin de porter un toast.</p>
+
+<p>Ayant salué à la ronde il prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Très gracieuses dames, Messeigneurs,
+nous sommes réunis pour célébrer un événement
+heureux qui vient de frapper un de nos
+amis. On disait autrefois que la fortune était
+aveugle, je crois qu'elle était simplement
+myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire
+emplette d'une excellente jumelle marine, qui
+lui a permis de distinguer dans le port du Havre
+le fils de notre brave camarade Roland, capitaine
+de la <i>Perle</i>.</p>
+
+<p>Des bravos jaillirent des bouches, soutenus
+par des battements de mains; et Roland père
+se leva pour répondre.</p>
+
+
+<p>Après avoir toussé, car il sentait sa gorge
+grasse et sa langue un peu lourde, il bégaya:</p>
+
+<p>&mdash;Merci, capitaine, merci pour moi et mon
+fils. Je n'oublierai jamais votre conduite en
+cette circonstance. Je bois à vos désirs.</p>
+
+<p>Il avait les yeux et le nez pleins de larmes,
+et il se rassit, ne trouvant plus rien.</p>
+
+<p>Jean, qui riait, prit la parole à son tour:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les
+amis dévoués, les amis excellents (il regardait
+Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui
+cette preuve touchante de leur affection. Mais
+ce n'est point par des paroles que je peux leur
+témoigner ma reconnaissance. Je la leur prouverai
+demain, à tous les instants de ma vie, toujours,
+car notre amitié n'est point de celles qui
+passent.</p>
+
+<p>Sa mère, fort émue, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, mon enfant.
+Mais Beausire s'écriait:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, madame Rosémilly, parlez au
+nom du beau sexe.</p>
+
+<p>Elle leva son verre, et, d'une voix gentille,
+un peu nuancée de tristesse:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie
+de M. Maréchal.</p>
+
+<p>Il y eut quelques secondes d'accalmie, de
+recueillement décent, comme après une prière;
+et Beausire, qui avait le compliment coulant,
+fit cette remarque:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que les femmes pour trouver de
+ces délicatesses.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers Roland père:</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal?
+Vous étiez donc bien intimes avec lui?</p>
+
+<p>Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à
+pleurer, et d'une voix bredouillante:</p>
+
+<p>&mdash;Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on
+ne retrouve plus ... nous ne nous quittions
+pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et
+il nous payait de petites fêtes au théâtre ... je
+ne vous dis que ça ... que ça ... que ça ... Un ami,
+un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, Louise?</p>
+
+<p>Sa femme répondit simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'était un fidèle ami.</p>
+
+<p>Pierre regardait son père et sa mère, mais
+comme on parla d'autre chose, il se remit à
+boire.</p>
+
+<p>De la fin de cette soirée il n'eut guère de
+souvenir. On avait pris le café, absorbé des liqueurs,
+et beaucoup ri en plaisantant. Puis il
+se coucha, vers minuit, l'esprit confus et la
+tête lourde. Et il dormit comme une brute
+jusqu'à neuf heures le lendemain.</p><br><br>
+
+
+
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Ce sommeil baigné de champagne et de
+chartreuse l'avait sans doute adouci et calmé,
+car il s'éveilla en des dispositions d'âme très
+bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait,
+en s'habillant, ses émotions de la veille,
+cherchant à en dégager bien nettement et bien
+complètement les causes réelles, secrètes, les
+causes personnelles en même temps que les
+causes extérieures.</p>
+
+<p>Il se pouvait en effet que la fille de brasserie
+eût eu une mauvaise pensée, une vraie pensée
+de prostituée, en apprenant qu'un seul des
+fils Roland héritait d'un inconnu; mais ces
+créatures-là n'ont-elles pas toujours des soupçons
+pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes
+les honnêtes femmes? Ne les entend-on
+pas, chaque fois qu'elles parlent, injurier,
+calomnier, diffamer toutes celles qu'elles
+devinent irréprochables? Chaque fois qu'on
+cite devant elles une personne inattaquable,
+elles se fâchent, comme si on les outrageait,
+et s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes
+femmes mariées, c'est du propre! Elles ont
+plus d'amants que nous, seulement elles les
+cachent parce qu'elles sont hypocrites. Ah!
+oui, c'est du propre!»</p>
+
+<p>En toute autre occasion il n'aurait certes pas
+compris, pas même supposé possibles des insinuations
+de cette nature sur sa pauvre mère,
+si bonne, si simple, si digne. Mais il avait
+l'âme troublée par ce levain de jalousie qui fermentait
+en lui. Son esprit surexcité, à l'affût
+pour ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui
+pouvait nuire à son frère, avait même peut-être
+prêté à cette vendeuse de bocks des intentions
+odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se
+pouvait que son imagination seule, cette imagination
+qu'il ne gouvernait point, qui échappait
+sans cesse à sa volonté, s'en allait libre,
+hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers
+infini des idées, et en rapportait parfois
+d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en
+lui, au fond de son âme, dans les replis insondables,
+comme des choses volées; il se pouvait
+que cette imagination seule eût créé, inventé
+cet affreux doute. Son coeur, assurément, son
+propre coeur avait des secrets pour lui; et ce
+coeur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute
+abominable un moyen de priver son frère de
+cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait
+lui-même, à présent, interrogeant, comme les
+dévots leur conscience, tous les mystères de
+sa pensée.</p>
+
+<p>Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence
+fût limitée, avait le tact, le flair et le
+sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui
+était pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une
+simplicité parfaite, à la mémoire bénie de feu
+Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si
+le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant
+frère: «Mais défends-la donc, jobard; tu as
+beau être riche, je t'éclipserai toujours quand
+il me plaira.»</p>
+
+<p>Au café, il dit à son père:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu te sers de la <i>Perle</i> aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Je peux la prendre avec Jean-Bart?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, tant que tu voudras.</p>
+
+<p>Il acheta un bon cigare, au premier débit
+de tabac rencontré, et il descendit, d'un pied
+joyeux, vers le port.</p>
+
+<p>Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un
+bleu léger, rafraîchi, lavé par la brise de la
+mer.</p>
+
+<p>Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait
+au fond de la barque qu'il devait tenir
+prête à sortir tous les jours à midi, quand on
+n'allait pas à la pêche le matin.</p>
+
+<p>&mdash;A nous deux, patron! cria Pierre.</p>
+
+<p>Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta
+dans l'embarcation.</p>
+
+<p>&mdash;Quel vent? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre.
+J'avons bonne brise au large.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon père, en route.</p>
+
+<p>Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le
+bateau, libre, se mit à glisser lentement vers la
+jetée sur l'eau calme du port. Le faible souffle
+d'air venu par les rues tombait sur le haut de
+la voile, si doucement qu'on ne sentait rien,
+et la <i>Perle</i> semblait animée d'une vie propre,
+de la vie des barques, poussée par une force
+mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la
+barre, et, le cigare aux dents, les jambes allongées
+sur le banc, les yeux mi-fermés sous les
+rayons aveuglants du soleil, il regardait passer
+contre lui les grosses pièces de bois goudronné
+du brise-lames.</p>
+
+<p>Quand ils débouchèrent en pleine mer, en
+atteignant la pointe de la jetée nord qui les
+abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le
+visage et sur les mains du docteur comme une
+caresse un peu froide, entra dans sa poitrine
+qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la boire,
+et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit
+s'incliner la <i>Perle</i> et la rendit plus alerte.</p>
+
+<p>Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le
+triangle, plein de vent, semblait une aile, puis
+gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua
+le tapecul amarré contre son mât.</p>
+
+<p>Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement,
+et courant maintenant de toute sa
+vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui
+bouillonne et qui fuit.</p>
+
+<p>L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une
+charrue folle, et l'onde soulevée, souple et
+blanche d'écume, s'arrondissait et retombait,
+comme retombe, brune et lourde, la terre labourée
+des champs.</p>
+
+<p>A chaque vague rencontrée,&mdash;elles étaient
+courtes et rapprochées,&mdash;une secousse secouait
+la <i>Perle</i> du bout du foc au gouvernail
+qui frémissait dans la main de Pierre; et quand
+le vent, pendant quelques secondes, soufflait
+plus fort, les flots effleuraient le bordage
+comme s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur
+charbonnier de Liverpool était à l'ancre
+attendant la marée; ils allèrent tourner par
+derrière, puis ils visitèrent, l'un après l'autre,
+les navires en rade, puis ils s'éloignèrent un
+peu plus pour voir se dérouler la côte.</p>
+
+<p>Pendant trois heures, Pierre tranquille,
+calme et content, vagabonda sur l'eau frémissante,
+gouvernant, comme une bête ailée, rapide
+et docile, cette chose de bois et de toile
+qui allait et venait à son caprice, sous une
+pression de ses doigts.</p>
+
+<p>Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos
+d'un cheval ou sur le pont d'un bateau, pensant
+à son avenir, qui serait beau, et à la douceur
+de vivre avec intelligence. Dès le lendemain
+il demanderait à son frère de lui prêter,
+pour trois mois, quinze cents francs afin de
+s'installer tout de suite dans le joli appartement
+du boulevard François Ier.</p>
+
+<p>Le matelot dit tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.</p>
+
+<p>Il leva les yeux et aperçut vers le nord une
+ombre grise, profonde et légère, noyant le
+ciel et couvrant la mer, accourant vers eux,
+comme un nuage tombé d'en haut.</p>
+
+<p>Il vira de bord, et vent arrière fit route vers
+la jetée, suivi par la brume rapide qui le gagnait.
+Lorsqu'elle atteignit la <i>Perle</i>, l'enveloppant
+dans son imperceptible épaisseur, un frisson
+de froid courut sur les membres de Pierre,
+et une odeur de fumée et de moisissure,
+l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit
+fermer la bouche pour ne point goûter cette
+nuée humide et glacée. Quand la barque reprit
+dans le port sa place accoutumée, la ville
+entière était ensevelie déjà sous cette vapeur
+menue, qui, sans tomber, mouillait comme
+une pluie et glissait sur les maisons et les rues
+à la façon d'un fleuve qui coule.</p>
+
+<p>Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra
+vite, et se jeta sur son lit pour sommeiller
+jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle
+à manger, sa mère disait à Jean:</p>
+
+<p>&mdash;La galerie sera ravissante. Nous y mettrons
+des fleurs. Tu verras. Je me chargerai
+de leur entretien et de leur renouvellement.
+Quand tu donneras des fêtes, ça aura un coup
+d'oeil féerique.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi parlez-vous donc? demanda le
+docteur.</p>
+
+<p>&mdash;D'un appartement délicieux que je viens
+de louer pour ton frère. Une trouvaille, un entresol
+donnant sur deux rues. Il a deux salons,
+une galerie vitrée et une petite salle à manger
+en rotonde, tout à fait coquette pour un garçon.</p>
+
+<p>Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Où est-ce situé, cela? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Boulevard François Ier.</p>
+
+<p>Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement
+exaspéré qu'il avait envie de crier: «C'est
+trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que
+pour lui!»</p>
+
+<p>Sa mère, radieuse, parlait toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux
+mille huit cents francs. On en voulait trois
+mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de
+diminution en faisant un bail de trois, six
+ou neuf ans. Ton frère sera parfaitement là
+dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour
+faire la fortune d'un avocat. Cela attire le
+client, le séduit, le retient, lui donne du respect
+et lui fait comprendre qu'un homme ainsi
+logé fait payer cher ses paroles.</p>
+
+<p>Elle se tut quelques secondes, et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait trouver quelque chose d'approchant
+pour toi, bien plus modeste puisque
+tu n'as rien, mais assez gentil tout de même.
+Je t'assure que cela te servirait beaucoup.</p>
+
+<p>Pierre répondit d'un ton dédaigneux:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, c'est par le travail et la science
+que j'arriverai.</p>
+
+<p>Sa mère insista:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais je t'assure qu'un joli logement
+te servirait beaucoup tout de même.</p>
+
+<p>Vers le milieu du repas il demanda tout à
+coup:</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?</p>
+
+<p>Le père Roland leva la tête et chercha dans
+ses souvenirs:</p>
+
+<p>&mdash;Attends, je ne me rappelle plus trop.
+C'est si vieux. Ah! oui, j'y suis. C'est ta mère
+qui a fait sa connaissance dans la boutique,
+n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander
+quelque chose, et puis il est revenu souvent.
+Nous l'avons connu comme client avant de le
+connaître comme ami.</p>
+
+<p>Pierre, qui mangeait des flageolets et les
+piquait un à un avec une pointe de sa fourchette,
+comme s'il les eût embrochés, reprit:</p>
+
+<p>&mdash;A quelle époque ça s'est-il fait, cette
+connaissance-là?</p>
+
+<p>Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant
+plus de rien, il fit appel à la mémoire de
+sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;En quelle année, voyons, Louise, tu ne
+dois pas avoir oublié, toi qui as un si bon souvenir?
+Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq
+ou cinquante-six?... Mais cherche donc,
+tu dois le savoir mieux que moi?</p>
+
+<p>Elle chercha quelque temps en effet, puis
+d'une voix sûre et tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;C'était en cinquante-huit, mon gros.
+Pierre avait alors trois ans. Je suis bien certaine
+de ne pas me tromper, car c'est l'année
+où l'enfant eut la fièvre scarlatine, et Maréchal,
+que nous connaissions encore très peu,
+nous a été d'un grand secours.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable,
+même! Comme ta mère n'en pouvait plus de
+fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique,
+il allait chez le pharmacien chercher tes médicaments.
+Vraiment, c'était un brave coeur. Et
+quand tu as été guéri, tu ne te figures pas
+comme il fut content et comme il t'embrassait.
+C'est à partir de ce moment-là que nous
+sommes devenus de grands amis.</p>
+
+<p>Et cette pensée brusque, violente, entra
+dans l'âme de. Pierre comme une balle qui
+troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le
+premier, qu'il fut si dévoué pour moi, puisqu'il
+m'aimait et m'embrassait tant, puisque
+je suis la cause de sa grande liaison avec mes
+parents, pourquoi a-t-il laissé toute sa fortune
+à mon frère et rien à moi?»</p>
+
+<p>Il ne posa plus de questions et demeura
+sombre, absorbé plutôt que songeur, gardant
+en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise,
+le germe secret d'un nouveau mal.</p>
+
+<p>Il sortit de bonne heure et se remit à rôder
+par les rues. Elles étaient ensevelies sous
+le brouillard qui rendait pesante, opaque et
+nauséabonde la nuit. On eût dit une fumée
+pestilentielle abattue sur la terre. On la voyait
+passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait
+éteindre par moments. Les pavés des rues devenaient
+glissants comme par les soirs de
+verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient
+sortir du ventre des maisons, puanteurs
+des caves, des fosses, des égouts, des
+cuisines pauvres, pour se mêler à l'affreuse
+senteur de cette brume errante.</p>
+
+<p>Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses
+poches, ne voulant point rester dehors par ce
+froid, se rendit chez Marowsko.</p>
+
+<p>Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le
+vieux pharmacien dormait toujours. En reconnaissant
+Pierre, qu'il aimait d'un amour
+de chien fidèle, il secoua sa torpeur, alla
+chercher deux verres et apporta la groseillette.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous
+avec votre liqueur?</p>
+
+<p>Le Polonais expliqua comment quatre des
+principaux cafés de la ville consentaient à la
+lancer dans la circulation, et comment le <i>Phare
+de la Côte</i> et le <i>Sémaphore havrais</i> lui feraient
+de la réclame en échange de quelques produits
+pharmaceutiques mis à la disposition des rédacteurs.</p>
+
+<p>Après un long silence, Marowsko demanda
+si Jean, décidément, était en possession de sa
+fortune; puis il fit encore deux ou trois questions
+vagues sur le même sujet. Son dévouement
+ombrageux pour Pierre se révoltait de
+cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre
+penser, devinait, comprenait, lisait dans ses
+yeux détournés, dans le ton hésitant de sa
+voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres
+et qu'il ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui
+si prudent, si timide, si cauteleux.</p>
+
+<p>Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait:
+«Vous n'auriez pas dû lui laisser accepter
+cet héritage qui fera mal parler de votre
+mère.» Peut-être même croyait-il que Jean
+était le fils de Maréchal. Certes il le croyait!
+Comment ne le croirait-il pas, tant la chose
+devait paraître vraisemblable, probable, évidente?
+Mais lui-même, lui Pierre, le fils, depuis
+trois jours ne luttait-il pas de toute sa force,
+avec toutes les subtilités de son coeur, pour
+tromper sa raison, ne luttait-il pas contre ce
+soupçon terrible?</p>
+
+<p>Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être
+seul pour songer, pour discuter cela avec lui-même,
+pour envisager hardiment, sans scrupules,
+sans faiblesse, cette chose possible et
+monstrueuse, entra en lui si dominateur qu'il
+se leva sans même boire son verre de groseillette,
+serra la main du pharmacien stupéfait
+et se replongea dans le brouillard de la rue.</p>
+
+<p>Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il
+laissé toute sa fortune à Jean?»</p>
+
+<p>Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui
+faisait chercher cela, ce n'était plus cette envie
+un peu basse et naturelle qu'il savait cachée
+en lui et qu'il combattait depuis trois jours,
+mais la terreur d'une chose épouvantable, la
+terreur de croire lui-même que Jean, que son
+frère était le fils de cet homme!</p>
+
+<p>Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même
+se poser cette question criminelle! Cependant
+il fallait que ce soupçon si léger, si invraisemblable,
+fût rejeté de lui, complètement, pour
+toujours. Il lui fallait la lumière, la certitude,
+il fallait dans son coeur la sécurité complète,
+car il n'aimait que sa mère au monde.</p>
+
+<p>Et tout seul en errant par la nuit, il allait
+faire, dans ses souvenirs, dans sa raison, l'enquête
+minutieuse d'où résulterait l'éclatante
+vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait
+plus, plus jamais. Il irait dormir.</p>
+
+<p>Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les
+faits; puis je me rappellerai tout ce que je sais
+de lui, de sou allure avec mon frère et avec
+moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu
+motiver cette préférence... Il a vu naître Jean?
+&mdash;oui, mais il me connaissait auparavant.&mdash;
+S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et
+réservé, c'est moi qu'il aurait préféré puisque
+c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre scarlatine,
+qu'il est devenu l'ami intime de mes parents.
+Donc, logiquement, il devait me choisir, avoir
+pour moi une tendresse plus vive, à moins qu'il
+n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant
+grandir, une attraction, une prédilection instinctives.»</p>
+
+<p>Alors il chercha dans sa mémoire, avec une
+tension désespérée de toute sa pensée, de toute
+sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à
+revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet
+homme qui avait passé devant lui, indifférent
+à son coeur, pendant toutes ses années de Paris.</p>
+
+<p>Mais il sentit que la marche, le léger mouvement
+de ses pas, troublait un peu ses idées,
+dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée,
+voilait sa mémoire.</p>
+
+<p>Pour jeter sur le passé et les événements
+inconnus ce regard aigu, à qui rien ne devait
+échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un
+lieu vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir
+sur la jetée, comme l'autre nuit.</p>
+
+<p>En approchant du port il entendit vers la
+pleine mer une plainte lamentable et sinistre,
+pareille au meuglement d'un taureau, mais
+plus longue et plus puissante. C'était le cri
+d'une sirène, le cri des navires perdus dans la
+brume.</p>
+
+<p>Un frisson remua sa chair, crispa son coeur,
+tant il avait retenti dans son âme et dans ses
+nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir
+jeté lui-même. Une autre voix semblable gémit
+à son tour, un peu plus loin; puis, tout
+près, la sirène du port, leur répondant, poussa
+une clameur déchirante.</p>
+
+<p>Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant
+plus à rien, satisfait d'entrer dans ces
+ténèbres lugubres et mugissantes.</p>
+
+<p>Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle,
+il ferma les yeux pour ne point voir les foyers
+électriques, voilés de brouillard, qui rendent le
+port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare
+sur la jetée sud, qu'on distinguait à peine cependant.
+Puis se tournant à moitié, il posa
+ses coudes sur le granit et cacha sa figure
+dans ses mains.</p>
+
+<p>Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec
+ses lèvres, répétait comme pour l'appeler,
+pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal...
+Maréchal.» Et dans le noir de ses
+paupières baissées, il le vit tout à coup tel qu'il
+l'avait connu. C'était un homme de soixante
+ans, portant en pointe sa barbe blanche, avec
+des sourcils épais, tout blancs aussi. Il n'était
+ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux
+gris et doux, le geste modeste, l'aspect d'un
+brave être, simple et tendre. Il appelait Pierre
+et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais
+paru préférer l'un ou l'autre, et les recevait
+ensemble à dîner.</p>
+
+<p>Et Pierre, avec une ténacité de chien qui
+suit une piste évaporée, se mit à rechercher
+les paroles, les gestes, les intonations,
+les regards de cet homme disparu de la
+terre. Il le retrouvait peu à peu, tout entier,
+dans son appartement de la rue Tronchet
+quand il les recevait à sa table, son frère
+et lui.</p>
+
+<p>Deux bonnes le servaient, vieilles toutes
+deux, qui avaient pris, depuis bien longtemps
+sans doute, l'habitude de dire «monsieur
+Pierre» et «monsieur Jean».</p>
+
+<p>Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes
+gens, la droite à l'un, la gauche à l'autre, au
+hasard de leur entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous
+des nouvelles de vos parents? Quant à
+moi, ils ne m'écrivent jamais.</p>
+
+<p>On causait, doucement et familièrement,
+de choses ordinaires. Rien de hors ligne dans
+l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité,
+de charme et de grâce. C'était certainement
+pour eux un bon ami, un de ces bons
+amis auxquels on ne songe guère parce qu'on
+les sent très sûrs.</p>
+
+<p>Maintenant les souvenirs affluaient dans
+l'esprit de Pierre. Le voyant soucieux plusieurs
+fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant,
+Maréchal lui avait offert et prêté, spontanément,
+de l'argent, quelques centaines de francs
+peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et
+jamais rendues. Donc cet homme l'aimait toujours,
+s'intéressait toujours à lui, puisqu'il
+s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi
+laisser toute sa fortune à Jean? Non, il
+n'avait jamais été visiblement plus affectueux
+pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé
+de l'un que de l'autre, moins tendre en-apparence
+avec celui-ci qu'avec celui-là. Alors ...
+alors ... il avait donc eu une raison puissante
+et secrète de tout donner à Jean&mdash;tout&mdash;et
+rien à Pierre.</p>
+
+<p>Plus il y songeait, plus il revivait le passé
+des dernières années, plus le docteur jugeait
+invraisemblable, incroyable cette différence
+établie entre eux.</p>
+
+<p>Et une souffrance aiguë, une inexprimable
+angoisse entrée dans sa poitrine, faisait aller
+son coeur comme une loque agitée. Les ressorts
+en paraissaient brisés, et le sang y passait à
+flots, librement, en le secouant d'un ballottement
+tumultueux.</p>
+
+<p>Alors, à mi-voix, comme on parle dans les
+cauchemars, il murmura: «Il faut savoir. Mon
+Dieu, il faut savoir.»</p>
+
+<p>Il cherchait plus loin, maintenant, dans les
+temps plus anciens où ses parents habitaient
+Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui
+brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout
+à retrouver Maréchal avec des cheveux blonds,
+châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la dernière
+figure de cet homme, sa figure de vieillard,
+ayant effacé les autres. Il se rappelait
+pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la
+main douce et qu'il apportait souvent des
+fleurs, très souvent, car son père répétait sans
+cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la
+folie, mon cher, vous vous ruinerez en roses.»</p>
+
+<p>Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me
+fait plaisir.»</p>
+
+<p>Et soudain l'intonation de sa mère, de sa
+mère qui souriait et disait: «Merci, mon ami,»
+lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre.
+Elle les avait donc prononcés bien souvent,
+ces trois mots, pour qu'ils se fussent gravés
+ainsi dans la mémoire de son fils!</p>
+
+<p>Donc Maréchal apportait des fleurs, lui,
+l'homme riche, le monsieur, le client, à cette
+petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier
+modeste. L'avait-il aimée? Comment serait-il
+devenu l'ami de ces marchands s'il n'avait pas
+aimé la femme? C'était un homme instruit,
+d'esprit assez fin. Que de fois il avait parlé
+poètes et poésie avec Pierre! Il n'appréciait
+point les écrivains en artiste, mais en bourgeois
+qui vibre. Le docteur avait souvent
+souri de ces attendrissements, qu'il jugeait un
+peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet
+homme sentimental n'avait jamais pu, jamais,
+être l'ami de son père, de son père si positif,
+si terre à terre, si lourd, pour qui le mot
+«poésie» signifiait sottise.</p>
+
+<p>Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt
+à toutes les tendresses, était entré, un jour,
+par hasard, dans une boutique, ayant remarqué
+peut-être la jolie marchande. Il avait
+acheté, était revenu, avait causé, de jour en jour
+plus familier, et payant par des acquisitions
+fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison,
+de sourire à la jeune femme et de serrer
+la main du mari.</p>
+
+<p>Et puis après... après... oh! mon Dieu...
+après?...</p>
+
+<p>Il avait aimé et caressé le premier enfant,
+l'enfant du bijoutier, jusqu'à la naissance de
+l'autre, puis il était demeuré impénétrable
+jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa
+chair décomposée, son nom effacé des noms
+vivants, tout son être disparu pour toujours,
+n'ayant plus rien à ménager, à redouter et à
+cacher, il avait donné toute sa fortune au
+deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme
+était intelligent... il avait dû comprendre et
+prévoir qu'il pouvait, qu'il allait presque infailliblement
+laisser supposer que cet enfant
+était à lui.&mdash;Donc il déshonorait une
+femme? Comment aurait-il fait cela si Jean
+n'était point son fils?</p>
+
+<p>Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa
+l'âme de Pierre. Maréchal avait été blond,
+blond comme Jean. Il se rappelait maintenant
+un petit portrait miniature vu autrefois, à
+Paris, sur la cheminée de leur salon, et disparu
+à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh!
+s'il pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa
+mère l'avait gardé peut-être dans le tiroir inconnu
+où l'on serre les reliques d'amour.</p>
+
+<p>Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante
+qu'il poussa un gémissement, une de ces
+courtes plaintes arrachées à la gorge par les
+douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle
+l'eût entendu, comme si elle l'eût compris et
+lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla
+tout près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel,
+plus retentissante que le tonnerre,
+rugissement sauvage et formidable fait pour
+dominer les voix du vent et des vagues, se répandit
+dans les ténèbres sur la mer invisible
+ensevelie sous les brouillards.</p>
+
+<p>Alors, à travers la brume, proches ou lointains,
+des cris pareils s'élevèrent de nouveau
+dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels
+poussés par les grands paquebots aveugles.</p>
+
+<p>Puis tout se tut encore.</p>
+
+<p>Pierre avait ouvert les yeux et regardait,
+surpris d'être là, réveillé de son cauchemar.</p>
+
+<p>«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma
+mère.» Et un flot d'amour et d'attendrissement,
+de repentir, de prière et de désolation
+noya son coeur. Sa mère! La connaissant
+comme il la connaissait, comment avait-il pu
+la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la
+vie de cette femme simple, chaste et loyale,
+n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand ou
+l'avait vue et connue, comment ne pas la juger
+insoupçonnable? Et c'était lui, le fils, qui avait
+douté d'elle! Oh! s'il avait pu la prendre en
+ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée,
+caressée, comme il se fût agenouillé
+pour demander grâce!</p>
+
+<p>Elle aurait trompé son père, elle?... Son
+père! Certes, c'était un brave homme, honorable
+et probe en affaires, mais dont l'esprit
+n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique.
+Comment cette femme, fort jolie autrefois,
+il le savait et on le voyait encore, douée
+d'une âme délicate, affectueuse, attendrie,
+avait-elle accepté comme fiancé et comme mari
+un homme si différent d'elle?</p>
+
+<p>Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme
+les fillettes épousent le garçon doté que présentent
+les parents. Ils s'étaient installés aussitôt
+dans leur magasin de la rue Montmartre;
+et la jeune femme, régnant au comptoir,
+animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce
+sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui
+remplace l'amour et même l'affection dans la
+plupart des ménages commerçants de Paris,
+s'était mise à travailler avec toute son intelligence
+active et fine à la fortune espérée de
+leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme,
+tranquille, honnête, sans tendresse!...</p>
+
+<p>Sans tendresse?... Était-il possible qu'une
+femme n'aimât point? Une femme jeune, jolie,
+vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant
+des actrices mourant de passion sur la scène,
+pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse
+sans qu'une fois seulement, son coeur fût
+touché? D'une autre il ne le croirait pas,&mdash;
+pourquoi le croirait-il de sa mère?</p>
+
+<p>Certes, elle avait pu aimer, comme une
+autre! car pourquoi serait-elle différente d'une
+autre, bien qu'elle fût sa mère?</p>
+
+<p>Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances
+poétiques qui troublent le coeur des
+jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la
+boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant
+toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de
+lune, de voyages, de baisers donnés dans
+l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour,
+était entré comme entrent les amoureux dans
+les livres, et il avait parlé comme eux.</p>
+
+<p>Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa
+mère! Eh bien! fallait-il être aveugle et stupide
+au point de rejeter l'évidence parce qu'il
+s'agissait de sa mère?</p>
+
+<p>S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet
+homme n'avait pas eu d'autre amie;&mdash;mais
+oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme
+éloignée et vieillie,&mdash;mais oui, puisqu'il
+avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur
+fils!...</p>
+
+<p>Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur
+qu'il eût voulu tuer quelqu'un! Son bras
+tendu, sa main grande ouverte avaient envie
+de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler!
+Qui? tout le monde, son père, son frère,
+le mort, sa mère!</p>
+
+<p>Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?</p>
+
+<p>Comme il passait devant une tourelle auprès
+du mât des signaux, le cri strident de la sirène
+lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
+violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au
+parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de
+force, brisé par cette commotion.</p>
+
+<p>Le vapeur qui répondit le premier semblait
+tout proche et se présentait à l'entrée, la marée
+étant haute.</p>
+
+<p>Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge,
+terni de brume. Puis, sous la clarté diffuse des
+feux électriques du port, une grande ombre
+noire se dessina entre les deux jetées. Derrière
+lui, la voix du veilleur, voix enrouée de
+vieux capitaine en retraite, criait:</p>
+
+<p>&mdash;Le nom du navire?</p>
+
+<p>Et dans le brouillard la voix du pilote debout
+sur le pont, enrouée aussi, répondit.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Santa-Lucia.</i></p>
+
+<p>&mdash;Le pays?</p>
+
+<p>&mdash;Italie.</p>
+
+<p>&mdash;Le port?</p>
+
+<p>&mdash;Naples.</p>
+
+<p>Et Pierre devant ses yeux troublés crut
+apercevoir le panache de feu du Vésuve tandis
+qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient
+dans les bosquets d'orangers de Sorrente ou
+de Castellamare! Que de fois il avait rêvé de
+ces noms familiers, comme s'il en connaissait
+les paysages. Oh! s'il avait pu partir, tout de
+suite, n'importe où, et ne jamais revenir, ne
+jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il
+était devenu! Mais non, il fallait rentrer, rentrer
+dans la maison paternelle et se coucher
+dans son lit.</p>
+
+<p>Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le
+jour. La voix des sirènes lui plaisait. Il se releva
+et se mit à marcher comme un officier
+qui fait le quart sur un pont.</p>
+
+<p>Un autre navire s'approchait derrière le premier,
+énorme et mystérieux. C'était un anglais
+qui revenait des Indes.</p>
+
+<p>Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un
+après l'autre de l'ombre impénétrable. Puis,
+comme l'humidité du brouillard devenait intolérable,
+Pierre se remit en route vers la ville.
+Il avait si froid qu'il entra dans un café de matelots
+pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie
+poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et
+la gorge, il sentit en lui renaître un espoir.</p>
+
+<p>Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait
+si bien, sa déraison vagabonde! Il s'était
+trompé sans doute? Il avait accumulé les
+preuves ainsi qu'on dresse un réquisitoire
+contre un innocent toujours facile à condamner
+quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il
+aurait dormi, il penserait tout autrement.
+Alors il rentra pour se coucher, et, à force de
+volonté, il finit par s'assoupir.</p><br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<p>Mais le corps du docteur s'engourdit à peine
+une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil
+troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité
+de sa chambre chaude et fermée, il
+ressentit, avant même que la pensée se fût
+rallumée en lui, cette oppression douloureuse,
+ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin
+sur lequel on a dormi. Il semble que le
+malheur, dont le choc nous a seulement heurté
+la veille, se soit glissé, durant notre repos,
+dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et
+fatigue comme une fièvre. Brusquement le
+souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit.</p>
+
+<p>Alors il recommença lentement, un à un,
+tous les raisonnements qui avaient torturé son
+coeur sur la jetée pendant que criaient les
+sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il
+se sentait traîné par sa logique, comme par
+une main qui attire et étrangle vers l'intolérable
+certitude.</p>
+
+<p>Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait.
+Il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer, et,
+quand il fut debout, un bruit léger lui parvint
+à travers le mur.</p>
+
+<p>Jean dormait tranquille et ronflait doucement.
+Il dormait, lui! Il n'avait rien pressenti,
+rien deviné! Un homme qui avait connu leur
+mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait
+l'argent, trouvant cela juste et naturel.</p>
+
+<p>Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que
+son frère haletait de souffrance et de détresse.
+Et une colère se levait en lui contre ce ronfleur
+insouciant et content.</p>
+
+<p>La veille il eût frappé contre sa porte, serait
+entré, et, assis près du lit, lui aurait dit dans
+l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne
+dois pas garder ce legs qui pourrait demain
+faire suspecter notre mère et la déshonorer.»
+Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler,
+il ne pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait
+point le fils de leur père. Il fallait à présent
+garder, enterrer en lui cette honte découverte
+par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que
+personne ne devait découvrir, pas même son
+frère, surtout son frère.</p>
+
+<p>Il ne songeait plus guère maintenant au vain
+respect de l'opinion publique. Il aurait voulu
+que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il
+la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il
+supporter de vivre près d'elle, tous les
+jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait
+enfanté son frère de la caresse d'un étranger?
+Comme elle était calme et sereine pourtant,
+comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il possible
+qu'une femme comme elle, d'une âme
+pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée
+par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût
+de ses remords, des souvenirs de sa conscience
+Troublée?</p>
+
+<p>Ah! les remords! les remords! ils avaient
+dû, jadis, dans les premiers temps, la torturer,
+puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface.
+Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à
+peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes
+les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté
+d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à
+peine, après quelques années passées, l'homme
+à qui elles ont donné leur bouche et tout leur
+corps à baiser? Le baiser frappe comme la
+foudre, l'amour passe comme un orage, puis
+la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et
+recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on
+d'un nuage?</p>
+
+<p>Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa
+chambre! Cette maison, la maison de son père
+l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et
+les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif,
+il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre
+d'eau fraîche au filtre de la cuisine.</p>
+
+<p>Il descendit les deux étages, puis, comme il
+remontait avec la carafe pleine, il s'assit en
+chemise sur une marche de l'escalier où circulait
+un courant d'air, et il but, sans verre,
+par longues gorgées, comme un coureur
+essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le
+silence de cette demeure l'émut; puis, un à un,
+il en distingua les moindres bruits. Ce fut
+d'abord l'horloge de la salle à manger dont le
+battement lui paraissait grandir de seconde en
+seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement,
+un ronflement de vieux, court, pénible
+et dur, celui de son père sans aucun doute; et
+il fut crispé par celle idée, comme si elle venait
+seulement de jaillir en lui, que ces deux
+hommes qui ronflaient dans ce même logis, le
+père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre!
+Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait,
+et ils ne le savaient pas! Ils se parlaient
+avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient
+et s'attendrissaient ensemble des mêmes
+choses, comme si le même sang eût coulé dans
+leurs veines. Et deux personnes nées aux deux
+extrémités du monde ne pouvaient pas être
+plus étrangères l'une à l'autre que ce père et
+que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un
+mensonge avait grandi entre eux. C'était un
+mensonge qui faisait cet amour paternel et cet
+amour filial, un mensonge impossible à dévoiler
+et que personne ne connaîtrait jamais
+que lui, le vrai fils.</p>
+
+<p>Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment
+le savoir? Ah! si une ressemblance, même
+légère, pouvait exister entre son père et Jean,
+une de ces ressemblances mystérieuses qui
+vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant
+que toute une race descend directement du
+même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à
+lui médecin, pour reconnaître cela, la forme
+de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement
+des yeux, la nature des dents ou des poils,
+moins encore, un geste, une habitude, une manière
+d'être, un goût transmis, un signe quelconque
+bien caractéristique pour un oeil
+exercé.</p>
+
+<p>Il cherchait et ne se rappelait rien, non,
+rien. Mais il avait mal regardé, mal observé,
+n'ayant aucune raison pour découvrir ces imperceptibles
+indications.</p>
+
+<p>Il se leva pour rentrer dans sa chambre et
+se mit à monter l'escalier, à pas lents, songeant
+toujours. En passant devant la porte de son
+frère, il s'arrêta net, la main tendue pour
+l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir
+en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder
+longuement, de le surprendre pendant
+le sommeil, pendant que la figure apaisée, que
+les traits détendus se reposent, que toute la
+grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi
+le secret dormant de sa physionomie; et si
+quelque ressemblance existait, appréciable,
+elle ne lui échapperait pas.</p>
+
+<p>Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment
+expliquer cette visite?</p>
+
+<p>Il demeurait debout, les doigts crispés sur la
+serrure et cherchant une raison, un prétexte.</p>
+
+<p>Il se rappela tout à coup que, huit jours plus
+tôt, il avait prêté à son frère une fiole de laudanum
+pour calmer une rage de dents. Il pouvait
+lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir
+réclamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un
+pied furtif, comme un voleur.</p>
+
+<p>Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un
+sommeil animal et profond. Sa barbe et ses
+cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le
+linge blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa
+de ronfler.</p>
+
+<p>Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un
+oeil avide. Non, ce jeune homme-là ne ressemblait
+pas à Roland; et, pour la seconde fois,
+s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit
+portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le
+trouvât! En le voyant, peut-être, il ne douterait
+plus.</p>
+
+<p>Son frère remua, gêné sans doute par sa
+présence, ou par la lueur de sa bougie pénétrant
+ses paupières. Alors le docteur recula,
+sur la pointe des pieds, vers la porte, qu'il
+referma sans bruit; puis il retourna dans sa
+chambre, mais il ne se coucha pas.</p>
+
+<p>Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient,
+l'une après l'autre, à la pendule de la
+salle à manger, dont le timbre avait un son
+profond et grave, comme si ce petit instrument
+d'horlogerie eût avalé une cloche de cathédrale.
+Elles montaient, dans l'escalier vide,
+traversaient les murs et les portes, allaient
+mourir au fond des chambres dans l'oreille
+inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher
+de long en large, de son lit à sa fenêtre.
+Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé
+pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait
+encore rester seul, au moins jusqu'au lendemain,
+pour réfléchir, se calmer, se fortifier
+pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.</p>
+
+<p>Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller
+la foule sur la plage. Cela le distrairait, changerait
+l'air de sa pensée, lui donnerait le temps
+de se préparer à l'horrible chose qu'il avait
+découverte.</p>
+
+<p>Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et
+s'habilla. Le brouillard s'était dissipé, il faisait
+beau, très beau. Comme le bateau de Trouville
+ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur
+songea qu'il lui faudrait embrasser sa mère
+avant de partir.</p>
+
+<p>Il attendit le moment où elle se levait
+tous les jours, puis il descendit. Son coeur
+battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta
+pour respirer. Sa main, posée sur la serrure,
+était molle et vibrante, presque incapable
+du léger effort de tourner le bouton pour entrer.
+Il frappa. La voix de sa mère demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu veux?</p>
+
+<p>&mdash;Te dire bonjour parce que je vais passer
+la journée à Trouville avec des amis.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je suis encore au lit.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai
+en rentrant, ce soir.</p>
+
+<p>Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir,
+sans poser sur ses joues le baiser faux qui lui
+soulevait le coeur d'avance.</p>
+
+<p>Mais elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que
+je me sois recouchée.</p>
+
+<p>Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis
+le bruit du verrou glissant. Elle cria:</p>
+
+<p>&mdash;Entre.</p>
+
+<p>Il entra. Elle était assise dans son lit tandis
+qu'à son côté, Roland, un foulard sur la tête
+et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir.
+Rien ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas
+secoué à lui arracher le bras. Les jours de
+pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue
+par le matelot Papagris, qui venait tirer
+son maître de cet invincible repos.</p>
+
+<p>Pierre, en allant vers elle, regardait sa
+mère; et il lui sembla tout à coup qu'il ne
+l'avait jamais vue.</p>
+
+<p>Elle lui tendit ses joues, il y mit deux
+baisers, puis s'assit sur une chaise basse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est hier soir que tu as décidé cette
+partie? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, hier soir.</p>
+
+<p>&mdash;Tu reviens pour dîner?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore. En tout cas, ne
+m'attendez point.</p>
+
+<p>Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite.
+C'était sa mère, cette femme! Toute cette
+figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil
+avait pu distinguer, ce sourire, cette voix si
+connue, si familière, lui paraissaient brusquement
+nouveaux et autres de ce qu'ils avaient
+été jusque-là pour lui. Il comprenait à présent
+que, l'aimant, il ne l'avait jamais regardée.
+C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien
+des plus petits détails de son visage; mais ces
+petits détails il les apercevait nettement pour
+la première fois. Son attention anxieuse,
+fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente,
+avec une physionomie qu'il n'avait
+jamais découverte.</p>
+
+<p>Il se leva pour partir, puis, cédant soudain
+à l'invincible envie de savoir qui lui mordait le
+coeur depuis la veille:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y
+avait autrefois, à Paris, un petit portrait de
+Maréchal dans notre salon.</p>
+
+<p>Elle hésita une seconde ou deux; ou du
+moins il se figura qu'elle hésitait; puis elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait?
+Elle aurait pu encore répondre plus vite:</p>
+
+<p>&mdash;Ce portrait ... attends ... je ne sais pas
+trop ... Peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu serais bien aimable de le retrouver.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé
+qu'il serait tout naturel de le donner à Jean, et
+que cela ferait plaisir à mon frère.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée.
+Je vais le chercher dès que je serai levée.</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>C'était un jour bleu, sans un souffle d'air.
+Les gens dans la rue semblaient gais, les commerçants
+allant à leurs affaires, les employés
+allant à leur bureau, les jeunes filles allant à
+leur magasin. Quelques-uns chantonnaient,
+mis en joie par la clarté.</p>
+
+<p>Sur le bateau, de Trouville les passagers
+montaient déjà. Pierre s'assit, tout à l'arrière,
+sur un banc de bois.</p>
+
+<p>Il se demandait:</p>
+
+<p>&mdash;A-t-elle été inquiétée par ma question sur
+le portrait, ou seulement surprise? L'a-t-elle
+égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien
+ne sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?</p>
+
+<p>Et son esprit, suivant toujours la même
+marche, de déduction en déduction, conclut
+ceci:</p>
+
+<p>Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant,
+était resté dans le salon bien en vue, jusqu'au
+jour où la femme, où la mère s'était aperçue,
+la première, avant tout le monde, que ce portrait
+ressemblait à son fils. Sans doute, depuis
+longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis,
+l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant
+que chacun pourrait, un jour ou
+l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé,
+un soir, la petite peinture redoutable et l'avait
+cachée, n'osant pas la détruire.</p>
+
+<p>Et Pierre se rappelait fort bien maintenant
+que cette miniature avait disparu longtemps,
+longtemps avant leur départ de Paris! Elle
+avait disparu, croyait-il, quand la barbe de
+Jean, se mettant à pousser, l'avait rendu tout
+à coup pareil au jeune homme blond qui souriait
+dans le cadre.</p>
+
+<p>Le mouvement du bateau qui partait troubla
+sa pensée et la dispersa! Alors, s'étant levé, il
+regarda la mer.</p>
+
+<p>Le petit paquebot sortit des jetées, tourna
+à gauche et soufflant, haletant, frémissant, s'en
+alla vers la côte lointaine qu'on apercevait dans
+la brume matinale. De place en place la voile
+rouge d'un lourd bateau de pêche immobile
+sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher
+sortant de l'eau. Et la Seine descendant de
+Rouen semblait un large bras de mer séparant
+deux terres voisines.</p>
+
+<p>En moins d'une heure on parvint au port
+de Trouville, et comme c'était le moment du
+bain, Pierre se rendit sur la plage.</p>
+
+<p>De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein
+de fleurs éclatantes. Sur la grande dune de
+sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux Roches-Noires,
+les ombrelles de toutes les couleurs,
+les chapeaux de toutes les formes, les toilettes
+de toutes les nuances, par groupes devant les
+cabines, par lignes le long du flot ou dispersés
+ça et là, ressemblaient vraiment à des bouquets
+énormes dans une prairie démesurée. Et le
+bruit confus, proche et lointain des voix égrenées
+dans l'air léger, les appels, les cris d'enfants
+qu'on baigne, les rires clairs des femmes
+faisaient une rumeur continue et douce, mêlée
+à la brise insensible et qu'on aspirait avec elle.</p>
+
+<p>Pierre marchait au milieu de ces gens, plus
+perdu, plus séparé d'eux, plus isolé, plus noyé
+dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté
+à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au
+large. Il les frôlait, entendait, sans écouter,
+quelques phrases; et il voyait, sans regarder,
+les hommes parler aux femmes et les femmes
+sourire aux hommes.</p>
+
+<p>Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il
+les aperçut distinctement; et une haine surgit
+en lui contre eux, car ils semblaient heureux
+et contents.</p>
+
+<p>Il allait maintenant frôlant les groupes,
+tournant autour, saisi par des pensées nouvelles.
+Toutes ces toilettes multicolores qui
+couvraient le sable comme un bouquet, ces
+étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, la
+grâce factice des tailles emprisonnées, toutes
+ces inventions ingénieuses de la mode depuis
+la chaussure mignonne jusqu'au chapeau
+extravagant, la séduction du geste, de
+la voix et du sourire, la coquetterie enfin
+étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain
+comme une immense floraison de la perversité
+féminine. Toutes ces femmes parées
+voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un.
+Elles s'étaient faites belles pour les hommes,
+pour tous les hommes, excepté pour l'époux
+qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir.
+Elles s'étaient faites belles pour l'amant d'aujourd'hui
+et l'amant de demain, pour l'inconnu
+rencontré, remarqué, attendu peut-être.</p>
+
+<p>Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux
+dans les yeux, parlant la bouche près de la
+bouche, les appelaient et les désiraient, les
+chassaient comme un gibier souple et fuyant,
+bien qu'il semblât si proche et si facile. Cette
+vaste plage n'était donc qu'une halle d'amour
+où les unes se vendaient, les autres se donnaient,
+celles-ci marchandaient leurs caresses
+et celles-là se promettaient seulement. Toutes
+ces femmes ne pensaient qu'à la même chose,
+offrir et faire désirer leur chair déjà donnée,
+déjà vendue, déjà promise à d'autres hommes.
+Et il songea que sur la terre entière c'était
+toujours la même chose.
+Sa mère avait fait comme les autres, voilà
+tout! Comme les autres?&mdash;non! Il existait
+des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles
+qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles,
+des chercheuses d'amour, appartenaient en
+somme à la galanterie élégante et mondaine
+ou même à la galanterie tarifée, car on ne
+rencontrait pas sur les plages piétinées par la
+légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes
+femmes enfermées dans la maison close.</p>
+
+<p>La mer montait, chassant peu à peu vers la
+ville les premières lignes des baigneurs. On
+voyait les groupes se lever vivement et fuir,
+en emportant leurs sièges, devant le flot jaune
+qui s'en venait frangé d'une petite dentelle
+d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un
+cheval, remontaient aussi; et sur les planches
+de la promenade, qui borde la plage d'un bout
+à l'autre, c'était maintenant une coulée continue,
+épaisse et lente, de foule élégante,
+formant deux courants contraires qui se coudoyaient
+et se mêlaient. Pierre, nerveux,
+exaspéré par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça
+dans la ville et s'arrêta pour déjeuner chez
+un simple marchand de vins, à l'entrée des
+champs.</p>
+
+<p>Quand il eut pris son café, il s'étendit sur
+deux chaises devant la porte, et comme il
+n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit
+à l'ombre d'un tilleul.</p>
+
+<p>Après quelques heures de repos, s'étant
+secoué, il s'aperçut qu'il était temps de revenir
+pour reprendre le bateau, et il se mit en route,
+accablé par une courbature subite tombée sur
+lui pendant son assoupissement. Maintenant
+il voulait rentrer, il voulait savoir si sa mère
+avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle
+la première, ou faudrait-il qu'il le
+demandât de nouveau? Certes si elle attendait
+qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison
+secrète de ne point montrer ce portrait.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il
+hésita à descendre pour le dîner. Il souffrait
+trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu
+le temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et
+il parut dans la salle à manger comme on se
+mettait à table.</p>
+
+<p>Un air de joie animait les visages.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos
+achats? Moi, je ne veux rien voir avant que
+tout soit installé.</p>
+
+<p>Sa femme répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps
+réfléchir pour ne pas commettre d'impair.
+La question du mobilier nous préoccupe
+beaucoup.</p>
+
+<p>Elle avait passé la journée à visiter avec
+Jean des boutiques de tapissiers et des magasins
+d'ameublement. Elle voulait des étoffes
+riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil.
+Son fils, au contraire, désirait quelque chose
+de simple et de distingué. Alors, devant tous
+les échantillons proposés ils avaient répété,
+l'un et l'autre, leurs arguments. Elle prétendait
+que le client, le plaideur a besoin d'être
+impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant
+dans le salon d'attente, l'émotion de la richesse.</p>
+
+<p>Jean au contraire, désirant n'attirer que la
+clientèle élégante et opulente, voulait conquérir
+l'esprit des gens fins par son goût
+modeste et sûr.</p>
+
+<p>Et la discussion, qui avait duré toute la
+journée, reprit dès le potage.</p>
+
+<p>Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne veux entendre parler de rien.
+J'irai voir quand ce sera fini.</p>
+
+<p>Mme Roland fit appel au jugement de son fils
+aîné:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?</p>
+
+<p>Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il
+eut envie de répondre par un juron. Il dit
+cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de
+Jean. Je n'aime que la simplicité, qui est,
+quand il s'agit de goût, comparable à la droiture
+quand il s'agit de caractère.</p>
+
+<p>Sa mère reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Songe que nous habitons une ville de
+commerçants, où le bon goût ne court pas les
+rues.</p>
+
+<p>Pierre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe? Est-ce une raison pour
+imiter les sots? Si mes compatriotes sont
+bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre
+leur exemple? Une femme ne commettra pas
+une faute pour cette raison que ses voisines
+ont des amants.</p>
+
+<p>Jean se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as des arguments par comparaison
+qui semblent pris dans les maximes d'un
+moraliste.</p>
+
+<p>Pierre ne répliqua point. Sa mère et son
+frère recommencèrent à parler d'étoffes et de
+fauteuils.</p>
+
+<p>Il les regardait comme il avait regardé sa
+mère, le matin, avant de partir pour Trouville;
+il les regardait en étranger qui observe, et il
+se croyait en effet entré tout à coup dans une
+famille inconnue.</p>
+
+<p>Son père, surtout, étonnait son oeil et sa
+pensée. Ce gros homme flasque, content et
+niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean
+ne lui ressemblait en rien.</p>
+
+<p>Sa famille! Depuis deux jours une main
+inconnue et malfaisante, la main d'un mort,
+avait arraché et cassé, un à un, tous les liens
+qui tenaient l'un à l'autre ces quatre êtres.
+C'était fini, c'était brisé. Plus de mère, car il
+ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer
+avec ce respect absolu, tendre et pieux,
+dont a besoin le coeur des fils; plus de frère,
+puisque ce frère était l'enfant d'un étranger;
+il ne lui restait qu'un père, ce gros homme,
+qu'il n'aimait pas, malgré lui.</p>
+
+<p>Et tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?</p>
+
+<p>Elle ouvrit des yeux surpris:</p>
+
+<p>&mdash;Quel portrait?</p>
+
+<p>&mdash;Le portrait de Maréchal.</p>
+
+<p>&mdash;Non ... c'est-à-dire oui ... je ne l'ai pas
+retrouvé, mais je crois savoir où il est.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? demanda Roland.</p>
+
+<p>Pierre lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois
+dans notre salon à Paris. J'ai pensé que
+Jean serait content de le posséder.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement;
+je l'ai même vu encore à la fin de
+l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son secrétaire
+en rangeant ses papiers. C'était jeudi
+ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise?
+J'étais en train de me raser quand tu l'as pris
+dans un tiroir et posé sur une chaise à côté
+de toi, avec un tas de lettres dont tu as brûlé
+la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies
+touché à ce portrait deux ou trois jours à
+peine avant l'héritage de Jean? Si je croyais
+aux pressentiments, je dirais que c'en est
+un!</p>
+
+<p>Mme Roland répondit avec tranquillité:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher
+tout à l'heure.</p>
+
+<p>Donc elle avait menti! Elle avait menti en
+répondant, ce matin-là même, à son fils qui
+lui demandait ce qu'était devenue cette miniature:
+"Je ne sais pas trop ... peut-être que je
+l'ai dans mon secrétaire."</p>
+
+<p>Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée
+quelques jours auparavant, puis elle
+l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des
+lettres, ses lettres à lui.</p>
+
+<p>Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il
+la regardait avec une colère exaspérée de fils
+trompé, volé dans son affection sacrée, et avec
+une jalousie d'homme longtemps aveugle qui
+découvre enfin une trahison honteuse. S'il
+avait été le mari de cette femme, lui, son enfant,
+il l'aurait saisie par les poignets, par les
+épaules ou par les cheveux, et jetée à terre,
+frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait
+rien dire, rien faire, rien montrer, rien révéler.
+Il était son fils, il n'avait rien à venger,
+lui, on ne l'avait pas trompé.</p>
+
+<p>Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse,
+trompé dans son pieux respect. Elle se
+devait à lui irréprochable, comme se doivent
+toutes les mères à leurs enfants. Si la fureur
+dont il était soulevé arrivait presque à de la
+haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers
+lui qu'envers son père lui-même.</p>
+
+<p>L'amour de l'homme et de la femme est un
+pacte volontaire où celui qui faiblit n'est coupable
+que de perfidie; mais quand la femme est
+devenue mère, son devoir a grandi puisque la
+nature lui confie une race. Si elle succombe
+alors, elle est lâche, indigne et infâme!</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant
+ses jambes sous la table, comme il
+faisait chaque soir pour siroter son verre de
+cassis, ça n'est pas mauvais de vivre à rien
+faire quand on a une petite aisance. J'espère
+que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant.
+Ma foi, tant pis si j'attrape quelquefois
+mal à l'estomac.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc chercher ce portrait, ma chatte,
+puisque tu as fini de manger. Ça me fera
+plaisir aussi de le revoir.</p>
+
+<p>Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis,
+après une absence qui parut longue à Pierre,
+bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes,
+Mme Roland rentra, souriante, et tenant par
+l'anneau un cadre doré de forme ancienne.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque
+tout de suite.</p>
+
+<p>Le docteur, le premier, avait tendu la main.
+Il reçut le portrait, et, d'un peu loin, à bout
+de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa
+mère le regardait, il leva lentement les yeux
+sur son frère, pour comparer. Il faillit dire,
+emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble
+à Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces
+redoutables paroles, il manifesta sa pensée par
+la façon dont il comparait la figure vivante à
+la figure peinte.</p>
+
+<p>Elles avaient, certes, des signes communs:
+la même barbe et le même front, mais rien
+d'assez précis pour permettre de déclarer:
+«Voilà le père, et voilà le fils.» C'était plutôt
+un air de famille, une parenté de physionomies
+qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour
+Pierre plus décisif encore que cette allure des
+visages, c'est que sa mère s'était levée, avait
+tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop
+de lenteur, le sucre et le cassis dans un placard.</p>
+
+<p>Elle avait compris qu'il savait, ou du moins
+qu'il soupçonnait!</p>
+
+<p>&mdash;Passe-moi donc ça, disait Roland.</p>
+
+<p>Pierre tendit la miniature et son père attira
+la bougie pour bien voir; puis il murmura
+d'une voix attendrie:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça
+quand nous l'avons connu. Cristi! comme ça
+va vite! Il était joli homme, tout de même, à
+cette époque, et si plaisant de manière, n'est-ce
+pas, Louise?</p>
+
+<p>Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais
+vu de mauvaise humeur. Voilà, c'est fini, il
+n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à
+Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est
+montré bon ami et fidèle jusqu'au bout. Même
+en mourant il ne nous a pas oubliés.</p>
+
+<p>Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre
+le portrait. Il le contempla quelques instants,
+puis, avec regret:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne
+me le rappelle qu'avec ses cheveux blancs.</p>
+
+<p>Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y
+jeta un regard rapide, vite détourné, qui
+semblait craintif; puis de sa voix naturelle:</p>
+
+<p>&mdash;Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot,
+puisque tu es son héritier. Nous le porterons
+dans ton nouvel appartement.</p>
+
+<p>Et comme on entrait au salon, elle posa la
+miniature sur la cheminée, près de la pendule,
+où elle était autrefois.</p>
+
+<p>Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent
+des cigarettes. Ils les fumaient ordinairement
+l'un en marchant à travers la pièce,
+l'autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et les
+jambes croisées. Le père se mettait toujours à
+cheval sur une chaise et crachait de loin dans
+la cheminée.</p>
+
+<p>Mme Roland, sur un siège bas, près d'une
+petite table qui portait la lampe, brodait,
+tricotait ou marquait du linge.</p>
+
+<p>Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie
+destinée à la chambre de Jean. C'était un
+travail difficile et compliqué dont le début
+exigeait toute son attention. De temps en
+temps cependant son oeil qui comptait les
+points se levait et allait, prompt et furtif, vers
+le petit portrait du mort appuyé contre la
+pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit
+salon en quatre ou cinq enjambées, les mains
+derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontrait
+chaque fois le regard de sa mère.</p>
+
+<p>On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte
+venait de se déclarer entre eux; et un malaise
+douloureux, un malaise insoutenable crispait
+le coeur de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait
+pourtant: «Doit-elle souffrir en ce moment,
+si elle sait que je l'ai devinée!» Et à
+chaque retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques
+secondes à contempler le visage blond de
+Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe
+le hantait. Et ce petit portrait, moins grand
+qu'une main ouverte, semblait une personne
+vivante, méchante, redoutable, entrée soudain
+dans cette maison et dans cette famille.</p>
+
+<p>Tout à coup la sonnette de la rue tinta.</p>
+
+<p>Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut
+qui révéla le trouble de ses nerfs au docteur.</p>
+
+<p>Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.»
+Et son oeil anxieux encore une fois
+se leva vers la cheminée.</p>
+
+<p>Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur
+et son angoisse. Le regard des femmes
+est perçant, leur esprit agile, et leur pensée
+soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer
+apercevrait cette miniature inconnue, du premier
+coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance
+entre cette figure et celle de Jean.
+Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut
+peur, une peur brusque et horrible que cette
+honte fût dévoilée, et se retournant, comme
+la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et
+la glissa sous la pendule sans que son père et
+son frère l'eussent vu.</p>
+
+<p>Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère
+ils lui parurent changés, troubles et hagards.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens
+boire avec vous une tasse de thé.</p>
+
+<p>Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle
+pour s'informer de sa santé, Pierre disparut
+par la porte restée ouverte.</p>
+
+<p>Quand on s'aperçut de son départ, on
+s'étonna. Jean mécontent, à cause de la jeune
+veuve qu'il craignait blessée, murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Quel ours!</p>
+
+<p>Mme Roland répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu
+malade aujourd'hui et fatigué d'ailleurs de sa
+promenade à Trouville.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, reprit Roland, ce n'est pas
+une raison pour s'en aller comme un sauvage.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly voulut arranger les choses
+en affirmant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise;
+on se sauve toujours ainsi dans le
+monde quand on s'en va de bonne heure.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! répondit Jean, dans le monde c'est
+possible, mais on ne traite pas sa famille à
+l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis
+quelque temps.</p><br><br>
+
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<p>Rien ne survint chez les Roland pendant une
+semaine ou deux. Le père péchait, Jean s'installait
+aidé de sa mère, Pierre, très sombre,
+ne paraissait plus qu'aux heures des repas.</p>
+
+<p>Son père lui ayant demandé un soir:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi diable nous fais-tu une figure
+d'enterrement? Ça n'est pas d'aujourd'hui que
+je le remarque!</p>
+
+<p>Le docteur répondit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je sens terriblement le poids de
+la vie.</p>
+
+<p>Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air
+désolé:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment c'est trop fort. Depuis que
+nous avons eu le bonheur de cet héritage,
+tout le monde semble malheureux. C'est
+comme s'il nous était arrivé un accident,
+comme si nous pleurions quelqu'un!</p>
+
+<p>&mdash;Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Toi? Qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et
+que j'aimais trop.</p>
+
+<p>Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une
+amourette, d'une personne légère courtisée
+par son fils, et il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Une femme, sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Morte?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est pis, perdue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue,
+faite devant sa femme, et du ton bizarre
+de son fils, le vieux n'insista point, car il estimait
+que ces choses-là ne regardent pas les
+tiers.</p>
+
+<p>Mme Roland semblait n'avoir point entendu;
+elle paraissait malade, étant très pâle. Plusieurs
+fois déjà son mari, surpris de la voir
+s'asseoir comme si elle tombait sur son siège,
+de l'entendre souffler comme si elle ne pouvait
+plus respirer, lui avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine,
+tu te fatigues trop sans doute à installer Jean!
+Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé,
+le gaillard, puisqu'il est riche.</p>
+
+<p>Elle remuait la tête sans répondre.</p>
+
+<p>Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que
+Roland, de nouveau, la remarqua.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma
+pauvre vieille, il faut te soigner.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante,
+ta mère. L'as-tu examinée, au moins?</p>
+
+<p>Pierre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle
+eût quelque chose.</p>
+
+<p>Alors Roland se fâcha:</p>
+
+<p>&mdash;Mais ça crève les yeux, nom d'un chien!
+A quoi ça te sert-il d'être docteur alors, si tu
+ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?</p>
+
+<p>Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non,
+vrai, on pourrait crever, ce médecin-là ne s'en
+douterait pas!</p>
+
+<p>Mme Roland s'était mise à haleter, si blême
+que son mari s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle va se trouver mal.</p>
+
+<p>&mdash;Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ...
+ce n'est rien.</p>
+
+<p>Pierre s'était approché, et la regardant fixement:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.</p>
+
+<p>Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:</p>
+
+<p>&mdash;Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.</p>
+
+<p>Roland était parti chercher du vinaigre; il
+rentra, et tendant la bouteille à son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu
+tâté son coeur, au moins?</p>
+
+<p>Comme Pierre se penchait pour prendre son
+pouls, elle retira sa main d'un mouvement si
+brusque qu'elle heurta une chaise voisine.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi
+soigner puisque tu es malade.</p>
+
+<p>Alors elle souleva et lui tendit son bras.</p>
+
+<p>Elle avait la peau brûlante, les battements du
+sang tumultueux et saccadés. Il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre
+des calmants. Je vais te faire une ordonnance.</p>
+
+<p>Et comme il écrivait, courbé sur son papier,
+un bruit léger de soupirs pressés, de suffocation,
+de souffles courts et retenus, le fit se retourner
+soudain.</p>
+
+<p>Elle pleurait, les deux mains sur la face.</p>
+
+<p>Roland, éperdu, demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais
+qu'est-ce que tu as donc?</p>
+
+<p>Elle ne répondait pas et semblait déchirée
+par un chagrin horrible et profond.</p>
+
+<p>Son mari voulut prendre ses mains et les
+ôter de son visage. Elle résista, répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, non.</p>
+
+<p>Il se tourna vers son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais
+vue ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise
+de nerfs.</p>
+
+<p>Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait
+à la voir ainsi torturée, que cette douleur
+allégeait son ressentiment, diminuait la
+dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait
+comme un juge satisfait de sa besogne.</p>
+
+<p>Mais soudain elle se leva, se jeta vers la
+porte, d'un élan si brusque qu'on ne put ni le
+prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer
+dans sa chambre.</p>
+
+<p>Roland et le docteur demeurèrent face à
+face.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu y comprends quelque
+chose? dit l'un.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit l'autre, cela vient d'un
+simple petit malaise nerveux qui se déclare
+souvent à l'âge de maman. Il est probable
+qu'elle aura encore beaucoup de crises comme
+celle-là.</p>
+
+<p>Elle en eut d'autres en effet, presque chaque
+jour, et que Pierre semblait provoquer d'une
+parole, comme s'il avait eu le secret de son
+mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa
+figure les intermittences de repos, et, avec des
+ruses de tortionnaire, réveillait par un seul
+mot la douleur un instant calmée.</p>
+
+<p>Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait
+affreusement de ne plus l'aimer, de ne plus la
+respecter et de la torturer. Quand il avait bien
+avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans
+ce coeur de femme et de mère, quand il sentait
+combien elle était misérable et désespérée,
+il s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par
+les remords, si meurtri par la pitié, si désolé
+de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils,
+qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se
+noyer pour en finir.</p>
+
+<p>Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant!
+mais il ne le pouvait point, étant incapable
+d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas
+la faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non
+plus, souffrant toujours lui-même. Il rentrait
+aux heures des repas, plein de résolutions
+attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès
+qu'il voyait son oeil, autrefois si droit et si
+franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, il
+frappait malgré lui, ne pouvant garder la
+phrase perfide qui lui montait aux lèvres.</p>
+
+<p>L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait
+contre elle. C'était un venin qu'il portait
+à présent dans les veines et qui lui donnait
+des envies de mordre à la façon d'un chien
+enragé.</p>
+
+<p>Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans
+cesse, car Jean habitait maintenant presque
+tout à fait son nouvel appartement, et il revenait
+seulement pour dîner et pour coucher,
+chaque soir, dans sa famille.</p>
+
+<p>Il s'apercevait souvent des amertumes et
+des violences de son frère, qu'il attribuait à la
+jalousie. Il se promettait bien de le remettre
+à sa place, et de lui donner une leçon un jour
+ou l'autre, car la vie de famille devenait fort
+pénible à la suite de ces scènes continuelles.
+Mais comme il vivait à part maintenant, il
+souffrait moins de ces brutalités; et son amour
+de la tranquillité le poussait à la patience. La
+fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée
+ne s'arrêtait plus guère qu'aux choses ayant
+pour lui un intérêt direct. Il arrivait, l'esprit
+plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de
+la coupe d'une jaquette, de la forme d'un chapeau
+de feutre, de la grandeur convenable
+pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance
+de tous les détails de sa maison, de
+planches posées dans le placard de sa chambre
+pour serrer le linge, de portemanteaux installés
+dans le vestibule, de sonneries électriques
+disposées pour prévenir toute pénétration clandestine
+dans le logis.</p>
+
+<p>Il avait été décidé qu'à l'occasion de son
+installation, on ferait une partie de campagne
+à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le
+thé, chez lui, après dîner. Roland voulait aller
+par mer, mais la distance et l'incertitude où
+l'on était d'arriver par cette voie, si le vent
+contraire soufflait, firent repousser son avis,
+et un break fut loué pour cette excursion.</p>
+
+<p>On partit vers dix heures afin d'arriver pour
+le déjeuner. La grand'route poudreuse se déployait
+à travers la campagne normande que
+les ondulations des plaines et les fermes entourées
+d'arbres font ressembler à un parc
+sans fin. Dans la voiture emportée au trot
+lent de deux gros chevaux, la famille Roland,
+Mme Rosémilly et le capitaine Beausire, se taisaient,
+assourdis par le bruit des roues, et fermaient
+les yeux dans un nuage de poussière.</p>
+
+<p>C'était l'époque des récoltes mûres. A côté
+des trèfles d'un vert sombre, et des betteraves
+d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la
+campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils
+semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée
+sur eux. On commençait à moissonner
+par places, et dans les champs attaqués par les
+faux on voyait les hommes se balancer en promenant
+au ras du sol leur grande lame en
+forme d'aile.</p>
+
+<p>Après deux heures de marche, le break prit
+un chemin à gauche, passa près d'un moulin à
+vent qui tournait, mélancolique épave grise, à
+moitié pourrie et condamnée, dernier survivant
+des vieux moulins, puis il entra dans une jolie
+cour et s'arrêta devant une maison coquette,
+auberge célèbre dans le pays.</p>
+
+<p>La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine,
+s'en vint, souriante, sur sa porte, et tendit
+la main aux deux dames qui hésitaient devant
+le marchepied trop haut.</p>
+
+<p>Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé
+de pommiers, des étrangers déjeunaient
+déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait
+dans l'intérieur de la maison des voix,
+des rires et des bruits de vaisselle.</p>
+
+<p>On dut manger dans une chambre, toutes
+les salles étant pleines. Soudain Roland aperçut
+contre la muraille des filets à salicoques.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet
+ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit
+où on en prend le plus de toute la côte.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! si nous y allions après déjeuner?</p>
+
+<p>Il se trouvait justement que la marée était
+basse à trois heures; et on décida que tout le
+monde passerait l'après-midi dans les rochers,
+à chercher des salicoques.</p>
+
+<p>On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang
+à la tête quand on aurait les pieds dans l'eau.
+On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner,
+qui fut commandé magnifique et qui devait
+être prêt dès six heures, quand on rentrerait.</p>
+
+<p>Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait
+acheter les engins spéciaux employés pour
+cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à
+ceux dont on se sert pour attraper des papillons
+dans les prairies.</p>
+
+<p>On les nomme lanets. Ce sont de petites
+poches en filet attachées sur un cercle de bois,
+au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant
+toujours, les lui prêta. Puis elle aida les deux
+femmes à faire une toilette improvisée pour
+ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des
+jupes, de gros bas de laine et des espadrilles.
+Les hommes ôtèrent leurs chaussettes et achetèrent
+chez le cordonnier du lieu des savates et
+des sabots.</p>
+
+<p>Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule
+et la hotte sur le dos. Mme Rosémilly, dans ce
+costume, était tout à fait gentille, d'une gentillesse
+imprévue, paysanne et hardie.</p>
+
+<p>La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement
+relevée et fermée par un point de couture
+afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans
+les roches, montrait la cheville et le bas du
+mollet, un ferme mollet de petite femme souple
+et forte. La taille était libre pour laisser aux
+mouvements leur aisance; et elle avait trouvé,
+pour se couvrir la tête, un immense chapeau
+de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés,
+à qui une branche de tamaris, tenant un
+côté retroussé, donnait un air mousquetaire et
+crâne.</p>
+
+<p>Jean, depuis son héritage, se demandait
+tous les jours s'il l'épouserait ou non. Chaque
+fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en
+faire sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul,
+il songeait qu'en attendant on a le temps de
+réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant,
+car elle ne possédait qu'une douzaine
+de mille francs de revenu, mais en biens-fonds,
+en fermes et en terrains dans le Havre, sur les
+bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une
+grosse somme. La fortune était donc à peu
+près équivalente, et la jeune veuve assurément
+lui plaisait beaucoup.</p>
+
+<p>En la regardant marcher devant lui ce jour-là,
+il pensait: «Allons, il faut que je me décide.
+Certes, je ne trouverai pas mieux.»</p>
+
+<p>Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant
+du village vers la falaise; et la falaise,
+au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre-vingts
+mètres. Dans l'encadrement des côtes
+vertes, s'abaissant à droite et à gauche, un
+grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous
+le soleil, apparaissait au loin, et une voile, à
+peine visible, avait l'air d'un insecte là-bas. Le
+ciel plein de lumière se mêlait tellement à l'eau
+qu'on ne distinguait point du tout où finissait
+l'un et où commençait l'autre; et les deux
+femmes, qui précédaient les trois hommes,
+dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles
+serrées dans leurs corsages.</p>
+
+<p>Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la
+cheville mince, la jambe fine, la hanche souple
+et le grand chapeau provocant de Mme Rosémilly.
+Et cette fuite activait son désir, le poussait
+aux résolutions décisives que prennent
+brusquement les hésitants et les timides. L'air
+tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des
+ajoncs, des trèfles et des herbes, la senteur marine
+des roches découvertes, l'animait encore
+en le grisant doucement, et il se décidait un
+peu plus à chaque pas, à chaque seconde, à
+chaque regard jeté sur la silhouette alerte de
+la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter,
+à lui dire qu'il l'aimait et qu'il désirait
+l'épouser. La pêche lui servirait, facilitant leur
+tête-à-tête; et ce serait en outre un joli cadre,
+un joli endroit pour parler d'amour, les pieds
+dans un bassin d'eau limpide, en regardant
+fuir sous les varechs les longues barbes des
+crevettes.</p>
+
+<p>Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au
+bord de l'abîme, ils aperçurent un petit sentier
+qui descendait le long de la falaise, et sous eux,
+entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte
+à peu près, un surprenant chaos de rochers
+énormes, écroulés, renversés, entassés les uns
+sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse
+et mouvementée qui courait à perte de
+vue vers le sud, formée par les éboulements
+anciens. Sur cette longue bande de broussailles
+et de gazon secouée, eût-on dit, par des sursauts
+de volcan, les rocs tombés semblaient
+les ruines d'une grande cité disparue qui regardait
+autrefois l'Océan, dominée elle-même
+par la muraille blanche et sans fin de la falaise.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui
+offrait la main pour descendre l'étroit escalier
+taillé dans la roche.</p>
+
+<p>Ils partirent en avant, tandis que Beausire,
+se raidissant sur ses courtes jambes, tendait
+son bras replié à Mme Roland étourdie par le
+vide.</p>
+
+<p>Roland et Pierre venaient les derniers, et
+le docteur dut traîner son père, tellement
+troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser,
+de marche en marche, sur son derrière.</p>
+
+<p>Les jeunes gens, qui dévalaient en tête,
+allaient vite, et soudain ils aperçurent à côté
+d'un banc de bois qui marquait un repos vers
+le milieu de la valeuse, un filet d'eau claire
+jaillissant d'un petit trou de la falaise. Il se répandait
+d'abord en un bassin grand comme une
+cuvette qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant
+en cascade haute de deux pieds à peine,
+il s'enfuyait à travers le sentier, où avait
+poussé un tapis de cresson, puis disparaissait
+dans les ronces et les herbes, à travers la plaine
+soulevée où s'entassaient les éboulements.
+&mdash;Oh! que j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly.
+Mais comment boire? Elle essayait de recueillir
+dans le fond de sa main l'eau qui lui
+fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée,
+mit une pierre dans le chemin; et elle s'agenouilla
+dessus afin de puiser à la source même
+avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la
+même hauteur.</p>
+
+<p>Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes
+brillantes semées par milliers sur la
+peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage,
+Jean penché vers elle murmura:
+&mdash;Comme vous êtes jolie!
+Elle répondit, sur le ton qu'on prend pour
+gronder un enfant:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous bien vous taire?
+C'étaient les premières paroles un peu galantes
+qu'ils échangeaient.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous
+avant qu'on nous rejoigne.</p>
+
+<p>Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant,
+le dos du capitaine Beausire qui descendait
+à reculons afin de soutenir par les
+deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus
+loin, Roland se laissait toujours glisser, calé
+sur son fond de culotte en se traînant sur les
+pieds et sur les coudes avec une allure de
+tortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant
+ses mouvements.</p>
+
+<p>Le sentier moins escarpé devenait une sorte
+de chemin en pente contournant les blocs
+énormes tombés autrefois de la montagne.
+Mme Rosémilly et Jean se mirent à courir et
+furent bientôt sur le galet. Ils le traversèrent
+pour gagner les roches. Elles s'étendaient en
+une longue et plate surface couverte d'herbes
+marines et où brillaient d'innombrables flaques
+d'eau. La mer basse était là-bas, très loin,
+derrière cette plaine gluante de varechs, d'un
+vert luisant et noir.</p>
+
+<p>Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du
+mollet et ses manches jusqu'au coude, afin de
+se mouiller sans crainte, puis il dit: «En
+avant!» et sauta avec résolution dans la première
+mare rencontrée.</p>
+
+<p>Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer
+dans l'eau tout à l'heure, la jeune femme
+tournait autour de l'étroit, bassin, à pas craintifs,
+car elle glissait sur les plantes visqueuses.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous quelque chose? disait-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vois votre visage qui se reflète
+dans l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez
+pas une fameuse pêche.</p>
+
+<p>Il murmura d'une voix tendre:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de toutes les pêches c'est encore
+celle que je préférerais faire.</p>
+
+<p>Elle riait:</p>
+
+<p>&mdash;Essayez donc, vous allez voir comme il
+passera à travers votre filet.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant ... si vous vouliez?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous voir prendre des salicoques ...
+et rien de plus ... pour le moment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes méchante. Allons plus loin, il
+n'y a rien ici.</p>
+
+<p>Et il lui offrit la main pour marcher sur les
+rochers gras. Elle s'appuyait un peu craintive,
+et lui, tout à coup, se sentait envahi par l'amour,
+soulevé de désirs, affamé d'elle, comme
+si le mal qui germait en lui avait attendu ce
+jour-là pour éclore.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse
+plus profonde, où flottaient sous l'eau frémissante
+et coulant vers la mer lointaine par une
+fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement
+colorées, des chevelures roses et
+vertes, qui semblaient nager.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse,
+une très grosse là-bas!</p>
+
+<p>Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le
+trou résolument, bien qu'il se mouillât jusqu'à
+la ceinture.</p>
+
+<p>Mais la bête remuant ses longues moustaches
+reculait doucement devant le filet. Jean la
+poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre.
+Quand elle se sentit bloquée, elle glissa d'un
+brusque élan par-dessus le lanet, traversa la
+mare et disparut.</p>
+
+<p>La jeune femme qui regardait, toute palpitante,
+cette chasse, ne put retenir ce cri:
+&mdash;Oh! maladroit.</p>
+
+<p>Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi
+traîna son filet dans un fond plein d'herbes. En
+le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans
+trois grosses salicoques transparentes, cueillies
+à l'aveuglette dans leur cachette invisible.</p>
+
+<p>Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly
+qui n'osait point les prendre, par peur de la
+pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est
+armée.</p>
+
+<p>Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre
+deux doigts le bout effilé de leur barbe, elle
+les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec
+un peu de varech qui les conserverait vivantes.
+Puis ayant trouvé une flaque d'eau moins
+creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu
+suffoquée par le froid qui lui saisissait les
+pieds, et elle se mit à pêcher elle-même. Elle
+était adroite et rusée, ayant la main souple
+et le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à
+chaque coup, elle ramenait des bêtes trompées
+et surprises par la lenteur ingénieuse de sa
+poursuite.</p>
+
+<p>Jean maintenant ne trouvait rien, mais il
+la suivait pas à pas, la frôlait, se penchait sur
+elle, simulait un grand désespoir de sa maladresse,
+voulait apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!</p>
+
+<p>Puis, comme leurs deux visages se reflétaient,
+l'un contre l'autre, dans l'eau si claire
+dont les plantes noires du fond faisaient une
+glace limpide, Jean souriait à cette tête voisine
+qui le regardait d'en bas, et parfois, du
+bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait
+tomber dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la
+jeune femme; mon cher, il ne faut jamais faire
+deux choses à la fois.</p>
+
+<p>Il répondit:</p>
+
+
+<p>&mdash;Je n'en fais qu'une. Je vous aime.</p>
+
+<p>Elle se redressa, et d'un ton sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis
+dix minutes, avez-vous perdu la tête?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous
+aime, et j'ose, enfin, vous le dire.</p>
+
+<p>Ils étaient debout maintenant dans la mare
+salée qui les mouillait jusqu'aux mollets, et
+les mains ruisselantes appuyées sur leurs
+filets, ils se regardaient au fond des yeux.</p>
+
+<p>Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:</p>
+
+<p>&mdash;Que vous êtes malavisé de me parler de
+ça en ce moment. Ne pouviez-vous attendre
+un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?</p>
+
+<p>Il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, mais je ne pouvais plus me
+taire. Je vous aime depuis longtemps. Aujourd'hui
+vous m'avez grisé à me faire perdre
+la raison.</p>
+
+<p>Alors, tout à coup, elle sembla en prendre
+son parti, se résigner à parler d'affaires et à
+renoncer aux plaisirs.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle,
+nous pourrons causer tranquillement.</p>
+
+<p>Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et
+lorsqu'ils y furent installés côte à côte, les
+pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant
+et je ne suis pas une jeune fille. Nous
+savons fort bien l'un et l'autre de quoi il
+s'agit, et nous pouvons peser toutes les conséquences
+de nos actes. Si vous vous décidez
+aujourd'hui à me déclarer votre amour, je
+suppose naturellement que vous désirez m'épouser.</p>
+
+<p>Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la
+situation, et il répondit niaisement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>&mdash;En avez-vous parlé à votre père et à
+votre mère?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.</p>
+
+<p>Elle lui tendit sa main encore mouillée, et
+comme il y mettait la sienne avec élan:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois
+bon et loyal. Mais n'oubliez point, que je ne
+voudrais pas déplaire à vos parents.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien
+prévu et qu'elle vous aimerait comme elle
+vous aime si elle ne désirait pas un mariage
+entre nous?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, je suis un peu troublée.</p>
+
+<p>Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire,
+qu'elle fût si peu troublée, si raisonnable.
+Il s'attendait à des gentillesses galantes,
+à des refus qui disent oui, à toute une coquette
+comédie d'amour mêlée à la pêche, dans le
+clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait
+lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient
+plus rien à se dire puisqu'ils étaient d'accord,
+et ils demeuraient maintenant un peu embarrassés
+tous deux de ce qui s'était passé, si
+vite, entre eux, un peu confus même, n'osant
+plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant
+que faire.</p>
+
+<p>La voix de Roland les sauva:</p>
+
+<p>&mdash;Par ici, par ici, les enfants. Venez voir
+Beausire. Il vide la mer, ce gaillard-là.</p>
+
+<p>Le capitaine, en effet, faisait une pêche
+merveilleuse. Mouillé jusqu'aux reins, il allait
+de mare en mare, reconnaissant d'un seul
+coup d'oeil les meilleures places, et fouillant,
+d'un mouvement lent et sûr de son lanet,
+toutes les cavités cachées sous les varechs.</p>
+
+<p>Et les belles salicoques transparentes, d'un
+blond gris, frétillaient au fond de sa main
+quand il les prenait d'un geste sec pour les
+jeter dans sa hotte.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta
+plus, l'imitant de son mieux, oubliant presque
+sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour
+se donner tout entière à cette joie enfantine
+de ramasser des bêtes sous les herbes flottantes.</p>
+
+<p>Roland s'écria tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.</p>
+
+<p>Elle était restée d'abord seule avec Pierre
+sur la plage, car ils n'avaient envie ni l'un ni
+l'autre de s'amuser à courir dans les roches et
+à barboter dans les flaques; et pourtant ils
+hésitaient à demeurer ensemble. Elle avait
+peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de
+lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait
+point.</p>
+
+<p>Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur
+le galet.</p>
+
+<p>Et tous deux, sous la chaleur du soleil
+calmée par l'air marin, devant le vaste et doux
+horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient
+en même temps: «Comme il aurait fait bon
+ici, autrefois.»</p>
+
+<p>Elle n'osait point parler à Pierre, sachant
+bien qu'il répondrait une dureté; et il n'osait
+pas parler à sa mère sachant aussi que,
+malgré lui, il le ferait avec violence.</p>
+
+<p>Du bout de sa canne il tourmentait les
+galets ronds, les remuait et les battait. Elle,
+les yeux vagues, avait pris entre ses doigts
+trois ou quatre petits cailloux qu'elle faisait
+passer d'une main dans l'autre, d'un geste
+lent et machinal. Puis son regard indécis, qui
+errait devant elle, aperçut, au milieu des
+varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme Rosémilly.
+Alors elle les suivit, épiant leurs
+mouvements, comprenant confusément, avec
+son instinct de mère, qu'ils ne causaient point
+comme tous les jours. Elle les vit se pencher
+côte à côte quand ils se regardaient dans l'eau,
+demeurer debout face à face quand ils interrogeaient
+leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir
+sur le rocher pour s'engager l'un envers
+l'autre.</p>
+
+<p>Leurs silhouettes se détachaient bien nettes,
+semblaient seules au milieu de l'horizon, prenaient
+dans ce large espace de ciel, de mer,
+de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.</p>
+
+<p>Pierre aussi les regardait, et un rire sec
+sortit brusquement de ses lèvres.</p>
+
+<p>Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as donc?</p>
+
+<p>Il ricanait toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'instruis. J'apprends comment on se
+prépare à être cocu.</p>
+
+<p>Elle eut un sursaut de colère, de révolte,
+choquée du mot, exaspérée de ce qu'elle
+croyait comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Pour qui dis-tu ça?</p>
+
+<p>&mdash;Pour Jean, parbleu! C'est très comique
+de les voir ainsi!</p>
+
+<p>Elle murmura, d'une voix basse, tremblante
+d'émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme
+est la droiture même. Ton frère ne pourrait
+trouver mieux.</p>
+
+<p>Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et
+saccadé:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes
+les femmes sont la droiture même ... et tous
+leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!</p>
+
+<p>Sans répondre elle se leva, descendit vivement
+la pente de galets, et, au risque de glisser,
+de tomber dans les trous cachés sous les
+herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle
+s'en alla, courant presque, marchant à travers
+les mares, sans voir, tout droit devant elle,
+vers son autre fils.</p>
+
+<p>En la voyant approcher, Jean lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? maman, tu te décides?</p>
+
+<p>Sans répondre elle lui saisit le bras comme
+pour lui dire: «Sauve-moi, défends-moi.»</p>
+
+<p>Il vit son trouble et, très surpris:</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?</p>
+
+<p>Elle balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces
+roches.</p>
+
+<p>Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant
+la pêche pour qu'elle y prît intérêt. Mais
+comme elle ne l'écoutait guère, et comme il
+éprouvait un besoin violent de se confier à
+quelqu'un, il l'entraîna plus loin et, à voix
+basse:</p>
+
+<p>&mdash;Devine ce que j'ai fait?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... mais ... je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Devine.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne ... je ne sais pas</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je
+désirais l'épouser.</p>
+
+<p>Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante,
+l'esprit en détresse au point de
+ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:</p>
+
+<p>&mdash;L'épouser</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... charmante ... tu as bien fait.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu m'approuves?</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... je t'approuve.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu dis ça drôlement. On croirait
+que ... que ... tu n'es pas contente.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui ... je suis ... contente.</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai.</p>
+
+<p>Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins
+bras et l'embrassa à plein visage, par grands
+baisers de mère.</p>
+
+<p>Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où
+des larmes étaient venues, elle aperçut là-bas
+sur la plage un corps étendu sur le ventre,
+comme un cadavre, la figure dans le galet:
+c'était l'autre, Pierre, qui songeait, désespéré.</p>
+
+<p>Alors elle emmena son petit Jean plus loin
+encore, tout près du flot, et ils parlèrent longtemps
+de ce mariage où se rattachait son
+coeur.</p>
+
+<p>La mer montant les chassa vers les pêcheurs
+qu'ils rejoignirent, puis tout le monde regagna
+la côte. On réveilla Pierre qui feignait de
+dormir; et le dîner fut très long, arrosé de
+beaucoup de vins.</p><br><br>
+
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<p>Dans le break, en revenant, tous les hommes,
+hormis Jean, sommeillèrent. Beausire et
+Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes,
+sur une épaule voisine qui les repoussait d'une
+secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de
+ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient:
+«Bien beau temps,» et retombaient, presque
+aussitôt, de l'autre côté.</p>
+
+<p>Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement
+était si profond qu'ils eurent beaucoup
+de peine à le secouer, et Beausire refusa
+même de monter chez Jean où le thé les attendait.
+On dut le déposer devant sa porte.</p>
+
+<p>Le jeune avocat, pour la première fois, allait
+coucher dans son logis nouveau; et une grande
+joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup
+de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée
+l'appartement qu'elle habiterait bientôt.</p>
+
+<p>La bonne était partie, Mme Roland ayant
+déclaré qu'elle ferait chauffer l'eau et servirait
+elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller
+les domestiques, par crainte du feu.</p>
+
+<p>Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers,
+n'était encore entré, afin que la surprise
+fût complète quand on verrait combien
+c'était joli.</p>
+
+<p>Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît.
+Il voulait allumer les bougies et les lampes, et
+il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son
+père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en
+ouvrant toute grande la porte à deux battants.</p>
+
+<p>La galerie vitrée, éclairée par un lustre et
+des verres de couleur cachés dans les palmiers,
+les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait
+d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut
+une seconde d'étonnement. Roland, émerveillé
+de ce luxe, murmura: «Nom d'un
+chien,» saisi par l'envie de battre des mains
+comme devant les apothéoses.</p>
+
+<p>Puis on pénétra dans le premier salon,
+petit, tendu avec une étoffe vieil or, pareille à
+celle des sièges. Le grand salon de consultation
+très simple, d'un rouge saumon pâle,
+avait grand air.</p>
+
+<p>Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau
+chargé de livres, et d'une voix grave, un
+peu forcée:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Madame, les textes de loi sont formels
+et me donnent, avec l'assentiment que je
+vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant
+trois mois l'affaire dont nous nous sommes
+entretenus recevra une heureuse solution.</p>
+
+<p>Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire
+en regardant Mme Roland; et Mme Roland,
+lui prenant la main, la serra.</p>
+
+<p>Jean, radieux, fit une gambade de collégien
+et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Hein, comme la voix porte bien. Il serait
+excellent pour plaider, ce salon.</p>
+
+<p>Il se mit à déclamer:</p>
+
+<p>&mdash;Si l'humanité seule, si ce sentiment de
+bienveillance naturelle que nous éprouvons
+pour toute souffrance devait être le mobile de
+l'acquittement que nous sollicitons de vous,
+nous ferions appel à votre pitié, messieurs les
+jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais
+nous avons pour nous le droit, et c'est la
+seule question du droit que nous allons soulever
+devant vous ...</p>
+
+<p>Pierre regardait ce logis qui aurait pu être
+le sien, et il s'irritait des gamineries de son
+frère, le jugeant, décidément, trop niais et
+pauvre d'esprit.</p>
+
+<p>Mme Roland ouvrit une porte à droite.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la chambre à coucher, dit-elle.</p>
+
+<p>Elle avait mis à la parer tout son amour de
+mère. La tenture était en cretonne de Rouen
+qui imitait la vieille toile normande. Un dessin
+Louis XV&mdash;une bergère dans un médaillon
+que fermaient les becs unis de deux colombes
+&mdash;donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux
+fauteuils un air galant et champêtre tout à fait
+gentil.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly,
+devenue un peu sérieuse, en entrant dans cette
+pièce.</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous plaît? demanda Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Enormément.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez comme ça me fait plaisir.</p>
+
+<p>Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup
+de tendresse confiante au fond des yeux.</p>
+
+<p>Elle était gênée un peu cependant, un peu
+confuse dans cette chambre à coucher qui serait
+sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué,
+en entrant, que la couche était très large, une
+vraie couche de ménage, choisie par Mme Roland
+qui avait prévu sans doute et désiré le
+prochain mariage de son fils; et cette précaution
+de mère lui faisait plaisir cependant, semblait
+lui dire qu'on l'attendait dans la famille.</p>
+
+<p>Puis quand on fut rentré dans le salon,
+Jean ouvrit brusquement la porte de gauche
+et on aperçut la salle à manger ronde, percée
+de trois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise.
+La mère et le fils avaient mis là toute la
+fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce
+à meubles de bambou, à magots, à potiches,
+à soieries pailletées d'or, à stores transparents
+où des perles de verre semblaient des gouttes
+d'eau, à éventails cloués aux murs pour maintenir
+les étoffes, avec ses écrans, ses sabres,
+ses masques, ses grues faites en plumes véritables,
+tous ses menus bibelots de porcelaine,
+de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et de
+bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré
+que donnent les mains inhabiles et les yeux
+ignorants aux choses qui exigent le plus de
+tact, de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle
+cependant qu'on admira le plus. Pierre seul fit
+des réserves avec une ironie un peu amère
+dont son frère se sentit blessé.</p>
+
+<p>Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides,
+et les gâteaux s'élevaient en monuments.</p>
+
+<p>On n'avait guère faim; on suça les fruits et
+on grignota les pâtisseries plutôt qu'on ne les
+mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly
+demanda la permission de se retirer.</p>
+
+<p>Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait
+à sa porte et partirait immédiatement
+avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence
+de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère
+sur le logis afin que son fils ne manquât de
+rien.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il revenir te chercher? demanda
+Roland.</p>
+
+<p>Elle hésita, puis répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon gros, couche-toi. Pierre me
+ramènera.</p>
+
+<p>Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies,
+serra les gâteaux, le sucre et les liqueurs
+dans un meuble dont la clef fut remise à Jean;
+puis elle passa dans la chambre à coucher,
+entr'ouvrit le lit, regarda si la carafe était remplie
+d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.</p>
+
+<p>Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit
+salon, celui-ci encore froissé de la critique
+faite sur son goût, et celui-là de plus en plus
+agacé de voir son frère dans ce logis.</p>
+
+<p>Ils fumaient assis tous les deux, sans se
+parler. Pierre tout à coup se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien
+vanné ce soir, les excursions ne lui réussissent
+pas.</p>
+
+<p>Jean se sentit soulevé soudain par une de
+ces promptes et furieuses colères de débonnaires
+blessés au coeur.</p>
+
+<p>Le souffle lui manquait tant son émotion
+était vive, et il balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Je te défends désormais de dire «la
+veuve» quand tu parleras de Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Pierre se tourna vers lui, hautain:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que tu me donnes des ordres.
+Deviens-tu fou, par hasard?</p>
+
+<p>Jean aussitôt s'était dressé:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez
+de tes manières envers moi.</p>
+
+<p>Pierre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Envers toi? Est-ce que tu fais partie de
+Mme Rosémilly?</p>
+
+<p>&mdash;Sache que Mme Rosémilly va devenir ma
+femme.</p>
+
+<p>L'autre rit plus fort:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant
+pourquoi je ne devrai plus l'appeler «la
+veuve». Mais tu as pris une drôle de manière
+pour m'annoncer ton mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Je te défends de plaisanter ... tu entends ...
+je te le défends.</p>
+
+<p>Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante,
+exaspéré de cette ironie poursuivant
+la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.</p>
+
+<p>Mais Pierre soudain devint aussi furieux.
+Tout ce qui s'amassait eu lui de colères impuissantes,
+de rancunes écrasées, de révoltes
+domptées depuis quelque temps et de désespoir
+silencieux, lui montant à la tête, l'étourdit
+comme un coup de sang.</p>
+
+<p>&mdash;Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne
+de te taire, tu entends, je te l'ordonne.</p>
+
+<p>Jean, surpris de cette violence, se tut quelques
+secondes, cherchant, dans ce trouble
+d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la
+phrase, le mot, qui pourrait blesser son frère
+jusqu'au coeur.</p>
+
+<p>Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour
+bien frapper, de ralentir sa parole pour la rendre
+plus aiguë:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà longtemps que je te sais jaloux de
+moi, depuis le jour où tu as commencé à dire
+«la veuve» parce que tu as compris que cela
+me faisait mal.</p>
+
+<p>Pierre poussa un de ces rires stridents et
+méprisants qui lui étaient familiers:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ...
+moi? ... moi? ... moi? ... et de quoi? ... de quoi,
+mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...</p>
+
+<p>Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la
+plaie de cette âme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis
+l'enfance; et tu es devenu furieux quand
+tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle
+ne voulait pas de toi.</p>
+
+<p>Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:</p>
+
+<p>&mdash;Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de
+cette cruche, de cette dinde, de cette oie
+grasse? ...</p>
+
+<p>Jean qui voyait porter ses coups reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et le jour où tu as essayé de ramer plus
+fort que moi, dans la <i>Perle</i>? Et tout ce que tu
+dis devant elle pour te faire valoir? Mais tu
+crèves de jalousie! Et quand cette fortune
+m'est arrivée, tu es devenu enragé, et tu m'as
+détesté, et tu l'as montré de toutes les manières,
+et tu as fait souffrir tout le monde, et tu
+n'es pas une heure sans cracher la bile qui
+t'étouffe.</p>
+
+<p>Pierre ferma ses poings de fureur avec une
+envie irrésistible de sauter sur son frère et de
+le prendre à la gorge:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de
+cette fortune.</p>
+
+<p>Jean s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu
+ne dis pas un mot à mon père, à ma mère ou
+à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser
+parce que tu es jaloux! tu cherches querelle
+à tout le monde parce que tu es jaloux.
+Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens
+plus, tu es devenu venimeux, tu tortures
+notre mère comme si c'était sa faute! ...</p>
+
+<p>Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la
+bouche entr'ouverte, l'oeil dilaté, en proie à
+une de ces folies de rage qui font commettre
+des crimes.</p>
+
+<p>Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, tais-toi donc!</p>
+
+<p>&mdash;Non. Voilà longtemps que je voulais te
+dire ma pensée entière; tu m'en donnes l'occasion,
+tant pis pour toi. J'aime une femme!
+Tu le sais et tu la railles devant moi, tu me
+pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je casserai
+tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à
+me respecter.</p>
+
+<p>&mdash;Te respecter, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Te respecter ... toi ... qui nous as tous
+déshonorés, par ta cupidité!</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis? Répète ... répète? ...</p>
+
+<p>&mdash;Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un
+homme quand on passe pour le fils d'un autre.</p>
+
+<p>Jean demeurait immobile, ne comprenant
+pas, effaré devant l'insinuation qu'il pressentait:</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Tu dis ... répète encore?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis ce que tout le monde chuchote, ce
+que tout le monde colporte, que tu es le fils de
+l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un
+garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore
+sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ...
+Toi ... c'est toi ... toi ... qui prononces
+cette infamie?</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc
+point que j'en crève de chagrin depuis un mois,
+que je passe mes nuits sans dormir et mes
+jours à me cacher comme une bête, que je ne
+sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce
+que je deviendrai tant je souffre, tant je suis
+affolé de honte et de douleur, car j'ai deviné
+d'abord et je sais maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la
+chambre à côté! Songe qu'elle peut nous entendre ...
+qu'elle nous entend ...</p>
+
+<p>Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit
+tout, ses soupçons, ses raisonnements, ses
+luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait
+encore une fois disparu.</p>
+
+<p>Il parlait par phrases courtes, hachées, presque
+sans suite, des phrases d'halluciné.</p>
+
+<p>Il semblait maintenant avoir oublié Jean et
+sa mère dans la pièce voisine. Il parlait comme
+si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait
+parler, parce qu'il avait trop souffert, trop
+comprimé et refermé sa plaie. Elle avait grossi
+comme une tumeur, et cette tumeur venait de
+crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était
+mis à marcher comme il faisait presque toujours;
+et les yeux fixes devant lui, gesticulant,
+dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots
+dans la gorge, des retours de haine contre
+lui-même, il parlait comme s'il eût confessé
+sa misère et la misère des siens, comme s'il
+eût jeté sa peine à l'air invisible et sourd où
+s'envolaient ses paroles.</p>
+
+<p>Jean éperdu, et presque convaincu soudain
+par l'énergie aveugle de son frère, s'était
+adossé contre la porte derrière laquelle il
+devinait que leur mère les avait entendus.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer
+par le salon. Elle n'était point revenue; donc
+elle n'avait pas osé.</p>
+
+<p>Pierre tout à coup frappant du pied, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!</p>
+
+<p>Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.</p>
+
+<p>Le bruit de la grande porte de la rue, retombant
+avec fracas, réveilla Jean de la torpeur
+profonde où il était tombé. Quelques
+secondes s'étaient écoulées, plus longues que
+des heures, et son âme s'était engourdie dans
+un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui
+faudrait penser tout à l'heure, et agir, mais il
+attendait, ne voulant même plus comprendre,
+savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par
+lâcheté. Il était de la race des temporiseurs
+qui remettent toujours au lendemain; et quand
+il lui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution,
+il cherchait encore, par instinct, à
+gagner quelques moments.</p>
+
+<p>Mais le silence profond qui l'entourait maintenant,
+après les vociférations de Pierre, ce
+silence subit des murs, des meubles, avec cette
+lumière vive des six bougies et des deux lampes,
+l'effraya si fort tout à coup qu'il eut envie
+de se sauver aussi.</p>
+
+<p>Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur,
+et il essaya de réfléchir.</p>
+
+<p>Jamais il n'avait rencontré une difficulté
+dans sa vie. Il est des hommes qui se laissent
+aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses
+classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé
+ses études de droit avec régularité parce
+que son existence était calme. Toutes les choses
+du monde lui paraissaient naturelles sans
+éveiller autrement son attention. Il aimait
+l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament,
+n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait,
+devant cette catastrophe, comme un
+homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais
+nagé.</p>
+
+<p>Il essaya de douter d'abord. Son frère avait
+menti par haine, et par jalousie?</p>
+
+<p>Et pourtant, comment aurait-il été assez
+misérable pour dire de leur mère une chose
+pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par
+le désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille,
+dans le regard, dans les nerfs, jusque dans le
+fond de la chair, certaines paroles, certains cris
+de souffrance, des intonations et des gestes
+de Pierre, si douloureux qu'ils étaient irrésistibles,
+aussi irrécusables que la certitude.</p>
+
+<p>Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement
+ou pour avoir une volonté. Sa détresse
+devenait intolérable; et il sentait que, derrière
+la porte, sa mère était là qui avait tout entendu
+et qui attendait.</p>
+
+<p>Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas
+un frisson, pas un souffle, pas un soupir ne
+révélait la présence d'un être derrière cette
+planche. Se serait-elle sauvée? Mais par où?
+Si elle s'était sauvée ... elle avait donc sauté
+de la fenêtre dans la rue!</p>
+
+<p>Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt
+et si dominateur qu'il enfonça plutôt qu'il
+n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.</p>
+
+<p>Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait,
+posée sur la commode.</p>
+
+<p>Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée,
+avec les volets clos. Il se retourna, fouillant
+les coins noirs de son regard anxieux, et il
+s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés.
+Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue
+sur sa couche, la figure enfouie dans l'oreiller
+qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées
+sur sa tête, pour ne plus entendre.</p>
+
+<p>Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie
+par les épaules, il la retourna sans qu'elle
+lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et
+qu'elle mordait pour ne pas crier.</p>
+
+<p>Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras
+crispés, lui communiqua la secousse de son
+indicible torture. L'énergie et la force dont
+elle retenait avec ses doigts et avec ses dents
+la toile gonflée de plumes, sur sa bouche, sur
+ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît
+point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par
+la commotion qu'il reçut, jusqu'à quel point
+on peut souffrir. Et son coeur, son simple coeur,
+fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui,
+même un juge miséricordieux, il était un
+homme plein de faiblesse et un fils plein de
+tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre
+lui avait dit, il ne raisonna pas et ne discuta
+point, il toucha seulement de ses deux
+mains le corps inerte de sa mère, et ne pouvant
+arracher l'oreiller de sa figure, il cria, en baisant
+sa robe:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!</p>
+
+<p>Elle aurait semblé morte si tous ses membres
+n'eussent été parcourus d'un frémissement
+presque insensible, d'une vibration de corde
+tendue. Il répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas
+vrai. Je sais bien que ça n'est pas vrai.</p>
+
+<p>Elle eut un spasme, une suffocation, puis
+tout à coup elle sanglota dans l'oreiller. Alors
+tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis
+s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant
+lâchèrent la toile; et il lui découvrit la
+face.</p>
+
+<p>Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses
+paupières fermées on voyait couler des gouttes
+d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui baisa
+les yeux, lentement, par grands baisers désolés
+qui se mouillaient à ses larmes, et il disait
+toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, ma chère maman, je sais bien
+que ça n'est pas vrai. Ne pleure pas, je le sais!
+Ça n'est pas vrai!</p>
+
+<p>Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec
+un de ces efforts de courage qu'il faut, en certains
+cas, pour se tuer, elle lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est vrai, mon enfant.</p>
+
+<p>Et ils restèrent sans paroles, l'un devant
+l'autre. Pendant quelques instants encore elle
+suffoqua, tendant la gorge, en renversant la
+tête pour respirer, puis elle se vainquit de
+nouveau et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir?
+C'est vrai. Tu ne me croirais pas, si je mentais.</p>
+
+<p>Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur,
+il tomba à genoux près du lit en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, maman, tais-toi.</p>
+
+<p>Elle s'était levée, avec une résolution et
+une énergie effrayantes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant,
+adieu.</p>
+
+<p>Et elle marcha vers la porte.</p>
+
+<p>Il la saisit à pleins bras, criant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai
+plus rien à faire ... puisque je suis toute seule.</p>
+
+<p>Elle se débattait pour s'échapper. La retenant,
+il ne trouvait qu'un mot à lui répéter:</p>
+
+<p>&mdash;Maman ... maman ... maman...</p>
+
+<p>Et elle disait dans ses efforts pour rompre
+cette étreinte:</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, je ne suis plus la
+mère maintenant, je ne suis plus rien pour toi,
+pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as
+plus ni père ni mère, mon pauvre enfant ...
+adieu.</p>
+
+<p>Il comprit brusquement que s'il la laissait
+partir il ne la reverrait jamais, et, l'enlevant, il
+la porta sur un fauteuil, l'assit de force, puis
+s'agenouillant et formant une chaîne de ses
+bras:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi
+je t'aime, et je te garde. Je te garde toujours,
+tu es à moi.</p>
+
+<p>Elle murmura d'une voix accablée:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus
+possible. Ce soir tu pleures, et demain tu me
+jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas
+non plus.</p>
+
+<p>Il répondit avec un si grand élan de si sincère
+amour:&mdash;Oh! moi? moi? Comme tu me
+connais peu!&mdash;qu'elle poussa un cri, lui prit
+la tête par les cheveux, à pleines mains, l'attira
+avec violence et le baisa éperdument à
+travers la figure.</p>
+
+<p>Puis elle demeura immobile, la joue contre
+la joue de son fils, sentant, à travers sa barbe,
+la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas,
+dans l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais
+pas demain. Tu le crois et tu te trompes.
+Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a
+sauvé la vie; mais il ne faut plus que tu me
+voies.</p>
+
+<p>Il répéta, en l'étreignant:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, ne dis pas ça!</p>
+
+<p>&mdash;Si, mon petit, il faut que je m'en aille.</p>
+
+<p>Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai,
+ni ce que je dirai, mais il le faut. Je n'oserais
+plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?</p>
+
+<p>Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans
+l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite mère, tu resteras, parce je le
+veux, parce que j'ai besoin de toi. Et tu vas me
+jurer de m'obéir, tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le
+faut.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, c'est impossible. Ce
+serait nous condamner tous à l'enfer. Je sais
+ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis
+un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera
+passé, quand tu me regarderas comme me
+regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que
+je t'ai dit! ... Oh! ... mon petit Jean, songe ...
+songe que je suis ta mère! ...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas que tu me quittes, maman.
+Je n'ai que toi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons
+plus nous voir sans rougir tous les deux,
+sans que je me sente mourir de honte et sans
+que tes yeux fassent baisser les miens.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas vrai, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris,
+va, toutes les luttes de ton pauvre frère,
+toutes, depuis le premier jour. Maintenant,
+lorsque je devine son pas dans la maison,
+mon coeur saute à briser ma poitrine, lorsque
+j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir.
+Je t'avais encore, toi! Maintenant, je
+ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu que
+je pourrais vivre entre vous deux?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y
+penseras plus.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! comme si c'était possible!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est possible.</p>
+
+<p>&mdash;Comment veux-tu que je n'y pense plus
+entre ton frère et toi? Est-ce que vous n'y
+penserez plus, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Moi. Je te le jure!</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu y penseras à toutes les heures
+du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu
+pars, je m'engage et je me fais tuer.</p>
+
+<p>Elle fut bouleversée par cette menace puérile
+et étreignit Jean en le caressant avec une
+tendresse passionnée. Il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien
+plus, bien plus. Voyons, sois raisonnable.
+Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu
+me promettre huit jours? Tu ne peux pas
+me refuser ça?</p>
+
+<p>Elle posa ses deux mains sur les épaules de
+Jean, et le tenant à la longueur de ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant ... tâchons d'être calmes et
+de ne pas nous attendrir. Laisse-moi te parler
+d'abord. Si je devais une seule fois entendre
+sur tes lèvres ce que j'entends depuis un mois
+dans la bouche de ton frère, si je devais une
+seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans
+les siens, si je devais deviner rien que par un
+mot ou par un regard que je te suis odieuse
+comme à lui ... une heure après, tu entends,
+une heure après ... je serais partie pour toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Maman, je te jure ...</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai
+souffert tout ce qu'une créature peut souffrir.
+A partir du moment où j'ai compris que ton
+frère, que mon autre fils me soupçonnait, et
+qu'il devinait, minute par minute, la vérité,
+tous les instants de ma vie ont été un martyre
+qu'il est impossible de t'exprimer.</p>
+
+<p>Elle avait une voix si douloureuse que la
+contagion de sa torture emplit de larmes les
+yeux de Jean.</p>
+
+<p>Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant
+de choses à te dire pour que tu comprennes ...
+mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si
+je devais rester ... il faudrait ... Non, je ne
+peux pas! ...</p>
+
+<p>&mdash;Dis, maman, dis.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas
+trompé ... Tu veux que je reste avec toi, n'est-ce
+pas? Pour cela, pour que nous puissions
+nous voir encore, nous parler, nous rencontrer
+toute la journée dans la maison, car je
+n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de
+trouver ton frère derrière elle, pour cela il
+faut, non pas que tu me pardonnes,&mdash;rien
+ne fait plus de mal qu'un pardon,&mdash;mais
+que tu ne m'en veuilles pas de ce que j'ai
+fait ... Il faut que tu te sentes assez fort,
+assez différent de tout le monde pour te
+dire que tu n'es pas le fils de Roland, sans
+rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai
+assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux
+plus, non, je ne peux plus! Et ce n'est pas
+d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne
+pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que
+nous puissions encore vivre ensemble, et
+nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien
+que si j'ai été la maîtresse de ton père, j'ai été
+encore plus sa femme, sa vraie femme, que je
+n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne
+regrette rien, que je l'aime encore tout mort
+qu'il est, que je l'aimerai toujours, que je n'ai
+aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute
+ma joie, tout mon espoir, toute ma consolation,
+tout, tout, tout pour moi, pendant si
+longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui
+m'entend, je n'aurais jamais rien eu de bon
+dans l'existence, si je ne l'avais pas rencontré,
+jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur,
+pas une de ces heures qui nous font tant
+regretter de vieillir, rien! Je lui dois tout! Je
+n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux,
+ton frère et toi. Sans vous ce serait vide, noir
+et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais aimé
+rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas
+seulement pleuré, car j'ai pleuré, mon petit
+Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous
+sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui
+tout entière, corps et âme, pour toujours, avec
+bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa
+femme comme il a été mon mari devant Dieu
+qui nous avait faits l'un pour l'autre. Et puis,
+j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était
+toujours bon et prévenant, mais je n'étais plus
+pour lui ce que j'avais été. C'était fini! Oh!
+que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et
+trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et
+nous sommes arrivés ici; et jamais je ne l'ai
+plus revu, jamais il n'est venu ... Il promettait
+dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ...
+et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il
+est mort! ... Mais il nous aimait encore puisqu'il
+a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à
+mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais,
+et je t'aime parce que tu es son enfant,
+et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant
+toi! Comprends-tu? je ne pourrais pas!
+Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes
+d'être son fils et que nous parlions de lui
+quelquefois, et que tu l'aimes un peu, et que
+nous pensions à lui quand nous nous regarderons.
+Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas,
+adieu, mon petit, il est impossible que nous
+restions ensemble maintenant! je ferai ce que
+tu décideras:
+Jean répondit d'une voix douce:</p>
+
+<p>&mdash;Reste, maman.</p>
+
+<p>Elle le serra dans ses bras et se remit à
+pleurer; puis elle reprit, la joue contre sa joue:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir
+avec lui?</p>
+
+<p>Jean murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Nous trouverons quelque chose. Tu ne
+peux plus vivre auprès de lui.</p>
+
+<p>Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne puis plus, non! non!</p>
+
+<p>Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria,
+l'âme en détresse:</p>
+
+<p>&mdash;Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi,
+fais quelque chose, je ne sais pas ...
+trouve ... sauve-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, maman, je chercherai.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ...
+ne me quitte pas! J'ai si peur de lui ... si peur!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je trouverai. Je te promets.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends
+pas ce qui se passe en moi quand je le vois.</p>
+
+<p>Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Garde-moi ici, chez toi.</p>
+
+<p>Il hésita, réfléchit et comprit, avec son
+bon sens positif, le danger de cette combinaison.</p>
+
+<p>Mais il dut raisonner longtemps, discuter,
+combattre avec des arguments précis son affolement
+et sa terreur.</p>
+
+<p>&mdash;Seulement ce soir, disait-elle, seulement
+cette nuit. Tu feras dire demain à Roland que
+je me suis trouvée malade.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible, puisque Pierre est
+rentré. Voyons, aie du courage. J'arrangerai
+tout, je te le promets, dès demain. Je serai à
+neuf heures à la maison. Voyons, mets ton
+chapeau. Je vais te reconduire.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec
+un abandon enfantin, craintif et reconnaissant.</p>
+
+<p>Elle essaya de se lever; mais la secousse
+avait été trop forte; elle ne pouvait encore se
+tenir sur ses jambes.</p>
+
+<p>Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer
+de l'alcali, et il lui lava les tempes avec du
+vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et soulagée
+comme après un accouchement.</p>
+
+<p>Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois
+heures sonnaient quand ils passèrent à l'hôtel
+de ville.</p>
+
+<p>Devant la porte de leur logis il l'embrassa
+et lui dit: «Adieu, maman, bon courage.»</p>
+
+<p>Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux,
+entra dans sa chambre, se dévêtit bien
+vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des
+adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.</p>
+
+<p>Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas
+et l'avait entendue revenir.</p><br><br>
+
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<p>Quand il fut rentré dans son appartement,
+Jean s'affaissa sur un divan, car les chagrins
+et les soucis qui donnaient à son frère des
+envies de courir et de fuir comme une bête
+chassée, agissant diversement sur sa nature
+somnolente, lui cassaient les jambes et les
+bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement,
+à ne pouvoir gagner son lit, mou de
+corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était
+point frappé, comme l'avait été Pierre, dans
+la pureté de son amour filial, dans cette dignité
+secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers,
+mais accablé par un coup du destin qui menaçait
+en même temps ses intérêts les plus chers.</p>
+
+<p>Quand son âme enfin se fut calmée, quand
+sa pensée se fut éclaircie ainsi qu'une eau
+battue et remuée, il envisagea la situation
+qu'on venait de lui révéler. S'il eût appris de
+toute autre manière le secret de sa naissance,
+il se serait assurément indigné et aurait ressenti
+un profond chagrin; mais après sa querelle
+avec son frère, après cette délation violente
+et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion
+poignante de la confession de sa mère le laissa
+sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par
+sa sensibilité avait été assez fort pour emporter,
+dans un irrésistible attendrissement, tous
+les préjugés et toutes les saintes susceptibilités
+de la morale naturelle. D'ailleurs, il
+n'était pas un homme de résistance. Il n'aimait
+lutter contre personne et encore moins
+contre lui-même; il se résigna donc, et par un
+penchant instinctif, par un amour inné du repos,
+de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta
+aussitôt des perturbations qui allaient surgir
+autour de lui et l'atteindre du même coup. Il
+les pressentait inévitables, et, pour les écarter,
+il se décida à des efforts surhumains d'énergie
+et d'activité. Il fallait que tout de suite, dès le
+lendemain, la difficulté fût tranchée, car il
+avait aussi par instants ce besoin impérieux
+des solutions immédiates qui constitue toute
+la force des faibles, incapables de vouloir
+longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs
+à démêler et à étudier les situations
+compliquées, les questions d'ordre intime,
+dans les familles troublées, découvrit immédiatement
+toutes les conséquences prochaines
+de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en
+envisageait les suites à un point de vue presque
+professionnel, comme s'il eût réglé les
+relations futures de clients après une catastrophe
+d'ordre moral. Certes un contact continuel
+avec Pierre lui devenait impossible. Il
+l'éviterait facilement en restant chez lui, mais
+il était encore inadmissible que leur mère continuât
+à demeurer sous le même toit que son
+fils aîné.</p>
+
+<p>Et longtemps il médita, immobile sur les
+coussins, imaginant et rejetant des combinaisons
+sans trouver rien qui pût le satisfaire.</p>
+
+<p>Mais une idée soudaine l'assaillit:&mdash;Cette
+fortune qu'il avait reçue, un honnête homme
+la garderait-il?</p>
+
+<p>Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida
+à la donner aux pauvres. C'était dur, tant
+pis, il vendrait son mobilier et travaillerait
+comme un autre, comme travaillent tous ceux
+qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse
+fouettant son courage, il se leva et
+vint poser son front contre les vitres. Il avait
+été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n'en
+mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient
+le bec de gaz qui brûlait en face de lui de
+l'autre côté de la rue. Or, comme une femme
+attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement
+à Mme Rosémilly, et il reçut au coeur
+la secousse des émotions profondes nées en
+nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences
+désespérantes de sa décision lui apparurent
+en même temps. Il devrait renoncer
+à épouser cette femme, renoncer au bonheur,
+renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi,
+maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle?
+Elle l'avait accepté le sachant riche. Pauvre,
+elle l'accepterait encore; mais avait-il le droit
+de lui demander, de lui imposer ce sacrifice?
+Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme
+un dépôt qu'il restituerait plus tard aux indigents?</p>
+
+<p>Et dans son âme où l'égoïsme prenait des
+masques honnêtes, tous les intérêts déguisés
+luttaient et se combattaient. Les scrupules
+premiers cédaient la place aux raisonnements
+ingénieux, puis reparaissaient, puis s'effaçaient
+de nouveau.</p>
+
+<p>Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif,
+un prétexte tout-puissant pour fixer ses
+hésitations et convaincre sa droiture native.
+Vingt fois déjà il s'était posé cette question:
+«Puisque je suis le fils de cet homme, que je
+le sais et que je l'accepte, n'est-il pas naturel
+que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet
+argument ne pouvait empêcher le «non»
+murmuré par la conscience intime.</p>
+
+<p>Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas
+le fils de celui que j'avais cru être mon père,
+je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
+vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne
+ni équitable. Ce serait voler mon frère.»</p>
+
+<p>Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé,
+ayant apaisé sa conscience, il retourna
+vers la fenêtre.</p>
+
+<p>«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à
+l'héritage de ma famille, que je le laisse à
+Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
+de son père. Cela est juste. Alors n'est-il
+pas juste aussi que je garde l'argent de mon
+père à moi?»</p>
+
+<p>Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de
+la fortune de Roland, s'étant décidé à l'abandonner
+intégralement, il consentit donc et se
+résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant
+l'une et l'autre il se trouverait réduit
+à la pure mendicité.</p>
+
+<p>Cette affaire délicate une fois réglée, il revint
+à la question de la présence de Pierre dans la
+famille. Comment l'écarter? Il désespérait de
+découvrir une solution pratique, quand le sifflet
+d'un vapeur entrant au port sembla lui
+jeter une réponse en lui suggérant une idée.</p>
+
+<p>Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et
+rêvassa jusqu'au jour.</p>
+
+<p>Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si
+l'exécution de son projet était possible. Puis,
+après quelques démarches et quelques visites,
+il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère
+l'attendait enfermée dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais
+jamais osé descendre.</p>
+
+<p>On entendit aussitôt Roland qui criait dans
+l'escalier:</p>
+
+<p>&mdash;On ne mange donc point aujourd'hui,
+nom d'un chien!</p>
+
+<p>On ne répondit pas, et il hurla:</p>
+
+<p>&mdash;Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que
+vous faites?</p>
+
+<p>La voix de la bonne sortit des profondeurs
+du sous-sol:</p>
+
+<p>&mdash;V'la, M'sieu, qué qui faut?</p>
+
+<p>&mdash;Où est Madame?</p>
+
+<p>&mdash;Madame est en haut avec M'sieu Jean!</p>
+
+<p>Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage
+supérieur:</p>
+
+<p>&mdash;Louise?</p>
+
+<p>Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;On ne mange donc pas, nom d'un chien!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, mon ami, nous venons.
