diff options
Diffstat (limited to 'old/delph10.txt')
| -rw-r--r-- | old/delph10.txt | 29170 |
1 files changed, 29170 insertions, 0 deletions
diff --git a/old/delph10.txt b/old/delph10.txt new file mode 100644 index 0000000..e7cf168 --- /dev/null +++ b/old/delph10.txt @@ -0,0 +1,29170 @@ +The Project Gutenberg EBook of Delphine, by Madame de Stael + +Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the +copyright laws for your country before downloading or redistributing +this or any other Project Gutenberg eBook. + +This header should be the first thing seen when viewing this Project +Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the +header without written permission. + +Please read the "legal small print," and other information about the +eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is +important information about your specific rights and restrictions in +how the file may be used. You can also find out about how to make a +donation to Project Gutenberg, and how to get involved. + + +**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** + +**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** + +*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** + + +Title: Delphine + +Author: Madame de Stael + +Release Date: April, 2005 [EBook #7812] +[This file was first posted on May 19, 2003] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, DELPHINE *** + + + + +Carlo Traverso, Charles Franks, and the Online Distributed Proofreading team + + +This file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + +DELPHINE, + +PAR + +MME LA BARONNE DE STAËL; + + + + +ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE, + +TERMINÉE PAR UN NOUVEAU DÉNOUEMENT, +ET PRÉCÉDÉE DE RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE L'OUVRAGE. + +Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre. + +Mélanges, de Mme Necker. + + + +A PARIS, A STRASBOURG et à LONDRES, même Maison de commerce. + + +1820. + + + + + + +AVERTISSEMENT + +DE L'AUTEUR, + +POUR CETTE NOUVELLE ÉDITION. + + +Il y a plusieurs changemens dans cette édition, mais le plus important +de tous, c'est la conclusion, qui est entièrement nouvelle. Je me suis +rendue aux observations qui m'ont été faites sur le dénoûment qui +existoit d'abord. On m'a dit qu'il rappeloit les événemens de la +révolution, au milieu d'une situation tout idéale. On m'a dit que ce +dénoûment n'étoit pas l'effet immédiat des caractères, et qu'il ôtoit +au roman de _Delphine_ le mérite qu'il a peut-être de ne contenir que +des circonstances amenées par les sentimens, et qui ne peuvent être +considérées comme l'effet du hasard. Ces réflexions m'ont convaincue; +et quoiqu'il ne soit pas dans les usages de l'amour-propre de faire +une si grande concession à la critique, _Delphine_ est réimprimée dans +cette édition avec un dénoûment entièrement nouveau, et je prie les +écrivains anglois et allemands qui ont bien voulu traduire ce roman +dans leur langue, d'adopter, pour la traduction, le changement que +j'ai fait dans l'original. + +Cependant, comme je crois que l'ancien dénoûment de _Delphine_ avoit +un avantage, celui de retracer avec quelque force les circonstances +déchirantes qui accompagnent la mort de ceux qu'on fait périr pour des +opinions politiques, j'ai conservé ce morceau dans une anecdote +nouvelle intitulée _Charles et Pauline_ [Cette nouvelle ne s'est point +trouvée dans les manuscrits de ma mère; et j'ai même tout lieu de +croire qu'elle n'a jamais été achevée. (Note de l'Éditeur.)], qui se +trouve aussi dans cette édition; enfin j'y ai de plus ajouté quelques +réflexions sur le but moral de Delphine. + +QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE DELPHINE. + + +Ce n'est point une apologie de _Delphine_ que je veux écrire, il faut +qu'un livre se défende lui-même: on est souvent injuste pour les +personnes, on ne l'est jamais à la longue pour les ouvrages. La +calomnie défigure à son gré les opinions et les sentimens qui +composent l'existence privée d'une femme, et peut ainsi remplir +d'amertume une vie sans défense; mais les écrits étant aussi publics +que les critiques dont ils deviennent l'objet, le combat est moins +inégal; et je crois fermement que ni la bienveillance ni la haine +n'ont jamais fait le sort d'un ouvrage: le cercle de la faveur ou de +la défaveur est si petit, en comparaison de l'imposante impartialité +du temps et de la justice éclairée des hommes livrés à leurs +impressions naturelles! Mais il m'a semblé qu'en montrant le but que +je m'étois proposé dans _Delphine_, je pourrois présenter quelques +réflexions utiles sur la véritable moralité des actions humaines et +les jugemens que la société porte sur ces actions. Cette espérance m'a +déterminée à traiter ce sujet. + +C'est une question intéressante à se proposer que de savoir pourquoi +la société en général est infiniment plus sévère pour les fautes qui +tiennent à une trop grande indépendance de caractère, à des qualités +trop peu mesurées, à une âme trop susceptible d'enthousiasme, que pour +les torts de personnalité, de sécheresse et de dissimulation. Puisque +la société est ainsi, il faut en chercher la cause; et sans se perdre +en déclamations contre l'injustice des hommes, examiner par quelle +association d'idées ils sont conduits à un tel résultat. Chaque +individu pris séparément vous dira qu'il aime infiniment mieux +rencontrer un caractère tel que celui de _Delphine_, sensible, +imprudent, inconsidéré, qu'un caractère égoïste, habile et froid; et +cependant la société ménagera l'un, et poursuivra l'autre sans pitié. +La raison de ce contraste entre les opinions de chacun et de tous, +c'est, je crois, que chaque homme en particulier trouve de l'avantage +dans ses rapports avec ceux qui ont, si je puis m'exprimer ainsi, des +torts généreux, une bonté sans calcul, une franchise imprévoyante; +mais la société réunie prend un esprit de corps, un désir de se +maintenir telle qu'elle est, une personnalité collective enfin, et ce +sentiment la porte à préférer les caractères égoïstes et durs dans +leurs relations intimes, lorsqu'ils respectent extérieurement les +convenances reçues, aux caractères plus intéressans en eux-mêmes, +quand ils s'affranchissent trop souvent du joug que l'opinion veut +imposer. Une morale parfaite s'accorde avec tous les genres d'intérêts +que peuvent avoir les individus et la société, parce que la morale +dans sa pureté est tellement en harmonie avec la nature de l'homme, +que les puissans comme les foibles, les particuliers comme les corps, +les esprits médiocres comme les esprits supérieurs l'approuvent et la +respectent. Il n'en est pas de même des qualités naturelles; elles ont +beaucoup moins de régularité que les vertus, et quand elles ne sont +pas guidées par des principes très-austères, elles causent plus +d'ombrage à la foule des gens médiocres, que des défauts négatifs, +préservateurs de soi-même, mais qui ne troublent point cette +législation des convenances à l'abri de laquelle se reposent les +préjugés et les amours-propres. On a dit que l'hypocrisie étoit un +hommage rendu à la vertu; la société prend cet hommage pour elle, et, +comme toutes les autorités, elle juge les actions des hommes seulement +dans leurs rapports avec son intérêt. Il y a aussi dans les caractères +d'une franchise remarquable, tels que celui de Delphine, dans ces +caractères qui n'admettent ni prétextes ni détours pour les +témoignages et l'expression des sentimens nobles et tendres, une +puissance singulièrement importune à la plupart des hommes. Plusieurs +essayent de traduire par une vertu ce que leur intérêt leur inspire, +et mutuellement on se passe tous ces sophismes, espérant bien tromper +à son tour, pour récompense de s'être laissé tromper; mais quand il +arrive au milieu de ce paisible et doucereux accord un caractère +inconsidérément vrai, il semble que ce qu'on appelle la civilisation +en soit troublée et qu'il n'y ait plus de sûreté pour personne, si +toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur +sens. Enfin la supériorité de l'esprit et de l'âme suffit à elle seule +pour alarmer la société. La société est constituée pour l'intérêt de +la majorité, c'est-à-dire des gens médiocres: lorsque des personnes +extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en +attendre du bien ou du mal; et cette inquiétude la porte +nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales +s'appliquent aux femmes d'une manière bien plus forte encore: il est +convenu qu'elles doivent respecter toutes les barrières, porter tous +les genres de joug; et comme il y auroit de l'inconvénient pour le +bonheur de la société en général à ce que le plus grand nombre des +femmes eût des sentimens passionnés ou même des lumières +très-étendues, il n'est pas étonnant qu'à cet égard la société redoute +tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable. + +Le caractère de Delphine, les malheurs qui résultent pour elle de ce +caractère prouvent précisément ce que je viens de développer. Je n'ai +jamais voulu présenter Delphine comme un modèle à suivre; mon +épigraphe prouve que je blâme et Léonce et Delphine, mais je pense +qu'il étoit utile et sévèrement moral de montrer comment avec un +esprit supérieur on fait plus de fautes que la médiocrité même, si +l'on n'a pas une raison aussi puissante que son esprit; et comment +avec un coeur généreux et sensible, l'on se livre à beaucoup +d'erreurs, si l'on ne se soumet pas à toute la rigidité de la morale. +Il faut un gouvernail d'autant plus fort qu'il y a plus de vent dans +les voiles. On demandoit à Richardson pourquoi il avoit rendu Clarisse +si malheureuse: _C'est_, répondit-il, _parce que je n'ai jamais pu lui +pardonner d'avoir quitté la maison de son père_. Je pourrois aussi +dire avec vérité que je n'ai pas dans mon roman pardonné à Delphine de +s'être livrée à son sentiment pour un homme marié, quoique ce +sentiment soit resté pur. Je ne lui ai pas pardonné les imprudences +que l'entraînement de son caractère lui a fait commettre, et j'ai +présenté tous ses revers comme en étant la suite immédiate. + +Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l'exemple de +Delphine: j'ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans +la rigueur que la société exerce contre elle; et, quoique je vienne de +développer avec impartialité les motifs de cette rigueur, je crois que +dans les grandes villes surtout les jugemens que l'on porte sur les +actions et les caractères n'ont pas pour base les véritables principes +de la moralité. La première des vertus, la plus touchante des +qualités, c'est la bonté; il me semble que nous avons un tel besoin de +la pitié les uns des autres, que ce que nous devons craindre avant +tout, ce sont les êtres qui peuvent se résoudre à faire du mal, ou +même ceux qui ne sont pas impatiens de soulager la peine, dès qu'ils +en ont le pouvoir. Or pour condamner une action, pour plaindre, +approuver ou blâmer un caractère, il me semble qu'il faudroit toujours +se demander quel rapport a cette action ou ce caractère avec le +principe de tout bien, la bonté. Je sais qu'une personne imprudente +peut faire du mal sans le vouloir, mais il est si facile de la +ramener, mais on est si certain de son repentir et de son besoin de +réparer, qu'il est impossible d'assimiler ce genre de tort à la +moindre action réfléchie qui auroit pour but d'affliger qui que ce +fût. Il me semble que toutes les pages de _Delphine_ rendent à la +bonté le culte qui lui est dû, et sous ce rapport encore il me semble +que cet ouvrage est utile; car après une longue révolution, les coeurs +se sont singulièrement endurcis, et cependant jamais on n'eut plus +besoin de cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien +des êtres mortels entre eux. + +Il est si vrai que la première qualité des hommes est la bonté, que +dans les grandes crises de la destinée, lorsque le malheur fait taire +et l'amour-propre et l'envie, ce qu'on cherche d'abord c'est la +touchante qualité qui apaise les fureurs de l'homme et conserve dans +son coeur quelques rayons de la miséricorde éternelle. Qui n'a pas +éprouvé, dans les temps orageux où nous avons vécu, que notre premier +regard jeté sur un homme puissant étoit pour démêler dans sa +physionomie une expression de bonté? et parmi des juges silencieux, +une sorte de douceur dans les traits ou d'attendrissement dans les +regards nous désignoit d'avance notre semblable. Ce que tous les +hommes éprouvent dans le malheur, les âmes tendres le sentent +habituellement; il n'est point pour elles de prospérités qui les +rendent invulnérables, et dans les momens les plus heureux de leur vie +elles savent combien aisément la pitié pourroit leur devenir +nécessaire. + +C'est donc dans la bonté et la générosité, dans ces deux qualités qui +se tiennent par les plus nobles liens et dont chacune est le +complément de l'autre, que consiste la véritable moralité des actions +humaines, savoir résister aux forts et protéger les foibles: _Parcere +subjectis et debellare superbos_. Ces anciens mots renferment tout ce +qu'il y a de divin dans le coeur de l'homme. _Que mon fils soit bon et +fier_, peuvent dire les mères, _et l'indulgence du ciel couvrira le +reste!_ mais l'indulgence des hommes n'est pas si facile à obtenir, et +quelquefois la puissance de la société lutte contre les meilleurs +mouvemens naturels. Souvent un homme est méconnu pour ses qualités +même; plus souvent une femme est perdue par un sentiment d'autant plus +vrai qu'elle étoit moins maîtresse de le cacher, d'autant plus +généreux qu'elle y sacrifioit tous les intérêts de sa vie; et celle +qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d'accuser +le malheur, verra sa considération augmentée par l'impitoyable preuve +de sévérité qu'elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres +contrastes des jugemens de l'opinion que le roman de _Delphine_ est +destiné à faire ressortir; il dit aux femmes: ne vous fiez pas à vos +qualités, à vos agrémens; si vous ne respectez pas l'opinion, elle +vous écrasera. Il dit à la société: ménagez davantage la supériorité +de l'esprit et de l'âme; vous ne savez pas le mal que vous faites et +l'injustice que vous commettez, quand vous vous laissez aller à votre +haine contre cette supériorité, parce qu'elle ne se soumet pas à +toutes vos lois; vos punitions sont bien disproportionnées avec la +faute, vous brisez des coeurs, vous renversez des destinées qui +auroient fait l'ornement, du monde; vous êtes mille fois plus coupable +à la source du bien et du mal, que ceux que vous condamnez. + +Il y a parmi les personnes qui vivent dans l'obscurité beaucoup de +vertus souvent bien supérieures à toutes celles qu'accompagne l'éclat; +mais il y a aussi une espèce de gens médiocres qui sont le vrai fléau +des esprits remarquables et des âmes imprudentes et généreuses: ils +tendent leurs fils imperceptibles pour enlacer tout ce qui prend un +vol élevé; ils s'arment de leurs petites plaisanteries, de leurs +insinuations qu'ils croient fines, de leur ironie qu'ils croient de +bon goût, pour rabattre l'enthousiasme de tous les sentimens nobles; +la morale elle-même perd dans leurs discours son caractère de +générosité et d'indulgence; elle n'est qu'un moyen de blâmer amèrement +les inconvéniens de quelques qualités, mais ne sert plus à exciter +dans le coeur aucun genre d'émulation pour ce qui est bien. Ah! qu'il +n'en est pas ainsi des personnes parfaitement vertueuses et sévères +pour elles seules! quel repos l'on goûte auprès d'elles, lors même +qu'elles vous blâment! On se sent corrigé par la main qui vous +soutiendra; on sait que si l'on n'est pas d'accord en tout, on +s'entend du moins par ce qui constitue véritablement une bonne et +généreuse nature, et je ne craindrois pas de dire à ces âmes +privilégiées que Delphine leur est inférieure, mais qu'elle vaut +souvent mieux que le reste du monde. + +On a écrit qu'il n'étoit pas vraisemblable que Delphine pût résister à +l'amour de Léonce, en se livrant autant qu'elle le fait à un sentiment +condamnable. Je pense sans doute, et Delphine même le répète plusieurs +fois, que sa conduite ne doit point être imitée, et c'est parce +qu'elle a donné cet exemple qu'il faut qu'elle soit punie; mais je +crois cependant qu'il y a dans le caractère de Delphine un sentiment +qui doit la préserver, ce sont les sacrifices même qu'elle a faits +pour celui qu'elle aime. Il est doux de dédaigner tous les avantages +de la vie, en respectant sa propre fierté, de se compromettre aux yeux +du monde sans cesser de mériter l'estime de son amant, de le suivre, +s'il le falloit, dans les prisons, dans les déserts, d'immoler tout à +lui, hors ce qu'on croit la vertu, et de lui montrer dans le même +moment que l'univers n'est rien auprès de l'amour, mais que la +délicatesse triomphe encore de cet amour qui avoit triomphé de tout le +reste. Ce sont des sentimens exaltés, romanesques, et qu'une morale +plus sévère doit réprimer; ce sont des sentimens pour lesquels il est +juste de souffrir, mais pour lesquels aussi il est juste d'être +plainte; et les romans qui peignent la vie ne doivent pas présenter +des caractères parfaits, mais des caractères qui montrent clairement +ce qu'il y a de bon et de blâmable dans les actions humaines, et +quelles sont les conséquences naturelles de ces actions. + +Lé caractère de Matilde sert à faire ressortir les torts de Delphine, +sans cependant détruire l'intérêt qu'elle doit inspirer; et sous ce +rapport encore, je crois ce roman moral. Matilde n'a point de grâce +dans l'esprit ni dans les manières; son caractère est sec et sa +religion superstitieuse; mais par cela seulement que sa conduite est +vertueuse et ses sentimens légitimes, elle l'emporte dans plusieurs +occasions sur une personne beaucoup plus distinguée et beaucoup plus +aimable qu'elle. Si j'avois fait de Matilde une femme charmante et de +Delphine une femme haïssable, la morale n'a voit rien à gagner à la +préférence qu'auroit méritée Matilde; car l'on auroit pu se dire avec +raison qu'il n'est pas de règle générale que toutes les épouses soient +charmantes et toutes les maîtresses haïssables: mais si une femme +dépourvue d'agrément balance l'intérêt qu'on ressent pour Delphine, +par la simple autorité du devoir et de la vertu, je crois le résultat +de ce tableau très-moral. Si j'avois supposé des vices à Matilde, +j'aurois avili ses droits; si je lui avois donné beaucoup de charmes, +je prêtois à la vertu une force étrangère à elle: mais lorsque +Matilde, avec des défauts et point de séduction, trouve un appui si +puissant dans la seule arme de l'honnêteté, et que Delphine, malgré +toutes ses qualités et tous ses charmes, se sent humiliée en présence +de Matilde, est-il possible de mieux montrer la souveraine puissance +de la morale? + +Ce n'est pas tout encore: si j'avois placé la scène dans un des pays +où les moeurs domestiques sont le plus en honneur, l'exemple auroit eu +moins de force; mais c'est au milieu de Paris, dans la classe de la +société où la grâce avoit tant d'empire, que Delphine est +impitoyablement condamnée. La plus amère punition d'une âme délicate +qui a commis une faute, c'est la rigueur exercée contre elle par les +personnes les plus immorales elles-mêmes. Ceux qui ont abjuré tous les +principes trouvent de la protection parmi leurs semblables. Il y a +entre ces sortes de gens un langage qui les aide à se reconnoître; +mais les caractères naturellement vertueux, lors qu'ils dévient de la +route qu'ils s'étoient tracée, sont l'objet d'un déchaînement +universel, et leurs ennemis les plus ardens sont ceux que leurs vertus +mêmes avoient humiliés. + +Les malheureux succès de l'immoralité, dont il existe quelques +exemples, ne se rencontrent presque jamais parmi les femmes. La +puissance de la société donne tant de ressources aux hommes, les +intérêts compliqués dont ils se mêlent leur offrent tant de détours, +qu'il en est quelques-uns qui ont su échapper à la punition de leurs +vices; mais les femmes sont mises, par l'ordre social, dans la noble +impossibilité de se soustraire aux malheurs causés par les torts. Il +me semble que le roman de Delphine développe de plusieurs manières +cette utile vérité. + +Il étoit nécessaire au but moral que je m'étois proposé que le +caractère de Léonce fût, à beaucoup d'égards, en contraste avec celui +de Delphine; car si, comme elle, il avoit été indépendant de +l'opinion, comment auroit-elle senti les inconvéniens de son propre +caractère? Elle ne pouvoit être punie que dans le coeur de celui +qu'elle aimoit: n'est-ce pas là qu'il falloit la frapper? Au milieu de +toutes les injustices, de tous les revers, si l'affection de l'objet +qui nous est cher restoit profonde, sensible, enthousiaste, par quel +malheur seroit-on atteint! mais ne falloit-il pas montrer que l'amour +ne règne presque jamais seul dans le coeur des hommes, et que leur +affection s'altère quand on la met souvent aux prises avec des +circonstances défavorables. Sans doute c'est à un homme qu'il +appartient de braver la calomnie et de protéger contre elle la femme +qu'il aime; mais c'est précisément parce qu'il a la responsabilité +d'une autre destinée, qu'il s'inquiète davantage de tout ce qui peut +la compromettre. Il ne faut à une femme, pour être heureuse, que la +certitude d'être parfaitement aimée. L'homme qui fait le sort, la +gloire et le bonheur des objets qui l'entourent, s'occupe +nécessairement de tout ce qui peut influer sur leur avenir. + +Des personnes dont je considère beaucoup les jugemens, parce qu'ils +sont fondés sur des motifs respectables, ont trouvé que dans la +peinture du caractère de Léonce j'avois l'air de trop honorer une +grande erreur des institutions sociales, le duel. Sans chercher à +discuter ce qu'il ne me convient pas d'approfondir, je dirai que +voulant représenter Léonce comme craintif devant l'opinion, il falloit +nécessairement qu'un autre genre d'audace relevât son caractère, et +qu'une hardiesse, même imprudente, servît à lui faire pardonner une +timidité quelquefois misérable; d'ailleurs, il est utile d'apprendre +aux femmes qu'en bravant les convenances elles ne se compromettent pas +seules, et que l'homme qui les aime, s'il attache du prix à l'opinion, +cherchera, même inconsidérément, tous les moyens de se venger des +attaques dirigées contre leur réputation. Je suis loin, cependant, +d'approuver le caractère de Léonce en entier; puisqu'il est destiné à +faire le malheur de Delphine, il doit nécessairement avoir do grands +torts; mais je crois que Léonce, tel que je l'ai peint, pouvoit être +vivement aimé. Un caractère plus analogue à celui de Delphine auroit +sans doute mieux convenu pour former une union bien assortie, mais il +y a quelque chose d'orageux dans les passions, qui s'accroît par les +inquiétudes mêmes que devoit exciter Léonce. + +Un homme susceptible, ombrageux, et cependant doué d'une âme forte et +courageuse, un homme dont le caractère vous présente à la fois un +appui contre les autres, et un danger pour votre propre bonheur, +s'empare vivement de l'imagination des femmes. Les hommes aiment à +éprouver pour les femmes la douce émotion qu'inspire la foiblesse et +la douceur; les femmes veulent admirer et presque redouter cet être +protecteur qui doit soutenir leurs pas tremblans. La chevalerie nous a +représenté les hommes aux pieds des femmes, obéissant à leurs ordres, +se prosternant devant elles; ce sont des formes brillantes dont il +faut conserver toute la grâce; mais il est peut-être vrai qu'il n'y a +point de passion dans le coeur des femmes, si elles n'éprouvent pas +pour l'objet de leur amour une admiration, un respect qui n'est pas +exempt de crainte, et des sentimens de déférence qui vont presque +jusqu'à la soumission. Or, il me semble que les défauts mêmes de +Léonce sont de nature à produire ce genre d'impression. +Malheureusement les causes qui inspirent l'amour ne sont en aucune +manière des garanties de bonheur: il y a dans ce sentiment des +illusions toutes magiques, des peines qui redoublent l'affection, des +torts qui n'éclairent point sur les défauts de ce qu'on aime. Tant que +la surprise n'a point cessé, tant que le charme n'a point disparu, +tant que l'objet de ce sentiment est resté pour vous un être +surnaturel, l'âme agitée n'est point capable de juger ce qui lui +conviendroit à la longue, ce qui pourroit lui donner une destinée, un +repos tranquille et durable. Je ne dis point qu'un sentiment si +tumultueux rende heureux ceux qui l'éprouvent, mais je crois que quand +il existe véritablement, tels sont ses caractères, et qu'un homme +semblable à Léonce est singulièrement fait pour inspirer cette +passion, et pour rendre malheureuse celle qui s'y livre. + +Les femmes règnent en souveraines dans les commencemens de l'amour, et +l'on ne peut pas exagérer, même dans les romans, tout ce que la +passion inspire à l'homme qui craint de n'être pas aimé; mais quand la +tendresse d'une femme est obtenue, si le lien sacré du mariage ne +donne pas aux sentimens un nouveau caractère, ne fait pas succéder à +la passion toutes les affections profondes et douces qui naissent de +l'intimité, il est certain que le coeur qui se refroidit le premier, +c'est celui des hommes; il ne leur est pas donné, comme à nous, d +avoir avant tout besoin d'être aimé: leur sort est trop indépendant, +leur existence trop forte, leur avenir trop certain, pour qu'ils +éprouvent cette terreur secrète de l'isolement, qui poursuit sans +cesse les femmes dont la destinée est la plus brillante. + +L'amour de Delphine est plus parfait que celui de Léonce; cela doit +être, puisqu'elle aime et qu'elle est femme. Il n'est pas vrai que les +hommes soient trompeurs et perfides, comme le disent les vieilles +romances; mais il est vrai que si Delphine avoit refusé de rompre ses +voeux, Léonce l'en auroit plus aimée. Le changement qui s'opère clans +le coeur de son amant, au moment où elle est prête à lui faire un si +grand sacrifice, est, ce me semble, le plus triste, mais le plus moral +des exemples. La mystérieuse alliance des biens et des maux de la vie +est ainsi conçue: il ne suffit pas d'être sensible, bonne, généreuse; +il faut savoir triompher des affections les plus tendres; il faut +pouvoir exister par soi-même. La Providence, sans doute, a voulu que +nous fussions capables d'efforts. Les meilleurs mouvemens de l'âme, +quand on s'y livre entièrement, sont la source de beaucoup de peines. +La raison de cette triste vérité ne nous est pas connue; mais on doit +en conclure, cependant, qu'il existe un mérite supérieur à la bonté +même: c'est la force guidée par la vertu. L'empire sur son propre +coeur est plus saint, plus religieux que les qualités naturelles les +plus aimables. Les pauvres humains n'ont pas mérité sur cette terre le +bonheur qu'ils auroient goûté, s'il eût suffi de s'abandonner à une +âme douce et tendre, pour recueillir tous les plaisirs du sentiment et +toutes les jouissances de la morale. + +Il étoit utile, je le crois, de fixer la réflexion sur une combinaison +nouvelle, sur l'effet que produiroit au milieu du monde une personne +comme Delphine, civilisée par ses agrémens, mais presque sauvage par +ses qualités. Rien de si facile, rien de si commun que de montrer les +malheurs attachés à la dépravation du coeur; mais c'est une morale +d'un ordre plus relevé que celle qui s'adresse aux âmes honnêtes +elles-mêmes, pour leur apprendre le secret de leurs peines et de leurs +fautes. Il y a une misanthropie pleine d'humeur, qui n'est que le +résultat des revers de l'amour-propre; mais comme les hommes ne sont +jamais ni aussi méchans qu'on le dit, ni aussi bons qu'on l'espère, il +faut tâcher de connoître d'avance la route qu'ils prendront pour nuire +de quelque manière à tout ce qui s'écarte de la ligne commune, et +s'accuser soi-même autant que les autres, non à cause des qualités +distinguées qui attirent l'envie, mais à cause des torts qui lui +donnent les moyens de vous attaquer. Enfin, je le crois, il existe +dans le monde une classe de personnes qui souffrent et jouissent +uniquement par les affections du coeur, et dont l'existence tout +intérieure est à peine comprise par le commun des hommes; je crois que +Delphine doit être utile à ces sortes de personnes, surtout si elles +joignent à de la sensibilité l'imagination active et douloureuse qui +multiplie les regrets sur le passé et les craintes pour l'avenir. On +ne sait pas assez quelle funeste réunion c'est, pour le bonheur, +qu'être doué d'un esprit qui juge, et d'un coeur qui souffre par les +vérités que l'esprit lui découvre. I1 faut un livre pour ce genre de +mal, et je crois que Delphine peut être ce livre. La plupart des +ouvrages ne traitent que des sentimens convenus, ne représentent +qu'une sorte de vie extérieure, que les actions et les pensées qu'on +doit montrer, que des caractères rangés, pour ainsi dire, par classes, +les bons et les mauvais, les foibles et les forts; mais le coeur +humain est un continuel mélange de tant de sentimens divers, que c'est +presque au hasard que l'on donne et des consolations et des conseils, +parce qu'on ne connoît jamais parfaitement ni les motifs secrets, ni +les peines cachées; aussi la plupart des êtres distingués ont-ils fini +par vivre loin du monde, fatigués qu'ils étoient de la banalité des +jugemens, des observations et des avis qu'on leur donnoit en échange +de leurs idées naturelles et de leurs impressions profondes. + +La plaisanterie, qui de nos jours a perdu de sa grâce sans avoir perdu +de ses inconvéniens, s'attaque maintenant à tous les sentimens forts +et vrais, qu'on est convenu de dénigrer sous le nom de mélancolie, de +philosophie, d'enthousiasme; que sais-je, l'une des formules reçues, +l'une des modes littéraires du moment. Autrefois on étoit si délicat +sur le bon goût des manières et des écrits qu'il suffisoit à +l'amusement de plaisanter sur le ridicule des formes vulgaires ou des +expressions communes; à présent qu'à cet égard tout est confondu, la +plaisanterie est dirigée contre le sentiment et la pensée même: il +semble qu'il n'y ait qu'une chose à faire de la vie, c'est de se +livrer au genre de jouissances que la fortune peut donner, et de +consacrer les facultés de son esprit aux moyens d'acquérir cette +fortune. On appelle rêverie tout le reste, et l'on voudrait créer un +bon ton nouveau, qui pût donner un air provincial aux affections +profondes et aux idées généreuses. + +Il y a pourtant dans la société des personnes, et ce ne sont pas les +moins aimables, qui réunissent beaucoup de gaîté dans l'esprit à +beaucoup de mélancolie dans le coeur, et dont la plaisanterie a +d'autant plus de grâce que leur caractère a plus de délicatesse. Dès +qu'on est dans le monde, ce n'est guère que par la gaîté qu'on peut +s'entendre et se plaire; la tristesse d'ailleurs est le secret de +l'âme, et ce seroit une sorte de profanation que de le confier aux +indifférens: mais ceux qui se moquent si agréablement de l'imagination +mélancolique, des pensées sombres que notre sort nous inspire, +habitent-ils une autre terre que la nôtre? Ne sont-ils point séparés +des objets de leur affection, n'ont-ils jamais cessé d'être aimés, +n'ont-ils pas enfin quelque idée confuse que la maladie, la vieillesse +ou la mort pourra troubler un jour leur joyeuse insouciance? + +Comment réfléchir dans la solitude sans découvrir que tous les +sentimens profonds ont une teinte de tristesse, et que l'homme ne peut +s'élever au-dessus de l'existence physique, sans éprouver que le monde +moral est incomplet, et que plus l'on développe son esprit et son âme, +plus l'on sent les bornes de sa destinée? Les passions religieuses, +les passions ambitieuses sont toutes nées du besoin de remplir le vide +de la vie. + +Je ne sais si l'on peut en conclure que les hommes devroient aspirer à +la dégradation; c'est une question inutile à traiter, puisqu'il n'est +pas probable que tous s'accordent à chercher le bonheur dans cette +route; mais je ne crois pas que depuis le commencement du monde, on +puisse citer un être distingué qui n'ait trouvé la vie inférieure à +ses désirs et à ses sentimens. Tibulle, Horace, Voltaire, les poètes +les plus cités pour leur philosophie voluptueuse ou légère, rappellent +la mort au milieu de leurs plus riantes pensées, et jamais l'esprit et +le coeur n'ont réfléchi sans trouver au fond de tout une pensée +mélancolique. + +L'amour, cette affection qui règne seule pendant qu'elle règne, +réveille souvent dans notre âme des idées rêveuses et tristes; on se +retrace alors les peines inséparables de la vie humaine, mais sans en +éprouver ni crainte ni douleur; et tel est l'enchantement d'aimer que +lorsque Tibulle souhaite de tenir en expirant la main de sa maîtresse, +il ne voit plus dans la mort, dans cette pensée si redoutable pour +l'homme isolé, qu'un dernier regard plein de tendresse, une expression +d'amour plus touchante et plus sacrée. + +Voilà, dira-t-on, quel est le vrai danger de votre roman; vous n'y +vantez que la jeunesse et l'amour; vous ne peignez pas la vie sous ses +rapports sérieux et nécessaires; vous dégoûtez de l'existence grave et +froide que la nature destine à la moitié des êtres et à la moitié de +la vie. Je répondrai d'abord que ce reproche doit s'adresser aux +romans en général, plus qu'à celui de Delphine en particulier; les +ouvrages dramatiques, quels qu'ils soient, cherchent dans le coeur les +sentimens dont l'intérêt est le plus vif et le plus général; mais il +me semble que madame de Cerlebe, mademoiselle d'Albémar, la famille +des aveugles, tous les personnages enfin qui ne faisant pas le sujet +principal du roman n'expriment pas le sentiment qui en est le noeud, +peignent avec chaleur les plaisirs des sentimens qui conviennent à +tous les âges. Je concevrois fort bien comment, au milieu de moeurs +très-austères, on trouveroit dangereuses toutes les peintures de +l'amour, quelque pures et quelque délicates qu'elles fussent; mais il +me semble que dans notre pays et dans notre siècle, ce n'est pas +l'amour qui corrompt la morale, mais le mépris de tous les principes +causé par le mépris de tous les sentimens. + +Puisqu'il est vrai que l'amour existe dans le coeur, tout ce qui tend +à l'élever et à l'ennoblir contribue à la dignité de la nature +humaine: les mariages les plus heureux, même dans la vieillesse, sont +ceux qui de souvenirs en souvenirs retentissent jusqu'à l'amour. On +n'a jamais dit l'amitié filiale, l'amitié maternelle: on a voulu que +le mot le plus tendre fût consacré au plus tendre des sentimens; +l'amour de l'humanité, l'amour de Dieu, toutes les affections fortes, +semblent avoir entre elles une analogie qui fait choisir le même terme +pour les exprimer toutes: la puissance d'aimer est la source de tout +ce que les hommes ont fait de noble, de pur et de désintéressé sur +cette terre. Je crois donc que les ouvrages qui développent cette +puissance avec délicatesse et sensibilité, font toujours plus de bien +que de mal: presque tous les vices humains supposent de la dureté dans +l'âme. Les hommes les plus courageux sont souvent ceux qui sont le +plus aisément attendris; le récit des actions vraiment touchantes, +vraiment généreuses, fait venir une larme dans les yeux de celui que +la mort ne sauroit épouvanter. Il y a dans l'enthousiasme pour tout ce +qui est noble et bon quelque chose de si délicieux, qu'on ne peut +s'empêcher de prendre ces impressions pour le présage d'une autre vie; +et si notre âme n'est pas capable de les éprouver sans quelque mélange +de sentimens terrestres, peut-être est-il permis de se servir de +l'amour même, pour exciter dans le coeur cette énergie de sentiment +qui doit le rendre capable un jour d'affections plus pures et plus +durables. + +Divers motifs m'ont engagée à changer le dénoûment de Delphine; mais +comme je n'ai point fait ce changement pour céder à l'opinion de +quelques personnes, qui ont prétendu que le suicide devoit être exclu +des compositions dramatiques, il me semble qu'il convient de rappeler +ici qu'un auteur n'exprime point son opinion particulière, en faisant +agir ses personnages de telle ou telle manière. Athalide se tue, dans +Bajazet, Hermione, dans Andromaque, etc.; et pour cela l'on n'a point +dit que Racine approuvât le suicide. Quand Addison, l'un des plus +respectables caractères qui aient existé, a fait la tragédie de Caton +d'Utique, non-seulement il a cru qu'un tel sujet pouvoit être moral et +beau, quoiqu'il se terminât par un suicide; mais de plus, il a fait +précéder cette action d'un admirable monologue, qui contient peut-être +les sentimens les plus religieux, les plus purs et les plus nobles +qu'on ait jamais exprimés dans aucune langue. Delphine, élevée dans le +christianisme, dit positivement qu'elle commet une grande faute en se +tuant, et sa prière exprime, je crois, son repentir avec force. Il +m'est impossible de comprendre ce qu'il y a d'immoral dans cette +situation ainsi représentée. + +Je ne sais dans quel écrit du dix-neuvième siècle on dit que _le +secret du parti philosophique, c'est le suicide_. Il faut convenir que +si une telle assertion étoit vraie, ce parti auroit choisi une +singulière manière de se recruter. Je n'ai point prétendu, dans +Delphine, discuter le suicide, cette grande question qui inspire tant +de pitié à la fois pour la folie et pour la raison humaine; et je ne +pense pas qu'on puisse trouver un argument pour ou contre le suicide, +dans l'exemple d'une femme qui, suivant à l'échafaud l'objet de toute +sa tendresse, n'a pas la force de supporter la vie sous le poids d'une +telle douleur. + +Il y a une sévérité de principes qui tient aux sentimens les meilleurs +et les plus purs: l'enthousiasme des sacrifices, l'ardeur de se +dévouer, l'amour de la perfection, inspirent cette sévérité, et ce +sont souvent les âmes les plus tendres qui ont éprouvé le besoin de +guider et d'exalter ainsi tout à la fois les pensées qui les +agitoient; mais il existe un autre genre de sévérité, qui se montre +souvent impitoyable pour la foiblesse et le malheur; celle-là n'est +jamais, je crois, exempte d'hypocrisie. L'autorité de la religion est +positive; mais l'influence de l'écrivain moraliste, quel que soit le +sujet qu'il traite, appartient presque uniquement à la connoissance du +coeur humain. L'austérité non motivée n'est que du despotisme, sans +moyen de se faire obéir: il faut pénétrer dans les secrets de la +douleur et reconnoître la puissance des passions, pour peindre avec +force les peines amères qu'elles causent. Les triomphes que la raison +a remportés sur le coeur ne sont pas tous de la même nature; il en est +qui prouvent la foiblesse des sentimens qu'on a vaincus, plus que la +force de la raison qui a obtenu la victoire. Il ne suffit donc pas +d'établir la nécessité des sacrifices pour être vraiment utile aux +caractères d'une sensibilité profonde; il faut leur montrer qu'on les +comprend, avant d'essayer de les diriger; il faut avoir souffert, pour +être écouté de ceux qui souffrent, et, comme Arie, avoir essayé le +poignard sur son propre coeur, avant de déclarer _qu'il ne fait point +de mal_. + +Il me semble qu'en parlant de morale, les personnes vraies éprouvent +une sorte de modestie, une sorte de crainte de se faire croire plus +parfaites qu'elles ne sont, qui donne beaucoup de douceur à leur +langage, et le rend ainsi plus persuasif. Les écrivains, comme les +instituteurs, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent +que par ce qu'ils enseignent. Les pensées délicates et pures, dans la +vie comme dans les livres, animent chaque parole, se peignent dans +chaque trait, sans qu'il soit pour cela nécessaire de les déclarer +formellement, ni de les rédiger en maximes; et la moralité d'un +ouvrage d'imagination consiste bien plus dans l'impression générale +qu'on en reçoit, que dans les détails qu'on en retient. + +FIN DES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DU DELPHINE. + +PRÉFACE + +DE LA PREMIÈRE ÉDITION. + + + + + +Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de +juges; il n'existe presque personne qui n'ait le droit de prononcer +sur le mérite d'un roman; les lecteurs même les plus défians et les +plus modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs +impressions. C'est donc une des premières difficultés de ce genre que +le succès populaire auquel il doit prétendre. + +Une autre non moins grande, c'est qu'on a fait une telle quantité de +romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que ces +sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce +sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui +ajoutent à sa difficulté; car dans ce genre comme dans tous les +autres, les esprits un peu relevés craignent les routes battues, et +c'est un obstacle à l'expression des sentimens vrais, que l'importun +souvenir des écrits insipides qui nous ont tant parlé des affections +du coeur. Enfin le genre en lui-même présente des difficultés +effrayantes, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer au petit +nombre de romans placés dans le rang des ouvrages. + +En effet, il faut une grande puissance d'imagination et de sensibilité +pour s'identifier avec toutes les situations de la vie, et conserver +ce naturel parfait, sans lequel il n'y a rien de grand, de beau, ni de +durable. L'enchaînement des idées peut être soumis à des principes +invariables dont il est toujours possible de donner une exacte +analyse: mais les sentimens ne sont jamais que des inspirations plus +ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être +qu'aux âmes restées dignes de les éprouver. On citera, pour combattre +cette opinion, quelques hommes d'un grand talent dont la conduite n'a +point été morale; mais je crois fermement qu'en examinant leur +histoire, on verra que si de fortes passions ont pu les entraîner, des +remords profonds les ont cruellement punis; ce n'est pas assez pour +que la vie soit estimable, mais c'est assez pour que le coeur n'ait +point été dépravé. + +On se sentiroit saisi d'une véritable terreur au milieu de la société, +s'il n'existoit pas un langage que l'affectation ne peut imiter, et +que l'esprit à lui seul ne sauroit découvrir. C'est surtout dans les +romans que cette justesse de ton, si l'on peut s'exprimer ainsi, doit +être particulièrement observée; sensibilité exagérée, fierté hors de +place, prétention de vertu, toute cette nature de convention qui +fatigue si souvent dans le monde, se retrouve dans les romans; et +comme on pourroit dire, en observant tel ou tel homme, c'est par cette +parole, par ce regard, par cet accent qu'il trahit à son insu les +bornes de son esprit ou de son âme; de même dans les fictions, on +pourroit montrer dans quelle situation l'auteur a manqué de +sensibilité véritable, dans quel endroit le talent n'a pu suppléer au +caractère, et quand l'esprit a vainement cherché ce que l'âme auroit +saisi d'un seul jet. + +Les événemens ne doivent être dans les romans que l'occasion de +développer les passions du coeur humain; il faut conserver dans les +événemens assez de vraisemblance pour que l'illusion ne soit point +détruite; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par +l'invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette +imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfans. Les +romans que l'on ne cessera jamais d'admirer, Clarisse, Clémentine, +Tom-Jones, la Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler +ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de +l'âme, le bonheur ou le malheur de l'existence; ces sentimens que l'on +ne dit point, parce qu'ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec +nos foiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les +hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu'ils éprouvent. + +L'histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la +force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans +les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de +quelques-uns, ont disposé du sort de tous. Les découvertes en ce genre +sont inépuisables; il n'y a qu'une chose étonnante pour l'esprit +humain, c'est lui-même. + + The proper study of mankind is man. + +Cherchons donc toutes les ressources du talent, tous les développemens +de l'esprit, dans la connoissance approfondie des affections de l'âme, +et n'estimons les romans que lorsqu'ils nous paraissent, pour ainsi +dire, une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécu, comme à +ceux qui vivront. + +Observer le coeur humain, c'est montrer à chaque pas l'influence de la +morale sur la destinée: il n'y a qu'un secret dans la vie, c'est le +bien ou le mal qu'on a fait; il se cache, ce secret, sous mille formes +trompeuses: vous souffrez long-temps sans l'avoir mérité, vous +prospérez long-temps par des moyens condamnables; mais tout à coup +votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la +conscience l'avoit dit bien avant que le destin l'eût répété. C'est +ainsi que l'histoire de l'homme doit être représentée dans les romans; +c'est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et +nos sentimens, les mystères de notre sort. + +Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui seroit ainsi +conçue! croyez-vous encore à la morale, à l'amour, à l'élévation de +l'âme, enfin à toutes les illusions de ce genre? Et si l'on n'y +croyoit pas, que mettroit-on à la place? La corruption et la vulgarité +de quelques plaisirs, la sécheresse de l'âme, la bassesse et la +perfidie de l'esprit; ce choix, hideux en lui-même, est rarement +récompensé par le bonheur ou par le succès: mais quand l'un et l'autre +en seroient le résultat momentané, ce hasard serviroit seulement à +donner à l'homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Si +l'histoire avoit représenté les sentimens généreux comme toujours +prospères, ils auraient cessé d'être généreux; les spéculateurs s'en +seraient bientôt emparés, comme d'un moyen de faire route. Mais +l'incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la +certitude sur ce qu'exige la morale, est une belle opposition, qui +honore l'accomplissement du devoir et l'adversité librement préférée. + +Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles +le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions +fondées sur ces vérités; et que les meilleures leçons de la +délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les +sentimens sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez +assister à la vie réelle, en les lisant. + +Un style commun, un style ingénieux, sont également éloignés de ce +naturel; l'ingénieux ne convient qu'aux affections de parure, à ces +affections qu'on éprouve seulement pour les montrer; l'ingénieux enfin +est une telle preuve de sang-froid, qu'il exclut la possibilité de +toute émotion profonde. Les expressions communes sont aussi loin de la +vérité que les expressions recherchées, parce que les expressions +communes ne peignent jamais ce qui se passe réellement dans notre +coeur; chaque homme a une manière de sentir particulière, qui lui +inspireroit de l'originalité, s'il s'y livroit; le talent ne consiste +peut-être que dans la mobilité qui transporte l'âme dans toutes les +affections que l'imagination peut se représenter; le génie ne dira +jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle, dans des +situations inventées, tandis que l'homme ordinaire ne sera inspiré que +par la sienne propre. C'est ainsi que, dans tous les genres, la vérité +est à la fois ce qu'il y a de plus difficile et de plus simple, de +plus sublime et de plus naturel. + +Il n'y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons +des romans; la patrie absorboit alors toutes les âmes; et les femmes +ne jouoient pas un assez grand rôle pour que l'on observât toutes les +nuances de l'amour: chez les modernes, l'éclat des romans de +chevalerie appartient beaucoup plus au merveilleux des aventures, qu'à +la vérité et à la profondeur des sentimens. Madame de La Fayette est +la première qui, dans _la Princesse de Clèves_, ait su réunir à la +peinture de ces moeurs brillantes de la chevalerie, le langage +touchant des affections passionnées. Mais les véritables +chefs-d'oeuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle; +ce sont les Anglois qui, les premiers, ont donné à ce genre de +production un but véritablement moral; ils cherchent l'utilité dans +tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres; +ils ont besoin d'être instruits, plutôt qu'amusés, parce qu'ayant à +faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les +développer et non à les endormir. + +Une autre nation, aussi distinguée par ses lumières que les Anglois le +sont par leurs institutions, les Allemands ont des romans d'une vérité +et d'une sensibilité profonde; mais on juge mal parmi nous les beautés +de la littérature allemande, ou, pour mieux dire, le petit nombre de +personnes éclairées qui la connoissent, ne se donne pas la peine de +répondre à ceux qui ne la connoissent pas. Ce n'est que depuis +Voltaire que l'on rend justice en France à l'admirable littérature des +Anglois; il faudra de même qu'un homme de génie s'enrichisse une fois +par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que +les François soient persuadés qu'il y a des ouvrages en Allemagne où +les idées sont approfondies, et les sentimens exprimés avec une +énergie nouvelle. + +Sans doute les auteurs actuels ont raison de rappeler sans cesse le +respect que l'on doit aux chefs-d'oeuvre de la littérature françoise; +c'est ainsi qu'on peut se former un goût, une critique sévère, je +dirois impartiale, si de nos jours, en France, ce mot pouvoit avoir +son application. Mais le grand défaut dont notre littérature est +menacée maintenant, c'est la stérilité, la froideur et la monotonie: +or l'étude des ouvrages parfaits et généralement connus que nous +possédons, apprend bien ce qu'il faut éviter, mais n'inspire rien de +neuf; tandis qu'en lisant les écrits d'une nation dont la manière de +voir et de sentir diffère beaucoup de celle des François, l'esprit est +excité par des combinaisons nouvelles, l'imagination est animée par +les hardiesses même qu'elle condamne, autant que par celles qu'elle +approuve; et l'on pourroit parvenir à adapter au goût françois, +peut-être le plus pur de tous, des beautés originales qui donneraient +à la litérature du dix-neuvième siècle un caractère qui lui seroit +propre. + +On ne peut qu'imiter les auteurs dont les ouvrages sont accomplis; et +dans l'imitation, il n'y a jamais rien d'illustre: mais les écrivains +dont le génie un peu bizarre n'a pas entièrement poli toutes les +richesses qu'ils possèdent, peuvent être dérobés heureusement par des +hommes de goût et de talent: l'or des mines peut servir à toutes les +nations, l'or qui a reçu l'empreinte de la monnoie ne convient qu'à +une seule. Ce n'est pas Phèdre qui a produit Zaïre, c'est Othello. Les +Grecs eux-mêmes, dont Racine s'est pénétré, avoient laissé beaucoup à +faire à son génie. Se seroit-il élevé aussi haut, s'il n'eût étudié +que des ouvrages qui, comme les siens, désespérassent l'émulation, au +lieu de l'animer en lui ouvrant de nouvelles routes? + +Ce seroit donc, je le pense, un grand obstacle aux succès futurs des +François dans la carrière littéraire, que ces préjugés nationaux qui +les empêcheroient de rien étudier qu'eux-mêmes. Un plus grand obstacle +encore seroit la mode qui proscrit les progrès de l'esprit humain, +sous le nom de philosophie; la mode, ou je ne sais quelle opinion de +parti, transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles, +et se servant de considérations passagères, pour assaillir les idées +éternelles. L'esprit alors n'auroit plus véritablement aucun moyen de +se développer; il se replieroit sans cesse sur le cercle fastidieux +des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases; +dépouillé de l'avenir, il seroit condamné sans cesse à regarder en +arrière, pour regretter d'abord, rétrograder ensuite, et sûrement il +resteroit fort au-dessous des écrivains du dix-septième siècle, qui +lui sont présentés pour modèle; car les écrivains de ce siècle, hommes +d'un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimoient et pressentoient +les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps. + +L'amour de la liberté _bouillonnait_ dans le _vieux sang_ de +Corneille; Fénelon donnoit dans son Télémaque des leçons sévères à +Louis XIV; Bossuet traduisoit les grands de la terre devant le +tribunal du ciel, dont il interprétoit les jugemens avec un noble +courage; et Pascal, le plus hardi de tous, à travers les terreurs +funestes qui ont troublé son imagination, en abrégeant sa vie, a jeté +dans ses pensées détachées les germes de beaucoup d'idées que les +écrivains qui l'ont suivi ont développés. Les grands hommes du siècle +de Louis XIV remplissoient l'une des premières conditions du génie; +ils étoient en avant des lumières de leur siècle, et nous, en revenant +sur nos pas, égalerions-nous jamais ceux qui se sont élancés les +premiers dans la carrière, et qui, s'ils renaissoient, partant d'un +autre point, dépasseroient encore tous leurs nouveaux contemporains. + +On a dit que ce qui avoit surtout contribué à la splendeur de la +littérature du dix-septième siècle, c'étoient les opinions religieuses +d'alors, et qu'aucun ouvrage d'imagination ne pouvoit être distingué +sans les mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversaires même +doivent admirer l'imagination originale, extraordinaire, éclatante, +_le Génie du Christianisme_, a fortement soutenu ce système +littéraire. J'avois essayé de montrer quels étoient les heureux +changemens que le christianisme avoit apportés dans la littérature; +mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos +chefs-d'oeuvre en littérature seulement de deux, je pensois que les +progrès de l'esprit humain en général devoient être comptés pour +quelque chose, dans l'examen des différences entre la littérature des +anciens et celle des modernes. + +Les grandes idées religieuses, l'existence de Dieu, l'immortalité de +l'âme, et l'union de ces belles espérances avec la morale, sont +tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme +rêveur et tendre, qu'il me paroîtroit impossible qu'aucun roman, +aucune tragédie, aucun ouvrage d'imagination enfin pût émouvoir sans +leur secours; et, en ne considérant un moment ces pensées, d'un ordre +bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirois que ce +qu'on a appelé dans les divers genres d'écrits l'inspiration poétique, +est presque toujours ce pressentiment du coeur, cet essor du génie qui +transporte l'espérance au-delà des bornes de la destinée humaine; mais +rien n'est plus contraire à l'imagination, comme à la pensée, que les +dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avoit des +images, et non des dogmes; mais ce qu'il y a d'obscur, d'abstrait et +de métaphysique dans les dogmes, s'oppose invinciblement, ce me +semble, à ce qu'ils soient admis dans les ouvrages d'imagination. + +La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont +entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les +coeurs, même à ceux des incrédules; car ils ne peuvent se refuser à +des regrets, lors même qu'ils ne conçoivent pas encore des espérances: +ce qu'il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les +pensées inconnues, vagues, indéfinies, au-delà de notre raison, mais +non en lutte avec elle. + +On a voulu établir depuis quelque temps une sorte d'opposition entre +la raison et l'imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas +avoir de l'imagination, commencent d'abord par manquer de raison, dans +l'espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut +distinguer l'imagination qui peut être considérée comme l'une des plus +belles facultés de l'esprit, et l'imagination dont tous les êtres +souffrans et bornés sont susceptibles. L'une est un talent, l'autre +une maladie; l'une devance quelquefois la raison, l'autre s'oppose +toujours à ses progrès; on agit sur l'une par l'enthousiasme, sur +l'autre par l'effroi: je conviens que quand on veut dominer les têtes +foibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison +proscriroit; mais pour produire ce genre d'effet, les contes de +revenans valent beaucoup mieux que les chefs-d'oeuvre littéraires. + +L'imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d'oeuvre tient +par des liens très-forts à la raison; elle inspire le besoin de +s'élever au-delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet de rien +dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au +fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est +meilleur, de ce qui est plus grand que nous; c'est ce qu'on appelle, +en tout genre, le beau idéal, c'est l'objet auquel aspirent toutes les +âmes douées de quelque dignité naturelle; mais ce qui est contraire à +nos connoissances, à nos idées positives, déplaît à l'imagination +presque autant qu'à la raison même. + +J'en vais prendre un exemple au hasard; je le tirerai de l'incohérence +des images, il sera facile d'en faire l'application aux idées +contradictoires. Quand Milton agrandit à nos yeux le vice et la vertu +par les tableaux les plus frappans, nous l'admirons; il ajoute à nos +pensées, il fortifie nos sentimens: mais lorsqu'il représente les +anges tirant des coups de canon dans le ciel, il manque à la raison +qu'exige la nature de son sujet; il s'écarte de la conséquence qui +doit exister dans l'invention, comme dans la vérité, et la raison +blessée refroidit l'imagination. Pourquoi blâmons-nous dans les +romans, dans la poésie, dans les ouvrages dramatiques tout ce qui +n'est pas en harmonie avec les proportions admises, avec les fictions +accordées? c'est par le même instinct qui nous rend importun le +désordre dans le raisonnement. + +Il y a en nous une force morale qui tend toujours vers la vérité; en +opposant l'une à l'autre toutes les facultés de l'homme, le sentiment, +l'imagination, la raison, on établiroit au dedans de lui-même une +division presque semblable à celle qui, en affoiblissant les empires, +rend leur asservissement plus facile. Les facultés de l'homme doivent +avoir toutes la même direction, et le succès de l'une ne peut jamais +être aux dépens de l'autre; l'écrivain qui, dans l'ivresse de +l'imagination, croit avoir subjugué la raison, la verra toujours +reparoître comme son juge, non-seulement dans l'examen réfléchi, mais +dans l'impression du moment, qui décide de l'enthousiasme. + +Je ne sais si ces diverses réflexions font l'apologie ou la critique +de la correspondance que je publie. Je ne l'aurois pas fait connoître, +si elle ne m'avoit pas paru d'accord avec la manière de voir et de +sentir que je viens de développer. Les lettres que j'ai recueillies +ont été écrites dans le commencement de la révolution; j'ai mis du +soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l'histoire le +permettoit, tout ce qui pouvoit avoir rapport aux événemens politiques +de ce temps-là. Ce ménagement n'a point pour but, on le verra, de +cacher des opinions dont je me crois permis d'être fière; mais je +souhaiterois qu'on pût s'occuper uniquement des personnes qui ont +écrit ces lettres; il me semble qu'on y trouve des sentimens qui +devroient, pendant quelques momens du moins, n'inspirer que des idées +douces. + +Ce voeu, je le crains, ne sera point accompli; la plupart des jugemens +littéraires que l'on publiera en France, ne seront, pendant long-temps +encore, que des louanges de parti, ou des injures de calcul. Je pense +donc que les écrivains qui, pour exprimer ce qu'ils croient bon et +vrai, bravent ces jugemens connus d'avance, ont choisi leur public; +ils s'adressent à la France silencieuse mais éclairée, à l'avenir +plutôt qu'au présent; ils aspirent peut-être aussi, dans leur +ambition, à l'opinion indépendante, au suffrage réfléchi des +étrangers; mais ils se rappelleront sans doute ce conseil que Virgile +donnoit au Dante, lorsqu'il traversoit avec lui le séjour des hommes +médiocres, agités tant qu'ils avoient vécu par des passions haineuses: + + Fama di loro il mondo esser non lassa, + Non ragioniam di lor; ma guarda e passa. + +[Le monde n'a pas même conservé le souvenir de leur nom; ne nous +arrêtons pas à en parler, mais jette un coup d'oeil sur eux, et +passe.] + +DELPHINE. + + + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +Madame d'Albémar à Matilde de Vernon. + +Bellerive, ce 12 avril 1790. + + +Je serai trop heureuse, ma chère cousine, si je puis contribuer à +votre mariage avec M. de Mondoville; les liens du sang qui nous +unissent me donnent le droit de vous servir, et je le réclame avec +instance. Si je mourois, vous succéderiez naturellement à la moitié de +ma fortune: me seroit-il refusé de disposer d'une portion de mes biens +pendant ma vie, comme les lois en disposeraient après ma mort? A vingt +et un ans, convenez qu'il seroit ridicule d'offrir mon héritage à vous +qui en avez dix-huit! Je vous parle donc des droits de succession, +seulement pour vous faire sentir que vous ne pouvez considérer le don +de la terre d'Andelys comme un service embarrassant à recevoir, et +dont votre délicatesse doive s'alarmer. + +M. d'Albémar m'a comblée de tant de biens en mourant, que +j'éprouverois le besoin d'y associer une personne de sa famille, quand +cette personne, ma compagne depuis trois ans, ne seroit pas la fille +de madame de Vernon, de la femme du monde dont l'esprit et les +manières m'attachent et me captivent le plus. Vous savez que la soeur +de mon mari, Louise d'Albémar, est mon amie intime; elle a confirmé +avec joie les dons que M. d'Albémar m'avoit faits. Retirée dans un +couvent à Montpellier, ses goûts sont plus que satisfaits par la +fortune qu'elle possède; je suis donc libre, et parfaitement libre de +vous assurer vingt mille livres de rente, et je le fais avec un +sentiment de bonheur que vous ne voudrez pas me ravir. + +En vous donnant la terre d'Andelys, il me restera encore cinquante +mille livres de revenu; j'ai presque honte d'avoir l'air de la +générosité quand je ne dérange en rien les habitudes de ma vie. Ce +sont ces habitudes qui rendent la fortune nécessaire: dès que l'on +n'est pas obligé d'éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de +leur sort sur notre bienveillance, ou d'exciter la pitié des +supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d'exister, +l'on est à l'abri de toutes les peines que peut faire éprouver la +diminution de la fortune. D'ailleurs, je ne crois pas que je me fixe à +Paris; depuis près d'un an que j'y habite, je n'y ai pas formé une +seule relation qui puisse me faire oublier les amis de mon enfance; +ces véritables amis sont gravés dans mon coeur avec des traits si +chers et si sacrés, que toutes les nouvelles connoissances que je fais +laissent à peine des traces à côté de ces profonds souvenirs. Je +n'aime ici que votre mère; sans elle je ne serois point venue à Paris, +et je n'aspire qu'à la ramener en Languedoc avec moi; j'ai pris, +depuis que j'existe, l'habitude d'être aimée, et les louanges qu'on +veut bien m'accorder ici, laissent au fond de mon coeur un sentiment +de froideur et d'indifférence, qu'aucune jouissance de l'amour-propre +n'a pu changer entièrement: je crois donc que, malgré mon goût pour la +société de Paris, je retirerai ma vie et mon coeur de ce tumulte, où +l'on finit toujours par recevoir quelques blessures, qui vous font mal +ensuite dans la retraite. + +J'entre dans ces détails avec vous, ma chère cousine, pour que vous +soyez bien convaincue que j'ai beaucoup plus de fortune qu'il n'en +faut pour la vie que je veux mener. C'est à regret que je me condamne +à rechercher tous les argumens imaginables pour vous faire accepter un +don qui devroit s'offrir et se recevoir avec le même mouvement; mais +les différences de caractère et d'opinions qui peuvent exister entre +nous, m'ont fait craindre de rencontrer quelques obstacles aux projets +que nous avons arrêtés votre mère et moi; j'ai donc voulu que vous +sussiez tout ce qui peut vous tranquilliser sur un service auquel vous +paroissiez attacher beaucoup trop d'importance; il n'entraîne point +avec lui une reconnoissance qui doive vous imposer de la gêne; et si +tout ce que je viens de vous dire ne suffit pas pour vous le prouver, +je vous répéterai que mon amitié pour votre mère est si vive, si +dévouée, qu'il vous suffiroit d'être sa fille pour que je fisse pour +vous, quand même je ne vous connoîtrois pas, tout ce qui est en mon +pouvoir. Mais c'est assez parler de ce service; assurément je ne vous +en aurois pas entretenue si long-temps, si je n'avois aperçu que vous +aviez une répugnance secrète pour la proposition que je vous faisois. + +Il se peut aussi que vous soyez blessée des conditions que madame de +Mondoville a mises à votre mariage avec son fils. N'oubliez pas +cependant, ma chère Matilde, qu'elle ne vous a connue que pendant +votre enfance, puisqu'elle n'a pas quitté l'Espagne depuis dix ans; et +songez surtout que son fils ne vous a jamais vue. Madame de Mondoville +aime votre mère, et désire s'allier avec votre famille; mais vous +savez combien elle met d'importance à tout ce qui peut ajouter à la +considération des siens; elle veut que sa belle-fille ait de la +fortune, comme un moyen d'établir une distance de plus entre son fils +et les autres hommes. Elle a de la générosité et de l'élévation, mais +aussi de la hauteur et de l'orgueil; ses manières, dit-on, sont +très-simples et son caractère très-arrogant. Née en Espagne, d'une +famille attachée aux antiques moeurs de ce pays, elle a vécu +long-temps en France avec son mari, et elle y a appris l'art de +revêtir ses défauts de formes aimables qui subjuguent ceux qui +l'entourent. Tout ce que l'on raconte de Léonce de Mondoville me +persuade que vous serez parfaitement heureuse avec lui; mais je crois +que madame de Mondoville, malgré les inconvéniens de son caractère, a +beaucoup d'ascendant sur son fils. J'ai souvent remarqué que c'est par +ses défauts que l'on gouverne ceux dont on est aimé: ils veulent les +ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s'y +soumettre; tandis que les qualités dont le principal avantage est de +rendre la vie facile, sont souvent oubliées, et ne donnent point de +pouvoir sur les autres. + +Ces diverses réflexions ne doivent en rien vous détourner du mariage +le plus brillant et le plus avantageux; mais elles ont pour but de +vous faire sentir la nécessité de remplir toutes les conditions que +demande ou que désire madame de Mondoville. Il ne faut pas que vous +entriez dans une telle famille avec une infériorité quelconque; il +faut que madame de Mondoville soit convaincue qu'elle a fait pour son +fils un mariage très-convenable, afin que tous les égards que vous +aurez pour elle la flattent davantage encore. Plus vous serez +indépendante par votre fortune, plus il vous sera doux d'être asservie +par vos sentimens et vos devoirs. + +Oubliez donc, ma chère Matilde, les petites altercations que nous +avons eues quelquefois ensemble, et réunissons nos coeurs par les +affections qui nous sont communes, par l'attachement que nous +ressentons toutes les deux pour votre aimable mère. + +DELPHINE D'ALBÉMAR. + + + + +LETTRE II. + +Réponse de Matilde de Fernon à madame d'Albémar. + +Paris, ce 14 avril 1790. + + +Puisque vous croyez, ma chère cousine, qu'il est de votre délicatesse +de faire jouir les parens de M. d'Albémar d'une partie de la fortune +qu'il vous a laissée, je consens, avec l'autorisation de ma mère, à la +donation que vous me proposez, et je considère avec raison cette +conduite de votre part, comme satisfaisant à beaucoup plus que +l'équité, et vous donnant des droits à ma reconnoissance; je m'engage +donc à tout ce que la religion et la vertu exigent d'une personne qui +a contracté, de son libre aveu, l'obligation qui me lie à vous. + +Ma mère désire que le service que vous me rendez reste secret entre +nous; elle croit que la fierté de madame de Mondoville pourroit être +blessée en apprenant que c'est par un bienfait que sa belle-fille est +dotée; je vous dis ce que pense ma mère, mais je serai toujours prête +à publier ce que vous faites pour moi, si vous le désirez. Dût la +publicité de vos bienfaits m'humilier selon l'opinion du monde, elle +me relèveroit à mes propres yeux: tel est l'esprit de la religion +sainte que je professe. + +Je sais que ce langage vous a paru quelquefois ridicule, et que malgré +la douceur de votre caractère, douceur à laquelle je rends justice, +vous n'avez pu me cacher que vous ne partagiez pas mes opinions sur +tout ce qui tient à l'observance de la religion catholique. Je m'en +afflige pour vous, ma chère cousine, et plus vous resserrez par votre +excellente conduite les liens qui nous attachent l'une à l'autre, plus +je voudrois qu'il me fût possible de vous convaincre que vous prenez +une mauvaise route, soit pour votre bonheur intérieur, soit pour votre +considération dans le monde. + +Vos opinions en tout genre sont singulièrement indépendantes: vous +vous croyez, et avec raison, un esprit très-remarquable; cependant, +qu'est-ce que cet esprit, ma cousine, pour diriger sagement, +non-seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier? +Vous êtes charmante, on vous le répète sans cesse; mais, combien vos +succès ne vous font-il pas d'ennemis! Vous êtes jeune, vous aurez sans +doute le désir de vous remarier: pensez-vous qu'un homme sage puisse +être empressé de s'unir à une personne qui voit tout par ses propres +lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent +les maximes reçues? Je sais que vous avez une simplicité tout-à-fait +aimable dans le caractère; que vous ne cherchez point à dominer, que +vous n'avez de hardiesse ni dans les manières, ni dans les discours; +mais, dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n'est point à la +foi catholique, ce n'est point aux hommes respectables chargés de nous +l'enseigner, que vous soumettez votre conduite, c'est à votre manière +de sentir et de concevoir les idées religieuses. + +Ma cousine, où en serions-nous, si toutes les femmes prenoient ainsi +pour guide ce qu'elles appelleroient leurs lumières? Croyez-moi, ce +n'est pas seulement par les fidèles qu'une telle indépendance est +blâmée; les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de +préjugés dans la langue actuelle, veulent que leurs femmes ne se +dégagent d'aucun lien; ils sont bien aises qu'elles soient dévotes, et +se croient plus sûrs ainsi qu'elles respecteront et leurs devoirs et +jusqu'aux moindres nuances de ces devoirs. + +Je ne fais rien pour l'opinion, vous le savez; j'ai de bonne foi les +sentimens religieux que je professe; si mon caractère a quelquefois de +la roideur, il a toujours de la vérité; mais si j'étois capable de +concevoir l'hypocrisie, je crois tellement essentiel pour une femme de +ménager en tout point l'opinion, que je lui conseilleras de ne rien +braver en aucun genre, ni superstitions (pour me conformer à votre +langage), ni convenances, quelque puériles qu'elles puissent être. +Combien toutefois il vaut mieux n'avoir point à penser aux suffrages +du monde, et se trouver disposée, par la religion même, à tous les +sacrifices que l'opinion peut exiger de nous! + +Si vous pouviez consentir à voir l'évêque de L. qui, malgré tous les +maux que nous éprouvons depuis dix mois, est resté en France, je suis +sûre qu'il prendroit de l'ascendant sur vous. Mon zèle est peut-être +indiscret, la religion ne nous oblige point à nous mêler de la +conduite des autres; mais la reconnoissance que je vais vous devoir +m'inspire un nouveau désir de vous appeler au salut. Vous le dites +vous-même, vous n'êtes pas heureuse: c'est un avertissement du ciel. +Pourquoi n'êtes-vous pas heureuse? Vous êtes jeune, riche, jolie; vous +avez un esprit dont la supériorité et le charme ne sont pas contestés; +vous êtes bonne et généreuse: savez-vous ce qui vous afflige? c'est +l'incertitude de votre croyance; et, s'il faut tout vous dire, c'est +que vous sentez aussi que cette indépendance d'opinion et de conduite +qui donne à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant, +commence déjà à faire dire du mal de vous, et nuira sûrement tôt ou +tard à votre existence dans le monde. + +Ne prenez pas mal les avis que je vous donne; ils tiennent, je vous +l'atteste, à mon attachement pour vous: vous savez que je ne suis +point jalouse; vous m'avez rendu plusieurs fois cette justice, je ne +prétends point aux succès du monde, je n'ai pas l'esprit qu'il +faudroit pour les obtenir, et je me ferois scrupule de m'en occuper; +je vous parle donc en conscience sans aucun autre motif que ceux qui +doivent inspirer une âme chrétienne; j'aurois fait pour vous bien plus +que vous ne faites pour moi, si j'avois pu vous engager à sacrifier +vos opinions particulières, pour vous soumettre aux décisions de +l'Église. + +Adieu, ma chère cousine; je ne vous plais pas, je ne dois pas vous +plaire; cependant vous êtes certaine, j'en suis sûre, que je ne +manquerai jamais aux sentimens que vous méritez. + +MATILDE DE VERNON. + + + + +LETTRE III. + +Delphine à Matilde. + + +J'ai de la peine à contenir, ma cousine, le sentiment que votre lettre +me fait éprouver; je devrois ne pas y céder, puisque j'attends de vous +une marque précieuse d'amitié; mais il m'est impossible de ne pas +m'expliquer une fois franchement avec vous; je veux mettre un terme +aux insinuations continuelles que vous me faites sur mes opinions et +sur mes goûts; vous estimez la vérité, vous savez l'entendre; j'espère +donc que vous ne serez point blessée des expressions vives qui +pourront m'échapper dans ma propre justification. + +D'abord vous attribuez à la délicatesse le don que j'ai le bonheur de +vous offrir, et c'est l'amitié seule qui en est la cause. S'il étoit +vrai que je vous dusse de quelque manière une partie de ma fortune, +parce que votre mère est parente de M. d'Albémar, j'aurois eu tort de +la conserver jusqu'à présent; la délicatesse est pour les âmes élevées +un devoir plus impérieux encore que la justice; elles s'inquiètent +bien plus des actions qui dépendent d'elles seules, que de celles qui +sont soumises à la puissance des lois; mais pouvez-vous ignorer quelle +malheureuse prévention éloignoit M. d'Albémar de votre mère? C'est le +seul sujet de discussion que nous ayons jamais eu ensemble; cette +prévention étoit telle, que j'ai eu beaucoup de peine à éviter +l'engagement qu'il vouloit me faire prendre de rompre entièrement avec +elle; connoissant les dispositions de M. d'Albémar comme je le fais, +si je puis me permettre de disposer de sa fortune en votre faveur, +c'est parce qu'il m'a ordonné de la considérer comme appartenant à moi +seule. + +Mais pourquoi donc éprouvez-vous le besoin de diminuer le foible +mérite du service que je veux vous rendre? Est-ce parce que vous êtes +effrayée de tous les devoirs que vous croyez attachés à la +reconnoissance? Pourquoi mettez vous tant d'importance à une action +qui ne peut être comptée que comme l'expression de l'amitié que +j'éprouve? Je n'ai qu'un but, je n'ai qu'un désir, c'est d'être aimée +des personnes avec qui je vis; il faut que vous vous sentiez +tout-à-fait incapable de m'accorder ce que je demande, puisque vous +craignez tant de me rien devoir; mais, encore une fois, soyez +tranquille; votre mère peut tout pour mon bonheur; son esprit plein de +grâce, sa douceur et sa gaîté répandent tant de charmes sur ma vie! +Quelquefois l'inégalité, la froideur de ses manières m'inquiètent; je +voudrois qu'elle répondît sans cesse à la vivacité de mon attachement +pour elle. Ne suis-je donc pas trop heureuse, si je trouve une +occasion de lui inspirer un sentiment de plus pour moi! Ma cousine, je +ne cherche point à me faire valoir auprès de vous, vous ne me devez +rien; je serai mille fois récompensée de mon zèle pour vos intérêts, +si votre mère me témoigne plus souvent cette amitié tendre qui calme +et remplit mon coeur. + +Maintenant passons aux reproches ou aux conseils que vous croyez +nécessaire de m'adresser. + +Je n'ai pas les mêmes opinions que vous; mais je ne pense pas, je vous +l'avoue, que ma considération en souffre le moins du monde. Si je +songeois à me remarier, j'ose croire que mon coeur est un assez noble +présent pour n'être pas dédaigné par celui qui m'en paroîtroit digne; +vous avez cru, dites-vous, démêler de la tristesse dans ma lettre, +vous vous êtes trompée; je n'ai dans ce moment aucun sujet de peine: +mais le bonheur même des âmes sensibles n'est jamais sans quelque +mélange de mélancolie; et comment n'éprouverois-je pas cette +disposition, moi qui ai perdu dans M. d'Albémar un ami si bon et si +tendre! Il n'a pris le nom de mon époux, lorsque j'avois atteint ma +seizième année, que pour m'assurer sa fortune; il mettoit dans ses +relations avec moi tant de bonté protectrice et de galanterie +délicate, que son sentiment pour moi réunissoit tout ce qu'il y a +d'aimable dans les affections d'un père, et dans les soins d'un jeune +homme. M. d'Albémar, uniquement occupé d'assurer le bonheur du reste +de ma vie, dont son âge ne lui permettoit pas d'être le témoin, +m'avoit inspiré cette confiance si douce à ressentir, cette confiance +qui remet pour ainsi dire à un autre la responsabilité de notre sort, +et nous dispense de nous inquiéter de nous-mêmes. Je le regretterai +toujours, et les souvenirs de mon enfance et les premiers jours de ma +jeunesse ne peuvent jamais cesser de m'attendrir; mais quel autre +chagrin pourrois-je éprouver en ce moment? Qu'ai-je à redouter du +monde? je n'y porte que des sentimens doux et bienveillans; si j'avois +été dépourvue de toute espèce d'agrémens, peut-être n'aurois-je pu me +défendre d'un peu d'aigreur contre les femmes assez heureuses pour +plaire; mais je n'entends retentir autour de moi que des paroles +flatteuses; ma position, me permet de rendre quelques services, et ne +m'oblige jamais à en demander; je n'ai que des rapports de choix avec +les personnes qui m'entourent; je ne recherche que celles que j'aime; +je ne dis aucun mal des autres: pourquoi donc voudroit-on affliger une +créature aussi _inoffensive_ que moi, et dont l'esprit, s'il est vrai +que l'éducation que j'ai reçue m'ait donné cet avantage, dont +l'esprit, dis-je, n'a d'autre mobile que le désir d'être agréable à +ceux que je vois? + +Vous m'accusez de n'être pas aussi bonne catholique que vous, et de +n'avoir pas assez de soumission pour les convenances arbitraires de la +société. D'abord, loin de blâmer votre dévotion, ma chère cousine, +n'en ai-je pas toujours parlé avec respect; je sais qu'elle est +sincère, et quoiquelle n'ait pas encore entièrement adouci ce que vous +avez peut-être de trop âpre dans le caractère, je crois qu'elle +contribue à votre bonheur, et je ne me permettrai jamais de +l'attaquer, ni par des raisonnemens ni par des plaisanteries; mais +j'ai reçu une éducation tout-à-fait différente de la vôtre. Mon +respectable époux, en revenant de la guerre d'Amérique, s'étoit retiré +dans la solitude, et s'y livroit à l'examen de toutes les questions +morales que la réflexion peut approfondir. Il croyoit eu Dieu, il +espéroit l'immortalité de l'âme; et la vertu fondée sur la bonté, +étoit son culte envers l'Être suprême. Orpheline dès mon enfance, je +n'ai compris des idées religieuses que ce que M. d'Albémar m'en a +enseigné; et comme il remplissoit tous les devoirs de la justice et de +la générosité, j'ai cru que ses principes dévoient suffire à tous les +coeurs. + +M. d'Albémar connoissoit peu le monde, je commence à le croire; il +n'examinoit jamais dans les actions que leur rapport avec ce qui est +bien en soi, et ne songeoit point à l'impression que sa conduite +pouvoit produire sur les autres. Si c'est être philosophe que penser +ainsi, je vous avoue que je pourrais me croire des droits à ce titre, +car je suis absolument à cet égard de l'opinion de M. d'Albémar; mais +si vous entendiez par philosophie, la plus légère indifférence pour +les vertus pures et délicates de notre sexe; si vous entendiez même +par philosophie, la force qui rend inaccessible aux peines de la vie, +certes je n'aurois mérité ni cette injure ni cette louange; et vous +savez bien que je suis une femme, avec les qualités et les défauts que +cette destinée foible et dépendante peut entraîner. + +J'entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l'esprit, de +la jeunesse et de la fortune; pourquoi ces dons de la Providence ne me +rendroient-ils pas heureuse? pourquoi me tourmenterois-je des opinions +que je n'ai pas, des convenances que j'ignore? La morale et la +religion du coeur ont servi d'appui à des hommes qui avoient à +parcourir une carrière bien plus difficile que la mienne: ces guides +me suffiront. + +Quant à vous, ma chère cousine, souffrez que je vous le dise: vous +aviez peut-être besoin d'une règle plus rigoureuse pour réprimer un +caractère moins doux; mais ne pouvons-nous donc nous aimer malgré la +différence de nos goûts et de nos opinions? Vous savez combien je +considère vos vertus; ce sera pour moi un vif plaisir de contribuer à +rendre votre destinée heureuse; mais laissez chacun en paix chercher +au fond de son coeur le soutien qui convient le mieux à son caractère +et à sa conscience; imitez votre mère, qui n'a jamais de discussion +avec vous, quoique vos idées diffèrent souvent des siennes. Nous +aimons toutes deux un Être bienfaisant, vers lequel nos âmes +s'élèvent; c'est assez de ce rapport, c'est assez de ce lien qui +réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande +et la plus fraternelle de toutes. + +Je retournerai dans deux jours à Paris; nous ne parlerons plus du +sujet de nos lettres, et vous m'accorderez le bonheur de vous être +utile, sans le troubler par des réflexions qui blessent toujours un +peu, quelques efforts qu'on fasse sur soi-même pour ne pas s'en +offenser. Je vous embrasse, ma chère cousine, et je vous assure qu'à +la fin de ma lettre, je ne sens plus la moindre trace de la +disposition pénible qui m'avoit inspiré les premières lignes. + +DELPHINE D'ALBÉMAR. + + + + +LETTRE IV. + +Delphine d'Albémar à madame de Vernon. + +Bellerive, ce 16 avril 1790. + + +Ma chère tante, ma chère amie, pourquoi m'avez-vous mise en +correspondance avec ma cousine sur un sujet qui ne devoit être traité +qu'avec vous? Vous savez que Matilde et moi nous ne nous convenons pas +toujours, et je m'entends si bien avec vous! Quand j'ai pu vous être +utile, vous avez si noblement accepté le dévouement de mon coeur, vous +l'avez récompensé par un sentiment qui me rend la vie si douce! Ne +voulez-vous donc plus que ce soit à vous, à vous seule que je +m'adresse? + +Si cependant je vous avois déplu par ma réponse à Matilde, si vous ne +me jugiez plus digne d'assurer le bonheur de votre fille! Mais non, +vous connoissez la vivacité de mes premiers mouvemens; vous me les +pardonnez, vous qui conservez toujours sur vous-même cet empire qui +sert au bonheur de vos amis, plus encore qu'au vôtre. Je n'ai rien à +redouter de votre caractère généreux et fier: il reçoit les services, +comme il les rendroit, avec simplicité; cependant rassurez-moi avant +que je vous revoie; je sais bien que vous n'aimez pas à écrire, mais +il me faut un mot qui me dise que vous persistez dans la permission +que vous m'avez accordée. + +Je le répète encore, vous n'affligerez pas profondément votre amie; je +serois la première personne du monde à qui vous auriez fait de la +peine: si j'ai eu tort, c'est alors surtout que, prévoyant les +reproches que je me ferois, vous ne voudrez pas que ce tort ait des +suites amères; j'attends quelques ligues de vous, ma chère Sophie, +avec une inquiétude que je n'avois point encore ressentie. + + + + +LETTRE V. + +Madame de Vernon à Delphine. + +Paris, ce 17 avril. + + +Vous êtes des enfans, Matilde et vous; ce n'est pas ainsi qu'il faut +traiter des objets sérieux, nous en causerons ensemble; mais n'ayez +jamais d'inquiétude, ma chère Delphine, quand ce que vous désirez +dépend de moi. + +SOPHIE DE VERNON. + + + + +LETTRE VI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 19 + + +Une légère altercation qui s'étoit élevée entre Matilde et moi, il y a +quelques jours, m'avoit assez inquiétée, ma chère soeur; je vous +envoie la copie de nos lettres, pour que vous en soyez juge. Mais +combien je voudrois que vous fussiez près de moi! Je cherche à me +rappeler sans cesse ce que vous m'avez dit: il me sembloit autrefois +que votre excellent frère, dans nos entretiens, m'avoit donné des +règles de conduite qui devoient me guider dans toutes les situations +de la vie; et maintenant je suis troublée par les inquiétudes qui me +sont personnelles, comme si les idées générales que j'ai conçues ne +suffisoient point pour m'éclairer sur les circonstances particulières. +Néanmoins ma destinée est simple, et je n'éprouve et je n'éprouverai +jamais, j'espère, aucun sentiment qui puisse l'agiter. + +Madame de Vernon que vous n'aimez pas, quoiqu'elle vous aime; madame +de Vernon est certainement la personne la plus spirituelle, la plus +aimable, la plus éclairée dont je puisse me faire l'idée: cependant il +m'est impossible de discuter avec elle jusques au fond de mes pensées +et de mes sentimens. D'abord elle ne se plaît pas beaucoup dans les +conversations prolongées; mais ce qui surtout abrège les développemens +dans les entretiens avec elle, c'est que son esprit va toujours droit +aux résultats, et semble dédaigner tout le reste. Ce n'est ni la +moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l'âme +qu'elle a profondément étudié, mais les conséquences et les effets de +ces actions; et, quoiqu'elle soit elle-même une personne douée des +plus excellentes qualités, l'on diroit qu'elle compte pour tout le +succès, et pour très-peu le principe de la conduite des hommes. Cette +sorte d'esprit la rend un meilleur juge des événemens de la vie, que +des peines secrètes; il me reste donc toujours dans le coeur quelques +sentimens que je ne lui ai pas exprimés, quelques sentimens que je +retiens comme inutiles à lui dire, et dont j'éprouve pourtant la +puissance en moi-même. Il n'existe aucune borne à ma confiance en +elle; mais, sans que j'y réfléchisse, je me trouve naturellement +disposée à ne lui dire que ce qui peut l'intéresser; je renvoie +toujours au lendemain pour lui parler des pensées qui m'occupent, mais +qui n'ont point d'analogie avec sa manière de voir et de sentir: mon +désir de lui plaire est mêlé d'une sorte d'inquiétude qui fixe mon +attention sur les moyens de lui être agréable, et met dans mon amitié +pour elle encore plus pour ainsi dire de coquetterie que de confiance. + +Mon âme s'ouvriroit entièrement avec vous, ma chère Louise; vous +l'avez formée, en me tenant lieu de mère; vous avez toujours été mon, +amie; je conserve pour vous cette douce confiance du premier âge de la +vie, de cet âge où l'on croit avoir tout fait pour ceux qu'on aime, en +leur montrant ses sentimens, et en leur développant ses pensées. + +Dites-moi donc, ma chère soeur, quel est cet obstacle qui s'oppose à +ce que vous quittiez votre couvent pour vous établir à Paris avec moi? +Vous m'avez fait un secret jusqu'à présent de vos motifs, +supportez-vous l'idée qu'il existe un secret entre nous? + +Je vous ai promis, en vous quittant, de vous écrire mon journal tous +les soirs; vous vouliez, disiez-vous, veiller sur mes impressions. +Oui, vous serez mon ange tutélaire, vous conserverez dans mon âme les +vertus que vous avez su m'inspirer; mais ne serions-nous pas bien plus +heureuses si nous étions réunies? et nos lettres peuvent-elles jamais +suppléer à nos entretiens? + +Après avoir reçu le billet de madame de Vernon, je partis le jour même +pour l'aller voir; je quittai Bellerive à cinq heures du soir, et je +fus chez elle à huit. Elle étoit dans son cabinet avec sa fille; à mon +arrivée, elle fit signe à Matilde de s'éloigner; j'étois contente, et +néanmoins embarrassée de me trouver seule avec elle: j'ai éprouvé +souvent une sorte de gêne auprès de madame de Vernon, jusques à ce que +la gaîté de son esprit m'ait fait oublier ce qu'il y a de réservé et +de contenu dans ses manières: je ne sais si c'est un défaut en elle; +mais ce défaut même sert à donner plus de prix aux témoignages de son +affection. + +--Hé bien! me dit-elle en souriant, Matilde a donc voulu vous +convertir?--Je ne puis vous dire, ma chère tante, lui répondis-je, +combien sa lettre m'a fait de peine; elle a provoqué ma réponse, et je +m'en suis bientôt repentie: j'avois une frayeur mortelle de vous avoir +déplu.--En vérité je l'ai à peine lue, reprit madame de Vernon; j'y ai +reconnu votre bon coeur, votre mauvaise tête, tout ce qui fait de vous +une personne charmante; je n'ai rien remarqué que cela: quant au fond +de l'affaire, l'homme chargé de dresser le contrat y insérera les +conditions que vous voulez bien offrir; mais il faut que vous +permettiez qu'on mette dans l'article que c'est une donation faite en +dédommagement de l'héritage de M. d'Albémar. Si madame de Mondoville +croyoit que c'est par une simple générosité de votre part, que ma +fille est dotée, son orgueil en souffriroit tellement qu'elle romproit +le mariage.--J'éprouvai, je l'avoue, une sorte de répugnance pour +cette proposition, et je voulois la combattre; mais madame de Vernon +m'interrompit, et me dit: Madame de Mondoville ne sait pas combien on +peut être fière d'être comblée des bienfaits d'une amie telle que +vous: vous m'avez déjà retirée une fois de l'abîme où m'avoit jetée un +négociant infidèle; vous allez maintenant marier ma fille, le seul +objet de mes sollicitudes, et il faut que je condamne ma +reconnoissance au silence le plus absolu: tel est le caractère de +madame de Mondoville. Si vous exigiez que le service que vous me +rendez fût connu, je serois forcée de le refuser, car il deviendroit +inutile; mais il vous suffit, n'est-il pas vrai, ma chère Delphine, du +sentiment que j'éprouve; de ce sentiment qui me permet de vous tout +devoir, parce que mon coeur est certain de tout acquitter.--Ces +derniers mots furent prononcés avec cette grâce enchanteresse qui +n'appartient qu'à madame de Vernon; elle n'avoit pas l'air de douter +de mon consentement; et lui en faire naître l'idée, c'étoit refroidir +tous ses sentimens: elle s'y abandonne si rarement qu'on craint encore +plus d'en troubler les témoignages; les motifs de ma répugnance +étoient bien purs: mais j'avois une sorte de honte néanmoins +d'insister pour que mon nom fût proclamé à côté du service que je +rendois; et je fus irrésistiblement entraînée à céder aux désirs de +madame de Vernon. + +Je lui dis cependant:--J'ai quelque regret de me servir du nom de M. +d'Albémar dans une circonstance si opposée à ses intentions; mais, +s'il étoit témoin du culte que vous rendez à ses vertus, s'il vous +entendoit parler de lui, comme vous en parlez avec moi, +peut-être...... Sans doute, interrompit madame de Vernon; et ce mot +finit la conversation sur ce sujet. + +Un moment de silence s'ensuivit; mais, bientôt reprenant sa grâce et +sa gaîté naturelles, madame de Vernon dit:--A propos, dois-je vous +envoyer M. l'évêque de L., pour vous confesser à lui, comme Matilde +vous le propose?--Je vous en conjure, lui répondis-je; dites-moi: +donc, ma chère tante, pourquoi vous avez donné à Matilde une éducation +presque superstitieuse, et qui a si peu de rapport avec l'étendue de +votre esprit et l'indépendance de vos opinions. Elle redevint sérieuse +un moment, et me dit:--Vous m'avez fait vingt fois cette question, je +ne voulois pas y répondre; mais je vous dois tous les secrets de mon +coeur. + +Vous savez, continua-t-elle, tout ce que j'ai eu à souffrir de M. de +Vernon, proche parent de votre mari; il étoit impossible de lui moins +ressembler: sa fortune et ma pauvreté furent les seuls motifs qui +décidèrent notre mariage: j'en fus long-temps très-malheureuse; à la +fin cependant, je parvins à m'aguerrir contre les défauts de M. de +Vernon; j'adoucis un peu sa rudesse: il existe une manière de prendre +tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver, si +elles veulent vivre en paix sur cette terre où leur sort est +entièrement dans la dépendance des hommes. Je n'avois pu néanmoins +obtenir que ma fille me fût confiée, et son père la dirigeoit seul; il +mourut qu'elle avoit onze ans; et pouvant alors m'occuper uniquement +d'elle, je remarquai qu'elle avoit dans son caractère une singulière +âpreté, s'assez peu de sensibilité, et un esprit plus opiniâtre +qu'étendu: je reconnus bientôt que mes leçons ne suffisoient pas pour +corriger de tels défauts: j'ai de l'indolence dans le caractère, +inconvénient qui est le résultat naturel de l'habitude de la +résignation; j'ai peu d'autorité dans ma manière de m'exprimer, +quoique ma décision intérieure soit très-positive. Je mets d'ailleurs +trop peu d'importance à la plupart des intérêts de la vie, pour avoir +le sérieux nécessaire à l'enseignement. Je me jugeai comme je jugerois +un autre; vous savez que cela m'est facile; et je résolus de confier à +M. l'évêque de L. l'éducation de ma fille. Après y avoir bien +réfléchi, je crus que la religion, et une religion positive, étoit le +seul frein assez fort pour dompter le caractère de Matilde; ce +caractère auroit pu contribuer utilement à l'avancement d'un homme; il +présentoit l'idée d'une âme ferme et capable de servir d'appui; mais +les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver, dans les +défauts et dans les qualités même d'un caractère fort, que des +occasions de douleur. Mon projet a réussi: la religion, sans avoir +entièrement changé le caractère de ma fille, lui a ôté ses +inconvéniens les plus graves; et comme le sentiment du devoir se mêle +à toutes ses résolutions, et presque à toutes ses paroles, on ne +s'aperçoit plus des défauts qu'elle avoit naturellement, que par un +peu de froideur et de sécheresse dans les relations de la vie, jamais +par aucun tort réel. Son esprit est assez borné; mais comme elle +respecte tous les préjugés, et se soumet à toutes les convenances, +elle ne sera jamais exposée aux critiques du monde: sa beauté, qui est +parfaite, ne lui fera courir aucun risque, car ses principes sont +d'une inébranlable austérité. Elle est disposée aux plus grands +sacrifices ainsi qu'aux plus petits; et la roideur de son caractère +lui fait aimer la gêne comme un autre se plairoit dans l'abandon. +C'eût été bien dommage, ma chère Delphine, qu'une personne aussi +aimable, aussi spirituelle que vous, se fût imposée un joug qui l'eût +privée de mille charmes; mais réfléchissez à ce qu'est ma fille, et +vous verrez que le parti que j'ai pris étoit le seul qui pût la +garantir de tous les malheurs que lui préparoit sa triste conformité +avec son père. Je ne parlerois à personne, ma chère Delphine, avec la +confiance que je viens de vous témoigner; mais je n'ai pas voulu que +l'amie de mon coeur, celle qui veut assurer le bonheur de Matilde, +ignorât plus long-temps les motifs qui m'ont déterminée dans la plus +importante de mes résolutions, dans celle qui concerne l'éducation de +ma fille. + +Vous ne pouvez jamais parler sans convaincre, ma chère tante, lui +répondis-je; mais vous-même cependant, ne pouviez-vous pas guider +votre fille? vos opinions ne sont-elles pas en tout conformes à celles +que la raison....--Oh! mes opinions, répondit-elle en souriant et +m'interrompant, personne ne les connoît; et comme elles n'influent +point sur mes sentimens, ma chère Delphine, vous n'avez pas besoin de +les savoir.--En achevant ces mots, elle se leva, me prit par la main, +et me conduisit dans le salon où plusieurs personnes étoient déjà +rassemblées. + +Elle entra, et leur fit des excuses avec cette grâce inimitable que +vous-même lui reconnoissez. Quoiqu'elle ait au moins quarante ans, +elle paroît encore charmante, même au milieu des jeunes femmes; sa +pâleur, ses traits un peu abattus, rappellent la langueur de la +maladie et non la décadence des années; sa manière de se mettre +toujours négligée est d'accord avec cette impression. On se dit +qu'elle seroit parfaitement jolie, si un jour elle se portoit mieux, +si elle vouloit se parer comme les autres; ce jour n'arrive jamais, +mais on y croit, et c'est assez pour que l'imagination ajoute encore à +l'effet naturel de ses agrémens. + +Dans un des coins de la chambre étoit madame du Marset. Vous ai-je dit +que c'est une femme qui ne peut me supporter, quoique je n'aie jamais +eu et ne veuille jamais avoir le moindre tort avec elle? Elle a pris, +dès mon arrivée, parti contre la bienveillance qu'on m'a témoignée, et +l'a considérée comme un affront qui lui seroit personnel. J'ai, +pendant quelque temps, essayé de l'adoucir; mais quand j'ai vu qu'elle +avoit contracté aux yeux du monde l'engagement de me détester, et que +ne pouvant se faire une existence par ses amis, elle espéroit s'en +faire une par ses haines, j'ai résolu de dédaigner ce qu'il y avoit de +réel dans son aversion pour moi. Elle prétend, ne sachant trop de quoi +m'accuser, que j'aime et que j'approuve beaucoup trop la révolution de +France. Je la laisse dire, elle a cinquante ans et nulle bonté dans le +caractère; c'est assez de chagrins pour lui permettre beaucoup +d'humeur. + +Derrière elle étoit M. de Fierville, son fidèle adorateur, malgré son +âge avancé: il a plus d'esprit qu'elle et moins de caractère, ce qui +fait qu'elle le domine entièrement; il se plaît quelquefois à causer +avec moi: mais, comme par complaisance pour madame du Marset, il me +critique souvent quand je n'y suis pas, il fait sans cesse des +réserves dans les complimens qu'il m'adresse, pour se mettre, s'il est +possible, un peu d'accord avec lui-même. Je le laisse s'agiter dans +ses petits remords, parce que je n'aime de lui que son esprit, et +qu'il ne peut m'empêcher d'en jouir quand il me parle. + +Au milieu de la société, Matilde ne songe pas un instant à s'amuser; +elle exerce toujours un devoir dans les actions les plus indifférentes +de sa vie; elle se place constamment à côté des personnes les moins +aimables, arrange les parties, prépare le thé, sonne pour qu'on +entretienne le feu; enfin s'occupe d'un salon comme d'un ménage, sans +donner un instant à l'entraînement de la conversation. On pourroit +admirer ce besoin continuel de tout changer en devoir, s'il exigeoit +d'elle le sacrifice de ses goûts; mais elle se plaît réellement dans +cette existence toute méthodique, et blâme au fond de son coeur ceux +qui ne l'imitent pas. + +Madame de Vernon aime beaucoup à jouer; quoiqu'elle pût être +très-distinguée dans la conversation, elle l'évite; on diroit qu'elle +n'aime à développer ni ce qu'elle sent, ni ce qu'elle pense. Ce goût +du jeu, et trop de prodigalité dans sa dépense, sont les seuls défauts +que je lui connoisse. + +Elle choisit pour sa partie hier au soir madame du Marset et M. de +Fierville; je lui en fis quelques reproches tout bas, parce qu'elle +m'avoit dit plusieurs fois assez de mal de tous les deux.--La critique +ou la louange, me répondit-elle, sont un amusement de l'esprit; mais +ménager les hommes est nécessaire pour vivre avec eux.--Estimer ou +mépriser, repris-je avec chaleur, est un besoin de l'âme; c'est une +leçon, c'est un exemple utile à donner.--Vous avez raison, me +dit-elle avec précipitation, vous avez raison sous le rapport de la +morale; ce que je vous disois ne faisoit allusion qu'aux intérêts du +monde.--Elle me serra la main en s'éloignant, avec une expression +parfaitement aimable. + +Je restai à causer auprès de la cheminée avec plusieurs hommes dont la +conversation, surtout dans ce moment, inspire le plus vif intérêt à +tous les esprits capables de réflexion et d'enthousiasme. Je me +reproche quelquefois de me livrer trop aux charmes de cette +conversation si piquante; c'est peut-être blesser un peu les +convenances, que se mêler ainsi aux entretiens les plus importans; +mais, quand madame de Vernon et les dames de sa société sont établies +au jeu, je me trouve presque seule avec Matilde qui ne dit pas un mot: +et l'empressement que me témoignent les hommes distingués m'entraîne à +les écouter et à leur répondre. + +Cependant, peut-être est-il vrai que je me livre souvent avec trop de +chaleur à l'esprit que je peux avoir; je ne sais pas résister assez +aux succès que j'obtiens en société, et qui doivent quelquefois +déplaire aux autres femmes. Combien j'aurois besoin d'un guide! +Pourquoi suis-je seule ici! Je finis cette lettre, ma chère soeur, en +vous répétant ma prière; venez près de moi, n'abandonnez pas votre +Delphine dans un monde si nouveau pour elle; il m'inspire une sorte de +crainte vague que ne peut dissiper le plaisir même que j'y trouve. + + + + +LETTRE VII. + +Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine, + +Montpellier, 25 avril 1790. + + +Ma chère Delphine, je suis fâchée que vous vous montriez si généreuse +envers ces Vernon; mon frère aimoit encore mieux la fille que la mère, +quoique la mère ait beaucoup plus d'agrémens que la fille; il croyoit +madame de Vernon fausse jusqu'à la perfidie. Pardon, si je me sers de +ces mots; mais je ne sais pas comment dire leur équivalent, et je me +confie en votre bonne amitié pour m'excuser. Mon frère pensoit que +madame de Vernon dans le fond du coeur n'aimoit rien, ne croyoit à +rien, ne s'embarrassoit de rien, et que sa seule idée étoit de +réussir, elle et les siens, dans, tous les intérêts dont se compose la +vie du monde, la fortune et la considération. Je sais bien qu'elle a +supporté avec une douceur exemplaire le plus odieux des maris, et +qu'elle n'a point eu d'amans, quoiqu'elle fût bien jolie. Il n'y a +jamais eu un mot à dire contre elle; mais dussiez-vous me trouver +injuste, je vous avouerai que c'est précisément cette conduite +régulière, qui ne me paroît pas du tout s'accorder avec la légèreté de +ses principes et l'insouciance de son caractère. Pourquoi s'est-elle +pliée à tous les devoirs, même à tous les calculs, elle qui a l'air de +n'attacher d'importance à aucun? Malgré les motifs qu'elle donne de +l'éducation de sa fille, ne faut-il pas avoir bien peu de sensibilité, +pour ne pas former soi-même, et selon son propre caractère, la +personne qu'on aime le plus, pour ne lui donner rien de son âme, et se +la rendre étrangère par les opinions qui exercent le plus d'influence +sur toute notre manière d'être? + +Il se peut que j'aie tort de juger si défavorablement une personne +dont je ne connois aucune action blâmable; mais sa physionomie, tout +agréable qu'elle est, suffiroit seule pour m'empêcher d'avoir la +moindre confiance en elle. Je suis fermement convaincue que les +sentimens habituels de l'âme laissent une trace très-remarquable sur +le visage: grâce à cet avertissement de la nature, il n'y a point de +dissimulation complète dans le monde. Je ne suis pas défiante vous le +savez; mais je regarde, et si l'on peut me tromper sur les faits, je +démêle assez bien les caractères; c'est tout ce qu'il faut pour ne +jamais mal placer ses affections: que m'importe ce qu'il peut arriver +de mes autres intérêts! + +Pour vous, ma chère Delphine, vous vous laissez entraîner par le +charme de l'esprit, et je crains bien que si vous livrez votre coeur à +cette femme, elle ne le fasse cruellement souffrir; rendez-lui +service, je ne suis pas difficile sur les qualités des personnes qu'on +peut obliger; mais on confie à ceux qu'on aime ce qu'il y a de plus +délicat dans le bonheur, et moi seule, ma chère Delphine, je vous aime +assez pour ménager toujours votre sensibilité vive et profonde. C'est +pour vous arracher à la séduction de cette femme, que je voudrois +aller à Paris; mais je ne m'en sens pas la force, il m'est absolument +impossible de vaincre la répugnance que j'éprouve à sortir de ma +solitude. + +Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à +vous l'écrire; mais je n'aurois jamais pu me résoudre à vous en +parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet +que je n'aime pas à traiter. Vous savez que j'ai l'extérieur du monde +le moins agréable; ma taille est contrefaite, et ma figure n'a point +de grâce; je n'ai jamais voulu me marier quoique ma fortune attirât +beaucoup de prétendans; j'ai vécu presque toujours seule, et je serois +un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des +passions de la vie; mais j'en sais assez pour avoir remarqué qu'une +femme disgraciée de la nature est l'être le plus malheureux +lorsqu'elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de +manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne +s'intéresse vivement à elle; on l'humilie à chaque instant sans le +vouloir, et il n'est pas un seul des discours qui se tiennent devant +elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux. + +J'aurois pu jouir, il est vrai, du bonheur d'avoir des enfans: mais +que ne souffrirois-je pas, si j'avois transmis à ma fille les +désavantages de ma figure! si je la voyois destinée comme moi à ne +jamais connoître le bonheur suprême d'être le premier objet d'un homme +sensible! Je ne le confie qu'à vous, ma chère Delphine; mais parce que +je ne suis point faite pour inspirer de l'amour, il ne s'ensuit pas +que mon coeur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres; +j'ai senti, presqu'au sortir de l'enfance, qu'avec ma figure, il étoit +ridicule d'aimer. Imaginez-vous de quels sentimens amers j'ai dû +m'abreuver; il étoit ridicule pour moi d'aimer, et jamais cependant la +nature n'avoit formé un coeur à qui ce bonheur fût plus nécessaire. + +Un homme dont les défauts extérieurs seroient très-marquans, pourroit +encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux. +Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature; +mais les femmes n'ont d'existence que par l'amour; l'histoire de leur +vie commence et finit avec l'amour: et comment pourroient-elles +inspirer ce sentiment sans quelques agrémens qui puissent plaire aux +yeux! La société fortifie à cet égard l'intention de la nature au lieu +d'en modifier les effets, elle rejette de son sein la femme infortunée +que l'amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines +dévorantes n'a-t-elle point à souffrir dans le secret de son coeur! + +J'ai été romanesque, comme si je vous ressemblois, ma chère Delphine, +mais j'ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les +regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère. +Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui +m'étoient échues? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant +sur votre tête tous mes intérêts, tous mes voeux, tous mes sentimens; +je me disois que j'aurois été vous, si la nature m'eût accordé vos +grâces et vos charmes; et secondant de toute mon âme l'inclination de +mon frère, je l'ai conjuré de vous laisser la portion de son bien +qu'il me destinoit. + +Qu'aurois-je fait de la richesse? j'en ai ce qu'il faut pour rendre +heureux ce qui m'entoure, pour soulager l'infortune autour de moi; +mais quel autre usage de l'argent pourrois-je imaginer qui n'eût +ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme? Aurois-je embelli +ma maison pour moi, mes jardins pour moi? et jamais la reconnoissance +d'un être chéri ne m'auroit récompensée de mes soins! Aurois-je réuni +beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les +autres possèdent et de ce qui me manque? aurois-je voulu courir le +risque des propositions de mariage qu'on pouvoit adresser à ma +fortune, et me serois-je condamnée à supporter tous les détours +qu'auroit pris l'intérêt avide pour endormir ma vanité et m'ôter +jusqu'à l'estime de moi-même? + +Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me +restoit qu'un bonheur à espérer; je l'ai goûté, je vous ai adoptée +pour ma fille, j'avois manqué la vie, j'ai voulu vous donner tous les +moyens d'en jouir. Je serois sans doute bien heureuse d'être près de +vous, de vous voir, de vous entendre; mais avec vous seroient les +plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mou coeur +qui n'a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son +isolement, quand tous les objets que je verrois m'en renouvelleroient +la pensée. + +Les peines d'imagination dépendent presque entièrement des +circonstances qui nous les retracent; elles s'effacent d'elles-mêmes, +lorsque l'on ne voit ni n'entend rien qui en réveille le souvenir, +mais leur puissance devient terrible et profonde quand l'esprit est +forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles. +Il faut pouvoir détourner son attention d'une douleur importune et +s'en distraire avec adresse, car il faut de l'adresse vis-à-vis de +soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connois guère les autres, +ma chère Delphine, mais assez bien moi; c'est le fruit de la solitude. +Je suis parvenue avec assez d'efforts à me faire une existence qui me +préserve des chagrins vifs; j'ai des occupations pour chaque heure, +quoique rien ne remplisse mon existence entière; j'unis les jours aux +jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n'ose changer de +place, agiter mon sort ni mon âme; j'ai peur de perdre le résultat de +mes réflexions et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus +nécessaires, parce qu'elles me dispensent de réflexions même, et font +passer le temps sans que je m'en mêle. + +Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours; il ne +faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que j'y pense; +je vis en vous; laissez-moi vous suivre de mes voeux, vous aider de +mes conseils, si j'en peux donner pour ce monde que j'ignore. +Apprenez-moi successivement et régulièrement les événemens qui vous +intéressent, je croirai presque avoir vécu dans votre histoire; je +conserverai des souvenirs; je jouirai par vous des sentimens que je +n'ai pu ni inspirer, ni connoître. + +Savez-vous que je suis presque fâchée que vous avez fait le mariage de +Matilde avec Léonce de Mondoville? j'entends-dire qu'il est si beau, +si aimable et si fier, qu'il me sembloit digne de ma Delphine; mais je +l'espère, elle trouvera celui qui doit la rendre heureuse: alors +seulement, je serai vraiment tranquille. Quelque distinguée que vous +soyez, que feriez-vous sans appui? vous exciteriez l'envie, et elle +vous persécuteroit. Votre esprit, quelque supérieur qu'il soit, ne +peut rien pour sa propre défense; la nature a voulu que tous les dons +des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d'usage +pour elles-mêmes. Adieu, ma chère Delphine; je vous remercie de +conserver l'habitude de votre enfance et de m'écrire tous les soirs ce +qui vous a occupée pendant le jour: nous lirons ensemble dans votre +âme, et peut-être qu'à deux nous aurons assez de force pour assurer +votre bonheur. + + + + +LETTRE VIII. + +Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, 1er mai. + + +Pourquoi m'avez-vous interdit de vous répondre, ma chère soeur, sur +les motifs qui vous éloignent de Paris? Votre lettre excite en moi +tant de sentimens que j'aurois le besoin d'exprimer! Ah! j'irai +bientôt vous rejoindre; j'irai passer toutes mes années près de vous: +croyez-moi, cette vie de jeunesse et d'amour est moins heureuse que +vous ne pensez. Je suis uniquement occupée depuis quelques jours du +sort d'une de mes amies, madame d'Ervins; c'est sa beauté même et les +sentimens qu'elle inspire qui sont la source de ses erreurs et de ses +peines. + +Vous savez que lorsque je vous quittai, il y a un an, je tombai +dangereusement malade à Bordeaux; Madame d'Ervins, dont la terre étoit +voisine de cette ville, étoit venue pendant l'absence de son mari y +passer quelques jours; elle apprit mon nom, elle sut mon état, et vint +avec une ineffable bonté s'établir chez moi pour me soigner: elle me +veilla pendant quinze jours, et je suis convaincue que je lui dois la +vie. Sa présence calmoit les agitations de mon sang, et quand je +craignois de mourir, il me suffisoit de regarder son aimable figure, +pour croire à de plus doux présages. Lorsque je commençai à me +rétablir, je voulus connoître celle qui méritoit déjà toute mon +amitié; j'appris que c'étoit une Italienne dont la famille habitoit +Avignon; on l'avoit mariée à quatorze ans à M. d'Ervins, qui avoit +vingt-cinq ans de plus qu'elle, et la retenoit depuis dix ans dans la +plus triste terre du monde. + +Thérèse d'Ervins est la beauté la plus séduisante que j'aie jamais +rencontrée; une expression à la fois naïve et passionnée donne à toute +sa personne je ne sais quelle volupté d'amour et d'innocence +singulièrement aimable. Elle n'a point reçu d'instruction, mais ses +manières sont nobles et son langage est pur; elle est dévote et +superstitieuse comme les Italiennes, et n'a jamais réfléchi +sérieusement sur la morale, quoiqu'elle se soit souvent occupée de la +religion; mais elle est si parfaitement bonne et tendre qu'elle +n'auroit manqué à aucun devoir, si elle avoit eu pour époux un homme +digne d'être aimé. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête +lorsque l'on est heureux; mais quand le hasard et la société vous +condamnent à lutter contre votre coeur, il faut des principes +réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus +aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus +exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité. + +Le visage et les manières de Thérèse sont si jeunes, qu'on a de la +peine à croire qu'elle soit déjà la mère d'une fille de neuf ans; elle +ne s'en sépare jamais; et la tendresse extrême qu'elle lui témoigne +étonne cette pauvre petite, qui éprouve confusément le besoin de la +protection, plutôt que celui d'un sentiment passionné. Son âme +enfantine est surprise des vives émotions qu'elle excite, une +affection raisonnable et des conseils utiles la toucheroient peut-être +davantage. + +Madame d'Ervins a vécu très-bien avec son mari pendant dix ans; la +solitude et le défaut d'instruction ont prolongé son enfance, mais le +monde étoit à craindre pour son repos, et je suis malheureusement la +première cause du temps qu'elle a passé à Bordeaux et de l'occasion +qui s'est offerte pour elle de connoître M. de Serbellane; c'est un +Toscan, âgé de trente ans, qui avoit quitté l'Italie depuis trois +mois, attiré en France par la révolution. Ami de la liberté, il +vouloit se fixer dans le pays qui combattoit pour elle; il vint me +voir parce qu'il existoit d'anciennes relations entre sa famille et la +mienne: je partis peu de jours après; mais j'avois déjà des raisons de +craindre qu'il n'eût fait une impression profonde sur le coeur de +Thérèse. Depuis six mois, elle m'a souvent écrit qu'elle souffroit, +qu'elle étoit malheureuse, mais sans m'expliquer le sujet de ses +peines. M. de Serbellane est arrivé à Paris depuis quelques jours; il +est venu me voir, et ne m'ayant point trouvée, il m'a envoyé une +lettre de Thérèse qui contient son histoire. + +M. de Serbellane a sauvé son mari et elle, un mois après mon départ, +des dangers que leur avoit fait courir la haine des paysans contre M. +d'Ervins. Le courage, le sang-froid, la fermeté que M. de Serbellane a +montrés dans cette circonstance ont touché jusqu'à l'orgueilleuse +vanité de M. d'Ervins; il l'a prié de demeurer chez lui, il y a passé +six mois, et Thérèse pendant ce temps n'a pu résister à l'amour +qu'elle ressentoit: les remords se sont bientôt emparés de son âme; +sans rien ôter à la violence de sa passion, ils multiplioient ses +dangers, ils exposoient son secret. Son amour et les reproches qu'elle +se faisoit de cet amour compromettoient également sa destinée. M. de +Serbellane a craint que M. d'Ervins ne s'aperçût du sentiment de sa +femme, et que l'amour-propre même qui servoit à l'aveugler ne portât +sa fureur au comble, s'il découvrait jamais la vérité. Thérèse +elle-même a désiré que son amant s'éloignât; mais quand il a été +parti, elle en a conçu une telle douleur, que d'un jour à l'autre il +est à craindre qu'elle ne demande à son mari de la conduire à Paris. + +Il faut que je vous fasse connoître M. de Serbellane pour que vous +conceviez comment avec beaucoup de raison et même assez de calme dans +ses affections, il a pu inspirer à Thérèse un sentiment si vif: +d'abord je crois, en général, qu'un homme d'un caractère froid se fait +aimer facilement d'une âme passionnée; il captive et soutient +l'intérêt en vous faisant supposer un secret au-delà de ce qu'il +exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins, +exciter davantage l'inquiétude et la sensibilité d'une femme; les +liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les +plus durables, mais elles agitent davantage le coeur assez foible pour +s'y livrer. Thérèse solitaire, exaltée et malheureuse, a été tellement +entraînée par ses propres sentimens, qu'on ne peut accuser M. de +Serbellane de l'avoir séduite. Il y a beaucoup de charme et de dignité +dans sa contenance, son visage a l'expression des habitans du Midi, et +ses manières vous feroient croire qu'il est Anglois. Le contraste de +sa figure animée avec son accent calme et sa conduite toujours +mesurée, a quelque chose de très-piquant. Son âme est forte et +sérieuse; son défaut selon moi, c'est de ne jamais mettre complètement +à l'aise ceux même qui lui sont chers; il est tellement maître de lui, +qu'on trouve toujours une sorte d'inégalité dans les rapports qu'on +entretient avec un homme qui n'a jamais dit à la fin du jour un seul +mot involontaire. Il ne faut attribuer cette réserve à aucun sentiment +de dissimulation ou de défiance, mais à l'habitude constante de se +dominer lui-même et d'observer les autres. + +Un grand fonds de bonté, une disposition secrète à la mélancolie +rassurent ceux qui l'aiment, et donnent le besoin de mériter son +estime. Des mots fins et délicats font entrevoir son caractère; il +semble qu'il comprend, qu'il partage même tout bas la sensibilité des +autres, et que dans le secret de son coeur, il répond à l'émotion +qu'on lui exprime; mais tout ce qu'il éprouve en ce genre vous +apparoît comme derrière un nuage, et l'imagination des personnes vives +n'est jamais, avec lui, ni totalement découragée, ni entièrement +satisfaite. + +Un tel homme devoit nécessairement prendre un grand empire sur +Thérèse; mais son sort n'en est pas plus heureux, car il se joint à +toutes ses peines l'inquiétude continuelle de se perdre même dans +l'estime de son amant. Tourmentée par les sentimens les plus opposés, +par le remords d'avoir aimé, par la crainte de n'être pas assez aimée, +ses lettres peignent une âme si agitée qu'on peut tout redouter de ces +combats plus forts que son esprit et sa raison. + +Je rencontrai M. de Serbellane chez madame de Vernon le soir du jour +où j'avois reçu la lettre de Thérèse; je m'approchai de lui et je lui +dis que je souhaitois de lui parler; il se leva pour me suivre dans le +jardin avec son expression de calme accoutumée. Je lui appris, sans +entrer dans aucun détail, que j'avois su par madame d'Ervins tout ce +qui l'intéressoit, mais que je frémissois de son projet de venir à +Paris.--Il est impossible, continuai-je, avec le caractère que vous +connoissez à Thérèse, que son sentiment pour vous ne soit pas bientôt +découvert par les observateurs oisifs et pénétrans de ce pays-ci. M. +d'Ervins apprendra les torts de sa femme par de perfides +plaisanteries, et la blessure d'amour-propre qu'il en recevra sera +bien plus terrible. Écrivez donc à madame d'Ervins; c'est à vous à la +détourner de son dessein.--Madame, répondit M. de Serbellane, si je +lui écrivois de ne pas me rejoindre, elle ne verroit, dans cette +conduite, que le refroidissement de ma tendresse pour elle, et la +douleur que je lui causerois seroit la plus amère de toutes. Me +convient-il, à moi qui suis coupable de l'avoir entraînée, de prendre +maintenant le langage de l'amitié pour la diriger? je révolterois son +âme, je la ferois souffrir, et ma conduite ne seroit pas véritablement +délicate, car il n'y a de délicat que la parfaite bonté.--Mais, lui +dis-je alors, vous montrez cependant dans toutes les circonstances une +raison si forte....--J'en ai quelquefois, interrompit M. de +Serbellane, lorsqu'il ne s'agit que de moi; mais je trouve une sorte +de barbarie, dans la raison appliquée à la douleur d'un autre, et je +ne m'en sers point dans une pareille situation.--Que ferez-vous +cependant, lui dis-je, si madame d'Ervins vient dans ces lieux, si +elle se perd, si son mari l'abandonne?--Je souhaite, madame, me +répondit M. de Serbellane, que Thérèse ne vienne point à Paris. Je +consentirois au douloureux sacrifice de ne plus la revoir, si son +repos pouvoit en dépendre; mais si elle arrive ici et qu'elle se +brouille avec son mari, je lui dévouerai ma vie; et en supposant que +les lois de France me permettent le divorce, je l'épouserai.--Y +pensez-vous? m'écriai-je, l'épouser! elle qui est catholique, +dévote!--Je vous parle uniquement, reprit avec tranquillité M. de +Serbellane, de ce que je suis prêt à faire pour elle, si son bonheur +l'exige; mais il vaut mieux pour tous les deux que nos destinées +restent dans l'ordre; et j'espère que vous la déciderez à ne pas +venir.--Me permettrez-vous de le dire, monsieur? lui répondis-je; il y +a dans votre conversation un singulier mélange d'exaltation et de +froideur.--Vous vous persuadez un peu légèrement, madame, répliqua M. +de Serbellane, que j'ai de la froideur dans le caractère; dès mon +enfance la timidité et la fierté réunies m'ont donné l'habitude de +réprimer les signes extérieurs de mon émotion. Sans vous occuper trop +long-temps de moi, je vous dirai que j'ai fait, comme la plupart des +jeunes gens de mon âge, beaucoup de fautes en entrant dans le monde; +que ces fautes, par une combinaison de circonstances, ont eu des +suites funestes, et qu'il m'est resté, de toutes les peines que j'ai +éprouvées, assez de calme dans mes propres impressions, mais un +profond respect pour la destinée des personnes qui de quelque manière +dépendent de moi. Les passions impétueuses ont toujours pour but notre +satisfaction personnelle, ces passions sont très-refroidies dans mon +coeur; mais je ne suis point blasé sur mes devoirs, et je n'ai rien de +mieux à faire de moi que d'épargner de la douleur à ceux qui m'aiment, +maintenant que je ne peux plus avoir ni goût vif, ni volonté forte qui +ait pour objet mon propre bonheur.--En achevant ces mots, une +expression de mélancolie se peignit sur le visage de M. de Serbellane; +j'éprouvai pour lui ce sentiment que fait naître en nous le malheur +d'un homme distingué. Je lui pris moi-même la main comme à mon frère; +il comprit ce que j'éprouvois, il m'en sut gré; mais son coeur se +referma bientôt après; je crus même entrevoir qu'il redoutoit d'être +entraîné à parler plus long-temps de lui, et je le suivis dans le +salon où il remontoit de son propre mouvement. Depuis cette +conversation je l'ai vu deux fois, il a toujours évité de s'entretenir +seul avec moi, et il y a dans ses manières une froideur qui rend +impossible l'intimité: cependant il me regarde avec plus d'intérêt, +s'adresse à moi dans la conversation générale, et je croirois qu'il +veut m'indiquer que la personne à qui il a ouvert son coeur, même une +seule fois, sera toujours pour lui un être à part. Mais hélas! mon +amie ne sera point heureuse, elle ne le sera point, et le remords et +l'amour la déchireront eu même temps. Que je bénis le ciel des +principes de morale que vous m'avez inspirés, et peut-être même aussi +des sentimens qu'on pourroit appeler romanesques, mais qui, donnant +une haute idée de soi-même et de l'amour, préservent des séductions du +monde comme trop au-dessous des chimères que l'on auroit pu redouter! + +Je consacrerai ma vie, je l'espère, à m'occuper du sort de mes amis, +et je ferai ma destinée de leur bonheur. Je prends un grand intérêt au +mariage de Matilde; j'y trouverois plus de plaisir encore, si elle +répondoit vivement à mon amitié; mais toutes ses démarches sont +calculées, toutes ses paroles préparées; je prévois sa réponse, je +m'attends à sa visite; quoiqu'il n'y ait point de fausseté dans son +caractère, il y a si peu d'abandon, qu'on sait avec elle la vie +d'avance, comme si l'avenir étoit déjà du passé. + +Ma chère Louise, je vous le repète, je veux retourner vers vous, +puisque vous ne voulez pas venir à Paris; comment pourrois-je renoncer +aux douceurs parfaites de notre intimité! Adieu. + + + + +LETTRE IX. + +Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre près de Montpellier. + +Paris, ce 2 mai. + + +Toujours des inquiétudes, mon cher Clarimin, sur la dette que j'ai +contractée avec vous! Ne vous ai-je pas mandé plusieurs fois que les +réclamations de madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon +étoient arrangées par le mariage de son fils avec ma fille? Je +constitue en dot à Matilde la terre d'Andelys, de vingt mille livres +de rente. C'est beaucoup plus que la fortune de son père; je ne lui +devrai donc aucun compte de ma tutelle. Je n'étois gênée que par ce +compte et par les diverses sommes que je devois rembourser à madame de +Mondoville sur la succession de M. de Vernon. Mais il sera convenu +dans le contrat que ces dettes ne seront payées qu'après moi, et je me +trouve ainsi dispensée de rendre à Matilde le bien de son père. Je +puis donc vous garantir que vos soixante mille livres vous seront +remises avant deux mois. + +J'ajouterai, pour achever de vous rassurer, que je n'achète point la +terre d'Andelys; c'est madame d'Albémar qui la donne à ma fille. +J'avois cru jusqu'à présent cette confidence superflue: et je vous +demande un profond secret. Madame d'Albémar est très riche: je ne +pense pas manquer de délicatesse en acceptant d'elle un don qui, tout +considérable qu'il paroît, n'est pas un tiers de la fortune qu'elle +tient de son mari. Cette fortune, vous le savez, devoit nous revenir +en grande partie. J'ai cru qu'il ne m'étoit pas interdit de profiter +de la bienveillance de madame d'Albémar pour l'intérêt de ma fille et +pour celui de mes créanciers; mais il est pourtant inutile que ce +détail soit connu. + +Votre homme d'affaires vous a alarmé en vous donnant comme une +nouvelle certaine, que je voulois rembourser tout de suite à madame +d'Albémar les quarante mille livres qu'elle m'a prêtées à Montpellier. +Il n'en est rien, elle ne pense point à me les demander. Vous +m'écririez vingt lettres sur votre dette, avant que madame d'Albémar +me dît un mot de la sienne. Ceci soit dit sans vous fâcher, mon cher +Clarimin. L'on ne pense pas à vingt ans comme à quarante, et si +l'oubli de soi-même est un agrément dans une jeune personne, +l'appréciation de nos intérêts est une chose très-naturelle à notre +âge. + +Madame d'Albémar, la plus jolie et la plus spirituelle femme qu'il y +ait, ne s'imagine pas qu'elle doive soumettre sa conduite à aucun +genre de calcul; c'est ce qui fait qu'elle peut se nuire beaucoup à +elle-même, jamais aux autres. Elle voit tout, elle devine tout quand +il s'agit de considérer les hommes et les idées sous un point de vue +général; mais dans ses affaires et ses affections, c'est une personne +toute de premier mouvement, et ne se servant jamais de son esprit pour +éclairer ses sentimens, de peur peut-être qu'il se détruisît les +illusions dont elle a besoin. Elle a reçu de son bizarre époux et +d'une soeur contrefaite, une éducation à la fois toute philosophique +et toute romanesque; mais que nous importe? elle n'en est que plus +aimable; les gens calmes aiment assez à rencontrer ces caractères +exaltés qui leur offrent toujours quelque prise. Remettez-vous-en donc +à moi, mon cher Clarimin; laissez-moi terminer le mariage qui +m'occupe, et qui m'est nécessaire pour satisfaire à vos justes +prétentions; et voyez dans cette lettre, la plus longue, je crois, que +j'aie écrite de ma vie, mon désir de vous ôter toute crainte, et la +confiance d'une ancienne et bien fidèle amitié. + +SOPHIE DE VERNON. + + + + +LETTRE X. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 3 mai + + +J'ai passé hier, chez madame de Vernon, une soirée qui a +singulièrement excité ma curiosité; je ne sais si vous en recevrez la +même impression que moi. L'ambassadeur d'Espagne présenta hier à ma +tante un vieux duc espagnol, M. de Mendoce, qui alloit remplir une +place diplomatique en Allemagne; comme il venoit de Madrid, et qu'il +étoit parent de madame de Mondoville, madame de Vernon lui fit des +questions très-simples sur Léonce de Mondoville; il parut d'abord +extrêmement embarrassé dans ses réponses. L'ambassadeur d'Espagne +s'approchant de lui comme il parloit, il dit à très-haute voix que +depuis six semaines il n'avoit point vu M. de Mondoville, et qu'il +n'étoit pas retourné chez sa mère. L'affectation qu'il mit à +s'exprimer ainsi me donna de l'inquiétude; et comme madame de Vernon +la partageoit, je cherchai tous les moyens d'en savoir davantage. Je +me mis à causer avec un Espagnol que j'avois déjà vu une ou deux fois, +et que j'avois remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu +frondeur. Je lui demandai s'il connoissoit le duc de Mendoce.--Fort +peu, répondit-il; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme +dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. +C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre; ses +épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une +activité tout-à-fait amusantes; et quand il se relève, il le regarde +avec un air si obligeant, si affectueux, je dirois presque si +attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui +ont eu du crédit à la cour d'Espagne depuis trente ans. Sa +conservation n'est pas moins curieuse que ses démonstrations +extérieures; il commence des phrases, pour que le ministre les +finisse; il finit celles que le ministre a commencées; sur quelque +sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un +sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une +basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais +probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut +trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend +de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle +énergie il met dans ces vérités dangereuses; on croiroit, au ton de sa +voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience; et ce n'est +qu'à la réflexion qu'on observe que, pour varier la flatterie fade, il +essaie de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce +n'est pas un méchant homme; il préfère ne pas faire du mal, et ne s'y +décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut le dire, l'innocence +de la bassesse; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un +autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir: il tient pour +fou, je dirois presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas +comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à +l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme +une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s'il +l'a vu, il répond: Vous sentez bien que dans les circonstances +actuelles je n'ai pu... et s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui +signifie toujours l'importance qu'il attache à la défaveur du maître. +Mais si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous +dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu'en +auroit un honnête homme, en vous déclarant qu'il a cessé de voir un +ami qu'il n'estimoit plus. Il n'a pas de considération à la cour de +Madrid; cependant il obtient toujours des missions importantes: car +les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais +non pas à leur préférer les hommes courageux; et les flatteurs +parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper; +mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à +l'autorité. + +Ce portrait que me confirmoient la physionomie et les manières de M. +le duc de Mendoce, me rassura un peu sur l'embarras qu'il avoit +témoigné en parlant de M. de Mondoville; mais je résolus cependant +d'en savoir davantage; et après avoir remercié le spirituel Espagnol, +j'allai me rejoindre à la société. Je retins le duc sous divers +prétextes; et quand l'ambassadeur d'Espagne fut parti, et qu'il ne +resta presque plus personne, madame de Vernon et moi nous prîmes le +duc à part, et je lui demandai formellement s'il ne savoit rien de M. +de Mondoville, qui pût intéresser les amis de sa mère. Il regarda de +tous les côtés pour s'assurer mieux encore que son ambassadeur n'y +étoit plus, et me dit:--Je vais vous parler naturellement, madame, +puisque vous vous intéressez à Léonce; sa position est mauvaise, mais +je ne la tiens pas pour désespérée, si l'on parvient à lui faire +entendre raison; c'est un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une figure +charmante; vous ne connoissez rien ici qui en approche: spirituel, +mais très-mauvaise tête; fou de ce qu'il appelle la réputation, +l'opinion publique, et prêt à sacrifier pour cette opinion ou pour son +ombre même, les intérêts les plus importans de la vie; voici ce qui +est arrivé. Un des cousins de M. de Mondoville, très-bon et très-joli +jeune homme, a fait sa cour, cet hiver, à mademoiselle de Sorane, la +nièce de notre ministre actuel, Son Excellence M. le comte de Sorane. +Il a su en très-peu de temps lui plaire et la séduire. Je dois vous +avouer, puisque nous parlons ici confidentiellement, que mademoiselle +de Sorane, âgée de vingt-cinq ans, et ayant perdu son père et sa mère +de bonne heure, vivoit depuis plusieurs années dans le monde avec trop +de liberté; l'on avoit soupçonné sa conduite, soit à tort, soit +justement; mais enfin pour cette fois elle voulut se marier, et fit +connoître clairement son intention à cet égard, et celle du ministre +son oncle. Il n'y avoit pas à hésiter; Charles de Mondoville ne +pouvoit pas faire un meilleur mariage: fortune, crédit, naissance, +tout y étoit, et je sais positivement que lui-même en jugeoit ainsi; +mais Léonce, qui exerce dans sa famille une autorité qui ne convient +pas à son âge, Léonce qu'ils consultent tous comme l'oracle de +l'honneur, déclara qu'il trouvoit indigne de son cousin d'épouser une +femme qui avoit eu une conduite méprisable; et, ce qui est vraiment de +la folie, il ajouta que c'étoit précisément parce qu'elle étoit la +nièce d'un homme très-puissant qu'il falloit se garder de +l'épouser.--Mon cousin, disoit-il, pourroit faire un mauvais mariage, +s'il étoit bien clair que l'amour seul l'y entraînât; mais dès que +l'on peut soupçonner qu'il y est forcé par une considération d'intérêt +ou de crainte, je ne le reverrai jamais s'il y consent.--Le frère de +mademoiselle de Sorane se battit avec le parent de M. de Mondoville, +et fut grièvement blessé. Tout Madrid croyoit qu'à sa guérison le +mariage se feroit: on répandoit que le ministre avoit déclaré qu'il +enverroit le régiment de Charles de Mondoville dans les +Indes-Occidentales, s'il n'épousoit pas mademoiselle de Sorane, qui +étoit, disoit-on, singulièrement attachée à son futur époux; mais +Léonce, par un entêtement que je m'abstiens de qualifier, dédaigna la +menace du ministre, chercha toutes les occasions de faire savoir qu'il +la bravoit, excita son cousin à rompre ouvertement avec la famille de +mademoiselle de Sorane, dit, à qui voulut l'entendre, qu'il +n'attendoit que la guérison du frère de mademoiselle de Sorane pour se +battre avec lui, s'il vouloit bien lui donner la préférence sur son +cousin. Les deux familles se sont brouillées, Charles de Mondoville a +reçu l'ordre de partir pour les Indes; mademoiselle de Sorane a été au +désespoir, tout-à-fait perdue de réputation, et pour comble de malheur +enfin, Léonce a tellement déplu au roi, qu'il n'est plus retourné à la +cour. Vous comprenez que depuis ce temps je ne l'ai pas revu; et comme +je suis parti d'Espagne avant que le frère de mademoiselle de Sorane +fût guéri, je ne sais pas les suites de cette affaire; mais je crains +bien qu'elles ne soient très-sérieuses, et qu'elles ne fassent +beaucoup de tort à Léonce. + +L'Espagnol que j'avois interrogé sur le caractère du duc de Mendoce, +s'approcha de nous dans ce moment; et entendant que l'on parloit de M. +de Mondoville, il dit:--Je le connois, et je sais tous les détails de +l'événement dont M. le duc vient de vous parler; permettez-moi d'y +joindre quelques observations que je crois nécessaires. Léonce, il est +vrai, s'est conduit, dans cette circonstance, avec beaucoup de +hauteur, mais on n'a pu s'empêcher de l'admirer, précisément par les +motifs qui aggravent ses torts dans l'opinion de M. le duc; le crédit +de la famille de mademoiselle de Sorane étoit si grand, les menaces du +ministre si publiques, et la conduite de mademoiselle de Sorane avoit +été si mauvaise, qu'il étoit impossible qu'on n'accusât pas de +foiblesse celui qui l'épouseroit. M. de Mondoville auroit peut-être dû +laisser son cousin se décider seul; mais il l'a conseillé comme il +auroit agi, il s'est mis en avant autant qu'il lui a été possible, +pour détourner le danger sur lui-même, et peut-être ne sera-t-il que +trop prouvé dans la suite, qu'il y est bien parvenu. Il a donné une +partie de sa fortune à son cousin, pour le dédommager d'aller aux +Indes; enfin sa conduite a montré qu'aucun genre de sacrifice +personnel ne lui coûtoit, quand il s'agissoit de préserver de la +moindre tache la réputation d'un homme qui portoit son nom. Le +caractère de M. de Mondoville réunit, au plus haut degré, la fierté, +le courage, l'intrépidité, tout ce qui peut enfin inspirer du respect; +les jeunes gens de son âge ont, sans qu'il le veuille, et presque +malgré lui, une grande déférence pour ses conseils; il y a dans son +âme une force, une énergie, qui, tempérées par la bonté, inspirent +pour lui la plus haute considération, et j'ai vu, plusieurs fois, +qu'on se rangeoit quand il passoit, par un mouvement involontaire, +dont ses amis rioient à la réflexion, mais qui les reprenoit à leur +insu, comme toutes les impressions naturelles. Il est vrai néanmoins +que Léonce de Mondoville porte peut-être jusqu'à l'exagération, le +respect de l'opinion, et l'on pourroit désirer, pour son bonheur, +qu'il sût s'en affranchir davantage; mais dans la circonstance dont M. +le duc vient de parler, sa conduite lui a valu l'estime générale, et +je pense que tous ceux qui l'aiment doivent en être fiers. + +Le duc ne répliqua point au défenseur de Léonce; il ne lui étoit point +utile de le combattre: et les hommes qui prennent leur intérêt pour +guide de toute leur vie, ne mettent aucune chaleur ni aux opinions +qu'ils soutiennent, ni à celles qu'on leur dispute: céder et se taire +est tellement leur habitude, qu'ils la pratiquent avec leurs égaux, +pour s'y préparer avec leurs supérieurs. + +Il résulta pour moi, de toute cette discussion, une grande curiosité +de connoître le caractère de Léonce. Son précepteur et son meilleur +ami, celui qui lui a tenu lieu de père depuis dix ans, M. Barton, doit +être ici demain; je croirai ce qu'il me dira de son élève. Mais +n'est-ce pas déjà un trait honorable pour un jeune homme, que d'avoir +conservé non-seulement de l'estime, mais de l'attachement et de la +confiance pour l'homme qui a dû nécessairement contrarier ses défauts +et même ses goûts? Tous les sentimens qui naissent de la +reconnoissance ont un caractère religieux; ils élèvent l'âme qui les +éprouve. Ah! combien je désire que madame de Vernon ait fait un bon +choix! Le charme de sa vie intérieure dépendra nécessairement de +l'époux de sa fille; Matilde elle-même ne sera jamais ni +très-heureuse, ni très-malheureuse: il ne peut en être ainsi de madame +de Vernon. Espérons que Léonce, si fier, si irritable, si généralement +admiré, aura cette bonté sans laquelle il faut redouter une âme forte +et un esprit supérieur, bien loin de désirer de s'en rapprocher. + + + + +LETTRE XI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 4 mai. + + +M. Barton est arrivé hier. En entrant dans le salon de madame de +Vernon, j'ai deviné tout de suite que c'étoit lui. L'on jouoit et l'on +causoit: il étoit seul au coin de la cheminée; Matilde, de l'autre +côté, ne se permettoit pas de lui adresser la parole; il paroissoit +embarrassé de sa contenance au milieu de tant de gens qui ne le +connoissoient pas: la société de Paris est peut-être la société du +monde où un étranger cause d'abord le plus de gêne; on est accoutumé à +se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d'idées reçues, à +tant d'usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l'on craint +d'être obligé de recourir à un commentaire pour chaque parole, dès +qu'un homme nouveau est introduit dans le cercle. J'éprouvai de +l'intérêt pour la situation embarrassante de M. Barton, et j'allai à +lui sans hésiter: il me semble qu'on fait un bien réel à celui qu'on +soulage des peines de ce genre, de quelque peu d'importance qu'elles +soient en elles-mêmes. + +M. Barton est un homme d'une physionomie respectable, vêtu de brun, +coiffé sans poudre; son extérieur est imposant, on croit voir un +Anglais ou un Américain, plutôt qu'un Français. N'avez-vous pas +remarqué combien il est facile de reconnoître au premier coup-d'oeil +le rang qu'un François occupe dans le monde? ses prétentions et ses +inquiétudes le trahissent presque toujours, dès qu'il peut craindre +d'être considéré comme inférieur; tandis que les Anglois et les +Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de +les juger, ni de les classer légèrement. Je parlai d'abord à M. Barton +de sujets indifférens; il me répondit avec politesse, mais brièvement; +j'aperçus très-vite qu'il n'avoit point le désir de faire remarquer +son esprit, et qu'on ne pouvoit pas l'intéresser par son amour-propre: +je cédai donc à l'envie que j'avois de l'interroger sur M. de +Mondoville, et son visage prit alors une expression nouvelle; je vis +bien que depuis long-temps il ne s'animoit qu'à ce nom. Comme M. +Barton me savoit proche parente de Matilde, il se livra presque de +lui-même à me parler sur tous les détails qui concernoient Léonce; il +m'apprit qu'il avoit passé son enfance alternativement en Espagne, la +patrie de sa mère, et en France, celle de son père; qu'il parloit +également bien les deux langues, et s'exprimoit toujours avec grâce et +facilité. Je compris, dans la conversation, que madame de Mondoville +avoit dans les manières une hauteur très-pénible à supporter, et que +Léonce, adoucissant par une bonté attentive et délicate, ce qui +pouvoit blesser son précepteur, lui avoit inspiré autant d'affection +que d'enthousiasme. J'essayai de faire parler M. Barton sur ce qui +nous avoit été dit par le duc de Mendoce; il évita de me répondre: je +crus remarquer cependant qu'il étoit vrai qu'à travers toutes les +rares qualités de Léonce, on pouvoit lui reprocher trop de véhémence +dans le caractère, et surtout une crainte du blâme, portée si loin, +qu'il ne lui suffisoit pas de son propre témoignage pour être heureux +et tranquille; mais je le devinai plutôt que M. Barton ne me le dit. +Il s'abandonnoit à louer l'esprit et l'âme de M. de Mondoville avec +une conviction tout-à-fait persuasive, je me plus presque tout le soir +à causer avec lui. Sa simplicité me faisoit remarquer dans les grâces +un peu recherchées du cercle le plus brillant de Paris, une sorte de +ridicule qui ne m'avoit point encore frappée. On s'habitue à ces +grâces qui s'accordent assez bien avec l'élégance des grandes +sociétés; mais, quand un caractère naturel se trouve au milieu +d'elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances +d'affectation. + +Je causai presque tout le soir avec M. Barton; il parloit de M. de +Mondoville avec tant de chaleur et d'intérêt, que j'étois captivée par +le plaisir même que je lui faisois en l'écoutant; d'ailleurs, un homme +simple et vrai parlant du sentiment qui l'a occupé toute sa vie, +excite toujours l'attention d'une âme capable de l'entendre. + +M. de Serbellane et M. de Fierville vinrent cependant auprès de moi me +reprocher de n'être pas, selon ma coutume, ce qu'ils appellent +_brillante_: je m'impatientai contre eux de leurs persécutions, et je +m'en délivrai en rentrant chez moi de bonne heure. + +Que la destinée de ma cousine sera belle, ma chère Louise, si Léonce +est tel que M. Barton me l'a peint! Elle ne souffrira pas même du seul +défaut qu'il soit possible de lui supposer, et que peut-être on +exagère beaucoup. Matilde ne hasarde rien; elle ne s'expose jamais au +blâme; elle conviendra donc parfaitement à Léonce: moi, je ne saurois +pas... mais ce n'est pas de moi dont il s'agit, c'est de Matilde: elle +sera bien plus heureuse que je ne puis jamais l'être. Adieu, ma chère +Louise, je vous quitte; j'éprouve ce soir un sentiment vague de +tristesse, que le jour dissipera sans doute. Encore une fois, adieu. + + + + +LETTRE XII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 8 mai. + + +Je suis mécontente de moi, ma chère Louise, et pour me punir, je me +condamne à vous faire le récit d'un mouvement blâmable que j'ai à me +reprocher. Il a été si passager, que je pourrois me le nier à +moi-même; mais, pour conserver son coeur dans toute sa pureté, il ne +faut pas repousser l'examen de soi; il faut triompher de la répugnance +qu'on éprouve à s'avouer les mauvais sentimens qui se cachent +long-temps au fond de notre coeur, avant d'en usurper l'empire. + +Depuis quelques jours M. Barton me parloit sans cesse de Léonce; il me +racontoit des traits de sa vie, qui le caractérisent comme la plus +noble des créatures. Il m'avoit une fois montré un portrait de lui, +que Matilde avoit refusé de voir, avec une exagération de pruderie qui +n'étoit en vérité que ridicule; et ce portrait, je l'avoue, m'avoit +frappé. Enfin M. Barton, se plaisant tous les jours plus avec moi, me +laissa entrevoir, avant-hier, à la fin de notre conversation, qu'il ne +croyoit pas le caractère de Matilde propre à rendre Léonce heureux, et +que j'étois la seule femme qui lui eût paru digne de son élève. De +quelques détours qu'il enveloppât cette insinuation, je l'entendis +très-vite; elle m'émut profondément; je quittai M. Barton à l'instant +même, et je revins chez moi inquiète de l'impression que j'en avois +reçue. Il me suffit cependant d'un moment de réflexion pour rejeter +loin de moi des sentimens confus, que je devois bannir dès que j'avois +pu les reconnoître. Je résolus de ne plus m'entretenir en particulier +avec M. Barton, et je crus que cette décision avoit fait entièrement +disparoître l'image qui m'occupoit. Mais hier, au moment où j'arrivai +chez madame de Vernon, M. Barton s'approcha de moi, et me dit: «Je +viens de recevoir une lettre de M. de Mondoville, qui m'annonce son +départ d'Espagne; ayez la bonté de la lire.» En achevant ces mots, il +me tendit cette lettre. Quel prétexte pour la refuser? D'ailleurs ma +curiosité précéda ma réflexion; mes yeux tombèrent sur les premières +lignes de la lettre, et il me fut impossible de ne pas l'achever. En +effet, ma chère Louise, jamais on n'a réuni dans un style si simple +tant de charmes différens! de la noblesse et de la bonté, des +expressions toujours naturelles, mais qui toutes appartenoient à une +affection vraie, et à une idée originale; aucune de ces phrases usées, +qui ne peignent rien que le vide de l'âme; de la mesure sans froideur, +une confiance sérieuse, telle qu'elle peut exister entre un jeune +homme et son instituteur; mille nuances qui semblent de peu de valeur, +et qui caractérisent cependant les habitudes de la vie entière, et +cette élévation de sentimens, la première des qualités, celle qui agit +comme par magie sur les âmes de la même nature. Cette lettre étoit +terminée par une phrase douce et mélancolique sur l'avenir qui +l'attendoit, sur ce mariage décidé sans qu'il eût jamais vu Matilde: +la volonté de sa mère, disoit-il, avoit pu seule le contraindre à s'y +résigner. Je relus ce peu de mots plusieurs fois. Je crois que M. +Barton le remarqua, car il me dit:--Madame, croyez-vous que la +froideur de mademoiselle de Vernon puisse rendre heureux un homme +d'une sensibilité si véritable?--Je ne sais ce que j'allois lui +répondre, lorsque M. de Serbellane, se donnant à peine le temps de +saluer madame de Vernon, me pria d'aller avec lui dans le jardin. Il y +a tant de réserve et de calme dans les manières habituelles de M. de +Serbellane, que je fus troublée par cet empressement inusité, comme +s'il devoit annoncer un événement extraordinaire; et craignant quelque +malheur pour Thérèse, je suivis son ami en quittant précipitamment M. +Barton.--Elle arrive dans huit jours, me dit M. de Serbellane; vous +n'avez plus le temps de lui écrire, il faut s'occuper uniquement +d'écarter d'elle, s'il est possible, les dangers de cette +démarche.--Ah! mon Dieu, que m'apprenez-vous? lui répondis-je. +Comment! vous n'avez pu réussir....--J'en ai peut-être trop fait, +interrompit-il, car je crois entrevoir que l'inquiétude qu'elle +éprouve sur mes sentimens, est la principale cause de ce voyage. Je la +rassurerai sur cette inquiétude, ajouta-t-il, car je lui suis dévoué +pour ma vie; mais quand vous verrez M. d'Ervins, vous comprendrez +combien je dois être effrayé. Le despotisme et la violence de son +caractère me font tout craindre pour Thérèse, s'il découvre ses +sentimens; et quoiqu'il ait peu d'esprit, son amour-propre est +toujours si éveillé, que dans beaucoup de circonstances il peut lui +tenir lieu de finesse et de sagacité.--M. de Serbellane continua cette +conversation pendant quelque temps, et j'y mettois un intérêt si vif +qu'elle se prolongea sans que j'y songeasse; enfin je la terminai en +recommandant Thérèse à la protection de M. de Serbellane.--Oui, lui +dis-je, je ne craindrai point de demander à celui même qui l'a +entraînée, de devenir son guide et son frère dans cette situation +difficile; Thérèse est plus passionnée que vous, elle vous aime plus +que vous ne l'aimez; c'est donc à vous à la diriger; celui des deux +qui ne peut vivre sans l'autre est l'être soumis et dominé. Thérèse +n'a point ici de parens ni d'amis, veillez sur elle en défenseur +généreux et tendre, réparez vos torts par ces vertus du coeur qui +naissent toutes de la bonté.--Je m'animai en parlant ainsi, et je +posai ma main sur le bras de M. de Serbellane; il la prit et +l'approcha de ses lèvres avec un sentiment dont Thérèse seule étoit +l'objet. M. Barton, dans ce moment, entroit dans l'allée où nous +étions; en nous apercevant, il retourna très-promptement sur ses pas, +comme pour nous laisser libres; je compris dans l'instant son idée, et +je l'atteignis avant qu'il fût rentré dans le salon.--Pourquoi vous +éloignez-vous de nous? lui dis-je avec assez de vivacité.--Par +discrétion, madame; par discrétion, me répéta-t-il d'une manière un +peu affectée.--Je le vois, repris-je vous croyez que j'aime M. de +Serbellane.--Concevez-vous, ma chère Louise, que j'aie manqué de +mesure au point de parler ainsi à un homme que je connoissois à peine? +Mais j'avois eu trop d'émotion depuis une heure, et j'étois si agitée +que mon trouble même me faisoit parler sans avoir le temps de +réfléchir à ce que je disois,--Je ne crois rien, madame, me répondit +M Barton; de quel droit....--Ah! que je déteste ces tournures, lui +dis-je, avec une personne de mon caractère!--Mais permettez-moi, +madame, de vous faire observer, interrompit M. Barton, que je n'ai pas +l'honneur de vous connoître depuis long-temps.--C'est vrai; lui +dis-je, cependant il me semble qu'il est bien facile de me juger en +peu de momens; mais je vous le répète, je n'aime point M. de +Serbellane, je ne l'aime point; s'il en étoit autrement, je vous le +dirois.--Vous auriez tort, me répondit M, Barton; je n'ai pas encore +mérité cette confiance.--Toujours plus déconcertée par sa raison, et +cependant toujours plus inquiète de l'opinion qu'il pouvoit prendre de +mes sentimens pour M. de Serbellane, une vivacité que je ne puis +concevoir, que je ne puis me pardonner, me fit dire à M. Barton:--Ce +n'est pas de moi, je vous jure, que M. de Serbellane est occupé.--Je +n'achevai pas cette phrase toute insignifiante qu'elle étoit, je ne +l'achevai pas, ma soeur, je vous l'atteste; elle ne pouvoit rien +apprendre ni rien indiquer à M. Barton: néanmoins je fus saisie d'un +remords véritable au premier mot qui m'échappa; je cherchai l'occasion +de me retirer; et réfléchissant sur moi-même, je fus indignée du motif +coupable qui m'avoit causé tant d'émotion. + +Je craignois, je ne puis me le cacher, je craignois que M. Barton ne +dît à Léonce que mes affections étoient engagées; je voulois donc que +Léonce pût me préférer à ma cousine; c'est moi qui fais ce mariage; +c'est moi qui suis liée par un sentiment presque aussi fort que la +reconnoissance, par les services que j'ai rendus, les remercîmens que +j'en ai recueillis, la récompense que j'en ai goûtée; mon amie se +flatte du bonheur de sa fille, elle croit me le devoir, et ce seroit +moi qui songerois à le lui ravir? Quel motif m'inspire cette pensée! +un penchant de pure imagination, pour un homme que je n'ai jamais vu, +qui peut-être me déplairoit si je le connoissois! Que seroit-ce donc +si je l'aimois! Et néanmoins les sentimens de délicatesse les plus +impérieux ne devroient-ils pas imposer silence même à un attachement +véritable? Ne pensez pas cependant, ma chère Louise, autant de mal de +moi que ce récit le mérite: n'avez-vous pas éprouvé vous-même qu'il +existe quelquefois en nous des mouvemens passagers les plus contraires +à notre nature? C'est pour expliquer ces contradictions du coeur +humain, qu'on s'est servi de cette expression: _ce sont des pensées du +démon_. Les bons sentimens prennent leur source au fond de notre +coeur; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère, +qui trouble l'ordre et l'ensemble de nos réflexions et de notre +caractère. Je vous demande de fortifier mon coeur par vos conseils: la +voix qui nous guida dans notre enfance se confond pour nous avec la +voix du ciel. + + + + +LETTRE XIII. + +Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, ce 14 mai. + + +Non, ma chère enfant, je ne vous aurois point trouvée coupable de vous +livrer à quelque intérêt pour Léonce, et s'il avoit été digne de vous, +s'il vous avoit aimée, je n'aurois pas trop conçu pourquoi vous auriez +sacrifié votre bonheur, non à la reconnoissance que vous devez, mais à +celle que vous avez méritée. Quoi qu'il en soit, hélas! il n'est plus +temps de faire ces réflexions: il n'est que trop vraisemblable qu'en +ce moment, ce malheureux jeune homme n'existe plus pour personne! J'ai +la triste mission de vous envoyer cette lettre. Il faut la montrer à +M. Barton, et prévenir madame de Vernon et sa fille de la perte de +leurs plus brillantes espérances. C'est le seul moment où j'aie +éprouvé quelques bons sentimens pour madame de Vernon; mais il n'est +pas nécessaire de me joindre à tout ce que vous lui témoignerez. Celle +qui est aimée de vous, ma chère Delphine, ne manque jamais des +consolations les plus tendres; et c'est vous que je plains quand vos +amis sont malheureux. + +Je ne doute pas que ce ne soit l'indigne frère de mademoiselle de +Sorane qui doive être accusé de ce crime abominable. + + +Baïonne, le 10 mai 1790. + + +Comme vous êtes parente de madame de Vernon, mademoiselle, vous avez +sans doute son adresse à Paris, et vous ferez parvenir à un M. Barton, +qui doit être chez elle à présent, la nouvelle du triste accident +arrivé à son élève, qui n'a voulu dire qu'un seul mot, c'est qu'il +désiroit voir son instituteur, actuellement à Paris chez madame de +Vernon. Ce pauvre M. Léonce de Mondoville m'étoit recommandé par un +négociant de Madrid, et je l'attendois hier au soir; mais je ne +croyois pas qu'on me l'apportât dans ce triste état. + +En traversant les Pyrénées, il a fait quelques pas à pied, laissant +passer sa voiture devant lui avec son domestique; à la nuit tombante +il a reçu deux coups de poignard près du coeur, par deux hommes qu'il +connoît, à ce que j'ai pu comprendre d'après quelques mots qu'il a +prononcés, mais qu'il n'a jamais voulu nommer. Son domestique ne le +voyant point venir, est retourné sur ses pas, et l'a trouvé sans +connoissance au milieu du chemin de la forêt: on a appelé des paysans, +et avec leur secours, il a été apporté chez moi sans reprendre ses +sens: on le croyoit mort. Cependant depuis une heure il a parlé, comme +je l'ai dit, pour demander que son instituteur vînt en toute hâte +auprès de lui, et qu'on se gardât bien d'informer sa mère de son état. + +Le juge s'est transporté chez moi pour écrire sa déposition sur les +assassins. Il a refusé de rien répondre, ce qui me paroît vraiment +trop beau; mais du reste, il est impossible d'être plus intéressant: +et c'est avec une vraie douleur, mademoiselle, que je me vois forcé de +vous apprendre que les médecins ont déclaré ses blessures mortelles. +Il est si beau, si jeune, si bon, que cela fait pleurer tout le monde; +et ma pauvre famille en particulier s'en désole vivement. Ne perdez +pas de temps, je vous prie, mademoiselle, pour faire venir son +instituteur. Il arrivera trop tard; mais enfin il nous dira ce que +nous avons à faire. + +J'ai l'honneur d'être, avec respect, mademoiselle, votre très-humble +et très-obéissant serviteur, + +TÉLIN, négociant à Bayonne. + + + + +LETTRE XIV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 19 mai. + + +Ah! ma chère soeur! quelle nouvelle vous m'apprenez! Je suis dans une +angoisse inexprimable, craignant de perdre une minute pour avertir M. +Barton, et frémissant de la douleur que je suis condamnée à lui +causer. Il faut aussi prévenir madame de Vernon et Matilde. Combien je +sens vivement leurs peines! Ma pauvre Sophie! le fils de son ami! +l'époux de sa fille, et Matilde! Ah! que je me reproche d'avoir blâmé +l'excès de sa dévotion! Elle ne sera peut-être jamais heureuse; si +elle avoit livré son coeur à l'espérance d'être aimée, que +deviendroit-elle à présent? Néanmoins, elle ne l'a jamais vu. Mais moi +aussi, je ne l'ai jamais vu! et les larmes m'oppressent, et la force +me manque pour remplir mon triste devoir! Allons, je m'y soumets, je +sors: adieu. Ce soir je vous rendrai compte de cette cruelle journée. + + +Minuit. + + +M. Barton est parti depuis une heure, ma chère Louise. Excellent +homme, qu'il est malheureux! Ah! que les peines de l'âge avancé +portent un caractère déchirant! Hélas! la vieillesse elle-même est une +douleur habituelle, dont l'amertume aigrit tous les chagrins que l'on +éprouve. + +J'ai été chez madame de Vernon à six heures; j'ai fait demander M. +Barton à sa porte; il est venu à l'instant même avec un air +d'empressement et de gaîté qui m'a fait bien mal: rien n'est plus +touchant que l'ignorance d'un malheur déjà arrivé, et le calme qui se +peint sur un visage qu'un seul mot va bouleverser. M. Barton monta +dans ma voiture, et je donnai l'ordre de nous conduire loin de Paris; +j'avois imaginé plusieurs moyens de lui annoncer cet affreux +événement; mais il remarqua bientôt l'altération de mes traits, et me +demanda avec sensibilité s'il m'étoit arrivé quelque malheur. +L'intérêt même qu'il prenoit à moi l'éloignoit entièrement de l'idée +que la peine dont il s'agissoit pût le concerner. J'hésitois encore +sur ce que je lui dirois; mais enfin, je pensai qu'il n'y avoit point +de préparation possible pour une telle douleur, et je lui remis la +fatale lettre. + +--Lisez, lui dis-je, avec courage, avec résignation, et sans oublier +les amis qui vous restent, et que votre malheur attache à vous pour +jamais.--A peine cet excellent homme eut-il vu le nom de Léonce, qu'il +pâlit; il lut cette lettre deux fois, comme s'il ne pouvoit la croire. +Enfin, il la laissa tomber, couvrit son visage de ses deux mains, et +pleura amèrement sans dire un seul mot. Je versois des larmes à côté +de lui, effrayée de son silence, attendant que ses premières paroles +m'indiquassent dans quel sens il cherchoit des consolations. Je +demandois au ciel la voix qui peut adoucir les blessures du coeur.--O +Léonce! s'écria-t-il enfin, gloire de ma vie, seul intérêt d'un homme +sans carrière, sans nom, sans destinée, étoit-ce à moi de vous +survivre? que fait ce vieux sang dans mes veines, quand tout le vôtre +a coulé? quelle fin de vie m'est réservée! Ah! madame, me dit-il, vous +êtes jeune, belle, vous avez pitié d'un vieillard, mais vous ne pouvez +pas vous faire une idée des dernières douleurs d'une existence sans +avenir, sans espoir! vous ne le connoissiez pas, mon ami, mon noble +ami, que des monstres ont assassiné. Pourquoi ne veut-il pas les +nommer? je les connois, je les ferai connoître, ils ne vivront point +après avoir fait périr ce que le ciel avoit formé de meilleur.--Alors +il se rappeloit les traits les plus aimables de l'enfance et de la +jeunesse de son élève; ce n'étoit plus le beau, le fier, le spirituel +Léonce qu'il me peignoit: il ne se retraçoit plus les grâces et les +talens qui devoient plaire dans le monde; il ne parloit que des +qualités touchantes dont le souvenir s'unit, avec tant d'amertume, à +l'idée d'une séparation éternelle. + +J'étois agitée par une incertitude cruelle. Devois-je, en rappelant à +M. Barton que Léonce le demandoit auprès de lui, fixer son imagination +sur la possibilité de le revoir encore, et de contribuer peut-être à +le guérir? M. Barton ne m'avoit pas dit un seul mot qui indiquât cette +pensée; la craignoit-il? redoutoit-il une seconde douleur après un +nouvel espoir? Ma chère Louise, avec quel tremblement l'on parle à un +homme vraiment malheureux! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu'il +faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d'un coeur +déchiré! + +Enfin, je dis à M. Barton qu'il devoit partir, et que peut-être il +pouvoit encore se flatter de retrouver Léonce: ce dernier mot, dont +j'attendois tant d'effet, n'en produisit aucun; il m'entendit tout de +suite, mais sans se livrer à l'espoir que je lui offrois. A l'âge de +M. Barton, le coeur n'est point mobile, les impressions ne se +renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun +intervalle de soulagement. + +Néanmoins, depuis cet instant, il ne parla plus que de son départ: il +me demanda de retourner chez madame de Vernon; j'en donnai l'ordre. Je +convins avec lui qu'il partiroit le soir même avec ma voiture, et que +l'un de mes domestiques, plus jeune que le sien, courroit devant lui +pour hâter son voyage. Il étoit un peu ranimé par l'occupation de ces +détails: tant qu'il reste une action à faire pour l'être qui nous +intéresse, les forces se soutiennent et le coeur ne succombe pas. Nous +arrivâmes enfin chez ma tante: en songeant à la peine qu'elle alloit +éprouver, j'étois saisie moi-même de la plus vive émotion; je laissai +M. Barton entrer seul chez madame de Vernon, et je restai quelque +minutes dans le salon pour reprendre mes sens: enfin, domptant cette +foiblesse qui m'empêchoit de consoler mon amie, j'entrai chez elle: je +la trouvai plus calme que je ne l'espérois. M. Barton gardoit le +silence, Matilde se contenoit avec quelque effort; madame de Vernon +vint à moi et m'embrassa: je voulus m'approcher de Matilde, je la vis +rougir et pâlir; elle me serra la main amicalement, mais elle sortit +de la chambre à l'instant même, se faisant un scrupule, je crois, +d'éprouver ou de montrer aucune émotion vive. + +Madame de Vernon me dit alors:--Imaginez que dans ce moment même je +viens de recevoir une lettre de madame de Mondoville, pour m'apprendre +son consentement au mariage, d'après les nouvelles propositions que je +lui avois faites! Elle m'annonce en même temps le départ de son +fils.--Je serrai une seconde fois madame de Vernon dans mes +bras.--Enfin, me dit-elle avec le courage qui lui est propre, +occupons-nous de hâter le départ de M. Barton, et soumettons-nous aux +événemens.--Il n'y a rien à faire pour mon voyage, dit M. Barton, avec +un accent qui exprimait, je crois, une humeur un peu injuste sur le +calme apparent de madame de Vernon; madame d'Albémar a bien voulu +pourvoir à tout, et je pars.--C'est très-bien, répliqua madame de +Vernon, qui s'aperçut du mécontentement de M. Barton; et s'adressant à +moi, elle me dit comme à demi-voix:--Quel zèle et quelle affection il +témoigne à son élève!--Vous avez remarqué quelquefois que madame de +Vernon avoit l'habitude de louer ainsi, comme par distraction et en +parlant à un tiers; mais le malheureux Barton n'y donna pas la moindre +attention; il étoit bien loin de penser à l'impression que sa douleur +pourroit produire sur les autres. S'il lui étoit resté quelque +présence d'esprit, c'eût été pour la cacher et non pour s'en parer. + +Absorbé dans son inquiétude, il sortit sans dire un mot à madame de +Vernon; je le suivis pour le conduire chez moi, où il devoit trouver +tout ce qui lui étoit nécessaire pour sa route. Lorsque nous fûmes en +voiture, il dit en se parlant à lui-même:--Mon cher Léonce, vos seuls +amis, c'est votre malheureux instituteur; c'est aussi votre pauvre +mère.--Et se retournant vers moi:--Oui, s'écria-t-il, j'irai nuit et +jour pour le rejoindre, peut-être me dira-t-il encore un dernier +adieu, et je resterai près de sa tombe pour soigner ses derniers +restes, et mériter ainsi d'être enseveli près de lui.--En disant ces +mots, cet infortuné vieillard se livroit à un nouvel accès de +désespoir,--Madame, me dit-il alors, devant vous je pleure; tout à +l'heure j'étois calme; votre bonté ne repoussera pas cette triste +preuve de confiance, j'en suis sûr, vous ne la repousserez pas. + +Nous arrivâmes chez moi, je pris toutes les précautions que je pus +imaginer pour que le voyage de M. Barton fût le plus commode et le +plus rapide possible; il fut touché de ces soins, et, prêt à monter en +voiture, il me dit:--Madame, s'il vient en mon absence quelques +lettres de Bayonne, je n'ose pas dire de Léonce, enfin aussi de Léonce +même, ouvrez-les, vous verrez ce qu'il faut faire d'après ces lettres, +et vous me l'écrirez à Bordeaux.--N'est-ce pas madame de Vernon, lui +dis je, qui devroit....--Non, me répondit-il; madame, permettez-moi de +vous répéter que je veux que ce soit vous; hélas! dans ce dernier +moment, lorsqu'il n'est que trop probable que jamais je ne vous +reverrai, qu'il me soit permis de vous dire une idée, peut-être +insensée, que j'avois conçue pour mon malheureux élève. Je ne trouvois +point que mademoiselle de Vernon pût lui convenir, et j'osois +remarquer en vous tout ce qui s'accordoit le mieux avec son esprit et +son âme.--J'allois lui répondre, mais il me serra la main avec une +affection paternelle; cette affection me rappelle M. d'Albémar, et +jamais je ne l'ai retrouvée sans émotion. Il me dit alors:--Ne vous +offensez pas, madame, de cette hardiesse d'un vieillard qui chérit +Léonce comme son fils, et que vos bontés ont profondément touché. +Hélas! ces douces chimères sont remplacées par la mort! la mort! ah +Dieu!--Il se précipita hors de ma chambre, et se jeta au fond de la +voiture, dans un accablement qui redoubla ma pitié. + +Restée seule, je pus me livrer enfin à la douleur que moi aussi +j'éprouvois; je n'avois dû m'occuper que des peines des autres: mais +celle que je ressentois n'étoit pas moins vive, quoique la destinée de +ce malheureux jeune homme fût étrangère à la mienne. Ma tante et ma +cousine le regrettent pour elles, pour le bonheur qu'il devoit leur +procurer; moi, que le sort séparoit irrévocablement de lui, je pleure +une âme si belle, un être si libéralement doué, périssant ainsi dans +les premières années de sa vie. Oui, s'il meurt je lui vouerai un +culte dans mon coeur; je croirai l'avoir aimé, l'avoir perdu, et je +serai fidèle au souvenir que je garderai de lui; ce sera un sentiment +doux, l'objet d'une mélancolie sans amertume. Je demanderai son +portrait à M. Barton, et toujours je conserverai cette image comme +celle d'un héros de roman dont le modèle n'existe plus. Déjà, depuis +quelque temps, je perdois l'espoir de rencontrer celui qui posséderoit +toutes les affections de mon coeur; j'en suis sûre maintenant, et +cette certitude est tout ce qu'il faut pour vieillir en paix. + +Mais peut-être que Léonce vivra; s'il vit, il sera l'époux de Matilde, +et plus de chimères alors; mais aussi plus de regrets. Adieu, ma chère +Louise; il est possible que dans peu je me réunisse à vous pour +toujours. + + + + +LETTRE XV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 22 mai. + + +J'ai trouvé ce soir plus de charmes que jamais dans l'entretien de +madame de Vernon, et cependant, pour la première fois, mon coeur lui a +fait un véritable reproche. Quand je vous parle d'elle avec tant de +franchise, ma chère Louise, je vous donne la plus grande marque +possible de confiance; n'en concluez, je vous prie, rien de +défavorable à mon amie. Je puis me tromper sur un tort que mille +motifs doivent excuser; mais j'ai sûrement raison, quand je crois que +les qualités les plus intimes de l'âme peuvent seules inspirer cette +délicatesse parfaite dans les discours et dans les moindres paroles, +qui rend la conversation de madame de Vernon si séduisante. + +J'avois été douloureusement émue tout le jour; l'image de Léonce me +poursuivoit, je n'avois pu fermer l'oeil sans le voir sanglant, +blessé, prêt à mourir. Je me le représentois sous les traits les plus +touchans, et ce tableau m'arrachoit sans cesse des larmes. J'allai +vers huit heures du soir chez madame de Vernon; Matilde avoit passé +tout le jour à l'église, et s'étoit couchée en revenant, sans avoir +témoigné le moindre désir de s'entretenir avec sa mère; je trouvai +donc Sophie seule et assez triste; je l'étois bien plus encore. Nous +nous assîmes sur un banc de son jardin, d'abord sans parler; mais +bientôt elle s'anima, et me fit passer une heure dans une situation +d'âme beaucoup meilleure que je ne pouvois m'y attendre. La douceur, +et, pour ainsi dire, la mollesse même de sa conversation, ont je ne +sais quelle grâce qui suspendit ma peine. Elle suivoit mes impressions +pour les adoucir, elle ne combattoit aucun de mes sentimens, mais elle +savoit les modifier à mon insu; j'étois moins triste sans en savoir la +cause; mais enfin auprès d'elle je l'étois moins. + +Je dirigeai notre conversation sur ces grandes pensées vers lesquelles +la mélancolie nous ramène invinciblement: l'incertitude de la destinée +humaine, l'ambition de nos désirs, l'amertume de nos regrets, l'effroi +de la mort, la fatigue de la vie, tout ce vague du coeur, enfin, dans +lequel les âmes sensibles aiment tant à s'égarer, fut l'objet de notre +entretien. Elle se plaisoit à m'entendre, et m'excitant à parler, elle +mêloit des mots précis et justes à mes discours, et soutenoit et +ranimoit mes pensées toutes les fois que j'en avois besoin. Lorsque +j'arrivai chez elle, j'étois abattue et mécontente de mes sentimens +sans vouloir me l'avouer. Je crois qu'elle devina tout ce qui +m'occupoit, car elle me dit exactement ce que j'avois besoin +d'entendre. Elle me releva par degrés dans ma propre estime; j'étois +mieux avec moi-même, et je ne m'apercevois qu'à la réflexion, que +c'étoit elle qui modifioit ainsi mes pensées les plus secrètes. Enfin, +j'éprouvois au fond de l'âme un grand soulagement, et je sentois bien +en même temps, qu'en m'éloignant de Sophie, le chagrin et l'inquiétude +me ressaisiroient de nouveau. + +Je m'écriai donc dans une sorte d'enthousiasme:--Ah! mon amie, ne me +quittez pas, passons de longues heures à causer ensemble; je serai si +mal quand vous ne me parlerez plus!--Comme je prononçois ces mots, un +domestique entra, et dit à madame de Vernon que M. de Fierville +demandoit à la voir, quoiqu'on lui eût déclaré à sa porte qu'elle ne +recevoit personne.--Refusez-le, je vous en conjure, ma chère Sophie, +dis-je avec instance.--Savez-vous, interrompit madame de Vernon, si +le neveu de madame de Marset a gagné ou perdu ce grand procès dont +dépendoit toute sa fortune?--Mon Dieu! interrompis-je, on m'a dit hier +qu'il l'a voit gagné; ainsi, vous n'avez point à consoler M. de +Fierville des chagrins de son amie; refusez-le.--Il faut que je le +voie, dit alors madame de Vernon.--Et elle fit signe à son domestique +de le faire monter. Je me sentis blessée, je l'avoue, et ma +physionomie l'exprima. Madame de Vernon s'en aperçut, et me dit:--Ce +n'est pas pour moi, c'est pour ma fille....--Quoi! m'écriai-je assez +vivement, vous songez déjà à remplacer Léonce? Pauvre jeune homme! +vous n'êtes pas long-temps regretté par l'amie de votre mère.--Je me +reprochai ces paroles à l'instant même, car madame de Vernon rougit en +les entendant; et comme elle me laissoit partir sans essayer de me +retenir, je restai, quelques minutes après l'arrivée de M. de +Fierville, la main appuyée sur la clef de la porte du salon, et +tardant à l'ouvrir. Madame de Vernon enfin le remarqua; elle vint à +moi, et sans me faire aucun reproche, elle insista beaucoup sur le +prix qu'elle mettoit à l'union de sa fille avec Léonce, sur toutes les +circonstances qui lui rendoient ce mariage mille fois préférable à +tout autre: elle reprit par degrés sa grâce accoutumée, et je partis +après l'avoir embrassée; mais je conservai cependant quelques nuages +de ce qui venoit de se passer. + +Concevez-vous ma folie, ma chère Louise? Ce qui m'a blessé peut-être +si vivement, c'est un témoignage d'indifférence pour Léonce! Pourquoi +vouloir que madame de Vernon le regrette profondément, qu'elle ne +cherche point un autre époux pour sa fille? elle ne l'a jamais vu: +cependant n'est-il pas vrai, ma chère Louise, que c'est se consoler +trop tôt de la perte d'un jeune homme si distingué? Ah! s'il étoit +possible qu'on le sauvât! ce seroit Matilde qui goûteroit le bonheur +d'en être aimée, elle n'auroit pas souffert de son danger; il +renaîtroit pour elle; le calme de son imagination et de son âme la +préserve des peines les plus amères de la vie. Louise, votre Delphine +ne lui ressemble pas. + + + + +LETTRE XVI. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, 20 mai 1790. + + +Je me hâte de vous dire, ma chère Delphine, que M. de Mondoville est +mieux; un chirurgien habile l'a soigné avec beaucoup de bonheur, et +lorsque la perte de son sang a été arrêtée, il s'est trouvé très-vite +hors de tout danger. Il auroit déjà repris sa route, si l'on ne +craignoit que sa blessure ne se rouvrît en voyageant. Il a écrit à M. +Barton une lettre que Télin m'a adressée, pour vous prier de la faire +parvenir sûrement; je vous l'envoie. + +Il faut que Léonce ait quelque chose de bien aimable, pour que ce +vieux négociant de Bayonne, Télin, qui de sa vie n'a pensé qu'aux +moyens de gagner de l'argent, écrive des lettres toutes remplies +d'éloges sur les qualités généreuses de M. de Mondoville; en vérité, +je crois qu'il a fait de Télin une mauvaise tête! Sérieusement, c'est +un rare mérite que celui qui est vivement senti même par les hommes +vulgaires, et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de +l'effet sur tout le monde, qu'à ces supériorités mystérieuses, qui ne +sont reconnues que par des adeptes. Chère Delphine, il est +très-vraisemblable à présent que vous allez voir M. de Mondoville; +votre imagination est singulièrement préparée à recevoir une grande +impression par sa présence: défendiez-vous de cette disposition, je +vous en conjure, et rendez à votre esprit toute l'indépendance dont il +a besoin pour bien juger. + + + + +LETTRE XVII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, 25 mai. + + +La lettre de Léonce que vous m'envoyez, ma chère soeur, est +extrêmement remarquable; comme M. Barton m'avoit demandé de l'ouvrir, +je l'ai lue; depuis deux heures qu'elle est entre mes mains, elle a +fait naître en moi une foule de pensées qui m'étoient nouvelles. Je +vous ferai part de mes réflexions une autre fois; le seul mot que je +sois pressée de vous dire, c'est que la lecture de cette lettre a +tout-à-fait calmé les idées qui me troubloient, et que je n'ai plus à +craindre le mauvais mouvement qui me faisoit envier le sort de ma +cousine. + + + + +LETTRE XVIII + +[Cette lettre est celle que mademoiselle d'Albémar a fait parvenir à +Delphine.]. + +Léonce à M. Barton. + +Bayonne, 17 mai 1790. + + +Je crains, mon cher ami, que vous ne soyez déjà parti sur la nouvelle +de mon accident, et lorsque vous aurez su que j'avois témoigné le +désir de vous voir. J'aurois dû vous épargner la fatigue d'un tel +voyage; mais vous pardonnerez à votre élève le besoin qu'il avoit de +vous dire adieu au moment de mourir. Si vous êtes encore à Paris, +attendez-moi; je serai en état de voyager sous peu de jours. On me +défend de parler, de peur que mes blessures à la poitrine ne se +rouvrent; j'ai du temps au moins pour vous écrire tout ce qui tient à +l'événement, dont vous seul devez connoître le secret. + +Je sais quel est le furieux qui a voulu m'assassiner et qui m'a +attaqué, ayant pour second son domestique, sans me laisser aucun moyen +de me défendre. Il m'a dit avec fureur, en me poignardant: _Je venge +ma soeur déshonorée_. J'aurois nommé l'auteur de cette action infâme, +si les motifs qui l'ont irrité contre moi ne méritoient une sorte +d'indulgence: vous les savez, ces motifs, et vous devinez mon +assassin. + +Mon cousin, en se soumettant à mes conseils, les a suivis néanmoins de +la manière du monde la plus foible et la plus inconséquente; il m'a +prouvé qu'il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent +de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux: +l'homme foible ne hasarde rien; l'homme fort soutient tout ce qu'il +avance; mais l'homme foible, conseillé par l'homme fort, marche, pour +ainsi dire, par saccades, entreprend plus qu'il ne peut, se donne des +défis à lui-même, exagère ce qu'il ne sait pas imiter, et tombe dans +les fautes les plus disparates: il réunit les inconvéniens des +caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers +avantages. + +Charles de Mondoville a laissé pénétrer à la famille de mademoiselle +de Sorane qu'il suivoit mes avis presque malgré lui; c'est ainsi qu'il +a dirigé sur moi toute leur haine. M. de Sorane a été obligé de faire +faire un très-mauvais mariage à sa soeur, pour étouffer le plus +promptement possible l'éclat de son aventure; la crainte de ce même +éclat l'a empêché de se battre avec moi; il a regardé l'assassinat +comme une vengeance plus obscure et plus certaine, et il avoit imaginé +sans doute que si j'étois tué dans les montagnes des Pyrénées, on +attribuerait ma mort à des voleurs françois ou espagnols, qui sont en +assez grand nombre sur les frontières des deux pays. + +Si je ne savois pas que M. de Sorane a été réellement très-malheureux +de la honte de sa soeur, s'il n'avoit pas raison de m'accuser de la +résistance de mon cousin à ses désirs, je livrerois son crime à la +justice des lois. Mais, m'étant vu forcé, par un concours funeste de +circonstances, à sacrifier la réputation de mademoiselle de Sorane à +l'honneur de ma famille, j'ai cru devoir taire le nom d'un homme qui +n'étoit devenu mon assassin que pour venger sa soeur. Sa haine contre +moi étoit naturelle; le mal que je lui avois fait tenoit peut-être à +un défaut de mon caractère: vous m'avez souvent dit que l'opinion +avoit trop d'empire sur moi: s'il est vrai que M. de Sorane ait +réellement à se plaindre de ma conduite, je lui dois le secret sur un +crime que j'ai provoqué; je le lui ai gardé: il vous sera sacré comme +à moi-même. + +Mais je le prévois, mon cher Barton, tremblant encore du danger que +j'ai couru, vous aurez une aimable colère contre votre élève, pour +avoir exposé si légèrement cette vie dont vous et ma mère daignez +avoir besoin. Cette pensée m'est venue, non sans quelques regrets, +lorsque je me croyois près de mourir. Peut-être aurois-je pu laisser +mon parent à lui-même, quoiqu'il fût de mon sang, quoiqu'il portât mon +nom; mais, je vous le demande, à vous, qui avez bien plus de +modération que moi dans votre manière de juger, et qui n'attachez pas +autant d'importance à ce qu'on peut dire dans le monde: si je m'étois +trouvé dans la même situation que Charles de Mondoville, n'auriez-vous +pas été le premier à me détourner d'épouser une femme généralement +mésestimée, quand même je l'aurois aimée? + +Pendant les jours que je viens de passer entre la vie et la mort, j'ai +réfléchi beaucoup à ce que vous m'avez constamment dit, sur la +nécessité de ne soumettre sa conduite qu'au témoignage de sa +conscience et de sa raison. Vous êtes chrétien et philosophe tout à la +fois; vous vous confiez en Dieu, et vous comptez pour rien les +injustices des hommes; j'ai peu de disposition, vous le savez, à aucun +genre de croyance religieuse, et moins encore à la patience et à la +résignation que la foi, dit-on, doit nous inspirer. Quoique j'aie +reçu, grâce à vous, une éducation éclairée, cependant une sorte +d'instinct militaire, des préjugés, si vous le voulez, mais les +préjugés de mes aïeux, ceux qui conviennent si parfaitement à la +fierté et à l'impétuosité de mon âme, sont les mobiles les plus +puissans de toutes les actions de ma vie. Mon front se couvre de sueur +quand je me figure un instant, que même à cent lieues de moi, un homme +quelconque pourroit se permettre de prononcer mon nom ou celui des +miens avec peu d'égards, et que je ne serois pas là pour m'en venger. +La plupart des hommes, dites-vous, ne méritent pas qu'on attache le +moindre prix à leurs discours. Leur haine peut n'être rien, mais leur +insulte est toujours quelque chose; ils s'égalent à vous; ils font +plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient; faut-il +leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir? + +Avez-vous d'ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme +peut se déconsidérer sans retour? S'il est indifférent aux premiers +mots qu'on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger +nuage, quel sentiment l'avertira que c'en est trop? D'abord de faux +bruits circuleront, et ils s'établiront bientôt après comme vrais dans +la tête de ceux qui ne le connoissent pas; alors il s'en irritera, +mais trop tard. Quand il se hâteroit de chercher vingt occasions de +duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation +de son caractère? Tous ces efforts, tous ces mouvemens présentent +l'idée de l'agitation, et l'on ne respecte point celui qui s'agite: le +calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est +l'ouvrage du temps, et néanmoins la colère ne vous permettant pas le +repos, vous rend incapable de trouver ou d'attendre le remède à votre +malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde; +mais l'enfer de celui-ci pour un homme qui a de la fierté, c'est +d'avoir à supporter la moindre altération de cette intacte renommée +d'honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie. + +J'ai cessé de combattre en moi ces sentimens, je les ai reconnus pour +invincibles; toutefois s'ils pouvoient jamais se trouver en opposition +avec la véritable morale, j'en triompherois, du moins je le crois, et +c'est à vos leçons, mon cher maître, que je dois cet espoir; mais dans +toutes les résolutions qui ne regardent que moi seul, j'aurois tort de +vouloir lutter contre un défaut que je ne puis braver, qu'en +sacrifiant tout mon bonheur. Il vaut mieux exposer mille fois sa vie +que de faire souffrir son caractère. + +J'ose croire que je ne rends pas malheureux ce qui m'entoure; pourquoi +donc voudrois-je me tourmenter par des efforts peut-être inutiles, et +sûrement très-douloureux? La considération que je veux obtenir dans le +monde ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui m'aime? Un homme +n'est-il pas le protecteur de sa mère, de sa soeur, et surtout de sa +femme? Ne faut-il pas qu'il donne à la compagne de sa vie l'exemple de +ce respect pour l'opinion qu'il doit à son tour exiger d'elle? +Savez-vous pourquoi, jusqu'à présent, je me suis défendu contre +l'amour, quoique je sentisse bien avec quelle violence il pourroit +s'emparer de moi? C'est que j'ai craint d'aimer une femme qui ne fût +point d'accord avec moi sur l'importance que j'attache à l'opinion, et +dont le charme m'entraînât, quoique sa manière de penser me fît +souffrir. J'ai peur d'être déchiré par deux puissances égales, un +coeur sensible et passionné, un caractère fier et irritable. + +Ma mère a peut-être raison, mon cher Barton, en me faisant épouser une +personne qui n'exercera pas un grand empire sur moi, mais dont la +conduite est dirigée par les principes les plus sévères. Cependant, +hélas! je vais donc à vingt-cinq ans renoncer pour toujours à l'espoir +de m'unir à la femme que j'aimerois, à celle qui combleroit le vide de +mon coeur par toutes les délices d'une affection mutuelle! Non, la vie +n'est pas cet enchantement que mon imagination à rêvé quelquefois, +elle offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa +réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent; il faut +marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se +garantir du blâme en renonçant au bonheur. + +Après avoir lu cette lettre, serez-vous content de moi, mon cher +maître? Songez cependant avec quelque plaisir que votre élève n'a pas +une pensée secrète pour vous, et que vos conseils lui seront toujours +nécessaires. + +LÉONCE. + + + + +LETTRE XIX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 27 mai. + + +J'ai relu plusieurs fois la lettre où Léonce peint son propre +caractère avec la vérité la plus parfaite; vous n'avez pas conclu, je +l'espère, de quelques lignes que je vous écrivis dans le premier +moment, que mon estime pour M. de Mondoville fût le moins du monde +altérée? Non assurément, rien de pareil n'est vrai; sa lettre à M. +Barton indique au contraire des qualités rares, et une grande +supériorité d'esprit; mais ce qui m'a frappée comme une lumière +subite, c'est l'étonnant contraste de nos caractères. + +Il soumet les actions les plus importantes de sa vie à l'opinion; moi, +je pourrois à peine consentir à ce qu'elle influât sur ma décision +dans les plus petites circonstances: les idées religieuses ne sont +rien pour lui; cela doit être ainsi, puisque l'honneur du monde est +tout. Quant à moi, vous le savez, grâce à l'heureuse éducation que +vous et votre frère m'avez donnée, c'est de mon Dieu et de mon propre +coeur que je fais dépendre ma conduite. Loin de chercher les suffrages +du plus grand nombre, par les ménagemens nécessaires pour se les +concilier, je serois presque tentée de croire que l'approbation des +hommes flétrit un peu ce qu'il y a de plus pur dans la vertu, et que +le plaisir qu'on pourroit prendre à cette approbation, finiroit par +gâter les mouvemens simples et irréfléchis d'une bonne nature. + +Sans doute, à travers l'irritabilité de Léonce sur tout ce qui tient à +l'opinion, il est impossible de ne pas reconnoître en lui une âme +vraiment sensible; néanmoins ne regrettez plus, ma soeur, ses +engagemens avec Matilde; réjouissez-vous au contraire de ce qu'il ne +sera jamais rien pour moi: les oppositions qui existent dans nos +manières d'être, sont précisément celles qui rendroient profondément +malheureux deux êtres qui s'aimeroient, sans les détacher l'un de +l'autre. + +Il me seroit impossible, quelle que fût ma résolution à cet égard, de +veiller assez sur toutes mes actions pour qu'elles ne prêtassent point +aux fausses interprétations de la société; et que ne souffrirois-je +pas, si celui que j'aimerois ne supportoit pas sans douleur le mal que +l'on pourroit dire de moi; si j'étois obligée de redouter les jugemens +des indifférens, à cause de leur influence sur l'objet qui me seroit +cher, de craindre toutes les calomnies parce qu'il souffriroit de +toutes, et de me courber devant l'opinion, parce que j'aimerois un +homme qui seroit son premier esclave! + +Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine; ah! +combien les sentimens de votre généreux frère, mon noble protecteur, +répondoient mieux à mon coeur! il me répétoit souvent qu'une âme bien +née n'avoit qu'un seul principe à observer dans le monde, faire +toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu'importe à celle qui +croit à la protection de l'Être suprême et vit en sa présence, à celle +qui possède un caractère élevé, et jouit en elle-même du sentiment de +la vertu, que lui importe, me disoit M. d'Albémar, les discours des +hommes? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c'est de la vérité +que l'opinion publique relève en dernier ressort; mais il faut savoir +mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise +et l'envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutoit, j'en +conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes +convenoit peut-être mieux encore à un homme qu'à une femme; mais il +croyoit aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes +à se voir mal jugées, il falloit d'avarice fortifier leur âme contre +ce malheur. La crainte de l'opinion rend tant de femmes dissimulées, +que pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d'Albémar +travailloit de tout son pouvoir à m'affranchir de ce joug. Il y a +réussi; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon +coeur, ou le reproche injuste de mes amis: mais que l'opinion publique +me recherche ou m'abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces +jouissances de l'âme et de la pensée, qui m'occupent et m'absorbent +tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur, qui se +renouvellera toujours, tant que je pourrai regarder le ciel, et sentir +mon coeur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté. + +Ce bonheur ou ce calme dont je jouis, que deviendroient-ils néanmoins, +si par un renversement bizarre, c'étoit moi, foible femme, moi dont la +destinée réclame; un soutien, qui savois mépriser l'opinion des +homélies, tandis que l'être fort, celui qui doit me guider, celui qui +doit me servir d'appui, auroit horreur du moindre blâme? Vainement je +tâcherois, de me conformer à tous ses désirs; en adoptant une conduite +qui ne me seroit point naturelle, je n'éviterois pas d'y commettre des +fautes, et notre vie bientôt troublée auroit peut-être un jour une +funeste fin. + +Non, je ne veux point aimer Léonce; quand il seroit libre, je ne le +voudrois point. J'ai eu besoin de me le répéter, de relire sa lettre, +de détruire par de longues réflexions l'impression que m'avoit faite +le danger qu'il vient de courir, mais j'y suis parvenue; mon âme s'est +affermie, et je puis le voir maintenant avec le plus grand calme et la +plus ferme résolution de ne considérer désormais en lui que l'époux de +Matilde. + + + + +LETTRE XX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 31 mai. + + +Que vous disois-je dans ma dernière lettre, ma chère Louise? il me +semble que je vais le démentir; je l'ai vu, Léonce. Ah! je n'ai plus +aucun souvenir de ce que je pensois contre lui: comment pouvois-je +mettre tant d'importance à ce que j'appelois ses défauts? Pourquoi le +juger sur une lettre? l'expression de son visage le fait bien mieux +connaître. + +J'avois reçu hier une lettre de M. Barton, qui m'annonçoit qu'il avoit +rencontré M. de Mondoville à Bordeaux, et qu'ils revendent ensemble: +j'allai chez madame de Vernon pour lui porter ces bonnes nouvelles; +j'avois l'esprit tout-à-fait libre; la lettre de Léonce avoit changé +mes idées sur lui: je ne sais pas pourquoi elle avoit produit cette +impression; en y pensant bien aujourd'hui, je trouve que c'étoit +absurde; mais enfin, Léonce n'étoit plus pour moi que le mari de +Matilde, le gendre de mon amie, et j'entretins pendant deux heures +madame de Vernon de tout ce qui pouvoit avoir rapport à ce mariage, +avec un sentiment d'intérêt qui lui fit beaucoup de plaisir. Elle ne +s'étoit pas doutée, je crois, des pensées qui m'avoient troublée +pendant quelques jours: mais la conversation ne s'étoit point +prolongée sur Léonce, parce que je la laissois tomber involontairement; +tandis qu'hier, par je ne sais quelle sécurité, à la veille même du +danger, j'étois inépuisable sur les motifs qui dévoient attacher +madame de Vernon à ses projets pour sa fille. Je ne conçois pas encore +d'où me venoit ce bizarre mouvement; je voulois prendre, je crois, des +engagemens avec moi-même, car cette vivacité ne pouvoit pas être +naturelle: elle plut à madame de Vernon, qui me pressa vivement de +passer le lendemain le jour entier avec elle. + +Après dîner l'on annonça tout à coup M. Barton: sa figure me parut +triste; je craignis quelque événement funeste, et je l'interrogeai +avec crainte.--M. de Mondoville, nous dit-il, est arrivé hier avec +moi; mais en chemin sa blessure s'est rouverte, et je crains que le +sang qu'il a perdu ne mette en danger sa vie: il est dans un état de +foiblesse et d'abattement qui m'inquiète extrêmement; il a repris la +fièvre depuis huit jours, et il est maintenant hors d'état +non-seulement de sortir, mais même de se tenir debout. Il voudroit, +dit M. Barton en se retournant vers madame de Vernon, vous remettre +des lettres de sa mère; il prend la liberté de vous demander de venir +le voir: il n'ose se flatter que mademoiselle de Vernon consente à +vous accompagner; cependant il me semble qu'à présent que les articles +sont signés par madame de Mondoville, il n'y auroit point +d'inconvenance....--Matilde interrompit M, Barton, et lui dit en se +levant, d'un ton de voix assez sec:--Je n'irai point, monsieur; je +suis décidée à n'y point aller. + +Madame de Vernon n'essaie jamais de lutter contre les volontés de sa +fille si positivement exprimées; elle a dans le caractère une sorte de +douceur et même d'indolence, qui lui fait craindre toute espèce de +discussion; ce n'est jamais par un moyen de force, de quelque nature +qu'il soit, qu'elle veut atteindre à son but. Sans répondre donc à +Matilde, elle s'adressa à moi, et me dit:--Ma chère Delphine, ce sera +vous qui m'accompagnerez, n'est-ce pas? nous irons avec M. Barton chez +Léonce.--Je m'en défendis d'abord, quoique par un mouvement assez +inexplicable j'éprouvasse tant d'humeur du refus de Matilde, qu'il +m'étoit doux d'opposer mon empressement à sa pruderie. Madame de +Vernon insista: elle s'inquiétoit de la sorte de timidité dont elle +est quelquefois susceptible avec une personne nouvelle: elle craignoit +ces premiers mouvemens dans lesquels Léonce pouvoit se livrer à +l'attendrissement. J'ai toujours vu madame de Vernon redouter tout ce +qui oblige à des témoignages extérieurs, lors même que son sentiment +est véritable. On l'accuse de fausseté, et c'est cependant une +personne tout-à-fait incapable d'affectation. Une réunion si +singulière est-elle possible? je ne le crois pas. + +Lorsque enfin je ne pus douter que madame de Vernon ne désirât +vivement que j'allasse avec elle, j'y consentis. Cependant quand nous +fûmes en voiture, je me rappelai la lettre de Léonce à M. Barton, et +il me vint dans l'esprit qu'un homme si délicat sur tout ce qui tient +aux convenances, trouveroit peut-être un peu léger qu'une femme de mon +âge vînt le voir ainsi chez lui sans le connoître. Cette pensée me +blessa et changea tellement ma disposition, que je montai l'escalier +de Léonce avec assez d'humeur; mais au moment où nous entrâmes dans sa +chambre, lorsque je le vis étendu sur un canapé, pâle, pouvant à peine +soulever sa tête pour me saluer, et néanmoins semblable en cet état à +la plus noble, à la plus touchante image de la mélancolie et de la +douleur, j'éprouvai à l'instant une émotion très-vive. + +La pitié me saisit en même temps que l'attrait: tous les sentimens de +mon âme me parloient à la fois pour ce malheureux jeune homme. Sa +taille élégante avoit du charme, malgré l'extrême foiblesse qui ne lui +permettoit pas de se soutenir. Il n'y avoit pas un trait de son visage +qui, dans son abattement même, n'eût une expression séduisante. Je +restai quelques instans debout, derrière M. Barton et madame de +Vernon. Léonce adressa quelques remercîmens aimables à ma tante avec +un son de voix doux, et cependant encore assez ferme; sa manière +d'accentuer donnoit aux paroles les plus simples, une expression +nouvelle; mais à chaque mot qu'il disoit, sa pâleur sembloit +augmenter, et par un mouvement involontaire, je retenois ma +respiration quand il parloit, comme si j'avois pu soulager et diminuer +ainsi ses efforts. + +Nous nous assîmes; il me vit alors.--Est-ce mademoiselle de Vernon? +dit-il à ma tante.--Non, répondit madame de Vernon: elle n'ose point +encore venir vous voir; c'est ma nièce, madame d'Albémar.--Madame +d'Albémar! reprit Léonce assez vivement, celle qui a bien voulu prêter +sa voiture à M. Barton pour venir me chercher! celle qui a daigné +s'intéresser à mon sort avant de me connoître! Je suis bien honteux, +répéta-t-il en tâchant d'élever la voix, je suis bien honteux d'être +si mal en état de lui témoigner ma reconnoissance!--J'allois lui +répondre lorsqu'en finissant ces mots, sa tête retomba sur sa main; je +fis un mouvement pour me lever et lui porter du secours; mais +rougissant aussitôt de mon dessein, je me rassis, et je gardai le +silence. Léonce se tut aussi pendant quelques minutes. Tant de douceur +et de sensibilité se peignit alors sur son visage, que j'oubliai +entièrement l'opinion que j'avois eue de lui, et qui pouvoit garantir +mon coeur. Mon attendrissement devenoit à chaque instant plus +difficile à cacher. Les yeux et les paupières noires de Léonce accablé +par son mal, se baissoient malgré lui; mais quand il parvenoit à +soulever son regard et qu'il le dirigeoit sur moi, il me sembloit +qu'il falloit répondre à ce regard; qu'il sollicitait l'intérêt, qu'il +expliquoit sa pensée; et je me sentois émue, comme s'il m'avoit +long-temps parlé. + +N'ayez pas honte pour moi, ma Louise, de cette impression subite et +profonde; c'est la pitié qui la produisoit, j'en suis sûre: votre +Delphine ne seroit pas ainsi, dès la première vue, accessible à +l'amour; c'étoit la douleur, la toute-puissante douleur qui réveilloit +en moi le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des +sentimens du coeur, la sympathie. + +Léonce s'aperçut, je crois, de l'intérêt que je prenois à sa +situation; quoique je n'eusse pas parlé, c'est moi qu'il rassura.--Ce +n'est rien, dit-il, madame; la fatigue de la route a rouvert ma +blessure, mais elle est maintenant refermée, et dans quelques jours je +serai mieux.--Je voulus essayer de lui répondre; mais je craignis +qu'en parlant ma voix ne fût trop altérée, et j'interrompis ma phrase +sans la finir. Madame de Vernon lui demanda des nouvelles de madame de +Mondoville, lui dit quelques mots aimables sur l'impatience qu'elle +avoit de le voir. Il répondit à tout d'un ton abattu, mais avec grâce. +Madame de Vernon, craignant de le fatiguer, se leva, lui prit la main +affectueusement, et donna le bras à M. Barton pour sortir. + +Je m'avançai après elle, voulant enfin prendre sur moi d'exprimer mon +intérêt à M. de Mondoville. Il se leva pour me remercier avant que je +pusse l'en empêcher, et voulut faire quelques pas pour me reconduire; +mais un étourdissement très-effrayant le saisit tout à coup; il +cherchoit à s'appuyer pour ne pas tomber: je lui offris mon bras +involontairement, et sa tête se pencha sur mon épaule; je crus qu'il +alloit expirer. Ah! ma Louise, qui n'auroit pas été troublé dans un +tel moment!--Je perdis toute idée de moi-même et des autres; je +m'écriai:--Ma tante, venez à son secours, regardez-le, il va +mourir.--Et mon visage fut couvert de larmes. M. Barton se retourna +précipitamment, soutint Léonce dans ses bras, et le reconduisit +jusqu'au sopha. Léonce revint à lui; il ouvrit les yeux avant que +j'eusse essuyé mes pleurs; et les regards les plus reconnoissans +m'apprirent qu'il avoit remarqué mon émotion. + +Je m'éloignai alors, et madame de Vernon me suivit: il faisoit nuit +quand nous revînmes; elle ne put, je crois, s'apercevoir de la peine +que j'avois à me remettre, et d'ailleurs n'étoit-il pas naturel que je +fusse inquiète de l'état où j'avois vu Léonce? J'appris à la porte de +madame de Vernon que M. de Serbellane étoit venu me demander deux +fois, et je me servis de ce prétexte pour rentrer chez moi: je m'y +suis renfermée pour vous écrire. + +Après ce récit, ma chère Louise, vous tremblerez pour mon bonheur: +cependant n'oubliez pas combien la pitié a eu de part à mon émotion. +L'intérêt qu'inspire la souffrance trompe une âme sensible: il peut +arriver de croire qu'on aime, lorsque seulement on plaint. Cependant +je n'accompagnerai plus madame de Vernon chez M. de Mondoville; il +connoîtra bientôt Matilde, il sera frappé de sa beauté, et je pourrai +le voir alors avec les sentimens que me commandent la délicatesse et +la raison. + +Mon amie, ma chère Louise, je suis déjà plus calme; mais c'est un +malheur que de l'avoir vu ainsi entouré de tout le prestige du danger +et de la souffrance. Pourquoi le mari de Matilde ne s'est-il pas +d'abord offert à moi au milieu de toutes les prospérités qui +l'attendent? Qu'avoit-il à faire de ma pitié? + + + + +LETTRE XXI. + +Léonce à M. Barton. + +Ce 1er juin. + + +Ma mère me mande, mon cher Barton, qu'elle vous écrit pour vous +charger de quelques affaires à Mondoville, qu'il faut terminer, +dit-elle, avant mon mariage. Je voudrais bien que vous ne partissiez +pas encore pour cette terre. C'est à votre réveil que vous avez +coutume de régler vos projets. Mon domestique vous portera cette +lettre demain à huit heures, dans votre nouveau logement; vous ne me +direz donc pas que vos arrangemens étoient pris pour partir, et que +vous ne pouvez plus y rien changer. Dans quelques jours je pourrai +sortir, et l'on me montrera enfin mademoiselle de Vernon. Peut-on +regarder un mariage comme décidé, quand on n'a jamais vu celle qu'on +doit épouser? Ah! que vous aviez raison de me parler de madame +d'Albémar, comme de la plus charmante personne du monde! Vous m'avez +vanté le charme de son entretien, la noblesse et la bonté de son +caractère; mais vous n'auriez pu me peindre la grâce enchanteresse de +sa figure, cette taille svelte, souple, élégante; ces cheveux blonds, +qui couvrent à moitié des yeux si doux, et en même temps si animés; +cette physionomie mobile, et cet air d'abandon plus pur, plus modeste, +plus innocent encore qu'une réserve austère. J'étois entre la mort et +la vie, quand je l'entendis crier: _ah! ma tante, venez, venez, il va +mourir_. Je crus, pendant un moment, avoir déjà passé dans un autre +monde, et que c'étoit la voix des anges qui réveilloit mon âme au +bonheur des immortels. + +Quand j'ouvris les yeux, Delphine ne s'attendoit point à mes regards, +et tout son visage exprimoit encore une compassion céleste. Elle +s'éloigna, mais je n'oublierai jamais sa physionomie dans cet instant. +O pitié! douce pitié! s'il suffit de ton émotion pour la rendre si +belle, que seroit-elle donc si l'amour répandoit son charme sur ses +traits? Oui, mon ami, chacune des grâces de cette figure est le signe +aimable d'une qualité de l'âme. Sa taille qui se balance et se plie +mollement quand elle marche, comme si ses pas avoient besoin d'appui; +ses regards qui peignent une intelligence supérieure, et cependant un +caractère timide; tout exprime en elle ce rare contraste que vous +m'aviez vous-même indiqué, lorsque dans notre voyage vous me disiez, +qu'elle réunissoit un esprit très-indépendant à un coeur dévoué, et +facilement asservi quand elle aime. C'est ainsi que vous m'expliquiez +son amitié presque soumise pour madame de Vernon. N'allez pas vous +reprocher, mon cher Barton, l'impression que madame d'Albémar m'a +faite; je n'ai rien appris de vous, ce sont ses regards qui m'ont tout +dit. + +Ne croyez pas, cependant, que je me livre sans réflexion à l'attrait +qu'elle m'inspire; je sais quels sont mes devoirs envers ma mère; je +n'ai point encore examiné la force des engagemens qu'elle a pris avec +madame de Vernon, jusques à quel point ils me lient; mais je ne vous +cache point que depuis que j'ai vu madame d'Albémar, il me seroit +odieux de me prononcer que je ne suis plus libre; il se peut que je ne +le sois plus, mais laissez-moi le temps d'en juger moi-même. Mon cher +maître, si de la manière la plus indirecte, je crois l'honneur de ma +mère intéressé à mon mariage avec mademoiselle de Vernon, il sera +fait, vous n'en doutez pas. Pourquoi craindriez-vous donc de m'aider à +gagner du temps? Adieu, je vous attends ce matin; mais je suis bien +aise de vous avoir écrit tout ce que contient cette lettre; vous le +savez à présent, et il m'en auroit coûté de vous le dire. + + + + +LETTRE XXII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 3 juin. + + +Léonce est beaucoup mieux: il sortira bientôt; je ne l'ai pas revu. +Madame de Vernon est retournée seule chez lui; je ne l'aurois pas +suivie, mais elle ne me l'a pas proposé. Je n'ai pas non plus aperçu +M. Barton; il a quitté Léonce pour ses affaires, qui sont sans doute +les affaires du mariage. Quand je reverrai M. de Mondoville, ce sera +peut-être pour signer son contrat comme parente de son épouse. Ma +Louise, Léonce m'est apparu comme un songe, et le reste de ma vie n'en +sera point changé. Qui pense à l'impression qu'il m'a faite? ni lui, +ni personne. Allons, il ne faut plus vous en entretenir. + +J'ai été d'ailleurs vivement occupée par l'arrivée de Thérèse. M. de +Serbellane est venu ce matin chez moi pour me l'annoncer: il étoit +abattu; et malgré l'habitude qu'il a prise de contenir toutes ses +impressions, ses yeux se remplissoient quelquefois de larmes: il me +conjura de venir voir madame d'Ervins.--Hélas! me disoit-il, elle se +perdra! son âme est agitée par l'amour et le remords, avec une telle +violence, qu'elle peut se trahir à chaque instant devant son mari, +devant l'homme le plus irritable et le plus emporté. Si elle vouloit +le fuir avec moi, il y auroit quelque chose de raisonnable dans son +exaltation même; mais par une funeste bizarrerie, la religion la +domine autant que l'amour, et son âme foible et passionnée s'expose à +tous les dangers des sentimens les plus opposés. Elle peut aujourd'hui +même avouer sa faute à son mari, et demain s'empoisonner, s'il nous +sépare. Malheureuse et touchante personne! pourquoi l'ai-je +connue!--Je vais la voir, lui dis-je, ses soins me sauvèrent la vie, +ne pourrai-je donc rien pour son bonheur?--J'arrivai chez madame +d'Ervins; la pauvre petite se jeta dans mes bras en pleurant. Je +n'avois pas encore vu son mari, et son extérieur confirma l'opinion +qu'on m'avoit donnée de lui. Il me reçut avec politesse, mais avec une +importance qui me faisoit sentir, non le prix qu'il attachoit à moi, +mais celui qu'il mettoit à lui-même. Il m'offrit à déjeûner, et notre +conversation fut contrainte et gênée, comme elle doit toujours l'être +avec un homme qui n'a de sentimens vrais sur rien, et dont l'esprit ne +s'exerce qu'à la défense de son amour-propre. Il me parla +continuellement de lui, sans remarquer le moins du monde si mon +intérêt répondoit à la vivacité du sien. Quand il se croyoit prêt à +dire un mot spirituel, ses petits yeux brilloient à l'avance d'une +joie qu'il ne pouvoit réprimer; il me regardoit après avoir parlé pour +juger si j'avois su l'entendre, et lorsque son émotion d'amour-propre +étoit calmée, il reprenoit un air imposant, par égard pour son propre +caractère; passant tour à tour des intérêts de son esprit à ceux de sa +considération, et secrètement inquiet d'avoir été trop badin pour un +homme sérieux, ou trop sérieux pour un homme aimable. + +Après une heure consacrée au déjeûner, il se leva et m'expliqua +lentement comment des affaires indispensables, que la bonté de son +coeur lui avoit suscitées, des visites chez quelques ministres qu'il +ne pouvoit retarder sans craindre de les offenser grièvement, +l'obligeoient à me quitter. Je vis qu'il me regardoit avec +bienveillance, pour adoucir la peine que je devois ressentir de son +absence; j'aurois eu envie de le tranquilliser sur le chagrin qu'il me +supposoit, mais ne voulant pas déplaire au mari de mon amie, je lui +fis la révérence avec l'air sérieux qu'il désiroit, et son dernier +salut me prouva qu'il en étoit content. + +Restée seule avec Thérèse, je réunis tout ce que la raison et l'amitié +peuvent inspirer pour lui faire goûter de sages conseils; mais ses +larmes, ses regrets, ses résolutions combattues et démenties sans +cesse, me firent éprouver une profonde pitié. Elle n'a point reçu +cette éducation cultivée qui porte à réfléchir sur soi-même; on l'a +jetée dans la vie avec une religion superstitieuse et une âme ardente; +elle n'a lu, je crois, que des romans et la Vie des Saints; elle ne +connoît que des martyrs d'amour et de dévotion; et l'on ne sait +comment l'arracher à son amant, sans la livrer à des excès insensés de +pénitence. La crainte de cesser de voir M. de Serbellane est la seule +pensée qui puisse la contenir; si on l'obligeoit à se séparer de lui, +elle avoueroit tout à son mari; elle a beaucoup d'esprit naturel, mais +il ne lui sert qu'à trouver des raisons pour justifier son caractère; +elle aime sa fille, mais sans pouvoir s'occuper de son éducation. +Cette pauvre enfant, en voyant pleurer sa mère tout le jour, est dans +un état d'attendrissement continuel qui nuit à ses forces morales et +physiques; et M. d'Ervins ne se doute de rien au milieu de toutes ces +scènes. Quand il surprend sa femme et sa fille en larmes, il leur +demande pardon de les avoir trop peu vues, d'être resté trop +long-temps dans son cabinet, ou chez ses amis; et il leur promet de ne +plus s'éloigner à l'avenir. Cet aveuglement pourroit durer dans la +retraite; mais à Paris, il se rencontre tant de gens qui ont envie +d'humilier un sot, ou d'irriter un méchant homme! + +J'ai peint à Thérèse quelle seroit sa situation, si M. d'Ervins +faisoit tomber sur elle sa colère et son despotisme; que +deviendroit-elle sans parens, sans fortune, sans appui? Elle me répond +alors, que son dessein est de s'enfermer dans un couvent pour le reste +de sa vie; et si je lui dis qu'il vaudroit peut-être mieux que M. de +Serbellane allât passer quelque temps en Portugal auprès d'un de ses +parens, comme c'étoit son projet en quittant l'Italie, elle tombe à +cette idée dans un désespoir qui me fait frémir. Ah! Louise, quelles +douleurs que celles de l'amour! Pauvre Thérèse! en l'écoutant, mon âme +n'étoit point uniquement occupée d'elle; je pensois à Léonce, à ce que +j'aurois pu souffrir. De quel secours me seroit un esprit plus éclairé +que celui de Thérèse? La passion fait tourner toutes nos forces contre +nous-mêmes: mais écartons ces pensées: c'est de ma malheureuse amie +que je dois m'occuper. Le ciel en récompense se chargera peut-être de +mon sort. + +M. d'Ervins rentra, et M. de Serbellane vint quelques momens après. +Thérèse nous retint: je vis avec plaisir pendant le reste de la +journée que M. de Serbellane n'avoit point cherché à se lier avec M. +d'Ervins: plus il étoit facile de captiver un tel homme en flattant sa +vanité, plus je sus gré à l'ami de Thérèse de n'être pas devenu celui +de son époux. Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les +sentimens qu'on éprouve, mais il n'y a que l'avilissement du caractère +qui rende capable de feindre ceux que l'on n'a pas. + +Mon estime pour M. de Serbellane s'accrut donc encore, par sa froideur +avec M. d'Ervins. Il m'intéressoit aussi par le soin qu'il mettoit à +veiller continuellement sur les imprudences de Thérèse. Elle +rougissoit et pâlissoit tour à tour quand on prononçoit le nom du +Portugal; M. de Serbellane détournoit à l'instant la conversation et +protégeoit Thérèse, sans néanmoins la blesser en se montrant +indifférent à son amour. Je fus cruellement effrayée de l'état où je +la voyois; je la pris à part avant de la quitter, et je lui fis +remarquer la délicatesse de la conduite de son ami et l'inconséquence +de la sienne.--Je le sais, me répondit-elle, c'est le meilleur et le +plus généreux des hommes. Je lui suis bien à charge sans doute, je +ferois mieux de délivrer de moi ceux qui m'aiment, d'aller me jeter +aux pieds de M. d'Ervins et de lui tout avouer.--En prononçant ces +paroles, ses regards se troubloient; je craignis qu'elle ne voulût +accomplir ce dessein à l'heure même; je la serrai dans mes bras, et je +lui demandai la promesse de s'en remettre entièrement à moi. + +--Écoutez, me dit-elle, je suis poursuivie par une crainte qui est, je +crois, la principale cause de l'égarement où vous me voyez: je me +persuade qu'il se croira obligé de partir sans m'en avertir, ou que +mon mari me séparera de lui tout à coup, avant que j'aie pu lui dire +adieu. Si vous obtenez de M. de Serbellane le serment qu'il ne s'en +ira jamais sans m'en avoir prévenue, et si vous me donnez votre parole +de me prêter votre secours pour le voir une heure seulement, une +heure, quoi qu'il arrive, avant de le quitter pour toujours, alors je +serai plus tranquille; je ne croirai pas, chaque fois qu'il me +parlera, que ce sont les derniers mots que j'entendrai jamais de lui; +je ne serai pas sans cesse agitée par tout ce que je voudrois lui dire +encore, je serai calme.--Eh bien! lui répondis-je avec chaleur, à +l'instant même vous allez être satisfaite.--M. d'Ervins parloit à un +homme qui l'écoutoit avec la plus grande condescendance, il ne pensoit +point à nous: j'appelai M. de Serbellane; il promit solennellement ce +que désiroit Thérèse: je l'assurai moi-même aussi que je lui ferois +avoir de quelque manière un dernier entretien avec M. de Serbellane, +si jamais M. d'Ervins lui défendoit de le revoir. En donnant cette +promesse, je ne sais quelle crainte me troubla; mais avant de +connoître Léonce, je n'aurois pas seulement pensé qu'un tel engagement +pouvoit un jour me compromettre. Je m'applaudis cependant de l'avoir +pris, en voyant à quel point il avoit raffermi le coeur de Thérèse; +elle m'entendit parler avec résignation des circonstances qui +pourroient obliger M. de Serbellane à s'éloigner, et quand je la +quittai, elle me parut tranquille. Je n'allai point le soir chez +madame de Vernon, il ne m'étoit pas permis de lui confier le secret de +Thérèse, je ne pouvois lui parler de Léonce, et comment éloigner d'une +conversation intime les idées qui nous dominent? C'est causer avec son +amie comme avec les indifférens, chercher des sujets de conversation +au lieu de s'abandonner à ce qui nous occupe, et se garder, pour ainsi +dire, des pensées et des sentimens dont l'âme est remplie. Il vaut +mieux alors ne pas se voir. + +Pour vous, ma Louise, à qui je ne veux rien taire, je n'éprouve jamais +la moindre gêne en vous écrivant; je m'examine avec vous, je vous +prends pour juge de mon coeur, et ma conscience elle-même ne me dit +rien que je vous laisse ignorer. + + + + +LETTRE XXIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 5 juin. + + +Je l'ai revu, ma soeur, je l'ai revu: non ce n'est plus l'impression +de la pitié, c'est l'estime, l'attrait, tous les sentimens qui +auroient assuré le bonheur de ma vie. Ah! qu'ai-je fait! Par quels +liens d'amitié, de confiance, me suis-je enchaînée? Mais lui, que +pense-t-il? que veut-il? car enfin, pourroit-on le contraindre, s'il +n'aimoit pas ma cousine, si.... De quels vains sophismes je cherche à +m'appuyer! ne seroit-ce pas pour moi qu'il romproit ce mariage. +J'aurois eu l'air de l'assurer par mes dons, et je le ferois manquer +par ce qu'on appelleroit ma séduction. Je suis plus riche que Matilde; +on pourroit croire que j'ai abusé de cet avantage; enfin, surtout, je +blesserois le coeur de madame de Vernon: elle m'accuseroit de manquer +à la délicatesse, elle dont l'estime m'est si nécessaire! Mais à quoi +servent tous ces raisonnemens, Léonce m'aime-t-il? Léonce se +dégageroit-il jamais de la promesse donnée par sa mère? Vous allez +juger à quels signes fugitifs j'ai cru deviner son affection. Ah! +journée trop heureuse, la première et la dernière peut-être de cette +vie d'enchantement, que la merveilleuse puissance d'un sentiment m'a +fait connoître pendant quelques heures! + +On annonça M. de Mondoville hier chez madame de Vernon; il étoit moins +pâle que la première fois que je l'avois vu, mais sa figure conservoit +toujours le charme touchant qui m'avoit si vivement attendrie, et le +retour de ses forces rendoit plus remarquable ce qu'il y a de noble et +de sérieux dans l'expression de ses traits. Il me salua la première, +et je me sentis fière de cette marque d'intérêt, comme si les moindres +signes de sa faveur marquoient à chaque personne son rang dans la vie. +Madame de Vernon le présenta à Matilde, elle rougit; je la trouvai +bien belle: cependant, Louise, j'en suis sûre, lorsque Léonce après +l'avoir très-froidement observée, se tourna vers moi, ses regards +avoient seulement alors toute leur sensibilité naturelle. + +M. Barton s'étoit assis à côté de moi sur la terrasse du jardin, +Léonce vint se placer près de lui; madame de Vernon lui proposa de +passer la soirée chez elle, il y consentit. + +J'éprouvai tout à coup dans ce moment une tranquillité délicieuse; il +y avoit trois heures devant moi pendant lesquelles j'étois certaine de +le voir; sa santé ne me causoit plus d'inquiétude, et je n'étois +troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps +avec lui, devant lui, pour lui; le plaisir que je trouvois à cet +entretien m'étoit entièrement nouveau; je n'avois considéré la +conversation jusqu'à présent que comme une manière de montrer ce que +je pouvois avoir d'étendue ou de finesse dans les idées, mais je +cherchois avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux +affections de l'âme: nous parlâmes des romans, nous parcourûmes +successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu'aux plus +secrètes douleurs des caractères sensibles. J'éprouvois une émotion +intérieure qui animoit tous mes discours: mon coeur n'a pas cessé de +battre un seul instant, lors même que notre discussion devenoit +purement littéraire; mon esprit avoit conservé de l'aisance et de la +facilité, mais je sentois mon âme agitée, comme dans les circonstances +les plus importantes de la vie, et je ne pouvois le soir me persuader, +qu'il ne s'étoit passé autour de moi aucun événement extraordinaire. + +Chaque mot de Léonce ajoutait à mon estime, à mon admiration pour lui: +sa manière de parler étoit concise, mais énergique; et quand il se +servoit même d'expressions pleines de force et d'éloquence, on croyoit +entrevoir qu'il ne disoit qu'à demi sa pensée, et que dans le fond de +son coeur restoient encore des richesses de sentiment et de passion +qu'il se refusoit à prodiguer. Avec quelle promptitude il m'entendoit! +avec quel intérêt il daignoit m'écouter! Non, je ne me fais pas l'idée +d'une plus douce situation, la pensée excitée par les mouvemens de +l'âme, les succès de l'amour-propre changés en jouissances du coeur, +oh! quels heureux momens! et la vie en seroit dépouillée! + +Je m'aperçus cependant que Matilde, par ses gestes et sa physionomie, +témoignoit assez d'humeur. Madame de Vernon, qui se plaît +ordinairement à causer avec moi, parloit à son voisin sans avoir l'air +de s'intéresser à notre conversation; enfin elle prit le bras de +madame du Marset, et lui dit assez haut pour que je l'entendisse:--Ne +voulez-vous pas jouer, madame? ce qu'on dit est trop beau pour +nous.--Je rougis extrêmement à ces mots, je me levai pour déclarer que +je voulois être aussi de la partie; Léonce m'en fit des reproches par +ses regards. M. Barton vint vers moi, et me dit avec une bienveillance +qui me toucha:--Je croirois presque vous avoir entendue pour la +première fois aujourd'hui, madame; jamais le charme de votre +conversation ne m'avoit tant frappé.--Ah! qu'il m'étoit doux d'être +louée en présence de Léonce! Il soupira, et s'appuya sur la chaise que +je venois de quitter. M. Barton lui dit à demi-voix:--Ne voulez-vous +pas vous approcher de mademoiselle de Vernon?--De grâce, laissez-moi +ici, répondit Léonce.--Ces mots, je les ai entendus, Louise, et leur +accent surtout ne peut être oublié. + +Quand la partie fut arrangée, Léonce, resté presque seul avec Matilde, +vint lui parler; mais la conversation me parut froide et embarrassée. +Je ne savois ce que je faisois au jeu: madame du Marset en prenoit +beaucoup d'humeur: madame de Vernon excusoit mes fautes avec une bonté +charmante: sa grâce fut parfaite pendant cette partie, et j'en fus si +touchée, que je ne me rapprochai plus de Léonce; il me sembloit que la +douceur de madame de Vernon l'exigeoit de moi. Elle voulut me retenir +pour causer seule avec elle; je m'y refusai; je ne veux pas lui cacher +ce que j'éprouve: qu'elle le devine, j'y consens, je le souhaite +peut-être; mais je ne puis me résoudre à lui en parler la première. Ne +seroit-ce pas indiquer le sacrifice que je désire? Je m'en sentirois +plus à l'aise avec elle, si c'étoit moi qui lui dusse de la +reconnoissance; alors je lui avouerois ma folie, je m'en remettrois à +sa générosité; mais ce que je crains avant tout, c'est d'abuser un +instant du service que j'ai pu lui rendre. + +Ma soeur, consultez votre délicatesse naturelle, non votre injuste +prévention contre madame de Vernon, et dites-moi ce que je devrois +faire, s'il m'aimoit, s'il se croyoit libre. Hélas! ce conseil sera +peut-être bien inutile; peut-être redoute-je des combats qu'il +m'épargnera! + + + + +LETTRE XXIV. + +Léonce à M. Barton, à Mondoville. + +Paris, ce 6 juin. + + +Vous êtes parti pour Mondoville par condescendance pour une seconde +lettre de ma mère; je vous prie, mon cher Barton, d'y rester quelque +temps. Je me servirai de ce prétexte pour retarder toute explication +avec madame de Vernon sur mon mariage, et je pourrai écrire à ma mère, +et peut-être trouver quelques moyens de me délivrer de sa promesse. +Mon cher maître, vous le sentez vous-même, j'en suis sûr, quoique vous +vous soyez refusé à me l'avouer; j'ai connu madame d'Albémar, je ne +peux jamais aimer Matilde. + +Pensez-vous que l'impression de la journée d'hier puisse s'effacer de +mou coeur? Sans doute elle est belle, Matilde; vous me l'avez dit, je +le crois; mais ai-je pu seulement la regarder? Je voyois, j'écoutois +une femme comme il n'en exista jamais. C'est un être inspiré, que +Delphine! L'avez-vous remarquée, lorsqu'elle s'adressoit à moi? +J'étois assis à quelques pas d'elle dans le jardin: sa voix s'animoit, +ses yeux-ravissans regardoient le ciel comme pour le prendre à témoin +de ses nobles pensées; ses bras charmans se plaçoient naturellement de +la manière la plus agréable et la plus élégante. Le vent ramenoit +souvent ses cheveux blonds sur son visage; elle les écartoit avec une +grâce, une négligence, qui donnoient à chacun de ses mouvemens une +séduction nouvelle. Croyez-vous, mon cher Barton, qu'elle parlât avec +plus d'intérêt à cause de moi? Vous m'avez dit que vous ne l'aviez +jamais trouvée si aimable: auroit-elle voulu me plaire? Cependant elle +m'a quitté si brusquement! mais c'étoit dans la crainte d'affliger +madame de Vernon. Oh! sans doute nos âmes s'entendroient si j'étois +libre, si je pouvois m'exprimer de toute la force de mon émotion et de +ma pensée! Mais il faudra se réprimer long-temps encore, et +saura-t-elle me deviner à travers tant de contraintes? elle, dont tout +le charme est dans l'abandon, croira-t-elle aux sentimens contenus? +saurat-elle que le coeur qui les renferme en est dévoré? + +Je n'imaginois pas qu'il fût possible, mon cher Barton, qu'une seule +personne réunît tant de grâces variées, tant de grâces qui +sembleroient devoir appartenir aux manières d'être les plus +différentes. Des expressions toujours choisies, et un mouvement +toujours naturel, de la gaîté dans l'esprit, et de la mélancolie dans +les sentimens, de l'exaltation et de la simplicité, de l'entraînement +et de l'énergie! mélange adorable de génie et de candeur, de douceur +et de force! possédant au même degré tout ce qui peut inspirer de +l'admiration aux penseurs les plus profonds, tout ce qui doit mettre à +l'aise les esprits les plus ordinaires, s'ils ont de la bonté, s'ils +aiment à retrouver cette qualité touchante, sous les formes les plus +faciles et les plus nobles, les plus séduisantes et les plus naïves. + +Delphine anime la conversation en mettant de l'intérêt à ce qu'elle +dit, de l'intérêt à ce qu'elle entend; nulle prétention, nulle +contraints: elle cherche à plaire, mais elle ne veut y réussir qu'en +développant ses qualités naturelles. Toutes les femmes que j'ai +connues, s'arrangeoient plus ou moins pour faire effet sur les autres; +Delphine, elle seule, est tout à la fois assez fière et assez simple, +pour se croire d'autant plus aimable, qu'elle se livre davantage à +montrer ce qu'elle éprouve. + +Avec quel enthousiasme elle parle de la vertu! Elle l'aime comme la +première beauté de la nature morale; elle respire ce qui est bien, +comme un air pur, comme le seul dans lequel son âme généreuse puisse +vivre. Si l'étendue de son esprit lui donne de l'indépendance, son +caractère a besoin d'appui; elle a dans le regard quelque chose de +sensible et de tremblant, qui semble invoquer un secours contre les +peines de la vie; et son âme n'est pas faite pour résister seule aux +orages du sort. O mon ami! qu'il sera heureux, celui qu'elle choisira +pour protéger sa destinée, qu'elle élèvera jusqu'à elle, et qui la +défendra de la méchanceté des hommes! + +Vous le voyez, ce n'est point une impression légère que j'ai reçue: +j'ai observé Delphine, je l'ai jugée, je la connois; je ne suis plus +libre. Je veux écrire à manière; promettez-moi seulement, mon cher +Barton, de faire naître des incidens qui vous retiennent un mois à +Mondoville. + +P. S. Je reçois à l'instant une lettre d'Espagne, qui m'est assez +pénible; ma mère me mande que madame du Marset, qui lui écrit souvent +comme vous le savez, l'a prévenue que mademoiselle de Vernon avoit une +cousine très-spirituelle, mais singulièrement philosophe dans ses +principes et dans sa conduite, enthousiaste des idées politiques +actuelles, etc., et dont la société ne vaut rien pour moi. Ma mère me +recommande de ne point me lier avec madame d'Albémar; c'est une +prévention absurde que je parviendrai sûrement à détruire. Cependant +je suis indigné contre madame du Marset, et je saisirai la première +occasion de le lui faire sentir. + + + + +LETTRE XXV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 10 juin, + +Il m'a parlé, ma chère, avec intérêt, avec intimité! Mon Dieu, combien +je m'en suis sentie honorée! Écoutez-moi, ce jour contient plus d'un +événement qui peut hâter la décision de mon sort. + +J'avois dîné chez madame de Vernon avec madame du Marset, et son +inséparable ami M. de Fierville; je ne sais par quel hasard, à l'heure +même où Léonce a coutume de venir chez madame de Vernon, elle mit la +conversation sur les événemens politiques. Madame du Marset se +déchaîna contre ce qu'il y a de noble et de grand dans l'amour de la +liberté, comme elle auroit pu le faire en parlant des malheurs que les +révolutions entraînent; je la laissai dire pendant assez long-temps; +mais quelques plaisanteries de M. de Fierville contre un Anglois, qui +combattoit les absurdités de madame du Marset, m'impatientèrent. M. de +Fierville vient toujours au secours de la déraison de son amie, en +tournant en ridicule le sérieux que l'on peut mettre à quelque sujet +que ce soit; et il effraie ceux qui ne sont pas bien sûrs de leur +esprit, en leur faisant entendre que quiconque n'est pas un moqueur, +est nécessairement un pédant. J'eus envie de secourir l'Anglois, +nouvellement arrivé en France, que cette ruse intimidoit, et j'entrai +malgré moi dans la discussion. + +Madame du Marset a retenu quelques phrases d'injures contre Rousseau, +qu'on lui fait débiter quand on veut; madame de Vernon la provoqua, je +lui répondis assez dédaigneusement. Madame du Marset piquée, se +retourna vers madame de Vernon, et lui dit:--Au reste, madame, quoi +qu'en dise madame votre nièce, ce n'est pas une opinion si ridicule +que la mienne; madame de Mondoville, à qui j'écrivois encore hier sur +tout ce qui se passe en France, est entièrement de mon avis.--En +apprenant que madame du Marset écrivoit à madame de Mondoville, l'idée +me vint à l'instant qu'elle lui parloit peut-être de moi, qu'elle lui +manderoit peut-être la conversation même que nous venions d'avoir, et +qu'elle me peindroit comme une insensée à madame de Mondoville, qui +est singulièrement exagérée dans sa haine contre la révolution de +France. J'éprouvai un tel saisissement par cette réflexion, qu'il me +fut impossible de prononcer un mot de plus. + +Madame du Marset me dit, avec ce rire qui caractérise tous les +amours-propres, dont la prétention est de feindre une assurance qu'ils +n'ont pas:--Eh bien! madame, vous ne répondez rien? aurois-je raison, +par hasard? aurois-je réduit votre grand esprit au silence?--On +annonça Léonce: quels voeux je faisois pour que cette fatale +conversation ne recommençât pas! Mais madame de Vernon, +impitoyablement, appelle M. de Mondoville, et lui dit:--Est-il vrai +que madame votre mère déteste Rousseau? madame d'Albémar, qui est +très-enthousiaste, et de ses écrits et de ses idées politiques, les +soutient contre madame du Marset, qui s'appuie du sentiment de madame +votre mère? + +Je tremblois pendant ce discours, et j'attendois sans respirer la +réponse de Léonce. Au nom de madame du Marset, il se retourna vers +elle; je ne voyois pas son visage, mais il y avoit dans l'attitude de +sa tête quelque chose de méprisant pour madame du Marset, qui d'abord +me rassura. Madame du Marset, qui avoit en face d'elle le regard de +Léonce, en fut sans doute troublée, car elle articula foiblement ces +mots:--Oui, monsieur, madame votre mère est absolument de mon opinion, +elle me l'a écrit plusieurs fois,--Je ne sais, madame, lui dit Léonce +avec un son de voix que je ne lui connoissois pas, mais qui me pénétra +de respect et de crainte, je ne sais ce que vous écrit ma mère, mais +je voudrois ignorer ce que vous lui répondez.--Laissons tout cela, dit +assez vivement madame de Vernon, et allons nous promener dans mon +jardin. + +Je désirois extrêmement avoir l'explication des paroles de Léonce, +j'espérois avec délices que sa colère venoit de son intérêt pour moi; +mais j'avois besoin qu'il me le dît lui-même. Je restai naturellement +de quelques pas en arrière dans la promenade; je crus remarquer un +moment d'hésitation dans Léonce: cependant il prit une feuille sur le +même arbre où j'en cueillois une, et je commençai alors la +conversation. + +-Ne vous dois-je pas quelques remercîmens, lui dis-je, pour le secours +que vous m'avez accordé?--Je vous défendrai toujours avec bonheur, +madame, me répondit-il, quand même je me permettrois de ne pas vous +approuver.--Et quel tort avois-je donc? lui dis-je avec assez +d'émotion.--Pourquoi, belle Delphine! reprit-il, pourquoi +soutenez-vous des opinions qui réveillent tant de passions haineuses, +et contre lesquelles, peut-être avec raison, les personnes de votre +classe ont un si grand éloignement?--Pour la première fois, ma chère +Louise, je me rappelai cette lettre à M. Barton, que j'avois +entièrement oubliée depuis que je voyois Léonce; l'accent de sa voix, +l'expression de sa figure, la retracèrent à ma mémoire; et je répondis +avec plus de froideur que je ne l'aurois fait peut-être sans ce +souvenir.--Monsieur, lui dis-je, il ne convient point à une femme de +prendre parti dans les débats politiques; sa destinée la met à l'abri +de tous les dangers qu'ils entraînent, et ses actions ne peuvent +jamais donner de l'importance ni de la dignité à ses paroles; mais si +vous voulez connoître ce que je pense, je ne craindrai point de vous +dire, que de tous les sentimens, l'amour de la liberté me paroît le +plus digne d'un caractère généreux.--Vous ne m'avez pas compris, +répondit Léonce, avec un regard plus doux, et qui n'étoit pas sans +quelque mélange de tristesse; je n'ai pas entendu discuter avec vous +des opinions sur lesquelles le caractère de ma mère, et, si vous le +voulez, les préjugés et les moeurs du pays où j'ai été élevé ne me +permettent pas d'hésiter; je désirerois seulement savoir s'il est vrai +que vous vous livriez souvent à témoigner votre sentiment à ce sujet, +et si nul intérêt ne pourroit vous en détourner. Ces questions sont +bien indiscrètes et bien inconvenables, mais je vous crois cette +intelligence supérieure qui pénètre jusqu'à l'intention, de quelques +nuages qu'elle soit enveloppée: vous devez donc me pardonner. + +Ces derniers mots attirèrent toute ma confiance; et, me laissant aller +à ce mouvement, je lui dis avec assez de chaleur:--Je vous atteste, +monsieur, que je n'ai jamais pris à ces opinions d'autre part que +celle qui résulte de la conversation; elle promène l'esprit sur tous +les sujets, celui-là revient plus souvent maintenant, et j'ai +quelquefois cédé à l'intérêt qu'il inspire; mais si j'avois eu des +amis qui attachassent le moindre prix à mon silence, ils l'auroient +bien facilement obtenu. Comment une femme peut-elle être fortement +dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du coeur, +ou qui n'y ramènent pas de quelque manière? Si mon frère, mon époux, +mon ami, mon père jouoient un rôle dans les affaires publiques, alors +toute mon âme pourroit s'y livrer; mais des combinaisons qui sont pour +moi purement abstraites, me persuadent sans m'entraîner; je suis +libre, tristement libre de ma destinée: je n'ai plus de liens, +personne n'exige rien de moi; mes opinions n'influent sur le sort de +personne: mes paroles ont suivi mes pensées; il m'eût été plus doux de +les taire, si, par ce léger sacrifice, j'avois pu faire quelque +plaisir à quelqu'un.--Quoi! me dit-il, avec un charme inexprimable, +si vous aviez un ami qui désirât vous rapprocher de sa mère, qui +craignît tout ce qui pourroit s'opposer à ce désir, vous céderiez à +ses conseils?--Oui, lui répondis-je; l'amitié vaut bien plus qu'une +telle condescendance. + +Il prit ma main, et après l'avoir portée à ses lèvres, avant de la +quitter il la pressa sur son coeur. Ah! ce mouvement me parut le plus +doux, le plus tendre de tous; ce n'étoit point le simple hommage de la +galanterie; Léonce n'auroit point pressé ma main sur son noble coeur, +s'il n'avoit pas voulu l'engager pour témoin de ses affections. Nous +nous quittâmes tous les deux alors, comme d'un commun accord; je +voulois conserver dans mon âme l'impression qu'elle venait d'éprouver, +et je craignois un mot de plus, même de lui. + +Nous gardâmes l'un et l'autre le silence pendant le reste, de la +soirée. Madame de Vernon me retint lorsque tout le monde fut parti; je +crus qu'elle alloit m'interroger. Quoique j'eusse voulu retarder de +quelques jours encore l'aveu que je ne pouvois plus taire, j'étois +décidée à ne lui point cacher les sentimens qui m'agitoient; mais elle +parut ou les ignorer, ou vouloir en repousser la confidence; peut-être +se servant d'un moyen plus cruel et plus délicat, croyoit-elle +enchaîner mon coeur, par la sécurité même qu'elle me montroit. Elle +s'applaudit du choix de Léonce pour sa fille, et m'associant à tout ce +qu'elle disoit, elle répéta plusieurs fois ces mots:--Nous avons +assuré son bonheur; nous avons.... Ah! quel _nous_, dans ma situation! +Elle me rappela plusieurs fois que c'étoit à moi seule qu'elle devoit +l'établissement de sa fille; elle me retraça tous les services que je +lui avois rendus dans d'autres temps; et revenant à parler de Matilde, +elle m'entretint des défauts de son caractère, avec plus de confiance +que jamais. + +--Je le sais, me dit-elle, quoique sa beauté soit remarquable, jamais +elle ne pourroit lutter avec avantage contre une femme qui chercheroit +à plaire; elle ne s'apercevroit seulement pas des efforts qu'on feroit +pour lui enlever celui qu'elle aimeroit, et surtout elle ne sauroit +point le retenir. Si vous n'aviez, point assuré son sort par de +généreux sacrifices, personne ne l'auroit épousée par inclination; +elle ne devoit pas se flatter de se marier jamais à un homme de la +fortune et de l'éclat de Léonce.--Pourquoi, lui dis-je, un autre +n'auroit-il pas réuni des avantages à peu près semblables? Ce neveu de +M. de Fierville auquel vous aviez pensé....--Je ne connoissois pas +Léonce alors, interrompit-elle; comment une mère pourroit-elle +comparer ces deux hommes, lorsqu'il s'agit du bonheur de sa fille? +D'ailleurs le neveu de M. de Fierville a perdu son procès qu'il avoit +d'abord gagné; il n'a plus rien; la succession de M. de Vernon doit +une somme très-forte à madame de Mondoville, et comme je ne puis la +payer sans ce mariage, je serois ruinée s'il manquoit: ne cherchez +point à diminuer, ma chère, le service que vous me rendez; il est +immense, et tout le bonheur de ma vie en dépend. + +Je me jetai dans les bras de madame de Vernon; j'allois parler, mais +elle m'interrompit précipitamment, pour me dire que son homme +d'affaires lui avoit apporté, le matin, l'acte de donation de la terre +d'Andelys, parfaitement rédigé comme nous en étions convenues, et +qu'elle me prioit de le signer, pour que tout fût en règle, avant de +dresser le contrat de Léonce et de Matilde. A ce mot je sentis mon +sang se glacer; mais un mouvement presque aussi rapide succédant au +premier, j'eus honte d'avouer mon secret à madame de Vernon, dans le +moment même où j'allois m'engager au don que j'avois promis, et je +craignis de m'exposer ainsi à ce qu'il fût refusé. + +Je me levai donc pour la suivre dans son cabinet: en passant devant +une glace, je fus frappée de ma pâleur, et je m'arrêtai quelques +instans; mais enfin je triomphai de moi, je pris la plume et je signai +avec une grande promptitude, car j'avois extrêmement peur de me +trahir; et malgré tous mes efforts, je ne conçois pas encore comment +madame de Vernon ne s'est pas aperçue de mon trouble. Je sortis +presqu'à l'instant même; je voulois être seule pour penser à ce que +j'avois fait; madame de Vernon ne me retint pas, et ne prononça pas un +seul mot d'inquiétude sur mon agitation. + +Rentrée chez moi, je tremblois, j'éprouvois une terreur secrète, comme +si j'avois mis une barrière insurmontable entre Léonce et moi: je +réfléchis cependant que la terre que je venois d'assigner à Matilde, +serviroit également à faciliter un autre mariage, si l'on pouvoit +l'amener à y consentir. Un autre mariage! Ah! puis-je me dissimuler +que rien au monde ne consolera jamais personne de la perte de Léonce. +Quel art madame de Vernon n'a-t-elle pas employé pour entourer mon +coeur par ces liens de délicatesse et de sensibilité qui vous +saisissent de partout! Combien elle seroit étonnée si je ne répondois +pas à sa confiance! elle a l'air de repousser bien loin d'elle cette +crainte. Ah! si du moins elle vouloit me soupçonner! Mais rien, rien +ne peut l'y engager; il faudra lui parler, il le faudra, j'y suis +résolue; dussé-je tout sacrifier, elle ne doit pas ignorer ce qu'il +m'en coûte! Mais ce premier mot qui dira tout, que de douleur +j'éprouverai pour le prononcer! + + + + +LETTRE XXVI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 20 juin. + + +Vous êtes bien dangereuse pour moi, ma chère Louise; je vous conjure +de me fortifier dans mes cruels combats, et vous m'écrivez une lettre, +dans laquelle vous rassemblez tous les motifs que mon coeur pourroit +me suggérer, pour me livrer aux sentimens que j'éprouve. Vous voulez +me persuader que Matilde ne sera point malheureuse de la perte de +Léonce; vous me rappelez que madame de Vernon étoit disposée à +s'occuper d'un autre choix, lorsque la vie de Léonce étoit en danger; +vous prétendez que j'ai fait assez pour mon amie, en lui prêtant une +fois quarante mille livres, et en assurant, par mes dons, la fortune +de sa fille: mais vous n'aimez pas madame de Vernon; mais vous ne +sentez pas combien l'affection que je lui ai témoignée, le goût vif +que j'ai toujours eu pour son esprit et pour son caractère, me +rendroient douloureux ce qui pourroit lui déplaire. Je l'aime depuis +l'âge de quinze ans, je lui dois les momens les plus agréables de ma +vie; tout ce qui tient à elle ébranle fortement mon âme: je me suis +accoutumée à croire que son bonheur importoit plus que le mien; il me +sembloit que mon âme orageuse n'étoit destinée qu'à souffrir; mais je +me flattois du moins que je préserverois de toutes les peines l'être +doux et paisible qui se confioit à mon amitié. Je vais perdre six +années d'affections et de souvenirs, pour ce sentiment nouveau qui +peut-être sera brisé par le caractère de Léonce; je crains déjà même +que vous n'en soyez convaincue par ce que je vais vous dire. + +Thérèse étoit hier plus tourmentée que jamais: on a commencé à mettre +dans la tête de M. d'Ervins, que les opinions politiques de M. de +Serbellane étoient très-dangereuses, et qu'il ne convenoit pas à un +défenseur de la cour de voir souvent un tel homme. Il le reçoit donc +beaucoup plus froidement, et ne l'invite presque plus: Thérèse en est +au désespoir, et vouloit m'engager à avoir chez moi tous les jours M. +de Serbellane avec elle; je m'y suis refusée; je ne puis protéger une +liaison contraire à ses devoirs, je lui donnerai tous les soins qui +peuvent consoler son coeur, mais si les circonstances la ramènent dans +la route de la morale, je ne repousserai point le secours que la +Providence lui donne. Elle a écouté mon refus avec douceur, en me +rappelant seulement la promesse que je lui avois faite, si M. de +Serbellane étoit obligé de partir; je l'ai confirmée, cette promesse; +j'avois quelque embarras de m'être montrée si sévère; hélas! en ai-je +encore le droit? Thérèse se livra bientôt après à me peindre tous les +sentimens de douleur qui l'agitoient: elle ne savoit pas combien elle +me faisoit mal; je lui disois à voix basse quelques mots de calme et +de raison, mais j'étois prête à me jeter dans ses bras, à confondre ma +douleur avec la sienne, à me livrer avec elle à l'expression du +sentiment dont je voulois la défendre; je me retins cependant, je le +devois; il faut que je la soutienne encore de ma main mal assurée. + +Cet après-midi M. de Serbellane est venu me voir; il m'a parlé de +Thérèse, et ce n'est jamais sans attendrissement que je retrouve en +lui le touchant mélange d'une protection fraternelle, et de la +délicatesse de l'amour. Il avoit encore quelques détails essentiels à +me dire; l'heure me pressoit pour me rendre au concert que donnoit +madame de Vernon; il me proposa de m'accompagner: il m'est arrivé +plusieurs fois de faire des visites avec M. de Serbellane; vous savez +que je ne consens point à me gêner pour ces prétendues convenances de +société auxquelles on s'astreint si facilement, quand on a +véritablement intérêt à dissimuler sa conduite; mais il me vint dans +l'esprit que je pourrois déplaire à Léonce, en arrivant avec un jeune +homme, et j'hésitois à répondre. M. de Serbellane le remarqua, et me +dit:--Est-ce que vous ne voulez pas que j'aille avec vous?