+Et elle descendit, suivie de Jean.</p>
+
+<p>Roland s'écria en apercevant le jeune
+homme:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà
+dans ton logis.</p>
+
+<p>&mdash;Non, père, mais j'avais à causer avec
+maman ce matin.</p>
+
+<p>Jean s'avança, la main ouverte, et quand il
+sentit se refermer sur ses doigts l'étreinte paternelle
+du vieillard, une émotion bizarre et
+imprévue le crispa, l'émotion des séparations
+et des adieux sans espoir de retour.</p>
+
+<p>Mme Roland demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pierre n'est pas arrivé?</p>
+
+<p>Son mari haussa les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais tant pis, il est toujours en
+retard. Commençons sans lui.</p>
+
+<p>Elle se tourna vers Jean:</p>
+
+<p>&mdash;Tu devrais aller le chercher, mon enfant;
+ça le blesse quand on ne l'attend pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, maman, j'y vais.
+Et le jeune homme sortit.</p>
+
+<p>Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse
+d'un craintif qui va se battre.</p>
+
+<p>Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Entrez.</p>
+
+<p>Il entra.</p>
+
+<p>L'autre écrivait, penché sur sa table.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, dit Jean.</p>
+
+<p>Pierre se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour.</p>
+
+<p>Et ils se tendirent la main comme si rien ne
+s'était passé.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne descends pas déjeuner?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler.</p>
+
+<p>La voix de l'aîné tremblait, et son oeil
+anxieux demandait au cadet ce qu'il allait faire.</p>
+
+<p>&mdash;On t'attend.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère
+est en bas? ...</p>
+
+<p>&mdash;Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te
+chercher.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! alors ... je descends.</p>
+
+<p>Devant la porte de la salle il hésita à se
+montrer le premier; puis il l'ouvrit d'un geste
+saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis
+à table, face à face.</p>
+
+<p>Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les
+yeux, sans prononcer un mot, et s'étant penché
+il lui tendit son front à baiser comme il
+faisait depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser
+sur les joues comme jadis. Il devina
+qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit
+point les lèvres sur sa peau, et il se redressa,
+le coeur battant, après ce simulacre de caresse.</p>
+
+<p>Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après
+mon départ?»</p>
+
+<p>Jean répétait avec tendresse «mère» et
+«chère maman», prenait soin d'elle, la servait
+et lui versait à boire. Pierre alors comprit
+qu'ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put
+pénétrer leur pensée! Jean croyait-il sa mère
+coupable ou son frère un misérable?</p>
+
+<p>Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir
+dit l'horrible chose l'assaillirent de nouveau,
+lui serrant la gorge et lui fermant la bouche,
+l'empêchant de manger et de parler.</p>
+
+<p>Il était envahi maintenant par un besoin de
+fuir intolérable, de quitter cette maison qui
+n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient
+plus à lui que par d'imperceptibles liens. Et il
+aurait voulu partir sur l'heure, n'importe où,
+sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus
+rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours
+malgré lui, rien que par sa présence, et qu'ils
+lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable
+supplice.</p>
+
+<p>Jean parlait, causait avec Roland. Pierre
+n'écoutant pas, n'entendait point. Il crut sentir
+cependant une intention dans la voix de son
+frère et prit garde au sens des paroles.</p>
+
+<p>Jean disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment
+de leur flotte On parle de six mille cinq cents
+tonneaux. Il fera son premier voyage le mois
+prochain.</p>
+
+<p>Roland s'étonnait:</p>
+
+<p>&mdash;Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en
+état de prendre la mer cet été.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon; on a poussé les travaux avec
+ardeur pour que la première traversée ait lieu
+avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux
+de la Compagnie et j'ai causé avec un
+des administrateurs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! lequel?</p>
+
+<p>&mdash;M. Marchand, l'ami particulier du président
+du conseil d'administration.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tu le connais?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Et puis j'avais un petit service à
+lui demander.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! alors tu me feras visiter en grand
+détail la <i>Lorraine</i> dès qu'elle entrera dans le
+port, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, c'est très facile!</p>
+
+<p>Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases,
+poursuivre une introuvable transition. Il reprit:
+&mdash;En somme, c'est une vie très acceptable
+qu'on mène sur ces grands transatlantiques.
+On passe plus de la moitié des mois à terre
+dans deux villes superbes, New-York et le
+Havre, et le reste en mer avec des gens charmants.
+On peut même faire là des connaissances
+très agréables et très utiles pour plus
+tard, oui, très utiles, parmi les passagers.
+Songe que le capitaine, avec les économies sur
+le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille
+francs par an, sinon plus ...</p>
+
+<p>Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement,
+qui témoignaient d'un profond respect pour
+la somme et pour le capitaine.</p>
+
+<p>Jean reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Le commissaire de bord peut atteindre
+dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement
+fixe, avec logement, nourriture, éclairage,
+chauffage, service, etc., etc. Ce qui
+équivaut à dix mille au moins, c'est très beau.</p>
+
+<p>Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra
+ceux de son frère, et le comprit.</p>
+
+<p>Alors, après une hésitation, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce très difficile à obtenir, les places
+de médecin sur un transatlantique?</p>
+
+<p>&mdash;Oui et non. Tout dépend des circonstances
+et des protections.</p>
+
+<p>Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le mois prochain que part la <i>Lorraine</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le sept.
+Et ils se turent.</p>
+
+<p>Pierre songeait. Certes ce serait une solution
+s'il pouvait s'embarquer comme médecin
+sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait
+peut-être. En attendant il y gagnerait sa
+vie sans demander rien à sa famille. Il avait
+dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant
+il ne tendait plus la main devant sa
+mère! Il n'avait donc aucune ressource, hors
+celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain
+que le pain de la maison inhabitable, de dormir
+dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit
+alors, en hésitant un peu:</p>
+
+<p>&mdash;Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus,
+moi.</p>
+
+<p>Jean demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne pourrais-tu pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je ne connais personne à la
+Compagnie transatlantique.</p>
+
+<p>Roland demeurait stupéfait:</p>
+
+<p>&mdash;Et tous tes beaux projets de réussite, que
+deviennent-ils?</p>
+
+<p>Pierre murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier,
+et renoncer aux meilleurs espoirs. D'ailleurs,
+ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser
+quelques milliers de francs pour m'établir
+ensuite.</p>
+
+<p>Son père, aussitôt, fut convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre
+de côté six ou sept mille francs, qui bien employés
+te mèneront loin. Qu'en penses-tu,
+Louise?</p>
+
+<p>Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que Pierre a raison.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vais en parler à M. Poulin, que je
+connais beaucoup! Il est juge au tribunal de
+commerce et il s'occupe des affaires de la Compagnie.
+J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui
+est intime avec un des vice-présidents.</p>
+
+<p>Jean demandait à son frère:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu que je tâte aujourd'hui même
+M. Marchand?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je veux bien.</p>
+
+<p>Pierre reprit, après avoir songé quelques
+instants:</p>
+
+<p>&mdash;Le meilleur moyen serait peut-être encore
+d'écrire à mes maîtres de l'Ecole de médecine
+qui m'avaient en grande estime. On
+embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets
+médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs
+Mas-Roussel, Rémusot, Flache et
+Borriquel enlèveraient la chose en une heure
+mieux que toutes les recommandations douteuses.
+Il suffirait de faire présenter ces lettres
+par ton ami M. Marchand au conseil d'administration.</p>
+
+<p>Jean approuvait tout à fait:</p>
+
+<p>&mdash;Ton idée est excellente, excellente!</p>
+
+<p>Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du
+succès, étant incapable de s'affliger longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas leur écrire aujourd'hui même,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je
+ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop
+nerveux.</p>
+
+<p>Il se leva et sortit.</p>
+
+<p>Alors Jean se tourna vers sa mère:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?</p>
+
+<p>&mdash;Rien ... Je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu venir avec moi jusque chez
+Mme Rosémilly?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... oui ... oui ...</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais ... il est indispensable que j'y
+aille aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... oui ... C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ça, indispensable?&mdash;demanda
+Roland, habitué d'ailleurs à ne jamais comprendre
+ce qu'on disait devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je lui ai promis d'y aller.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien. C'est différent, alors.</p>
+
+<p>Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la
+mère et le fils montaient l'escalier pour prendre
+leurs chapeaux.</p>
+
+<p>Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu mon bras, maman?</p>
+
+<p>Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude
+de marcher côte à côte. Elle accepta et
+s'appuya sur lui.</p>
+
+<p>Ils ne parlèrent point pendant quelque temps,
+puis il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois que Pierre consent parfaitement
+à s'en aller.</p>
+
+<p>Elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Le pauvre garçon!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera
+pas malheureux du tout sur la <i>Lorraine</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Non ... je sais bien, mais je pense à tant
+de choses.</p>
+
+<p>Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant
+du même pas que son fils, puis avec
+cette voix bizarre qu'on prend par moments
+pour conclure une longue et secrète pensée:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vilain, la vie! Si on y trouve une
+fois un peu de douceur, on est coupable de s'y
+abandonner et on le paye bien cher plus tard.</p>
+
+<p>Il dit, très bas:</p>
+
+<p>&mdash;Ne parle plus de ça, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? j'y pense tout le temps.</p>
+
+<p>&mdash;Tu oublieras.</p>
+
+<p>Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! comme j'aurais pu être heureuse en
+épousant un autre homme!</p>
+
+<p>A présent, elle s'exaspérait contre Roland,
+rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie,
+sur la pesanteur de son esprit et l'aspect
+commun de sa personne toute la responsabilité
+de sa faute et de son malheur. C'était
+à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle
+devait de l'avoir trompé, d'avoir désespéré un
+de ses fils et fait à l'autre la plus douloureuse
+confession dont pût saigner le coeur d'une
+mère.</p>
+
+<p>Elle murmura: «C'est si affreux pour une
+jeune fille d'épouser un mari comme le mien.»
+Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont
+il avait cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la
+notion confuse qu'il portait depuis longtemps
+de la médiocrité paternelle, l'ironie constante
+de son frère, l'indifférence dédaigneuse des
+autres et jusqu'au mépris de la bonne pour
+Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu
+terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins
+d'être le fils d'un autre; et après la grande
+secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas
+eu le contre-coup de révolte, d'indignation et
+de colère redouté par Mme Roland, c'est que
+depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment
+de se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés devant la maison de
+Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse,
+le deuxième étage d'une grande construction
+qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait
+toute la rade du Havre.</p>
+
+<p>En apercevant Mme Roland qui entrait la première,
+au lieu de lui tendre les mains comme
+toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car
+elle devinait l'intention de sa démarche.</p>
+
+<p>Le mobilier du salon, en velours frappé,
+était toujours recouvert de housses. Les murs,
+tapissés de papier à fleurs, portaient quatre
+gravures achetées par le premier mari, le capitaine.
+Elles représentaient des scènes maritimes
+et sentimentales. On voyait sur la
+première la femme d'un pêcheur agitant un
+mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à
+l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur
+la seconde, la même femme, à genoux sur la
+même côte, se tord les bras en regardant au
+loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer
+de vagues invraisemblables, la barque de l'époux
+qui va sombrer.</p>
+
+<p>Les deux autres gravures représentaient des
+scènes analogues dans une classe supérieure
+de la société.</p>
+
+<p>Une jeune femme blonde rêve, accoudée
+sur le bordage d'un grand paquebot qui s'en
+va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil
+mouillé de larmes et de regrets.</p>
+
+<p>Qui a-t-elle laissé derrière elle?</p>
+
+<p>Puis, la même jeune femme assise près
+d'une fenêtre ouverte sur l'Océan est évanouie
+dans un fauteuil. Une lettre vient de
+tomber de ses genoux sur le tapis.</p>
+
+<p>Il est donc mort, quel désespoir!</p>
+
+<p>Les visiteurs, généralement, étaient émus
+et séduits par la tristesse banale de ces sujets
+transparents et poétiques. On comprenait tout
+de suite, sans explication, et sans recherche, et
+on plaignait les pauvres femmes, bien qu'on
+ne sût pas au juste la nature du chagrin de la
+plus distinguée. Mais ce doute même aidait à
+la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé!
+L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement
+vers ces quatre sujets et retenu comme par
+une fascination. Il ne s'en écartait que pour y
+revenir toujours, et toujours contempler les
+quatre expressions des deux femmes qui se
+ressemblaient comme deux soeurs. Il se dégageait
+surtout du dessin net, bien fini, soigné
+distingué à la façon, d'une gravure de mode,
+ainsi que du cadre bien luisant, une sensation
+de propreté et de rectitude qu'accentuait encore
+le reste de l'ameublement.</p>
+
+<p>Les sièges demeuraient rangés suivant un
+ordre invariable, les uns contre la muraille,
+les autres autour du guéridon. Les rideaux
+blancs, immaculés, avaient des plis si droits et
+si réguliers qu'on avait envie de les friper un
+peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait
+le globe où la pendule dorée, de style
+Empire, une mappemonde portée par Atlas
+agenouillé, semblait mûrir comme un melon
+d'appartement.</p>
+
+<p>Les deux femmes en s'asseyant modifièrent
+un peu la place normale de leurs chaises.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait
+Mme Roland.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Je vous avoue que je suis un peu
+fatiguée.</p>
+
+<p>Et elle rappela, comme pour en remercier
+Jean et sa mère, tout le plaisir qu'elle avait
+pris à cette excursion et à cette pêche.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce
+matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses.
+Si vous voulez, nous recommencerons un jour
+ou l'autre cette partie-là ...</p>
+
+<p>Le jeune homme l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Avant d'en commencer une seconde, si
+nous terminions la première?</p>
+
+<p>&mdash;Comment ça? Mais il me semble qu'elle
+est finie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans
+ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je
+veux aussi rapporter chez moi.</p>
+
+<p>Elle prit un air naïf et malin:</p>
+
+<p>&mdash;Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous
+avez trouvé?</p>
+
+<p>&mdash;Une femme! Et nous venons, maman et
+moi, vous demander si elle n'a pas changé
+d'avis ce matin.</p>
+
+<p>Elle se mit à sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Non, Monsieur, je ne change jamais
+d'avis, moi.</p>
+
+<p>Ce fut lui qui lui tendit alors sa main
+toute grande, où elle fit tomber la sienne
+d'un geste vif et résolu. Et il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Le plus tôt possible, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Six semaines?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma
+future belle-mère?</p>
+
+<p>Mme Roland répondit avec un sourire un peu
+mélancolique:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie
+seulement d'avoir bien voulu Jean, car
+vous le rendrez très heureux.</p>
+
+<p>&mdash;On fera ce qu'on pourra, maman.</p>
+
+<p>Un peu attendrie, pour la première fois,
+Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins
+bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme
+un enfant; et sous cette caresse nouvelle une
+émotion puissante gonfla le coeur malade de
+la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce
+qu'elle éprouvait. C'était triste et doux en
+même temps. Elle avait perdu un fils, un
+grand fils, et on lui rendait à la place une fille,
+une grande fille.</p>
+
+<p>Quand elles se retrouvèrent face à face, sur
+leurs sièges, elles se prirent les mains, et restèrent
+ainsi, se regardant et se souriant, tandis
+que Jean semblait presque oublié d'elles.</p>
+
+<p>Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles
+il fallait songer pour ce prochain mariage,
+et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly
+parut soudain se souvenir d'un détail
+et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>La même rougeur couvrit soudain les joues
+de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, c'est inutile!</p>
+
+<p>Puis elle hésita, sentant qu'une explication
+était nécessaire, et elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit
+de lui annoncer ce que nous avons décidé.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait,
+jugeant cela bien naturel, car le bonhomme
+comptait si peu.</p>
+
+<p>Quand Mme Roland se retrouva dans la rue
+avec son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais
+bien me reposer.</p>
+
+<p>Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant
+l'épouvante de sa maison.</p>
+
+<p>Ils entrèrent chez Jean.</p>
+
+<p>Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière
+elle, elle poussa un gros soupir comme si
+cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au
+lieu de se reposer, comme elle l'avait dit, elle
+commença à ouvrir les armoires, à vérifier les
+piles de linge, le nombre des mouchoirs et des
+chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour
+chercher des arrangements plus harmonieux,
+qui plaisaient davantage à son oeil de ménagère;
+et quand elle eut disposé les choses à
+son gré, aligné les serviettes, les caleçons et
+les chemises sur leurs tablettes spéciales,
+divisé tout le linge en trois classes principales,
+linge de corps, linge de maison et linge de
+table, elle se recula pour contempler son
+oeuvre, et elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Jean, viens donc voir comme c'est joli.</p>
+
+<p>Il se leva et admira pour lui faire plaisir.</p>
+
+<p>Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha
+de son fauteuil à pas légers, par derrière,
+et, lui enlaçant le cou de son bras droit,
+elle l'embrassa en posant sur la cheminée un
+petit objet enveloppé dans un papier blanc,
+qu'elle tenait de l'autre main.</p>
+
+<p>Il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est?</p>
+
+<p>Comme elle ne répondait pas, il comprit, en
+reconnaissant la forme du cadre:</p>
+
+<p>&mdash;Donne! dit-il.</p>
+
+<p>Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna
+vers ses armoires. Il se leva, prit vivement
+cette relique douloureuse et, traversant
+l'appartement, alla l'enfermer à double tour,
+dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du
+bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux,
+puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, je vais voir si ta nouvelle
+bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est
+sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter
+pour me rendre compte.</p><br><br>
+
+
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+
+<p>Les lettres de recommandation des professeurs
+Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel,
+écrites dans les termes les plus flatteurs
+pour le Mme Pierre Roland, leur élève, avaient
+été soumises par M. Marchand au conseil de
+la Compagnie transatlantique, appuyées par
+MM. Poulin, juge au tribunal de commerce,
+Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au
+maire du Havre, ami particulier du capitaine
+Beausire.</p>
+
+<p>Il se trouvait que le médecin de la <i>Lorraine</i>
+n'était pas encore désigné, et Pierre eut la
+chance d'être nommé en quelques jours.</p>
+
+<p>Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par
+la bonne Joséphine, un matin, comme il finissait
+sa toilette.</p>
+
+<p>Sa première émotion fut celle du condamné
+à mort à qui on annonce sa peine commuée;
+et il sentit immédiatement sa souffrance
+adoucie un peu par la pensée de ce départ
+et de cette vie calme, toujours bercée par
+l'eau qui roule, toujours errante, toujours
+fuyante.</p>
+
+<p>Il vivait maintenant dans la maison paternelle
+en étranger muet et réservé. Depuis le
+soir où il avait laissé s'échapper devant son
+frère l'infâme secret découvert par lui, il sentait
+qu'il avait brisé les dernières attaches
+avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir
+dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux,
+malpropre, méchant, et cependant il était
+soulagé d'avoir parlé.</p>
+
+<p>Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa
+mère ou le regard de son frère. Leurs yeux
+pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante
+et des ruses d'ennemis qui redoutent de
+se croiser. Toujours il se demandait: «Qu'a-t-elle
+pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle
+nié? Que croit mon frère? Que pense-t-il
+d'elle, que pense-t-il de moi?» Il ne devinait
+pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque
+plus d'ailleurs, sauf devant Roland, afin
+d'éviter ses questions.</p>
+
+<p>Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa
+nomination, il la présenta, le jour même, à sa
+famille. Son père, qui avait une grande tendance
+à se réjouir de tout, battit des mains.
+Jean répondit d'un ton sérieux, mais l'âme
+pleine de joie:</p>
+
+<p>&mdash;Je te félicite de tout mon coeur, car je
+sais qu'il y avait beaucoup de concurrents.
+Tu dois cela certainement aux lettres de tes
+professeurs.</p>
+
+<p>Et sa mère baissa la tête en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien heureuse que tu aies réussi.</p>
+
+<p>Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la
+Compagnie, afin de se renseigner sur mille
+choses; et il demanda le nom du médecin de
+la <i>Picardie</i> qui devait partir le lendemain,
+pour s'informer près de lui de tous les détails
+de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y
+devait rencontrer.</p>
+
+<p>Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il
+fut reçu dans une petite chambre de paquebot
+par un jeune homme à barbe blonde qui ressemblait
+à son frère. Ils causèrent longtemps.</p>
+
+<p>On entendait dans les profondeurs sonores
+de l'immense bâtiment une grande agitation
+confuse et continue, où la chute des marchandises
+entassées dans les cales se mêlait aux
+pas, aux voix, au mouvement des machines
+chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres
+et à la rumeur des chaînes traînées ou
+enroulées sur les treuils par l'haleine rauque
+de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps
+entier du gros navire.</p>
+
+<p>Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue
+et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle
+s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme
+ces brumes qui courent sur la mer, venues
+du bout du monde et qui portent dans leur
+épaisseur insaisissable quelque chose de
+mystérieux et d'impur comme le souffle
+pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.</p>
+
+<p>En ses heures de plus grande souffrance il ne
+s'était jamais senti plongé ainsi dans un cloaque
+de misère. C'est que la dernière déchirure était
+faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de
+son coeur les racines de toutes ses tendresses, il
+n'avait pas éprouvé encore cette détresse de
+chien perdu qui venait soudain de le saisir.</p>
+
+<p>Ce n'était plus une douleur morale et torturante,
+mais l'affolement d'une bête sans abri,
+une angoisse matérielle d'être errant qui n'a
+plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage,
+toutes les forces brutales du monde vont
+assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot,
+en entrant dans cette chambrette balancée sur
+les vagues, la chair de l'homme qui a toujours
+dormi dans un lit immobile et tranquille s'était
+révoltée contre l'insécurité de tous les lendemains
+futurs. Jusqu'alors elle s'était sentie
+protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé
+dans la terre qui le tient, et par la certitude du
+repos à la même place, sous le toit qui résiste
+au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver
+dans la chaleur du logis fermé deviendrait
+un danger et une constante souffrance.</p>
+
+<p>Plus de sol sous les pas, mais la mer qui
+roule, qui gronde et engloutit. Plus d'espace
+autour de soi, pour se promener, courir, se
+perdre par les chemins, mais quelques mètres
+de planches pour marcher comme un condamné
+au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres,
+de jardins, de rues, de maisons, rien que de
+l'eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait
+remuer ce navire sous ses pieds. Les jours
+d'orage il faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher
+aux portes, se cramponner aux bords
+de la couchette étroite pour ne point rouler par
+terre. Les jours de calme il entendrait la trépidation
+ronflante de l'hélice et sentirait fuir
+ce bateau qui le porte, d'une fuite continue,
+régulière, exaspérante.</p>
+
+<p>Et il se trouvait condamné à cette vie
+de forçat vagabond, uniquement parce que
+sa mère s'était livrée aux caresses d'un
+homme.</p>
+
+<p>Il allait devant lui, défaillant à présent sous
+la mélancolie désolée des gens qui vont s'expatrier.</p>
+
+<p>Il ne se sentait plus au coeur ce mépris
+hautain, cette haine dédaigneuse pour les inconnus
+qui passent, mais une triste envie de
+leur parler, de leur dire qu'il allait quitter la
+France, d'être écouté et consolé. C'était, au
+fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui
+va tendre la main, un besoin timide et fort de
+sentir quelqu'un souffrir de son départ.</p>
+
+<p>Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais
+l'aimait assez pour ressentir une vraie et
+poignante émotion; et le docteur se décida
+tout de suite à l'aller voir.</p>
+
+<p>Quand il entra dans la boutique, le pharmacien,
+qui pilait des poudres au fond d'un mortier
+de marbre, eut un petit tressaillement et
+quitta sa besogne:</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il.</p>
+
+<p>Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à
+entreprendre des démarches nombreuses, sans
+en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les affaires vont-elles?</p>
+
+<p>Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence
+était terrible, le malade rare et pauvre
+dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait
+vendre que des médicaments à bon marché;
+et les médecins n'y ordonnaient point ces remèdes
+rares et compliqués sur lesquels on
+gagne cinq cents pour cent. Le bonhomme
+conclut:</p>
+
+<p>&mdash;Si ça dure encore trois mois comme ça,
+il faudra fermer boutique. Si je ne comptais
+pas sur vous, mon bon docteur, je me serais
+déjà mis à cirer des bottes.</p>
+
+<p>Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida
+brusquement à porter le coup, puisqu'il
+le fallait:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous
+être d'aucun secours. Je quitte le Havre au
+commencement du mois prochain.</p>
+
+<p>Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion
+fut vive:</p>
+
+<p>&mdash;Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.</p>
+
+<p>Le vieux demeurait atterré, sentant crouler
+son dernier espoir, et il se révolta soudain
+contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il
+aimait, en qui il avait eu tant de confiance, et
+qui l'abandonnait ainsi.</p>
+
+<p>Il bredouilla:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'allez pas me trahir à votre
+tour, vous?</p>
+
+<p>Pierre se sentait tellement attendri qu'il
+avait envie de l'embrasser:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point
+trouvé à me caser ici et je pars comme médecin
+sur un paquebot transatlantique.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si
+bien promis de m'aider à vivre!</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même.
+Je n'ai pas un sou de fortune.</p>
+
+<p>Marowsko répétait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est mal, c'est mal, ce que vous faites.
+Je n'ai plus qu'à mourir de faim, moi. À mon
+âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un
+pauvre vieux qui est venu pour vous suivre.
+C'est mal.</p>
+
+<p>Pierre voulait s'expliquer, protester, donner
+ses raisons, prouver qu'il n'avait pu faire autrement;
+le Polonais n'écoutait point, révolté de
+cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion
+sans doute à des événements politiques:</p>
+
+<p>&mdash;Vous autres Français, vous ne tenez pas
+vos promesses.</p>
+
+<p>Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et
+le prenant d'un peu haut:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour
+se décider à ce que j'ai fait, il faut de puissants
+motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
+J'espère que je vous retrouverai plus
+raisonnable.</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, pensait-il, personne n'aura pour
+moi un regret sincère.</p>
+
+<p>Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il
+connaissait, ou qu'il avait connus, et elle retrouva,
+au milieu de tous les visages défilant
+dans son souvenir, celui de la fille de brasserie
+qui lui avait fait soupçonner sa mère.</p>
+
+<p>Il hésita, gardant contre elle une rancune
+instinctive, puis soudain, se décidant, il pensa:
+«Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta
+pour retrouver sa rue.</p>
+
+<p>La brasserie était, par hasard, remplie de
+monde et remplie aussi de fumée. Les consommateurs,
+bourgeois et ouvriers, car c'était
+un jour de fête, appelaient, riaient, criaient,
+et le patron lui-même servait, courant de table
+en table, emportant des bocks vides et les rapportant
+pleins de mousse.</p>
+
+<p>Quand Pierre eut trouvé une place, non loin
+du comptoir, il attendit, espérant que la bonne
+le verrait et le reconnaîtrait.</p>
+
+<p>Mais elle passait et repassait devant lui, sans
+un coup d'oeil, trottant menu sous ses jupes
+avec un petit dandinement gentil.</p>
+
+<p>Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent.
+Elle accourut:</p>
+
+<p>&mdash;Que désirez-vous, Monsieur?</p>
+
+<p>Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans
+le calcul des consommations servies.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit
+bonjour à ses amis?</p>
+
+<p>Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix
+pressée:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je
+n'ai pas le temps aujourd'hui. C'est un bock
+que vous voulez?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un bock.</p>
+
+<p>Quand elle l'apporta, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens te faire mes adieux. Je pars.</p>
+
+<p>Elle répondit avec indifférence:</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! Où allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;En Amérique.</p>
+
+<p>&mdash;On dit que c'est un beau pays.</p>
+
+<p>Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien
+malavisé pour lui parler ce jour-là. Il y avait
+trop de monde au café!</p>
+
+<p>Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant
+sur la jetée il vit la <i>Perle</i> qui rentrait portant
+son père et le capitaine Beausire. Le matelot
+Papagris ramait; et les deux hommes, assis à
+l'arrière, fumaient leur pipe avec un air de
+parfait bonheur. Le docteur songea en les
+voyant passer: «Bienheureux les simples
+d'esprit.»</p>
+
+<p>Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames
+pour tâcher de s'engourdir dans une somnolence
+de brute.</p>
+
+<p>Quand il rentra, le soir, à la maison, sa
+mère lui dit, sans oser lever les yeux sur
+lui:</p>
+
+<p>&mdash;Il va te falloir un tas d'affaires pour partir,
+et je suis un peu embarrassée. Je t'ai commandé
+tantôt ton linge de corps et j'ai passé
+chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu
+besoin de rien autre, de choses que je ne connais
+pas, peut-être?</p>
+
+<p>Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de
+rien.» Mais il songea qu'il lui fallait au moins
+accepter de quoi se vêtir décemment, et ce
+fut d'un ton très calme qu'il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai
+à la Compagnie.</p>
+
+<p>Il s'informa, et on lui remit la liste des objets
+indispensables. Sa mère, en la recevant
+de ses mains, le regarda pour la première fois
+depuis bien longtemps, et elle avait au fond
+des yeux l'expression si humble, si douce, si
+triste, si suppliante des pauvres chiens battus
+qui demandent grâce.</p>
+
+<p>Le 1er octobre, la <i>Lorraine</i>, venant de Saint-Nazaire,
+entra au port du Havre, pour en repartir
+le 7 du même mois à destination de
+New-York; et Pierre Roland dut prendre possession
+de la petite cabine flottante où serait
+désormais emprisonnée sa vie.</p>
+
+<p>Le lendemain, comme il sortait, il rencontra
+dans l'escalier sa mère qui l'attendait et
+qui murmura d'une voix à peine intelligible.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer
+sur ce bateau?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, tout est fini.</p>
+
+<p>Elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Je désire tant voir ta chambrette.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine. C'est très laid et
+très petit.</p>
+
+<p>Il passa, la laissant atterrée, appuyée au
+mur, et la face blême.</p>
+
+<p>Or Roland, qui visita la <i>Lorraine</i> ce jour-là
+même, ne parla pendant le dîner que de ce
+magnifique navire et s'étonna beaucoup que
+sa femme n'eût aucune envie de le connaître
+puisque leur fils allait s'embarquer dessus.</p>
+
+<p>Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant
+les jours qui suivirent. Il était nerveux,
+irritable, dur, et sa parole brutale semblait
+fouetter tout le monde. Mais la veille de son
+départ il parut soudain très changé, très
+adouci. Il demanda, au moment d'embrasser
+ses parents avant d'aller coucher à bord pour
+la première fois:</p>
+
+<p>&mdash;Vous viendrez me dire adieu, demain
+sur le bateau?</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas,
+Louise?</p>
+
+<p>&mdash;Mais certainement, dit-elle tout bas.</p>
+
+<p>Pierre reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous partons à onze heures juste. Il faut
+être là-bas à neuf heures et demie au plus
+tard.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! s'écria son père, une idée. En te
+quittant nous courrons bien vite nous embarquer
+sur la <i>Perle</i> afin de t'attendre hors des
+jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce
+pas, Louise?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certainement.</p>
+
+<p>Roland reprit:</p>
+
+<p>&mdash;De cette façon, tu ne nous confondras pas
+avec la foule qui encombre le môle quand
+partent les transatlantiques. On ne peut jamais
+reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, ça me va. C'est entendu.</p>
+
+<p>Une heure plus tard il était étendu dans son
+petit lit marin, étroit et long comme un cercueil.
+Il y resta longtemps, les yeux ouverts,
+songeant à tout ce qui s'était passé depuis deux
+mois dans sa vie, et surtout dans son âme. À
+force d'avoir souffert et fait souffrir les autres,
+sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée,
+comme une lame émoussée. Il n'avait
+presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un
+et de quoi que ce fût, et il laissait aller
+sa révolte à vau-l'eau à la façon de son existence.
+Il se sentait tellement las de lutter, las
+de frapper, las de détester, las de tout, qu'il
+n'en pouvait plus et tâchait d'engourdir son
+coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le
+sommeil. Il entendait vaguement autour de
+lui les bruits nouveaux du navire, bruits légers,
+à peine perceptibles en cette nuit calme du
+port; et de sa blessure jusque-là si cruelle il
+ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureux
+des plaies qui se cicatrisent.</p>
+
+<p>Il avait dormi profondément quand le mouvement
+des matelots le tira de son repos. Il
+faisait jour, le train de marée arrivait au quai
+amenant les voyageurs de Paris.</p>
+
+<p>Alors il erra sur le navire au milieu de ces
+gens affairés, inquiets, cherchant leurs cabines,
+s'appelant, se questionnant et se répondant au
+hasard, dans l'effarement du voyage commencé.
+Après qu'il eut salué le capitaine et
+serré la main de son compagnon le commissaire
+du bord, il entra dans le salon où quelques
+Anglais sommeillaient déjà dans les coins. La
+grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés
+de filets d'or prolongeait indéfiniment
+dans les glaces la perspective de ses longues
+tables flanquées de deux lignes illimitées de
+sièges tournants, en velours grenat. C'était
+bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où
+devaient manger en commun les gens riches
+de tous les continents. Son luxe opulent était
+celui des grands hôtels, des théâtres, des lieux
+publics, le luxe imposant et banal qui satisfait
+l'oeil des millionnaires. Le docteur allait passer
+dans la partie du navire réservée à la seconde
+classe, quand il se souvint qu'on avait
+embarqué la veille au soir un grand troupeau
+d'émigrants, et il descendit dans l'entrepont.
+En y pénétrant, il fut saisi par une odeur
+nauséabonde d'humanité pauvre et malpropre,
+puanteur de chair nue plus écoeurante que
+celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors,
+dans une sorte de souterrain obscur et bas,
+pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut
+des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants
+étendus sur des planches superposées ou
+grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait
+point les visages mais voyait vaguement cette
+foule sordide en haillons, cette foule de misérables
+vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant
+avec une femme maigre et des enfants
+exténués pour une terre inconnue, où ils espéraient
+ne point mourir de faim, peut-être.</p>
+
+<p>Et songeant au travail passé, au travail
+perdu, aux efforts stériles, à la lutte acharnée,
+reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée
+par ces gueux, qui allaient recommencer
+encore, sans savoir où, cette existence
+d'abominable misère, le docteur eut envie de
+leur crier: «Mais foutez-vous donc à l'eau
+avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur
+fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla,
+ne pouvant supporter leur vue.</p>
+
+<p>Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly
+l'attendaient déjà dans sa cabine.</p>
+
+<p>&mdash;Si tôt, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit Mme Roland d'une voix
+tremblante, nous voulions avoir le temps de
+te voir un peu.</p>
+
+<p>Il la regarda. Elle était en noir, comme si
+elle eût porté un deuil, et il s'aperçut brusquement
+que ses cheveux, encore gris le mois dernier,
+devenaient tout blancs à présent.</p>
+
+<p>Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre
+personnes dans sa petite demeure, et il sauta
+sur son lit. Par la porte restée ouverte on
+voyait passer une foule nombreuse comme
+celle d'une rue un jour de fête, car tous les
+amis des embarqués et une armée de simples
+curieux avaient envahi l'immense paquebot.
+On se promenait dans les couloirs, dans les
+salons, partout, et des têtes s'avançaient
+jusque dans la chambre tandis que des voix
+murmuraient au dehors: «C'est l'appartement
+du docteur.»</p>
+
+<p>Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il
+se sentit enfermé avec les siens, il eut envie de
+la rouvrir, car l'agitation du navire trompait
+leur gêne et leur silence.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly voulut enfin parler:</p>
+
+<p>&mdash;Il vient bien peu d'air par ces petites
+fenêtres, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un hublot, répondit Pierre.</p>
+
+<p>Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre
+capable de résister aux chocs les plus violents,
+puis il expliqua longuement le système
+de fermeture. Roland à son tour demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as ici même la pharmacie?</p>
+
+<p>Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une
+bibliothèque de fioles qui portaient des noms
+latins sur des carrés de papier blanc.</p>
+
+<p>Il en prit une pour énumérer les propriétés
+de la matière qu'elle contenait, puis une seconde,
+puis une troisième, et il fit un vrai
+cours de thérapeutique qu'on semblait écouter
+avec grande attention.</p>
+
+<p>Roland répétait en remuant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce intéressant cela!</p>
+
+<p>On frappa doucement contre la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! cria Pierre.</p>
+
+<p>Et le capitaine Beausire parut.</p>
+
+<p>Il dit, en tendant la main:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens tard parce que je n'ai pas voulu
+gêner vos épanchements.</p>
+
+<p>Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence
+recommença.</p>
+
+<p>Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille.
+Des commandements lui parvenaient à travers
+la cloison, et il annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Il est temps de nous en aller si nous voulons
+embarquer dans la <i>Perle</i> pour vous voir
+encore à la sortie, et vous dire adieu en pleine
+mer.</p>
+
+<p>Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner
+les voyageurs de la <i>Lorraine</i> sans
+doute, et il se leva avec empressement:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, adieu, mon garçon.</p>
+
+<p>Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit
+la porte.</p>
+
+<p>Mme Roland ne bougeait point et demeurait
+les yeux baissés, très pâle.</p>
+
+<p>Sou mari lui toucha le bras:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dépêchons-nous, nous n'avons
+pas une minute à perdre.</p>
+
+<p>Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui
+tendit, l'une après l'autre, deux joues de cire
+blanche, qu'il baisa sans dire un mot. Puis il
+serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son
+frère en lui demandant:</p>
+
+<p>&mdash;À quand ton mariage?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore au juste. Nous le
+ferons coïncider avec un de tes voyages.</p>
+
+<p>Tout le monde enfin sortit de la chambre et
+remonta sur le pont encombré de public, de
+porteurs de paquets et de marins.</p>
+
+<p>La vapeur ronflait dans le ventre énorme du
+navire qui semblait frémir d'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, dit Roland toujours pressé.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, répondit Pierre debout au bord
+d'un des petits ponts de bois qui faisaient communiquer
+la <i>Lorraine</i> avec le quai.</p>
+
+<p>Il serra de nouveau toutes les mains et sa
+famille s'éloigna.</p>
+
+<p>&mdash;Vite, vite, en voiture! criait le père.</p>
+
+<p>Un fiacre les attendait qui les conduisit à
+l'avant-port où Papagris tenait la <i>Perle</i> toute
+prête à prendre le large.</p>
+
+<p>Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de
+ces jours secs et calmes d'automne, où la mer
+polie semble froide et dure comme de l'acier.</p>
+
+<p>Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre
+et ils se mirent à ramer. Sur le brise-lames,
+sur les jetées, jusque sur les parapets de granit,
+une foule innombrable, remuante et bruyante,
+attendait la <i>Lorraine</i>.</p>
+
+<p>La <i>Perle</i> passa entre ces deux vagues humaines
+et fut bientôt hors du môle.</p>
+
+<p>Le capitaine Beausire, assis entre les deux
+femmes, tenait la barre et il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez voir que nous nous trouverons
+juste sur sa route, mais là, juste.</p>
+
+<p>Et les deux rameurs tiraient de toute leur
+force pour aller le plus loin possible. Tout à
+coup Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;La voilà. J'aperçois sa mâture et ses
+deux cheminées. Elle sort du bassin.</p>
+
+<p>&mdash;Hardi! les enfants, répétait Beausire.</p>
+
+<p>Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche
+et le posa sur ses yeux.</p>
+
+<p>Roland était debout, cramponné au mât; il
+annonçait:</p>
+
+<p>&mdash;En ce moment elle évolue dans l'avant-port...
+Elle ne bouge plus... Elle se remet en
+mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur...
+Elle marche... bravo!... Elle s'engage
+dans les jetées!... Entendez-vous la foule qui
+crie... bravo!... c'est le <i>Neptune</i> qui la tire...
+je vois son avant maintenant... la voilà, la
+voilà... Nom de Dieu, quel bateau! Nom de
+Dieu! regardez donc!...</p>
+
+<p>Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent;
+les deux hommes cessèrent de ramer; seule
+Mme Roland ne remua point.</p>
+
+<p>L'immense paquebot, traîné par un puissant
+remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une
+chenille, sortait lentement et royalement du
+port. Et le peuple havrais massé sur les môles,
+sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain
+par un élan patriotique se mit à crier: «Vive
+la <i>Lorraine</i>!» acclamant et applaudissant ce
+départ magnifique, cet enfantement d'une
+grande ville maritime qui donnait à la mer sa
+plus belle fille.</p>
+
+<p>Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit
+passage enfermé entre deux murs de granit,
+se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur,
+et elle partit toute seule comme un
+énorme monstre courant sur l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;La voilà... la voilà!... criait toujours
+Roland. Elle vient droit, sur nous.</p>
+
+<p>Et Beausire, radieux, répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je vous avais promis, hein?
+Est-ce que je connais leur route?</p>
+
+<p>Jean, tout bas, dit à sa mère:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde, maman, elle approche.</p>
+
+<p>Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés
+par les larmes.</p>
+
+<p>La <i>Lorraine</i> arrivait, lancée à toute vitesse
+dès sa sortie du port, par ce beau temps clair,
+calme. Beausire, la lunette braquée, annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout
+seul, bien en vue. Attention!</p>
+
+<p>Haut comme une montagne et rapide comme
+un train, le navire, maintenant, passait presque
+à toucher la <i>Perle</i>.</p>
+
+<p>Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les
+bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre,
+coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à
+deux mains des baisers d'adieu.</p>
+
+<p>Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait,
+devenu déjà tout petit, effacé comme une
+tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment.
+Elle s'efforçait de le reconnaître encore
+et ne le distinguait plus.</p>
+
+<p>Jean lui avait pris la main:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as vu? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai vu. Comme il est bon!</p>
+
+<p>Et on retourna vers la ville.</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec
+une conviction enthousiaste.</p>
+
+<p>Le paquebot, en effet, diminuait de seconde
+en seconde comme s'il eût fondu dans l'Océan.
+Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer
+à l'horizon vers une terre inconnue, à
+l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien
+ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait
+plus tout à l'heure, était son fils,
+son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié
+de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait
+aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore
+qu'elle ne reverrait jamais plus son
+enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pleures-tu, demanda son mari,
+puisqu'il sera de retour avant un mois?</p>
+
+<p>Elle balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai
+mal.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire
+les quitta tout de suite pour aller déjeuner
+chez un ami. Alors Jean partit en avant
+avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa
+femme:</p>
+
+<p>&mdash;Il a une belle tournure, tout de même,
+notre Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit la mère.</p>
+
+<p>Et comme elle avait l'âme trop troublée
+pour songer à ce qu'elle disait, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien heureuse qu'il épouse
+Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Le bonhomme fut stupéfait:</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui. Nous comptions te demander
+ton avis aujourd'hui même.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il
+est question de cette affaire-là?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non. Depuis quelques jours seulement.
+Jean voulait être sûr d'être agréé par
+elle avant de te consulter.</p>
+
+<p>Roland se frottait les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je
+l'approuve absolument.</p>
+
+<p>Comme ils allaient quitter le quai et prendre
+le boulevard François Ier, sa femme se retourna
+encore une fois pour jeter un dernier regard
+sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien
+qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère
+qu'elle avait l'air d'un peu de brume.</p>
+
+<h2>FIN</h2>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11131 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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+The Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Pierre et Jean
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 17, 2004 [EBook #11131]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed
+Proofreaders. This file was produced from images generously made
+available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+PIERRE & JEAN
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+
+
+«LE ROMAN»
+
+
+Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit.
+Tout au contraire les idées que je vais essayer de faire comprendre
+entraîneraient plutôt la critique du genre d'étude psychologique que
+j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_.
+
+Je veux m'occuper du Roman en général.
+
+Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé par les mêmes
+critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.
+
+Au milieu de phrases élogieuses, je trouve régulièrement celle-ci, sous
+les mêmes plumes:
+
+--Le plus grand défaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman
+à proprement parler.
+
+On pourrait répondre par le même argument.
+
+--Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me juger,
+c'est qu'il n'est pas un critique.
+
+Quels sont en effet les caractères essentiels du critique?
+
+Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées
+d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
+distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les
+tempéraments les plus contraires, et admette les recherches d'art les
+plus diverses.
+
+Or, le critique qui, après _Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don
+Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinités électives,
+Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, les Trois
+Mousquetaires, Mauprat, le Père Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le
+Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô,
+Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho_, etc., ose
+encore écrire: «Ceci est un roman et cela n'en est pas un», me paraît
+doué d'une perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.
+
+Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins
+vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en trois
+actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le
+troisième le dénouement.
+
+Cette manière de composer est absolument admissible à la condition qu'on
+acceptera également toutes les autres.
+
+Existe-t-il des règles pour faire un roman, en dehors desquelles une
+histoire écrite devrait porter un autre nom?
+
+Si _Don Quichotte_ est un roman, le _Rouge et le Noir_ en
+est-il un autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_
+en est-il un? Peut-on établir une comparaison entre les _Affinités
+électives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas,
+_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet
+et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman?
+Quelles sont ces fameuses règles? D'où viennent-elles? Qui les a
+établies? En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels
+raisonnements?
+
+Il semble cependant que ces critiques savent d'une façon certaine,
+indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un
+autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans
+être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils
+rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvres
+conçues et exécutées en dehors de leur esthétique.
+
+Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui
+ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que possible
+les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.
+
+Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec
+persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer,
+c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception
+personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalité, qui est une
+manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le
+critique qui prétend définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en fait
+d'après les romans qu'il aime, et établir certaines règles invariables
+de composition, luttera toujours contre un tempérament d'artiste
+apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument
+ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences,
+sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la
+valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension,
+ouverte à tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour
+qu'il puisse découvrir et vanter les livres même qu'il n'aime pas comme
+homme et qu'il doit comprendre comme juge.
+
+Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'où
+il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu'ils
+nous complimentent sans réserve et sans mesure.
+
+Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la
+tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à son
+goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de
+_bien écrit_, l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination
+idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
+
+En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous crient:
+
+--Consolez-moi.
+
+--Amusez-moi.
+
+--Attristez-moi.
+
+--Attendrissez-moi.
+
+--Faites-moi rêver.
+
+--Faites-moi rire.
+
+--Faites-moi frémir.
+
+--Faites-moi pleurer.
+
+--Faites-moi penser.
+
+Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste:
+
+--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le
+mieux, suivant votre tempérament.
+
+L'artiste essaie, réussit ou échoue.
+
+Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de
+l'effort; et il n'a pas le droit de se préoccuper des tendances.
+
+Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.
+
+Donc, après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner une vision
+déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou superbe de
+la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu nous
+montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.
+
+Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si différentes
+et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de
+leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idées générales
+d'où elles sont nées.
+
+Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique ou une
+oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament,
+récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et
+de l'intelligence que la nature lui a donnés.
+
+Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques,
+gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de telle ou
+telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.
+
+Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui
+plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement exaltés pour
+juger un idéaliste et prouvons-lui que son rêve est médiocre, banal,
+pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste,
+montrons-lui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans son
+livre.
+
+Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des
+procédés de composition absolument opposés.
+
+Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante,
+pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans
+souci exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré,
+les préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou
+l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons
+ingénieuses conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont
+disposés et gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui
+est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités
+éveillées au début, mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si
+complètement l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que
+deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
+
+Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image exacte
+delà vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements qui
+paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une
+histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à
+penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force
+d'avoir vu et médité il regarde l'univers, les choses, les faits et
+les hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte
+de l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision
+personnelle du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant
+dans un livre. Pour nous émouvoir, comme il l'a été lui-même par le
+spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une
+scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une
+manière si adroite, si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit
+impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses
+intentions.
+
+Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon à la rendre
+intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses personnages
+à une certaine période de leur existence et les conduira, par des
+transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de
+cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence
+des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les
+sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait,
+comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les
+intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les intérêts de famille, les
+intérêts politiques.
+
+L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion ou dans
+le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante,
+mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se
+dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents
+pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous
+les êtres qui l'ont entourée, sa signification particulière et bien
+caractéristique, il devra savoir éliminer, parmi les menus événements
+innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre
+en lumière, d'une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés
+inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre
+sa portée, sa valeur d'ensemble.
+
+On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente de
+l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les critiques,
+et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque
+invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la
+ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue.
+
+En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de
+la vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui
+écrit l'histoire du coeur, de l'âme et de l'intelligence à l'état
+normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire l'émotion de
+la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en
+veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce qu'est véritablement
+l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits
+d'une vérité irrécusable et constante.
+
+Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on
+doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée
+par ces mots: «Rien que la vérité et toute la vérité.»
+
+Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits
+constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au
+profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car:
+
+Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
+
+Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la
+photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus
+complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
+
+Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume
+au moins par journée, pour énumérer les multitudes d'incidents
+insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose
+donc,--ce qui estime première atteinte à la théorie de toute la vérité.
+
+La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus
+imprévues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale,
+sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables,
+illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre
+_faits divers_.
+
+Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans
+cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails
+caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout
+l'à-côté.
+
+Un exemple entre mille:
+
+Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable
+sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d'un
+personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au
+milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut faire la part de l'accident?
+
+La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les
+traîne indéfiniment. L'art, au contraire, consiste à user de précautions
+et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées,
+à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les
+événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief
+qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation
+profonde de la vérité spéciale qu'on veut montrer.
+
+Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète du vrai, suivant
+la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans
+le pêle-mêle de leur succession.
+
+J'en conclus que les Réalistes de talent devraient s'appeler plutôt des
+Illusionnistes.
+
+Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la réalité puisque nous
+portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux,
+nos oreilles, notre odorat, notre goût différents créent autant de
+vérités qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent
+les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent,
+analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre
+race.
+
+Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion
+poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant
+sa nature. Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire
+fidèlement cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a appris et
+dont il peut disposer.
+
+Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui
+est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion
+de l'ignoble qui attire tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux qui
+imposent à l'humanité leur illusion particulière.
+
+Ne nous fâchons donc contre aucune théorie puisque chacune d'elles est
+simplement l'expression généralisée d'un tempérament qui s'analyse.
+
+Il en est deux surtout qu'on a souvent discutées en les opposant l'une
+à l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman
+d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse
+demandent que l'écrivain s'attache à indiquer les moindres évolutions
+d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui déterminent
+nos actions, en n'accordant au fait lui-même qu'une importance très
+secondaire. Il est le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte du
+roman. Il faudrait donc, d'après eux, écrire ces oeuvres précises et
+rêvées où l'imagination se confond avec l'observation, à la manière d'un
+philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les
+prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous
+les vouloirs et discerner toutes les réactions de l'âme agissant sous
+l'impulsion des intérêts, des passions ou des instincts.
+
+Les partisans de l'objectivité, (quel vilain mot!) prétendant, au
+contraire, nous donner la représentation exacte de ce qui a lieu dans la
+vie, évitent avec soin toute explication compliquée, toute dissertation
+sur les motifs, et se bornent à faire passer sous nos yeux les
+personnages et les événements.
+
+Pour eux, la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle est
+cachée en réalité sous les faits dans l'existence.
+
+Le roman conçu de cette manière y gagne de l'intérêt, du mouvement dans
+le récit, de la couleur, de la vie remuante.
+
+Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état d'esprit d'un personnage,
+les écrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet état
+d'âme doit faire accomplir fatalement à cet homme dans une situation
+déterminée. Et ils le font se conduire de telle manière, d'un bout à
+l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient
+le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensées, de toutes ses
+volontés ou de toutes ses hésitations. Ils cachent donc la psychologie
+au lieu de l'étaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme
+l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui
+fait notre portrait ne montre pas notre squelette.
+
+Il me semble aussi que le roman exécuté de cette façon y gagne en
+sincérité. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous
+voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels
+ils obéissent.
+
+Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, à force d'observer les
+hommes, nous pouvons déterminer leur nature assez exactement pour
+prévoir leur manière d'être dans presque toutes les circonstances, si
+nous pouvons dire avec précision: «Tel homme de tel tempérament, dans
+tel cas, fera ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions déterminer,
+une à une, toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n'est pas la
+nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne
+sont pas pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa
+nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents
+des nôtres.
+
+Quel que soit le génie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant
+uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter
+assez complètement dans l'âme et dans le corps d'un gaillard exubérant,
+sensuel, violent, soulevé par tous les désirs et même par tous les
+vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les
+plus intimes de cet être si différent, alors même qu'il peut fort bien
+prévoir et raconter tous les actes de sa vie.
+
+En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se
+substituer à tous ses personnages dans les différentes situations où il
+les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont
+les seuls intermédiaires entre la vie extérieure et nous, qui nous
+imposent leurs perceptions, déterminent notre sensibilité, créent en
+nous une âme essentiellement différente de toutes celles qui nous
+entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le
+secours de nos sens, nos idées sur la vie, nous ne pouvons que les
+transporter en partie dans tous les personnages dont nous prétendons
+dévoiler l'être intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous
+montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un
+honnête homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou
+d'une marchande aux halles, car nous sommes obligés de nous poser ainsi
+le problème: «Si _j'_étais roi, assassin, voleur, courtisane,
+religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que
+_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce
+que _j'_agirais?» Nous ne diversifions donc nos personnages
+qu'en changeant l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les
+circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entouré
+d'une barrière d'organes infranchissable.
+
+L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître ce _moi_ par le
+lecteur sous tous les masques divers qui nous servent à le cacher.
+
+Mais si, au seul point de vue de la complète exactitude, la pure analyse
+psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des
+oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres méthodes de travail.
+
+Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur rêve d'artistes
+est respectable; et ils ont cela de particulièrement intéressant qu'ils
+savent et qu'ils proclament l'extrême difficulté de l'art.
+
+Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou
+bien sot, pour écrire encore aujourd'hui! Après tant de maîtres aux
+natures si variées, au génie si multiple, que reste-t-il à faire qui
+n'ait été fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit? Qui peut se
+vanter, parmi nous, d'avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve
+déjà, à peu près pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous,
+si saturés d'écriture française que notre corps entier nous donne
+l'impression d'être une pâte faite avec des mots, trouvons-nous jamais
+une ligne, une pensée qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons eu,
+au moins, le confus pressentiment?
+
+L'homme qui cherche seulement à amuser son public par des moyens déjà
+connus, écrit avec confiance, dans la candeur de sa médiocrité, des
+oeuvres destinées à la foule ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur
+qui pèsent tous les siècles de la littérature passée, ceux que rien
+ne satisfait, que tout dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui tout
+semble défloré déjà, à qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un
+travail inutile et commun, en arrivent à juger l'art littéraire une
+chose insaisissable, mystérieuse, que nous dévoilent à peine quelques
+pages des plus grands maîtres.
+
+Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup nous font tressaillir
+jusqu'au coeur comme une révélation surprenante; mais les vers suivants
+ressemblent à tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble à
+toutes les proses.
+
+Les hommes de génie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces
+tourments, parce qu'ils portent en eux une force créatrice irrésistible.
+Ils ne se jugent pas eux-mêmes. Les autres, nous autres qui sommes
+simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons
+lutter contre l'invincible découragement que par la continuité de
+l'effort.
+
+Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donné
+cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.
+
+Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, résumés en
+peu de lignes, seront peut-être utiles à quelques jeunes gens moins
+confiants en eux-mêmes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on débute dans
+les lettres.
+
+Bouilhet, que je connus le premier d'une façon un peu intime, deux ans
+environ avant de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me répéter que
+cent vers, peut-être moins, suffisent à la réputation d'un artiste,
+s'ils sont irréprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de
+l'originalité d'un homme même de second ordre, me fît comprendre que le
+travail continuel et la connaissance profonde du métier peuvent, un jour
+de lucidité, de puissance et d'entraînement, par la rencontre heureuse
+d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit,
+amener cette éclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que
+nous la pouvons produire.
+
+Je compris ensuite que les écrivains les plus connus n'ont presque
+jamais laissé plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette
+chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des
+matières qui se présentent à notre choix, celle qui absorbera toutes nos
+facultés, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.
+
+Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour
+moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonté et me
+répondit: «Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez
+apporté prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci,
+jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est
+qu'une longue patience. Travaillez.»
+
+Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui
+plaisais, car il s'était mis à m'appeler, en riant, son disciple.
+
+Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des
+nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n'en est rien resté. Le
+maître lisait tout, puis le dimanche suivant, en déjeunant, développait
+ses critiques et enfonçait en moi, peu à peu, deux ou trois principes
+qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. «Si on a une
+originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager; si on n'en a pas,
+il faut en acquérir une.»
+
+--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce
+qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en
+découvrir un aspect qui n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans
+tout, de l'inexploré, parce que nous sommes habitués à ne nous servir de
+nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé avant nous sur ce
+que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu.
+Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine,
+demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce qu'ils ne
+ressemblent plus, pour nous, à aucun autre arbre et à aucun autre feu.
+
+C'est de cette façon qu'on devient original.
+
+Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde
+entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez
+absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases,
+un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le
+distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même
+race ou de même espèce.
+
+«Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte,
+devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres,
+montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence
+physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur
+nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre
+épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul
+mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres
+qui le suivent et le précèdent.»
+
+J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands
+rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle
+que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer,
+qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut
+donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et
+cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir
+recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de langage
+pour éviter la difficulté.
+
+On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant
+ce vers de Boileau:
+
+D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
+
+Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et
+chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste,
+pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec
+une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot
+suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et
+d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
+différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines
+de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes
+excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.
+
+Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de
+lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de
+sous-entendus, d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer
+des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux
+livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la
+signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.
+
+La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains
+maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a
+jeté dans ce courant limpide, ses modes, ses archaïsmes prétentieux et
+ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de
+ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire,
+logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou
+corrompre.
+
+Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux
+termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la
+_propreté_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la
+simplicité de leurs confrères! Elles frapperont peut-être les confrères
+qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a
+pas.
+
+
+GUY DE MAUPASSANT.
+
+La Guillette, Étretat, septembre 1887.
+
+
+
+
+
+
+
+
+PIERRE ET JEAN
+
+
+
+I
+
+
+--Zut! s'écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d'heure
+demeurait immobile, les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par moments,
+d'un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer.
+
+Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly
+invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers
+son mari:
+
+--Eh bien!... eh bien!... Gérôme!
+
+Le bonhomme furieux répondit:
+
+--Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait
+jamais pêcher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours
+trop tard.
+
+Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un à bâbord, l'autre à
+tribord, chacun une ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en même
+temps et Jean répondit:
+
+---Tu n'es pas galant pour notre invitée, papa.
+
+M. Roland fut confus et s'excusa:
+
+--Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J'invite
+des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, dès que je
+sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson.
+
+Mme Roland s'était tout à fait réveillée et regardait d'un air attendri
+le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:
+
+--Vous avez cependant fait une belle pêche.
+
+Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup
+d'oeil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois
+hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'écailles
+gluantes et de nageoires soulevées, d'efforts impuissants et mous, et de
+bâillements dans l'air mortel.
+
+Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler
+jusqu'au bord le flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond, et
+leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps,
+une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille.
+
+Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des rosés, et déclara:
+
+--Cristi! ils sont frais, ceux-là!
+
+Puis il continua:
+
+--Combien en as-tu pris, toi, docteur?
+
+Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés
+comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:
+
+--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.
+
+Le père se tourna vers le cadet:
+
+--Et toi, Jean?
+
+Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son
+frère, sourit et murmura:
+
+--A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.
+
+Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père
+Roland.
+
+Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il
+annonça:
+
+--Je n'essayerai plus jamais de pêcher l'après-midi. Une fois dix heures
+passées, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au
+soleil.
+
+Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de
+propriétaire.
+
+C'était un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodéré de la
+navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu'il eut assez
+d'aisance pour vivre modestement de ses rentes.
+
+Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur.
+Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer leurs
+études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de
+leur père.
+
+A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de cinq ans plus âgé que Jean,
+s'étant senti successivement de la vocation pour des professions
+variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine,
+et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de nouvelles
+espérances.
+
+En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et il s'était mis au travail
+avec tant d'ardeur, qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez
+courtes études et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il était
+exalté, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées
+philosophiques.
+
+Jean, aussi blond que son frère était noir, aussi calme que son frère
+était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait
+tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplôme de licencié en
+même temps que Pierre obtenait celui de docteur.
+
+Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous
+les deux formaient le projet de s'établir au Havre s'ils parvenaient à
+le faire dans des conditions satisfaisantes.
+
+Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent
+presque invisibles entre frères ou entre soeurs jusqu'à la maturité et
+qui éclatent à l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un,
+les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié. Certes
+ils s'aimaient, mais ils s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la
+naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée
+cette autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et
+de sa mère, et tant aimée, tant caressée par eux.
+
+Jean, dès son enfance, avait été un modèle de douceur, de bonté et de
+caractère égal; et Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre vanter
+sans cesse ce gros garçon dont la douceur lui semblait être de la
+mollesse, la bonté de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement.
+Ses parents, gens placides, qui rêvaient pour leurs fils des situations
+honorables et médiocres, lui reprochaient ses indécisions, ses
+enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants vers
+des idées généreuses et vers des professions décoratives.
+
+Depuis qu'il était homme, on ne lui disait plus: «Regarde Jean et
+imite-le!» mais chaque fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait ceci,
+Jean a fait cela,» il comprenait bien le sens et l'allusion cachés sous
+ces paroles.
+
+Leur mère, une femme d'ordre, une économe bourgeoise un peu
+sentimentale, douée d'une âme tendre de caissière, apaisait sans cesse
+les petites rivalités nées chaque jour entre ses deux grands fils, de
+tous les menus faits de la vie commune. Un léger événement, d'ailleurs,
+troublait en ce moment sa quiétude, et elle craignait une complication,
+car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses
+enfants achevaient l'un et l'autre leurs éludes spéciales, d'une
+voisine, Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort à la
+mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois
+ans, une maîtresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme
+un animal libre, comme si elle eût vu, subi, compris et pesé tous les
+événements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, étroit et
+bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie
+et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une
+tasse de thé.
+
+Le père Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse,
+interrogeait leur nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle parlait
+de lui, de ses voyages, de ses anciens récits, sans embarras, en femme
+raisonnable et résignée qui aime la vie et respecte la mort.
+
+Les deux fils, à leur retour, trouvant cette jolie veuve installée dans
+la maison, avaient aussitôt commencé à la courtiser, moins par désir de
+lui plaire que par envie de se supplanter.
+
+Leur mère, prudente et pratique, espérait vivement qu'un des deux
+triompherait, car la jeune femme était riche, mais elle aurait aussi
+bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.
+
+Mme Rosémilly était blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux
+follets envolés à la moindre brise et un petit air crâne, hardi,
+batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage méthode de son
+esprit.
+
+Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers lui par une similitude de
+nature. Cette préférence d'ailleurs ne se montrait que par une presque
+insensible différence dans la voix et le regard, et en ceci encore
+qu'elle prenait quelquefois son avis.
+
+Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne
+propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement être
+différente. Quand elle parlait des idées du docteur, de ses idées
+politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par
+moments: «Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un regard froid de
+magistrat qui instruit le procès des femmes, de toutes les femmes, ces
+pauvres êtres!
+
+Jamais, avant le retour de ses fils, le père Roland ne l'avait invitée à
+ses parties de pêche où il n'emmenait jamais non plus sa femme, car
+il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un
+long-courrier retraité, rencontré aux heures de marée sur le port et
+devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart,
+chargé delà garde du bateau.
+
+Or, un soir de la semaine précédente, comme Mme Rosémilly qui avait
+dîné chez lui disait: «Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien
+bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi de l'envie de la
+communiquer, de faire des croyants à la façon des prêtres, s'écria:
+
+--Voulez-vous y venir?
+
+--Mais oui.
+
+--Mardi prochain?
+
+--Oui, mardi prochain.
+
+--Êtes-vous femme à partir à cinq heures du matin?
+
+Elle poussa un cri de stupeur:
+
+--Ah! mais non, par exemple.
+
+Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout à coup de cette vocation.
+
+Il demanda cependant:
+
+--A quelle heure pourriez-vous partir?
+
+--Mais ... à neuf heures!
+
+--Pas avant?
+
+--Non, pas avant, c'est déjà très tôt!
+
+Le bonhomme hésitait. Assurément on ne prendrait rien, car si le soleil
+chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux frères s'étaient
+empressés d'arranger la partie, de tout organiser et de tout régler
+séance tenante.
+
+Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait été jeter l'ancre sous les
+rochers blancs du cap de la Hève; et on avait péché jusqu'à midi,
+puis sommeillé, puis repêché, sans rien prendre, et le père Roland,
+comprenant un peu tard que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait
+en vérité que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne
+tressaillaient plus, avait jeté, dans un mouvement d'impatience
+irraisonnée, un _zut_ énergique qui s'adressait autant à la veuve
+indifférente qu'aux bêtes insaisissables. Maintenant il regardait le
+poisson capturé, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il
+leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait:
+
+--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu?
+
+Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent, accrochèrent dans les
+bouchons de liège les hameçons nettoyés et attendirent.
+
+Roland s'était levé pour interroger l'horizon à la façon d'un capitaine:
+
+--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!
+
+Et soudain, le bras allongé vers le nord, il ajouta:
+
+--Tiens, tiens, le bateau de Southampton.
+
+Sur la mer plate, tendue comme une étoffe bleue, immense, luisante, aux
+reflets d'or et de feu, s'élevait là-bas, dans la direction indiquée, un
+nuage noirâtre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire
+qui semblait tout petit de si loin.
+
+Vers le sud on voyait encore d'autres fumées, nombreuses, venant toutes
+vers la jetée du Havre dont on distinguait à peine la ligne blanche et
+le phare, droit comme une corne sur le bout.
+
+Roland demanda:
+
+--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_?
+
+Jean répondit:
+
+--Oui, papa.
+
+--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, là-bas.
+
+Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le
+point, et soudain, ravi d'avoir vu:
+
+--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminées. Voulez-vous
+regarder, madame Rosémilly?
+
+Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans
+parvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle ne distinguait
+rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout
+rond, et puis des choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui
+faisaient tourner le coeur.
+
+Elle dit en rendant la longue-vue:
+
+--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-là. Ça
+mettait même en colère mon mari qui restait des heures à la fenêtre à
+regarder passer les navires.
+
+Le père Roland, vexé, reprit:
+
+--Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, car ma lunette est
+excellente.
+
+Puis il l'offrit à sa femme:
+
+--Veux-tu voir?
+
+--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas.
+
+Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,
+semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette
+fin de jour.
+
+Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir. Elle avait un
+air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait à voir.
+Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce
+qui ne l'empêchait point de goûter le charme du rêve. Elle aimait les
+lectures, les romans et les poésies, non pour leur valeur d'art, mais
+pour la songerie mélancolique et tendre qu'ils éveillaient en elle. Un
+vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde,
+comme elle disait, lui donnait la sensation d'un désir mystérieux
+presque réalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères qui
+troublaient un peu son âme bien tenue comme un livre de comptes.
+
+Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assez visible
+qui alourdissait sa taille autrefois très souple et très mince.
+
+Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans être méchant, la
+rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotes en
+boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant tout étranger il
+se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs
+terribles, bien qu'il eût peur de tout le monde. Elle, par horreur du
+bruit, des scènes, des explications inutiles, cédait toujours et ne
+demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps,
+prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie
+cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.
+
+Depuis le départ elle s'abandonnait tout entière, tout son esprit et
+toute sa chair, à ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point,
+elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espérances, il lui
+semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de
+moelleux, de fluide, de délicieux, qui la berçait et l'engourdissait.
+
+Quand le père commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!» elle
+sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs jaquettes et
+relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
+
+Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord,
+Jean l'aviron de bâbord, et ils attendirent que le patron criât: «Avant
+partout!» car il tenait à ce que les manoeuvres fussent exécutées
+régulièrement.
+
+Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se
+couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
+commença pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout
+doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de mâles des deux
+frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre
+l'autre.
+
+Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi
+sans que personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en
+surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou
+d'un mot: «Jean, mollis.»--«A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait:
+«Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras.»
+Celui qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait
+moins ardent, et le bateau se redressait.
+
+Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre
+étaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
+blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles qui roulait sous la
+peau.
+
+Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les
+jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier
+dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en
+venait vers la côte. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser
+tout le banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait à commander:
+«Doucement, le _un_--souque le _deux_.» Le _un_ redoublait de rage
+et le _deux_ ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.
+
+Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se levèrent ensemble,
+et Jean, sur l'ordre de son père, tira seul quelques instants. Mais à
+partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'échauffait,
+tandis que Pierre, essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur,
+faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le père Roland fit
+stopper pour permettre à l'aîné de reprendre haleine et de redresser la
+barque dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pâles,
+humilié et rageur, balbutiait:
+
+--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'étais très
+bien parti, et cela m'a coupé les bras.
+
+Jean demandait:
+
+--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?
+
+--Non, merci, cela passera.
+
+La mère ennuyée disait:
+
+--Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans un état
+pareil, tu n'es pourtant pas un enfant.
+
+Il haussait les épaules et recommençait à ramer.
+
+Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre.
+Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait en arrière
+un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins
+cheveux.
+
+Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous
+rattrape.» Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminées
+inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues,
+le bateau de Southampton arrivait à toute vapeur, chargé de passagers et
+d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui
+retombait en écume, lui donnaient un air de hâte, un air de courrier
+pressé; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames
+minces et transparentes qui glissaient le long des bords.
+
+Quand il fut tout près de la _Perle_, le père Roland leva son
+chapeau, les deux femmes agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine
+d'ombrelles répondirent à ces saluts en se balançant vivement sur le
+paquebot qui s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface paisible
+et luisante de la mer, quelques lentes ondulations.
+
+Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi de fumée, accourant de tous
+les points de l'horizon vers la jetée courte et blanche qui les avalait
+comme une bouche, l'un après l'autre. Et les barques de pêche et les
+grands voiliers aux mâtures légères glissant sur le ciel, traînés par
+d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers
+cet ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait
+vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de
+goélettes, de trois-mâts chargés de ramures emmêlées. Les steamers
+hâtifs s'enfuyaient à droite, à gauche, sur le ventre plat de l'Océan,
+tandis que les bâtiments à voile, abandonnés par les mouches qui les
+avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande
+hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait
+rouge au soleil couchant.
+
+Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:
+
+--Dieu! que c'est beau, cette mer!
+
+Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé, qui n'avait cependant
+rien de triste:
+
+--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.
+
+Roland s'écria:
+
+--Tenez, voici la _Normandie_ qui se présente à l'entrée. Est-elle
+grande, hein?
+
+Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas, de l'autre côté de
+l'embouchure de la Seine--vingt kilomètres, cette embouchure--disait-il.
+Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière
+de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse
+jusqu'à Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la
+Seine, qui se déplacent à chaque marée et mettent en défaut les pilotes
+de Quilleboeuf eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours
+du chenal. Il fit remarquer comment le Havre séparait la basse de
+la haute Normandie. En basse Normandie, la côte plate descendait en
+pâturages, en prairies et en champs jusqu'à la mer. Le rivage de
+la haute Normandie, au contraire, était droit, une grande falaise,
+découpée, dentelée, superbe, faisant jusqu'à Dunkerque une immense
+muraille blanche dont toutes les échancrures cachaient un village ou un
+port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery, Le Tréport, Dieppe, etc.
+
+Les deux femmes ne l'écoutaient point, engourdies par le bien-être,
+émues par la vue de cet Océan couvert de navires qui couraient comme des
+bêtes autour de leur tanière; et elles se taisaient, un peu écrasées par
+ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de
+soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il était
+de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent
+parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est
+irritant comme une grossièreté.
+
+Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en
+allait vers le port, toute petite à côté des gros navires.
+
+Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la
+main des dames pour les faire descendre; et on pénétra dans la ville.
+Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetées
+à l'heure de la pleine mer, rentrait aussi.
+
+Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En
+montant la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant un magasin de
+modes ou d'orfèvrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis
+elles repartaient après avoir échangé leurs idées.
+
+Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque
+jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolongé par d'autres
+bassins, où les grosses coques, ventre à ventre, se touchaient sur
+quatre ou cinq rangs. Tous les mâts innombrables; sur une étendue de
+plusieurs kilomètres de quais, tous les mâts avec les vergues, les
+flèches, les cordages, donnaient à cette ouverture au milieu de la ville
+l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette forêt sans feuilles,
+les goélands tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme une pierre qui
+tombe, tous les débris jetés à l'eau; et un mousse, qui rattachait une
+poulie à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là pour chercher des
+nids.
+
+--Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie aucune, afin de finir
+ensemble la journée? demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.
+
+--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans cérémonie. Ce serait
+triste de rentrer toute seule ce soir.
+
+Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence de la jeune femme
+commençait à froisser, murmura: «Bon, voici la veuve qui s'incruste,
+maintenant.» Depuis quelques jours il l'appelait «la veuve». Ce mot,
+sans rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation, qui lui
+paraissait méchante et blessante.
+
+Et les trois hommes ne prononcèrent plus un mot jusqu'au seuil de leur
+logis. C'était une maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée et
+de deux petits étages, rue Belle-Normande. La bonne, Joséphine, une
+fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde à bon marché, qui
+possédait à l'excès l'air étonné et bestial des paysans, vint ouvrir,
+referma la porte, monta derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était au
+premier, puis elle dit:
+
+--Il est v'nu un m'sieu trois fois.
+
+Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria:
+
+--Qui ça est venu, nom d'un chien?
+
+Elle ne se troublait jamais des éclats de voix de son maître, et elle
+reprit:
+
+--Un m'sieu d'chez l'notaire.
+
+--Quel notaire?
+
+--D'chez m'sieu Canu, donc.
+
+--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?
+
+--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soirée.
+
+Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami du père Roland, dont il
+faisait les affaires. Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée,
+il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente et importante; et les quatre
+Roland se regardèrent, troublés par cette nouvelle comme le sont les
+gens de fortune modeste à toute intervention d'un notaire, qui éveille
+une foule d'idées de contrats, d'héritages, de procès, de choses
+désirables ou redoutables. Le père, après quelques secondes de silence,
+murmura:
+
+--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?
+
+Mme Rosémilly se mit à rire:
+
+--Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre. Je porte bonheur.
+
+Mais ils n'espéraient la mort de personne qui pût leur laisser quelque
+chose.
+
+Mme Roland, douée d'une excellente mémoire pour les parentés, se mit
+aussitôt à rechercher toutes les alliances du côté de son mari et du
+sien, à remonter les filiations, à suivre les branches des cousinages.
+
+Elle demandait, sans avoir même ôté son chapeau:
+
+--Dis donc, père (elle appelait son mari «père» dans la maison, et
+quelquefois «monsieur Roland» devant les étrangers), dis donc, père, te
+rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru, en secondes noces?
+
+--Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.
+
+--En a-t-il eu des enfants?
+
+--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.
+
+--Non. Alors il n'y a rien par là.
+
+Déjà elle s'animait à cette recherche, elle s'attachait à cette
+espérance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui
+aimait beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse, et qui craignait
+une désillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle,
+au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.
+
+--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amérique! Moi, je
+croirais bien plutôt qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.
+
+Tout le monde fut surpris à cette idée, et Jean demeura un peu froissé
+que son frère eût parlé de cela devant Mme Rosémilly.
+
+--Pourquoi pour moi plutôt que pour toi? La supposition est très
+contestable. Tu es l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord.
+Et puis, moi, je ne veux pas me marier.
+
+Pierre ricana:
+
+--Tu es donc amoureux?
+
+L'autre, mécontent, répondit:
+
+--Est-il nécessaire d'être amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore
+se marier?
+
+--Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu attends.
+
+--Admets que j'attends, si tu veux.
+
+Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi, trouva tout à coup la
+solution la plus vraisemblable.
+
+--Parbleu! nous sommes bien bêtes de nous creuser la tête. Maître Lecanu
+est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin, et Jean
+un cabinet d'avocat, il a trouvé à caser l'un de vous deux.
+
+C'était tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord.
+
+--C'est servi, dit la bonne.
+
+Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre
+à table.
+
+Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la petite salle à manger, au
+rez-de-chaussée.
+
+On ne parla guère tout d'abord; mais, au bout de quelques instants,
+Roland s'étonna de nouveau de cette visite du notaire.
+
+--En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit, pourquoi a-t-il envoyé trois
+fois son clerc, pourquoi vient-il lui-même?
+
+Pierre trouvait cela naturel.
+
+--Il faut sans doute une réponse immédiate; et il a peut-être à nous
+communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup
+écrire.
+
+Mais ils demeuraient préoccupés et un peu ennuyés tous les quatre
+d'avoir invité cette étrangère qui gênerait leur discussion et les
+résolutions à prendre.
+
+Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annoncé.
+
+Roland s'élança.
+
+--Bonjour, cher maître.
+
+Il donnait comme titre à M. Lecanu le «maître» qui précède le nom de
+tous les notaires.
+
+Mme Rosémilly se leva:
+
+--Je m'en vais, je suis très fatiguée.
+
+On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et
+elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisît, comme on le
+faisait toujours.
+
+Mme Roland s'empressa près du nouveau venu:
+
+--Une tasse de café, Monsieur?
+
+--Non, merci, je sors de table.
+
+--Une tasse de thé, alors?
+
+--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler
+affaires.
+
+Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le
+mouvement rythmé de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit des
+casseroles lavées par la bonne trop bête même pour écouter aux portes.
+
+Le notaire reprit:
+
+--Avez-vous connu à Paris un certain M. Maréchal, Léon Maréchal?
+
+M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation: Je crois bien!
+
+--C'était un de vos amis?
+
+Roland déclara:
+
+--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enragé; il ne quitte pas le
+boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu
+depuis mon départ de la capitale. Et puis nous avons cessé de nous
+écrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre....
+
+Le notaire reprit gravement:
+
+--M. Maréchal est décédé!
+
+L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise
+triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces
+nouvelles.
+
+M. Lecanu continua:
+
+--Mon confrère de Paris vient de me communiquer la principale
+disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean,
+M. Jean Roland, son légataire universel.
+
+L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot à dire.
+
+Mme Roland, la première, dominant son émotion, balbutia:
+
+--Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon
+Dieu ... mort!...
+
+Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes,
+gouttes de chagrin venues de l'âme qui coulent sur les joues et semblent
+si douloureuses, étant si claires.
+
+Mais Roland songeait moins à la tristesse de cette perte qu'à
+l'espérance annoncée. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur
+les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il
+demanda, pour arriver à la question intéressante:
+
+--De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?
+
+M. Lecanu l'ignorait parfaitement.
+
+--Je sais seulement, disait-il, que, décédé sans héritiers directs, il
+laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en
+obligations trois pour cent, à votre second fils, qu'il a vu naître,
+grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A défaut d'acceptation de la
+part de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.
+
+Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'écria:
+
+--Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur. Moi, si je n'avais pas eu
+de descendant, je ne l'aurais certainement point oublié non plus, ce
+brave ami!
+
+Le notaire souriait:
+
+--J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-même la chose. Ça
+fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.
+
+Il n'avait point du tout songé que cette bonne nouvelle était la mort
+d'un ami, du meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même d'oublier
+subitement cette intimité annoncée tout à l'heure avec conviction.
+
+Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle
+pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle
+appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs.
+
+Le docteur murmura:
+
+--C'était un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent à
+dîner, mon frère et moi.
+
+Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier
+sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser,
+jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir.
+
+Il remua deux fois les lèvres pour prononcer aussi une phrase
+convenable, et, après avoir longtemps cherché, il ne trouva que ceci:
+
+--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le
+voir.
+
+Mais la pensée du père galopait; elle galopait autour de cet héritage
+annoncé, acquis déjà, de cet argent caché derrière la porte et qui
+allait entrer tout à l'heure, demain, sur un mot d'acceptation.
+
+Il demanda:
+
+--Il n'y a pas de difficultés possibles? ... pas de procès? ... pas de
+contestations?...
+
+Me Lecanu semblait tranquille:
+
+--Non, mon confrère de Paris me signale la situation comme très nette.
+Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean.
+
+--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire?
+
+--Très claire.
+
+--Toutes les formalités ont été remplies?
+
+--Toutes.
+
+Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague,
+instinctive et passagère de sa hâte à se renseigner, et il reprit:
+
+--Vous comprenez bien que si je vous demande immédiatement toutes ces
+choses, c'est pour éviter à mon fils des désagréments qu'il pourrait ne
+pas prévoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassée,
+est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable.
+En somme, ce n'est pas moi qui hérite, mais je pense au petit avant
+tout.
+
+Dans la famille on appelait toujours Jean «le petit», bien qu'il fût
+beaucoup plus grand que Pierre.
+
+Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un rêve, se rappeler une chose
+lointaine, presque oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle
+n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:
+
+--Ne disiez-vous point que notre pauvre Maréchal avait laissé sa fortune
+à mon petit Jean?
+
+--Oui, Madame.
+
+Elle reprit alors simplement:
+
+--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait.
+
+Roland s'était levé:
+
+--Voulez-vous, cher maître, que mon fils signe tout de suite
+l'acceptation?
+
+--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, à mon étude, à deux
+heures, si cela vous convient.
+
+--Mais oui, mais oui, je crois bien!
+
+Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi, et qui souriait, après les
+larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son
+fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mère reconnaissante,
+elle demanda:
+
+--Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?
+
+--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir.
+
+La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux secs en de profondes boîtes
+de fer-blanc, ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui semblent
+cuites pour des becs de perroquet et soudées en des caisses de métal
+pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des
+serviettes grises, pliées en petits carrés, ces serviettes à thé qu'on
+ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisième
+fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire
+chauffer l'eau. Alors on attendit.
+
+Personne ne pouvait parler; on avait trop à penser, et rien à dire.
+Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie
+de pêche, fit l'éloge de la _Perle_ et de Mme Rosémilly.
+
+--Charmante, charmante, répétait le notaire.
+
+Roland, les reins appuyés au marbre de la cheminée, comme en hiver,
+quand le feu brûle, les mains dans ses poches et les lèvres remuantes
+comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torturé du désir
+impérieux de laisser sortir toute sa joie.
+
+Les deux frères, en deux fauteuils pareils, les jambes croisées de
+la même façon, à droite et à gauche du guéridon central, regardaient
+fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions
+différentes.
+
+Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, après avoir
+émietté dedans une petite galette trop dure pour être croquée; puis il
+se leva, serra les mains et sortit.
+
+--C'est entendu, répétait Roland, demain, chez vous, à deux heures.
+
+--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot.
+
+Après ce départ il y eut encore un silence, puis le père Roland vint
+taper de ses deux mains ouvertes sur les deux épaules de son jeune fils
+en criant:
+
+--Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses pas?
+
+Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son père en disant:
+
+--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.
+
+Mais le bonhomme ne se possédait plus d'allégresse. Il marchait, jouait
+du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses
+talons, et répétait:
+
+--Quelle chance! quelle chance! En voilà une, de chance!
+
+Pierre demanda:
+
+--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Maréchal?
+
+Le père répondit:
+
+--Parbleu, il passait toutes ses soirées à la maison; mais tu te
+rappelles bien qu'il allait te prendre au collège, les jours de sortie,
+et qu'il t'y reconduisait souvent après dîner. Tiens, justement, le
+matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est allé chercher le
+médecin! Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est trouvée
+souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et
+il est parti en courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au lieu du
+sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus
+tard. Il est même probable qu'il s'est souvenu de ce détail au moment de
+mourir; et comme il n'avait aucun héritier il s'est dit: «Tiens,
+j'ai contribué à la naissance de ce petit-là, je vais lui laisser ma
+fortune.» Mme Roland, enfoncée dans une bergère, semblait partie en ses
+souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut:
+
+--Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien fidèle, un homme rare, par
+le temps qui court.
+
+Jean s'était levé:
+
+--Je vais faire un bout de promenade, dit-il.
+
+Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils avaient à causer, à faire
+des projets, à arrêter des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina,
+prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de
+s'entendre bien avant d'être en possession de l'héritage.
+
+Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour réfléchir. Pierre, à
+son tour, déclara qu'il sortait, et suivit son frère, après quelques
+minutes.
+
+Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme, le père Roland la saisit
+dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour répondre à
+un reproche qu'elle lui avait souvent adressé:
+
+--Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait servi à rien de rester à
+Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir
+ici refaire ma santé, puisque la fortune nous tombe du ciel.
+
+Elle était devenue toute sérieuse:
+
+--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre?
+
+--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis
+son frère fera bien quelque chose pour lui.
+
+--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage est à Jean, rien qu'à
+Jean. Pierre se trouve ainsi très désavantagé.
+
+Le bonhomme semblait perplexe:
+
+--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous.
+
+--Non. Ce n'est pas très juste non plus.
+
+I1 s'écria:
+
+--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas
+toujours chercher un tas d'idées désagréables. Il faut que tu gâtes tous
+mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà
+une veine, une rude veine!
+
+Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et sans un mot de regret pour
+l'ami mort si généreusement.
+
+Mme Roland se remit à songer devant la lampe qui charbonnait.
+
+
+
+II
+
+
+Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la
+principale rue du Havre, éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais
+des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la
+canne sous le bras, les mains derrière le dos.
+
+Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent comme lorsqu'on a reçu
+quelque fâcheuse nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait et il
+n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait cette pesanteur de l'âme
+et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir
+où; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque
+insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui
+gênent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et
+légère, quelque chose comme une graine de chagrin.
+
+Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit attiré par les lumières
+du café Tortoni, et il s'en vint lentement vers la façade illuminée;
+mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver là des amis, des
+connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une répugnance
+brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des
+petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue
+principale qui le conduisait vers le port.
+
+Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant un endroit qui lui plût,
+qui fût agréable à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il
+s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne.
+
+En arrivant sur le grand quai, il hésita encore une fois, puis tourna
+vers la jetée; il avait choisi la solitude.
+
+Comme il frôlait un banc sur le brise-lames, il s'assit, déjà las de
+marcher et dégoûté de sa promenade avant même de l'avoir faite.
+
+Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?» Et il se mit à chercher dans son
+souvenir quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme on interroge un
+malade pour trouver la cause de sa fièvre.
+
+Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même temps, il s'emballait,
+puis raisonnait, approuvait ou blâmait ses élans; mais chez lui la
+nature première demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme
+sensitif dominait toujours l'homme intelligent.
+
+Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement, ce besoin de mouvement
+sans avoir envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un pour n'être
+pas du même avis, et aussi ce dégoût pour les gens qu'il pourrait voir
+et pour les choses qu'ils pourraient lui dire.
+
+Et il se posa cette question: «Serait-ce l'héritage de Jean?»
+
+Oui, c'était possible, après tout. Quand le notaire avait annoncé cette
+nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on
+n'est pas toujours maître de soi, et on subit des émotions spontanées et
+persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
+
+Il se mit à réfléchir profondément à ce problème physiologique de
+l'impression produite par un fait sur l'être instinctif et créant en lui
+un courant d'idées et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires
+à celles que désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'être
+pensant, devenu supérieur à lui-même par la culture de son intelligence.
+
+Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils qui hérite d'une grosse
+fortune, qui va goûter, grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis
+longtemps et interdites par l'avarice d'un père, aimé pourtant, et
+regretté.
+
+Il se leva et se remit à marcher vers le bout de la jetée. Il se sentait
+mieux, content d'avoir compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir
+dévoilé l'autre qui est en nous.
+
+--Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il.
+
+C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr maintenant, car la
+première idée qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme
+Rosémilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien
+faite pour dégoûter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la
+jalousie gratuite, l'essence même de la jalousie, celle qui est parce
+qu'elle est! Faut soigner cela!
+
+Il arrivait devant le mât des signaux qui indique la hauteur de l'eau
+dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires
+signalés au large et devant entrer à la prochaine marée. On attendait
+des steamers du Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks
+danois, une goélette norvégienne et un vapeur turc, ce qui surprit
+Pierre autant que s'il avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans
+une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban,
+qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons.
+
+--Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple
+marin.
+
+Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta pour contempler la rade. Sur
+sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares électriques
+du cap de la Hève, semblables à deux cyclopes monstrueux et jumeaux,
+jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux
+foyers voisins, les deux rayons parallèles, pareils aux queues géantes
+de deux comètes, descendaient, suivant une pente droite et démesurée, du
+sommet de la côte au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées, deux
+autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entrée du Havre;
+et là-bas, de l'autre côté de la Seine, on en voyait d'autres encore,
+beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, à éclats et à éclipses,
+s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes,
+rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux
+vivants de la terre hospitalière disant, rien que par le mouvement
+mécanique invariable et régulier de leurs paupières: «C'est moi. Je suis
+Trouville, je suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.» Et
+dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour
+une planète, le phare aérien d'Étouville montrait la route de Rouen, à
+travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve.
+
+Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le
+ciel, on croyait voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient dans
+la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes
+ou rouges aussi. Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes,
+cependant, semblaient courir; c'étaient les feux des bâtiments à l'ancre
+attendant la marée prochaine, ou des bâtiments en marche venant chercher
+un mouillage.
+
+Juste à ce moment la lune se leva derrière la ville; et elle avait l'air
+du phare énorme et divin, allumé dans le firmament pour guider la flotte
+infinie des vraies étoiles.
+
+Pierre murmura, presque à haute voix: «Voilà, et nous nous faisons de la
+bile pour quatre sous!»
+
+Tout près de lui soudain, dans la tranchée large et noire ouverte entre
+les jetées, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'étant
+penché sur le parapet de granit, il vit une barque de pêche qui
+rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit
+d'aviron, doucement poussée par sa haute voile brune tendue à la brise
+du large.
+
+Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus, comme on serait tranquille,
+peut-être!» Puis ayant fait encore quelques pas, il aperçut un homme
+assis à l'extrémité du môle.
+
+Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui était-ce?
+Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il
+reconnut son frère.
+
+--Tiens, c'est toi, Jean?
+
+--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici?
+
+--Mais je prends l'air. Et toi?
+
+Jean se mit à rire:
+
+--Je prends l'air également.
+
+Et Pierre s'assit à côté de son frère.
+
+--Hein, c'est rudement beau?
+
+--Mais oui.
+
+Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regardé; il reprit:
+
+--Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs fous de partir, de m'en aller
+avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits
+feux, là-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux
+grandes fleurs et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays aux
+oiseaux-mouches, aux éléphants, aux lions libres, aux rois nègres, de
+tous les pays qui sont nos contes de fées à nous qui ne croyons plus à
+la Chatte blanche ni à la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic
+de pouvoir s'offrir une promenade par là-bas; mais voilà, il faudrait de
+l'argent, beaucoup....
+
+Il se tut brusquement, songeant que son frère l'avait maintenant, cet
+argent, et que délivré de tout souci, délivré du travail quotidien,
+libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller où bon lui
+semblerait, vers les blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.
+
+Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes chez lui, si brusques,
+si rapides qu'il ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les
+modifier, venues, semblait-il, d'une seconde âme indépendante et
+violente, le traversa: «Bah! il est trop niais, il épousera la petite
+Rosémilly.»
+
+Il s'était levé.
+
+--Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher.
+
+Il serra la main de son frère, et reprit avec un accent très cordial:
+
+--Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je suis bien content de
+t'avoir rencontré tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait
+plaisir, combien je te félicite, et combien je t'aime.
+
+Jean d'une nature douce et tendre, très ému, balbutiait:
+
+--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.
+
+Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les
+mains derrière le dos.
+
+Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il
+ferait, mécontent de cette promenade écourtée; d'avoir été privé de la
+mer par la présence de son frère.
+
+Il eut une inspiration: «Je vais boire un verre de liqueur chez le père
+Marowsko»; et il remonta vers le quartier d'Ingouville.
+
+Il avait connu le père Marowsko dans les hôpitaux, à Paris. C'était un
+vieux Polonais, réfugié politique, disait-on, qui avait eu des histoires
+terribles là-bas, et qui était venu exercer en France, après nouveaux
+examens, son métier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passée;
+aussi des légendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes,
+et plus tard parmi les voisins. Cette réputation de conspirateur
+redoutable, de nihiliste, de régicide, de patriote prêt à tout, échappé
+à la mort par miracle, avait séduit l'imagination aventureuse et vive de
+Pierre Roland; et il était devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir
+jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne.
+C'était encore grâce au jeune médecin que le bonhomme était venu
+s'établir au Havre, comptant sur une belle clientèle que le nouveau
+docteur lui fournirait.
+
+En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant
+des remèdes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.
+
+Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heure avec lui,
+car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont
+il jugeait profonds les longs silences.
+
+Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du comptoir chargé de fioles. Ceux
+de la devanture n'avaient point été allumés, par économie. Derrière
+ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongées l'une sur
+l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui,
+continuant son front dégarni, lui donnait un air triste de perroquet,
+dormait profondément, le menton sur la poitrine.
+
+Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et reconnaissant le docteur,
+vint au-devant de lui, les mains tendues.
+
+Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides et de sirops, beaucoup
+trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique
+soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait
+à sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zézaiement et des
+intonations de jeune être qui commence à prononcer.
+
+Pierre s'assit et Marowsko demanda:
+
+--Quoi de neuf, mon cher docteur?
+
+--Rien. Toujours la même chose partout.
+
+--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.
+
+--Je ne le suis pas souvent.
+
+--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+--Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle. Voilà deux
+mois que je cherche à tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a
+fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ...
+une bonne liqueur, très bonne, très bonne.
+
+Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il
+apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets,
+jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait toutes grandes
+les jambes, ne faisait un mouvement entier et définitif. Ses idées
+semblaient pareilles à ses actes; il les indiquait, les promettait, les
+esquissait, les suggérait, mais ne les énonçait pas.
+
+Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait être d'ailleurs la
+préparation des sirops et des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne
+liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.
+
+Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sans parvenir à
+en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser à
+Marat.
+
+Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique et apportés
+sur la planche aux préparations; puis les deux hommes examinèrent en
+l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.
+
+--Joli rubis! déclara Pierre.
+
+--N'est-ce pas?
+
+La vieille tête de perroquet du Polonais semblait ravie.
+
+Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau, réfléchit encore
+et se prononça:
+
+--Très bon, très bon, et très neuf comme saveur; une trouvaille, mon
+cher!
+
+--Ah! vraiment, je suis bien content.
+
+Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il
+voulait l'appeler «essence de groseille», ou bien «fine groseille», ou
+bien «grosélia», ou bien «groséline».
+
+Pierre n'approuvait aucun de ces noms.
+
+Le vieux eut une idée:
+
+--Ce que vous avez dit tout à l'heure est très bon, très bon: «Joli
+rubis.»
+
+Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eût
+trouvé, et il conseilla simplement «groseillette», que Marowsko déclara
+admirable.
+
+Puis ils se turent et demeurèrent assis quelques minutes, sans prononcer
+un mot, sous l'unique bec de gaz.
+
+Pierre, enfin, presque malgré lui:
+
+--Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, ce soir. Un des
+amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.
+
+Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, après avoir
+songé, il espéra que le docteur héritait par moitié. Quand la chose eut
+été bien expliquée, il parut surpris et fâché; et pour exprimer son
+mécontentement de voir son jeune ami sacrifié, il répéta plusieurs fois:
+
+--Ça ne fera pas un bon effet.
+
+Pierre, que son énervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko
+entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon
+effet? Quel mauvais effet pouvait résulter de ce que son frère héritait
+la fortune d'un ami de la famille?
+
+Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage.
+
+--Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vous dis que ça
+ne fera pas un bon effet.
+
+Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra dans la maison paternelle
+et se coucha.
+
+Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la
+chambre voisine, puis il s'endormit après avoir bu deux verres d'eau.
+
+
+
+III
+
+
+Le docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bien arrêtée de
+faire fortune.
+
+Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans en poursuivre
+la réalité. Au début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle,
+l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa
+confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier échec qui le
+jetait dans une voie nouvelle.
+
+Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait. Combien de
+médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait
+d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses études, il avait
+pu apprécier les plus célèbres professeurs, et il les jugeait des ânes.
+Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen
+quelconque à capter la clientèle élégante et riche du Havre, il pouvait
+gagner cent mille francs par an avec facilité. Et il calculait, d'une
+façon précise, les gains assurés. Le matin il sortirait, il irait chez
+ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, à
+vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille
+francs par an, même soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades
+était inférieur à la réalisation certaine. Après midi, il recevrait
+dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs à dix francs, soit
+trente-six mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, chiffre
+rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir à dix francs et
+qu'il recevrait à cinq francs feraient peut-être sur ce total une légère
+diminution compensée par les consultations avec d'autres médecins et par
+tous les petits bénéfices courants de la profession. Rien de plus
+facile que d'arriver là avec de la réclame habile, des échos dans le
+_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les
+yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes entreprises par le
+jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frère,
+plus riche et célèbre, et content de lui-même, car il ne devrait sa
+fortune qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses vieux parents,
+justement fiers de sa renommée. Il ne se marierait pas, ne voulant point
+encombrer son existence d'une femme unique et gênante, mais il aurait
+des maîtresses parmi ses clientes les plus jolies.
+
+Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta hors du lit comme pour le
+saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville
+l'appartement qui lui convenait.
+
+Alors, en rôdant à travers les rues, il songea combien sont légères les
+causes déterminantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu,
+il aurait dû prendre cette résolution née brusquement en lui, sans aucun
+doute, à la suite de l'héritage de son frère.
+
+Il s'arrêtait devant les portes où pendait un écriteau annonçant soit un
+bel appartement, soit un riche appartement à louer, les indications sans
+adjectif le laissant toujours plein de dédain. Alors il visitait avec
+des façons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur
+son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des
+issues, annonçait qu'il était médecin et qu'il recevait beaucoup. Il
+fallait que l'escalier fût large et bien tenu; il ne pouvait monter
+d'ailleurs au-dessus du premier étage.
+
+Après avoir noté sept ou huit adresses et griffonné deux cents
+renseignements, il rentra pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.
+
+Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc
+sans lui. Pourquoi? Jamais on n'était aussi exact dans la maison. Il fut
+froissé, mécontent, car il était un peu susceptible. Dès qu'il entra,
+Roland lui dit:
+
+--Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons à deux
+heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.
+
+Le docteur s'assit, sans répondre, après avoir embrassé sa mère et serré
+la main de son père et de son frère; et il prit dans le plat creux, au
+milieu de la table, la côtelette réservée pour lui. Elle était froide
+et sèche. Ce devait être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la
+laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée, et ne pas perdre la
+tête au point d'oublier complètement l'autre fils, le fils aîné. La
+conversation, interrompue par son entrée, reprit au point où il l'avait
+coupée.
+
+--Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de
+suite. Je m'installerais richement, de façon à frapper l'oeil, je me
+montrerais dans le monde, je monterais à cheval, et je choisirais une ou
+deux causes intéressantes pour les plaider et me bien poser au Palais.
+Je voudrais être une sorte d'avocat amateur très recherché. Grâce à
+Dieu, te voici à l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en
+somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes études et parce qu'un
+homme ne doit jamais rester à rien faire.
+
+Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:
+
+--Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais un joli bateau, un cotre
+sur le modèle de nos pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.
+
+Pierre, à son tour, donna son avis. En somme, ce n'était pas la fortune
+qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour
+les médiocres elle n'était qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle
+mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils étaient
+rares d'ailleurs, ceux-là. Si Jean était vraiment un homme supérieur,
+il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait à l'abri du besoin.
+Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en
+d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre
+la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'écus pour tout procès gagné
+ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, une lumière du
+droit.
+
+Et il ajouta comme conclusion:
+
+--Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais, des cadavres!
+
+Le père Roland haussa les épaules:
+
+--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous
+ne sommes pas des bêtes de peine, mais des hommes. Quand on naît pauvre,
+il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a
+des rentes, sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter le
+tempérament.
+
+Pierre répondit avec hauteur:
+
+--Nos tendances ne sont pas les mêmes! Moi je ne respecte au monde que
+le savoir et l'intelligence, tout le reste est méprisable.
+
+Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les heurts incessants entre
+le père et le fils; elle détourna donc la conversation, et parla d'un
+meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, à Bolbec-Nointot.
+Les esprits aussitôt furent occupés par les circonstances environnant le
+forfait, et attirés par l'horreur intéressante, par le mystère attrayant
+des crimes, qui, même vulgaires, honteux et répugnants, exercent sur la
+curiosité humaine une étrange et générale fascination.
+
+De temps en temps, cependant, le père Roland tirait sa montre:
+
+--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route.
+
+Pierre ricana:
+
+--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça n'était point la peine de me
+faire manger une côtelette froide.
+
+--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mère.
+
+Il répondit sèchement:
+
+--Moi, non, pour quoi faire? Ma présence est fort inutile.
+
+Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand
+on avait parlé du meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, quelques
+idées et développé quelques considérations sur les crimes et sur les
+criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarté de son
+oeil, la rougeur animée de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe,
+semblaient proclamer son bonheur.
+
+Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau,
+recommença ses investigations du matin à travers les appartements à
+louer. Après deux ou trois heures d'escaliers montés et descendus, il
+découvrit enfin, sur le boulevard François Ier, quelque chose de
+joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues différentes, deux
+salons, une galerie vitrée où les malades, en attendant leur tour, se
+promèneraient au milieu des fleurs, et une délicieuse salle à manger en
+rotonde ayant vue sur la mer.
+
+Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arrêta, car il
+fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou
+devant lui.
+
+La petite fortune amassée par son père s'élevait à peine à huit mille
+francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent
+ses parents dans l'embarras par ses longues hésitations dans le choix
+d'une carrière, ses tentatives toujours abandonnées et ses continuels
+recommencements d'études. Il partit donc en promettant une réponse
+avant deux jours; et l'idée lui vint de demander à son frère ce premier
+trimestre, ou même le semestre, soit quinze cents francs, dès que Jean
+serait en possession de son héritage.
+
+«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, pensait-il. Je le
+rembourserai peut-être même avant la fin de l'année. C'est tout simple,
+d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi.»
+
+Comme il n'était pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien à
+faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il
+demeura longtemps sur son banc, sans idées, les yeux à terre, accablé
+par une lassitude qui devenait de la détresse.
+
+Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maison paternelle,
+il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de
+l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passé son temps du
+lever jusqu'au coucher?
+
+Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par les rues,
+flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà que,
+tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici, lui devenait odieuse,
+intolérable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture
+pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fossés de
+ferme ombragés de hêtres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un
+bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient point
+permises. Il songea soudain combien il est dur, à trente ans passés,
+d'être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, de temps en
+temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne:
+
+--Cristi! si j'avais de l'argent!
+
+Et la pensée de l'héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la
+façon d'une piqûre de guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne
+voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie.
+
+Autour de lui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils
+étaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très
+sérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour
+les écraser ensuite d'un coup de pied.
+
+Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tous les
+coins de son âme, où on en secoue tous les plis.
+
+«Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches,» pensait-il. Puis
+il se demanda si le plus sage dans la vie n'était pas encore d'engendrer
+deux ou trois de ces petits êtres inutiles et de les regarder grandir
+avec complaisance et curiosité. Et le désir du mariage l'effleura.
+On n'est pas si perdu, n'étant plus seul. On entend au moins remuer
+quelqu'un près de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est déjà
+quelque chose de dire «tu» à une femme, quand on souffre.
+
+Il se mit à songer aux femmes.
+
+Il les connaissait très peu, n'ayant eu au quartier Latin que des
+liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l'argent du mois, et
+renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister, cependant,
+des créatures très bonnes, très douces et très consolantes. Sa mère
+n'avait-elle pas été la raison et le charme du foyer paternel? Comme il
+aurait voulu connaître une femme, une vraie femme!
+
+Il se releva tout à coup avec la résolution d'aller faire une petite
+visite à Mme Rosémilly.
+
+Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, celle-là! Pourquoi?
+Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle
+pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à lui-même d'une façon
+nette, cette préférence entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour
+l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frère, il ne pouvait
+s'abstenir de le juger un peu médiocre et de se croire supérieur.
+
+Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la nuit; et, comme la
+veille au soir, il se demanda anxieusement: «Que vais-je faire?»
+
+Il se sentait maintenant à l'âme un besoin de s'attendrir, d'être
+embrassé et consolé. Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il
+était dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude où la présence
+d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frôlement
+d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout
+de suite, à notre coeur.
+
+Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenée un soir
+chez elle et revue de temps en temps.
+
+Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille.
+Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe?
+il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du goût
+pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent?
+
+Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie
+presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudés aux tables de
+chêne, la caissière lisait un roman, tandis que le patron, en manches de
+chemise, dormait tout à fait sur la banquette.
+
+Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement et, venant à lui:
+
+--Bonjour, comment allez-vous?
+
+--Pas mal, et toi?
+
+--Moi, très bien. Comme vous êtes rare?
+
+--Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suis médecin.
+
+--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai été souffrante
+la semaine dernière, je vous aurais consulté. Qu'est-ce que vous prenez?
+
+--Un bock, et toi?
+
+--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes.
+
+Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en
+avait été la permission tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent.
+De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarité facile
+des filles dont la caresse est à vendre, et le regardant avec des yeux
+engageants elle lui disait:
+
+--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon
+chéri.
+
+Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait bête, commune, sentant le
+peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve
+ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Tu es passé l'autre matin avec un beau blond à grande barbe, est-ce
+ton frère?
+
+--Oui, c'est mon frère.
+
+--Il est rudement joli garçon.
+
+--Tu trouves?
+
+--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.
+
+Quel étrange besoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante de
+brasserie l'héritage de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait de
+lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble
+apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, et
+pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eût eu besoin de vider de
+nouveau devant quelqu'un son coeur gonflé d'amertume?
+
+Il dit en croisant ses jambes:
+
+--Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d'hériter de vingt
+mille francs de rente.
+
+Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides:
+
+--Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand'mère ou bien sa
+tante?
+
+--Non, un vieil ami de mes parents.
+
+--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laissé, à toi?
+
+--Non. Moi je le connaissais très peu.
+
+Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôle sur les
+lèvres:
+
+--Eh bien! il a de la chance ton frère d'avoir des amis de cette
+espèce-là! Vrai, ça n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!
+
+Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda,
+la bouche crispée:
+
+--Qu'est-ce que tu entends par là?
+
+Elle avait pris un air bête et naïf:
+
+--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi.
+
+Il jeta vingt sous sur la table et sortit.
+
+Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça n'est pas étonnant qu'il te
+ressemble si peu.»
+
+Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes
+il y avait là une malice, une méchanceté, une infamie. Oui, cette fille
+avait dû croire que Jean était le fils du Maréchal.
+
+L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon jeté sur sa mère, fut
+si violente qu'il s'arrêta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour
+s'asseoir.
+
+Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise,
+et comme le garçon se présentait: «Un bock», dit-il.
+
+Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et
+tout à coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille:
+«Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il eu la même pensée, le même
+soupçon que cette drôlesse?
+
+La tête penchée sur son bock il regardait la mousse blanche pétiller
+et fondre, et il se demandait: «Est-ce possible qu'on croie une chose
+pareille?»
+
+Les raisons qui feraient naître ce doute odieux dans les esprits lui
+apparaissaient maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes,
+exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans héritiers laisse sa fortune aux
+deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais
+qu'il 1s donne tout entière à un seul de ces enfants, certes le monde
+s'étonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas
+prévu cela, comment son père ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne
+l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés trop heureux de cet
+argent inespéré pour que cette idée les effleurât. Et puis comment ces
+honnêtes gens auraient-ils soupçonné une pareille ignominie?
+
+Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux
+qui les connaissaient n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable,
+s'en amuser, s'en réjouir, rire de son père et mépriser sa mère?
+
+Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean était blond et
+lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de démarche, ni de
+tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous
+les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: «Lequel, le
+vrai ou le faux?»
+
+Il se leva avec la résolution de prévenir son frère, de le mettre en
+garde contre cet affreux danger menaçant l'honneur de leur mère.
+Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurément, serait de refuser
+l'héritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et
+connaissances informés de ce legs que le testament contenait des clauses
+et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un
+héritier, mais un dépositaire.
+
+Tout en rentrant à la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir
+son frère seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil
+sujet.
+
+Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le
+salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine
+Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin de fêter la bonne
+nouvelle.
+
+On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre
+en appétit, et on s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine
+Beausire, un petit homme tout rond à force d'avoir roulé sur la mer,
+et dont toutes les idées semblaient rondes aussi, comme les galets des
+rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie
+une chose excellente dont tout était bon à prendre.
+
+Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait aux dames
+deux nouveaux verres pleins.
+
+Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu
+son époux, s'écria:
+
+--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons
+en patois, ce qui signifie: «Deux vermouths ne font jamais mal.» Moi,
+voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque
+jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute
+un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la
+soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais,
+jamais, car je crains les avaries.
+
+Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de
+tout son coeur, la face déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe.
+Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait
+réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours
+assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond
+de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit.
+
+Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un
+oeuf et dur comme une balle.
+
+Mme Roland n'avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur, le
+regard brillant, elle contemplait son fils Jean.
+
+Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C'était une affaire
+finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans
+la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont
+il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus
+grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.
+
+Le dîner fut annoncé, et comme le vieux Roland allait offrir son bras à
+Mme Rosémilly: «Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui tout est
+pour Jean.»
+
+Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé: devant l'assiette de Jean,
+assis à la place de son père, un énorme bouquet rempli de faveurs de
+soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, s'élevait comme un dôme
+pavoisé, flanqué de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide
+de pêches magnifiques, le second un gâteau monumental gorgé de crème
+fouettée et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathédrale en
+biscuit, le troisième des tranches d'ananas noyées dans un sirop clair,
+et le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds.
+
+--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons l'avènement de Jean le
+Riche.
+
+Après le potage on offrit du madère; et tout le monde déjà parlait
+en même temps. Beausire racontait un dîner qu'il avait fait à
+Saint-Domingue à la table d'un général nègre. Le père Roland l'écoutait,
+tout en cherchant à glisser entre les phrases le récit d'un autre repas
+donné par un de ses amis, à Meudon, et dont chaque convive avait été
+quinze jours malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient
+un projet d'excursion et de déjeuner à Saint-Jouin, dont ils se
+promettaient déjà un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas
+avoir dîné seul, dans une gargote au bord de la mer, pour éviter tout ce
+bruit, ces rires et cette joie qui l'énervaient.
+
+Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire à son
+frère ses craintes et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée
+déjà, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour
+lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation de
+leur mère étant menacée.
+
+L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland dans les récits de pêche.
+Beausire en narra de surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de Madagascar
+et surtout sur les côtes de la Chine et du Japon, où les poissons ont
+des figures drôles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces
+poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs
+nageoires bizarres, pareilles à des éventails, leur queue coupée en
+croissant de lune, en mimant d'une façon si plaisante que tout le monde
+riait aux larmes en l'écoutant.
+
+Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait: «On a bien raison de
+dire que les Normands sont les Gascons du Nord.»
+
+Après le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet rôti, une salade,
+des haricots verts et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne de
+Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté allait croissant avec
+le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la première
+bouteille de champagne, le père Roland, très excité, imita avec sa
+bouche le bruit de cette détonation, puis déclara:
+
+--J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.
+
+Pierre, de plus en plus agacé, répondit en ricanant:
+
+--Cela est peut-être, cependant, plus dangereux pour toi.
+
+Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et
+demanda:
+
+--Pourquoi donc?
+
+Depuis longtemps il se plaignait de sa santé, de lourdeurs, de vertiges,
+de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit:
+
+--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer à côté de toi,
+tandis que le verre de vin te passe forcément dans le ventre.
+
+--Et puis?
+
+--Et puis il te brûle l'estomac, désorganise le système nerveux,
+alourdit la circulation et prépare l'apoplexie dont sont menacés tous
+les hommes de ton tempérament.
+
+L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipée comme une
+fumée par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et
+fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait pas.
+
+Mais Beausire s'écria:
+
+--Ah! ces sacrés médecins, toujours les mêmes: ne mangez pas, ne buvez
+pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du bobo à
+petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout ça, moi, Monsieur, dans toutes
+les parties du monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je
+ne m'en porte pas plus mal.
+
+Pierre répondit avec aigreur:
+
+--D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus fort que mon père; et puis
+tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour où ... et ils ne
+reviennent pas le lendemain dire au médecin prudent: «Vous aviez raison,
+docteur.» Quand je vois mon père faire ce qu'il y a de plus mauvais et
+de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le prévienne. Je
+serais un mauvais fils si j'agissais autrement.
+
+Mme Roland désolée intervint à son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce
+que tu as? Pour une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe quelle fête
+pour lui, pour nous. Tu vas gâter tout son plaisir et nous chagriner
+tous. C'est vilain, ce que tu fais là!
+
+Il murmura en haussant les épaules:
+
+--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.
+
+Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre
+plein de vin lumineux et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante
+s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressées et
+rapides, s'évaporer à la surface; il le regardait avec une méfiance de
+renard qui trouve une poule morte et flaire un piège.
+
+Il demanda, en hésitant:
+
+--Tu crois que ça me ferait beaucoup de mal?
+
+Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa
+mauvaise humeur:
+
+--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et
+n'en prends pas l'habitude.
+
+Alors le père Roland leva son verre sans se décider encore à le porter
+à sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec
+crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits coups, en les
+savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise,
+puis de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière goutte.
+
+Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly; il était fixé sur
+lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il pénétra, il
+devina la pensée nette qui animait ce regard, la pensée irritée de cette
+petite femme à l'esprit simple et droit, car ce regard disait: «Tu es
+jaloux, toi. C'est honteux, cela.»
+
+Il baissa la tête en se remettant à manger.
+
+Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le
+harcelait, une envie de n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus
+les entendre causer, plaisanter et rire.
+
+Cependant le père Roland, que les fumées du vin recommençaient à
+troubler, oubliait déjà les conseils de son fils et regardait d'un oeil
+oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore à
+côté de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation
+nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il
+pourrait s'en emparer sans éveiller les remarques de Pierre. Une
+ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec
+nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras à travers la table
+pour emplir d'abord le verre du docteur qui était vide; puis il fit le
+tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit à parler
+très haut, et s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement
+que c'était par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention.
+
+Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agacé, il prenait à
+tout instant, et portait à ses lèvres d'un geste inconscient la longue
+flûte de cristal où l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant
+et transparent. Il le faisait alors couler très lentement dans sa bouche
+pour sentir la petite piqûre sucrée du gaz évaporé sur sa langue.
+
+Peu à peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui
+semblait en être le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les
+membres, se répandait dans toute la chair, comme une onde tiède et
+bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins
+impatient, moins mécontent; et sa résolution de parler à son frère ce
+soir-là même s'affaiblissait, non pas que la pensée d'y renoncer l'eût
+effleuré, mais pour ne point troubler si vite le bien-être qu'il sentait
+en lui.
+
+Beausire se leva afin de porter un toast.
+
+Ayant salué à la ronde il prononça:
+
+--Très gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes réunis pour célébrer
+un événement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait
+autrefois que la fortune était aveugle, je crois qu'elle était
+simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une
+excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le
+port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la
+_Perle_.
+
+Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains;
+et Roland père se leva pour répondre.
+
+Après avoir toussé, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu
+lourde, il bégaya:
+
+--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais
+votre conduite en cette circonstance. Je bois à vos désirs.
+
+Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne
+trouvant plus rien.
+
+Jean, qui riait, prit la parole à son tour:
+
+--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis dévoués, les amis
+excellents (il regardait Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui
+cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par
+des paroles que je peux leur témoigner ma reconnaissance. Je la leur
+prouverai demain, à tous les instants de ma vie, toujours, car notre
+amitié n'est point de celles qui passent.
+
+Sa mère, fort émue, murmura:
+
+--Très bien, mon enfant. Mais Beausire s'écriait:
+
+--Allons, madame Rosémilly, parlez au nom du beau sexe.
+
+Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancée de
+tristesse:
+
+--Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie de M. Maréchal.
+
+Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement décent, comme
+après une prière; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit
+cette remarque:
+
+--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces délicatesses.
+
+Puis se tournant vers Roland père:
+
+--Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal? Vous étiez donc bien
+intimes avec lui?
+
+Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à pleurer, et d'une voix
+bredouillante:
+
+--Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous
+ne nous quittions pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et il
+nous payait de petites fêtes au théâtre ... je ne vous dis que ça ...
+que ça ... que ça ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas,
+Louise?
+
+Sa femme répondit simplement:
+
+--Oui, c'était un fidèle ami.
+
+Pierre regardait son père et sa mère, mais comme on parla d'autre chose,
+il se remit à boire.
+
+De la fin de cette soirée il n'eut guère de souvenir. On avait pris le
+café, absorbé des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se
+coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tête lourde. Et il dormit
+comme une brute jusqu'à neuf heures le lendemain.
+
+
+
+IV
+
+
+Ce sommeil baigné de champagne et de chartreuse l'avait sans doute
+adouci et calmé, car il s'éveilla en des dispositions d'âme très
+bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait, en s'habillant, ses
+émotions de la veille, cherchant à en dégager bien nettement et bien
+complètement les causes réelles, secrètes, les causes personnelles en
+même temps que les causes extérieures.
+
+Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eût eu une mauvaise
+pensée, une vraie pensée de prostituée, en apprenant qu'un seul des fils
+Roland héritait d'un inconnu; mais ces créatures-là n'ont-elles pas
+toujours des soupçons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les
+honnêtes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent,
+injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent
+irréprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne
+inattaquable, elles se fâchent, comme si on les outrageait, et
+s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariées, c'est du
+propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent
+parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!»
+
+En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas même supposé
+possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mère, si bonne,
+si simple, si digne. Mais il avait l'âme troublée par ce levain de
+jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcité, à l'affût pour
+ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui pouvait nuire à son frère,
+avait même peut-être prêté à cette vendeuse de bocks des intentions
+odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination
+seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui échappait sans
+cesse à sa volonté, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise
+dans l'univers infini des idées, et en rapportait parfois d'inavouables,
+de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son âme, dans les
+replis insondables, comme des choses volées; il se pouvait que cette
+imagination seule eût créé, inventé cet affreux doute. Son coeur,
+assurément, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur
+blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute abominable un moyen de priver
+son frère de cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-même,
+à présent, interrogeant, comme les dévots leur conscience, tous les
+mystères de sa pensée.
+
+Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence fût limitée, avait le
+tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui était
+pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicité parfaite, à la
+mémoire bénie de feu Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si
+le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant frère: «Mais défends-la
+donc, jobard; tu as beau être riche, je t'éclipserai toujours quand il
+me plaira.»
+
+Au café, il dit à son père:
+
+--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui?
+
+--Non, mon garçon.
+
+--Je peux la prendre avec Jean-Bart?
+
+--Mais oui, tant que tu voudras.
+
+Il acheta un bon cigare, au premier débit de tabac rencontré, et il
+descendit, d'un pied joyeux, vers le port.
+
+Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu léger, rafraîchi, lavé
+par la brise de la mer.
+
+Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque
+qu'il devait tenir prête à sortir tous les jours à midi, quand on
+n'allait pas à la pêche le matin.
+
+--A nous deux, patron! cria Pierre.
+
+Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation.
+
+--Quel vent? dit-il.
+
+--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large.
+
+--Eh bien! mon père, en route.
+
+Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le bateau, libre, se mit
+à glisser lentement vers la jetée sur l'eau calme du port. Le faible
+souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si
+doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animée
+d'une vie propre, de la vie des barques, poussée par une force
+mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare
+aux dents, les jambes allongées sur le banc, les yeux mi-fermés sous les
+rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses
+pièces de bois goudronné du brise-lames.
+
+Quand ils débouchèrent en pleine mer, en atteignant la pointe de la
+jetée nord qui les abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le
+visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide,
+entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la
+boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la
+_Perle_ et la rendit plus alerte.