--J'étois +honteuse de mon embarras; je ne savois que faire de cette apparence de +pruderie qui convient si mal à un caractère naturel; et ne pouvant ni +dire la vérité, ni me résoudre a me laisser soupçonner d'affectation, +j'acceptai la main que m'offroit M. de Serbellane, et nous partîmes +ensemble. + +J'espérois que Léonce ne seroit point encore chez madame de Vernon; il +y étoit déjà: je reconnus en entrant sa voiture dans la cour; un des +amis de M. de Serbellane le retint sur l'escalier: je le précédai d'un +demi-quart d'heure, et je croyois avoir évité ce que je redoutois; +mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais +par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n'étions pas venus +ensemble; il répondit fort simplement que oui. A ce mot Léonce +tressaillit, il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi, avec +l'expression la plus amère, et je ne sus pendant un moment si je +n'avois pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j'en suis +sûre, la colère de Léonce; mais voulant me ménager, il s'assit +négligemment à côté d'une femme, dont il ne cessa pas d'avoir l'air +fort occupé. + +Léonce alla se placer à l'extrémité de la salle, et me regarda d'abord +avec un air de dédain: j'étois profondément irritée; et ce mouvement +se seroit soutenu, si, tout à coup, une pâleur mortelle couvrant son +visage, ne m'avoit rappelé l'état où il étoit, quand je le vis pour la +première fois. Le souvenir d'une impression si profonde l'emporta +bientôt malgré moi sur mon ressentiment. Léonce s'aperçut que je le +regardois, il détourna la tête, et parut faire un effort sur lui-même +pour se relever et reprendre à la vie. + +Matilde chanta bien, mais froidement; Léonce ne l'applaudit point; le +concert continua sans qu'il eût l'air de l'entendre, et sans que +l'expression sévère et sombre de son visage s'adoucît un instant. +J'étois accablée de tristesse; votre lettre, je l'avoue, avoit un peu +affoibli l'idée que je me faisois des obstacles qui me séparaient de +Léonce: j'étois arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me +présentant tous les inconvéniens de son caractère, sembloit élever de +nouvelles barrières entre nous. Peut-être étoit-il jaloux, peut-être +blâmoit-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une +conduite qu'il trouvoit légère: l'un et l'autre pouvoit être vrai, +mais je ne savois comment parvenir à m'expliquer avec lui. + +Le concert fini, tout le monde se leva; j'essayai deux fois de parler +à ceux qui étoient près de Léonce; deux fois il quitta la conversation +dont je m'étois mêlée, et s'éloigna pour m'éviter. Mon indignation +m'avoit reprise, et je me préparois à partir, lorsque madame de Vernon +dit à quelques femmes qui restoient, qu'elle les invitoit au bal +qu'elle donneroit à sa fille jeudi prochain, pour la convalescence de +M. de Mondoville. Jugez de l'effet que produisirent sur moi ces +derniers mots; je crus que c'étoit la fête de la noce; que Léonce +s'étoit expliqué positivement; que le jour étoit fixé: je fus obligée +de m'appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m'évanouir. +Léonce me regarda fixement, et levant les yeux tout à coup avec une +sorte de transport, il s'avança au milieu du cercle, et prononça ces +paroles avec l'accent le plus vif et le plus distinct:--On +s'étonneroit, je pense, dit-il, de la bonté que, madame de Vernon me +témoigne, si l'on ne savoit pas que ma mère est son intime amie, et +qu'à ce titre elle veut bien s'intéresser à moi.--Quand ces mots +furent achevés, je respirai, je le compris; tout fut réparé. Madame de +Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d'esprit +accoutumées:--Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour +lui-même, je dirai qu'il le doit tout entier à sa mère; mais je +persiste dans l'invitation du bal. + +La société se dispersa; il ne resta pour le souper que quelques +personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix, +me demanda de chanter avec Matilde et lui, ce trio de Didon que votre +frère aimoit tant: je refusois; Léonce dit un mot, j'acceptai. Matilde +se mit au piano avec assez de complaisance: elle a pris plus de +douceur dans les manières depuis qu'elle voit Léonce, sans qu'il y ait +d'ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de +Didon; Léonce s'assit presque en face de nous, s'appuyant sur le +piano: je pouvois à peine articuler les premiers sons; mais en +regardant Léonce, je crus voir que son visage avoit repris son +expression naturelle; et toutes mes forces se ranimèrent, lorsque je +vins à ces paroles sur une mélodie si touchante: + + Tu sais si mon coeur est sensible; + Épargne-le s'il est possible: + Veux-tu m'accabler de douleur? + +La beauté de cet air, l'ébranlement de mon coeur donnèrent, je le +crois, à mon accent toute l'émotion, toute la vérité de la situation +même. Léonce, mon cher Léonce laissa tomber sa tête sur le piano: +j'entendois sa respiration agitée, et quelquefois il relevoit, pour me +regarder, son visage baigné de larmes. Jamais, jamais je ne me suis +sentie tellement au-dessus de moi-même; je découvrois dans la musique, +dans la poésie, des charmes, une puissance qui m'étoient inconnus: il +me sembloit que l'enchantement des beaux-arts s'emparoit pour la +première fois de mon être, et j'éprouvois un enthousiasme, une +élévation d'âme dont l'amour étoit la première cause, mais qui étoit +plus pure encore que l'amour même. + +L'air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour +cacher son trouble. Il y resta long-temps, je m'en inquiétois; +personne ne parloit de lui; je n'osois pas commencer; il me sembloit +que prononcer son nom c'étoit me trahir. Heureusement il prit au neveu +de madame du Marset l'envie de nous faire remarquer ses connoissances +en astronomie; il s'avança vers la terrasse pour nous démontrer les +étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint; il me +saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion +profonde:--Non, vous n'aimez pas M. de Serbellane, ce n'est pas pour +lui que vous avez chanté, ce n'est pas lui que vous avez +regardé.--Non, sans doute, m'écriai-je, j'en atteste le ciel et mon +coeur!--Madame de Vernon nous interrompit aussitôt; je ne sus pas si +elle avoit entendu ce que je disois, mais j'étois résolue à lui tout +avouer: je ne craignois plus rien. + +On rentra dans le salon; Léonce étoit d'une gaîté extraordinaire; +jamais je ne lui avois vu tant de liberté d'esprit; il étoit +impossible de ne pas reconnoître en lui la joie d'un homme échappé à +une grande peine. Sa disposition devint la mienne; nous inventâmes +mille jeux, nous avions l'un et l'autre un sentiment intérieur de +contentement qui avoit besoin de se répandre. Il me fit indirectement +quelques épigrammes aimables sur ce qu'il appeloit ma philosophie, +l'indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la +société; mais il étoit heureux, mais il s'établissoit entre nous cette +douée familiarité, la preuve la plus intime des affections de l'âme; +il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles +étoient levés, tous les sermens prononcés; et cependant je ne +connoissois rien de ses projets, nous n'avions pas encore eu un quart +d'heure de conversation ensemble; mais j'étois sûre qu'il m'aimoit, et +rien alors dans le monde ne me paroissoit incertain. + +Je m'approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même +une heure d'entretien; elle me refusa en se disant malade: je proposai +le lendemain; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvois +avoir à lui dire; elle m'assura que jusqu'à ce jour elle n'auroit pas +un moment de libre. Je m'y soumis, quoiqu'il me fût aisé d'apercevoir +qu'elle cherchoit des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit +qu'elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui +parlerai; quand elle saura tout, quand je lui aurai offert de quitter +Paris, d'aller m'enfermer dans une retraite pour le reste de mes +jours, afin d'y conserver sans crime le souvenir de Léonce, elle +prononcera sur mon sort, je l'en ferai l'arbitre; et quel que soit le +parti qu'elle prenne, je n'aurai plus du moins à rougir devant elle. +Ma chère Louise, je goûte quelque calme depuis que je n'hésite plus +sur la conduite que je dois suivre. + + + + +LETTRE XXVII. + +Léonce à M. Barton. + +Paris, ce 29 juin. + + +Mon sort est décidé, mon cher maître, jamais un autre objet que +Delphine n'aura d'empire sur mon coeur: hier au bal, hier elle s'est +presque compromise pour moi. Ah! que je la remercie de m'avoir donné +des devoirs envers elle! je n'ai plus de doutes, plus d'incertitudes; +il ne s'agit plus que d'exécuter ma résolution, et je ne vous consulte +que sur les moyens d'y parvenir. + +Je serai le 4 juillet à Mondoville; nous concerterons ensemble ce +qu'il faut écrire à ma mère; madame de Vernon ne m'a pas encore dit un +mot du mariage projeté; à mon retour de Mondoville, je lui parlerai le +premier; c'est une femme d'esprit, elle est amie de Delphine: dès +qu'elle sera bien assurée de ma résolution, elle la servira. Je ne +craignois que la force des engagemens contractés; ma mère a évité de +me répondre sur ce sujet; il faut qu'elle n'y croie pas son honneur +intéressé; elle n'auroit pas tardé d'un jour à me donner un ordre +impérieux, si elle avoit cru sa délicatesse compromise par ma +désobéissance. Elle n'insiste dans ses lettres que sur les prétendus +défauts de madame d'Albémar: on lui a persuadé qu'elle étoit légère, +imprudente; qu'elle compromettoit sans cesse sa réputation, et ne +manquoit pas une occasion d'exprimer les opinions les plus contraires +à celles qu'on doit chérir et respecter. C'est à vous, mon cher +Barton, de faire connoître madame d'Albémar à ma mère; elle vous +croira plus que moi. + +Sans doute Delphine se fie trop à ses qualités naturelles, et ne +s'occupe pas assez de l'impression que sa conduite peut produire sur +les autres. Elle a besoin de diriger son esprit vers la connoissance +du monde, et de se garantir de son indifférence pour cette opinion +publique, sur laquelle les hommes médiocres ont au moins autant +d'influence que les hommes supérieurs. Il est possible que nous ayons +des défauts entièrement opposés; eh bien! à présent je crois que notre +bonheur et nos vertus s'accroîtront par cette différence même; elle +soumettra, j'en suis sûr, ses actions à mes désirs, et sa manière de +penser affranchira peut-être; la mienne: elle calmera du moins cette, +ardente susceptibilité qui m'a déjà fait beaucoup souffrir. Mon ami, +tout est bien, tout est bien, si je suis son époux. + +Hier enfin.... Mais comment vous raconter ce jour? c'est replonger une +âme dans le trouble qui l'égare. Quel sentiment que l'amour! quelle +autre vie dans la vie! Il y a dans mon coeur des souvenirs, des +pensées si vives de bonheur, que je jouis d'exister chaque fois que je +respire. Ah! que mon ennemi m'auroit fait de mal en me tuant! Ma +blessure m'inquiète à présent: il m'arrive de craindre qu'elle ne se +rouvre; des mouvemens si passionnés m'agitent, que j'éprouve, le +croiriez-vous, la peur de mourir avant demain, avant une heure, avant +l'instant où je dois la revoir. + +Ne pensez pas cependant que je vous exprime l'amour d'un jeune homme, +l'amour qu'un sage ami devroit blâmer. Quoique vous vous soyez imposé +de ne point contrarier les vues de ma mère, vous désirez qu'elle +préfère madame d'Albémar à Matilde. Oui, mon cher maître, votre raison +est d'accord avec le choix de votre élève; ne vous en défendez pas. +Ah! si vous saviez combien vous m'en êtes plus cher! + +J'avois reçu, avant d'aller au bal de madame de Vernon, une réponse de +vous sur M. de Serbellane. Vous conveniez que c'étoit l'homme que +madame d'Albémar vous avoit toujours paru distinguer le plus; et +quoique vous cherchassiez à calmer mon inquiétude, votre lettre +l'avoit ranimée. J'arrivai donc au bal de madame de Vernon avec une +disposition assez triste; Matilde s'étoit parée d'un habit à +l'espagnole, qui relevoit singulièrement la beauté de sa taille et de +sa figure: elle ne m'a jamais témoigné de préférence; mais je crus +voir une intention aimable pour moi dans le choix de cet habit: je +voulus lui parler, et je m'assis près d'elle, après l'avoir engagée à +se rapprocher de la porte d'entrée vers laquelle je retournois sans +cesse la tête. J'étois si vivement ému par l'impatience de voir +arriver Delphine, que je ne pouvois pas même suivre, avec Matilde, +cette conversation de bal si facile à conduire. + +Tout à coup je sentis un air embaumé; je reconnus le parfum des fleurs +que Delphine a coutume de porter, et je tressaillis; elle entra sans +me voir: je n'allai pas à l'instant vers elle; je goûtai d'abord le +plaisir de la savoir dans le même lieu que moi. Je ménageai avec +volupté les délices de la plus heureuse journée de ma vie: je laissai +Delphine faire le tour du bal avant de m'approcher d'elle; je +remarquai seulement qu'elle cherchoit quelqu'un encore, quoique tout +le monde se fût empressé de l'entourer. Elle étoit vêtue d'une simple +robe blanche, et ses beaux cheveux étoient rattachés ensemble sans +aucun ornement, mais avec une grâce et une variété tout à-fait +inimitables. Ah! qu'en la regardant j'étois ingrat pour la parure de +Matilde; c'étoit celle de Delphine qu'il falloit choisir. Que me font +les souvenirs de l'Espagne? Je ne me rappelle rien, que depuis le jour +où j'ai vu madame d'Albémar. + +Elle me reconnut dans l'embrasure d'une fenêtre, où j'avois été me +placer pour la regarder. Elle eut un mouvement de joie que je ne +perdis point; bientôt après elle aperçut Matilde, et son costume la +frappa tellement, qu'elle resta debout devant elle, rêveuse, distraite +et sans lui parler. Une jeune et jolie Italienne, qu'on nomme madame +d'Ervins, aborda Delphine et la pria de la suivre dans le salon à +côté. Delphine hésitoit, et j'en suis sûr, pour me parler; cependant +madame d'Ervins eut l'air affligée de sa résistance, et Delphine +n'hésita plus. + +Cet entretien avec madame d'Ervins fut assez long, et je le souffrois +impatiemment, lorsque Delphine revint à moi et me dit:--Il est +peut-être bien ridicule de vous rendre compte de mes actions sans +savoir si vous vous y intéressez; enfin dussiez-vous trouver cette +démarche imprudente, vous penserez de mon caractère ce que vous en +pensez peut-être déjà, mais vous ne concevrez pas du moins sur moi des +soupçons injustes. Un intérêt, qu'il m'est interdit de vous confier, +me force à causer quelques instans seule avec M. de Serbellane; cet +intérêt est le plus étranger du monde à mes affections personnelles; +je connoîtrois bien mal Léonce, s'il pouvoit se méprendre à l'accent +de la vérité, et si je n'étois pas sûre de le convaincre, quand +j'atteste son estime pour moi, de la sincérité de mes paroles.--La +dignité et la simplicité de ce discours me firent une impression +profonde: ah! Delphine! quelle seroit votre perfidie, si vous faisiez +servir au mensonge tant de charmes qui ne semblent créés que pour +rendre plus aimables encore les premiers mouvemens, les affections +involontaires, pour réunir enfin dans une même femme les grâces +élégantes du monde à toute la simplicité des sentimens naturels! + +Quand la conversation de madame d'Albémar avec M. de Serbellane fut +terminée, elle revint dans le bal; et M. d'Orsan, ce neveu de madame +du Marset, qui a toujours besoin d'occuper de ses talens, parce qu'ils +lui tiennent lieu d'esprit, pria Delphine de danser une polonoise, +qu'un Russe leur avoit apprise à tous les deux, et dont on étoit +très-curieux dans le bal. Delphine fut comme forcée de céder à son +importunité, mais il y avoit quelque chose de bien aimable dans les +regards qu'elle m'adressa; elle se plaignoit à moi de l'ennui que lui +causoit M. d'Orsan; notre intelligence s'étoit établie d'elle-même, +son sourire m'associoit à ses observations doucement malicieuses. + +Les hommes et les femmes montèrent sur les bancs pour voir danser +Delphine; je sentis mon coeur battre avec une grande violence, quand +tous les yeux se tournèrent sur elle: je souffrois de l'accord même de +toutes ces pensées avec la mienne; j'eusse été plus heureux si je +l'avois regardée seul. + +Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur une assemblée nombreuse +un effet plus extraordinaire; cette danse étrangère a un charme dont +rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée; c'est un mélange +d'indolence et de vivacité, de mélancolie et de gaîté tout-à-fait +asiatique. Quelquefois, quand l'air devenoit plus doux, Delphine +marchoit quelques pas la tête penchée, les bras croisés, comme si +quelques souvenirs, quelques regrets étoient venus se mêler soudain à +tout l'éclat d'une fête; mais, bientôt reprenant la danse vive et +légère, elle s'entouroit d'un schall indien, qui, dessinant sa taille, +et retombant avec ses longs cheveux, faisoit de toute sa personne un +tableau ravissant. + +Cette danse expressive et, pour ainsi dire, inspirée, exerce sur +l'imagination un grand pouvoir; elle vous retrace les idées et les +sensations poétiques que, sous le ciel de l'Orient, les plus beaux +vers peuvent à peine décrire. + +Quand Delphine eut cessé de danser, de si vifs applaudissemens se +firent entendre, qu'on put croire pour un moment tous les hommes +amoureux, et toutes les femmes subjuguées. + +Quoique je sois encore foible et qu'on m'ait défendu tout exercice qui +pourroit enflammer le sang, je ne sus pas résister au désir de danser +une angloise avec Delphine; il s'en formoit une de toute la longueur +de la galerie; je demandai à madame d'Albémar de la descendre avec +moi.--Le pouvez-vous, me répondit-elle, sans risquer de vous faire +mal?--Ne craignez rien pour moi, répondis-je, je tiendrai votre +main.--La danse commença, et plusieurs fois mes bras serrèrent cette +taille souple et légère qui enchantoit mes regards: une fois, en +tournant avec Delphine, je sentis son coeur battre sous ma main; ce +coeur, que toutes les puissances divines ont doué, s'animoit-il pour +moi d'une émotion plus tendre? + +J'étois si heureux, si transporté, que je voulus recommencer encore +une fois la même contredanse; la musique étoit ravissante; deux +harpes mélodieuses accompagnoient les instrumens à vent, et +jouoient un air à la fois vif et sensible; la danse de Delphine +prenoit par degrés un caractère plus animé, ses regards +s'attachoient sur moi avec plus d'expression; quand les figures de +la danse nous ramenoient l'un vers l'autre, il me sembloit que ses +bras s'ouvroient presque involontairement pour me rappeler, et que, +malgré sa légèreté parfaite, elle se plaisoit souvent à s'appuyer +sur moi; les délices dont je m'enivrois me firent oublier que ma +blessure n'étoit pas parfaitement guérie: comme nous étions arrivés +au dernier couple qui terminoit le rang, j'éprouvai tout à coup un +sentiment de foiblesse qui faisoit fléchir mes genoux; j'attirai +Delphine, par un dernier effort, encore plus près de moi, et je lui +dis à voix basse:--Delphine, Delphine! si je mourois ainsi, me +trouveriez-vous à plaindre?--Mon Dieu! interrompit-elle d'une voix +émue, mon Dieu! qu'avez-vous?--L'altération de mon visage la +frappa; nous étions arrivés à la fin de la danse; je m'appuyai +contre la cheminée, et je portai sans y penser la main sur ma +blessure, qui me faisoit beaucoup souffrir. Delphine ne fut plus +maîtresse de son trouble, et s'y livra tellement, qu'à travers ma +foiblesse je vis que tous les regards se fixoient sur elle; la +crainte de la compromettre me redonna des forces, et je voulus +passer dans la chambre voisine de celle où l'on dansoit. Il y avoit +quelques pas à faire. Delphine n'observant rien que l'état où +j'étois, traversa toute la salle sans saluer personne, me suivit, +et me voyant chanceler en marchant, s'approcha de moi pour me +soutenir; j'eus beau lui répéter que j'allois mieux, qu'en +respirant l'air je serois guéri, elle ne songeoit qu'à mon danger, +et laissa voir à tout le monde l'excès de sa peine et la vivacité +de son intérêt. + +O Delphine! dans ce moment, comme au pied de l'autel, j'ai juré d'être +ton époux: j'ai reçu ta foi, j'ai reçu le dépôt de ton innocente +destinée, lorsqu'un nuage s'est élevé sur ta réputation, à cause de +moi! + +Quand je fus près d'une fenêtre, je me remis entièrement; alors +Delphine, se rappelant ce qui venoit de se passer, me dit les larmes +aux yeux:--Je viens d'avoir la conduite du monde la plus +extraordinaire; votre imprudence, en persistant à danser, a mis mon +coeur à cette cruelle épreuve. Léonce, Léonce, aviez-vous besoin de me +faire souffrir pour me deviner?--Pourriez-vous me soupçonner, lui +dis-je, d'exposer volontairement aux regards des autres ce que j'ose à +peine recueillir avec respect, avec amour, dans mon coeur? Mais si +vous redoutez le blâme de la société, je saurai bientôt...--Le blâme +de la société, interrompit-elle, avec une expression d'insouciance +singulièrement piquante; je ne le crains pas: mais mon secret sera +connu avant que je l'aie confié à l'amitié, et vous ne savez pas +combien cette conduite me rend coupable!--Elle alloit continuer, +lorsque nous entendîmes du bruit dans le salon, et le nom de madame +d'Ervins plusieurs fois répété. Delphine me quitta précipitamment, +pour demander la cause de l'agitation de la société.--Madame d'Ervins, +lui répondit M. de Fierville, vient de tomber sans connoissance, et on +l'emporte dans sa voiture, par ordre de M. d'Ervins; il ne veut pas +qu'elle reçoive des secours ailleurs que chez elle. + +A peine Delphine eut-elle entendu ces dernières paroles, qu'elle +s'élança sur l'escalier. atteignit M. d'Ervins, monta dans sa voiture +sans rien lui dire, et partit à l'instant même; c'est tout ce que je +pus apercevoir. Le mouvement rapide d'une bonté passionnée +l'entraînoit. Elle me laissa seul au milieu de cette fête, que je ne +reconnoissois plus. Je cherchois en vain les plaisirs qui se +confondoient dans mon âme avec l'amour; mais j'étois pénétré de cette +émotion tendre, et néanmoins sérieuse, qui remplit le coeur d'un +honnête homme, lorsqu'il a donné sa vie, lorsqu'il s'est chargé du +bonheur de celle d'un autre. + +Je ne sais si j'abuse de votre amitié en vous confiant les sentimens +que j'éprouve; mais pourquoi la gravité de votre âge et de votre +caractère me défendroit-elle de vous peindre ce pur amour qui me guide +dans le choix de la compagne de ma vie? Mon cher maître! ils vous +seront doux les récits du bonheur de votre élève; s'ils vous +rappellent votre jeunesse, ce sera sans amertume, car tous vos +souvenirs tiennent à la même pensée; ils se rattachent tous à la +vertu. + +J'attendrai pour m'expliquer entièrement avec madame d'Albémar, que +j'aie reçu la réponse de ma mère. Dans quelques jours je serai près de +vous à Mondoville, puisque vous y avez besoin de moi. Je veux que nous +écrivions ensemble à ma mère, de ce lieu même où elle a passé les +premières années de son mariage et de mon enfance; ces souvenirs la +disposeront à m'être favorable. + + + + +LETTRE XXVIII. + +Madame de Vernon à M. de Clarimin. + +Paris, ce 30 juin 1790. + + +On vous a mandé que M. de Mondoville étoit très-occupé de madame +d'Albémar, et qu'il paroissoit la préférer à ma fille; vous en avez +conclu que le mariage que j'ai projeté n'auroit pas lieu. Vous devriez +avoir cependant un peu plus de confiance dans l'esprit que vous me +connoissez. Je suis témoin de tout ce qui se passe; Léonce et Delphine +n'ont pas un seul mouvement que je n'aperçoive, et vous imaginez que +je ne saurai pas prévenir à temps cette liaison qui renverseroit tous +mes projets de bonheur et de fortune! + +J'ai fait quelquefois usage de mon adresse pour de très-légers +intérêts; aujourd'hui c'est mon devoir de protéger ma fille, et je n'y +réussirois pas! Vous me dites que madame d'Albémar me cache son +affection pour Léonce. Mon Dieu! je vous assure que j'aurai sa +confiance quand je le voudrai; je ne suis occupée qu'à une chose, +c'est à l'éviter; car elle m'engageroit, et il me plaît de rester +libre. + +Les caractères de Léonce et de Delphine ne se conviennent point; +Léonce est orgueilleux comme un Espagnol, épris de la considération +presque autant que de Delphine, aimable, très-aimable; mais il faut +les séparer pour leur intérêt à tous les deux. L'occasion s'en +présentera; il ne faut que du temps, et je défie bien Léonce et +Delphine de presser les événemens que j'ai résolu de ralentir. +Personne ne sait mieux que moi faire usage de l'indolence: elle me +sert à déjouer naturellement l'activité des autres. Je veux le mariage +de Léonce et de Maltide. Je ne me suis pas donné la peine de vouloir +quatre fois en ma vie; mais quand j'ai tant fait que de prendre cette +fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l'atteins; comptez-y. + +Je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez; mais quand il y +va du sort de ma fille, de ma ruine ou de mon aisance, de tout enfin +pour moi, pensez-vous que je puisse rien négliger? Je me garde bien +cependant d'agir dans un grand intérêt, avec plus de vivacité que dans +un petit; car ce qui arrange tout, c'est la patience et le secret. +Adieu donc, mon cher Clarimin; comme j'espère vous voir à Paris dans +peu de temps, je vous y invite pour les noces de ma fille. + + + + +LETTRE XXIX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 2 juillet. + + +Thérèse est perdue, ma chère Louise, et je ne sais à quel parti +m'arrêter pour adoucir sa cruelle situation. J'entrevoyois quelque +espoir pour mon bonheur, il y a deux jours, à la fête de madame de +Vernon; Léonce et moi, nous nous étions presque expliqués; mais depuis +le malheur arrivé à Thérèse, je suis tellement émue, que j'ai laissé +passer deux soirées sans oser aller chez madame de Vernon. Léonce +auroit remarqué ma tristesse, et je n'aurois pu lui en avouer la +cause; s'il est un devoir sacré pour moi, c'est celui de garder +inviolablement le secret de mon amie; et comment ne pas se laisser +pénétrer par ce qu'on aime? Je ne sais donc rien de Léonce; et madame +d'Ervins occupe seule tous mes momens. + +Madame du Marset, cette cruelle ennemie de tous les sentimens, qu'elle +ne peut plus inspirer ni ressentir, a connu M. d'Ervins à Paris il y a +quinze ans, avant qu'il eût épousé Thérèse. Avant-hier au bal, madame +du Marset, placée à côté de lui, n'a cessé de lui parler bas, pendant +que Thérèse dansoit avec M. de Serbellane; je ne crois point que +madame du Marset ait été capable d'exciter positivement les soupçons +de M. d'Ervins; les caractères les plus méchans ne veulent pas +s'avouer qu'ils le sont, et se réservent toujours quelques moyens +d'excuse vis-à-vis des autres et d'eux-mêmes; mais j'ai cru +reconnoître par quelques mots échappés à la fureur de M. d'Ervins, que +madame du Marset, en apprenant que M. de Serbellane avoit passé six +mois dans son château avec sa femme, s'étoit moquée du rôle ridicule +qu'il devoit avoir joué, en tiers avec ces deux jeunes gens; et de +tous les mots qu'elle pouvoit choisir, le plus perfide étoit celui de +_ridicule_; depuis, M. d'Ervins l'a répété sans cesse dans sa fureur, +et quand elle s'apaisoit, il lui suffisoit de se le prononcer à +lui-même, pour qu'elle recommençât plus violente que jamais. + +Je passai devant M. d'Ervins, quelques momens après sa conversation +avec madame du Marset, et je fus frappée de son air sérieux; comme je +ne connois rien en lui de profond que son amour-propre, je ne doutai +pas qu'il ne fût offensé de quelque manière. Thérèse me fit part des +mêmes observations, et cependant, soit, comme elle me l'a dit depuis, +qu'un sentiment funeste l'agitât, soit que cette fête, nouvelle pour +elle, l'étourdît, et lui otât le pouvoir de réfléchir, son occupation +de M. de Serbellane n'étoit que trop remarquable pour des regards +attentifs. M. d'Ervins affecta de s'éloigner d'elle; mais j'aperçus +clairement qu'il ne la perdoit pas de vue: j'en avertis M. de +Serbellane; je comptais sur sa prudence: en effet, il évita +constamment de parler à Thérèse. Si je n'avois pas quitté madame +d'Ervins alors, peut-être aurois-je calmé le trouble où la jetoit +l'apparente, froideur de M. de Serbellane: elle en savoit la cause, et +cependant elle ne pouvoit en supporter la vue. Entièrement occupée de +Léonce, le reste de la soirée, j'oubliai madame d'Ervins: c'est à +cette faute, hélas! qu'est peut-être due son infortune. + +Je parlois encore à Léonce, lorsque j'appris subitement qu'on +emportoit madame d'Ervins sans connoissance; je courus après son mari +qui la suivoit, je montai dans sa voiture presque malgré lui, et je +pris dans mes bras la pauvre Thérèse, qui étoit tombée dans un +évanouissement si profond, qu'elle ne donnoit plus un signe de +vie.--Grand Dieu! dis-je à M. d'Ervins, qui l'a mise en cet état?--Sa +conscience, madame, me répondit-il; sa conscience!--Et il me raconta +alors ce qui s'étoit passé, avec un tremblement de colère dans lequel +il n'entroit pas un seul sentiment de pitié pour cette charmante +figure mourant devant ses yeux. + +Placé derrière une porte au moment où sa femme passoit d'une chambre à +l'autre, il l'avoit entendu faire à M. de Serbellane des reproches +dont l'expression supposoit une liaison intime: il s'étoit avancé +alors, et prenant la main de sa femme, il lui avoit dit à voix basse, +mais avec fureur:--Regardez-le, ce perfide étranger; regardez-le, car +jamais vous ne le reverrez. A ces mots Thérèse étoit tombée comme +morte à ses pieds; M. d'Ervins étoit fier de la douleur qu'il lui +avoit causée; son orgueil ne se reposoit que sur cette cruelle +jouissance. + +Quand nous arrivâmes à la maison de madame d'Ervins, sa fille Isore, +la voyant rapporter dans cet état, jetoit des cris pitoyables, +auxquels M. d'Ervins ne daignoit pas faire la moindre attention. On +posa Thérèse sur son lit, revêtue, comme elle l'étoit encore, de +guirlandes de fleurs et de toutes les parures du bal; elle avoit l'air +d'avoir été frappée de la foudre au milieu d'une fête. + +Mes soins la rappelèrent à la vie; mais elle étoit dans un délire qui +trahissoit à chaque instant son secret. Je voulois que M. d'Ervins me +laissât seule avec elle; mais loin qu'il y consentît, il s'approcha de +moi pour me dire que ma voiture étoit arrivée, et que dans ce moment +il désiroit d'entretenir sa femme sans témoins.--Au nom de votre +fille, lui dis-je, M. d'Ervins, ménagez Thérèse; n'oubliez pas dix ans +de bonheur; n'oubliez pas....--Je sais, madame, interrompit-il, ce que +je me dois à moi même: croyez que j'aurai toujours présent à l'esprit +ma dignité personnelle.--Et n'aurez-vous pas, repris-je, n'aurez-vous +pas présent à l'esprit le danger de Thérèse?--Ce qui est convenable +doit être accompli, répondit-il, quoi qu'il en coûte; elle a l'honneur +de porter mon nom, je verrai ce qu'exigent à ce titre et son devoir et +le mien.--Je quittai cet homme odieux, cet homme incapable de rien +voir dans la nature que lui seul, et dans lui-même, que son orgueil. +Je retournai encore une fois vers l'infortunée Thérèse; je l'embrassai +en lui jurant l'amitié la plus tendre, et lui recommandant la prudence +et le courage; elle ne me répondit à demi-voix que ces seuls +mots:--Faites que je le revoie.--Je partis le coeur déchiré. + +En rentrant chez moi vers deux heures du matin, je trouvai M. de +Serbellane qui m'attendoit: combien je fus touché de sa douleur! ces +caractères habituellement froids sortent quelquefois d'eux-mêmes, et +produisent alors une impression ineffaçable. Il se faisoit une +violence infinie pour contenir sa fureur contre M. d'Ervins; cependant +il lui échappa une fois de dire:--Qu'il ne me fasse pas craindre pour +sa femme; qu'il ne la menace pas d'indignes traitemens; car alors je +trouverai qu'il vaut mieux se battre avec lui, le tuer, et délivrer +Thérèse; et si jamais j'arrivois à trouver ce parti le plus +raisonnable, ah!--que je le prendrois avec joie!--Je le calmai en lui +disant que je reverrois le lendemain Thérèse, et que je lui +raconterois fidèlement dans quelle situation je la trouverois. Nous +nous quittâmes après qu'il m'eut promis de ne prendre aucun parti sans +m'avoir revue. + +Aujourd'hui je n'ai pu être reçue chez Thérèse qu'à huit heures du +soir; j'y ai été dix fois inutilement; son mari la tenoit enfermée; +son état m'a plus effrayée encore que la veille. Ah! mon Dieu, quelle +destinée! M. d'Ervins ne l'avoit pas quittée un seul instant, ni la +nuit ni le jour; il l'avoit accablée des reproches les plus +outrageans; il avoit obtenu d'elle tous les aveux qui l'accusoient, en +la menaçant toujours, si elle le trompoit, d'interroger lui-même M. de +Serbellane. Enfin il avoit fini par lui déclarer qu'il exigeoit que M. +de Serbellane quittât la France dans vingt-quatre heures.--Je ne +m'informe pas, lui dit-il, des moyens que vous prendrez pour l'obtenir +de lui; vous pouvez lui écrire une lettre que je ne verrai pas; mais +si après-demain, à dix heures du soir, il est encore à Paris, j'irai +le trouver, et nous nous expliquerons ensemble: aussi-bien je penche +beaucoup pour ce dernier moyen, et il ne peut être évité que s'il me +donne une satisfaction éclatante, en s'éloignant au premier signe de +ma volonté. + +Thérèse avoit tout promis; mais ce qui l'occupoit peut-être le plus, +c'étoit la parole que je lui avois donnée il y a quinze jours, +d'assurer ses derniers adieux; son imagination étoit moins frappée de +la crainte d'un duel entre son amant et son mari, que de l'idée +qu'elle ne reverroit plus M. de Serbellane; elle s'est jetée à mes +pieds pour me conjurer de détourner d'elle une telle douleur. Ces mots +terribles que M. d'Ervins a prononcés au bal, ces mots: _vous ne le +verrez plus_, retentissent toujours dans son coeur: en les répétant, +elle est dans un tel état, qu'il semble qu'avec ces seules paroles on +pourroit lui donner la mort: elle dit que si ce sort jeté sur elle ne +s'accomplit pas, si elle revoit encore une fois M. de Serbellane, elle +sera sûre que leur séparation ne doit point être éternelle, elle aura +la force de supporter son départ; mais que si ce dernier adieu n'est +pas accordé, elle ne peut répondre d'y survivre. J'ai voulu détourner +son attention; mais elle me répétoit toujours:--Le verrai-je, lui +dirai-je encore adieu?--Et mon silence la plongeoit dans un tel +désespoir, que j'ai fini par lui promettre que je consentirois à tout +ce que voudroit M. de Serbellane; eh bien! dit-elle alors, je suis +tranquille, car je lui ai écrit des prières irrésistibles. + +Vous trouverez peut-être, ma chère Louise, vous qui êtes un ange de +bonté, que je ne devois pas hésiter à satisfaire Thérèse, surtout +après l'engagement que j'avois pris antérieurement avec elle. Faut-il +vous avouer le sentiment qui me faisoit craindre de consentir à ce +qu'elle désiroit? Si Léonce apprend par quelque hasard que j'ai réuni +chez moi une femme mariée avec son amant, malgré la défense expresse +de son époux, m'approuvera-t-il? Léonce, Léonce! est-il donc devenu ma +conscience, et ne suis-je donc plus capable de juger par moi-même ce +que la générosité et la pitié peuvent exiger de moi? + +En sortant de chez Thérèse, j'allai chez madame de Vernon; Léonce en +étoit parti; il m'avoit cherchée chez moi, et s'étoit plaint, à ce que +m'a dit Matilde fort naturellement, du temps que je passois chez M. +d'Ervins. M. de Fierville me fit alors quelques plaisanteries sur +l'emploi de mes heures. Ces plaisanteries me firent tout à coup +comprendre qu'il avoit vu sortir M. de Serbellane, à trois heures du +matin, de chez moi, le jour du bal. J'en éprouvai une douleur +insensée; je ne voyois aucun moyen de me justifier de cette +accusation; je frémissois de l'idée que Léonce auroit pu l'entendre. +M. de Serbellane arriva dans ce moment, il venoit de chez moi; il me +le dit. M. de Fierville sourit encore; ce sourire me parut celui de la +malice infernale; mais, au lieu de m'exciter à me défendre, il me +glaça d'effroi, et je reçus M. de Serbellane avec une froideur inouïe. +Il en fut tellement étonné, qu'il ne pouvoit y croire, et son regard +sembloit me dire: mais où êtes-vous, mais que vous est-il arrivé? Sa +surprise me rendit à moi-même. Non, Léonce, me répétai-je tout bas, +vous pouvez tout sur moi; mais je ne vous sacrifierai pas la bonté, la +généreuse bonté, le culte de toute ma vie. Je me décidai alors à +prendre M. de Serbellane à part, et lui rendant compte en peu de mots +de ce qui s'étoit passé, je lui dis qu'une lettre de Thérèse +l'attendoit chez lui, et il partit pour la lire. + +Après cet acte de courage et d'honnêteté, car c'étoit moi que je +sacrifiois, je voulus tenter de ramener M. de Fierville; je me +demandai pourquoi je ne pourrois pas me servir de mon esprit pour +écarter des soupçons injustes; mais M. de Fierville étoit calme, et +j'étois émue; mais toutes mes paroles se ressentoient de mon trouble, +tandis qu'il acéroit de sang-froid toutes les siennes. J'essayai +d'être gaie pour montrer combien j'attachois peu de prix à ce qu'il +croyoit important; mes plaisanteries étoient contraintes, et l'aisance +la plus parfaite rendoit les siennes piquantes. Je revins au sérieux, +espérant parvenir de quelque manière à le convaincre; mais il +repoussoit par l'ironie l'intérêt trop vif que je ne pouvois cacher. +Jamais je n'ai mieux éprouvé qu'il est de certains hommes sur lesquels +glissent, pour ainsi dire, les discours et les sentimens les plus +propres à faire impression; ils sont occupés à se défendre de la +vérité par le persiflage; et comme leur triomphe est de ne pas vous +entendre, c'est en vain que vous vous efforcez d'être compris. + +Je souffrois beaucoup cependant de mon embarrassante situation, +lorsque madame de Vernon vint me délivrer; elle fit quelques +plaisanteries à M. de Fierville, qui valoient mieux que les siennes, +et l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre, en me disant tout bas +qu'elle alloit le détromper sur tout ce qui m'inquiétoit, si je la +laissois seule avec lui. Je ne puis vous dire, ma chère Louise, +combien je fus touchée de cette action, de ce secours accordé dans une +véritable détresse. Je serrai la main de madame de Vernon, les larmes +aux yeux, et je me promis de la voir demain, pour ne plus conserver un +secret qui me pèse; vous saurez donc demain, ma Louise, ce qu'il doit +arriver de moi. + + + + +LETTRE XXX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 4 juillet. + + +J'ai passé un jour très-agité, ma chère Louise, quoique je n'aie pu +parvenir encore à parler à madame de Vernon. Il a eu des momens doux, +ce jour, mais il m'a laissé de cruelles inquiétudes. En m'éveillant, +j'écrivis à madame de Vernon, pour lui demander de me recevoir seule, +à l'heure de son déjeûner; et sans lui dire précisément le sujet dont +je voulois lui parler, il me semble que je l'indiquois assez +clairement. Elle fit attendre mon domestique deux heures, et me le +renvoya enfin avec un billet, dans lequel elle s'excusoit de ne pas +pouvoir accepter mon offre, et finissoit par ces mots remarquables: +_Au reste, ma chère Delphine, je lis dans votre coeur aussi bien que +vous-même, mais je ne crois pas que ce soit encore le moment de nous +parler_. + +J'ai réfléchi long-temps sur cette phrase, et je ne la comprends pas +bien encore. Pourquoi veut-elle éviter cet entretien? Elle m'a dit +elle-même, il y a deux jours, qu'elle n'avoit point eu, jusqu'à +présent, de conversation avec Léonce, relativement au projet du +mariage; auroit-elle deviné mon sentiment pour lui? Seroit-elle assez +généreuse, assez sensible pour vouloir rompre cet hymen à cause de +moi, et sans m'en parler? Combien j'aurois à rougir d'une si noble +conduite! Qu'aurois-je fait pour mériter un si grand sacrifice? Mais +si elle en avoit l'idée, comment exposeroit-elle Matilde à voir tous +les jours Léonce? Enfin, dans ce doute insupportable, je résolus +d'aller chez elle, et de la forcer à m'écouter. + +Qu'avois-je à lui dire cependant? Que j'aimois Léonce, que je voulois +m'opposer au bonheur de sa fille, traverser les projets que nous +avions formés ensemble! Ah! ma Louise, vous donnez trop +d'encouragement à ma foiblesse; au moins je ne me livrerai point à +l'espérance avant que madame de Vernon m'ait entendue, ait décidé de +mon sort. + +M. de Serbellane arriva chez moi comme j'allois sortir; le changement +de son visage me fit de la peine, je vis bien qu'il souffroit +cruellement.--J'ai lu sa lettre, me dit-il; elle m'a fait mal: j'avois +espéré que ma vie ne seroit funeste à personne, et voilà que j'ai +perdu la destinée de la plus sensible des femmes. Voyons enfin, me +dit-il en reprenant de l'empire sur lui-même, voyons ce qu'il reste à +faire. Quoiqu'il me soit très-pénible d'avoir l'air de céder, en +partant, à la volonté de M. d'Ervins, j'y consens, puisque Thérèse le +désire; je ne crains pas que personne imagine que c'est ma vie que +j'ai ménagée. Vous, madame, ajouta-t-il, que j'ai connue par tant de +preuves d'une angélique bonté, il faut que vous m'en donniez une +dernière; il faut que vous receviez après-demain, dans la soirée, +Thérèse et moi chez vous. Je partirai ce matin ostensiblement; M. +d'Ervins se croira sûr que je suis en route pour le Portugal; quelques +affaires l'appellent à Saint-Germain, et pendant qu'il y sera, Thérèse +viendra chez vous en secret. Je sais que la demande que je vous fais +seroit refusée par une femme commune, accordée sans réflexion par une +femme légère; je l'obtiendrai de votre sensibilité. Je n'ai peut-être +pas toujours partagé l'impétuosité des sentimens de Thérèse; mais +aujourd'hui cet adieu m'est aussi nécessaire qu'à elle; ces derniers +événemens ont produit sur mon caractère une impression dont je ne le +croyois pas susceptible; je veux que Thérèse entende ce que j'ai à lui +dire sur sa situation. + +M. de Serbellane s'arrêta, étonné de mon silence; ce qui s'étoit passé +hier avec M. de Fierville me donnoit encore plus de répugnance pour +une nouvelle démarche: la calomnie ou la médisance peuvent me perdre +auprès de Léonce. Je n'osois pas cependant refuser M. de Serbellane: +quel motif lui donner? J'aurois rougi de prétexter un scrupule de +morale, quand ce n'étoit pas la véritable cause de mon incertitude: +honte éternelle à qui pourroit vouloir usurper un sentiment d'estime! + +Je ne sais si M. de Serbellane s'aperçut de mes combats, mais, me +prenant la main, il me dit, avec ce calme qui donne toujours l'idée +d'une raison supérieure:--Vous l'avez promis à Thérèse; j'en suis +témoin, elle y a compté; tromperez-vous sa confiance? Serez-vous +insensible à son désespoir?--Non, lui répondis-je, quoi qu'il puisse +en arriver, je ne lui causerai pas une telle douleur; employez cette +entrevue à calmer son esprit, à la ramener aux devoirs que sa destinée +lui impose, et s'il en résulte pour moi quelque grand malheur, du +moins je n'aurai jamais été dure envers un autre, j'aurai droit à la +pitié.--Généreuse amie! s'écria M. de Serbellane, vous serez heureuse +dans vos sentimens; je les ai devinés, j'ose les approuver, et tous +les voeux de mon âme sont pour votre félicité. Je mettrai tant de +prudence et de secret dans cette entrevue, que je vous promets d'en +écarter tous les inconvéniens. Je ferai servir ces dernières heures à +fortifier la raison de Thérèse, et dans votre maison il ne sera +prononcé que des paroles dignes de vous; la nuit suivante je pars, je +quitte peut-être pour jamais la femme qui m'a le plus aimé, et vous, +madame, et vous dont le caractère est si noble, si sensible et si +vrai.--C'étoit la première fois que M. de Serbellane m'exprimoit +vivement son estime: j'en fus émue. Cet homme a l'art de toucher par +ses moindres paroles; le courage qu'il avoit su m'inspirer me soutint +quelques momens; mais à peine fut-il parti, que je fus saisie d'un +profond sentiment de tristesse, en pensant à tous les hasards de +l'engagement que je venois de prendre. + +Si j'avois pu consulter Léonce, ne m'auroit-il pas désapprouvée? il ne +voudroit pas au moins, j'en suis sûre, que sa femme se permît une +conduite aussi foible. Ah! pourquoi n'ai-je pas dès à présent la +conduite qu'il exigeroit de sa femme! Cependant ma promesse +n'étoit-elle pas donnée? pouvois-je supporter d'être la cause +volontaire de la douleur la plus déchirante? Non, mais que ce jour +n'est-il passé! + +Je suivis mon projet d'aller chez madame de Vernon, quoique je fusse +bien peu capable de lui parler, dans la distraction où me jetoit le +consentement que M. de Serbellane avoit obtenu de moi. Je trouvai +Léonce avec madame de Vernon: il venoit prendre congé d'elle, avant +d'aller passer quelques jours à Mondoville; il se plaignit de ne +m'avoir pas vue, mais avec des mots si doux sur mon dévouement à +l'amitié, que je dus espérer qu'il m'en aimoit davantage. Il soutint +la conversation avec un esprit très-libre; il me parut, en +l'observant, que son parti étoit pris; jusqu'alors il avoit eu l'air +entraîné, mais non résolu; j'espérai beaucoup pour moi de son calme: +s'il m'avoit sacrifiée, il auroit été impossible qu'il me regardât +d'un air serein. + +Madame de Vernon alloit aux Tuileries faire sa cour à la reine; elle +me pria de l'accompagner. Léonce dit qu'il iroit aussi; je rentrai +chez moi pour m'habiller, et un quart d'heure après, Léonce et madame +de Vernon vinrent me chercher. + +Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec +quarante femmes les plus remarquables de Paris: madame de R. arriva: +c'est une personne très-inconséquente, et qui s'est perdue de +réputation, par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je +l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante madame d'Artenas; j'ai +toujours évité avec soin toute liaison avec elle, mais j'ai eu +l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de +bonté: je ne sais comment elle eut l'imprudence de paroître sans sa +tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu'aucune femme ne +veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon, +mesdames de Sainte-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les +exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la +vertu, leur arrogance naturelle; mesdames de Sainte-Albe et de Tésin +quittèrent la place où elles étoient assises, du même côté que madame +de R.; à l'instant toutes les autres femmes se levèrent, par bon air +ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la +chambre madame de Vernon, madame du Marset et moi. Tous les hommes +bientôt après suivirent cet exemple, car ils veulent, en séduisant les +femmes, conserver le droit de les en punir. + +Madame de R. restoit seule l'objet de tous les regards, voyant le +cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisoit pour s'en approcher, et +ne pouvant cacher sa confusion. Le moment alloit arriver où la reine +nous feroit entrer, ou sortiroit pour nous recevoir: je prévis que la +scène deviendroit alors encore plus cruelle. Les yeux de madame de R. +se remplissoient de larmes; elle nous regardoit toutes, comme pour +implorer le secours d'une de nous; je ne pouvois pas résister à ce +malheur; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours +présente me retenoit encore; mais un dernier regard jeté sur madame de +R. m'attendrit tellement, que par un mouvement complètement +involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté +d'elle: oui, me disois-je alors, puisque encore une fois les +convenances de la société sont en opposition avec la véritable volonté +de l'âme, qu'encore une fois elles soient sacrifiées. + +Madame de R. me reçut comme si je lui avois rendu la vie; en effet, +c'est la vie que le soulagement de ces douleurs, que la société peut +imposer quand elle exerce sans pitié toute sa puissance. A peine +eus-je parlé à madame de R. que je ne pus m'empêcher de regarder +Léonce: je vis de l'embarras sur sa physionomie, mais point de +mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouroient l'assemblée +avec inquiétude, pour juger de l'impression que je produisois, mais +que la sienne étoit douce. + +Madame de Vernon ne cessa point de causer avec M. de Fierville, et +n'eut pas l'air d'apercevoir ce qui se passoit; je soutins assez bien +jusqu'à la fin ce qu'il pouvoit y avoir d'un peu gênant dans le rôle +que je m'étois imposé. En sortant de l'appartement de la reine, madame +de R. me dit, avec une émotion qui me récompensa mille fois de mon +sacrifice:--Généreuse Delphine! vous m'avez donné la seule leçon qui +pût faire impression sur moi! Vous m'avez fait aimer la vertu, son +courage et son ascendant. Vous apprendrez dans quelques années, qu'à +compter de ce jour je ne serai plus la même. Il me faudra long-temps +avant de me croire digne de vous voir; mais c'est le but que je me +proposerai, c'est l'espoir qui me soutiendra.--je lui pris la main à +ces derniers mots, et je la serrai affectueusement. Un sourire amer de +madame du Marset, un regard de M. de Fierville m'annoncèrent leur +désapprobation; ils parloient tous les deux à Léonce, et je crus voir +qu'il étoit péniblement affecté de ce qu'il entendoit: je cherchai des +yeux madame de Vernon; elle étoit encore chez la reine. Pendant ce +moment d'incertitude, Léonce m'aborda, et me demanda avec assez de +sérieux la permission de me voir seule chez moi, dès qu'il auroit +reconduit madame de Vernon. J'y consentis par un signe de tête; +j'étois trop émue pour parler. + +Je retournai chez moi; j'essayai de lire en attendant l'arrivée de +Léonce. Mais lorsque trois heures furent sonnées, je me persuadai que +madame de Vernon l'avoit retenu, qu'il s'étoit expliqué avec elle, +qu'elle avoit intéressé sa délicatesse à tenir les engagemens de sa +mère, et qu'il alloit m'écrire pour s'excuser de venir me voir. Un +domestique entra pendant que je faisois ces réflexions; il portoit un +billet à la main, et je ne doutai pas que ce billet ne fût l'excuse de +Léonce. Je le pris sans rien voir; un nuage couvroit mes yeux: mais +quand j'aperçus la signature de Thérèse, j'éprouvai une joie bien +vive; elle me demandoit de venir le soir chez elle: je répondis que +j'irois avec un empressement extrême: je crois que j'étois +reconnoissante envers Thérèse, de ce que c'étoit elle qui m'avoit +écrit. + +Je me rassis avec plus de calme; mais peu de temps après mon +inquiétude recommença; j'avois appris depuis une heure à distinguer +parfaitement tous les bruits de voiture: je reconnoissois à l'instant +celles qui venoient du côté de la maison de madame de Vernon. Quand +elles approchoient, je retenois ma respiration pour mieux entendre, et +quand elles avoient passé ma porte, je tombois dans le plus pénible +abattement. Enfin, une s'arrête, on frappe, on ouvre, et j'aperçois le +carrosse bleu de Léonce qui m'étoit si bien connu. Je fus bien +honteuse alors de l'état dans lequel j'avois été; il me sembloit que +Léonce pouvoit le deviner, et je me hâtai de reprendre un livre, et de +me préparer à recevoir comme une visite, avec les formes accoutumées +de la société, celui que j'attendois avec un battement de coeur qui +soulevoit ma robe sur mon sein. + +Léonce enfin parut; l'air en devint plus léger et plus pur. Il +commença par me dire que madame de Vernon l'avoit retenu avec une +insistance singulière, sans lui parler d'aucun sujet intéressant; mais +le rappelant sans cesse pour le charger des commissions les plus +indifférentes. Elle doit, lui dis-je, en faisant effort sur moi-même, +chercher tous les moyens de vous captiver; vous ne pouvez en être +surpris.--Ce n'est pas elle, reprit Léonce avec une expression assez +triste, qui peut influer sur mon sort, vous seule exercez cet empire; +je ne sais pas si vous vous en servirez pour mon bonheur.--Ce doute +m'étonna; je gardai le silence; il continua:--Si j'avois eu la gloire +de vous intéresser, ne penseriez-vous pas aux prétextes que vous +donnez à la méchanceté; oublieriez-vous le caractère de ma mère, et +les obstacles.... Il s'arrêta, et appuya sa tête sur sa main:--Que me +reprochez-vous, Léonce? lui dis-je; je veux l'entendre avant de me +justifier.--Votre liaison intime avec madame de R.; madame d'Albémar +devoit-elle choisir une telle amie?--Je la voyois pour la troisième +fois, répondis-je, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais été chez +elle, elle n'est jamais venue chez moi.--Quoi! s'écria Léonce, et +madame du Marset a osé me dire....--Vous l'avez écoutée; c'est vous +qui êtes bien plus coupable. + +Ce n'est pas tout encore, ajoutai-je; ne m'avez-vous pas désapprouvée +d'avoir été me placer à côté d'elle?--Non, répondit Léonce, je +souffrois, mais je ne vous blâmois pas.--Vous souffriez, repris-je +avec assez de chaleur, quand je me livrois à un sentiment généreux; +ah! Léonce, c'étoit du malheur de cette infortunée qu'il falloit +s'affliger, et non de l'heureuse occasion qui me permettoit de la +secourir. Sans doute madame de R. a dégradé sa vie; mais pouvons-nous +savoir toutes les circonstances qui l'ont perdue? a-t-elle eu pour +époux un protecteur, ou un homme indigne d'être aimé? ses parens +ont-ils soigné son éducation? le premier objet de son choix a-t-il +ménagé sa destinée? n'a-t-il pas flétri dans son coeur toute espérance +d'amour, tout sentiment de délicatesse? Ah! de combien de manières le +sort des femmes dépend des hommes! d'ailleurs, je ne me vanterai point +d'avoir pensé ce matin à la conduite de madame de R., ni à +l'indulgence qu'elle peut mériter; j'ai été entraînée vers elle par un +mouvement de pitié tout-à-fait irréfléchi. Je n'étois point son juge, +et il falloit être plus que son juge pour se refuser à la soulager +d'un grand supplice, l'humiliation publique. Ces mêmes femmes qui +l'ont outragée, pensez-vous que si elles l'eussent rencontrée seule à +la campagne, elles se fussent éloignées d'elle? Non, elles lui +auroient parlé; leur indignation vertueuse, se trouvant sans témoins, +ne se seroit point réveillée. Que de petitesses vaniteuses et de +cruautés froides, dans cette ostentation de vertus, dans ce sacrifice +d'une victime humaine, non à la morale, mais à l'orgueil! Écoutez-moi, +Léonce, lui dis-je avec enthousiasme, je vous aime, vous le savez, je +ne chercherois point à vous le cacher, quand même vous l'ignoreriez +encore; loin de moi toutes les ruses du coeur, même les plus +innocentes: mais je l'espère, je ne sacrifierai pas à cette affection +toute-puissante les qualités que je dois aux chers amis qui ont élevé +mon enfance: je braverai le plus grand des dangers pour moi, la +crainte de vous déplaire, oui, je le braverai, quand il s'agira de +porter quelque consolation à un être malheureux. + +Long-temps avant d'avoir fini de parler, j'avois vu sur le visage de +Léonce que j'avois triomphé de toutes ses dispositions sévères; mais +il se plaisoit à m'entendre, et je continuois, encouragée par ses +regards.--Delphine, me dit-il, en me prenant la main, céleste +Delphine, il n'est plus temps de vous résister. Qu'importé si nos +caractères et nos opinions s'accordent en tout, il n'y a pas dans +l'univers une autre femme de la même nature que vous! aucune n'a dans +les traits cette empreinte divine que le ciel y a gravée, pour qu'on +ne pût jamais vous comparer à personne; cette âme, cette voix, ce +regard se sont emparés de mon être; je ne sais quel sera mon sort avec +vous, mais sans vous il n'y a plus sur la terre pour moi que des +couleurs effacées, des images confuses, des ombres errantes; et rien +n'existe, rien n'est animé quand vous n'êtes pas là. Soyez donc, +s'écria-t-il en se jetant à mes pieds, soyez donc la compagne de ma +destinée, l'ange qui marchera devant moi, pendant les années que je +dois encore parcourir. Soignez mon bonheur que je vous livre avec ma +vie, ménagez mes défauts; ils naissent, comme mon amour, d'un +caractère passionné; et demandez au ciel pour moi, le jour de notre +union, que je meure jeune, aimé de vous, sans avoir jamais éprouvé le +moindre refroidissement dans cette affection touchante, que votre +coeur m'a généreusement accordée. + +Ah! Louise, quels sentimens j'éprouvois! je serrois ses mains dans les +miennes, je pleurois, je craignois d'interrompre par un seul mot ces +paroles enivrantes! Léonce me dit qu'il alloit écrire à sa mère pour +lui déclarer formellement son intention, et il sollicita de moi la +promesse de m'unir à lui, quelle que fût la réponse d'Espagne, au +moment où elle seroit arrivée. Je consentois avec transport au bonheur +de ma vie, quand tout à coup je réfléchis que cette demande ne pouvoit +s'accorder avec la résolution que j'avois formée de confier mon secret +à madame de Vernon, avant d'avoir pris aucun engagement. La +délicatesse me faisoit une loi de ne donner aucune réponse décisive, +sans lui avoir parlé. Je ne voulus pas dire à Léonce ma résolution à +cet égard, dans la crainte de l'irriter; je lui répondis donc, que je +lui demandois de n'exiger de moi aucune promesse avant son retour; il +recula d'étonnement à ces mots, et sa figure devint très-sombre; +j'allois le rassurer, lorsque tout à coup ma porte s'ouvrit, et je vis +entrer madame de Vernon, sa fille et M. de Fierville. Je fus +extrêmement troublée de leur présence, et je regrettois surtout de +n'avoir pu m'expliquer avec Léonce, sur le refus qui l'avoit blessé. +Madame de Vernon ne m'observa pas, et s'assit fort simplement, en +m'annonçant qu'elle venoit me chercher pour dîner chez elle: Matilde +eut un moment d'étonnement lorsqu'elle vit Léonce chez moi; mais cet +étonnement se passa sans exciter en elle aucun soupçon: la lenteur de +ses idées et leur fixité la préservent de la jalousie.--A propos, me +dit madame de Vernon, est-il vrai que M. de Serbellane part +après-demain pour le Portugal?--Je rougis à ce mot extrêmement, dans +la crainte qu'il ne compromît Thérèse, et je me hâtai de dire qu'il +étoit parti ce matin même. Léonce me regarda avec une attention +très-vive, puis il tomba dans la rêverie. Je sentis de nouveau le +malheur du secret auquel j'étois condamnée, et je tressaillis en +moi-même, comme si mon bonheur eût, couru quelque grand hasard. Madame +de Vernon me proposa de partir; elle insista, mais foiblement, pour +que Léonce vînt chez elle: M. Barton l'attendoit; il refusa. Comme je +montois en voiture, il me dit a voix basse, mais avec un ton +très-solennel:--N'oubliez pas qu'avec un caractère tel que le mien, un +tort du coeur, une dissimulation, détruiroit sans retour et mon +bonheur et ma confiance.