+
+Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent,
+semblait une aile, puis gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua le
+tapecul amarré contre son mât.
+
+Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement, et courant
+maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui
+bouillonne et qui fuit.
+
+L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde
+soulevée, souple et blanche d'écume, s'arrondissait et retombait, comme
+retombe, brune et lourde, la terre labourée des champs.
+
+A chaque vague rencontrée,--elles étaient courtes et rapprochées,--une
+secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui
+frémissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques
+secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme
+s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool
+était à l'ancre attendant la marée; ils allèrent tourner par derrière,
+puis ils visitèrent, l'un après l'autre, les navires en rade, puis ils
+s'éloignèrent un peu plus pour voir se dérouler la côte.
+
+Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur
+l'eau frémissante, gouvernant, comme une bête ailée, rapide et docile,
+cette chose de bois et de toile qui allait et venait à son caprice, sous
+une pression de ses doigts.
+
+Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont
+d'un bateau, pensant à son avenir, qui serait beau, et à la douceur de
+vivre avec intelligence. Dès le lendemain il demanderait à son frère de
+lui prêter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer
+tout de suite dans le joli appartement du boulevard François Ier.
+
+Le matelot dit tout à coup:
+
+--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.
+
+Il leva les yeux et aperçut vers le nord une ombre grise, profonde et
+légère, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un
+nuage tombé d'en haut.
+
+Il vira de bord, et vent arrière fit route vers la jetée, suivi par la
+brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_,
+l'enveloppant dans son imperceptible épaisseur, un frisson de froid
+courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumée et de
+moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la
+bouche pour ne point goûter cette nuée humide et glacée. Quand la
+barque reprit dans le port sa place accoutumée, la ville entière était
+ensevelie déjà sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait
+comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues à la façon d'un
+fleuve qui coule.
+
+Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra vite, et se jeta sur son
+lit pour sommeiller jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle à
+manger, sa mère disait à Jean:
+
+--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras.
+Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu
+donneras des fêtes, ça aura un coup d'oeil féerique.
+
+--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur.
+
+--D'un appartement délicieux que je viens de louer pour ton frère. Une
+trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une
+galerie vitrée et une petite salle à manger en rotonde, tout à fait
+coquette pour un garçon.
+
+Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur.
+
+--Où est-ce situé, cela? dit-il.
+
+--Boulevard François Ier.
+
+Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspéré qu'il avait envie
+de crier: «C'est trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que pour
+lui!»
+
+Sa mère, radieuse, parlait toujours:
+
+--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On
+en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de
+diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frère sera
+parfaitement là dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour faire la
+fortune d'un avocat. Cela attire le client, le séduit, le retient, lui
+donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi logé fait
+payer cher ses paroles.
+
+Elle se tut quelques secondes, et reprit:
+
+--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus
+modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de même. Je
+t'assure que cela te servirait beaucoup.
+
+Pierre répondit d'un ton dédaigneux:
+
+--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai.
+
+Sa mère insista:
+
+--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout
+de même.
+
+Vers le milieu du repas il demanda tout à coup:
+
+--Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?
+
+Le père Roland leva la tête et chercha dans ses souvenirs:
+
+--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y
+suis. C'est ta mère qui a fait sa connaissance dans la boutique,
+n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander quelque chose, et puis
+il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le
+connaître comme ami.
+
+Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un à un avec une
+pointe de sa fourchette, comme s'il les eût embrochés, reprit:
+
+--A quelle époque ça s'est-il fait, cette connaissance-là?
+
+Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit
+appel à la mémoire de sa femme:
+
+--En quelle année, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublié, toi qui
+as un si bon souvenir? Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq
+ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi?
+
+Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sûre et tranquille:
+
+--C'était en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je
+suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'année où l'enfant
+eut la fièvre scarlatine, et Maréchal, que nous connaissions encore très
+peu, nous a été d'un grand secours.
+
+Roland s'écria:
+
+--C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable, même! Comme ta mère n'en
+pouvait plus de fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique, il
+allait chez le pharmacien chercher tes médicaments. Vraiment, c'était un
+brave coeur. Et quand tu as été guéri, tu ne te figures pas comme il fut
+content et comme il t'embrassait. C'est à partir de ce moment-là que
+nous sommes devenus de grands amis.
+
+Et cette pensée brusque, violente, entra dans l'âme de. Pierre comme une
+balle qui troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut
+si dévoué pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je
+suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il
+laissé toute sa fortune à mon frère et rien à moi?»
+
+Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbé plutôt que
+songeur, gardant en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise, le
+germe secret d'un nouveau mal.
+
+Il sortit de bonne heure et se remit à rôder par les rues. Elles étaient
+ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauséabonde
+la nuit. On eût dit une fumée pestilentielle abattue sur la terre. On
+la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait éteindre par
+moments. Les pavés des rues devenaient glissants comme par les soirs de
+verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre
+des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des égouts, des cuisines
+pauvres, pour se mêler à l'affreuse senteur de cette brume errante.
+
+Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point
+rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko.
+
+Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait
+toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien
+fidèle, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la
+groseillette.
+
+--Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous avec votre liqueur?
+
+Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafés de la ville
+consentaient à la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de
+la Côte_ et le _Sémaphore havrais_ lui feraient de la réclame en
+échange de quelques produits pharmaceutiques mis à la disposition des
+rédacteurs.
+
+Après un long silence, Marowsko demanda si Jean, décidément, était en
+possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions
+vagues sur le même sujet. Son dévouement ombrageux pour Pierre se
+révoltait de cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre penser,
+devinait, comprenait, lisait dans ses yeux détournés, dans le ton
+hésitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres et qu'il
+ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si
+cauteleux.
+
+Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: «Vous n'auriez pas dû
+lui laisser accepter cet héritage qui fera mal parler de votre mère.»
+Peut-être même croyait-il que Jean était le fils de Maréchal. Certes il
+le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraître
+vraisemblable, probable, évidente? Mais lui-même, lui Pierre, le fils,
+depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes
+les subtilités de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas
+contre ce soupçon terrible?
+
+Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être seul pour songer, pour
+discuter cela avec lui-même, pour envisager hardiment, sans scrupules,
+sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si
+dominateur qu'il se leva sans même boire son verre de groseillette,
+serra la main du pharmacien stupéfait et se replongea dans le brouillard
+de la rue.
+
+Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il laissé toute sa fortune à
+Jean?»
+
+Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce
+n'était plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachée
+en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une
+chose épouvantable, la terreur de croire lui-même que Jean, que son
+frère était le fils de cet homme!
+
+Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même se poser cette question
+criminelle! Cependant il fallait que ce soupçon si léger, si
+invraisemblable, fût rejeté de lui, complètement, pour toujours. Il lui
+fallait la lumière, la certitude, il fallait dans son coeur la sécurité
+complète, car il n'aimait que sa mère au monde.
+
+Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs,
+dans sa raison, l'enquête minutieuse d'où résulterait l'éclatante
+vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais.
+Il irait dormir.
+
+Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me
+rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frère
+et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette
+préférence... Il a vu naître Jean?--oui, mais il me connaissait
+auparavant.--S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et réservé, c'est
+moi qu'il aurait préféré puisque c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre
+scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc,
+logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus
+vive, à moins qu'il n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant grandir,
+une attraction, une prédilection instinctives.»
+
+Alors il chercha dans sa mémoire, avec une tension désespérée de toute
+sa pensée, de toute sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à
+revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet homme qui avait passé
+devant lui, indifférent à son coeur, pendant toutes ses années de Paris.
+
+Mais il sentit que la marche, le léger mouvement de ses pas, troublait
+un peu ses idées, dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée,
+voilait sa mémoire.
+
+Pour jeter sur le passé et les événements inconnus ce regard aigu, à qui
+rien ne devait échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un lieu
+vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir sur la jetée, comme
+l'autre nuit.
+
+En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte
+lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus
+longue et plus puissante. C'était le cri d'une sirène, le cri des
+navires perdus dans la brume.
+
+Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans
+son âme et dans ses nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir jeté
+lui-même. Une autre voix semblable gémit à son tour, un peu plus loin;
+puis, tout près, la sirène du port, leur répondant, poussa une clameur
+déchirante.
+
+Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant plus à rien, satisfait
+d'entrer dans ces ténèbres lugubres et mugissantes.
+
+Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle, il ferma les yeux pour ne
+point voir les foyers électriques, voilés de brouillard, qui rendent
+le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetée sud,
+qu'on distinguait à peine cependant. Puis se tournant à moitié, il posa
+ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains.
+
+Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec ses lèvres, répétait comme
+pour l'appeler, pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal...
+Maréchal.» Et dans le noir de ses paupières baissées, il le vit tout à
+coup tel qu'il l'avait connu. C'était un homme de soixante ans, portant
+en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils épais, tout blancs aussi.
+Il n'était ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et
+doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave être, simple et tendre.
+Il appelait Pierre et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais paru
+préférer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble à dîner.
+
+Et Pierre, avec une ténacité de chien qui suit une piste évaporée, se
+mit à rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards
+de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu à peu, tout
+entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait à
+sa table, son frère et lui.
+
+Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis
+bien longtemps sans doute, l'habitude de dire «monsieur Pierre» et
+«monsieur Jean».
+
+Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite à l'un, la
+gauche à l'autre, au hasard de leur entrée.
+
+--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos
+parents? Quant à moi, ils ne m'écrivent jamais.
+
+On causait, doucement et familièrement, de choses ordinaires. Rien de
+hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité, de
+charme et de grâce. C'était certainement pour eux un bon ami, un de ces
+bons amis auxquels on ne songe guère parce qu'on les sent très sûrs.
+
+Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant
+soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant, Maréchal
+lui avait offert et prêté, spontanément, de l'argent, quelques centaines
+de francs peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et jamais rendues.
+Donc cet homme l'aimait toujours, s'intéressait toujours à lui,
+puisqu'il s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser
+toute sa fortune à Jean? Non, il n'avait jamais été visiblement plus
+affectueux pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé de l'un que de
+l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-là. Alors
+... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrète de tout
+donner à Jean--tout--et rien à Pierre.
+
+Plus il y songeait, plus il revivait le passé des dernières années, plus
+le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette différence établie
+entre eux.
+
+Et une souffrance aiguë, une inexprimable angoisse entrée dans sa
+poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitée. Les ressorts
+en paraissaient brisés, et le sang y passait à flots, librement, en le
+secouant d'un ballottement tumultueux.
+
+Alors, à mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: «Il
+faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir.»
+
+Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens où ses
+parents habitaient Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui
+brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout à retrouver Maréchal
+avec des cheveux blonds, châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la
+dernière figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant effacé les
+autres. Il se rappelait pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la
+main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, très souvent, car son
+père répétait sans cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la folie,
+mon cher, vous vous ruinerez en roses.»
+
+Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me fait plaisir.»
+
+Et soudain l'intonation de sa mère, de sa mère qui souriait et disait:
+«Merci, mon ami,» lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre.
+Elle les avait donc prononcés bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils
+se fussent gravés ainsi dans la mémoire de son fils!
+
+Donc Maréchal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le
+client, à cette petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier modeste.
+L'avait-il aimée? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il
+n'avait pas aimé la femme? C'était un homme instruit, d'esprit assez
+fin. Que de fois il avait parlé poètes et poésie avec Pierre! Il
+n'appréciait point les écrivains en artiste, mais en bourgeois qui
+vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements,
+qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme
+sentimental n'avait jamais pu, jamais, être l'ami de son père, de son
+père si positif, si terre à terre, si lourd, pour qui le mot «poésie»
+signifiait sottise.
+
+Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt à toutes les tendresses,
+était entré, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarqué
+peut-être la jolie marchande. Il avait acheté, était revenu, avait
+causé, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions
+fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire à la
+jeune femme et de serrer la main du mari.
+
+Et puis après... après... oh! mon Dieu... après?...
+
+Il avait aimé et caressé le premier enfant, l'enfant du bijoutier,
+jusqu'à la naissance de l'autre, puis il était demeuré impénétrable
+jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa chair décomposée, son nom
+effacé des noms vivants, tout son être disparu pour toujours, n'ayant
+plus rien à ménager, à redouter et à cacher, il avait donné toute
+sa fortune au deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme était
+intelligent... il avait dû comprendre et prévoir qu'il pouvait, qu'il
+allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant était à
+lui.--Donc il déshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean
+n'était point son fils?
+
+Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa l'âme de Pierre.
+Maréchal avait été blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant
+un petit portrait miniature vu autrefois, à Paris, sur la cheminée de
+leur salon, et disparu à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh! s'il
+pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mère l'avait gardé peut-être
+dans le tiroir inconnu où l'on serre les reliques d'amour.
+
+Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante qu'il poussa un
+gémissement, une de ces courtes plaintes arrachées à la gorge par les
+douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eût entendu, comme si
+elle l'eût compris et lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla tout
+près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le
+tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les
+voix du vent et des vagues, se répandit dans les ténèbres sur la mer
+invisible ensevelie sous les brouillards.
+
+Alors, à travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils
+s'élevèrent de nouveau dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels
+poussés par les grands paquebots aveugles.
+
+Puis tout se tut encore.
+
+Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'être là, réveillé
+de son cauchemar.
+
+«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d'amour et
+d'attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son
+coeur. Sa mère! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il
+pu la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la vie de cette femme
+simple, chaste et loyale, n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand
+ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable? Et
+c'était lui, le fils, qui avait douté d'elle! Oh! s'il avait pu la
+prendre en ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée, caressée,
+comme il se fût agenouillé pour demander grâce!
+
+Elle aurait trompé son père, elle?... Son père! Certes, c'était un brave
+homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais
+franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie
+autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d'une âme
+délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et
+comme mari un homme si différent d'elle?
+
+Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme les fillettes épousent le
+garçon doté que présentent les parents. Ils s'étaient installés aussitôt
+dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant au
+comptoir, animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et
+sacré de l'intérêt commun qui remplace l'amour et même l'affection dans
+la plupart des ménages commerçants de Paris, s'était mise à travailler
+avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur
+maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête,
+sans tendresse!...
+
+Sans tendresse?... Était-il possible qu'une femme n'aimât point? Une
+femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant
+des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de
+l'adolescence à la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fût
+touché? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de
+sa mère?
+
+Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle
+différente d'une autre, bien qu'elle fût sa mère?
+
+Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui
+troublent le coeur des jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la
+boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle
+avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l'ombre
+des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les
+amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux.
+
+Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa mère! Eh bien! fallait-il
+être aveugle et stupide au point de rejeter l'évidence parce qu'il
+s'agissait de sa mère?
+
+S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu
+d'autre amie;--mais oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme
+éloignée et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laissé toute sa fortune
+à son fils, à leur fils!...
+
+Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur qu'il eût voulu tuer
+quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de
+frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler! Qui? tout le monde, son
+père, son frère, le mort, sa mère!
+
+Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?
+
+Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri
+strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
+violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il
+s'y assit, n'ayant plus de force, brisé par cette commotion.
+
+Le vapeur qui répondit le premier semblait tout proche et se présentait
+à l'entrée, la marée étant haute.
+
+Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous
+la clarté diffuse des feux électriques du port, une grande ombre noire
+se dessina entre les deux jetées. Derrière lui, la voix du veilleur,
+voix enrouée de vieux capitaine en retraite, criait:
+
+--Le nom du navire?
+
+Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouée
+aussi, répondit.
+
+--_Santa-Lucia._
+
+--Le pays?
+
+--Italie.
+
+--Le port?
+
+--Naples.
+
+Et Pierre devant ses yeux troublés crut apercevoir le panache de feu du
+Vésuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les
+bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait
+rêvé de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh!
+s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe où, et ne jamais revenir,
+ne jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il était devenu! Mais
+non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher
+dans son lit.
+
+Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des
+sirènes lui plaisait. Il se releva et se mit à marcher comme un officier
+qui fait le quart sur un pont.
+
+Un autre navire s'approchait derrière le premier, énorme et mystérieux.
+C'était un anglais qui revenait des Indes.
+
+Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un après l'autre de l'ombre
+impénétrable. Puis, comme l'humidité du brouillard devenait intolérable,
+Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra
+dans un café de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie
+poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et la gorge, il sentit en lui
+renaître un espoir.
+
+Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait si bien, sa déraison
+vagabonde! Il s'était trompé sans doute? Il avait accumulé les preuves
+ainsi qu'on dresse un réquisitoire contre un innocent toujours facile à
+condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il
+penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, à force
+de volonté, il finit par s'assoupir.
+
+
+
+V
+
+
+Mais le corps du docteur s'engourdit à peine une heure ou deux dans
+l'agitation d'un sommeil troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité
+de sa chambre chaude et fermée, il ressentit, avant même que la pensée
+se fût rallumée en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de
+l'âme que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble
+que le malheur, dont le choc nous a seulement heurté la veille, se soit
+glissé, durant notre repos, dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit
+et fatigue comme une fièvre. Brusquement le souvenir lui revint, et il
+s'assit dans son lit.
+
+Alors il recommença lentement, un à un, tous les raisonnements qui
+avaient torturé son coeur sur la jetée pendant que criaient les sirènes.
+Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traîné par sa logique,
+comme par une main qui attire et étrangle vers l'intolérable certitude.
+
+Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir
+sa fenêtre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit léger lui
+parvint à travers le mur.
+
+Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il
+n'avait rien pressenti, rien deviné! Un homme qui avait connu leur mère
+lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste
+et naturel.
+
+Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frère haletait de
+souffrance et de détresse. Et une colère se levait en lui contre ce
+ronfleur insouciant et content.
+
+La veille il eût frappé contre sa porte, serait entré, et, assis près du
+lit, lui aurait dit dans l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne
+dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mère
+et la déshonorer.» Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne
+pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur père.
+Il fallait à présent garder, enterrer en lui cette honte découverte
+par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que personne ne devait
+découvrir, pas même son frère, surtout son frère.
+
+Il ne songeait plus guère maintenant au vain respect de l'opinion
+publique. Il aurait voulu que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il
+la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre
+près d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle
+avait enfanté son frère de la caresse d'un étranger? Comme elle était
+calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il
+possible qu'une femme comme elle, d'une âme pure et d'un coeur droit,
+pût tomber, entraînée par la passion, sans que, plus tard, rien
+n'apparût de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublée?
+
+Ah! les remords! les remords! ils avaient dû, jadis, dans les premiers
+temps, la torturer, puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface.
+Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à peu, l'avait presque
+oubliée. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté
+d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à peine, après quelques
+années passées, l'homme à qui elles ont donné leur bouche et tout leur
+corps à baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un
+orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence
+ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage?
+
+Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison
+de son père l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et les
+murs l'étouffer. Et comme il avait très soif, il alluma sa bougie afin
+d'aller boire un verre d'eau fraîche au filtre de la cuisine.
+
+Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe
+pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier où circulait
+un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un
+coureur essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le silence de cette
+demeure l'émut; puis, un à un, il en distingua les moindres bruits.
+Ce fut d'abord l'horloge de la salle à manger dont le battement lui
+paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un
+ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui de son
+père sans aucun doute; et il fut crispé par celle idée, comme si elle
+venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient
+dans ce même logis, le père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre!
+Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait, et ils ne le
+savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se
+réjouissaient et s'attendrissaient ensemble des mêmes choses, comme si
+le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux personnes nées aux
+deux extrémités du monde ne pouvaient pas être plus étrangères l'une à
+l'autre que ce père et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un
+mensonge avait grandi entre eux. C'était un mensonge qui faisait cet
+amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible à dévoiler et
+que personne ne connaîtrait jamais que lui, le vrai fils.
+
+Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une
+ressemblance, même légère, pouvait exister entre son père et Jean,
+une de ces ressemblances mystérieuses qui vont de l'aïeul aux
+arrière-petits-fils, montrant que toute une race descend directement
+du même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à lui médecin,
+pour reconnaître cela, la forme de la mâchoire, la courbure du nez,
+l'écartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore,
+un geste, une habitude, une manière d'être, un goût transmis, un signe
+quelconque bien caractéristique pour un oeil exercé.
+
+Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal
+regardé, mal observé, n'ayant aucune raison pour découvrir ces
+imperceptibles indications.
+
+Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit à monter l'escalier, à
+pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frère,
+il s'arrêta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un désir impérieux venait
+de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement,
+de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisée,
+que les traits détendus se reposent, que toute la grimace de la vie a
+disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si
+quelque ressemblance existait, appréciable, elle ne lui échapperait pas.
+
+Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite?
+
+Il demeurait debout, les doigts crispés sur la serrure et cherchant une
+raison, un prétexte.
+
+Il se rappela tout à coup que, huit jours plus tôt, il avait prêté à son
+frère une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait
+lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir réclamer sa drogue. Donc il
+entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur.
+
+Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa
+barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc.
+Il ne s'éveilla point, mais il cessa de ronfler.
+
+Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce
+jeune homme-là ne ressemblait pas à Roland; et, pour la seconde fois,
+s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de
+Maréchal. Il fallait qu'il le trouvât! En le voyant, peut-être, il ne
+douterait plus.
+
+Son frère remua, gêné sans doute par sa présence, ou par la lueur de sa
+bougie pénétrant ses paupières. Alors le docteur recula, sur la pointe
+des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna
+dans sa chambre, mais il ne se coucha pas.
+
+Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient, l'une après l'autre, à
+la pendule de la salle à manger, dont le timbre avait un son profond et
+grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eût avalé une cloche de
+cathédrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les
+murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille
+inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher de long en large, de
+son lit à sa fenêtre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé
+pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait encore rester seul,
+au moins jusqu'au lendemain, pour réfléchir, se calmer, se fortifier
+pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.
+
+Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller la foule sur la plage.
+Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensée, lui donnerait le
+temps de se préparer à l'horrible chose qu'il avait découverte.
+
+Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard
+s'était dissipé, il faisait beau, très beau. Comme le bateau de
+Trouville ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur songea qu'il
+lui faudrait embrasser sa mère avant de partir.
+
+Il attendit le moment où elle se levait tous les jours, puis il
+descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta
+pour respirer. Sa main, posée sur la serrure, était molle et vibrante,
+presque incapable du léger effort de tourner le bouton pour entrer. Il
+frappa. La voix de sa mère demanda:
+
+--Qui est-ce?
+
+--Moi, Pierre.
+
+--Qu'est-ce que tu veux?
+
+--Te dire bonjour parce que je vais passer la journée à Trouville avec
+des amis.
+
+--C'est que je suis encore au lit.
+
+--Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir.
+
+Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues
+le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance.
+
+Mais elle répondit:
+
+--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchée.
+
+Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou
+glissant. Elle cria:
+
+--Entre.
+
+Il entra. Elle était assise dans son lit tandis qu'à son côté, Roland,
+un foulard sur la tête et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir. Rien
+ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas secoué à lui arracher le bras.
+Les jours de pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue par le
+matelot Papagris, qui venait tirer son maître de cet invincible repos.
+
+Pierre, en allant vers elle, regardait sa mère; et il lui sembla tout à
+coup qu'il ne l'avait jamais vue.
+
+Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une
+chaise basse.
+
+--C'est hier soir que tu as décidé cette partie? dit-elle.
+
+--Oui, hier soir.
+
+--Tu reviens pour dîner?
+
+--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point.
+
+Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite. C'était sa mère, cette
+femme! Toute cette figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil avait
+pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familière, lui
+paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient été
+jusque-là pour lui. Il comprenait à présent que, l'aimant, il ne l'avait
+jamais regardée. C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien
+des plus petits détails de son visage; mais ces petits détails il les
+apercevait nettement pour la première fois. Son attention anxieuse,
+fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente, avec une
+physionomie qu'il n'avait jamais découverte.
+
+Il se leva pour partir, puis, cédant soudain à l'invincible envie de
+savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille:
+
+--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, à Paris, un
+petit portrait de Maréchal dans notre salon.
+
+Elle hésita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle
+hésitait; puis elle dit:
+
+--Mais oui.
+
+--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore
+répondre plus vite:
+
+--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-être que je
+l'ai dans mon secrétaire.
+
+--Tu serais bien aimable de le retrouver.
+
+--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?
+
+--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé qu'il serait tout naturel de le
+donner à Jean, et que cela ferait plaisir à mon frère.
+
+--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée. Je vais le chercher dès que
+je serai levée.
+
+Et il sortit.
+
+C'était un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue
+semblaient gais, les commerçants allant à leurs affaires, les employés
+allant à leur bureau, les jeunes filles allant à leur magasin.
+Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarté.
+
+Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient déjà. Pierre
+s'assit, tout à l'arrière, sur un banc de bois.
+
+Il se demandait:
+
+--A-t-elle été inquiétée par ma question sur le portrait, ou seulement
+surprise? L'a-t-elle égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien ne
+sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?
+
+Et son esprit, suivant toujours la même marche, de déduction en
+déduction, conclut ceci:
+
+Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, était resté dans le salon
+bien en vue, jusqu'au jour où la femme, où la mère s'était aperçue, la
+première, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait à son fils.
+Sans doute, depuis longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis,
+l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant que chacun
+pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé, un
+soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachée, n'osant pas la
+détruire.
+
+Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait
+disparu longtemps, longtemps avant leur départ de Paris! Elle avait
+disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant à pousser,
+l'avait rendu tout à coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans
+le cadre.
+
+Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensée et la dispersa!
+Alors, s'étant levé, il regarda la mer.
+
+Le petit paquebot sortit des jetées, tourna à gauche et soufflant,
+haletant, frémissant, s'en alla vers la côte lointaine qu'on apercevait
+dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd
+bateau de pêche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher
+sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras
+de mer séparant deux terres voisines.
+
+En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'était
+le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.
+
+De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs éclatantes.
+Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux
+Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de
+toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes
+devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersés ça et
+là, ressemblaient vraiment à des bouquets énormes dans une prairie
+démesurée. Et le bruit confus, proche et lointain des voix égrenées dans
+l'air léger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires
+clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée à la
+brise insensible et qu'on aspirait avec elle.
+
+Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d'eux,
+plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté
+à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au large. Il les frôlait,
+entendait, sans écouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder,
+les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.
+
+Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il les aperçut distinctement;
+et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et
+contents.
+
+Il allait maintenant frôlant les groupes, tournant autour, saisi par des
+pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le
+sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, ces ombrelles voyantes,
+la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions
+ingénieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau
+extravagant, la séduction du geste, de la voix et du sourire, la
+coquetterie enfin étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain
+comme une immense floraison de la perversité féminine. Toutes ces femmes
+parées voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un. Elles s'étaient
+faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour
+l'époux qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir. Elles s'étaient
+faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour
+l'inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être.
+
+Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux dans les yeux, parlant
+la bouche près de la bouche, les appelaient et les désiraient, les
+chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblât si
+proche et si facile. Cette vaste plage n'était donc qu'une halle
+d'amour où les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci
+marchandaient leurs caresses et celles-là se promettaient seulement.
+Toutes ces femmes ne pensaient qu'à la même chose, offrir et faire
+désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d'autres
+hommes. Et il songea que sur la terre entière c'était toujours la même
+chose. Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout! Comme les
+autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles
+qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses
+d'amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante et mondaine ou
+même à la galanterie tarifée, car on ne rencontrait pas sur les plages
+piétinées par la légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes femmes
+enfermées dans la maison close.
+
+La mer montait, chassant peu à peu vers la ville les premières lignes
+des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en
+emportant leurs sièges, devant le flot jaune qui s'en venait frangé
+d'une petite dentelle d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un
+cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui
+borde la plage d'un bout à l'autre, c'était maintenant une coulée
+continue, épaisse et lente, de foule élégante, formant deux courants
+contraires qui se coudoyaient et se mêlaient. Pierre, nerveux, exaspéré
+par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça dans la ville et s'arrêta pour
+déjeuner chez un simple marchand de vins, à l'entrée des champs.
+
+Quand il eut pris son café, il s'étendit sur deux chaises devant la
+porte, et comme il n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit à
+l'ombre d'un tilleul.
+
+Après quelques heures de repos, s'étant secoué, il s'aperçut qu'il
+était temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en
+route, accablé par une courbature subite tombée sur lui pendant son
+assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si
+sa mère avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle la
+première, ou faudrait-il qu'il le demandât de nouveau? Certes si elle
+attendait qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison secrète de
+ne point montrer ce portrait.
+
+Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il hésita à descendre pour
+le dîner. Il souffrait trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu le
+temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et il parut dans la salle à
+manger comme on se mettait à table.
+
+Un air de joie animait les visages.
+
+--Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien
+voir avant que tout soit installé.
+
+Sa femme répondit:
+
+--Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps réfléchir pour ne pas
+commettre d'impair. La question du mobilier nous préoccupe beaucoup.
+
+Elle avait passé la journée à visiter avec Jean des boutiques de
+tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des étoffes
+riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire,
+désirait quelque chose de simple et de distingué. Alors, devant tous
+les échantillons proposés ils avaient répété, l'un et l'autre, leurs
+arguments. Elle prétendait que le client, le plaideur a besoin d'être
+impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente,
+l'émotion de la richesse.
+
+Jean au contraire, désirant n'attirer que la clientèle élégante et
+opulente, voulait conquérir l'esprit des gens fins par son goût modeste
+et sûr.
+
+Et la discussion, qui avait duré toute la journée, reprit dès le potage.
+
+Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:
+
+--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera
+fini.
+
+Mme Roland fit appel au jugement de son fils aîné:
+
+--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?
+
+Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il eut envie de répondre par
+un juron. Il dit cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:
+
+--Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la
+simplicité, qui est, quand il s'agit de goût, comparable à la droiture
+quand il s'agit de caractère.
+
+Sa mère reprit:
+
+--Songe que nous habitons une ville de commerçants, où le bon goût ne
+court pas les rues.
+
+Pierre répondit:
+
+--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes
+compatriotes sont bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre leur
+exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses
+voisines ont des amants.
+
+Jean se mit à rire:
+
+--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes
+d'un moraliste.
+
+Pierre ne répliqua point. Sa mère et son frère recommencèrent à parler
+d'étoffes et de fauteuils.
+
+Il les regardait comme il avait regardé sa mère, le matin, avant de
+partir pour Trouville; il les regardait en étranger qui observe, et il
+se croyait en effet entré tout à coup dans une famille inconnue.
+
+Son père, surtout, étonnait son oeil et sa pensée. Ce gros homme
+flasque, content et niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean ne
+lui ressemblait en rien.
+
+Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main
+d'un mort, avait arraché et cassé, un à un, tous les liens qui tenaient
+l'un à l'autre ces quatre êtres. C'était fini, c'était brisé. Plus de
+mère, car il ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer avec ce
+respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus
+de frère, puisque ce frère était l'enfant d'un étranger; il ne lui
+restait qu'un père, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgré lui.
+
+Et tout à coup:
+
+--Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?
+
+Elle ouvrit des yeux surpris:
+
+--Quel portrait?
+
+--Le portrait de Maréchal.
+
+--Non ... c'est-à-dire oui ... je ne l'ai pas retrouvé, mais je crois
+savoir où il est.
+
+--Quoi donc? demanda Roland.
+
+Pierre lui dit:
+
+--Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois dans notre salon à
+Paris. J'ai pensé que Jean serait content de le posséder.
+
+Roland s'écria:
+
+--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai même
+vu encore à la fin de l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son
+secrétaire en rangeant ses papiers. C'était jeudi ou vendredi. Tu te
+rappelles bien, Louise? J'étais en train de me raser quand tu l'as pris
+dans un tiroir et posé sur une chaise à côté de toi, avec un tas de
+lettres dont tu as brûlé la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies
+touché à ce portrait deux ou trois jours à peine avant l'héritage de
+Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un!
+
+Mme Roland répondit avec tranquillité:
+
+--Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher tout à l'heure.
+
+Donc elle avait menti! Elle avait menti en répondant, ce matin-là même,
+à son fils qui lui demandait ce qu'était devenue cette miniature: «Je ne
+sais pas trop ... peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.»
+
+Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée quelques jours auparavant,
+puis elle l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des lettres, ses
+lettres à lui.
+
+Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il la regardait avec une
+colère exaspérée de fils trompé, volé dans son affection sacrée, et avec
+une jalousie d'homme longtemps aveugle qui découvre enfin une trahison
+honteuse. S'il avait été le mari de cette femme, lui, son enfant, il
+l'aurait saisie par les poignets, par les épaules ou par les cheveux, et
+jetée à terre, frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait rien dire,
+rien faire, rien montrer, rien révéler. Il était son fils, il n'avait
+rien à venger, lui, on ne l'avait pas trompé.
+
+Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse, trompé dans son pieux
+respect. Elle se devait à lui irréprochable, comme se doivent toutes
+les mères à leurs enfants. Si la fureur dont il était soulevé arrivait
+presque à de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui
+qu'envers son père lui-même.
+
+L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire où celui qui
+faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue
+mère, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle
+succombe alors, elle est lâche, indigne et infâme!
+
+--C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant ses jambes sous la
+table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ça
+n'est pas mauvais de vivre à rien faire quand on a une petite aisance.
+J'espère que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant. Ma foi,
+tant pis si j'attrape quelquefois mal à l'estomac.
+
+Puis se tournant vers sa femme:
+
+--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger.
+Ça me fera plaisir aussi de le revoir.
+
+Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, après une absence qui
+parut longue à Pierre, bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes, Mme
+Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre doré de forme
+ancienne.
+
+--Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque tout de suite.
+
+Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il reçut le portrait, et,
+d'un peu loin, à bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mère
+le regardait, il leva lentement les yeux sur son frère, pour comparer.
+Il faillit dire, emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble à
+Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta
+sa pensée par la façon dont il comparait la figure vivante à la figure
+peinte.
+
+Elles avaient, certes, des signes communs: la même barbe et le même
+front, mais rien d'assez précis pour permettre de déclarer: «Voilà le
+père, et voilà le fils.» C'était plutôt un air de famille, une parenté
+de physionomies qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus
+décisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mère s'était
+levée, avait tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur,
+le sucre et le cassis dans un placard.
+
+Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupçonnait!
+
+--Passe-moi donc ça, disait Roland.
+
+Pierre tendit la miniature et son père attira la bougie pour bien voir;
+puis il murmura d'une voix attendrie:
+
+--Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça quand nous l'avons connu.
+Cristi! comme ça va vite! Il était joli homme, tout de même, à cette
+époque, et si plaisant de manière, n'est-ce pas, Louise?
+
+Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:
+
+--Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur.
+Voilà, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à
+Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est montré bon ami et fidèle
+jusqu'au bout. Même en mourant il ne nous a pas oubliés.
+
+Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le
+contempla quelques instants, puis, avec regret:
+
+--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses
+cheveux blancs.
+
+Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y jeta un regard rapide, vite
+détourné, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle:
+
+--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son héritier.
+Nous le porterons dans ton nouvel appartement.
+
+Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminée,
+près de la pendule, où elle était autrefois.
+
+Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent des cigarettes. Ils
+les fumaient ordinairement l'un en marchant à travers la pièce, l'autre
+assis, enfoncé dans un fauteuil, et les jambes croisées. Le père se
+mettait toujours à cheval sur une chaise et crachait de loin dans la
+cheminée.
+
+Mme Roland, sur un siège bas, près d'une petite table qui portait la
+lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge.
+
+Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie destinée à la chambre de
+Jean. C'était un travail difficile et compliqué dont le début exigeait
+toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait
+les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait
+du mort appuyé contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit
+salon en quatre ou cinq enjambées, les mains derrière le dos et la
+cigarette aux lèvres, rencontrait chaque fois le regard de sa mère.
+
+On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte venait de se déclarer entre
+eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur
+de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait pourtant: «Doit-elle
+souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinée!» Et à chaque
+retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques secondes à contempler le
+visage blond de Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe le hantait.
+Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une
+personne vivante, méchante, redoutable, entrée soudain dans cette maison
+et dans cette famille.
+
+Tout à coup la sonnette de la rue tinta.
+
+Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui révéla le trouble de
+ses nerfs au docteur.
+
+Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.» Et son oeil anxieux encore
+une fois se leva vers la cheminée.
+
+Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard
+des femmes est perçant, leur esprit agile, et leur pensée soupçonneuse.
+Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du
+premier coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance entre cette
+figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut
+peur, une peur brusque et horrible que cette honte fût dévoilée, et se
+retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la
+glissa sous la pendule sans que son père et son frère l'eussent vu.
+
+Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère ils lui parurent changés,
+troubles et hagards.
+
+--Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens boire avec vous une tasse de
+thé.
+
+Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa santé,
+Pierre disparut par la porte restée ouverte.
+
+Quand on s'aperçut de son départ, on s'étonna. Jean mécontent, à cause
+de la jeune veuve qu'il craignait blessée, murmurait:
+
+--Quel ours!
+
+Mme Roland répondit:
+
+--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et
+fatigué d'ailleurs de sa promenade à Trouville.
+
+--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller
+comme un sauvage.
+
+Mme Rosémilly voulut arranger les choses en affirmant:
+
+--Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise; on se sauve toujours
+ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure.
+
+--Oh! répondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas
+sa famille à l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis quelque
+temps.
+
+
+
+VI
+
+
+Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le père
+péchait, Jean s'installait aidé de sa mère, Pierre, très sombre, ne
+paraissait plus qu'aux heures des repas.
+
+Son père lui ayant demandé un soir:
+
+--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ça n'est pas
+d'aujourd'hui que je le remarque!
+
+Le docteur répondit:
+
+--C'est que je sens terriblement le poids de la vie.
+
+Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air désolé:
+
+--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet
+héritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous était
+arrivé un accident, comme si nous pleurions quelqu'un!
+
+--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.
+
+--Toi? Qui donc?
+
+--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop.
+
+Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne légère
+courtisée par son fils, et il demanda:
+
+--Une femme, sans doute?
+
+--Oui, une femme.
+
+--Morte?
+
+--Non, c'est pis, perdue.
+
+--Ah!
+
+Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue, faite devant sa
+femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il
+estimait que ces choses-là ne regardent pas les tiers.
+
+Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, étant
+très pâle. Plusieurs fois déjà son mari, surpris de la voir s'asseoir
+comme si elle tombait sur son siège, de l'entendre souffler comme si
+elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit:
+
+--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute
+à installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé, le
+gaillard, puisqu'il est riche.
+
+Elle remuait la tête sans répondre.
+
+Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que Roland, de nouveau, la
+remarqua.
+
+--Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te
+soigner.
+
+Puis se tournant vers son fils:
+
+--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mère. L'as-tu
+examinée, au moins?
+
+Pierre répondit:
+
+--Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle eût quelque chose.
+
+Alors Roland se fâcha:
+
+--Mais ça crève les yeux, nom d'un chien! A quoi ça te sert-il d'être
+docteur alors, si tu ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?
+
+Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce
+médecin-là ne s'en douterait pas!
+
+Mme Roland s'était mise à haleter, si blême que son mari s'écria:
+
+--Mais elle va se trouver mal.
+
+--Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ... ce n'est rien.
+
+Pierre s'était approché, et la regardant fixement:
+
+--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.
+
+Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:
+
+--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.
+
+Roland était parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la
+bouteille à son fils:
+
+--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tâté son coeur, au moins?
+
+Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main
+d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine.
+
+--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es
+malade.
+
+Alors elle souleva et lui tendit son bras.
+
+Elle avait la peau brûlante, les battements du sang tumultueux et
+saccadés. Il murmura:
+
+--En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais
+te faire une ordonnance.
+
+Et comme il écrivait, courbé sur son papier, un bruit léger de soupirs
+pressés, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se
+retourner soudain.
+
+Elle pleurait, les deux mains sur la face.
+
+Roland, éperdu, demandait:
+
+--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc?
+
+Elle ne répondait pas et semblait déchirée par un chagrin horrible et
+profond.
+
+Son mari voulut prendre ses mains et les ôter de son visage. Elle
+résista, répétant:
+
+--Non, non, non.
+
+Il se tourna vers son fils.
+
+--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi.
+
+--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs.
+
+Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait à la voir ainsi
+torturée, que cette douleur allégeait son ressentiment, diminuait la
+dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait comme un juge satisfait
+de sa besogne.
+
+Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un élan si brusque
+qu'on ne put ni le prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer dans
+sa chambre.
+
+Roland et le docteur demeurèrent face à face.
+
+--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un.
+
+--Oui, répondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux
+qui se déclare souvent à l'âge de maman. Il est probable qu'elle aura
+encore beaucoup de crises comme celle-là.
+
+Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre
+semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son
+mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de
+repos, et, avec des ruses de tortionnaire, réveillait par un seul mot la
+douleur un instant calmée.
+
+Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne
+plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait
+bien avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et
+de mère, quand il sentait combien elle était misérable et désespérée, il
+s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par les remords, si meurtri
+par la pitié, si désolé de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils,
+qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se noyer pour en finir.
+
+Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait
+point, étant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la
+faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours
+lui-même. Il rentrait aux heures des repas, plein de résolutions
+attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès qu'il voyait son oeil,
+autrefois si droit et si franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu,
+il frappait malgré lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui
+montait aux lèvres.
+
+L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'était
+un venin qu'il portait à présent dans les veines et qui lui donnait des
+envies de mordre à la façon d'un chien enragé.
+
+Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans cesse, car Jean habitait
+maintenant presque tout à fait son nouvel appartement, et il revenait
+seulement pour dîner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille.
+
+Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frère,
+qu'il attribuait à la jalousie. Il se promettait bien de le remettre à
+sa place, et de lui donner une leçon un jour ou l'autre, car la vie de
+famille devenait fort pénible à la suite de ces scènes continuelles.
+Mais comme il vivait à part maintenant, il souffrait moins de ces
+brutalités; et son amour de la tranquillité le poussait à la patience.
+La fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée ne s'arrêtait plus
+guère qu'aux choses ayant pour lui un intérêt direct. Il arrivait,
+l'esprit plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de la coupe d'une
+jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable
+pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les
+détails de sa maison, de planches posées dans le placard de sa chambre
+pour serrer le linge, de portemanteaux installés dans le vestibule,
+de sonneries électriques disposées pour prévenir toute pénétration
+clandestine dans le logis.
+
+Il avait été décidé qu'à l'occasion de son installation, on ferait une
+partie de campagne à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le thé,
+chez lui, après dîner. Roland voulait aller par mer, mais la distance
+et l'incertitude où l'on était d'arriver par cette voie, si le vent
+contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loué
+pour cette excursion.
+
+On partit vers dix heures afin d'arriver pour le déjeuner. La
+grand'route poudreuse se déployait à travers la campagne normande que
+les ondulations des plaines et les fermes entourées d'arbres font
+ressembler à un parc sans fin. Dans la voiture emportée au trot lent
+de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosémilly et le capitaine
+Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient
+les yeux dans un nuage de poussière.
+
+C'était l'époque des récoltes mûres. A côté des trèfles d'un vert
+sombre, et des betteraves d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la
+campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumière
+du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places, et dans
+les champs attaqués par les faux on voyait les hommes se balancer en
+promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile.
+
+Après deux heures de marche, le break prit un chemin à gauche, passa
+près d'un moulin à vent qui tournait, mélancolique épave grise, à moitié
+pourrie et condamnée, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra
+dans une jolie cour et s'arrêta devant une maison coquette, auberge
+célèbre dans le pays.
+
+La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante,
+sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hésitaient devant le
+marchepied trop haut.
+
+Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé de pommiers, des étrangers
+déjeunaient déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait dans
+l'intérieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle.
+
+On dut manger dans une chambre, toutes les salles étant pleines. Soudain
+Roland aperçut contre la muraille des filets à salicoques.
+
+--Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet ici?
+
+--Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit où on en prend le plus de
+toute la côte.
+
+--Bigre! si nous y allions après déjeuner?
+
+Il se trouvait justement que la marée était basse à trois heures; et
+on décida que tout le monde passerait l'après-midi dans les rochers, à
+chercher des salicoques.
+
+On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang à la tête quand on aurait
+les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner,
+qui fut commandé magnifique et qui devait être prêt dès six heures,
+quand on rentrerait.
+
+Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins
+spéciaux employés pour cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à ceux
+dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies.
+
+On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachées sur un
+cercle de bois, au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant toujours,
+les lui prêta. Puis elle aida les deux femmes à faire une toilette
+improvisée pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes,
+de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes ôtèrent leurs
+chaussettes et achetèrent chez le cordonnier du lieu des savates et des
+sabots.
+
+Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule et la hotte sur le dos.
+Mme Rosémilly, dans ce costume, était tout à fait gentille, d'une
+gentillesse imprévue, paysanne et hardie.
+
+La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement relevée et fermée par un
+point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les
+roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de
+petite femme souple et forte. La taille était libre pour laisser aux
+mouvements leur aisance; et elle avait trouvé, pour se couvrir la tête,
+un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés,
+à qui une branche de tamaris, tenant un côté retroussé, donnait un air
+mousquetaire et crâne.
+
+Jean, depuis son héritage, se demandait tous les jours s'il l'épouserait
+ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en faire
+sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant
+on a le temps de réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant,
+car elle ne possédait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en
+biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et
+cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune était
+donc à peu près équivalente, et la jeune veuve assurément lui plaisait
+beaucoup.
+
+En la regardant marcher devant lui ce jour-là, il pensait: «Allons, il
+faut que je me décide. Certes, je ne trouverai pas mieux.»
+
+Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers
+la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de
+quatre-vingts mètres. Dans l'encadrement des côtes vertes, s'abaissant à
+droite et à gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le
+soleil, apparaissait au loin, et une voile, à peine visible, avait l'air
+d'un insecte là-bas. Le ciel plein de lumière se mêlait tellement
+à l'eau qu'on ne distinguait point du tout où finissait l'un et où
+commençait l'autre; et les deux femmes, qui précédaient les trois
+hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrées dans
+leurs corsages.
+
+Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la cheville mince, la
+jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme
+Rosémilly. Et cette fuite activait son désir, le poussait aux
+résolutions décisives que prennent brusquement les hésitants et les
+timides. L'air tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des ajoncs,
+des trèfles et des herbes, la senteur marine des roches découvertes,
+l'animait encore en le grisant doucement, et il se décidait un peu plus
+à chaque pas, à chaque seconde, à chaque regard jeté sur la silhouette
+alerte de la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter, à lui dire
+qu'il l'aimait et qu'il désirait l'épouser. La pêche lui servirait,
+facilitant leur tête-à-tête; et ce serait en outre un joli cadre,
+un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau
+limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des
+crevettes.
+
+Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au bord de l'abîme, ils
+aperçurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et
+sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte à peu près,
+un surprenant chaos de rochers énormes, écroulés, renversés, entassés
+les uns sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse et mouvementée
+qui courait à perte de vue vers le sud, formée par les éboulements
+anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouée,
+eût-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombés semblaient les
+ruines d'une grande cité disparue qui regardait autrefois l'Océan,
+dominée elle-même par la muraille blanche et sans fin de la falaise.
+
+--Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.
+
+Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui offrait la main pour
+descendre l'étroit escalier taillé dans la roche.
+
+Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses
+courtes jambes, tendait son bras replié à Mme Roland étourdie par le
+vide.
+
+Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut traîner son
+père, tellement troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser, de
+marche en marche, sur son derrière.
+
+Les jeunes gens, qui dévalaient en tête, allaient vite, et soudain ils
+aperçurent à côté d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu
+de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la
+falaise. Il se répandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette
+qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant en cascade haute de deux
+pieds à peine, il s'enfuyait à travers le sentier, où avait poussé un
+tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, à
+travers la plaine soulevée où s'entassaient les éboulements.--Oh! que
+j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly. Mais comment boire? Elle essayait de
+recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait à travers les
+doigts. Jean eut une idée, mit une pierre dans le chemin; et elle
+s'agenouilla dessus afin de puiser à la source même avec ses lèvres qui
+se trouvaient ainsi à la même hauteur.
+
+Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes brillantes semées
+par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage,
+Jean penché vers elle murmura:--Comme vous êtes jolie! Elle répondit,
+sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant:
+
+--Voulez-vous bien vous taire? C'étaient les premières paroles un peu
+galantes qu'ils échangeaient.
+
+--Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne.
+
+Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant, le dos du capitaine
+Beausire qui descendait à reculons afin de soutenir par les deux mains
+Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours
+glisser, calé sur son fond de culotte en se traînant sur les pieds et
+sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le précédait
+en surveillant ses mouvements.
+
+Le sentier moins escarpé devenait une sorte de chemin en pente
+contournant les blocs énormes tombés autrefois de la montagne. Mme
+Rosémilly et Jean se mirent à courir et furent bientôt sur le galet. Ils
+le traversèrent pour gagner les roches. Elles s'étendaient en une
+longue et plate surface couverte d'herbes marines et où brillaient
+d'innombrables flaques d'eau. La mer basse était là-bas, très loin,
+derrière cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir.
+
+Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches
+jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: «En
+avant!» et sauta avec résolution dans la première mare rencontrée.
+
+Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer dans l'eau tout à
+l'heure, la jeune femme tournait autour de l'étroit, bassin, à pas
+craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.
+
+--Voyez-vous quelque chose? disait-elle.
+
+--Oui, je vois votre visage qui se reflète dans l'eau.
+
+--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse pêche.
+
+Il murmura d'une voix tendre:
+
+--Oh! de toutes les pêches c'est encore celle que je préférerais faire.
+
+Elle riait:
+
+--Essayez donc, vous allez voir comme il passera à travers votre filet.
+
+--Pourtant ... si vous vouliez?
+
+--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour
+le moment.
+
+--Vous êtes méchante. Allons plus loin, il n'y a rien ici.
+
+Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle
+s'appuyait un peu craintive, et lui, tout à coup, se sentait envahi par
+l'amour, soulevé de désirs, affamé d'elle, comme si le mal qui germait
+en lui avait attendu ce jour-là pour éclore.
+
+Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse plus profonde, où
+flottaient sous l'eau frémissante et coulant vers la mer lointaine par
+une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorées,
+des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager.
+
+Mme Rosémilly s'écria:
+
+--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une très grosse là-bas!
+
+Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le trou résolument, bien
+qu'il se mouillât jusqu'à la ceinture.
+
+Mais la bête remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le
+filet. Jean la poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre. Quand elle
+se sentit bloquée, elle glissa d'un brusque élan par-dessus le lanet,
+traversa la mare et disparut.
+
+La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put
+retenir ce cri:--Oh! maladroit.
+
+Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi traîna son filet dans un fond
+plein d'herbes. En le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans
+trois grosses salicoques transparentes, cueillies à l'aveuglette dans
+leur cachette invisible.
+
+Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly qui n'osait point les
+prendre, par peur de la pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est
+armée.
+
+Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre deux doigts le bout effilé de
+leur barbe, elle les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec un
+peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouvé une
+flaque d'eau moins creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu
+suffoquée par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit à
+pêcher elle-même. Elle était adroite et rusée, ayant la main souple et
+le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à chaque coup, elle ramenait
+des bêtes trompées et surprises par la lenteur ingénieuse de sa
+poursuite.
+
+Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas à pas, la
+frôlait, se penchait sur elle, simulait un grand désespoir de sa
+maladresse, voulait apprendre.
+
+--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!
+
+Puis, comme leurs deux visages se reflétaient, l'un contre l'autre, dans
+l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace
+limpide, Jean souriait à cette tête voisine qui le regardait d'en bas,
+et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber
+dessus.
+
+--Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne
+faut jamais faire deux choses à la fois.
+
+Il répondit:
+
+--Je n'en fais qu'une. Je vous aime.
+
+Elle se redressa, et d'un ton sérieux:
+
+--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu
+la tête?
+
+--Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le
+dire.
+
+Ils étaient debout maintenant dans la mare salée qui les mouillait
+jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyées sur leurs filets,
+ils se regardaient au fond des yeux.
+
+Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:
+
+--Que vous êtes malavisé de me parler de ça en ce moment. Ne
+pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?
+
+Il murmura:
+
+--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis
+longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grisé à me faire perdre la raison.
+
+Alors, tout à coup, elle sembla en prendre son parti, se résigner à
+parler d'affaires et à renoncer aux plaisirs.
+
+--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer
+tranquillement.
+
+Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installés
+côte à côte, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:
+
+--Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant et je ne suis pas une jeune
+fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous
+pouvons peser toutes les conséquences de nos actes. Si vous vous décidez
+aujourd'hui à me déclarer votre amour, je suppose naturellement que vous
+désirez m'épouser.
+
+Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la situation, et il répondit
+niaisement:
+
+--Mais oui.
+
+--En avez-vous parlé à votre père et à votre mère?
+
+--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.
+
+Elle lui tendit sa main encore mouillée, et comme il y mettait la sienne
+avec élan:
+
+--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais
+n'oubliez point, que je ne voudrais pas déplaire à vos parents.
+
+--Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien prévu et qu'elle vous aimerait
+comme elle vous aime si elle ne désirait pas un mariage entre nous?
+
+--C'est vrai, je suis un peu troublée.
+
+Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire, qu'elle fût si peu
+troublée, si raisonnable. Il s'attendait à des gentillesses galantes, à
+des refus qui disent oui, à toute une coquette comédie d'amour mêlée à
+la pêche, dans le clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait
+lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien à se dire
+puisqu'ils étaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu
+embarrassés tous deux de ce qui s'était passé, si vite, entre eux, un
+peu confus même, n'osant plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant
+que faire.
+
+La voix de Roland les sauva:
+
+--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce
+gaillard-là.
+
+Le capitaine, en effet, faisait une pêche merveilleuse. Mouillé
+jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup
+d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sûr
+de son lanet, toutes les cavités cachées sous les varechs.
+
+Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, frétillaient au
+fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans
+sa hotte.
+
+Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son
+mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour se
+donner tout entière à cette joie enfantine de ramasser des bêtes sous
+les herbes flottantes.
+
+Roland s'écria tout à coup:
+
+--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.
+
+Elle était restée d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils
+n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser à courir dans les roches
+et à barboter dans les flaques; et pourtant ils hésitaient à demeurer
+ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de
+lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait point.
+
+Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur le galet.
+
+Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmée par l'air marin, devant
+le vaste et doux horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient en même
+temps: «Comme il aurait fait bon ici, autrefois.»
+
+Elle n'osait point parler à Pierre, sachant bien qu'il répondrait une
+dureté; et il n'osait pas parler à sa mère sachant aussi que, malgré
+lui, il le ferait avec violence.
+
+Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les
+battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou
+quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre,
+d'un geste lent et machinal. Puis son regard indécis, qui errait devant
+elle, aperçut, au milieu des varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme
+Rosémilly. Alors elle les suivit, épiant leurs mouvements, comprenant
+confusément, avec son instinct de mère, qu'ils ne causaient point
+comme tous les jours. Elle les vit se pencher côte à côte quand ils
+se regardaient dans l'eau, demeurer debout face à face quand ils
+interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher
+pour s'engager l'un envers l'autre.
+
+Leurs silhouettes se détachaient bien nettes, semblaient seules au
+milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de
+falaises, quelque chose de grand et de symbolique.
+
+Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses
+lèvres.
+
+Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:
+
+--Qu'est-ce que tu as donc?
+
+Il ricanait toujours:
+
+--Je m'instruis. J'apprends comment on se prépare à être cocu.
+
+Elle eut un sursaut de colère, de révolte, choquée du mot, exaspérée de
+ce qu'elle croyait comprendre.
+
+--Pour qui dis-tu ça?
+
+--Pour Jean, parbleu! C'est très comique de les voir ainsi!
+
+Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'émotion:
+
+--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture même. Ton
+frère ne pourrait trouver mieux.
+
+Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et saccadé:
+
+--Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes les femmes sont la droiture même
+... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!
+
+Sans répondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et,
+au risque de glisser, de tomber dans les trous cachés sous les herbes,
+de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque,
+marchant à travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers
+son autre fils.
+
+En la voyant approcher, Jean lui cria:
+
+--Eh bien? maman, tu te décides?
+
+Sans répondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: «Sauve-moi,
+défends-moi.»
+
+Il vit son trouble et, très surpris:
+
+--Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?
+
+Elle balbutia:
+
+--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches.
+
+Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la pêche pour qu'elle y
+prît intérêt. Mais comme elle ne l'écoutait guère, et comme il éprouvait
+un besoin violent de se confier à quelqu'un, il l'entraîna plus loin et,
+à voix basse:
+
+--Devine ce que j'ai fait?
+
+--Mais ... mais ... je ne sais pas.
+
+--Devine.
+
+--Je ne ... je ne sais pas
+
+--Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je désirais l'épouser.
+
+Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante, l'esprit en détresse
+au point de ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:
+
+--L'épouser
+
+--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas?
+
+--Oui ... charmante ... tu as bien fait.
+
+--Alors tu m'approuves?
+
+--Oui ... je t'approuve.
+
+--Comme tu dis ça drôlement. On croirait que ... que ... tu n'es pas
+contente.
+
+--Mais oui ... je suis ... contente.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins bras et l'embrassa à
+plein visage, par grands baisers de mère.
+
+Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où des larmes étaient venues,
+elle aperçut là-bas sur la plage un corps étendu sur le ventre, comme un
+cadavre, la figure dans le galet: c'était l'autre, Pierre, qui songeait,
+désespéré.
+
+Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout près du flot, et
+ils parlèrent longtemps de ce mariage où se rattachait son coeur.
+
+La mer montant les chassa vers les pêcheurs qu'ils rejoignirent, puis
+tout le monde regagna la côte. On réveilla Pierre qui feignait de
+dormir; et le dîner fut très long, arrosé de beaucoup de vins.
+
+
+
+VII
+
+
+Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillèrent.
+Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une épaule
+voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors,
+cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: «Bien beau
+temps,» et retombaient, presque aussitôt, de l'autre côté.
+
+Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement était si profond
+qu'ils eurent beaucoup de peine à le secouer, et Beausire refusa même de
+monter chez Jean où le thé les attendait. On dut le déposer devant sa
+porte.
+
+Le jeune avocat, pour la première fois, allait coucher dans son logis
+nouveau; et une grande joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup
+de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée l'appartement qu'elle
+habiterait bientôt.
+
+La bonne était partie, Mme Roland ayant déclaré qu'elle ferait chauffer
+l'eau et servirait elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller les
+domestiques, par crainte du feu.
+
+Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'était encore entré,
+afin que la surprise fût complète quand on verrait combien c'était joli.
+
+Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît. Il voulait allumer les
+bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son
+père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en ouvrant toute grande la
+porte à deux battants.
+
+La galerie vitrée, éclairée par un lustre et des verres de couleur
+cachés dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait
+d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut une seconde
+d'étonnement. Roland, émerveillé de ce luxe, murmura: «Nom d'un chien,»
+saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apothéoses.
+
+Puis on pénétra dans le premier salon, petit, tendu avec une étoffe
+vieil or, pareille à celle des sièges. Le grand salon de consultation
+très simple, d'un rouge saumon pâle, avait grand air.
+
+Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau chargé de livres, et
+d'une voix grave, un peu forcée:
+
+--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec
+l'assentiment que je vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant
+trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une
+heureuse solution.
+
+Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire en regardant Mme Roland;
+et Mme Roland, lui prenant la main, la serra.
+
+Jean, radieux, fit une gambade de collégien et s'écria:
+
+--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce
+salon.
+
+Il se mit à déclamer:
+
+--Si l'humanité seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle
+que nous éprouvons pour toute souffrance devait être le mobile de
+l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel à votre
+pitié, messieurs les jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais nous
+avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous
+allons soulever devant vous ...
+
+Pierre regardait ce logis qui aurait pu être le sien, et il s'irritait
+des gamineries de son frère, le jugeant, décidément, trop niais et
+pauvre d'esprit.
+
+Mme Roland ouvrit une porte à droite.
+
+--Voici la chambre à coucher, dit-elle.
+
+Elle avait mis à la parer tout son amour de mère. La tenture était en
+cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis
+XV--une bergère dans un médaillon que fermaient les becs unis de deux
+colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air
+galant et champêtre tout à fait gentil.
+
+--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly, devenue un peu sérieuse, en
+entrant dans cette pièce.
+
+--Cela vous plaît? demanda Jean.
+
+--Enormément.
+
+--Si vous saviez comme ça me fait plaisir.
+
+Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au
+fond des yeux.
+
+Elle était gênée un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre à
+coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué, en entrant,
+que la couche était très large, une vraie couche de ménage, choisie par
+Mme Roland qui avait prévu sans doute et désiré le prochain mariage de
+son fils; et cette précaution de mère lui faisait plaisir cependant,
+semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille.
+
+Puis quand on fut rentré dans le salon, Jean ouvrit brusquement la
+porte de gauche et on aperçut la salle à manger ronde, percée de trois
+fenêtres, et décorée en lanterne japonaise. La mère et le fils avaient
+mis là toute la fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce à
+meubles de bambou, à magots, à potiches, à soieries pailletées d'or, à
+stores transparents où des perles de verre semblaient des gouttes d'eau,
+à éventails cloués aux murs pour maintenir les étoffes, avec ses écrans,
+ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes véritables, tous ses
+menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et
+de bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré que donnent les mains
+inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact,
+de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le
+plus. Pierre seul fit des réserves avec une ironie un peu amère dont son
+frère se sentit blessé.
+
+Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gâteaux
+s'élevaient en monuments.
+
+On n'avait guère faim; on suça les fruits et on grignota les pâtisseries
+plutôt qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly
+demanda la permission de se retirer.
+
+Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait à sa porte et
+partirait immédiatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence
+de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère sur le logis afin que son
+fils ne manquât de rien.
+
+--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland.
+
+Elle hésita, puis répondit:
+
+--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramènera.
+
+Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gâteaux,
+le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise à Jean;
+puis elle passa dans la chambre à coucher, entr'ouvrit le lit, regarda
+si la carafe était remplie d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.
+
+Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit salon, celui-ci encore
+froissé de la critique faite sur son goût, et celui-là de plus en plus
+agacé de voir son frère dans ce logis.
+
+Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout à coup se
+leva:
+
+--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanné ce soir, les
+excursions ne lui réussissent pas.
+
+Jean se sentit soulevé soudain par une de ces promptes et furieuses
+colères de débonnaires blessés au coeur.
+
+Le souffle lui manquait tant son émotion était vive, et il balbutia:
+
+--Je te défends désormais de dire «la veuve» quand tu parleras de Mme
+Rosémilly.
+
+Pierre se tourna vers lui, hautain:
+
+--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard?
+
+Jean aussitôt s'était dressé:
+
+--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manières envers moi.
+
+Pierre ricana:
+
+--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosémilly?
+
+--Sache que Mme Rosémilly va devenir ma femme.
+
+L'autre rit plus fort:
+
+--Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai
+plus l'appeler «la veuve». Mais tu as pris une drôle de manière pour
+m'annoncer ton mariage.
+
+--Je te défends de plaisanter ... tu entends ... je te le défends.
+
+Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante, exaspéré de cette
+ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.
+
+Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui
+de colères impuissantes, de rancunes écrasées, de révoltes domptées
+depuis quelque temps et de désespoir silencieux, lui montant à la tête,
+l'étourdit comme un coup de sang.
+
+--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends,
+je te l'ordonne.
+
+Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant,
+dans ce trouble d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la phrase,
+le mot, qui pourrait blesser son frère jusqu'au coeur.
+
+Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour bien frapper, de ralentir
+sa parole pour la rendre plus aiguë:
+
+--Voilà longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour où tu as
+commencé à dire «la veuve» parce que tu as compris que cela me faisait
+mal.
+
+Pierre poussa un de ces rires stridents et méprisants qui lui étaient
+familiers:
+
+--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de
+quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...
+
+Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la plaie de cette âme.
+
+--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu
+furieux quand tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle ne
+voulait pas de toi.
+
+Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:
+
+--Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de cette cruche, de cette dinde,
+de cette oie grasse? ...
+
+Jean qui voyait porter ses coups reprit:
+
+--Et le jour où tu as essayé de ramer plus fort que moi, dans la
+_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir?
+Mais tu crèves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivée, tu
+es devenu enragé, et tu m'as détesté, et tu l'as montré de toutes les
+manières, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure
+sans cracher la bile qui t'étouffe.
+
+Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irrésistible de sauter
+sur son frère et de le prendre à la gorge:
+
+--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune.
+
+Jean s'écria:
+
+--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot à mon
+père, à ma mère ou à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser
+parce que tu es jaloux! tu cherches querelle à tout le monde parce que
+tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus,
+tu es devenu venimeux, tu tortures notre mère comme si c'était sa faute!
+...
+
+Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la bouche entr'ouverte, l'oeil
+dilaté, en proie à une de ces folies de rage qui font commettre des
+crimes.
+
+Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:
+
+--Tais-toi, tais-toi donc!
+
+--Non. Voilà longtemps que je voulais te dire ma pensée entière; tu m'en
+donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu
+la railles devant moi, tu me pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je
+casserai tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à me respecter.
+
+--Te respecter, toi?
+
+--Oui, moi!
+
+--Te respecter ... toi ... qui nous as tous déshonorés, par ta cupidité!
+
+--Tu dis? Répète ... répète? ...
+
+--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour
+le fils d'un autre.
+
+Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effaré devant l'insinuation
+qu'il pressentait:
+
+--Comment? Tu dis ... répète encore?
+
+--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte,
+que tu es le fils de l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un
+garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore sa mère.
+
+--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi
+... toi ... qui prononces cette infamie?
+
+--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en crève de
+chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours
+à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que
+je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affolé de
+honte et de douleur, car j'ai deviné d'abord et je sais maintenant.
+
+--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre à côté! Songe
+qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ...
+
+Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit tout, ses soupçons,
+ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait
+encore une fois disparu.
+
+Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, des phrases
+d'halluciné.
+
+Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans la pièce
+voisine. Il parlait comme si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait
+parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprimé et refermé sa
+plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de
+crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était mis à marcher comme il
+faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant,
+dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des
+retours de haine contre lui-même, il parlait comme s'il eût confessé
+sa misère et la misère des siens, comme s'il eût jeté sa peine à l'air
+invisible et sourd où s'envolaient ses paroles.
+
+Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l'énergie aveugle de son
+frère, s'était adossé contre la porte derrière laquelle il devinait que
+leur mère les avait entendus.
+
+Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle
+n'était point revenue; donc elle n'avait pas osé.
+
+Pierre tout à coup frappant du pied, cria:
+
+--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!
+
+Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.
+
+Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, réveilla
+Jean de la torpeur profonde où il était tombé. Quelques secondes
+s'étaient écoulées, plus longues que des heures, et son âme s'était
+engourdie dans un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait
+penser tout à l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant même plus
+comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lâcheté.
+Il était de la race des temporiseurs qui remettent toujours au
+lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une
+résolution, il cherchait encore, par instinct, à gagner quelques
+moments.
+
+Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, après les
+vociférations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec
+cette lumière vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort
+tout à coup qu'il eut envie de se sauver aussi.
+
+Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur, et il essaya de
+réfléchir.
+
+Jamais il n'avait rencontré une difficulté dans sa vie. Il est des
+hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses
+classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé ses études de droit
+avec régularité parce que son existence était calme. Toutes les choses
+du monde lui paraissaient naturelles sans éveiller autrement son
+attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament,
+n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette
+catastrophe, comme un homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais nagé.
+
+Il essaya de douter d'abord. Son frère avait menti par haine, et par
+jalousie?
+
+Et pourtant, comment aurait-il été assez misérable pour dire de leur
+mère une chose pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par le
+désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les
+nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris
+de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux
+qu'ils étaient irrésistibles, aussi irrécusables que la certitude.
+
+Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement ou pour avoir une
+volonté. Sa détresse devenait intolérable; et il sentait que, derrière
+la porte, sa mère était là qui avait tout entendu et qui attendait.
+
+Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas
+un soupir ne révélait la présence d'un être derrière cette planche. Se
+serait-elle sauvée? Mais par où? Si elle s'était sauvée ... elle avait
+donc sauté de la fenêtre dans la rue!
+
+Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il
+enfonça plutôt qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.
+
+Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait, posée sur la commode.
+
+Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée, avec les volets clos.
+Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il
+s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés. Il y courut et les
+ouvrit. Sa mère était étendue sur sa couche, la figure enfouie dans
+l'oreiller qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées sur sa tête,
+pour ne plus entendre.
+
+Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie par les épaules, il
+la retourna sans qu'elle lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et
+qu'elle mordait pour ne pas crier.
+
+Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispés, lui communiqua
+la secousse de son indicible torture. L'énergie et la force dont elle
+retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflée de plumes,
+sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît
+point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il
+reçut, jusqu'à quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple
+coeur, fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui, même un juge
+miséricordieux, il était un homme plein de faiblesse et un fils plein de
+tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne
+raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains
+le corps inerte de sa mère, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa
+figure, il cria, en baisant sa robe:
+
+--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!
+
+Elle aurait semblé morte si tous ses membres n'eussent été parcourus
+d'un frémissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue.
+Il répétait:
+
+--Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas vrai. Je sais bien que ça n'est
+pas vrai.
+
+Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout à coup elle sanglota dans
+l'oreiller. Alors tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis
+s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lâchèrent la toile; et il lui
+découvrit la face.
+
+Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses paupières fermées on
+voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui
+baisa les yeux, lentement, par grands baisers désolés qui se mouillaient
+à ses larmes, et il disait toujours:
+
+--Maman, ma chère maman, je sais bien que ça n'est pas vrai. Ne pleure
+pas, je le sais! Ça n'est pas vrai!
+
+Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de
+courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit:
+
+--Non, c'est vrai, mon enfant.
+
+Et ils restèrent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques
+instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tête
+pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit:
+
+--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais
+pas, si je mentais.
+
+Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba à genoux près
+du lit en murmurant:
+
+--Tais-toi, maman, tais-toi.
+
+Elle s'était levée, avec une résolution et une énergie effrayantes.
+
+--Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant, adieu.
+
+Et elle marcha vers la porte.
+
+Il la saisit à pleins bras, criant:
+
+--Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?
+
+--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien à faire
+... puisque je suis toute seule.
+
+Elle se débattait pour s'échapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot
+à lui répéter:
+
+--Maman ... maman ... maman...
+
+Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette étreinte:
+
+--Mais non, mais non, je ne suis plus la mère maintenant, je ne suis
+plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni
+père ni mère, mon pauvre enfant ... adieu.
+
+Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait
+jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force,
+puis s'agenouillant et formant une chaîne de ses bras:
+
+--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je
+te garde toujours, tu es à moi.
+
+Elle murmura d'une voix accablée:
+
+--Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et
+demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus.
+
+Il répondit avec un si grand élan de si sincère amour:--Oh! moi? moi?
+Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tête
+par les cheveux, à pleines mains, l'attira avec violence et le baisa
+éperdument à travers la figure.
+
+Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant,
+à travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas,
+dans l'oreille:
+
+--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et
+tu te trompes. Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a sauvé la
+vie; mais il ne faut plus que tu me voies.
+
+Il répéta, en l'étreignant:
+
+--Maman, ne dis pas ça!
+
+--Si, mon petit, il faut que je m'en aille.
+
+Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais
+il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?
+
+Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille:
+
+--Ma petite mère, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin
+de toi. Et tu vas me jurer de m'obéir, tout de suite.
+
+--Non, mon enfant.
+
+--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.
+
+--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous à
+l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis un mois.
+Tu es attendri, mais quand ce sera passé, quand tu me regarderas comme
+me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh!
+... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mère! ...
+
+--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi.
+
+--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir
+tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux
+fassent baisser les miens.
+
+--Ça n'est pas vrai, maman.
+
+--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de
+ton pauvre frère, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque
+je devine son pas dans la maison, mon coeur saute à briser ma poitrine,
+lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir. Je t'avais
+encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu
+que je pourrais vivre entre vous deux?
+
+--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus.
+
+--Oh! oh! comme si c'était possible!
+
+--Oui, c'est possible.
+
+--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frère et toi? Est-ce
+que vous n'y penserez plus, vous?
+
+--Moi. Je te le jure!
+
+--Mais tu y penseras à toutes les heures du jour.
+
+--Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu pars, je m'engage et je me
+fais tuer.
+
+Elle fut bouleversée par cette menace puérile et étreignit Jean en le
+caressant avec une tendresse passionnée. Il reprit:
+
+--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois
+raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre
+huit jours? Tu ne peux pas me refuser ça?
+
+Elle posa ses deux mains sur les épaules de Jean, et le tenant à la
+longueur de ses bras:
+
+--Mon enfant ... tâchons d'être calmes et de ne pas nous attendrir.
+Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur
+tes lèvres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frère,
+si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les
+siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je
+te suis odieuse comme à lui ... une heure après, tu entends, une heure
+après ... je serais partie pour toujours.
+
+--Maman, je te jure ...
+
+--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une
+créature peut souffrir. A partir du moment où j'ai compris que ton
+frère, que mon autre fils me soupçonnait, et qu'il devinait, minute par
+minute, la vérité, tous les instants de ma vie ont été un martyre qu'il
+est impossible de t'exprimer.
+
+Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit
+de larmes les yeux de Jean.
+
+Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.
+
+--Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant de choses à te dire pour
+que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je
+devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ...
+
+--Dis, maman, dis.
+
+--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompé ... Tu veux que je
+reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous
+voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journée dans la
+maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver
+ton frère derrière elle, pour cela il faut, non pas que tu me
+pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en
+veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez
+fort, assez différent de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le
+fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai
+assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux
+plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne
+pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que nous puissions encore vivre
+ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai
+été la maîtresse de ton père, j'ai été encore plus sa femme, sa vraie
+femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette
+rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai
+toujours, que je n'ai aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute ma
+joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi,
+pendant si longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je
+n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas
+rencontré, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de
+ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois
+tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frère et toi.
+Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais
+aimé rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas seulement pleuré,
+car j'ai pleuré, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous
+sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui tout entière, corps et âme,
+pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa
+femme comme il a été mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour
+l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était toujours
+bon et prévenant, mais je n'étais plus pour lui ce que j'avais été.
+C'était fini! Oh! que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et
+trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrivés
+ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il
+promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ...
+et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il est mort! ... Mais il nous
+aimait encore puisqu'il a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à mon
+dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu
+es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi!
+Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que
+tu acceptes d'être son fils et que nous parlions de lui quelquefois,
+et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions à lui quand nous nous
+regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il
+est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu
+décideras: Jean répondit d'une voix douce:
+
+--Reste, maman.
+
+Elle le serra dans ses bras et se remit à pleurer; puis elle reprit, la
+joue contre sa joue:
+
+--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui?
+
+Jean murmura:
+
+--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre auprès de lui.
+
+Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.
+
+--Non, je ne puis plus, non! non!
+
+Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria, l'âme en détresse:
+
+--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne
+sais pas ... trouve ... sauve-moi!
+
+--Oui, maman, je chercherai.
+
+--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai
+si peur de lui ... si peur!
+
+--Oui, je trouverai. Je te promets.
+
+--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand
+je le vois.
+
+Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:
+
+--Garde-moi ici, chez toi.
+
+Il hésita, réfléchit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de
+cette combinaison.
+
+Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments
+précis son affolement et sa terreur.
+
+--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire
+demain à Roland que je me suis trouvée malade.
+
+--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentré. Voyons, aie du
+courage. J'arrangerai tout, je te le promets, dès demain. Je serai
+à neuf heures à la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te
+reconduire.
+
+--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin,
+craintif et reconnaissant.
+
+Elle essaya de se lever; mais la secousse avait été trop forte; elle ne
+pouvait encore se tenir sur ses jambes.
+
+Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer de l'alcali, et il lui
+lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et
+soulagée comme après un accouchement.
+
+Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand
+ils passèrent à l'hôtel de ville.
+
+Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: «Adieu, maman,
+bon courage.»
+
+Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre,
+se dévêtit bien vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des
+adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.
+
+Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir.
+
+
+
+VIII
+
+
+Quand il fut rentré dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan,
+car les chagrins et les soucis qui donnaient à son frère des envies de
+courir et de fuir comme une bête chassée, agissant diversement sur sa
+nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait
+mou à ne plus faire un mouvement, à ne pouvoir gagner son lit, mou de
+corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était point frappé, comme
+l'avait été Pierre, dans la pureté de son amour filial, dans cette
+dignité secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accablé par
+un coup du destin qui menaçait en même temps ses intérêts les plus
+chers.
+
+Quand son âme enfin se fut calmée, quand sa pensée se fut éclaircie
+ainsi qu'une eau battue et remuée, il envisagea la situation qu'on
+venait de lui révéler. S'il eût appris de toute autre manière le secret
+de sa naissance, il se serait assurément indigné et aurait ressenti un
+profond chagrin; mais après sa querelle avec son frère, après cette
+délation violente et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion poignante
+de la confession de sa mère le laissa sans énergie pour se révolter. Le
+choc reçu par sa sensibilité avait été assez fort pour emporter, dans un
+irrésistible attendrissement, tous les préjugés et toutes les saintes
+susceptibilités de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'était pas un
+homme de résistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins
+contre lui-même; il se résigna donc, et par un penchant instinctif, par
+un amour inné du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta
+aussitôt des perturbations qui allaient surgir autour de lui et
+l'atteindre du même coup. Il les pressentait inévitables, et, pour les
+écarter, il se décida à des efforts surhumains d'énergie et d'activité.
+Il fallait que tout de suite, dès le lendemain, la difficulté fût
+tranchée, car il avait aussi par instants ce besoin impérieux des
+solutions immédiates qui constitue toute la force des faibles,
+incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs
+à démêler et à étudier les situations compliquées, les questions d'ordre
+intime, dans les familles troublées, découvrit immédiatement toutes les
+conséquences prochaines de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en
+envisageait les suites à un point de vue presque professionnel, comme
+s'il eût réglé les relations futures de clients après une catastrophe
+d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait
+impossible. Il l'éviterait facilement en restant chez lui, mais il était
+encore inadmissible que leur mère continuât à demeurer sous le même toit
+que son fils aîné.
+
+Et longtemps il médita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant
+des combinaisons sans trouver rien qui pût le satisfaire.
+
+Mais une idée soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait reçue, un
+honnête homme la garderait-il?
+
+Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida à la donner aux pauvres.
+C'était dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme
+un autre, comme travaillent tous ceux qui débutent. Cette résolution
+virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser
+son front contre les vitres. Il avait été pauvre, il redeviendrait
+pauvre. Il n'en mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient le bec de
+gaz qui brûlait en face de lui de l'autre côté de la rue. Or, comme une
+femme attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement à Mme
+Rosémilly, et il reçut au coeur la secousse des émotions profondes nées
+en nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences désespérantes de
+sa décision lui apparurent en même temps. Il devrait renoncer à épouser
+cette femme, renoncer au bonheur, renoncer à tout. Pouvait-il agir
+ainsi, maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle? Elle l'avait
+accepté le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais
+avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne
+valait-il pas mieux garder cet argent comme un dépôt qu'il restituerait
+plus tard aux indigents?
+
+Et dans son âme où l'égoïsme prenait des masques honnêtes, tous les
+intérêts déguisés luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers
+cédaient la place aux raisonnements ingénieux, puis reparaissaient, puis
+s'effaçaient de nouveau.
+
+Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif, un prétexte
+tout-puissant pour fixer ses hésitations et convaincre sa droiture
+native. Vingt fois déjà il s'était posé cette question: «Puisque je suis
+le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas
+naturel que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet argument ne pouvait
+empêcher le «non» murmuré par la conscience intime.
+
+Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais
+cru être mon père, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
+vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne ni équitable. Ce serait
+voler mon frère.»
+
+Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé, ayant apaisé sa
+conscience, il retourna vers la fenêtre.
+
+«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à l'héritage de ma famille,
+que je le laisse à Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
+de son père. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde
+l'argent de mon père à moi?»
+
+Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'étant
+décidé à l'abandonner intégralement, il consentit donc et se résigna
+à garder celle de Maréchal, car en repoussant l'une et l'autre il se
+trouverait réduit à la pure mendicité.
+
+Cette affaire délicate une fois réglée, il revint à la question de la
+présence de Pierre dans la famille. Comment l'écarter? Il désespérait de
+découvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au
+port sembla lui jeter une réponse en lui suggérant une idée.
+
+Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et rêvassa jusqu'au jour.
+
+Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'exécution de son projet
+était possible. Puis, après quelques démarches et quelques visites, il
+se rendit à la maison de ses parents. Sa mère l'attendait enfermée dans
+sa chambre.
+
+--Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais osé descendre.
+
+On entendit aussitôt Roland qui criait dans l'escalier:
+
+--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien!
+
+On ne répondit pas, et il hurla:
+
+--Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites?
+
+La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol:
+
+--V'la, M'sieu, qué qui faut?
+
+--Où est Madame?
+
+--Madame est en haut avec M'sieu Jean!
+
+Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage supérieur:
+
+--Louise?
+
+Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:
+
+--Quoi? mon ami.
+
+--On ne mange donc pas, nom d'un chien!
+
+--Voilà, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean.
+
+Roland s'écria en apercevant le jeune homme:
+
+--Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà dans ton logis.
+
+--Non, père, mais j'avais à causer avec maman ce matin.
+
+Jean s'avança, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur
+ses doigts l'étreinte paternelle du vieillard, une émotion bizarre et
+imprévue le crispa, l'émotion des séparations et des adieux sans espoir
+de retour.
+
+Mme Roland demanda:
+
+--Pierre n'est pas arrivé?
+
+Son mari haussa les épaules:
+
+--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commençons sans lui.
+
+Elle se tourna vers Jean:
+
+--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ça le blesse quand on ne
+l'attend pas.
+
+--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit.
+
+Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse d'un craintif qui va
+se battre.
+
+Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:
+
+--Entrez.
+
+Il entra.
+
+L'autre écrivait, penché sur sa table.
+
+--Bonjour, dit Jean.
+
+Pierre se leva.
+
+--Bonjour.
+
+Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'était passé.
+
+--Tu ne descends pas déjeuner?
+
+--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler.
+
+La voix de l'aîné tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce
+qu'il allait faire.
+
+--On t'attend.
+
+--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère est en bas? ...
+
+--Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te chercher.
+
+--Ah! alors ... je descends.
+
+Devant la porte de la salle il hésita à se montrer le premier; puis il
+l'ouvrit d'un geste saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis à
+table, face à face.
+
+Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot,
+et s'étant penché il lui tendit son front à baiser comme il faisait
+depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis.
+Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les
+lèvres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, après ce
+simulacre de caresse.
+
+Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après mon départ?»
+
+Jean répétait avec tendresse «mère» et «chère maman», prenait soin
+d'elle, la servait et lui versait à boire. Pierre alors comprit qu'ils
+avaient pleuré ensemble, mais il ne put pénétrer leur pensée! Jean
+croyait-il sa mère coupable ou son frère un misérable?
+
+Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir dit l'horrible chose
+l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la
+bouche, l'empêchant de manger et de parler.
+
+Il était envahi maintenant par un besoin de fuir intolérable, de quitter
+cette maison qui n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus
+à lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur
+l'heure, n'importe où, sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus
+rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours malgré lui, rien
+que par sa présence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un
+insoutenable supplice.
+
+Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'écoutant pas, n'entendait
+point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frère
+et prit garde au sens des paroles.
+
+Jean disait:
+
+--Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment de leur flotte On parle
+de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois
+prochain.
+
+Roland s'étonnait:
+
+--Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en état de prendre la mer cet
+été.
+
+--Pardon; on a poussé les travaux avec ardeur pour que la première
+traversée ait lieu avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux de
+la Compagnie et j'ai causé avec un des administrateurs.
+
+--Ah! ah! lequel?
+
+--M. Marchand, l'ami particulier du président du conseil
+d'administration.
+
+--Tiens, tu le connais?
+
+--Oui. Et puis j'avais un petit service à lui demander.
+
+--Ah! alors tu me feras visiter en grand détail la _Lorraine_ dès
+qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas?
+
+--Certainement, c'est très facile!
+
+Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases, poursuivre une
+introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie très
+acceptable qu'on mène sur ces grands transatlantiques. On passe plus de
+la moitié des mois à terre dans deux villes superbes, New-York et le
+Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut même faire
+là des connaissances très agréables et très utiles pour plus tard, oui,
+très utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les
+économies sur le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille francs par an,
+sinon plus ...
+
+Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement, qui témoignaient d'un
+profond respect pour la somme et pour le capitaine.
+
+Jean reprit:
+
+--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le médecin a
+cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, éclairage,
+chauffage, service, etc., etc. Ce qui équivaut à dix mille au moins,
+c'est très beau.
+
+Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra ceux de son frère, et le
+comprit.
+
+Alors, après une hésitation, il demanda:
+
+--Est-ce très difficile à obtenir, les places de médecin sur un
+transatlantique?
+
+--Oui et non. Tout dépend des circonstances et des protections.
+
+Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:
+
+--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_?
+
+--Oui, le sept. Et ils se turent.
+
+Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer
+comme médecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait
+peut-être. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien à sa
+famille. Il avait dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant
+il ne tendait plus la main devant sa mère! Il n'avait donc aucune
+ressource, hors celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain
+de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre
+toit. Il dit alors, en hésitant un peu:
+
+--Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus, moi.
+
+Jean demanda:
+
+--Pourquoi ne pourrais-tu pas?
+
+--Parce que je ne connais personne à la Compagnie transatlantique.
+
+Roland demeurait stupéfait:
+
+--Et tous tes beaux projets de réussite, que deviennent-ils?
+
+Pierre murmura:
+
+--Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux
+meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser
+quelques milliers de francs pour m'établir ensuite.
+
+Son père, aussitôt, fut convaincu:
+
+--Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de côté six ou sept mille
+francs, qui bien employés te mèneront loin. Qu'en penses-tu, Louise?
+
+Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:
+
+--Je pense que Pierre a raison.
+
+Roland s'écria:
+
+--Mais je vais en parler à M. Poulin, que je connais beaucoup! Il
+est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la
+Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des
+vice-présidents.
+
+Jean demandait à son frère:
+
+--Veux-tu que je tâte aujourd'hui même M. Marchand?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+Pierre reprit, après avoir songé quelques instants:
+
+--Le meilleur moyen serait peut-être encore d'écrire à mes maîtres de
+l'Ecole de médecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent
+sur ces bateaux-là des sujets médiocres. Des lettres très chaudes des
+professeurs Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel enlèveraient la
+chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il
+suffirait de faire présenter ces lettres par ton ami M. Marchand au
+conseil d'administration.
+
+Jean approuvait tout à fait:
+
+--Ton idée est excellente, excellente!
+
+Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du succès, étant incapable
+de s'affliger longtemps.
+
+--Tu vas leur écrire aujourd'hui même, dit-il.
+
+--Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de café ce
+matin, je suis trop nerveux.
+
+Il se leva et sortit.
+
+Alors Jean se tourna vers sa mère:
+
+--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?
+
+--Rien ... Je ne sais pas.
+
+--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosémilly?
+
+--Mais ... oui ... oui ...
+
+--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui.
+
+--Oui ... oui ... C'est vrai.
+
+--Pourquoi ça, indispensable?--demanda Roland, habitué d'ailleurs à ne
+jamais comprendre ce qu'on disait devant lui.
+
+--Parce que je lui ai promis d'y aller.
+
+--Ah! très bien. C'est différent, alors.
+
+Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la mère et le fils montaient
+l'escalier pour prendre leurs chapeaux.
+
+Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:
+
+--Veux-tu mon bras, maman?
+
+Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher côte
+à côte. Elle accepta et s'appuya sur lui.
+
+Ils ne parlèrent point pendant quelque temps, puis il lui dit:
+
+--Tu vois que Pierre consent parfaitement à s'en aller.
+
+Elle murmura:
+
+--Le pauvre garçon!
+
+--Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera pas malheureux du tout sur
+la _Lorraine_.
+
+--Non ... je sais bien, mais je pense à tant de choses.
+
+Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant du même pas que son
+fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure
+une longue et secrète pensée:
+
+--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on
+est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard.
+
+Il dit, très bas:
+
+--Ne parle plus de ça, maman.
+
+--Est-ce possible? j'y pense tout le temps.
+
+--Tu oublieras.
+
+Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:
+
+--Ah! comme j'aurais pu être heureuse en épousant un autre homme!
+
+A présent, elle s'exaspérait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur
+sa bêtise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect
+commun de sa personne toute la responsabilité de sa faute et de son
+malheur. C'était à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle devait de
+l'avoir trompé, d'avoir désespéré un de ses fils et fait à l'autre la
+plus douloureuse confession dont pût saigner le coeur d'une mère.
+
+Elle murmura: «C'est si affreux pour une jeune fille d'épouser un mari
+comme le mien.» Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont il avait
+cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la notion confuse qu'il portait
+depuis longtemps de la médiocrité paternelle, l'ironie constante de son
+frère, l'indifférence dédaigneuse des autres et jusqu'au mépris de la
+bonne pour Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu terrible de sa
+mère. Il lui en coûtait moins d'être le fils d'un autre; et après
+la grande secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas eu le
+contre-coup de révolte, d'indignation et de colère redouté par Mme
+Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de
+se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.
+
+Ils étaient arrivés devant la maison de Mme Rosémilly.
+
+Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxième étage d'une
+grande construction qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait
+toute la rade du Havre.
+
+En apercevant Mme Roland qui entrait la première, au lieu de lui tendre
+les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle
+devinait l'intention de sa démarche.
+
+Le mobilier du salon, en velours frappé, était toujours recouvert
+de housses. Les murs, tapissés de papier à fleurs, portaient
+quatre gravures achetées par le premier mari, le capitaine. Elles
+représentaient des scènes maritimes et sentimentales. On voyait sur la
+première la femme d'un pêcheur agitant un mouchoir sur une côte, tandis
+que disparaît à l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la
+seconde, la même femme, à genoux sur la même côte, se tord les bras en
+regardant au loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer de vagues
+invraisemblables, la barque de l'époux qui va sombrer.
+
+Les deux autres gravures représentaient des scènes analogues dans une
+classe supérieure de la société.
+
+Une jeune femme blonde rêve, accoudée sur le bordage d'un grand paquebot
+qui s'en va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil mouillé de
+larmes et de regrets.
+
+Qui a-t-elle laissé derrière elle?
+
+Puis, la même jeune femme assise près d'une fenêtre ouverte sur l'Océan
+est évanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux
+sur le tapis.
+
+Il est donc mort, quel désespoir!
+
+Les visiteurs, généralement, étaient émus et séduits par la tristesse
+banale de ces sujets transparents et poétiques. On comprenait tout de
+suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres
+femmes, bien qu'on ne sût pas au juste la nature du chagrin de la plus
+distinguée. Mais ce doute même aidait à la rêverie. Elle avait dû perdre
+son fiancé! L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement vers ces
+quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en écartait
+que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre
+expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il
+se dégageait surtout du dessin net, bien fini, soigné distingué à la
+façon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une
+sensation de propreté et de rectitude qu'accentuait encore le reste de
+l'ameublement.
+
+Les sièges demeuraient rangés suivant un ordre invariable, les uns
+contre la muraille, les autres autour du guéridon. Les rideaux blancs,
+immaculés, avaient des plis si droits et si réguliers qu'on avait envie
+de les friper un peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait le
+globe où la pendule dorée, de style Empire, une mappemonde portée par
+Atlas agenouillé, semblait mûrir comme un melon d'appartement.
+
+Les deux femmes en s'asseyant modifièrent un peu la place normale de
+leurs chaises.
+
+--Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland.
+
+--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguée.
+
+Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mère, tout le
+plaisir qu'elle avait pris à cette excursion et à cette pêche.
+
+--Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce matin mes salicoques. Elles
+étaient délicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou
+l'autre cette partie-là ...
+
+Le jeune homme l'interrompit:
+
+--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la première?
+
+--Comment ça? Mais il me semble qu'elle est finie.
+
+--Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans ce rocher de Saint-Jouin, une
+pêche que je veux aussi rapporter chez moi.
+
+Elle prit un air naïf et malin:
+
+--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouvé?
+
+--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas
+changé d'avis ce matin.
+
+Elle se mit à sourire:
+
+--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi.
+
+Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, où elle fit tomber
+la sienne d'un geste vif et résolu. Et il demanda:
+
+--Le plus tôt possible, n'est-ce pas?
+
+--Quand vous voudrez.
+
+--Six semaines?
+
+--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mère?
+
+Mme Roland répondit avec un sourire un peu mélancolique:
+
+--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien
+voulu Jean, car vous le rendrez très heureux.
+
+--On fera ce qu'on pourra, maman.
+
+Un peu attendrie, pour la première fois, Mme Rosémilly se leva et,
+prenant à pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant;
+et sous cette caresse nouvelle une émotion puissante gonfla le coeur
+malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle éprouvait.
+C'était triste et doux en même temps. Elle avait perdu un fils, un grand
+fils, et on lui rendait à la place une fille, une grande fille.
+
+Quand elles se retrouvèrent face à face, sur leurs sièges, elles se
+prirent les mains, et restèrent ainsi, se regardant et se souriant,
+tandis que Jean semblait presque oublié d'elles.
+
+Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer
+pour ce prochain mariage, et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly
+parut soudain se souvenir d'un détail et demanda:
+
+--Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce pas?
+
+La même rougeur couvrit soudain les joues de la mère et du fils. Ce fut
+la mère qui répondit:
+
+--Oh! non, c'est inutile!
+
+Puis elle hésita, sentant qu'une explication était nécessaire, et elle
+reprit:
+
+--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que
+nous avons décidé.
+
+Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel,
+car le bonhomme comptait si peu.
+
+Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils:
+
+--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer.
+
+Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'épouvante de sa maison.
+
+Ils entrèrent chez Jean.
+
+Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière elle, elle poussa un gros
+soupir comme si cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au lieu de
+se reposer, comme elle l'avait dit, elle commença à ouvrir les
+armoires, à vérifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et
+des chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour chercher des
+arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage à son oeil de
+ménagère; et quand elle eut disposé les choses à son gré, aligné les
+serviettes, les caleçons et les chemises sur leurs tablettes spéciales,
+divisé tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge
+de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre,
+et elle dit:
+
+--Jean, viens donc voir comme c'est joli.
+
+Il se leva et admira pour lui faire plaisir.
+
+Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha de son fauteuil à pas
+légers, par derrière, et, lui enlaçant le cou de son bras droit, elle
+l'embrassa en posant sur la cheminée un petit objet enveloppé dans un
+papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main.
+
+Il demanda:
+
+--Qu'est-ce que c'est?
+
+Comme elle ne répondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du
+cadre:
+
+--Donne! dit-il.
+
+Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires.
+Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant
+l'appartement, alla l'enfermer à double tour, dans le tiroir de son
+bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses
+yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:
+
+--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine.
+Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me
+rendre compte.
+
+
+
+IX
+
+
+Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Rémusot,
+Flache et Borriquel, écrites dans les termes les plus flatteurs pour le
+Mme Pierre Roland, leur élève, avaient été soumises par M. Marchand au
+conseil de la Compagnie transatlantique, appuyées par MM. Poulin, juge
+au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au
+maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire.
+
+Il se trouvait que le médecin de la _Lorraine_ n'était pas encore
+désigné, et Pierre eut la chance d'être nommé en quelques jours.
+
+Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par la bonne Joséphine, un
+matin, comme il finissait sa toilette.
+
+Sa première émotion fut celle du condamné à mort à qui on annonce sa
+peine commuée; et il sentit immédiatement sa souffrance adoucie un peu
+par la pensée de ce départ et de cette vie calme, toujours bercée par
+l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante.
+
+Il vivait maintenant dans la maison paternelle en étranger muet et
+réservé. Depuis le soir où il avait laissé s'échapper devant son frère
+l'infâme secret découvert par lui, il sentait qu'il avait brisé les
+dernières attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir
+dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, méchant, et
+cependant il était soulagé d'avoir parlé.
+
+Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mère ou le regard de son
+frère. Leurs yeux pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante
+et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se
+demandait: «Qu'a-t-elle pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle nié?
+Que croit mon frère? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?» Il
+ne devinait pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque plus
+d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'éviter ses questions.
+
+Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa nomination, il la présenta,
+le jour même, à sa famille. Son père, qui avait une grande tendance à se
+réjouir de tout, battit des mains. Jean répondit d'un ton sérieux, mais
+l'âme pleine de joie:
+
+--Je te félicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait
+beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes
+professeurs.
+
+Et sa mère baissa la tête en murmurant:
+
+--Je suis bien heureuse que tu aies réussi.
+
+Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se
+renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du médecin de la
+_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer près de
+lui de tous les détails de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y
+devait rencontrer.
+
+Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il fut reçu dans une
+petite chambre de paquebot par un jeune homme à barbe blonde qui
+ressemblait à son frère. Ils causèrent longtemps.
+
+On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense bâtiment une
+grande agitation confuse et continue, où la chute des marchandises
+entassées dans les cales se mêlait aux pas, aux voix, au mouvement des
+machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres et à la
+rumeur des chaînes traînées ou enroulées sur les treuils par l'haleine
+rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros
+navire.
+
+Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue et se retrouva dans la rue,
+une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces
+brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent
+dans leur épaisseur insaisissable quelque chose de mystérieux et d'impur
+comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.
+
+En ses heures de plus grande souffrance il ne s'était jamais senti
+plongé ainsi dans un cloaque de misère. C'est que la dernière déchirure
+était faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de son coeur les
+racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas éprouvé encore cette
+détresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.
+
+Ce n'était plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement
+d'une bête sans abri, une angoisse matérielle d'être errant qui n'a plus
+de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales
+du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant
+dans cette chambrette balancée sur les vagues, la chair de l'homme qui
+a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'était révoltée
+contre l'insécurité de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle
+s'était sentie protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé dans la
+terre qui le tient, et par la certitude du repos à la même place, sous
+le toit qui résiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver
+dans la chaleur du logis fermé deviendrait un danger et une constante
+souffrance.
+
+Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et
+engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se
+perdre par les chemins, mais quelques mètres de planches pour marcher
+comme un condamné au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de
+jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans
+cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il
+faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner
+aux bords de la couchette étroite pour ne point rouler par terre. Les
+jours de calme il entendrait la trépidation ronflante de l'hélice et
+sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, régulière,
+exaspérante.
+
+Et il se trouvait condamné à cette vie de forçat vagabond, uniquement
+parce que sa mère s'était livrée aux caresses d'un homme.
+
+Il allait devant lui, défaillant à présent sous la mélancolie désolée
+des gens qui vont s'expatrier.
+
+Il ne se sentait plus au coeur ce mépris hautain, cette haine
+dédaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur
+parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'être écouté et
+consolé. C'était, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va
+tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de
+son départ.
+
+Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour
+ressentir une vraie et poignante émotion; et le docteur se décida tout
+de suite à l'aller voir.
+
+Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres
+au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa
+besogne:
+
+--On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il.
+
+Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à entreprendre des démarches
+nombreuses, sans en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:
+
+--Eh bien! les affaires vont-elles?
+
+Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence était terrible, le
+malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait
+vendre que des médicaments à bon marché; et les médecins n'y ordonnaient
+point ces remèdes rares et compliqués sur lesquels on gagne cinq cents
+pour cent. Le bonhomme conclut:
+
+--Si ça dure encore trois mois comme ça, il faudra fermer boutique. Si
+je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais déjà mis à
+cirer des bottes.
+
+Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida brusquement à porter
+le coup, puisqu'il le fallait:
+
+--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous être d'aucun secours. Je
+quitte le Havre au commencement du mois prochain.
+
+Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion fut vive:
+
+--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là?
+
+--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.
+
+Le vieux demeurait atterré, sentant crouler son dernier espoir, et il se
+révolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui
+il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi.
+
+Il bredouilla:
+
+--Mais vous n'allez pas me trahir à votre tour, vous?
+
+Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser:
+
+--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouvé à me caser ici et je
+pars comme médecin sur un paquebot transatlantique.
+
+--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider à vivre!
+
+--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même. Je n'ai pas un sou de
+fortune.
+
+Marowsko répétait:
+
+--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'à mourir de
+faim, moi. À mon âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre
+vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal.
+
+Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il
+n'avait pu faire autrement; le Polonais n'écoutait point, révolté de
+cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute à des
+événements politiques:
+
+--Vous autres Français, vous ne tenez pas vos promesses.
+
+Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et le prenant d'un peu haut:
+
+--Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour se décider à ce que j'ai fait,
+il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
+J'espère que je vous retrouverai plus raisonnable.
+
+Et il sortit.
+
+--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincère.
+
+Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il
+avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages défilant
+dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait
+soupçonner sa mère.
+
+Il hésita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain,
+se décidant, il pensa: «Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta
+pour retrouver sa rue.
+
+La brasserie était, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de
+fumée. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'était un jour
+de fête, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-même servait,
+courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant
+pleins de mousse.
+
+Quand Pierre eut trouvé une place, non loin du comptoir, il attendit,
+espérant que la bonne le verrait et le reconnaîtrait.
+
+Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant
+menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil.
+
+Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent. Elle accourut:
+
+--Que désirez-vous, Monsieur?
+
+Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des
+consommations servies.
+
+--Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit bonjour à ses amis?
+
+Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressée:
+
+--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps
+aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez?
+
+--Oui, un bock.
+
+Quand elle l'apporta, il reprit:
+
+--Je viens te faire mes adieux. Je pars.
+
+Elle répondit avec indifférence:
+
+--Ah bah! Où allez-vous?
+
+--En Amérique.
+
+--On dit que c'est un beau pays.
+
+Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien malavisé pour lui parler
+ce jour-là. Il y avait trop de monde au café!
+
+Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetée il vit la
+_Perle_ qui rentrait portant son père et le capitaine Beausire. Le
+matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis à l'arrière, fumaient
+leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les
+voyant passer: «Bienheureux les simples d'esprit.»
+
+Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tâcher de s'engourdir
+dans une somnolence de brute.
+
+Quand il rentra, le soir, à la maison, sa mère lui dit, sans oser lever
+les yeux sur lui:
+
+--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu
+embarrassée. Je t'ai commandé tantôt ton linge de corps et j'ai passé
+chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de
+choses que je ne connais pas, peut-être?
+
+Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de rien.» Mais il songea qu'il lui
+fallait au moins accepter de quoi se vêtir décemment, et ce fut d'un ton
+très calme qu'il répondit:
+
+--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai à la Compagnie.
+
+Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa
+mère, en la recevant de ses mains, le regarda pour la première fois
+depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si
+humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui
+demandent grâce.
+
+Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au
+port du Havre, pour en repartir le 7 du même mois à destination de
+New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine
+flottante où serait désormais emprisonnée sa vie.
+
+Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mère qui
+l'attendait et qui murmura d'une voix à peine intelligible.
+
+--Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer sur ce bateau?
+
+--Non, merci, tout est fini.
+
+Elle murmura:
+
+--Je désire tant voir ta chambrette.
+
+--Ce n'est pas la peine. C'est très laid et très petit.
+
+Il passa, la laissant atterrée, appuyée au mur, et la face blême.
+
+Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-là même, ne parla
+pendant le dîner que de ce magnifique navire et s'étonna beaucoup que
+sa femme n'eût aucune envie de le connaître puisque leur fils allait
+s'embarquer dessus.
+
+Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant les jours qui suivirent.
+Il était nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter
+tout le monde. Mais la veille de son départ il parut soudain très
+changé, très adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant
+d'aller coucher à bord pour la première fois:
+
+--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau?
+
+Roland s'écria:
+
+--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Mais certainement, dit-elle tout bas.
+
+Pierre reprit:
+
+--Nous partons à onze heures juste. Il faut être là-bas à neuf heures et
+demie au plus tard.
+
+--Tiens! s'écria son père, une idée. En te quittant nous courrons bien
+vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des
+jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Oui, certainement.
+
+Roland reprit:
+
+--De cette façon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre
+le môle quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais
+reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?
+
+--Mais oui, ça me va. C'est entendu.
+
+Une heure plus tard il était étendu dans son petit lit marin, étroit et
+long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant
+à tout ce qui s'était passé depuis deux mois dans sa vie, et surtout
+dans son âme. À force d'avoir souffert et fait souffrir les autres,
+sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée, comme une lame
+émoussée. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un
+et de quoi que ce fût, et il laissait aller sa révolte à vau-l'eau à la
+façon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las
+de frapper, las de détester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et
+tâchait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le
+sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du
+navire, bruits légers, à peine perceptibles en cette nuit calme du port;
+et de sa blessure jusque-là si cruelle il ne sentait plus aussi que les
+tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent.
+
+Il avait dormi profondément quand le mouvement des matelots le tira de
+son repos. Il faisait jour, le train de marée arrivait au quai amenant
+les voyageurs de Paris.
+
+Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affairés, inquiets,
+cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se répondant au
+hasard, dans l'effarement du voyage commencé. Après qu'il eut salué le
+capitaine et serré la main de son compagnon le commissaire du bord, il
+entra dans le salon où quelques Anglais sommeillaient déjà dans les
+coins. La grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés de filets d'or
+prolongeait indéfiniment dans les glaces la perspective de ses longues
+tables flanquées de deux lignes illimitées de sièges tournants, en
+velours grenat. C'était bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où
+devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son
+luxe opulent était celui des grands hôtels, des théâtres, des
+lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des
+millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire
+réservée à la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarqué
+la veille au soir un grand troupeau d'émigrants, et il descendit dans
+l'entrepont. En y pénétrant, il fut saisi par une odeur nauséabonde
+d'humanité pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus écoeurante
+que celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors, dans une sorte de
+souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut
+des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants étendus sur des planches
+superposées ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point
+les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette
+foule de misérables vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant avec
+une femme maigre et des enfants exténués pour une terre inconnue, où ils
+espéraient ne point mourir de faim, peut-être.
+
+Et songeant au travail passé, au travail perdu, aux efforts stériles, à
+la lutte acharnée, reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée
+par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir où, cette
+existence d'abominable misère, le docteur eut envie de leur crier: «Mais
+foutez-vous donc à l'eau avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur
+fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla, ne pouvant supporter
+leur vue.
+
+Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly l'attendaient déjà dans sa
+cabine.
+
+--Si tôt, dit-il.
+
+--Oui, répondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le
+temps de te voir un peu.
+
+Il la regarda. Elle était en noir, comme si elle eût porté un deuil, et
+il s'aperçut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier,
+devenaient tout blancs à présent.
+
+Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre personnes dans sa petite
+demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restée ouverte on voyait
+passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fête, car
+tous les amis des embarqués et une armée de simples curieux avaient
+envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les
+salons, partout, et des têtes s'avançaient jusque dans la chambre tandis
+que des voix murmuraient au dehors: «C'est l'appartement du docteur.»
+
+Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il se sentit enfermé avec les
+siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait
+leur gêne et leur silence.
+
+Mme Rosémilly voulut enfin parler:
+
+--Il vient bien peu d'air par ces petites fenêtres, dit-elle.
+
+--C'est un hublot, répondit Pierre.
+
+Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre capable de résister aux
+chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le système de
+fermeture. Roland à son tour demanda:
+
+--Tu as ici même la pharmacie?
+
+Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliothèque de fioles qui
+portaient des noms latins sur des carrés de papier blanc.
+
+Il en prit une pour énumérer les propriétés de la matière qu'elle
+contenait, puis une seconde, puis une troisième, et il fit un vrai cours
+de thérapeutique qu'on semblait écouter avec grande attention.
+
+Roland répétait en remuant la tête:
+
+--Est-ce intéressant cela!
+
+On frappa doucement contre la porte.
+
+--Entrez! cria Pierre.
+
+Et le capitaine Beausire parut.
+
+Il dit, en tendant la main:
+
+--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gêner vos épanchements.
+
+Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommença.
+
+Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille. Des commandements lui
+parvenaient à travers la cloison, et il annonça:
+
+--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la
+_Perle_ pour vous voir encore à la sortie, et vous dire adieu en
+pleine mer.
+
+Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la
+_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement:
+
+--Allons, adieu, mon garçon.
+
+Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte.
+
+Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baissés, très pâle.
+
+Sou mari lui toucha le bras:
+
+--Allons, dépêchons-nous, nous n'avons pas une minute à perdre.
+
+Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une après
+l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot.
+Puis il serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son frère en lui
+demandant:
+
+--À quand ton mariage?
+
+--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coïncider avec un de
+tes voyages.
+
+Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombré
+de public, de porteurs de paquets et de marins.
+
+La vapeur ronflait dans le ventre énorme du navire qui semblait frémir
+d'impatience.
+
+--Adieu, dit Roland toujours pressé.
+
+--Adieu, répondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois
+qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai.
+
+Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'éloigna.
+
+--Vite, vite, en voiture! criait le père.
+
+Un fiacre les attendait qui les conduisit à l'avant-port où Papagris
+tenait la _Perle_ toute prête à prendre le large.
+
+Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de ces jours secs et calmes
+d'automne, où la mer polie semble froide et dure comme de l'acier.
+
+Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent à
+ramer. Sur le brise-lames, sur les jetées, jusque sur les parapets
+de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la
+_Lorraine_.
+
+La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientôt hors
+du môle.
+
+Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et
+il disait:
+
+--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais là,
+juste.
+
+Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin
+possible. Tout à coup Roland s'écria:
+
+--La voilà. J'aperçois sa mâture et ses deux cheminées. Elle sort du
+bassin.
+
+--Hardi! les enfants, répétait Beausire.
+
+Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux.
+
+Roland était debout, cramponné au mât; il annonçait:
+
+--En ce moment elle évolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus...
+Elle se remet en mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur... Elle
+marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetées!... Entendez-vous la
+foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je
+vois son avant maintenant... la voilà, la voilà... Nom de Dieu, quel
+bateau! Nom de Dieu! regardez donc!...
+
+Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent; les deux hommes cessèrent de
+ramer; seule Mme Roland ne remua point.
+
+L'immense paquebot, traîné par un puissant remorqueur qui avait l'air,
+devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port.
+Et le peuple havrais massé sur les môles, sur la plage, aux fenêtres,
+emporté soudain par un élan patriotique se mit à crier: «Vive la
+_Lorraine_!» acclamant et applaudissant ce départ magnifique, cet
+enfantement d'une grande ville maritime qui donnait à la mer sa plus
+belle fille.
+
+Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit passage enfermé entre deux
+murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et
+elle partit toute seule comme un énorme monstre courant sur l'eau.
+
+--La voilà... la voilà!... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur
+nous.
+
+Et Beausire, radieux, répétait:
+
+--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur
+route?
+
+Jean, tout bas, dit à sa mère:
+
+--Regarde, maman, elle approche.
+
+Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés par les larmes.
+
+La _Lorraine_ arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du
+port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée,
+annonça:
+
+--Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout seul, bien en vue.
+Attention!
+
+Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant,
+passait presque à toucher la _Perle_.
+
+Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit
+son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui
+jetait à deux mains des baisers d'adieu.
+
+Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit,
+effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle
+s'efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus.
+
+Jean lui avait pris la main:
+
+--Tu as vu? dit-il.
+
+--Oui, j'ai vu. Comme il est bon!
+
+Et on retourna vers la ville.
+
+--Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec une conviction enthousiaste.
+
+Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eût
+fondu dans l'Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer
+à l'horizon vers une terre inconnue, à l'autre bout du monde. Sur ce
+bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait
+plus tout à l'heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait
+que la moitié de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi
+que sa vie était finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait
+jamais plus son enfant.
+
+--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant
+un mois?
+
+Elle balbutia:
+
+--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal.
+
+Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite
+pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme
+Rosémilly, et Roland dit à sa femme:
+
+--Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean.
+
+--Oui, répondit la mère.
+
+Et comme elle avait l'âme trop troublée pour songer à ce qu'elle disait,
+elle ajouta:
+
+--Je suis bien heureuse qu'il épouse Mme Rosémilly.
+
+Le bonhomme fut stupéfait:
+
+--Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?
+
+--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui même.
+
+--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette
+affaire-là?
+
+--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d'être
+agréé par elle avant de te consulter.
+
+Roland se frottait les mains:
+
+--Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument.
+
+Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François Ier,
+sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur
+la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumée grise, si
+lointaine, si légère qu'elle avait l'air d'un peu de brume.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
+***** This file should be named 11131-8.txt or 11131-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/1/1/3/11131/
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+Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed
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+available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
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+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
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+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+
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index 0000000..fc537f5
--- /dev/null
+++ b/old/11131-h/11131-h.htm
@@ -0,0 +1,9008 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+ <meta http-equiv="content-type"
+ content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+ <title>Pierre et Jean</title>
+ <meta name="author" content="Guy de Maupassant">
+
+<STYLE TYPE="text/css">
+H1 {font-size: 24pt; font-family: serif; text-align: center;}
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+</head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
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+Title: Pierre et Jean
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 17, 2004 [EBook #11131]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed
+Proofreaders. This file was produced from images generously made
+available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
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+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<h1>PIERRE &amp; JEAN</h1>
+
+<h2>GUY DE MAUPASSANT</h2>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<h3>«LE ROMAN»</h3>
+
+
+<p>Je n'ai point l'intention de plaider ici pour
+le petit roman qui suit. Tout au contraire
+les idées que je vais essayer de faire comprendre
+entraîneraient plutôt la critique
+du genre d'étude psychologique que j'ai
+entrepris dans <i>Pierre et Jean</i>.</p>
+
+<p>Je veux m'occuper du Roman en général.</p>
+
+<p>Je ne suis pas le seul à qui le même reproche
+soit adressé par les mêmes critiques,
+chaque fois que paraît un livre nouveau.</p>
+
+<p>Au milieu de phrases élogieuses, je trouve
+régulièrement celle-ci, sous les mêmes plumes:</p>
+
+<p>&mdash;Le plus grand défaut de cette oeuvre
+c'est qu'elle n'est pas un roman à proprement
+parler.</p>
+
+<p>On pourrait répondre par le même argument.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus grand défaut de l'écrivain qui
+me fait l'honneur de me juger, c'est qu'il
+n'est pas un critique.</p>
+
+<p>Quels sont en effet les caractères essentiels
+du critique?</p>
+
+<p>Il faut que, sans parti pris, sans opinions
+préconçues, sans idées d'école, sans attaches
+avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
+distingue et explique toutes les
+tendances les plus opposées, les tempéraments
+les plus contraires, et admette les
+recherches d'art les plus diverses.</p>
+
+<p>Or, le critique qui, après <i>Manon Lescaut,
+Paul et Virginie, Don Quichotte, les Liaisons
+dangereuses, Werther, les Affinités électives,
+Clarisse Harlowe, Émile, Candide,
+Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires,
+Mauprat, le Père Goriot, la Cousine
+Bette, Colomba, le Rouge et le Noir,
+Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de
+Paris, Salammbô, Madame Bovary, Adolphe,
+M. de Camors, l'Assommoir, Sapho</i>, etc.,
+ose encore écrire: «Ceci est un roman et
+cela n'en est pas un», me paraît doué d'une
+perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.</p>
+
+<p>Généralement ce critique entend par roman
+une aventure plus ou moins vraisemblable,
+arrangée à la façon d'une pièce de
+théâtre en trois actes dont le premier contient
+l'exposition, le second l'action et le
+troisième le dénouement.</p>
+
+<p>Cette manière de composer est absolument
+admissible à la condition qu'on acceptera
+également toutes les autres.</p>
+
+<p>Existe-t-il des règles pour faire un roman,
+en dehors desquelles une histoire écrite devrait
+porter un autre nom?</p>
+
+<p>Si <i>Don Quichotte</i> est un roman, le <i>Rouge
+et le Noir</i> en est-il un autre? Si <i>Monte-Cristo</i>
+est un roman, <i>l'Assommoir</i> en est-il
+un? Peut-on établir une comparaison
+entre les <i>Affinités électives</i> de Goethe, les
+<i>Trois Mousquetaires</i> de Dumas, <i>Madame Bovary</i>
+de Flaubert, <i>M. de Camors</i> de M.O.
+Feuillet et <i>Germinal</i> de M. Zola? Laquelle
+de ces oeuvres est un roman? Quelles sont
+ces fameuses règles? D'où viennent-elles?
+Qui les a établies? En vertu de quel principe,
+de quelle autorité et de quels raisonnements?</p>
+
+<p>Il semble cependant que ces critiques
+savent d'une façon certaine, indubitable,
+ce qui constitue un roman et ce qui le distingue
+d'un autre, qui n'en est pas un. Cela
+signifie tout simplement, que, sans être des
+producteurs, ils sont enrégimentés dans une
+école, et qu'ils rejettent, à la façon des romanciers
+eux-mêmes, toutes les oeuvres
+conçues et exécutées en dehors de leur
+esthétique.</p>
+
+<p>Un critique intelligent devrait, au contraire,
+rechercher tout ce qui ressemble le
+moins aux romans déjà faits, et pousser
+autant que possible les jeunes gens à tenter
+des voies nouvelles.</p>
+
+<p>Tous les écrivains, Victor Hugo comme
+M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit
+absolu, droit indiscutable, de composer,
+c'est-à-dire d'imaginer ou d'observer, suivant
+leur conception personnelle de l'art. Le
+talent provient de l'originalité, qui est une
+manière spéciale de penser, de voir, de comprendre
+et de juger. Or, le critique qui prétend
+définir le Roman suivant l'idée qu'il s'en
+fait d'après les romans qu'il aime, et établir
+certaines règles invariables de composition,
+luttera toujours contre un tempérament d'artiste
+apportant une manière nouvelle. Un critique,
+qui mériterait absolument ce nom, ne
+devrait être qu'un analyste sans tendances,
+sans préférences, sans passions, et, comme
+un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur
+artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet.
+Sa compréhension, ouverte à tout, doit absorber
+assez complètement sa personnalité
+pour qu'il puisse découvrir et vanter les
+livres même qu'il n'aime pas comme homme
+et qu'il doit comprendre comme juge.</p>
+
+<p>Mais la plupart des critiques ne sont, en
+somme, que des lecteurs, d'où il résulte
+qu'ils nous gourmandent presque toujours
+à faux ou qu'ils nous complimentent sans
+réserve et sans mesure.</p>
+
+<p>Le lecteur, qui cherche uniquement dans
+un livre à satisfaire la tendance naturelle de
+son esprit, demande à l'écrivain de répondre
+à son goût prédominant, et il qualifie invariablement
+de remarquable ou de <i>bien écrit</i>,
+l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination
+idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse
+ou positive.</p>
+
+<p>En somme, le public est composé de
+groupes nombreux qui nous crient:</p>
+
+<p>&mdash;Consolez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Amusez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Attristez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Attendrissez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi rêver.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi rire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi frémir.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi penser.</p>
+
+<p>Seuls, quelques esprits d'élite demandent
+à l'artiste:</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi quelque chose de beau,
+dans la forme qui vous conviendra le
+mieux, suivant votre tempérament.</p>
+
+<p>L'artiste essaie, réussit ou échoue.</p>
+
+<p>Le critique ne doit apprécier le résultat
+que suivant la nature de l'effort; et il n'a
+pas le droit de se préoccuper des tendances.</p>
+
+<p>Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra
+toujours le répéter.</p>
+
+<p>Donc, après les écoles littéraires qui ont
+voulu nous donner une vision déformée,
+surhumaine, poétique, attendrissante, charmante
+ou superbe de la vie, est venue une
+école réaliste ou naturaliste qui a prétendu
+nous montrer la vérité, rien que la vérité
+et toute la vérité.</p>
+
+<p>Il faut admettre avec un égal intérêt ces
+théories d'art si différentes et juger les
+oeuvres qu'elles produisent, uniquement au
+point de vue de leur valeur artistique en
+acceptant <i>a priori</i> les idées générales d'où
+elles sont nées.</p>
+
+<p>Contester le droit d'un écrivain de faire
+une oeuvre poétique ou une oeuvre réaliste,
+c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament,
+récuser son originalité, ne pas
+lui permettre de se servir de l'oeil et de
+l'intelligence que la nature lui a donnés.</p>
+
+<p>Lui reprocher de voir les choses belles
+ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou
+sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé
+de telle ou telle façon et de ne pas avoir
+une vision concordant avec la nôtre.</p>
+
+<p>Laissons-le libre de comprendre, d'observer,
+de concevoir comme il lui plaira, pourvu
+qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement
+exaltés pour juger un idéaliste et prouvons-lui
+que son rêve est médiocre, banal, pas
+assez fou ou magnifique. Mais si nous
+jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi
+la vérité dans la vie diffère de la vérité dans
+son livre.</p>
+
+<p>Il est évident que des écoles si différentes
+ont dû employer des procédés de composition
+absolument opposés.</p>
+
+<p>Le romancier qui transforme la vérité
+constante, brutale et déplaisante, pour en
+tirer une aventure exceptionnelle et séduisante,
+doit, sans souci exagéré de la vraisemblance,
+manipuler les événements à son
+gré, les préparer et les arranger pour plaire
+au lecteur, l'émouvoir ou l'attendrir. Le
+plan de son roman n'est qu'une série de
+combinaisons ingénieuses conduisant avec
+adresse au dénouement. Les incidents sont
+disposés et gradués vers le point culminant
+et l'effet de la fin, qui est un événement capital
+et décisif, satisfaisant toutes les curiosités
+éveillées au début, mettant une barrière
+à l'intérêt, et terminant si complètement
+l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir
+ce que deviendront, le lendemain, les
+personnages les plus attachants.</p>
+
+<p>Le romancier, au contraire, qui prétend
+nous donner une image exacte delà vie, doit
+éviter avec soin tout enchaînement d'événements
+qui paraîtrait exceptionnel. Son
+but n'est point de nous raconter une histoire,
+de nous amuser ou de nous attendrir,
+mais de nous forcer à penser, à comprendre
+le sens profond et caché des événements. A
+force d'avoir vu et médité il regarde l'univers,
+les choses, les faits et les hommes
+d'une certaine façon qui lui est propre et
+qui résulte de l'ensemble de ses observations
+réfléchies. C'est cette vision personnelle du
+monde qu'il cherche à nous communiquer
+en la reproduisant dans un livre. Pour nous
+émouvoir, comme il l'a été lui-même par le
+spectacle de la vie, il doit la reproduire
+devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance.
+Il devra donc composer son
+oeuvre d'une manière si adroite, si dissimulée,
+et d'apparence si simple, qu'il soit
+impossible d'en apercevoir et d'en indiquer
+le plan, de découvrir ses intentions.</p>
+
+<p>Au lieu de machiner une aventure et de
+la dérouler de façon à la rendre intéressante
+jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses
+personnages à une certaine période de leur
+existence et les conduira, par des transitions
+naturelles, jusqu'à la période suivante. Il
+montrera de cette façon, tantôt comment
+les esprits se modifient sous l'influence des
+circonstances environnantes, tantôt comment
+se développent les sentiments et les
+passions, comment on s'aime, comment on
+se hait, comment on se combat dans tous
+les milieux sociaux, comment luttent les
+intérêts bourgeois, les intérêts d'argent, les
+intérêts de famille, les intérêts politiques.</p>
+
+<p>L'habileté de son plan ne consistera donc
+point dans l'émotion ou dans le charme,
+dans un début attachant ou dans une catastrophe
+émouvante, mais dans le groupement
+adroit de petits faits constants d'où
+se dégagera le sens définitif de l'oeuvre. S'il
+fait tenir dans trois cents pages dix ans
+d'une vie pour montrer quelle a été, au
+milieu de tous les êtres qui l'ont entourée,
+sa signification particulière et bien caractéristique,
+il devra savoir éliminer, parmi
+les menus événements innombrables et
+quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles,
+et mettre en lumière, d'une façon spéciale,
+tous ceux qui seraient demeurés inaperçus
+pour des observateurs peu clairvoyants et qui
+donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.</p>
+
+<p>On comprend qu'une semblable manière
+de composer, si différente de l'ancien procédé
+visible à tous les yeux, déroute souvent
+les critiques, et qu'ils ne découvrent
+pas tous les fils si minces, si secrets, presque
+invisibles, employés par certains artistes
+modernes à la place de la ficelle unique
+qui avait nom: l'Intrigue.</p>
+
+<p>En somme, si le Romancier d'hier choisissait
+et racontait les crises de la vie, les
+états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier
+d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur,
+de l'âme et de l'intelligence à l'état normal.
+Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-à-dire
+l'émotion de la simple réalité et pour
+dégager l'enseignement artistique qu'il en
+veut tirer, c'est-à-dire la révélation de ce
+qu'est véritablement l'homme contemporain
+devant ses yeux, il devra n'employer que des
+faits d'une vérité irrécusable et constante.</p>
+
+<p>Mais en se plaçant au point de vue même
+de ces artistes réalistes, on doit discuter et
+contester leur théorie qui semble pouvoir
+être résumée par ces mots: «Rien que la
+vérité et toute la vérité.»</p>
+
+<p>Leur intention étant de dégager la philosophie
+de certains faits constants et courants,
+ils devront souvent corriger les événements
+au profit de la vraisemblance et au
+détriment de la vérité, car:</p>
+
+<p>Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.</p>
+
+<p>Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera,
+non pas à nous montrer la photographie banale
+de la vie, mais à nous en donner la vision
+plus complète, plus saisissante, plus
+probante que la réalité même.</p>
+
+<p>Raconter tout serait impossible, car il faudrait
+alors un volume au moins par journée,
+pour énumérer les multitudes d'incidents
+insignifiants qui emplissent notre existence.
+Un choix s'impose donc,&mdash;ce qui estime
+première atteinte à la théorie de toute la
+vérité.</p>
+
+<p>La vie, en outre, est composée des choses
+les plus différentes, les plus imprévues,
+les plus contraires, les plus disparates; elle
+est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine
+de catastrophes inexplicables, illogiques et
+contradictoires qui doivent être classées au
+chapitre <i>faits divers</i>.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi l'artiste, ayant choisi son
+thème, ne prendra dans cette vie encombrée
+de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera
+tout le reste, tout l'à-côté.</p>
+
+<p>Un exemple entre mille:</p>
+
+<p>Le nombre des gens qui meurent chaque
+jour par accident est considérable sur la
+terre. Mais pouvons-nous faire tomber une
+tuile sur la tête d'un personnage principal,
+ou le jeter sous les roues d'une voiture, au
+milieu d'un récit, sous prétexte qu'il faut
+faire la part de l'accident?</p>
+
+<p>La vie encore laisse tout au même plan,
+précipite les faits ou les traîne indéfiniment.
+L'art, au contraire, consiste à user de précautions
+et de préparations, à ménager des
+transitions savantes et dissimulées, à mettre
+en pleine lumière, par la seule adresse de
+la composition, les événements essentiels et
+à donner à tous les autres le degré de relief
+qui leur convient, suivant leur importance,
+pour produire la sensation profonde de la
+vérité spéciale qu'on veut montrer.</p>
+
+<p>Faire vrai consiste donc à donner l'illusion
+complète du vrai, suivant la logique
+ordinaire des faits, et non à les transcrire
+servilement dans le pêle-mêle de leur succession.</p>
+
+<p>J'en conclus que les Réalistes de talent
+devraient s'appeler plutôt des Illusionnistes.</p>
+
+<p>Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire à la
+réalité puisque nous portons chacun la nôtre
+dans notre pensée et dans nos organes. Nos
+yeux, nos oreilles, notre odorat, notre goût
+différents créent autant de vérités qu'il y a
+d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui
+reçoivent les instructions de ces organes,
+diversement impressionnés, comprennent,
+analysent et jugent comme si chacun de
+nous appartenait à une autre race.</p>
+
+<p>Chacun de nous se fait donc simplement
+une illusion du monde, illusion poétique,
+sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou
+lugubre suivant sa nature. Et l'écrivain n'a
+d'autre mission que de reproduire fidèlement
+cette illusion avec tous les procédés
+d'art qu'il a appris et dont il peut disposer.</p>
+
+<p>Illusion du beau qui est une convention
+humaine! Illusion du laid qui est une opinion
+changeante! Illusion du vrai jamais
+immuable! Illusion de l'ignoble qui attire
+tant d'êtres! Les grands artistes sont ceux
+qui imposent à l'humanité leur illusion particulière.</p>
+
+<p>Ne nous fâchons donc contre aucune théorie
+puisque chacune d'elles est simplement
+l'expression généralisée d'un tempérament
+qui s'analyse.</p>
+
+<p>Il en est deux surtout qu'on a souvent
+discutées en les opposant l'une à l'autre au
+lieu de les admettre l'une et l'autre, celle
+du roman d'analyse pure et celle du roman
+objectif. Les partisans de l'analyse demandent
+que l'écrivain s'attache à indiquer les
+moindres évolutions d'un esprit et tous les
+mobiles les plus secrets qui déterminent nos
+actions, en n'accordant au fait lui-même
+qu'une importance très secondaire. Il est
+le point d'arrivée, une simple borne, le prétexte
+du roman. Il faudrait donc, d'après eux,
+écrire ces oeuvres précises et rêvées où l'imagination
+se confond avec l'observation, à la
+manière d'un philosophe composant un livre
+de psychologie, exposer les causes en les
+prenant aux origines les plus lointaines, dire
+tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner
+toutes les réactions de l'âme agissant
+sous l'impulsion des intérêts, des passions
+ou des instincts.</p>
+
+<p>Les partisans de l'objectivité, (quel vilain
+mot!) prétendant, au contraire, nous donner
+la représentation exacte de ce qui a lieu dans
+la vie, évitent avec soin toute explication
+compliquée, toute dissertation sur les motifs,
+et se bornent à faire passer sous nos yeux
+les personnages et les événements.</p>
+
+<p>Pour eux, la psychologie doit être cachée
+dans le livre comme elle est cachée
+en réalité sous les faits dans l'existence.</p>
+
+<p>Le roman conçu de cette manière y gagne
+de l'intérêt, du mouvement dans le récit, de
+la couleur, de la vie remuante.</p>
+
+<p>Donc, au lieu d'expliquer longuement l'état
+d'esprit d'un personnage, les écrivains
+objectifs cherchent l'action ou le geste que
+cet état d'âme doit faire accomplir fatalement
+à cet homme dans une situation déterminée.
+Et ils le font se conduire de telle
+manière, d'un bout à l'autre du volume,
+que tous ses actes, tous ses mouvements,
+soient le reflet de sa nature intime, de toutes
+ses pensées, de toutes ses volontés ou de
+toutes ses hésitations. Ils cachent donc la
+psychologie au lieu de l'étaler, ils en font
+la carcasse de l'oeuvre, comme l'ossature
+invisible est la carcasse du corps humain.
+Le peintre qui fait notre portrait ne montre
+pas notre squelette.</p>
+
+<p>Il me semble aussi que le roman exécuté
+de cette façon y gagne en sincérité. Il est
+d'abord plus vraisemblable, car les gens
+que nous voyons agir autour de nous ne
+nous racontent point les mobiles auxquels
+ils obéissent.</p>
+
+<p>Il faut ensuite tenir compte de ce que, si,
+à force d'observer les hommes, nous pouvons
+déterminer leur nature assez exactement
+pour prévoir leur manière d'être dans
+presque toutes les circonstances, si nous
+pouvons dire avec précision: «Tel homme
+de tel tempérament, dans tel cas, fera
+ceci», il ne s'ensuit point que nous puissions
+déterminer, une à une, toutes les
+secrètes évolutions de sa pensée qui n'est
+pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations
+de ses instincts qui ne sont pas
+pareils aux nôtres, toutes les incitations confuses
+de sa nature dont les organes, les nerfs,
+le sang, la chair, sont différents des nôtres.</p>
+
+<p>Quel que soit le génie d'un homme faible,
+doux, sans passions, aimant uniquement la
+science et le travail, jamais il ne pourra se
+transporter assez complètement dans l'âme
+et dans le corps d'un gaillard exubérant,
+sensuel, violent, soulevé par tous les désirs
+et même par tous les vices, pour comprendre
+et indiquer les impulsions et les sensations
+les plus intimes de cet être si différent, alors
+même qu'il peut fort bien prévoir et raconter
+tous les actes de sa vie.</p>
+
+<p>En somme, celui qui fait de la psychologie
+pure ne peut que se substituer à tous
+ses personnages dans les différentes situations
+où il les place, car il lui est impossible
+de changer ses organes, qui sont les
+seuls intermédiaires entre la vie extérieure
+et nous, qui nous imposent leurs perceptions,
+déterminent notre sensibilité, créent en
+nous une âme essentiellement différente de
+toutes celles qui nous entourent. Notre vision,
+notre connaissance du monde acquise
+par le secours de nos sens, nos idées sur
+la vie, nous ne pouvons que les transporter
+en partie dans tous les personnages dont
+nous prétendons dévoiler l'être intime et
+inconnu. C'est donc toujours nous que nous
+montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin,
+d'un voleur ou d'un honnête homme,
+d'une courtisane, d'une religieuse, d'une
+jeune fille ou d'une marchande aux halles,
+car nous sommes obligés de nous poser
+ainsi le problème: «Si <i>j'</i>étais roi, assassin,
+voleur, courtisane, religieuse, jeune fille ou
+marchande aux halles, qu'est-ce que <i>je</i>
+ferais, qu'est-ce que <i>je</i> penserais, comment
+est-ce que <i>j'</i>agirais?» Nous ne diversifions
+donc nos personnages qu'en changeant
+l'âge, le sexe, la situation sociale et toutes les
+circonstances de la vie de notre <i>moi</i> que la
+nature a entouré d'une barrière d'organes
+infranchissable.</p>
+
+<p>L'adresse consiste à ne pas laisser reconnaître
+ce <i>moi</i> par le lecteur sous tous les
+masques divers qui nous servent à le cacher.</p>
+
+<p>Mais si, au seul point de vue de la complète
+exactitude, la pure analyse psychologique
+est contestable, elle peut cependant
+nous donner des oeuvres d'art aussi belles
+que toutes les autres méthodes de travail.</p>
+
+<p>Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi
+pas? Leur rêve d'artistes est respectable;
+et ils ont cela de particulièrement
+intéressant qu'ils savent et qu'ils proclament
+l'extrême difficulté de l'art.</p>
+
+<p>Il faut être, en effet, bien fou, bien audacieux,
+bien outrecuidant ou bien sot, pour
+écrire encore aujourd'hui! Après tant de
+maîtres aux natures si variées, au génie si
+multiple, que reste-t-il à faire qui n'ait été
+fait, que reste-t-il à dire qui n'ait été dit?
+Qui peut se vanter, parmi nous, d'avoir écrit
+une page, une phrase qui ne se trouve déjà,
+à peu près pareille, quelque part. Quand
+nous lisons, nous, si saturés d'écriture française
+que notre corps entier nous donne l'impression
+d'être une pâte faite avec des mots,
+trouvons-nous jamais une ligne, une pensée
+qui ne nous soit familière, dont nous n'ayons
+eu, au moins, le confus pressentiment?</p>
+
+<p>L'homme qui cherche seulement à amuser
+son public par des moyens déjà connus,
+écrit avec confiance, dans la candeur de sa
+médiocrité, des oeuvres destinées à la foule
+ignorante et désoeuvrée. Mais ceux sur qui
+pèsent tous les siècles de la littérature
+passée, ceux que rien ne satisfait, que tout
+dégoûte, parce qu'ils rêvent mieux, à qui
+tout semble défloré déjà, à qui leur oeuvre
+donne toujours l'impression d'un travail
+inutile et commun, en arrivent à juger l'art
+littéraire une chose insaisissable, mystérieuse,
+que nous dévoilent à peine quelques
+pages des plus grands maîtres.</p>
+
+<p>Vingt vers, vingt phrases, lus tout à coup
+nous font tressaillir jusqu'au coeur comme
+une révélation surprenante; mais les vers
+suivants ressemblent à tous les vers, la
+prose qui coule ensuite ressemble à toutes
+les proses.</p>
+
+<p>Les hommes de génie n'ont point, sans
+doute, ces angoisses et ces tourments, parce
+qu'ils portent en eux une force créatrice
+irrésistible. Ils ne se jugent pas eux-mêmes.
+Les autres, nous autres qui sommes simplement
+des travailleurs conscients et
+tenaces, nous ne pouvons lutter contre l'invincible
+découragement que par la continuité
+de l'effort.</p>
+
+<p>Deux hommes par leurs enseignements
+simples et lumineux m'ont donné cette
+force de toujours tenter: Louis Bouilhet et
+Gustave Flaubert.</p>
+
+<p>Si je parle ici d'eux et de moi c'est que
+leurs conseils, résumés en peu de lignes,
+seront peut-être utiles à quelques jeunes
+gens moins confiants en eux-mêmes qu'on
+ne l'est d'ordinaire quand on débute dans
+les lettres.</p>
+
+<p>Bouilhet, que je connus le premier d'une
+façon un peu intime, deux ans environ avant
+de gagner l'amitié de Flaubert, à force de me
+répéter que cent vers, peut-être moins, suffisent
+à la réputation d'un artiste, s'ils sont
+irréprochables et s'ils contiennent l'essence
+du talent et de l'originalité d'un homme
+même de second ordre, me fît comprendre
+que le travail continuel et la connaissance
+profonde du métier peuvent, un jour de
+lucidité, de puissance et d'entraînement,
+par la rencontre heureuse d'un sujet concordant
+bien avec toutes les tendances de
+notre esprit, amener cette éclosion de l'oeuvre
+courte, unique et aussi parfaite que nous la
+pouvons produire.</p>
+
+<p>Je compris ensuite que les écrivains les
+plus connus n'ont presque jamais laissé plus
+d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir
+cette chance de trouver et de discerner,
+au milieu de la multitude des matières qui
+se présentent à notre choix, celle qui absorbera
+toutes nos facultés, toute notre valeur,
+toute notre puissance artiste.</p>
+
+<p>Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois,
+se prit d'affection pour moi. J'osai
+lui soumettre quelques essais. Il les lut avec
+bonté et me répondit: «Je ne sais pas si
+vous aurez du talent. Ce que vous m'avez
+apporté prouve une certaine intelligence,
+mais n'oubliez point ceci, jeune homme, que
+le talent&mdash;suivant le mot de Chateaubriand&mdash;n'est
+qu'une longue patience. Travaillez.»</p>
+
+<p>Je travaillai, et je revins souvent chez lui,
+comprenant que je lui plaisais, car il s'était
+mis à m'appeler, en riant, son disciple.</p>
+
+<p>Pendant sept ans je fis des vers, je fis
+des contes, je fis des nouvelles, je fis même
+un drame détestable. Il n'en est rien resté.
+Le maître lisait tout, puis le dimanche suivant,
+en déjeunant, développait ses critiques
+et enfonçait en moi, peu à peu, deux
+ou trois principes qui sont le résumé de
+ses longs et patients enseignements. «Si on
+a une originalité, disait-il, il faut avant tout
+la dégager; si on n'en a pas, il faut en acquérir
+une.»</p>
+
+<p>&mdash;Le talent est une longue patience.&mdash;Il
+s'agit de regarder tout ce qu'on veut
+exprimer assez longtemps et avec assez d'attention
+pour en découvrir un aspect qui
+n'ait été vu et dit par personne. Il y a, dans
+tout, de l'inexploré, parce que nous sommes
+habitués à ne nous servir de nos yeux
+qu'avec le souvenir de ce qu'on a pensé
+avant nous sur ce que nous contemplons. La
+moindre chose contient un peu d'inconnu.
+Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe
+et un arbre dans une plaine, demeurons en
+face de ce feu et de cet arbre jusqu'à ce
+qu'ils ne ressemblent plus, pour nous, à
+aucun autre arbre et à aucun autre feu.</p>
+
+<p>C'est de cette façon qu'on devient original.</p>
+
+<p>Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y
+a pas, de par le monde entier, deux grains
+de sable, deux mouches, deux mains ou deux
+nez absolument pareils, il me forçait à
+exprimer, en quelques phrases, un être ou
+un objet de manière à le particulariser nettement,
+à le distinguer de tous les autres
+êtres ou de tous les autres objets de même
+race ou de même espèce.</p>
+
+<p>«Quand vous passez, me disait-il, devant
+un épicier assis sur sa porte, devant un concierge
+qui fume sa pipe, devant une station
+de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce
+concierge, leur pose, toute leur apparence
+physique contenant aussi, indiquée par
+l'adresse de l'image, toute leur nature morale,
+de façon à ce que je ne les confonde
+avec aucun autre épicier ou avec aucun autre
+concierge, et faites-moi voir, par un seul
+mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble
+pas aux cinquante autres qui le
+suivent et le précèdent.»</p>
+
+<p>J'ai développé ailleurs ses idées sur le
+style. Elles ont de grands rapports avec la
+théorie de l'observation que je viens d'exposer.
+Quelle que soit la chose qu'on veut dire,
+il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un
+verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour
+la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à
+ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe
+et cet adjectif, et ne jamais se contenter de
+l'à peu près, ne jamais avoir recours à des
+supercheries, même heureuses, à des clowneries
+de langage pour éviter la difficulté.</p>
+
+<p>On peut traduire et indiquer les choses
+les plus subtiles en appliquant ce vers de
+Boileau:</p>
+
+
+<p>D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.</p>
+
+
+<p>Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre,
+compliqué, nombreux et chinois qu'on nous
+impose aujourd'hui sous le nom d'écriture
+artiste, pour fixer toutes les nuances de la
+pensée; mais il faut discerner avec une extrême
+lucidité toutes les modifications de la
+valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe.
+Ayons moins de noms, de verbes et
+d'adjectifs aux sens presque insaisissables,
+mais plus de phrases différentes, diversement
+construites, ingénieusement coupées,
+pleines de sonorités et de rythmes savants.
+Efforçons-nous d'être des stylistes excellents
+plutôt que des collectionneurs de termes
+rares.</p>
+
+<p>Il est, en effet, plus difficile de manier la
+phrase à son gré, de lui faire tout dire, même
+ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus,
+d'intentions secrètes et non formulées,
+que d'inventer des expressions nouvelles
+ou de rechercher, au fond de vieux
+livres inconnus, toutes celles dont nous
+avons perdu l'usage et la signification, et qui
+sont pour nous comme des verbes morts.</p>
+
+<p>La langue française, d'ailleurs, est une
+eau pure que les écrivains maniérés n'ont jamais
+pu et ne pourront jamais troubler. Chaque
+siècle a jeté dans ce courant limpide, ses
+modes, ses archaïsmes prétentieux et ses
+préciosités, sans que rien surnage de ces
+tentatives inutiles, de ces efforts impuissants.
+La nature de cette langue est d'être
+claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse
+pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.</p>
+
+<p>Ceux qui font aujourd'hui des images, sans
+prendre garde aux termes abstraits, ceux
+qui font tomber la grêle ou la pluie sur la
+<i>propreté</i> des vitres, peuvent aussi jeter des
+pierres à la simplicité de leurs confrères!
+Elles frapperont peut-être les confrères qui
+ont un corps, mais n'atteindront jamais la
+simplicité qui n'en a pas.</p>
+
+
+<p>GUY DE MAUPASSANT.</p>
+
+<p>La Guillette, Étretat, septembre 1887.</p><br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<h2>PIERRE ET JEAN</h2><br><br>
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>&mdash;Zut! s'écria tout à coup le père Roland
+qui depuis un quart d'heure demeurait immobile,
+les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par
+moments, d'un mouvement très léger, sa ligne
+descendue au fond de la mer.</p>
+
+<p>Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau,
+à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie
+de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers
+son mari:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... eh bien!... Gérôme!</p>
+
+<p>Le bonhomme furieux répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je
+n'ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher
+qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer
+toujours trop tard.</p>
+
+<p>Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient,
+l'un à bâbord, l'autre à tribord, chacun une
+ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en
+même temps et Jean répondit:</p>
+
+<p>&mdash;-Tu n'es pas galant pour notre invitée,
+papa.</p>
+
+<p>M. Roland fut confus et s'excusa:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon, madame Rosémilly,
+je suis comme ça. J'invite des dames
+parce que j'aime me trouver avec elles, et puis,
+dès que je sens de l'eau sous moi, je ne pense
+plus qu'au poisson.</p>
+
+<p>Mme Roland s'était tout à fait réveillée et
+regardait d'un air attendri le large horizon de
+falaises et de mer. Elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cependant fait une belle
+pêche.</p>
+
+<p>Mais son mari remuait la tête pour dire non,
+tout en jetant un coup d'oeil bienveillant sur le
+panier où le poisson capturé par les trois hommes
+palpitait vaguement encore, avec un bruit
+doux d'écailles gluantes et de nageoires soulevées,
+d'efforts impuissants et mous, et de
+bâillements dans l'air mortel.</p>
+
+<p>Le père Roland saisit la manne entre ses
+genoux, la pencha, fit couler jusqu'au bord le
+flot d'argent des bêtes pour voir celles du fond,
+et leur palpitation d'agonie s'accentua, et
+l'odeur forte de leur corps, une saine puanteur
+de marée, monta du ventre plein de la corbeille.</p>
+
+<p>Le vieux pêcheur la huma vivement, comme
+on sent des rosés, et déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! ils sont frais, ceux-là!</p>
+
+<p>Puis il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Combien en as-tu pris, toi, docteur?</p>
+
+<p>Son fils aîné, Pierre, un homme de trente
+ans à favoris noirs coupés comme ceux des
+magistrats, moustaches et menton rasés, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.</p>
+
+<p>Le père se tourna vers le cadet:</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, Jean?</p>
+
+<p>Jean, un grand garçon blond, très barbu,
+beaucoup plus jeune que son frère, sourit et
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;A peu près comme Pierre, quatre ou cinq.</p>
+
+<p>Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge
+qui ravissait le père Roland.</p>
+
+<p>Il avait enroulé son fil au tolet d'un aviron,
+et croisant ses bras il annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'essayerai plus jamais de pêcher
+l'après-midi. Une fois dix heures passées, c'est
+fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste
+au soleil.</p>
+
+<p>Le bonhomme regardait la mer autour de
+lui avec un air satisfait de propriétaire.</p>
+
+<p>C'était un ancien bijoutier parisien qu'un
+amour immodéré de la navigation et de la pêche
+avait arraché au comptoir dès qu'il eut
+assez d'aisance pour vivre modestement de ses
+rentes.</p>
+
+<p>Il se retira donc au Havre, acheta une barque
+et devint matelot amateur. Ses deux fils,
+Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer
+leurs études et vinrent en congé de temps
+en temps partager les plaisirs de leur père.</p>
+
+<p>A la sortie du collège, l'aîné, Pierre, de
+cinq ans plus âgé que Jean, s'étant senti successivement
+de la vocation pour des professions variées, en avait essayé, l'une après l'autre, une demi-douzaine, et, vite dégoûté de chacune, se lançait aussitôt dans de
+nouvelles espérances.</p>
+
+<p>En dernier lieu la médecine l'avait tenté, et
+il s'était mis au travail avec tant d'ardeur,
+qu'il venait d'être reçu docteur après d'assez
+courtes études et des dispenses de temps obtenues
+du ministre. Il était exalté, intelligent,
+changeant et tenace, plein d'utopies et d'idées
+philosophiques.</p>
+
+<p>Jean, aussi blond que son frère était noir,
+aussi calme que son frère était emporté, aussi
+doux que son frère était rancunier, avait fait
+tranquillement son droit et venait d'obtenir son
+diplôme de licencié en même temps que Pierre
+obtenait celui de docteur.</p>
+
+<p>Tous les deux prenaient donc un peu de repos
+dans leur famille, et tous les deux formaient
+le projet de s'établir au Havre s'ils
+parvenaient à le faire dans des conditions
+satisfaisantes.</p>
+
+<p>Mais une vague jalousie, une de ces jalousies
+dormantes qui grandissent presque invisibles
+entre frères ou entre soeurs jusqu'à la
+maturité et qui éclatent à l'occasion d'un mariage
+ou d'un bonheur tombant sur l'un, les
+tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive
+inimitié. Certes ils s'aimaient, mais ils
+s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la naissance
+de Jean, avait regardé avec une hostilité
+de petite bête gâtée cette autre petite bête
+apparue tout à coup dans les bras de son père
+et de sa mère, et tant aimée, tant caressée par
+eux.</p>
+
+<p>Jean, dès son enfance, avait été un modèle
+de douceur, de bonté et de caractère égal; et
+Pierre s'était énervé, peu à peu, à entendre
+vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur
+lui semblait être de la mollesse, la bonté
+de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement.
+Ses parents, gens placides, qui rêvaient
+pour leurs fils des situations honorables et
+médiocres, lui reprochaient ses indécisions,
+ses enthousiasmes, ses tentatives avortées,
+tous ses élans impuissants vers des idées généreuses
+et vers des professions décoratives.</p>
+
+<p>Depuis qu'il était homme, on ne lui disait
+plus: «Regarde Jean et imite-le!» mais chaque
+fois qu'il entendait répéter: «Jean a fait
+ceci, Jean a fait cela,» il comprenait bien le
+sens et l'allusion cachés sous ces paroles.</p>
+
+<p>Leur mère, une femme d'ordre, une économe
+bourgeoise un peu sentimentale, douée
+d'une âme tendre de caissière, apaisait sans
+cesse les petites rivalités nées chaque jour
+entre ses deux grands fils, de tous les menus
+faits de la vie commune. Un léger événement,
+d'ailleurs, troublait en ce moment sa quiétude,
+et elle craignait une complication, car
+elle avait fait la connaissance pendant l'hiver,
+pendant que ses enfants achevaient l'un
+et l'autre leurs éludes spéciales, d'une voisine,
+Mme Rosémilly, veuve d'un capitaine au
+long cours, mort à la mer deux ans auparavant.
+La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois
+trois ans, une maîtresse femme qui connaissait
+l'existence d'instinct, comme un animal
+libre, comme si elle eût vu, subi, compris et
+pesé tous les événements possibles, qu'elle
+jugeait avec un esprit sain, étroit et bienveillant,
+avait pris l'habitude de venir faire un
+bout de tapisserie et de causette, le soir, chez
+ces voisins aimables qui lui offraient une tasse
+de thé.</p>
+
+<p>Le père Roland, que sa manie de pose marine
+aiguillonnait sans cesse, interrogeait leur
+nouvelle amie sur le défunt capitaine, et elle
+parlait de lui, de ses voyages, de ses anciens
+récits, sans embarras, en femme raisonnable
+et résignée qui aime la vie et respecte la mort.</p>
+
+<p>Les deux fils, à leur retour, trouvant cette
+jolie veuve installée dans la maison, avaient
+aussitôt commencé à la courtiser, moins par
+désir de lui plaire que par envie de se supplanter.</p>
+
+<p>Leur mère, prudente et pratique, espérait
+vivement qu'un des deux triompherait, car la
+jeune femme était riche, mais elle aurait aussi
+bien voulu que l'autre n'en eût point de chagrin.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly était blonde avec des yeux
+bleus, une couronne de cheveux follets envolés
+à la moindre brise et un petit air crâne, hardi,
+batailleur, qui ne concordait point du tout avec
+la sage méthode de son esprit.</p>
+
+<p>Déjà elle semblait préférer Jean, portée vers
+lui par une similitude de nature. Cette préférence
+d'ailleurs ne se montrait que par une
+presque insensible différence dans la voix et
+le regard, et en ceci encore qu'elle prenait
+quelquefois son avis.</p>
+
+<p>Elle semblait deviner que l'opinion de Jean
+fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion
+de Pierre devait fatalement être différente.
+Quand elle parlait des idées du docteur,
+de ses idées politiques, artistiques, philosophiques,
+morales, elle disait par moments:
+«Vos billevesées.» Alors, il la regardait d'un
+regard froid de magistrat qui instruit le procès
+des femmes, de toutes les femmes, ces
+pauvres êtres!</p>
+
+<p>Jamais, avant le retour de ses fils, le père
+Roland ne l'avait invitée à ses parties de pêche
+où il n'emmenait jamais non plus sa
+femme, car il aimait s'embarquer avant le
+jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier
+retraité, rencontré aux heures de
+marée sur le port et devenu intime ami, et le
+vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart,
+chargé delà garde du bateau.</p>
+
+<p>Or, un soir de la semaine précédente, comme
+Mme Rosémilly qui avait dîné chez lui disait:
+«Ça doit être très amusant, la pêche?» l'ancien
+bijoutier, flatté dans sa passion, et saisi
+de l'envie de la communiquer, de faire des
+croyants à la façon des prêtres, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous y venir?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>&mdash;Mardi prochain?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mardi prochain.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous femme à partir à cinq heures
+du matin?</p>
+
+<p>Elle poussa un cri de stupeur:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais non, par exemple.</p>
+
+<p>Il fut désappointé, refroidi, et il douta tout
+à coup de cette vocation.</p>
+
+<p>Il demanda cependant:</p>
+
+<p>&mdash;A quelle heure pourriez-vous partir?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... à neuf heures!</p>
+
+<p>&mdash;Pas avant?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas avant, c'est déjà très tôt!</p>
+
+<p>Le bonhomme hésitait. Assurément on ne
+prendrait rien, car si le soleil chauffe, le
+poisson ne mord plus; mais les deux frères
+s'étaient empressés d'arranger la partie, de
+tout organiser et de tout régler séance tenante.</p>
+
+<p>Donc, le mardi suivant, la <i>Perle</i> avait été
+jeter l'ancre sous les rochers blancs du cap de
+la Hève; et on avait péché jusqu'à midi, puis
+sommeillé, puis repêché, sans rien prendre,
+et le père Roland, comprenant un peu tard
+que Mme Rosémilly n'aimait et n'appréciait en
+vérité que la promenade en mer, et voyant
+que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jeté,
+dans un mouvement d'impatience irraisonnée,
+un <i>zut</i> énergique qui s'adressait autant à la
+veuve indifférente qu'aux bêtes insaisissables.
+Maintenant il regardait le poisson capturé,
+son poisson, avec une joie vibrante d'avare;
+puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que
+le soleil baissait:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions
+un peu?</p>
+
+<p>Tous deux tirèrent leurs fils, les roulèrent,
+accrochèrent dans les bouchons de liège
+les hameçons nettoyés et attendirent.</p>
+
+<p>Roland s'était levé pour interroger l'horizon
+à la façon d'un capitaine:</p>
+
+<p>&mdash;Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!</p>
+
+<p>Et soudain, le bras allongé vers le nord, il
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens, le bateau de Southampton.</p>
+
+<p>Sur la mer plate, tendue comme une étoffe
+bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et
+de feu, s'élevait là-bas, dans la direction
+indiquée, un nuage noirâtre sur le ciel rose.
+Et on apercevait, au-dessous, le navire qui
+semblait tout petit de si loin.</p>
+
+<p>Vers le sud on voyait encore d'autres fumées,
+nombreuses, venant toutes vers la jetée
+du Havre dont on distinguait à peine la ligne
+blanche et le phare, droit comme une corne
+sur le bout.</p>
+
+<p>Roland demanda:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer
+la <i>Normandie</i>?</p>
+
+<p>Jean répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, papa.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi ma longue vue, je crois que
+c'est elle, là-bas.</p>
+
+<p>Le père déploya le tube de cuivre, l'ajusta
+contre son oeil, chercha le point, et soudain,
+ravi d'avoir vu:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux
+cheminées. Voulez-vous regarder, madame
+Rosémilly?</p>
+
+<p>Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique
+lointain, sans parvenir sans doute à le mettre en
+face de lui, car elle ne distinguait
+rien, rien que du bleu, avec un cercle de
+couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des
+choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui
+faisaient tourner le coeur.</p>
+
+<p>Elle dit en rendant la longue-vue:</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de
+cet instrument-là. Ça mettait même en colère
+mon mari qui restait des heures à la fenêtre
+à regarder passer les navires.</p>
+
+<p>Le père Roland, vexé, reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ça doit tenir à un défaut de votre oeil,
+car ma lunette est excellente.</p>
+
+<p>Puis il l'offrit à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu voir?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, je sais d'avance que je ne
+pourrais pas.</p>
+
+<p>Mme Roland, une femme de quarante-huit
+ans et qui ne les portait pas, semblait jouir,
+plus que tout le monde, de cette promenade
+et de cette fin de jour.</p>
+
+<p>Ses cheveux châtains commençaient seulement
+à blanchir. Elle avait un air calme et
+raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait
+à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait
+le prix de l'argent, ce qui ne l'empêchait
+point de goûter le charme du rêve. Elle aimait
+les lectures, les romans et les poésies, non pour
+leur valeur d'art, mais pour la songerie mélancolique
+et tendre qu'ils éveillaient en elle.
+Un vers, souvent banal, souvent mauvais,
+faisait vibrer la petite corde, comme elle disait,
+lui donnait la sensation d'un désir mystérieux
+presque réalisé. Et elle se complaisait à ces
+émotions légères qui troublaient un peu son
+âme bien tenue comme un livre de comptes.</p>
+
+<p>Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un
+embonpoint assez visible qui alourdissait sa
+taille autrefois très souple et très mince.</p>
+
+<p>Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari,
+sans être méchant, la rudoyait comme rudoient
+sans colère et sans haine les despotes
+en boutique pour qui commander équivaut à
+jurer. Devant tout étranger il se tenait, mais
+dans sa famille il s'abandonnait et se donnait
+des airs terribles, bien qu'il eût peur de tout le
+monde. Elle, par horreur du bruit, des scènes,
+des explications inutiles, cédait toujours et ne
+demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus,
+depuis bien longtemps, prier Roland de la
+promener en mer. Elle avait donc saisi avec
+joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir
+rare et nouveau.</p>
+
+<p>Depuis le départ elle s'abandonnait tout
+entière, tout son esprit et toute sa chair, à ce
+doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait
+point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs
+ni dans les espérances, il lui semblait que
+son coeur flottait comme son corps sur quelque
+chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui
+la berçait et l'engourdissait.</p>
+
+<p>Quand le père commanda le retour: «Allons,
+en place pour la nage!» elle sourit en
+voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs
+jaquettes et relever sur leurs bras nus les
+manches de leur chemise.</p>
+
+<p>Pierre, le plus rapproché des deux femmes,
+prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de
+bâbord, et ils attendirent que le patron criât:
+«Avant partout!» car il tenait à ce que les
+manoeuvres fussent exécutées régulièrement.</p>
+
+<p>Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent
+tomber les rames puis se couchèrent en arrière
+en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
+commença pour montrer leur vigueur. Ils
+étaient venus à la voile tout doucement, mais
+la brise était tombée et l'orgueil de mâles des
+deux frères s'éveilla tout à coup à la perspective
+de se mesurer l'un contre l'autre.</p>
+
+<p>Quand ils allaient pêcher seuls avec le père,
+ils ramaient ainsi sans que personne gouvernât,
+car Roland préparait les lignes tout en surveillant
+la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait
+d'un geste ou d'un mot: «Jean, mollis.»&mdash;«A
+toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait:
+«Allons le <i>un</i>, allons le <i>deux</i>, un peu d'huile
+de bras.» Celui qui rêvassait tirait plus fort,
+celui qui s'emballait devenait moins ardent,
+et le bateau se redressait.</p>
+
+<p>Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps.
+Les bras de Pierre étaient velus, un peu
+maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
+blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles
+qui roulait sous la peau.</p>
+
+<p>Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents
+serrées, le front plissé, les jambes tendues,
+les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier
+dans toute sa longueur à chacun de ses efforts;
+et la <i>Perle</i> s'en venait vers la côte. Le père
+Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le
+banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait
+à commander: «Doucement, le <i>un</i>&mdash;souque
+le <i>deux</i>.» Le <i>un</i> redoublait de rage et le
+<i>deux</i> ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.</p>
+
+<p>Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les
+deux rames se levèrent ensemble, et Jean, sur
+l'ordre de son père, tira seul quelques instants.
+Mais à partir de ce moment l'avantage lui resta;
+il s'animait, s'échauffait, tandis que Pierre,
+essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait
+et haletait. Quatre fois de suite, le père
+Roland fit stopper pour permettre à l'aîné de
+reprendre haleine et de redresser la barque
+dérivant. Le docteur alors, le front en sueur,
+les joues pâles, humilié et rageur, balbutiait:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un
+spasme au coeur. J'étais très bien parti, et cela
+m'a coupé les bras.</p>
+
+<p>Jean demandait:</p>
+
+<p>-Veux-tu que je tire seul avec les avirons
+de couple?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, cela passera.</p>
+
+<p>La mère ennuyée disait:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de
+se mettre dans un état pareil, tu n'es pourtant
+pas un enfant.</p>
+
+<p>Il haussait les épaules et recommençait à
+ramer.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas
+comprendre, ne pas entendre. Sa petite tête
+blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait
+en arrière un mouvement brusque et joli qui
+soulevait sur les tempes ses fins cheveux.</p>
+
+<p>Mais le père Roland cria: «Tenez, voici le
+<i>Prince-Albert</i> qui nous rattrape.» Et tout le
+monde regarda. Long, bas, avec ses deux
+cheminées inclinées en arrière et ses deux
+tambours jaunes, ronds comme des joues, le
+bateau de Southampton arrivait à toute vapeur,
+chargé de passagers et d'ombrelles ouvertes.
+Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau
+qui retombait en écume, lui donnaient un air
+de hâte, un air de courrier pressé; et l'avant
+tout droit coupait la mer en soulevant deux
+lames minces et transparentes qui glissaient
+le long des bords.</p>
+
+<p>Quand il fut tout près de la <i>Perle</i>, le père
+Roland leva son chapeau, les deux femmes
+agitèrent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine
+d'ombrelles répondirent à ces saluts en
+se balançant vivement sur le paquebot qui
+s'éloigna, laissant derrière lui, sur la surface
+paisible et luisante de la mer, quelques lentes
+ondulations.</p>
+
+<p>Et on voyait d'autres navires, coiffés aussi
+de fumée, accourant de tous les points de
+l'horizon vers la jetée courte et blanche qui
+les avalait comme une bouche, l'un après
+l'autre. Et les barques de pêche et les grands
+voiliers aux mâtures légères glissant sur le
+ciel, traînés par d'imperceptibles remorqueurs,
+arrivaient tous, vite ou lentement, vers cet
+ogre dévorant, qui de temps en temps, semblait
+repu, et rejetait vers la pleine mer une autre
+flotte de paquebots, de bricks, de goélettes,
+de trois-mâts chargés de ramures emmêlées.
+Les steamers hâtifs s'enfuyaient à droite, à
+gauche, sur le ventre plat de l'Océan, tandis
+que les bâtiments à voile, abandonnés par les
+mouches qui les avaient haies, demeuraient
+immobiles, tout en s'habillant, de la grande
+hune au petit perroquet, de toile blanche ou
+de toile brune qui semblait rouge au soleil
+couchant.</p>
+
+<p>Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! que c'est beau, cette mer!</p>
+
+<p>Mme Rosémilly répondit, avec un soupir prolongé,
+qui n'avait cependant rien de triste:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, voici la <i>Normandie</i> qui se présente
+à l'entrée. Est-elle grande, hein?</p>
+
+<p>Puis il expliqua la côte en face, là-bas, là-bas,
+de l'autre côté de l'embouchure de la
+Seine&mdash;vingt kilomètres, cette embouchure&mdash;disait-il.
+Il montra Villerville, Trouville,
+Houlgate, Luc, Arromanches, la rivière de
+Caen, et les roches du Calvados qui rendent
+la navigation dangereuse jusqu'à Cherbourg.
+Puis il traita la question des bancs de sable
+de la Seine, qui se déplacent à chaque marée
+et mettent en défaut les pilotes de Quilleboeuf
+eux-mêmes, s'ils ne font pas tous les jours le
+parcours du chenal. Il fit remarquer comment le
+Havre séparait la basse de la haute Normandie.
+En basse Normandie, la côte plate descendait
+en pâturages, en prairies et en champs
+jusqu'à la mer. Le rivage de la haute Normandie,
+au contraire, était droit, une grande
+falaise, découpée, dentelée, superbe, faisant
+jusqu'à Dunkerque une immense muraille
+blanche dont toutes les échancrures cachaient
+un village ou un port: Etretat, Fécamp, Saint-Valery,
+Le Tréport, Dieppe, etc.</p>
+
+<p>Les deux femmes ne l'écoutaient point,
+engourdies par le bien-être, émues par la vue
+de cet Océan couvert de navires qui couraient
+comme des bêtes autour de leur tanière; et
+elles se taisaient, un peu écrasées par ce vaste
+horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses
+par ce coucher de soleil apaisant et magnifique.
+Seul, Roland parlait sans fin; il était de
+ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus
+nerveuses, sentent parfois, sans comprendre
+pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est
+irritant comme une grossièreté.</p>
+
+<p>Pierre et Jean, calmés, ramaient avec lenteur;
+et la <i>Perle</i> s'en allait vers le port, toute
+petite à côté des gros navires.</p>
+
+<p>Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris
+qui l'attendait, prit la main des dames
+pour les faire descendre; et on pénétra dans la
+ville. Une foule nombreuse, tranquille, la foule
+qui va chaque jour aux jetées à l'heure de la
+pleine mer, rentrait aussi.</p>
+
+<p>Mmes Roland et Rosémilly marchaient devant,
+suivies des trois hommes. En montant
+la rue de Paris elles s'arrêtaient parfois devant
+un magasin de modes ou d'orfèvrerie pour
+contempler un chapeau ou bien un bijou;
+puis elles repartaient après avoir échangé
+leurs idées.</p>
+
+<p>Devant la place de la Bourse, Roland contempla,
+comme il faisait chaque jour, le bassin
+du Commerce plein de navires, prolongé par
+d'autres bassins, où les grosses coques, ventre
+à ventre, se touchaient sur quatre ou cinq
+rangs. Tous les mâts innombrables; sur une
+étendue de plusieurs kilomètres de quais, tous
+les mâts avec les vergues, les flèches, les cordages,
+donnaient à cette ouverture au milieu
+de la ville l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus
+de cette forêt sans feuilles, les goélands
+tournoyaient, épiant pour s'abattre, comme
+une pierre qui tombe, tous les débris jetés à
+l'eau; et un mousse, qui rattachait une poulie
+à l'extrémité d'un cacatois, semblait monté là
+pour chercher des nids.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous dîner avec nous sans cérémonie
+aucune, afin de finir ensemble la journée?
+demanda Mme Roland à Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi
+sans cérémonie. Ce serait triste de rentrer
+toute seule ce soir.</p>
+
+<p>Pierre, qui avait entendu et que l'indifférence
+de la jeune femme commençait à froisser,
+murmura: «Bon, voici la veuve qui
+s'incruste, maintenant.» Depuis quelques
+jours il l'appelait «la veuve». Ce mot, sans
+rien exprimer, agaçait Jean rien que par l'intonation,
+qui lui paraissait méchante et blessante.</p>
+
+<p>Et les trois hommes ne prononcèrent plus
+un mot jusqu'au seuil de leur logis. C'était une
+maison étroite, composée d'un rez-de-chaussée
+et de deux petits étages, rue Belle-Normande.
+La bonne, Joséphine, une fillette de dix-neuf
+ans, servante campagnarde à bon marché, qui
+possédait à l'excès l'air étonné et bestial des
+paysans, vint ouvrir, referma la porte, monta
+derrière ses maîtres jusqu'au salon qui était
+au premier, puis elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il est v'nu un m'sieu trois fois.</p>
+
+<p>Le père Roland, qui ne lui parlait pas sans
+hurler et sans sacrer, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Qui ça est venu, nom d'un chien?</p>
+
+<p>Elle ne se troublait jamais des éclats de
+voix de son maître, et elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Un m'sieu d'chez l'notaire.</p>
+
+<p>&mdash;Quel notaire?</p>
+
+<p>&mdash;D'chez m'sieu Canu, donc.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne
+dans la soirée.</p>
+
+<p>Me Lecanu était le notaire et un peu l'ami
+du père Roland, dont il faisait les affaires.
+Pour qu'il eût annoncé sa visite dans la soirée,
+il fallait qu'il s'agît d'une chose urgente
+et importante; et les quatre Roland se regardèrent,
+troublés par cette nouvelle comme le
+sont les gens de fortune modeste à toute intervention
+d'un notaire, qui éveille une foule
+d'idées de contrats, d'héritages, de procès,
+de choses désirables ou redoutables. Le père,
+après quelques secondes de silence, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?</p>
+
+<p>Mme Rosémilly se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Allez, c'est un héritage. J'en suis sûre.
+Je porte bonheur.</p>
+
+<p>Mais ils n'espéraient la mort de personne qui
+pût leur laisser quelque chose.</p>
+
+<p>Mme Roland, douée d'une excellente mémoire
+pour les parentés, se mit aussitôt à rechercher
+toutes les alliances du côté de son
+mari et du sien, à remonter les filiations, à
+suivre les branches des cousinages.</p>
+
+<p>Elle demandait, sans avoir même ôté son
+chapeau:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, père (elle appelait son mari
+«père» dans la maison, et quelquefois «monsieur
+Roland» devant les étrangers), dis donc,
+père, te rappelles-tu qui a épousé Joseph Lebru,
+en secondes noces?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une petite Duménil, la fille d'un papetier.</p>
+
+<p>&mdash;En a-t-il eu des enfants?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Alors il n'y a rien par là.</p>
+
+<p>Déjà elle s'animait à cette recherche, elle
+s'attachait à cette espérance d'un peu d'aisance
+leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui aimait
+beaucoup sa mère, qui la savait un peu rêveuse,
+et qui craignait une désillusion, un petit
+chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle,
+au lieu d'être bonne, était mauvaise, l'arrêta.</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus
+d'oncle d'Amérique! Moi, je croirais bien plutôt
+qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.</p>
+
+<p>Tout le monde fut surpris à cette idée, et
+Jean demeura un peu froissé que son frère eût
+parlé de cela devant Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pour moi plutôt que pour toi?
+La supposition est très contestable. Tu es
+l'aîné; c'est donc à toi qu'on aurait songé d'abord.
+Et puis, moi, je ne veux pas me marier.</p>
+
+<p>Pierre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es donc amoureux?</p>
+
+<p>L'autre, mécontent, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Est-il nécessaire d'être amoureux pour
+dire qu'on ne veut pas encore se marier?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bon, le «encore» corrige tout; tu
+attends.</p>
+
+<p>&mdash;Admets que j'attends, si tu veux.</p>
+
+<p>Mais le père Roland, qui avait écouté et réfléchi,
+trouva tout à coup la solution la plus
+vraisemblable.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! nous sommes bien bêtes de
+nous creuser la tête. Maître Lecanu est notre ami,
+il sait que Pierre cherche un cabinet de médecin,
+et Jean un cabinet d'avocat, il a trouvé à
+caser l'un de vous deux.</p>
+
+<p>C'était tellement simple et probable que
+tout le monde en fut d'accord.</p>
+
+<p>&mdash;C'est servi, dit la bonne.</p>
+
+<p>Et chacun gagna sa chambre afin de se laver
+les mains avant de se mettre à table.</p>
+
+<p>Dix minutes plus tard, ils dînaient dans la
+petite salle à manger, au rez-de-chaussée.</p>
+
+<p>On ne parla guère tout d'abord; mais, au
+bout de quelques instants, Roland s'étonna
+de nouveau de cette visite du notaire.</p>
+
+<p>&mdash;En somme, pourquoi n'a-t-il pas écrit,
+pourquoi a-t-il envoyé trois fois son clerc,
+pourquoi vient-il lui-même?</p>
+
+<p>Pierre trouvait cela naturel.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut sans doute une réponse immédiate;
+et il a peut-être à nous communiquer
+des clauses confidentielles qu'on n'aime pas
+beaucoup écrire.</p>
+
+<p>Mais ils demeuraient préoccupés et un peu
+ennuyés tous les quatre d'avoir invité cette
+étrangère qui gênerait leur discussion et les
+résolutions à prendre.</p>
+
+<p>Ils venaient de remonter au salon quand le
+notaire fut annoncé.</p>
+
+<p>Roland s'élança.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, cher maître.</p>
+
+<p>Il donnait comme titre à M. Lecanu le
+«maître» qui précède le nom de tous les notaires.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en vais, je suis très fatiguée.</p>
+
+<p>On tenta faiblement de la retenir; mais elle
+n'y consentit point et elle s'en alla sans qu'un
+des trois hommes la reconduisît, comme on le
+faisait toujours.</p>
+
+<p>Mme Roland s'empressa près du nouveau
+venu:</p>
+
+<p>&mdash;Une tasse de café, Monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, je sors de table.</p>
+
+<p>&mdash;Une tasse de thé, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non, mais un peu plus tard,
+nous allons d'abord parler affaires.</p>
+
+<p>Dans le profond silence qui suivit ces mots
+on n'entendit plus que le mouvement rythmé
+de la pendule et, à l'étage au-dessous, le bruit
+des casseroles lavées par la bonne trop bête
+même pour écouter aux portes.</p>
+
+<p>Le notaire reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous connu à Paris un certain
+M. Maréchal, Léon Maréchal?</p>
+
+<p>M. et Mme Roland poussèrent la même exclamation:
+Je crois bien!</p>
+
+<p>&mdash;C'était un de vos amis?</p>
+
+<p>Roland déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien
+enragé; il ne quitte pas le boulevard. Il est
+chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus
+revu depuis mon départ de la capitale. Et puis
+nous avons cessé de nous écrire. Vous savez,
+quand on vit loin l'un de l'autre....</p>
+
+<p>Le notaire reprit gravement:</p>
+
+<p>&mdash;M. Maréchal est décédé!</p>
+
+<p>L'homme et la femme eurent ensemble ce
+petit mouvement de surprise triste, feint ou
+vrai, mais toujours prompt, dont on accueille
+ces nouvelles.</p>
+
+<p>M. Lecanu continua:</p>
+
+<p>&mdash;Mon confrère de Paris vient de me communiquer
+la principale disposition de son testament
+par laquelle il institue votre fils Jean,
+M. Jean Roland, son légataire universel.</p>
+
+<p>L'étonnement fut si grand qu'on ne trouvait
+pas un mot à dire.</p>
+
+<p>Mme Roland, la première, dominant son
+émotion, balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, ce pauvre Léon ... notre pauvre
+ami ... mon Dieu ... mon Dieu ... mort!...</p>
+
+<p>Des larmes apparurent dans ses yeux, ces
+larmes silencieuses des femmes, gouttes de
+chagrin venues de l'âme qui coulent sur les
+joues et semblent si douloureuses, étant si
+claires.</p>
+
+<p>Mais Roland songeait moins à la tristesse
+de cette perte qu'à l'espérance annoncée. Il
+n'osait cependant interroger tout de suite sur
+les clauses de ce testament, et sur le chiffre
+de la fortune; et il demanda, pour arriver à la
+question intéressante:</p>
+
+<p>&mdash;De quoi est-il mort, ce pauvre Maréchal?</p>
+
+<p>M. Lecanu l'ignorait parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais seulement, disait-il, que, décédé
+sans héritiers directs, il laisse toute sa fortune,
+une vingtaine de mille francs de rentes en obligations
+trois pour cent, à votre second fils,
+qu'il a vu naître, grandir, et qu'il juge digne
+de ce legs. A défaut d'acceptation de la part
+de M. Jean, l'héritage irait aux enfants abandonnés.</p>
+
+<p>Le père Roland déjà ne pouvait plus dissimuler
+sa joie et il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Sacristi! voilà une bonne pensée du coeur.
+Moi, si je n'avais pas eu de descendant, je ne
+l'aurais certainement point oublié non plus, ce
+brave ami!</p>
+
+<p>Le notaire souriait:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été bien aise, dit-il, de vous annoncer
+moi-même la chose. Ça fait toujours
+plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.</p>
+
+<p>Il n'avait point du tout songé que cette
+bonne nouvelle était la mort d'un ami, du
+meilleur ami du père Roland, qui venait lui-même
+d'oublier subitement cette intimité
+annoncée tout à l'heure avec conviction.</p>
+
+<p>Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une
+physionomie triste. Elle pleurait toujours un
+peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir
+qu'elle appuyait ensuite sur sa bouche pour
+comprimer de gros soupirs.</p>
+
+<p>Le docteur murmura:</p>
+
+<p>&mdash;C'était un brave homme, bien affectueux.
+Il nous invitait souvent à dîner, mon frère et
+moi.</p>
+
+<p>Jean, les yeux grands ouverts et brillants,
+prenait d'un geste familier sa belle barbe
+blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser,
+jusqu'aux derniers poils, comme pour
+l'allonger et l'amincir.</p>
+
+<p>Il remua deux fois les lèvres pour prononcer
+aussi une phrase convenable, et, après
+avoir longtemps cherché, il ne trouva que
+ceci:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait
+toujours quand j'allais le voir.</p>
+
+<p>Mais la pensée du père galopait; elle galopait
+autour de cet héritage annoncé, acquis
+déjà, de cet argent caché derrière la porte et
+qui allait entrer tout à l'heure, demain, sur
+un mot d'acceptation.</p>
+
+<p>Il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de difficultés possibles? ...
+pas de procès? ... pas de contestations?...</p>
+
+<p>Me Lecanu semblait tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon confrère de Paris me signale
+la situation comme très nette. Il ne nous faut
+que l'acceptation de M. Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait, alors ... et la fortune est bien
+claire?</p>
+
+<p>&mdash;Très claire.</p>
+
+<p>&mdash;Toutes les formalités ont été remplies?</p>
+
+<p>&mdash;Toutes.</p>
+
+<p>Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu
+honte, une honte vague, instinctive et passagère
+de sa hâte à se renseigner, et il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez bien que si je vous
+demande immédiatement toutes ces choses,
+c'est pour éviter à mon fils des désagréments
+qu'il pourrait ne pas prévoir. Quelquefois il y
+a des dettes, une situation embarrassée, est-ce
+que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier
+inextricable. En somme, ce n'est pas moi
+qui hérite, mais je pense au petit avant tout.</p>
+
+<p>Dans la famille on appelait toujours Jean
+«le petit», bien qu'il fût beaucoup plus grand
+que Pierre.</p>
+
+<p>Mme Roland, tout à coup, parut sortir d'un
+rêve, se rappeler une chose lointaine, presque
+oubliée, qu'elle avait entendue autrefois, dont
+elle n'était pas sûre d'ailleurs, et elle balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Ne disiez-vous point que notre pauvre
+Maréchal avait laissé sa fortune à mon petit
+Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Madame.</p>
+
+<p>Elle reprit alors simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Cela me fait grand plaisir, car cela prouve
+qu'il nous aimait.</p>
+
+<p>Roland s'était levé:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous, cher maître, que mon fils
+signe tout de suite l'acceptation?</p>
+
+<p>&mdash;Non ... non ... monsieur Roland. Demain,
+demain, à mon étude, à deux heures, si cela
+vous convient.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mais oui, je crois bien!</p>
+
+<p>Alors, Mme Roland qui s'était levée aussi,
+et qui souriait, après les larmes, fit deux pas
+vers le notaire, posa sa main sur le dos de son
+fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri
+de mère reconnaissante, elle demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Et cette tasse de thé, monsieur Lecanu?</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, je veux bien, Madame, avec
+plaisir.</p>
+
+<p>La bonne appelée apporta d'abord des gâteaux
+secs en de profondes boîtes de fer-blanc,
+ces fades et cassantes pâtisseries anglaises qui
+semblent cuites pour des becs de perroquet et
+soudées en des caisses de métal pour des
+voyages autour du monde. Elle alla chercher
+ensuite des serviettes grises, pliées en petits
+carrés, ces serviettes à thé qu'on ne lave
+jamais dans les familles besoigneuses. Elle
+revint une troisième fois avec le sucrier et les
+tasses; puis elle ressortit pour faire chauffer
+l'eau. Alors on attendit.</p>
+
+<p>Personne ne pouvait parler; on avait trop à
+penser, et rien à dire. Seule Mme Roland cherchait
+des phrases banales. Elle raconta la
+partie de pêche, fit l'éloge de la <i>Perle</i> et de
+Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>&mdash;Charmante, charmante, répétait le notaire.</p>
+
+<p>Roland, les reins appuyés au marbre de la
+cheminée, comme en hiver, quand le feu brûle,
+les mains dans ses poches et les lèvres remuantes
+comme pour siffler, ne pouvait plus
+tenir en place, torturé du désir impérieux de
+laisser sortir toute sa joie.</p>
+
+<p>Les deux frères, en deux fauteuils pareils,
+les jambes croisées de la même façon, à droite
+et à gauche du guéridon central, regardaient
+fixement devant eux, en des attitudes semblables,
+pleines d'expressions différentes.</p>
+
+<p>Le thé parut enfin. Le notaire prit, sucra et
+but sa tasse, après avoir émietté dedans une
+petite galette trop dure pour être croquée; puis
+il se leva, serra les mains et sortit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, répétait Roland, demain,
+chez vous, à deux heures.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, demain, deux heures.
+Jean n'avait pas dit un mot.</p>
+
+<p>Après ce départ il y eut encore un silence,
+puis le père Roland vint taper de ses deux
+mains ouvertes sur les deux épaules de son
+jeune fils en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! sacré veinard, tu ne m'embrasses
+pas?</p>
+
+<p>Alors Jean eut un sourire, et il embrassa
+son père en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.</p>
+
+<p>Mais le bonhomme ne se possédait plus
+d'allégresse. Il marchait, jouait du piano sur
+les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait
+sur ses talons, et répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle chance! quelle chance! En voilà
+une, de chance!</p>
+
+<p>Pierre demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois,
+ce Maréchal?</p>
+
+<p>Le père répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu, il passait toutes ses soirées à la
+maison; mais tu te rappelles bien qu'il allait
+te prendre au collège, les jours de sortie, et
+qu'il t'y reconduisait souvent après dîner.
+Tiens, justement, le matin de la naissance de
+Jean, c'est lui qui est allé chercher le médecin!
+Il avait déjeuné chez nous quand ta mère s'est
+trouvée souffrante. Nous avons compris tout
+de suite de quoi il s'agissait, et il est parti en
+courant. Dans sa hâte il a pris mon chapeau au
+lieu du sien. Je me rappelle cela parce que
+nous en avons beaucoup ri, plus tard. Il est
+même probable qu'il s'est souvenu de ce détail
+au moment de mourir; et comme il n'avait
+aucun héritier il s'est dit: «Tiens, j'ai contribué
+à la naissance de ce petit-là, je vais lui
+laisser ma fortune.»
+Mme Roland, enfoncée dans une bergère,
+semblait partie en ses souvenirs. Elle murmura,
+comme si elle pensait tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'était un brave ami, bien dévoué, bien
+fidèle, un homme rare, par le temps qui court.</p>
+
+<p>Jean s'était levé:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais faire un bout de promenade, dit-il.</p>
+
+<p>Son père s'étonna, voulut le retenir, car ils
+avaient à causer, à faire des projets, à arrêter
+des résolutions. Mais le jeune homme s'obstina,
+prétextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs
+tout le temps de s'entendre bien avant d'être
+en possession de l'héritage.</p>
+
+<p>Et il s'en alla, car il désirait être seul, pour
+réfléchir. Pierre, à son tour, déclara qu'il sortait,
+et suivit son frère, après quelques minutes.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut en tête à tête avec sa femme,
+le père Roland la saisit dans ses bras, l'embrassa
+dix fois sur chaque joue, et, pour répondre
+à un reproche qu'elle lui avait souvent
+adressé:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois, ma chérie, que cela ne m'aurait
+servi à rien de rester à Paris plus longtemps,
+de m'esquinter pour les enfants, au lieu de
+venir ici refaire ma santé, puisque la fortune
+nous tombe du ciel.</p>
+
+<p>Elle était devenue toute sérieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle,
+mais Pierre?</p>
+
+<p>&mdash;Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ...
+de l'argent ... et puis son frère fera
+bien quelque chose pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet héritage
+est à Jean, rien qu'à Jean. Pierre se
+trouve ainsi très désavantagé.</p>
+
+<p>Le bonhomme semblait perplexe:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous lui laisserons un peu plus
+par testament, nous.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Ce n'est pas très juste non plus.</p>
+
+<p>I1 s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu
+veux que j'y fasse, moi? Tu vas toujours chercher
+un tas d'idées désagréables. Il faut que
+tu gâtes tous mes plaisirs. Tiens, je vais me
+coucher. Bonsoir. C'est égal, en voilà une
+veine, une rude veine!</p>
+
+<p>Et il s'en alla, enchanté, malgré tout, et
+sans un mot de regret pour l'ami mort si généreusement.</p>
+
+<p>Mme Roland se remit à songer devant la
+lampe qui charbonnait.</p><br><br>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>Dès qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers
+la rue de Paris, la principale rue du Havre,
+éclairée, animée, bruyante. L'air un peu frais
+des bords de mer lui caressait la figure, et il
+marchait lentement, la canne sous le bras, les
+mains derrière le dos.</p>
+
+<p>Il se sentait mal à l'aise, alourdi, mécontent
+comme lorsqu'on a reçu quelque fâcheuse
+nouvelle. Aucune pensée précise ne l'affligeait
+et il n'aurait su dire tout d'abord d'où lui venait
+cette pesanteur de l'âme et cet engourdissement
+du corps. Il avait mal quelque part,
+sans savoir où; il portait en lui un petit point
+douloureux, une de ces presque insensibles
+meurtrissures dont on ne trouve pas la place,
+mais qui gênent, fatiguent, attristent, irritent,
+une souffrance inconnue et légère, quelque
+chose comme une graine de chagrin.</p>
+
+<p>Lorsqu'il arriva place du Théâtre, il se sentit
+attiré par les lumières du café Tortoni, et
+il s'en vint lentement vers la façade illuminée;
+mais au moment d'entrer, il songea qu'il
+allait trouver là des amis, des connaissances,
+des gens avec qui il faudrait causer; et une
+répugnance brusque l'envahit pour cette banale
+camaraderie des demi-tasses et des petits
+verres. Alors, retournant sur ses pas, il
+revint prendre la rue principale qui le conduisait
+vers le port.</p>
+
+<p>Il se demandait: «Où irais-je bien?» cherchant
+un endroit qui lui plût, qui fût agréable
+à son état d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il
+s'irritait d'être seul, et il n'aurait voulu rencontrer
+personne.</p>
+
+<p>En arrivant sur le grand quai, il hésita
+encore une fois, puis tourna vers la jetée; il
+avait choisi la solitude.</p>
+
+<p>Comme il frôlait un banc sur le brise-lames,
+il s'assit, déjà las de marcher et dégoûté de sa
+promenade avant même de l'avoir faite.</p>
+
+<p>Il se demanda: «Qu'ai-je donc ce soir?»
+Et il se mit à chercher dans son souvenir
+quelle contrariété avait pu l'atteindre, comme
+on interroge un malade pour trouver la cause
+de sa fièvre.</p>
+
+<p>Il avait l'esprit excitable et réfléchi en même
+temps, il s'emballait, puis raisonnait, approuvait
+ou blâmait ses élans; mais chez lui la
+nature première demeurait en dernier lieu la
+plus forte, et l'homme sensitif dominait toujours
+l'homme intelligent.</p>
+
+<p>Donc il cherchait d'où lui venait cet énervement,
+ce besoin de mouvement sans avoir
+envie de rien, ce désir de rencontrer quelqu'un
+pour n'être pas du même avis, et aussi ce
+dégoût pour les gens qu'il pourrait voir et
+pour les choses qu'ils pourraient lui dire.</p>
+
+<p>Et il se posa cette question: «Serait-ce
+l'héritage de Jean?»</p>
+
+<p>Oui, c'était possible, après tout. Quand le
+notaire avait annoncé cette nouvelle, il avait
+senti son coeur battre un peu plus fort. Certes,
+on n'est pas toujours maître de soi, et on
+subit des émotions spontanées et persistantes,
+contre lesquelles on lutte en vain.</p>
+
+<p>Il se mit à réfléchir profondément à ce problème
+physiologique de l'impression produite
+par un fait sur l'être instinctif et créant en lui
+un courant d'idées et de sensations douloureuses
+ou joyeuses, contraires à celles que
+désire, qu'appelle, que juge bonnes et saines
+l'être pensant, devenu supérieur à lui-même
+par la culture de son intelligence.</p>
+
+<p>Il cherchait à concevoir l'état d'âme dû fils
+qui hérite d'une grosse fortune, qui va goûter,
+grâce à elle, beaucoup de joies désirées depuis
+longtemps et interdites par l'avarice d'un père,
+aimé pourtant, et regretté.</p>
+
+<p>Il se leva et se remit à marcher vers le bout
+de la jetée. Il se sentait mieux, content d'avoir
+compris, de s'être surpris lui-même, d'avoir
+dévoilé l'autre qui est en nous.</p>
+
+<p>&mdash;Donc j'ai été jaloux de Jean, pensait-il.</p>
+
+<p>C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sûr
+maintenant, car la première idée qui m'est
+venue est celle de son mariage avec Mme Rosémilly.
+Je n'aime pourtant pas cette petite dinde
+raisonnable, bien faite pour dégoûter du bon
+sens et de la sagesse. C'est donc de la jalousie
+gratuite, l'essence même de la jalousie, celle
+qui est parce qu'elle est! Faut soigner cela!</p>
+
+<p>Il arrivait devant le mât des signaux qui
+indique la hauteur de l'eau dans le port, et il
+alluma une allumette pour lire la liste des
+navires signalés au large et devant entrer à la
+prochaine marée. On attendait des steamers du
+Brésil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux
+bricks danois, une goélette norvégienne et un
+vapeur turc, ce qui surprit Pierre autant que s'il
+avait lu «un vapeur suisse»; et il aperçut dans
+une sorte de songe bizarre un grand vaisseau
+couvert d'hommes en turban, qui montaient
+dans les cordages avec de larges pantalons.</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est bête, pensait-il; le peuple turc
+est pourtant un peuple marin.</p>
+
+<p>Ayant fait encore quelques pas, il s'arrêta
+pour contempler la rade. Sur sa droite, au-dessus
+de Sainte-Adresse, les deux phares électriques
+du cap de la Hève, semblables à deux
+cyclopes monstrueux et jumeaux, jetaient sur
+la mer leurs longs et puissants regards. Partis
+des deux foyers voisins, les deux rayons parallèles,
+pareils aux queues géantes de deux
+comètes, descendaient, suivant une pente
+droite et démesurée, du sommet de la côte au
+fond de l'horizon. Puis sur les deux jetées,
+deux autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient
+l'entrée du Havre; et là-bas, de l'autre
+côté de la Seine, on en voyait d'autres encore,
+beaucoup d'autres, fixes ou clignotants,
+à éclats et à éclipses, s'ouvrant et se fermant
+comme des yeux, les yeux des ports, jaunes,
+rouges, verts, guettant la mer obscure couverte
+de navires, les yeux vivants de la terre
+hospitalière disant, rien que par le mouvement
+mécanique invariable et régulier de leurs
+paupières: «C'est moi. Je suis Trouville, je
+suis Honfleur, je suis la rivière de Pont-Audemer.»
+Et dominant tous les autres, si haut
+que, de si loin, on le prenait pour une planète,
+le phare aérien d'Étouville montrait la route
+de Rouen, à travers les bancs de sable de
+l'embouchure du grand fleuve.</p>
+
+<p>Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans
+limites, plus sombre que le ciel, on croyait
+voir, çà et là, des étoiles. Elles tremblotaient
+dans la brume nocturne, petites, proches ou
+lointaines, blanches, vertes ou rouges aussi.
+Presque toutes étaient immobiles, quelques-unes,
+cependant, semblaient courir; c'étaient
+les feux des bâtiments à l'ancre attendant la
+marée prochaine, ou des bâtiments en marche
+venant chercher un mouillage.</p>
+
+<p>Juste à ce moment la lune se leva derrière
+la ville; et elle avait l'air du phare énorme et
+divin, allumé dans le firmament pour guider
+la flotte infinie des vraies étoiles.</p>
+
+<p>Pierre murmura, presque à haute voix:
+«Voilà, et nous nous faisons de la bile pour
+quatre sous!»</p>
+
+<p>Tout près de lui soudain, dans la tranchée
+large et noire ouverte entre les jetées, une
+ombre, une grande ombre fantastique, glissa.
+S'étant penché sur le parapet de granit, il vit
+une barque de pêche qui rentrait, sans un
+bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un
+bruit d'aviron, doucement poussée par sa haute
+voile brune tendue à la brise du large.</p>
+
+<p>Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus,
+comme on serait tranquille, peut-être!» Puis
+ayant fait encore quelques pas, il aperçut un
+homme assis à l'extrémité du môle.</p>
+
+<p>Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux
+ou un triste? Qui était-ce? Il s'approcha,
+curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et
+il reconnut son frère.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est toi, Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens
+faire ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je prends l'air. Et toi?</p>
+
+<p>Jean se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Je prends l'air également.</p>
+
+<p>Et Pierre s'assit à côté de son frère.</p>
+
+<p>&mdash;Hein, c'est rudement beau?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>Au son de la voix il comprit que Jean n'avait
+rien regardé; il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, quand je viens ici, j'ai des désirs
+fous de partir, de m'en aller avec tous ces bateaux,
+vers le nord ou vers le sud. Songe que
+ces petits feux, là-bas, arrivent de tous les
+coins du monde, des pays aux grandes fleurs
+et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays
+aux oiseaux-mouches, aux éléphants, aux
+lions libres, aux rois nègres, de tous les pays
+qui sont nos contes de fées à nous qui ne
+croyons plus à la Chatte blanche ni à la Belle
+au bois dormant. Ce serait rudement chic de
+pouvoir s'offrir une promenade par là-bas;
+mais voilà, il faudrait de l'argent, beaucoup....</p>
+
+<p>Il se tut brusquement, songeant que son
+frère l'avait maintenant, cet argent, et que
+délivré de tout souci, délivré du travail quotidien,
+libre, sans entraves, heureux, joyeux,
+il pouvait aller où bon lui semblerait, vers les
+blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.</p>
+
+<p>Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes
+chez lui, si brusques, si rapides qu'il
+ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les
+modifier, venues, semblait-il, d'une seconde
+âme indépendante et violente, le traversa:
+«Bah! il est trop niais, il épousera la petite
+Rosémilly.»</p>
+
+<p>Il s'était levé.</p>
+
+<p>&mdash;Je te laisse rêver d'avenir; moi, j'ai
+besoin de marcher.</p>
+
+<p>Il serra la main de son frère, et reprit avec
+un accent très cordial:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je
+suis bien content de t'avoir rencontré tout seul
+ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir,
+combien je te félicite, et combien je t'aime.</p>
+
+<p>Jean d'une nature douce et tendre, très
+ému, balbutiait:</p>
+
+<p>&mdash;Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.</p>
+
+<p>Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la
+canne sous le bras, les mains derrière le dos.</p>
+
+<p>Lorsqu'il fut rentré dans la ville, il se
+demanda de nouveau ce qu'il ferait, mécontent
+de cette promenade écourtée; d'avoir été
+privé de la mer par la présence de son frère.</p>
+
+<p>Il eut une inspiration: «Je vais boire un
+verre de liqueur chez le père Marowsko»; et
+il remonta vers le quartier d'Ingouville.</p>
+
+<p>Il avait connu le père Marowsko dans les
+hôpitaux, à Paris. C'était un vieux Polonais,
+réfugié politique, disait-on, qui avait eu des
+histoires terribles là-bas, et qui était venu
+exercer en France, après nouveaux examens,
+son métier de pharmacien. On ne savait rien
+de sa vie passée; aussi des légendes avaient-elles
+couru parmi les internes, les externes, et
+plus tard parmi les voisins. Cette réputation
+de conspirateur redoutable, de nihiliste, de
+régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la
+mort par miracle, avait séduit l'imagination
+aventureuse et vive de Pierre Roland; et il
+était devenu l'ami du vieux Polonais, sans
+avoir jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun
+aveu sur son existence ancienne. C'était encore
+grâce au jeune médecin que le bonhomme était
+venu s'établir au Havre, comptant sur une belle
+clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.</p>
+
+<p>En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste
+pharmacie, en vendant des remèdes aux
+petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.</p>
+
+<p>Pierre allait souvent le voir après dîner et
+causer une heure avec lui, car il aimait la
+figure calme et la rare conversation de Marowsko,
+dont il jugeait profonds les longs silences.</p>
+
+<p>Un seul bec de gaz brûlait au-dessus du
+comptoir chargé de fioles. Ceux de la devanture
+n'avaient point été allumés, par économie.
+Derrière ce comptoir, assis sur une chaise
+et les jambes allongées l'une sur l'autre, un
+vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau
+qui, continuant son front dégarni, lui
+donnait un air triste de perroquet, dormait
+profondément, le menton sur la poitrine.</p>
+
+<p>Au bruit du timbre il s'éveilla, se leva, et
+reconnaissant le docteur, vint au-devant de
+lui, les mains tendues.</p>
+
+<p>Sa redingote noire, tigrée de taches d'acides
+et de sirops, beaucoup trop vaste pour
+son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique
+soutane; et l'homme parlait avec un fort
+accent polonais qui donnait à sa voix fluette
+quelque chose d'enfantin, un zézaiement et
+des intonations de jeune être qui commence à
+prononcer.</p>
+
+<p>Pierre s'assit et Marowsko demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi de neuf, mon cher docteur?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Toujours la même chose partout.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le suis pas souvent.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous
+un verre de liqueur?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je veux bien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors je vais vous faire goûter une préparation
+nouvelle. Voilà deux mois que je
+cherche à tirer quelque chose de la groseille,
+dont on n'a fait jusqu'ici que du sirop ... eh
+bien! j'ai trouvé ... j'ai trouvé ... une bonne liqueur,
+très bonne, très bonne.</p>
+
+<p>Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et
+choisit une fiole qu'il apporta. Il remuait et
+agissait par gestes courts, jamais complets,
+jamais il n'allongeait le bras tout à fait, n'ouvrait
+toutes grandes les jambes, ne faisait un
+mouvement entier et définitif. Ses idées semblaient
+pareilles à ses actes; il les indiquait, les
+promettait, les esquissait, les suggérait, mais
+ne les énonçait pas.</p>
+
+<p>Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait
+être d'ailleurs la préparation des sirops et
+des liqueurs. «Avec un bon sirop ou une bonne
+liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.</p>
+
+<p>Il avait inventé des centaines de préparations
+sucrées sans parvenir à en lancer une seule.
+Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser
+à Marat.</p>
+
+<p>Deux petits verres furent pris dans l'arrière-boutique
+et apportés sur la planche aux préparations;
+puis les deux hommes examinèrent
+en l'élevant vers le gaz la coloration du liquide.</p>
+
+<p>&mdash;Joli rubis! déclara Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas?</p>
+
+<p>La vieille tête de perroquet du Polonais
+semblait ravie.</p>
+
+<p>Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta
+de nouveau, réfléchit encore et se prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Très bon, très bon, et très neuf comme
+saveur; une trouvaille, mon cher!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment, je suis bien content.</p>
+
+<p>Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser
+la liqueur nouvelle; il voulait l'appeler
+«essence de groseille», ou bien «fine groseille»,
+ou bien «grosélia», ou bien «groséline».</p>
+
+<p>Pierre n'approuvait aucun de ces noms.</p>
+
+<p>Le vieux eut une idée:</p>
+
+<p>&mdash;Ce que vous avez dit tout à l'heure est très
+bon, très bon: «Joli rubis.»</p>
+
+<p>Le docteur contesta encore la valeur de ce
+nom, bien qu'il l'eût trouvé, et il conseilla simplement
+«groseillette», que Marowsko déclara admirable.</p>
+
+<p>Puis ils se turent et demeurèrent assis
+quelques minutes, sans prononcer un mot,
+sous l'unique bec de gaz.</p>
+
+<p>Pierre, enfin, presque malgré lui:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, il nous est arrivé une chose assez
+bizarre, ce soir. Un des amis de mon père,
+en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.</p>
+
+<p>Le pharmacien sembla ne pas comprendre
+tout de suite, mais, après avoir songé, il espéra
+que le docteur héritait par moitié. Quand la
+chose eut été bien expliquée, il parut surpris
+et fâché; et pour exprimer son mécontentement
+de voir son jeune ami sacrifié, il répéta
+plusieurs fois:</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne fera pas un bon effet.</p>
+
+<p>Pierre, que son énervement reprenait, voulut
+savoir ce que Marowsko entendait par cette
+phrase.&mdash;Pourquoi cela ne ferait-il pas un
+bon effet? Quel mauvais effet pouvait résulter
+de ce que son frère héritait la fortune d'un
+ami de la famille?</p>
+
+<p>Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua
+pas davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Dans ce cas-là on laisse aux deux frères
+également, je vous dis que ça ne fera pas un
+bon effet.</p>
+
+<p>Et le docteur, impatienté, s'en alla, rentra
+dans la maison paternelle et se coucha.</p>
+
+<p>Pendant quelque temps, il entendit Jean qui
+marchait doucement dans la chambre voisine,
+puis il s'endormit après avoir bu deux verres
+d'eau.</p><br><br>
+
+
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>Le docteur se réveilla le lendemain avec la
+résolution bien arrêtée de faire fortune.</p>
+
+<p>Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination
+sans en poursuivre la réalité. Au
+début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle,
+l'espoir de la richesse vite acquise soutenait
+ses efforts et sa confiance jusqu'au premier
+obstacle, jusqu'au premier échec qui le
+jetait dans une voie nouvelle.</p>
+
+<p>Enfoncé dans son lit entre les draps chauds,
+il méditait. Combien de médecins étaient devenus
+millionnaires en peu de temps! Il suffisait
+d'un grain de savoir-faire, car, dans le
+cours de ses études, il avait pu apprécier les
+plus célèbres professeurs, et il les jugeait des
+ânes. Certes il valait autant qu'eux, sinon
+mieux. S'il parvenait par un moyen quelconque
+à capter la clientèle élégante et riche du Havre,
+il pouvait gagner cent mille francs par an avec
+facilité. Et il calculait, d'une façon précise, les
+gains assurés. Le matin il sortirait, il irait
+chez ses malades. En prenant la moyenne,
+bien faible, de dix par jour, à vingt francs l'un,
+cela lui ferait, au minimum, soixante-douze
+mille francs par an, même soixante-quinze
+mille, car le chiffre de dix malades était inférieur
+à la réalisation certaine. Après midi, il
+recevrait dans son cabinet une autre moyenne
+de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six
+mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs,
+chiffre rond. Les clients anciens et les amis
+qu'il irait voir à dix francs et qu'il recevrait à
+cinq francs feraient peut-être sur ce total une
+légère diminution compensée par les consultations
+avec d'autres médecins et par tous les
+petits bénéfices courants de la profession.
+Rien de plus facile que d'arriver là avec de
+la réclame habile, des échos dans le <i>Figaro</i> indiquant
+que le corps scientifique parisien avait
+les yeux sur lui, s'intéressait à des cures surprenantes
+entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il
+serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre,
+et content de lui-même, car il ne devrait sa fortune
+qu'à lui; et il se montrerait généreux pour ses
+vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne
+se marierait pas, ne voulant point encombrer
+son existence d'une femme unique et gênante,
+mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes
+les plus jolies.</p>
+
+<p>Il se sentait si sûr du succès, qu'il sauta
+hors du lit comme pour le saisir tout de suite,
+et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville
+l'appartement qui lui convenait.</p>
+
+<p>Alors, en rôdant à travers les rues, il songea
+combien sont légères les causes déterminantes
+de nos actions. Depuis trois semaines
+il aurait pu, il aurait dû prendre cette résolution
+née brusquement en lui, sans aucun
+doute, à la suite de l'héritage de son frère.</p>
+
+<p>Il s'arrêtait devant les portes où pendait un
+écriteau annonçant soit un bel appartement,
+soit un riche appartement à louer, les indications
+sans adjectif le laissant toujours plein de
+dédain. Alors il visitait avec des façons hautaines,
+mesurait la hauteur des plafonds, dessinait
+sur son calepin le plan du logis, les
+communications, la disposition des issues, annonçait
+qu'il était médecin et qu'il recevait
+beaucoup. Il fallait que l'escalier fût large et
+bien tenu; il ne pouvait monter d'ailleurs au-dessus
+du premier étage.</p>
+
+<p>Après avoir noté sept ou huit adresses et
+griffonné deux cents renseignements, il rentra
+pour déjeuner avec un quart d'heure de retard.</p>
+
+<p>Dès le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes.
+On mangeait donc sans lui. Pourquoi?
+Jamais on n'était aussi exact dans la maison.
+Il fut froissé, mécontent, car il était un peu
+susceptible. Dès qu'il entra, Roland lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu!
+Tu sais que nous allons à deux heures chez
+le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.</p>
+
+<p>Le docteur s'assit, sans répondre, après
+avoir embrassé sa mère et serré la main de son
+père et de son frère; et il prit dans le plat
+creux, au milieu de la table, la côtelette réservée
+pour lui. Elle était froide et sèche. Ce devait
+être la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait
+pu la laisser dans le fourneau jusqu'à son arrivée,
+et ne pas perdre la tête au point d'oublier
+complètement l'autre fils, le fils aîné. La conversation,
+interrompue par son entrée, reprit au point où il
+l'avait coupée.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce
+que je ferais tout de suite. Je m'installerais
+richement, de façon à frapper l'oeil, je me montrerais
+dans le monde, je monterais à cheval,
+et je choisirais une ou deux causes intéressantes
+pour les plaider et me bien poser au Palais.
+Je voudrais être une sorte d'avocat amateur
+très recherché. Grâce à Dieu, te voici à l'abri
+du besoin, et si tu prends une profession, en
+somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes
+études et parce qu'un homme ne doit jamais
+rester à rien faire.</p>
+
+<p>Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! à ta place, c'est moi qui achèterais
+un joli bateau, un cotre sur le modèle de nos
+pilotes. J'irais jusqu'au Sénégal, avec ça.</p>
+
+<p>Pierre, à son tour, donna son avis. En
+somme, ce n'était pas la fortune qui faisait la
+valeur morale, la valeur intellectuelle d'un
+homme. Pour les médiocres elle n'était qu'une
+cause d'abaissement, tandis qu'elle mettait au
+contraire un levier puissant aux mains des
+forts. Ils étaient rares d'ailleurs, ceux-là. Si
+Jean était vraiment un homme supérieur, il le
+pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait
+à l'abri du besoin. Mais il lui faudrait travailler
+cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en d'autres
+circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider
+pour ou contre la veuve et l'orphelin et d'empocher
+tant d'écus pour tout procès gagné ou
+perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent,
+une lumière du droit.</p>
+
+<p>Et il ajouta comme conclusion:</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais de l'argent, moi, j'en découperais,
+des cadavres!</p>
+
+<p>Le père Roland haussa les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est
+de se la couler douce. Nous ne sommes pas
+des bêtes de peine, mais des hommes. Quand
+on naît pauvre, il faut travailler; eh bien! tant
+pis, on travaille; mais quand on a des rentes,
+sacristi! il faudrait être jobard pour s'esquinter
+le tempérament.</p>
+
+<p>Pierre répondit avec hauteur:</p>
+
+<p>&mdash;Nos tendances ne sont pas les mêmes!
+Moi je ne respecte au monde que le savoir et
+l'intelligence, tout le reste est méprisable.</p>
+
+<p>Mme Roland s'efforçait toujours d'amortir les
+heurts incessants entre le père et le fils; elle
+détourna donc la conversation, et parla d'un
+meurtre qui avait été commis, la semaine précédente,
+à Bolbec-Nointot. Les esprits aussitôt
+furent occupés par les circonstances environnant
+le forfait, et attirés par l'horreur
+intéressante, par le mystère attrayant des crimes,
+qui, même vulgaires, honteux et répugnants,
+exercent sur la curiosité humaine une
+étrange et générale fascination.</p>
+
+<p>De temps en temps, cependant, le père Roland
+tirait sa montre:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il, il va falloir se mettre en
+route.</p>
+
+<p>Pierre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas encore une heure. Vrai, ça
+n'était point la peine de me faire manger une
+côtelette froide.</p>
+
+<p>&mdash;Viens-tu chez le notaire? demanda sa
+mère.</p>
+
+<p>Il répondit sèchement:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, non, pour quoi faire? Ma présence
+est fort inutile.</p>
+
+<p>Jean demeurait silencieux comme s'il ne
+s'agissait point de lui. Quand on avait parlé du
+meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste,
+quelques idées et développé quelques considérations
+sur les crimes et sur les criminels.
+Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la
+clarté de son oeil, la rougeur animée de ses
+joues, jusqu'au luisant de sa barbe, semblaient
+proclamer son bonheur.</p>
+
+<p>Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant
+seul de nouveau, recommença ses investigations
+du matin à travers les appartements
+à louer. Après deux ou trois heures d'escaliers
+montés et descendus, il découvrit enfin, sur le
+boulevard François I^{er}, quelque chose de joli:
+un grand entre-sol avec deux portes sur des
+rues différentes, deux salons, une galerie vitrée
+où les malades, en attendant leur tour, se
+promèneraient au milieu des fleurs, et une
+délicieuse salle à manger en rotonde ayant
+vue sur la mer.</p>
+
+<p>Au moment de louer, le prix de trois mille
+francs l'arrêta, car il fallait payer d'avance le
+premier terme, et il n'avait rien, pas un sou
+devant lui.</p>
+
+<p>La petite fortune amassée par son père
+s'élevait à peine à huit mille francs de rentes,
+et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis
+souvent ses parents dans l'embarras par ses
+longues hésitations dans le choix d'une carrière,
+ses tentatives toujours abandonnées et
+ses continuels recommencements d'études. Il
+partit donc en promettant une réponse avant
+deux jours; et l'idée lui vint de demander à
+son frère ce premier trimestre, ou même le semestre,
+soit quinze cents francs, dès que Jean
+serait en possession de son héritage.</p>
+
+<p>«Ce sera un prêt de quelques mois à peine,
+pensait-il. Je le rembourserai peut-être même
+avant la fin de l'année. C'est tout simple, d'ailleurs,
+et il sera content de faire cela pour moi.»</p>
+
+<p>Comme il n'était pas encore quatre heures,
+et qu'il n'avait rien à faire, absolument rien, il
+alla s'asseoir dans le Jardin public; et il demeura
+longtemps sur son banc, sans idées, les
+yeux à terre, accablé par une lassitude qui devenait
+de la détresse.</p>
+
+<p>Tous les jours précédents, depuis son retour
+dans la maison paternelle, il avait vécu ainsi
+pourtant, sans souffrir aussi cruellement du
+vide de l'existence et de son inaction. Comment
+avait-il donc passé son temps du lever
+jusqu'au coucher?</p>
+
+<p>Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée,
+flâné par les rues, flâné dans les cafés,
+flâné chez Marowsko, flâné partout. Et voilà
+que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu'ici,
+lui devenait odieuse, intolérable. S'il avait eu
+quelque argent il aurait pris une voiture pour
+faire une longue promenade dans la campagne,
+le long des fossés de ferme ombragés de
+hêtres et d'ormes; mais il devait compter le
+prix d'un bock ou d'un timbre-poste, et ces
+fantaisies-là ne lui étaient point permises. Il
+songea soudain combien il est dur, à trente
+ans passés, d'être réduit à demander, en rougissant,
+un louis à sa mère, de temps en
+temps; et il murmura, en grattant la terre du
+bout de sa canne:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! si j'avais de l'argent!</p>
+
+<p>Et la pensée de l'héritage de son frère entra
+en lui de nouveau, à la façon d'une piqûre de
+guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne
+voulant point s'abandonner sur cette pente de
+jalousie.</p>
+
+<p>Autour de lui des enfants jouaient dans la
+poussière des chemins. Ils étaient blonds avec
+de longs cheveux, et ils faisaient d'un air très
+sérieux, avec une attention grave, de petites
+montagnes de sable pour les écraser ensuite
+d'un coup de pied.</p>
+
+<p>Pierre était dans un de ces jours mornes où
+on regarde dans tous les coins de son âme, où
+on en secoue tous les plis.</p>
+
+<p>«Nos besognes ressemblent aux travaux de
+ces mioches,» pensait-il. Puis il se demanda
+si le plus sage dans la vie n'était pas encore
+d'engendrer deux ou trois de ces petits êtres
+inutiles et de les regarder grandir avec complaisance
+et curiosité. Et le désir du mariage
+l'effleura. On n'est pas si perdu, n'étant plus
+seul. On entend au moins remuer quelqu'un
+près de soi aux heures de trouble et d'incertitude,
+c'est déjà quelque chose de dire «tu»
+à une femme, quand on souffre.</p>
+
+<p>Il se mit à songer aux femmes.</p>
+
+<p>Il les connaissait très peu, n'ayant eu au
+quartier Latin que des liaisons de quinzaine,
+rompues quand était mangé l'argent du mois,
+et renouées ou remplacées le mois suivant. Il
+devait exister, cependant, des créatures très
+bonnes, très douces et très consolantes. Sa
+mère n'avait-elle pas été la raison et le charme
+du foyer paternel? Comme il aurait voulu connaître
+une femme, une vraie femme!</p>
+
+<p>Il se releva tout à coup avec la résolution
+d'aller faire une petite visite à Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait,
+celle-là! Pourquoi? Elle avait trop de
+bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle
+pas lui préférer Jean? Sans se l'avouer à
+lui-même d'une façon nette, cette préférence
+entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour
+l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son
+frère, il ne pouvait s'abstenir de le juger un
+peu médiocre et de se croire supérieur.</p>
+
+<p>Il n'allait pourtant point rester là jusqu'à la
+nuit; et, comme la veille au soir, il se demanda
+anxieusement: «Que vais-je faire?»</p>
+
+<p>Il se sentait maintenant à l'âme un besoin
+de s'attendrir, d'être embrassé et consolé.
+Consolé de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il
+était dans une de ces heures de faiblesse et de
+lassitude où la présence d'une femme, la caresse
+d'une femme, le toucher d'une main, le
+frôlement d'une robe, un doux regard noir ou
+bleu semblent indispensables, et tout de suite,
+à notre coeur.</p>
+
+<p>Et le souvenir lui vint d'une petite bonne
+de brasserie ramenée un soir chez elle et revue
+de temps en temps.</p>
+
+<p>Il se leva donc de nouveau pour aller boire
+un bock avec cette fille. Que lui dirait-il? Que
+lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe?
+il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle
+semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi
+donc ne la voyait-il pas plus souvent?</p>
+
+<p>Il la trouva sommeillant sur une chaise dans
+la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs
+fumaient leurs pipes, accoudés aux tables
+de chêne, la caissière lisait un roman,
+tandis que le patron, en manches de chemise,
+dormait tout à fait sur la banquette.</p>
+
+<p>Dès qu'elle l'aperçut, la fille se leva vivement
+et, venant à lui:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, comment allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal, et toi?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, très bien. Comme vous êtes rare?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai très peu de temps à moi. Tu sais
+que je suis médecin.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si
+j'avais su, j'ai été souffrante la semaine dernière,
+je vous aurais consulté. Qu'est-ce que
+vous prenez?</p>
+
+<p>&mdash;Un bock, et toi?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, un bock aussi, puisque tu me le
+payes.</p>
+
+<p>Et elle continua à le tutoyer comme si l'offre
+de cette consommation en avait été la permission
+tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent.
+De temps en temps elle lui prenait la
+main avec cette familiarité facile des filles dont
+la caresse est à vendre, et le regardant avec
+des yeux engageants elle lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent?
+Tu me plais beaucoup, mon chéri.</p>
+
+<p>Mais déjà il se dégoûtait d'elle, la voyait
+bête, commune, sentant le peuple. Les femmes,
+se disait-il, doivent nous apparaître dans
+un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise
+leur vulgarité.</p>
+
+<p>Elle lui demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es passé l'autre matin avec un beau
+blond à grande barbe, est-ce ton frère?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est mon frère.</p>
+
+<p>&mdash;Il est rudement joli garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Tu trouves?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.</p>
+
+<p>Quel étrange besoin le poussa tout à coup
+à raconter à cette servante de brasserie l'héritage
+de Jean? Pourquoi cette idée, qu'il rejetait
+de lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait
+par crainte du trouble apporté dans
+son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant,
+et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il
+eût eu besoin de vider de nouveau devant
+quelqu'un son coeur gonflé d'amertume?</p>
+
+<p>Il dit en croisant ses jambes:</p>
+
+<p>&mdash;Il a joliment de la chance, mon frère,
+il vient d'hériter de vingt mille francs de
+rente.</p>
+
+<p>Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et
+cupides:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa
+grand'mère ou bien sa tante?</p>
+
+<p>&mdash;Non, un vieil ami de mes parents.</p>
+
+<p>&mdash;Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne
+t'a rien laissé, à toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Moi je le connaissais très peu.</p>
+
+<p>Elle réfléchit quelques instants, puis, avec
+un sourire drôle sur les lèvres:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il a de la chance ton frère
+d'avoir des amis de cette espèce-là! Vrai, ça
+n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu!</p>
+
+<p>Il eut envie de la gifler sans savoir au juste
+pourquoi, et il demanda, la bouche crispée:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu entends par là?</p>
+
+<p>Elle avait pris un air bête et naïf:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de
+chance que toi.</p>
+
+<p>Il jeta vingt sous sur la table et sortit.</p>
+
+<p>Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça
+n'est pas étonnant qu'il te ressemble si peu.»</p>
+
+<p>Qu'avait-elle pensé, qu'avait-elle sous-entendu
+dans ces mots? Certes il y avait là une
+malice, une méchanceté, une infamie. Oui,
+cette fille avait dû croire que Jean était le fils
+du Maréchal.</p>
+
+<p>L'émotion qu'il ressentit à l'idée de ce soupçon
+jeté sur sa mère, fut si violente qu'il s'arrêta
+et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour
+s'asseoir.</p>
+
+<p>Un autre café se trouvait en face de lui, il
+y entra, prit une chaise, et comme le garçon se
+présentait: «Un bock», dit-il.</p>
+
+<p>Il sentait battre son coeur; des frissons lui
+couraient sur la peau. Et tout à coup le souvenir
+lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la
+veille: «Ça ne fera pas un bon effet.» Avait-il
+eu la même pensée, le même soupçon que
+cette drôlesse?</p>
+
+<p>La tête penchée sur son bock il regardait la
+mousse blanche pétiller et fondre, et il se demandait:
+«Est-ce possible qu'on croie une
+chose pareille?»</p>
+
+<p>Les raisons qui feraient naître ce doute
+odieux dans les esprits lui apparaissaient
+maintenant, l'une après l'autre, claires, évidentes,
+exaspérantes. Qu'un vieux garçon sans
+héritiers laisse sa fortune aux deux enfants
+d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel,
+mais qu'il 1s donne tout entière à un seul
+de ces enfants, certes le monde s'étonnera,
+chuchotera et finira par sourire. Comment
+n'avait-il pas prévu cela, comment son père
+ne l'avait-il pas senti, comment sa mère ne
+l'avait-elle pas deviné? Non, ils s'étaient trouvés
+trop heureux de cet argent inespéré pour
+que cette idée les effleurât. Et puis comment
+ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné une
+pareille ignominie?</p>
+
+<p>Mais le public, mais le voisin, le marchand,
+le fournisseur, tous ceux qui les connaissaient
+n'allaient-ils pas répéter cette chose abominable,
+s'en amuser, s'en réjouir, rire de son
+père et mépriser sa mère?</p>
+
+<p>Et la remarque faite par la fille de brasserie
+que Jean était blond et lui brun, qu'ils ne se
+ressemblaient ni de figure, ni de démarche,
+ni de tournure, ni d'intelligence, frapperait
+maintenant tous les yeux et tous les esprits.
+Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait:
+«Lequel, le vrai ou le faux?»</p>
+
+<p>Il se leva avec la résolution de prévenir son
+frère, de le mettre en garde contre cet affreux
+danger menaçant l'honneur de leur mère. Mais
+que ferait Jean? Le plus simple, assurément,
+serait de refuser l'héritage qui irait alors aux
+pauvres, et de dire seulement aux amis et
+connaissances informés de ce legs que le testament
+contenait des clauses et conditions
+inacceptables qui auraient fait de Jean, non
+pas un héritier, mais un dépositaire.</p>
+
+<p>Tout en rentrant à la maison paternelle, il
+songeait qu'il devait voir son frère seul, afin de
+ne point parler devant ses parents d'un pareil
+sujet.</p>
+
+<p>Dès la porte il entendit un grand bruit de
+voix et de rires dans le salon, et, comme il
+entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine
+Beausire, ramenés par son père et gardés
+à dîner afin de fêter la bonne nouvelle.</p>
+
+<p>On avait fait apporter du vermouth et de
+l'absinthe pour se mettre en appétit, et on
+s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine
+Beausire, un petit homme tout rond à
+force d'avoir roulé sur la mer, et dont toutes
+les idées semblaient rondes aussi, comme les
+galets des rivages, et qui riait avec des <i>r</i> plein
+la gorge, jugeait la vie une chose excellente
+dont tout était bon à prendre.</p>
+
+<p>Il trinquait avec le père Roland, tandis que
+Jean présentait aux dames deux nouveaux
+verres pleins.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine
+Beausire, qui avait connu feu son époux,
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, Madame, <i>bis repetita
+placent</i>, comme nous disons en patois, ce qui
+signifie: «Deux vermouths ne font jamais
+mal.» Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue
+plus, je me donne comme ça, chaque
+jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis
+artificiel! J'y ajoute un coup de tangage après
+le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée.
+Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par
+exemple, jamais, jamais, car je crains les
+avaries.</p>
+
+<p>Roland, dont le vieux long-courier flattait la
+manie nautique, riait de tout son coeur, la face
+déjà rouge et l'oeil troublé par l'absinthe. Il
+avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un
+ventre où semblait réfugié le reste de son corps,
+un de ces ventres mous d'hommes toujours
+assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni
+bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé
+toute leur matière au même endroit.</p>
+
+<p>Beausire au contraire, bien que court et
+gros, semblait plein comme un oeuf et dur
+comme une balle.</p>
+
+<p>Mme Roland n'avait point vidé son premier
+verre, et, rose de bonheur, le regard brillant,
+elle contemplait son fils Jean.</p>
+
+<p>Chez lui maintenant la crise de joie éclatait.
+C'était une affaire finie, une affaire signée, il
+avait vingt mille francs de rentes. Dans la
+façon dont il riait, dont il parlait avec une
+voix plus sonore, dont il regardait les gens, à
+ses manières plus nettes, à son assurance plus
+grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.</p>
+
+<p>Le dîner fut annoncé, et comme le vieux
+Roland allait offrir son bras à Mme Rosémilly:
+«Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui
+tout est pour Jean.»</p>
+
+<p>Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé:
+devant l'assiette de Jean, assis à la place de
+son père, un énorme bouquet rempli de faveurs
+de soie, un vrai bouquet de grande cérémonie,
+s'élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de
+quatre compotiers dont l'un contenait une
+pyramide de pêches magnifiques, le second un
+gâteau monumental gorgé de crème fouettée
+et couvert de clochettes de sucre fondu, une
+cathédrale en biscuit, le troisième des tranches
+d'ananas noyées dans un sirop clair, et
+le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu
+des pays chauds.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons
+l'avènement de Jean le Riche.</p>
+
+<p>Après le potage on offrit du madère; et tout
+le monde déjà parlait en même temps. Beausire
+racontait un dîner qu'il avait fait à Saint-Domingue
+à la table d'un général nègre. Le
+père Roland l'écoutait, tout en cherchant à
+glisser entre les phrases le récit d'un autre
+repas donné par un de ses amis, à Meudon, et
+dont chaque convive avait été quinze jours
+malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient
+un projet d'excursion et de déjeuner à
+Saint-Jouin, dont ils se promettaient déjà un
+plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas
+avoir dîné seul, dans une gargote au bord de
+la mer, pour éviter tout ce bruit, ces rires et
+cette joie qui l'énervaient.</p>
+
+<p>Il cherchait comment il allait s'y prendre,
+maintenant, pour dire à son frère ses craintes
+et pour le faire renoncer à cette fortune acceptée
+déjà, dont il jouissait, dont il se grisait
+d'avance. Ce serait dur pour lui, certes, mais
+il le fallait; il ne pouvait hésiter, la réputation
+de leur mère étant menacée.</p>
+
+<p>L'apparition d'un bar énorme rejeta Roland
+dans les récits de pêche. Beausire en narra de
+surprenantes au Gabon, à Sainte-Marie de
+Madagascar et surtout sur les côtes de la Chine
+et du Japon, où les poissons ont des figures
+drôles comme les habitants. Et il racontait les
+mines de ces poissons, leurs gros yeux d'or,
+leurs ventres bleus ou rouges, leurs nageoires
+bizarres, pareilles à des éventails, leur queue
+coupée en croissant de lune, en mimant d'une
+façon si plaisante que tout le monde riait aux
+larmes en l'écoutant.</p>
+
+<p>Seul, Pierre paraissait incrédule et murmurait:
+«On a bien raison de dire que les Normands
+sont les Gascons du Nord.»</p>
+
+<p>Après le poisson vint un vol-au-vent, puis
+un poulet rôti, une salade, des haricots verts
+et un pâté d'alouettes de Pithiviers. La bonne
+de Mme Rosémilly aidait au service; et la gaieté
+allait croissant avec le nombre des verres de
+vin. Quand sauta le bouchon de la première
+bouteille de champagne, le père Roland, très
+excité, imita avec sa bouche le bruit de cette
+détonation, puis déclara:</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux ça qu'un coup de pistolet.</p>
+
+<p>Pierre, de plus en plus agacé, répondit en
+ricanant:</p>
+
+<p>&mdash;Cela est peut-être, cependant, plus dangereux
+pour toi.</p>
+
+<p>Roland, qui allait boire, reposa son verre
+plein sur la table et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>Depuis longtemps il se plaignait de sa
+santé, de lourdeurs, de vertiges, de malaises
+constants et inexplicables. Le docteur reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Parce que la balle du pistolet peut fort
+bien passer à côté de toi, tandis que le verre
+de vin te passe forcément dans le ventre.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis?</p>
+
+<p>&mdash;Et puis il te brûle l'estomac, désorganise
+le système nerveux, alourdit la circulation et
+prépare l'apoplexie dont sont menacés tous les
+hommes de ton tempérament.</p>
+
+<p>L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait
+dissipée comme une fumée par le vent;
+et il regardait son fils avec des yeux inquiets
+et fixes, cherchant à comprendre s'il ne se moquait
+pas.</p>
+
+<p>Mais Beausire s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ces sacrés médecins, toujours les
+mêmes: ne mangez pas, ne buvez pas, n'aimez
+pas, et ne dansez pas en rond. Tout ça fait du
+bobo à petite santé. Eh bien! j'ai pratiqué tout
+ça, moi, Monsieur, dans toutes les parties du
+monde, partout où j'ai pu, et le plus que j'ai
+pu, et je ne m'en porte pas plus mal.</p>
+
+<p>Pierre répondit avec aigreur:</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, vous, capitaine, vous êtes plus
+fort que mon père; et puis tous les viveurs
+parlent comme vous jusqu'au jour où ... et
+ils ne reviennent pas le lendemain dire au
+médecin prudent: «Vous aviez raison, docteur.»
+Quand je vois mon père faire ce qu'il
+y a de plus mauvais et de plus dangereux
+pour lui, il est bien naturel que je le prévienne.
+Je serais un mauvais fils si j'agissais autrement.</p>
+
+<p>Mme Roland désolée intervint à son tour:
+&mdash;Voyons, Pierre, qu'est-ce que tu as? Pour
+une fois, ça ne lui fera pas de mal. Songe
+quelle fête pour lui, pour nous. Tu vas gâter
+tout son plaisir et nous chagriner tous. C'est
+vilain, ce que tu fais là!</p>
+
+<p>Il murmura en haussant les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prévenu.</p>
+
+<p>Mais le père Roland ne buvait pas. Il regardait
+son verre, son verre plein de vin lumineux
+et clair, dont l'âme légère, l'âme enivrante
+s'envolait par petites bulles venues du fond et
+montant, pressées et rapides, s'évaporer à la
+surface; il le regardait avec une méfiance de
+renard qui trouve une poule morte et flaire
+un piège.</p>
+
+<p>Il demanda, en hésitant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois que ça me ferait beaucoup de
+mal?</p>
+
+<p>Pierre eut un remords et se reprocha de
+faire souffrir les autres de sa mauvaise humeur:</p>
+
+<p>&mdash;Non, va, pour une fois, tu peux le boire;
+mais n'en abuse point et n'en prends pas l'habitude.</p>
+
+<p>Alors le père Roland leva son verre sans se
+décider encore à le porter à sa bouche. Il le contemplait
+douloureusement, avec envie et avec
+crainte; puis il le flaira, le goûta, le but par petits
+coups, en les savourant, le coeur plein d'angoisse,
+de faiblesse et de gourmandise, puis
+de regrets, dès qu'il eut absorbé la dernière
+goutte.</p>
+
+<p>Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosémilly;
+il était fixé sur lui limpide et bleu, clairvoyant
+et dur. Et il sentit, il pénétra, il devina
+la pensée nette qui animait ce regard, la pensée
+irritée de cette petite femme à l'esprit simple
+et droit, car ce regard disait: «Tu es jaloux,
+toi. C'est honteux, cela.»</p>
+
+<p>Il baissa la tête en se remettant à manger.</p>
+
+<p>Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais.
+Une envie de partir le harcelait, une envie de
+n'être plus au milieu de ces gens, de ne plus les
+entendre causer, plaisanter et rire.</p>
+
+<p>Cependant le père Roland, que les fumées
+du vin recommençaient à troubler, oubliait
+déjà les conseils de son fils et regardait d'un
+oeil oblique et tendre une bouteille de champagne
+presque pleine encore à côté de son assiette.
+Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation
+nouvelle, et il cherchait par quelle
+malice, par quelle adresse, il pourrait s'en emparer
+sans éveiller les remarques de Pierre. Une
+ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit
+la bouteille avec nonchalance et, la tenant par
+le fond, tendit le bras à travers la table pour
+emplir d'abord le verre du docteur qui était vide;
+puis il fit le tour des autres verres, et quand il
+en vint au sien il se mit à parler très haut, et
+s'il versa quelque chose dedans on eût juré certainement
+que c'était par inadvertance. Personne
+d'ailleurs n'y fit attention.</p>
+
+<p>Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux
+et agacé, il prenait à tout instant, et portait
+à ses lèvres d'un geste inconscient la longue
+flûte de cristal où l'on voyait courir les
+bulles dans le liquide vivant et transparent. Il
+le faisait alors couler très lentement dans sa
+bouche pour sentir la petite piqûre sucrée du
+gaz évaporé sur sa langue.</p>
+
+<p>Peu à peu une chaleur douce emplit son corps.
+Partie du ventre, qui semblait en être le foyer,
+elle gagnait la poitrine, envahissait les membres,
+se répandait dans toute la chair, comme
+une onde tiède et bienfaisante portant de la
+joie avec elle. Il se sentait mieux, moins impatient,
+moins mécontent; et sa résolution de
+parler à son frère ce soir-là même s'affaiblissait,
+non pas que la pensée d'y renoncer l'eût
+effleuré, mais pour ne point troubler si vite le
+bien-être qu'il sentait en lui.</p>
+
+<p>Beausire se leva afin de porter un toast.</p>
+
+<p>Ayant salué à la ronde il prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Très gracieuses dames, Messeigneurs,
+nous sommes réunis pour célébrer un événement
+heureux qui vient de frapper un de nos
+amis. On disait autrefois que la fortune était
+aveugle, je crois qu'elle était simplement
+myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire
+emplette d'une excellente jumelle marine, qui
+lui a permis de distinguer dans le port du Havre
+le fils de notre brave camarade Roland, capitaine
+de la <i>Perle</i>.</p>
+
+<p>Des bravos jaillirent des bouches, soutenus
+par des battements de mains; et Roland père
+se leva pour répondre.</p>
+
+
+<p>Après avoir toussé, car il sentait sa gorge
+grasse et sa langue un peu lourde, il bégaya:</p>
+
+<p>&mdash;Merci, capitaine, merci pour moi et mon
+fils. Je n'oublierai jamais votre conduite en
+cette circonstance. Je bois à vos désirs.</p>
+
+<p>Il avait les yeux et le nez pleins de larmes,
+et il se rassit, ne trouvant plus rien.</p>
+
+<p>Jean, qui riait, prit la parole à son tour:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les
+amis dévoués, les amis excellents (il regardait
+Mme Rosémilly), qui me donnent aujourd'hui
+cette preuve touchante de leur affection. Mais
+ce n'est point par des paroles que je peux leur
+témoigner ma reconnaissance. Je la leur prouverai
+demain, à tous les instants de ma vie, toujours,
+car notre amitié n'est point de celles qui
+passent.</p>
+
+<p>Sa mère, fort émue, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, mon enfant.
+Mais Beausire s'écriait:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, madame Rosémilly, parlez au
+nom du beau sexe.</p>
+
+<p>Elle leva son verre, et, d'une voix gentille,
+un peu nuancée de tristesse:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit-elle, je bois à la mémoire bénie
+de M. Maréchal.</p>
+
+<p>Il y eut quelques secondes d'accalmie, de
+recueillement décent, comme après une prière;
+et Beausire, qui avait le compliment coulant,
+fit cette remarque:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que les femmes pour trouver de
+ces délicatesses.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers Roland père:</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, qu'est-ce que c'était que ce Maréchal?
+Vous étiez donc bien intimes avec lui?</p>
+
+<p>Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit à
+pleurer, et d'une voix bredouillante:</p>
+
+<p>&mdash;Un frère ... vous savez ... un de ceux qu'on
+ne retrouve plus ... nous ne nous quittions
+pas ... il dînait à la maison tous les soirs ... et
+il nous payait de petites fêtes au théâtre ... je
+ne vous dis que ça ... que ça ... que ça ... Un ami,
+un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas, Louise?</p>
+
+<p>Sa femme répondit simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'était un fidèle ami.</p>
+
+<p>Pierre regardait son père et sa mère, mais
+comme on parla d'autre chose, il se remit à
+boire.</p>
+
+<p>De la fin de cette soirée il n'eut guère de
+souvenir. On avait pris le café, absorbé des liqueurs,
+et beaucoup ri en plaisantant. Puis il
+se coucha, vers minuit, l'esprit confus et la
+tête lourde. Et il dormit comme une brute
+jusqu'à neuf heures le lendemain.</p><br><br>
+
+
+
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Ce sommeil baigné de champagne et de
+chartreuse l'avait sans doute adouci et calmé,
+car il s'éveilla en des dispositions d'âme très
+bienveillantes. Il appréciait, pesait et résumait,
+en s'habillant, ses émotions de la veille,
+cherchant à en dégager bien nettement et bien
+complètement les causes réelles, secrètes, les
+causes personnelles en même temps que les
+causes extérieures.</p>
+
+<p>Il se pouvait en effet que la fille de brasserie
+eût eu une mauvaise pensée, une vraie pensée
+de prostituée, en apprenant qu'un seul des
+fils Roland héritait d'un inconnu; mais ces
+créatures-là n'ont-elles pas toujours des soupçons
+pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes
+les honnêtes femmes? Ne les entend-on
+pas, chaque fois qu'elles parlent, injurier,
+calomnier, diffamer toutes celles qu'elles
+devinent irréprochables? Chaque fois qu'on
+cite devant elles une personne inattaquable,
+elles se fâchent, comme si on les outrageait,
+et s'écrient: «Ah! tu sais, je les connais tes
+femmes mariées, c'est du propre! Elles ont
+plus d'amants que nous, seulement elles les
+cachent parce qu'elles sont hypocrites. Ah!
+oui, c'est du propre!»</p>
+
+<p>En toute autre occasion il n'aurait certes pas
+compris, pas même supposé possibles des insinuations
+de cette nature sur sa pauvre mère,
+si bonne, si simple, si digne. Mais il avait
+l'âme troublée par ce levain de jalousie qui fermentait
+en lui. Son esprit surexcité, à l'affût
+pour ainsi dire, et malgré lui, de tout ce qui
+pouvait nuire à son frère, avait même peut-être
+prêté à cette vendeuse de bocks des intentions
+odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se
+pouvait que son imagination seule, cette imagination
+qu'il ne gouvernait point, qui échappait
+sans cesse à sa volonté, s'en allait libre,
+hardie, aventureuse et sournoise dans l'univers
+infini des idées, et en rapportait parfois
+d'inavouables, de honteuses, qu'elle cachait en
+lui, au fond de son âme, dans les replis insondables,
+comme des choses volées; il se pouvait
+que cette imagination seule eût créé, inventé
+cet affreux doute. Son coeur, assurément, son
+propre coeur avait des secrets pour lui; et ce
+coeur blessé n'avait-il pas trouvé dans ce doute
+abominable un moyen de priver son frère de
+cet héritage qu'il jalousait. Il se suspectait
+lui-même, à présent, interrogeant, comme les
+dévots leur conscience, tous les mystères de
+sa pensée.</p>
+
+<p>Certes, Mme Rosémilly, bien que son intelligence
+fût limitée, avait le tact, le flair et le
+sens subtil des femmes. Or cette idée ne lui
+était pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une
+simplicité parfaite, à la mémoire bénie de feu
+Maréchal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si
+le moindre soupçon l'eût effleurée. Maintenant
+frère: «Mais défends-la donc, jobard; tu as
+beau être riche, je t'éclipserai toujours quand
+il me plaira.»</p>
+
+<p>Au café, il dit à son père:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu te sers de la <i>Perle</i> aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Je peux la prendre avec Jean-Bart?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, tant que tu voudras.</p>
+
+<p>Il acheta un bon cigare, au premier débit
+de tabac rencontré, et il descendit, d'un pied
+joyeux, vers le port.</p>
+
+<p>Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un
+bleu léger, rafraîchi, lavé par la brise de la
+mer.</p>
+
+<p>Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait
+au fond de la barque qu'il devait tenir
+prête à sortir tous les jours à midi, quand on
+n'allait pas à la pêche le matin.</p>
+
+<p>&mdash;A nous deux, patron! cria Pierre.</p>
+
+<p>Il descendit l'échelle de fer du quai et sauta
+dans l'embarcation.</p>
+
+<p>&mdash;Quel vent? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre.
+J'avons bonne brise au large.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon père, en route.</p>
+
+<p>Ils hissèrent la misaine, levèrent l'ancre, et le
+bateau, libre, se mit à glisser lentement vers la
+jetée sur l'eau calme du port. Le faible souffle
+d'air venu par les rues tombait sur le haut de
+la voile, si doucement qu'on ne sentait rien,
+et la <i>Perle</i> semblait animée d'une vie propre,
+de la vie des barques, poussée par une force
+mystérieuse cachée en elle. Pierre avait pris la
+barre, et, le cigare aux dents, les jambes allongées
+sur le banc, les yeux mi-fermés sous les
+rayons aveuglants du soleil, il regardait passer
+contre lui les grosses pièces de bois goudronné
+du brise-lames.</p>
+
+<p>Quand ils débouchèrent en pleine mer, en
+atteignant la pointe de la jetée nord qui les
+abritait, la brise, plus fraîche, glissa sur le
+visage et sur les mains du docteur comme une
+caresse un peu froide, entra dans sa poitrine
+qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la boire,
+et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit
+s'incliner la <i>Perle</i> et la rendit plus alerte.</p>
+
+<p>Jean-Bart tout à coup hissa le foc, dont le
+triangle, plein de vent, semblait une aile, puis
+gagnant l'arrière en deux enjambées il dénoua
+le tapecul amarré contre son mât.</p>
+
+<p>Alors, sur le flanc de la barque couchée brusquement,
+et courant maintenant de toute sa
+vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui
+bouillonne et qui fuit.</p>
+
+<p>L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une
+charrue folle, et l'onde soulevée, souple et
+blanche d'écume, s'arrondissait et retombait,
+comme retombe, brune et lourde, la terre labourée
+des champs.</p>
+
+<p>A chaque vague rencontrée,&mdash;elles étaient
+courtes et rapprochées,&mdash;une secousse secouait
+la <i>Perle</i> du bout du foc au gouvernail
+qui frémissait dans la main de Pierre; et quand
+le vent, pendant quelques secondes, soufflait
+plus fort, les flots effleuraient le bordage
+comme s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur
+charbonnier de Liverpool était à l'ancre
+attendant la marée; ils allèrent tourner par
+derrière, puis ils visitèrent, l'un après l'autre,
+les navires en rade, puis ils s'éloignèrent un
+peu plus pour voir se dérouler la côte.</p>
+
+<p>Pendant trois heures, Pierre tranquille,
+calme et content, vagabonda sur l'eau frémissante,
+gouvernant, comme une bête ailée, rapide
+et docile, cette chose de bois et de toile
+qui allait et venait à son caprice, sous une
+pression de ses doigts.</p>
+
+<p>Il rêvassait, comme on rêvasse sur le dos
+d'un cheval ou sur le pont d'un bateau, pensant
+à son avenir, qui serait beau, et à la douceur
+de vivre avec intelligence. Dès le lendemain
+il demanderait à son frère de lui prêter,
+pour trois mois, quinze cents francs afin de
+s'installer tout de suite dans le joli appartement
+du boulevard François Ier.</p>
+
+<p>Le matelot dit tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.</p>
+
+<p>Il leva les yeux et aperçut vers le nord une
+ombre grise, profonde et légère, noyant le
+ciel et couvrant la mer, accourant vers eux,
+comme un nuage tombé d'en haut.</p>
+
+<p>Il vira de bord, et vent arrière fit route vers
+la jetée, suivi par la brume rapide qui le gagnait.