--Je le regardai pour me plaindre, ne pouvant +lui parler entourée comme je l'étois; il m'entendit, me serra la main +et s'éloigna; mais depuis une oppression douloureuse ne m'a point +quittée. + +Il est enfin convenu que demain au soir madame de Vernon me recevra +seule. Avant cette heure, Thérèse et son amant se seront rencontrés +chez moi; c'est trop pour demain. J'ai vu ce soir Thérèse; elle savoit +ma promesse par un mot de M. de Serbellane; je n'aurois pu lui +persuader moi-même, quand je l'aurois voulu, que j'étois capable de me +rétracter. Son mari croit M. de Serbellane en route; il va demain à +Saint-Germain; tout est arrangé d'une manière irrévocable, je suis +liée de mille noeuds; mais je l'espère au moins, c'est le dernier +secret qui existera jamais entre Léonce et moi. Vous, ma soeur, à qui +j'ai tout dit, songez à moi; mon sort sera bientôt décidé. + + + + +LETTRE XXXI. + +Léonce à sa mère. + +Mondoville, 6 juillet 1790. + + +Je suis dans cette terre où vous avez passé les plus heureuses années +de votre mariage; c'est ici, mon excellente mère, que vous avez élevé +mon enfance; tous ces lieux sont remplis de mes plus doux souvenirs, +et je retrouve en les voyant cette confiance dans l'avenir, bonheur +des premiers temps de la vie. J'y ressens aussi mon affection pour +vous avec une nouvelle force; cette affection de choix que mon coeur +vous accorderoit, quand le devoir le plus sacré ne me l'imposeroit +pas. Vous me connoissez d'autant mieux, qu'à beaucoup d'égards je vous +ressemble; fixez donc, je vous en conjure, toute votre attention, et +tout votre intérêt sur la demande que je vais vous faire. + +Je puis être malheureux de beaucoup de manières; mon âme irritable est +accessible à des peines de tout genre; mais il n'existe pour moi +qu'une seule source de bonheur, et je n'en goûterai point sur la +terre, si je n'ai pas pour femme un être que j'aime, et dont l'esprit +intéresse le mien. Ce n'est point le rapide enthousiasme d'un jeune +homme pour une jolie femme, que je prends pour l'attachement +nécessaire à toute ma vie; vous savez que la réflexion se mêle +toujours à mes sentimens les plus passionnés: je suis profondément +amoureux de madame d'Albémar; mais je n'en suis pas moins certain, que +c'est la raison qui me guide, dans le choix que j'ai fait d'elle, pour +lui confier ma destinée. + +Mademoiselle de Vernon est une personne belle, sage et raisonnable; je +suis convaincu qu'elle ne donnera jamais à son époux aucun sujet de +plainte, et que sa conduite sera conforme aux principes les plus +réguliers; mais est-ce l'absence des peines que je cherche dans le +mariage? je ferois tout aussi bien alors de rester libre. D'ailleurs +je n'atteindrois pas même à ce but, en me résignant à l'union que l'on +me propose. Que ferois-je de l'âme et de l'esprit que j'ai, avec une +femme d'une nature tout-à-fait différente? N'avez-vous pas souvent +remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes +distinguées s'accordent mal ensemble! Les esprits tout-à-fait +vulgaires s'arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs; mais +la médiocrité ne suppose rien au-delà de sa propre intelligence, et +regarde comme folie tout ce qui la dépasse. Mademoiselle de Vernon a +déjà un caractère et un esprit arrêtés, qui ne peuvent plus ni se +modifier, ni se changer; elle a des raisonnemens pour tout, et les +pensées des autres ne pénètrent jamais dans sa tête. Elle oppose +constamment une idée commune à toute idée nouvelle, et croit en avoir +triomphé. Quel plaisir la conversation pourroit-elle donner avec une +telle femme! et l'un des premiers bonheurs de la vie intime n'est-il +pas de s'entendre et de se répondre? Que de mouvemens, que de +réflexions, que de pensées, que d'observations ne me seroit-il pas +impossible de communiquer à Matilde! et que ferois-je de tout ce que +je ne pourrois pas lui confier, de cette moitié de ma vie à laquelle +je ne pourrois jamais l'associer! + +Ah! ma mère, je serai seul, pour jamais seul, avec toute autre femme +que Delphine, et c'est une douleur toujours plus amère avec le temps, +que cette solitude de l'esprit et du coeur, à côté de l'objet qui vers +la fin de la vie doit être votre unique bien. Je ne supporterois point +une telle situation; j'irois chercher ailleurs cette société parfaite, +cette harmonie des âmes, dont jamais l'homme ne peut se passer; et +quand je serois vieux, je rapporterois mes tristes jours à celle à qui +je n'aurois pu donner un doux souvenir de mes jeunes années. + +Quel avenir! ma mère, pouvez-vous y condamner votre fils, quand le +hasard le plus favorable lui présente l'objet qui feroit le bonheur de +toutes les époques de sa vie, la plus belle des femmes, et cependant +celle qui, dépouillée de tous les agrémens de la jeunesse, posséderoit +encore les trésors du temps; la douceur, l'esprit et la bonté! Vous +avez donné, par une éducation forte, une grande activité à mes vertus, +comme à mes défauts; pensez-vous qu'un tel caractère soit facile à +rendre heureux? + +Si vous eussiez pris des engagemens indissolubles, des engagemens +consacrés par l'honneur, c'en étoit fait, j'immolois ma vie à votre +parole; mais sans doute votre consentement n'avoit point un semblable +caractère, puisque vous ne m'avez jamais fait cette objection, en +réponse à dix lettres, qui vous interrogeoient, à cet égard. Vous ne +m'avez parlé que des injustes préventions qu'on vous a données contre +madame d'Albémar. + +On vous a dit qu'elle étoit légère, imprudente, coquette, philosophe; +tout ce qui vous déplaît en tout genre, on l'a réuni sur Delphine. Ne +pouvez-vous donc pas, ma mère, en croire votre fils autant que madame +du Marset? Delphine a été élevée dans la solitude, par des personnes +qui n'avoient point la connoissance du monde, et dont l'esprit étoit +cependant fort éclairé; elle ne vit à Paris que depuis un an, et n'a +point appris à se défier des jugemens des hommes. Elle croit que la +morale suffit à tout, et qu'il faut dédaigner les préjugés reçus, les +convenances admises, quand la vertu n'y est point intéressée! Mais le +soin de mon bonheur la corrigera de ce défaut; car ce qu'elle est +avant tout, c'est bonne et sensible; elle m'aime, que n'obtiendrai-je +donc pas d'elle, et pour vous, et pour moi? + +On vous a parlé de la supériorité de son esprit; et comme à ma prière +vous avez consenti à venir vivre chez moi l'année prochaine, vous +craignez de rencontrer dans votre belle-fille un caractère despotique. +Matilde, dont l'esprit est borné, a des volontés positives sur les +plus petites circonstances de la vie domestique; Delphine n'a que deux +intérêts au monde, le sentiment et la pensée relie est sans désirs, +comme sans avis sur les détails journaliers, et s'abandonne avec joie +à tous les goûts des autres; elle n'attache du prix qu'à plaire et à +être aimée. Vous serez l'objet continuel de ses soins les plus +assidus; je la vois avec madame de Vernon; jamais l'amour filial, +l'amitié complaisante et dévouée ne pourroient inspirer une conduite +plus aimable. Ah! ma mère, c'est votre bonheur autant que le mien, que +j'assure en épousant madame d'Albémar. + +Vous n'avez pas réfléchi combien vous auriez de peine à ménager +l'amour-propre d'une personne médiocre: tout est si doux, tout est si +facile avec un être vraiment supérieur! Les opinions même de Delphine +sont mille fois plus aisées à modifier, que celles de Matilde. +Delphine ne peut jamais craindre d'être humiliée; Delphine ne peut +jamais éprouver les inquiétudes de la vanité; son esprit est prêt à +reconnoître une erreur, accoutumé qu'il est à découvrir tant de +vérités nouvelles, et son coeur se plaît à céder aux lumières de ceux +qu'elle aime. + +On vous a dit encore, j'ai honte de l'écrire, qu'elle étoit fausse et +dissimulée; que j'ignorois sa vie passée et ses affections présentes: +sa vie passée! tout le monde la sait; ses affections présentes! que +vous a-t-on mandé sur M. de Serbellane? pourquoi me le nommez-vous? +Non, Delphine ne m'a rien caché. Delphine fausse! dissimulée!... Si +cela pouvoit être vrai, son caractère seroit le plus méprisable de +tous; car elle profaneroit indignement les plus beaux dons que la +nature ait jamais faits, pour entraîner et convaincre. + +Enfin, j'oserai vous le dire, sans porter atteinte au respect profond +que j'aime à vous consacrer; je suis résolu à épouser madame +d'Albémar, à moins que vous ne me prouviez qu'une loi de l'honneur s'y +oppose. Le sacrifice que je ferois alors seroit bientôt suivi de celui +de ma vie: l'honneur peut l'exiger; mais vous, ma mère, seriez-vous +heureuse à ce prix? + + + + +LETTRE XXXII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 6 juillet. + + +Ma chère soeur, j'étois sans doute avertie par quelque pressentiment +du ciel, lorsque j'éprouvois un si grand effroi de la journée d'hier. +Oh! de quel événement ma fatale complaisance est la première cause! +J'éprouve autant de remords que si j'étois coupable, et je n'échappe à +ces réflexions que par une douleur plus vive encore, parle spectacle +du désespoir de Thérèse. Et Léonce! Léonce! juste ciel! quelle +impression recevra-t-il de mon imprudente conduite? Ma Louise, je me +dis à chaque instant que si vous aviez été près de moi, aucun de ces +malheurs ne me seroit arrivé. Mais la bonté, mais la pitié naturelles +à mon caractère m'égarent, loin d'un guide qui sauroit joindre à ces +qualités une raison plus ferme que la mienne. + +Hier à deux heures après midi, M. d'Ervins alla dîner à Saint-Germain +chez un de ses amis, se croyant assuré du départ de M. de Serbellane. +Madame d'Ervins arriva chez moi vers cinq heures, seule, à pied, dans +un état déplorable; et peu de momens après, M. de Serbellane vint +très-secrètement pour lui dire un adieu, qui sera plus long, hélas! +qu'ils ne l'imaginoient alors. Ma porte étoit défendue pour tout le +monde, et pour M. d'Ervins en particulier; on disoit chez moi que +j'étois partie pour Bellerive, et tous mes volets fermés du côté de la +cour, servoient à le persuader. Je fus témoin, pendant trois heures, +de la douleur la plus déchirante; je versai beaucoup de larmes avec +Thérèse, et j'étois déjà bien abattue lorsque la plus terrible épreuve +tomba sur moi. + +Au moment où j'avois obtenu de Thérèse et de M. de Serbellane qu'ils +se séparassent, un de mes gens entra, et me dit qu'un domestique de +madame de Vernon m'apportoit un billet d'elle, et demandoit à me +parler; je sors et je vois, jugez de ma terreur, je vois M. d'Ervins! +Il étoit déjà dans la chambre voisine, et se débarrassant d'une +redingotte à la livrée des gens de madame de Vernon, dont il s'étoit +revêtu pour se déguiser: il s'avance tout à coup, malgré mes efforts, +se précipite sur la porte de mon salon, l'ouvre, et trouve M. de +Serbellane à genoux devant Thérèse, la tête baissée sur sa main. +Thérèse reconnoît son mari la première, et tombe sans connoissance sur +le plancher. M. de Serbellane la relève dans ses bras, avant d'avoir +encore aperçu M. d'Ervins, et croyant que la douleur des adieux étoit +la seule cause de l'état où il voyoit Thérèse. M. d'Ervins arrache sa +femme des bras de son amant, et la jette sur une chaise, en +l'abandonnant à mes secours; il se retourne ensuite vers M. de +Serbellane, et tire son épée sans remarquer que son adversaire n'en +avoit pas: les cris qui m'échappèrent attirèrent mes gens; M. de +Serbellane leur ordonna de s'éloigner, et, s'adressant à M. d'Ervins, +il lui dit:--Vous devez croire à madame d'Ervins, monsieur, des torts +qu'elle n'a pas; je la quittois, je la priois de recevoir mes adieux. + +M. d'Ervins alors entra dans une colère, dont les expressions étoient +à la fois insolentes, ignobles et furieuses. A travers tous ses +discours, on voyoit cependant la plus ferme résolution de se battre +avec M. de Serbellane. J'essayai de persuader à M. d'Ervins que cette +scène pourroit être ignorée de tout le monde; mais je compris par ses +réponses une partie de ce que j'ai su depuis avec détail; c'est que M. +de Fierville savoit tout, avoit tout dit, et que cette raison, plus +qu'aucune autre encore, animoit le courage de M. d'Ervins. + +M. de Serbellane souffroit de la manière la plus cruelle; je voyois +sur son visage le combat de toutes les passions généreuses et fières; +il étoit immobile devant une fenêtre, mordant ses lèvres, écoutant en +silence les folles provocations de M. d'Ervins, et regardant seulement +quelquefois le visage pâle et mourant de Thérèse, comme s'il avoit +besoin de trouver dans ce spectacle des motifs pour se contenir. + +Il me vint dans l'esprit, après avoir tout épuisé pour calmer M. +d'Ervins, de détourner sa colère sur moi, et j'essayai de lui dire que +c'étoit moi qui avois engagé madame d'Ervins à venir: je commençois à +peine ces mots, que se rappelant ce qu'il avoit oublié, c'est que le +rendez-vous s'étoit donné dans ma maison, il se permit sur ma conduite +les réflexions les plus insultantes. M. de Serbellane alors ne se +contint plus, et saisissant la main de M. d'Ervins, il lui dit:--C'en +est assez, monsieur; c'en est assez; vous n'aurez plus affaire qu'à +moi, et je vous satisferai.--Thérèse revint à elle dans ce moment. +Quelle scène pour elle, grand Dieu! une épée nue, la fureur qui se +peignoit dans les regards de son amant et de son mari, lui apprirent +bientôt de quel événement elle étoit menacée; elle se jeta aux pieds +de M. d'Ervins pour l'implorer. + +Alors, soit que prêt à se battre, il éprouvât un ressentiment plus +âpre encore contre celle qui en étoit la cause, soit qu'il fût dans +son caractère de se plaire dans les menaces, il lui déclara qu'elle +devoit s'attendre aux plus cruels traitemens, qu'il lui retireroit sa +fille, qu'il l'enfermeroit dans une terre pour le reste de ses jours, +et que l'univers entier connoîtroit sa honte, puisqu'il alloit s'en +laver lui-même dans le sang de son amant. A ces atroces discours, M. +de Serbellane fut saisi d'une colère telle, que je frémis encore en me +la rappelant: ses lèvres étoient pâles et tremblantes, son visage +n'avoit plus qu'une expression convulsive; il me dit à voix basse en +s'approchant de moi:--Voyez-vous cet homme, il est mort; il vient de +se condamner; je perdrai Thérèse pour toujours, mais je la laisserai +libre, et je lui conserverai sa fille.--A ces mots, avec une action +plus prompte que le regard, il prit M. d'Ervins par le bras et sortit. + +Thérèse et moi nous les suivîmes tous les deux; ils étoient déjà dans +la rue. Thérèse, en se précipitant sur l'escalier, tomba de quelques +marches; je la relevai, j'aidai à la reporter sur mon lit, et je +chargeai Antoine, le valet de chambre intelligent que vous m'avez +donné, de rejoindre M. d'Ervins et M. de Serbellane, et de nous +rapporter à l'instant ce qui se seroit passé. + +Je tins serrée dans mes bras pendant cette cruelle incertitude la +malheureuse Thérèse, qui n'avoit qu'une idée, qui ne craignoit au +monde que le danger de M. de Serbellane. + +Antoine revint enfin, et nous apprit que dans le fatal combat, M. +d'Ervins avoit été tué sur la place. Thérèse, en l'apprenant, se jeta +à genoux, et s'écria:--Mon Dieu, ne condamnez pas aux peines +éternelles la criminelle Thérèse! accordez-lui les bienfaits de la +pénitence; sa vie ne sera plus qu'une expiation sévère, ses derniers +jours seront consacrés à mériter votre miséricorde!--En effet, depuis +ce moment toutes ses idées semblent changées; le repentir et la +dévotion se sont emparés de son esprit troublé: elle ne s'est pas +permis de me prononcer une seule fois le nom de son amant. + +Antoine, après nous avoir dit l'affreuse issue du combat, nous apprit +qu'il avoit eu lieu dans les Champs-Élysées, presque devant le jardin +de madame de Vernon. Lorsque M. d'Ervins fut tombé, M. de Serbellane +vit Antoine et l'appela; il le chargea de me dire, n'osant pas +prononcer le nom de Thérèse, qu'après un tel événement il étoit obligé +de partir à l'instant même pour Lisbonne, mais qu'il m'écriroit dès +qu'il y seroit arrivé. Ces derniers mots furent entendus de quelques +personnes qui s'étoient rassemblées autour du corps de M. d'Ervins, et +mon nom seul fut répété dans la foule. Antoine, appelé comme témoin +par la justice, ne déposera rien qui puisse compromettre Thérèse, et +mon nom seul, s'il le faut, sera prononcé; j'espère donc que je +sauverai à Thérèse l'horrible malheur de passer pour la cause de la +mort de son mari. + +M. d'Ervins a un frère méchant et dur, qui seroit capable, pour +enlever à Thérèse sa fille, et la direction de sa fortune, de +l'accuser publiquement d'avoir excité son amant au meurtre de son +mari. Thérèse me fit part de ses craintes, dont Isore seule étoit +l'objet. Nous convînmes ensemble que nous ferions dire partout qu'une +querelle politique, que je n'avois pu réussir à calmer, étoit la cause +de ce duel. Je priai seulement madame d'Ervins de me permettre de tout +confier à madame de Vernon, parce qu'elle étoit plus en état que +personne de diriger l'opinion de la société sur cette affaire, et +qu'elle avoit de l'ascendant sur M. de Fierville, qui paroissoit le +seul instruit de la vérité. Je demandai aussi à Thérèse de me donner +une grande preuve d'amitié, en consentant à ce que Léonce fût +dépositaire de son secret; je lui avouai mon sentiment pour lui, et à +ce mot Thérèse ne résista plus. + +C'étoit peut-être trop exiger d'elle; mais redoutant l'éclat de cette +aventure, à laquelle mon nom dans les premiers temps pouvoit être +malignement associé, il m'étoit impossible de me résoudre à courir ce +hasard auprès de Léonce. Je crains, je n'ai que trop de raisons de +craindre qu'il ne blâme ma conduite, mais je veux au moins qu'il en +connoisse parfaitement tous les motifs: il fut aussi décidé que +j'emmenerois madame d'Ervins le soir même à ma campagne, et que nous y +resterions quelques jours ensemble sans voir personne, jusques à ce +qu'elle eût des nouvelles de la famille de son mari. + +On vint me dire que madame de Vernon me demandoit. J'allai la recevoir +dans mon cabinet; il falloit enfin que cette journée si douloureuse se +terminât par quelques sentimens consolateurs. Je l'ai souvent +remarqué, un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un +soulagement à notre âme, lorsque ses forces sont prêtes à +l'abandonner. Quelle affection madame de Vernon me témoigna! avec quel +intérêt elle me questionna sur tous les détails de cet affreux +événement! elle-même me raconta ce qui avoit été la première cause de +notre malheur. + +Hier au soir madame du Marset crut apercevoir dans la rue M. de +Serbellane enveloppé dans un manteau, et le raconta à M. de Fierville. +Celui-ci, dînant avec M. d'Ervins, à Saint-Germain, lui soutint que M. +de Serbellane n'étoit pas parti pour le Portugal hier matin, comme il +le croyoit: il paroît que M. de Fierville le dit d'abord sans mauvaise +intention, mais il le soutint ensuite, malgré l'émotion qu'il remarqua +chez M. d'Ervins, parce que la crainte de faire du mal ne l'arrête +point, et qu'il aime assez les brouilleries quand il peut y jouer un +rôle. + +M. d'Ervins voulut partir à l'instant même; cet empressement piqua la +curiosité de M. de Fierville: il lui demanda de l'accompagner. M. +d'Ervins passa d'abord chez lui, et n'y trouva point sa femme: il vint +à ma porte; on la lui refusa, en lui disant que j'étois à Bellerive; +mais M. de Fierville prétendit qu'il avoit aperçu à travers une +jalousie ma femme de chambre qui travailloit, et suggéra lui-même à M. +d'Ervins, comme une bonne plaisanterie, d'aller secrètement chez +madame de Vernon, et de donner un louis à son domestique pour qu'il +lui prêtât sa redingotte.--Et vous ne fermerez pas votre porte à M. de +Fierville! dis-je à madame de Vernon avec indignation.--Mon Dieu! je +vous assure, me répondit-elle, qu'il ne se doutoit pas des +conséquences de ce qu'il faisoit.--Et n'est-ce pas assez, lui dis-je, +de cette existence sans but, de cette vie sans devoirs, de ce coeur +sans bonté, de cette tête sans occupation? n'est-il pas le fléau de la +société, qu'il examine sans relâche, et trouble avec malignité?--Ah! +dit madame de Vernon, il faut être indulgent pour la vieillesse et +pour l'oisiveté; mais laissons cela pour nous occuper de vous;--et me +parlant alors de Léonce, elle vint elle-même au-devant de la confiance +que je voulois avoir en elle. + +Combien elle me parut noble et sensible dans cet entretien! elle +m'avoua que depuis long-temps elle m'avoit devinée, mais qu'elle avoit +voulu savoir si Léonce me préféroit réellement à sa fille, et qu'en +étant maintenant convaincue, elle ne feroit rien pour s'opposer au +sentiment qui l'attachoit à moi. Elle ne me cacha point que la rupture +de ce mariage lui étoit pénible; elle exprima ses regrets pour sa +fille avec la plus touchante vérité. Néanmoins sa tendre amitié la +ramenant bientôt à ce qui me concernoit, elle parut se consoler par +l'espérance de mon bonheur. Je n'avois point d'expressions assez vives +pour lui témoigner ma reconnoissance; je lui confiai mes craintes sur +l'éclat qui venoit de se passer; je lui avouai que je redoutois +l'impression qu'il pouvoit faire sur Léonce. Elle m'écouta avec la +plus grande attention, et me dit après y avoir beaucoup pensé:--Il +faut me charger de lui parler à son arrivée, avant qu'il ait appris +tout ce qu'on ne manquera pas de dire contre vous. Il sait que je +m'entends mieux qu'une autre à conjurer ces orages d'un jour; je le +tranquilliserai.--Quoi! lui dis-je, vous me défendrez auprès de lui, +avec ce talent sans égal, que je vous ai vu quelquefois?--En +doutez-vous? me répondit-elle.--Son accent me pénétra. + +Je veux lui écrire, lui dis-je; vous lui remettrez ma +lettre.--Pourquoi lui écrire? reprit-elle; vos chevaux sont prêts pour +partir, la nuit est déjà venue; vous n'auriez pas le temps de raconter +toute cette histoire.--J'éprouve de la répugnance, lui répondis-je, à +hasarder dans une lettre le secret de mon amie; mais je manderai +seulement à Léonce que je vous ai tout confié, qu'il peut tout savoir +de vous; et s'il vous témoigne le désir de venir à Bellerive, vous +voudrez bien lui dire que je l'y recevrai.--Oui, reprit-elle vivement; +c'est mieux comme cela; vous avez raison. + +Je pris la plume, et je sentis une sorte de gêne, en écrivant à Léonce +en présence de madame de Vernon; mon billet fut plus court et plus +froid que je ne l'aurois voulu; tel qu'il étoit, je le remis à madame +de Vernon; elle le lut attentivement, le cacheta, et me dit qu'il +étoit à merveille, et que j'y conservois la dignité qui me convenoit. +C'étoit à elle, ajouta-t-elle, à suppléer à ce que je ne disois pas; +elle me rassura sur ce que je redoutois; elle me parut convaincue +qu'elle me justifieroit entièrement auprès de Léonce; elle en prit +presque l'engagement, et se plaisant à me raconter ce qu'elle lui +diroit, elle me parla de moi sous cette forme indirecte, avec tant de +grâce, de charme et même d'adresse, que je bénis le ciel d'avoir eu +l'idée de lui confier ma défense. Non, il n'existe point de femme au +monde qui sache faire valoir aussi habilement ceux qu'elle aime. Elle +seule connoît assez bien le monde, pour rassurer Léonce sur l'éclat +que peut avoir le funeste événement auquel mon nom est mêlé. Un +sentiment indomptable d'amour et de fierté me rendroit impossible de +m'excuser auprès de lui, si son premier mouvement ne m'étoit pas +favorable. + +Je finis en recommandant à madame de Vernon de veiller sur la +réputation de Thérèse, de ne nommer que moi dans le monde, de me +livrer mille fois plutôt qu'elle, et de raconter l'histoire du duel, +telle que nous avions décidé qu'on la feroit; elle me le promit: je +l'embrassai; nous nous séparâmes; j'emmenai Thérèse et sa fille, et +nous arrivâmes à trois heures du matin à Bellerive: quel voyage! +quelle journée, ma chère Louise! J'enverrai cette lettre à Paris +demain, de peur que la nouvelle de la mort de M. d'Ervins ne vous +arrive avant ma lettre, et ne vous effraie pour moi. + +Ce soir, pendant que l'infortunée Thérèse avoit désiré d'être seule, +je me suis promenée sur le bord de la rivière; j'ai voulu me livrer au +souvenir de Léonce; mais je ne sais, une inquiétude que j'avois de la +peine à m'avouer, m'empêchoit de m'abandonner au charme de cette idée. +Je me rappelai quelques traits sévères de son caractère, ce qu'il en +disoit lui-même dans sa lettre à M. Barton. Ce n'étoit plus un amant, +c'étoit un juge que je croyois voir dans Léonce; et des mouvemens +d'une fierté douloureuse s'emparoient de mon âme en pensant à lui. +Enfin, me retraçant tout ce que madame de Vernon m'avoit dit pour me +rassurer, je me suis répété qu'un trait de bonté même indiscret ne +pouvoit détruire les sentimens qu'il m'a témoignés, et je suis rentrée +chez moi plus tranquille. + +Hélas! Thérèse, l'infortunée Thérèse est la seule à plaindre! combien +vous vous intéresserez à son malheur, bonne, excellente Louise! +combien vous serez disposée à me pardonner ce que j'ai fait pour elle! +Ce n'est pas vous qui seriez sévère envers les égaremens même de la +pitié. + + + + +LETTRE XXXIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, 9 juillet. + + +Depuis trois jours, le croirez-vous, ma chère Louise, je n'ai pas reçu +une seule lettre de madame de Vernon; je n'ai pas entendu parler de +Léonce! peut-être n'est-il pas encore revenu de Mondoville! J'ai reçu +seulement une lettre de madame d'Artenas, la tante de madame de R., +qui me mande que la mort de M. d'Ervins fait un bruit horrible dans +Paris, et que beaucoup de gens me blâment: elle me demande de +l'instruire de la vérité des faits, pour qu'elle puisse me défendre. +Eh! que m'importe ce qu'on dira de moi? c'est l'opinion de Léonce que +je veux savoir. + +J'avois envie d'aller à Paris pour parler encore à madame de Vernon; +je ne puis abandonner Thérèse; elle a pris la fièvre avec un délire +violent; elle veut me voir à tous les instans; hier j'étois sortie de +sa chambre pendant quelques minutes, elle me demanda, et ne me +trouvant point auprès d'elle, elle tomba dans un accès de pleurs qui +me fit une peine profonde; non, je ne la quitterai point. + + + + +LETTRE XXXIV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, 10 juillet. + + +Ce jour s'est encore passé sans nouvelles, et cependant Léonce est +arrivé; un de mes gens, revenu ce soir de Paris, a rencontré un des +siens. Je suis descendue vingt fois pendant le jour dans mon avenue, +regardant si je ne voyois venir personne, reconnoissant de loin le +facteur des lettres, courant d'abord au-devant de lui, mais bientôt +forcée de m'appuyer contre un arbre pour l'attendre: les battemens de +coeur qui me saisissoient m'ôtoient la force de marcher. + +J'ai épuisé toutes les informations que l'on peut prendre sur les +lettres, sur les moyens d'en recevoir, sur la possibilité d'en perdre; +je suis honteuse auprès de mes gens de ces innombrables questions; je +les ai cessées, n'en espérant plus rien. + +Il est clair que madame de Vernon n'a pas été contente de Léonce, +puisqu'elle ne m'a pas mandé à l'instant même ce qu'il lui a dit; elle +espère le ramener. Non, je ne lui écrirai point; non, je n'entrerai +avec lui dans aucune justification; je n'irai point à Paris pour le +prévenir, pour lui demander grâce; je peux avoir eu tort selon son +opinion, mais quand je lui confie mes motifs, mais quand je sollicite +presque mon pardon, par l'entremise de mon amie; enfin, quand je suis +seule ici dans la douleur, auprès du lit d'une infortunée, qui +succombe aux tourmens du repentir et de l'amour, c'est à Léonce à +venir me chercher. + + + + +LETTRE XXXV. + +Léonce à sa mère. + +Paris, 11 juillet. + + +Je vous ai écrit, je crois, il y a quatre jours, de Mondoville, ma +chère mère, une lettre que je désavoue entièrement; vous aviez raison +de choisir mademoiselle de Vernon pour ma femme. Madame de Vernon m'a +remis une lettre de vous décisive; le contrat est signé d'hier au +soir, et cependant je vis, vous ne pouvez rien désirer de plus. + +J'avois abrégé mon séjour à Mondoville, mais ce n'étoit pas dans ce +but. A mon arrivée, j'apprends que M. de Serbellane a tué M. d'Ervins +à la suite d'une querelle politique chez madame d'Albémar; tout Paris +retentit de cet éclat scandaleux; sur le champ de bataille même M. de +Serbellane a nommé madame d'Albémar; il étoit renfermé chez elle +depuis vingt-quatre heures; elle m'avoit dit qu'il étoit parti pour le +Portugal; dans huit jours elle part pour Montpellier, d'où elle se +rendra à Lisbonne, s'il n'est pas permis à M. de Serbellane de revenir +en France pour l'épouser. Elle-même m'a écrit que madame de Vernon +m'apprendroit toute son histoire. Enfin de quoi me plaindrois-je? elle +est libre, son caractère devoit m'être connu: ne m'aviez-vous pas dit, +ma mère, qu'il ne s'accorderoit jamais avec le mien? pardonnez-moi de +vous en avoir parlé: oubliez-la. + +Je le sais; il ne m'est pas permis d'en finir; l'existence que vous +m'avez donnée vous appartient; j'ai éprouvé une émotion assez forte de +tout ceci; mais ce n'est pas en vain que votre sang m'a transmis le +courage et la fierté; j'en aurai, je serai dans deux jours l'époux de +Matilde. Que dira madame d'Albémar alors, que pensera-t-elle? Mais +qu'importe ce qu'elle pensera? ma mère, vous serez obéie. + +Le pauvre Barton s'est démis le bras en tombant de cheval; il est +obligé de rester à Mondoville encore quelque temps; il s'est aussi +comme moi cruellement trompé; mais qu'en résulte-t-il pour lui? rien. +Adieu, ma mère. + + + + +LETTRE XXXVI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, dans la nuit du 12 juillet. + + +Je n'ai plus rien à vous dire sur moi; aujourd'hui, à six heures du +soir, mon sort a fini, et à neuf, j'ai reçu la lettre qui me +l'annonce. J'existe; je crois que je ne mourrai pas; j'irai vous +rejoindre dès que madame d'Ervins sera rétablie. Il y a quelques +heures que je me suis crue très-mal, mais c'est une des illusions de +la douleur: souffrir, ce n'est pas mourir, c'est vivre. + +Lisez cette lettre; je suis parvenue à vous la copier; mais il faut +que j'en conserve l'original toujours sous mes yeux; si je ne la +voyois pas, je n'y croirois plus; j'irois trouver Léonce, j'irois lui +dire que je l'aime encore; et de ma vie je ne dois le voir, ni lui +parler. + + +_Madame de Vernon à madame d'Albémar._ + +Ce 10 juillet. + +La peine que je vais vous causer, ma chère Delphine, m'est extrêmement +douloureuse. J'ai remis votre billet à Léonce; je lui ai parlé avec la +plus grande vivacité, mais il étoit déjà tellement prévenu par le +bruit qu'a fait cette malheureuse aventure, qu'il m'a été impossible +de le ramener; il prétend que vos caractères ne se conviennent point, +que vous l'offenseriez sans cesse dans ce qu'il a de plus cher au +monde, le respect pour l'opinion, et que vous vous rendriez malheureux +mutuellement. Il avoit, d'ailleurs, reçu une lettre de sa mère, qui +s'opposoit formellement à ce qu'il vous épousât, et le sommoit de +remplir ses engagemens avec ma fille. + +J'ai voulu lui rendre à cet égard toute sa liberté, mais il l'a +refusée; et comme il étoit décidé à ne point s'unir avec vous, il m'a +paru naturel de revenir à nos anciens projets; le contrat de Matilde +et de Léonce a donc été signé aujourd'hui, et après-demain, à six +heures du soir, ils se marient; je voudrois vous voir avant cet +instant si solennel pour moi; venez demain à Paris, et j'irai chez +vous. Adieu, je suis bien affectée de votre chagrin. + +SOPHIE DE VERNON + +Cette lettre, qui m'est parvenue par la poste, devoit, d'après la +date, m'arriver avant-hier: est-ce la fatalité, ou madame de Vernon +vouloit-elle s'épargner mes plaintes? Oh! j'en suis sûre, elle a +froidement servi ma cause; je me suis confiée dans son amitié pour +moi, et j'avois tort; son affection pour sa fille a sans doute +affoibli toutes ses expressions en ma faveur. Mais Léonce! juste ciel! +Léonce devoit-il avoir besoin qu'on me défendît? la vérité ne lui +suffisoit-elle pas? + +Ce matin je m'éveillois aux espérances des plus tendres affections du +coeur; la nature me sembloit la même; je pensois, j'aimois, j'étois +moi; et il se préparoit à conduire une autre femme à l'autel! Il ne me +donnoit pas même un regret! il me croyoit indigne de son nom! Je +voulois ce soir même aller trouver Léonce, oui, l'époux de Matilde, +lui demander la raison de cette cruauté, de ce mépris qui l'avoient +forcé de rompre nos liens. Mais quelle honte, grand Dieu! l'implorer! +lui, qui me croit dégradée dans l'opinion des hommes! Ah! que je +meure, mais que je meure immobile à la place où j'ai reçu le coup +mortel. + +Qu'avois-je donc fait, cependant, qui pût inspirer à Léonce cette +haine subite contre moi? J'avois cédé à la pitié que m'inspiroit +l'amour de Thérèse: ne la comprend-il donc pas, cette pitié? Se +croit-il certain de n'en avoir jamais besoin? Ma condescendance peut +être blâmée, je le sais; mais pouvois-je aimer comme j'aimois Léonce, +et n'avoir pas un coeur accessible à la compassion? L'amour et la +bonté ne viennent-ils pas de la même source? + +Non, ce ne sont pas les motifs de mon action qu'il juge, c'est ce que +les autres en ont dit; c'est leur opinion qu'il consulte, pour savoir +ce qu'il doit penser de moi; jamais il ne m'auroit rendue heureuse, +jamais. Ah! qu'ai-je dit, Louise? aucune femme sur la terre ne +l'auroit été comme moi: je me serois conformée à son caractère, je +l'aurois consulté sur toutes mes actions; il m'aimoit, j'en suis sûre! +sans cet éclat cruel.... Ah! Thérèse, vous nous avez perdues toutes +les deux! + +J'ai eu soin de lui cacher qu'elle étoit la cause de mon désespoir: +elle est assez malheureuse. Cependant elle n'a point à se plaindre de +son amant; c'est le sort qui les sépare. Mais Léonce, ce sort, c'est +ta volonté, c'est toi.... Louise, est-il sûr qu'ils sont mariés +maintenant! qui le sait, qui me le dira? Sans doute, ils le sont +depuis plusieurs heures; tout est irrévocable. + +J'irai pourtant à Paris demain; je n'y verrai personne, je ne verrai +pas madame de Vernon. Qu'a-t-elle affaire de moi? mais je saurai +l'heure, le lieu, les circonstances; je veux me représenter +l'événement qui sera désormais l'unique souvenir de ma vie: je veux +d'autres douleurs que cette lettre, d'autres pensées non moins +déchirantes, mais qui soulagent un peu ma tête: elle est là devant +moi, cette lettre, je la regarde sans cesse, comme si elle devoit +s'animer, et répondre à mes avides questions. + +Louise, vous aviez raison de craindre le monde pour votre malheureuse +Delphine; voilà mon âme bouleversée; le calme n'y rentrera plus, la +tempête a triomphé de moi; vous qui m'aimez encore, il faut que vous +me le pardonniez, mais je crois que je ne peux plus vivre; j'ai +horreur de la société, et la solitude me rend insensée; il n'y a plus +de place sur la terre où je puisse me reposer. + + + + +LETTRE XXXVII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, le 13 juillet, à minuit. + + +Louise, hier il n'étoit pas marié, non il ne l'étoit pas encore! Juste +ciel! seule maintenant, abandonnée de tout ce que j'aimois, vous +dirai-je ce que mon désespoir peut à peine me persuader encore! +Écoutez-moi: si je me rappelle ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti, +ma raison n'est pas encore entièrement égarée. + +Il me fut impossible de rester plus longtemps à Bellerive; l'inaction +du corps, quand l'âme est agitée, est un supplice que la nature ne +peut supporter; je montai en voiture; j'ordonnai qu'on me conduisît à +Paris, sans aucun projet, sans aucune idée qu'il me fût possible de +m'avouer; je sentois encore, non de l'espérance, mais quelque chose +qui différoit cependant de l'impression qu'une nouvelle certaine fait +éprouver. A force de réfléchir, mes idées s'étoient obscurcies, et +j'étois parvenue à douter. + +Je contemplois tous les objets dans le chemin avec ce regard fixe qui +ne permet de rien distinguer: j'aperçus cependant un pauvre vieillard +sur la route; je fis arrêter ma voiture pour lui donner de l'argent; +ce mouvement n'appartenoit point à la bienfaisance; il étoit inspiré +par l'idée confuse qu'une action charitable détourneroit de moi le +malheur qui me menaçoit; je frémis en découvrant quelques restes +d'espoir dans mon âme, en sentant que je n'étois pas encore au dernier +terme de la douleur; je tombai à genoux dans ma voiture sans avoir la +force de prier, et j'arrivai dans une anxiété inexprimable. + +Antoine étoit chez moi; je n'osai lui faire une question directe; mais +je lui dis, sur madame de Vernon, un mot qui devoit l'amener à me +parler d'elle.--Sans doute, me répondit-il, madame vient ici pour +assister au mariage de mademoiselle Matilde avec M. de Mondoville: +c'est à six heures, à Sainte-Marie, près de Chaillot, à l'extrémité du +faubourg, dans l'église du couvent où mademoiselle de Vernon a été +élevée: il n'est pas cinq heures. Madame a bien le temps de faire sa +toilette.--Oh! Louise! il n'étoit pas encore son époux! j'étois à +cinquante pas de lui, je pouvois aller me jeter en travers de la +porte, et sa voiture auroit passé sur mon coeur avant que le mariage +s'accomplît! + +Non, jamais une heure n'a fait naître tant de pensées diverses, tant +de projets adoptés, rejetés à l'instant! je me suis crue vingt fois +décidée à tout hasarder pour lui parler encore, avant qu'il eût +prononcé le serment éternel; et vingt fois la fierté, la timidité +glacèrent mes mouvemens, et renfermèrent en moi-même la passion qui me +consumoit: je me disois: Léonce, que mon imprudence a détaché de moi, +que pensera-t-il d'une action inconsidérée? Faut-il le voir marcher à +l'autel après avoir foulé ma prière! Cette réflexion m'arrêtoit, mais +le souvenir des jours où il m'avoit aimée la combattoit bientôt avec +force. Pendant ces incertitudes je voyois l'heure s'écouler, et le +temps décidoit pour moi de l'irrévocable destinée. + +Je ne sais par quel mouvement je pris tout à coup un parti, dont +l'idée me donna d'abord quelque soulagement. Je résolus d'aller +moi-même, couverte d'un voile, à cette église où ils devoient se +marier, et d'être ainsi témoin de la cérémonie. Je ne comprends pas +encore quel étoit mon projet; je n'avois pas celui de m'opposer au +mariage, d'oser faire un tel scandale; j'espérois, je crois, que je +mourrois; ou plutôt, la réflexion ne me guidoit pas: la douleur me +poursuivoit, et je fuyois devant elle. Je sortis seule, et tellement +enveloppée d'un voile et d'un vêtement blanc, qu'on ne me reconnut +point à ma porte; je marchois dans la rue rapidement; je ne sais d'où +me venoit tant de force; mais il y avoit sans doute dans ma démarche +quelque chose de convulsif, car je voyois ceux qui passoient s'arrêter +en me regardant; une agitation intérieure me soutenoit; je craignois +de ne pas arriver à temps, j'étois pressée de mon supplice; il me +sembloit qu'en atteignant au plus haut degré de la souffrance, quelque +chose se briseroit dans ma tête ou dans mon coeur, et qu'alors +j'oublierois tout. + +J'entrai dans l'église sans avoir repris ma raison; la fraîcheur du +lieu me calma pendant quelques instans; il y avoit très-peu de monde; +je pus choisir la place que je voulois, et je m'assis derrière une +colonne qui me déroboit aux regards; mais cependant, hélas! me +permettoit de tout voir. J'aperçus quelques femmes âgées dans le fond +de l'église, qui prioient avec recueillement; et comparant le calme de +leur situation avec la violence de la mienne, je haïssois ma jeunesse +qui donnoit à mon sang cette activité de malheur. + +Des instrumens de fête se firent entendre en dehors de l'église; ils +annonçoient l'arrivée de Léonce; les orgues bientôt aussi la +célébrèrent, et mon coeur seul mêloit le désespoir à tant de joie. +Cette musique produisit sur mes sens un effet surnaturel; dans quelque +lieu que j'entendisse l'air que l'on a joué, il seroit pour moi comme +un chant de mort. Je m'abandonnai, en l'écoutant, à des torrens de +larmes, et cette émotion profonde fut un secours du ciel; j'éprouvai +tout à coup un mouvement d'exaltation qui soutint mon âme abattue: la +pensée de l'Être suprême s'empara de moi: je sentis qu'elle me +relevoit à mes propres yeux: Non, me dis-je à moi-même, je ne suis +point coupable; et lorsque tout bonheur m'est enlevé, le refuge de ma +conscience, le secours d'une Providence miséricordieuse me restera. Je +vivrai de larmes; mais aucun remords ne pouvant s'y mêler, je ne +verrai dans la mort que le repos. Ah! que j'ai besoin de ce repos! + +Je n'avois pas encore osé lever les yeux; mais quand les sons eurent +cessé, cette douleur déchirante qu'ils avoient un moment suspendue, me +saisit de nouveau; je vis Léonce à la clarté des flambeaux; pour la +dernière fois sans doute je le vis! il donnoit la main à Matilde; elle +étoit belle, car elle étoit heureuse; et moi, mon visage couvert de +pleurs ne pouvoit inspirer que de la pitié. + +Léonce, est-ce encore une illusion de mon coeur? Léonce me parut +plongé dans la tristesse; ses traits me sembloient altérés, et ses +regards erroient dans l'église, comme s'il eût voulu éviter ceux de +Matilde. Le prêtre commença ses exhortations, et lorsqu'il se tourna +vers Léonce pour lui adresser des conseils sur le sentiment qu'il +devoit à sa femme, Léonce soupira profondément, et sa tête se baissa +sur sa poitrine. + +Vous le dirai-je! un instant après je crus le voir qui cherchoit dans +l'ombre ma figure appuyée sur la colonne, et je prononçai dans mon +égarement ces mots d'une voix basse:--_C'étoit à Delphine, Léonce, que +cette affection étoit promise; oui, Léonce la devoit à Delphine; elle +n'a point cessé de la mériter_.--Il se troubla visiblement, quoiqu'il +ne pût m'entendre; madame de Vernon se leva pour lui parler; elle se +mit entre lui et moi: il s'avança cependant encore pour regarder la +colonne; son ombre s'y peignit encore une fois. + +J'entendis la question solennelle qui devoit décider de moi, un +frissonnement glacé me saisit; je me penchai en avant, j'étendis la +main; mais bientôt épouvantée de la sainteté du lieu, du silence +universel, de l'éclat que feroit ma présence, je me retirai par un +dernier effort, et j'allai tomber sans connoissance derrière la +colonne. Je ne sais ce qui s'est passé depuis; je n'ai point entendu +le _oui_ fatal; le froid bienfaisant de la mort m'a sauvé cette +angoisse. + +A dix heures du soir, le gardien de l'église, au moment où il alloit +la fermer, s'est aperçu qu'une femme étoit étendue sur le marbre; il +m'a relevée, il m'a portée à l'air; enfin, il m'a rendu cette fièvre +douloureuse qu'on appelle la vie: je me suis fait conduire chez moi; +j'ai trouvé mes gens inquiets, et de quoi, juste ciel! que ne +pleuroient-ils de me revoir! + +Après trois heures d'une immobilité stupide, j'ai retrouvé la force de +vous écrire; Louise, ma seule amie, rappelez-moi près de vous; ils +sont tous heureux ici, qu'ai-je à faire dans ce pays de joie? +Peut-être les lieux que vous habitez ranimeront-ils en moi les +sentimens que j'y ai long-temps éprouvés; une année ne peut-elle se +retrancher de la vie? mais un jour, un seul jour! Ah! c'est celui-là +qui ne s'effacera point. + + + + +LETTRE XXXVIII. + +Léonce à M. Barton. + +Paris, ce 14 juillet. + + +Je vous ai mandé ma résolution: sachez à présent que je suis marié; +oui, depuis hier, à Matilde, je suis marié: je vous ai épargné tout ce +que j'ai souffert; pourquoi mêler à vos douleurs les inquiétudes de +l'amitié? Mais il faut cependant, si je ne veux pas devenir fou, que +je vous confie une seule chose; et que direz-vous de moi si ce secret +impossible à garder est une apparition, un fantôme, une chimère? Voilà +ce qu'est devenu votre misérable ami, voilà dans quel état elle m'a +jeté par sa perfidie. + +Je savois hier que madame d'Albémar étoit à Bellerive, s'occupant de +son départ pour Lisbonne; je le savois; eh bien! au milieu de la +cérémonie imposante, qui pour jamais disposoit de mon sort; dans cette +église, où la fierté, le devoir, la volonté de ma mère m'ont entraîné, +j'ai cru voir, derrière une colonne, madame d'Albémar couverte d'un +voile blanc; mais sa figure s'offrit à mes regards si pâle et si +changée, que c'est ainsi que son image devroit m'apparaître après sa +mort. Plus je fixois les yeux sur cette colonne, plus mon illusion +devenoit forte, et je crus que mon nom et le sien avoient été +prononcés par sa voix, que j'entends souvent, il est vrai, quand je +suis seul. + +Madame de Vernon s'approcha de moi, et me rappela doucement à ce que +je devois à Matilde: je me levai pour prononcer le serment +irrévocable; à l'instant même je vis cette même ombre s'avancer, +étendre la main, et mon trouble fut tel qu'un nuage couvrit mes yeux. +Je fis cependant un nouvel effort pour examiner cette colonne, dont +j'avois cru voir sortir l'image persécutrice de ma vie; mais je +n'aperçus plus rien; l'effet des lumières dans cette vaste église, et +mon imagination agitée avoient sans doute créé cette chimère. + +Mon silence et mon trouble, cependant, embarrassoient Matilde; je me +hâtai de dire _oui_, comme dans l'égarement d'un rêve. Mon âme tout +entière étoit ailleurs; n'importe, le lien est serré, je suis l'époux +de Matilde! quand il seroit vrai que Delphine m'auroit aimé quelques +instans, elle a senti, je n'en puis douter, qu'après l'éclat de son +aventure, elle seroit perdue, si elle n'épousoit pas M. de Serbellane; +mais si je savois au moins qu'elle m'a regretté! indigne foiblesse! +Delphine m'a trompé, la nature n'a plus rien de vrai. + +Vous saurez une fois, si je puis raconter ces derniers jours sans +tomber dans des accès de rage et de douleur, vous saurez une fois tout +ce qui s'est passé. Mais ce fantôme blanc, hier, qu'étoit-il? Je le +vois encore.... Ah! mon ami, quand vous serez guéri, venez; j'ai plus +besoin de vous que dans les débiles jours de mon enfance; ma raison +est sans force, et je n'ai plus d'un homme que la violence des +passions. + +SECONDE PARTIE. + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, 20 juillet 1790. + + +Après avoir reçu votre lettre, j'ai passé le jour entier dans les +larmes, et je peux à peine voir assez pour vous écrire, tant mes yeux +sont fatigués de pleurer. Ma chère enfant, à quelles douleurs vous +avez été livrée! ah! que n'étois-je là, pour exprimer ma haine contre +les méchans, et pour consoler la bonté malheureuse! Je m'étois +attachée à Léonce, je le regardois déjà comme un époux, comme un ami +digne de vous; il a été capable d'une telle cruauté; il a +volontairement renoncé à la plus aimable femme du monde, parce qu'il +avoit à lui reprocher une faute dont toutes les vertus généreuses +étoient la cause; une faute, comme les anges en commettroient s'ils +étoient témoins des foiblesses et des souffrances des hommes! + +Sans doute, madame de Vernon n'a point su vous défendre; je vais plus +loin, et je la soupçonne d'avoir empoisonné l'action qu'elle étoit +chargée de justifier; mais ce n'est point une excuse pour Léonce. +Celui que vous aviez daigné préférer devoit-il avoir besoin d'un guide +pour vous juger? Non, il ne vous a jamais aimée; il faut l'oublier et +relever votre âme par le sentiment de ce que vous valez. Ma chère +Delphine, la vie n'est jamais perdue à vingt ans; la nature, dans la +jeunesse, vient au secours des douleurs, les forces morales +s'accroissent encore à cet âge, et ce n'est que dans le déclin que +sont les maux irréparables. + +J'ose vous le conseiller, quittez pour quelque temps le monde, et +venez auprès de moi; je l'entrevois confusément ce monde, mais il me +semble qu'il ne suffit pas de toutes les qualités du coeur et de +l'esprit pour y vivre en paix; il exige une certaine science qui n'est +pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant +dans le secret du vice, et dans la défiance que les hommes doivent +inspirer. Vous avez l'esprit le plus étendu, mais votre âme est trop +jeune, trop prompte à se livrer; mettez votre sensibilité sous l'abri +de la solitude, fortifiez-vous par la retraite, et retournez ensuite +dans la société; si vous y restiez maintenant, vous ne guéririez point +des peines que vous avez éprouvées. + +Venez goûter le calme, venez vous reposer par l'absence des objets +pénibles, et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle; +ce tableau sans couleurs n'a rien d'attirant, mais, à la longue, une +situation monotone fait du bien; si les consolations qu'il faut puiser +en soi-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable. + +Je ne vous parle point de mon affection, c'est avec timidité que je la +rappelle, quand il s'agit des peines de l'amour; cependant une fois, +je l'espère, votre âme tendre y trouvera peut être encore quelque +douceur. + + + + +LETTRE II. + +Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar, + +Bellerive, 26 juillet 1790. + + +Oui, j'irai vous rejoindre et pour toujours; cependant, pourquoi +dites-vous qu'il ne m'a jamais aimée? Je sais bien que je n'ai plus +d'avenir, mais il ne faut pas m'ôter le passé. + +Au concert, au bal, la dernière fois que je l'ai vu, j'en suis sûre, +il m'aimoit! il y a maintenant douze jours que je ne fais plus que +repasser sur les mêmes souvenirs; je me suis rappelé des mots, des +regards, des accens dont je n'avois pas assez joui, mais qui doivent +me convaincre de son affection. Il m'aimoit, j'étois libre, et il est +l'époux d'une autre; ne croyez pas que jamais ma pensée puisse sortir +de ce cercle cruel que les regrets tracent autour de moi. Depuis le +jour où j'aurois dû mourir, j'ai vécu seule, je n'ai vu que Thérèse, +je n'ai point répondu aux lettres de madame de Vernon, je lui ai fait +dire que je ne pouvois pas la voir, vous-même vous ne m'auriez pas +fait du bien. + +Je saurai recouvrer quelque empire sur moi-même, mais le bonheur! +votre raison même vous dira qu'il n'en est plus pour moi. Vous ne +pensez pas que jamais je puisse aimer un autre homme que Léonce; ce +charme irrésistible, qui m'avoit inspiré la première passion de ma +vie, vous ne pensez pas que jamais je puisse l'oublier. Eh bien! le +sort d'une femme est fini quand elle n'a pas épousé celui qu'elle +aime; la société n'a laissé dans la destinée des femmes qu'un espoir; +quand le lot est tiré et qu'on a perdu, tout est dit: on essaie de +vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de +réparer un irréparable malheur; mais cette inutile lutte contre le +sort ne fait qu'agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les +dernières années de ces souvenirs de vertu, l'unique gloire de la +vieillesse et du tombeau. + +Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a +ravi le bien suprême, l'amour dans le mariage? que faut-il donc faire, +quand vous êtes condamnée à ne jamais le connoître? Éteindre ses +sentimens, se rendre aride, comme tant d'êtres qui disent qu'ils s'en +trouvent bien; étouffer ces élans de l'âme qui appellent le bonheur et +se brisent contre la nécessité; j'y ai presque réussi, c'est aux +dépens de mes qualités, je le sais; mais qu'importe! pour qui +maintenant les conserverois-je? + +Je suis moins tendre avec Thérèse; j'ai quelque chose de contraint +dans mes paroles, dans mon air, qui m'inspire de la déplaisance pour +moi-même; ces défauts me conviennent: Léonce ne m'a-t-il pas jugée +indigne de lui! pourquoi ne lui donnerois-je pas raison? Vous voulez +que je retourne vers vous, ma chère Louise; mais pourrez-vous me +reconnoître? J'ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré +ce que j'avois d'aimable; ne falloit-il pas roidir son âme pour +supporter ce que je souffre! S'éveiller sans espoir, traîner chaque +minute d'un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver +d'intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la +nature sans plaisir, l'avenir sans projet; juste ciel, quelle +destinée! et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est +l'idée, l'indigne idée qui s'empare de moi? le besoin d'une +explication avec Léonce. + +Il me semble que je lui dirois des paroles qui me vengeroient...; mais +à quoi me serviroit-il de me venger? la fierté seule peut me conserver +quelques restes de son estime. Cependant pourra t-il éviter de me +voir? c'est à moi de m'y refuser, je le dois, je le veux; Louise, ce +qui m'a perdue, c'est trop d'abandon dans le caractère; je me sens de +l'admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent +de l'ascendant des autres. J'aime, j'estime la froideur, le dédain, le +ressentiment; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui +ressembler.... Que verra-t-il? Il ne me regarde plus; je m'agite, et +il est en paix. Ma vie n'est de rien dans la sienne; il continue sa +route et me laisse en arrière, après m'avoir vue tomber du char qui +l'entraîne. + +Vous me parlez de la retraite! j'ai le monde en horreur, mais la +solitude aussi m'est pénible. Dans le silence qui m'environne, je suis +poursuivie par l'idée que personne sur la terre ne s'intéresse à moi; +personne! ah! pardonnez, c'est à Léonce seul que je pensois; funeste +sentiment, qui dévaste le coeur, et n'y laisse plus subsister aucune +des affections douces qui le remplissoient! C'est pour vous, pour vous +seule, ma soeur, que j'essaie de vivre; madame de Vernon que j'ai tant +aimée ne m'est plus qu'une pensée douloureuse; je lui adresse, au fond +de mon coeur, des reproches pleins d'amertume; hélas! peut-être que +Léonce seul les mérite; je veux me préserver du premier tort des +malheureux, de l'injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu'elle +veut me voir: elle m'écrit que mon refus l'afflige; oh! je ne veux pas +l'affliger: peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme. + +Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoqueroit les +dons les plus merveilleux de l'existence; il me semble que cesser de +souffrir est impossible, et qu'il n'y a plus au monde que de la +douleur. + + + + +LETTRE III. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 30 juillet. + + +J'ai vu madame de Vernon; elle est venue passer deux jours à +Bellerive; je me promenois seule sur ma terrasse, lorsque de loin je +l'ai aperçue: j'ai été saisie d'un tel tremblement à sa vue, que je me +suis hâtée de m'asseoir pour ne pas tomber; mais cependant, comme elle +approchoit, un sentiment d'irritation et de fierté m'a soutenue, et je +me suis levée pour lui cacher mon trouble. + +Toute l'expression de son visage étoit triste et abattue; nous avons +gardé l'une et l'autre le silence; enfin elle l'a rompu, en me disant +que sa fille alloit la quitter, et s'établir avec son mari dans une +maison séparée.--Ce projet n'étoit pas le vôtre, lui ai-je dit.--Non, +répondit-elle; il dérange, et mon aisance de fortune, et l'espoir que +j'avois d'être entourée de ma famille; mais qui peut prétendre au +bonheur!--J'ai soupiré.--Vous avez fait cependant, lui dis-je avec +amertume, beaucoup de sacrifices à votre fille; elle, du moins, vous +devroit de la reconnoissance.--Vous m'accusez, répondit-elle après +quelques momens de réflexion, vous m'accusez de vous avoir mal +défendue auprès de Léonce; je peux mériter ce reproche; cependant je +vous l'assure, son irritation ne pouvoit être calmée; vos ennemis +l'avoient prévenu avant que je le visse; le blâme que vous avez +encouru avoit particulièrement offensé son respect pour l'opinion +publique, et vos caractères se convenoient si peu, que vous auriez été +très malheureux ensemble.--Vous avois-je chargée d'en juger, lui +dis-je, et n'aviez-vous pas accepté, ou plutôt recherché le devoir de +me justifier?--Et vous aussi, s'écria-t-elle, vous voulez +m'abandonner! vous en avez plus le droit que ma fille, et je me +résigne à mon sort, sans vouloir lutter contre lui.--Elle s'assit en +finissant ces mots; je la vis pâlir et trembler; je l'avouerai, +d'abord je n'en fus point émue; j'ai tant souffert depuis huit jours, +que mon âme est devenue plus ferme contre la douleur des autres; +cependant lorsqu'elle versa des larmes, je me sentis attendrie, je lui +pris la main, je lui demandai de se justifier; elle se tut, et +continua de pleurer. C'étoit la première fois de ma vie que je la +voyois dans cet état; tous mes souvenirs parlèrent pour elle dans mon +coeur.--Eh bien! lui dis-je, eh bien! je puis vous aimer assez pour +vous pardonner le malheur de ma vie; vous ne m'avez point servie +auprès de Léonce, mais en effet c'étoit à son coeur à plaider pour +moi; lui qui étoit l'objet de ma tendresse, lui qui ne pouvoit douter +de mon amour, ne savoit-il pas ma meilleure excuse? Cependant, comment +avez-vous pu vous résoudre à précipiter ce mariage? n'aviez-vous pas +besoin de mon consentement, après l'aveu que je vous avois fait? Vous +étiez mère; mais n'étois-je pas devenue votre fille en vous confiant +mon sort?--Oui! s'écria-t elle en soupirant, ma fille, et bien plus +tendre que ma fille: je suis coupable, je le suis.--Et sa pâleur et +l'altération de ses traits devenoient à chaque instant plus +remarquables. Je ne pus résister à ce spectacle, et je me jetai dans +ses bras en lui disant:--Je vous pardonne; si j'en meurs, +souvenez-vous que je vous ai pardonné.--Elle me regarda avec une +émotion extrême; elle eut presque le mouvement de se jeter à mes +pieds; mais se reprenant tout à coup, elle se leva, et me demanda la +permission de se promener un instant seule. + +Je résolus, pendant qu'elle fut loin de moi, de l'interroger sur tout +ce qui s'étoit passé. Quand elle revint, je le tentai: cette +conversation lui étoit pénible, et j'étois sans cesse combattue entre +l'intérêt qui me faisoit dévorer ses réponses, et le sentiment de +pitié qui me défendait d'insister: si elle avoit voulu se vanter et me +tromper, notre liaison étoit rompue; mais elle me peignit avec une +telle vérité les nuances précises de son désir secret en faveur de sa +fille, et de son exactitude cependant à dire ce que j'avois exigé +d'elle, qu'elle exerça sur moi l'empire de la vérité. Je la +condamnois, mais je l'aimois toujours; et comme ses manières étoient +restées naturelles, son charme existoit encore. + +Elle m'avoua, avec confusion, qu'elle avoit en effet pressé Léonce de +conclure son mariage avec sa fille; mais elle m'affirma que jamais il +ne m'auroit épousée, après l'éclat du duel de M. de Serbellane. Il +étoit convaincu, me dit-elle, que tout le monde sauroit un jour que +j'avois réuni chez moi une femme avec son amant, à l'insu de son mari, +et que la mort de M. d'Ervins en étant la suite, on ne me pardonnerait +jamais. Le prétexte dont on vouloit couvrir ce malheur, les opinions +politiques, lui déplaisoit presque autant que la vérité même. Enfin, +madame de Vernon ajouta que Léonce avoit reçu la lettre de sa mère la +plus vive contre moi, et ne cessa de me répéter que ma destinée eût +été très-malheureuse, avec deux personnes qui auroient traité la +plupart de mes qualités comme des défauts. + +Je repoussai ces consolations pénibles, et je ne lui trouvois pas le +droit de me les donner. Je n'aimois pas davantage ses conseils répétés +de fuir Léonce, et d'aller passer quelque temps auprès de vous, +jusques à ce qu'il partît pour l'Espagne, comme c'étoit son dessein; +ces conseils étoient d'accord avec mes résolutions; mais je n'avois +pas rendu à madame de Vernon le pouvoir de me diriger; et c'étoit +presque malgré moi que je me laissois captiver par sa grâce et sa +douceur. + +Dans le cours de cette conversation, je lui demandai une fois si +Léonce n'avoit pas imaginé que je m'intéressois trop vivement à M. de +Serbellane; mais elle repoussa bien facilement cette supposition, qui +m'auroit été plus douce. En effet, la jalousie que M. de Serbellane +avoit un moment inspirée à Léonce, n'étoit-elle pas tout-à-fait +détruite, par la confidence même du secret de madame d'Ervins? Non, +Louise, il ne reste aucune pensée sur laquelle mon coeur puisse se +reposer. + +Madame de Vernon me parla ensuite de Matilde et de Léonce.--Il ne +l'aime pas, me dit-elle; depuis leur mariage, il la voit à peine, mais +elle lui convient mieux qu'aucune autre, parce qu'elle ne fera jamais +parler d'elle, et que c'est ainsi que doit être la femme d'un homme si +sensible au moindre blâme. Quant à Matilde, elle aimera Léonce de +toutes les puissances de son âme; mais elle a une telle confiance dans +l'ascendant du devoir, qu'elle ne forme pas un doute sur l'affection +de son mari pour elle; elle n'observe rien, et passe la plus grande +partie de sa journée dans les pratiques de dévotion. Elle ne sera +point ombrageuse en jalousie; mais si quelques circonstances +frappantes lui découvroient l'attachement de Léonce pour une autre +femme, elle seroit aussi véhémente qu'elle est calme, et la roideur +même de son esprit et l'inflexibilité de ses principes ne lui +permettroient plus ni tolérance, ni repos.--Hélas! m'écriai-je, ce ne +sera pas moi qui troublerai son bonheur; l'on n'a rien à craindre de +moi; ne suis-je pas un être immolé, anéanti: Ah! Sophie, lui dis-je, +deviez-vous.... Mais ne parlons plus ensemble de Léonce, afin que je +puisse goûter le seul plaisir dont mon âme soit encore susceptible, le +charme de votre entretien. + +Madame de Vernon vouloit voir madame d'Ervins, elle s'y est refusée; +Thérèse ne se montrant pas, pendant que madame de Vernon étoit à +Bellerive, j'ai passé deux jours tête-à-tête avec elle. Je l'avoue, le +second jour j'éprouvai quelque soulagement; il y a dans l'attrait que +je ressens pour madame de Vernon à présent quelque chose +d'inexplicable: elle ne m'inspire plus une estime partaite, ma +confiance n'est plus sans bornes; mais sa grâce me captive; quand je +la vois, je m'en crois aimée, je suis moins oppressée auprès d'elle, +et je ne puis l'entendre quelques heures, sans imaginer confusément +qu'elle m'a offert des consolations inattendues. Hélas! cette illusion +a peu duré! Quand madame de Vernon a été partie, je me suis retrouvée +plus mal qu'avant son arrivée: le bien qu'elle fait au coeur n'y reste +pas. + +Quel trouble je sens dans mon âme! mes idées, mes sentimens sont +bouleversés: je ne sais pour quel but, ni dans quel espoir je dois me +créer un esprit, une manière d'être nouvelle! je flotte dans la plus +cruelle des incertitudes, entre ce que j'étois, et ce que je veux +devenir; la douleur, la douleur est tout ce qu'il y a de fixe en moi: +c'est elle qui me sert à me reconnoître. Mes projets varient, mes +desseins se combattent; mon malheur reste le même; je souffre, et je +change de résolution pour souffrir encore. Louise, faut-il vivre, +quand on craint l'heure qui suit, le jour qui s'avance, comme une +succession de pensées amères et déchirantes? Si le temps ne me soulage +pas, tout n'est-il pas dit? Le secret de la raison, c'est d'attendre; +mais qui attend en vain n'a plus qu'à mourir. + + + + +LETTRE IV. + +Léonce à M. Barton. + +Paris, ce 5 août. + + +Vous me demandez comment je passe ma vie avec Matilde: ma vie! elle +n'est pas là. Je me promène seul tout le jour, et Matilde ne s'en +inquiète pas; pendant ce temps elle va à la messe, elle voit son +évêque, ses religieuses, que sais-je? elle est bien. Quand je la +retrouve, de la politesse et de la douceur lui paroissent du +sentiment; elle s'en contente, et cependant elle m'aime. La fille de +la personne du monde qui a le plus de finesse dans l'esprit et de +flexibilité dans le caractère, marche droit dans la ligne qu'elle +s'est tracée sans apercevoir jamais rien de ce qu'on ne lui dit pas. +Tant mieux.... Je ne la rendrai pas malheureuse. Et que m'importe son +esprit, puisque je ne veux jamais lui communiquer mes pensées? + +Nous avancerons l'un à côté de l'autre dans cette route vers la tombe, +que nous devons faire ensemble; ce voyage sera silencieux et sombre +comme le but. Pourquoi s'en affliger? Un seul être au monde changeoit +en pompe de bonheur cette fête de mort que les hommes ont nommée le +mariage; mais cet être étoit perfide, et un abîme nous a séparés. + +Mon ami, je voudrois venger M. d'Ervins. Pourquoi M. de Serbellane +existe-t-il après avoir tué un homme? n'a-t-il tué que ce d'Ervins? Et +moi, juste ciel! est-ce que je vis? Je ne suis pas content de ma tête, +elle s'égare quelquefois; ce que j'éprouve surtout, c'est de la +colère: une irritabilité que vous aviez adoucie ne me laisse plus de +repos; je n'ai pas un sentiment doux. Si je pense que je pourrois la +rencontrer, je ne me plais qu'à lui parler avec insulte; il n'y a plus +de bonté en moi: mais qu'en ferois-je? ne disoit-on pas que Delphine +étoit remarquable par la bonté? je ne veux pas lui ressembler. + +Tous les jours une circonstance nouvelle accroît mon amertume; j'étois +étonné de ce que le départ de madame d'Albémar n'avoit pas encore eu +lieu; je remarquois le séjour de madame d'Ervins chez elle, et j'avois +fait de ce séjour même une sorte d'excuse à sa conduite; je me disois +qu'apparemment elle n'avoit point pris avec trop de chaleur et d'éclat +le parti de M. de Serbellane, puisque la femme de M. d'Ervins avoit +choisi sa maison pour asile; et, quoique cette circonstance ne +changeât rien aux relations de madame d'Albémar avec M. de Serbellane, +à ces vingt-quatre heures passées chez elle, misérable que je suis! je +sentois mon ressentiment adouci: mais hier, mon banquier, chez qui +j'étois entré pour je ne sais quelle affaire, reçut devant moi deux +lettres de M. de Serbellane pour madame d'Albémar, et les lui adressa +dans l'instant même, en faisant une plaisanterie sur ce qu'elle avoit +envoyé plusieurs fois demander si ces lettres étoient arrivées. Je +n'apprenois rien par cet incident; eh bien! j'en ai été comme fou tout +le jour. + +Que me demandez-vous encore? si Matilde et moi nous restons chez +madame de Vernon? Matilde veut avoir un établissement séparé; elle +aime l'indépendance dans les arrangemens domestiques, et d'ailleurs la +vie de sa mère n'est point d'accord avec ses goûts. Madame de Vernon +se couche tard, aime le jeu, voit beaucoup de monde; Matilde veut +régler son temps d'après ses principes de dévotion. Je la laisse libre +de déterminer ce qui lui convient: comment, dans l'état où je suis, +pourrois-je avoir la moindre décision sur quelque objet que ce soit? +Je ne remarque rien, je ne sens la différence de rien; j'ai une pensée +qui me dévore, et je fais des efforts pour la cacher; voilà tout ce +qui se passe en moi. + +Il m'a paru cependant que madame de Vernon étoit plus affectée du +projet de sa fille, que je ne m'y serois attendu d'un caractère aussi +ferme que le sien; elle a prononcé à demi-voix, et avec émotion, les +mots d'_isolement_ et d'_oubli_; mais, reprenant bientôt les manières +indifférentes dont elle sait si bien couvrir ce qu'elle +éprouve:--Faites ce que vous voudrez, ma fille, a-t-elle dit; il ne +faut vivre ensemble que si l'on y trouve réciproquement du +bonheur.