+Lorsqu'elle atteignit la <i>Perle</i>, l'enveloppant
+dans son imperceptible épaisseur, un frisson
+de froid courut sur les membres de Pierre,
+et une odeur de fumée et de moisissure,
+l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit
+fermer la bouche pour ne point goûter cette
+nuée humide et glacée. Quand la barque reprit
+dans le port sa place accoutumée, la ville
+entière était ensevelie déjà sous cette vapeur
+menue, qui, sans tomber, mouillait comme
+une pluie et glissait sur les maisons et les rues
+à la façon d'un fleuve qui coule.</p>
+
+<p>Pierre, les pieds et les mains gelés, rentra
+vite, et se jeta sur son lit pour sommeiller
+jusqu'au dîner. Lorsqu'il parut dans la salle
+à manger, sa mère disait à Jean:</p>
+
+<p>&mdash;La galerie sera ravissante. Nous y mettrons
+des fleurs. Tu verras. Je me chargerai
+de leur entretien et de leur renouvellement.
+Quand tu donneras des fêtes, ça aura un coup
+d'oeil féerique.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi parlez-vous donc? demanda le
+docteur.</p>
+
+<p>&mdash;D'un appartement délicieux que je viens
+de louer pour ton frère. Une trouvaille, un entresol
+donnant sur deux rues. Il a deux salons,
+une galerie vitrée et une petite salle à manger
+en rotonde, tout à fait coquette pour un garçon.</p>
+
+<p>Pierre pâlit. Une colère lui serrait le coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Où est-ce situé, cela? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Boulevard François Ier.</p>
+
+<p>Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement
+exaspéré qu'il avait envie de crier: «C'est
+trop fort à la fin! Il n'y en a donc plus que
+pour lui!»</p>
+
+<p>Sa mère, radieuse, parlait toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux
+mille huit cents francs. On en voulait trois
+mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de
+diminution en faisant un bail de trois, six
+ou neuf ans. Ton frère sera parfaitement là
+dedans. Il suffit d'un intérieur élégant pour
+faire la fortune d'un avocat. Cela attire le
+client, le séduit, le retient, lui donne du respect
+et lui fait comprendre qu'un homme ainsi
+logé fait payer cher ses paroles.</p>
+
+<p>Elle se tut quelques secondes, et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait trouver quelque chose d'approchant
+pour toi, bien plus modeste puisque
+tu n'as rien, mais assez gentil tout de même.
+Je t'assure que cela te servirait beaucoup.</p>
+
+<p>Pierre répondit d'un ton dédaigneux:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, c'est par le travail et la science
+que j'arriverai.</p>
+
+<p>Sa mère insista:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais je t'assure qu'un joli logement
+te servirait beaucoup tout de même.</p>
+
+<p>Vers le milieu du repas il demanda tout à
+coup:</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'aviez-vous connu, ce Maréchal?</p>
+
+<p>Le père Roland leva la tête et chercha dans
+ses souvenirs:</p>
+
+<p>&mdash;Attends, je ne me rappelle plus trop.
+C'est si vieux. Ah! oui, j'y suis. C'est ta mère
+qui a fait sa connaissance dans la boutique,
+n'est-ce pas, Louise? Il était venu commander
+quelque chose, et puis il est revenu souvent.
+Nous l'avons connu comme client avant de le
+connaître comme ami.</p>
+
+<p>Pierre, qui mangeait des flageolets et les
+piquait un à un avec une pointe de sa fourchette,
+comme s'il les eût embrochés, reprit:</p>
+
+<p>&mdash;A quelle époque ça s'est-il fait, cette
+connaissance-là?</p>
+
+<p>Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant
+plus de rien, il fit appel à la mémoire de
+sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;En quelle année, voyons, Louise, tu ne
+dois pas avoir oublié, toi qui as un si bon souvenir?
+Voyons, c'était en ... en ... en cinquante-cinq
+ou cinquante-six?... Mais cherche donc,
+tu dois le savoir mieux que moi?</p>
+
+<p>Elle chercha quelque temps en effet, puis
+d'une voix sûre et tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;C'était en cinquante-huit, mon gros.
+Pierre avait alors trois ans. Je suis bien certaine
+de ne pas me tromper, car c'est l'année
+où l'enfant eut la fièvre scarlatine, et Maréchal,
+que nous connaissions encore très peu,
+nous a été d'un grand secours.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, c'est vrai, il a été admirable,
+même! Comme ta mère n'en pouvait plus de
+fatigue et que moi j'étais occupé à la boutique,
+il allait chez le pharmacien chercher tes médicaments.
+Vraiment, c'était un brave coeur. Et
+quand tu as été guéri, tu ne te figures pas
+comme il fut content et comme il t'embrassait.
+C'est à partir de ce moment-là que nous
+sommes devenus de grands amis.</p>
+
+<p>Et cette pensée brusque, violente, entra
+dans l'âme de. Pierre comme une balle qui
+troue et déchire: «Puisqu'il m'a connu le
+premier, qu'il fut si dévoué pour moi, puisqu'il
+m'aimait et m'embrassait tant, puisque
+je suis la cause de sa grande liaison avec mes
+parents, pourquoi a-t-il laissé toute sa fortune
+à mon frère et rien à moi?»</p>
+
+<p>Il ne posa plus de questions et demeura
+sombre, absorbé plutôt que songeur, gardant
+en lui une inquiétude nouvelle, encore indécise,
+le germe secret d'un nouveau mal.</p>
+
+<p>Il sortit de bonne heure et se remit à rôder
+par les rues. Elles étaient ensevelies sous
+le brouillard qui rendait pesante, opaque et
+nauséabonde la nuit. On eût dit une fumée
+pestilentielle abattue sur la terre. On la voyait
+passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait
+éteindre par moments. Les pavés des rues devenaient
+glissants comme par les soirs de
+verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient
+sortir du ventre des maisons, puanteurs
+des caves, des fosses, des égouts, des
+cuisines pauvres, pour se mêler à l'affreuse
+senteur de cette brume errante.</p>
+
+<p>Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses
+poches, ne voulant point rester dehors par ce
+froid, se rendit chez Marowsko.</p>
+
+<p>Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le
+vieux pharmacien dormait toujours. En reconnaissant
+Pierre, qu'il aimait d'un amour
+de chien fidèle, il secoua sa torpeur, alla
+chercher deux verres et apporta la groseillette.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! demanda le docteur, où on êtes-vous
+avec votre liqueur?</p>
+
+<p>Le Polonais expliqua comment quatre des
+principaux cafés de la ville consentaient à la
+lancer dans la circulation, et comment le <i>Phare
+de la Côte</i> et le <i>Sémaphore havrais</i> lui feraient
+de la réclame en échange de quelques produits
+pharmaceutiques mis à la disposition des rédacteurs.</p>
+
+<p>Après un long silence, Marowsko demanda
+si Jean, décidément, était en possession de sa
+fortune; puis il fit encore deux ou trois questions
+vagues sur le même sujet. Son dévouement
+ombrageux pour Pierre se révoltait de
+cette préférence. Et Pierre croyait l'entendre
+penser, devinait, comprenait, lisait dans ses
+yeux détournés, dans le ton hésitant de sa
+voix, les phrases, qui lui venaient aux lèvres
+et qu'il ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui
+si prudent, si timide, si cauteleux.</p>
+
+<p>Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait:
+«Vous n'auriez pas dû lui laisser accepter
+cet héritage qui fera mal parler de votre
+mère.» Peut-être même croyait-il que Jean
+était le fils de Maréchal. Certes il le croyait!
+Comment ne le croirait-il pas, tant la chose
+devait paraître vraisemblable, probable, évidente?
+Mais lui-même, lui Pierre, le fils, depuis
+trois jours ne luttait-il pas de toute sa force,
+avec toutes les subtilités de son coeur, pour
+tromper sa raison, ne luttait-il pas contre ce
+soupçon terrible?</p>
+
+<p>Et de nouveau, tout à coup, le besoin d'être
+seul pour songer, pour discuter cela avec lui-même,
+pour envisager hardiment, sans scrupules,
+sans faiblesse, cette chose possible et
+monstrueuse, entra en lui si dominateur qu'il
+se leva sans même boire son verre de groseillette,
+serra la main du pharmacien stupéfait
+et se replongea dans le brouillard de la rue.</p>
+
+<p>Il se disait: «Pourquoi ce Maréchal a-t-il
+laissé toute sa fortune à Jean?»</p>
+
+<p>Ce n'était plus la jalousie maintenant qui lui
+faisait chercher cela, ce n'était plus cette envie
+un peu basse et naturelle qu'il savait cachée
+en lui et qu'il combattait depuis trois jours,
+mais la terreur d'une chose épouvantable, la
+terreur de croire lui-même que Jean, que son
+frère était le fils de cet homme!</p>
+
+<p>Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait même
+se poser cette question criminelle! Cependant
+il fallait que ce soupçon si léger, si invraisemblable,
+fût rejeté de lui, complètement, pour
+toujours. Il lui fallait la lumière, la certitude,
+il fallait dans son coeur la sécurité complète,
+car il n'aimait que sa mère au monde.</p>
+
+<p>Et tout seul en errant par la nuit, il allait
+faire, dans ses souvenirs, dans sa raison, l'enquête
+minutieuse d'où résulterait l'éclatante
+vérité. Après cela ce serait fini, il n'y penserait
+plus, plus jamais. Il irait dormir.</p>
+
+<p>Il songeait: «Voyons, examinons d'abord les
+faits; puis je me rappellerai tout ce que je sais
+de lui, de sou allure avec mon frère et avec
+moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu
+motiver cette préférence... Il a vu naître Jean?
+&mdash;oui, mais il me connaissait auparavant.&mdash;
+S'il avait aimé ma mère d'un amour muet et
+réservé, c'est moi qu'il aurait préféré puisque
+c'est grâce à moi, grâce à ma fièvre scarlatine,
+qu'il est devenu l'ami intime de mes parents.
+Donc, logiquement, il devait me choisir, avoir
+pour moi une tendresse plus vive, à moins qu'il
+n'eût éprouvé pour mon frère, en le voyant
+grandir, une attraction, une prédilection instinctives.»</p>
+
+<p>Alors il chercha dans sa mémoire, avec une
+tension désespérée de toute sa pensée, de toute
+sa puissance intellectuelle, à reconstituer, à
+revoir, à reconnaître, à pénétrer l'homme, cet
+homme qui avait passé devant lui, indifférent
+à son coeur, pendant toutes ses années de Paris.</p>
+
+<p>Mais il sentit que la marche, le léger mouvement
+de ses pas, troublait un peu ses idées,
+dérangeait leur fixité, affaiblissait leur portée,
+voilait sa mémoire.</p>
+
+<p>Pour jeter sur le passé et les événements
+inconnus ce regard aigu, à qui rien ne devait
+échapper, il fallait qu'il fût immobile, dans un
+lieu vaste et vide. Et il se décida à aller s'asseoir
+sur la jetée, comme l'autre nuit.</p>
+
+<p>En approchant du port il entendit vers la
+pleine mer une plainte lamentable et sinistre,
+pareille au meuglement d'un taureau, mais
+plus longue et plus puissante. C'était le cri
+d'une sirène, le cri des navires perdus dans la
+brume.</p>
+
+<p>Un frisson remua sa chair, crispa son coeur,
+tant il avait retenti dans son âme et dans ses
+nerfs, ce cri de détresse, qu'il croyait avoir
+jeté lui-même. Une autre voix semblable gémit
+à son tour, un peu plus loin; puis, tout
+près, la sirène du port, leur répondant, poussa
+une clameur déchirante.</p>
+
+<p>Pierre gagna la jetée à grands pas, ne pensant
+plus à rien, satisfait d'entrer dans ces
+ténèbres lugubres et mugissantes.</p>
+
+<p>Lorsqu'il se fut assis à l'extrémité du môle,
+il ferma les yeux pour ne point voir les foyers
+électriques, voilés de brouillard, qui rendent le
+port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare
+sur la jetée sud, qu'on distinguait à peine cependant.
+Puis se tournant à moitié, il posa
+ses coudes sur le granit et cacha sa figure
+dans ses mains.</p>
+
+<p>Sa pensée, sans qu'il prononçât ce mot avec
+ses lèvres, répétait comme pour l'appeler,
+pour évoquer et provoquer son ombre: «Maréchal...
+Maréchal.» Et dans le noir de ses
+paupières baissées, il le vit tout à coup tel qu'il
+l'avait connu. C'était un homme de soixante
+ans, portant en pointe sa barbe blanche, avec
+des sourcils épais, tout blancs aussi. Il n'était
+ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux
+gris et doux, le geste modeste, l'aspect d'un
+brave être, simple et tendre. Il appelait Pierre
+et Jean «mes chers enfants», n'avait jamais
+paru préférer l'un ou l'autre, et les recevait
+ensemble à dîner.</p>
+
+<p>Et Pierre, avec une ténacité de chien qui
+suit une piste évaporée, se mit à rechercher
+les paroles, les gestes, les intonations,
+les regards de cet homme disparu de la
+terre. Il le retrouvait peu à peu, tout entier,
+dans son appartement de la rue Tronchet
+quand il les recevait à sa table, son frère
+et lui.</p>
+
+<p>Deux bonnes le servaient, vieilles toutes
+deux, qui avaient pris, depuis bien longtemps
+sans doute, l'habitude de dire «monsieur
+Pierre» et «monsieur Jean».</p>
+
+<p>Maréchal tendait ses deux mains aux jeunes
+gens, la droite à l'un, la gauche à l'autre, au
+hasard de leur entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous
+des nouvelles de vos parents? Quant à
+moi, ils ne m'écrivent jamais.</p>
+
+<p>On causait, doucement et familièrement,
+de choses ordinaires. Rien de hors ligne dans
+l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'aménité,
+de charme et de grâce. C'était certainement
+pour eux un bon ami, un de ces bons
+amis auxquels on ne songe guère parce qu'on
+les sent très sûrs.</p>
+
+<p>Maintenant les souvenirs affluaient dans
+l'esprit de Pierre. Le voyant soucieux plusieurs
+fois, et devinant sa pauvreté d'étudiant,
+Maréchal lui avait offert et prêté, spontanément,
+de l'argent, quelques centaines de francs
+peut-être, oubliées par l'un et par l'autre et
+jamais rendues. Donc cet homme l'aimait toujours,
+s'intéressait toujours à lui, puisqu'il
+s'inquiétait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi
+laisser toute sa fortune à Jean? Non, il
+n'avait jamais été visiblement plus affectueux
+pour le cadet que pour l'aîné, plus préoccupé
+de l'un que de l'autre, moins tendre en-apparence
+avec celui-ci qu'avec celui-là. Alors ...
+alors ... il avait donc eu une raison puissante
+et secrète de tout donner à Jean&mdash;tout&mdash;et
+rien à Pierre.</p>
+
+<p>Plus il y songeait, plus il revivait le passé
+des dernières années, plus le docteur jugeait
+invraisemblable, incroyable cette différence
+établie entre eux.</p>
+
+<p>Et une souffrance aiguë, une inexprimable
+angoisse entrée dans sa poitrine, faisait aller
+son coeur comme une loque agitée. Les ressorts
+en paraissaient brisés, et le sang y passait à
+flots, librement, en le secouant d'un ballottement
+tumultueux.</p>
+
+<p>Alors, à mi-voix, comme on parle dans les
+cauchemars, il murmura: «Il faut savoir. Mon
+Dieu, il faut savoir.»</p>
+
+<p>Il cherchait plus loin, maintenant, dans les
+temps plus anciens où ses parents habitaient
+Paris. Mais les visages lui échappaient, ce qui
+brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout
+à retrouver Maréchal avec des cheveux blonds,
+châtains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la dernière
+figure de cet homme, sa figure de vieillard,
+ayant effacé les autres. Il se rappelait
+pourtant qu'il était plus mince, qu'il avait la
+main douce et qu'il apportait souvent des
+fleurs, très souvent, car son père répétait sans
+cesse: «Encore des bouquets! mais c'est de la
+folie, mon cher, vous vous ruinerez en roses.»</p>
+
+<p>Maréchal répondait: «Laissez donc, cela me
+fait plaisir.»</p>
+
+<p>Et soudain l'intonation de sa mère, de sa
+mère qui souriait et disait: «Merci, mon ami,»
+lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre.
+Elle les avait donc prononcés bien souvent,
+ces trois mots, pour qu'ils se fussent gravés
+ainsi dans la mémoire de son fils!</p>
+
+<p>Donc Maréchal apportait des fleurs, lui,
+l'homme riche, le monsieur, le client, à cette
+petite boutiquière, à la femme de ce bijoutier
+modeste. L'avait-il aimée? Comment serait-il
+devenu l'ami de ces marchands s'il n'avait pas
+aimé la femme? C'était un homme instruit,
+d'esprit assez fin. Que de fois il avait parlé
+poètes et poésie avec Pierre! Il n'appréciait
+point les écrivains en artiste, mais en bourgeois
+qui vibre. Le docteur avait souvent
+souri de ces attendrissements, qu'il jugeait un
+peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet
+homme sentimental n'avait jamais pu, jamais,
+être l'ami de son père, de son père si positif,
+si terre à terre, si lourd, pour qui le mot
+«poésie» signifiait sottise.</p>
+
+<p>Donc, ce Maréchal, jeune, libre, riche, prêt
+à toutes les tendresses, était entré, un jour,
+par hasard, dans une boutique, ayant remarqué
+peut-être la jolie marchande. Il avait
+acheté, était revenu, avait causé, de jour en jour
+plus familier, et payant par des acquisitions
+fréquentes le droit de s'asseoir dans cette maison,
+de sourire à la jeune femme et de serrer
+la main du mari.</p>
+
+<p>Et puis après... après... oh! mon Dieu...
+après?...</p>
+
+<p>Il avait aimé et caressé le premier enfant,
+l'enfant du bijoutier, jusqu'à la naissance de
+l'autre, puis il était demeuré impénétrable
+jusqu'à la mort, puis, son tombeau fermé, sa
+chair décomposée, son nom effacé des noms
+vivants, tout son être disparu pour toujours,
+n'ayant plus rien à ménager, à redouter et à
+cacher, il avait donné toute sa fortune au
+deuxième enfant!... Pourquoi?... Cet homme
+était intelligent... il avait dû comprendre et
+prévoir qu'il pouvait, qu'il allait presque infailliblement
+laisser supposer que cet enfant
+était à lui.&mdash;Donc il déshonorait une
+femme? Comment aurait-il fait cela si Jean
+n'était point son fils?</p>
+
+<p>Et soudain un souvenir précis, terrible, traversa
+l'âme de Pierre. Maréchal avait été blond,
+blond comme Jean. Il se rappelait maintenant
+un petit portrait miniature vu autrefois, à
+Paris, sur la cheminée de leur salon, et disparu
+à présent. Où était-il? Perdu, ou caché! Oh!
+s'il pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa
+mère l'avait gardé peut-être dans le tiroir inconnu
+où l'on serre les reliques d'amour.</p>
+
+<p>Sa détresse, à cette pensée, devint si déchirante
+qu'il poussa un gémissement, une de ces
+courtes plaintes arrachées à la gorge par les
+douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle
+l'eût entendu, comme si elle l'eût compris et
+lui eût répondu, la sirène de la jetée hurla
+tout près de lui. Sa clameur de monstre surnaturel,
+plus retentissante que le tonnerre,
+rugissement sauvage et formidable fait pour
+dominer les voix du vent et des vagues, se répandit
+dans les ténèbres sur la mer invisible
+ensevelie sous les brouillards.</p>
+
+<p>Alors, à travers la brume, proches ou lointains,
+des cris pareils s'élevèrent de nouveau
+dans la nuit. Ils étaient effrayants, ces appels
+poussés par les grands paquebots aveugles.</p>
+
+<p>Puis tout se tut encore.</p>
+
+<p>Pierre avait ouvert les yeux et regardait,
+surpris d'être là, réveillé de son cauchemar.</p>
+
+<p>«Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma
+mère.» Et un flot d'amour et d'attendrissement,
+de repentir, de prière et de désolation
+noya son coeur. Sa mère! La connaissant
+comme il la connaissait, comment avait-il pu
+la suspecter? Est-ce que l'âme, est-ce que la
+vie de cette femme simple, chaste et loyale,
+n'étaient pas plus claires que l'eau? Quand ou
+l'avait vue et connue, comment ne pas la juger
+insoupçonnable? Et c'était lui, le fils, qui avait
+douté d'elle! Oh! s'il avait pu la prendre en
+ses bras à ce moment, comme il l'eût embrassée,
+caressée, comme il se fût agenouillé
+pour demander grâce!</p>
+
+<p>Elle aurait trompé son père, elle?... Son
+père! Certes, c'était un brave homme, honorable
+et probe en affaires, mais dont l'esprit
+n'avait jamais franchi l'horizon de sa boutique.
+Comment cette femme, fort jolie autrefois,
+il le savait et on le voyait encore, douée
+d'une âme délicate, affectueuse, attendrie,
+avait-elle accepté comme fiancé et comme mari
+un homme si différent d'elle?</p>
+
+<p>Pourquoi chercher? Elle avait épousé comme
+les fillettes épousent le garçon doté que présentent
+les parents. Ils s'étaient installés aussitôt
+dans leur magasin de la rue Montmartre;
+et la jeune femme, régnant au comptoir,
+animée par l'esprit du foyer nouveau, par ce
+sens subtil et sacré de l'intérêt commun qui
+remplace l'amour et même l'affection dans la
+plupart des ménages commerçants de Paris,
+s'était mise à travailler avec toute son intelligence
+active et fine à la fortune espérée de
+leur maison. Et sa vie s'était écoulée ainsi, uniforme,
+tranquille, honnête, sans tendresse!...</p>
+
+<p>Sans tendresse?... Était-il possible qu'une
+femme n'aimât point? Une femme jeune, jolie,
+vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant
+des actrices mourant de passion sur la scène,
+pouvait-elle aller de l'adolescence à la vieillesse
+sans qu'une fois seulement, son coeur fût
+touché? D'une autre il ne le croirait pas,&mdash;
+pourquoi le croirait-il de sa mère?</p>
+
+<p>Certes, elle avait pu aimer, comme une
+autre! car pourquoi serait-elle différente d'une
+autre, bien qu'elle fût sa mère?</p>
+
+<p>Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances
+poétiques qui troublent le coeur des
+jeunes êtres! Enfermée, emprisonnée dans la
+boutique à côté d'un mari vulgaire et parlant
+toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de
+lune, de voyages, de baisers donnés dans
+l'ombre des soirs. Et puis un homme, un jour,
+était entré comme entrent les amoureux dans
+les livres, et il avait parlé comme eux.</p>
+
+<p>Elle l'avait aimé. Pourquoi pas? C'était sa
+mère! Eh bien! fallait-il être aveugle et stupide
+au point de rejeter l'évidence parce qu'il
+s'agissait de sa mère?</p>
+
+<p>S'était-elle donnée?... Mais oui, puisque cet
+homme n'avait pas eu d'autre amie;&mdash;mais
+oui, puisqu'il était resté fidèle à la femme
+éloignée et vieillie,&mdash;mais oui, puisqu'il
+avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur
+fils!...</p>
+
+<p>Et Pierre se leva, frémissant d'une telle fureur
+qu'il eût voulu tuer quelqu'un! Son bras
+tendu, sa main grande ouverte avaient envie
+de frapper, de meurtrir, de broyer, d'étrangler!
+Qui? tout le monde, son père, son frère,
+le mort, sa mère!</p>
+
+<p>Il s'élança pour rentrer. Qu'allait-il faire?</p>
+
+<p>Comme il passait devant une tourelle auprès
+du mât des signaux, le cri strident de la sirène
+lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
+violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au
+parapet de granit. Il s'y assit, n'ayant plus de
+force, brisé par cette commotion.</p>
+
+<p>Le vapeur qui répondit le premier semblait
+tout proche et se présentait à l'entrée, la marée
+étant haute.</p>
+
+<p>Pierre se retourna et aperçut son oeil rouge,
+terni de brume. Puis, sous la clarté diffuse des
+feux électriques du port, une grande ombre
+noire se dessina entre les deux jetées. Derrière
+lui, la voix du veilleur, voix enrouée de
+vieux capitaine en retraite, criait:</p>
+
+<p>&mdash;Le nom du navire?</p>
+
+<p>Et dans le brouillard la voix du pilote debout
+sur le pont, enrouée aussi, répondit.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Santa-Lucia.</i></p>
+
+<p>&mdash;Le pays?</p>
+
+<p>&mdash;Italie.</p>
+
+<p>&mdash;Le port?</p>
+
+<p>&mdash;Naples.</p>
+
+<p>Et Pierre devant ses yeux troublés crut
+apercevoir le panache de feu du Vésuve tandis
+qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient
+dans les bosquets d'orangers de Sorrente ou
+de Castellamare! Que de fois il avait rêvé de
+ces noms familiers, comme s'il en connaissait
+les paysages. Oh! s'il avait pu partir, tout de
+suite, n'importe où, et ne jamais revenir, ne
+jamais écrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il
+était devenu! Mais non, il fallait rentrer, rentrer
+dans la maison paternelle et se coucher
+dans son lit.</p>
+
+<p>Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le
+jour. La voix des sirènes lui plaisait. Il se releva
+et se mit à marcher comme un officier
+qui fait le quart sur un pont.</p>
+
+<p>Un autre navire s'approchait derrière le premier,
+énorme et mystérieux. C'était un anglais
+qui revenait des Indes.</p>
+
+<p>Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un
+après l'autre de l'ombre impénétrable. Puis,
+comme l'humidité du brouillard devenait intolérable,
+Pierre se remit en route vers la ville.
+Il avait si froid qu'il entra dans un café de matelots
+pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie
+poivrée et chaude lui eut brûlé le palais et
+la gorge, il sentit en lui renaître un espoir.</p>
+
+<p>Il s'était trompé, peut-être? Il la connaissait
+si bien, sa déraison vagabonde! Il s'était
+trompé sans doute? Il avait accumulé les
+preuves ainsi qu'on dresse un réquisitoire
+contre un innocent toujours facile à condamner
+quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il
+aurait dormi, il penserait tout autrement.
+Alors il rentra pour se coucher, et, à force de
+volonté, il finit par s'assoupir.</p><br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<p>Mais le corps du docteur s'engourdit à peine
+une heure ou deux dans l'agitation d'un sommeil
+troublé. Quand il se réveilla, dans l'obscurité
+de sa chambre chaude et fermée, il
+ressentit, avant même que la pensée se fût
+rallumée en lui, cette oppression douloureuse,
+ce malaise de l'âme que laisse en nous le chagrin
+sur lequel on a dormi. Il semble que le
+malheur, dont le choc nous a seulement heurté
+la veille, se soit glissé, durant notre repos,
+dans notre chair elle-même, qu'il meurtrit et
+fatigue comme une fièvre. Brusquement le
+souvenir lui revint, et il s'assit dans son lit.</p>
+
+<p>Alors il recommença lentement, un à un,
+tous les raisonnements qui avaient torturé son
+coeur sur la jetée pendant que criaient les
+sirènes. Plus il songeait, moins il doutait. Il
+se sentait traîné par sa logique, comme par
+une main qui attire et étrangle vers l'intolérable
+certitude.</p>
+
+<p>Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait.
+Il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer, et,
+quand il fut debout, un bruit léger lui parvint
+à travers le mur.</p>
+
+<p>Jean dormait tranquille et ronflait doucement.
+Il dormait, lui! Il n'avait rien pressenti,
+rien deviné! Un homme qui avait connu leur
+mère lui laissait toute sa fortune. Il prenait
+l'argent, trouvant cela juste et naturel.</p>
+
+<p>Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que
+son frère haletait de souffrance et de détresse.
+Et une colère se levait en lui contre ce ronfleur
+insouciant et content.</p>
+
+<p>La veille il eût frappé contre sa porte, serait
+entré, et, assis près du lit, lui aurait dit dans
+l'effarement de son réveil subit: «Jean, tu ne
+dois pas garder ce legs qui pourrait demain
+faire suspecter notre mère et la déshonorer.»
+Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler,
+il ne pouvait pas dire à Jean qu'il ne le croyait
+point le fils de leur père. Il fallait à présent
+garder, enterrer en lui cette honte découverte
+par lui, cacher à tous la tache aperçue, et que
+personne ne devait découvrir, pas même son
+frère, surtout son frère.</p>
+
+<p>Il ne songeait plus guère maintenant au vain
+respect de l'opinion publique. Il aurait voulu
+que tout le monde accusât sa mère pourvu qu'il
+la sût innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il
+supporter de vivre près d'elle, tous les
+jours, et de croire, en la regardant, qu'elle avait
+enfanté son frère de la caresse d'un étranger?
+Comme elle était calme et sereine pourtant,
+comme elle paraissait sûre d'elle! Etait-il possible
+qu'une femme comme elle, d'une âme
+pure et d'un coeur droit, pût tomber, entraînée
+par la passion, sans que, plus tard, rien n'apparût
+de ses remords, des souvenirs de sa conscience
+Troublée?</p>
+
+<p>Ah! les remords! les remords! ils avaient
+dû, jadis, dans les premiers temps, la torturer,
+puis ils s'étaient effacés, comme tout s'efface.
+Certes, elle avait pleuré sa faute, et, peu à
+peu, l'avait presque oubliée. Est-ce que toutes
+les femmes, toutes, n'ont pas cette faculté
+d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaître à
+peine, après quelques années passées, l'homme
+à qui elles ont donné leur bouche et tout leur
+corps à baiser? Le baiser frappe comme la
+foudre, l'amour passe comme un orage, puis
+la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et
+recommence ainsi qu'avant. Se souvient-on
+d'un nuage?</p>
+
+<p>Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa
+chambre! Cette maison, la maison de son père
+l'écrasait. Il sentait peser le toit sur sa tête et
+les murs l'étouffer. Et comme il avait très soif,
+il alluma sa bougie afin d'aller boire un verre
+d'eau fraîche au filtre de la cuisine.</p>
+
+<p>Il descendit les deux étages, puis, comme il
+remontait avec la carafe pleine, il s'assit en
+chemise sur une marche de l'escalier où circulait
+un courant d'air, et il but, sans verre,
+par longues gorgées, comme un coureur
+essoufflé. Quand il eut cessé de remuer, le
+silence de cette demeure l'émut; puis, un à un,
+il en distingua les moindres bruits. Ce fut
+d'abord l'horloge de la salle à manger dont le
+battement lui paraissait grandir de seconde en
+seconde. Puis il entendit de nouveau un ronflement,
+un ronflement de vieux, court, pénible
+et dur, celui de son père sans aucun doute; et
+il fut crispé par celle idée, comme si elle venait
+seulement de jaillir en lui, que ces deux
+hommes qui ronflaient dans ce même logis, le
+père et le fils, n'étaient rien l'un à l'autre!
+Aucun lien, même le plus léger, ne les unissait,
+et ils ne le savaient pas! Ils se parlaient
+avec tendresse, ils s'embrassaient, se réjouissaient
+et s'attendrissaient ensemble des mêmes
+choses, comme si le même sang eût coulé dans
+leurs veines. Et deux personnes nées aux deux
+extrémités du monde ne pouvaient pas être
+plus étrangères l'une à l'autre que ce père et
+que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un
+mensonge avait grandi entre eux. C'était un
+mensonge qui faisait cet amour paternel et cet
+amour filial, un mensonge impossible à dévoiler
+et que personne ne connaîtrait jamais
+que lui, le vrai fils.</p>
+
+<p>Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment
+le savoir? Ah! si une ressemblance, même
+légère, pouvait exister entre son père et Jean,
+une de ces ressemblances mystérieuses qui
+vont de l'aïeul aux arrière-petits-fils, montrant
+que toute une race descend directement du
+même baiser. Il aurait fallu si peu de chose, à
+lui médecin, pour reconnaître cela, la forme
+de la mâchoire, la courbure du nez, l'écartement
+des yeux, la nature des dents ou des poils,
+moins encore, un geste, une habitude, une manière
+d'être, un goût transmis, un signe quelconque
+bien caractéristique pour un oeil
+exercé.</p>
+
+<p>Il cherchait et ne se rappelait rien, non,
+rien. Mais il avait mal regardé, mal observé,
+n'ayant aucune raison pour découvrir ces imperceptibles
+indications.</p>
+
+<p>Il se leva pour rentrer dans sa chambre et
+se mit à monter l'escalier, à pas lents, songeant
+toujours. En passant devant la porte de son
+frère, il s'arrêta net, la main tendue pour
+l'ouvrir. Un désir impérieux venait de surgir
+en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder
+longuement, de le surprendre pendant
+le sommeil, pendant que la figure apaisée, que
+les traits détendus se reposent, que toute la
+grimace de la vie a disparu. Il saisirait ainsi
+le secret dormant de sa physionomie; et si
+quelque ressemblance existait, appréciable,
+elle ne lui échapperait pas.</p>
+
+<p>Mais si Jean s'éveillait, que dirait-il? Comment
+expliquer cette visite?</p>
+
+<p>Il demeurait debout, les doigts crispés sur la
+serrure et cherchant une raison, un prétexte.</p>
+
+<p>Il se rappela tout à coup que, huit jours plus
+tôt, il avait prêté à son frère une fiole de laudanum
+pour calmer une rage de dents. Il pouvait
+lui-même souffrir, cette nuit-là, et venir
+réclamer sa drogue. Donc il entra, mais d'un
+pied furtif, comme un voleur.</p>
+
+<p>Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un
+sommeil animal et profond. Sa barbe et ses
+cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le
+linge blanc. Il ne s'éveilla point, mais il cessa
+de ronfler.</p>
+
+<p>Pierre, penché vers lui, le contemplait d'un
+oeil avide. Non, ce jeune homme-là ne ressemblait
+pas à Roland; et, pour la seconde fois,
+s'éveilla dans son esprit le souvenir du petit
+portrait disparu de Maréchal. Il fallait qu'il le
+trouvât! En le voyant, peut-être, il ne douterait
+plus.</p>
+
+<p>Son frère remua, gêné sans doute par sa
+présence, ou par la lueur de sa bougie pénétrant
+ses paupières. Alors le docteur recula,
+sur la pointe des pieds, vers la porte, qu'il
+referma sans bruit; puis il retourna dans sa
+chambre, mais il ne se coucha pas.</p>
+
+<p>Le jour fut lent à venir. Les heures sonnaient,
+l'une après l'autre, à la pendule de la
+salle à manger, dont le timbre avait un son
+profond et grave, comme si ce petit instrument
+d'horlogerie eût avalé une cloche de cathédrale.
+Elles montaient, dans l'escalier vide,
+traversaient les murs et les portes, allaient
+mourir au fond des chambres dans l'oreille
+inerte des dormeurs. Pierre s'était mis à marcher
+de long en large, de son lit à sa fenêtre.
+Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleversé
+pour passer ce jour-là dans sa famille. Il voulait
+encore rester seul, au moins jusqu'au lendemain,
+pour réfléchir, se calmer, se fortifier
+pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.</p>
+
+<p>Eh bien! il irait à Trouville, voir grouiller
+la foule sur la plage. Cela le distrairait, changerait
+l'air de sa pensée, lui donnerait le temps
+de se préparer à l'horrible chose qu'il avait
+découverte.</p>
+
+<p>Dès que l'aurore parut, il fit sa toilette et
+s'habilla. Le brouillard s'était dissipé, il faisait
+beau, très beau. Comme le bateau de Trouville
+ne quittait le port qu'à neuf heures, le docteur
+songea qu'il lui faudrait embrasser sa mère
+avant de partir.</p>
+
+<p>Il attendit le moment où elle se levait
+tous les jours, puis il descendit. Son coeur
+battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arrêta
+pour respirer. Sa main, posée sur la serrure,
+était molle et vibrante, presque incapable
+du léger effort de tourner le bouton pour entrer.
+Il frappa. La voix de sa mère demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu veux?</p>
+
+<p>&mdash;Te dire bonjour parce que je vais passer
+la journée à Trouville avec des amis.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je suis encore au lit.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, alors ne te dérange pas. Je t'embrasserai
+en rentrant, ce soir.</p>
+
+<p>Il espéra qu'il pourrait partir sans la voir,
+sans poser sur ses joues le baiser faux qui lui
+soulevait le coeur d'avance.</p>
+
+<p>Mais elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que
+je me sois recouchée.</p>
+
+<p>Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis
+le bruit du verrou glissant. Elle cria:</p>
+
+<p>&mdash;Entre.</p>
+
+<p>Il entra. Elle était assise dans son lit tandis
+qu'à son côté, Roland, un foulard sur la tête
+et tourné vers le mur, s'obstinait à dormir.
+Rien ne l'éveillait tant qu'on ne l'avait pas
+secoué à lui arracher le bras. Les jours de
+pêche, c'était la bonne, sonnée à l'heure convenue
+par le matelot Papagris, qui venait tirer
+son maître de cet invincible repos.</p>
+
+<p>Pierre, en allant vers elle, regardait sa
+mère; et il lui sembla tout à coup qu'il ne
+l'avait jamais vue.</p>
+
+<p>Elle lui tendit ses joues, il y mit deux
+baisers, puis s'assit sur une chaise basse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est hier soir que tu as décidé cette
+partie? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, hier soir.</p>
+
+<p>&mdash;Tu reviens pour dîner?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore. En tout cas, ne
+m'attendez point.</p>
+
+<p>Il l'examinait avec une curiosité stupéfaite.
+C'était sa mère, cette femme! Toute cette
+figure, vue dès l'enfance, dès que son oeil
+avait pu distinguer, ce sourire, cette voix si
+connue, si familière, lui paraissaient brusquement
+nouveaux et autres de ce qu'ils avaient
+été jusque-là pour lui. Il comprenait à présent
+que, l'aimant, il ne l'avait jamais regardée.
+C'était bien elle pourtant, et il n'ignorait rien
+des plus petits détails de son visage; mais ces
+petits détails il les apercevait nettement pour
+la première fois. Son attention anxieuse,
+fouillant cette tête chérie, la lui révélait différente,
+avec une physionomie qu'il n'avait
+jamais découverte.</p>
+
+<p>Il se leva pour partir, puis, cédant soudain
+à l'invincible envie de savoir qui lui mordait le
+coeur depuis la veille:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y
+avait autrefois, à Paris, un petit portrait de
+Maréchal dans notre salon.</p>
+
+<p>Elle hésita une seconde ou deux; ou du
+moins il se figura qu'elle hésitait; puis elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait?
+Elle aurait pu encore répondre plus vite:</p>
+
+<p>&mdash;Ce portrait ... attends ... je ne sais pas
+trop ... Peut-être que je l'ai dans mon secrétaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu serais bien aimable de le retrouver.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songé
+qu'il serait tout naturel de le donner à Jean, et
+que cela ferait plaisir à mon frère.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu as raison, c'est une bonne pensée.
+Je vais le chercher dès que je serai levée.</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>C'était un jour bleu, sans un souffle d'air.
+Les gens dans la rue semblaient gais, les commerçants
+allant à leurs affaires, les employés
+allant à leur bureau, les jeunes filles allant à
+leur magasin. Quelques-uns chantonnaient,
+mis en joie par la clarté.</p>
+
+<p>Sur le bateau, de Trouville les passagers
+montaient déjà. Pierre s'assit, tout à l'arrière,
+sur un banc de bois.</p>
+
+<p>Il se demandait:</p>
+
+<p>&mdash;A-t-elle été inquiétée par ma question sur
+le portrait, ou seulement surprise? L'a-t-elle
+égaré ou caché? Sait-elle où il est, ou bien
+ne sait-elle pas? Si elle l'a caché, pourquoi?</p>
+
+<p>Et son esprit, suivant toujours la même
+marche, de déduction en déduction, conclut
+ceci:</p>
+
+<p>Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant,
+était resté dans le salon bien en vue, jusqu'au
+jour où la femme, où la mère s'était aperçue,
+la première, avant tout le monde, que ce portrait
+ressemblait à son fils. Sans doute, depuis
+longtemps, elle épiait cette ressemblance; puis,
+l'ayant découverte, l'ayant vue naître et comprenant
+que chacun pourrait, un jour ou
+l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enlevé,
+un soir, la petite peinture redoutable et l'avait
+cachée, n'osant pas la détruire.</p>
+
+<p>Et Pierre se rappelait fort bien maintenant
+que cette miniature avait disparu longtemps,
+longtemps avant leur départ de Paris! Elle
+avait disparu, croyait-il, quand la barbe de
+Jean, se mettant à pousser, l'avait rendu tout
+à coup pareil au jeune homme blond qui souriait
+dans le cadre.</p>
+
+<p>Le mouvement du bateau qui partait troubla
+sa pensée et la dispersa! Alors, s'étant levé, il
+regarda la mer.</p>
+
+<p>Le petit paquebot sortit des jetées, tourna
+à gauche et soufflant, haletant, frémissant, s'en
+alla vers la côte lointaine qu'on apercevait dans
+la brume matinale. De place en place la voile
+rouge d'un lourd bateau de pêche immobile
+sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher
+sortant de l'eau. Et la Seine descendant de
+Rouen semblait un large bras de mer séparant
+deux terres voisines.</p>
+
+<p>En moins d'une heure on parvint au port
+de Trouville, et comme c'était le moment du
+bain, Pierre se rendit sur la plage.</p>
+
+<p>De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein
+de fleurs éclatantes. Sur la grande dune de
+sable jaune, depuis la jetée jusqu'aux Roches-Noires,
+les ombrelles de toutes les couleurs,
+les chapeaux de toutes les formes, les toilettes
+de toutes les nuances, par groupes devant les
+cabines, par lignes le long du flot ou dispersés
+ça et là, ressemblaient vraiment à des bouquets
+énormes dans une prairie démesurée. Et le
+bruit confus, proche et lointain des voix égrenées
+dans l'air léger, les appels, les cris d'enfants
+qu'on baigne, les rires clairs des femmes
+faisaient une rumeur continue et douce, mêlée
+à la brise insensible et qu'on aspirait avec elle.</p>
+
+<p>Pierre marchait au milieu de ces gens, plus
+perdu, plus séparé d'eux, plus isolé, plus noyé
+dans sa pensée torturante, que si on l'avait jeté
+à la mer du pont d'un navire, à cent lieues au
+large. Il les frôlait, entendait, sans écouter,
+quelques phrases; et il voyait, sans regarder,
+les hommes parler aux femmes et les femmes
+sourire aux hommes.</p>
+
+<p>Mais tout à coup, comme s'il s'éveillait, il
+les aperçut distinctement; et une haine surgit
+en lui contre eux, car ils semblaient heureux
+et contents.</p>
+
+<p>Il allait maintenant frôlant les groupes,
+tournant autour, saisi par des pensées nouvelles.
+Toutes ces toilettes multicolores qui
+couvraient le sable comme un bouquet, ces
+étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, la
+grâce factice des tailles emprisonnées, toutes
+ces inventions ingénieuses de la mode depuis
+la chaussure mignonne jusqu'au chapeau
+extravagant, la séduction du geste, de
+la voix et du sourire, la coquetterie enfin
+étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain
+comme une immense floraison de la perversité
+féminine. Toutes ces femmes parées
+voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu'un.
+Elles s'étaient faites belles pour les hommes,
+pour tous les hommes, excepté pour l'époux
+qu'elles n'avaient plus besoin de conquérir.
+Elles s'étaient faites belles pour l'amant d'aujourd'hui
+et l'amant de demain, pour l'inconnu
+rencontré, remarqué, attendu peut-être.</p>
+
+<p>Et ces hommes, assis près d'elles, les yeux
+dans les yeux, parlant la bouche près de la
+bouche, les appelaient et les désiraient, les
+chassaient comme un gibier souple et fuyant,
+bien qu'il semblât si proche et si facile. Cette
+vaste plage n'était donc qu'une halle d'amour
+où les unes se vendaient, les autres se donnaient,
+celles-ci marchandaient leurs caresses
+et celles-là se promettaient seulement. Toutes
+ces femmes ne pensaient qu'à la même chose,
+offrir et faire désirer leur chair déjà donnée,
+déjà vendue, déjà promise à d'autres hommes.
+Et il songea que sur la terre entière c'était
+toujours la même chose.
+Sa mère avait fait comme les autres, voilà
+tout! Comme les autres?&mdash;non! Il existait
+des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles
+qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles,
+des chercheuses d'amour, appartenaient en
+somme à la galanterie élégante et mondaine
+ou même à la galanterie tarifée, car on ne
+rencontrait pas sur les plages piétinées par la
+légion des désoeuvrées, le peuple des honnêtes
+femmes enfermées dans la maison close.</p>
+
+<p>La mer montait, chassant peu à peu vers la
+ville les premières lignes des baigneurs. On
+voyait les groupes se lever vivement et fuir,
+en emportant leurs sièges, devant le flot jaune
+qui s'en venait frangé d'une petite dentelle
+d'écume. Les cabines roulantes, attelées d'un
+cheval, remontaient aussi; et sur les planches
+de la promenade, qui borde la plage d'un bout
+à l'autre, c'était maintenant une coulée continue,
+épaisse et lente, de foule élégante,
+formant deux courants contraires qui se coudoyaient
+et se mêlaient. Pierre, nerveux,
+exaspéré par ce frôlement, s'enfuit, s'enfonça
+dans la ville et s'arrêta pour déjeuner chez
+un simple marchand de vins, à l'entrée des
+champs.</p>
+
+<p>Quand il eut pris son café, il s'étendit sur
+deux chaises devant la porte, et comme il
+n'avait guère dormi cette nuit-là, il s'assoupit
+à l'ombre d'un tilleul.</p>
+
+<p>Après quelques heures de repos, s'étant
+secoué, il s'aperçut qu'il était temps de revenir
+pour reprendre le bateau, et il se mit en route,
+accablé par une courbature subite tombée sur
+lui pendant son assoupissement. Maintenant
+il voulait rentrer, il voulait savoir si sa mère
+avait retrouvé le portrait de Maréchal. En parlerait-elle
+la première, ou faudrait-il qu'il le
+demandât de nouveau? Certes si elle attendait
+qu'on l'interrogeât encore, elle avait une raison
+secrète de ne point montrer ce portrait.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'il fut rentré dans sa chambre, il
+hésita à descendre pour le dîner. Il souffrait
+trop. Son coeur soulevé n'avait pas encore eu
+le temps de s'apaiser. Il se décida pourtant, et
+il parut dans la salle à manger comme on se
+mettait à table.</p>
+
+<p>Un air de joie animait les visages.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit Roland, ça avance-t-il, vos
+achats? Moi, je ne veux rien voir avant que
+tout soit installé.</p>
+
+<p>Sa femme répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, ça va. Seulement il faut longtemps
+réfléchir pour ne pas commettre d'impair.
+La question du mobilier nous préoccupe
+beaucoup.</p>
+
+<p>Elle avait passé la journée à visiter avec
+Jean des boutiques de tapissiers et des magasins
+d'ameublement. Elle voulait des étoffes
+riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil.
+Son fils, au contraire, désirait quelque chose
+de simple et de distingué. Alors, devant tous
+les échantillons proposés ils avaient répété,
+l'un et l'autre, leurs arguments. Elle prétendait
+que le client, le plaideur a besoin d'être
+impressionné, qu'il doit ressentir, en entrant
+dans le salon d'attente, l'émotion de la richesse.</p>
+
+<p>Jean au contraire, désirant n'attirer que la
+clientèle élégante et opulente, voulait conquérir
+l'esprit des gens fins par son goût
+modeste et sûr.</p>
+
+<p>Et la discussion, qui avait duré toute la
+journée, reprit dès le potage.</p>
+
+<p>Roland n'avait pas d'opinion. Il répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne veux entendre parler de rien.
+J'irai voir quand ce sera fini.</p>
+
+<p>Mme Roland fit appel au jugement de son fils
+aîné:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?</p>
+
+<p>Il avait les nerfs tellement surexcités qu'il
+eut envie de répondre par un juron. Il dit
+cependant sur un ton sec, où vibrait son irritation:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je suis tout à fait de l'avis de
+Jean. Je n'aime que la simplicité, qui est,
+quand il s'agit de goût, comparable à la droiture
+quand il s'agit de caractère.</p>
+
+<p>Sa mère reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Songe que nous habitons une ville de
+commerçants, où le bon goût ne court pas les
+rues.</p>
+
+<p>Pierre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe? Est-ce une raison pour
+imiter les sots? Si mes compatriotes sont
+bêtes ou malhonnêtes, ai-je besoin de suivre
+leur exemple? Une femme ne commettra pas
+une faute pour cette raison que ses voisines
+ont des amants.</p>
+
+<p>Jean se mit à rire:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as des arguments par comparaison
+qui semblent pris dans les maximes d'un
+moraliste.</p>
+
+<p>Pierre ne répliqua point. Sa mère et son
+frère recommencèrent à parler d'étoffes et de
+fauteuils.</p>
+
+<p>Il les regardait comme il avait regardé sa
+mère, le matin, avant de partir pour Trouville;
+il les regardait en étranger qui observe, et il
+se croyait en effet entré tout à coup dans une
+famille inconnue.</p>
+
+<p>Son père, surtout, étonnait son oeil et sa
+pensée. Ce gros homme flasque, content et
+niais, c'était son père, à lui! Non, non, Jean
+ne lui ressemblait en rien.</p>
+
+<p>Sa famille! Depuis deux jours une main
+inconnue et malfaisante, la main d'un mort,
+avait arraché et cassé, un à un, tous les liens
+qui tenaient l'un à l'autre ces quatre êtres.
+C'était fini, c'était brisé. Plus de mère, car il
+ne pourrait plus la chérir, ne la pouvant vénérer
+avec ce respect absolu, tendre et pieux,
+dont a besoin le coeur des fils; plus de frère,
+puisque ce frère était l'enfant d'un étranger;
+il ne lui restait qu'un père, ce gros homme,
+qu'il n'aimait pas, malgré lui.</p>
+
+<p>Et tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, maman, as-tu retrouvé ce portrait?</p>
+
+<p>Elle ouvrit des yeux surpris:</p>
+
+<p>&mdash;Quel portrait?</p>
+
+<p>&mdash;Le portrait de Maréchal.</p>
+
+<p>&mdash;Non ... c'est-à-dire oui ... je ne l'ai pas
+retrouvé, mais je crois savoir où il est.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? demanda Roland.</p>
+
+<p>Pierre lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Un petit portrait de Maréchal qui était autrefois
+dans notre salon à Paris. J'ai pensé que
+Jean serait content de le posséder.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement;
+je l'ai même vu encore à la fin de
+l'autre semaine. Ta mère l'avait tiré de son secrétaire
+en rangeant ses papiers. C'était jeudi
+ou vendredi. Tu te rappelles bien, Louise?
+J'étais en train de me raser quand tu l'as pris
+dans un tiroir et posé sur une chaise à côté
+de toi, avec un tas de lettres dont tu as brûlé
+la moitié. Hein? est-ce drôle que tu aies
+touché à ce portrait deux ou trois jours à
+peine avant l'héritage de Jean? Si je croyais
+aux pressentiments, je dirais que c'en est
+un!</p>
+
+<p>Mme Roland répondit avec tranquillité:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais où il est; j'irai le chercher
+tout à l'heure.</p>
+
+<p>Donc elle avait menti! Elle avait menti en
+répondant, ce matin-là même, à son fils qui
+lui demandait ce qu'était devenue cette miniature:
+"Je ne sais pas trop ... peut-être que je
+l'ai dans mon secrétaire."</p>
+
+<p>Elle l'avait vue, touchée, maniée, contemplée
+quelques jours auparavant, puis elle
+l'avait recachée dans le tiroir secret, avec des
+lettres, ses lettres à lui.</p>
+
+<p>Pierre regardait sa mère, qui avait menti! Il
+la regardait avec une colère exaspérée de fils
+trompé, volé dans son affection sacrée, et avec
+une jalousie d'homme longtemps aveugle qui
+découvre enfin une trahison honteuse. S'il
+avait été le mari de cette femme, lui, son enfant,
+il l'aurait saisie par les poignets, par les
+épaules ou par les cheveux, et jetée à terre,
+frappée, meurtrie, écrasée! Et il ne pouvait
+rien dire, rien faire, rien montrer, rien révéler.
+Il était son fils, il n'avait rien à venger,
+lui, on ne l'avait pas trompé.</p>
+
+<p>Mais oui, elle l'avait trompé dans sa tendresse,
+trompé dans son pieux respect. Elle se
+devait à lui irréprochable, comme se doivent
+toutes les mères à leurs enfants. Si la fureur
+dont il était soulevé arrivait presque à de la
+haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers
+lui qu'envers son père lui-même.</p>
+
+<p>L'amour de l'homme et de la femme est un
+pacte volontaire où celui qui faiblit n'est coupable
+que de perfidie; mais quand la femme est
+devenue mère, son devoir a grandi puisque la
+nature lui confie une race. Si elle succombe
+alors, elle est lâche, indigne et infâme!</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal, dit tout à coup Roland en allongeant
+ses jambes sous la table, comme il
+faisait chaque soir pour siroter son verre de
+cassis, ça n'est pas mauvais de vivre à rien
+faire quand on a une petite aisance. J'espère
+que Jean nous offrira des dîners extra, maintenant.
+Ma foi, tant pis si j'attrape quelquefois
+mal à l'estomac.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Va donc chercher ce portrait, ma chatte,
+puisque tu as fini de manger. Ça me fera
+plaisir aussi de le revoir.</p>
+
+<p>Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis,
+après une absence qui parut longue à Pierre,
+bien qu'elle n'eût pas duré trois minutes,
+Mme Roland rentra, souriante, et tenant par
+l'anneau un cadre doré de forme ancienne.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, dit-elle, je l'ai retrouvé presque
+tout de suite.</p>
+
+<p>Le docteur, le premier, avait tendu la main.
+Il reçut le portrait, et, d'un peu loin, à bout
+de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa
+mère le regardait, il leva lentement les yeux
+sur son frère, pour comparer. Il faillit dire,
+emporté par sa violence: «Tiens, cela ressemble
+à Jean.» S'il n'osa pas prononcer ces
+redoutables paroles, il manifesta sa pensée par
+la façon dont il comparait la figure vivante à
+la figure peinte.</p>
+
+<p>Elles avaient, certes, des signes communs:
+la même barbe et le même front, mais rien
+d'assez précis pour permettre de déclarer:
+«Voilà le père, et voilà le fils.» C'était plutôt
+un air de famille, une parenté de physionomies
+qu'anime le même sang. Or, ce qui fut pour
+Pierre plus décisif encore que cette allure des
+visages, c'est que sa mère s'était levée, avait
+tourné le dos et feignait d'enfermer, avec trop
+de lenteur, le sucre et le cassis dans un placard.</p>
+
+<p>Elle avait compris qu'il savait, ou du moins
+qu'il soupçonnait!</p>
+
+<p>&mdash;Passe-moi donc ça, disait Roland.</p>
+
+<p>Pierre tendit la miniature et son père attira
+la bougie pour bien voir; puis il murmura
+d'une voix attendrie:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre garçon! dire qu'il était comme ça
+quand nous l'avons connu. Cristi! comme ça
+va vite! Il était joli homme, tout de même, à
+cette époque, et si plaisant de manière, n'est-ce
+pas, Louise?</p>
+
+<p>Comme sa femme ne répondait pas, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et quel caractère égal! Je ne lui ai jamais
+vu de mauvaise humeur. Voilà, c'est fini, il
+n'en reste plus rien... que ce qu'il a laissé à
+Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-là s'est
+montré bon ami et fidèle jusqu'au bout. Même
+en mourant il ne nous a pas oubliés.</p>
+
+<p>Jean, à son tour, tendit le bras pour prendre
+le portrait. Il le contempla quelques instants,
+puis, avec regret:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne
+me le rappelle qu'avec ses cheveux blancs.</p>
+
+<p>Et il rendit la miniature à sa mère. Elle y
+jeta un regard rapide, vite détourné, qui
+semblait craintif; puis de sa voix naturelle:</p>
+
+<p>&mdash;Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot,
+puisque tu es son héritier. Nous le porterons
+dans ton nouvel appartement.</p>
+
+<p>Et comme on entrait au salon, elle posa la
+miniature sur la cheminée, près de la pendule,
+où elle était autrefois.</p>
+
+<p>Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumèrent
+des cigarettes. Ils les fumaient ordinairement
+l'un en marchant à travers la pièce,
+l'autre assis, enfoncé dans un fauteuil, et les
+jambes croisées. Le père se mettait toujours à
+cheval sur une chaise et crachait de loin dans
+la cheminée.</p>
+
+<p>Mme Roland, sur un siège bas, près d'une
+petite table qui portait la lampe, brodait,
+tricotait ou marquait du linge.</p>
+
+<p>Elle commençait, ce soir-là, une tapisserie
+destinée à la chambre de Jean. C'était un
+travail difficile et compliqué dont le début
+exigeait toute son attention. De temps en
+temps cependant son oeil qui comptait les
+points se levait et allait, prompt et furtif, vers
+le petit portrait du mort appuyé contre la
+pendule. Et le docteur qui traversait l'étroit
+salon en quatre ou cinq enjambées, les mains
+derrière le dos et la cigarette aux lèvres, rencontrait
+chaque fois le regard de sa mère.</p>
+
+<p>On eût dit qu'ils s'épiaient, qu'une lutte
+venait de se déclarer entre eux; et un malaise
+douloureux, un malaise insoutenable crispait
+le coeur de Pierre. Il se disait, torturé et satisfait
+pourtant: «Doit-elle souffrir en ce moment,
+si elle sait que je l'ai devinée!» Et à
+chaque retour vers le foyer, il s'arrêtait quelques
+secondes à contempler le visage blond de
+Maréchal, pour bien montrer qu'une idée fixe
+le hantait. Et ce petit portrait, moins grand
+qu'une main ouverte, semblait une personne
+vivante, méchante, redoutable, entrée soudain
+dans cette maison et dans cette famille.</p>
+
+<p>Tout à coup la sonnette de la rue tinta.</p>
+
+<p>Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut
+qui révéla le trouble de ses nerfs au docteur.</p>
+
+<p>Puis elle dit: «Ça doit être Mme Rosémilly.»
+Et son oeil anxieux encore une fois
+se leva vers la cheminée.</p>
+
+<p>Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur
+et son angoisse. Le regard des femmes
+est perçant, leur esprit agile, et leur pensée
+soupçonneuse. Quand celle qui allait entrer
+apercevrait cette miniature inconnue, du premier
+coup, peut-être, elle découvrirait la ressemblance
+entre cette figure et celle de Jean.
+Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut
+peur, une peur brusque et horrible que cette
+honte fût dévoilée, et se retournant, comme
+la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et
+la glissa sous la pendule sans que son père et
+son frère l'eussent vu.</p>
+
+<p>Rencontrant de nouveau les yeux de sa mère
+ils lui parurent changés, troubles et hagards.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, disait Mme Rosémilly, je viens
+boire avec vous une tasse de thé.</p>
+
+<p>Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle
+pour s'informer de sa santé, Pierre disparut
+par la porte restée ouverte.</p>
+
+<p>Quand on s'aperçut de son départ, on
+s'étonna. Jean mécontent, à cause de la jeune
+veuve qu'il craignait blessée, murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Quel ours!</p>
+
+<p>Mme Roland répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu
+malade aujourd'hui et fatigué d'ailleurs de sa
+promenade à Trouville.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, reprit Roland, ce n'est pas
+une raison pour s'en aller comme un sauvage.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly voulut arranger les choses
+en affirmant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, il est parti à l'anglaise;
+on se sauve toujours ainsi dans le
+monde quand on s'en va de bonne heure.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! répondit Jean, dans le monde c'est
+possible, mais on ne traite pas sa famille à
+l'anglaise, et mon frère ne fait que cela, depuis
+quelque temps.</p><br><br>
+
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<p>Rien ne survint chez les Roland pendant une
+semaine ou deux. Le père péchait, Jean s'installait
+aidé de sa mère, Pierre, très sombre,
+ne paraissait plus qu'aux heures des repas.</p>
+
+<p>Son père lui ayant demandé un soir:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi diable nous fais-tu une figure
+d'enterrement? Ça n'est pas d'aujourd'hui que
+je le remarque!</p>
+
+<p>Le docteur répondit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je sens terriblement le poids de
+la vie.</p>
+
+<p>Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air
+désolé:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment c'est trop fort. Depuis que
+nous avons eu le bonheur de cet héritage,
+tout le monde semble malheureux. C'est
+comme s'il nous était arrivé un accident,
+comme si nous pleurions quelqu'un!</p>
+
+<p>&mdash;Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.</p>
+
+<p>&mdash;Toi? Qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et
+que j'aimais trop.</p>
+
+<p>Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une
+amourette, d'une personne légère courtisée
+par son fils, et il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Une femme, sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Morte?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est pis, perdue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>Bien qu'il s'étonnât de cette confidence imprévue,
+faite devant sa femme, et du ton bizarre
+de son fils, le vieux n'insista point, car il estimait
+que ces choses-là ne regardent pas les
+tiers.</p>
+
+<p>Mme Roland semblait n'avoir point entendu;
+elle paraissait malade, étant très pâle. Plusieurs
+fois déjà son mari, surpris de la voir
+s'asseoir comme si elle tombait sur son siège,
+de l'entendre souffler comme si elle ne pouvait
+plus respirer, lui avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine,
+tu te fatigues trop sans doute à installer Jean!
+Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas pressé,
+le gaillard, puisqu'il est riche.</p>
+
+<p>Elle remuait la tête sans répondre.</p>
+
+<p>Sa pâleur, ce jour-là, devint si grande que
+Roland, de nouveau, la remarqua.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il, ça ne va pas du tout, ma
+pauvre vieille, il faut te soigner.</p>
+
+<p>Puis se tournant vers son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante,
+ta mère. L'as-tu examinée, au moins?</p>
+
+<p>Pierre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne m'étais pas aperçu qu'elle
+eût quelque chose.</p>
+
+<p>Alors Roland se fâcha:</p>
+
+<p>&mdash;Mais ça crève les yeux, nom d'un chien!
+A quoi ça te sert-il d'être docteur alors, si tu
+ne t'aperçois même pas que ta mère est indisposée?</p>
+
+<p>Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non,
+vrai, on pourrait crever, ce médecin-là ne s'en
+douterait pas!</p>
+
+<p>Mme Roland s'était mise à haleter, si blême
+que son mari s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle va se trouver mal.</p>
+
+<p>&mdash;Non ... non ... ce n'est rien ... ça va passer ...
+ce n'est rien.</p>
+
+<p>Pierre s'était approché, et la regardant fixement:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.</p>
+
+<p>Elle répétait, d'une voix basse, précipitée:</p>
+
+<p>&mdash;Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.</p>
+
+<p>Roland était parti chercher du vinaigre; il
+rentra, et tendant la bouteille à son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu
+tâté son coeur, au moins?</p>
+
+<p>Comme Pierre se penchait pour prendre son
+pouls, elle retira sa main d'un mouvement si
+brusque qu'elle heurta une chaise voisine.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi
+soigner puisque tu es malade.</p>
+
+<p>Alors elle souleva et lui tendit son bras.</p>
+
+<p>Elle avait la peau brûlante, les battements du
+sang tumultueux et saccadés. Il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;En effet, c'est assez sérieux. Il faudra prendre
+des calmants. Je vais te faire une ordonnance.</p>
+
+<p>Et comme il écrivait, courbé sur son papier,
+un bruit léger de soupirs pressés, de suffocation,
+de souffles courts et retenus, le fit se retourner
+soudain.</p>
+
+<p>Elle pleurait, les deux mains sur la face.</p>
+
+<p>Roland, éperdu, demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais
+qu'est-ce que tu as donc?</p>
+
+<p>Elle ne répondait pas et semblait déchirée
+par un chagrin horrible et profond.</p>
+
+<p>Son mari voulut prendre ses mains et les
+ôter de son visage. Elle résista, répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, non.</p>
+
+<p>Il se tourna vers son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais
+vue ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise
+de nerfs.</p>
+
+<p>Et il lui semblait que son coeur à lui se soulageait
+à la voir ainsi torturée, que cette douleur
+allégeait son ressentiment, diminuait la
+dette d'opprobre de sa mère. Il la contemplait
+comme un juge satisfait de sa besogne.</p>
+
+<p>Mais soudain elle se leva, se jeta vers la
+porte, d'un élan si brusque qu'on ne put ni le
+prévoir ni l'arrêter; et elle courut s'enfermer
+dans sa chambre.</p>
+
+<p>Roland et le docteur demeurèrent face à
+face.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu y comprends quelque
+chose? dit l'un.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit l'autre, cela vient d'un
+simple petit malaise nerveux qui se déclare
+souvent à l'âge de maman. Il est probable
+qu'elle aura encore beaucoup de crises comme
+celle-là.</p>
+
+<p>Elle en eut d'autres en effet, presque chaque
+jour, et que Pierre semblait provoquer d'une
+parole, comme s'il avait eu le secret de son
+mal étrange et inconnu. Il guettait sur sa
+figure les intermittences de repos, et, avec des
+ruses de tortionnaire, réveillait par un seul
+mot la douleur un instant calmée.</p>
+
+<p>Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait
+affreusement de ne plus l'aimer, de ne plus la
+respecter et de la torturer. Quand il avait bien
+avivé la plaie saignante, ouverte par lui dans
+ce coeur de femme et de mère, quand il sentait
+combien elle était misérable et désespérée,
+il s'en allait seul, par la ville, si tenaillé par
+les remords, si meurtri par la pitié, si désolé
+de l'avoir ainsi broyée sous son mépris de fils,
+qu'il avait envie de se jeter à la mer, de se
+noyer pour en finir.</p>
+
+<p>Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant!
+mais il ne le pouvait point, étant incapable
+d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas
+la faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non
+plus, souffrant toujours lui-même. Il rentrait
+aux heures des repas, plein de résolutions
+attendries, puis dès qu'il l'apercevait, dès
+qu'il voyait son oeil, autrefois si droit et si
+franc, et fuyant à présent, craintif, éperdu, il
+frappait malgré lui, ne pouvant garder la
+phrase perfide qui lui montait aux lèvres.</p>
+
+<p>L'infâme secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait
+contre elle. C'était un venin qu'il portait
+à présent dans les veines et qui lui donnait
+des envies de mordre à la façon d'un chien
+enragé.</p>
+
+<p>Rien ne le gênait plus pour la déchirer sans
+cesse, car Jean habitait maintenant presque
+tout à fait son nouvel appartement, et il revenait
+seulement pour dîner et pour coucher,
+chaque soir, dans sa famille.</p>
+
+<p>Il s'apercevait souvent des amertumes et
+des violences de son frère, qu'il attribuait à la
+jalousie. Il se promettait bien de le remettre
+à sa place, et de lui donner une leçon un jour
+ou l'autre, car la vie de famille devenait fort
+pénible à la suite de ces scènes continuelles.
+Mais comme il vivait à part maintenant, il
+souffrait moins de ces brutalités; et son amour
+de la tranquillité le poussait à la patience. La
+fortune, d'ailleurs, l'avait grisé, et sa pensée
+ne s'arrêtait plus guère qu'aux choses ayant
+pour lui un intérêt direct. Il arrivait, l'esprit
+plein de petits soucis nouveaux, préoccupé de
+la coupe d'une jaquette, de la forme d'un chapeau
+de feutre, de la grandeur convenable
+pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance
+de tous les détails de sa maison, de
+planches posées dans le placard de sa chambre
+pour serrer le linge, de portemanteaux installés
+dans le vestibule, de sonneries électriques
+disposées pour prévenir toute pénétration clandestine
+dans le logis.</p>
+
+<p>Il avait été décidé qu'à l'occasion de son
+installation, on ferait une partie de campagne
+à Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le
+thé, chez lui, après dîner. Roland voulait aller
+par mer, mais la distance et l'incertitude où
+l'on était d'arriver par cette voie, si le vent
+contraire soufflait, firent repousser son avis,
+et un break fut loué pour cette excursion.</p>
+
+<p>On partit vers dix heures afin d'arriver pour
+le déjeuner. La grand'route poudreuse se déployait
+à travers la campagne normande que
+les ondulations des plaines et les fermes entourées
+d'arbres font ressembler à un parc
+sans fin. Dans la voiture emportée au trot
+lent de deux gros chevaux, la famille Roland,
+Mme Rosémilly et le capitaine Beausire, se taisaient,
+assourdis par le bruit des roues, et fermaient
+les yeux dans un nuage de poussière.</p>
+
+<p>C'était l'époque des récoltes mûres. A côté
+des trèfles d'un vert sombre, et des betteraves
+d'un vert cru, les blés jaunes éclairaient la
+campagne d'une lueur dorée et blonde. Ils
+semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée
+sur eux. On commençait à moissonner
+par places, et dans les champs attaqués par les
+faux on voyait les hommes se balancer en promenant
+au ras du sol leur grande lame en
+forme d'aile.</p>
+
+<p>Après deux heures de marche, le break prit
+un chemin à gauche, passa près d'un moulin à
+vent qui tournait, mélancolique épave grise, à
+moitié pourrie et condamnée, dernier survivant
+des vieux moulins, puis il entra dans une jolie
+cour et s'arrêta devant une maison coquette,
+auberge célèbre dans le pays.</p>
+
+<p>La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine,
+s'en vint, souriante, sur sa porte, et tendit
+la main aux deux dames qui hésitaient devant
+le marchepied trop haut.</p>
+
+<p>Sous une tente, au bord de l'herbage ombragé
+de pommiers, des étrangers déjeunaient
+déjà, des Parisiens venus d'Étretat; et on entendait
+dans l'intérieur de la maison des voix,
+des rires et des bruits de vaisselle.</p>
+
+<p>On dut manger dans une chambre, toutes
+les salles étant pleines. Soudain Roland aperçut
+contre la muraille des filets à salicoques.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! cria-t-il, on pêche du bouquet
+ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit Beausire, c'est même l'endroit
+où on en prend le plus de toute la côte.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! si nous y allions après déjeuner?</p>
+
+<p>Il se trouvait justement que la marée était
+basse à trois heures; et on décida que tout le
+monde passerait l'après-midi dans les rochers,
+à chercher des salicoques.</p>
+
+<p>On mangea peu, pour éviter l'afflux de sang
+à la tête quand on aurait les pieds dans l'eau.
+On voulait d'ailleurs se réserver pour le dîner,
+qui fut commandé magnifique et qui devait
+être prêt dès six heures, quand on rentrerait.</p>
+
+<p>Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait
+acheter les engins spéciaux employés pour
+cette pêche, et qui ressemblent beaucoup à
+ceux dont on se sert pour attraper des papillons
+dans les prairies.</p>
+
+<p>On les nomme lanets. Ce sont de petites
+poches en filet attachées sur un cercle de bois,
+au bout d'un long bâton. Alphonsine, souriant
+toujours, les lui prêta. Puis elle aida les deux
+femmes à faire une toilette improvisée pour
+ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des
+jupes, de gros bas de laine et des espadrilles.
+Les hommes ôtèrent leurs chaussettes et achetèrent
+chez le cordonnier du lieu des savates et
+des sabots.</p>
+
+<p>Puis on se mit en route, le lanet sur l'épaule
+et la hotte sur le dos. Mme Rosémilly, dans ce
+costume, était tout à fait gentille, d'une gentillesse
+imprévue, paysanne et hardie.</p>
+
+<p>La jupe prêtée par Alphonsine, coquettement
+relevée et fermée par un point de couture
+afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans
+les roches, montrait la cheville et le bas du
+mollet, un ferme mollet de petite femme souple
+et forte. La taille était libre pour laisser aux
+mouvements leur aisance; et elle avait trouvé,
+pour se couvrir la tête, un immense chapeau
+de jardinier, en paille jaune, aux bords démesurés,
+à qui une branche de tamaris, tenant un
+côté retroussé, donnait un air mousquetaire et
+crâne.</p>
+
+<p>Jean, depuis son héritage, se demandait
+tous les jours s'il l'épouserait ou non. Chaque
+fois qu'il la revoyait, il se sentait décidé à en
+faire sa femme, puis, dès qu'il se trouvait seul,
+il songeait qu'en attendant on a le temps de
+réfléchir. Elle était moins riche que lui maintenant,
+car elle ne possédait qu'une douzaine
+de mille francs de revenu, mais en biens-fonds,
+en fermes et en terrains dans le Havre, sur les
+bassins; et cela, plus tard, pouvait valoir une
+grosse somme. La fortune était donc à peu
+près équivalente, et la jeune veuve assurément
+lui plaisait beaucoup.</p>
+
+<p>En la regardant marcher devant lui ce jour-là,
+il pensait: «Allons, il faut que je me décide.
+Certes, je ne trouverai pas mieux.»</p>
+
+<p>Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant
+du village vers la falaise; et la falaise,
+au bout de ce vallon, dominait la mer de quatre-vingts
+mètres. Dans l'encadrement des côtes
+vertes, s'abaissant à droite et à gauche, un
+grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous
+le soleil, apparaissait au loin, et une voile, à
+peine visible, avait l'air d'un insecte là-bas. Le
+ciel plein de lumière se mêlait tellement à l'eau
+qu'on ne distinguait point du tout où finissait
+l'un et où commençait l'autre; et les deux
+femmes, qui précédaient les trois hommes,
+dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles
+serrées dans leurs corsages.</p>
+
+<p>Jean, l'oeil allumé, regardait fuir devant lui la
+cheville mince, la jambe fine, la hanche souple
+et le grand chapeau provocant de Mme Rosémilly.
+Et cette fuite activait son désir, le poussait
+aux résolutions décisives que prennent
+brusquement les hésitants et les timides. L'air
+tiède, où se mêlait à l'odeur des côtes, des
+ajoncs, des trèfles et des herbes, la senteur marine
+des roches découvertes, l'animait encore
+en le grisant doucement, et il se décidait un
+peu plus à chaque pas, à chaque seconde, à
+chaque regard jeté sur la silhouette alerte de
+la jeune femme; il se décidait à ne plus hésiter,
+à lui dire qu'il l'aimait et qu'il désirait
+l'épouser. La pêche lui servirait, facilitant leur
+tête-à-tête; et ce serait en outre un joli cadre,
+un joli endroit pour parler d'amour, les pieds
+dans un bassin d'eau limpide, en regardant
+fuir sous les varechs les longues barbes des
+crevettes.</p>
+
+<p>Quand ils arrivèrent au bout du vallon, au
+bord de l'abîme, ils aperçurent un petit sentier
+qui descendait le long de la falaise, et sous eux,
+entre la mer et le pied de la montagne, à mi-côte
+à peu près, un surprenant chaos de rochers
+énormes, écroulés, renversés, entassés les uns
+sur les autres dans une espèce de plaine herbeuse
+et mouvementée qui courait à perte de
+vue vers le sud, formée par les éboulements
+anciens. Sur cette longue bande de broussailles
+et de gazon secouée, eût-on dit, par des sursauts
+de volcan, les rocs tombés semblaient
+les ruines d'une grande cité disparue qui regardait
+autrefois l'Océan, dominée elle-même
+par la muraille blanche et sans fin de la falaise.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est beau, dit en s'arrêtant Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Jean l'avait rejointe, et, le coeur ému, lui
+offrait la main pour descendre l'étroit escalier
+taillé dans la roche.</p>
+
+<p>Ils partirent en avant, tandis que Beausire,
+se raidissant sur ses courtes jambes, tendait
+son bras replié à Mme Roland étourdie par le
+vide.</p>
+
+<p>Roland et Pierre venaient les derniers, et
+le docteur dut traîner son père, tellement
+troublé par le vertige, qu'il se laissait glisser,
+de marche en marche, sur son derrière.</p>
+
+<p>Les jeunes gens, qui dévalaient en tête,
+allaient vite, et soudain ils aperçurent à côté
+d'un banc de bois qui marquait un repos vers
+le milieu de la valeuse, un filet d'eau claire
+jaillissant d'un petit trou de la falaise. Il se répandait
+d'abord en un bassin grand comme une
+cuvette qu'il s'était creusé lui-même, puis tombant
+en cascade haute de deux pieds à peine,
+il s'enfuyait à travers le sentier, où avait
+poussé un tapis de cresson, puis disparaissait
+dans les ronces et les herbes, à travers la plaine
+soulevée où s'entassaient les éboulements.
+&mdash;Oh! que j'ai soif, s'écria Mme Rosémilly.
+Mais comment boire? Elle essayait de recueillir
+dans le fond de sa main l'eau qui lui
+fuyait à travers les doigts. Jean eut une idée,
+mit une pierre dans le chemin; et elle s'agenouilla
+dessus afin de puiser à la source même
+avec ses lèvres qui se trouvaient ainsi à la
+même hauteur.</p>
+
+<p>Quand elle releva sa tête, couverte de gouttelettes
+brillantes semées par milliers sur la
+peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage,
+Jean penché vers elle murmura:
+&mdash;Comme vous êtes jolie!
+Elle répondit, sur le ton qu'on prend pour
+gronder un enfant:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous bien vous taire?
+C'étaient les premières paroles un peu galantes
+qu'ils échangeaient.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dit Jean fort troublé, sauvons-nous
+avant qu'on nous rejoigne.</p>
+
+<p>Il apercevait, en effet, tout près d'eux maintenant,
+le dos du capitaine Beausire qui descendait
+à reculons afin de soutenir par les
+deux mains Mme Roland, et, plus haut, plus
+loin, Roland se laissait toujours glisser, calé
+sur son fond de culotte en se traînant sur les
+pieds et sur les coudes avec une allure de
+tortue, tandis que Pierre le précédait en surveillant
+ses mouvements.</p>
+
+<p>Le sentier moins escarpé devenait une sorte
+de chemin en pente contournant les blocs
+énormes tombés autrefois de la montagne.
+Mme Rosémilly et Jean se mirent à courir et
+furent bientôt sur le galet. Ils le traversèrent
+pour gagner les roches. Elles s'étendaient en
+une longue et plate surface couverte d'herbes
+marines et où brillaient d'innombrables flaques
+d'eau. La mer basse était là-bas, très loin,
+derrière cette plaine gluante de varechs, d'un
+vert luisant et noir.</p>
+
+<p>Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du
+mollet et ses manches jusqu'au coude, afin de
+se mouiller sans crainte, puis il dit: «En
+avant!» et sauta avec résolution dans la première
+mare rencontrée.</p>
+
+<p>Plus prudente, bien que décidée aussi à entrer
+dans l'eau tout à l'heure, la jeune femme
+tournait autour de l'étroit, bassin, à pas craintifs,
+car elle glissait sur les plantes visqueuses.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous quelque chose? disait-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vois votre visage qui se reflète
+dans l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez
+pas une fameuse pêche.</p>
+
+<p>Il murmura d'une voix tendre:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! de toutes les pêches c'est encore
+celle que je préférerais faire.</p>
+
+<p>Elle riait:</p>
+
+<p>&mdash;Essayez donc, vous allez voir comme il
+passera à travers votre filet.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant ... si vous vouliez?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous voir prendre des salicoques ...
+et rien de plus ... pour le moment.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes méchante. Allons plus loin, il
+n'y a rien ici.</p>
+
+<p>Et il lui offrit la main pour marcher sur les
+rochers gras. Elle s'appuyait un peu craintive,
+et lui, tout à coup, se sentait envahi par l'amour,
+soulevé de désirs, affamé d'elle, comme
+si le mal qui germait en lui avait attendu ce
+jour-là pour éclore.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent bientôt auprès d'une crevasse
+plus profonde, où flottaient sous l'eau frémissante
+et coulant vers la mer lointaine par une
+fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement
+colorées, des chevelures roses et
+vertes, qui semblaient nager.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse,
+une très grosse là-bas!</p>
+
+<p>Il l'aperçut à son tour, et descendit dans le
+trou résolument, bien qu'il se mouillât jusqu'à
+la ceinture.</p>
+
+<p>Mais la bête remuant ses longues moustaches
+reculait doucement devant le filet. Jean la
+poussait vers les varechs, sûr de l'y prendre.
+Quand elle se sentit bloquée, elle glissa d'un
+brusque élan par-dessus le lanet, traversa la
+mare et disparut.</p>
+
+<p>La jeune femme qui regardait, toute palpitante,
+cette chasse, ne put retenir ce cri:
+&mdash;Oh! maladroit.</p>
+
+<p>Il fut vexé, et d'un mouvement irréfléchi
+traîna son filet dans un fond plein d'herbes. En
+le ramenant à la surface de l'eau, il vit dedans
+trois grosses salicoques transparentes, cueillies
+à l'aveuglette dans leur cachette invisible.</p>
+
+<p>Il les présenta, triomphant, à Mme Rosémilly
+qui n'osait point les prendre, par peur de la
+pointe aiguë et dentelée dont leur tête fine est
+armée.</p>
+
+<p>Elle s'y décida pourtant, et pinçant entre
+deux doigts le bout effilé de leur barbe, elle
+les mit, l'une après l'autre, dans sa hotte, avec
+un peu de varech qui les conserverait vivantes.
+Puis ayant trouvé une flaque d'eau moins
+creuse, elle y entra, à pas hésitants, un peu
+suffoquée par le froid qui lui saisissait les
+pieds, et elle se mit à pêcher elle-même. Elle
+était adroite et rusée, ayant la main souple
+et le flair de chasseur qu'il fallait. Presque à
+chaque coup, elle ramenait des bêtes trompées
+et surprises par la lenteur ingénieuse de sa
+poursuite.</p>
+
+<p>Jean maintenant ne trouvait rien, mais il
+la suivait pas à pas, la frôlait, se penchait sur
+elle, simulait un grand désespoir de sa maladresse,
+voulait apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!</p>
+
+<p>Puis, comme leurs deux visages se reflétaient,
+l'un contre l'autre, dans l'eau si claire
+dont les plantes noires du fond faisaient une
+glace limpide, Jean souriait à cette tête voisine
+qui le regardait d'en bas, et parfois, du
+bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait
+tomber dessus.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que vous êtes ennuyeux, disait la
+jeune femme; mon cher, il ne faut jamais faire
+deux choses à la fois.</p>
+
+<p>Il répondit:</p>
+
+
+<p>&mdash;Je n'en fais qu'une. Je vous aime.</p>
+
+<p>Elle se redressa, et d'un ton sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis
+dix minutes, avez-vous perdu la tête?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je n'ai pas perdu la tête. Je vous
+aime, et j'ose, enfin, vous le dire.</p>
+
+<p>Ils étaient debout maintenant dans la mare
+salée qui les mouillait jusqu'aux mollets, et
+les mains ruisselantes appuyées sur leurs
+filets, ils se regardaient au fond des yeux.</p>
+
+<p>Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarié:</p>
+
+<p>&mdash;Que vous êtes malavisé de me parler de
+ça en ce moment. Ne pouviez-vous attendre
+un autre jour et ne pas me gâter ma pêche?</p>
+
+<p>Il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, mais je ne pouvais plus me
+taire. Je vous aime depuis longtemps. Aujourd'hui
+vous m'avez grisé à me faire perdre
+la raison.</p>
+
+<p>Alors, tout à coup, elle sembla en prendre
+son parti, se résigner à parler d'affaires et à
+renoncer aux plaisirs.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle,
+nous pourrons causer tranquillement.</p>
+
+<p>Ils grimpèrent sur le roc un peu haut, et
+lorsqu'ils y furent installés côte à côte, les
+pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ami, vous n'êtes plus un enfant
+et je ne suis pas une jeune fille. Nous
+savons fort bien l'un et l'autre de quoi il
+s'agit, et nous pouvons peser toutes les conséquences
+de nos actes. Si vous vous décidez
+aujourd'hui à me déclarer votre amour, je
+suppose naturellement que vous désirez m'épouser.</p>
+
+<p>Il ne s'attendait guère à cet exposé net de la
+situation, et il répondit niaisement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui.</p>
+
+<p>&mdash;En avez-vous parlé à votre père et à
+votre mère?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.</p>
+
+<p>Elle lui tendit sa main encore mouillée, et
+comme il y mettait la sienne avec élan:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois
+bon et loyal. Mais n'oubliez point, que je ne
+voudrais pas déplaire à vos parents.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pensez-vous que ma mère n'a rien
+prévu et qu'elle vous aimerait comme elle
+vous aime si elle ne désirait pas un mariage
+entre nous?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, je suis un peu troublée.</p>
+
+<p>Ils se turent. Et il s'étonnait, lui, au contraire,
+qu'elle fût si peu troublée, si raisonnable.
+Il s'attendait à des gentillesses galantes,
+à des refus qui disent oui, à toute une coquette
+comédie d'amour mêlée à la pêche, dans le
+clapotement de l'eau! Et c'était fini, il se sentait
+lié, marié, en vingt paroles. Ils n'avaient
+plus rien à se dire puisqu'ils étaient d'accord,
+et ils demeuraient maintenant un peu embarrassés
+tous deux de ce qui s'était passé, si
+vite, entre eux, un peu confus même, n'osant
+plus parler, n'osant plus pêcher, ne sachant
+que faire.</p>
+
+<p>La voix de Roland les sauva:</p>
+
+<p>&mdash;Par ici, par ici, les enfants. Venez voir
+Beausire. Il vide la mer, ce gaillard-là.</p>
+
+<p>Le capitaine, en effet, faisait une pêche
+merveilleuse. Mouillé jusqu'aux reins, il allait
+de mare en mare, reconnaissant d'un seul
+coup d'oeil les meilleures places, et fouillant,
+d'un mouvement lent et sûr de son lanet,
+toutes les cavités cachées sous les varechs.</p>
+
+<p>Et les belles salicoques transparentes, d'un
+blond gris, frétillaient au fond de sa main
+quand il les prenait d'un geste sec pour les
+jeter dans sa hotte.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly surprise, ravie, ne le quitta
+plus, l'imitant de son mieux, oubliant presque
+sa promesse et Jean qui suivait, rêveur, pour
+se donner tout entière à cette joie enfantine
+de ramasser des bêtes sous les herbes flottantes.</p>
+
+<p>Roland s'écria tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.</p>
+
+<p>Elle était restée d'abord seule avec Pierre
+sur la plage, car ils n'avaient envie ni l'un ni
+l'autre de s'amuser à courir dans les roches et
+à barboter dans les flaques; et pourtant ils
+hésitaient à demeurer ensemble. Elle avait
+peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de
+lui-même, peur de sa cruauté qu'il ne maîtrisait
+point.</p>
+
+<p>Ils s'assirent donc, l'un près de l'autre, sur
+le galet.</p>
+
+<p>Et tous deux, sous la chaleur du soleil
+calmée par l'air marin, devant le vaste et doux
+horizon d'eau bleue moirée d'argent, pensaient
+en même temps: «Comme il aurait fait bon
+ici, autrefois.»</p>
+
+<p>Elle n'osait point parler à Pierre, sachant
+bien qu'il répondrait une dureté; et il n'osait
+pas parler à sa mère sachant aussi que,
+malgré lui, il le ferait avec violence.</p>
+
+<p>Du bout de sa canne il tourmentait les
+galets ronds, les remuait et les battait. Elle,
+les yeux vagues, avait pris entre ses doigts
+trois ou quatre petits cailloux qu'elle faisait
+passer d'une main dans l'autre, d'un geste
+lent et machinal. Puis son regard indécis, qui
+errait devant elle, aperçut, au milieu des
+varechs, son fils Jean qui péchait avec Mme Rosémilly.
+Alors elle les suivit, épiant leurs
+mouvements, comprenant confusément, avec
+son instinct de mère, qu'ils ne causaient point
+comme tous les jours. Elle les vit se pencher
+côte à côte quand ils se regardaient dans l'eau,
+demeurer debout face à face quand ils interrogeaient
+leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir
+sur le rocher pour s'engager l'un envers
+l'autre.</p>
+
+<p>Leurs silhouettes se détachaient bien nettes,
+semblaient seules au milieu de l'horizon, prenaient
+dans ce large espace de ciel, de mer,
+de falaises, quelque chose de grand et de symbolique.</p>
+
+<p>Pierre aussi les regardait, et un rire sec
+sortit brusquement de ses lèvres.</p>
+
+<p>Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as donc?</p>
+
+<p>Il ricanait toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'instruis. J'apprends comment on se
+prépare à être cocu.</p>
+
+<p>Elle eut un sursaut de colère, de révolte,
+choquée du mot, exaspérée de ce qu'elle
+croyait comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Pour qui dis-tu ça?</p>
+
+<p>&mdash;Pour Jean, parbleu! C'est très comique
+de les voir ainsi!</p>
+
+<p>Elle murmura, d'une voix basse, tremblante
+d'émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme
+est la droiture même. Ton frère ne pourrait
+trouver mieux.</p>
+
+<p>Il se mit à rire tout à fait, d'un rive voulu et
+saccadé:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! ah! La droiture même! Toutes
+les femmes sont la droiture même ... et tous
+leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!</p>
+
+<p>Sans répondre elle se leva, descendit vivement
+la pente de galets, et, au risque de glisser,
+de tomber dans les trous cachés sous les
+herbes, de se casser la jambe ou le bras, elle
+s'en alla, courant presque, marchant à travers
+les mares, sans voir, tout droit devant elle,
+vers son autre fils.</p>
+
+<p>En la voyant approcher, Jean lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? maman, tu te décides?</p>
+
+<p>Sans répondre elle lui saisit le bras comme
+pour lui dire: «Sauve-moi, défends-moi.»</p>
+
+<p>Il vit son trouble et, très surpris:</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es pâle! Qu'est-ce que tu as?</p>
+
+<p>Elle balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces
+roches.</p>
+
+<p>Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant
+la pêche pour qu'elle y prît intérêt. Mais
+comme elle ne l'écoutait guère, et comme il
+éprouvait un besoin violent de se confier à
+quelqu'un, il l'entraîna plus loin et, à voix
+basse:</p>
+
+<p>&mdash;Devine ce que j'ai fait?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... mais ... je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Devine.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne ... je ne sais pas</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, j'ai dit à Mme Rosémilly que je
+désirais l'épouser.</p>
+
+<p>Elle ne répondit rien, ayant la tête bourdonnante,
+l'esprit en détresse au point de
+ne plus comprendre qu'à peine. Elle répéta:</p>
+
+<p>&mdash;L'épouser</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... charmante ... tu as bien fait.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu m'approuves?</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... je t'approuve.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu dis ça drôlement. On croirait
+que ... que ... tu n'es pas contente.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui ... je suis ... contente.</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai.</p>
+
+<p>Et pour le lui prouver, elle le saisit à pleins
+bras et l'embrassa à plein visage, par grands
+baisers de mère.</p>
+
+<p>Puis, quand elle se fut essuyé les yeux, où
+des larmes étaient venues, elle aperçut là-bas
+sur la plage un corps étendu sur le ventre,
+comme un cadavre, la figure dans le galet:
+c'était l'autre, Pierre, qui songeait, désespéré.</p>
+
+<p>Alors elle emmena son petit Jean plus loin
+encore, tout près du flot, et ils parlèrent longtemps
+de ce mariage où se rattachait son
+coeur.</p>
+
+<p>La mer montant les chassa vers les pêcheurs
+qu'ils rejoignirent, puis tout le monde regagna
+la côte. On réveilla Pierre qui feignait de
+dormir; et le dîner fut très long, arrosé de
+beaucoup de vins.</p><br><br>
+
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<p>Dans le break, en revenant, tous les hommes,
+hormis Jean, sommeillèrent. Beausire et
+Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes,
+sur une épaule voisine qui les repoussait d'une
+secousse. Ils se redressaient alors, cessaient de
+ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient:
+«Bien beau temps,» et retombaient, presque
+aussitôt, de l'autre côté.</p>
+
+<p>Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement
+était si profond qu'ils eurent beaucoup
+de peine à le secouer, et Beausire refusa
+même de monter chez Jean où le thé les attendait.
+On dut le déposer devant sa porte.</p>
+
+<p>Le jeune avocat, pour la première fois, allait
+coucher dans son logis nouveau; et une grande
+joie, un peu puérile, l'avait saisi tout à coup
+de montrer, justement ce soir-là, à sa fiancée
+l'appartement qu'elle habiterait bientôt.</p>
+
+<p>La bonne était partie, Mme Roland ayant
+déclaré qu'elle ferait chauffer l'eau et servirait
+elle-même, car elle n'aimait pas laisser veiller
+les domestiques, par crainte du feu.</p>
+
+<p>Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers,
+n'était encore entré, afin que la surprise
+fût complète quand on verrait combien
+c'était joli.</p>
+
+<p>Dans le vestibule Jean pria qu'on attendît.
+Il voulait allumer les bougies et les lampes, et
+il laissa dans l'obscurité Mme Rosémilly, son
+père et son frère, puis il cria: «Arrivez!» en
+ouvrant toute grande la porte à deux battants.</p>
+
+<p>La galerie vitrée, éclairée par un lustre et
+des verres de couleur cachés dans les palmiers,
+les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait
+d'abord pareille à un décor de théâtre. Il y eut
+une seconde d'étonnement. Roland, émerveillé
+de ce luxe, murmura: «Nom d'un
+chien,» saisi par l'envie de battre des mains
+comme devant les apothéoses.</p>
+
+<p>Puis on pénétra dans le premier salon,
+petit, tendu avec une étoffe vieil or, pareille à
+celle des sièges. Le grand salon de consultation
+très simple, d'un rouge saumon pâle,
+avait grand air.</p>
+
+<p>Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau
+chargé de livres, et d'une voix grave, un
+peu forcée:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Madame, les textes de loi sont formels
+et me donnent, avec l'assentiment que je
+vous avais annoncé, l'absolue certitude qu'avant
+trois mois l'affaire dont nous nous sommes
+entretenus recevra une heureuse solution.</p>
+
+<p>Il regardait Mme Rosémilly qui se mit à sourire
+en regardant Mme Roland; et Mme Roland,
+lui prenant la main, la serra.</p>
+
+<p>Jean, radieux, fit une gambade de collégien
+et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Hein, comme la voix porte bien. Il serait
+excellent pour plaider, ce salon.</p>
+
+<p>Il se mit à déclamer:</p>
+
+<p>&mdash;Si l'humanité seule, si ce sentiment de
+bienveillance naturelle que nous éprouvons
+pour toute souffrance devait être le mobile de
+l'acquittement que nous sollicitons de vous,
+nous ferions appel à votre pitié, messieurs les
+jurés, à votre coeur de père et d'homme; mais
+nous avons pour nous le droit, et c'est la
+seule question du droit que nous allons soulever
+devant vous ...</p>
+
+<p>Pierre regardait ce logis qui aurait pu être
+le sien, et il s'irritait des gamineries de son
+frère, le jugeant, décidément, trop niais et
+pauvre d'esprit.</p>
+
+<p>Mme Roland ouvrit une porte à droite.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la chambre à coucher, dit-elle.</p>
+
+<p>Elle avait mis à la parer tout son amour de
+mère. La tenture était en cretonne de Rouen
+qui imitait la vieille toile normande. Un dessin
+Louis XV&mdash;une bergère dans un médaillon
+que fermaient les becs unis de deux colombes
+&mdash;donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux
+fauteuils un air galant et champêtre tout à fait
+gentil.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est charmant, dit Mme Rosémilly,
+devenue un peu sérieuse, en entrant dans cette
+pièce.</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous plaît? demanda Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Enormément.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez comme ça me fait plaisir.</p>
+
+<p>Ils se regardèrent une seconde, avec beaucoup
+de tendresse confiante au fond des yeux.</p>
+
+<p>Elle était gênée un peu cependant, un peu
+confuse dans cette chambre à coucher qui serait
+sa chambre nuptiale. Elle avait remarqué,
+en entrant, que la couche était très large, une
+vraie couche de ménage, choisie par Mme Roland
+qui avait prévu sans doute et désiré le
+prochain mariage de son fils; et cette précaution
+de mère lui faisait plaisir cependant, semblait
+lui dire qu'on l'attendait dans la famille.</p>
+
+<p>Puis quand on fut rentré dans le salon,
+Jean ouvrit brusquement la porte de gauche
+et on aperçut la salle à manger ronde, percée
+de trois fenêtres, et décorée en lanterne japonaise.
+La mère et le fils avaient mis là toute la
+fantaisie dont ils étaient capables. Cette pièce
+à meubles de bambou, à magots, à potiches,
+à soieries pailletées d'or, à stores transparents
+où des perles de verre semblaient des gouttes
+d'eau, à éventails cloués aux murs pour maintenir
+les étoffes, avec ses écrans, ses sabres,
+ses masques, ses grues faites en plumes véritables,
+tous ses menus bibelots de porcelaine,
+de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et de
+bronze, avait l'aspect prétentieux et maniéré
+que donnent les mains inhabiles et les yeux
+ignorants aux choses qui exigent le plus de
+tact, de goût et d'éducation artiste. Ce fut celle
+cependant qu'on admira le plus. Pierre seul fit
+des réserves avec une ironie un peu amère
+dont son frère se sentit blessé.</p>
+
+<p>Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides,
+et les gâteaux s'élevaient en monuments.</p>
+
+<p>On n'avait guère faim; on suça les fruits et
+on grignota les pâtisseries plutôt qu'on ne les
+mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosémilly
+demanda la permission de se retirer.</p>
+
+<p>Il fut décidé que le père Roland l'accompagnerait
+à sa porte et partirait immédiatement
+avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence
+de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mère
+sur le logis afin que son fils ne manquât de
+rien.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il revenir te chercher? demanda
+Roland.</p>
+
+<p>Elle hésita, puis répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon gros, couche-toi. Pierre me
+ramènera.</p>
+
+<p>Dès qu'ils furent partis, elle souffla les bougies,
+serra les gâteaux, le sucre et les liqueurs
+dans un meuble dont la clef fut remise à Jean;
+puis elle passa dans la chambre à coucher,
+entr'ouvrit le lit, regarda si la carafe était remplie
+d'eau fraîche et la fenêtre bien fermée.</p>
+
+<p>Pierre et Jean étaient demeurés dans le petit
+salon, celui-ci encore froissé de la critique
+faite sur son goût, et celui-là de plus en plus
+agacé de voir son frère dans ce logis.</p>
+
+<p>Ils fumaient assis tous les deux, sans se
+parler. Pierre tout à coup se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien
+vanné ce soir, les excursions ne lui réussissent
+pas.</p>
+
+<p>Jean se sentit soulevé soudain par une de
+ces promptes et furieuses colères de débonnaires
+blessés au coeur.</p>
+
+<p>Le souffle lui manquait tant son émotion
+était vive, et il balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Je te défends désormais de dire «la
+veuve» quand tu parleras de Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Pierre se tourna vers lui, hautain:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que tu me donnes des ordres.
+Deviens-tu fou, par hasard?</p>
+
+<p>Jean aussitôt s'était dressé:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez
+de tes manières envers moi.</p>
+
+<p>Pierre ricana:</p>
+
+<p>&mdash;Envers toi? Est-ce que tu fais partie de
+Mme Rosémilly?</p>
+
+<p>&mdash;Sache que Mme Rosémilly va devenir ma
+femme.</p>
+
+<p>L'autre rit plus fort:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! très bien. Je comprends maintenant
+pourquoi je ne devrai plus l'appeler «la
+veuve». Mais tu as pris une drôle de manière
+pour m'annoncer ton mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Je te défends de plaisanter ... tu entends ...
+je te le défends.</p>
+
+<p>Jean s'était approché, pâle, la voix tremblante,
+exaspéré de cette ironie poursuivant
+la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.</p>
+
+<p>Mais Pierre soudain devint aussi furieux.
+Tout ce qui s'amassait eu lui de colères impuissantes,
+de rancunes écrasées, de révoltes
+domptées depuis quelque temps et de désespoir
+silencieux, lui montant à la tête, l'étourdit
+comme un coup de sang.</p>
+
+<p>&mdash;Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne
+de te taire, tu entends, je te l'ordonne.</p>
+
+<p>Jean, surpris de cette violence, se tut quelques
+secondes, cherchant, dans ce trouble
+d'esprit où nous jette la fureur, la chose, la
+phrase, le mot, qui pourrait blesser son frère
+jusqu'au coeur.</p>
+
+<p>Il reprit, en s'efforçant de se maîtriser pour
+bien frapper, de ralentir sa parole pour la rendre
+plus aiguë:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà longtemps que je te sais jaloux de
+moi, depuis le jour où tu as commencé à dire
+«la veuve» parce que tu as compris que cela
+me faisait mal.</p>
+
+<p>Pierre poussa un de ces rires stridents et
+méprisants qui lui étaient familiers:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ...
+moi? ... moi? ... moi? ... et de quoi? ... de quoi,
+mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...</p>
+
+<p>Mais Jean sentit bien qu'il avait touché la
+plaie de cette âme.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis
+l'enfance; et tu es devenu furieux quand
+tu as vu que cette femme me préférait et qu'elle
+ne voulait pas de toi.</p>
+
+<p>Pierre bégayait, exaspéré de cette supposition:</p>
+
+<p>&mdash;Moi ... moi... jaloux de toi? à cause de
+cette cruche, de cette dinde, de cette oie
+grasse? ...</p>
+
+<p>Jean qui voyait porter ses coups reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et le jour où tu as essayé de ramer plus
+fort que moi, dans la <i>Perle</i>? Et tout ce que tu
+dis devant elle pour te faire valoir? Mais tu
+crèves de jalousie! Et quand cette fortune
+m'est arrivée, tu es devenu enragé, et tu m'as
+détesté, et tu l'as montré de toutes les manières,
+et tu as fait souffrir tout le monde, et tu
+n'es pas une heure sans cracher la bile qui
+t'étouffe.</p>
+
+<p>Pierre ferma ses poings de fureur avec une
+envie irrésistible de sauter sur son frère et de
+le prendre à la gorge:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de
+cette fortune.</p>
+
+<p>Jean s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu
+ne dis pas un mot à mon père, à ma mère ou
+à moi, où elle n'éclate. Tu feins de me mépriser
+parce que tu es jaloux! tu cherches querelle
+à tout le monde parce que tu es jaloux.
+Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens
+plus, tu es devenu venimeux, tu tortures
+notre mère comme si c'était sa faute! ...</p>
+
+<p>Pierre avait reculé jusqu'à la cheminée, la
+bouche entr'ouverte, l'oeil dilaté, en proie à
+une de ces folies de rage qui font commettre
+des crimes.</p>
+
+<p>Il répéta d'une voix plus basse, mais haletante:</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, tais-toi donc!</p>
+
+<p>&mdash;Non. Voilà longtemps que je voulais te
+dire ma pensée entière; tu m'en donnes l'occasion,
+tant pis pour toi. J'aime une femme!
+Tu le sais et tu la railles devant moi, tu me
+pousses à bout; tant pis pour toi. Mais je casserai
+tes dents de vipère, moi! Je te forcerai à
+me respecter.</p>
+
+<p>&mdash;Te respecter, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Te respecter ... toi ... qui nous as tous
+déshonorés, par ta cupidité!</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis? Répète ... répète? ...</p>
+
+<p>&mdash;Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un
+homme quand on passe pour le fils d'un autre.</p>
+
+<p>Jean demeurait immobile, ne comprenant
+pas, effaré devant l'insinuation qu'il pressentait:</p>
+
+<p>&mdash;Comment? Tu dis ... répète encore?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis ce que tout le monde chuchote, ce
+que tout le monde colporte, que tu es le fils de
+l'homme qui t'a laissé sa fortune. Eh bien! un
+garçon propre n'accepte pas l'argent qui déshonore
+sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ...
+Toi ... c'est toi ... toi ... qui prononces
+cette infamie?</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc
+point que j'en crève de chagrin depuis un mois,
+que je passe mes nuits sans dormir et mes
+jours à me cacher comme une bête, que je ne
+sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce
+que je deviendrai tant je souffre, tant je suis
+affolé de honte et de douleur, car j'ai deviné
+d'abord et je sais maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la
+chambre à côté! Songe qu'elle peut nous entendre ...
+qu'elle nous entend ...</p>
+
+<p>Mais il fallait qu'il vidât son coeur! et il dit
+tout, ses soupçons, ses raisonnements, ses
+luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait
+encore une fois disparu.</p>
+
+<p>Il parlait par phrases courtes, hachées, presque
+sans suite, des phrases d'halluciné.</p>
+
+<p>Il semblait maintenant avoir oublié Jean et
+sa mère dans la pièce voisine. Il parlait comme
+si personne ne l'écoutait, parce qu'il devait
+parler, parce qu'il avait trop souffert, trop
+comprimé et refermé sa plaie. Elle avait grossi
+comme une tumeur, et cette tumeur venait de
+crever, éclaboussant tout le monde. Il s'était
+mis à marcher comme il faisait presque toujours;
+et les yeux fixes devant lui, gesticulant,
+dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots
+dans la gorge, des retours de haine contre
+lui-même, il parlait comme s'il eût confessé
+sa misère et la misère des siens, comme s'il
+eût jeté sa peine à l'air invisible et sourd où
+s'envolaient ses paroles.</p>
+
+<p>Jean éperdu, et presque convaincu soudain
+par l'énergie aveugle de son frère, s'était
+adossé contre la porte derrière laquelle il
+devinait que leur mère les avait entendus.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer
+par le salon. Elle n'était point revenue; donc
+elle n'avait pas osé.</p>
+
+<p>Pierre tout à coup frappant du pied, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ça!</p>
+
+<p>Et il s'enfuit, nu-tête, dans l'escalier.</p>
+
+<p>Le bruit de la grande porte de la rue, retombant
+avec fracas, réveilla Jean de la torpeur
+profonde où il était tombé. Quelques
+secondes s'étaient écoulées, plus longues que
+des heures, et son âme s'était engourdie dans
+un hébétement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui
+faudrait penser tout à l'heure, et agir, mais il
+attendait, ne voulant même plus comprendre,
+savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par
+lâcheté. Il était de la race des temporiseurs
+qui remettent toujours au lendemain; et quand
+il lui fallait, sur-le-champ, prendre une résolution,
+il cherchait encore, par instinct, à
+gagner quelques moments.</p>
+
+<p>Mais le silence profond qui l'entourait maintenant,
+après les vociférations de Pierre, ce
+silence subit des murs, des meubles, avec cette
+lumière vive des six bougies et des deux lampes,
+l'effraya si fort tout à coup qu'il eut envie
+de se sauver aussi.</p>
+
+<p>Alors il secoua sa pensée, il secoua son coeur,
+et il essaya de réfléchir.</p>
+
+<p>Jamais il n'avait rencontré une difficulté
+dans sa vie. Il est des hommes qui se laissent
+aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses
+classes avec soin, pour n'être pas puni, et terminé
+ses études de droit avec régularité parce
+que son existence était calme. Toutes les choses
+du monde lui paraissaient naturelles sans
+éveiller autrement son attention. Il aimait
+l'ordre, la sagesse, le repos par tempérament,
+n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait,
+devant cette catastrophe, comme un
+homme qui tombe à l'eau sans avoir jamais
+nagé.</p>
+
+<p>Il essaya de douter d'abord. Son frère avait
+menti par haine, et par jalousie?</p>
+
+<p>Et pourtant, comment aurait-il été assez
+misérable pour dire de leur mère une chose
+pareille s'il n'avait pas été lui-même égaré par
+le désespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille,
+dans le regard, dans les nerfs, jusque dans le
+fond de la chair, certaines paroles, certains cris
+de souffrance, des intonations et des gestes
+de Pierre, si douloureux qu'ils étaient irrésistibles,
+aussi irrécusables que la certitude.</p>
+
+<p>Il demeurait trop écrasé pour faire un mouvement
+ou pour avoir une volonté. Sa détresse
+devenait intolérable; et il sentait que, derrière
+la porte, sa mère était là qui avait tout entendu
+et qui attendait.</p>
+
+<p>Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas
+un frisson, pas un souffle, pas un soupir ne
+révélait la présence d'un être derrière cette
+planche. Se serait-elle sauvée? Mais par où?
+Si elle s'était sauvée ... elle avait donc sauté
+de la fenêtre dans la rue!</p>
+
+<p>Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt
+et si dominateur qu'il enfonça plutôt qu'il
+n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.</p>
+
+<p>Elle semblait vide. Une seule bougie l'éclairait,
+posée sur la commode.</p>
+
+<p>Jean s'élança vers la fenêtre, elle était fermée,
+avec les volets clos. Il se retourna, fouillant
+les coins noirs de son regard anxieux, et il
+s'aperçut que les rideaux du lit avaient été tirés.
+Il y courut et les ouvrit. Sa mère était étendue
+sur sa couche, la figure enfouie dans l'oreiller
+qu'elle avait ramené de ses deux mains crispées
+sur sa tête, pour ne plus entendre.</p>
+
+<p>Il la crut d'abord étouffée. Puis, l'ayant saisie
+par les épaules, il la retourna sans qu'elle
+lâchât l'oreiller qui lui cachait le visage et
+qu'elle mordait pour ne pas crier.</p>
+
+<p>Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras
+crispés, lui communiqua la secousse de son
+indicible torture. L'énergie et la force dont
+elle retenait avec ses doigts et avec ses dents
+la toile gonflée de plumes, sur sa bouche, sur
+ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vît
+point et ne lui parlât pas, lui fit deviner, par
+la commotion qu'il reçut, jusqu'à quel point
+on peut souffrir. Et son coeur, son simple coeur,
+fut déchiré de pitié. Il n'était pas un juge, lui,
+même un juge miséricordieux, il était un
+homme plein de faiblesse et un fils plein de
+tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre
+lui avait dit, il ne raisonna pas et ne discuta
+point, il toucha seulement de ses deux
+mains le corps inerte de sa mère, et ne pouvant
+arracher l'oreiller de sa figure, il cria, en baisant
+sa robe:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!</p>
+
+<p>Elle aurait semblé morte si tous ses membres
+n'eussent été parcourus d'un frémissement
+presque insensible, d'une vibration de corde
+tendue. Il répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, maman, écoute-moi. Ça n'est pas
+vrai. Je sais bien que ça n'est pas vrai.</p>
+
+<p>Elle eut un spasme, une suffocation, puis
+tout à coup elle sanglota dans l'oreiller. Alors
+tous ses nerfs se détendirent, ses muscles raidis
+s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant
+lâchèrent la toile; et il lui découvrit la
+face.</p>
+
+<p>Elle était toute pâle, toute blanche, et de ses
+paupières fermées on voyait couler des gouttes
+d'eau. L'ayant enlacée par le cou, il lui baisa
+les yeux, lentement, par grands baisers désolés
+qui se mouillaient à ses larmes, et il disait
+toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, ma chère maman, je sais bien
+que ça n'est pas vrai. Ne pleure pas, je le sais!
+Ça n'est pas vrai!</p>
+
+<p>Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec
+un de ces efforts de courage qu'il faut, en certains
+cas, pour se tuer, elle lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est vrai, mon enfant.</p>
+
+<p>Et ils restèrent sans paroles, l'un devant
+l'autre. Pendant quelques instants encore elle
+suffoqua, tendant la gorge, en renversant la
+tête pour respirer, puis elle se vainquit de
+nouveau et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir?
+C'est vrai. Tu ne me croirais pas, si je mentais.</p>
+
+<p>Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur,
+il tomba à genoux près du lit en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, maman, tais-toi.</p>
+
+<p>Elle s'était levée, avec une résolution et
+une énergie effrayantes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai plus rien à te dire, mon enfant,
+adieu.</p>
+
+<p>Et elle marcha vers la porte.</p>
+
+<p>Il la saisit à pleins bras, criant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu fais, maman, où vas-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai
+plus rien à faire ... puisque je suis toute seule.</p>
+
+<p>Elle se débattait pour s'échapper. La retenant,
+il ne trouvait qu'un mot à lui répéter:</p>
+
+<p>&mdash;Maman ... maman ... maman...</p>
+
+<p>Et elle disait dans ses efforts pour rompre
+cette étreinte:</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, je ne suis plus la
+mère maintenant, je ne suis plus rien pour toi,
+pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as
+plus ni père ni mère, mon pauvre enfant ...
+adieu.</p>
+
+<p>Il comprit brusquement que s'il la laissait
+partir il ne la reverrait jamais, et, l'enlevant, il
+la porta sur un fauteuil, l'assit de force, puis
+s'agenouillant et formant une chaîne de ses
+bras:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi
+je t'aime, et je te garde. Je te garde toujours,
+tu es à moi.</p>
+
+<p>Elle murmura d'une voix accablée:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon pauvre garçon, ça n'est plus
+possible. Ce soir tu pleures, et demain tu me
+jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas
+non plus.</p>
+
+<p>Il répondit avec un si grand élan de si sincère
+amour:&mdash;Oh! moi? moi? Comme tu me
+connais peu!&mdash;qu'elle poussa un cri, lui prit
+la tête par les cheveux, à pleines mains, l'attira
+avec violence et le baisa éperdument à
+travers la figure.</p>
+
+<p>Puis elle demeura immobile, la joue contre
+la joue de son fils, sentant, à travers sa barbe,
+la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas,
+dans l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais
+pas demain. Tu le crois et tu te trompes.
+Tu m'as pardonné ce soir, et ce pardon-là m'a
+sauvé la vie; mais il ne faut plus que tu me
+voies.</p>
+
+<p>Il répéta, en l'étreignant:</p>
+
+<p>&mdash;Maman, ne dis pas ça!</p>
+
+<p>&mdash;Si, mon petit, il faut que je m'en aille.</p>
+
+<p>Je ne sais pas où, ni comment je m'y prendrai,
+ni ce que je dirai, mais il le faut. Je n'oserais
+plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?</p>
+
+<p>Alors, à son tour, il lui dit, tout bas, dans
+l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Ma petite mère, tu resteras, parce je le
+veux, parce que j'ai besoin de toi. Et tu vas me
+jurer de m'obéir, tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le
+faut.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant, c'est impossible. Ce
+serait nous condamner tous à l'enfer. Je sais
+ce que c'est, moi, que ce supplice-là, depuis
+un mois. Tu es attendri, mais quand ce sera
+passé, quand tu me regarderas comme me
+regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que
+je t'ai dit! ... Oh! ... mon petit Jean, songe ...
+songe que je suis ta mère! ...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas que tu me quittes, maman.
+Je n'ai que toi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons
+plus nous voir sans rougir tous les deux,
+sans que je me sente mourir de honte et sans
+que tes yeux fassent baisser les miens.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas vrai, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris,
+va, toutes les luttes de ton pauvre frère,
+toutes, depuis le premier jour. Maintenant,
+lorsque je devine son pas dans la maison,
+mon coeur saute à briser ma poitrine, lorsque
+j'entends sa voix, je sens que je vais m'évanouir.
+Je t'avais encore, toi! Maintenant, je
+ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu que
+je pourrais vivre entre vous deux?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y
+penseras plus.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! comme si c'était possible!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est possible.</p>
+
+<p>&mdash;Comment veux-tu que je n'y pense plus
+entre ton frère et toi? Est-ce que vous n'y
+penserez plus, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Moi. Je te le jure!</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu y penseras à toutes les heures
+du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je te le jure. Et puis, écoute: si tu
+pars, je m'engage et je me fais tuer.</p>
+
+<p>Elle fut bouleversée par cette menace puérile
+et étreignit Jean en le caressant avec une
+tendresse passionnée. Il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien
+plus, bien plus. Voyons, sois raisonnable.
+Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu
+me promettre huit jours? Tu ne peux pas
+me refuser ça?</p>
+
+<p>Elle posa ses deux mains sur les épaules de
+Jean, et le tenant à la longueur de ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Mon enfant ... tâchons d'être calmes et
+de ne pas nous attendrir. Laisse-moi te parler
+d'abord. Si je devais une seule fois entendre
+sur tes lèvres ce que j'entends depuis un mois
+dans la bouche de ton frère, si je devais une
+seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans
+les siens, si je devais deviner rien que par un
+mot ou par un regard que je te suis odieuse
+comme à lui ... une heure après, tu entends,
+une heure après ... je serais partie pour toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Maman, je te jure ...</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai
+souffert tout ce qu'une créature peut souffrir.
+A partir du moment où j'ai compris que ton
+frère, que mon autre fils me soupçonnait, et
+qu'il devinait, minute par minute, la vérité,
+tous les instants de ma vie ont été un martyre
+qu'il est impossible de t'exprimer.</p>
+
+<p>Elle avait une voix si douloureuse que la
+contagion de sa torture emplit de larmes les
+yeux de Jean.</p>
+
+<p>Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi ... écoute ... j'ai encore tant
+de choses à te dire pour que tu comprennes ...
+mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si
+je devais rester ... il faudrait ... Non, je ne
+peux pas! ...</p>
+
+<p>&mdash;Dis, maman, dis.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas
+trompé ... Tu veux que je reste avec toi, n'est-ce
+pas? Pour cela, pour que nous puissions
+nous voir encore, nous parler, nous rencontrer
+toute la journée dans la maison, car je
+n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de
+trouver ton frère derrière elle, pour cela il
+faut, non pas que tu me pardonnes,&mdash;rien
+ne fait plus de mal qu'un pardon,&mdash;mais
+que tu ne m'en veuilles pas de ce que j'ai
+fait ... Il faut que tu te sentes assez fort,
+assez différent de tout le monde pour te
+dire que tu n'es pas le fils de Roland, sans
+rougir de cela et sans me mépriser! ... Moi j'ai
+assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux
+plus, non, je ne peux plus! Et ce n'est pas
+d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne
+pourras jamais comprendre ça, toi! Pour que
+nous puissions encore vivre ensemble, et
+nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien
+que si j'ai été la maîtresse de ton père, j'ai été
+encore plus sa femme, sa vraie femme, que je
+n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne
+regrette rien, que je l'aime encore tout mort
+qu'il est, que je l'aimerai toujours, que je n'ai
+aimé que lui, qu'il a été toute ma vie, toute
+ma joie, tout mon espoir, toute ma consolation,
+tout, tout, tout pour moi, pendant si
+longtemps! Écoute, mon petit, devant Dieu qui
+m'entend, je n'aurais jamais rien eu de bon
+dans l'existence, si je ne l'avais pas rencontré,
+jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur,
+pas une de ces heures qui nous font tant
+regretter de vieillir, rien! Je lui dois tout! Je
+n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux,
+ton frère et toi. Sans vous ce serait vide, noir
+et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais aimé
+rien, rien connu, rien désiré, je n'aurais pas
+seulement pleuré, car j'ai pleuré, mon petit
+Jean. Oh! oui, j'ai pleuré, depuis que nous
+sommes venus ici. Je m'étais donnée à lui
+tout entière, corps et âme, pour toujours, avec
+bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai été sa
+femme comme il a été mon mari devant Dieu
+qui nous avait faits l'un pour l'autre. Et puis,
+j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il était
+toujours bon et prévenant, mais je n'étais plus
+pour lui ce que j'avais été. C'était fini! Oh!
+que j'ai pleuré! ... Comme c'est misérable et
+trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et
+nous sommes arrivés ici; et jamais je ne l'ai
+plus revu, jamais il n'est venu ... Il promettait
+dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ...
+et je ne l'ai plus revu! ... et voilà qu'il
+est mort! ... Mais il nous aimait encore puisqu'il
+a pensé à toi. Moi je l'aimerai jusqu'à
+mon dernier soupir, et je ne le renierai jamais,
+et je t'aime parce que tu es son enfant,
+et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant
+toi! Comprends-tu? je ne pourrais pas!
+Si tu veux que je reste, il faut que tu acceptes
+d'être son fils et que nous parlions de lui
+quelquefois, et que tu l'aimes un peu, et que
+nous pensions à lui quand nous nous regarderons.
+Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas,
+adieu, mon petit, il est impossible que nous
+restions ensemble maintenant! je ferai ce que
+tu décideras:
+Jean répondit d'une voix douce:</p>
+
+<p>&mdash;Reste, maman.</p>
+
+<p>Elle le serra dans ses bras et se remit à
+pleurer; puis elle reprit, la joue contre sa joue:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir
+avec lui?</p>
+
+<p>Jean murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Nous trouverons quelque chose. Tu ne
+peux plus vivre auprès de lui.</p>
+
+<p>Au souvenir de l'aîné elle fut crispée d'angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne puis plus, non! non!</p>
+
+<p>Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'écria,
+l'âme en détresse:</p>
+
+<p>&mdash;Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi,
+fais quelque chose, je ne sais pas ...
+trouve ... sauve-moi!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, maman, je chercherai.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ...
+ne me quitte pas! J'ai si peur de lui ... si peur!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je trouverai. Je te promets.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends
+pas ce qui se passe en moi quand je le vois.</p>
+
+<p>Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:</p>
+
+<p>&mdash;Garde-moi ici, chez toi.</p>
+
+<p>Il hésita, réfléchit et comprit, avec son
+bon sens positif, le danger de cette combinaison.</p>
+
+<p>Mais il dut raisonner longtemps, discuter,
+combattre avec des arguments précis son affolement
+et sa terreur.</p>
+
+<p>&mdash;Seulement ce soir, disait-elle, seulement
+cette nuit. Tu feras dire demain à Roland que
+je me suis trouvée malade.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible, puisque Pierre est
+rentré. Voyons, aie du courage. J'arrangerai
+tout, je te le promets, dès demain. Je serai à
+neuf heures à la maison. Voyons, mets ton
+chapeau. Je vais te reconduire.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec
+un abandon enfantin, craintif et reconnaissant.</p>
+
+<p>Elle essaya de se lever; mais la secousse
+avait été trop forte; elle ne pouvait encore se
+tenir sur ses jambes.</p>
+
+<p>Alors il lui fit boire de l'eau sucrée, respirer
+de l'alcali, et il lui lava les tempes avec du
+vinaigre. Elle se laissait faire, brisée et soulagée
+comme après un accouchement.</p>
+
+<p>Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois
+heures sonnaient quand ils passèrent à l'hôtel
+de ville.</p>
+
+<p>Devant la porte de leur logis il l'embrassa
+et lui dit: «Adieu, maman, bon courage.»</p>
+
+<p>Elle monta, à pas furtifs, l'escalier silencieux,
+entra dans sa chambre, se dévêtit bien
+vite, et se glissa, avec l'émotion retrouvée des
+adultères anciens, auprès de Roland qui ronflait.</p>
+
+<p>Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas
+et l'avait entendue revenir.</p><br><br>
+
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<p>Quand il fut rentré dans son appartement,
+Jean s'affaissa sur un divan, car les chagrins
+et les soucis qui donnaient à son frère des
+envies de courir et de fuir comme une bête
+chassée, agissant diversement sur sa nature
+somnolente, lui cassaient les jambes et les
+bras. Il se sentait mou à ne plus faire un mouvement,
+à ne pouvoir gagner son lit, mou de
+corps et d'esprit, écrasé et désolé. Il n'était
+point frappé, comme l'avait été Pierre, dans
+la pureté de son amour filial, dans cette dignité
+secrète qui est l'enveloppe des coeurs fiers,
+mais accablé par un coup du destin qui menaçait
+en même temps ses intérêts les plus chers.</p>
+
+<p>Quand son âme enfin se fut calmée, quand
+sa pensée se fut éclaircie ainsi qu'une eau
+battue et remuée, il envisagea la situation
+qu'on venait de lui révéler. S'il eût appris de
+toute autre manière le secret de sa naissance,
+il se serait assurément indigné et aurait ressenti
+un profond chagrin; mais après sa querelle
+avec son frère, après cette délation violente
+et brutale ébranlant ses nerfs, l'émotion
+poignante de la confession de sa mère le laissa
+sans énergie pour se révolter. Le choc reçu par
+sa sensibilité avait été assez fort pour emporter,
+dans un irrésistible attendrissement, tous
+les préjugés et toutes les saintes susceptibilités
+de la morale naturelle. D'ailleurs, il
+n'était pas un homme de résistance. Il n'aimait
+lutter contre personne et encore moins
+contre lui-même; il se résigna donc, et par un
+penchant instinctif, par un amour inné du repos,
+de la vie douce et tranquille, il s'inquiéta
+aussitôt des perturbations qui allaient surgir
+autour de lui et l'atteindre du même coup. Il
+les pressentait inévitables, et, pour les écarter,
+il se décida à des efforts surhumains d'énergie
+et d'activité. Il fallait que tout de suite, dès le
+lendemain, la difficulté fût tranchée, car il
+avait aussi par instants ce besoin impérieux
+des solutions immédiates qui constitue toute
+la force des faibles, incapables de vouloir
+longtemps. Son esprit d'avocat, habitué d'ailleurs
+à démêler et à étudier les situations
+compliquées, les questions d'ordre intime,
+dans les familles troublées, découvrit immédiatement
+toutes les conséquences prochaines
+de l'état d'âme de son frère. Malgré lui il en
+envisageait les suites à un point de vue presque
+professionnel, comme s'il eût réglé les
+relations futures de clients après une catastrophe
+d'ordre moral. Certes un contact continuel
+avec Pierre lui devenait impossible. Il
+l'éviterait facilement en restant chez lui, mais
+il était encore inadmissible que leur mère continuât
+à demeurer sous le même toit que son
+fils aîné.</p>
+
+<p>Et longtemps il médita, immobile sur les
+coussins, imaginant et rejetant des combinaisons
+sans trouver rien qui pût le satisfaire.</p>
+
+<p>Mais une idée soudaine l'assaillit:&mdash;Cette
+fortune qu'il avait reçue, un honnête homme
+la garderait-il?</p>
+
+<p>Il se répondit: «Non» d'abord, et se décida
+à la donner aux pauvres. C'était dur, tant
+pis, il vendrait son mobilier et travaillerait
+comme un autre, comme travaillent tous ceux
+qui débutent. Cette résolution virile et douloureuse
+fouettant son courage, il se leva et
+vint poser son front contre les vitres. Il avait
+été pauvre, il redeviendrait pauvre. Il n'en
+mourrait pas, après tout. Ses yeux regardaient
+le bec de gaz qui brûlait en face de lui de
+l'autre côté de la rue. Or, comme une femme
+attardée passait sur le trottoir, il songea brusquement
+à Mme Rosémilly, et il reçut au coeur
+la secousse des émotions profondes nées en
+nous d'une pensée cruelle. Toutes les conséquences
+désespérantes de sa décision lui apparurent
+en même temps. Il devrait renoncer
+à épouser cette femme, renoncer au bonheur,
+renoncer à tout. Pouvait-il agir ainsi,
+maintenant qu'il s'était engagé vis-à-vis d'elle?
+Elle l'avait accepté le sachant riche. Pauvre,
+elle l'accepterait encore; mais avait-il le droit
+de lui demander, de lui imposer ce sacrifice?
+Ne valait-il pas mieux garder cet argent comme
+un dépôt qu'il restituerait plus tard aux indigents?</p>
+
+<p>Et dans son âme où l'égoïsme prenait des
+masques honnêtes, tous les intérêts déguisés
+luttaient et se combattaient. Les scrupules
+premiers cédaient la place aux raisonnements
+ingénieux, puis reparaissaient, puis s'effaçaient
+de nouveau.</p>
+
+<p>Il revint s'asseoir, cherchant un motif décisif,
+un prétexte tout-puissant pour fixer ses
+hésitations et convaincre sa droiture native.
+Vingt fois déjà il s'était posé cette question:
+«Puisque je suis le fils de cet homme, que je
+le sais et que je l'accepte, n'est-il pas naturel
+que j'accepte aussi son héritage?» Mais cet
+argument ne pouvait empêcher le «non»
+murmuré par la conscience intime.</p>
+
+<p>Soudain il songea: «Puisque je ne suis pas
+le fils de celui que j'avais cru être mon père,
+je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
+vivant, ni après sa mort. Ce ne serait ni digne
+ni équitable. Ce serait voler mon frère.»</p>
+
+<p>Cette nouvelle manière de voir l'ayant soulagé,
+ayant apaisé sa conscience, il retourna
+vers la fenêtre.</p>
+
+<p>«Oui, se disait-il, il faut que je renonce à
+l'héritage de ma famille, que je le laisse à
+Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
+de son père. Cela est juste. Alors n'est-il
+pas juste aussi que je garde l'argent de mon
+père à moi?»</p>
+
+<p>Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de
+la fortune de Roland, s'étant décidé à l'abandonner
+intégralement, il consentit donc et se
+résigna à garder celle de Maréchal, car en repoussant
+l'une et l'autre il se trouverait réduit
+à la pure mendicité.</p>
+
+<p>Cette affaire délicate une fois réglée, il revint
+à la question de la présence de Pierre dans la
+famille. Comment l'écarter? Il désespérait de
+découvrir une solution pratique, quand le sifflet
+d'un vapeur entrant au port sembla lui
+jeter une réponse en lui suggérant une idée.</p>
+
+<p>Alors il s'étendit tout habillé sur son lit et
+rêvassa jusqu'au jour.</p>
+
+<p>Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si
+l'exécution de son projet était possible. Puis,
+après quelques démarches et quelques visites,
+il se rendit à la maison de ses parents. Sa mère
+l'attendait enfermée dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu n'étais pas venu, dit-elle, je n'aurais
+jamais osé descendre.</p>
+
+<p>On entendit aussitôt Roland qui criait dans
+l'escalier:</p>
+
+<p>&mdash;On ne mange donc point aujourd'hui,
+nom d'un chien!</p>
+
+<p>On ne répondit pas, et il hurla:</p>
+
+<p>&mdash;Joséphine, nom de Dieu! qu'est-ce que
+vous faites?</p>
+
+<p>La voix de la bonne sortit des profondeurs
+du sous-sol:</p>
+
+<p>&mdash;V'la, M'sieu, qué qui faut?</p>
+
+<p>&mdash;Où est Madame?</p>
+
+<p>&mdash;Madame est en haut avec M'sieu Jean!</p>
+
+<p>Alors il vociféra en levant la tête vers l'étage
+supérieur:</p>
+
+<p>&mdash;Louise?</p>
+
+<p>Mme Roland entr'ouvrit la porte et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;On ne mange donc pas, nom d'un chien!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, mon ami, nous venons.
+Et elle descendit, suivie de Jean.</p>
+
+<p>Roland s'écria en apercevant le jeune
+homme:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, te voilà, toi! Tu t'embêtes déjà
+dans ton logis.</p>
+
+<p>&mdash;Non, père, mais j'avais à causer avec
+maman ce matin.</p>
+
+<p>Jean s'avança, la main ouverte, et quand il
+sentit se refermer sur ses doigts l'étreinte paternelle
+du vieillard, une émotion bizarre et
+imprévue le crispa, l'émotion des séparations
+et des adieux sans espoir de retour.</p>
+
+<p>Mme Roland demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pierre n'est pas arrivé?</p>
+
+<p>Son mari haussa les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais tant pis, il est toujours en
+retard. Commençons sans lui.</p>
+
+<p>Elle se tourna vers Jean:</p>
+
+<p>&mdash;Tu devrais aller le chercher, mon enfant;
+ça le blesse quand on ne l'attend pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, maman, j'y vais.
+Et le jeune homme sortit.</p>
+
+<p>Il monta l'escalier, avec la résolution fiévreuse
+d'un craintif qui va se battre.</p>
+
+<p>Quand il eut heurté la porte, Pierre répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Entrez.</p>
+
+<p>Il entra.</p>
+
+<p>L'autre écrivait, penché sur sa table.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, dit Jean.</p>
+
+<p>Pierre se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour.</p>
+
+<p>Et ils se tendirent la main comme si rien ne
+s'était passé.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne descends pas déjeuner?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup à travailler.</p>
+
+<p>La voix de l'aîné tremblait, et son oeil
+anxieux demandait au cadet ce qu'il allait faire.</p>
+
+<p>&mdash;On t'attend.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! est-ce que ... est-ce que notre mère
+est en bas? ...</p>
+
+<p>&mdash;Oui. c'est même elle qui m'a envoyé te
+chercher.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! alors ... je descends.</p>
+
+<p>Devant la porte de la salle il hésita à se
+montrer le premier; puis il l'ouvrit d'un geste
+saccadé, et il aperçut son père et sa mère assis
+à table, face à face.</p>
+
+<p>Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les
+yeux, sans prononcer un mot, et s'étant penché
+il lui tendit son front à baiser comme il
+faisait depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser
+sur les joues comme jadis. Il devina
+qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit
+point les lèvres sur sa peau, et il se redressa,
+le coeur battant, après ce simulacre de caresse.</p>
+
+<p>Il se demandait: «Que se sont-ils dit, après
+mon départ?»</p>
+
+<p>Jean répétait avec tendresse «mère» et
+«chère maman», prenait soin d'elle, la servait
+et lui versait à boire. Pierre alors comprit
+qu'ils avaient pleuré ensemble, mais il ne put
+pénétrer leur pensée! Jean croyait-il sa mère
+coupable ou son frère un misérable?</p>
+
+<p>Et tous les reproches qu'il s'était faits d'avoir
+dit l'horrible chose l'assaillirent de nouveau,
+lui serrant la gorge et lui fermant la bouche,
+l'empêchant de manger et de parler.</p>
+
+<p>Il était envahi maintenant par un besoin de
+fuir intolérable, de quitter cette maison qui
+n'était plus sienne, ces gens qui ne tenaient
+plus à lui que par d'imperceptibles liens. Et il
+aurait voulu partir sur l'heure, n'importe où,
+sentant que c'était fini, qu'il ne pouvait plus
+rester près d'eux, qu'il les torturerait toujours
+malgré lui, rien que par sa présence, et qu'ils
+lui feraient souffrir sans cesse un insoutenable
+supplice.</p>
+
+<p>Jean parlait, causait avec Roland. Pierre
+n'écoutant pas, n'entendait point. Il crut sentir
+cependant une intention dans la voix de son
+frère et prit garde au sens des paroles.</p>
+
+<p>Jean disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera, paraît-il, le plus beau bâtiment
+de leur flotte On parle de six mille cinq cents
+tonneaux. Il fera son premier voyage le mois
+prochain.</p>
+
+<p>Roland s'étonnait:</p>
+
+<p>&mdash;Déjà! Je croyais qu'il ne serait pas en
+état de prendre la mer cet été.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon; on a poussé les travaux avec
+ardeur pour que la première traversée ait lieu
+avant l'automne. J'ai passé ce matin aux bureaux
+de la Compagnie et j'ai causé avec un
+des administrateurs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! lequel?</p>
+
+<p>&mdash;M. Marchand, l'ami particulier du président
+du conseil d'administration.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tu le connais?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Et puis j'avais un petit service à
+lui demander.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! alors tu me feras visiter en grand
+détail la <i>Lorraine</i> dès qu'elle entrera dans le
+port, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, c'est très facile!</p>
+
+<p>Jean paraissait hésiter, chercher ses phrases,
+poursuivre une introuvable transition. Il reprit:
+&mdash;En somme, c'est une vie très acceptable
+qu'on mène sur ces grands transatlantiques.
+On passe plus de la moitié des mois à terre
+dans deux villes superbes, New-York et le
+Havre, et le reste en mer avec des gens charmants.
+On peut même faire là des connaissances
+très agréables et très utiles pour plus
+tard, oui, très utiles, parmi les passagers.
+Songe que le capitaine, avec les économies sur
+le charbon, peut arriver à vingt-cinq mille
+francs par an, sinon plus ...</p>
+
+<p>Roland fit un «bigre!» suivi d'un sifflement,
+qui témoignaient d'un profond respect pour
+la somme et pour le capitaine.</p>
+
+<p>Jean reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Le commissaire de bord peut atteindre
+dix mille, et le médecin a cinq mille de traitement
+fixe, avec logement, nourriture, éclairage,
+chauffage, service, etc., etc. Ce qui
+équivaut à dix mille au moins, c'est très beau.</p>
+
+<p>Pierre, qui avait levé les yeux, rencontra
+ceux de son frère, et le comprit.</p>
+
+<p>Alors, après une hésitation, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce très difficile à obtenir, les places
+de médecin sur un transatlantique?</p>
+
+<p>&mdash;Oui et non. Tout dépend des circonstances
+et des protections.</p>
+
+<p>Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le mois prochain que part la <i>Lorraine</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le sept.
+Et ils se turent.</p>
+
+<p>Pierre songeait. Certes ce serait une solution
+s'il pouvait s'embarquer comme médecin
+sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait
+peut-être. En attendant il y gagnerait sa
+vie sans demander rien à sa famille. Il avait
+dû, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant
+il ne tendait plus la main devant sa
+mère! Il n'avait donc aucune ressource, hors
+celle-là, aucun moyen de manger d'autre pain
+que le pain de la maison inhabitable, de dormir
+dans un autre lit, sous un autre toit. Il dit
+alors, en hésitant un peu:</p>
+
+<p>&mdash;Si je pouvais, je partirais volontiers là-dessus,
+moi.</p>
+
+<p>Jean demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne pourrais-tu pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je ne connais personne à la
+Compagnie transatlantique.</p>
+
+<p>Roland demeurait stupéfait:</p>
+
+<p>&mdash;Et tous tes beaux projets de réussite, que
+deviennent-ils?</p>
+
+<p>Pierre murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des jours où il faut savoir tout sacrifier,
+et renoncer aux meilleurs espoirs. D'ailleurs,
+ce n'est qu'un début, un moyen d'amasser
+quelques milliers de francs pour m'établir
+ensuite.</p>
+
+<p>Son père, aussitôt, fut convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre
+de côté six ou sept mille francs, qui bien employés
+te mèneront loin. Qu'en penses-tu,
+Louise?</p>
+
+<p>Elle répondit d'une voix basse, presque inintelligible:</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que Pierre a raison.</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vais en parler à M. Poulin, que je
+connais beaucoup! Il est juge au tribunal de
+commerce et il s'occupe des affaires de la Compagnie.
+J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui
+est intime avec un des vice-présidents.</p>
+
+<p>Jean demandait à son frère:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu que je tâte aujourd'hui même
+M. Marchand?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je veux bien.</p>
+
+<p>Pierre reprit, après avoir songé quelques
+instants:</p>
+
+<p>&mdash;Le meilleur moyen serait peut-être encore
+d'écrire à mes maîtres de l'Ecole de médecine
+qui m'avaient en grande estime. On
+embarque souvent sur ces bateaux-là des sujets
+médiocres. Des lettres très chaudes des professeurs
+Mas-Roussel, Rémusot, Flache et
+Borriquel enlèveraient la chose en une heure
+mieux que toutes les recommandations douteuses.
+Il suffirait de faire présenter ces lettres
+par ton ami M. Marchand au conseil d'administration.</p>
+
+<p>Jean approuvait tout à fait:</p>
+
+<p>&mdash;Ton idée est excellente, excellente!</p>
+
+<p>Et il souriait, rassuré, presque content, sûr du
+succès, étant incapable de s'affliger longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas leur écrire aujourd'hui même,
+dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, tout de suite. J'y vais. Je
+ne prendrai pas de café ce matin, je suis trop
+nerveux.</p>
+
+<p>Il se leva et sortit.</p>
+
+<p>Alors Jean se tourna vers sa mère:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?</p>
+
+<p>&mdash;Rien ... Je ne sais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu venir avec moi jusque chez
+Mme Rosémilly?</p>
+
+<p>&mdash;Mais ... oui ... oui ...</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais ... il est indispensable que j'y
+aille aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Oui ... oui ... C'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ça, indispensable?&mdash;demanda
+Roland, habitué d'ailleurs à ne jamais comprendre
+ce qu'on disait devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je lui ai promis d'y aller.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien. C'est différent, alors.</p>
+
+<p>Et il se mit à bourrer sa pipe, tandis que la
+mère et le fils montaient l'escalier pour prendre
+leurs chapeaux.</p>
+
+<p>Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu mon bras, maman?</p>
+
+<p>Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude
+de marcher côte à côte. Elle accepta et
+s'appuya sur lui.</p>
+
+<p>Ils ne parlèrent point pendant quelque temps,
+puis il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois que Pierre consent parfaitement
+à s'en aller.</p>
+
+<p>Elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Le pauvre garçon!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ça, le pauvre garçon? Il ne sera
+pas malheureux du tout sur la <i>Lorraine</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Non ... je sais bien, mais je pense à tant
+de choses.</p>
+
+<p>Longtemps elle songea, la tête baissée, marchant
+du même pas que son fils, puis avec
+cette voix bizarre qu'on prend par moments
+pour conclure une longue et secrète pensée:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vilain, la vie! Si on y trouve une
+fois un peu de douceur, on est coupable de s'y
+abandonner et on le paye bien cher plus tard.</p>
+
+<p>Il dit, très bas:</p>
+
+<p>&mdash;Ne parle plus de ça, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible? j'y pense tout le temps.</p>
+
+<p>&mdash;Tu oublieras.</p>
+
+<p>Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! comme j'aurais pu être heureuse en
+épousant un autre homme!</p>
+
+<p>A présent, elle s'exaspérait contre Roland,
+rejetant sur sa laideur, sur sa bêtise, sur sa gaucherie,
+sur la pesanteur de son esprit et l'aspect
+commun de sa personne toute la responsabilité
+de sa faute et de son malheur. C'était
+à cela, à la vulgarité de cet homme, qu'elle
+devait de l'avoir trompé, d'avoir désespéré un
+de ses fils et fait à l'autre la plus douloureuse
+confession dont pût saigner le coeur d'une
+mère.</p>
+
+<p>Elle murmura: «C'est si affreux pour une
+jeune fille d'épouser un mari comme le mien.»
+Jean ne répondait pas. Il pensait à celui dont
+il avait cru jusqu'ici être le fils, et peut-être la
+notion confuse qu'il portait depuis longtemps
+de la médiocrité paternelle, l'ironie constante
+de son frère, l'indifférence dédaigneuse des
+autres et jusqu'au mépris de la bonne pour
+Roland avaient-ils préparé son âme à l'aveu
+terrible de sa mère. Il lui en coûtait moins
+d'être le fils d'un autre; et après la grande
+secousse d'émotion de la veille, s'il n'avait pas
+eu le contre-coup de révolte, d'indignation et
+de colère redouté par Mme Roland, c'est que
+depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment
+de se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés devant la maison de
+Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse,
+le deuxième étage d'une grande construction
+qui lui appartenait. De ses fenêtres on découvrait
+toute la rade du Havre.</p>
+
+<p>En apercevant Mme Roland qui entrait la première,
+au lieu de lui tendre les mains comme
+toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car
+elle devinait l'intention de sa démarche.</p>
+
+<p>Le mobilier du salon, en velours frappé,
+était toujours recouvert de housses. Les murs,
+tapissés de papier à fleurs, portaient quatre
+gravures achetées par le premier mari, le capitaine.
+Elles représentaient des scènes maritimes
+et sentimentales. On voyait sur la
+première la femme d'un pêcheur agitant un
+mouchoir sur une côte, tandis que disparaît à
+l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur
+la seconde, la même femme, à genoux sur la
+même côte, se tord les bras en regardant au
+loin, sous un ciel plein d'éclairs, sur une mer
+de vagues invraisemblables, la barque de l'époux
+qui va sombrer.</p>
+
+<p>Les deux autres gravures représentaient des
+scènes analogues dans une classe supérieure
+de la société.</p>
+
+<p>Une jeune femme blonde rêve, accoudée
+sur le bordage d'un grand paquebot qui s'en
+va. Elle regarde la côte déjà lointaine d'un oeil
+mouillé de larmes et de regrets.</p>
+
+<p>Qui a-t-elle laissé derrière elle?</p>
+
+<p>Puis, la même jeune femme assise près
+d'une fenêtre ouverte sur l'Océan est évanouie
+dans un fauteuil. Une lettre vient de
+tomber de ses genoux sur le tapis.</p>
+
+<p>Il est donc mort, quel désespoir!</p>
+
+<p>Les visiteurs, généralement, étaient émus
+et séduits par la tristesse banale de ces sujets
+transparents et poétiques. On comprenait tout
+de suite, sans explication, et sans recherche, et
+on plaignait les pauvres femmes, bien qu'on
+ne sût pas au juste la nature du chagrin de la
+plus distinguée. Mais ce doute même aidait à
+la rêverie. Elle avait dû perdre son fiancé!
+L'oeil, dès l'entrée, était attiré invinciblement
+vers ces quatre sujets et retenu comme par
+une fascination. Il ne s'en écartait que pour y
+revenir toujours, et toujours contempler les
+quatre expressions des deux femmes qui se
+ressemblaient comme deux soeurs. Il se dégageait
+surtout du dessin net, bien fini, soigné
+distingué à la façon, d'une gravure de mode,
+ainsi que du cadre bien luisant, une sensation
+de propreté et de rectitude qu'accentuait encore
+le reste de l'ameublement.</p>
+
+<p>Les sièges demeuraient rangés suivant un
+ordre invariable, les uns contre la muraille,
+les autres autour du guéridon. Les rideaux
+blancs, immaculés, avaient des plis si droits et
+si réguliers qu'on avait envie de les friper un
+peu; et jamais un grain de poussière ne ternissait
+le globe où la pendule dorée, de style
+Empire, une mappemonde portée par Atlas
+agenouillé, semblait mûrir comme un melon
+d'appartement.</p>
+
+<p>Les deux femmes en s'asseyant modifièrent
+un peu la place normale de leurs chaises.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas sortie aujourd'hui? demandait
+Mme Roland.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Je vous avoue que je suis un peu
+fatiguée.</p>
+
+<p>Et elle rappela, comme pour en remercier
+Jean et sa mère, tout le plaisir qu'elle avait
+pris à cette excursion et à cette pêche.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, disait-elle, que j'ai mangé ce
+matin mes salicoques. Elles étaient délicieuses.
+Si vous voulez, nous recommencerons un jour
+ou l'autre cette partie-là ...</p>
+
+<p>Le jeune homme l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Avant d'en commencer une seconde, si
+nous terminions la première?</p>
+
+<p>&mdash;Comment ça? Mais il me semble qu'elle
+est finie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Madame, j'ai fait, de mon côté, dans
+ce rocher de Saint-Jouin, une pêche que je
+veux aussi rapporter chez moi.</p>
+
+<p>Elle prit un air naïf et malin:</p>
+
+<p>&mdash;Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous
+avez trouvé?</p>
+
+<p>&mdash;Une femme! Et nous venons, maman et
+moi, vous demander si elle n'a pas changé
+d'avis ce matin.</p>
+
+<p>Elle se mit à sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Non, Monsieur, je ne change jamais
+d'avis, moi.</p>
+
+<p>Ce fut lui qui lui tendit alors sa main
+toute grande, où elle fit tomber la sienne
+d'un geste vif et résolu. Et il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Le plus tôt possible, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;Six semaines?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma
+future belle-mère?</p>
+
+<p>Mme Roland répondit avec un sourire un peu
+mélancolique:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie
+seulement d'avoir bien voulu Jean, car
+vous le rendrez très heureux.</p>
+
+<p>&mdash;On fera ce qu'on pourra, maman.</p>
+
+<p>Un peu attendrie, pour la première fois,
+Mme Rosémilly se leva et, prenant à pleins
+bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme
+un enfant; et sous cette caresse nouvelle une
+émotion puissante gonfla le coeur malade de
+la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce
+qu'elle éprouvait. C'était triste et doux en
+même temps. Elle avait perdu un fils, un
+grand fils, et on lui rendait à la place une fille,
+une grande fille.</p>
+
+<p>Quand elles se retrouvèrent face à face, sur
+leurs sièges, elles se prirent les mains, et restèrent
+ainsi, se regardant et se souriant, tandis
+que Jean semblait presque oublié d'elles.</p>
+
+<p>Puis elles parlèrent d'un tas de choses auxquelles
+il fallait songer pour ce prochain mariage,
+et quand tout fut décidé, réglé, Mme Rosémilly
+parut soudain se souvenir d'un détail
+et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez consulté M. Roland, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>La même rougeur couvrit soudain les joues
+de la mère et du fils. Ce fut la mère qui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, c'est inutile!</p>
+
+<p>Puis elle hésita, sentant qu'une explication
+était nécessaire, et elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit
+de lui annoncer ce que nous avons décidé.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly, nullement surprise, souriait,
+jugeant cela bien naturel, car le bonhomme
+comptait si peu.</p>
+
+<p>Quand Mme Roland se retrouva dans la rue
+avec son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais
+bien me reposer.</p>
+
+<p>Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant
+l'épouvante de sa maison.</p>
+
+<p>Ils entrèrent chez Jean.</p>
+
+<p>Dès qu'elle sentit la porte fermée derrière
+elle, elle poussa un gros soupir comme si
+cette serrure l'avait mise en sûreté; puis, au
+lieu de se reposer, comme elle l'avait dit, elle
+commença à ouvrir les armoires, à vérifier les
+piles de linge, le nombre des mouchoirs et des
+chaussettes. Elle changeait l'ordre établi pour
+chercher des arrangements plus harmonieux,
+qui plaisaient davantage à son oeil de ménagère;
+et quand elle eut disposé les choses à
+son gré, aligné les serviettes, les caleçons et
+les chemises sur leurs tablettes spéciales,
+divisé tout le linge en trois classes principales,
+linge de corps, linge de maison et linge de
+table, elle se recula pour contempler son
+oeuvre, et elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Jean, viens donc voir comme c'est joli.</p>
+
+<p>Il se leva et admira pour lui faire plaisir.</p>
+
+<p>Soudain, comme il s'était rassis, elle s'approcha
+de son fauteuil à pas légers, par derrière,
+et, lui enlaçant le cou de son bras droit,
+elle l'embrassa en posant sur la cheminée un
+petit objet enveloppé dans un papier blanc,
+qu'elle tenait de l'autre main.</p>
+
+<p>Il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est?</p>
+
+<p>Comme elle ne répondait pas, il comprit, en
+reconnaissant la forme du cadre:</p>
+
+<p>&mdash;Donne! dit-il.</p>
+
+<p>Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna
+vers ses armoires. Il se leva, prit vivement
+cette relique douloureuse et, traversant
+l'appartement, alla l'enfermer à double tour,
+dans le tiroir de son bureau. Alors elle essuya du
+bout de ses doigts une larme au bord de ses yeux,
+puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, je vais voir si ta nouvelle
+bonne tient bien ta cuisine. Comme elle est
+sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter
+pour me rendre compte.</p><br><br>
+
+
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+
+<p>Les lettres de recommandation des professeurs
+Mas-Roussel, Rémusot, Flache et Borriquel,
+écrites dans les termes les plus flatteurs
+pour le Mme Pierre Roland, leur élève, avaient
+été soumises par M. Marchand au conseil de
+la Compagnie transatlantique, appuyées par
+MM. Poulin, juge au tribunal de commerce,
+Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au
+maire du Havre, ami particulier du capitaine
+Beausire.</p>
+
+<p>Il se trouvait que le médecin de la <i>Lorraine</i>
+n'était pas encore désigné, et Pierre eut la
+chance d'être nommé en quelques jours.</p>
+
+<p>Le pli qui l'en prévenait lui fut remis par
+la bonne Joséphine, un matin, comme il finissait
+sa toilette.</p>
+
+<p>Sa première émotion fut celle du condamné
+à mort à qui on annonce sa peine commuée;
+et il sentit immédiatement sa souffrance
+adoucie un peu par la pensée de ce départ
+et de cette vie calme, toujours bercée par
+l'eau qui roule, toujours errante, toujours
+fuyante.</p>
+
+<p>Il vivait maintenant dans la maison paternelle
+en étranger muet et réservé. Depuis le
+soir où il avait laissé s'échapper devant son
+frère l'infâme secret découvert par lui, il sentait
+qu'il avait brisé les dernières attaches
+avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir
+dit cette chose à Jean. Il se jugeait odieux,
+malpropre, méchant, et cependant il était
+soulagé d'avoir parlé.</p>
+
+<p>Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa
+mère ou le regard de son frère. Leurs yeux
+pour s'éviter avaient pris une mobilité surprenante
+et des ruses d'ennemis qui redoutent de
+se croiser. Toujours il se demandait: «Qu'a-t-elle
+pu dire à Jean? A-t-elle avoué ou a-t-elle
+nié? Que croit mon frère? Que pense-t-il
+d'elle, que pense-t-il de moi?» Il ne devinait
+pas et s'en exaspérait. Il ne leur parlait presque
+plus d'ailleurs, sauf devant Roland, afin
+d'éviter ses questions.</p>
+
+<p>Quand il eut reçu la lettre lui annonçant sa
+nomination, il la présenta, le jour même, à sa
+famille. Son père, qui avait une grande tendance
+à se réjouir de tout, battit des mains.
+Jean répondit d'un ton sérieux, mais l'âme
+pleine de joie:</p>
+
+<p>&mdash;Je te félicite de tout mon coeur, car je
+sais qu'il y avait beaucoup de concurrents.
+Tu dois cela certainement aux lettres de tes
+professeurs.</p>
+
+<p>Et sa mère baissa la tête en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien heureuse que tu aies réussi.</p>
+
+<p>Il alla, après le déjeuner, aux bureaux de la
+Compagnie, afin de se renseigner sur mille
+choses; et il demanda le nom du médecin de
+la <i>Picardie</i> qui devait partir le lendemain,
+pour s'informer près de lui de tous les détails
+de sa vie nouvelle et des particularités qu'il y
+devait rencontrer.</p>
+
+<p>Le Mme Pirette étant à bord, il s'y rendit, et il
+fut reçu dans une petite chambre de paquebot
+par un jeune homme à barbe blonde qui ressemblait
+à son frère. Ils causèrent longtemps.</p>
+
+<p>On entendait dans les profondeurs sonores
+de l'immense bâtiment une grande agitation
+confuse et continue, où la chute des marchandises
+entassées dans les cales se mêlait aux
+pas, aux voix, au mouvement des machines
+chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres
+et à la rumeur des chaînes traînées ou
+enroulées sur les treuils par l'haleine rauque
+de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps
+entier du gros navire.</p>
+
+<p>Mais lorsque Pierre eut quitté son collègue
+et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle
+s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme
+ces brumes qui courent sur la mer, venues
+du bout du monde et qui portent dans leur
+épaisseur insaisissable quelque chose de
+mystérieux et d'impur comme le souffle
+pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.</p>
+
+<p>En ses heures de plus grande souffrance il ne
+s'était jamais senti plongé ainsi dans un cloaque
+de misère. C'est que la dernière déchirure était
+faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de
+son coeur les racines de toutes ses tendresses, il
+n'avait pas éprouvé encore cette détresse de
+chien perdu qui venait soudain de le saisir.</p>
+
+<p>Ce n'était plus une douleur morale et torturante,
+mais l'affolement d'une bête sans abri,
+une angoisse matérielle d'être errant qui n'a
+plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage,
+toutes les forces brutales du monde vont
+assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot,
+en entrant dans cette chambrette balancée sur
+les vagues, la chair de l'homme qui a toujours
+dormi dans un lit immobile et tranquille s'était
+révoltée contre l'insécurité de tous les lendemains
+futurs. Jusqu'alors elle s'était sentie
+protégée, cette chair, par le mur solide enfoncé
+dans la terre qui le tient, et par la certitude du
+repos à la même place, sous le toit qui résiste
+au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver
+dans la chaleur du logis fermé deviendrait
+un danger et une constante souffrance.</p>
+
+<p>Plus de sol sous les pas, mais la mer qui
+roule, qui gronde et engloutit. Plus d'espace
+autour de soi, pour se promener, courir, se
+perdre par les chemins, mais quelques mètres
+de planches pour marcher comme un condamné
+au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres,
+de jardins, de rues, de maisons, rien que de
+l'eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait
+remuer ce navire sous ses pieds. Les jours
+d'orage il faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher
+aux portes, se cramponner aux bords
+de la couchette étroite pour ne point rouler par
+terre. Les jours de calme il entendrait la trépidation
+ronflante de l'hélice et sentirait fuir
+ce bateau qui le porte, d'une fuite continue,
+régulière, exaspérante.</p>
+
+<p>Et il se trouvait condamné à cette vie
+de forçat vagabond, uniquement parce que
+sa mère s'était livrée aux caresses d'un
+homme.</p>
+
+<p>Il allait devant lui, défaillant à présent sous
+la mélancolie désolée des gens qui vont s'expatrier.</p>
+
+<p>Il ne se sentait plus au coeur ce mépris
+hautain, cette haine dédaigneuse pour les inconnus
+qui passent, mais une triste envie de
+leur parler, de leur dire qu'il allait quitter la
+France, d'être écouté et consolé. C'était, au
+fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui
+va tendre la main, un besoin timide et fort de
+sentir quelqu'un souffrir de son départ.</p>
+
+<p>Il songea à Marowsko. Seul le vieux Polonais
+l'aimait assez pour ressentir une vraie et
+poignante émotion; et le docteur se décida
+tout de suite à l'aller voir.</p>
+
+<p>Quand il entra dans la boutique, le pharmacien,
+qui pilait des poudres au fond d'un mortier
+de marbre, eut un petit tressaillement et
+quitta sa besogne:</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous aperçoit plus jamais? dit-il.</p>
+
+<p>Le jeune homme expliqua qu'il avait eu à
+entreprendre des démarches nombreuses, sans
+en dévoiler le motif, et il s'assit en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les affaires vont-elles?</p>
+
+<p>Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence
+était terrible, le malade rare et pauvre
+dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait
+vendre que des médicaments à bon marché;
+et les médecins n'y ordonnaient point ces remèdes
+rares et compliqués sur lesquels on
+gagne cinq cents pour cent. Le bonhomme
+conclut:</p>
+
+<p>&mdash;Si ça dure encore trois mois comme ça,
+il faudra fermer boutique. Si je ne comptais
+pas sur vous, mon bon docteur, je me serais
+déjà mis à cirer des bottes.</p>
+
+<p>Pierre sentit son coeur se serrer, et il se décida
+brusquement à porter le coup, puisqu'il
+le fallait:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous
+être d'aucun secours. Je quitte le Havre au
+commencement du mois prochain.</p>
+
+<p>Marowsko ôta ses lunettes, tant son émotion
+fut vive:</p>
+
+<p>&mdash;Vous... vous... qu'est-ce que vous dites là?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.</p>
+
+<p>Le vieux demeurait atterré, sentant crouler
+son dernier espoir, et il se révolta soudain
+contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il
+aimait, en qui il avait eu tant de confiance, et
+qui l'abandonnait ainsi.</p>
+
+<p>Il bredouilla:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'allez pas me trahir à votre
+tour, vous?</p>
+
+<p>Pierre se sentait tellement attendri qu'il
+avait envie de l'embrasser:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point
+trouvé à me caser ici et je pars comme médecin
+sur un paquebot transatlantique.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si
+bien promis de m'aider à vivre!</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-même.
+Je n'ai pas un sou de fortune.</p>
+
+<p>Marowsko répétait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est mal, c'est mal, ce que vous faites.
+Je n'ai plus qu'à mourir de faim, moi. À mon
+âge, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un
+pauvre vieux qui est venu pour vous suivre.
+C'est mal.</p>
+
+<p>Pierre voulait s'expliquer, protester, donner
+ses raisons, prouver qu'il n'avait pu faire autrement;
+le Polonais n'écoutait point, révolté de
+cette désertion, et il finit par dire, faisant allusion
+sans doute à des événements politiques:</p>
+
+<p>&mdash;Vous autres Français, vous ne tenez pas
+vos promesses.</p>
+
+<p>Alors Pierre se leva, froissé à son tour, et
+le prenant d'un peu haut:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes injuste, père Marowsko. Pour
+se décider à ce que j'ai fait, il faut de puissants
+motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
+J'espère que je vous retrouverai plus
+raisonnable.</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, pensait-il, personne n'aura pour
+moi un regret sincère.</p>
+
+<p>Sa pensée cherchait, allant à tous ceux qu'il
+connaissait, ou qu'il avait connus, et elle retrouva,
+au milieu de tous les visages défilant
+dans son souvenir, celui de la fille de brasserie
+qui lui avait fait soupçonner sa mère.</p>
+
+<p>Il hésita, gardant contre elle une rancune
+instinctive, puis soudain, se décidant, il pensa:
+«Elle avait raison, après tout.» Et il s'orienta
+pour retrouver sa rue.</p>
+
+<p>La brasserie était, par hasard, remplie de
+monde et remplie aussi de fumée. Les consommateurs,
+bourgeois et ouvriers, car c'était
+un jour de fête, appelaient, riaient, criaient,
+et le patron lui-même servait, courant de table
+en table, emportant des bocks vides et les rapportant
+pleins de mousse.</p>
+
+<p>Quand Pierre eut trouvé une place, non loin
+du comptoir, il attendit, espérant que la bonne
+le verrait et le reconnaîtrait.</p>
+
+<p>Mais elle passait et repassait devant lui, sans
+un coup d'oeil, trottant menu sous ses jupes
+avec un petit dandinement gentil.</p>
+
+<p>Il finit par frapper la table d'une pièce d'argent.
+Elle accourut:</p>
+
+<p>&mdash;Que désirez-vous, Monsieur?</p>
+
+<p>Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans
+le calcul des consommations servies.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! fit-il, c'est comme ça qu'on dit
+bonjour à ses amis?</p>
+
+<p>Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix
+pressée:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je
+n'ai pas le temps aujourd'hui. C'est un bock
+que vous voulez?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un bock.</p>
+
+<p>Quand elle l'apporta, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens te faire mes adieux. Je pars.</p>
+
+<p>Elle répondit avec indifférence:</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! Où allez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;En Amérique.</p>
+
+<p>&mdash;On dit que c'est un beau pays.</p>
+
+<p>Et rien de plus. Vraiment il fallait être bien
+malavisé pour lui parler ce jour-là. Il y avait
+trop de monde au café!</p>
+
+<p>Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant
+sur la jetée il vit la <i>Perle</i> qui rentrait portant
+son père et le capitaine Beausire. Le matelot
+Papagris ramait; et les deux hommes, assis à
+l'arrière, fumaient leur pipe avec un air de
+parfait bonheur. Le docteur songea en les
+voyant passer: «Bienheureux les simples
+d'esprit.»</p>
+
+<p>Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames
+pour tâcher de s'engourdir dans une somnolence
+de brute.</p>
+
+<p>Quand il rentra, le soir, à la maison, sa
+mère lui dit, sans oser lever les yeux sur
+lui:</p>
+
+<p>&mdash;Il va te falloir un tas d'affaires pour partir,
+et je suis un peu embarrassée. Je t'ai commandé
+tantôt ton linge de corps et j'ai passé
+chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu
+besoin de rien autre, de choses que je ne connais
+pas, peut-être?</p>
+
+<p>Il ouvrit la bouche pour dire: «Non, de
+rien.» Mais il songea qu'il lui fallait au moins
+accepter de quoi se vêtir décemment, et ce
+fut d'un ton très calme qu'il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai
+à la Compagnie.</p>
+
+<p>Il s'informa, et on lui remit la liste des objets
+indispensables. Sa mère, en la recevant
+de ses mains, le regarda pour la première fois
+depuis bien longtemps, et elle avait au fond
+des yeux l'expression si humble, si douce, si
+triste, si suppliante des pauvres chiens battus
+qui demandent grâce.</p>
+
+<p>Le 1er octobre, la <i>Lorraine</i>, venant de Saint-Nazaire,
+entra au port du Havre, pour en repartir
+le 7 du même mois à destination de
+New-York; et Pierre Roland dut prendre possession
+de la petite cabine flottante où serait
+désormais emprisonnée sa vie.</p>
+
+<p>Le lendemain, comme il sortait, il rencontra
+dans l'escalier sa mère qui l'attendait et
+qui murmura d'une voix à peine intelligible.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas que je t'aide à t'installer
+sur ce bateau?</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci, tout est fini.</p>
+
+<p>Elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Je désire tant voir ta chambrette.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine. C'est très laid et
+très petit.</p>
+
+<p>Il passa, la laissant atterrée, appuyée au
+mur, et la face blême.</p>
+
+<p>Or Roland, qui visita la <i>Lorraine</i> ce jour-là
+même, ne parla pendant le dîner que de ce
+magnifique navire et s'étonna beaucoup que
+sa femme n'eût aucune envie de le connaître
+puisque leur fils allait s'embarquer dessus.</p>
+
+<p>Pierre ne vécut guère dans sa famille pendant
+les jours qui suivirent. Il était nerveux,
+irritable, dur, et sa parole brutale semblait
+fouetter tout le monde. Mais la veille de son
+départ il parut soudain très changé, très
+adouci. Il demanda, au moment d'embrasser
+ses parents avant d'aller coucher à bord pour
+la première fois:</p>
+
+<p>&mdash;Vous viendrez me dire adieu, demain
+sur le bateau?</p>
+
+<p>Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas,
+Louise?</p>
+
+<p>&mdash;Mais certainement, dit-elle tout bas.</p>
+
+<p>Pierre reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous partons à onze heures juste. Il faut
+être là-bas à neuf heures et demie au plus
+tard.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! s'écria son père, une idée. En te
+quittant nous courrons bien vite nous embarquer
+sur la <i>Perle</i> afin de t'attendre hors des
+jetées et de te voir encore une fois. N'est-ce
+pas, Louise?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certainement.</p>
+
+<p>Roland reprit:</p>
+
+<p>&mdash;De cette façon, tu ne nous confondras pas
+avec la foule qui encombre le môle quand
+partent les transatlantiques. On ne peut jamais
+reconnaître les siens dans le tas. Ça te va?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, ça me va. C'est entendu.</p>
+
+<p>Une heure plus tard il était étendu dans son
+petit lit marin, étroit et long comme un cercueil.
+Il y resta longtemps, les yeux ouverts,
+songeant à tout ce qui s'était passé depuis deux
+mois dans sa vie, et surtout dans son âme. À
+force d'avoir souffert et fait souffrir les autres,
+sa douleur agressive et vengeresse s'était fatiguée,
+comme une lame émoussée. Il n'avait
+presque plus le courage d'en vouloir à quelqu'un
+et de quoi que ce fût, et il laissait aller
+sa révolte à vau-l'eau à la façon de son existence.
+Il se sentait tellement las de lutter, las
+de frapper, las de détester, las de tout, qu'il
+n'en pouvait plus et tâchait d'engourdir son
+coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le
+sommeil. Il entendait vaguement autour de
+lui les bruits nouveaux du navire, bruits légers,
+à peine perceptibles en cette nuit calme du
+port; et de sa blessure jusque-là si cruelle il
+ne sentait plus aussi que les tiraillements douloureux
+des plaies qui se cicatrisent.</p>
+
+<p>Il avait dormi profondément quand le mouvement
+des matelots le tira de son repos. Il
+faisait jour, le train de marée arrivait au quai
+amenant les voyageurs de Paris.</p>
+
+<p>Alors il erra sur le navire au milieu de ces
+gens affairés, inquiets, cherchant leurs cabines,
+s'appelant, se questionnant et se répondant au
+hasard, dans l'effarement du voyage commencé.
+Après qu'il eut salué le capitaine et
+serré la main de son compagnon le commissaire
+du bord, il entra dans le salon où quelques
+Anglais sommeillaient déjà dans les coins. La
+grande pièce aux murs de marbre blanc encadrés
+de filets d'or prolongeait indéfiniment
+dans les glaces la perspective de ses longues
+tables flanquées de deux lignes illimitées de
+sièges tournants, en velours grenat. C'était
+bien là le vaste hall flottant et cosmopolite où
+devaient manger en commun les gens riches
+de tous les continents. Son luxe opulent était
+celui des grands hôtels, des théâtres, des lieux
+publics, le luxe imposant et banal qui satisfait
+l'oeil des millionnaires. Le docteur allait passer
+dans la partie du navire réservée à la seconde
+classe, quand il se souvint qu'on avait
+embarqué la veille au soir un grand troupeau
+d'émigrants, et il descendit dans l'entrepont.
+En y pénétrant, il fut saisi par une odeur
+nauséabonde d'humanité pauvre et malpropre,
+puanteur de chair nue plus écoeurante que
+celle du poil ou de la laine des bêtes. Alors,
+dans une sorte de souterrain obscur et bas,
+pareil aux galeries des mines, Pierre aperçut
+des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants
+étendus sur des planches superposées ou
+grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait
+point les visages mais voyait vaguement cette
+foule sordide en haillons, cette foule de misérables
+vaincus par la vie, épuisés, écrasés, partant
+avec une femme maigre et des enfants
+exténués pour une terre inconnue, où ils espéraient
+ne point mourir de faim, peut-être.</p>
+
+<p>Et songeant au travail passé, au travail
+perdu, aux efforts stériles, à la lutte acharnée,
+reprise chaque jour en vain, à l'énergie dépensée
+par ces gueux, qui allaient recommencer
+encore, sans savoir où, cette existence
+d'abominable misère, le docteur eut envie de
+leur crier: «Mais foutez-vous donc à l'eau
+avec vos femelles et vos petits!» Et son coeur
+fut tellement étreint par la pitié qu'il s'en alla,
+ne pouvant supporter leur vue.</p>
+
+<p>Son père, sa mère, son frère et Mme Rosémilly
+l'attendaient déjà dans sa cabine.</p>
+
+<p>&mdash;Si tôt, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit Mme Roland d'une voix
+tremblante, nous voulions avoir le temps de
+te voir un peu.</p>
+
+<p>Il la regarda. Elle était en noir, comme si
+elle eût porté un deuil, et il s'aperçut brusquement
+que ses cheveux, encore gris le mois dernier,
+devenaient tout blancs à présent.</p>
+
+<p>Il eut grand'peine à faire asseoir les quatre
+personnes dans sa petite demeure, et il sauta
+sur son lit. Par la porte restée ouverte on
+voyait passer une foule nombreuse comme
+celle d'une rue un jour de fête, car tous les
+amis des embarqués et une armée de simples
+curieux avaient envahi l'immense paquebot.
+On se promenait dans les couloirs, dans les
+salons, partout, et des têtes s'avançaient
+jusque dans la chambre tandis que des voix
+murmuraient au dehors: «C'est l'appartement
+du docteur.»</p>
+
+<p>Alors Pierre poussa la porte; mais dès qu'il
+se sentit enfermé avec les siens, il eut envie de
+la rouvrir, car l'agitation du navire trompait
+leur gêne et leur silence.</p>
+
+<p>Mme Rosémilly voulut enfin parler:</p>
+
+<p>&mdash;Il vient bien peu d'air par ces petites
+fenêtres, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un hublot, répondit Pierre.</p>
+
+<p>Il en montra l'épaisseur qui rendait le verre
+capable de résister aux chocs les plus violents,
+puis il expliqua longuement le système
+de fermeture. Roland à son tour demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as ici même la pharmacie?</p>
+
+<p>Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une
+bibliothèque de fioles qui portaient des noms
+latins sur des carrés de papier blanc.</p>
+
+<p>Il en prit une pour énumérer les propriétés
+de la matière qu'elle contenait, puis une seconde,
+puis une troisième, et il fit un vrai
+cours de thérapeutique qu'on semblait écouter
+avec grande attention.</p>
+
+<p>Roland répétait en remuant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce intéressant cela!</p>
+
+<p>On frappa doucement contre la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! cria Pierre.</p>
+
+<p>Et le capitaine Beausire parut.</p>
+
+<p>Il dit, en tendant la main:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens tard parce que je n'ai pas voulu
+gêner vos épanchements.</p>
+
+<p>Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence
+recommença.</p>
+
+<p>Mais, tout à coup, le capitaine prêta l'oreille.
+Des commandements lui parvenaient à travers
+la cloison, et il annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Il est temps de nous en aller si nous voulons
+embarquer dans la <i>Perle</i> pour vous voir
+encore à la sortie, et vous dire adieu en pleine
+mer.</p>
+
+<p>Roland père y tenait beaucoup, afin d'impressionner
+les voyageurs de la <i>Lorraine</i> sans
+doute, et il se leva avec empressement:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, adieu, mon garçon.</p>
+
+<p>Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit
+la porte.</p>
+
+<p>Mme Roland ne bougeait point et demeurait
+les yeux baissés, très pâle.</p>
+
+<p>Sou mari lui toucha le bras:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, dépêchons-nous, nous n'avons
+pas une minute à perdre.</p>
+
+<p>Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui
+tendit, l'une après l'autre, deux joues de cire
+blanche, qu'il baisa sans dire un mot. Puis il
+serra la main de Mme Rosémilly, et celle de son
+frère en lui demandant:</p>
+
+<p>&mdash;À quand ton mariage?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas encore au juste. Nous le
+ferons coïncider avec un de tes voyages.</p>
+
+<p>Tout le monde enfin sortit de la chambre et
+remonta sur le pont encombré de public, de
+porteurs de paquets et de marins.</p>
+
+<p>La vapeur ronflait dans le ventre énorme du
+navire qui semblait frémir d'impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, dit Roland toujours pressé.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, répondit Pierre debout au bord
+d'un des petits ponts de bois qui faisaient communiquer
+la <i>Lorraine</i> avec le quai.</p>
+
+<p>Il serra de nouveau toutes les mains et sa
+famille s'éloigna.</p>
+
+<p>&mdash;Vite, vite, en voiture! criait le père.</p>
+
+<p>Un fiacre les attendait qui les conduisit à
+l'avant-port où Papagris tenait la <i>Perle</i> toute
+prête à prendre le large.</p>
+
+<p>Il n'y avait aucun souffle d'air; c'était un de
+ces jours secs et calmes d'automne, où la mer
+polie semble froide et dure comme de l'acier.</p>
+
+<p>Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre
+et ils se mirent à ramer. Sur le brise-lames,
+sur les jetées, jusque sur les parapets de granit,
+une foule innombrable, remuante et bruyante,
+attendait la <i>Lorraine</i>.</p>
+
+<p>La <i>Perle</i> passa entre ces deux vagues humaines
+et fut bientôt hors du môle.</p>
+
+<p>Le capitaine Beausire, assis entre les deux
+femmes, tenait la barre et il disait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez voir que nous nous trouverons
+juste sur sa route, mais là, juste.</p>
+
+<p>Et les deux rameurs tiraient de toute leur
+force pour aller le plus loin possible. Tout à
+coup Roland s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;La voilà. J'aperçois sa mâture et ses
+deux cheminées. Elle sort du bassin.</p>
+
+<p>&mdash;Hardi! les enfants, répétait Beausire.</p>
+
+<p>Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche
+et le posa sur ses yeux.</p>
+
+<p>Roland était debout, cramponné au mât; il
+annonçait:</p>
+
+<p>&mdash;En ce moment elle évolue dans l'avant-port...
+Elle ne bouge plus... Elle se remet en
+mouvement... Elle a dû prendre son remorqueur...
+Elle marche... bravo!... Elle s'engage
+dans les jetées!... Entendez-vous la foule qui
+crie... bravo!... c'est le <i>Neptune</i> qui la tire...
+je vois son avant maintenant... la voilà, la
+voilà... Nom de Dieu, quel bateau! Nom de
+Dieu! regardez donc!...</p>
+
+<p>Mme Rosémilly et Beausire se retournèrent;
+les deux hommes cessèrent de ramer; seule
+Mme Roland ne remua point.</p>
+
+<p>L'immense paquebot, traîné par un puissant
+remorqueur qui avait l'air, devant lui, d'une
+chenille, sortait lentement et royalement du
+port. Et le peuple havrais massé sur les môles,
+sur la plage, aux fenêtres, emporté soudain
+par un élan patriotique se mit à crier: «Vive
+la <i>Lorraine</i>!» acclamant et applaudissant ce
+départ magnifique, cet enfantement d'une
+grande ville maritime qui donnait à la mer sa
+plus belle fille.</p>
+
+<p>Mais Elle, dès qu'elle eut franchi l'étroit
+passage enfermé entre deux murs de granit,
+se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur,
+et elle partit toute seule comme un
+énorme monstre courant sur l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;La voilà... la voilà!... criait toujours
+Roland. Elle vient droit, sur nous.</p>
+
+<p>Et Beausire, radieux, répétait:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je vous avais promis, hein?
+Est-ce que je connais leur route?</p>
+
+<p>Jean, tout bas, dit à sa mère:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde, maman, elle approche.</p>
+
+<p>Et Mme Roland découvrit ses yeux aveuglés
+par les larmes.</p>
+
+<p>La <i>Lorraine</i> arrivait, lancée à toute vitesse
+dès sa sortie du port, par ce beau temps clair,
+calme. Beausire, la lunette braquée, annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Attention! M. Pierre est à l'arrière, tout
+seul, bien en vue. Attention!</p>
+
+<p>Haut comme une montagne et rapide comme
+un train, le navire, maintenant, passait presque
+à toucher la <i>Perle</i>.</p>
+
+<p>Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les
+bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre,
+coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à
+deux mains des baisers d'adieu.</p>
+
+<p>Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait,
+devenu déjà tout petit, effacé comme une
+tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment.
+Elle s'efforçait de le reconnaître encore
+et ne le distinguait plus.</p>
+
+<p>Jean lui avait pris la main:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as vu? dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai vu. Comme il est bon!</p>
+
+<p>Et on retourna vers la ville.</p>
+
+<p>&mdash;Cristi! ça va vite, déclarait Roland avec
+une conviction enthousiaste.</p>
+
+<p>Le paquebot, en effet, diminuait de seconde
+en seconde comme s'il eût fondu dans l'Océan.
+Mme Roland tournée vers lui le regardait s'enfoncer
+à l'horizon vers une terre inconnue, à
+l'autre bout du monde. Sur ce bateau que rien
+ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait
+plus tout à l'heure, était son fils,
+son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié
+de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait
+aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore
+qu'elle ne reverrait jamais plus son
+enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pleures-tu, demanda son mari,
+puisqu'il sera de retour avant un mois?</p>
+
+<p>Elle balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai
+mal.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils furent revenus à terre, Beausire
+les quitta tout de suite pour aller déjeuner
+chez un ami. Alors Jean partit en avant
+avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa
+femme:</p>
+
+<p>&mdash;Il a une belle tournure, tout de même,
+notre Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit la mère.</p>
+
+<p>Et comme elle avait l'âme trop troublée
+pour songer à ce qu'elle disait, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien heureuse qu'il épouse
+Mme Rosémilly.</p>
+
+<p>Le bonhomme fut stupéfait:</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! Comment? Il va épouser Mme Rosémilly?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui. Nous comptions te demander
+ton avis aujourd'hui même.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il
+est question de cette affaire-là?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non. Depuis quelques jours seulement.
+Jean voulait être sûr d'être agréé par
+elle avant de te consulter.</p>
+
+<p>Roland se frottait les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, très bien. C'est parfait. Moi je
+l'approuve absolument.</p>
+
+<p>Comme ils allaient quitter le quai et prendre
+le boulevard François Ier, sa femme se retourna
+encore une fois pour jeter un dernier regard
+sur la haute mer; mais elle ne vit plus rien
+qu'une petite fumée grise, si lointaine, si légère
+qu'elle avait l'air d'un peu de brume.</p>
+
+<h2>FIN</h2>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
+***** This file should be named 11131-h.htm or 11131-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed
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+available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
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+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
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+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
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+
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
+
diff --git a/old/11131.txt b/old/11131.txt
new file mode 100644
index 0000000..89734f6
--- /dev/null
+++ b/old/11131.txt
@@ -0,0 +1,6908 @@
+The Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Pierre et Jean
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: February 17, 2004 [EBook #11131]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed
+Proofreaders. This file was produced from images generously made
+available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+PIERRE & JEAN
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+
+
+
+"LE ROMAN"
+
+
+Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit.
+Tout au contraire les idees que je vais essayer de faire comprendre
+entraineraient plutot la critique du genre d'etude psychologique que
+j'ai entrepris dans _Pierre et Jean_.
+
+Je veux m'occuper du Roman en general.
+
+Je ne suis pas le seul a qui le meme reproche soit adresse par les memes
+critiques, chaque fois que parait un livre nouveau.
+
+Au milieu de phrases elogieuses, je trouve regulierement celle-ci, sous
+les memes plumes:
+
+--Le plus grand defaut de cette oeuvre c'est qu'elle n'est pas un roman
+a proprement parler.
+
+On pourrait repondre par le meme argument.
+
+--Le plus grand defaut de l'ecrivain qui me fait l'honneur de me juger,
+c'est qu'il n'est pas un critique.
+
+Quels sont en effet les caracteres essentiels du critique?
+
+Il faut que, sans parti pris, sans opinions preconcues, sans idees
+d'ecole, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
+distingue et explique toutes les tendances les plus opposees, les
+temperaments les plus contraires, et admette les recherches d'art les
+plus diverses.
+
+Or, le critique qui, apres _Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don
+Quichotte, les Liaisons dangereuses, Werther, les Affinites electives,
+Clarisse Harlowe, Emile, Candide, Cinq-Mars, Rene, les Trois
+Mousquetaires, Mauprat, le Pere Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le
+Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbo,
+Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, l'Assommoir, Sapho_, etc., ose
+encore ecrire: "Ceci est un roman et cela n'en est pas un", me parait
+doue d'une perspicacite qui ressemble fort a de l'incompetence.
+
+Generalement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins
+vraisemblable, arrangee a la facon d'une piece de theatre en trois
+actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le
+troisieme le denouement.
+
+Cette maniere de composer est absolument admissible a la condition qu'on
+acceptera egalement toutes les autres.
+
+Existe-t-il des regles pour faire un roman, en dehors desquelles une
+histoire ecrite devrait porter un autre nom?
+
+Si _Don Quichotte_ est un roman, le _Rouge et le Noir_ en
+est-il un autre? Si _Monte-Cristo_ est un roman, _l'Assommoir_
+en est-il un? Peut-on etablir une comparaison entre les _Affinites
+electives_ de Goethe, les _Trois Mousquetaires_ de Dumas,
+_Madame Bovary_ de Flaubert, _M. de Camors_ de M.O. Feuillet
+et _Germinal_ de M. Zola? Laquelle de ces oeuvres est un roman?
+Quelles sont ces fameuses regles? D'ou viennent-elles? Qui les a
+etablies? En vertu de quel principe, de quelle autorite et de quels
+raisonnements?
+
+Il semble cependant que ces critiques savent d'une facon certaine,
+indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un
+autre, qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement, que, sans
+etre des producteurs, ils sont enregimentes dans une ecole, et qu'ils
+rejettent, a la facon des romanciers eux-memes, toutes les oeuvres
+concues et executees en dehors de leur esthetique.
+
+Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout ce qui
+ressemble le moins aux romans deja faits, et pousser autant que possible
+les jeunes gens a tenter des voies nouvelles.
+
+Tous les ecrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont reclame avec
+persistance le droit absolu, droit indiscutable, de composer,
+c'est-a-dire d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception
+personnelle de l'art. Le talent provient de l'originalite, qui est une
+maniere speciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le
+critique qui pretend definir le Roman suivant l'idee qu'il s'en fait
+d'apres les romans qu'il aime, et etablir certaines regles invariables
+de composition, luttera toujours contre un temperament d'artiste
+apportant une maniere nouvelle. Un critique, qui meriterait absolument
+ce nom, ne devrait etre qu'un analyste sans tendances, sans preferences,
+sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprecier que la
+valeur artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa comprehension,
+ouverte a tout, doit absorber assez completement sa personnalite pour
+qu'il puisse decouvrir et vanter les livres meme qu'il n'aime pas comme
+homme et qu'il doit comprendre comme juge.
+
+Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des lecteurs, d'ou
+il resulte qu'ils nous gourmandent presque toujours a faux ou qu'ils
+nous complimentent sans reserve et sans mesure.
+
+Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre a satisfaire la
+tendance naturelle de son esprit, demande a l'ecrivain de repondre a son
+gout predominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de
+_bien ecrit_, l'ouvrage ou le passage qui plait a son imagination
+idealiste, gaie, grivoise, triste, reveuse ou positive.
+
+En somme, le public est compose de groupes nombreux qui nous crient:
+
+--Consolez-moi.
+
+--Amusez-moi.
+
+--Attristez-moi.
+
+--Attendrissez-moi.
+
+--Faites-moi rever.
+
+--Faites-moi rire.
+
+--Faites-moi fremir.
+
+--Faites-moi pleurer.
+
+--Faites-moi penser.
+
+Seuls, quelques esprits d'elite demandent a l'artiste:
+
+--Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le
+mieux, suivant votre temperament.
+
+L'artiste essaie, reussit ou echoue.
+
+Le critique ne doit apprecier le resultat que suivant la nature de
+l'effort; et il n'a pas le droit de se preoccuper des tendances.
+
+Cela a ete ecrit deja mille fois. Il faudra toujours le repeter.
+
+Donc, apres les ecoles litteraires qui ont voulu nous donner une vision
+deformee, surhumaine, poetique, attendrissante, charmante ou superbe de
+la vie, est venue une ecole realiste ou naturaliste qui a pretendu nous
+montrer la verite, rien que la verite et toute la verite.
+
+Il faut admettre avec un egal interet ces theories d'art si differentes
+et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point de vue de
+leur valeur artistique en acceptant _a priori_ les idees generales
+d'ou elles sont nees.
+
+Contester le droit d'un ecrivain de faire une oeuvre poetique ou une
+oeuvre realiste, c'est vouloir le forcer a modifier son temperament,
+recuser son originalite, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et
+de l'intelligence que la nature lui a donnes.
+
+Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou epiques,
+gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'etre conforme de telle ou
+telle facon et de ne pas avoir une vision concordant avec la notre.
+
+Laissons-le libre de comprendre, d'observer, de concevoir comme il lui
+plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poetiquement exaltes pour
+juger un idealiste et prouvons-lui que son reve est mediocre, banal,
+pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste,
+montrons-lui en quoi la verite dans la vie differe de la verite dans son
+livre.
+
+Il est evident que des ecoles si differentes ont du employer des
+procedes de composition absolument opposes.
+
+Le romancier qui transforme la verite constante, brutale et deplaisante,
+pour en tirer une aventure exceptionnelle et seduisante, doit, sans
+souci exagere de la vraisemblance, manipuler les evenements a son gre,
+les preparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'emouvoir ou
+l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une serie de combinaisons
+ingenieuses conduisant avec adresse au denouement. Les incidents sont
+disposes et gradues vers le point culminant et l'effet de la fin, qui
+est un evenement capital et decisif, satisfaisant toutes les curiosites
+eveillees au debut, mettant une barriere a l'interet, et terminant si
+completement l'histoire racontee qu'on ne desire plus savoir ce que
+deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
+
+Le romancier, au contraire, qui pretend nous donner une image exacte
+dela vie, doit eviter avec soin tout enchainement d'evenements qui
+paraitrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une
+histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer a
+penser, a comprendre le sens profond et cache des evenements. A force
+d'avoir vu et medite il regarde l'univers, les choses, les faits et
+les hommes d'une certaine facon qui lui est propre et qui resulte
+de l'ensemble de ses observations reflechies. C'est cette vision
+personnelle du monde qu'il cherche a nous communiquer en la reproduisant
+dans un livre. Pour nous emouvoir, comme il l'a ete lui-meme par le
+spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une
+scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une
+maniere si adroite, si dissimulee, et d'apparence si simple, qu'il soit
+impossible d'en apercevoir et d'en indiquer le plan, de decouvrir ses
+intentions.
+
+Au lieu de machiner une aventure et de la derouler de facon a la rendre
+interessante jusqu'au denouement, il prendra son ou ses personnages
+a une certaine periode de leur existence et les conduira, par des
+transitions naturelles, jusqu'a la periode suivante. Il montrera de
+cette facon, tantot comment les esprits se modifient sous l'influence
+des circonstances environnantes, tantot comment se developpent les
+sentiments et les passions, comment on s'aime, comment on se hait,
+comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les
+interets bourgeois, les interets d'argent, les interets de famille, les
+interets politiques.
+
+L'habilete de son plan ne consistera donc point dans l'emotion ou dans
+le charme, dans un debut attachant ou dans une catastrophe emouvante,
+mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'ou se
+degagera le sens definitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents
+pages dix ans d'une vie pour montrer quelle a ete, au milieu de tous
+les etres qui l'ont entouree, sa signification particuliere et bien
+caracteristique, il devra savoir eliminer, parmi les menus evenements
+innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre
+en lumiere, d'une facon speciale, tous ceux qui seraient demeures
+inapercus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre
+sa portee, sa valeur d'ensemble.
+
+On comprend qu'une semblable maniere de composer, si differente de
+l'ancien procede visible a tous les yeux, deroute souvent les critiques,
+et qu'ils ne decouvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque
+invisibles, employes par certains artistes modernes a la place de la
+ficelle unique qui avait nom: l'Intrigue.
+
+En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les crises de
+la vie, les etats aigus de l'ame et du coeur, le Romancier d'aujourd'hui
+ecrit l'histoire du coeur, de l'ame et de l'intelligence a l'etat
+normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'est-a-dire l'emotion de
+la simple realite et pour degager l'enseignement artistique qu'il en
+veut tirer, c'est-a-dire la revelation de ce qu'est veritablement
+l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits
+d'une verite irrecusable et constante.
+
+Mais en se placant au point de vue meme de ces artistes realistes, on
+doit discuter et contester leur theorie qui semble pouvoir etre resumee
+par ces mots: "Rien que la verite et toute la verite."
+
+Leur intention etant de degager la philosophie de certains faits
+constants et courants, ils devront souvent corriger les evenements au
+profit de la vraisemblance et au detriment de la verite, car:
+
+Le vrai peut quelquefois n'etre pas vraisemblable.
+
+Le realiste, s'il est un artiste, cherchera, non pas a nous montrer la
+photographie banale de la vie, mais a nous en donner la vision plus
+complete, plus saisissante, plus probante que la realite meme.
+
+Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume
+au moins par journee, pour enumerer les multitudes d'incidents
+insignifiants qui emplissent notre existence. Un choix s'impose
+donc,--ce qui estime premiere atteinte a la theorie de toute la verite.
+
+La vie, en outre, est composee des choses les plus differentes, les plus
+imprevues, les plus contraires, les plus disparates; elle est brutale,
+sans suite, sans chaine, pleine de catastrophes inexplicables,
+illogiques et contradictoires qui doivent etre classees au chapitre
+_faits divers_.
+
+Voila pourquoi l'artiste, ayant choisi son theme, ne prendra dans
+cette vie encombree de hasards et de futilites que les details
+caracteristiques utiles a son sujet, et il rejettera tout le reste, tout
+l'a-cote.
+
+Un exemple entre mille:
+
+Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considerable
+sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tete d'un
+personnage principal, ou le jeter sous les roues d'une voiture, au
+milieu d'un recit, sous pretexte qu'il faut faire la part de l'accident?
+
+La vie encore laisse tout au meme plan, precipite les faits ou les
+traine indefiniment. L'art, au contraire, consiste a user de precautions
+et de preparations, a menager des transitions savantes et dissimulees,
+a mettre en pleine lumiere, par la seule adresse de la composition, les
+evenements essentiels et a donner a tous les autres le degre de relief
+qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation
+profonde de la verite speciale qu'on veut montrer.
+
+Faire vrai consiste donc a donner l'illusion complete du vrai, suivant
+la logique ordinaire des faits, et non a les transcrire servilement dans
+le pele-mele de leur succession.
+
+J'en conclus que les Realistes de talent devraient s'appeler plutot des
+Illusionnistes.
+
+Quel enfantillage, d'ailleurs, de croire a la realite puisque nous
+portons chacun la notre dans notre pensee et dans nos organes. Nos yeux,
+nos oreilles, notre odorat, notre gout differents creent autant de
+verites qu'il y a d'hommes sur la terre. Et nos esprits qui recoivent
+les instructions de ces organes, diversement impressionnes, comprennent,
+analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait a une autre
+race.
+
+Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion
+poetique, sentimentale, joyeuse, melancolique, sale ou lugubre suivant
+sa nature. Et l'ecrivain n'a d'autre mission que de reproduire
+fidelement cette illusion avec tous les procedes d'art qu'il a appris et
+dont il peut disposer.
+
+Illusion du beau qui est une convention humaine! Illusion du laid qui
+est une opinion changeante! Illusion du vrai jamais immuable! Illusion
+de l'ignoble qui attire tant d'etres! Les grands artistes sont ceux qui
+imposent a l'humanite leur illusion particuliere.
+
+Ne nous fachons donc contre aucune theorie puisque chacune d'elles est
+simplement l'expression generalisee d'un temperament qui s'analyse.
+
+Il en est deux surtout qu'on a souvent discutees en les opposant l'une
+a l'autre au lieu de les admettre l'une et l'autre, celle du roman
+d'analyse pure et celle du roman objectif. Les partisans de l'analyse
+demandent que l'ecrivain s'attache a indiquer les moindres evolutions
+d'un esprit et tous les mobiles les plus secrets qui determinent
+nos actions, en n'accordant au fait lui-meme qu'une importance tres
+secondaire. Il est le point d'arrivee, une simple borne, le pretexte du
+roman. Il faudrait donc, d'apres eux, ecrire ces oeuvres precises et
+revees ou l'imagination se confond avec l'observation, a la maniere d'un
+philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les
+prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous
+les vouloirs et discerner toutes les reactions de l'ame agissant sous
+l'impulsion des interets, des passions ou des instincts.
+
+Les partisans de l'objectivite, (quel vilain mot!) pretendant, au
+contraire, nous donner la representation exacte de ce qui a lieu dans la
+vie, evitent avec soin toute explication compliquee, toute dissertation
+sur les motifs, et se bornent a faire passer sous nos yeux les
+personnages et les evenements.
+
+Pour eux, la psychologie doit etre cachee dans le livre comme elle est
+cachee en realite sous les faits dans l'existence.
+
+Le roman concu de cette maniere y gagne de l'interet, du mouvement dans
+le recit, de la couleur, de la vie remuante.
+
+Donc, au lieu d'expliquer longuement l'etat d'esprit d'un personnage,
+les ecrivains objectifs cherchent l'action ou le geste que cet etat
+d'ame doit faire accomplir fatalement a cet homme dans une situation
+determinee. Et ils le font se conduire de telle maniere, d'un bout a
+l'autre du volume, que tous ses actes, tous ses mouvements, soient
+le reflet de sa nature intime, de toutes ses pensees, de toutes ses
+volontes ou de toutes ses hesitations. Ils cachent donc la psychologie
+au lieu de l'etaler, ils en font la carcasse de l'oeuvre, comme
+l'ossature invisible est la carcasse du corps humain. Le peintre qui
+fait notre portrait ne montre pas notre squelette.
+
+Il me semble aussi que le roman execute de cette facon y gagne en
+sincerite. Il est d'abord plus vraisemblable, car les gens que nous
+voyons agir autour de nous ne nous racontent point les mobiles auxquels
+ils obeissent.
+
+Il faut ensuite tenir compte de ce que, si, a force d'observer les
+hommes, nous pouvons determiner leur nature assez exactement pour
+prevoir leur maniere d'etre dans presque toutes les circonstances, si
+nous pouvons dire avec precision: "Tel homme de tel temperament, dans
+tel cas, fera ceci", il ne s'ensuit point que nous puissions determiner,
+une a une, toutes les secretes evolutions de sa pensee qui n'est pas la
+notre, toutes les mysterieuses sollicitations de ses instincts qui ne
+sont pas pareils aux notres, toutes les incitations confuses de sa
+nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont differents
+des notres.
+
+Quel que soit le genie d'un homme faible, doux, sans passions, aimant
+uniquement la science et le travail, jamais il ne pourra se transporter
+assez completement dans l'ame et dans le corps d'un gaillard exuberant,
+sensuel, violent, souleve par tous les desirs et meme par tous les
+vices, pour comprendre et indiquer les impulsions et les sensations les
+plus intimes de cet etre si different, alors meme qu'il peut fort bien
+prevoir et raconter tous les actes de sa vie.
+
+En somme, celui qui fait de la psychologie pure ne peut que se
+substituer a tous ses personnages dans les differentes situations ou il
+les place, car il lui est impossible de changer ses organes, qui sont
+les seuls intermediaires entre la vie exterieure et nous, qui nous
+imposent leurs perceptions, determinent notre sensibilite, creent en
+nous une ame essentiellement differente de toutes celles qui nous
+entourent. Notre vision, notre connaissance du monde acquise par le
+secours de nos sens, nos idees sur la vie, nous ne pouvons que les
+transporter en partie dans tous les personnages dont nous pretendons
+devoiler l'etre intime et inconnu. C'est donc toujours nous que nous
+montrons dans le corps d'un roi, d'un assassin, d'un voleur ou d'un
+honnete homme, d'une courtisane, d'une religieuse, d'une jeune fille ou
+d'une marchande aux halles, car nous sommes obliges de nous poser ainsi
+le probleme: "Si _j'_etais roi, assassin, voleur, courtisane,
+religieuse, jeune fille ou marchande aux halles, qu'est-ce que
+_je_ ferais, qu'est-ce que _je_ penserais, comment est-ce
+que _j'_agirais?" Nous ne diversifions donc nos personnages
+qu'en changeant l'age, le sexe, la situation sociale et toutes les
+circonstances de la vie de notre _moi_ que la nature a entoure
+d'une barriere d'organes infranchissable.
+
+L'adresse consiste a ne pas laisser reconnaitre ce _moi_ par le
+lecteur sous tous les masques divers qui nous servent a le cacher.
+
+Mais si, au seul point de vue de la complete exactitude, la pure analyse
+psychologique est contestable, elle peut cependant nous donner des
+oeuvres d'art aussi belles que toutes les autres methodes de travail.
+
+Voici, aujourd'hui, les symbolistes. Pourquoi pas? Leur reve d'artistes
+est respectable; et ils ont cela de particulierement interessant qu'ils
+savent et qu'ils proclament l'extreme difficulte de l'art.
+
+Il faut etre, en effet, bien fou, bien audacieux, bien outrecuidant ou
+bien sot, pour ecrire encore aujourd'hui! Apres tant de maitres aux
+natures si variees, au genie si multiple, que reste-t-il a faire qui
+n'ait ete fait, que reste-t-il a dire qui n'ait ete dit? Qui peut se
+vanter, parmi nous, d'avoir ecrit une page, une phrase qui ne se trouve
+deja, a peu pres pareille, quelque part. Quand nous lisons, nous,
+si satures d'ecriture francaise que notre corps entier nous donne
+l'impression d'etre une pate faite avec des mots, trouvons-nous jamais
+une ligne, une pensee qui ne nous soit familiere, dont nous n'ayons eu,
+au moins, le confus pressentiment?
+
+L'homme qui cherche seulement a amuser son public par des moyens deja
+connus, ecrit avec confiance, dans la candeur de sa mediocrite, des
+oeuvres destinees a la foule ignorante et desoeuvree. Mais ceux sur
+qui pesent tous les siecles de la litterature passee, ceux que rien
+ne satisfait, que tout degoute, parce qu'ils revent mieux, a qui tout
+semble deflore deja, a qui leur oeuvre donne toujours l'impression d'un
+travail inutile et commun, en arrivent a juger l'art litteraire une
+chose insaisissable, mysterieuse, que nous devoilent a peine quelques
+pages des plus grands maitres.
+
+Vingt vers, vingt phrases, lus tout a coup nous font tressaillir
+jusqu'au coeur comme une revelation surprenante; mais les vers suivants
+ressemblent a tous les vers, la prose qui coule ensuite ressemble a
+toutes les proses.
+
+Les hommes de genie n'ont point, sans doute, ces angoisses et ces
+tourments, parce qu'ils portent en eux une force creatrice irresistible.
+Ils ne se jugent pas eux-memes. Les autres, nous autres qui sommes
+simplement des travailleurs conscients et tenaces, nous ne pouvons
+lutter contre l'invincible decouragement que par la continuite de
+l'effort.
+
+Deux hommes par leurs enseignements simples et lumineux m'ont donne
+cette force de toujours tenter: Louis Bouilhet et Gustave Flaubert.
+
+Si je parle ici d'eux et de moi c'est que leurs conseils, resumes en
+peu de lignes, seront peut-etre utiles a quelques jeunes gens moins
+confiants en eux-memes qu'on ne l'est d'ordinaire quand on debute dans
+les lettres.
+
+Bouilhet, que je connus le premier d'une facon un peu intime, deux ans
+environ avant de gagner l'amitie de Flaubert, a force de me repeter que
+cent vers, peut-etre moins, suffisent a la reputation d'un artiste,
+s'ils sont irreprochables et s'ils contiennent l'essence du talent et de
+l'originalite d'un homme meme de second ordre, me fit comprendre que le
+travail continuel et la connaissance profonde du metier peuvent, un jour
+de lucidite, de puissance et d'entrainement, par la rencontre heureuse
+d'un sujet concordant bien avec toutes les tendances de notre esprit,
+amener cette eclosion de l'oeuvre courte, unique et aussi parfaite que
+nous la pouvons produire.
+
+Je compris ensuite que les ecrivains les plus connus n'ont presque
+jamais laisse plus d'un volume et qu'il faut, avant tout, avoir cette
+chance de trouver et de discerner, au milieu de la multitude des
+matieres qui se presentent a notre choix, celle qui absorbera toutes nos
+facultes, toute notre valeur, toute notre puissance artiste.
+
+Plus tard, Flaubert, que je voyais quelquefois, se prit d'affection pour
+moi. J'osai lui soumettre quelques essais. Il les lut avec bonte et me
+repondit: "Je ne sais pas si vous aurez du talent. Ce que vous m'avez
+apporte prouve une certaine intelligence, mais n'oubliez point ceci,
+jeune homme, que le talent--suivant le mot de Chateaubriand--n'est
+qu'une longue patience. Travaillez."
+
+Je travaillai, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui
+plaisais, car il s'etait mis a m'appeler, en riant, son disciple.
+
+Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des
+nouvelles, je fis meme un drame detestable. Il n'en est rien reste. Le
+maitre lisait tout, puis le dimanche suivant, en dejeunant, developpait
+ses critiques et enfoncait en moi, peu a peu, deux ou trois principes
+qui sont le resume de ses longs et patients enseignements. "Si on a une
+originalite, disait-il, il faut avant tout la degager; si on n'en a pas,
+il faut en acquerir une."
+
+--Le talent est une longue patience.--Il s'agit de regarder tout ce
+qu'on veut exprimer assez longtemps et avec assez d'attention pour en
+decouvrir un aspect qui n'ait ete vu et dit par personne. Il y a, dans
+tout, de l'inexplore, parce que nous sommes habitues a ne nous servir de
+nos yeux qu'avec le souvenir de ce qu'on a pense avant nous sur ce
+que nous contemplons. La moindre chose contient un peu d'inconnu.
+Trouvons-le. Pour decrire un feu qui flambe et un arbre dans une plaine,
+demeurons en face de ce feu et de cet arbre jusqu'a ce qu'ils ne
+ressemblent plus, pour nous, a aucun autre arbre et a aucun autre feu.
+
+C'est de cette facon qu'on devient original.
+
+Ayant, en outre, pose cette verite qu'il n'y a pas, de par le monde
+entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez
+absolument pareils, il me forcait a exprimer, en quelques phrases,
+un etre ou un objet de maniere a le particulariser nettement, a le
+distinguer de tous les autres etres ou de tous les autres objets de meme
+race ou de meme espece.
+
+"Quand vous passez, me disait-il, devant un epicier assis sur sa porte,
+devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres,
+montrez-moi cet epicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence
+physique contenant aussi, indiquee par l'adresse de l'image, toute leur
+nature morale, de facon a ce que je ne les confonde avec aucun autre
+epicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul
+mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres
+qui le suivent et le precedent."
+
+J'ai developpe ailleurs ses idees sur le style. Elles ont de grands
+rapports avec la theorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle
+que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer,
+qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut
+donc chercher, jusqu'a ce qu'on les ait decouverts, ce mot, ce verbe et
+cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'a peu pres, ne jamais avoir
+recours a des supercheries, meme heureuses, a des clowneries de langage
+pour eviter la difficulte.
+
+On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant
+ce vers de Boileau:
+
+D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
+
+Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, complique, nombreux et
+chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'ecriture artiste,
+pour fixer toutes les nuances de la pensee; mais il faut discerner avec
+une extreme lucidite toutes les modifications de la valeur d'un mot
+suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et
+d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
+differentes, diversement construites, ingenieusement coupees, pleines
+de sonorites et de rythmes savants. Efforcons-nous d'etre des stylistes
+excellents plutot que des collectionneurs de termes rares.
+
+Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase a son gre, de
+lui faire tout dire, meme ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de
+sous-entendus, d'intentions secretes et non formulees, que d'inventer
+des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux
+livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l'usage et la
+signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.
+
+La langue francaise, d'ailleurs, est une eau pure que les ecrivains
+manieres n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siecle a
+jete dans ce courant limpide, ses modes, ses archaismes pretentieux et
+ses preciosites, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de
+ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d'etre claire,
+logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou
+corrompre.
+
+Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux
+termes abstraits, ceux qui font tomber la grele ou la pluie sur la
+_proprete_ des vitres, peuvent aussi jeter des pierres a la
+simplicite de leurs confreres! Elles frapperont peut-etre les confreres
+qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicite qui n'en a
+pas.
+
+
+GUY DE MAUPASSANT.
+
+La Guillette, Etretat, septembre 1887.
+
+
+
+
+
+
+
+
+PIERRE ET JEAN
+
+
+
+I
+
+
+--Zut! s'ecria tout a coup le pere Roland qui depuis un quart d'heure
+demeurait immobile, les yeux fixes sur l'eau, et soulevant par moments,
+d'un mouvement tres leger, sa ligne descendue au fond de la mer.
+
+Mme Roland, assoupie a l'arriere du bateau, a cote de Mme Rosemilly
+invitee a cette partie de peche, se reveilla, et tournant la tete vers
+son mari:
+
+--Eh bien!... eh bien!... Gerome!
+
+Le bonhomme furieux repondit:
+
+--Ca ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait
+jamais pecher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours
+trop tard.
+
+Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un a babord, l'autre a
+tribord, chacun une ligne enroulee a l'index, se mirent a rire en meme
+temps et Jean repondit:
+
+---Tu n'es pas galant pour notre invitee, papa.
+
+M. Roland fut confus et s'excusa:
+
+--Je vous demande pardon, madame Rosemilly, je suis comme ca. J'invite
+des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, des que je
+sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson.
+
+Mme Roland s'etait tout a fait reveillee et regardait d'un air attendri
+le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:
+
+--Vous avez cependant fait une belle peche.
+
+Mais son mari remuait la tete pour dire non, tout en jetant un coup
+d'oeil bienveillant sur le panier ou le poisson capture par les trois
+hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d'ecailles
+gluantes et de nageoires soulevees, d'efforts impuissants et mous, et de
+baillements dans l'air mortel.
+
+Le pere Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler
+jusqu'au bord le flot d'argent des betes pour voir celles du fond, et
+leur palpitation d'agonie s'accentua, et l'odeur forte de leur corps,
+une saine puanteur de maree, monta du ventre plein de la corbeille.
+
+Le vieux pecheur la huma vivement, comme on sent des roses, et declara:
+
+--Cristi! ils sont frais, ceux-la!
+
+Puis il continua:
+
+--Combien en as-tu pris, toi, docteur?
+
+Son fils aine, Pierre, un homme de trente ans a favoris noirs coupes
+comme ceux des magistrats, moustaches et menton rases, repondit:
+
+--Oh! pas grand'chose, trois ou quatre.
+
+Le pere se tourna vers le cadet:
+
+--Et toi, Jean?
+
+Jean, un grand garcon blond, tres barbu, beaucoup plus jeune que son
+frere, sourit et murmura:
+
+--A peu pres comme Pierre, quatre ou cinq.
+
+Ils faisaient, chaque fois, le meme mensonge qui ravissait le pere
+Roland.
+
+Il avait enroule son fil au tolet d'un aviron, et croisant ses bras il
+annonca:
+
+--Je n'essayerai plus jamais de pecher l'apres-midi. Une fois dix heures
+passees, c'est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au
+soleil.
+
+Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de
+proprietaire.
+
+C'etait un ancien bijoutier parisien qu'un amour immodere de la
+navigation et de la peche avait arrache au comptoir des qu'il eut assez
+d'aisance pour vivre modestement de ses rentes.
+
+Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur.
+Ses deux fils, Pierre et Jean, resterent a Paris pour continuer leurs
+etudes et vinrent en conge de temps en temps partager les plaisirs de
+leur pere.
+
+A la sortie du college, l'aine, Pierre, de cinq ans plus age que Jean,
+s'etant senti successivement de la vocation pour des professions
+variees, en avait essaye, l'une apres l'autre, une demi-douzaine,
+et, vite degoute de chacune, se lancait aussitot dans de nouvelles
+esperances.
+
+En dernier lieu la medecine l'avait tente, et il s'etait mis au travail
+avec tant d'ardeur, qu'il venait d'etre recu docteur apres d'assez
+courtes etudes et des dispenses de temps obtenues du ministre. Il etait
+exalte, intelligent, changeant et tenace, plein d'utopies et d'idees
+philosophiques.
+
+Jean, aussi blond que son frere etait noir, aussi calme que son frere
+etait emporte, aussi doux que son frere etait rancunier, avait fait
+tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplome de licencie en
+meme temps que Pierre obtenait celui de docteur.
+
+Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous
+les deux formaient le projet de s'etablir au Havre s'ils parvenaient a
+le faire dans des conditions satisfaisantes.
+
+Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent
+presque invisibles entre freres ou entre soeurs jusqu'a la maturite et
+qui eclatent a l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant sur l'un,
+les tenait en eveil dans une fraternelle et inoffensive inimitie. Certes
+ils s'aimaient, mais ils s'epiaient. Pierre, age de cinq ans a la
+naissance de Jean, avait regarde avec une hostilite de petite bete gatee
+cette autre petite bete apparue tout a coup dans les bras de son pere et
+de sa mere, et tant aimee, tant caressee par eux.
+
+Jean, des son enfance, avait ete un modele de douceur, de bonte et de
+caractere egal; et Pierre s'etait enerve, peu a peu, a entendre vanter
+sans cesse ce gros garcon dont la douceur lui semblait etre de la
+mollesse, la bonte de la niaiserie et la bienveillance de l'aveuglement.
+Ses parents, gens placides, qui revaient pour leurs fils des situations
+honorables et mediocres, lui reprochaient ses indecisions, ses
+enthousiasmes, ses tentatives avortees, tous ses elans impuissants vers
+des idees genereuses et vers des professions decoratives.
+
+Depuis qu'il etait homme, on ne lui disait plus: "Regarde Jean et
+imite-le!" mais chaque fois qu'il entendait repeter: "Jean a fait ceci,
+Jean a fait cela," il comprenait bien le sens et l'allusion caches sous
+ces paroles.
+
+Leur mere, une femme d'ordre, une econome bourgeoise un peu
+sentimentale, douee d'une ame tendre de caissiere, apaisait sans cesse
+les petites rivalites nees chaque jour entre ses deux grands fils, de
+tous les menus faits de la vie commune. Un leger evenement, d'ailleurs,
+troublait en ce moment sa quietude, et elle craignait une complication,
+car elle avait fait la connaissance pendant l'hiver, pendant que ses
+enfants achevaient l'un et l'autre leurs eludes speciales, d'une
+voisine, Mme Rosemilly, veuve d'un capitaine au long cours, mort a la
+mer deux ans auparavant. La jeune veuve, toute jeune, vingt-trois trois
+ans, une maitresse femme qui connaissait l'existence d'instinct, comme
+un animal libre, comme si elle eut vu, subi, compris et pese tous les
+evenements possibles, qu'elle jugeait avec un esprit sain, etroit et
+bienveillant, avait pris l'habitude de venir faire un bout de tapisserie
+et de causette, le soir, chez ces voisins aimables qui lui offraient une
+tasse de the.
+
+Le pere Roland, que sa manie de pose marine aiguillonnait sans cesse,
+interrogeait leur nouvelle amie sur le defunt capitaine, et elle parlait
+de lui, de ses voyages, de ses anciens recits, sans embarras, en femme
+raisonnable et resignee qui aime la vie et respecte la mort.
+
+Les deux fils, a leur retour, trouvant cette jolie veuve installee dans
+la maison, avaient aussitot commence a la courtiser, moins par desir de
+lui plaire que par envie de se supplanter.
+
+Leur mere, prudente et pratique, esperait vivement qu'un des deux
+triompherait, car la jeune femme etait riche, mais elle aurait aussi
+bien voulu que l'autre n'en eut point de chagrin.
+
+Mme Rosemilly etait blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux
+follets envoles a la moindre brise et un petit air crane, hardi,
+batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage methode de son
+esprit.
+
+Deja elle semblait preferer Jean, portee vers lui par une similitude de
+nature. Cette preference d'ailleurs ne se montrait que par une presque
+insensible difference dans la voix et le regard, et en ceci encore
+qu'elle prenait quelquefois son avis.
+
+Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne
+propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement etre
+differente. Quand elle parlait des idees du docteur, de ses idees
+politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par
+moments: "Vos billevesees." Alors, il la regardait d'un regard froid de
+magistrat qui instruit le proces des femmes, de toutes les femmes, ces
+pauvres etres!
+
+Jamais, avant le retour de ses fils, le pere Roland ne l'avait invitee a
+ses parties de peche ou il n'emmenait jamais non plus sa femme, car
+il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un
+long-courrier retraite, rencontre aux heures de maree sur le port et
+devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart,
+charge dela garde du bateau.
+
+Or, un soir de la semaine precedente, comme Mme Rosemilly qui avait
+dine chez lui disait: "Ca doit etre tres amusant, la peche?" l'ancien
+bijoutier, flatte dans sa passion, et saisi de l'envie de la
+communiquer, de faire des croyants a la facon des pretres, s'ecria:
+
+--Voulez-vous y venir?
+
+--Mais oui.
+
+--Mardi prochain?
+
+--Oui, mardi prochain.
+
+--Etes-vous femme a partir a cinq heures du matin?
+
+Elle poussa un cri de stupeur:
+
+--Ah! mais non, par exemple.
+
+Il fut desappointe, refroidi, et il douta tout a coup de cette vocation.
+
+Il demanda cependant:
+
+--A quelle heure pourriez-vous partir?
+
+--Mais ... a neuf heures!
+
+--Pas avant?
+
+--Non, pas avant, c'est deja tres tot!
+
+Le bonhomme hesitait. Assurement on ne prendrait rien, car si le soleil
+chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux freres s'etaient
+empresses d'arranger la partie, de tout organiser et de tout regler
+seance tenante.
+
+Donc, le mardi suivant, la _Perle_ avait ete jeter l'ancre sous les
+rochers blancs du cap de la Heve; et on avait peche jusqu'a midi,
+puis sommeille, puis repeche, sans rien prendre, et le pere Roland,
+comprenant un peu tard que Mme Rosemilly n'aimait et n'appreciait
+en verite que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne
+tressaillaient plus, avait jete, dans un mouvement d'impatience
+irraisonnee, un _zut_ energique qui s'adressait autant a la veuve
+indifferente qu'aux betes insaisissables. Maintenant il regardait le
+poisson capture, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il
+leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait:
+
+--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu?
+
+Tous deux tirerent leurs fils, les roulerent, accrocherent dans les
+bouchons de liege les hamecons nettoyes et attendirent.
+
+Roland s'etait leve pour interroger l'horizon a la facon d'un capitaine:
+
+--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!
+
+Et soudain, le bras allonge vers le nord, il ajouta:
+
+--Tiens, tiens, le bateau de Southampton.
+
+Sur la mer plate, tendue comme une etoffe bleue, immense, luisante, aux
+reflets d'or et de feu, s'elevait la-bas, dans la direction indiquee, un
+nuage noiratre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire
+qui semblait tout petit de si loin.
+
+Vers le sud on voyait encore d'autres fumees, nombreuses, venant toutes
+vers la jetee du Havre dont on distinguait a peine la ligne blanche et
+le phare, droit comme une corne sur le bout.
+
+Roland demanda:
+
+--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la _Normandie_?
+
+Jean repondit:
+
+--Oui, papa.
+
+--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, la-bas.
+
+Le pere deploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le
+point, et soudain, ravi d'avoir vu:
+
+--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux cheminees. Voulez-vous
+regarder, madame Rosemilly?
+
+Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans
+parvenir sans doute a le mettre en face de lui, car elle ne distinguait
+rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout
+rond, et puis des choses bizarres, des especes d'eclipses, qui lui
+faisaient tourner le coeur.
+
+Elle dit en rendant la longue-vue:
+
+--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-la. Ca
+mettait meme en colere mon mari qui restait des heures a la fenetre a
+regarder passer les navires.
+
+Le pere Roland, vexe, reprit:
+
+--Ca doit tenir a un defaut de votre oeil, car ma lunette est
+excellente.
+
+Puis il l'offrit a sa femme:
+
+--Veux-tu voir?
+
+--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas.
+
+Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,
+semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette
+fin de jour.
+
+Ses cheveux chatains commencaient seulement a blanchir. Elle avait un
+air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait a voir.
+Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce
+qui ne l'empechait point de gouter le charme du reve. Elle aimait les
+lectures, les romans et les poesies, non pour leur valeur d'art, mais
+pour la songerie melancolique et tendre qu'ils eveillaient en elle. Un
+vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde,
+comme elle disait, lui donnait la sensation d'un desir mysterieux
+presque realise. Et elle se complaisait a ces emotions legeres qui
+troublaient un peu son ame bien tenue comme un livre de comptes.
+
+Elle prenait, depuis son arrivee au Havre, un embonpoint assez visible
+qui alourdissait sa taille autrefois tres souple et tres mince.
+
+Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans etre mechant, la
+rudoyait comme rudoient sans colere et sans haine les despotes en
+boutique pour qui commander equivaut a jurer. Devant tout etranger il
+se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs
+terribles, bien qu'il eut peur de tout le monde. Elle, par horreur du
+bruit, des scenes, des explications inutiles, cedait toujours et ne
+demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps,
+prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie
+cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.
+
+Depuis le depart elle s'abandonnait tout entiere, tout son esprit et
+toute sa chair, a ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point,
+elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les esperances, il lui
+semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de
+moelleux, de fluide, de delicieux, qui la bercait et l'engourdissait.
+
+Quand le pere commanda le retour: "Allons, en place pour la nage!" elle
+sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, oter leurs jaquettes et
+relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
+
+Pierre, le plus rapproche des deux femmes, prit l'aviron de tribord,
+Jean l'aviron de babord, et ils attendirent que le patron criat: "Avant
+partout!" car il tenait a ce que les manoeuvres fussent executees
+regulierement.
+
+Ensemble, d'un meme effort, ils laisserent tomber les rames puis se
+coucherent en arriere en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
+commenca pour montrer leur vigueur. Ils etaient venus a la voile tout
+doucement, mais la brise etait tombee et l'orgueil de males des deux
+freres s'eveilla tout a coup a la perspective de se mesurer l'un contre
+l'autre.
+
+Quand ils allaient pecher seuls avec le pere, ils ramaient ainsi
+sans que personne gouvernat, car Roland preparait les lignes tout en
+surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou
+d'un mot: "Jean, mollis."--"A toi, Pierre, souque." Ou bien il disait:
+"Allons le _un_, allons le _deux_, un peu d'huile de bras."
+Celui qui revassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait
+moins ardent, et le bateau se redressait.
+
+Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre
+etaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et
+blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la
+peau.
+
+Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrees, le front plisse, les
+jambes tendues, les mains crispees sur l'aviron, il le faisait plier
+dans toute sa longueur a chacun de ses efforts; et la _Perle_ s'en
+venait vers la cote. Le pere Roland, assis a l'avant afin de laisser
+tout le banc d'arriere aux deux femmes, s'epoumonait a commander:
+"Doucement, le _un_--souque le _deux_." Le _un_ redoublait de rage
+et le _deux_ ne pouvait repondre a cette nage desordonnee.
+
+Le patron, enfin, ordonna: "Stop!" Les deux rames se leverent ensemble,
+et Jean, sur l'ordre de son pere, tira seul quelques instants. Mais a
+partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'echauffait,
+tandis que Pierre, essouffle, epuise par sa crise de vigueur,
+faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le pere Roland fit
+stopper pour permettre a l'aine de reprendre haleine et de redresser la
+barque derivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pales,
+humilie et rageur, balbutiait:
+
+--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'etais tres
+bien parti, et cela m'a coupe les bras.
+
+Jean demandait:
+
+--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?
+
+--Non, merci, cela passera.
+
+La mere ennuyee disait:
+
+--Voyons, Pierre, a quoi cela rime-t-il de se mettre dans un etat
+pareil, tu n'es pourtant pas un enfant.
+
+Il haussait les epaules et recommencait a ramer.
+
+Mme Rosemilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre.
+Sa petite tete blonde, a chaque mouvement du bateau, faisait en arriere
+un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins
+cheveux.
+
+Mais le pere Roland cria: "Tenez, voici le _Prince-Albert_ qui nous
+rattrape." Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminees
+inclinees en arriere et ses deux tambours jaunes, ronds comme des joues,
+le bateau de Southampton arrivait a toute vapeur, charge de passagers et
+d'ombrelles ouvertes. Ses roues rapides, bruyantes, battant l'eau qui
+retombait en ecume, lui donnaient un air de hate, un air de courrier
+presse; et l'avant tout droit coupait la mer en soulevant deux lames
+minces et transparentes qui glissaient le long des bords.
+
+Quand il fut tout pres de la _Perle_, le pere Roland leva son
+chapeau, les deux femmes agiterent leurs mouchoirs, et une demi-douzaine
+d'ombrelles repondirent a ces saluts en se balancant vivement sur le
+paquebot qui s'eloigna, laissant derriere lui, sur la surface paisible
+et luisante de la mer, quelques lentes ondulations.
+
+Et on voyait d'autres navires, coiffes aussi de fumee, accourant de tous
+les points de l'horizon vers la jetee courte et blanche qui les avalait
+comme une bouche, l'un apres l'autre. Et les barques de peche et les
+grands voiliers aux matures legeres glissant sur le ciel, traines par
+d'imperceptibles remorqueurs, arrivaient tous, vite ou lentement, vers
+cet ogre devorant, qui de temps en temps, semblait repu, et rejetait
+vers la pleine mer une autre flotte de paquebots, de bricks, de
+goelettes, de trois-mats charges de ramures emmelees. Les steamers
+hatifs s'enfuyaient a droite, a gauche, sur le ventre plat de l'Ocean,
+tandis que les batiments a voile, abandonnes par les mouches qui les
+avaient haies, demeuraient immobiles, tout en s'habillant, de la grande
+hune au petit perroquet, de toile blanche ou de toile brune qui semblait
+rouge au soleil couchant.
+
+Mme Roland, les yeux mi-clos, murmura:
+
+--Dieu! que c'est beau, cette mer!
+
+Mme Rosemilly repondit, avec un soupir prolonge, qui n'avait cependant
+rien de triste:
+
+--Oui, mais elle fait bien du mal quelquefois.
+
+Roland s'ecria:
+
+--Tenez, voici la _Normandie_ qui se presente a l'entree. Est-elle
+grande, hein?
+
+Puis il expliqua la cote en face, la-bas, la-bas, de l'autre cote de
+l'embouchure de la Seine--vingt kilometres, cette embouchure--disait-il.
+Il montra Villerville, Trouville, Houlgate, Luc, Arromanches, la riviere
+de Caen, et les roches du Calvados qui rendent la navigation dangereuse
+jusqu'a Cherbourg. Puis il traita la question des bancs de sable de la
+Seine, qui se deplacent a chaque maree et mettent en defaut les pilotes
+de Quilleboeuf eux-memes, s'ils ne font pas tous les jours le parcours
+du chenal. Il fit remarquer comment le Havre separait la basse de
+la haute Normandie. En basse Normandie, la cote plate descendait en
+paturages, en prairies et en champs jusqu'a la mer. Le rivage de
+la haute Normandie, au contraire, etait droit, une grande falaise,
+decoupee, dentelee, superbe, faisant jusqu'a Dunkerque une immense
+muraille blanche dont toutes les echancrures cachaient un village ou un
+port: Etretat, Fecamp, Saint-Valery, Le Treport, Dieppe, etc.
+
+Les deux femmes ne l'ecoutaient point, engourdies par le bien-etre,
+emues par la vue de cet Ocean couvert de navires qui couraient comme des
+betes autour de leur taniere; et elles se taisaient, un peu ecrasees par
+ce vaste horizon d'air et d'eau, rendues silencieuses par ce coucher de
+soleil apaisant et magnifique. Seul, Roland parlait sans fin; il etait
+de ceux que rien ne trouble. Les femmes, plus nerveuses, sentent
+parfois, sans comprendre pourquoi, que le bruit d'une voix inutile est
+irritant comme une grossierete.
+
+Pierre et Jean, calmes, ramaient avec lenteur; et la _Perle_ s'en
+allait vers le port, toute petite a cote des gros navires.
+
+Quand elle toucha le quai, le matelot Papa-gris qui l'attendait, prit la
+main des dames pour les faire descendre; et on penetra dans la ville.
+Une foule nombreuse, tranquille, la foule qui va chaque jour aux jetees
+a l'heure de la pleine mer, rentrait aussi.
+
+Mmes Roland et Rosemilly marchaient devant, suivies des trois hommes. En
+montant la rue de Paris elles s'arretaient parfois devant un magasin de
+modes ou d'orfevrerie pour contempler un chapeau ou bien un bijou; puis
+elles repartaient apres avoir echange leurs idees.
+
+Devant la place de la Bourse, Roland contempla, comme il faisait chaque
+jour, le bassin du Commerce plein de navires, prolonge par d'autres
+bassins, ou les grosses coques, ventre a ventre, se touchaient sur
+quatre ou cinq rangs. Tous les mats innombrables; sur une etendue de
+plusieurs kilometres de quais, tous les mats avec les vergues, les
+fleches, les cordages, donnaient a cette ouverture au milieu de la ville
+l'aspect d'un grand bois mort. Au-dessus de cette foret sans feuilles,
+les goelands tournoyaient, epiant pour s'abattre, comme une pierre qui
+tombe, tous les debris jetes a l'eau; et un mousse, qui rattachait une
+poulie a l'extremite d'un cacatois, semblait monte la pour chercher des
+nids.
+
+--Voulez-vous diner avec nous sans ceremonie aucune, afin de finir
+ensemble la journee? demanda Mme Roland a Mme Rosemilly.
+
+--Mais oui, avec plaisir; j'accepte aussi sans ceremonie. Ce serait
+triste de rentrer toute seule ce soir.
+
+Pierre, qui avait entendu et que l'indifference de la jeune femme
+commencait a froisser, murmura: "Bon, voici la veuve qui s'incruste,
+maintenant." Depuis quelques jours il l'appelait "la veuve". Ce mot,
+sans rien exprimer, agacait Jean rien que par l'intonation, qui lui
+paraissait mechante et blessante.
+
+Et les trois hommes ne prononcerent plus un mot jusqu'au seuil de leur
+logis. C'etait une maison etroite, composee d'un rez-de-chaussee et
+de deux petits etages, rue Belle-Normande. La bonne, Josephine, une
+fillette de dix-neuf ans, servante campagnarde a bon marche, qui
+possedait a l'exces l'air etonne et bestial des paysans, vint ouvrir,
+referma la porte, monta derriere ses maitres jusqu'au salon qui etait au
+premier, puis elle dit:
+
+--Il est v'nu un m'sieu trois fois.
+
+Le pere Roland, qui ne lui parlait pas sans hurler et sans sacrer, cria:
+
+--Qui ca est venu, nom d'un chien?
+
+Elle ne se troublait jamais des eclats de voix de son maitre, et elle
+reprit:
+
+--Un m'sieu d'chez l'notaire.
+
+--Quel notaire?
+
+--D'chez m'sieu Canu, donc.
+
+--Et qu'est-ce qu'il a dit, ce monsieur?
+
+--Qu'm'sieu Canu y viendrait en personne dans la soiree.
+
+Me Lecanu etait le notaire et un peu l'ami du pere Roland, dont il
+faisait les affaires. Pour qu'il eut annonce sa visite dans la soiree,
+il fallait qu'il s'agit d'une chose urgente et importante; et les quatre
+Roland se regarderent, troubles par cette nouvelle comme le sont les
+gens de fortune modeste a toute intervention d'un notaire, qui eveille
+une foule d'idees de contrats, d'heritages, de proces, de choses
+desirables ou redoutables. Le pere, apres quelques secondes de silence,
+murmura:
+
+--Qu'est-ce que cela peut vouloir dire?
+
+Mme Rosemilly se mit a rire:
+
+--Allez, c'est un heritage. J'en suis sure. Je porte bonheur.
+
+Mais ils n'esperaient la mort de personne qui put leur laisser quelque
+chose.
+
+Mme Roland, douee d'une excellente memoire pour les parentes, se mit
+aussitot a rechercher toutes les alliances du cote de son mari et du
+sien, a remonter les filiations, a suivre les branches des cousinages.
+
+Elle demandait, sans avoir meme ote son chapeau:
+
+--Dis donc, pere (elle appelait son mari "pere" dans la maison, et
+quelquefois "monsieur Roland" devant les etrangers), dis donc, pere, te
+rappelles-tu qui a epouse Joseph Lebru, en secondes noces?
+
+--Oui, une petite Dumenil, la fille d'un papetier.
+
+--En a-t-il eu des enfants?
+
+--Je crois bien, quatre ou cinq, au moins.
+
+--Non. Alors il n'y a rien par la.
+
+Deja elle s'animait a cette recherche, elle s'attachait a cette
+esperance d'un peu d'aisance leur tombant du ciel. Mais Pierre, qui
+aimait beaucoup sa mere, qui la savait un peu reveuse, et qui craignait
+une desillusion, un petit chagrin, une petite tristesse, si la nouvelle,
+au lieu d'etre bonne, etait mauvaise, l'arreta.
+
+--Ne t'emballe pas, maman, il n'y a plus d'oncle d'Amerique! Moi, je
+croirais bien plutot qu'il s'agit d'un mariage pour Jean.
+
+Tout le monde fut surpris a cette idee, et Jean demeura un peu froisse
+que son frere eut parle de cela devant Mme Rosemilly.
+
+--Pourquoi pour moi plutot que pour toi? La supposition est tres
+contestable. Tu es l'aine; c'est donc a toi qu'on aurait songe d'abord.
+Et puis, moi, je ne veux pas me marier.
+
+Pierre ricana:
+
+--Tu es donc amoureux?
+
+L'autre, mecontent, repondit:
+
+--Est-il necessaire d'etre amoureux pour dire qu'on ne veut pas encore
+se marier?
+
+--Ah! bon, le "encore" corrige tout; tu attends.
+
+--Admets que j'attends, si tu veux.
+
+Mais le pere Roland, qui avait ecoute et reflechi, trouva tout a coup la
+solution la plus vraisemblable.
+
+--Parbleu! nous sommes bien betes de nous creuser la tete. Maitre Lecanu
+est notre ami, il sait que Pierre cherche un cabinet de medecin, et Jean
+un cabinet d'avocat, il a trouve a caser l'un de vous deux.
+
+C'etait tellement simple et probable que tout le monde en fut d'accord.
+
+--C'est servi, dit la bonne.
+
+Et chacun gagna sa chambre afin de se laver les mains avant de se mettre
+a table.
+
+Dix minutes plus tard, ils dinaient dans la petite salle a manger, au
+rez-de-chaussee.
+
+On ne parla guere tout d'abord; mais, au bout de quelques instants,
+Roland s'etonna de nouveau de cette visite du notaire.
+
+--En somme, pourquoi n'a-t-il pas ecrit, pourquoi a-t-il envoye trois
+fois son clerc, pourquoi vient-il lui-meme?
+
+Pierre trouvait cela naturel.
+
+--Il faut sans doute une reponse immediate; et il a peut-etre a nous
+communiquer des clauses confidentielles qu'on n'aime pas beaucoup
+ecrire.
+
+Mais ils demeuraient preoccupes et un peu ennuyes tous les quatre
+d'avoir invite cette etrangere qui generait leur discussion et les
+resolutions a prendre.
+
+Ils venaient de remonter au salon quand le notaire fut annonce.
+
+Roland s'elanca.
+
+--Bonjour, cher maitre.
+
+Il donnait comme titre a M. Lecanu le "maitre" qui precede le nom de
+tous les notaires.
+
+Mme Rosemilly se leva:
+
+--Je m'en vais, je suis tres fatiguee.
+
+On tenta faiblement de la retenir; mais elle n'y consentit point et
+elle s'en alla sans qu'un des trois hommes la reconduisit, comme on le
+faisait toujours.
+
+Mme Roland s'empressa pres du nouveau venu:
+
+--Une tasse de cafe, Monsieur?
+
+--Non, merci, je sors de table.
+
+--Une tasse de the, alors?
+
+--Je ne dis pas non, mais un peu plus tard, nous allons d'abord parler
+affaires.
+
+Dans le profond silence qui suivit ces mots on n'entendit plus que le
+mouvement rythme de la pendule et, a l'etage au-dessous, le bruit des
+casseroles lavees par la bonne trop bete meme pour ecouter aux portes.
+
+Le notaire reprit:
+
+--Avez-vous connu a Paris un certain M. Marechal, Leon Marechal?
+
+M. et Mme Roland pousserent la meme exclamation: Je crois bien!
+
+--C'etait un de vos amis?
+
+Roland declara:
+
+--Le meilleur, Monsieur, mais un Parisien enrage; il ne quitte pas le
+boulevard. Il est chef de bureau aux finances. Je ne l'ai plus revu
+depuis mon depart de la capitale. Et puis nous avons cesse de nous
+ecrire. Vous savez, quand on vit loin l'un de l'autre....
+
+Le notaire reprit gravement:
+
+--M. Marechal est decede!
+
+L'homme et la femme eurent ensemble ce petit mouvement de surprise
+triste, feint ou vrai, mais toujours prompt, dont on accueille ces
+nouvelles.
+
+M. Lecanu continua:
+
+--Mon confrere de Paris vient de me communiquer la principale
+disposition de son testament par laquelle il institue votre fils Jean,
+M. Jean Roland, son legataire universel.
+
+L'etonnement fut si grand qu'on ne trouvait pas un mot a dire.
+
+Mme Roland, la premiere, dominant son emotion, balbutia:
+
+--Mon Dieu, ce pauvre Leon ... notre pauvre ami ... mon Dieu ... mon
+Dieu ... mort!...
+
+Des larmes apparurent dans ses yeux, ces larmes silencieuses des femmes,
+gouttes de chagrin venues de l'ame qui coulent sur les joues et semblent
+si douloureuses, etant si claires.
+
+Mais Roland songeait moins a la tristesse de cette perte qu'a
+l'esperance annoncee. Il n'osait cependant interroger tout de suite sur
+les clauses de ce testament, et sur le chiffre de la fortune; et il
+demanda, pour arriver a la question interessante:
+
+--De quoi est-il mort, ce pauvre Marechal?
+
+M. Lecanu l'ignorait parfaitement.
+
+--Je sais seulement, disait-il, que, decede sans heritiers directs, il
+laisse toute sa fortune, une vingtaine de mille francs de rentes en
+obligations trois pour cent, a votre second fils, qu'il a vu naitre,
+grandir, et qu'il juge digne de ce legs. A defaut d'acceptation de la
+part de M. Jean, l'heritage irait aux enfants abandonnes.
+
+Le pere Roland deja ne pouvait plus dissimuler sa joie et il s'ecria:
+
+--Sacristi! voila une bonne pensee du coeur. Moi, si je n'avais pas eu
+de descendant, je ne l'aurais certainement point oublie non plus, ce
+brave ami!
+
+Le notaire souriait:
+
+--J'ai ete bien aise, dit-il, de vous annoncer moi-meme la chose. Ca
+fait toujours plaisir d'apporter aux gens une bonne nouvelle.
+
+Il n'avait point du tout songe que cette bonne nouvelle etait la mort
+d'un ami, du meilleur ami du pere Roland, qui venait lui-meme d'oublier
+subitement cette intimite annoncee tout a l'heure avec conviction.
+
+Seuls, Mme Roland et ses fils gardaient une physionomie triste. Elle
+pleurait toujours un peu, essuyant ses yeux avec son mouchoir qu'elle
+appuyait ensuite sur sa bouche pour comprimer de gros soupirs.
+
+Le docteur murmura:
+
+--C'etait un brave homme, bien affectueux. Il nous invitait souvent a
+diner, mon frere et moi.
+
+Jean, les yeux grands ouverts et brillants, prenait d'un geste familier
+sa belle barbe blonde dans sa main droite, et l'y faisait glisser,
+jusqu'aux derniers poils, comme pour l'allonger et l'amincir.
+
+Il remua deux fois les levres pour prononcer aussi une phrase
+convenable, et, apres avoir longtemps cherche, il ne trouva que ceci:
+
+--Il m'aimait bien, en effet, il m'embrassait toujours quand j'allais le
+voir.
+
+Mais la pensee du pere galopait; elle galopait autour de cet heritage
+annonce, acquis deja, de cet argent cache derriere la porte et qui
+allait entrer tout a l'heure, demain, sur un mot d'acceptation.
+
+Il demanda:
+
+--Il n'y a pas de difficultes possibles? ... pas de proces? ... pas de
+contestations?...
+
+Me Lecanu semblait tranquille:
+
+--Non, mon confrere de Paris me signale la situation comme tres nette.
+Il ne nous faut que l'acceptation de M. Jean.
+
+--Parfait, alors ... et la fortune est bien claire?
+
+--Tres claire.
+
+--Toutes les formalites ont ete remplies?
+
+--Toutes.
+
+Soudain, l'ancien bijoutier eut un peu honte, une honte vague,
+instinctive et passagere de sa hate a se renseigner, et il reprit:
+
+--Vous comprenez bien que si je vous demande immediatement toutes ces
+choses, c'est pour eviter a mon fils des desagrements qu'il pourrait ne
+pas prevoir. Quelquefois il y a des dettes, une situation embarrassee,
+est-ce que je sais, moi? et on se fourre dans un roncier inextricable.
+En somme, ce n'est pas moi qui herite, mais je pense au petit avant
+tout.
+
+Dans la famille on appelait toujours Jean "le petit", bien qu'il fut
+beaucoup plus grand que Pierre.
+
+Mme Roland, tout a coup, parut sortir d'un reve, se rappeler une chose
+lointaine, presque oubliee, qu'elle avait entendue autrefois, dont elle
+n'etait pas sure d'ailleurs, et elle balbutia:
+
+--Ne disiez-vous point que notre pauvre Marechal avait laisse sa fortune
+a mon petit Jean?
+
+--Oui, Madame.
+
+Elle reprit alors simplement:
+
+--Cela me fait grand plaisir, car cela prouve qu'il nous aimait.
+
+Roland s'etait leve:
+
+--Voulez-vous, cher maitre, que mon fils signe tout de suite
+l'acceptation?
+
+--Non ... non ... monsieur Roland. Demain, demain, a mon etude, a deux
+heures, si cela vous convient.
+
+--Mais oui, mais oui, je crois bien!
+
+Alors, Mme Roland qui s'etait levee aussi, et qui souriait, apres les
+larmes, fit deux pas vers le notaire, posa sa main sur le dos de son
+fauteuil, et le couvrant d'un regard attendri de mere reconnaissante,
+elle demanda:
+
+--Et cette tasse de the, monsieur Lecanu?