--Et en finissant ces mots, elle est sortie de la chambre. +Singulière femme! Excepté un seul et funeste jour, elle ne m'a jamais +parlé avec confiance, avec chaleur, sur aucun sujet; mais, ce jour-là, +elle exerça sur moi un ascendant inconcevable. + +Ah! quels mouvemens de fureur et d'humiliation ce qu'elle m'a dit ne +m'a-t-il pas fait éprouver! Ne me demandez jamais de vous en parler; +je ne le puis. Je veux aller en Espagne voir ma mère, m'éloigner +d'ici; je l'ai annoncé à Matilde; je pars dans un mois, plus tôt +peut-être, quand je serai sûr de ne pas rencontrer madame d'Albémar +sur la route. + +Un homme de mes amis m'a assuré que madame de Vernon avoit beaucoup de +dettes, cela se peut; la précipitation avec laquelle j'ai tout signé +ne m'a permis de rien examiner. Si madame de Vernon a des dettes, il +est du devoir de sa fille de les payer; ce mariage avec Matilde me +ruinera peut-être entièrement; eh bien! cette idée me satisfait; +madame d'Albémar aura jeté sur moi tous les genres d'adversités; elle +ne croira pas du moins qu'en m'unissant à une autre, je me sois ménagé +pour le reste de ma vie aucune jouissance, ni même aucun repos. Elle +ne croira pas.... Mais insensé que je suis, s'occupe-t-elle de moi? +n'écrit-elle pas à M. de Serbellane? ne reçoit-elle pas de ses +lettres? ne doit-elle pas le rejoindre?... Ah! que je souffre! Adieu. + + + + +LETTRE V. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 4 août. + + +Depuis que j'existe, vous le savez, ma soeur, l'idée d'un Dieu +puissant et miséricordieux ne m'a jamais abandonnée; néanmoins dans +mon désespoir je n'en avois tiré aucun secours: le sentiment amer de +l'injustice que j'avois éprouvée s'étoit mêlé aux peines de mon coeur, +et je me refusois aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux +idées religieuses tout leur empire; hier je passai quelques instans +plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel. + +Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant +quelque temps, avec assez d'austérité, sur la destinée des +âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchois à repousser +l'attendrissement que me causoit l'image de Léonce; je voulois le +confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le +coeur qui se livre à leurs coups. J'essayai d'étouffer les sentimens +jeunes et tendres dont j'ai goûté le charme depuis mon enfance. La +vie, me disois-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la +raison. Au sommet des montagnes, à l'extrémité de l'horizon, la pensée +cherche un avenir, un autre monde, où l'âme puisse se reposer, où la +bonté jouisse d'elle-même, où l'amour enfin ne se change jamais en +soupçons amers, en ressentimens douloureux: mais dans la réalité, dans +cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut, +pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère, +réprimer l'entraînement de la confiance et de l'affection, irriter son +coeur lorsqu'on le sent trop foible, et contenir dans son sein les +qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentimens +qu'on inspire. + +Je me ferai, disois-je encore, une destinée fixe, uniforme, +inaccessible aux jouissances comme à la douleur; les jours qui me sont +comptés seront remplis seulement par mes devoirs. Je tâcherai surtout +de me défendre de cette rêverie funeste, qui replonge l'âme dans le +vague des espérances et des regrets; en s'y livrant, on éprouve une +sensation d'abord si douce, et ensuite si cruelle! on se croit attiré +par une puissance surnaturelle, elle vous fait pressentir le bonheur à +travers un nuage; mais ce nuage s'éclaircit par degrés, et découvre +enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et +de félicités. + +Oui, me répétois-je, j'étoufferai en moi tout ce qui me distinguoit +parmi les femmes, pensées naturelles, mouvemens passionnés, élans +généreux de l'enthousiasme; mais j'éviterai la douleur, la redoutable +douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma raison, et +je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les +autres. + +Sans interrompre ces réflexions, je me levai, et je marchai d'un pas +plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m'arrêtai près des +orangers que vous m'avez envoyés de Provence; leurs parfums délicieux +me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi +croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un +de ces orgues que j'ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur +le chemin, et joua des airs qui m'ont fait danser quand j'étois +enfant. Je voulois m'éloigner, un charme irrésistible me retint; je me +retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection +pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchoit à +m'environner, la douce idée que je me faisois, dans ce temps, de mon +sort et de la société; combien j'étois convaincue qu'il suffisoit +d'être aimable et bonne pour que tous les coeurs s'ouvrissent à votre +aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu'un échange +continuel de reconnoissance et d'affection. Hélas! en comparant ces +délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme, +j'éprouvai des convulsions de larmes, je me jetai sur la terre avec +des sanglots qui sembloient devoir m'étouffer: j'aurois voulu que +cette terre m'ouvrît son repos éternel. + +En me relevant j'aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et +si beau.--O Dieu! m'écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour, +si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté! les +souffrances d'un seul être se perdent-elles dans cette immensité? ou +votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les +faire servir à la vertu? Non, vous n'êtes point indifférent à la +douleur; c'est elle qui contient tout le secret de l'univers; +secourez-moi, grand Dieu! secourez-moi. Ah! pour avoir aimé, je n'ai +pas mérité d'être oubliée de vous! Aucun être, dans le petit nombre +d'années que j'ai passées sur cette terre, aucun être n'a souffert par +moi; vous n'avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon +existence; j'ai été jusqu'à ce jour une créature innocente; pourquoi +donc me livrez-vous à des tourmens si cruels? Ma Louise, en prononçant +ces mots, j'avois pitié de moi-même: ce sentiment a quelque douceur. + +Un secours plus efficace pénétra dans mon coeur; je me blâmai d'avoir +tardé si longtemps à recourir à la prière; je repoussai le système que +je m'étois fait de froideur et d'insensibilité: ce que je craignois, +c'étoit l'amour, c'étoit la foiblesse, qui m'inspiroit quelquefois le +désir d'aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de +braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentimens délicats: +je trouvai bien plus de ressource contre ces indignes mouvemens dans +l'élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui +fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez moi plus +satisfaite de mes résolutions. + +Depuis, je me suis occupée de Thérèse; il y avoit quelques jours que +je ne l'avois vue: elle passe presque toutes ses heures seule avec un +prêtre vénérable qui a pris beaucoup d'ascendant sur elle; son dessein +est d'aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu'elle se +croira sûre de n'avoir rien à craindre de la famille de son mari. +Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane +que mon banquier m'envoyoit, parce que c'est sous mon nom qu'il écrit +à Thérèse; je les lui remis; elle pleura beaucoup en les lisant et me +dit:--Il m'est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois +je ne le pourrai plus.--Je voulois qu'elle s'expliquât davantage; elle +s'y refusa: je n'osai pas insister. J'ignore par quelles pratiques, +par quelles pénitences elle essaie de se consoler; sans partager ses +opinions, je n'ai point cherché jusqu'à ce jour à les combattre; qui +sait, Louise, s'il n'y a pas des malheurs pour lesquels toutes les +idées raisonnables sont insuffisantes? + + + + +LETTRE VI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 6 août. + + +Je me croyois mieux, ma soeur, la dernière fois que je vous ai écrit; +aujourd'hui les circonstances les plus simples, telles qu'il en naîtra +chaque jour de semblables, ont rempli mon âme d'amertume: le fond +triste et sombre sur lequel repose ma destinée ne peut varier, et +cependant ma douleur se renouvelle sous mille formes, et chacune +d'elles exige un nouveau combat pour en triompher. Oh! qui pourroit +supporter long-temps l'existence à ce prix? + +Ce matin un de mes gens m'a apporté de Paris des lettres assez +insignifiantes, et la liste des personnes qui sont venues me voir +pendant mon absence: je regardais avec distraction ces détails de la +société, qui m'intéressent si peu maintenant, lorsqu'une lettre +imprimée, que je n'avois point remarquée, attira mon attention; je +l'ouvris et j'y vis ces mots: _M. Léonce de Mondoville a l'honneur de +vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Vernon._ Le mal +que m'a fait cette vaine formalité est insensé; mais tout n'est-il pas +folie dans les sensations des malheureux? J'ai été indignée contre +Léonce; il me semblent qu'il auroit dû veiller à ce qu'on ne suivît +pas l'usage envers moi: je trouvois de l'insulte dans cet envoi d'une +annonce à ma porte, comme s'il avoit oublié que c'étoit une sentence +de mort qu'il m'adressoit ainsi, par forme de circulaire, sans daigner +y joindre je ne sais quel mot de douceur ou de pitié. Je passai la +matinée entière dans un sentiment d'irritation inexprimable. Le +croiriez-vous? je commençai vingt lettres à Léonce pour m'abandonner à +peindre ce qui m'oppressoit; mais je savois, en les écrivant, que je +les brûlerois toutes; soyez-en sûre, je le savois: je ne puis répondre +des mouvemens qui m'agitent, mais quand il s'agira des actions, ne +doutez pas de moi. + +Ce jour si péniblement commencé me réservoit encore des impressions +plus cruelles: madame de Vernon vint me demander à dîner. Une +demi-heure après son arrivée, comme j'étois appuyée sur ma fenêtre, je +vis dans mon avenue cette voiture bleue de Léonce qui m'étoit si bien +connue; un tremblement affreux me saisit; je crus qu'il venoit avec sa +femme accomplir encore son barbare cérémonial: j'étois dans un état +d'agitation inexprimable, je regardai madame de Vernon, et ma pâleur +l'effraya tellement, qu'elle avança rapidement vers moi pour me +soutenir. Elle aperçut alors cette voiture que je regardois fixement, +sans pouvoir en détourner les jeux.--C'est ma fille seule, me dit-elle +promptement; il n'y sera pas, j'en suis sûre; il ne viendroit pas chez +vous.--Ces mots produisirent sur moi les impressions les plus +diverses; je respirai de ce qu'il ne venoit pas. L'attente d'une si +douloureuse émotion me faisoit éprouver une terreur insupportable; +mais je fus couverte de rougeur, en me répétant les paroles de madame +de Vernon: il ne viendrait pas chez vous. Elle sait donc qu'il me +croit indigne de sa présence, ou qu'il a pitié de ma foiblesse, de +l'amour qu'il me croit encore pour lui. Ah! si je le voyois, combien +je serois calme, fière, dédaigneuse! Pendant que je cherchois à +reprendre quelque force, les deux battans de mon salon s'ouvrirent, et +l'on annonça madame de Mondoville. + +Louise, c'est ainsi que l'heureuse Delphine se fût appelée, si +Thérèse.....Ah! ce n'est pas Thérèse; c'est lui, c'est lui seul! A +l'abri de ce nom de Mondoville, si doux, si harmonieux quand il +présageoit sa présence; à l'abri de ce nom, Matilde s'avançoit avec +fierté, avec confiance; et moi qu'il en a dépouillée, je n'osois lever +les regards sur elle, je pouvois à peine me soutenir. Elle m'aborda +fort simplement, et ne me parut pas avoir la moindre idée des motifs +de mon absence; elle attribua tout à mes soins pour madame d'Ervins, +et me parut avoir gagné depuis qu'elle passoit sa vie avec Léonce. _Je +ne suis pas la rose_, dit un poète oriental, _mais j'ai habité avec +elle_. Dieu! que deviendrai-je, moi condamnée à ne plus le revoir! + +Une fois, dans la conversation, il me sembla que Matilde avoit pris un +geste, un mot familier à Léonce; mon sang s'arrêta tout à coup à ce +souvenir, si doux en lui-même, si amer quand c'étoit Matilde qui me le +retraçoit. Un des gens de Léonce servoit Matilde à table; tous ces +détails de la vie intime me faisoient mal. Si je restois ici, +j'éprouverois à chaque instant une douleur nouvelle. Voir sans cesse +Matilde, sentir son bonheur goutte à goutte! non, je ne le puis. Quand +il falloit m'adresser à elle, lui offrir ce qui se trouvoit sur la +table, j'évitois de lui donner aucun nom; madame de Vernon l'appeloit +souvent madame de Mondoville, et chaque fois je tressaillois. + +Je m'aperçus aisément que madame de Vernon étoit blessée contre sa +fille; mais je gardois le silence sur tout ce qui pouvoit amener une +conversation animée; à peine pouvois-je articuler les mots les plus +insignifians sans me trahir. Enfin, après le dîner, madame de Vernon +demanda à Matilde quand son nouvel appartement seroit prêt.--Dans six +jours, répondit Matilde; et se retournant vers moi, elle me dit: Je +vois bien que cet arrangement déplaît à ma mère, mais je vous en fais +juge, ma cousine, n'est-il pas convenable que nous vivions dans des +maisons séparées? nos goûts et nos opinions diffèrent extrêmement; ma +mère aime le jeu, elle passe une partie de la nuit au milieu du monde, +la solitude me convient, et nous serons beaucoup plus heureuses toutes +les deux, en nous voyant souvent, mais en n'habitant pas sous le même +toit.--Finissons-en sur ce sujet, lui dit madame de Vernon assez +vivement; j'aurois modifié mes habitudes avec plaisir, je les aurois +même sacrifiées, si je m'étois crue nécessaire à votre bonheur: quant +à vos opinions, puisque c'est moi qui ai dirigé votre éducation, il +n'y a pas apparence que je ne sache pas ménager une manière de penser +que j'ai voulu vous inspirer; mais vous parlez de goûts, d'habitudes, +et jamais d'affections; celle que vous avez pour moi, en effet, a bien +peu d'ascendant sur votre vie; n'en parlons plus: j'avois encore une +illusion, vous venez de me prouver qu'il suffit d'en avoir une, +quelque aride que soit d'ailleurs la vie, pour éprouver de la +douleur.--Matilde rougit, je serrai la main de madame de Vernon, et +nous gardâmes toutes les trois le silence pendant quelques minutes; +enfin madame de Vernon le rompit, en demandant à Matilde si elle avoit +été voir sa cousine madame de Lebensei.--Je ne pense pas assurement, +répondit Matilde, que vous exigiez de moi d'aller voir une femme qui +s'est remariée pendant que son premier mari vivoit encore; un pareil +scandale ne sera jamais autorisé par ma présence.--Mais son premier +mari étoit étranger et protestant, lui répondit madame de Vernon; elle +a fait divorce avec lui selon les lois de son pays.--Et sa religion, à +elle-même, reprit Matilde, la comptez-vous pour rien? Elle est +catholique: pouvoit-elle se croire libre, quand sa religion ne le +permettoit pas?--Vous savez, reprit madame de Vernon, que son premier +mari étoit un homme très-méprisable; qu'elle aime le second depuis six +ans; qu'il lui a rendu des services généreux.--Je ne m'attendois pas, +je l'avoue, interrompit Matilde, que ma mère justifieroit la conduite +de madame de Lebensei.--Je ne sais si je la justifie, répondit madame +de Vernon; mais quand madame de Lebensei auroit commis une faute, la +charité chrétienne commanderoit l'indulgence envers elle.--La charité +chrétienne, répondit Matilde, est toujours accessible au repentir; +mais quand on persiste dans le crime, elle ordonne au moins de +s'éloigner des coupables.--Et vous voudriez, ma fille, que madame de +Lebensei quittât maintenant M. de Lebensei?--Oui, je le voudrois, +s'écria Matilde, car il n'est point, car il ne peut être son mari. On +dit de plus que c'est un homme dont les opinions politiques et +religieuses ne valent rien; mais je ne m'en mêle point: il est +protestant, il est tout simple que sa morale soit fort relâchée. Il +n'en est pas de même de madame de Lebensei, elle est catholique, elle +est ma parente; je vous le répète, ma conscience ne me permet pas de +la voir.--Eh bien, j'irai seule chez elle, répondit madame de +Vernon.--Je vous y accompagnerai, ma chère tante, lui dis-je, si vous +le permettez.--Aimable Delphine! s'écria madame de Vernon en +soupirant! eh bien! nous irons ensemble; elle demeure à deux lieues de +chez vous, elle passe sa vie dans la retraite, elle sait combien sa +conduite a été, non-seulement blâmée, mais calomniée; elle ne veut +point s'exposer à la société qui est très-mal pour elle.--Dites-lui +bien, reprit Matilde avec assez de vivacité, que ce n'est point ce +qu'on peut dire d'elle qui m'empêche d'aller la voir; je ne suis point +soumise à l'opinion, et personne ne sauroit la braver plus volontiers +que moi, si le moindre de mes devoirs y étoit intéressé; au premier +signe de repentir que donnera madame de Lebensei, je volerai auprès +d'elle, et je la servirai de tout mon pouvoir. Matilde, m'écriai-je +involontairement, Matilde, croyez-vous qu'on se repente d'avoir épousé +ce qu'on aime?--A peine ces mois m'étoient-ils échappés, que je +craignis d'avoir attiré son attention sur le sentiment qui me les +avoit inspirés; mais je me trompois; elle ne vit dans ces paroles +qu'une opinion qui lui parut immorale, et la combattit dans ce sens. +Je me tus, elle et sa mère repartirent pour Paris, et je vis ainsi +finir une contrainte douloureuse. Mais que de sentimens amers se sont +ranimés dans mon coeur! Quelle conduite que celle de Léonce! Il ne me +fait pas dire un mot, il ne veut pas me voir, il m'accable de +mépris!... Louise, j'ai écrit ce mot; malgré ce qu'il m'en a coûté, +j'ai pu l'écrire! car c'est de toute la hauteur de mon âme que je +considère l'injustice même de Léonce. Je voudrois cependant, je +voudrois au prix de ma misérable vie, qu'il me fût possible de le +rencontrer encore une fois par hasard, sans qu'il put me soupçonner de +l'avoir recherché. Je saurois alors, soyez-en sûre, je saurois +reconquérir son estime; je m'enorgueillis à cette idée; je l'aime +peut-être encore; mais ce qui m'est nécessaire surtout, c'est qu'il me +rende cette considération à laquelle il a sacrifié son bonheur, oui, +son bonheur.... Je valois mieux pour lui que Matilde. Se peut-il qu'un +mouvement de regret ne lui inspire pas le besoin de me parler! Louise, +ne condamnez pas celle que vous avez élevée; ce souhait, Le ciel m'en +est témoin, je ne le forme point pour me livrer aux sentimens les plus +criminels. Mais je voudrois du moins refuser de le voir, qu'il le sût, +qu'il en souffrît un moment, et qu'il cessât de me croire le plus +foible des êtres, le plus indigne de son inflexible caractère. Louise, +j'éprouve les douleurs les plus poignantes, et celles que je confie, +et celles qui me font mal à développer! Pardonnez-moi si j'y succombe; +c'est pour vous seule que je vis encore. + + + + +LETTRE VII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 8 août. + + +Ne puis-je donc faire un pas qui ne renouvelle plus cruellement encore +les chagrins que je ressens? pourquoi m'a-t-on conduite chez madame de +Lebensei? Elle est heureuse par le mariage; elle l'est parce que son +mari a su braver l'opinion, parce qu'il a méprisé les vains discours +du monde, et qu'à cet égard il est en tout l'opposé de Léonce. Madame +de Lebensei est heureuse, et je l'aurois été bien plus qu'elle, car +son caractère ne la met point entièrement au-dessus du blâme; son +coeur est bien loin d'aimer comme le mien; et quel homme, en effet, +pourroit inspirer à personne ce que j'éprouve pour Léonce? + +Madame de Vernon vint me prendre hier pour aller à Cernay comme nous +en étions convenues. En arrivant nous apprîmes que M. de Lebensei +étoit absent. Madame de Lebensei, en nous voyant, fut émue; elle +cherchoit à le cacher, mais il étoit aisé de démêler cependant qu'une +visite de ses parens étoit un événement pour elle, dans la +proscription sociale où elle vivoit. Vous avez connu madame de +Lebensei à Montpellier: elle a près de trente ans; sa figure, calme et +régulière, est toujours restée la même. Nous parlâmes quelque temps +sur tous les sujets convenus dans le monde, pour éviter de se +connoître et de se pénétrer: cette manière de causer n'intéressoit +point une personne qui, comme madame de Lebensei, passe sa vie dans la +retraite; néanmoins elle craignoit de s'approcher la première d'aucun +sujet qui pût nous engager à lui parler de sa situation. J'essayai de +nommer quelques personnes de sa connoissance; il me parut, par ce +qu'elle m'en dit qu'elle ne les voyoit plus; je remarquai bien qu'elle +souffroit d'en avoir été abandonnée, mais je ne m'en aperçus qu'à la +fierté même avec laquelle elle repoussoit tout ce qui pouvoit +ressembler à une tentative pour se justifier, ou à des efforts pour se +rapprocher du monde. Elle veut briser ce qu'elle pourroit conserver +encore de liens avec la société, non par indifférence, mais pour +n'avoir plus aucune communication avec ce qui lui fait mal. + +Madame de Lebensei a pris tellement l'habitude de se contenir en +présence des autres, qu'il étoit difficile de l'amener à nous parler +avec confiance. Cependant, comme madame de Vernon lui faisoit quelques +excuses polies sur l'absence de sa fille, il lui échappa de +dire:--Vous avez la bonté de me cacher, madame, la véritable raison de +cette absence; madame de Mondoville ne veut pas me voir depuis que +j'ai épousé M. de Lebensei.--Madame de Vernon sourit doucement, je +rougis, et madame de Lebensei continua.--Vous, madame, dit-elle en +s'adressant à madame de Vernon, vous, qui m'avez connue dans mon +enfance, et qui avez été l'amie de ma famille, je vous remercie d'être +venue me trouver dans cette circonstance; je remercie madame d'Albémar +de vous avoir accompagnée ici; je ne cherche pas le monde; je ne veux +pas lui donner le droit de troubler mon bonheur intérieur; mais une +marque de bienveillance m'est singulièrement précieuse, et je sais la +sentir.--Ses yeux se remplirent alors de larmes; et, se levant pour +nous les dérober, elle nous mena voir son jardin et le reste de sa +maison. + +L'un et l'autre étoit arrangé avec soin, goût et simplicité; c'étoit +un établissement pour la vie, rien n'y étoit négligé: tout rappeloit +le temps qu'on avoit déjà passé dans cette demeure, et celui plus long +encore qu'on se proposoit d'y rester. Madame de Lebensei me parut une +femme d'un esprit sage sans rien de brillant, éclairée, raisonnable, +plutôt qu'exaltée. Je ne concevois pas bien comment, avec un tel +caractère, sa conduite avoit été celle d'une personne passionnée, et +j'avois un grand désir de l'apprendre d'elle; mais madame de Vernon ne +m'aidoit point à l'y engager; elle étoit triste et rêveuse, et ne se +mêloit point à la conversation. + +En parcourant les jardins de madame de Lebensei, je découvris, dans un +bois retiré, un autel élevé sur quelques marches de gazon; j'y lus ces +mots: _A six ans de bonheur, Élise et Henri_. Et plus bas: _L'amour et +le courage réunissent toujours les coeurs qui s'aiment_. Ces paroles +me frappèrent; il me sembla qu'elles faisoient un douloureux contraste +avec ma destinée; et je restai tristement absorbée devant ce monument +du bonheur. Madame de Lebensei s'approcha de moi; et, troublée comme +je l'étois, je m'écriai involontairement:--Ah! ne m'apprendrez-vous +donc pas ce que vous avez fait pour être heureuse? Hélas! je ne +croyois plus que personne le fût sur la terre.--Madame de Lebensei, +touchée, sans doute, de mon attendrissement, me dit avec un mouvement +très-aimable:--Vous saurez, madame, puisque vous le désirez, tout ce +qui concerne mon sort; je ne puis être insensible à l'espoir de +captiver votre estime. Un sentiment de timidité, que vous trouverez +naturel, me rendroit pénible de parler long-temps de moi; j'aurai plus +de confiance en écrivant.--Madame de Vernon nous rejoignit alors, et +fut témoin de l'expression de ma reconnoissance. + +Madame de Lebensei nous pria toutes les deux de rester chez elle +quelques jours; je m'y refusai pour cette fois, n'en ayant pas prévenu +Thérèse; mais nous promîmes de revenir; je désirois revoir madame de +Lebensei, et j'aurois craint de la blesser en la refusant: on a de la +susceptibilité dans sa situation, et cette susceptibilité, les âmes +sensibles doivent la ménager, car elle donne aux plus petites choses +une grande influence sur le bonheur. + +En revenant avec madame de Vernon, je fus encore plus frappée que je +ne l'avois été le matin de sa pâleur et de sa tristesse, et je lui +demandai à quelle heure elle s'étoit couchée la nuit dernière.--A cinq +heures du matin, me répondit-elle.--Vous avez donc joué?--Oui.--Mon +Dieu! repris-je, comment pouvez-vous vous abandonner à ce goût +funeste? vous y aviez renoncé depuis si long-temps!--Je m'ennuie dans +la vie, me répondit-elle; je manque d'intérêt, de mouvement, et mon +repos n'a point de charmes: le jeu m'anime sans m'émouvoir +douloureusement; il me distrait de toute autre idée, et je consume +ainsi quelques heures sans les sentir.--Est-ce à vous, lui dis-je, de +tenir ce langage? votre esprit....--Mon esprit! interrompit-elle; vous +savez bien que je n'en ai que pour causer, et point du tout pour lire, +ni pour réfléchir; j'ai été élevée comme cela; je pense dans le monde; +seule, je m'ennuie ou je souffre.--Mais ne savez-vous donc pas, lui +dis-je, jouir des sentimens que vous inspirez?--Vous voyez quelle a +été la conduite de ma fille pour moi, me répondit-elle; de ma fille à +qui j'avois fait tant de sacrifices; peut-être qu'en voulant la +servir, je me suis rendue moins digne de votre amitié; vous me +l'accordez encore, mais votre confiance en moi n'est plus la même; +tout est donc altéré pour moi. Néanmoins les momens que je passe avec +vous sont encore les plus agréables de tous; ainsi ne parlons pas de +mes peines dans le seul instant où je les oublie.--Alors elle ramena +la conversation sur madame de Lebensei; et comme elle a tout à la fois +de la grâce et de la dignité dans les manières, il est impossible de +persister à lui parler d'un sujet qu'elle évite, ni de résister au +charme de ce qu'elle dit. + +Elle fut si parfaitement aimable pendant la route, qu'elle suspendit +un moment l'amertume de mes chagrins. La finesse de son esprit, la +délicatesse de ses expressions, un air de douceur et de négligence, +qui obtient tout sans rien demander; ce talent de mettre son âme +tellement en harmonie avec la vôtre, que vous croyez sentir avec elle, +en même temps qu'elle, tout ce que son esprit développe en vous; ces +avantages qui n'appartiennent qu'à elle, ne peuvent jamais perdre +entièrement leur ascendant. Il me semble impossible, quand je vois +madame de Vernon, de ne pas me confier à son amitié; et cependant, dès +que je suis loin d'elle, le doute me ressaisit de nouveau: que le +coeur humain est bizarre! on a des sentimens que l'on cherche à se +justifier, parce qu'on a toujours en soi quelque chose qui les blâme; +et l'on cède à de certains agrémens, à de certains esprits, avec une +sorte de crainte, qui ajoute peut-être encore à l'attrait qu'ils +inspirent et qu'on voudroit combattre. + +Ce matin, comme je me levois, ayant passé presque toute la nuit à +réfléchir sur l'heureux et doux asile de Cernay, je reçus la lettre +que madame de Lebensei m'avoit promis de m'écrire: la voici; jugez, +Louise, de ce que j'ai dû souffrir en la lisant. + +Madame de Lebensei à madame d'Albémar. + +PARMI les sacrifices qui me sont imposés, madame, le seul que j'aurois +de la peine à supporter, ce seroit de vous avoir connue, et de ne pas +chercher à vous prouver que je ne mérite point l'injustice dont on a +voulu me rendre victime. Mettez quelque prix à mes efforts pour +obtenir votre approbation; car jusqu'à ce jour, satisfaite de mon +bonheur, et fière de mon choix, je n'ai pas fait une démarche pour +expliquer ma conduite. + +En prenant la résolution de faire divorce avec mon premier mari, et +d'épouser quelques années après M. de Lebensei, j'ai parfaitement +senti que je me perdois dans le monde, et j'ai formé, dès cet instant, +le dessein de n'y jamais reparoître. Lutter contre l'opinion, au +milieu de la société, est le plus grand supplice dont je puisse me +faire l'idée. Il faut être, ou bien audacieuse, ou bien humble pour +s'y exposer. Je n'étois ni l'une ni l'autre, et je compris très-vite +qu'une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans +la retraite, pour conserver son repos et sa dignité; mais il y a une +grande différence entre ce qui est mal en soi, et ce qui ne l'est +qu'aux yeux des autres; la solitude aigrit les remords de la +conscience, tandis qu'elle console de l'injustice des hommes. + +Si j'avois été très-aimable, très-remarquable par la grâce et l'esprit +de société, le sacrifice de mes succès m'eût peut-être été pénible; +mais j'étois une femme ordinaire dans la conversation, quoique j'eusse +une manière de sentir très-forte et très-profonde; je pouvois donc +renoncer au monde, sans craindre ces regrets continuels de +l'amour-propre, qui troublent tôt ou tard les affections les plus +tendres. + +Je n'avois point à redouter non plus le réveil des passions exaltées; +j'ai de la raison, quoique ma conduite ne soit pas d'accord avec ce +qu'on appelle communément ainsi. C'est d'après des réflexions sages et +calmes, que j'ai pris un parti qui sort de toutes les règles communes; +et rien de ce qui m'a décidée ne peut changer, car c'est d'après mon +caractère et celui de Henri que je me suis déterminée. + +Les événemens de ma vie sont très-simples et peu multipliés; la suite +de mes impressions est le seul intérêt de mon histoire. + +Un Hollandois, M. de T., avoit rapporté des colonies une très-grande +fortune; il passa quelque temps à Montpellier pour rétablir sa santé. +Il se prit, je ne sais pourquoi, d'une passion très-vive pour moi, me +demanda, m'obtint, et m'enmena dans son pays, où je ne connoissois +personne. Il fallut, à dix-huit ans, rompre avec tous les souvenirs de +ma vie. Je voulois m'attacher à mon mari: il y avoit, dans nos esprits +et dans nos caractères, une opposition continuelle; il étoit amoureux +de moi, parce qu'il me trouvoit jolie: car, d'ailleurs, il sembloit +qu'il auroit dû me haïr. Cette espèce d'attachement que je lui +inspirois ajoutoit donc encore à mon malheur; car si ma figure ne lui +avoit pas été agréable, il se seroit éloigné de moi, et je n'aurois +pas senti à chaque instant de la journée les défauts qui me le +rendoient insupportable. + +Avarice, dureté, entêtement, toutes les bornes de l'esprit et de l'âme +se trouvoient en lui. Je me brisois sans cesse contre elles; +j'essayois sans cesse un plan quelconque de bonheur, et tous +échouoient contre son active et revécue médiocrité. + +Il avoit fait sa fortune en Amérique, en exerçant sur ses malheureux +esclaves un despotisme tyrannique; il y avoit contracté l'habitude de +se croire supérieur à tout ce qui l'entouroit; les sentimens nobles, +les idées élevées lui paraissoient de l'affectation ou de la +niaiserie: exerciez-vous une vertu généreuse a vos dépens; il se +moquoit de vous: l'opposiez-vous à ses désirs; non-seulement il +s'irritoit contre vous, mais il cherchoit à dégrader vos motifs; il +vouloit qu'il n'y eût qu'une seule chose de considérée dans le monde, +l'art de s'enrichir, et le talent de faire prospérer, en tout genre, +ses propres intérêts. Enfin, je l'ai doublement senti, dans le temps +de mon malheur et dans les années heureuses qui l'ont suivi, l'étendue +des lumières, le caractère et les idées que l'on nomme philosophiques, +sont aussi nécessaires au charme, à l'indépendance, et à la douceur de +la vie privée, qu'elles peuvent l'être à l'éclat de toute autre +carrière. + +Il falloit, pour vivre bien avec M. de T. que je renonçasse à tout ce +que j'avois de bon en moi; je n'aurois pu me créer un rapport avec lui +qu'en me livrant à un mauvais sentiment. + +Quoiqu'il ne cherchât point à plaire, il étoit très-inquiet de ce +qu'on disoit de lui; il n'avoit ni l'indifférence sur les jugemens des +hommes, que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour +l'opinion, qu'auroit dû lui suggérer son désir de la captiver. Il +vouloit obtenir ce qu'il étoit résolu de ne pas mériter, et cette +manière d'être lui donnoit de la fausseté dans ses rapports avec les +étrangers, et de la violence dans ses relations domestiques. + +Il songeoit du matin au soir à l'accroissement de sa fortune; et je ne +pouvois pas même me représenter cet accroissement comme de nouvelles +jouissances, car j'étois assurée qu'une augmentation de richesses lui +faisoit toujours naître l'idée d'une diminution de dépense, et je ne +disputois sur rien avec lui dans la crainte de prolonger l'entretien, +et de sentir nos âmes de trop près dans la vivacité de la querelle. + +L'exercice d'aucune vertu ne m'étoit permis; tout mon temps étoit pris +par le despotisme ou l'oisiveté de mon mari. Quelquefois les idées +religieuses venoient à mon secours; néanmoins combien elles ont acquis +plus d'influence sur moi depuis que je suis heureuse! Des souffrances +arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être +indigne de soi, gâtent le caractère, au lieu de le perfectionner. +L'âme qui n'a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne +et douce; si je conserve encore quelque sécheresse dans le caractère, +c'est à ces années de douleur que je le dois. Oui, je ne crains pas de +le dire, s'il étoit une circonstance qui pût nous permettre une +plainte contre notre Créateur, ce seroit du sein d'un mariage mal +assorti que cette plainte échapperoit; c'est sur le seuil de la maison +habitée par ces époux infortunés qu'il faudroit placer ces belles +paroles du Dante, qui proscrivent l'espérance. Non, Dieu ne nous a +point condamnés à supporter un tel malheur! le vice s'y soumet en +apparence, et s'en affranchit chaque jour; la vertu doit le briser, +quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur +d'aimer, à ce bonheur dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature +que le mépris de la mort. + +Je ne vous développerai point ici mon opinion sur le divorce; quand M. +de Lebensei sera assez heureux pour vous connoître, madame, il vous +dira mieux que personne les raisonnemens qui m'ont convaincue; je ne +veux vous peindre que les sentimens qui ont décidé de mon sort. + +Un jour, à La Haye, chez l'ambassadeur de France, on m'annonça qu'un +jeune François étoit arrivé le matin de Paris, et devoit nous être +présenté le soir même. Une femme me dit que ce François passoit pour +sauvage, savant et philosophe, que sais-je? tout ce que les François +sont rarement à vingt-cinq ans; elle ajouta qu'il avoit fait ses +études à Cambridge, et que sans doute il s'étoit gâté par les manières +angloises; mais comme il n'existe pas, selon mon opinion, de plus +noble caractère que celui des Anglois, je ne me sentois point prévenue +contre l'homme qui leur ressembloit. Je demandai son nom, elle me +nomma Henri de Lebensei, gentilhomme protestant du Languedoc; sa +famille étoit alliée de la mienne; je ne l'avois jamais vu, mais il +connoissoit le séjour de mon enfance; il étoit François; il avoit au +moins entendu parler de mes parens; cette idée, dans l'éloignement où +je vivois de tout ce qui m'avoit été cher, cette idée m'émut +profondément. + +M. de Lebensei entra chez l'ambassadeur avec plusieurs autres jeunes +gens; je reconnus à l'instant l'image que je m'en étois faite: il +avoit l'habillement et l'extérieur d'un Anglois, rien de remarquable +dans la figure, que de l'élégance, de la noblesse, et une expression, +très-spirituelle. Je ne fus point frappée en le voyant, mais plus je +causai avec lui, plus j'admirai l'étendue et la force de son esprit, +et plus je sentis qu'aucun caractère ne convenoit mieux au mien. + +Depuis ce jour jusqu'à présent, depuis six années, loin de me +reprocher d'aimer Henri de Lebensei, il m'a semblé toujours que si je +l'éloignois de moi je repousserois une faveur spéciale de la +Providence, le signe le plus manifeste de sa protection, l'ami qui me +rend l'usage de mes qualités naturelles, et me conduit dans la route +de la morale, de l'ordre et du bonheur. + +Vous avez peut-être su les cruels traitemens que M. de T. me fit +éprouver quand il sut que j'aimois M. de Lebensei. Je n'avois point +d'enfans; je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T., +avant d'y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à +toute ma fortune; quand je la refusai, il m'enferma dans sa terre et +me menaça de la mort; son amour s'étoit changé en haine, et toute sa +conduite étoit alors soumise à sa passion dominante, à l'avidité. +Henri me sauva par son courage, exposa mille fois sa vie pour me +délivrer, et me ramena enfin en France après deux années, pendant +lesquelles il m'avoit rendu tous les services que l'amour et la +générosité peuvent inspirer. + +Mon divorce fut prononcé; je ne vous fatiguerai point des peines qu'il +m'en coûta pour l'obtenir; c'est Henri que je veux vous faire +connoître, toute ma destinée est en lui. Je vais peut-être vous +étonner, jeune et charmante Delphine; mais ce n'est point la passion +de l'amour, telle qu'on peut la ressentir dans l'effervescence de la +jeunesse, qui m'a décidée à choisir Henri pour le dépositaire de mon +sort; il y a de la raison dans mon sentiment pour lui, de cette raison +qui calcule l'avenir autant que le présent, et se rend compte des +qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On +parle beaucoup des folies que l'amour fait commettre: je trouve plus +de vraie sensibilité dans la sagesse du coeur que dans son égarement; +mais toute cette sagesse consiste à n'aimer, quand on est jeune, que +celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel +doux précepte de morale et de bonheur! Et la morale et le bonheur sont +inséparables, quand les combinaisons factices de la société ne +viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle. + +Henri de Lebensei est certainement l'homme le plus remarquable par +l'esprit qu'il soit possible de rencontrer; une éducation sérieuse et +forte lui a donné sur tous les objets philosophiques des connoissances +infinies, et une imagination très-vive lui inspire des idées nouvelles +sur tous les faits qu'il a recueillis. Il se plaît à causer avec moi, +d'autant plus qu'une sorte de timidité sauvage et fière le rend +souvent taciturne dans le monde; comme son esprit est animé et son +caractère assez sérieux, plus le cercle se resserre, plus il déploie +dans la conversation d'agrémens et de ressources, et seul avec moi il +est plus aimable encore qu'il ne s'est jamais montré aux autres. Il +réserve pour moi des trésors de pensées et de grâce, tandis que le +commun des hommes s'exalte pour les auditeurs, s'enflamme par +l'amour-propre, et se refroidit dans l'intimité: tous ceux qui aiment +la solitude, ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous +diront de quel prix est dans les jouissances habituelles ce besoin de +communiquer ses idées, de développer ses sentimens, ce goût de +conversation qui jette de l'intérêt dans une vie où le calme s'achète +d'ordinaire aux dépens de la variété; et ne croyez point que cet +empressement de Henri pour mon entretien naisse seulement de son amour +pour moi; ma raison m'auroit dit encore qu'il ne faut jamais compter +sur les qualités que l'amour donne, ou se croire préservé des défauts +dont il corrige. Ce qui me rend certaine de mon bonheur avec Henri, +c'est que je connois parfaitement son caractère tel qu'il est, +indépendamment de l'affection que je lui inspire, et que je suis la +seule personne au monde avec laquelle il ait entièrement développé ses +vertus comme ses défauts. + +Henri possède un genre d'agrément et de gaîté qui ne peut se +développer que dans la familiarité de sentimens intimes; ce n'est +point une grâce de parure, mais une grâce d'originalité dont la +parfaite aisance augmente beaucoup le charme: quand l'intimité est +arrivée à ce point, qui fait trouver du charme dans des jeux d'enfans, +dans une plaisanterie vingt fois répétée, dans de petits détails sans +fin auxquels personne que vous deux ne pourroit jamais rien +comprendre; mille liens sont enlacés autour du coeur, et il suffiroit +d'un mot, d'un signe, de l'allusion la plus légère à des souvenirs si +doux, pour rappeler ce qu'on aime du bout du monde. + +J'ai de la disposition à la jalousie; Henri ne m'en fait jamais +éprouver le moindre mouvement: je sais que seule je le connois, que +seule je l'entends, et qu'il jouit d'être senti, d'être estimé par +moi, sans avoir jamais besoin de mettre en dehors ce qu'il éprouve. Il +a des opinions très-indépendantes, assez de mépris pour les hommes en +général, quoiqu'il ait beaucoup de bienveillance pour chacun d'eux en +particulier. On a dit assez de mal de lui, surtout depuis que, dans +les querelles politiques, il s'est montré partisan de la révolution; +il tient cette injustice pour acceptée, et rien au monde ne pourroit +le contraindre à une justification, pas même à une démonstration de ce +qu'il est: dès que cette démonstration peut être demandée, elle lui +devient impossible. Le parfait naturel de son caractère m'est encore +un garant de sa fidélité; s'il formoit une nouvelle liaison, il seroit +obligé d'entrer dans des explications sur lui-même, sur ses défauts, +sur ses qualités, dont sa conduite envers moi le dispense; il m'a +parlé par ses actions, et c'est de cette manière qu'un caractère fier +et souvent calomnié aime à se faire connoître. + +Sous des formes froides et quelquefois sévères, il est plus accessible +que personne à la pitié; il cache ce secret, de peur qu'on n'en abuse; +mais moi, je le sais et je m'y confie. Sans doute je serois bien +malheureuse, s'il n'étoit retenu près de moi que par la crainte de +m'affliger en s'éloignant; mais tout en jouissant de l'amour que je +lui inspire, je songe avec bonheur que deux vertus me répondent de son +coeur, la vérité et la bonté. Nous nous faisons illusion; mais quand +on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu +besoin des femmes; tant d'intérêts divers animent leur vie, que ce +n'est pas assez du goût le plus vif, de l'attrait le plus tendre, pour +répondre de la durée d'une liaison: il faut encore que des principes +et des qualités invariables préservent l'esprit de se livrer à une +affection nouvelle, arrêtent les caprices de l'imagination, et +garantissent le coeur long-temps avant le combat; car s'il y avoit +combat, le triomphe même ne seroit plus du bonheur. + +Que de qualités cependant, que de singularités même ne faut-il pas +trouver réunies dans le caractère d'un homme, pour avoir la certitude +complète de son affection constante et dévouée! et, sans cette +certitude, combien le parti que j'ai adopté seroit insensé! car +lorsqu'on prend une résolution contraire à l'opinion générale, rien ne +vous soutient que vous-même: vous avez contracté l'engagement d'être +heureuse, et si jamais vous laissiez échapper quelques regrets, le +public et vos amis seroient prêts à les repousser au fond de votre +coeur comme dans leur seul asile. + +Je ne le dissimulerai point, les opinions philosophiques de Henri, la +force de son caractère, son indifférence absolue pour la manière de +penser des autres, quand elle n'est pas la sienne, tous ces appuis +m'ont été bien nécessaires pour lutter contre la défaveur du monde. Un +homme s'affranchit aisément de tout ce qui n'est pas sa conscience, et +s'il possède des talens vraiment distingués, c'est en obtenant de la +gloire qu'il cherche à captiver l'opinion publique; la gloire commence +à une grande distance du cercle passager de nos relations +particulières, et n'y pénètre même qu'à la longue. M. de Lebensei, par +un contraste singulier, mais naturel, est parfaitement indifférent à +l'opinion de ce qu'on appelle la société, et très-ambitieux +d'atteindre un jour à l'approbation du monde éclairé: moi, qui ne puis +être connue qu'autour de moi, je ne nie point que je ne sois affligée +quelquefois d'être généralement blâmée; mais comme ce blâme ne produit +pas sur Henri la plus légère impression, comme je suis assurée qu'il y +est tout-à-fait indifférent, je me distrais facilement de ma peine. +L'on n'est inconsolable, dans un sentiment vrai, que de la douleur de +ce qu'on aime; l'on finit toujours par oublier la sienne propre. + +J'étois convaincue que la morale et la religion bien entendues ne me +défendoient point d'épouser Henri, puisque je ne troublois, par cette +résolution, la destinée de personne, et que je n'avois à rendre compte +qu'à Dieu de mon bonheur. Devois-je donc, quand le ciel m'avoit fait +rencontrer le seul caractère qui pût s'identifier avec le mien, le +seul homme qui pût tirer de mes qualités et de mes défauts des sources +de félicité pour tous les deux; devois-je sacrifier ce sort unique au +mal que pouvoient dire de moi de froids amis qui m'ont bientôt +oubliée, des indifférens qui savent à peine mon nom? Ils me +conseilleroient de renoncer au seul être qui m'aime, au seul être qui +me protège dans ce monde, tout en se préparant à me refuser du secours +si j'en avois besoin, si, redevenue isolée par déférence pour leurs +avis, j'allois leur demander l'un des milliers de services qu'Henri me +rendroit sans les compter. + +Non, ce n'est point à l'opinion des hommes, c'est à la vertu seule +qu'on peut immoler les affections du coeur; entre Dieu et l'amour, je +ne reconnois d'autre médiateur que la conscience. + +De quoi vous menace donc la société? de ne plus vous voir? la punition +n'est pas égale à la sévérité des lois qu'elle impose. Cependant, je +le répète à vous, madame, qui êtes encore dans les premières années de +la jeunesse, mon exemple ne doit entraîner personne à m'imiter. C'est +un grand hasard à courir pour une femme, que de braver l'opinion; il +faut, pour l'oser, se sentir, suivant la comparaison d'un poète, _un +triple airain autour du coeur_, se rendre inaccessible aux traits de +la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses +sentimens; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les +ressources qui permettent de s'en passer, et ne pas être douée +cependant d'un esprit ou d'une beauté rare, qui feroient regretter les +succès pour toujours perdus. Enfin, il faut trouver dans l'objet de +nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du +coeur et de la raison, et traverser la vie appuyés l'un sur l'autre, +en s'aimant et faisant le bien. + +Vous connoissez maintenant ma situation, madame; vous aurez aperçu que +mon bonheur n'est pas sans mélange; mais le bonheur parfait ne peut +jamais être le partage d'une femme à qui l'erreur de ses parens ou la +sienne propre ont fait contracter un mauvais mariage. Si l'enfant que, +je porte dans mon sein est une fille, ah! combien je veillerai sur son +choix! combien je lui répéterai que, pour les femmes, toutes les +années de la vie dépendent d'un jour! et que d'un seul acte de leur +volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur +destinée. + +Quand des personnes que j'estime condamnent la résolution que j'ai +prise; quand j'éprouve la foiblesse ou la dureté de mes amis, +quelquefois je ne retrouve plus, même dans la solitude, le repos que +j'espérois, et le souvenir du monde s'y introduit pour la troubler. +Mais dans les momens où je suis le plus abattue, un beau jour avec +Henri relève mon âme: nous sommes jeunes encore l'un et l'autre, et +néanmoins nous parlons souvent ensemble de la mort, nous cherchons +dans nos bois quelque retraite paisible pour y déposer nos cendres; +là, nous serons unis, sans que les générations successives qui +fouleront notre tombe nous reprochent encore notre affection mutuelle! + +Nous nous entretenons souvent sur les idées religieuses, nous +interrogeons le ciel par des regards d'amour: nos âmes, plus fortes de +leur intimité, essaient de pénétrer à deux dans les mystères éternels. +Nous existons par nous mêmes, sans aucun appui, sans aucun secours des +hommes. M. de Lebensei, je l'espère, est plus heureux que moi, car il +est beaucoup plus indépendant des autres. Quand les chagrins, causés +par l'opinion, me font souffrir, je me dis que j'aurois été trop +heureuse, si les hommes avoient joint leur suffrage à ma félicité +intérieure, si j'avois vu, pour ainsi dire, mon bonheur se répéter de +mille manières dans leurs regards approbateurs. L'imparfaite destinée +jette toujours des regrets à travers les plus pures jouissances; la +peine que j'éprouve, la seule de ma vie, me garantit peut-être la +possession de tout ce qui m'est cher; elle m'acquitte envers la +douleur, qui ne veut pas qu'on l'oublie, et j'obtiendrai peut-être en +compensation le seul bien que je demande maintenant au ciel......... +Mourir avant Henri, recevoir ses soins à ma dernière heure, entendre +sa douce voix me remercier de l'avoir rendu heureux, de l'avoir +préféré à tout sur cette terre; alors j'aurai vécu de la vraie +destinée pour laquelle les femmes sont faites; aimer, encore aimer, et +rendre enfin au Dieu qui nous l'a donnée une âme que les affections +sensibles auront seules occupée. + +ÉLISE DE LEBENSEI. + + +Ah! ma chère Louise, maintenant que vous avez fini cette lettre, +avez-vous donné quelques larmes aux regrets qu'elle a ranimés dans mon +coeur? Avez-vous pressenti toutes les réflexions amères qu'elle m'a +suggérées? Que d'obstacles M. de Lebensei n'a-t-il pas eus à vaincre +pour épouser celle qu'il aimoit! Et Léonce, comme aisément il y a +renoncé! C'est madame de Lebensei qui pense à la défaveur de +l'opinion; mais son mari ne s'en est pas occupé un seul instant; il ne +dépend que de ses propres affections, il ne se soumet qu'à ce qu'il +aime; et Léonce.... Ne croyez pas cependant que son caractère ait +moins de force, qu'il soit en rien inférieur à personne; mais il a +manqué d'amour: je veux en vain me faire illusion, tout le mal est là. + +Hélas! sans le savoir, madame de Lebensei condamne à chaque ligne la +conduite de Léonce. La douleur que m'a causée cette lettre ne me sera +point inutile; si je le revoyois, je pourrois lui parler, je serois +calme et fière en sa présence. + + + + +LETTRE VIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + + +Louise, qu'ai-je éprouvé? Que m'a-t-il dit? Je n'en sais rien; je l'ai +vu; mon âme est bouleversée; je croyois entrevoir une espérance, +madame de Vernon me l'a presque entièrement ravie. Pouvez-vous +m'éclairer sur mon sort? Ah! je ne suis plus capable de rien juger par +moi-même. + +Je reçus hier à Paris, où j'étois venue pour reconduire madame de +Vernon, une lettre vraiment touchante de madame d'Ervins. Dans cette +lettre, elle me conjurait d'aller chez un peintre au Louvre, où le +portrait de M. de Serbellane étoit encore, et de le lui apporter pour +le considérer une dernière fois. Elle me disoit: «Je me suis persuadée +la nuit passée que ses traits étoient effacés de mon souvenir; je les +cherchois comme à travers des nuages qui se plaçoient toujours entre +ma mémoire et moi: je le sais, c'est une chimère insensée; mais il +faut que j'essaie de me calmer avant le dernier sacrifice. Ces +condescendances que j'ai encore pour mes foiblesses ne vous +compromettront plus long-temps, ma chère amie; ma résolution est +prise, et tout ce qui semble m'en écarter m'y conduit.» + +Je n'hésitai pas à donner à Thérèse la consolation qu'elle désiroit, +et madame de Vernon, à qui j'en parlai, fut entièrement de mon avis. + +J'allai donc ce matin au Louvre; mais avant d'arriver à l'atelier du +peintre de M. de Serbellane, je m'arrêtai dans la galerie des +tableaux; il y en avoit un qu'un jeune artiste venoit de terminer [Le +Marcus Sextus de Guérin.]: il me frappa tellement, qu'à l'instant où +je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous +les arts, c'est à la peinture que je suis le moins sensible; mais ce +tableau produisit sur moi l'impression vive et pénétrante, que +jusqu'alors je n'avois jamais éprouvée que par la poésie ou la +musique. + +Il représente Marcus Sextus, revenant à Rome après les proscriptions +de Sylla. En rentrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue +sans vie, sur son lit; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à +ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la +sienne; il ne regarde pas encore son visage; il a peur de ce qu'il va +souffrir; ses cheveux se hérissent, il est immobile; mais tous ses +membres sont dans la contraction du désespoir. L'excès de l'agitation +de l'âme semble lui commander l'inaction du corps. La lampe s'éteint, +le trépied qui la soutient se renverse, tout rappelle la mort dans ce +tableau; il n'y a de vivant que la douleur. + +Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions +n'excitent jamais dans notre coeur, sans un retour sur nous-mêmes; et +je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée +au milieu de la mer, j'avois vu de loin, sur les flots, les débris +d'un naufrage. + +Je fus tirée de ma rêverie par l'arrivée du peintre qui me mena dans +son atelier; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de +ressemblance. Je demandai qu'on le portât dans ma voiture: pendant +qu'on l'arrangeoit, je revins dans la galerie pour revoir encore le +tableau de Marcus Sextus. + +En entrant, j'aperçois Léonce placé comme je l'étois devant ce +tableau, et paroissant ému comme moi de son expression; sa présence +m'ôta dans l'instant toute puissance de réflexion, et je m'avançai +vers lui sans savoir ce que je faisois. Il leva les yeux sur moi, et +ne parut point surpris de me voir. Son âme étoit déjà ébranlée; il me +sembla que j'arrivois comme il pensoit à moi, et que ses réflexions le +préparoient à ma présence. + +--On plaint, me dit-il avec une sorte d'égarement tout-à-fait +extraordinaire, et presque sans me regarder, oui, l'on plaint ce +Romain infortuné qui, revenant dans sa patrie, ne trouve plus que les +restes inanimés de l'objet de sa tendresse; eh bien! il seroit mille +fois plus malheureux s'il avoit été trompé par la femme qu'il adoroit, +s'il ne pouvoit plus l'estimer ni la regretter sans s'avilir. Quand la +mort a frappé celle qu'on aime, la mort aussi peut réunir à elle; +notre âme, en s'échappant de notre sein, croit s'élancer vers une +image adorée; mais si son souvenir même est un souvenir d'amertume, si +vous ne pouvez penser à elle sans un mélange d'indignation et d'amour, +si vous souffrez au dedans de vous par des sentimens toujours +combattus, quel soulagement trouverez-vous dans la tombe? Ah! +regardez-le encore, madame, cet homme malheureux qui va succomber sous +le poids de ses peines; il ne connoissoit pas les douleurs les plus +déchirantes; la nature, inépuisable en souffrances, l'avoit encore +épargné. Il tient, s'écria Léonce avec l'accent le plus amer, et en me +saisissant le bras comme un furieux, il tient la main décolorée de la +compagne de sa vie; mais la main cruelle de celle qui lui fut chère +n'a pas plongé dans son sein un fer empoisonné. + +--Effrayée de son mouvement, ne pouvant comprendre ses discours, je +voulois lui répondre, l'interroger, me justifier; un de mes gens +apporta dans cet instant le portrait de M. de Serbellane, et le +peintre qui le suivoit lui dit:--Mettez ce tableau avec beaucoup de +soin dans la voiture de madame d'Albémar.--Léonce me quitte, +s'approche du portrait, lève la toile qui le couvroit, la rejette avec +violence, et se retournant vers moi avec l'expression de visage la +plus insultante:--Pardonnez-moi, me dit-il, madame, les momens que je +vous ai fait perdre; je ne sais ce qui m'avoit troublé; mais ce qui +est certain, ajouta-t-il en pesant sur ce mot de toute la fierté de +son âme, ce qui est certain, c'est que je suis calme à présent.--En +prononçant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux, et +disparut. + +Je restai confondue de cette scène, immobile à la place où Léonce +m'avoit laissée, et cherchant a deviner le sens des reproches sanglans +qu'il m'avoit adressés: cependant une idée me saisit, c'est que tout +ce qu'il m'avoit dit, et l'impression qu'avoit produite sur lui le +portrait de M. de Serbellane pouvoit appartenir à la jalousie; cette +pensée, peut-être douce, n'étoit encore que confuse dans ma tête, +lorsque madame de Vernon arriva; je ne l'attendois point; elle avoit +été chez moi, ne me croyant pas encore partie, et voulant m'amener +elle-même chez le peintre. Je lui exprimai dans mon premier mouvement +toutes les idées qui m'agitoient, et je lui demandai vivement comment +il seroit possible que Léonce pût croire que j'aimois M. de Serbellane, +lui qui devoit savoir l'histoire de madame d'Ervins.--Aussi, me +répondit-elle, ne le croit-il pas. Mais vous n'avez pas d'idée de son +caractère, et de l'irritation qu'il éprouve sur tout ce qui vous +regarde.