+
+--Maintenant, je veux bien, Madame, avec plaisir.
+
+La bonne appelee apporta d'abord des gateaux secs en de profondes boites
+de fer-blanc, ces fades et cassantes patisseries anglaises qui semblent
+cuites pour des becs de perroquet et soudees en des caisses de metal
+pour des voyages autour du monde. Elle alla chercher ensuite des
+serviettes grises, pliees en petits carres, ces serviettes a the qu'on
+ne lave jamais dans les familles besoigneuses. Elle revint une troisieme
+fois avec le sucrier et les tasses; puis elle ressortit pour faire
+chauffer l'eau. Alors on attendit.
+
+Personne ne pouvait parler; on avait trop a penser, et rien a dire.
+Seule Mme Roland cherchait des phrases banales. Elle raconta la partie
+de peche, fit l'eloge de la _Perle_ et de Mme Rosemilly.
+
+--Charmante, charmante, repetait le notaire.
+
+Roland, les reins appuyes au marbre de la cheminee, comme en hiver,
+quand le feu brule, les mains dans ses poches et les levres remuantes
+comme pour siffler, ne pouvait plus tenir en place, torture du desir
+imperieux de laisser sortir toute sa joie.
+
+Les deux freres, en deux fauteuils pareils, les jambes croisees de
+la meme facon, a droite et a gauche du gueridon central, regardaient
+fixement devant eux, en des attitudes semblables, pleines d'expressions
+differentes.
+
+Le the parut enfin. Le notaire prit, sucra et but sa tasse, apres avoir
+emiette dedans une petite galette trop dure pour etre croquee; puis il
+se leva, serra les mains et sortit.
+
+--C'est entendu, repetait Roland, demain, chez vous, a deux heures.
+
+--C'est entendu, demain, deux heures. Jean n'avait pas dit un mot.
+
+Apres ce depart il y eut encore un silence, puis le pere Roland vint
+taper de ses deux mains ouvertes sur les deux epaules de son jeune fils
+en criant:
+
+--Eh bien! sacre veinard, tu ne m'embrasses pas?
+
+Alors Jean eut un sourire, et il embrassa son pere en disant:
+
+--Cela ne m'apparaissait pas comme indispensable.
+
+Mais le bonhomme ne se possedait plus d'allegresse. Il marchait, jouait
+du piano sur les meubles avec ses ongles maladroits, pivotait sur ses
+talons, et repetait:
+
+--Quelle chance! quelle chance! En voila une, de chance!
+
+Pierre demanda:
+
+--Vous le connaissiez donc beaucoup, autrefois, ce Marechal?
+
+Le pere repondit:
+
+--Parbleu, il passait toutes ses soirees a la maison; mais tu te
+rappelles bien qu'il allait te prendre au college, les jours de sortie,
+et qu'il t'y reconduisait souvent apres diner. Tiens, justement, le
+matin de la naissance de Jean, c'est lui qui est alle chercher le
+medecin! Il avait dejeune chez nous quand ta mere s'est trouvee
+souffrante. Nous avons compris tout de suite de quoi il s'agissait, et
+il est parti en courant. Dans sa hate il a pris mon chapeau au lieu du
+sien. Je me rappelle cela parce que nous en avons beaucoup ri, plus
+tard. Il est meme probable qu'il s'est souvenu de ce detail au moment de
+mourir; et comme il n'avait aucun heritier il s'est dit: "Tiens,
+j'ai contribue a la naissance de ce petit-la, je vais lui laisser ma
+fortune." Mme Roland, enfoncee dans une bergere, semblait partie en ses
+souvenirs. Elle murmura, comme si elle pensait tout haut:
+
+--Ah! c'etait un brave ami, bien devoue, bien fidele, un homme rare, par
+le temps qui court.
+
+Jean s'etait leve:
+
+--Je vais faire un bout de promenade, dit-il.
+
+Son pere s'etonna, voulut le retenir, car ils avaient a causer, a faire
+des projets, a arreter des resolutions. Mais le jeune homme s'obstina,
+pretextant un rendez-vous. On aurait d'ailleurs tout le temps de
+s'entendre bien avant d'etre en possession de l'heritage.
+
+Et il s'en alla, car il desirait etre seul, pour reflechir. Pierre, a
+son tour, declara qu'il sortait, et suivit son frere, apres quelques
+minutes.
+
+Des qu'il fut en tete a tete avec sa femme, le pere Roland la saisit
+dans ses bras, l'embrassa dix fois sur chaque joue, et, pour repondre a
+un reproche qu'elle lui avait souvent adresse:
+
+--Tu vois, ma cherie, que cela ne m'aurait servi a rien de rester a
+Paris plus longtemps, de m'esquinter pour les enfants, au lieu de venir
+ici refaire ma sante, puisque la fortune nous tombe du ciel.
+
+Elle etait devenue toute serieuse:
+
+--Elle tombe du ciel pour Jean, dit-elle, mais Pierre?
+
+--Pierre! mais il est docteur, il en gagnera ... de l'argent ... et puis
+son frere fera bien quelque chose pour lui.
+
+--Non. Il n'accepterait pas. Et puis cet heritage est a Jean, rien qu'a
+Jean. Pierre se trouve ainsi tres desavantage.
+
+Le bonhomme semblait perplexe:
+
+--Alors, nous lui laisserons un peu plus par testament, nous.
+
+--Non. Ce n'est pas tres juste non plus.
+
+I1 s'ecria:
+
+--Ah! bien alors, zut! Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, moi? Tu vas
+toujours chercher un tas d'idees desagreables. Il faut que tu gates tous
+mes plaisirs. Tiens, je vais me coucher. Bonsoir. C'est egal, en voila
+une veine, une rude veine!
+
+Et il s'en alla, enchante, malgre tout, et sans un mot de regret pour
+l'ami mort si genereusement.
+
+Mme Roland se remit a songer devant la lampe qui charbonnait.
+
+
+
+II
+
+
+Des qu'il fut dehors, Pierre se dirigea vers la rue de Paris, la
+principale rue du Havre, eclairee, animee, bruyante. L'air un peu frais
+des bords de mer lui caressait la figure, et il marchait lentement, la
+canne sous le bras, les mains derriere le dos.
+
+Il se sentait mal a l'aise, alourdi, mecontent comme lorsqu'on a recu
+quelque facheuse nouvelle. Aucune pensee precise ne l'affligeait et il
+n'aurait su dire tout d'abord d'ou lui venait cette pesanteur de l'ame
+et cet engourdissement du corps. Il avait mal quelque part, sans savoir
+ou; il portait en lui un petit point douloureux, une de ces presque
+insensibles meurtrissures dont on ne trouve pas la place, mais qui
+genent, fatiguent, attristent, irritent, une souffrance inconnue et
+legere, quelque chose comme une graine de chagrin.
+
+Lorsqu'il arriva place du Theatre, il se sentit attire par les lumieres
+du cafe Tortoni, et il s'en vint lentement vers la facade illuminee;
+mais au moment d'entrer, il songea qu'il allait trouver la des amis, des
+connaissances, des gens avec qui il faudrait causer; et une repugnance
+brusque l'envahit pour cette banale camaraderie des demi-tasses et des
+petits verres. Alors, retournant sur ses pas, il revint prendre la rue
+principale qui le conduisait vers le port.
+
+Il se demandait: "Ou irais-je bien?" cherchant un endroit qui lui plut,
+qui fut agreable a son etat d'esprit. Il n'en trouvait pas, car il
+s'irritait d'etre seul, et il n'aurait voulu rencontrer personne.
+
+En arrivant sur le grand quai, il hesita encore une fois, puis tourna
+vers la jetee; il avait choisi la solitude.
+
+Comme il frolait un banc sur le brise-lames, il s'assit, deja las de
+marcher et degoute de sa promenade avant meme de l'avoir faite.
+
+Il se demanda: "Qu'ai-je donc ce soir?" Et il se mit a chercher dans son
+souvenir quelle contrariete avait pu l'atteindre, comme on interroge un
+malade pour trouver la cause de sa fievre.
+
+Il avait l'esprit excitable et reflechi en meme temps, il s'emballait,
+puis raisonnait, approuvait ou blamait ses elans; mais chez lui la
+nature premiere demeurait en dernier lieu la plus forte, et l'homme
+sensitif dominait toujours l'homme intelligent.
+
+Donc il cherchait d'ou lui venait cet enervement, ce besoin de mouvement
+sans avoir envie de rien, ce desir de rencontrer quelqu'un pour n'etre
+pas du meme avis, et aussi ce degout pour les gens qu'il pourrait voir
+et pour les choses qu'ils pourraient lui dire.
+
+Et il se posa cette question: "Serait-ce l'heritage de Jean?"
+
+Oui, c'etait possible, apres tout. Quand le notaire avait annonce cette
+nouvelle, il avait senti son coeur battre un peu plus fort. Certes, on
+n'est pas toujours maitre de soi, et on subit des emotions spontanees et
+persistantes, contre lesquelles on lutte en vain.
+
+Il se mit a reflechir profondement a ce probleme physiologique de
+l'impression produite par un fait sur l'etre instinctif et creant en lui
+un courant d'idees et de sensations douloureuses ou joyeuses, contraires
+a celles que desire, qu'appelle, que juge bonnes et saines l'etre
+pensant, devenu superieur a lui-meme par la culture de son intelligence.
+
+Il cherchait a concevoir l'etat d'ame du fils qui herite d'une grosse
+fortune, qui va gouter, grace a elle, beaucoup de joies desirees depuis
+longtemps et interdites par l'avarice d'un pere, aime pourtant, et
+regrette.
+
+Il se leva et se remit a marcher vers le bout de la jetee. Il se sentait
+mieux, content d'avoir compris, de s'etre surpris lui-meme, d'avoir
+devoile l'autre qui est en nous.
+
+--Donc j'ai ete jaloux de Jean, pensait-il.
+
+C'est vraiment assez bas, cela! J'en suis sur maintenant, car la
+premiere idee qui m'est venue est celle de son mariage avec Mme
+Rosemilly. Je n'aime pourtant pas cette petite dinde raisonnable, bien
+faite pour degouter du bon sens et de la sagesse. C'est donc de la
+jalousie gratuite, l'essence meme de la jalousie, celle qui est parce
+qu'elle est! Faut soigner cela!
+
+Il arrivait devant le mat des signaux qui indique la hauteur de l'eau
+dans le port, et il alluma une allumette pour lire la liste des navires
+signales au large et devant entrer a la prochaine maree. On attendait
+des steamers du Bresil, de la Plata, du Chili et du Japon, deux bricks
+danois, une goelette norvegienne et un vapeur turc, ce qui surprit
+Pierre autant que s'il avait lu "un vapeur suisse"; et il apercut dans
+une sorte de songe bizarre un grand vaisseau couvert d'hommes en turban,
+qui montaient dans les cordages avec de larges pantalons.
+
+--Que c'est bete, pensait-il; le peuple turc est pourtant un peuple
+marin.
+
+Ayant fait encore quelques pas, il s'arreta pour contempler la rade. Sur
+sa droite, au-dessus de Sainte-Adresse, les deux phares electriques
+du cap de la Heve, semblables a deux cyclopes monstrueux et jumeaux,
+jetaient sur la mer leurs longs et puissants regards. Partis des deux
+foyers voisins, les deux rayons paralleles, pareils aux queues geantes
+de deux cometes, descendaient, suivant une pente droite et demesuree, du
+sommet de la cote au fond de l'horizon. Puis sur les deux jetees, deux
+autres feux, enfants de ces colosses, indiquaient l'entree du Havre;
+et la-bas, de l'autre cote de la Seine, on en voyait d'autres encore,
+beaucoup d'autres, fixes ou clignotants, a eclats et a eclipses,
+s'ouvrant et se fermant comme des yeux, les yeux des ports, jaunes,
+rouges, verts, guettant la mer obscure couverte de navires, les yeux
+vivants de la terre hospitaliere disant, rien que par le mouvement
+mecanique invariable et regulier de leurs paupieres: "C'est moi. Je suis
+Trouville, je suis Honfleur, je suis la riviere de Pont-Audemer." Et
+dominant tous les autres, si haut que, de si loin, on le prenait pour
+une planete, le phare aerien d'Etouville montrait la route de Rouen, a
+travers les bancs de sable de l'embouchure du grand fleuve.
+
+Puis sur l'eau profonde, sur l'eau sans limites, plus sombre que le
+ciel, on croyait voir, ca et la, des etoiles. Elles tremblotaient dans
+la brume nocturne, petites, proches ou lointaines, blanches, vertes
+ou rouges aussi. Presque toutes etaient immobiles, quelques-unes,
+cependant, semblaient courir; c'etaient les feux des batiments a l'ancre
+attendant la maree prochaine, ou des batiments en marche venant chercher
+un mouillage.
+
+Juste a ce moment la lune se leva derriere la ville; et elle avait l'air
+du phare enorme et divin, allume dans le firmament pour guider la flotte
+infinie des vraies etoiles.
+
+Pierre murmura, presque a haute voix: "Voila, et nous nous faisons de la
+bile pour quatre sous!"
+
+Tout pres de lui soudain, dans la tranchee large et noire ouverte entre
+les jetees, une ombre, une grande ombre fantastique, glissa. S'etant
+penche sur le parapet de granit, il vit une barque de peche qui
+rentrait, sans un bruit de voix, sans un bruit de flot, sans un bruit
+d'aviron, doucement poussee par sa haute voile brune tendue a la brise
+du large.
+
+Il pensa: "Si on pouvait vivre la-dessus, comme on serait tranquille,
+peut-etre!" Puis ayant fait encore quelques pas, il apercut un homme
+assis a l'extremite du mole.
+
+Un reveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste? Qui etait-ce?
+Il s'approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il
+reconnut son frere.
+
+--Tiens, c'est toi, Jean?
+
+--Tiens ... Pierre ... Qu'est-ce que tu viens faire ici?
+
+--Mais je prends l'air. Et toi?
+
+Jean se mit a rire:
+
+--Je prends l'air egalement.
+
+Et Pierre s'assit a cote de son frere.
+
+--Hein, c'est rudement beau?
+
+--Mais oui.
+
+Au son de la voix il comprit que Jean n'avait rien regarde; il reprit:
+
+--Moi, quand je viens ici, j'ai des desirs fous de partir, de m'en aller
+avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud. Songe que ces petits
+feux, la-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux
+grandes fleurs et aux belles filles pales ou cuivrees, des pays aux
+oiseaux-mouches, aux elephants, aux lions libres, aux rois negres, de
+tous les pays qui sont nos contes de fees a nous qui ne croyons plus a
+la Chatte blanche ni a la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic
+de pouvoir s'offrir une promenade par la-bas; mais voila, il faudrait de
+l'argent, beaucoup....
+
+Il se tut brusquement, songeant que son frere l'avait maintenant, cet
+argent, et que delivre de tout souci, delivre du travail quotidien,
+libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller ou bon lui
+semblerait, vers les blondes Suedoises ou les brunes Havanaises.
+
+Puis une de ces pensees involontaires, frequentes chez lui, si brusques,
+si rapides qu'il ne pouvait ni les prevoir, ni les arreter, ni les
+modifier, venues, semblait-il, d'une seconde ame independante et
+violente, le traversa: "Bah! il est trop niais, il epousera la petite
+Rosemilly."
+
+Il s'etait leve.
+
+--Je te laisse rever d'avenir; moi, j'ai besoin de marcher.
+
+Il serra la main de son frere, et reprit avec un accent tres cordial:
+
+--Eh bien, mon petit Jean, te voila riche! Je suis bien content de
+t'avoir rencontre tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait
+plaisir, combien je te felicite, et combien je t'aime.
+
+Jean d'une nature douce et tendre, tres emu, balbutiait:
+
+--Merci ... merci ... mon bon Pierre, merci.
+
+Et Pierre s'en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les
+mains derriere le dos.
+
+Lorsqu'il fut rentre dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu'il
+ferait, mecontent de cette promenade ecourtee; d'avoir ete prive de la
+mer par la presence de son frere.
+
+Il eut une inspiration: "Je vais boire un verre de liqueur chez le pere
+Marowsko"; et il remonta vers le quartier d'Ingouville.
+
+Il avait connu le pere Marowsko dans les hopitaux, a Paris. C'etait un
+vieux Polonais, refugie politique, disait-on, qui avait eu des histoires
+terribles la-bas, et qui etait venu exercer en France, apres nouveaux
+examens, son metier de pharmacien. On ne savait rien de sa vie passee;
+aussi des legendes avaient-elles couru parmi les internes, les externes,
+et plus tard parmi les voisins. Cette reputation de conspirateur
+redoutable, de nihiliste, de regicide, de patriote pret a tout, echappe
+a la mort par miracle, avait seduit l'imagination aventureuse et vive de
+Pierre Roland; et il etait devenu l'ami du vieux Polonais, sans avoir
+jamais obtenu de lui, d'ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne.
+C'etait encore grace au jeune medecin que le bonhomme etait venu
+s'etablir au Havre, comptant sur une belle clientele que le nouveau
+docteur lui fournirait.
+
+En attendant il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant
+des remedes aux petits bourgeois et aux ouvriers de son quartier.
+
+Pierre allait souvent le voir apres diner et causer une heure avec lui,
+car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont
+il jugeait profonds les longs silences.
+
+Un seul bec de gaz brulait au-dessus du comptoir charge de fioles. Ceux
+de la devanture n'avaient point ete allumes, par economie. Derriere
+ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongees l'une sur
+l'autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d'oiseau qui,
+continuant son front degarni, lui donnait un air triste de perroquet,
+dormait profondement, le menton sur la poitrine.
+
+Au bruit du timbre il s'eveilla, se leva, et reconnaissant le docteur,
+vint au-devant de lui, les mains tendues.
+
+Sa redingote noire, tigree de taches d'acides et de sirops, beaucoup
+trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d'antique
+soutane; et l'homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait
+a sa voix fluette quelque chose d'enfantin, un zezaiement et des
+intonations de jeune etre qui commence a prononcer.
+
+Pierre s'assit et Marowsko demanda:
+
+--Quoi de neuf, mon cher docteur?
+
+--Rien. Toujours la meme chose partout.
+
+--Vous n'avez pas l'air gai, ce soir.
+
+--Je ne le suis pas souvent.
+
+--Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+--Alors je vais vous faire gouter une preparation nouvelle. Voila deux
+mois que je cherche a tirer quelque chose de la groseille, dont on n'a
+fait jusqu'ici que du sirop ... eh bien! j'ai trouve ... j'ai trouve ...
+une bonne liqueur, tres bonne, tres bonne.
+
+Et ravi, il alla vers une armoire, l'ouvrit et choisit une fiole qu'il
+apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets,
+jamais il n'allongeait le bras tout a fait, n'ouvrait toutes grandes
+les jambes, ne faisait un mouvement entier et definitif. Ses idees
+semblaient pareilles a ses actes; il les indiquait, les promettait, les
+esquissait, les suggerait, mais ne les enoncait pas.
+
+Sa plus grande preoccupation dans la vie semblait etre d'ailleurs la
+preparation des sirops et des liqueurs. "Avec un bon sirop ou une bonne
+liqueur, on fait fortune", disait-il souvent.
+
+Il avait invente des centaines de preparations sucrees sans parvenir a
+en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser a
+Marat.
+
+Deux petits verres furent pris dans l'arriere-boutique et apportes
+sur la planche aux preparations; puis les deux hommes examinerent en
+l'elevant vers le gaz la coloration du liquide.
+
+--Joli rubis! declara Pierre.
+
+--N'est-ce pas?
+
+La vieille tete de perroquet du Polonais semblait ravie.
+
+Le docteur gouta, savoura, reflechit, gouta de nouveau, reflechit encore
+et se prononca:
+
+--Tres bon, tres bon, et tres neuf comme saveur; une trouvaille, mon
+cher!
+
+--Ah! vraiment, je suis bien content.
+
+Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il
+voulait l'appeler "essence de groseille", ou bien "fine groseille", ou
+bien "groselia", ou bien "groseline".
+
+Pierre n'approuvait aucun de ces noms.
+
+Le vieux eut une idee:
+
+--Ce que vous avez dit tout a l'heure est tres bon, tres bon: "Joli
+rubis."
+
+Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu'il l'eut
+trouve, et il conseilla simplement "groseillette", que Marowsko declara
+admirable.
+
+Puis ils se turent et demeurerent assis quelques minutes, sans prononcer
+un mot, sous l'unique bec de gaz.
+
+Pierre, enfin, presque malgre lui:
+
+--Tiens, il nous est arrive une chose assez bizarre, ce soir. Un des
+amis de mon pere, en mourant, a laisse sa fortune a mon frere.
+
+Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, apres avoir
+songe, il espera que le docteur heritait par moitie. Quand la chose eut
+ete bien expliquee, il parut surpris et fache; et pour exprimer son
+mecontentement de voir son jeune ami sacrifie, il repeta plusieurs fois:
+
+--Ca ne fera pas un bon effet.
+
+Pierre, que son enervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko
+entendait par cette phrase.--Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon
+effet? Quel mauvais effet pouvait resulter de ce que son frere heritait
+la fortune d'un ami de la famille?
+
+Mais le bonhomme circonspect ne s'expliqua pas davantage.
+
+--Dans ce cas-la on laisse aux deux freres egalement, je vous dis que ca
+ne fera pas un bon effet.
+
+Et le docteur, impatiente, s'en alla, rentra dans la maison paternelle
+et se coucha.
+
+Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la
+chambre voisine, puis il s'endormit apres avoir bu deux verres d'eau.
+
+
+
+III
+
+
+Le docteur se reveilla le lendemain avec la resolution bien arretee de
+faire fortune.
+
+Plusieurs fois deja il avait pris cette determination sans en poursuivre
+la realite. Au debut de toutes ses tentatives de carriere nouvelle,
+l'espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa
+confiance jusqu'au premier obstacle, jusqu'au premier echec qui le
+jetait dans une voie nouvelle.
+
+Enfonce dans son lit entre les draps chauds, il meditait. Combien de
+medecins etaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait
+d'un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses etudes, il avait
+pu apprecier les plus celebres professeurs, et il les jugeait des anes.
+Certes il valait autant qu'eux, sinon mieux. S'il parvenait par un moyen
+quelconque a capter la clientele elegante et riche du Havre, il pouvait
+gagner cent mille francs par an avec facilite. Et il calculait, d'une
+facon precise, les gains assures. Le matin il sortirait, il irait chez
+ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, a
+vingt francs l'un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mille
+francs par an, meme soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades
+etait inferieur a la realisation certaine. Apres midi, il recevrait
+dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs a dix francs, soit
+trente-six mille francs. Voila donc cent vingt mille francs, chiffre
+rond. Les clients anciens et les amis qu'il irait voir a dix francs et
+qu'il recevrait a cinq francs feraient peut-etre sur ce total une legere
+diminution compensee par les consultations avec d'autres medecins et par
+tous les petits benefices courants de la profession. Rien de plus
+facile que d'arriver la avec de la reclame habile, des echos dans le
+_Figaro_ indiquant que le corps scientifique parisien avait les
+yeux sur lui, s'interessait a des cures surprenantes entreprises par le
+jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frere,
+plus riche et celebre, et content de lui-meme, car il ne devrait sa
+fortune qu'a lui; et il se montrerait genereux pour ses vieux parents,
+justement fiers de sa renommee. Il ne se marierait pas, ne voulant point
+encombrer son existence d'une femme unique et genante, mais il aurait
+des maitresses parmi ses clientes les plus jolies.
+
+Il se sentait si sur du succes, qu'il sauta hors du lit comme pour le
+saisir tout de suite, et il s'habilla afin d'aller chercher par la ville
+l'appartement qui lui convenait.
+
+Alors, en rodant a travers les rues, il songea combien sont legeres les
+causes determinantes de nos actions. Depuis trois semaines il aurait pu,
+il aurait du prendre cette resolution nee brusquement en lui, sans aucun
+doute, a la suite de l'heritage de son frere.
+
+Il s'arretait devant les portes ou pendait un ecriteau annoncant soit un
+bel appartement, soit un riche appartement a louer, les indications sans
+adjectif le laissant toujours plein de dedain. Alors il visitait avec
+des facons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur
+son calepin le plan du logis, les communications, la disposition des
+issues, annoncait qu'il etait medecin et qu'il recevait beaucoup. Il
+fallait que l'escalier fut large et bien tenu; il ne pouvait monter
+d'ailleurs au-dessus du premier etage.
+
+Apres avoir note sept ou huit adresses et griffonne deux cents
+renseignements, il rentra pour dejeuner avec un quart d'heure de retard.
+
+Des le vestibule, il entendit un bruit d'assiettes. On mangeait donc
+sans lui. Pourquoi? Jamais on n'etait aussi exact dans la maison. Il fut
+froisse, mecontent, car il etait un peu susceptible. Des qu'il entra,
+Roland lui dit:
+
+--Allons, Pierre, depeche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons a deux
+heures chez le notaire. Ce n'est pas le jour de musarder.
+
+Le docteur s'assit, sans repondre, apres avoir embrasse sa mere et serre
+la main de son pere et de son frere; et il prit dans le plat creux, au
+milieu de la table, la cotelette reservee pour lui. Elle etait froide
+et seche. Ce devait etre la plus mauvaise. Il pensa qu'on aurait pu la
+laisser dans le fourneau jusqu'a son arrivee, et ne pas perdre la
+tete au point d'oublier completement l'autre fils, le fils aine. La
+conversation, interrompue par son entree, reprit au point ou il l'avait
+coupee.
+
+--Moi, disait a Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de
+suite. Je m'installerais richement, de facon a frapper l'oeil, je me
+montrerais dans le monde, je monterais a cheval, et je choisirais une ou
+deux causes interessantes pour les plaider et me bien poser au Palais.
+Je voudrais etre une sorte d'avocat amateur tres recherche. Grace a
+Dieu, te voici a l'abri du besoin, et si tu prends une profession, en
+somme, c'est pour ne pas perdre le fruit de tes etudes et parce qu'un
+homme ne doit jamais rester a rien faire.
+
+Le pere Roland, qui pelait une poire, declara:
+
+--Cristi! a ta place, c'est moi qui acheterais un joli bateau, un cotre
+sur le modele de nos pilotes. J'irais jusqu'au Senegal, avec ca.
+
+Pierre, a son tour, donna son avis. En somme, ce n'etait pas la fortune
+qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d'un homme. Pour
+les mediocres elle n'etait qu'une cause d'abaissement, tandis qu'elle
+mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils etaient
+rares d'ailleurs, ceux-la. Si Jean etait vraiment un homme superieur,
+il le pourrait montrer maintenant qu'il se trouvait a l'abri du besoin.
+Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu'il ne l'aurait fait en
+d'autres circonstances. Il ne s'agissait pas de plaider pour ou contre
+la veuve et l'orphelin et d'empocher tant d'ecus pour tout proces gagne
+ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte eminent, une lumiere du
+droit.
+
+Et il ajouta comme conclusion:
+
+--Si j'avais de l'argent, moi, j'en decouperais, des cadavres!
+
+Le pere Roland haussa les epaules:
+
+--Tra la la! Le plus sage dans la vie c'est de se la couler douce. Nous
+ne sommes pas des betes de peine, mais des hommes. Quand on nait pauvre,
+il faut travailler; eh bien! tant pis, on travaille; mais quand on a
+des rentes, sacristi! il faudrait etre jobard pour s'esquinter le
+temperament.
+
+Pierre repondit avec hauteur:
+
+--Nos tendances ne sont pas les memes! Moi je ne respecte au monde que
+le savoir et l'intelligence, tout le reste est meprisable.
+
+Mme Roland s'efforcait toujours d'amortir les heurts incessants entre
+le pere et le fils; elle detourna donc la conversation, et parla d'un
+meurtre qui avait ete commis, la semaine precedente, a Bolbec-Nointot.
+Les esprits aussitot furent occupes par les circonstances environnant le
+forfait, et attires par l'horreur interessante, par le mystere attrayant
+des crimes, qui, meme vulgaires, honteux et repugnants, exercent sur la
+curiosite humaine une etrange et generale fascination.
+
+De temps en temps, cependant, le pere Roland tirait sa montre:
+
+--Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route.
+
+Pierre ricana:
+
+--Il n'est pas encore une heure. Vrai, ca n'etait point la peine de me
+faire manger une cotelette froide.
+
+--Viens-tu chez le notaire? demanda sa mere.
+
+Il repondit sechement:
+
+--Moi, non, pour quoi faire? Ma presence est fort inutile.
+
+Jean demeurait silencieux comme s'il ne s'agissait point de lui. Quand
+on avait parle du meurtre de Bolbec, il avait emis, en juriste, quelques
+idees et developpe quelques considerations sur les crimes et sur les
+criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarte de son
+oeil, la rougeur animee de ses joues, jusqu'au luisant de sa barbe,
+semblaient proclamer son bonheur.
+
+Apres le depart de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau,
+recommenca ses investigations du matin a travers les appartements a
+louer. Apres deux ou trois heures d'escaliers montes et descendus, il
+decouvrit enfin, sur le boulevard Francois Ier, quelque chose de
+joli: un grand entre-sol avec deux portes sur des rues differentes, deux
+salons, une galerie vitree ou les malades, en attendant leur tour, se
+promeneraient au milieu des fleurs, et une delicieuse salle a manger en
+rotonde ayant vue sur la mer.
+
+Au moment de louer, le prix de trois mille francs l'arreta, car il
+fallait payer d'avance le premier terme, et il n'avait rien, pas un sou
+devant lui.
+
+La petite fortune amassee par son pere s'elevait a peine a huit mille
+francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d'avoir mis souvent
+ses parents dans l'embarras par ses longues hesitations dans le choix
+d'une carriere, ses tentatives toujours abandonnees et ses continuels
+recommencements d'etudes. Il partit donc en promettant une reponse
+avant deux jours; et l'idee lui vint de demander a son frere ce premier
+trimestre, ou meme le semestre, soit quinze cents francs, des que Jean
+serait en possession de son heritage.
+
+"Ce sera un pret de quelques mois a peine, pensait-il. Je le
+rembourserai peut-etre meme avant la fin de l'annee. C'est tout simple,
+d'ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi."
+
+Comme il n'etait pas encore quatre heures, et qu'il n'avait rien a
+faire, absolument rien, il alla s'asseoir dans le Jardin public; et il
+demeura longtemps sur son banc, sans idees, les yeux a terre, accable
+par une lassitude qui devenait de la detresse.
+
+Tous les jours precedents, depuis son retour dans la maison paternelle,
+il avait vecu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de
+l'existence et de son inaction. Comment avait-il donc passe son temps du
+lever jusqu'au coucher?
+
+Il avait flane sur la jetee aux heures de maree, flane par les rues,
+flane dans les cafes, flane chez Marowsko, flane partout. Et voila que,
+tout a coup, cette vie, supportee jusqu'ici, lui devenait odieuse,
+intolerable. S'il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture
+pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fosses de
+ferme ombrages de hetres et d'ormes; mais il devait compter le prix d'un
+bock ou d'un timbre-poste, et ces fantaisies-la ne lui etaient point
+permises. Il songea soudain combien il est dur, a trente ans passes,
+d'etre reduit a demander, en rougissant, un louis a sa mere, de temps en
+temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne:
+
+--Cristi! si j'avais de l'argent!
+
+Et la pensee de l'heritage de son frere entra en lui de nouveau, a la
+facon d'une piqure de guepe; mais il la chassa avec impatience, ne
+voulant point s'abandonner sur cette pente de jalousie.
+
+Autour de lui des enfants jouaient dans la poussiere des chemins. Ils
+etaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d'un air tres
+serieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour
+les ecraser ensuite d'un coup de pied.
+
+Pierre etait dans un de ces jours mornes ou on regarde dans tous les
+coins de son ame, ou on en secoue tous les plis.
+
+"Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches," pensait-il. Puis
+il se demanda si le plus sage dans la vie n'etait pas encore d'engendrer
+deux ou trois de ces petits etres inutiles et de les regarder grandir
+avec complaisance et curiosite. Et le desir du mariage l'effleura.
+On n'est pas si perdu, n'etant plus seul. On entend au moins remuer
+quelqu'un pres de soi aux heures de trouble et d'incertitude, c'est deja
+quelque chose de dire "tu" a une femme, quand on souffre.
+
+Il se mit a songer aux femmes.
+
+Il les connaissait tres peu, n'ayant eu au quartier Latin que des
+liaisons de quinzaine, rompues quand etait mange l'argent du mois, et
+renouees ou remplacees le mois suivant. Il devait exister, cependant,
+des creatures tres bonnes, tres douces et tres consolantes. Sa mere
+n'avait-elle pas ete la raison et le charme du foyer paternel? Comme il
+aurait voulu connaitre une femme, une vraie femme!
+
+Il se releva tout a coup avec la resolution d'aller faire une petite
+visite a Mme Rosemilly.
+
+Puis il se rassit brusquement. Elle lui deplaisait, celle-la! Pourquoi?
+Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle
+pas lui preferer Jean? Sans se l'avouer a lui-meme d'une facon
+nette, cette preference entrait pour beaucoup dans sa mesestime pour
+l'intelligence de la veuve, car, s'il aimait son frere, il ne pouvait
+s'abstenir de le juger un peu mediocre et de se croire superieur.
+
+Il n'allait pourtant point rester la jusqu'a la nuit; et, comme la
+veille au soir, il se demanda anxieusement: "Que vais-je faire?"
+
+Il se sentait maintenant a l'ame un besoin de s'attendrir, d'etre
+embrasse et console. Console de quoi? Il ne l'aurait su dire, mais il
+etait dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude ou la presence
+d'une femme, la caresse d'une femme, le toucher d'une main, le frolement
+d'une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables, et tout
+de suite, a notre coeur.
+
+Et le souvenir lui vint d'une petite bonne de brasserie ramenee un soir
+chez elle et revue de temps en temps.
+
+Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille.
+Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu'importe?
+il lui tiendrait la main quelques secondes! Elle semblait avoir du gout
+pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent?
+
+Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie
+presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudes aux tables de
+chene, la caissiere lisait un roman, tandis que le patron, en manches de
+chemise, dormait tout a fait sur la banquette.
+
+Des qu'elle l'apercut, la fille se leva vivement et, venant a lui:
+
+--Bonjour, comment allez-vous?
+
+--Pas mal, et toi?
+
+--Moi, tres bien. Comme vous etes rare?
+
+--Oui, j'ai tres peu de temps a moi. Tu sais que je suis medecin.
+
+--Tiens, vous ne me l'aviez pas dit. Si j'avais su, j'ai ete souffrante
+la semaine derniere, je vous aurais consulte. Qu'est-ce que vous prenez?
+
+--Un bock, et toi?
+
+--Moi, un bock aussi, puisque tu me le payes.
+
+Et elle continua a le tutoyer comme si l'offre de cette consommation en
+avait ete la permission tacite. Alors, assis face a face, ils causerent.
+De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarite facile
+des filles dont la caresse est a vendre, et le regardant avec des yeux
+engageants elle lui disait:
+
+--Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon
+cheri.
+
+Mais deja il se degoutait d'elle, la voyait bete, commune, sentant le
+peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaitre dans un reve
+ou dans une aureole de luxe qui poetise leur vulgarite.
+
+Elle lui demandait:
+
+--Tu es passe l'autre matin avec un beau blond a grande barbe, est-ce
+ton frere?
+
+--Oui, c'est mon frere.
+
+--Il est rudement joli garcon.
+
+--Tu trouves?
+
+--Mais oui, et puis il a l'air d'un bon vivant.
+
+Quel etrange besoin le poussa tout a coup a raconter a cette servante de
+brasserie l'heritage de Jean? Pourquoi cette idee, qu'il rejetait de
+lui lorsqu'il se trouvait seul, qu'il repoussait par crainte du trouble
+apporte dans son ame, lui vint-elle aux levres en cet instant, et
+pourquoi la laissa-t-il couler, comme s'il eut eu besoin de vider de
+nouveau devant quelqu'un son coeur gonfle d'amertume?
+
+Il dit en croisant ses jambes:
+
+--Il a joliment de la chance, mon frere, il vient d'heriter de vingt
+mille francs de rente.
+
+Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides:
+
+--Oh! et qui est-ce qui lui a laisse cela, sa grand'mere ou bien sa
+tante?
+
+--Non, un vieil ami de mes parents.
+
+--Rien qu'un ami? Pas possible! Et il ne t'a rien laisse, a toi?
+
+--Non. Moi je le connaissais tres peu.
+
+Elle reflechit quelques instants, puis, avec un sourire drole sur les
+levres:
+
+--Eh bien! il a de la chance ton frere d'avoir des amis de cette
+espece-la! Vrai, ca n'est pas etonnant qu'il te ressemble si peu!
+
+Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda,
+la bouche crispee:
+
+--Qu'est-ce que tu entends par la?
+
+Elle avait pris un air bete et naif:
+
+--Moi, rien. Je veux dire qu'il a plus de chance que toi.
+
+Il jeta vingt sous sur la table et sortit.
+
+Maintenant il se repetait cette phrase: "Ca n'est pas etonnant qu'il te
+ressemble si peu."
+
+Qu'avait-elle pense, qu'avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes
+il y avait la une malice, une mechancete, une infamie. Oui, cette fille
+avait du croire que Jean etait le fils du Marechal.
+
+L'emotion qu'il ressentit a l'idee de ce soupcon jete sur sa mere, fut
+si violente qu'il s'arreta et qu'il chercha de l'oeil un endroit pour
+s'asseoir.
+
+Un autre cafe se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise,
+et comme le garcon se presentait: "Un bock", dit-il.
+
+Il sentait battre son coeur; des frissons lui couraient sur la peau. Et
+tout a coup le souvenir lui vint de ce qu'avait dit Marowsko la veille:
+"Ca ne fera pas un bon effet." Avait-il eu la meme pensee, le meme
+soupcon que cette drolesse?
+
+La tete penchee sur son bock il regardait la mousse blanche petiller
+et fondre, et il se demandait: "Est-ce possible qu'on croie une chose
+pareille?"
+
+Les raisons qui feraient naitre ce doute odieux dans les esprits lui
+apparaissaient maintenant, l'une apres l'autre, claires, evidentes,
+exasperantes. Qu'un vieux garcon sans heritiers laisse sa fortune aux
+deux enfants d'un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais
+qu'il 1s donne tout entiere a un seul de ces enfants, certes le monde
+s'etonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n'avait-il pas
+prevu cela, comment son pere ne l'avait-il pas senti, comment sa mere ne
+l'avait-elle pas devine? Non, ils s'etaient trouves trop heureux de cet
+argent inespere pour que cette idee les effleurat. Et puis comment ces
+honnetes gens auraient-ils soupconne une pareille ignominie?
+
+Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux
+qui les connaissaient n'allaient-ils pas repeter cette chose abominable,
+s'en amuser, s'en rejouir, rire de son pere et mepriser sa mere?
+
+Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean etait blond et
+lui brun, qu'ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de demarche, ni de
+tournure, ni d'intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous
+les esprits. Quand on parlerait d'un fils Roland on dirait: "Lequel, le
+vrai ou le faux?"
+
+Il se leva avec la resolution de prevenir son frere, de le mettre en
+garde contre cet affreux danger menacant l'honneur de leur mere.
+Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurement, serait de refuser
+l'heritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et
+connaissances informes de ce legs que le testament contenait des clauses
+et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un
+heritier, mais un depositaire.
+
+Tout en rentrant a la maison paternelle, il songeait qu'il devait voir
+son frere seul, afin de ne point parler devant ses parents d'un pareil
+sujet.
+
+Des la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le
+salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosemilly et le capitaine
+Beausire, ramenes par son pere et gardes a diner afin de feter la bonne
+nouvelle.
+
+On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre
+en appetit, et on s'etait mis d'abord en belle humeur. Le capitaine
+Beausire, un petit homme tout rond a force d'avoir roule sur la mer,
+et dont toutes les idees semblaient rondes aussi, comme les galets des
+rivages, et qui riait avec des _r_ plein la gorge, jugeait la vie
+une chose excellente dont tout etait bon a prendre.
+
+Il trinquait avec le pere Roland, tandis que Jean presentait aux dames
+deux nouveaux verres pleins.
+
+Mme Rosemilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu
+son epoux, s'ecria:
+
+--Allons, allons, Madame, _bis repetita placent_, comme nous disons
+en patois, ce qui signifie: "Deux vermouths ne font jamais mal." Moi,
+voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ca, chaque
+jour, avant diner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J'y ajoute
+un coup de tangage apres le cafe, ce qui me fait grosse mer pour la
+soiree. Je ne vais jamais jusqu'a la tempete par exemple, jamais,
+jamais, car je crains les avaries.
+
+Roland, dont le vieux long-courier flattait la manie nautique, riait de
+tout son coeur, la face deja rouge et l'oeil trouble par l'absinthe.
+Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre ou semblait
+refugie le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours
+assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond
+de leur chaise ayant tasse toute leur matiere au meme endroit.
+
+Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un
+oeuf et dur comme une balle.
+
+Mme Roland n'avait point vide son premier verre, et, rose de bonheur, le
+regard brillant, elle contemplait son fils Jean.
+
+Chez lui maintenant la crise de joie eclatait. C'etait une affaire
+finie, une affaire signee, il avait vingt mille francs de rentes. Dans
+la facon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont
+il regardait les gens, a ses manieres plus nettes, a son assurance plus
+grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.
+
+Le diner fut annonce, et comme le vieux Roland allait offrir son bras a
+Mme Rosemilly: "Non, non, pere, cria sa femme, aujourd'hui tout est
+pour Jean."
+
+Sur la table eclatait un luxe inaccoutume: devant l'assiette de Jean,
+assis a la place de son pere, un enorme bouquet rempli de faveurs de
+soie, un vrai bouquet de grande ceremonie, s'elevait comme un dome
+pavoise, flanque de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide
+de peches magnifiques, le second un gateau monumental gorge de creme
+fouettee et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathedrale en
+biscuit, le troisieme des tranches d'ananas noyees dans un sirop clair,
+et le quatrieme, luxe inoui, du raisin noir, venu des pays chauds.
+
+--Bigre! dit Pierre en s'asseyant, nous celebrons l'avenement de Jean le
+Riche.
+
+Apres le potage on offrit du madere; et tout le monde deja parlait
+en meme temps. Beausire racontait un diner qu'il avait fait a
+Saint-Domingue a la table d'un general negre. Le pere Roland l'ecoutait,
+tout en cherchant a glisser entre les phrases le recit d'un autre repas
+donne par un de ses amis, a Meudon, et dont chaque convive avait ete
+quinze jours malade. Mme Rosemilly, Jean et sa mere faisaient
+un projet d'excursion et de dejeuner a Saint-Jouin, dont ils se
+promettaient deja un plaisir infini; et Pierre regrettait de ne pas
+avoir dine seul, dans une gargote au bord de la mer, pour eviter tout ce
+bruit, ces rires et cette joie qui l'enervaient.
+
+Il cherchait comment il allait s'y prendre, maintenant, pour dire a son
+frere ses craintes et pour le faire renoncer a cette fortune acceptee
+deja, dont il jouissait, dont il se grisait d'avance. Ce serait dur pour
+lui, certes, mais il le fallait; il ne pouvait hesiter, la reputation de
+leur mere etant menacee.
+
+L'apparition d'un bar enorme rejeta Roland dans les recits de peche.
+Beausire en narra de surprenantes au Gabon, a Sainte-Marie de Madagascar
+et surtout sur les cotes de la Chine et du Japon, ou les poissons ont
+des figures droles comme les habitants. Et il racontait les mines de ces
+poissons, leurs gros yeux d'or, leurs ventres bleus ou rouges, leurs
+nageoires bizarres, pareilles a des eventails, leur queue coupee en
+croissant de lune, en mimant d'une facon si plaisante que tout le monde
+riait aux larmes en l'ecoutant.
+
+Seul, Pierre paraissait incredule et murmurait: "On a bien raison de
+dire que les Normands sont les Gascons du Nord."
+
+Apres le poisson vint un vol-au-vent, puis un poulet roti, une salade,
+des haricots verts et un pate d'alouettes de Pithiviers. La bonne de
+Mme Rosemilly aidait au service; et la gaiete allait croissant avec
+le nombre des verres de vin. Quand sauta le bouchon de la premiere
+bouteille de champagne, le pere Roland, tres excite, imita avec sa
+bouche le bruit de cette detonation, puis declara:
+
+--J'aime mieux ca qu'un coup de pistolet.
+
+Pierre, de plus en plus agace, repondit en ricanant:
+
+--Cela est peut-etre, cependant, plus dangereux pour toi.
+
+Roland, qui allait boire, reposa son verre plein sur la table et
+demanda:
+
+--Pourquoi donc?
+
+Depuis longtemps il se plaignait de sa sante, de lourdeurs, de vertiges,
+de malaises constants et inexplicables. Le docteur reprit:
+
+--Parce que la balle du pistolet peut fort bien passer a cote de toi,
+tandis que le verre de vin te passe forcement dans le ventre.
+
+--Et puis?
+
+--Et puis il te brule l'estomac, desorganise le systeme nerveux,
+alourdit la circulation et prepare l'apoplexie dont sont menaces tous
+les hommes de ton temperament.
+
+L'ivresse croissante de l'ancien bijoutier paraissait dissipee comme une
+fumee par le vent; et il regardait son fils avec des yeux inquiets et
+fixes, cherchant a comprendre s'il ne se moquait pas.
+
+Mais Beausire s'ecria:
+
+--Ah! ces sacres medecins, toujours les memes: ne mangez pas, ne buvez
+pas, n'aimez pas, et ne dansez pas en rond. Tout ca fait du bobo a
+petite sante. Eh bien! j'ai pratique tout ca, moi, Monsieur, dans toutes
+les parties du monde, partout ou j'ai pu, et le plus que j'ai pu, et je
+ne m'en porte pas plus mal.
+
+Pierre repondit avec aigreur:
+
+--D'abord, vous, capitaine, vous etes plus fort que mon pere; et puis
+tous les viveurs parlent comme vous jusqu'au jour ou ... et ils ne
+reviennent pas le lendemain dire au medecin prudent: "Vous aviez raison,
+docteur." Quand je vois mon pere faire ce qu'il y a de plus mauvais et
+de plus dangereux pour lui, il est bien naturel que je le previenne. Je
+serais un mauvais fils si j'agissais autrement.
+
+Mme Roland desolee intervint a son tour:--Voyons, Pierre, qu'est-ce
+que tu as? Pour une fois, ca ne lui fera pas de mal. Songe quelle fete
+pour lui, pour nous. Tu vas gater tout son plaisir et nous chagriner
+tous. C'est vilain, ce que tu fais la!
+
+Il murmura en haussant les epaules:
+
+--Qu'il fasse ce qu'il voudra, je l'ai prevenu.
+
+Mais le pere Roland ne buvait pas. Il regardait son verre, son verre
+plein de vin lumineux et clair, dont l'ame legere, l'ame enivrante
+s'envolait par petites bulles venues du fond et montant, pressees et
+rapides, s'evaporer a la surface; il le regardait avec une mefiance de
+renard qui trouve une poule morte et flaire un piege.
+
+Il demanda, en hesitant:
+
+--Tu crois que ca me ferait beaucoup de mal?
+
+Pierre eut un remords et se reprocha de faire souffrir les autres de sa
+mauvaise humeur:
+
+--Non, va, pour une fois, tu peux le boire; mais n'en abuse point et
+n'en prends pas l'habitude.
+
+Alors le pere Roland leva son verre sans se decider encore a le porter
+a sa bouche. Il le contemplait douloureusement, avec envie et avec
+crainte; puis il le flaira, le gouta, le but par petits coups, en les
+savourant, le coeur plein d'angoisse, de faiblesse et de gourmandise,
+puis de regrets, des qu'il eut absorbe la derniere goutte.
+
+Pierre, soudain, rencontra l'oeil de Mme Rosemilly; il etait fixe sur
+lui limpide et bleu, clairvoyant et dur. Et il sentit, il penetra, il
+devina la pensee nette qui animait ce regard, la pensee irritee de cette
+petite femme a l'esprit simple et droit, car ce regard disait: "Tu es
+jaloux, toi. C'est honteux, cela."
+
+Il baissa la tete en se remettant a manger.
+
+Il n'avait pas faim, il trouvait tout mauvais. Une envie de partir le
+harcelait, une envie de n'etre plus au milieu de ces gens, de ne plus
+les entendre causer, plaisanter et rire.
+
+Cependant le pere Roland, que les fumees du vin recommencaient a
+troubler, oubliait deja les conseils de son fils et regardait d'un oeil
+oblique et tendre une bouteille de champagne presque pleine encore a
+cote de son assiette. Il n'osait la toucher, par crainte d'admonestation
+nouvelle, et il cherchait par quelle malice, par quelle adresse, il
+pourrait s'en emparer sans eveiller les remarques de Pierre. Une
+ruse lui vint, la plus simple de toutes: il prit la bouteille avec
+nonchalance et, la tenant par le fond, tendit le bras a travers la table
+pour emplir d'abord le verre du docteur qui etait vide; puis il fit le
+tour des autres verres, et quand il en vint au sien il se mit a parler
+tres haut, et s'il versa quelque chose dedans on eut jure certainement
+que c'etait par inadvertance. Personne d'ailleurs n'y fit attention.
+
+Pierre, sans y songer, buvait beaucoup. Nerveux et agace, il prenait a
+tout instant, et portait a ses levres d'un geste inconscient la longue
+flute de cristal ou l'on voyait courir les bulles dans le liquide vivant
+et transparent. Il le faisait alors couler tres lentement dans sa bouche
+pour sentir la petite piqure sucree du gaz evapore sur sa langue.
+
+Peu a peu une chaleur douce emplit son corps. Partie du ventre, qui
+semblait en etre le foyer, elle gagnait la poitrine, envahissait les
+membres, se repandait dans toute la chair, comme une onde tiede et
+bienfaisante portant de la joie avec elle. Il se sentait mieux, moins
+impatient, moins mecontent; et sa resolution de parler a son frere ce
+soir-la meme s'affaiblissait, non pas que la pensee d'y renoncer l'eut
+effleure, mais pour ne point troubler si vite le bien-etre qu'il sentait
+en lui.
+
+Beausire se leva afin de porter un toast.
+
+Ayant salue a la ronde il prononca:
+
+--Tres gracieuses dames, Messeigneurs, nous sommes reunis pour celebrer
+un evenement heureux qui vient de frapper un de nos amis. On disait
+autrefois que la fortune etait aveugle, je crois qu'elle etait
+simplement myope ou malicieuse et qu'elle vient de faire emplette d'une
+excellente jumelle marine, qui lui a permis de distinguer dans le
+port du Havre le fils de notre brave camarade Roland, capitaine de la
+_Perle_.
+
+Des bravos jaillirent des bouches, soutenus par des battements de mains;
+et Roland pere se leva pour repondre.
+
+Apres avoir tousse, car il sentait sa gorge grasse et sa langue un peu
+lourde, il begaya:
+
+--Merci, capitaine, merci pour moi et mon fils. Je n'oublierai jamais
+votre conduite en cette circonstance. Je bois a vos desirs.
+
+Il avait les yeux et le nez pleins de larmes, et il se rassit, ne
+trouvant plus rien.
+
+Jean, qui riait, prit la parole a son tour:
+
+--C'est moi, dit-il, qui dois remercier ici les amis devoues, les amis
+excellents (il regardait Mme Rosemilly), qui me donnent aujourd'hui
+cette preuve touchante de leur affection. Mais ce n'est point par
+des paroles que je peux leur temoigner ma reconnaissance. Je la leur
+prouverai demain, a tous les instants de ma vie, toujours, car notre
+amitie n'est point de celles qui passent.
+
+Sa mere, fort emue, murmura:
+
+--Tres bien, mon enfant. Mais Beausire s'ecriait:
+
+--Allons, madame Rosemilly, parlez au nom du beau sexe.
+
+Elle leva son verre, et, d'une voix gentille, un peu nuancee de
+tristesse:
+
+--Moi, dit-elle, je bois a la memoire benie de M. Marechal.
+
+Il y eut quelques secondes d'accalmie, de recueillement decent, comme
+apres une priere; et Beausire, qui avait le compliment coulant, fit
+cette remarque:
+
+--Il n'y a que les femmes pour trouver de ces delicatesses.
+
+Puis se tournant vers Roland pere:
+
+--Au fond, qu'est-ce que c'etait que ce Marechal? Vous etiez donc bien
+intimes avec lui?
+
+Le vieux, attendri par l'ivresse, se mit a pleurer, et d'une voix
+bredouillante:
+
+--Un frere ... vous savez ... un de ceux qu'on ne retrouve plus ... nous
+ne nous quittions pas ... il dinait a la maison tous les soirs ... et il
+nous payait de petites fetes au theatre ... je ne vous dis que ca ...
+que ca ... que ca ... Un ami, un vrai ... un vrai.....n'est-ce pas,
+Louise?
+
+Sa femme repondit simplement:
+
+--Oui, c'etait un fidele ami.
+
+Pierre regardait son pere et sa mere, mais comme on parla d'autre chose,
+il se remit a boire.
+
+De la fin de cette soiree il n'eut guere de souvenir. On avait pris le
+cafe, absorbe des liqueurs, et beaucoup ri en plaisantant. Puis il se
+coucha, vers minuit, l'esprit confus et la tete lourde. Et il dormit
+comme une brute jusqu'a neuf heures le lendemain.
+
+
+
+IV
+
+
+Ce sommeil baigne de champagne et de chartreuse l'avait sans doute
+adouci et calme, car il s'eveilla en des dispositions d'ame tres
+bienveillantes. Il appreciait, pesait et resumait, en s'habillant, ses
+emotions de la veille, cherchant a en degager bien nettement et bien
+completement les causes reelles, secretes, les causes personnelles en
+meme temps que les causes exterieures.
+
+Il se pouvait en effet que la fille de brasserie eut eu une mauvaise
+pensee, une vraie pensee de prostituee, en apprenant qu'un seul des fils
+Roland heritait d'un inconnu; mais ces creatures-la n'ont-elles pas
+toujours des soupcons pareils, sans l'ombre d'un motif, sur toutes les
+honnetes femmes? Ne les entend-on pas, chaque fois qu'elles parlent,
+injurier, calomnier, diffamer toutes celles qu'elles devinent
+irreprochables? Chaque fois qu'on cite devant elles une personne
+inattaquable, elles se fachent, comme si on les outrageait, et
+s'ecrient: "Ah! tu sais, je les connais tes femmes mariees, c'est du
+propre! Elles ont plus d'amants que nous, seulement elles les cachent
+parce qu'elles sont hypocrites. Ah! oui, c'est du propre!"
+
+En toute autre occasion il n'aurait certes pas compris, pas meme suppose
+possibles des insinuations de cette nature sur sa pauvre mere, si bonne,
+si simple, si digne. Mais il avait l'ame troublee par ce levain de
+jalousie qui fermentait en lui. Son esprit surexcite, a l'affut pour
+ainsi dire, et malgre lui, de tout ce qui pouvait nuire a son frere,
+avait meme peut-etre prete a cette vendeuse de bocks des intentions
+odieuses qu'elle n'avait pas eues. Il se pouvait que son imagination
+seule, cette imagination qu'il ne gouvernait point, qui echappait sans
+cesse a sa volonte, s'en allait libre, hardie, aventureuse et sournoise
+dans l'univers infini des idees, et en rapportait parfois d'inavouables,
+de honteuses, qu'elle cachait en lui, au fond de son ame, dans les
+replis insondables, comme des choses volees; il se pouvait que cette
+imagination seule eut cree, invente cet affreux doute. Son coeur,
+assurement, son propre coeur avait des secrets pour lui; et ce coeur
+blesse n'avait-il pas trouve dans ce doute abominable un moyen de priver
+son frere de cet heritage qu'il jalousait. Il se suspectait lui-meme,
+a present, interrogeant, comme les devots leur conscience, tous les
+mysteres de sa pensee.
+
+Certes, Mme Rosemilly, bien que son intelligence fut limitee, avait le
+tact, le flair et le sens subtil des femmes. Or cette idee ne lui etait
+pas venue, puisqu'elle avait bu, avec une simplicite parfaite, a la
+memoire benie de feu Marechal. Elle n'aurait point fait cela, elle, si
+le moindre soupcon l'eut effleuree. Maintenant frere: "Mais defends-la
+donc, jobard; tu as beau etre riche, je t'eclipserai toujours quand il
+me plaira."
+
+Au cafe, il dit a son pere:
+
+--Est-ce que tu te sers de la _Perle_ aujourd'hui?
+
+--Non, mon garcon.
+
+--Je peux la prendre avec Jean-Bart?
+
+--Mais oui, tant que tu voudras.
+
+Il acheta un bon cigare, au premier debit de tabac rencontre, et il
+descendit, d'un pied joyeux, vers le port.
+
+Il regardait le ciel clair, lumineux, d'un bleu leger, rafraichi, lave
+par la brise de la mer.
+
+Le matelot Papagris, dit Jean-Bart, sommeillait au fond de la barque
+qu'il devait tenir prete a sortir tous les jours a midi, quand on
+n'allait pas a la peche le matin.
+
+--A nous deux, patron! cria Pierre.
+
+Il descendit l'echelle de fer du quai et sauta dans l'embarcation.
+
+--Quel vent? dit-il.
+
+--Toujours vent d'amont, m'sieu Pierre. J'avons bonne brise au large.
+
+--Eh bien! mon pere, en route.
+
+Ils hisserent la misaine, leverent l'ancre, et le bateau, libre, se mit
+a glisser lentement vers la jetee sur l'eau calme du port. Le faible
+souffle d'air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si
+doucement qu'on ne sentait rien, et la _Perle_ semblait animee
+d'une vie propre, de la vie des barques, poussee par une force
+mysterieuse cachee en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare
+aux dents, les jambes allongees sur le banc, les yeux mi-fermes sous les
+rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses
+pieces de bois goudronne du brise-lames.
+
+Quand ils deboucherent en pleine mer, en atteignant la pointe de la
+jetee nord qui les abritait, la brise, plus fraiche, glissa sur le
+visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide,
+entra dans sa poitrine qui s'ouvrit, en un long soupir, pour la
+boire, et, enflant la voile brune qui s'arrondit, fit s'incliner la
+_Perle_ et la rendit plus alerte.
+
+Jean-Bart tout a coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent,
+semblait une aile, puis gagnant l'arriere en deux enjambees il denoua le
+tapecul amarre contre son mat.
+
+Alors, sur le flanc de la barque couchee brusquement, et courant
+maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d'eau qui
+bouillonne et qui fuit.
+
+L'avant ouvrait la mer, comme le soc d'une charrue folle, et l'onde
+soulevee, souple et blanche d'ecume, s'arrondissait et retombait, comme
+retombe, brune et lourde, la terre labouree des champs.
+
+A chaque vague rencontree,--elles etaient courtes et rapprochees,--une
+secousse secouait la _Perle_ du bout du foc au gouvernail qui
+fremissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques
+secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme
+s'ils allaient envahir la barque. Un vapeur charbonnier de Liverpool
+etait a l'ancre attendant la maree; ils allerent tourner par derriere,
+puis ils visiterent, l'un apres l'autre, les navires en rade, puis ils
+s'eloignerent un peu plus pour voir se derouler la cote.
+
+Pendant trois heures, Pierre tranquille, calme et content, vagabonda sur
+l'eau fremissante, gouvernant, comme une bete ailee, rapide et docile,
+cette chose de bois et de toile qui allait et venait a son caprice, sous
+une pression de ses doigts.
+
+Il revassait, comme on revasse sur le dos d'un cheval ou sur le pont
+d'un bateau, pensant a son avenir, qui serait beau, et a la douceur de
+vivre avec intelligence. Des le lendemain il demanderait a son frere de
+lui preter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s'installer
+tout de suite dans le joli appartement du boulevard Francois Ier.
+
+Le matelot dit tout a coup:
+
+--V'la d'la brume, m'sieu Pierre, faut rentrer.
+
+Il leva les yeux et apercut vers le nord une ombre grise, profonde et
+legere, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un
+nuage tombe d'en haut.
+
+Il vira de bord, et vent arriere fit route vers la jetee, suivi par la
+brume rapide qui le gagnait. Lorsqu'elle atteignit la _Perle_,
+l'enveloppant dans son imperceptible epaisseur, un frisson de froid
+courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumee et de
+moisissure, l'odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la
+bouche pour ne point gouter cette nuee humide et glacee. Quand la
+barque reprit dans le port sa place accoutumee, la ville entiere etait
+ensevelie deja sous cette vapeur menue, qui, sans tomber, mouillait
+comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues a la facon d'un
+fleuve qui coule.
+
+Pierre, les pieds et les mains geles, rentra vite, et se jeta sur son
+lit pour sommeiller jusqu'au diner. Lorsqu'il parut dans la salle a
+manger, sa mere disait a Jean:
+
+--La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras.
+Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu
+donneras des fetes, ca aura un coup d'oeil feerique.
+
+--De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur.
+
+--D'un appartement delicieux que je viens de louer pour ton frere. Une
+trouvaille, un entresol donnant sur deux rues. Il a deux salons, une
+galerie vitree et une petite salle a manger en rotonde, tout a fait
+coquette pour un garcon.
+
+Pierre palit. Une colere lui serrait le coeur.
+
+--Ou est-ce situe, cela? dit-il.
+
+--Boulevard Francois Ier.
+
+Il n'eut plus de doutes et s'assit, tellement exaspere qu'il avait envie
+de crier: "C'est trop fort a la fin! Il n'y en a donc plus que pour
+lui!"
+
+Sa mere, radieuse, parlait toujours:
+
+--Et figure-toi que j'ai eu cela pour deux mille huit cents francs. On
+en voulait trois mille, mais j'ai obtenu deux cents francs de
+diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frere sera
+parfaitement la dedans. Il suffit d'un interieur elegant pour faire la
+fortune d'un avocat. Cela attire le client, le seduit, le retient, lui
+donne du respect et lui fait comprendre qu'un homme ainsi loge fait
+payer cher ses paroles.
+
+Elle se tut quelques secondes, et reprit:
+
+--Il faudrait trouver quelque chose d'approchant pour toi, bien plus
+modeste puisque tu n'as rien, mais assez gentil tout de meme. Je
+t'assure que cela te servirait beaucoup.
+
+Pierre repondit d'un ton dedaigneux:
+
+--Oh! moi, c'est par le travail et la science que j'arriverai.
+
+Sa mere insista:
+
+--Oui, mais je t'assure qu'un joli logement te servirait beaucoup tout
+de meme.
+
+Vers le milieu du repas il demanda tout a coup:
+
+--Comment l'aviez-vous connu, ce Marechal?
+
+Le pere Roland leva la tete et chercha dans ses souvenirs:
+
+--Attends, je ne me rappelle plus trop. C'est si vieux. Ah! oui, j'y
+suis. C'est ta mere qui a fait sa connaissance dans la boutique,
+n'est-ce pas, Louise? Il etait venu commander quelque chose, et puis
+il est revenu souvent. Nous l'avons connu comme client avant de le
+connaitre comme ami.
+
+Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un a un avec une
+pointe de sa fourchette, comme s'il les eut embroches, reprit:
+
+--A quelle epoque ca s'est-il fait, cette connaissance-la?
+
+Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit
+appel a la memoire de sa femme:
+
+--En quelle annee, voyons, Louise, tu ne dois pas avoir oublie, toi qui
+as un si bon souvenir? Voyons, c'etait en ... en ... en cinquante-cinq
+ou cinquante-six?... Mais cherche donc, tu dois le savoir mieux que moi?
+
+Elle chercha quelque temps en effet, puis d'une voix sure et tranquille:
+
+--C'etait en cinquante-huit, mon gros. Pierre avait alors trois ans. Je
+suis bien certaine de ne pas me tromper, car c'est l'annee ou l'enfant
+eut la fievre scarlatine, et Marechal, que nous connaissions encore tres
+peu, nous a ete d'un grand secours.
+
+Roland s'ecria:
+
+--C'est vrai, c'est vrai, il a ete admirable, meme! Comme ta mere n'en
+pouvait plus de fatigue et que moi j'etais occupe a la boutique, il
+allait chez le pharmacien chercher tes medicaments. Vraiment, c'etait un
+brave coeur. Et quand tu as ete gueri, tu ne te figures pas comme il fut
+content et comme il t'embrassait. C'est a partir de ce moment-la que
+nous sommes devenus de grands amis.
+
+Et cette pensee brusque, violente, entra dans l'ame de. Pierre comme une
+balle qui troue et dechire: "Puisqu'il m'a connu le premier, qu'il fut
+si devoue pour moi, puisqu'il m'aimait et m'embrassait tant, puisque je
+suis la cause de sa grande liaison avec mes parents, pourquoi a-t-il
+laisse toute sa fortune a mon frere et rien a moi?"
+
+Il ne posa plus de questions et demeura sombre, absorbe plutot que
+songeur, gardant en lui une inquietude nouvelle, encore indecise, le
+germe secret d'un nouveau mal.
+
+Il sortit de bonne heure et se remit a roder par les rues. Elles etaient
+ensevelies sous le brouillard qui rendait pesante, opaque et nauseabonde
+la nuit. On eut dit une fumee pestilentielle abattue sur la terre. On
+la voyait passer sur les becs de gaz qu'elle paraissait eteindre par
+moments. Les paves des rues devenaient glissants comme par les soirs de
+verglas, et toutes les mauvaises odeurs semblaient sortir du ventre
+des maisons, puanteurs des caves, des fosses, des egouts, des cuisines
+pauvres, pour se meler a l'affreuse senteur de cette brume errante.
+
+Pierre, le dos arrondi et les mains dans ses poches, ne voulant point
+rester dehors par ce froid, se rendit chez Marowsko.
+
+Sous le bec de gaz qui veillait pour lui, le vieux pharmacien dormait
+toujours. En reconnaissant Pierre, qu'il aimait d'un amour de chien
+fidele, il secoua sa torpeur, alla chercher deux verres et apporta la
+groseillette.
+
+--Eh bien! demanda le docteur, ou on etes-vous avec votre liqueur?
+
+Le Polonais expliqua comment quatre des principaux cafes de la ville
+consentaient a la lancer dans la circulation, et comment le _Phare de
+la Cote_ et le _Semaphore havrais_ lui feraient de la reclame en
+echange de quelques produits pharmaceutiques mis a la disposition des
+redacteurs.
+
+Apres un long silence, Marowsko demanda si Jean, decidement, etait en
+possession de sa fortune; puis il fit encore deux ou trois questions
+vagues sur le meme sujet. Son devouement ombrageux pour Pierre se
+revoltait de cette preference. Et Pierre croyait l'entendre penser,
+devinait, comprenait, lisait dans ses yeux detournes, dans le ton
+hesitant de sa voix, les phrases, qui lui venaient aux levres et qu'il
+ne disait pas, qu'il ne dirait point, lui si prudent, si timide, si
+cauteleux.
+
+Maintenant il ne doutait plus, le vieux pensait: "Vous n'auriez pas du
+lui laisser accepter cet heritage qui fera mal parler de votre mere."
+Peut-etre meme croyait-il que Jean etait le fils de Marechal. Certes il
+le croyait! Comment ne le croirait-il pas, tant la chose devait paraitre
+vraisemblable, probable, evidente? Mais lui-meme, lui Pierre, le fils,
+depuis trois jours ne luttait-il pas de toute sa force, avec toutes
+les subtilites de son coeur, pour tromper sa raison, ne luttait-il pas
+contre ce soupcon terrible?
+
+Et de nouveau, tout a coup, le besoin d'etre seul pour songer, pour
+discuter cela avec lui-meme, pour envisager hardiment, sans scrupules,
+sans faiblesse, cette chose possible et monstrueuse, entra en lui si
+dominateur qu'il se leva sans meme boire son verre de groseillette,
+serra la main du pharmacien stupefait et se replongea dans le brouillard
+de la rue.
+
+Il se disait: "Pourquoi ce Marechal a-t-il laisse toute sa fortune a
+Jean?"
+
+Ce n'etait plus la jalousie maintenant qui lui faisait chercher cela, ce
+n'etait plus cette envie un peu basse et naturelle qu'il savait cachee
+en lui et qu'il combattait depuis trois jours, mais la terreur d'une
+chose epouvantable, la terreur de croire lui-meme que Jean, que son
+frere etait le fils de cet homme!
+
+Non, il ne le croyait pas, il ne pouvait meme se poser cette question
+criminelle! Cependant il fallait que ce soupcon si leger, si
+invraisemblable, fut rejete de lui, completement, pour toujours. Il lui
+fallait la lumiere, la certitude, il fallait dans son coeur la securite
+complete, car il n'aimait que sa mere au monde.
+
+Et tout seul en errant par la nuit, il allait faire, dans ses souvenirs,
+dans sa raison, l'enquete minutieuse d'ou resulterait l'eclatante
+verite. Apres cela ce serait fini, il n'y penserait plus, plus jamais.
+Il irait dormir.
+
+Il songeait: "Voyons, examinons d'abord les faits; puis je me
+rappellerai tout ce que je sais de lui, de sou allure avec mon frere
+et avec moi, je chercherai toutes les causes qui ont pu motiver cette
+preference... Il a vu naitre Jean?--oui, mais il me connaissait
+auparavant.--S'il avait aime ma mere d'un amour muet et reserve, c'est
+moi qu'il aurait prefere puisque c'est grace a moi, grace a ma fievre
+scarlatine, qu'il est devenu l'ami intime de mes parents. Donc,
+logiquement, il devait me choisir, avoir pour moi une tendresse plus
+vive, a moins qu'il n'eut eprouve pour mon frere, en le voyant grandir,
+une attraction, une predilection instinctives."
+
+Alors il chercha dans sa memoire, avec une tension desesperee de toute
+sa pensee, de toute sa puissance intellectuelle, a reconstituer, a
+revoir, a reconnaitre, a penetrer l'homme, cet homme qui avait passe
+devant lui, indifferent a son coeur, pendant toutes ses annees de Paris.
+
+Mais il sentit que la marche, le leger mouvement de ses pas, troublait
+un peu ses idees, derangeait leur fixite, affaiblissait leur portee,
+voilait sa memoire.
+
+Pour jeter sur le passe et les evenements inconnus ce regard aigu, a qui
+rien ne devait echapper, il fallait qu'il fut immobile, dans un lieu
+vaste et vide. Et il se decida a aller s'asseoir sur la jetee, comme
+l'autre nuit.
+
+En approchant du port il entendit vers la pleine mer une plainte
+lamentable et sinistre, pareille au meuglement d'un taureau, mais plus
+longue et plus puissante. C'etait le cri d'une sirene, le cri des
+navires perdus dans la brume.
+
+Un frisson remua sa chair, crispa son coeur, tant il avait retenti dans
+son ame et dans ses nerfs, ce cri de detresse, qu'il croyait avoir jete
+lui-meme. Une autre voix semblable gemit a son tour, un peu plus loin;
+puis, tout pres, la sirene du port, leur repondant, poussa une clameur
+dechirante.
+
+Pierre gagna la jetee a grands pas, ne pensant plus a rien, satisfait
+d'entrer dans ces tenebres lugubres et mugissantes.
+
+Lorsqu'il se fut assis a l'extremite du mole, il ferma les yeux pour ne
+point voir les foyers electriques, voiles de brouillard, qui rendent
+le port accessible la nuit, ni le feu rouge du phare sur la jetee sud,
+qu'on distinguait a peine cependant. Puis se tournant a moitie, il posa
+ses coudes sur le granit et cacha sa figure dans ses mains.
+
+Sa pensee, sans qu'il prononcat ce mot avec ses levres, repetait comme
+pour l'appeler, pour evoquer et provoquer son ombre: "Marechal...
+Marechal." Et dans le noir de ses paupieres baissees, il le vit tout a
+coup tel qu'il l'avait connu. C'etait un homme de soixante ans, portant
+en pointe sa barbe blanche, avec des sourcils epais, tout blancs aussi.
+Il n'etait ni grand ni petit, avait l'air affable, les yeux gris et
+doux, le geste modeste, l'aspect d'un brave etre, simple et tendre.
+Il appelait Pierre et Jean "mes chers enfants", n'avait jamais paru
+preferer l'un ou l'autre, et les recevait ensemble a diner.
+
+Et Pierre, avec une tenacite de chien qui suit une piste evaporee, se
+mit a rechercher les paroles, les gestes, les intonations, les regards
+de cet homme disparu de la terre. Il le retrouvait peu a peu, tout
+entier, dans son appartement de la rue Tronchet quand il les recevait a
+sa table, son frere et lui.
+
+Deux bonnes le servaient, vieilles toutes deux, qui avaient pris, depuis
+bien longtemps sans doute, l'habitude de dire "monsieur Pierre" et
+"monsieur Jean".
+
+Marechal tendait ses deux mains aux jeunes gens, la droite a l'un, la
+gauche a l'autre, au hasard de leur entree.
+
+--Bonjour, mes enfants, disait-il, avez-vous des nouvelles de vos
+parents? Quant a moi, ils ne m'ecrivent jamais.
+
+On causait, doucement et familierement, de choses ordinaires. Rien de
+hors ligne dans l'esprit de cet homme, mais beaucoup d'amenite, de
+charme et de grace. C'etait certainement pour eux un bon ami, un de ces
+bons amis auxquels on ne songe guere parce qu'on les sent tres surs.
+
+Maintenant les souvenirs affluaient dans l'esprit de Pierre. Le voyant
+soucieux plusieurs fois, et devinant sa pauvrete d'etudiant, Marechal
+lui avait offert et prete, spontanement, de l'argent, quelques centaines
+de francs peut-etre, oubliees par l'un et par l'autre et jamais rendues.
+Donc cet homme l'aimait toujours, s'interessait toujours a lui,
+puisqu'il s'inquietait de ses besoins. Alors ... alors pourquoi laisser
+toute sa fortune a Jean? Non, il n'avait jamais ete visiblement plus
+affectueux pour le cadet que pour l'aine, plus preoccupe de l'un que de
+l'autre, moins tendre en-apparence avec celui-ci qu'avec celui-la. Alors
+... alors ... il avait donc eu une raison puissante et secrete de tout
+donner a Jean--tout--et rien a Pierre.
+
+Plus il y songeait, plus il revivait le passe des dernieres annees, plus
+le docteur jugeait invraisemblable, incroyable cette difference etablie
+entre eux.
+
+Et une souffrance aigue, une inexprimable angoisse entree dans sa
+poitrine, faisait aller son coeur comme une loque agitee. Les ressorts
+en paraissaient brises, et le sang y passait a flots, librement, en le
+secouant d'un ballottement tumultueux.
+
+Alors, a mi-voix, comme on parle dans les cauchemars, il murmura: "Il
+faut savoir. Mon Dieu, il faut savoir."
+
+Il cherchait plus loin, maintenant, dans les temps plus anciens ou ses
+parents habitaient Paris. Mais les visages lui echappaient, ce qui
+brouillait ses souvenirs. Il s'acharnait surtout a retrouver Marechal
+avec des cheveux blonds, chatains ou noirs? Il ne le pouvait pas, la
+derniere figure de cet homme, sa figure de vieillard, ayant efface les
+autres. Il se rappelait pourtant qu'il etait plus mince, qu'il avait la
+main douce et qu'il apportait souvent des fleurs, tres souvent, car son
+pere repetait sans cesse: "Encore des bouquets! mais c'est de la folie,
+mon cher, vous vous ruinerez en roses."
+
+Marechal repondait: "Laissez donc, cela me fait plaisir."
+
+Et soudain l'intonation de sa mere, de sa mere qui souriait et disait:
+"Merci, mon ami," lui traversa l'esprit, si nette qu'il crut l'entendre.
+Elle les avait donc prononces bien souvent, ces trois mots, pour qu'ils
+se fussent graves ainsi dans la memoire de son fils!
+
+Donc Marechal apportait des fleurs, lui, l'homme riche, le monsieur, le
+client, a cette petite boutiquiere, a la femme de ce bijoutier modeste.
+L'avait-il aimee? Comment serait-il devenu l'ami de ces marchands s'il
+n'avait pas aime la femme? C'etait un homme instruit, d'esprit assez
+fin. Que de fois il avait parle poetes et poesie avec Pierre! Il
+n'appreciait point les ecrivains en artiste, mais en bourgeois qui
+vibre. Le docteur avait souvent souri de ces attendrissements,
+qu'il jugeait un peu niais. Aujourd'hui il comprenait que cet homme
+sentimental n'avait jamais pu, jamais, etre l'ami de son pere, de son
+pere si positif, si terre a terre, si lourd, pour qui le mot "poesie"
+signifiait sottise.
+
+Donc, ce Marechal, jeune, libre, riche, pret a toutes les tendresses,
+etait entre, un jour, par hasard, dans une boutique, ayant remarque
+peut-etre la jolie marchande. Il avait achete, etait revenu, avait
+cause, de jour en jour plus familier, et payant par des acquisitions
+frequentes le droit de s'asseoir dans cette maison, de sourire a la
+jeune femme et de serrer la main du mari.
+
+Et puis apres... apres... oh! mon Dieu... apres?...
+
+Il avait aime et caresse le premier enfant, l'enfant du bijoutier,
+jusqu'a la naissance de l'autre, puis il etait demeure impenetrable
+jusqu'a la mort, puis, son tombeau ferme, sa chair decomposee, son nom
+efface des noms vivants, tout son etre disparu pour toujours, n'ayant
+plus rien a menager, a redouter et a cacher, il avait donne toute
+sa fortune au deuxieme enfant!... Pourquoi?... Cet homme etait
+intelligent... il avait du comprendre et prevoir qu'il pouvait, qu'il
+allait presque infailliblement laisser supposer que cet enfant etait a
+lui.--Donc il deshonorait une femme? Comment aurait-il fait cela si Jean
+n'etait point son fils?
+
+Et soudain un souvenir precis, terrible, traversa l'ame de Pierre.
+Marechal avait ete blond, blond comme Jean. Il se rappelait maintenant
+un petit portrait miniature vu autrefois, a Paris, sur la cheminee de
+leur salon, et disparu a present. Ou etait-il? Perdu, ou cache! Oh! s'il
+pouvait le tenir rien qu'une seconde? Sa mere l'avait garde peut-etre
+dans le tiroir inconnu ou l'on serre les reliques d'amour.
+
+Sa detresse, a cette pensee, devint si dechirante qu'il poussa un
+gemissement, une de ces courtes plaintes arrachees a la gorge par les
+douleurs trop vives. Et soudain, comme si elle l'eut entendu, comme si
+elle l'eut compris et lui eut repondu, la sirene de la jetee hurla tout
+pres de lui. Sa clameur de monstre surnaturel, plus retentissante que le
+tonnerre, rugissement sauvage et formidable fait pour dominer les
+voix du vent et des vagues, se repandit dans les tenebres sur la mer
+invisible ensevelie sous les brouillards.
+
+Alors, a travers la brume, proches ou lointains, des cris pareils
+s'eleverent de nouveau dans la nuit. Ils etaient effrayants, ces appels
+pousses par les grands paquebots aveugles.
+
+Puis tout se tut encore.
+
+Pierre avait ouvert les yeux et regardait, surpris d'etre la, reveille
+de son cauchemar.
+
+"Je suis fou, pensa-t-il, je soupconne ma mere." Et un flot d'amour et
+d'attendrissement, de repentir, de priere et de desolation noya son
+coeur. Sa mere! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il
+pu la suspecter? Est-ce que l'ame, est-ce que la vie de cette femme
+simple, chaste et loyale, n'etaient pas plus claires que l'eau? Quand
+ou l'avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupconnable? Et
+c'etait lui, le fils, qui avait doute d'elle! Oh! s'il avait pu la
+prendre en ses bras a ce moment, comme il l'eut embrassee, caressee,
+comme il se fut agenouille pour demander grace!
+
+Elle aurait trompe son pere, elle?... Son pere! Certes, c'etait un brave
+homme, honorable et probe en affaires, mais dont l'esprit n'avait jamais
+franchi l'horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie
+autrefois, il le savait et on le voyait encore, douee d'une ame
+delicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepte comme fiance et
+comme mari un homme si different d'elle?
+
+Pourquoi chercher? Elle avait epouse comme les fillettes epousent le
+garcon dote que presentent les parents. Ils s'etaient installes aussitot
+dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, regnant au
+comptoir, animee par l'esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et
+sacre de l'interet commun qui remplace l'amour et meme l'affection dans
+la plupart des menages commercants de Paris, s'etait mise a travailler
+avec toute son intelligence active et fine a la fortune esperee de leur
+maison. Et sa vie s'etait ecoulee ainsi, uniforme, tranquille, honnete,
+sans tendresse!...
+
+Sans tendresse?... Etait-il possible qu'une femme n'aimat point? Une
+femme jeune, jolie, vivant a Paris, lisant des livres, applaudissant
+des actrices mourant de passion sur la scene, pouvait-elle aller de
+l'adolescence a la vieillesse sans qu'une fois seulement, son coeur fut
+touche? D'une autre il ne le croirait pas,--pourquoi le croirait-il de
+sa mere?
+
+Certes, elle avait pu aimer, comme une autre! car pourquoi serait-elle
+differente d'une autre, bien qu'elle fut sa mere?
+
+Elle avait ete jeune, avec toutes les defaillances poetiques qui
+troublent le coeur des jeunes etres! Enfermee, emprisonnee dans la
+boutique a cote d'un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle
+avait reve de clairs de lune, de voyages, de baisers donnes dans l'ombre
+des soirs. Et puis un homme, un jour, etait entre comme entrent les
+amoureux dans les livres, et il avait parle comme eux.
+
+Elle l'avait aime. Pourquoi pas? C'etait sa mere! Eh bien! fallait-il
+etre aveugle et stupide au point de rejeter l'evidence parce qu'il
+s'agissait de sa mere?
+
+S'etait-elle donnee?... Mais oui, puisque cet homme n'avait pas eu
+d'autre amie;--mais oui, puisqu'il etait reste fidele a la femme
+eloignee et vieillie,--mais oui, puisqu'il avait laisse toute sa fortune
+a son fils, a leur fils!...
+
+Et Pierre se leva, fremissant d'une telle fureur qu'il eut voulu tuer
+quelqu'un! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de
+frapper, de meurtrir, de broyer, d'etrangler! Qui? tout le monde, son
+pere, son frere, le mort, sa mere!
+
+Il s'elanca pour rentrer. Qu'allait-il faire?
+
+Comme il passait devant une tourelle aupres du mat des signaux, le cri
+strident de la sirene lui partit dans la figure. Sa surprise fut si
+violente qu'il faillit tomber et recula jusqu'au parapet de granit. Il
+s'y assit, n'ayant plus de force, brise par cette commotion.
+
+Le vapeur qui repondit le premier semblait tout proche et se presentait
+a l'entree, la maree etant haute.
+
+Pierre se retourna et apercut son oeil rouge, terni de brume. Puis, sous
+la clarte diffuse des feux electriques du port, une grande ombre noire
+se dessina entre les deux jetees. Derriere lui, la voix du veilleur,
+voix enrouee de vieux capitaine en retraite, criait:
+
+--Le nom du navire?
+
+Et dans le brouillard la voix du pilote debout sur le pont, enrouee
+aussi, repondit.
+
+--_Santa-Lucia._
+
+--Le pays?
+
+--Italie.
+
+--Le port?
+
+--Naples.
+
+Et Pierre devant ses yeux troubles crut apercevoir le panache de feu du
+Vesuve tandis qu'au pied du volcan, des lucioles voltigeaient dans les
+bosquets d'orangers de Sorrente ou de Castellamare! Que de fois il avait
+reve de ces noms familiers, comme s'il en connaissait les paysages. Oh!
+s'il avait pu partir, tout de suite, n'importe ou, et ne jamais revenir,
+ne jamais ecrire, ne jamais laisser savoir ce qu'il etait devenu! Mais
+non, il fallait rentrer, rentrer dans la maison paternelle et se coucher
+dans son lit.
+
+Tant pis, il ne rentrerait pas, il attendrait le jour. La voix des
+sirenes lui plaisait. Il se releva et se mit a marcher comme un officier
+qui fait le quart sur un pont.
+
+Un autre navire s'approchait derriere le premier, enorme et mysterieux.
+C'etait un anglais qui revenait des Indes.
+
+Il en vit venir encore plusieurs, sortant l'un apres l'autre de l'ombre
+impenetrable. Puis, comme l'humidite du brouillard devenait intolerable,
+Pierre se remit en route vers la ville. Il avait si froid qu'il entra
+dans un cafe de matelots pour boire un grog; et quand l'eau-de-vie
+poivree et chaude lui eut brule le palais et la gorge, il sentit en lui
+renaitre un espoir.
+
+Il s'etait trompe, peut-etre? Il la connaissait si bien, sa deraison
+vagabonde! Il s'etait trompe sans doute? Il avait accumule les preuves
+ainsi qu'on dresse un requisitoire contre un innocent toujours facile a
+condamner quand on veut le croire coupable. Lorsqu'il aurait dormi, il
+penserait tout autrement. Alors il rentra pour se coucher, et, a force
+de volonte, il finit par s'assoupir.
+
+
+
+V
+
+
+Mais le corps du docteur s'engourdit a peine une heure ou deux dans
+l'agitation d'un sommeil trouble. Quand il se reveilla, dans l'obscurite
+de sa chambre chaude et fermee, il ressentit, avant meme que la pensee
+se fut rallumee en lui, cette oppression douloureuse, ce malaise de
+l'ame que laisse en nous le chagrin sur lequel on a dormi. Il semble
+que le malheur, dont le choc nous a seulement heurte la veille, se soit
+glisse, durant notre repos, dans notre chair elle-meme, qu'il meurtrit
+et fatigue comme une fievre. Brusquement le souvenir lui revint, et il
+s'assit dans son lit.
+
+Alors il recommenca lentement, un a un, tous les raisonnements qui
+avaient torture son coeur sur la jetee pendant que criaient les sirenes.
+Plus il songeait, moins il doutait. Il se sentait traine par sa logique,
+comme par une main qui attire et etrangle vers l'intolerable certitude.
+
+Il avait soif, il avait chaud, son coeur battait. Il se leva pour ouvrir
+sa fenetre et respirer, et, quand il fut debout, un bruit leger lui
+parvint a travers le mur.
+
+Jean dormait tranquille et ronflait doucement. Il dormait, lui! Il
+n'avait rien pressenti, rien devine! Un homme qui avait connu leur mere
+lui laissait toute sa fortune. Il prenait l'argent, trouvant cela juste
+et naturel.
+
+Il dormait, riche et satisfait, sans savoir que son frere haletait de
+souffrance et de detresse. Et une colere se levait en lui contre ce
+ronfleur insouciant et content.
+
+La veille il eut frappe contre sa porte, serait entre, et, assis pres du
+lit, lui aurait dit dans l'effarement de son reveil subit: "Jean, tu ne
+dois pas garder ce legs qui pourrait demain faire suspecter notre mere
+et la deshonorer." Mais aujourd'hui il ne pouvait plus parler, il ne
+pouvait pas dire a Jean qu'il ne le croyait point le fils de leur pere.
+Il fallait a present garder, enterrer en lui cette honte decouverte
+par lui, cacher a tous la tache apercue, et que personne ne devait
+decouvrir, pas meme son frere, surtout son frere.
+
+Il ne songeait plus guere maintenant au vain respect de l'opinion
+publique. Il aurait voulu que tout le monde accusat sa mere pourvu qu'il
+la sut innocente, lui, lui seul! Comment pourrait-il supporter de vivre
+pres d'elle, tous les jours, et de croire, en la regardant, qu'elle
+avait enfante son frere de la caresse d'un etranger? Comme elle etait
+calme et sereine pourtant, comme elle paraissait sure d'elle! Etait-il
+possible qu'une femme comme elle, d'une ame pure et d'un coeur droit,
+put tomber, entrainee par la passion, sans que, plus tard, rien
+n'apparut de ses remords, des souvenirs de sa conscience Troublee?
+
+Ah! les remords! les remords! ils avaient du, jadis, dans les premiers
+temps, la torturer, puis ils s'etaient effaces, comme tout s'efface.
+Certes, elle avait pleure sa faute, et, peu a peu, l'avait presque
+oubliee. Est-ce que toutes les femmes, toutes, n'ont pas cette faculte
+d'oubli prodigieuse qui leur fait reconnaitre a peine, apres quelques
+annees passees, l'homme a qui elles ont donne leur bouche et tout leur
+corps a baiser? Le baiser frappe comme la foudre, l'amour passe comme un
+orage, puis la vie, de nouveau, se calme comme le ciel, et recommence
+ainsi qu'avant. Se souvient-on d'un nuage?
+
+Pierre ne pouvait plus demeurer dans sa chambre! Cette maison, la maison
+de son pere l'ecrasait. Il sentait peser le toit sur sa tete et les
+murs l'etouffer. Et comme il avait tres soif, il alluma sa bougie afin
+d'aller boire un verre d'eau fraiche au filtre de la cuisine.
+
+Il descendit les deux etages, puis, comme il remontait avec la carafe
+pleine, il s'assit en chemise sur une marche de l'escalier ou circulait
+un courant d'air, et il but, sans verre, par longues gorgees, comme un
+coureur essouffle. Quand il eut cesse de remuer, le silence de cette
+demeure l'emut; puis, un a un, il en distingua les moindres bruits.
+Ce fut d'abord l'horloge de la salle a manger dont le battement lui
+paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit de nouveau un
+ronflement, un ronflement de vieux, court, penible et dur, celui de son
+pere sans aucun doute; et il fut crispe par celle idee, comme si elle
+venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient
+dans ce meme logis, le pere et le fils, n'etaient rien l'un a l'autre!
+Aucun lien, meme le plus leger, ne les unissait, et ils ne le
+savaient pas! Ils se parlaient avec tendresse, ils s'embrassaient, se
+rejouissaient et s'attendrissaient ensemble des memes choses, comme si
+le meme sang eut coule dans leurs veines. Et deux personnes nees aux
+deux extremites du monde ne pouvaient pas etre plus etrangeres l'une a
+l'autre que ce pere et que ce fils. Ils croyaient s'aimer parce qu'un
+mensonge avait grandi entre eux. C'etait un mensonge qui faisait cet
+amour paternel et cet amour filial, un mensonge impossible a devoiler et
+que personne ne connaitrait jamais que lui, le vrai fils.
+
+Pourtant, pourtant, s'il se trompait? Comment le savoir? Ah! si une
+ressemblance, meme legere, pouvait exister entre son pere et Jean,
+une de ces ressemblances mysterieuses qui vont de l'aieul aux
+arriere-petits-fils, montrant que toute une race descend directement
+du meme baiser. Il aurait fallu si peu de chose, a lui medecin,
+pour reconnaitre cela, la forme de la machoire, la courbure du nez,
+l'ecartement des yeux, la nature des dents ou des poils, moins encore,
+un geste, une habitude, une maniere d'etre, un gout transmis, un signe
+quelconque bien caracteristique pour un oeil exerce.
+
+Il cherchait et ne se rappelait rien, non, rien. Mais il avait mal
+regarde, mal observe, n'ayant aucune raison pour decouvrir ces
+imperceptibles indications.
+
+Il se leva pour rentrer dans sa chambre et se mit a monter l'escalier, a
+pas lents, songeant toujours. En passant devant la porte de son frere,
+il s'arreta net, la main tendue pour l'ouvrir. Un desir imperieux venait
+de surgir en lui de voir Jean tout de suite, de le regarder longuement,
+de le surprendre pendant le sommeil, pendant que la figure apaisee,
+que les traits detendus se reposent, que toute la grimace de la vie a
+disparu. Il saisirait ainsi le secret dormant de sa physionomie; et si
+quelque ressemblance existait, appreciable, elle ne lui echapperait pas.
+
+Mais si Jean s'eveillait, que dirait-il? Comment expliquer cette visite?
+
+Il demeurait debout, les doigts crispes sur la serrure et cherchant une
+raison, un pretexte.
+
+Il se rappela tout a coup que, huit jours plus tot, il avait prete a son
+frere une fiole de laudanum pour calmer une rage de dents. Il pouvait
+lui-meme souffrir, cette nuit-la, et venir reclamer sa drogue. Donc il
+entra, mais d'un pied furtif, comme un voleur.
+
+Jean, la bouche entr'ouverte, dormait d'un sommeil animal et profond. Sa
+barbe et ses cheveux blonds faisaient une tache d'or sur le linge blanc.
+Il ne s'eveilla point, mais il cessa de ronfler.
+
+Pierre, penche vers lui, le contemplait d'un oeil avide. Non, ce
+jeune homme-la ne ressemblait pas a Roland; et, pour la seconde fois,
+s'eveilla dans son esprit le souvenir du petit portrait disparu de
+Marechal. Il fallait qu'il le trouvat! En le voyant, peut-etre, il ne
+douterait plus.
+
+Son frere remua, gene sans doute par sa presence, ou par la lueur de sa
+bougie penetrant ses paupieres. Alors le docteur recula, sur la pointe
+des pieds, vers la porte, qu'il referma sans bruit; puis il retourna
+dans sa chambre, mais il ne se coucha pas.
+
+Le jour fut lent a venir. Les heures sonnaient, l'une apres l'autre, a
+la pendule de la salle a manger, dont le timbre avait un son profond et
+grave, comme si ce petit instrument d'horlogerie eut avale une cloche de
+cathedrale. Elles montaient, dans l'escalier vide, traversaient les
+murs et les portes, allaient mourir au fond des chambres dans l'oreille
+inerte des dormeurs. Pierre s'etait mis a marcher de long en large, de
+son lit a sa fenetre. Qu'allait-il faire? Il se sentait trop bouleverse
+pour passer ce jour-la dans sa famille. Il voulait encore rester seul,
+au moins jusqu'au lendemain, pour reflechir, se calmer, se fortifier
+pour la vie de chaque jour qu'il lui faudrait reprendre.
+
+Eh bien! il irait a Trouville, voir grouiller la foule sur la plage.
+Cela le distrairait, changerait l'air de sa pensee, lui donnerait le
+temps de se preparer a l'horrible chose qu'il avait decouverte.
+
+Des que l'aurore parut, il fit sa toilette et s'habilla. Le brouillard
+s'etait dissipe, il faisait beau, tres beau. Comme le bateau de
+Trouville ne quittait le port qu'a neuf heures, le docteur songea qu'il
+lui faudrait embrasser sa mere avant de partir.
+
+Il attendit le moment ou elle se levait tous les jours, puis il
+descendit. Son coeur battait si fort en touchant sa porte qu'il s'arreta
+pour respirer. Sa main, posee sur la serrure, etait molle et vibrante,
+presque incapable du leger effort de tourner le bouton pour entrer. Il
+frappa. La voix de sa mere demanda:
+
+--Qui est-ce?
+
+--Moi, Pierre.
+
+--Qu'est-ce que tu veux?
+
+--Te dire bonjour parce que je vais passer la journee a Trouville avec
+des amis.
+
+--C'est que je suis encore au lit.
+
+--Bon, alors ne te derange pas. Je t'embrasserai en rentrant, ce soir.
+
+Il espera qu'il pourrait partir sans la voir, sans poser sur ses joues
+le baiser faux qui lui soulevait le coeur d'avance.
+
+Mais elle repondit:
+
+--Un moment, je t'ouvre. Tu attendras que je me sois recouchee.
+
+Il entendit ses pieds nus sur le parquet puis le bruit du verrou
+glissant. Elle cria:
+
+--Entre.
+
+Il entra. Elle etait assise dans son lit tandis qu'a son cote, Roland,
+un foulard sur la tete et tourne vers le mur, s'obstinait a dormir. Rien
+ne l'eveillait tant qu'on ne l'avait pas secoue a lui arracher le bras.
+Les jours de peche, c'etait la bonne, sonnee a l'heure convenue par le
+matelot Papagris, qui venait tirer son maitre de cet invincible repos.
+
+Pierre, en allant vers elle, regardait sa mere; et il lui sembla tout a
+coup qu'il ne l'avait jamais vue.
+
+Elle lui tendit ses joues, il y mit deux baisers, puis s'assit sur une
+chaise basse.
+
+--C'est hier soir que tu as decide cette partie? dit-elle.
+
+--Oui, hier soir.
+
+--Tu reviens pour diner?
+
+--Je ne sais pas encore. En tout cas, ne m'attendez point.
+
+Il l'examinait avec une curiosite stupefaite. C'etait sa mere, cette
+femme! Toute cette figure, vue des l'enfance, des que son oeil avait
+pu distinguer, ce sourire, cette voix si connue, si familiere, lui
+paraissaient brusquement nouveaux et autres de ce qu'ils avaient ete
+jusque-la pour lui. Il comprenait a present que, l'aimant, il ne l'avait
+jamais regardee. C'etait bien elle pourtant, et il n'ignorait rien
+des plus petits details de son visage; mais ces petits details il les
+apercevait nettement pour la premiere fois. Son attention anxieuse,
+fouillant cette tete cherie, la lui revelait differente, avec une
+physionomie qu'il n'avait jamais decouverte.
+
+Il se leva pour partir, puis, cedant soudain a l'invincible envie de
+savoir qui lui mordait le coeur depuis la veille:
+
+--Dis donc, j'ai cru me rappeler qu'il y avait autrefois, a Paris, un
+petit portrait de Marechal dans notre salon.
+
+Elle hesita une seconde ou deux; ou du moins il se figura qu'elle
+hesitait; puis elle dit:
+
+--Mais oui.
+
+--Et qu'est-ce qu'il est devenu, ce portrait? Elle aurait pu encore
+repondre plus vite:
+
+--Ce portrait ... attends ... je ne sais pas trop ... Peut-etre que je
+l'ai dans mon secretaire.
+
+--Tu serais bien aimable de le retrouver.
+
+--Oui, je chercherai. Pourquoi le veux-tu?
+
+--Oh! ce n'est pas pour moi. J'ai songe qu'il serait tout naturel de le
+donner a Jean, et que cela ferait plaisir a mon frere.
+
+--Oui, tu as raison, c'est une bonne pensee. Je vais le chercher des que
+je serai levee.
+
+Et il sortit.
+
+C'etait un jour bleu, sans un souffle d'air. Les gens dans la rue
+semblaient gais, les commercants allant a leurs affaires, les employes
+allant a leur bureau, les jeunes filles allant a leur magasin.
+Quelques-uns chantonnaient, mis en joie par la clarte.
+
+Sur le bateau, de Trouville les passagers montaient deja. Pierre
+s'assit, tout a l'arriere, sur un banc de bois.
+
+Il se demandait:
+
+--A-t-elle ete inquietee par ma question sur le portrait, ou seulement
+surprise? L'a-t-elle egare ou cache? Sait-elle ou il est, ou bien ne
+sait-elle pas? Si elle l'a cache, pourquoi?
+
+Et son esprit, suivant toujours la meme marche, de deduction en
+deduction, conclut ceci:
+
+Le portrait, portrait d'ami, portrait d'amant, etait reste dans le salon
+bien en vue, jusqu'au jour ou la femme, ou la mere s'etait apercue, la
+premiere, avant tout le monde, que ce portrait ressemblait a son fils.
+Sans doute, depuis longtemps, elle epiait cette ressemblance; puis,
+l'ayant decouverte, l'ayant vue naitre et comprenant que chacun
+pourrait, un jour ou l'autre, l'apercevoir aussi, elle avait enleve, un
+soir, la petite peinture redoutable et l'avait cachee, n'osant pas la
+detruire.
+
+Et Pierre se rappelait fort bien maintenant que cette miniature avait
+disparu longtemps, longtemps avant leur depart de Paris! Elle avait
+disparu, croyait-il, quand la barbe de Jean, se mettant a pousser,
+l'avait rendu tout a coup pareil au jeune homme blond qui souriait dans
+le cadre.
+
+Le mouvement du bateau qui partait troubla sa pensee et la dispersa!
+Alors, s'etant leve, il regarda la mer.
+
+Le petit paquebot sortit des jetees, tourna a gauche et soufflant,
+haletant, fremissant, s'en alla vers la cote lointaine qu'on apercevait
+dans la brume matinale. De place en place la voile rouge d'un lourd
+bateau de peche immobile sur la mer plate avait l'air d'un gros rocher
+sortant de l'eau. Et la Seine descendant de Rouen semblait un large bras
+de mer separant deux terres voisines.
+
+En moins d'une heure on parvint au port de Trouville, et comme c'etait
+le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.
+
+De loin, elle avait l'air d'un long jardin plein de fleurs eclatantes.
+Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetee jusqu'aux
+Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de
+toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes
+devant les cabines, par lignes le long du flot ou disperses ca et
+la, ressemblaient vraiment a des bouquets enormes dans une prairie
+demesuree. Et le bruit confus, proche et lointain des voix egrenees dans
+l'air leger, les appels, les cris d'enfants qu'on baigne, les rires
+clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, melee a la
+brise insensible et qu'on aspirait avec elle.
+
+Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus separe d'eux,
+plus isole, plus noye dans sa pensee torturante, que si on l'avait jete
+a la mer du pont d'un navire, a cent lieues au large. Il les frolait,
+entendait, sans ecouter, quelques phrases; et il voyait, sans regarder,
+les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.
+
+Mais tout a coup, comme s'il s'eveillait, il les apercut distinctement;
+et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et
+contents.
+
+Il allait maintenant frolant les groupes, tournant autour, saisi par des
+pensees nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le
+sable comme un bouquet, ces etoffes jolies, ces ombrelles voyantes,
+la grace factice des tailles emprisonnees, toutes ces inventions
+ingenieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu'au chapeau
+extravagant, la seduction du geste, de la voix et du sourire, la
+coquetterie enfin etalee sur cette plage lui apparaissaient soudain
+comme une immense floraison de la perversite feminine. Toutes ces femmes
+parees voulaient plaire, seduire, et tenter quelqu'un. Elles s'etaient
+faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepte pour
+l'epoux qu'elles n'avaient plus besoin de conquerir. Elles s'etaient
+faites belles pour l'amant d'aujourd'hui et l'amant de demain, pour
+l'inconnu rencontre, remarque, attendu peut-etre.
+
+Et ces hommes, assis pres d'elles, les yeux dans les yeux, parlant
+la bouche pres de la bouche, les appelaient et les desiraient, les
+chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu'il semblat si
+proche et si facile. Cette vaste plage n'etait donc qu'une halle
+d'amour ou les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci
+marchandaient leurs caresses et celles-la se promettaient seulement.
+Toutes ces femmes ne pensaient qu'a la meme chose, offrir et faire
+desirer leur chair deja donnee, deja vendue, deja promise a d'autres
+hommes. Et il songea que sur la terre entiere c'etait toujours la meme
+chose. Sa mere avait fait comme les autres, voila tout! Comme les
+autres?--non! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup! Celles
+qu'il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses
+d'amour, appartenaient en somme a la galanterie elegante et mondaine ou
+meme a la galanterie tarifee, car on ne rencontrait pas sur les plages
+pietinees par la legion des desoeuvrees, le peuple des honnetes femmes
+enfermees dans la maison close.
+
+La mer montait, chassant peu a peu vers la ville les premieres lignes
+des baigneurs. On voyait les groupes se lever vivement et fuir, en
+emportant leurs sieges, devant le flot jaune qui s'en venait frange
+d'une petite dentelle d'ecume. Les cabines roulantes, attelees d'un
+cheval, remontaient aussi; et sur les planches de la promenade, qui
+borde la plage d'un bout a l'autre, c'etait maintenant une coulee
+continue, epaisse et lente, de foule elegante, formant deux courants
+contraires qui se coudoyaient et se melaient. Pierre, nerveux, exaspere
+par ce frolement, s'enfuit, s'enfonca dans la ville et s'arreta pour
+dejeuner chez un simple marchand de vins, a l'entree des champs.
+
+Quand il eut pris son cafe, il s'etendit sur deux chaises devant la
+porte, et comme il n'avait guere dormi cette nuit-la, il s'assoupit a
+l'ombre d'un tilleul.
+
+Apres quelques heures de repos, s'etant secoue, il s'apercut qu'il
+etait temps de revenir pour reprendre le bateau, et il se mit en
+route, accable par une courbature subite tombee sur lui pendant son
+assoupissement. Maintenant il voulait rentrer, il voulait savoir si
+sa mere avait retrouve le portrait de Marechal. En parlerait-elle la
+premiere, ou faudrait-il qu'il le demandat de nouveau? Certes si elle
+attendait qu'on l'interrogeat encore, elle avait une raison secrete de
+ne point montrer ce portrait.
+
+Mais lorsqu'il fut rentre dans sa chambre, il hesita a descendre pour
+le diner. Il souffrait trop. Son coeur souleve n'avait pas encore eu le
+temps de s'apaiser. Il se decida pourtant, et il parut dans la salle a
+manger comme on se mettait a table.
+
+Un air de joie animait les visages.
+
+--Eh bien! dit Roland, ca avance-t-il, vos achats? Moi, je ne veux rien
+voir avant que tout soit installe.
+
+Sa femme repondit:
+
+--Mais oui, ca va. Seulement il faut longtemps reflechir pour ne pas
+commettre d'impair. La question du mobilier nous preoccupe beaucoup.
+
+Elle avait passe la journee a visiter avec Jean des boutiques de
+tapissiers et des magasins d'ameublement. Elle voulait des etoffes
+riches, un peu pompeuses, pour frapper l'oeil. Son fils, au contraire,
+desirait quelque chose de simple et de distingue. Alors, devant tous
+les echantillons proposes ils avaient repete, l'un et l'autre, leurs
+arguments. Elle pretendait que le client, le plaideur a besoin d'etre
+impressionne, qu'il doit ressentir, en entrant dans le salon d'attente,
+l'emotion de la richesse.
+
+Jean au contraire, desirant n'attirer que la clientele elegante et
+opulente, voulait conquerir l'esprit des gens fins par son gout modeste
+et sur.
+
+Et la discussion, qui avait dure toute la journee, reprit des le potage.
+
+Roland n'avait pas d'opinion. Il repetait:
+
+--Moi, je ne veux entendre parler de rien. J'irai voir quand ce sera
+fini.
+
+Mme Roland fit appel au jugement de son fils aine:
+
+--Voyons, toi, Pierre, qu'eu penses-tu?
+
+Il avait les nerfs tellement surexcites qu'il eut envie de repondre par
+un juron. Il dit cependant sur un ton sec, ou vibrait son irritation:
+
+--Oh! moi, je suis tout a fait de l'avis de Jean. Je n'aime que la
+simplicite, qui est, quand il s'agit de gout, comparable a la droiture
+quand il s'agit de caractere.
+
+Sa mere reprit:
+
+--Songe que nous habitons une ville de commercants, ou le bon gout ne
+court pas les rues.
+
+Pierre repondit:
+
+--Et qu'importe? Est-ce une raison pour imiter les sots? Si mes
+compatriotes sont betes ou malhonnetes, ai-je besoin de suivre leur
+exemple? Une femme ne commettra pas une faute pour cette raison que ses
+voisines ont des amants.
+
+Jean se mit a rire:
+
+--Tu as des arguments par comparaison qui semblent pris dans les maximes
+d'un moraliste.
+
+Pierre ne repliqua point. Sa mere et son frere recommencerent a parler
+d'etoffes et de fauteuils.
+
+Il les regardait comme il avait regarde sa mere, le matin, avant de
+partir pour Trouville; il les regardait en etranger qui observe, et il
+se croyait en effet entre tout a coup dans une famille inconnue.
+
+Son pere, surtout, etonnait son oeil et sa pensee. Ce gros homme
+flasque, content et niais, c'etait son pere, a lui! Non, non, Jean ne
+lui ressemblait en rien.
+
+Sa famille! Depuis deux jours une main inconnue et malfaisante, la main
+d'un mort, avait arrache et casse, un a un, tous les liens qui tenaient
+l'un a l'autre ces quatre etres. C'etait fini, c'etait brise. Plus de
+mere, car il ne pourrait plus la cherir, ne la pouvant venerer avec ce
+respect absolu, tendre et pieux, dont a besoin le coeur des fils; plus
+de frere, puisque ce frere etait l'enfant d'un etranger; il ne lui
+restait qu'un pere, ce gros homme, qu'il n'aimait pas, malgre lui.
+
+Et tout a coup:
+
+--Dis donc, maman, as-tu retrouve ce portrait?
+
+Elle ouvrit des yeux surpris:
+
+--Quel portrait?
+
+--Le portrait de Marechal.
+
+--Non ... c'est-a-dire oui ... je ne l'ai pas retrouve, mais je crois
+savoir ou il est.
+
+--Quoi donc? demanda Roland.
+
+Pierre lui dit:
+
+--Un petit portrait de Marechal qui etait autrefois dans notre salon a
+Paris. J'ai pense que Jean serait content de le posseder.
+
+Roland s'ecria:
+
+--Mais oui, mais oui, je m'en souviens parfaitement; je l'ai meme
+vu encore a la fin de l'autre semaine. Ta mere l'avait tire de son
+secretaire en rangeant ses papiers. C'etait jeudi ou vendredi. Tu te
+rappelles bien, Louise? J'etais en train de me raser quand tu l'as pris
+dans un tiroir et pose sur une chaise a cote de toi, avec un tas de
+lettres dont tu as brule la moitie. Hein? est-ce drole que tu aies
+touche a ce portrait deux ou trois jours a peine avant l'heritage de
+Jean? Si je croyais aux pressentiments, je dirais que c'en est un!
+
+Mme Roland repondit avec tranquillite:
+
+--Oui, oui, je sais ou il est; j'irai le chercher tout a l'heure.
+
+Donc elle avait menti! Elle avait menti en repondant, ce matin-la meme,
+a son fils qui lui demandait ce qu'etait devenue cette miniature: "Je ne
+sais pas trop ... peut-etre que je l'ai dans mon secretaire."
+
+Elle l'avait vue, touchee, maniee, contemplee quelques jours auparavant,
+puis elle l'avait recachee dans le tiroir secret, avec des lettres, ses
+lettres a lui.
+
+Pierre regardait sa mere, qui avait menti! Il la regardait avec une
+colere exasperee de fils trompe, vole dans son affection sacree, et avec
+une jalousie d'homme longtemps aveugle qui decouvre enfin une trahison
+honteuse. S'il avait ete le mari de cette femme, lui, son enfant, il
+l'aurait saisie par les poignets, par les epaules ou par les cheveux, et
+jetee a terre, frappee, meurtrie, ecrasee! Et il ne pouvait rien dire,
+rien faire, rien montrer, rien reveler. Il etait son fils, il n'avait
+rien a venger, lui, on ne l'avait pas trompe.
+
+Mais oui, elle l'avait trompe dans sa tendresse, trompe dans son pieux
+respect. Elle se devait a lui irreprochable, comme se doivent toutes
+les meres a leurs enfants. Si la fureur dont il etait souleve arrivait
+presque a de la haine, c'est qu'il la sentait plus criminelle envers lui
+qu'envers son pere lui-meme.
+
+L'amour de l'homme et de la femme est un pacte volontaire ou celui qui
+faiblit n'est coupable que de perfidie; mais quand la femme est devenue
+mere, son devoir a grandi puisque la nature lui confie une race. Si elle
+succombe alors, elle est lache, indigne et infame!
+
+--C'est egal, dit tout a coup Roland en allongeant ses jambes sous la
+table, comme il faisait chaque soir pour siroter son verre de cassis, ca
+n'est pas mauvais de vivre a rien faire quand on a une petite aisance.
+J'espere que Jean nous offrira des diners extra, maintenant. Ma foi,
+tant pis si j'attrape quelquefois mal a l'estomac.
+
+Puis se tournant vers sa femme:
+
+--Va donc chercher ce portrait, ma chatte, puisque tu as fini de manger.
+Ca me fera plaisir aussi de le revoir.
+
+Elle se leva, prit une bougie et sortit. Puis, apres une absence qui
+parut longue a Pierre, bien qu'elle n'eut pas dure trois minutes, Mme
+Roland rentra, souriante, et tenant par l'anneau un cadre dore de forme
+ancienne.
+
+--Voila, dit-elle, je l'ai retrouve presque tout de suite.
+
+Le docteur, le premier, avait tendu la main. Il recut le portrait, et,
+d'un peu loin, a bout de bras, l'examina. Puis, sentant bien que sa mere
+le regardait, il leva lentement les yeux sur son frere, pour comparer.
+Il faillit dire, emporte par sa violence: "Tiens, cela ressemble a
+Jean." S'il n'osa pas prononcer ces redoutables paroles, il manifesta
+sa pensee par la facon dont il comparait la figure vivante a la figure
+peinte.
+
+Elles avaient, certes, des signes communs: la meme barbe et le meme
+front, mais rien d'assez precis pour permettre de declarer: "Voila le
+pere, et voila le fils." C'etait plutot un air de famille, une parente
+de physionomies qu'anime le meme sang. Or, ce qui fut pour Pierre plus
+decisif encore que cette allure des visages, c'est que sa mere s'etait
+levee, avait tourne le dos et feignait d'enfermer, avec trop de lenteur,
+le sucre et le cassis dans un placard.
+
+Elle avait compris qu'il savait, ou du moins qu'il soupconnait!
+
+--Passe-moi donc ca, disait Roland.
+
+Pierre tendit la miniature et son pere attira la bougie pour bien voir;
+puis il murmura d'une voix attendrie:
+
+--Pauvre garcon! dire qu'il etait comme ca quand nous l'avons connu.
+Cristi! comme ca va vite! Il etait joli homme, tout de meme, a cette
+epoque, et si plaisant de maniere, n'est-ce pas, Louise?
+
+Comme sa femme ne repondait pas, il reprit:
+
+--Et quel caractere egal! Je ne lui ai jamais vu de mauvaise humeur.
+Voila, c'est fini, il n'en reste plus rien... que ce qu'il a laisse a
+Jean. Enfin, on pourra jurer que celui-la s'est montre bon ami et fidele
+jusqu'au bout. Meme en mourant il ne nous a pas oublies.
+
+Jean, a son tour, tendit le bras pour prendre le portrait. Il le
+contempla quelques instants, puis, avec regret:
+
+--Moi, je ne le reconnais pas du tout. Je ne me le rappelle qu'avec ses
+cheveux blancs.
+
+Et il rendit la miniature a sa mere. Elle y jeta un regard rapide, vite
+detourne, qui semblait craintif; puis de sa voix naturelle:
+
+--Cela t'appartient maintenant, mon Jeannot, puisque tu es son heritier.
+Nous le porterons dans ton nouvel appartement.
+
+Et comme on entrait au salon, elle posa la miniature sur la cheminee,
+pres de la pendule, ou elle etait autrefois.
+
+Roland bourrait sa pipe, Pierre et Jean allumerent des cigarettes. Ils
+les fumaient ordinairement l'un en marchant a travers la piece, l'autre
+assis, enfonce dans un fauteuil, et les jambes croisees. Le pere se
+mettait toujours a cheval sur une chaise et crachait de loin dans la
+cheminee.
+
+Mme Roland, sur un siege bas, pres d'une petite table qui portait la
+lampe, brodait, tricotait ou marquait du linge.
+
+Elle commencait, ce soir-la, une tapisserie destinee a la chambre de
+Jean. C'etait un travail difficile et complique dont le debut exigeait
+toute son attention. De temps en temps cependant son oeil qui comptait
+les points se levait et allait, prompt et furtif, vers le petit portrait
+du mort appuye contre la pendule. Et le docteur qui traversait l'etroit
+salon en quatre ou cinq enjambees, les mains derriere le dos et la
+cigarette aux levres, rencontrait chaque fois le regard de sa mere.
+
+On eut dit qu'ils s'epiaient, qu'une lutte venait de se declarer entre
+eux; et un malaise douloureux, un malaise insoutenable crispait le coeur
+de Pierre. Il se disait, torture et satisfait pourtant: "Doit-elle
+souffrir en ce moment, si elle sait que je l'ai devinee!" Et a chaque
+retour vers le foyer, il s'arretait quelques secondes a contempler le
+visage blond de Marechal, pour bien montrer qu'une idee fixe le hantait.
+Et ce petit portrait, moins grand qu'une main ouverte, semblait une
+personne vivante, mechante, redoutable, entree soudain dans cette maison
+et dans cette famille.
+
+Tout a coup la sonnette de la rue tinta.
+
+Mme Roland, toujours si calme, eut un sursaut qui revela le trouble de
+ses nerfs au docteur.
+
+Puis elle dit: "Ca doit etre Mme Rosemilly." Et son oeil anxieux encore
+une fois se leva vers la cheminee.
+
+Pierre comprit, ou crut comprendre sa terreur et son angoisse. Le regard
+des femmes est percant, leur esprit agile, et leur pensee soupconneuse.
+Quand celle qui allait entrer apercevrait cette miniature inconnue, du
+premier coup, peut-etre, elle decouvrirait la ressemblance entre cette
+figure et celle de Jean. Alors elle saurait et comprendrait tout! Il eut
+peur, une peur brusque et horrible que cette honte fut devoilee, et se
+retournant, comme la porte s'ouvrait, il prit la petite peinture et la
+glissa sous la pendule sans que son pere et son frere l'eussent vu.
+
+Rencontrant de nouveau les yeux de sa mere ils lui parurent changes,
+troubles et hagards.
+
+--Bonjour, disait Mme Rosemilly, je viens boire avec vous une tasse de
+the.
+
+Mais pendant qu'on s'agitait autour d'elle pour s'informer de sa sante,
+Pierre disparut par la porte restee ouverte.
+
+Quand on s'apercut de son depart, on s'etonna. Jean mecontent, a cause
+de la jeune veuve qu'il craignait blessee, murmurait:
+
+--Quel ours!
+
+Mme Roland repondit:
+
+--Il ne faut pas lui en vouloir, il est un peu malade aujourd'hui et
+fatigue d'ailleurs de sa promenade a Trouville.
+
+--N'importe, reprit Roland, ce n'est pas une raison pour s'en aller
+comme un sauvage.
+
+Mme Rosemilly voulut arranger les choses en affirmant:
+
+--Mais non, mais non, il est parti a l'anglaise; on se sauve toujours
+ainsi dans le monde quand on s'en va de bonne heure.
+
+--Oh! repondit Jean, dans le monde c'est possible, mais on ne traite pas
+sa famille a l'anglaise, et mon frere ne fait que cela, depuis quelque
+temps.
+
+
+
+VI
+
+
+Rien ne survint chez les Roland pendant une semaine ou deux. Le pere
+pechait, Jean s'installait aide de sa mere, Pierre, tres sombre, ne
+paraissait plus qu'aux heures des repas.
+
+Son pere lui ayant demande un soir:
+
+--Pourquoi diable nous fais-tu une figure d'enterrement? Ca n'est pas
+d'aujourd'hui que je le remarque!
+
+Le docteur repondit:
+
+--C'est que je sens terriblement le poids de la vie.
+
+Le bonhomme n'y comprit rien et, d'un air desole:
+
+--Vraiment c'est trop fort. Depuis que nous avons eu le bonheur de cet
+heritage, tout le monde semble malheureux. C'est comme s'il nous etait
+arrive un accident, comme si nous pleurions quelqu'un!
+
+--Je pleure quelqu'un en effet, dit Pierre.
+
+--Toi? Qui donc?
+
+--Oh! quelqu'un que tu n'as pas connu, et que j'aimais trop.
+
+Roland s'imagina qu'il s'agissait d'une amourette, d'une personne legere
+courtisee par son fils, et il demanda:
+
+--Une femme, sans doute?
+
+--Oui, une femme.
+
+--Morte?
+
+--Non, c'est pis, perdue.
+
+--Ah!
+
+Bien qu'il s'etonnat de cette confidence imprevue, faite devant sa
+femme, et du ton bizarre de son fils, le vieux n'insista point, car il
+estimait que ces choses-la ne regardent pas les tiers.
+
+Mme Roland semblait n'avoir point entendu; elle paraissait malade, etant
+tres pale. Plusieurs fois deja son mari, surpris de la voir s'asseoir
+comme si elle tombait sur son siege, de l'entendre souffler comme si
+elle ne pouvait plus respirer, lui avait dit:
+
+--Vraiment, Louise, tu as mauvaise mine, tu te fatigues trop sans doute
+a installer Jean! Repose-toi un peu, sacristi! Il n'est pas presse, le
+gaillard, puisqu'il est riche.
+
+Elle remuait la tete sans repondre.
+
+Sa paleur, ce jour-la, devint si grande que Roland, de nouveau, la
+remarqua.
+
+--Allons, dit-il, ca ne va pas du tout, ma pauvre vieille, il faut te
+soigner.
+
+Puis se tournant vers son fils:
+
+--Tu le vois bien, toi, qu'elle est souffrante, ta mere. L'as-tu
+examinee, au moins?
+
+Pierre repondit:
+
+--Non, je ne m'etais pas apercu qu'elle eut quelque chose.
+
+Alors Roland se facha:
+
+--Mais ca creve les yeux, nom d'un chien! A quoi ca te sert-il d'etre
+docteur alors, si tu ne t'apercois meme pas que ta mere est indisposee?
+
+Mais regarde-la, tiens, regarde-la. Non, vrai, on pourrait crever, ce
+medecin-la ne s'en douterait pas!
+
+Mme Roland s'etait mise a haleter, si bleme que son mari s'ecria:
+
+--Mais elle va se trouver mal.
+
+--Non ... non ... ce n'est rien ... ca va passer ... ce n'est rien.
+
+Pierre s'etait approche, et la regardant fixement:
+
+--Voyons, qu'est-ce que tu as? dit-il.
+
+Elle repetait, d'une voix basse, precipitee:
+
+--Mais rien ... rien ... je t'assure ... rien.
+
+Roland etait parti chercher du vinaigre; il rentra, et tendant la
+bouteille a son fils:
+
+--Tiens ... mais soulage-la donc, toi. As-tu tate son coeur, au moins?
+
+Comme Pierre se penchait pour prendre son pouls, elle retira sa main
+d'un mouvement si brusque qu'elle heurta une chaise voisine.
+
+--Allons, dit-il d'une voix froide, laisse-toi soigner puisque tu es
+malade.
+
+Alors elle souleva et lui tendit son bras.
+
+Elle avait la peau brulante, les battements du sang tumultueux et
+saccades. Il murmura:
+
+--En effet, c'est assez serieux. Il faudra prendre des calmants. Je vais
+te faire une ordonnance.
+
+Et comme il ecrivait, courbe sur son papier, un bruit leger de soupirs
+presses, de suffocation, de souffles courts et retenus, le fit se
+retourner soudain.
+
+Elle pleurait, les deux mains sur la face.
+
+Roland, eperdu, demandait:
+
+--Louise, Louise, qu'est-ce que tu as? mais qu'est-ce que tu as donc?
+
+Elle ne repondait pas et semblait dechiree par un chagrin horrible et
+profond.
+
+Son mari voulut prendre ses mains et les oter de son visage. Elle
+resista, repetant:
+
+--Non, non, non.
+
+Il se tourna vers son fils.
+
+--Mais qu'est-ce qu'elle a? Je ne l'ai jamais vue ainsi.
+
+--Ce n'est rien, dit Pierre, une petite crise de nerfs.
+
+Et il lui semblait que son coeur a lui se soulageait a la voir ainsi
+torturee, que cette douleur allegeait son ressentiment, diminuait la
+dette d'opprobre de sa mere. Il la contemplait comme un juge satisfait
+de sa besogne.
+
+Mais soudain elle se leva, se jeta vers la porte, d'un elan si brusque
+qu'on ne put ni le prevoir ni l'arreter; et elle courut s'enfermer dans
+sa chambre.
+
+Roland et le docteur demeurerent face a face.
+
+--Est-ce que tu y comprends quelque chose? dit l'un.
+
+--Oui, repondit l'autre, cela vient d'un simple petit malaise nerveux
+qui se declare souvent a l'age de maman. Il est probable qu'elle aura
+encore beaucoup de crises comme celle-la.
+
+Elle en eut d'autres en effet, presque chaque jour, et que Pierre
+semblait provoquer d'une parole, comme s'il avait eu le secret de son
+mal etrange et inconnu. Il guettait sur sa figure les intermittences de
+repos, et, avec des ruses de tortionnaire, reveillait par un seul mot la
+douleur un instant calmee.
+
+Et il souffrait autant qu'elle, lui! Il souffrait affreusement de ne
+plus l'aimer, de ne plus la respecter et de la torturer. Quand il avait
+bien avive la plaie saignante, ouverte par lui dans ce coeur de femme et
+de mere, quand il sentait combien elle etait miserable et desesperee, il
+s'en allait seul, par la ville, si tenaille par les remords, si meurtri
+par la pitie, si desole de l'avoir ainsi broyee sous son mepris de fils,
+qu'il avait envie de se jeter a la mer, de se noyer pour en finir.
+
+Oh! comme il aurait voulu pardonner, maintenant! mais il ne le pouvait
+point, etant incapable d'oublier. Si seulement il avait pu ne pas la
+faire souffrir; mais il ne le pouvait pas non plus, souffrant toujours
+lui-meme. Il rentrait aux heures des repas, plein de resolutions
+attendries, puis des qu'il l'apercevait, des qu'il voyait son oeil,
+autrefois si droit et si franc, et fuyant a present, craintif, eperdu,
+il frappait malgre lui, ne pouvant garder la phrase perfide qui lui
+montait aux levres.
+
+L'infame secret, connu d'eux seuls, l'aiguillonnait contre elle. C'etait
+un venin qu'il portait a present dans les veines et qui lui donnait des
+envies de mordre a la facon d'un chien enrage.
+
+Rien ne le genait plus pour la dechirer sans cesse, car Jean habitait
+maintenant presque tout a fait son nouvel appartement, et il revenait
+seulement pour diner et pour coucher, chaque soir, dans sa famille.
+
+Il s'apercevait souvent des amertumes et des violences de son frere,
+qu'il attribuait a la jalousie. Il se promettait bien de le remettre a
+sa place, et de lui donner une lecon un jour ou l'autre, car la vie de
+famille devenait fort penible a la suite de ces scenes continuelles.
+Mais comme il vivait a part maintenant, il souffrait moins de ces
+brutalites; et son amour de la tranquillite le poussait a la patience.
+La fortune, d'ailleurs, l'avait grise, et sa pensee ne s'arretait plus
+guere qu'aux choses ayant pour lui un interet direct. Il arrivait,
+l'esprit plein de petits soucis nouveaux, preoccupe de la coupe d'une
+jaquette, de la forme d'un chapeau de feutre, de la grandeur convenable
+pour des cartes de visite. Et il parlait avec persistance de tous les
+details de sa maison, de planches posees dans le placard de sa chambre
+pour serrer le linge, de portemanteaux installes dans le vestibule,
+de sonneries electriques disposees pour prevenir toute penetration
+clandestine dans le logis.
+
+Il avait ete decide qu'a l'occasion de son installation, on ferait une
+partie de campagne a Saint-Jouin, et qu'on reviendrait prendre le the,
+chez lui, apres diner. Roland voulait aller par mer, mais la distance
+et l'incertitude ou l'on etait d'arriver par cette voie, si le vent
+contraire soufflait, firent repousser son avis, et un break fut loue
+pour cette excursion.
+
+On partit vers dix heures afin d'arriver pour le dejeuner. La
+grand'route poudreuse se deployait a travers la campagne normande que
+les ondulations des plaines et les fermes entourees d'arbres font
+ressembler a un parc sans fin. Dans la voiture emportee au trot lent
+de deux gros chevaux, la famille Roland, Mme Rosemilly et le capitaine
+Beausire, se taisaient, assourdis par le bruit des roues, et fermaient
+les yeux dans un nuage de poussiere.
+
+C'etait l'epoque des recoltes mures. A cote des trefles d'un vert
+sombre, et des betteraves d'un vert cru, les bles jaunes eclairaient la
+campagne d'une lueur doree et blonde. Ils semblaient avoir bu la lumiere
+du soleil tombee sur eux. On commencait a moissonner par places, et dans
+les champs attaques par les faux on voyait les hommes se balancer en
+promenant au ras du sol leur grande lame en forme d'aile.
+
+Apres deux heures de marche, le break prit un chemin a gauche, passa
+pres d'un moulin a vent qui tournait, melancolique epave grise, a moitie
+pourrie et condamnee, dernier survivant des vieux moulins, puis il entra
+dans une jolie cour et s'arreta devant une maison coquette, auberge
+celebre dans le pays.
+
+La patronne, qu'on appelle la belle Alphonsine, s'en vint, souriante,
+sur sa porte, et tendit la main aux deux dames qui hesitaient devant le
+marchepied trop haut.
+
+Sous une tente, au bord de l'herbage ombrage de pommiers, des etrangers
+dejeunaient deja, des Parisiens venus d'Etretat; et on entendait dans
+l'interieur de la maison des voix, des rires et des bruits de vaisselle.
+
+On dut manger dans une chambre, toutes les salles etant pleines. Soudain
+Roland apercut contre la muraille des filets a salicoques.
+
+--Ah! ah! cria-t-il, on peche du bouquet ici?
+
+--Oui, repondit Beausire, c'est meme l'endroit ou on en prend le plus de
+toute la cote.
+
+--Bigre! si nous y allions apres dejeuner?
+
+Il se trouvait justement que la maree etait basse a trois heures; et
+on decida que tout le monde passerait l'apres-midi dans les rochers, a
+chercher des salicoques.
+
+On mangea peu, pour eviter l'afflux de sang a la tete quand on aurait
+les pieds dans l'eau. On voulait d'ailleurs se reserver pour le diner,
+qui fut commande magnifique et qui devait etre pret des six heures,
+quand on rentrerait.
+
+Roland ne se tenait pas d'impatience. Il voulait acheter les engins
+speciaux employes pour cette peche, et qui ressemblent beaucoup a ceux
+dont on se sert pour attraper des papillons dans les prairies.
+
+On les nomme lanets. Ce sont de petites poches en filet attachees sur un
+cercle de bois, au bout d'un long baton. Alphonsine, souriant toujours,
+les lui preta. Puis elle aida les deux femmes a faire une toilette
+improvisee pour ne point mouiller leurs robes. Elle offrit des jupes,
+de gros bas de laine et des espadrilles. Les hommes oterent leurs
+chaussettes et acheterent chez le cordonnier du lieu des savates et des
+sabots.
+
+Puis on se mit en route, le lanet sur l'epaule et la hotte sur le dos.
+Mme Rosemilly, dans ce costume, etait tout a fait gentille, d'une
+gentillesse imprevue, paysanne et hardie.
+
+La jupe pretee par Alphonsine, coquettement relevee et fermee par un
+point de couture afin de pouvoir courir et sauter sans peur dans les
+roches, montrait la cheville et le bas du mollet, un ferme mollet de
+petite femme souple et forte. La taille etait libre pour laisser aux
+mouvements leur aisance; et elle avait trouve, pour se couvrir la tete,
+un immense chapeau de jardinier, en paille jaune, aux bords demesures,
+a qui une branche de tamaris, tenant un cote retrousse, donnait un air
+mousquetaire et crane.
+
+Jean, depuis son heritage, se demandait tous les jours s'il l'epouserait
+ou non. Chaque fois qu'il la revoyait, il se sentait decide a en faire
+sa femme, puis, des qu'il se trouvait seul, il songeait qu'en attendant
+on a le temps de reflechir. Elle etait moins riche que lui maintenant,
+car elle ne possedait qu'une douzaine de mille francs de revenu, mais en
+biens-fonds, en fermes et en terrains dans le Havre, sur les bassins; et
+cela, plus tard, pouvait valoir une grosse somme. La fortune etait
+donc a peu pres equivalente, et la jeune veuve assurement lui plaisait
+beaucoup.
+
+En la regardant marcher devant lui ce jour-la, il pensait: "Allons, il
+faut que je me decide. Certes, je ne trouverai pas mieux."
+
+Ils suivirent un petit vallon en pente, descendant du village vers
+la falaise; et la falaise, au bout de ce vallon, dominait la mer de
+quatre-vingts metres. Dans l'encadrement des cotes vertes, s'abaissant a
+droite et a gauche, un grand triangle d'eau, d'un bleu d'argent sous le
+soleil, apparaissait au loin, et une voile, a peine visible, avait l'air
+d'un insecte la-bas. Le ciel plein de lumiere se melait tellement
+a l'eau qu'on ne distinguait point du tout ou finissait l'un et ou
+commencait l'autre; et les deux femmes, qui precedaient les trois
+hommes, dessinaient sur cet horizon clair leurs tailles serrees dans
+leurs corsages.
+
+Jean, l'oeil allume, regardait fuir devant lui la cheville mince, la
+jambe fine, la hanche souple et le grand chapeau provocant de Mme
+Rosemilly. Et cette fuite activait son desir, le poussait aux
+resolutions decisives que prennent brusquement les hesitants et les
+timides. L'air tiede, ou se melait a l'odeur des cotes, des ajoncs,
+des trefles et des herbes, la senteur marine des roches decouvertes,
+l'animait encore en le grisant doucement, et il se decidait un peu plus
+a chaque pas, a chaque seconde, a chaque regard jete sur la silhouette
+alerte de la jeune femme; il se decidait a ne plus hesiter, a lui dire
+qu'il l'aimait et qu'il desirait l'epouser. La peche lui servirait,
+facilitant leur tete-a-tete; et ce serait en outre un joli cadre,
+un joli endroit pour parler d'amour, les pieds dans un bassin d'eau
+limpide, en regardant fuir sous les varechs les longues barbes des
+crevettes.
+
+Quand ils arriverent au bout du vallon, au bord de l'abime, ils
+apercurent un petit sentier qui descendait le long de la falaise, et
+sous eux, entre la mer et le pied de la montagne, a mi-cote a peu pres,
+un surprenant chaos de rochers enormes, ecroules, renverses, entasses
+les uns sur les autres dans une espece de plaine herbeuse et mouvementee
+qui courait a perte de vue vers le sud, formee par les eboulements
+anciens. Sur cette longue bande de broussailles et de gazon secouee,
+eut-on dit, par des sursauts de volcan, les rocs tombes semblaient les
+ruines d'une grande cite disparue qui regardait autrefois l'Ocean,
+dominee elle-meme par la muraille blanche et sans fin de la falaise.
+
+--Ca, c'est beau, dit en s'arretant Mme Rosemilly.
+
+Jean l'avait rejointe, et, le coeur emu, lui offrait la main pour
+descendre l'etroit escalier taille dans la roche.
+
+Ils partirent en avant, tandis que Beausire, se raidissant sur ses
+courtes jambes, tendait son bras replie a Mme Roland etourdie par le
+vide.
+
+Roland et Pierre venaient les derniers, et le docteur dut trainer son
+pere, tellement trouble par le vertige, qu'il se laissait glisser, de
+marche en marche, sur son derriere.
+
+Les jeunes gens, qui devalaient en tete, allaient vite, et soudain ils
+apercurent a cote d'un banc de bois qui marquait un repos vers le milieu
+de la valeuse, un filet d'eau claire jaillissant d'un petit trou de la
+falaise. Il se repandait d'abord en un bassin grand comme une cuvette
+qu'il s'etait creuse lui-meme, puis tombant en cascade haute de deux
+pieds a peine, il s'enfuyait a travers le sentier, ou avait pousse un
+tapis de cresson, puis disparaissait dans les ronces et les herbes, a
+travers la plaine soulevee ou s'entassaient les eboulements.--Oh! que
+j'ai soif, s'ecria Mme Rosemilly. Mais comment boire? Elle essayait de
+recueillir dans le fond de sa main l'eau qui lui fuyait a travers les
+doigts. Jean eut une idee, mit une pierre dans le chemin; et elle
+s'agenouilla dessus afin de puiser a la source meme avec ses levres qui
+se trouvaient ainsi a la meme hauteur.
+
+Quand elle releva sa tete, couverte de gouttelettes brillantes semees
+par milliers sur la peau, sur les cheveux, sur les cils, sur le corsage,
+Jean penche vers elle murmura:--Comme vous etes jolie! Elle repondit,
+sur le ton qu'on prend pour gronder un enfant:
+
+--Voulez-vous bien vous taire? C'etaient les premieres paroles un peu
+galantes qu'ils echangeaient.
+
+--Allons, dit Jean fort trouble, sauvons-nous avant qu'on nous rejoigne.
+
+Il apercevait, en effet, tout pres d'eux maintenant, le dos du capitaine
+Beausire qui descendait a reculons afin de soutenir par les deux mains
+Mme Roland, et, plus haut, plus loin, Roland se laissait toujours
+glisser, cale sur son fond de culotte en se trainant sur les pieds et
+sur les coudes avec une allure de tortue, tandis que Pierre le precedait
+en surveillant ses mouvements.
+
+Le sentier moins escarpe devenait une sorte de chemin en pente
+contournant les blocs enormes tombes autrefois de la montagne. Mme
+Rosemilly et Jean se mirent a courir et furent bientot sur le galet. Ils
+le traverserent pour gagner les roches. Elles s'etendaient en une
+longue et plate surface couverte d'herbes marines et ou brillaient
+d'innombrables flaques d'eau. La mer basse etait la-bas, tres loin,
+derriere cette plaine gluante de varechs, d'un vert luisant et noir.
+
+Jean releva son pantalon jusqu'au-dessus du mollet et ses manches
+jusqu'au coude, afin de se mouiller sans crainte, puis il dit: "En
+avant!" et sauta avec resolution dans la premiere mare rencontree.
+
+Plus prudente, bien que decidee aussi a entrer dans l'eau tout a
+l'heure, la jeune femme tournait autour de l'etroit, bassin, a pas
+craintifs, car elle glissait sur les plantes visqueuses.
+
+--Voyez-vous quelque chose? disait-elle.
+
+--Oui, je vois votre visage qui se reflete dans l'eau.
+
+--Si vous ne voyez que cela, vous n'aurez pas une fameuse peche.
+
+Il murmura d'une voix tendre:
+
+--Oh! de toutes les peches c'est encore celle que je prefererais faire.
+
+Elle riait:
+
+--Essayez donc, vous allez voir comme il passera a travers votre filet.
+
+--Pourtant ... si vous vouliez?
+
+--Je veux vous voir prendre des salicoques ... et rien de plus ... pour
+le moment.
+
+--Vous etes mechante. Allons plus loin, il n'y a rien ici.
+
+Et il lui offrit la main pour marcher sur les rochers gras. Elle
+s'appuyait un peu craintive, et lui, tout a coup, se sentait envahi par
+l'amour, souleve de desirs, affame d'elle, comme si le mal qui germait
+en lui avait attendu ce jour-la pour eclore.
+
+Ils arriverent bientot aupres d'une crevasse plus profonde, ou
+flottaient sous l'eau fremissante et coulant vers la mer lointaine par
+une fissure invisible, des herbes longues, fines, bizarrement colorees,
+des chevelures roses et vertes, qui semblaient nager.
+
+Mme Rosemilly s'ecria:
+
+--Tenez, tenez, j'en vois une, une grosse, une tres grosse la-bas!
+
+Il l'apercut a son tour, et descendit dans le trou resolument, bien
+qu'il se mouillat jusqu'a la ceinture.
+
+Mais la bete remuant ses longues moustaches reculait doucement devant le
+filet. Jean la poussait vers les varechs, sur de l'y prendre. Quand elle
+se sentit bloquee, elle glissa d'un brusque elan par-dessus le lanet,
+traversa la mare et disparut.
+
+La jeune femme qui regardait, toute palpitante, cette chasse, ne put
+retenir ce cri:--Oh! maladroit.
+
+Il fut vexe, et d'un mouvement irreflechi traina son filet dans un fond
+plein d'herbes. En le ramenant a la surface de l'eau, il vit dedans
+trois grosses salicoques transparentes, cueillies a l'aveuglette dans
+leur cachette invisible.
+
+Il les presenta, triomphant, a Mme Rosemilly qui n'osait point les
+prendre, par peur de la pointe aigue et dentelee dont leur tete fine est
+armee.
+
+Elle s'y decida pourtant, et pincant entre deux doigts le bout effile de
+leur barbe, elle les mit, l'une apres l'autre, dans sa hotte, avec un
+peu de varech qui les conserverait vivantes. Puis ayant trouve une
+flaque d'eau moins creuse, elle y entra, a pas hesitants, un peu
+suffoquee par le froid qui lui saisissait les pieds, et elle se mit a
+pecher elle-meme. Elle etait adroite et rusee, ayant la main souple et
+le flair de chasseur qu'il fallait. Presque a chaque coup, elle ramenait
+des betes trompees et surprises par la lenteur ingenieuse de sa
+poursuite.
+
+Jean maintenant ne trouvait rien, mais il la suivait pas a pas, la
+frolait, se penchait sur elle, simulait un grand desespoir de sa
+maladresse, voulait apprendre.
+
+--Oh! montrez-moi, disait-il, montrez-moi!
+
+Puis, comme leurs deux visages se refletaient, l'un contre l'autre, dans
+l'eau si claire dont les plantes noires du fond faisaient une glace
+limpide, Jean souriait a cette tete voisine qui le regardait d'en bas,
+et parfois, du bout des doigts, lui jetait un baiser qui semblait tomber
+dessus.
+
+--Ah! que vous etes ennuyeux, disait la jeune femme; mon cher, il ne
+faut jamais faire deux choses a la fois.
+
+Il repondit:
+
+--Je n'en fais qu'une. Je vous aime.
+
+Elle se redressa, et d'un ton serieux:
+
+--Voyons, qu'est-ce qui vous prend depuis dix minutes, avez-vous perdu
+la tete?
+
+--Non, je n'ai pas perdu la tete. Je vous aime, et j'ose, enfin, vous le
+dire.
+
+Ils etaient debout maintenant dans la mare salee qui les mouillait
+jusqu'aux mollets, et les mains ruisselantes appuyees sur leurs filets,
+ils se regardaient au fond des yeux.
+
+Elle reprit, d'un ton plaisant et contrarie:
+
+--Que vous etes malavise de me parler de ca en ce moment. Ne
+pouviez-vous attendre un autre jour et ne pas me gater ma peche?
+
+Il murmura:
+
+--Pardon, mais je ne pouvais plus me taire. Je vous aime depuis
+longtemps. Aujourd'hui vous m'avez grise a me faire perdre la raison.
+
+Alors, tout a coup, elle sembla en prendre son parti, se resigner a
+parler d'affaires et a renoncer aux plaisirs.
+
+--Asseyons-nous sur ce rocher, dit-elle, nous pourrons causer
+tranquillement.
+
+Ils grimperent sur le roc un peu haut, et lorsqu'ils y furent installes
+cote a cote, les pieds pendants, en plein soleil, elle reprit:
+
+--Mon cher ami, vous n'etes plus un enfant et je ne suis pas une jeune
+fille. Nous savons fort bien l'un et l'autre de quoi il s'agit, et nous
+pouvons peser toutes les consequences de nos actes. Si vous vous decidez
+aujourd'hui a me declarer votre amour, je suppose naturellement que vous
+desirez m'epouser.
+
+Il ne s'attendait guere a cet expose net de la situation, et il repondit
+niaisement:
+
+--Mais oui.
+
+--En avez-vous parle a votre pere et a votre mere?
+
+--Non, je voulais savoir si vous m'accepteriez.
+
+Elle lui tendit sa main encore mouillee, et comme il y mettait la sienne
+avec elan:
+
+--Moi, je veux bien, dit-elle. Je vous crois bon et loyal. Mais
+n'oubliez point, que je ne voudrais pas deplaire a vos parents.
+
+--Oh! pensez-vous que ma mere n'a rien prevu et qu'elle vous aimerait
+comme elle vous aime si elle ne desirait pas un mariage entre nous?
+
+--C'est vrai, je suis un peu troublee.
+
+Ils se turent. Et il s'etonnait, lui, au contraire, qu'elle fut si peu
+troublee, si raisonnable. Il s'attendait a des gentillesses galantes, a
+des refus qui disent oui, a toute une coquette comedie d'amour melee a
+la peche, dans le clapotement de l'eau! Et c'etait fini, il se sentait
+lie, marie, en vingt paroles. Ils n'avaient plus rien a se dire
+puisqu'ils etaient d'accord, et ils demeuraient maintenant un peu
+embarrasses tous deux de ce qui s'etait passe, si vite, entre eux, un
+peu confus meme, n'osant plus parler, n'osant plus pecher, ne sachant
+que faire.
+
+La voix de Roland les sauva:
+
+--Par ici, par ici, les enfants. Venez voir Beausire. Il vide la mer, ce
+gaillard-la.
+
+Le capitaine, en effet, faisait une peche merveilleuse. Mouille
+jusqu'aux reins, il allait de mare en mare, reconnaissant d'un seul coup
+d'oeil les meilleures places, et fouillant, d'un mouvement lent et sur
+de son lanet, toutes les cavites cachees sous les varechs.
+
+Et les belles salicoques transparentes, d'un blond gris, fretillaient au
+fond de sa main quand il les prenait d'un geste sec pour les jeter dans
+sa hotte.
+
+Mme Rosemilly surprise, ravie, ne le quitta plus, l'imitant de son
+mieux, oubliant presque sa promesse et Jean qui suivait, reveur, pour se
+donner tout entiere a cette joie enfantine de ramasser des betes sous
+les herbes flottantes.
+
+Roland s'ecria tout a coup:
+
+--Tiens, Mme Roland qui nous rejoint.
+
+Elle etait restee d'abord seule avec Pierre sur la plage, car ils
+n'avaient envie ni l'un ni l'autre de s'amuser a courir dans les roches
+et a barboter dans les flaques; et pourtant ils hesitaient a demeurer
+ensemble. Elle avait peur de lui, et son fils avait peur d'elle et de
+lui-meme, peur de sa cruaute qu'il ne maitrisait point.
+
+Ils s'assirent donc, l'un pres de l'autre, sur le galet.
+
+Et tous deux, sous la chaleur du soleil calmee par l'air marin, devant
+le vaste et doux horizon d'eau bleue moiree d'argent, pensaient en meme
+temps: "Comme il aurait fait bon ici, autrefois."
+
+Elle n'osait point parler a Pierre, sachant bien qu'il repondrait une
+durete; et il n'osait pas parler a sa mere sachant aussi que, malgre
+lui, il le ferait avec violence.
+
+Du bout de sa canne il tourmentait les galets ronds, les remuait et les
+battait. Elle, les yeux vagues, avait pris entre ses doigts trois ou
+quatre petits cailloux qu'elle faisait passer d'une main dans l'autre,
+d'un geste lent et machinal. Puis son regard indecis, qui errait devant
+elle, apercut, au milieu des varechs, son fils Jean qui pechait avec Mme
+Rosemilly. Alors elle les suivit, epiant leurs mouvements, comprenant
+confusement, avec son instinct de mere, qu'ils ne causaient point
+comme tous les jours. Elle les vit se pencher cote a cote quand ils
+se regardaient dans l'eau, demeurer debout face a face quand ils
+interrogeaient leurs coeurs, puis grimper et, s'asseoir sur le rocher
+pour s'engager l'un envers l'autre.
+
+Leurs silhouettes se detachaient bien nettes, semblaient seules au
+milieu de l'horizon, prenaient dans ce large espace de ciel, de mer, de
+falaises, quelque chose de grand et de symbolique.
+
+Pierre aussi les regardait, et un rire sec sortit brusquement de ses
+levres.
+
+Sans se tourner vers lui, Mme Roland lui dit:
+
+--Qu'est-ce que tu as donc?
+
+Il ricanait toujours:
+
+--Je m'instruis. J'apprends comment on se prepare a etre cocu.
+
+Elle eut un sursaut de colere, de revolte, choquee du mot, exasperee de
+ce qu'elle croyait comprendre.
+
+--Pour qui dis-tu ca?
+
+--Pour Jean, parbleu! C'est tres comique de les voir ainsi!
+
+Elle murmura, d'une voix basse, tremblante d'emotion:
+
+--Oh! Pierre, que tu es cruel! Cette femme est la droiture meme. Ton
+frere ne pourrait trouver mieux.
+
+Il se mit a rire tout a fait, d'un rive voulu et saccade:
+
+--Ah! ah! ah! La droiture meme! Toutes les femmes sont la droiture meme
+... et tous leurs maris sont cocus. Ah! ah! ah!
+
+Sans repondre elle se leva, descendit vivement la pente de galets, et,
+au risque de glisser, de tomber dans les trous caches sous les herbes,
+de se casser la jambe ou le bras, elle s'en alla, courant presque,
+marchant a travers les mares, sans voir, tout droit devant elle, vers
+son autre fils.
+
+En la voyant approcher, Jean lui cria:
+
+--Eh bien? maman, tu te decides?
+
+Sans repondre elle lui saisit le bras comme pour lui dire: "Sauve-moi,
+defends-moi."
+
+Il vit son trouble et, tres surpris:
+
+--Comme tu es pale! Qu'est-ce que tu as?
+
+Elle balbutia:
+
+--J'ai failli tomber, j'ai eu peur sur ces roches.
+
+Alors Jean la guida, la soutint, lui expliquant la peche pour qu'elle y
+prit interet. Mais comme elle ne l'ecoutait guere, et comme il eprouvait
+un besoin violent de se confier a quelqu'un, il l'entraina plus loin et,
+a voix basse:
+
+--Devine ce que j'ai fait?
+
+--Mais ... mais ... je ne sais pas.
+
+--Devine.
+
+--Je ne ... je ne sais pas
+
+--Eh bien, j'ai dit a Mme Rosemilly que je desirais l'epouser.
+
+Elle ne repondit rien, ayant la tete bourdonnante, l'esprit en detresse
+au point de ne plus comprendre qu'a peine. Elle repeta:
+
+--L'epouser
+
+--Oui, ai-je bien fait? Elle est charmante, n'est-ce pas?
+
+--Oui ... charmante ... tu as bien fait.
+
+--Alors tu m'approuves?
+
+--Oui ... je t'approuve.
+
+--Comme tu dis ca drolement. On croirait que ... que ... tu n'es pas
+contente.
+
+--Mais oui ... je suis ... contente.
+
+--Bien vrai?
+
+--Bien vrai.
+
+Et pour le lui prouver, elle le saisit a pleins bras et l'embrassa a
+plein visage, par grands baisers de mere.
+
+Puis, quand elle se fut essuye les yeux, ou des larmes etaient venues,
+elle apercut la-bas sur la plage un corps etendu sur le ventre, comme un
+cadavre, la figure dans le galet: c'etait l'autre, Pierre, qui songeait,
+desespere.
+
+Alors elle emmena son petit Jean plus loin encore, tout pres du flot, et
+ils parlerent longtemps de ce mariage ou se rattachait son coeur.
+
+La mer montant les chassa vers les pecheurs qu'ils rejoignirent, puis
+tout le monde regagna la cote. On reveilla Pierre qui feignait de
+dormir; et le diner fut tres long, arrose de beaucoup de vins.
+
+
+
+VII
+
+
+Dans le break, en revenant, tous les hommes, hormis Jean, sommeillerent.
+Beausire et Roland s'abattaient, toutes les cinq minutes, sur une epaule
+voisine qui les repoussait d'une secousse. Ils se redressaient alors,
+cessaient de ronfler, ouvraient les yeux, murmuraient: "Bien beau
+temps," et retombaient, presque aussitot, de l'autre cote.
+
+Lorsqu'on entra dans le Havre, leur engourdissement etait si profond
+qu'ils eurent beaucoup de peine a le secouer, et Beausire refusa meme de
+monter chez Jean ou le the les attendait. On dut le deposer devant sa
+porte.
+
+Le jeune avocat, pour la premiere fois, allait coucher dans son logis
+nouveau; et une grande joie, un peu puerile, l'avait saisi tout a coup
+de montrer, justement ce soir-la, a sa fiancee l'appartement qu'elle
+habiterait bientot.
+
+La bonne etait partie, Mme Roland ayant declare qu'elle ferait chauffer
+l'eau et servirait elle-meme, car elle n'aimait pas laisser veiller les
+domestiques, par crainte du feu.
+
+Personne, autre qu'elle, son fils et les ouvriers, n'etait encore entre,
+afin que la surprise fut complete quand on verrait combien c'etait joli.
+
+Dans le vestibule Jean pria qu'on attendit. Il voulait allumer les
+bougies et les lampes, et il laissa dans l'obscurite Mme Rosemilly, son
+pere et son frere, puis il cria: "Arrivez!" en ouvrant toute grande la
+porte a deux battants.
+
+La galerie vitree, eclairee par un lustre et des verres de couleur
+caches dans les palmiers, les caoutchoucs et les fleurs, apparaissait
+d'abord pareille a un decor de theatre. Il y eut une seconde
+d'etonnement. Roland, emerveille de ce luxe, murmura: "Nom d'un chien,"
+saisi par l'envie de battre des mains comme devant les apotheoses.
+
+Puis on penetra dans le premier salon, petit, tendu avec une etoffe
+vieil or, pareille a celle des sieges. Le grand salon de consultation
+tres simple, d'un rouge saumon pale, avait grand air.
+
+Jean s'assit dans le fauteuil devant son bureau charge de livres, et
+d'une voix grave, un peu forcee:
+
+--Oui, Madame, les textes de loi sont formels et me donnent, avec
+l'assentiment que je vous avais annonce, l'absolue certitude qu'avant
+trois mois l'affaire dont nous nous sommes entretenus recevra une
+heureuse solution.
+
+Il regardait Mme Rosemilly qui se mit a sourire en regardant Mme Roland;
+et Mme Roland, lui prenant la main, la serra.
+
+Jean, radieux, fit une gambade de collegien et s'ecria:
+
+--Hein, comme la voix porte bien. Il serait excellent pour plaider, ce
+salon.
+
+Il se mit a declamer:
+
+--Si l'humanite seule, si ce sentiment de bienveillance naturelle
+que nous eprouvons pour toute souffrance devait etre le mobile de
+l'acquittement que nous sollicitons de vous, nous ferions appel a votre
+pitie, messieurs les jures, a votre coeur de pere et d'homme; mais nous
+avons pour nous le droit, et c'est la seule question du droit que nous
+allons soulever devant vous ...
+
+Pierre regardait ce logis qui aurait pu etre le sien, et il s'irritait
+des gamineries de son frere, le jugeant, decidement, trop niais et
+pauvre d'esprit.
+
+Mme Roland ouvrit une porte a droite.
+
+--Voici la chambre a coucher, dit-elle.
+
+Elle avait mis a la parer tout son amour de mere. La tenture etait en
+cretonne de Rouen qui imitait la vieille toile normande. Un dessin Louis
+XV--une bergere dans un medaillon que fermaient les becs unis de deux
+colombes--donnait aux murs, aux rideaux, au lit, aux fauteuils un air
+galant et champetre tout a fait gentil.
+
+--Oh! c'est charmant, dit Mme Rosemilly, devenue un peu serieuse, en
+entrant dans cette piece.
+
+--Cela vous plait? demanda Jean.
+
+--Enormement.
+
+--Si vous saviez comme ca me fait plaisir.
+
+Ils se regarderent une seconde, avec beaucoup de tendresse confiante au
+fond des yeux.
+
+Elle etait genee un peu cependant, un peu confuse dans cette chambre a
+coucher qui serait sa chambre nuptiale. Elle avait remarque, en entrant,
+que la couche etait tres large, une vraie couche de menage, choisie par
+Mme Roland qui avait prevu sans doute et desire le prochain mariage de
+son fils; et cette precaution de mere lui faisait plaisir cependant,
+semblait lui dire qu'on l'attendait dans la famille.
+
+Puis quand on fut rentre dans le salon, Jean ouvrit brusquement la
+porte de gauche et on apercut la salle a manger ronde, percee de trois
+fenetres, et decoree en lanterne japonaise. La mere et le fils avaient
+mis la toute la fantaisie dont ils etaient capables. Cette piece a
+meubles de bambou, a magots, a potiches, a soieries pailletees d'or, a
+stores transparents ou des perles de verre semblaient des gouttes d'eau,
+a eventails cloues aux murs pour maintenir les etoffes, avec ses ecrans,
+ses sabres, ses masques, ses grues faites en plumes veritables, tous ses
+menus bibelots de porcelaine, de bois, de papier, d'ivoire, de nacre et
+de bronze, avait l'aspect pretentieux et maniere que donnent les mains
+inhabiles et les yeux ignorants aux choses qui exigent le plus de tact,
+de gout et d'education artiste. Ce fut celle cependant qu'on admira le
+plus. Pierre seul fit des reserves avec une ironie un peu amere dont son
+frere se sentit blesse.
+
+Sur la table, les fruits se dressaient en pyramides, et les gateaux
+s'elevaient en monuments.
+
+On n'avait guere faim; on suca les fruits et on grignota les patisseries
+plutot qu'on ne les mangea. Puis, au bout d'une heure, Mme Rosemilly
+demanda la permission de se retirer.
+
+Il fut decide que le pere Roland l'accompagnerait a sa porte et
+partirait immediatement avec elle, tandis que Mme Roland, en l'absence
+de la bonne, jetterait son coup d'oeil de mere sur le logis afin que son
+fils ne manquat de rien.
+
+--Faut-il revenir te chercher? demanda Roland.
+
+Elle hesita, puis repondit:
+
+--Non, mon gros, couche-toi. Pierre me ramenera.
+
+Des qu'ils furent partis, elle souffla les bougies, serra les gateaux,
+le sucre et les liqueurs dans un meuble dont la clef fut remise a Jean;
+puis elle passa dans la chambre a coucher, entr'ouvrit le lit, regarda
+si la carafe etait remplie d'eau fraiche et la fenetre bien fermee.
+
+Pierre et Jean etaient demeures dans le petit salon, celui-ci encore
+froisse de la critique faite sur son gout, et celui-la de plus en plus
+agace de voir son frere dans ce logis.
+
+Ils fumaient assis tous les deux, sans se parler. Pierre tout a coup se
+leva:
+
+--Cristi! dit-il, la veuve avait l'air bien vanne ce soir, les
+excursions ne lui reussissent pas.
+
+Jean se sentit souleve soudain par une de ces promptes et furieuses
+coleres de debonnaires blesses au coeur.
+
+Le souffle lui manquait tant son emotion etait vive, et il balbutia:
+
+--Je te defends desormais de dire "la veuve" quand tu parleras de Mme
+Rosemilly.
+
+Pierre se tourna vers lui, hautain:
+
+--Je crois que tu me donnes des ordres. Deviens-tu fou, par hasard?
+
+Jean aussitot s'etait dresse:
+
+--Je ne deviens pas fou, mais j'en ai assez de tes manieres envers moi.
+
+Pierre ricana:
+
+--Envers toi? Est-ce que tu fais partie de Mme Rosemilly?
+
+--Sache que Mme Rosemilly va devenir ma femme.
+
+L'autre rit plus fort:
+
+--Ah! ah! tres bien. Je comprends maintenant pourquoi je ne devrai
+plus l'appeler "la veuve". Mais tu as pris une drole de maniere pour
+m'annoncer ton mariage.
+
+--Je te defends de plaisanter ... tu entends ... je te le defends.
+
+Jean s'etait approche, pale, la voix tremblante, exaspere de cette
+ironie poursuivant la femme qu'il aimait et qu'il avait choisie.
+
+Mais Pierre soudain devint aussi furieux. Tout ce qui s'amassait eu lui
+de coleres impuissantes, de rancunes ecrasees, de revoltes domptees
+depuis quelque temps et de desespoir silencieux, lui montant a la tete,
+l'etourdit comme un coup de sang.
+
+--Tu oses? ... Tu oses? ... Et moi je t'ordonne de te taire, tu entends,
+je te l'ordonne.
+
+Jean, surpris de cette violence, se tut quelques secondes, cherchant,
+dans ce trouble d'esprit ou nous jette la fureur, la chose, la phrase,
+le mot, qui pourrait blesser son frere jusqu'au coeur.
+
+Il reprit, en s'efforcant de se maitriser pour bien frapper, de ralentir
+sa parole pour la rendre plus aigue:
+
+--Voila longtemps que je te sais jaloux de moi, depuis le jour ou tu as
+commence a dire "la veuve" parce que tu as compris que cela me faisait
+mal.
+
+Pierre poussa un de ces rires stridents et meprisants qui lui etaient
+familiers:
+
+--Ah! ah! mon Dieu! Jaloux de toi! ... moi? ... moi? ... moi? ... et de
+quoi? ... de quoi, mon Dieu? ... de ta figure ou de ton esprit? ...
+
+Mais Jean sentit bien qu'il avait touche la plaie de cette ame.
+
+--Oui, tu es jaloux de moi, et jaloux depuis l'enfance; et tu es devenu
+furieux quand tu as vu que cette femme me preferait et qu'elle ne
+voulait pas de toi.
+
+Pierre begayait, exaspere de cette supposition:
+
+--Moi ... moi... jaloux de toi? a cause de cette cruche, de cette dinde,
+de cette oie grasse? ...
+
+Jean qui voyait porter ses coups reprit:
+
+--Et le jour ou tu as essaye de ramer plus fort que moi, dans la
+_Perle_? Et tout ce que tu dis devant elle pour te faire valoir?
+Mais tu creves de jalousie! Et quand cette fortune m'est arrivee, tu
+es devenu enrage, et tu m'as deteste, et tu l'as montre de toutes les
+manieres, et tu as fait souffrir tout le monde, et tu n'es pas une heure
+sans cracher la bile qui t'etouffe.
+
+Pierre ferma ses poings de fureur avec une envie irresistible de sauter
+sur son frere et de le prendre a la gorge:
+
+--Ah! tais-toi, cette fois, ne parle point de cette fortune.
+
+Jean s'ecria:
+
+--Mais la jalousie te suinte de la peau. Tu ne dis pas un mot a mon
+pere, a ma mere ou a moi, ou elle n'eclate. Tu feins de me mepriser
+parce que tu es jaloux! tu cherches querelle a tout le monde parce que
+tu es jaloux. Et maintenant que je suis riche, tu ne te contiens plus,
+tu es devenu venimeux, tu tortures notre mere comme si c'etait sa faute!
+...
+
+Pierre avait recule jusqu'a la cheminee, la bouche entr'ouverte, l'oeil
+dilate, en proie a une de ces folies de rage qui font commettre des
+crimes.
+
+Il repeta d'une voix plus basse, mais haletante:
+
+--Tais-toi, tais-toi donc!
+
+--Non. Voila longtemps que je voulais te dire ma pensee entiere; tu m'en
+donnes l'occasion, tant pis pour toi. J'aime une femme! Tu le sais et tu
+la railles devant moi, tu me pousses a bout; tant pis pour toi. Mais je
+casserai tes dents de vipere, moi! Je te forcerai a me respecter.
+
+--Te respecter, toi?
+
+--Oui, moi!
+
+--Te respecter ... toi ... qui nous as tous deshonores, par ta cupidite!
+
+--Tu dis? Repete ... repete? ...
+
+--Je dis qu'on n'accepte pas la fortune d'un homme quand on passe pour
+le fils d'un autre.
+
+Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effare devant l'insinuation
+qu'il pressentait:
+
+--Comment? Tu dis ... repete encore?
+
+--Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte,
+que tu es le fils de l'homme qui t'a laisse sa fortune. Eh bien! un
+garcon propre n'accepte pas l'argent qui deshonore sa mere.
+
+--Pierre ... Pierre ... Pierre ... y songes-tu? ... Toi ... c'est toi
+... toi ... qui prononces cette infamie?
+
+--Oui ... moi ... c'est moi. Tu ne vois donc point que j'en creve de
+chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours
+a me cacher comme une bete, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que
+je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affole de
+honte et de douleur, car j'ai devine d'abord et je sais maintenant.
+
+--Pierre ... Tais-toi ... Maman est dans la chambre a cote! Songe
+qu'elle peut nous entendre ... qu'elle nous entend ...
+
+Mais il fallait qu'il vidat son coeur! et il dit tout, ses soupcons,
+ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l'histoire du portrait
+encore une fois disparu.
+
+Il parlait par phrases courtes, hachees, presque sans suite, des phrases
+d'hallucine.
+
+Il semblait maintenant avoir oublie Jean et sa mere dans la piece
+voisine. Il parlait comme si personne ne l'ecoutait, parce qu'il devait
+parler, parce qu'il avait trop souffert, trop comprime et referme sa
+plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de
+crever, eclaboussant tout le monde. Il s'etait mis a marcher comme il
+faisait presque toujours; et les yeux fixes devant lui, gesticulant,
+dans une frenesie de desespoir, avec des sanglots dans la gorge, des
+retours de haine contre lui-meme, il parlait comme s'il eut confesse
+sa misere et la misere des siens, comme s'il eut jete sa peine a l'air
+invisible et sourd ou s'envolaient ses paroles.
+
+Jean eperdu, et presque convaincu soudain par l'energie aveugle de son
+frere, s'etait adosse contre la porte derriere laquelle il devinait que
+leur mere les avait entendus.
+
+Elle ne pouvait point sortir; il fallait passer par le salon. Elle
+n'etait point revenue; donc elle n'avait pas ose.
+
+Pierre tout a coup frappant du pied, cria:
+
+--Tiens, je suis un cochon d'avoir dit ca!
+
+Et il s'enfuit, nu-tete, dans l'escalier.
+
+Le bruit de la grande porte de la rue, retombant avec fracas, reveilla
+Jean de la torpeur profonde ou il etait tombe. Quelques secondes
+s'etaient ecoulees, plus longues que des heures, et son ame s'etait
+engourdie dans un hebetement d'idiot. Il sentait bien qu'il lui faudrait
+penser tout a l'heure, et agir, mais il attendait, ne voulant meme plus
+comprendre, savoir, se rappeler, par peur, par faiblesse, par lachete.
+Il etait de la race des temporiseurs qui remettent toujours au
+lendemain; et quand il lui fallait, sur-le-champ, prendre une
+resolution, il cherchait encore, par instinct, a gagner quelques
+moments.
+
+Mais le silence profond qui l'entourait maintenant, apres les
+vociferations de Pierre, ce silence subit des murs, des meubles, avec
+cette lumiere vive des six bougies et des deux lampes, l'effraya si fort
+tout a coup qu'il eut envie de se sauver aussi.
+
+Alors il secoua sa pensee, il secoua son coeur, et il essaya de
+reflechir.
+
+Jamais il n'avait rencontre une difficulte dans sa vie. Il est des
+hommes qui se laissent aller comme l'eau qui coule. Il avait fait ses
+classes avec soin, pour n'etre pas puni, et termine ses etudes de droit
+avec regularite parce que son existence etait calme. Toutes les choses
+du monde lui paraissaient naturelles sans eveiller autrement son
+attention. Il aimait l'ordre, la sagesse, le repos par temperament,
+n'ayant point de replis dans l'esprit; et il demeurait, devant cette
+catastrophe, comme un homme qui tombe a l'eau sans avoir jamais nage.
+
+Il essaya de douter d'abord. Son frere avait menti par haine, et par
+jalousie?
+
+Et pourtant, comment aurait-il ete assez miserable pour dire de leur
+mere une chose pareille s'il n'avait pas ete lui-meme egare par le
+desespoir? Et puis Jean gardait dans l'oreille, dans le regard, dans les
+nerfs, jusque dans le fond de la chair, certaines paroles, certains cris
+de souffrance, des intonations et des gestes de Pierre, si douloureux
+qu'ils etaient irresistibles, aussi irrecusables que la certitude.
+
+Il demeurait trop ecrase pour faire un mouvement ou pour avoir une
+volonte. Sa detresse devenait intolerable; et il sentait que, derriere
+la porte, sa mere etait la qui avait tout entendu et qui attendait.
+
+Que faisait-elle? Pas un mouvement, pas un frisson, pas un souffle, pas
+un soupir ne revelait la presence d'un etre derriere cette planche. Se
+serait-elle sauvee? Mais par ou? Si elle s'etait sauvee ... elle avait
+donc saute de la fenetre dans la rue!
+
+Un sursaut de frayeur le souleva, si prompt et si dominateur qu'il
+enfonca plutot qu'il n'ouvrit la porte et se jeta dans sa chambre.
+
+Elle semblait vide. Une seule bougie l'eclairait, posee sur la commode.
+
+Jean s'elanca vers la fenetre, elle etait fermee, avec les volets clos.
+Il se retourna, fouillant les coins noirs de son regard anxieux, et il
+s'apercut que les rideaux du lit avaient ete tires. Il y courut et les
+ouvrit. Sa mere etait etendue sur sa couche, la figure enfouie dans
+l'oreiller qu'elle avait ramene de ses deux mains crispees sur sa tete,
+pour ne plus entendre.
+
+Il la crut d'abord etouffee. Puis, l'ayant saisie par les epaules, il
+la retourna sans qu'elle lachat l'oreiller qui lui cachait le visage et
+qu'elle mordait pour ne pas crier.
+
+Mais le contact de ce corps raidi, de ces bras crispes, lui communiqua
+la secousse de son indicible torture. L'energie et la force dont elle
+retenait avec ses doigts et avec ses dents la toile gonflee de plumes,
+sur sa bouche, sur ses yeux et sur ses oreilles pour qu'il ne la vit
+point et ne lui parlat pas, lui fit deviner, par la commotion qu'il
+recut, jusqu'a quel point on peut souffrir. Et son coeur, son simple
+coeur, fut dechire de pitie. Il n'etait pas un juge, lui, meme un juge
+misericordieux, il etait un homme plein de faiblesse et un fils plein de
+tendresse. Il ne se rappela rien de ce que l'autre lui avait dit, il ne
+raisonna pas et ne discuta point, il toucha seulement de ses deux mains
+le corps inerte de sa mere, et ne pouvant arracher l'oreiller de sa
+figure, il cria, en baisant sa robe:
+
+--Maman, maman, ma pauvre maman, regarde-moi!
+
+Elle aurait semble morte si tous ses membres n'eussent ete parcourus
+d'un fremissement presque insensible, d'une vibration de corde tendue.
+Il repetait:
+
+--Maman, maman, ecoute-moi. Ca n'est pas vrai. Je sais bien que ca n'est
+pas vrai.
+
+Elle eut un spasme, une suffocation, puis tout a coup elle sanglota dans
+l'oreiller. Alors tous ses nerfs se detendirent, ses muscles raidis
+s'amollirent, ses doigts s'entr'ouvrant lacherent la toile; et il lui
+decouvrit la face.
+
+Elle etait toute pale, toute blanche, et de ses paupieres fermees on
+voyait couler des gouttes d'eau. L'ayant enlacee par le cou, il lui
+baisa les yeux, lentement, par grands baisers desoles qui se mouillaient
+a ses larmes, et il disait toujours:
+
+--Maman, ma chere maman, je sais bien que ca n'est pas vrai. Ne pleure
+pas, je le sais! Ca n'est pas vrai!
+
+Elle se souleva, s'assit, le regarda, et avec un de ces efforts de
+courage qu'il faut, en certains cas, pour se tuer, elle lui dit:
+
+--Non, c'est vrai, mon enfant.
+
+Et ils resterent sans paroles, l'un devant l'autre. Pendant quelques
+instants encore elle suffoqua, tendant la gorge, en renversant la tete
+pour respirer, puis elle se vainquit de nouveau et reprit:
+
+--C'est vrai, mon enfant. Pourquoi mentir? C'est vrai. Tu ne me croirais
+pas, si je mentais.
+
+Elle avait l'air d'une folle. Saisi de terreur, il tomba a genoux pres
+du lit en murmurant:
+
+--Tais-toi, maman, tais-toi.
+
+Elle s'etait levee, avec une resolution et une energie effrayantes.
+
+--Mais je n'ai plus rien a te dire, mon enfant, adieu.
+
+Et elle marcha vers la porte.
+
+Il la saisit a pleins bras, criant:
+
+--Qu'est-ce que tu fais, maman, ou vas-tu?
+
+--Je ne sais pas ... est-ce que je sais ... je n'ai plus rien a faire
+... puisque je suis toute seule.
+
+Elle se debattait pour s'echapper. La retenant, il ne trouvait qu'un mot
+a lui repeter:
+
+--Maman ... maman ... maman...
+
+Et elle disait dans ses efforts pour rompre cette etreinte:
+
+--Mais non, mais non, je ne suis plus la mere maintenant, je ne suis
+plus rien pour toi, pour personne, plus rien, plus rien! Tu n'as plus ni
+pere ni mere, mon pauvre enfant ... adieu.
+
+Il comprit brusquement que s'il la laissait partir il ne la reverrait
+jamais, et, l'enlevant, il la porta sur un fauteuil, l'assit de force,
+puis s'agenouillant et formant une chaine de ses bras:
+
+--Tu ne sortiras point d'ici, maman; moi je t'aime, et je te garde. Je
+te garde toujours, tu es a moi.
+
+Elle murmura d'une voix accablee:
+
+--Non, mon pauvre garcon, ca n'est plus possible. Ce soir tu pleures, et
+demain tu me jetterais dehors. Tu ne me pardonnerais pas non plus.
+
+Il repondit avec un si grand elan de si sincere amour:--Oh! moi? moi?
+Comme tu me connais peu!--qu'elle poussa un cri, lui prit la tete
+par les cheveux, a pleines mains, l'attira avec violence et le baisa
+eperdument a travers la figure.
+
+Puis elle demeura immobile, la joue contre la joue de son fils, sentant,
+a travers sa barbe, la chaleur de sa chair; et elle lui dit, tout bas,
+dans l'oreille:
+
+--Non, mon petit Jean. Tu ne me pardonnerais pas demain. Tu le crois et
+tu te trompes. Tu m'as pardonne ce soir, et ce pardon-la m'a sauve la
+vie; mais il ne faut plus que tu me voies.
+
+Il repeta, en l'etreignant:
+
+--Maman, ne dis pas ca!
+
+--Si, mon petit, il faut que je m'en aille.
+
+Je ne sais pas ou, ni comment je m'y prendrai, ni ce que je dirai, mais
+il le faut. Je n'oserais plus te regarder, ni t'embrasser, comprends-tu?
+
+Alors, a son tour, il lui dit, tout bas, dans l'oreille:
+
+--Ma petite mere, tu resteras, parce je le veux, parce que j'ai besoin
+de toi. Et tu vas me jurer de m'obeir, tout de suite.
+
+--Non, mon enfant.
+
+--Oh! maman, il le faut, tu entends. Il le faut.
+
+--Non, mon enfant, c'est impossible. Ce serait nous condamner tous a
+l'enfer. Je sais ce que c'est, moi, que ce supplice-la, depuis un mois.
+Tu es attendri, mais quand ce sera passe, quand tu me regarderas comme
+me regarde Pierre, quand tu te rappelleras ce que je t'ai dit! ... Oh!
+... mon petit Jean, songe ... songe que je suis ta mere! ...
+
+--Je ne veux pas que tu me quittes, maman. Je n'ai que toi.
+
+--Mais pense, mon fils, que nous ne pourrons plus nous voir sans rougir
+tous les deux, sans que je me sente mourir de honte et sans que tes yeux
+fassent baisser les miens.
+
+--Ca n'est pas vrai, maman.
+
+--Oui, oui, oui, c'est vrai! Oh! j'ai compris, va, toutes les luttes de
+ton pauvre frere, toutes, depuis le premier jour. Maintenant, lorsque
+je devine son pas dans la maison, mon coeur saute a briser ma poitrine,
+lorsque j'entends sa voix, je sens que je vais m'evanouir. Je t'avais
+encore, toi! Maintenant, je ne t'ai plus. Oh! mon petit Jean, crois-tu
+que je pourrais vivre entre vous deux?
+
+--Oui, maman. Je t'aimerai tant que tu n'y penseras plus.
+
+--Oh! oh! comme si c'etait possible!
+
+--Oui, c'est possible.
+
+--Comment veux-tu que je n'y pense plus entre ton frere et toi? Est-ce
+que vous n'y penserez plus, vous?
+
+--Moi. Je te le jure!
+
+--Mais tu y penseras a toutes les heures du jour.
+
+--Non, je te le jure. Et puis, ecoute: si tu pars, je m'engage et je me
+fais tuer.
+
+Elle fut bouleversee par cette menace puerile et etreignit Jean en le
+caressant avec une tendresse passionnee. Il reprit:
+
+--Je t'aime plus que tu ne crois, va, bien plus, bien plus. Voyons, sois
+raisonnable. Essaye de rester seulement huit jours. Veux-tu me promettre
+huit jours? Tu ne peux pas me refuser ca?
+
+Elle posa ses deux mains sur les epaules de Jean, et le tenant a la
+longueur de ses bras:
+
+--Mon enfant ... tachons d'etre calmes et de ne pas nous attendrir.
+Laisse-moi te parler d'abord. Si je devais une seule fois entendre sur
+tes levres ce que j'entends depuis un mois dans la bouche de ton frere,
+si je devais une seule fois voir dans tes yeux ce que je lis dans les
+siens, si je devais deviner rien que par un mot ou par un regard que je
+te suis odieuse comme a lui ... une heure apres, tu entends, une heure
+apres ... je serais partie pour toujours.
+
+--Maman, je te jure ...
+
+--Laisse-moi parler ... Depuis un mois j'ai souffert tout ce qu'une
+creature peut souffrir. A partir du moment ou j'ai compris que ton
+frere, que mon autre fils me soupconnait, et qu'il devinait, minute par
+minute, la verite, tous les instants de ma vie ont ete un martyre qu'il
+est impossible de t'exprimer.
+
+Elle avait une voix si douloureuse que la contagion de sa torture emplit
+de larmes les yeux de Jean.
+
+Il voulut l'embrasser, mais elle le repoussa.
+
+--Laisse-moi ... ecoute ... j'ai encore tant de choses a te dire pour
+que tu comprennes ... mais tu ne comprendras pas ... c'est que ... si je
+devais rester ... il faudrait ... Non, je ne peux pas! ...
+
+--Dis, maman, dis.
+
+--Eh bien! oui. Au moins je ne t'aurai pas trompe ... Tu veux que je
+reste avec toi, n'est-ce pas? Pour cela, pour que nous puissions nous
+voir encore, nous parler, nous rencontrer toute la journee dans la
+maison, car je n'ose plus ouvrir une porte dans la peur de trouver
+ton frere derriere elle, pour cela il faut, non pas que tu me
+pardonnes,--rien ne fait plus de mal qu'un pardon,--mais que tu ne m'en
+veuilles pas de ce que j'ai fait ... Il faut que tu te sentes assez
+fort, assez different de tout le monde pour te dire que tu n'es pas le
+fils de Roland, sans rougir de cela et sans me mepriser! ... Moi j'ai
+assez souffert ... j'ai trop souffert, je ne peux plus, non, je ne peux
+plus! Et ce n'est pas d'hier, va, c'est de longtemps ... Mais tu ne
+pourras jamais comprendre ca, toi! Pour que nous puissions encore vivre
+ensemble, et nous embrasser, mon petit Jean, dis-toi bien que si j'ai
+ete la maitresse de ton pere, j'ai ete encore plus sa femme, sa vraie
+femme, que je n'en ai pas honte au fond du coeur, que je ne regrette
+rien, que je l'aime encore tout mort qu'il est, que je l'aimerai
+toujours, que je n'ai aime que lui, qu'il a ete toute ma vie, toute ma
+joie, tout mon espoir, toute ma consolation, tout, tout, tout pour moi,
+pendant si longtemps! Ecoute, mon petit, devant Dieu qui m'entend, je
+n'aurais jamais rien eu de bon dans l'existence, si je ne l'avais pas
+rencontre, jamais rien, pas une tendresse, pas une douceur, pas une de
+ces heures qui nous font tant regretter de vieillir, rien! Je lui dois
+tout! Je n'ai eu que lui au monde, et puis vous deux, ton frere et toi.
+Sans vous ce serait vide, noir et vide comme la nuit. Je n'aurais jamais
+aime rien, rien connu, rien desire, je n'aurais pas seulement pleure,
+car j'ai pleure, mon petit Jean. Oh! oui, j'ai pleure, depuis que nous
+sommes venus ici. Je m'etais donnee a lui tout entiere, corps et ame,
+pour toujours, avec bonheur, et pendant plus de dix ans j'ai ete sa
+femme comme il a ete mon mari devant Dieu qui nous avait faits l'un pour
+l'autre. Et puis, j'ai compris qu'il m'aimait moins. Il etait toujours
+bon et prevenant, mais je n'etais plus pour lui ce que j'avais ete.
+C'etait fini! Oh! que j'ai pleure! ... Comme c'est miserable et
+trompeur, la vie!.. Il n'y a rien qui dure ... Et nous sommes arrives
+ici; et jamais je ne l'ai plus revu, jamais il n'est venu ... Il
+promettait dans toutes ses lettres! ... Je l'attendais toujours! ...
+et je ne l'ai plus revu! ... et voila qu'il est mort! ... Mais il nous
+aimait encore puisqu'il a pense a toi. Moi je l'aimerai jusqu'a mon
+dernier soupir, et je ne le renierai jamais, et je t'aime parce que tu
+es son enfant, et je ne pourrais pas avoir honte de lui devant toi!
+Comprends-tu? je ne pourrais pas! Si tu veux que je reste, il faut que
+tu acceptes d'etre son fils et que nous parlions de lui quelquefois,
+et que tu l'aimes un peu, et que nous pensions a lui quand nous nous
+regarderons. Si tu ne veux pas, si tu ne peux pas, adieu, mon petit, il
+est impossible que nous restions ensemble maintenant! je ferai ce que tu
+decideras: Jean repondit d'une voix douce:
+
+--Reste, maman.
+
+Elle le serra dans ses bras et se remit a pleurer; puis elle reprit, la
+joue contre sa joue:
+
+--Oui, mais Pierre? Qu'allons-nous devenir avec lui?
+
+Jean murmura:
+
+--Nous trouverons quelque chose. Tu ne peux plus vivre aupres de lui.
+
+Au souvenir de l'aine elle fut crispee d'angoisse.
+
+--Non, je ne puis plus, non! non!
+
+Et se jetant sur le coeur de Jean, elle s'ecria, l'ame en detresse:
+
+--Sauve-moi de lui, toi, mon petit, sauve-moi, fais quelque chose, je ne
+sais pas ... trouve ... sauve-moi!
+
+--Oui, maman, je chercherai.
+
+--Tout de suite ... il faut ... Tout de suite ... ne me quitte pas! J'ai
+si peur de lui ... si peur!
+
+--Oui, je trouverai. Je te promets.
+
+--Oh! mais vite, vite! Tu ne comprends pas ce qui se passe en moi quand
+je le vois.
+
+Puis elle lui murmura tout bas, dans l'oreille:
+
+--Garde-moi ici, chez toi.
+
+Il hesita, reflechit et comprit, avec son bon sens positif, le danger de
+cette combinaison.
+
+Mais il dut raisonner longtemps, discuter, combattre avec des arguments
+precis son affolement et sa terreur.
+
+--Seulement ce soir, disait-elle, seulement cette nuit. Tu feras dire
+demain a Roland que je me suis trouvee malade.
+
+--Ce n'est pas possible, puisque Pierre est rentre. Voyons, aie du
+courage. J'arrangerai tout, je te le promets, des demain. Je serai
+a neuf heures a la maison. Voyons, mets ton chapeau. Je vais te
+reconduire.
+
+--Je ferai ce que tu voudras, dit-elle avec un abandon enfantin,
+craintif et reconnaissant.
+
+Elle essaya de se lever; mais la secousse avait ete trop forte; elle ne
+pouvait encore se tenir sur ses jambes.
+
+Alors il lui fit boire de l'eau sucree, respirer de l'alcali, et il lui
+lava les tempes avec du vinaigre. Elle se laissait faire, brisee et
+soulagee comme apres un accouchement.
+
+Elle put enfin marcher et prit son bras. Trois heures sonnaient quand
+ils passerent a l'hotel de ville.
+
+Devant la porte de leur logis il l'embrassa et lui dit: "Adieu, maman,
+bon courage."
+
+Elle monta, a pas furtifs, l'escalier silencieux, entra dans sa chambre,
+se devetit bien vite, et se glissa, avec l'emotion retrouvee des
+adulteres anciens, aupres de Roland qui ronflait.
+
+Seul dans la maison, Pierre ne dormait pas et l'avait entendue revenir.
+
+
+
+VIII
+
+
+Quand il fut rentre dans son appartement, Jean s'affaissa sur un divan,
+car les chagrins et les soucis qui donnaient a son frere des envies de
+courir et de fuir comme une bete chassee, agissant diversement sur sa
+nature somnolente, lui cassaient les jambes et les bras. Il se sentait
+mou a ne plus faire un mouvement, a ne pouvoir gagner son lit, mou de
+corps et d'esprit, ecrase et desole. Il n'etait point frappe, comme
+l'avait ete Pierre, dans la purete de son amour filial, dans cette
+dignite secrete qui est l'enveloppe des coeurs fiers, mais accable par
+un coup du destin qui menacait en meme temps ses interets les plus
+chers.
+
+Quand son ame enfin se fut calmee, quand sa pensee se fut eclaircie
+ainsi qu'une eau battue et remuee, il envisagea la situation qu'on
+venait de lui reveler. S'il eut appris de toute autre maniere le secret
+de sa naissance, il se serait assurement indigne et aurait ressenti un
+profond chagrin; mais apres sa querelle avec son frere, apres cette
+delation violente et brutale ebranlant ses nerfs, l'emotion poignante
+de la confession de sa mere le laissa sans energie pour se revolter. Le
+choc recu par sa sensibilite avait ete assez fort pour emporter, dans un
+irresistible attendrissement, tous les prejuges et toutes les saintes
+susceptibilites de la morale naturelle. D'ailleurs, il n'etait pas un
+homme de resistance. Il n'aimait lutter contre personne et encore moins
+contre lui-meme; il se resigna donc, et par un penchant instinctif, par
+un amour inne du repos, de la vie douce et tranquille, il s'inquieta
+aussitot des perturbations qui allaient surgir autour de lui et
+l'atteindre du meme coup. Il les pressentait inevitables, et, pour les
+ecarter, il se decida a des efforts surhumains d'energie et d'activite.
+Il fallait que tout de suite, des le lendemain, la difficulte fut
+tranchee, car il avait aussi par instants ce besoin imperieux des
+solutions immediates qui constitue toute la force des faibles,
+incapables de vouloir longtemps. Son esprit d'avocat, habitue d'ailleurs
+a demeler et a etudier les situations compliquees, les questions d'ordre
+intime, dans les familles troublees, decouvrit immediatement toutes les
+consequences prochaines de l'etat d'ame de son frere. Malgre lui il en
+envisageait les suites a un point de vue presque professionnel, comme
+s'il eut regle les relations futures de clients apres une catastrophe
+d'ordre moral. Certes un contact continuel avec Pierre lui devenait
+impossible. Il l'eviterait facilement en restant chez lui, mais il etait
+encore inadmissible que leur mere continuat a demeurer sous le meme toit
+que son fils aine.
+
+Et longtemps il medita, immobile sur les coussins, imaginant et rejetant
+des combinaisons sans trouver rien qui put le satisfaire.
+
+Mais une idee soudaine l'assaillit:--Cette fortune qu'il avait recue, un
+honnete homme la garderait-il?
+
+Il se repondit: "Non" d'abord, et se decida a la donner aux pauvres.
+C'etait dur, tant pis, il vendrait son mobilier et travaillerait comme
+un autre, comme travaillent tous ceux qui debutent. Cette resolution
+virile et douloureuse fouettant son courage, il se leva et vint poser
+son front contre les vitres. Il avait ete pauvre, il redeviendrait
+pauvre. Il n'en mourrait pas, apres tout. Ses yeux regardaient le bec de
+gaz qui brulait en face de lui de l'autre cote de la rue. Or, comme une
+femme attardee passait sur le trottoir, il songea brusquement a Mme
+Rosemilly, et il recut au coeur la secousse des emotions profondes nees
+en nous d'une pensee cruelle. Toutes les consequences desesperantes de
+sa decision lui apparurent en meme temps. Il devrait renoncer a epouser
+cette femme, renoncer au bonheur, renoncer a tout. Pouvait-il agir
+ainsi, maintenant qu'il s'etait engage vis-a-vis d'elle? Elle l'avait
+accepte le sachant riche. Pauvre, elle l'accepterait encore; mais
+avait-il le droit de lui demander, de lui imposer ce sacrifice? Ne
+valait-il pas mieux garder cet argent comme un depot qu'il restituerait
+plus tard aux indigents?
+
+Et dans son ame ou l'egoisme prenait des masques honnetes, tous les
+interets deguises luttaient et se combattaient. Les scrupules premiers
+cedaient la place aux raisonnements ingenieux, puis reparaissaient, puis
+s'effacaient de nouveau.
+
+Il revint s'asseoir, cherchant un motif decisif, un pretexte
+tout-puissant pour fixer ses hesitations et convaincre sa droiture
+native. Vingt fois deja il s'etait pose cette question: "Puisque je suis
+le fils de cet homme, que je le sais et que je l'accepte, n'est-il pas
+naturel que j'accepte aussi son heritage?" Mais cet argument ne pouvait
+empecher le "non" murmure par la conscience intime.
+
+Soudain il songea: "Puisque je ne suis pas le fils de celui que j'avais
+cru etre mon pere, je ne puis plus rien accepter de lui, ni de son
+vivant, ni apres sa mort. Ce ne serait ni digne ni equitable. Ce serait
+voler mon frere."
+
+Cette nouvelle maniere de voir l'ayant soulage, ayant apaise sa
+conscience, il retourna vers la fenetre.
+
+"Oui, se disait-il, il faut que je renonce a l'heritage de ma famille,
+que je le laisse a Pierre tout entier, puisque je ne suis pas l'enfant
+de son pere. Cela est juste. Alors n'est-il pas juste aussi que je garde
+l'argent de mon pere a moi?"
+
+Ayant reconnu qu'il ne pouvait profiter de la fortune de Roland, s'etant
+decide a l'abandonner integralement, il consentit donc et se resigna
+a garder celle de Marechal, car en repoussant l'une et l'autre il se
+trouverait reduit a la pure mendicite.
+
+Cette affaire delicate une fois reglee, il revint a la question de la
+presence de Pierre dans la famille. Comment l'ecarter? Il desesperait de
+decouvrir une solution pratique, quand le sifflet d'un vapeur entrant au
+port sembla lui jeter une reponse en lui suggerant une idee.
+
+Alors il s'etendit tout habille sur son lit et revassa jusqu'au jour.
+
+Vers neuf heures il sortit pour s'assurer si l'execution de son projet
+etait possible. Puis, apres quelques demarches et quelques visites, il
+se rendit a la maison de ses parents. Sa mere l'attendait enfermee dans
+sa chambre.
+
+--Si tu n'etais pas venu, dit-elle, je n'aurais jamais ose descendre.
+
+On entendit aussitot Roland qui criait dans l'escalier:
+
+--On ne mange donc point aujourd'hui, nom d'un chien!
+
+On ne repondit pas, et il hurla:
+
+--Josephine, nom de Dieu! qu'est-ce que vous faites?
+
+La voix de la bonne sortit des profondeurs du sous-sol:
+
+--V'la, M'sieu, que qui faut?
+
+--Ou est Madame?
+
+--Madame est en haut avec M'sieu Jean!
+
+Alors il vocifera en levant la tete vers l'etage superieur:
+
+--Louise?
+
+Mme Roland entr'ouvrit la porte et repondit:
+
+--Quoi? mon ami.
+
+--On ne mange donc pas, nom d'un chien!
+
+--Voila, mon ami, nous venons. Et elle descendit, suivie de Jean.
+
+Roland s'ecria en apercevant le jeune homme:
+
+--Tiens, te voila, toi! Tu t'embetes deja dans ton logis.
+
+--Non, pere, mais j'avais a causer avec maman ce matin.
+
+Jean s'avanca, la main ouverte, et quand il sentit se refermer sur
+ses doigts l'etreinte paternelle du vieillard, une emotion bizarre et
+imprevue le crispa, l'emotion des separations et des adieux sans espoir
+de retour.
+
+Mme Roland demanda:
+
+--Pierre n'est pas arrive?
+
+Son mari haussa les epaules:
+
+--Non, mais tant pis, il est toujours en retard. Commencons sans lui.
+
+Elle se tourna vers Jean:
+
+--Tu devrais aller le chercher, mon enfant; ca le blesse quand on ne
+l'attend pas.
+
+--Oui, maman, j'y vais. Et le jeune homme sortit.
+
+Il monta l'escalier, avec la resolution fievreuse d'un craintif qui va
+se battre.
+
+Quand il eut heurte la porte, Pierre repondit:
+
+--Entrez.
+
+Il entra.
+
+L'autre ecrivait, penche sur sa table.
+
+--Bonjour, dit Jean.
+
+Pierre se leva.
+
+--Bonjour.
+
+Et ils se tendirent la main comme si rien ne s'etait passe.
+
+--Tu ne descends pas dejeuner?
+
+--Mais ... c'est que ... j'ai beaucoup a travailler.
+
+La voix de l'aine tremblait, et son oeil anxieux demandait au cadet ce
+qu'il allait faire.
+
+--On t'attend.
+
+--Ah! est-ce que ... est-ce que notre mere est en bas? ...
+
+--Oui. c'est meme elle qui m'a envoye te chercher.
+
+--Ah! alors ... je descends.
+
+Devant la porte de la salle il hesita a se montrer le premier; puis il
+l'ouvrit d'un geste saccade, et il apercut son pere et sa mere assis a
+table, face a face.
+
+Il s'approcha d'elle d'abord sans lever les yeux, sans prononcer un mot,
+et s'etant penche il lui tendit son front a baiser comme il faisait
+depuis quelque temps, au lieu de l'embrasser sur les joues comme jadis.
+Il devina qu'elle approchait sa bouche, mais il ne sentit point les
+levres sur sa peau, et il se redressa, le coeur battant, apres ce
+simulacre de caresse.
+
+Il se demandait: "Que se sont-ils dit, apres mon depart?"
+
+Jean repetait avec tendresse "mere" et "chere maman", prenait soin
+d'elle, la servait et lui versait a boire. Pierre alors comprit qu'ils
+avaient pleure ensemble, mais il ne put penetrer leur pensee! Jean
+croyait-il sa mere coupable ou son frere un miserable?
+
+Et tous les reproches qu'il s'etait faits d'avoir dit l'horrible chose
+l'assaillirent de nouveau, lui serrant la gorge et lui fermant la
+bouche, l'empechant de manger et de parler.
+
+Il etait envahi maintenant par un besoin de fuir intolerable, de quitter
+cette maison qui n'etait plus sienne, ces gens qui ne tenaient plus
+a lui que par d'imperceptibles liens. Et il aurait voulu partir sur
+l'heure, n'importe ou, sentant que c'etait fini, qu'il ne pouvait plus
+rester pres d'eux, qu'il les torturerait toujours malgre lui, rien
+que par sa presence, et qu'ils lui feraient souffrir sans cesse un
+insoutenable supplice.
+
+Jean parlait, causait avec Roland. Pierre n'ecoutant pas, n'entendait
+point. Il crut sentir cependant une intention dans la voix de son frere
+et prit garde au sens des paroles.
+
+Jean disait:
+
+--Ce sera, parait-il, le plus beau batiment de leur flotte On parle
+de six mille cinq cents tonneaux. Il fera son premier voyage le mois
+prochain.
+
+Roland s'etonnait:
+
+--Deja! Je croyais qu'il ne serait pas en etat de prendre la mer cet
+ete.
+
+--Pardon; on a pousse les travaux avec ardeur pour que la premiere
+traversee ait lieu avant l'automne. J'ai passe ce matin aux bureaux de
+la Compagnie et j'ai cause avec un des administrateurs.
+
+--Ah! ah! lequel?
+
+--M. Marchand, l'ami particulier du president du conseil
+d'administration.
+
+--Tiens, tu le connais?
+
+--Oui. Et puis j'avais un petit service a lui demander.
+
+--Ah! alors tu me feras visiter en grand detail la _Lorraine_ des
+qu'elle entrera dans le port, n'est-ce pas?
+
+--Certainement, c'est tres facile!
+
+Jean paraissait hesiter, chercher ses phrases, poursuivre une
+introuvable transition. Il reprit:--En somme, c'est une vie tres
+acceptable qu'on mene sur ces grands transatlantiques. On passe plus de
+la moitie des mois a terre dans deux villes superbes, New-York et le
+Havre, et le reste en mer avec des gens charmants. On peut meme faire
+la des connaissances tres agreables et tres utiles pour plus tard, oui,
+tres utiles, parmi les passagers. Songe que le capitaine, avec les
+economies sur le charbon, peut arriver a vingt-cinq mille francs par an,
+sinon plus ...
+
+Roland fit un "bigre!" suivi d'un sifflement, qui temoignaient d'un
+profond respect pour la somme et pour le capitaine.
+
+Jean reprit:
+
+--Le commissaire de bord peut atteindre dix mille, et le medecin a
+cinq mille de traitement fixe, avec logement, nourriture, eclairage,
+chauffage, service, etc., etc. Ce qui equivaut a dix mille au moins,
+c'est tres beau.
+
+Pierre, qui avait leve les yeux, rencontra ceux de son frere, et le
+comprit.
+
+Alors, apres une hesitation, il demanda:
+
+--Est-ce tres difficile a obtenir, les places de medecin sur un
+transatlantique?
+
+--Oui et non. Tout depend des circonstances et des protections.
+
+Il y eut un long silence, puis le docteur reprit:
+
+--C'est le mois prochain que part la _Lorraine_?
+
+--Oui, le sept. Et ils se turent.
+
+Pierre songeait. Certes ce serait une solution s'il pouvait s'embarquer
+comme medecin sur ce paquebot. Plus tard on verrait; il le quitterait
+peut-etre. En attendant il y gagnerait sa vie sans demander rien a sa
+famille. Il avait du, l'avant-veille, vendre sa montre, car maintenant
+il ne tendait plus la main devant sa mere! Il n'avait donc aucune
+ressource, hors celle-la, aucun moyen de manger d'autre pain que le pain
+de la maison inhabitable, de dormir dans un autre lit, sous un autre
+toit. Il dit alors, en hesitant un peu:
+
+--Si je pouvais, je partirais volontiers la-dessus, moi.
+
+Jean demanda:
+
+--Pourquoi ne pourrais-tu pas?
+
+--Parce que je ne connais personne a la Compagnie transatlantique.
+
+Roland demeurait stupefait:
+
+--Et tous tes beaux projets de reussite, que deviennent-ils?
+
+Pierre murmura:
+
+--Il y a des jours ou il faut savoir tout sacrifier, et renoncer aux
+meilleurs espoirs. D'ailleurs, ce n'est qu'un debut, un moyen d'amasser
+quelques milliers de francs pour m'etablir ensuite.
+
+Son pere, aussitot, fut convaincu:
+
+--Ca, c'est vrai. En deux ans tu peux mettre de cote six ou sept mille
+francs, qui bien employes te meneront loin. Qu'en penses-tu, Louise?
+
+Elle repondit d'une voix basse, presque inintelligible:
+
+--Je pense que Pierre a raison.
+
+Roland s'ecria:
+
+--Mais je vais en parler a M. Poulin, que je connais beaucoup! Il
+est juge au tribunal de commerce et il s'occupe des affaires de la
+Compagnie. J'ai aussi M. Lenient, l'armateur, qui est intime avec un des
+vice-presidents.
+
+Jean demandait a son frere:
+
+--Veux-tu que je tate aujourd'hui meme M. Marchand?
+
+--Oui, je veux bien.
+
+Pierre reprit, apres avoir songe quelques instants:
+
+--Le meilleur moyen serait peut-etre encore d'ecrire a mes maitres de
+l'Ecole de medecine qui m'avaient en grande estime. On embarque souvent
+sur ces bateaux-la des sujets mediocres. Des lettres tres chaudes des
+professeurs Mas-Roussel, Remusot, Flache et Borriquel enleveraient la
+chose en une heure mieux que toutes les recommandations douteuses. Il
+suffirait de faire presenter ces lettres par ton ami M. Marchand au
+conseil d'administration.
+
+Jean approuvait tout a fait:
+
+--Ton idee est excellente, excellente!
+
+Et il souriait, rassure, presque content, sur du succes, etant incapable
+de s'affliger longtemps.
+
+--Tu vas leur ecrire aujourd'hui meme, dit-il.
+
+--Tout a l'heure, tout de suite. J'y vais. Je ne prendrai pas de cafe ce
+matin, je suis trop nerveux.
+
+Il se leva et sortit.
+
+Alors Jean se tourna vers sa mere:
+
+--Toi, maman, qu'est-ce que tu fais?
+
+--Rien ... Je ne sais pas.
+
+--Veux-tu venir avec moi jusque chez Mme Rosemilly?
+
+--Mais ... oui ... oui ...
+
+--Tu sais ... il est indispensable que j'y aille aujourd'hui.
+
+--Oui ... oui ... C'est vrai.
+
+--Pourquoi ca, indispensable?--demanda Roland, habitue d'ailleurs a ne
+jamais comprendre ce qu'on disait devant lui.
+
+--Parce que je lui ai promis d'y aller.
+
+--Ah! tres bien. C'est different, alors.
+
+Et il se mit a bourrer sa pipe, tandis que la mere et le fils montaient
+l'escalier pour prendre leurs chapeaux.
+
+Quand ils furent dans la rue, Jean lui demanda:
+
+--Veux-tu mon bras, maman?
+
+Il ne le lui offrait jamais, car ils avaient l'habitude de marcher cote
+a cote. Elle accepta et s'appuya sur lui.
+
+Ils ne parlerent point pendant quelque temps, puis il lui dit:
+
+--Tu vois que Pierre consent parfaitement a s'en aller.
+
+Elle murmura:
+
+--Le pauvre garcon!
+
+--Pourquoi ca, le pauvre garcon? Il ne sera pas malheureux du tout sur
+la _Lorraine_.
+
+--Non ... je sais bien, mais je pense a tant de choses.
+
+Longtemps elle songea, la tete baissee, marchant du meme pas que son
+fils, puis avec cette voix bizarre qu'on prend par moments pour conclure
+une longue et secrete pensee:
+
+--C'est vilain, la vie! Si on y trouve une fois un peu de douceur, on
+est coupable de s'y abandonner et on le paye bien cher plus tard.
+
+Il dit, tres bas:
+
+--Ne parle plus de ca, maman.
+
+--Est-ce possible? j'y pense tout le temps.
+
+--Tu oublieras.
+
+Elle se tut encore, puis, avec un regret profond:
+
+--Ah! comme j'aurais pu etre heureuse en epousant un autre homme!
+
+A present, elle s'exasperait contre Roland, rejetant sur sa laideur, sur
+sa betise, sur sa gaucherie, sur la pesanteur de son esprit et l'aspect
+commun de sa personne toute la responsabilite de sa faute et de son
+malheur. C'etait a cela, a la vulgarite de cet homme, qu'elle devait de
+l'avoir trompe, d'avoir desespere un de ses fils et fait a l'autre la
+plus douloureuse confession dont put saigner le coeur d'une mere.
+
+Elle murmura: "C'est si affreux pour une jeune fille d'epouser un mari
+comme le mien." Jean ne repondait pas. Il pensait a celui dont il avait
+cru jusqu'ici etre le fils, et peut-etre la notion confuse qu'il portait
+depuis longtemps de la mediocrite paternelle, l'ironie constante de son
+frere, l'indifference dedaigneuse des autres et jusqu'au mepris de la
+bonne pour Roland avaient-ils prepare son ame a l'aveu terrible de sa
+mere. Il lui en coutait moins d'etre le fils d'un autre; et apres
+la grande secousse d'emotion de la veille, s'il n'avait pas eu le
+contre-coup de revolte, d'indignation et de colere redoute par Mme
+Roland, c'est que depuis bien longtemps il souffrait inconsciemment de
+se sentir l'enfant de ce lourdaud bonasse.
+
+Ils etaient arrives devant la maison de Mme Rosemilly.
+
+Elle habitait, sur la route de Sainte-Adresse, le deuxieme etage d'une
+grande construction qui lui appartenait. De ses fenetres on decouvrait
+toute la rade du Havre.
+
+En apercevant Mme Roland qui entrait la premiere, au lieu de lui tendre
+les mains comme toujours, elle ouvrit les bras et l'embrassa, car elle
+devinait l'intention de sa demarche.
+
+Le mobilier du salon, en velours frappe, etait toujours recouvert
+de housses. Les murs, tapisses de papier a fleurs, portaient
+quatre gravures achetees par le premier mari, le capitaine. Elles
+representaient des scenes maritimes et sentimentales. On voyait sur la
+premiere la femme d'un pecheur agitant un mouchoir sur une cote, tandis
+que disparait a l'horizon la voile, qui emporte son homme. Sur la
+seconde, la meme femme, a genoux sur la meme cote, se tord les bras en
+regardant au loin, sous un ciel plein d'eclairs, sur une mer de vagues
+invraisemblables, la barque de l'epoux qui va sombrer.
+
+Les deux autres gravures representaient des scenes analogues dans une
+classe superieure de la societe.
+
+Une jeune femme blonde reve, accoudee sur le bordage d'un grand paquebot
+qui s'en va. Elle regarde la cote deja lointaine d'un oeil mouille de
+larmes et de regrets.
+
+Qui a-t-elle laisse derriere elle?
+
+Puis, la meme jeune femme assise pres d'une fenetre ouverte sur l'Ocean
+est evanouie dans un fauteuil. Une lettre vient de tomber de ses genoux
+sur le tapis.
+
+Il est donc mort, quel desespoir!
+
+Les visiteurs, generalement, etaient emus et seduits par la tristesse
+banale de ces sujets transparents et poetiques. On comprenait tout de
+suite, sans explication, et sans recherche, et on plaignait les pauvres
+femmes, bien qu'on ne sut pas au juste la nature du chagrin de la plus
+distinguee. Mais ce doute meme aidait a la reverie. Elle avait du perdre
+son fiance! L'oeil, des l'entree, etait attire invinciblement vers ces
+quatre sujets et retenu comme par une fascination. Il ne s'en ecartait
+que pour y revenir toujours, et toujours contempler les quatre
+expressions des deux femmes qui se ressemblaient comme deux soeurs. Il
+se degageait surtout du dessin net, bien fini, soigne distingue a la
+facon, d'une gravure de mode, ainsi que du cadre bien luisant, une
+sensation de proprete et de rectitude qu'accentuait encore le reste de
+l'ameublement.
+
+Les sieges demeuraient ranges suivant un ordre invariable, les uns
+contre la muraille, les autres autour du gueridon. Les rideaux blancs,
+immacules, avaient des plis si droits et si reguliers qu'on avait envie
+de les friper un peu; et jamais un grain de poussiere ne ternissait le
+globe ou la pendule doree, de style Empire, une mappemonde portee par
+Atlas agenouille, semblait murir comme un melon d'appartement.
+
+Les deux femmes en s'asseyant modifierent un peu la place normale de
+leurs chaises.
+
+--Vous n'etes pas sortie aujourd'hui? demandait Mme Roland.
+
+--Non. Je vous avoue que je suis un peu fatiguee.
+
+Et elle rappela, comme pour en remercier Jean et sa mere, tout le
+plaisir qu'elle avait pris a cette excursion et a cette peche.
+
+--Vous savez, disait-elle, que j'ai mange ce matin mes salicoques. Elles
+etaient delicieuses. Si vous voulez, nous recommencerons un jour ou
+l'autre cette partie-la ...
+
+Le jeune homme l'interrompit:
+
+--Avant d'en commencer une seconde, si nous terminions la premiere?
+
+--Comment ca? Mais il me semble qu'elle est finie.
+
+--Oh! Madame, j'ai fait, de mon cote, dans ce rocher de Saint-Jouin, une
+peche que je veux aussi rapporter chez moi.
+
+Elle prit un air naif et malin:
+
+--Vous? Quoi donc? Qu'est-ce que vous avez trouve?
+
+--Une femme! Et nous venons, maman et moi, vous demander si elle n'a pas
+change d'avis ce matin.
+
+Elle se mit a sourire:
+
+--Non, Monsieur, je ne change jamais d'avis, moi.
+
+Ce fut lui qui lui tendit alors sa main toute grande, ou elle fit tomber
+la sienne d'un geste vif et resolu. Et il demanda:
+
+--Le plus tot possible, n'est-ce pas?
+
+--Quand vous voudrez.
+
+--Six semaines?
+
+--Je n'ai pas d'opinion. Qu'en pense ma future belle-mere?
+
+Mme Roland repondit avec un sourire un peu melancolique:
+
+--Oh! moi, je ne pense rien. Je vous remercie seulement d'avoir bien
+voulu Jean, car vous le rendrez tres heureux.
+
+--On fera ce qu'on pourra, maman.
+
+Un peu attendrie, pour la premiere fois, Mme Rosemilly se leva et,
+prenant a pleins bras Mme Roland, l'embrassa longtemps comme un enfant;
+et sous cette caresse nouvelle une emotion puissante gonfla le coeur
+malade de la pauvre femme. Elle n'aurait pu dire ce qu'elle eprouvait.
+C'etait triste et doux en meme temps. Elle avait perdu un fils, un grand
+fils, et on lui rendait a la place une fille, une grande fille.
+
+Quand elles se retrouverent face a face, sur leurs sieges, elles se
+prirent les mains, et resterent ainsi, se regardant et se souriant,
+tandis que Jean semblait presque oublie d'elles.
+
+Puis elles parlerent d'un tas de choses auxquelles il fallait songer
+pour ce prochain mariage, et quand tout fut decide, regle, Mme Rosemilly
+parut soudain se souvenir d'un detail et demanda:
+
+--Vous avez consulte M. Roland, n'est-ce pas?
+
+La meme rougeur couvrit soudain les joues de la mere et du fils. Ce fut
+la mere qui repondit:
+
+--Oh! non, c'est inutile!
+
+Puis elle hesita, sentant qu'une explication etait necessaire, et elle
+reprit:
+
+--Nous faisons tout sans lui rien dire. Il suffit de lui annoncer ce que
+nous avons decide.
+
+Mme Rosemilly, nullement surprise, souriait, jugeant cela bien naturel,
+car le bonhomme comptait si peu.
+
+Quand Mme Roland se retrouva dans la rue avec son fils:
+
+--Si nous allions chez toi, dit-elle. Je voudrais bien me reposer.
+
+Elle se sentait sans abri, sans refuge, ayant l'epouvante de sa maison.
+
+Ils entrerent chez Jean.
+
+Des qu'elle sentit la porte fermee derriere elle, elle poussa un gros
+soupir comme si cette serrure l'avait mise en surete; puis, au lieu de
+se reposer, comme elle l'avait dit, elle commenca a ouvrir les
+armoires, a verifier les piles de linge, le nombre des mouchoirs et
+des chaussettes. Elle changeait l'ordre etabli pour chercher des
+arrangements plus harmonieux, qui plaisaient davantage a son oeil de
+menagere; et quand elle eut dispose les choses a son gre, aligne les
+serviettes, les calecons et les chemises sur leurs tablettes speciales,
+divise tout le linge en trois classes principales, linge de corps, linge
+de maison et linge de table, elle se recula pour contempler son oeuvre,
+et elle dit:
+
+--Jean, viens donc voir comme c'est joli.
+
+Il se leva et admira pour lui faire plaisir.
+
+Soudain, comme il s'etait rassis, elle s'approcha de son fauteuil a pas
+legers, par derriere, et, lui enlacant le cou de son bras droit, elle
+l'embrassa en posant sur la cheminee un petit objet enveloppe dans un
+papier blanc, qu'elle tenait de l'autre main.
+
+Il demanda:
+
+--Qu'est-ce que c'est?
+
+Comme elle ne repondait pas, il comprit, en reconnaissant la forme du
+cadre:
+
+--Donne! dit-il.
+
+Mais elle feignit de ne pas entendre, et retourna vers ses armoires.
+Il se leva, prit vivement cette relique douloureuse et, traversant
+l'appartement, alla l'enfermer a double tour, dans le tiroir de son
+bureau. Alors elle essuya du bout de ses doigts une larme au bord de ses
+yeux, puis elle dit, d'une voix un peu chevrotante:
+
+--Maintenant, je vais voir si ta nouvelle bonne tient bien ta cuisine.
+Comme elle est sortie en ce moment, je pourrai tout inspecter pour me
+rendre compte.
+
+
+
+IX
+
+
+Les lettres de recommandation des professeurs Mas-Roussel, Remusot,
+Flache et Borriquel, ecrites dans les termes les plus flatteurs pour le
+Mme Pierre Roland, leur eleve, avaient ete soumises par M. Marchand au
+conseil de la Compagnie transatlantique, appuyees par MM. Poulin, juge
+au tribunal de commerce, Lenient, gros armateur, et Marival, adjoint au
+maire du Havre, ami particulier du capitaine Beausire.
+
+Il se trouvait que le medecin de la _Lorraine_ n'etait pas encore
+designe, et Pierre eut la chance d'etre nomme en quelques jours.
+
+Le pli qui l'en prevenait lui fut remis par la bonne Josephine, un
+matin, comme il finissait sa toilette.
+
+Sa premiere emotion fut celle du condamne a mort a qui on annonce sa
+peine commuee; et il sentit immediatement sa souffrance adoucie un peu
+par la pensee de ce depart et de cette vie calme, toujours bercee par
+l'eau qui roule, toujours errante, toujours fuyante.
+
+Il vivait maintenant dans la maison paternelle en etranger muet et
+reserve. Depuis le soir ou il avait laisse s'echapper devant son frere
+l'infame secret decouvert par lui, il sentait qu'il avait brise les
+dernieres attaches avec les siens. Un remords le harcelait d'avoir
+dit cette chose a Jean. Il se jugeait odieux, malpropre, mechant, et
+cependant il etait soulage d'avoir parle.
+
+Jamais il ne rencontrait plus le regard de sa mere ou le regard de son
+frere. Leurs yeux pour s'eviter avaient pris une mobilite surprenante
+et des ruses d'ennemis qui redoutent de se croiser. Toujours il se
+demandait: "Qu'a-t-elle pu dire a Jean? A-t-elle avoue ou a-t-elle nie?
+Que croit mon frere? Que pense-t-il d'elle, que pense-t-il de moi?" Il
+ne devinait pas et s'en exasperait. Il ne leur parlait presque plus
+d'ailleurs, sauf devant Roland, afin d'eviter ses questions.
+
+Quand il eut recu la lettre lui annoncant sa nomination, il la presenta,
+le jour meme, a sa famille. Son pere, qui avait une grande tendance a se
+rejouir de tout, battit des mains. Jean repondit d'un ton serieux, mais
+l'ame pleine de joie:
+
+--Je te felicite de tout mon coeur, car je sais qu'il y avait
+beaucoup de concurrents. Tu dois cela certainement aux lettres de tes
+professeurs.
+
+Et sa mere baissa la tete en murmurant:
+
+--Je suis bien heureuse que tu aies reussi.
+
+Il alla, apres le dejeuner, aux bureaux de la Compagnie, afin de se
+renseigner sur mille choses; et il demanda le nom du medecin de la
+_Picardie_ qui devait partir le lendemain, pour s'informer pres de
+lui de tous les details de sa vie nouvelle et des particularites qu'il y
+devait rencontrer.
+
+Le Mme Pirette etant a bord, il s'y rendit, et il fut recu dans une
+petite chambre de paquebot par un jeune homme a barbe blonde qui
+ressemblait a son frere. Ils causerent longtemps.
+
+On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense batiment une
+grande agitation confuse et continue, ou la chute des marchandises
+entassees dans les cales se melait aux pas, aux voix, au mouvement des
+machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaitres et a la
+rumeur des chaines trainees ou enroulees sur les treuils par l'haleine
+rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros
+navire.
+
+Mais lorsque Pierre eut quitte son collegue et se retrouva dans la rue,
+une tristesse nouvelle s'abattit sur lui, et l'enveloppa comme ces
+brumes qui courent sur la mer, venues du bout du monde et qui portent
+dans leur epaisseur insaisissable quelque chose de mysterieux et d'impur
+comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes et lointaines.
+
+En ses heures de plus grande souffrance il ne s'etait jamais senti
+plonge ainsi dans un cloaque de misere. C'est que la derniere dechirure
+etait faite; il ne tenait plus a rien. En arrachant de son coeur les
+racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas eprouve encore cette
+detresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.
+
+Ce n'etait plus une douleur morale et torturante, mais l'affolement
+d'une bete sans abri, une angoisse materielle d'etre errant qui n'a plus
+de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales
+du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant
+dans cette chambrette balancee sur les vagues, la chair de l'homme qui
+a toujours dormi dans un lit immobile et tranquille s'etait revoltee
+contre l'insecurite de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle
+s'etait sentie protegee, cette chair, par le mur solide enfonce dans la
+terre qui le tient, et par la certitude du repos a la meme place, sous
+le toit qui resiste au vent. Maintenant, tout ce qu'on aime braver
+dans la chaleur du logis ferme deviendrait un danger et une constante
+souffrance.
+
+Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui gronde et
+engloutit. Plus d'espace autour de soi, pour se promener, courir, se
+perdre par les chemins, mais quelques metres de planches pour marcher
+comme un condamne au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de
+jardins, de rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans
+cesse il sentirait remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il
+faudrait s'appuyer aux cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner
+aux bords de la couchette etroite pour ne point rouler par terre. Les
+jours de calme il entendrait la trepidation ronflante de l'helice et
+sentirait fuir ce bateau qui le porte, d'une fuite continue, reguliere,
+exasperante.
+
+Et il se trouvait condamne a cette vie de forcat vagabond, uniquement
+parce que sa mere s'etait livree aux caresses d'un homme.
+
+Il allait devant lui, defaillant a present sous la melancolie desolee
+des gens qui vont s'expatrier.
+
+Il ne se sentait plus au coeur ce mepris hautain, cette haine
+dedaigneuse pour les inconnus qui passent, mais une triste envie de leur
+parler, de leur dire qu'il allait quitter la France, d'etre ecoute et
+console. C'etait, au fond de lui, un besoin honteux de pauvre qui va
+tendre la main, un besoin timide et fort de sentir quelqu'un souffrir de
+son depart.
+
+Il songea a Marowsko. Seul le vieux Polonais l'aimait assez pour
+ressentir une vraie et poignante emotion; et le docteur se decida tout
+de suite a l'aller voir.
+
+Quand il entra dans la boutique, le pharmacien, qui pilait des poudres
+au fond d'un mortier de marbre, eut un petit tressaillement et quitta sa
+besogne:
+
+--On ne vous apercoit plus jamais? dit-il.
+
+Le jeune homme expliqua qu'il avait eu a entreprendre des demarches
+nombreuses, sans en devoiler le motif, et il s'assit en demandant:
+
+--Eh bien! les affaires vont-elles?
+
+Elles n'allaient pas, les affaires. La concurrence etait terrible, le
+malade rare et pauvre dans ce quartier travailleur. On n'y pouvait
+vendre que des medicaments a bon marche; et les medecins n'y ordonnaient
+point ces remedes rares et compliques sur lesquels on gagne cinq cents
+pour cent. Le bonhomme conclut:
+
+--Si ca dure encore trois mois comme ca, il faudra fermer boutique. Si
+je ne comptais pas sur vous, mon bon docteur, je me serais deja mis a
+cirer des bottes.
+
+Pierre sentit son coeur se serrer, et il se decida brusquement a porter
+le coup, puisqu'il le fallait:
+
+--Oh! moi... moi... je ne pourrai plus vous etre d'aucun secours. Je
+quitte le Havre au commencement du mois prochain.
+
+Marowsko ota ses lunettes, tant son emotion fut vive:
+
+--Vous... vous... qu'est-ce que vous dites la?
+
+--Je dis que je m'en vais, mon pauvre ami.
+
+Le vieux demeurait atterre, sentant crouler son dernier espoir, et il se
+revolta soudain contre cet homme qu'il avait suivi, qu'il aimait, en qui
+il avait eu tant de confiance, et qui l'abandonnait ainsi.
+
+Il bredouilla:
+
+--Mais vous n'allez pas me trahir a votre tour, vous?
+
+Pierre se sentait tellement attendri qu'il avait envie de l'embrasser:
+
+--Mais je ne vous trahis pas. Je n'ai point trouve a me caser ici et je
+pars comme medecin sur un paquebot transatlantique.
+
+--Oh! monsieur Pierre! Vous m'aviez si bien promis de m'aider a vivre!
+
+--Que voulez-vous! Il faut que je vive moi-meme. Je n'ai pas un sou de
+fortune.
+
+Marowsko repetait:
+
+--C'est mal, c'est mal, ce que vous faites. Je n'ai plus qu'a mourir de
+faim, moi. A mon age, c'est fini. C'est mal. Vous abandonnez un pauvre
+vieux qui est venu pour vous suivre. C'est mal.
+
+Pierre voulait s'expliquer, protester, donner ses raisons, prouver qu'il
+n'avait pu faire autrement; le Polonais n'ecoutait point, revolte de
+cette desertion, et il finit par dire, faisant allusion sans doute a des
+evenements politiques:
+
+--Vous autres Francais, vous ne tenez pas vos promesses.
+
+Alors Pierre se leva, froisse a son tour, et le prenant d'un peu haut:
+
+--Vous etes injuste, pere Marowsko. Pour se decider a ce que j'ai fait,
+il faut de puissants motifs; et vous devriez le comprendre. Au revoir.
+J'espere que je vous retrouverai plus raisonnable.
+
+Et il sortit.
+
+--Allons, pensait-il, personne n'aura pour moi un regret sincere.
+
+Sa pensee cherchait, allant a tous ceux qu'il connaissait, ou qu'il
+avait connus, et elle retrouva, au milieu de tous les visages defilant
+dans son souvenir, celui de la fille de brasserie qui lui avait fait
+soupconner sa mere.
+
+Il hesita, gardant contre elle une rancune instinctive, puis soudain,
+se decidant, il pensa: "Elle avait raison, apres tout." Et il s'orienta
+pour retrouver sa rue.
+
+La brasserie etait, par hasard, remplie de monde et remplie aussi de
+fumee. Les consommateurs, bourgeois et ouvriers, car c'etait un jour
+de fete, appelaient, riaient, criaient, et le patron lui-meme servait,
+courant de table en table, emportant des bocks vides et les rapportant
+pleins de mousse.
+
+Quand Pierre eut trouve une place, non loin du comptoir, il attendit,
+esperant que la bonne le verrait et le reconnaitrait.
+
+Mais elle passait et repassait devant lui, sans un coup d'oeil, trottant
+menu sous ses jupes avec un petit dandinement gentil.
+
+Il finit par frapper la table d'une piece d'argent. Elle accourut:
+
+--Que desirez-vous, Monsieur?
+
+Elle ne le regardait pas, l'esprit perdu dans le calcul des
+consommations servies.
+
+--Eh bien! fit-il, c'est comme ca qu'on dit bonjour a ses amis?
+
+Elle fixa ses yeux sur lui, et d'une voix pressee:
+
+--Ah! c'est vous. Vous allez bien. Mais je n'ai pas le temps
+aujourd'hui. C'est un bock que vous voulez?
+
+--Oui, un bock.
+
+Quand elle l'apporta, il reprit:
+
+--Je viens te faire mes adieux. Je pars.
+
+Elle repondit avec indifference:
+
+--Ah bah! Ou allez-vous?
+
+--En Amerique.
+
+--On dit que c'est un beau pays.
+
+Et rien de plus. Vraiment il fallait etre bien malavise pour lui parler
+ce jour-la. Il y avait trop de monde au cafe!
+
+Et Pierre s'en alla vers la mer. En arrivant sur la jetee il vit la
+_Perle_ qui rentrait portant son pere et le capitaine Beausire. Le
+matelot Papagris ramait; et les deux hommes, assis a l'arriere, fumaient
+leur pipe avec un air de parfait bonheur. Le docteur songea en les
+voyant passer: "Bienheureux les simples d'esprit."
+
+Et il s'assit sur un des bancs du brise-lames pour tacher de s'engourdir
+dans une somnolence de brute.
+
+Quand il rentra, le soir, a la maison, sa mere lui dit, sans oser lever
+les yeux sur lui:
+
+--Il va te falloir un tas d'affaires pour partir, et je suis un peu
+embarrassee. Je t'ai commande tantot ton linge de corps et j'ai passe
+chez le tailleur pour les habits; mais n'as-tu besoin de rien autre, de
+choses que je ne connais pas, peut-etre?
+
+Il ouvrit la bouche pour dire: "Non, de rien." Mais il songea qu'il lui
+fallait au moins accepter de quoi se vetir decemment, et ce fut d'un ton
+tres calme qu'il repondit:
+
+--Je ne sais pas encore, moi; je m'informerai a la Compagnie.
+
+Il s'informa, et on lui remit la liste des objets indispensables. Sa
+mere, en la recevant de ses mains, le regarda pour la premiere fois
+depuis bien longtemps, et elle avait au fond des yeux l'expression si
+humble, si douce, si triste, si suppliante des pauvres chiens battus qui
+demandent grace.
+
+Le 1er octobre, la _Lorraine_, venant de Saint-Nazaire, entra au
+port du Havre, pour en repartir le 7 du meme mois a destination de
+New-York; et Pierre Roland dut prendre possession de la petite cabine
+flottante ou serait desormais emprisonnee sa vie.
+
+Le lendemain, comme il sortait, il rencontra dans l'escalier sa mere qui
+l'attendait et qui murmura d'une voix a peine intelligible.
+
+--Tu ne veux pas que je t'aide a t'installer sur ce bateau?
+
+--Non, merci, tout est fini.
+
+Elle murmura:
+
+--Je desire tant voir ta chambrette.
+
+--Ce n'est pas la peine. C'est tres laid et tres petit.
+
+Il passa, la laissant atterree, appuyee au mur, et la face bleme.
+
+Or Roland, qui visita la _Lorraine_ ce jour-la meme, ne parla
+pendant le diner que de ce magnifique navire et s'etonna beaucoup que
+sa femme n'eut aucune envie de le connaitre puisque leur fils allait
+s'embarquer dessus.
+
+Pierre ne vecut guere dans sa famille pendant les jours qui suivirent.
+Il etait nerveux, irritable, dur, et sa parole brutale semblait fouetter
+tout le monde. Mais la veille de son depart il parut soudain tres
+change, tres adouci. Il demanda, au moment d'embrasser ses parents avant
+d'aller coucher a bord pour la premiere fois:
+
+--Vous viendrez me dire adieu, demain sur le bateau?
+
+Roland s'ecria:
+
+--Mais oui, mais oui, parbleu. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Mais certainement, dit-elle tout bas.
+
+Pierre reprit:
+
+--Nous partons a onze heures juste. Il faut etre la-bas a neuf heures et
+demie au plus tard.
+
+--Tiens! s'ecria son pere, une idee. En te quittant nous courrons bien
+vite nous embarquer sur la _Perle_ afin de t'attendre hors des
+jetees et de te voir encore une fois. N'est-ce pas, Louise?
+
+--Oui, certainement.
+
+Roland reprit:
+
+--De cette facon, tu ne nous confondras pas avec la foule qui encombre
+le mole quand partent les transatlantiques. On ne peut jamais
+reconnaitre les siens dans le tas. Ca te va?
+
+--Mais oui, ca me va. C'est entendu.
+
+Une heure plus tard il etait etendu dans son petit lit marin, etroit et
+long comme un cercueil. Il y resta longtemps, les yeux ouverts, songeant
+a tout ce qui s'etait passe depuis deux mois dans sa vie, et surtout
+dans son ame. A force d'avoir souffert et fait souffrir les autres,
+sa douleur agressive et vengeresse s'etait fatiguee, comme une lame
+emoussee. Il n'avait presque plus le courage d'en vouloir a quelqu'un
+et de quoi que ce fut, et il laissait aller sa revolte a vau-l'eau a la
+facon de son existence. Il se sentait tellement las de lutter, las
+de frapper, las de detester, las de tout, qu'il n'en pouvait plus et
+tachait d'engourdir son coeur dans l'oubli, comme on tombe dans le
+sommeil. Il entendait vaguement autour de lui les bruits nouveaux du
+navire, bruits legers, a peine perceptibles en cette nuit calme du port;
+et de sa blessure jusque-la si cruelle il ne sentait plus aussi que les
+tiraillements douloureux des plaies qui se cicatrisent.
+
+Il avait dormi profondement quand le mouvement des matelots le tira de
+son repos. Il faisait jour, le train de maree arrivait au quai amenant
+les voyageurs de Paris.
+
+Alors il erra sur le navire au milieu de ces gens affaires, inquiets,
+cherchant leurs cabines, s'appelant, se questionnant et se repondant au
+hasard, dans l'effarement du voyage commence. Apres qu'il eut salue le
+capitaine et serre la main de son compagnon le commissaire du bord, il
+entra dans le salon ou quelques Anglais sommeillaient deja dans les
+coins. La grande piece aux murs de marbre blanc encadres de filets d'or
+prolongeait indefiniment dans les glaces la perspective de ses longues
+tables flanquees de deux lignes illimitees de sieges tournants, en
+velours grenat. C'etait bien la le vaste hall flottant et cosmopolite ou
+devaient manger en commun les gens riches de tous les continents. Son
+luxe opulent etait celui des grands hotels, des theatres, des
+lieux publics, le luxe imposant et banal qui satisfait l'oeil des
+millionnaires. Le docteur allait passer dans la partie du navire
+reservee a la seconde classe, quand il se souvint qu'on avait embarque
+la veille au soir un grand troupeau d'emigrants, et il descendit dans
+l'entrepont. En y penetrant, il fut saisi par une odeur nauseabonde
+d'humanite pauvre et malpropre, puanteur de chair nue plus ecoeurante
+que celle du poil ou de la laine des betes. Alors, dans une sorte de
+souterrain obscur et bas, pareil aux galeries des mines, Pierre apercut
+des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants etendus sur des planches
+superposees ou grouillant par tas sur le sol. Il ne distinguait point
+les visages mais voyait vaguement cette foule sordide en haillons, cette
+foule de miserables vaincus par la vie, epuises, ecrases, partant avec
+une femme maigre et des enfants extenues pour une terre inconnue, ou ils
+esperaient ne point mourir de faim, peut-etre.
+
+Et songeant au travail passe, au travail perdu, aux efforts steriles, a
+la lutte acharnee, reprise chaque jour en vain, a l'energie depensee
+par ces gueux, qui allaient recommencer encore, sans savoir ou, cette
+existence d'abominable misere, le docteur eut envie de leur crier: "Mais
+foutez-vous donc a l'eau avec vos femelles et vos petits!" Et son coeur
+fut tellement etreint par la pitie qu'il s'en alla, ne pouvant supporter
+leur vue.
+
+Son pere, sa mere, son frere et Mme Rosemilly l'attendaient deja dans sa
+cabine.
+
+--Si tot, dit-il.
+
+--Oui, repondit Mme Roland d'une voix tremblante, nous voulions avoir le
+temps de te voir un peu.
+
+Il la regarda. Elle etait en noir, comme si elle eut porte un deuil, et
+il s'apercut brusquement que ses cheveux, encore gris le mois dernier,
+devenaient tout blancs a present.
+
+Il eut grand'peine a faire asseoir les quatre personnes dans sa petite
+demeure, et il sauta sur son lit. Par la porte restee ouverte on voyait
+passer une foule nombreuse comme celle d'une rue un jour de fete, car
+tous les amis des embarques et une armee de simples curieux avaient
+envahi l'immense paquebot. On se promenait dans les couloirs, dans les
+salons, partout, et des tetes s'avancaient jusque dans la chambre tandis
+que des voix murmuraient au dehors: "C'est l'appartement du docteur."
+
+Alors Pierre poussa la porte; mais des qu'il se sentit enferme avec les
+siens, il eut envie de la rouvrir, car l'agitation du navire trompait
+leur gene et leur silence.
+
+Mme Rosemilly voulut enfin parler:
+
+--Il vient bien peu d'air par ces petites fenetres, dit-elle.
+
+--C'est un hublot, repondit Pierre.
+
+Il en montra l'epaisseur qui rendait le verre capable de resister aux
+chocs les plus violents, puis il expliqua longuement le systeme de
+fermeture. Roland a son tour demanda:
+
+--Tu as ici meme la pharmacie?
+
+Le docteur ouvrit une armoire et fit voir une bibliotheque de fioles qui
+portaient des noms latins sur des carres de papier blanc.
+
+Il en prit une pour enumerer les proprietes de la matiere qu'elle
+contenait, puis une seconde, puis une troisieme, et il fit un vrai cours
+de therapeutique qu'on semblait ecouter avec grande attention.
+
+Roland repetait en remuant la tete:
+
+--Est-ce interessant cela!
+
+On frappa doucement contre la porte.
+
+--Entrez! cria Pierre.
+
+Et le capitaine Beausire parut.
+
+Il dit, en tendant la main:
+
+--Je viens tard parce que je n'ai pas voulu gener vos epanchements.
+
+Il dut aussi s'asseoir sur le lit. Et le silence recommenca.
+
+Mais, tout a coup, le capitaine preta l'oreille. Des commandements lui
+parvenaient a travers la cloison, et il annonca:
+
+--Il est temps de nous en aller si nous voulons embarquer dans la
+_Perle_ pour vous voir encore a la sortie, et vous dire adieu en
+pleine mer.
+
+Roland pere y tenait beaucoup, afin d'impressionner les voyageurs de la
+_Lorraine_ sans doute, et il se leva avec empressement:
+
+--Allons, adieu, mon garcon.
+
+Il embrassa Pierre sur ses favoris, puis rouvrit la porte.
+
+Mme Roland ne bougeait point et demeurait les yeux baisses, tres pale.
+
+Sou mari lui toucha le bras:
+
+--Allons, depechons-nous, nous n'avons pas une minute a perdre.
+
+Elle se dressa, fit un pas vers son fils et lui tendit, l'une apres
+l'autre, deux joues de cire blanche, qu'il baisa sans dire un mot.
+Puis il serra la main de Mme Rosemilly, et celle de son frere en lui
+demandant:
+
+--A quand ton mariage?
+
+--Je ne sais pas encore au juste. Nous le ferons coincider avec un de
+tes voyages.
+
+Tout le monde enfin sortit de la chambre et remonta sur le pont encombre
+de public, de porteurs de paquets et de marins.
+
+La vapeur ronflait dans le ventre enorme du navire qui semblait fremir
+d'impatience.
+
+--Adieu, dit Roland toujours presse.
+
+--Adieu, repondit Pierre debout au bord d'un des petits ponts de bois
+qui faisaient communiquer la _Lorraine_ avec le quai.
+
+Il serra de nouveau toutes les mains et sa famille s'eloigna.
+
+--Vite, vite, en voiture! criait le pere.
+
+Un fiacre les attendait qui les conduisit a l'avant-port ou Papagris
+tenait la _Perle_ toute prete a prendre le large.
+
+Il n'y avait aucun souffle d'air; c'etait un de ces jours secs et calmes
+d'automne, ou la mer polie semble froide et dure comme de l'acier.
+
+Jean saisit un aviron, le matelot borda l'autre et ils se mirent a
+ramer. Sur le brise-lames, sur les jetees, jusque sur les parapets
+de granit, une foule innombrable, remuante et bruyante, attendait la
+_Lorraine_.
+
+La _Perle_ passa entre ces deux vagues humaines et fut bientot hors
+du mole.
+
+Le capitaine Beausire, assis entre les deux femmes, tenait la barre et
+il disait:
+
+--Vous allez voir que nous nous trouverons juste sur sa route, mais la,
+juste.
+
+Et les deux rameurs tiraient de toute leur force pour aller le plus loin
+possible. Tout a coup Roland s'ecria:
+
+--La voila. J'apercois sa mature et ses deux cheminees. Elle sort du
+bassin.
+
+--Hardi! les enfants, repetait Beausire.
+
+Mme Roland prit son mouchoir dans sa poche et le posa sur ses yeux.
+
+Roland etait debout, cramponne au mat; il annoncait:
+
+--En ce moment elle evolue dans l'avant-port... Elle ne bouge plus...
+Elle se remet en mouvement... Elle a du prendre son remorqueur... Elle
+marche... bravo!... Elle s'engage dans les jetees!... Entendez-vous la
+foule qui crie... bravo!... c'est le _Neptune_ qui la tire... je
+vois son avant maintenant... la voila, la voila... Nom de Dieu, quel
+bateau! Nom de Dieu! regardez donc!...
+
+Mme Rosemilly et Beausire se retournerent; les deux hommes cesserent de
+ramer; seule Mme Roland ne remua point.
+
+L'immense paquebot, traine par un puissant remorqueur qui avait l'air,
+devant lui, d'une chenille, sortait lentement et royalement du port.
+Et le peuple havrais masse sur les moles, sur la plage, aux fenetres,
+emporte soudain par un elan patriotique se mit a crier: "Vive la
+_Lorraine_!" acclamant et applaudissant ce depart magnifique, cet
+enfantement d'une grande ville maritime qui donnait a la mer sa plus
+belle fille.
+
+Mais Elle, des qu'elle eut franchi l'etroit passage enferme entre deux
+murs de granit, se sentant libre enfin, abandonna son remorqueur, et
+elle partit toute seule comme un enorme monstre courant sur l'eau.
+
+--La voila... la voila!... criait toujours Roland. Elle vient droit, sur
+nous.
+
+Et Beausire, radieux, repetait:
+
+--Qu'est-ce que je vous avais promis, hein? Est-ce que je connais leur
+route?
+
+Jean, tout bas, dit a sa mere:
+
+--Regarde, maman, elle approche.
+
+Et Mme Roland decouvrit ses yeux aveugles par les larmes.
+
+La _Lorraine_ arrivait, lancee a toute vitesse des sa sortie du
+port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquee,
+annonca:
+
+--Attention! M. Pierre est a l'arriere, tout seul, bien en vue.
+Attention!
+
+Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant,
+passait presque a toucher la _Perle_.
+
+Et Mme Roland, eperdue, affolee, tendit les bras vers lui, et elle vit
+son fils, son fils Pierre, coiffe de sa casquette galonnee, qui lui
+jetait a deux mains des baisers d'adieu.
+
+Mais il s'en allait, il fuyait, disparaissait, devenu deja tout petit,
+efface comme une tache imperceptible sur le gigantesque batiment. Elle
+s'efforcait de le reconnaitre encore et ne le distinguait plus.
+
+Jean lui avait pris la main:
+
+--Tu as vu? dit-il.
+
+--Oui, j'ai vu. Comme il est bon!
+
+Et on retourna vers la ville.
+
+--Cristi! ca va vite, declarait Roland avec une conviction enthousiaste.
+
+Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s'il eut
+fondu dans l'Ocean. Mme Roland tournee vers lui le regardait s'enfoncer
+a l'horizon vers une terre inconnue, a l'autre bout du monde. Sur ce
+bateau que rien ne pouvait arreter, sur ce bateau qu'elle n'apercevrait
+plus tout a l'heure, etait son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait
+que la moitie de son coeur s'en allait avec lui, il lui semblait aussi
+que sa vie etait finie, il lui semblait encore qu'elle ne reverrait
+jamais plus son enfant.
+
+--Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu'il sera de retour avant
+un mois?
+
+Elle balbutia:
+
+--Je ne sais pas. Je pleure parce que j'ai mal.
+
+Lorsqu'ils furent revenus a terre, Beausire les quitta tout de suite
+pour aller dejeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme
+Rosemilly, et Roland dit a sa femme:
+
+--Il a une belle tournure, tout de meme, notre Jean.
+
+--Oui, repondit la mere.
+
+Et comme elle avait l'ame trop troublee pour songer a ce qu'elle disait,
+elle ajouta:
+
+--Je suis bien heureuse qu'il epouse Mme Rosemilly.
+
+Le bonhomme fut stupefait:
+
+--Ah bah! Comment? Il va epouser Mme Rosemilly?
+
+--Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd'hui meme.
+
+--Tiens! tiens! Y a-t-il longtemps qu'il est question de cette
+affaire-la?
+
+--Oh! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait etre sur d'etre
+agree par elle avant de te consulter.
+
+Roland se frottait les mains:
+
+--Tres bien, tres bien. C'est parfait. Moi je l'approuve absolument.
+
+Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard Francois Ier,
+sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur
+la haute mer; mais elle ne vit plus rien qu'une petite fumee grise, si
+lointaine, si legere qu'elle avait l'air d'un peu de brume.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Pierre et Jean, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PIERRE ET JEAN ***
+
+***** This file should be named 11131.txt or 11131.zip *****
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+Produced by Miranda van de Heijning, Renald Levesque and PG Distributed
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+are filed in directories based on their release date. If you want to
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+search system you may utilize the following addresses and just
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+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
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new file mode 100644
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