--Cette réponse ne me satisfit pas, et je regardai madame de +Vernon avec étonnement; je ne sais ce qui se passa dans son esprit +alors; mais elle se tut pendant quelques instans, et reprit ensuite +d'un ton ferme, qui me fit rougir des pensées que j'avois eues, et ne +me prouva que trop combien elles étoient fausses. + +--Je pénètre, me dit madame de Vernon, l'injuste défiance que vous +avez contre moi, je ne puis la supporter, il faut que tout soit +éclairci; je forcerai Léonce, malgré les motifs qu'il pourroit +m'opposer, à vous expliquer lui-même les raisons qui l'ont déterminé à +ne pas s'unir à vous. Je fais peut-être une démarche contraire à mon +devoir de mère, en vous rapprochant du mari de ma fille, car +certainement il ne pourra jamais vous voir sans émotion, quelle que +soit son opinion sur votre conduite; mais ce qu'il m'est impossible de +tolérer, c'est votre défiance, et pour qu'elle finisse, je vais écrire +dès demain à Léonce que je le prie d'avoir un entretien avec vous. + +--Jugez, ma soeur, de l'effroi qu'un tel dessein dut me causer; je +conjurai madame de Vernon d'y renoncer; elle me quitta sans vouloir me +dire ce qu'elle feroit; elle étoit blessée, je n'en pus obtenir un +seul mot; mais je pars à l'instant même pour passer deux jours à +Cernay chez madame de Lebensei; si madame de Vernon, malgré mes +instances, me ménage assez peu pour demandera Léonce de me voir, au +moins il saura que je n'ai point consenti à cette humiliation; il ne +me trouvera point chez moi, à Paris, ni à Bellerive. + + + + +LETTRE IX. + +Madame de Vernon à Léonce. + + +Après tout ce que je vous ai dit, après tout ce qui s'est passé, votre +agitation, en parlant hier matin à madame d'Albémar, l'a fort étonnée, +mon cher Léonce: elle voudroit ne point partir sans que vous fussiez +en bonne amitié l'un avec l'autre; elle pense avec raison qu'étant +devenus proches parens par votre mariage avec ma fille, vous ne devez +pas rester brouillés; je désirerois donc que vous vous rencontrassiez +tous les deux chez moi demain soir; le voulez-vous? + + + + +LETTRE X. + +Réponse de Léonce à madame de Vernon. + + +Je n'ai rien à dire à madame d'Albémar, madame, qui pût motiver +l'entretien que vous me demandez. Nous sommes et nous resterons +parfaitement étrangers l'un à l'autre: l'amitié comme l'amour doivent +être fondés sur l'estime, et quand je suis forcé d'y renoncer, +dispensez-moi de le déclarer. + + + + +LETTRE XI. + +Léonce à M. Barton. + +Paris, ce 14 août. + + +Je l'ai offensée, mortellement offensée, mon ami, je le voulois, et +néanmoins je m'en repens avec amertume; mais aussi comment se peut-il +que le jour même où j'apprends par hasard de madame de Vernon, que +madame d'Albémar doit aller chez le peintre de M. de Serbellane, le +jour où je la vois emporter ce portrait avec elle, madame de Vernon +me propose de rencontrer chez elle madame d'Albémar, de lui dire +adieu, lorsqu'elle part pour rejoindre M. de Serbellane! et de quels +termes madame de Vernon, inspirée sans doute par madame d'Albémar, se +sert-elle pour m'y engager! elle me rappelle l'amitié, les liens de +famille qui doivent me rapprocher de sa nièce! Non, je ne suis ni le +parent, ni l'ami de Delphine; je la hais ou je l'adore, mais rien ne +sera simple entre nous, rien ne se passera selon les règles communes. +Il est vrai, je ne devois pas me servir d'expressions blessantes en +refusant de la voir; tant de circonstances cependant s'étoient +réunies pour m'irriter! je fus tout le jour assez content de +moi-même, mais la nuit, mais le lendemain qui suivit, je ne pus me +défendre du remords d'avoir outragé celle que j'ai si tendrement +aimée. J'allai chez madame de Vernon pour la conjurer de ne pas +montrer ma réponse à madame d'Albémar. Madame de Vernon étoit partie +pour la campagne de madame de Lebensei; il n'y avoit pas une heure, +me dit-on, qu'elle étoit en route: j'eus l'espoir, en montant à +cheval, de la rejoindre, et je partis à l'instant; j'arrive à Cernay, +sans rencontrer madame de Vernon; un de mes gens me précède, on ouvre +la grille, j'entre, et j'aperçois d'abord la voiture de madame +d'Albémar, qui étoit avancée devant la porte de l'intérieur de la +maison. J'imaginai que madame d'Albémar étoit au moment de partir, et +je ne sais par quelle inconséquence du coeur, quoique je ne fusse pas +venu dans l'intention de la voir, je ne supportai pas l'idée que cela +me seroit impossible. Sans projet ni réflexion, j'avance et je crie +au cocher:--Reculez.--J'attends madame, me répondit-il.--Reculez, lui +dis-je;--et je sautai en bas de mon cheval avec une action si +véhémente, qu'il m'obéit de frayeur. Je fus honteux de ma folle +colère, quand je me trouvai seul au milieu de la cour, examiné par +tous les domestiques qui y étoient. Celui de madame d'Albémar, se +ressouvenant du temps où sa maîtresse avoit du plaisir à me voir, me +dit qu'elle étoit dans le jardin; j'y entrai par la porte de la cour, +toujours dans le même égarement; j'étois dans une maison étrangère, +je n'y connoissois personne, mais j'allois où elle étoit, comme un +malheureux entraîné par une force surnaturelle. Il étoit neuf heures +du soir, le ciel étoit parfaitement serein, et la beauté de la nuit +auroit calmé tout autre coeur que le mien; mais dans mon agitation, +je ne pouvois éprouver aucune impression douce. Je la cherchois, et +mes yeux repoussoient tout ce qui n'étoit pas elle. J'aperçus d'une +des hauteurs du jardin, à travers l'ombre des arbres, cette charmante +figure que je ne puis méconnoître; elle étoit appuyée sur un monument +qu'elle sembloit considérer avec attention; une petite fille à ses +pieds, habillée de noir, la tiroit par sa robe pour la rappeler à +elle. Je m'approchai sans me montrer: Delphine levoit ses beaux yeux +vers le ciel, et je crus la voir pâle et tremblante, telle que son +image m'étoit apparue à l'église. Elle prioit, car toute l'expression +de son visage peignoit l'enthousiasme de l'inspiration. Le vent +venoit de son côté, il agitoit les plis de sa robe avant d'arriver +jusqu'à moi; en respirant cet air je croyois m'enivrer d'elle; il +m'apportoit un souffle divin. Je restai quelques instans dans cette +situation: depuis un mois, mon coeur oppressé n'avoit pas cessé de me +faire mal; je le sentois alors battre avec moins de peine, j'y +pouvois poser la main sans douleur. Je serois resté long-temps dans +cet état, si je n'avois pas vu Delphine sortir du bosquet, pour lire, +aux rayons de la lune, une lettre qu'elle tenoit entre ses mains: il +me vint dans l'esprit que c'étoit celle que j'avois écrite à madame +de Vernon, et que les signes de douleur que je remarquois sur le +visage de Delphine, venoient peut-être de la peine que je lui avois +causée. Je ne pus résister à cette idée; je m'approchai +précipitamment de madame d'Albémar; elle se retourna, tressaillit, et +prête à tomber, elle s'appuya sur un arbre. Je reconnus ma lettre +qu'elle regardoit encore: j'allois m'en saisir pour la déchirer, +lorsque Delphine, reprenant ses forces, s'avança vers moi, et tenant +ma lettre dans l'une de ses mains, elle leva l'autre vers le ciel. +Jamais je ne l'avois vue si ravissante; je crus un moment que moi +seul j'étois coupable, il me sembloit que j'entendois les anges +qu'elle invoquoit à son secours parler pour elle et m'accuser. Je +tombai à genoux devant le ciel, devant elle, devant la beauté; je ne +sais ce que j'adorois, mais je n'étois plus à moi.--Parlez, +m'écriai-je, parlez; prosterné devant vous, je vous demande de vous +justifier.--Non, me dit-elle en mettant sa main sur son coeur, ma +réponse est là, celui qui put m'offenser n'a pas mérité de +l'entendre.--Elle s'éloigna de moi, je la conjurai de s'arrêter, mais +en vain; je vis de loin madame de Vernon qui venoit rapidement vers +nous avec madame de Lebensei; je fis un dernier effort pour obtenir +un mot, il fut inutile, et mon coeur irrité reprit l'indignation que +le regard de Delphine avoit comme suspendue. Je voulus paroître calme +en présence des étrangers, et ne pas rendre Delphine témoin de mon +abattement. Je parlai vite, je rassemblai au hasard tout ce que je +pouvois dire à madame de Lebensei et à madame de Vernon, et quand je +crus en avoir assez fait pour avoir l'air d'être tranquille, je +regardai Delphine, d'abord avec assurance. Elle n'avoit point essayé, +comme moi, de cacher son émotion; elle s'appuyoit sur la fille de +madame d'Ervins, marchoit avec peine, ne répondoit à rien, et +cherchoit seulement avec ses regards la route qui conduisoit hors du +parc. Dès que je vis sa tristesse, je me tus, et je la suivis en +silence; madame de Vernon et madame de Lebensei tâchoient en vain de +soutenir la conversation; au, moment où nous approchâmes de la porte, +les yeux de madame d'Albémar tombèrent sur moi; si je n'avois vu que +ce regard, il me semble que ma situation ne seroit point amère, mais +elle a refusé de se justifier.... Insensé que je suis! que +pouvoit-elle me dire? désavouera-t-elle son choix? ne m'a-t-elle pas +trompé? peut-elle anéantir le passé? mais pourquoi donc voulois-je la +voir, et pourquoi ne puis-je jamais oublier cette expression de +douleur qui s'est peinte dans tous ses traits? Est-ce encore un art +perfide? mais de l'art avec ce visage, avec cet accent! feignoit-elle +aussi l'état où je l'ai vue, lorsqu'elle ne pouvoit m'apercevoir? Sa +voiture en s'en allant passoit devant une des allées du parc; j'ai +fait quelques pas derrière les arbres, pour la suivre encore des +yeux; la fille de madame d'Ervins avoit jeté ses bras autour d'elle, +et Delphine la tenoit serrée contre son coeur, avec un abandon si +tendre, une expression si touchante! il m'a semblé que sa poitrine se +soulevoit par des sanglots. Une femme dissimulée pourroit-elle +presser ainsi un enfant contre son sein? cet âge si vrai, si pur, +seroit-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté? non, +elle a été émue en me revoyant; non, ce sentiment n'étoit point un +mensonge; mais elle est liée à M. de Serbellane, elle n'auroit pu me +le nier; je devois m'y attendre, je ne la chercherai plus. Avant de +l'avoir rencontrée, j'espérois toujours que si je la revoyois, cet +instant changeroit mon sort. Je l'ai revue, et c'en est fait. Je n'en +suis que plus malheureux. Que venois-je faire chez madame de +Lebensei? Pourquoi madame d'Albémar y étoit-elle? C'est une maison +qui me déplaît sous tous les rapports. M. de Lebensei étoit absent, +je ne le regrettai point. M. de Lebensei n'a-t-il pas entraîné la +femme qu'il aimoit dans une démarche qui l'expose au blâme universel? +Je suis sûr qu'elle n'est point heureuse, quoiqu'elle ait eu soin de +répéter plusieurs fois qu'elle l'étoit: son inquiétude secrète, son +calme apparent, ce mélange de timidité et de fierté qui rend ses +manières incertaines, tout en elle est une preuve indubitable qu'on +ne peut braver l'opinion sans en souffrir cruellement; mais moi qui +la respecte, mais moi qui n'ai rien fait que l'on puisse me +reprocher, en suis-je plus heureux? mon ami, il n'est pas d'homme sur +la terre aussi misérable. + +Pourquoi, tout en m'écrivant avec intérêt, avec affection, ne me +dites-vous rien sur le sujet de mes peines? craignez-vous de me +montrer que vous aimez encore madame d'Albémar? j'y consens, je suis +peut-être même assez foible pour le désirer; mais de grâce, parlez-moi +d'elle, et ne m'abandonnez pas seul au tourment de mes pensées. + + + + +LETTRE XII. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, 23 août. + + +Pour la première fois, ma chère amie, je désapprouve entièrement les +sentimens que vous m'exprimez. Quoi! Léonce, en se refusant à vous +voir, écrit formellement qu'il a cessé de vous estimer, et dans le +moment où cette conduite révoltante ne devroit vous inspirer que de +l'indignation, votre lettre à moi [Cette lettre, ainsi que quelques +autres dont il est parlé, ne se trouve pas dans le recueil.] n'est +remplie que du regret de ne lui avoir pas parlé, de n'avoir pas essayé +de vous justifier à ses yeux! on diroit que vous devenez plus foible, +quand il se montre plus injuste; vainement vous vous faites illusion, +en m'assurant que ce n'est point l'amour, mais la fierté, mais le +sentiment de votre dignité blessée, qui ne vous permet pas de +supporter qu'il se croye le droit de vous offenser, en parlant, en +pensant mal de vous. Voulez-vous savoir la vérité? La lettre de Léonce +vous cause une douleur plus vive que toutes celles que vous aviez +ressenties, et vous n'avez plus la force de vous y résigner: ce n'est +pas tout encore; en revoyant ce redoutable Léonce, votre sentiment +pour lui s'est ranimé, et peut-être, pardonnez-moi de vous le dire, il +le faut pour vous éclairer sur vous-même, peut-être avez-vous aperçu +qu'il avoit éprouvé près de vous une émotion profonde, et qu'un plus +long entretien le rameneroit à vos pieds. Pardon encore une fois, +votre coeur ne s'est pas rendu compte de ses impressions, mais pensez +à l'irréparable malheur d'exciter dans le coeur de Léonce une passion +qui lui inspireroit sans doute de l'éloignement pour Matilde! + +Delphine, souvenez-vous que, dans vos conversations avec mon frère, +vous répétiez souvent que la vertu dont toutes les autres dérivoient, +c'étoit la bonté, et que l'être qui n'avoit jamais fait de mal à +personne étoit exempt de fautes au tribunal de sa conscience. Je le +crois comme vous, la véritable révélation de la morale naturelle est +dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver, et vous +braveriez ce sentiment, vous Delphine! Je ne raisonnerai point avec +vous sur vos devoirs, mais je vous dirai: songez à Matilde; elle a +dix-huit ans, elle a confié son bonheur et sa vie à Léonce, +abuserez-vous des charmes que la nature vous a donnés, pour lui ravir +le coeur que Dieu et la société lui ont accordé pour son appui? Vous +ne le voulez pas, mais que d'écueils dans votre situation, si vous +n'avez pas le courage de quitter Paris, et de revenir auprès de moi! + +Je songe aussi avec inquiétude que cette madame de Vernon, dont la +conduite est si compliquée, quoique sa conversation soit si simple, +est la seule personne qui ait du crédit sur vous à Paris; pourquoi ne +répondez-vous pas à l'empressement que madame d'Artenas a pour vous, +depuis que vous avez rendu service à sa nièce, madame de R.? Elle m'a +écrit plusieurs fois qu'elle désireroit se lier plus intimement avec +vous; je sais que quand elle vint nous voir à Montpellier, à son +retour de Barège, vous ne me permettiez pas de la comparer à madame de +Vernon. Elle est certainement moins aimable; elle n'a pas surtout +cette apparence de sensibilité, cette douceur dans les discours, cet +air de rêverie dans le silence, qui vous plaisent dans madame de +Vernon; mais son caractère a bien plus de vérité: elle a une parfaite +connoissance du monde; je conviens qu'elle y attache trop de prix, et +que si elle n'avoit pas vraiment beaucoup d'esprit, l'importance +qu'elle met à tout ce qu'on dit à Paris pourroit passer pour du +_comérage_: néanmoins personne ne donne de meilleurs conseils, et soit +vertu, soit raison, elle est toujours pour le parti le plus honnête. + +Ne vous refusez pas à l'écouter: vous ne lui parlerez pas, je le +comprends, des sentimens qu'on ne peut confier qu'à des âmes restées +jeunes; mais elle vous donnera des avis utiles; tandis que madame de +Vernon, qui ne cherche qu'à vous plaire, ne songe point à vous servir. + +Je vous en conjure aussi, ma chère Delphine, continuez à ne rien me +cacher de tout ce qui se passe dans votre coeur et dans votre vie; +vous avez besoin d'être soutenue dans la noble résolution de partir. +Croyez-moi, dans cette occasion, si la passion ne vous troubloit pas, +quel être sur la terre seroit assez présomptueux pour comparer sa +raison à la vôtre? mais vous aimez Léonce, et je n'aime que vous; +confiez-vous donc sans réserve à ma tendresse, et laissez-vous guider +par elle. + + + + +LETTRE XIII. + +Madame d'Artenas à madame de R. + +Paris, ce 1er septembre 1790. + + +Revenez donc à Paris, ma chère nièce; vous avez pris cette année trop +de goût pour la solitude; depuis cette malheureuse scène des +Tuileries, vous êtes triste; je voulois bien que vous sentissiez un +peu la nécessité d'en croire mes conseil, mais je serois bien fâchée +que votre caractère perdît sa gaîté naturelle. + +J'ai enfin rencontré chez elle madame d'Albémar que vous m'aviez +chargée de voir, et que je rechercherois volontiers pour moi-même, +tant je la trouve aimable et bonne. J'aurois désiré qu'elle me parlât +avec confiance sur sa situation actuelle; mais madame de Vernon +possède seule toute son amitié, et je doute fort cependant qu'elle en +fasse un bon usage. J'ai trouvé madame d'Albémar triste, et surtout +fort agitée, elle avoit l'air d'une personne tourmentée par une +indécision cruelle; il étoit neuf heures du soir, elle étoit encore +vêtue de sa robe du matin, ses beaux cheveux n'avoient point encore +été rattachés; à l'extérieur négligé de sa personne, à sa démarche +lente, à sa tète baissée, l'on auroit dit que depuis long-temps elle +n'avoit rien fait que songer à la même pensée, et souffrir de la même +douleur. + +Dans cet état cependant, elle étoit jolie comme le jour, et je ne pus +m'empêcher de le lui dire.--Moi, jolie! me répondit-elle, je ne dois +plus l'être.--Et elle se tut. Je voulois apprendre d'elle quelles sont +à présent ses relations avec M. de Serbellane; on rapporte à ce sujet +des choses très-diverses dans Paris; les uns disent qu'elle ne part +pour le Languedoc que pour aller de là rejoindre M. de Serbellane, +s'il n'obtient pas, à cause de son duel, la permission de revenir en +France: d'autres murmurent tout bas que madame d'Albémar a été fort +coquette pour M. de Mondoville, et que M. de Serbellane irrité s'est +brouillé tout-à-fait avec elle: enfin une lettre de Bordeaux m'avoit +fait naître une idée très-différente de toutes celles-là, et je +l'avois gardée jusqu'à présent pour moi seule; je pensois qu'il se +pourroit bien que M. de Serbellane fût l'amant de madame d'Ervins, et +que madame d'Albémar les ayant réunis tous les deux chez elle un peu +indiscrètement, M. d'Ervins les y eût surpris, et se fût battu avec M. +de Serbellane, pour se venger de l'infidélité de sa femme. + +J'essayai de provoquer la confiance de madame d'Albémar, en lui disant +ce qui étoit vrai, c'est que je voyois avec peine que les différens +bruits qui se répandoient dans Paris sur son compte, pouvoient nuire à +sa réputation; elle me répondit avec un découragement qui me toucha +beaucoup:--Il fut une époque de ma vie dans laquelle j'aurois attaché +de l'importance à ce qu'on pouvoit dire de moi; mais à présent que mon +nom ne doit plus être uni à celui de personne, je ne m'inquiète plus +de l'injustice dont ce nom peut être l'objet.--Ces paroles me +persuadèrent qu'elle étoit en effet brouillée avec M. de Serbellane, +et comme je commençois à lui donner des consolations douces sur la +peine qu'elle devoit en éprouver, elle m'arrêta pour me demander de +m'expliquer mieux, et lorsque je l'eus fait, elle eut l'air étonné; +mais, sans y mettre un intérêt très-vif, elle me déclara qu'elle +n'avoit jamais pensé à épouser M. de Serbellane. + +Le soupçon que j'avois formé sur madame d'Ervins me revint à +l'instant, et je le dis à Delphine, en lui avouant que je regardois +dans ce cas madame d'Ervins comme la véritable cause de la mort de son +mari. Delphine ne m'eut pas plus tôt comprise que, se relevant de +l'abattement où je l'avois vue jusqu'alors, elle me protesta que je me +trompois. Je persistai dans mon opinion, et je lui dis positivement +qu'un duel aussi sanglant ne pouvoit avoir été provoqué par de simples +discussions politiques, et que l'amour de M. de Serbellane pour elle +ou pour madame d'Ervins en devoit être la cause: quand madame +d'Albémar vit que cette opinion étoit arrêtée dans ma tête, elle finit +par me laisser croire tout ce que je voulus sur son attachement pour +M. de Serbellane, exigeant seulement que je n'accusasse pas madame +d'Ervins. + +Que vous dirai-je, ma chère nièce? Il me fut impossible de démêler la +vérité. Ce n'est pas qu'assurément madame d'Albémar ne soit la femme +la plus vraie que j'aie jamais connue; mais il y a dans son caractère +une générosité si singulière, que je ne suis pas parvenue à découvrir +avec certitude si tout le mystère ne vient pas de la crainte qu'elle a +de compromettre madame d'Ervins. Aime-t-elle réellement M. de +Serbellane? sa tristesse vient-elle de leur séparation, et peut-être +de leur brouillerie? ou bien a-t-elle consenti à tout ce qu'on +pourroit dire d'elle et de lui, pour détourner l'attention qui se +seroit portée sur madame d'Ervins, et la sauver de l'indignation +qu'elle auroit excitée dans le public, et dans la famille de son mari? +Je l'ignore, mais j'exige de vous le plus profond secret sur cette +dernière supposition; vous en sentez les conséquences. + +Quoi qu'il en soit, madame d'Albémar a rendu ma pénétration +tout-à-fait inutile; je me vante de deviner les caractères dissimulés; +mais quand une âme franche ne veut pas laisser connoître un secret, sa +réserve simple et naturelle déconcerte les efforts de l'esprit +observateur. + +Après quelques momens de silence, je n'insistai plus; et me bornant à +tâcher d'éclairer Delphine sur madame de Vernon, je lui dis:--Quels +que soient vos motifs pour ne pas donner à ceux qui s'intéressent à +vous le moyen de répondre clairement aux malveillans qui vous +supposent des torts, de bons amis en imposent toujours, quand ils le +veulent, aux discours médisans de la société de Paris: pourquoi donc +madame de Vernon, qui se dit votre amie, ne fait-elle pas taire la +phalange des sots? Ils attaquent, il est vrai, de préférence, les +personnes distinguées; mais ils ne s'y hasardent cependant que dans +les momens où ils ne les croient pas courageusement défendues par +leurs parens ou leurs amis.--Je dois croire, me répondit Delphine en +retombant dans cet état de tristesse insouciante dont elle étoit un +moment sortie, je dois croire que madame de Vernon est mon amie.--Je +n'ai pas entendu dire, répondis-je, qu'elle se permît aucun genre de +blâme sur vous, ma chère Delphine; mais cependant je n'ai pas une +confiance entière dans son amitié; ceux qui l'entourent se montrent +souvent mal pour vous; rarement on peut se tromper à cet indice; on +inspire à ses amis ce que l'on éprouve sincèrement; et, dans son +cercle du moins, une femme sait faire aimer ce qu'elle aime; elle vous +loue beaucoup, j'en conviens, mais à haute voix, comme s'il lui +importoit surtout qu'on vous le répétât; et je ne vois pas dans sa +conversation, quand il s'agit de vous, ce talent conciliateur qu'elle +porte sur tous les autres sujets: elle dit souvent que vous êtes la +plus jolie, la plus spirituelle; mais c'est à des femmes qu'elle +s'adresse, pour vous donner cet éloge qui peut les humilier; et je ne +l'entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de +cette sensibilité touchante qui pourroient vous faire pardonner tous +vos charmes, par celles même qui en sont jalouses. Enfin, souffrez que +je vous le dise, on pourroit croire, en entendant madame de Vernon +parler de vous, qu'elle s'acquitte par ses discours plutôt qu'elle ne +jouit par ses sentimens, et que, prévoyant d'une manière confuse que +votre amitié finira peut-être un jour, elle ne veut pas à tout hasard +vous donner des armes contre elle, en contribuant elle même à +consolider votre réputation. + +--Si vous avez raison, me repondit Delphine, je n'en suis que plus à +plaindre; je l'aime, je l'ai aimée, madame de Vernon, de l'attrait du +monde le plus vif et le plus tendre; si tant de dévouement, tant +d'affection n'ont point obtenu son amitié, il est donc vrai qu'il +n'est rien en moi qui puisse attacher à mon sort, il est donc vrai que +je ne puis être aimée.--Vous vous trompez, ma chère Delphine, +repris-je alors vivement; vous méritez d'avoir des amis plus que +personne au monde; mais vous ne savez pas encore ce que c'est que la +vie: vous vous croyez deux excellens guides, l'esprit et la bonté; eh +bien! ma chère, ce n'est pas assez d'être aimable et excellente, pour +se démêler heureusement des difficultés du monde; il y a d'utiles +défauts, tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup +mieux pour égide que vos qualités mêmes; tout au moins faut-il diriger +ces qualités avec une grande force de raison: moi qui ne suis pas née +très-sensible, j'ai deviné le monde assez vite; laissez-moi vous +l'apprendre. Madame de Vernon vous paroit plus digne de votre amitié, +elle sait mieux vous tenir le langage qui vous séduit: moi, je reste +toujours ce que je suis; je n'ai pas assez d'imagination pour feindre, +je le voudrais en vain; je ne suis plus jeune, mon esprit n'est plus +flexible, il ne peut aller que dans sa ligne; mais je sais que mes +avertissemens vous sont nécessaires, et c'est cette conviction qui me +fait solliciter votre confiance. On vous l'aura dit, je crois; +d'ordinaire, je ne me mets pas en avant: je suis sur la défensive avec +la société, et c'est ainsi qu'il faut être; je m'offre à vous +cependant, ma chère Delphine, parce que vous avez un caractère qui +donne tout et n'abuse de rien: servez-vous donc de moi, si je puis +vous être utile; ce sera ce que je pourrai faire de mieux de mon +oisive existence. + +--Madame d'Albémar parut fort touchée des preuves d'amitié que je lui +donnois, et je croyois même l'avoir un peu ébranlée dans son aveugle +amitié pour madame de Vernon; mais le surlendemain elle est revenue +chez moi, presque uniquement pour me dire qu'elle avoit revu depuis +moi madame de Vernon, et s'étoit assurée qu'elle n'avoit aucun +tort.--Elle n'auroit pu me défendre, continua madame d'Albémar, sans +compromettre mes amis; elle a bien fait de se conduire avec prudence, +et de ne pas se livrer à son sentiment.--Je vous le répète, ma chère +nièce, on ne peut arracher madame d'Albémar à l'empire de madame de +Vernon. + +Je l'ai souvent remarqué en vivant dans leur société, madame de Vernon +met beaucoup d'intérêt à captiver Delphine; elle est avec elle fière, +sensible, délicate; elle rend hommage au caractère de son amie, en +imitant toutes les vertus pour lui plaire: moi, je ne puis ni ne veux +me montrer autrement que la nature ne m'a faite, bonne et raisonnable, +mais point du tout exaltée; je vaux mieux réellement que madame de +Vernon; Delphine a tort de ne pas s'en apercevoir. + +J'obtiendrai cependant un jour l'amitié de madame d'Albémar, si +quelques circonstances me mettent dans le cas de la servir; je vous +promets que je veillerai sur elle comme sur ma fille; vous aussi, ma +chère nièce, vous allez devenir l'objet de tous mes soins, si vous +continuez à m'écouter et à me croire. + +H. D'ARTENAS. + + + + +LETTRE XIV. + +Delphine a mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 3 septembre. + + +Non, vous l'exigez en vain; non, je n'ai pas la force de souffrir une +telle incertitude; qu'il me dise ce qu'il éprouve, que je connoisse la +cause de l'état extraordinaire où je le vois, et je me soumets à mon +sort; mais le doute, le doute! cette douleur qui prend toutes les +formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme +pour l'atteindre; je ne puis me résoudre à la supporter: les +malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils +sont punis, et moi je l'ignore: ce que je croyois ne me paroît plus +vraisemblable; écoutez ce qui s'est passé hier, et, si vous le pouvez, +continuez à me commander de partir sans le voir. + +On jouoit hier Tancrède; madame de Vernon me proposa d'y aller: j'y +consentis, parce que de toutes les tragédies c'est celle qui m'a fait +verser le plus de larmes: nous nous plaçâmes dans la loge de madame de +Vernon, qui est en bas, sur l'orchestre. Pendant le premier acte, je +remarquai à quelque distance de nous un homme enveloppé d'un manteau, +la tête appuyée sur le banc de devant, couvrant son visage avec ses +mains, et mettant du soin à se cacher. Malgré tous ses efforts je +reconnus Léonce; il y a tant de noblesse dans sa taille que rien ne +peut la déguiser. + +Mes yeux étoient fixés sur lui, je n'entendois presque rien de la +pièce, mais je le regardois; il tressaillit en écoutant la scène où +Tancrède apprend l'infidélité d'Aménaïde: son émotion, depuis cet +instant, sembloit s'accroître toujours; il cherchoit à la dérober à +tous les regards, mais je ne pouvois m'y méprendre. Ah! que j'aurois +voulu m'approcher de lui! combien j'étois touchée de ses larmes! +C'étoient les premières que je voyois répandre à cet homme d'un +caractère si ferme et si soutenu: étoit-ce pour moi qu'il pleuroit? +seroit-il possible que son âme fût ainsi bouleversée, si Matilde +suffisoit à son bonheur? ne donnoit-il point de regrets à celle qui +entend mieux les sentimens d'Aménaïde, qui est plus digne d'admirer +avec lui le langage que le génie prête à l'amour? + +Enfin, au quatrième acte, il me parut qu'il n'avoit plus le pouvoir de +se contraindre; je vis son visage baigné de pleurs, et je remarquai +dans toute sa personne un air de souffrance qui m'effraya; je crois +même que, dans mon trouble, je fis un mouvement qu'il aperçut, car à +l'instant même il se baissa de nouveau pour se dérober à mes regards; +mais lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphé pour Aménaïde, +revient avec la résolution de mourir; lorsqu'un souvenir mélancolique, +dernier regret vers l'amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus +touchans qu'il y ait au monde: + + Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle + L'image des vertus que je crus voir en elle! + Toi qui me fais descendre avec tant de tourment + Dans l'horreur du tombeau dont je t'ai délivrée, + Odieuse coupable!... et peut-être adorée! + Toi qui fais mon destin jusqu'au dernier moment! + Ah! s'il étoit possible! ah! si tu pouvois être + Ce que mes yeux trompés t'ont vu toujours paroître! + Non, ce n'est qu'en mourant que je peux l'oublier. + +Un soupir, un cri même étouffé sortit du coeur de Léonce; tous les +yeux se tournèrent vers lui: il se leva avec précipitation et se hâta +de s'en aller, mais il chanceloit en marchant, et s'arrêta quelques +instans pour s'appuyer; son visage me parut d'une pâleur mortelle, et +comme on refermoit la porte sur lui, je crus le voir manquer de force +et tomber. + +Dieu! comment ne l'ai-je pas suivi! La présence de madame de Vernon, +qui me regardoit attentivement, et la curiosité des spectateurs que +j'aurois attirée sur moi, me retinrent; mais jamais un sentiment plus +passionné ne m'avoit entraînée vers Léonce: il me suffisoit de le +retrouver sensible; j'oubliois qu'il ne l'étoit plus pour moi, et +qu'il avoit pris volontairement des liens qui nous séparoient pour +toujours; je me hâtai de revenir chez moi, et quand je fus seule, une +réflexion me saisit fortement; je crus voir quelques rapports entre +les vers qui avoient touché Léonce, et les sentimens qu'il pouvoit +éprouver, s'il m'aimoit encore et me croyoit coupable. Néanmoins, +quelque exagéré que soit Léonce sur les vertus qu'impose le monde, +pourroit-il donner le nom de crime à la conduite que j'ai tenue? Non! +m'écriai-je seule avec transport, on m'a calomniée près de lui, je ne +puis deviner de quelle manière, mais il faut qu'il m'entende, il le +faut à tout prix! Louise, il n'est aucun devoir sur la terre qui pût +me faire consentir à lui laisser une opinion injuste de moi: que je +meure, mais qu'il me regrette; n'exigez pas que je vive avec son +mépris. + +Cependant, en me rappelant la lettre qu'il a répondue, la seule pensée +de lui écrire, de le chercher, me fait mourir de honte. Quoi qu'il +arrive, je ne confierai point à madame de Vernon les pensées qui +m'agitent; je ne sais ce qu'elle a cru devoir ou me dire ou me taire, +mais la voix seule de Léonce peut me persuader maintenant; c'est de +lui seul que j'apprendrai s'il me hait ou s'il m'aime, s'il est +injuste ou malheureux. C'est à lui.... Eh quoi! bravant tout ce qui +devroit me retenir, j'irois implorer une explication de ce caractère +si soupçonneux, si rigide et si fier! Quelle perplexité cruelle! +comment jamais en sortir! + +Ne me dites pas que tout est fini, qu'il est marié, que je dois +renoncer à son opinion comme à son amour; son estime est encore mon +seul bien sur la terre; il a besoin des suffrages de tous, je ne veux +que le sien, mais il faut que je l'emporte dans ma retraite: si je ne +l'obtenois pas, vous me verriez poursuivie par une agitation que rien +ne pourroit calmer; je n'aurois pas le repos que peut donner le +malheur même, quand il n'y a plus rien à faire ni rien à vouloir. Je +ne me résignerois jamais; et en expirant, ma dernière parole seroit +encore pour me justifier auprès de lui. + + + + +LETTRE XV. + +Léonce à M. Barton. + +Ce 4 septembre 1790 + + +Je vous envoie un courrier qui a ordre de revenir dans vingt-quatre +heures avec une lettre de vous. Vous ne répondez pas depuis huit jours +aux lettres que je vous ai écrites sur ce qui s'étoit passé entre +madame d'Albémar et moi. Quel est le motif de votre silence? pourquoi +ne m'avez-vous pas écrit? Me trouvez-vous injuste envers Delphine? et +si vous le croyez, juste ciel! pensez-vous que ce seroit me faire du +mal que de me le dire? + + + + +LETTRE XVI. + +Réponse de M. Barton à Léonce. + +Mondoville, 6 septembre. + + +Vous avez eu tort d'attacher tant d'importance à un silence de +quelques jours: je souffre toujours de mon bras, et j'ai de la peine à +écrire jusqu'à ce que je sois guéri. + +Vous êtes l'époux de mademoiselle de Vernon; c'est une personne +très-vertueuse, uniquement attachée à vous; il me semble que vous ne +devez plus vous occuper des circonstances qui ont précédé votre +mariage. Je ne puis les approfondir de loin; ce que vous m'en avez dit +ne suffit pas pour juger une femme à qui j'ai voué de l'estime et de +l'attachement; mais ce dont je me crois sûr, c'est qu'elle-même à +présent désire que vous soyez occupé de votre bonheur et de celui de +Matilde, et que vous oubliiez entièrement l'affection que vous avez pu +concevoir l'un pour l'autre, quand vous étiez libres. + +Je vous en conjure, mon cher élève, calmez-vous sur toutes ces idées, +le temps en est passé; votre sort est fixé comme votre devoir; +rappelez-vous ce que vous avez toujours pensé des liens que vous venez +de contracter, et songez qu'il faut se soumettre, quand la passion +nous aveugle, aux jugemens qu'on a prononcés dans le calme de sa +raison. Je suis désolé d'être hors d'état d'aller en voiture; je +pourrois espérer que nos entretiens vous feroient du bien. Adieu. + + + + +LETTRE XVII. + +Madame de R. à madame d'Artenas. + +Ce 14 septembre. + + +Je suis arrivée, il y a deux jours, pour vous voir, mon aimable tante, +et l'on m'a dit chez vous que vous étiez à la campagne; vous auriez dû +m'en prévenir; je ne reviens à Paris que pour vous: quand nous serons +bien seules une fois, je vous expliquerai mon goût pour la retraite; +vous m'encouragerez à vous en parler, car ce sujet m'est pénible. + +J'ai commencé par m'informer de madame d'Albémar, je ne veux point +aller chez elle; hélas! je sais trop que sa liaison avec moi ne +pourroit que lui nuire; mais je n'ai pas dans le coeur un sentiment +plus vif que mon intérêt pour son sort. Madame de Vernon me fit +inviter hier à une grande assemblée qu'elle donnoit, et j'y allai dans +l'espérance de rencontrer madame d'Albémar qui n'y fut point. En +traversant les appartemens de madame de Vernon, je me rappelai la +dernière fois que j'y vins, le jour de ce grand bal où Delphine eut +tant de succès, et montra si visiblement son intérêt pour M. de +Mondoville; je réfléchissois aux événemens inattendus qui avoient +suivi ce jour, lorsque M. de Mondoville entra dans le salon avec sa +femme. + +Je vous ai dit, je crois, ma tante, que la première fois que j'avois +vu Léonce, je fus si frappée du charme et de la noblesse de sa figure, +que tout à coup l'impression que j'en reçus me fit réfléchir avec +amertume sur les torts de ma vie. Je sentis que je n'étois pas digne +d'intéresser un tel homme, et madame d'Albémar me parut la seule femme +qui méritât de lui plaire. Eh bien! hier, l'expression du visage de +Léonce étoit entièrement changée; la beauté de ses traits restoit +toujours la même, mais son regard sombre et distrait ne s'arrêtoit +plus sur aucune femme. Il se hâta de saluer, et s'assit dans un coin +de la chambre où il n'y avoit personne à qui parler. Sa femme +s'approcha de lui; je ne sais ce qu'elle lui demandoit: il lui +répondit d'un air doux, mais dès qu'elle l'eut quitté, il soupira +comme s'il venoit de se contraindre. + +Une fois madame de Vernon voulut conduire son gendre auprès d'une dame +étrangère qui ne le connoissoit pas: je crus voir dans les manières de +Léonce une répugnance secrète à se laisser ainsi présenter comme un +nouvel époux; il restoit en arrière, suivoit avec peine, et se prêtait +gauchement à tout ce qui pouvoit ressembler à des félicitations. + +Madame du Marset, placée à côté de moi, vit que j'observois +attentivement monsieur et madame de Mondoville, et me dit tout bas en +souriant:--J'ai été leur rendre visite deux ou trois fois, et les ai +vus souvent chez madame de Vernon; il n'y a rien de si singulier que +la conduite de Léonce, il semble qu'il veuille être, comme le disoit +le duc de B., _le moins marié qu'il est possible_; il évite avec un +soin extraordinaire les sociétés, les occupations communes avec sa +femme. Matilde, charmée de sa douceur, de sa politesse, de la liberté +qu'il lui laisse, ne remarque pas l'indifférence qu'il a pour elle, et +la crainte qu'il éprouve de resserrer ses liens, en se servant du +pouvoir qu'ils lui donnent. Matilde a de l'amour pour son mari, et se +persuade fermement qu'il en a pour elle: ces dévotes ont en toutes +choses une merveilleuse faculté de croire. On diroit que Léonce attend +toujours quelque événement extraordinaire, et qu'il n'est dans sa +maison qu'en passant; il n'arrange rien chez lui, n'a pas seulement +encore fait ouvrir la caisse de ses livres, aucun de ses meubles n'est +à sa place; ce sont de petites observations, mais qui n'en prouvent +pas moins l'état de son âme: tout ce qui lui rappelle sa situation lui +fait mal, et quoiqu'il ne puisse la changer, il s'épargne autant qu'il +peut les circonstances journalières qui lui retracent la grande +douleur de sa vie, son mariage: enfin je vous garantis qu'il est +très-malheureux. + +--J'allois répondre à madame du Marset et l'interroger encore, mais +notre conversation fut interrompue. Comme il y avoit beaucoup de +jeunes personnes dans la chambre, on proposa de danser, une femme se +mit au clavecin, une autre prit la harpe, moi je regardois Léonce; il +cherchoit les moyens de sortir de la chambre: mais un homme âgé, qui +lui parloit, le retenoit impitoyablement. Je compris que la danse +devoit lui rappeler des souvenirs pénibles, et j'espérois qu'on ne lui +proposeroit pas de s'en mêler, lorsque madame du Marset prenant la +main de Matilde et la mettant dans celle de Léonce, leur dit:--Allons +les jeunes mariés, dansez ensemble.--_Bravo_! se mit-on à crier de +toutes parts, _oui, qu'ils dansent ensemble_. La musique commence à +l'instant, et tout le monde s'écarte pour laisser Matilde et Léonce +seuls au milieu de la chambre. + +Tout cela s'étoit fait si rapidement, que Léonce, toujours absorbé, ne +sut pas d'abord ce qu'on vouloit de lui; mais quand il entendit la +musique, qu'il vit le cercle formé, et près de lui Matilde qui se +préparoit à danser, saisi à l'instant comme par un sentiment d'effroi, +frappé sans doute du souvenir de Delphine que tout lui retraçoit, il +rejeta la main de Matilde avec violence, recula de quelques pas devant +elle, puis se retournant tout à coup, il sortit en un clin d'oeil de +la chambre et s'élança dans le jardin: le cercle qui l'entouroit +s'ouvrit subitement pour le laisser passer; la vivacité de son action +faisoit tant d'impression sur tout le monde, que personne n'eut l'idée +de prononcer un mot pour l'arrêter. + +Madame de Vernon, remarquant l'étonnement de la société, se hâta de +dire que M. de Mondoville ne pouvoit supporter d'être l'objet de +l'attention générale, et qu'il étoit très-timide, malgré les bonnes +raisons qu'on pouvoit lui trouver de ne pas l'être. Chacun eut l'air +de le croire; et, chose étonnante, Matilde qui aime certainement son +mari, fut la première à se tranquilliser complètement, et se mit à +danser à la même place où Léonce l'avoit quittée. + +Je sortis pour prendre l'air; à l'extrémité du jardin de madame de +Vernon, je trouvai Léonce assis sur un banc, et profondément rêveur; +il me vit pourtant au moment où je me détournois pour ne pas le +troubler; et lui, qui jusqu'alors ne m'avoit jamais adressé la parole, +vint à moi, et me dit:--Madame de R., la dernière fois que je vous ai +vue, vous étiez avec madame d'Albémar: vous en souvenez-vous?--Oui, +sûrement, lui répondis-je, je ne l'oublierai jamais.--Eh bien! dit-il +alors, asseyez-vous sur ce banc avec moi; cela vous fera-t-il de la +peine de quitter le bal?--Non, je vous assure, lui répétai-je +plusieurs fois.--Mais lorsque nous fûmes assis, il garda le silence et +n'eut plus l'air de se souvenir que c'étoit lui qui vouloit me parler. +J'éprouvois un embarras qui ne me convient plus, et je me hâtai d'en +sortir par mes anciennes manières étourdies et coquettes; car c'est +une coquetterie que de parler à un homme de ses sentimens, même pour +une autre femme.--Que vous est-il donc arrivé, lui dis-je, en mon +absence? Je croyois avoir remarqué que madame d'Albémar vous aimoit, +que vous aimiez madame d'Albémar; je vais passer un mois à la +campagne, je reviens, tout est changé: une aventure cruelle fait un +bruit épouvantable; madame d'Albémar, dit-on, doit épouser M. de +Serbellane, je vous retrouve l'époux de Matilde, et cependant vous +êtes triste; madame d'Albémar ne part point, et ne voit plus personne; +qu'est-ce que cela signifie?--Léonce reprit l'air de réserve qu'il +avoit un moment perdu, et me dit assez froidement:--Madame d'Albémar +sera sans doute très-heureuse dans le choix qu'elle a fait de M. de +Serbellane.--On ne m'ôtera pas de l'esprit, repartis-je, qu'elle vous +préfère à tout; mais il est inutile de vous en parler à présent que +vous êtes marié; ainsi donc, adieu.--Je me levois pour m'en aller; +Léonce me retint par ma robe, et me dit:--Vous êtes bonne, quoiqu'un +peu légère; vous n'avez pas voulu me faire de la peine, expliquez-vous +davantage.--Je ne sais rien, repris-je, je vous assure; je me souviens +seulement d'avoir vu madame d'Albémar traverser ici la salle du bal, +un soir où vous étiez prêt à vous trouver mal après avoir dansé avec +elle. L'émotion qui la trahissoit ce jour-là ne peut appartenir qu'à +un sentiment vrai, pur, abandonné, tel qu'on l'éprouve, ajoutai-je en +soupirant, quand d'illusions en illusions on n'a pas flétri son coeur: +il se peut qu'elle ait eu des engagemens antérieurs avec M. de +Serbellane; mais je suis convaincue qu'elle ne l'épousera pas, parce +qu'elle vous aime, et qu'elle a rompu ses liens avec lui à cause de +vous. + +--Léonce parut frappé de ce que je venois de lui dire. Madame de +Vernon étant venue nous rejoindre, je rentrai dans le salon, et ne +parlai plus à M. de Mondoville de la soirée, qu'un moment lorsque je +m'en allois, et qu'il venoit d'avoir un assez long entretien seul avec +sa belle-mère.--N'écoutez pas trop madame de Vernon, lui dis-je tout +bas; je me méfie beaucoup, même de son amitié pour madame d'Albémar; +elle est bien fine, madame de Vernon; elle n'est point dévote, elle +n'a guère de principes sur rien, elle a beaucoup d'esprit, elle n'a +point aimé son mari, et cependant elle n'a jamais eu d'amant. +Défiez-vous de ces caractères-là, il faut que leur activité s'exerce +de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui, comme moi, se +sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes, ont été bien moins occupées +d'en faire aux autres.--Hélas! me répondit Léonce, en me donnant la +main pour me reconduire jusqu'à ma voiture, il y a peut-être une vie +dont le sort a été décidé par ce que vous dites si gaîment. + +Madame de Mondoville sortoit en même temps que moi; elle exprima son +mécontentement d'une manière très-visible de la politesse que me +faisoit Léonce; ce n'étoit pas la jalousie qui l'irritoit: votre +pauvre nièce ne passera jamais pour attirer l'attention de Léonce; +mais madame de Mondoville, avant son mariage comme depuis, n'a jamais +manqué d'exercer sur moi toute la rigueur de sa pruderie; je le mérite +peut-être, mais que la charmante Delphine, aussi pure que Matilde, et +mille fois plus aimable, sait mieux trouver l'art de faire aimer la +vertu! + +Adieu ma chère tante; revenez, revenez vite, je puis vous promettre +avec certitude, que désormais je contribuerai tous les jours plus à +votre bonheur. + +CÉCILE DE R. + + + + +LETTRE XVIII. + +Léonce à M. Barton. + +Paris, ce 15 septembre. + + +Enfin, je suis décidé, mon cher maître, sur le parti que je dois +prendre; je verrai madame d'Albémar avant d'aller en Espagne: une +femme à qui je n'aurois pas permis dans le temps heureux de ma vie, de +prononcer le nom de Delphine, madame de R., m'a expliqué, je le crois, +les contradictions qui m'étonnoient dans la conduite de madame +d'Albémar. Avant mon arrivée, elle avoit contracté des engagemens avec +M. de Serbellane; mais il est vrai que depuis elle m'a aimé, et +peut-être l'est-il aussi que ce sentiment a blessé M. de Serbellane, +et qu'ils sont maintenant brouillés. Le séjour de madame d'Albémar à +Bellerive, son trouble, son embarras en me voyant, tout peut se +comprendre, si, en effet, elle se reproche de n'avoir pas été vraie +avec moi. + +Je ne puis plus avoir pour elle cet enthousiasme sans bornes, qui me +la représentoit comme une créature sublime; mais n'est-il pas simple +que si elle a sacrifié ses liens avec M. de Serbellane à son +attachement pour moi, j'éprouve encore pour elle un attendrissement +profond? Cependant... ne me connoissoit-elle pas lorsque son amant a +passé vingt-quatre heures chez elle? Oh! pensée de l'enfer! +écartons-la s'il est possible; je veux revoir Delphine, c'est un ange +tombé, mais il lui reste encore quelque chose de son origine. + +Je lui dois, d'ailleurs, quelques excuses avant de la quitter pour +toujours; elle a peut-être souffert quand elle m'a su l'époux de +Matilde; c'étoit une action dure de me marier, de rompre avec elle, +sans l'informer même par un mot de mon dessein. + +Madame de Vernon m'a fortement pressé hier encore d'aller en Espagne; +elle craint, je crois, que je ne lui fasse des reproches sur ses +pertes continuelles au jeu: son inquiétude est mal fondée; c'est le +moment d'avoir des torts avec moi; je ne me souviens de rien, je suis +insensible à tout: mais pourquoi madame de Vernon ne m'a-t-elle jamais +dit que Delphine m'avoit aimé, qu'elle désiroit pouvoir rompre avec +son premier choix? Madame de Vernon avoit-elle peur qu'après tout ce +qui s'étoit passé, je consentisse à remplacer M. de Serbellane? +c'étoit bien peu me connoître! mais elle ne devoit pas se refuser à me +donner un sentiment doux quand j'étois irrité, dévoré; quand un mot +qui m'eût laissé respirer, m'auroit fait plus de bien qu'une goutte +d'eau dans le désert. + +Le soulagement dont j'ai besoin, je le trouverai peut-être dans une +conversation de quelques heures avec madame d'Albémar. Je suis donc +résolu de lui écrire pour lui demander de me recevoir à Bellerive. Ce +n'est point à Paris, c'est dans la solitude que je veux lui parler; +elle y retournera demain, ma lettre lui sera remise après-demain, à +son réveil. + +Vous n'avez rien à redouter pour mes devoirs, de cette explication, +mon cher maître; j'apprendrois que Delphine m'aime encore, que mes +résolutions ne seroient point changées; elle ne peut plus se montrer à +moi telle que je la croyois, et l'idée parfaite que j'avois d'elle +pourroit seule décider de mon sort. Si, comme je l'espère, madame +d'Albémar consent à me recevoir, si elle me montre quelques regrets, +je saurai me tracer un plan de vie triste, mais calme. Je partirai +pour l'Espagne, j'y resterai quelques années, dussé-je y faire venir +madame de Mondoville. Je veux quitter la France après avoir vu madame +d'Albémar; nous nous séparerons sans amertume; je pourrai supporter +mon sort; mes regrets ne finiront point, mais la plupart des hommes ne +vivent-ils pas avec un sentiment pénible au fond du coeur? + +Enfin ne me blâmez pas, j'ose vous le répéter, ne me blâmez pas; on +doit permettre aux caractères passionnés, de chercher une situation +d'âme quelconque, qui leur rende l'existence tolérable. Pensez-vous +que je puisse vivre plus long-temps dans l'état où je suis depuis deux +mois? Il me faut une autre impression, fût-ce une autre douleur, il me +la faut! Vous me connoissez de la force, de la fermeté; je sais +souffrir; eh bien! je vous le dis, je succombois, et ce cri de +miséricorde ne m'échappe qu'après les combats les plus violens que le +caractère et le sentiment, la raison et la souffrance, se soient +jamais livrés. + + + + +LETTRE XIX. + +M. de Serbellane à madame d'Albémar. + +[Cette lettre fut remise le 16 septembre au soir à madame d'Albémar.] + +Lisbonne, ce 4 septembre 1790. + + +Je viens vous demander, madame, le plus éminent service, le seul qui +puisse détourner l'irréparable malheur dont je suis menacé. + +Thérèse, après avoir assuré le sort de sa fille, en passant quelques +mois dans ses terres près de Bordeaux, veut obtenir de la famille de +son mari, la permission de vous confier l'éducation d'Isore, et +tranquille alors sur le sort de cet enfant, elle est résolue à se +faire religieuse dans un couvent, dont le père Antoine, son confesseur +actuel, a la direction: ainsi mourroit au monde et à moi, la meilleure +et la plus charmante créature que le ciel ait jamais formée. Le Dieu +que Thérèse adore seroit-il un Dieu de bonté, s'il lui commandoit un +tel supplice! + +Les coutumes barbares des sociétés civilisées ont fait de Thérèse, à +quatorze ans, l'épouse d'un homme indigne d'elle; la nature, en +faisant naître M. d'Ervins vingt-cinq ans avant Thérèse, sembloit +avoir pris soin de les séparer; les indignes calculs d'une famille +insensible les ont réunis, et Thérèse seroit coupable de m'avoir +choisi pour le compagnon de sa vie! + +Il est impossible, je le sens, qu'au milieu du monde elle porte le nom +de mon épouse; il faut respecter la morale publique qui le défend: +elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses +austérités, soit dans ses indulgences; néanmoins telle qu'elle est, il +ne faut pas la braver, car elle tient à quelques vertus dans l'opinion +de ceux qui l'adoptent. Mais quel devoir, quel sentiment peut empêcher +Thérèse de changer de nom, et d'aller en Amérique m'épouser et +s'établir avec moi? Vous trouverez ce projet bien romanesque pour le +caractère que vous me connoissez; il m'est inspiré par un sentiment +honnête et réfléchi. J'ai fait imprudemment le malheur d'une innocente +personne; je dois lui consacrer ma vie, quand cette vie peut lui faire +quelque bien. D'ailleurs si la disposition de mon âme me rend peu +capable de passions très-vives, elle me rend aussi les sacrifices plus +faciles. L'Europe, l'Amérique, tous les pays du monde me sont égaux. +Quand une fois on connoît bien les hommes, aucune préférence vive +n'est possible pour telle ou telle nation, et l'habitude qui supplée à +la préférence n'existe pas en moi, puisque j'ai constamment voyagé; +peut-être même est-il assez doux, lorsque l'on n'est point poursuivi +par les remords, de rompre tous ces rapports que la durée de la vie +vous a fait contracter avec les hommes, de s'affranchir ainsi de cette +foule de souvenirs pénibles qui oppressent l'âme, et souvent arrêtent +ses élans les plus généreux; je me replacerai au milieu de la nature +avec un être aimable qui partagera toutes mes impressions. J'essaierai +sur cette terre ce qu'est peut-être la vie à venir, l'oubli de tout, +hors le sentiment et la vertu. + +Thérèse est beaucoup plus digne qu'aucune autre femme de la destinée +que je lui propose; en s'enfermant dans un couvent pendant le reste de +ses jours, elle exerce plus de courage pour le malheur, que je ne lui +en demande pour le bonheur. Un principe de devoir fortifié par la +religion, peut seul, j'en suis sûr, la déterminer à se sacrifier +ainsi; mais en quoi consiste-t-il donc ce devoir, à quelle expiation +est-elle obligée? Quel bien peut-il résulter pour les morts comme pour +les vivans, du malheur qu'elle veut subir? Si elle se croit des torts, +ne vaut-il pas mieux les réparer par des vertus actives? Nous +emploierons en Amérique la fortune que je possède à des établissemens +utiles, à une bienfaisance éclairée: Thérèse n'aura pas rempli, j'en +conviens, les devoirs que les hommes lui avoient imposés; mais ceux +qu'elle a choisis, mais ceux que son coeur lui permettoit d'accomplir, +elle y sera fidèle. + +Il faut que je la voie; c'est le seul moyen qui me reste pour la faire +renoncer à sa cruelle résolution; toute autre tentative seroit vaine: +mes lettres n'ont rien produit, le spectacle seul de ma douleur peut +la toucher. Obtenez-moi donc, madame, un sauf-conduit pour passer +quinze jours en France. L'envoyé de Toscane le demandera, si vous le +désirez; je voulois arriver sans toutes ces précautions misérables, +mais j'ai craint pour Thérèse l'éclat que pourroit avoir mon +emprisonnement, si la famille de M. d'Ervins l'obtenoit. Je ne doute +pas que l'intention de cette famille ne soit de persécuter Thérèse; +mais ce ne sont point de semblables motifs qui pourront l'engager à me +croire; il n'y a que ma peine qui puisse agir sur elle, et jamais il +n'en exista de plus profonde. + +Depuis qu'une expérience rapide m'a donné de bonne heure les qualités +des vieillards, en me décourageant, comme eux, de l'espérance, je ne +fatiguois plus le ciel par la diversité des voeux d'un jeune homme; je +ne lui demandois qu'une grâce, c'étoit de n'avoir jamais à me +reprocher le malheur d'un autre; car le remords est la seule douleur +de l'âme, que le temps et la réflexion n'adoucissent pas. Elle va me +poursuivre, cette douleur; c'est en vain que j'avois émoussé la +vivacité de tous mes sentimens; la raison aura détruit mon illusion +sur les plaisirs, sans adoucir l'âpreté de mes chagrins. + +L'image de cette douce, de cette angélique Thérèse, immolant sa +jeunesse, ensevelissant elle-même sa destinée, cette image enveloppée +des voiles de la mort, me poursuivra jusqu'au tombeau. Vous, madame, +qui avez le génie de la bonté, la passion du bien, et tout l'esprit +des anges, secourez-moi. + +Je vous envoie un ami fidèle qui, après vous avoir remis cette lettre +et reçu votre réponse, doit revenir sur les frontières de France, où +je l'attendrai. C'est à lui seul que vous voudrez bien donner le +sauf-conduit que je désire si ardemment: vous l'obtiendrez, car jamais +rien n'a pu être refusé à vos prières, et vous sauverez Thérèse et moi +d'un malheur, d'un supplice éternel. Adieu, madame; je me confie à +votre bonté, elle ne trompera point mon espoir. + +CH. DE SERBELLANE. + +P. S. Il importe que madame d'Ervins ne sache pas que mon intention +est de revenir en France. + + + + +LETTRE XX. + +Léonce à Delphine. + +Paris, ce 17 septembre. + + +Les nouveaux devoirs que j'ai contractés doivent désormais me rendre +étranger à votre avenir: cependant ne me refusez pas de le connoître; +permettez-moi de m'entretenir quelques instans seul avec vous, à +l'heure que vous voudrez bien m'indiquer. Je pars pour l'Espagne après +vous avoir vue: cette grâce que je vous demande, sera sans doute le +dernier rapport que vous aurez jamais avec ma triste vie. Je ne +devrois plus conserver aucun doute sur vos torts envers vous-même, +comme envers moi; cependant si vous aviez des chagrins, si je pouvois +vous pardonner, je partirois plus calme, et peut-être moins +malheureux. + +LÉONCE. + + + + +LETTRE XXI. + +Delphine à Léonce. + +Ce 17 septembre, + + +Me _pardonner_! Je vous verrai, monsieur; quoique votre billet ne +mérite peut-être pas cette réponse, j'ai besoin, pour ma propre +dignité, d'une explication avec vous. Je dois consacrer ce jour tout +entier à des devoirs d'amitié que vous ne m'apprendrez point à +négliger; mais demain, choisissez l'instant que vous préférerez; je +vous forcerai, je l'espère, à me rendre toute l'estime que vous me +devez; c'est dans ce but seul que je consens à vous entretenir. Je ne +puis concevoir ce que vous voulez me demander sur mon avenir, il vous +est facile de le deviner; je vais passer le reste de mes jours avec ma +belle-soeur, et je n'ai plus dans ce monde, où ma confiance a été +trompée, ni un intérêt, ni un espoir de bonheur. + +DELPHINE. + + + + +LETTRE XXII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 17 septembre au soir. + + +Léonce m'a écrit pour me demander de me voir, je n'ai point hésité à y +consentir; je dirai plus, j'ai regardé comme une faveur du ciel +l'occasion qui m'étoit offerte de connoître enfin les torts dont il +m'accuse, et d'y répondre avec vérité, peut-être avec hauteur. + +Ne vous livrez, ma soeur, à aucune inquiétude, en apprenant que je +n'ai pas cédé à vos conseils; Léonce n'est point à craindre pour moi, +quels que soient les sentimens qu'il m'exprime; s'il vouloit faire +renaître dans mon âme la passion qui m'attachoit à lui; s'il vouloit +me rendre méprisable par cet amour même dont il auroit pu faire ma +gloire et son bonheur.... + +--Non, Léonce, non, celle que vous n'avez pas jugée digne d'être votre +femme n'accepteroit pas vos regrets, si vous en éprouviez; je ne suis +pas comme vous, impitoyable envers des torts de convenance, des fautes +apparentes, des actions condamnées par la société, mais que le coeur +justifie; je vous montrerai que la véritable vertu a d'autant plus de +force sur mon âme, que j'abjure tout autre empire. Cette Delphine que +vous croyez si foible, si entraînée, sera courageuse et ferme contre +l'affection la plus passionnée de son coeur, contre vous;--oui, je le +serai, ma soeur, quoique je donnasse ma vie pour obtenir encore une +heure, pendant laquelle je pusse me persuader qu'il m'aime, et qu'il +n'est pas l'époux de Matilde. + +C'est demain que Léonce doit venir! j'ai eu la force de m'occuper +encore aujourd'hui de faire avoir à M. de Serbellane un sauf-conduit +pour rentrer en France; il m'avoit écrit pour m'en conjurer, et j'ai +trouvé son désir bon et raisonnable; car je crois comme lui qu'il +n'existe aucun autre moyen d'empêcher Thérèse de se faire religieuse. +Elle ne m'a point encore confié cette funeste résolution; mais M. de +Serbellane m'a mandé qu'il la sait d'elle, et toutes mes observations +me confirment ce qu'il m'écrit. J'ai donc été à Paris ce matin pour +voir l'envoyé de Toscane; il étoit absent, mais comme il doit passer +la soirée chez madame de Vernon, je l'ai priée de lui remettre une +lettre de moi qui contient ma demande pour M. de Serbellane, et de +l'appuyer en la lui donnant. Madame de Vernon réussira tout aussi bien +que moi dans cette affaire; et troublée comme je le suis, il m'étoit +impossible de paroître au milieu du monde. + +Je suis donc revenue ce soir même à Bellerive; il est déjà tard, le +jour qui précède demain va finir; l'agitation de mon coeur est +violente, et cependant je n'ai pas d'incertitude; il ne peut m'arriver +rien de nouveau que plus ou moins de douleur dans un adieu sans +espoir. Ma soeur, du haut du ciel, votre frère, mon protecteur, veille +sur moi; il ne souffrira pas que Delphine infortunée, mais pure, mais +irréprochable, déshonore ses soins, ses bontés, son affection, en se +permettant des sentimens coupables! Je ne sais ce que j'éprouve +maintenant dans cette émotion de l'attente, qui suspend toutes les +puissances de l'âme; mais quand Léonce sera venu, mon âme se relèvera, +et dût la vertu m'ordonner de le voir demain pour la dernière fois de +ma vie, Louise, j'obéirai. + + + + +LETTRE XXIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 18 septembre, à minuit. + + +J'avois tort, ma soeur, véritablement tort de m'occuper de la conduite +que je tiendrois avec M. de Mondoville; il se préparoit à m'en +épargner le soin; il ne vouloit sans doute que m'éprouver, savoir si +je serois assez foible pour consentir à le revoir; il se jouoit de mon +coeur avec insulte: il est parti la nuit dernière pour l'Espagne; la +nuit dernière, et c'étoit aujourd'hui.... Ah! c'en est trop, toute mon +âme est changée; je vous parlerai de lui avec sang-froid, avec dédain; +ce départ est mille fois plus coupable que son mariage! aucune erreur, +de quelque nature qu'elle soit, ne peut l'expliquer! c'est de la +barbarie froide, légère; je ne retrouve pas même ses défauts dans +cette conduite; je me suis trompée, j'ai mis une illusion, la plus +noble, la plus séduisante de toutes, à la place de son caractère; eh +bien! renonçons à cette illusion comme à toutes celles dont le coeur +est avide; il faut, tant qu'il est ordonné de vivre, repousser les +affections qui rattachent à l'idée du bonheur: dès qu'elles le +promettent, elles trompent. Adieu, Louise; je n'ai que des sentimens +amers, je répugne à les exprimer; adieu. + + + + +LETTRE XXIV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 21 septembre. + + +Je n'ai pas eu depuis deux jours la force de vous écrire; je +craindrois cependant qu'un plus long silence ne vous inquiétât, je ne +veux pas le prolonger; mais que puis-je dire maintenant? rien, plus +rien du tout; il n'y a pas même dans ma vie de la douleur à confier. +J'ai du dégoût de moi puisque je ne peux plus penser à lui; il n'y a +rien dans mon âme, rien dans mon esprit qui m'intéresse. Je ne pars +pas immédiatement, parce que Thérèse reste encore quelque temps chez +moi, et que madame de Vernon est malade, peut-être ruinée; je veux la +consoler et réparer ainsi mes injustes soupçons contre elle. J'ai +encore en ma puissance de la fortune et des soins, je veux faire de ce +qui me reste du bien à quelqu'un, et, s'il se peut, surtout à madame +de Vernon. Je m'étonne que je puisse servir à quoi que ce soit dans ce +monde, mais enfin si je le puis, je le dois. + +Je veux tâcher d'engager madame de Vernon à venir avec moi dans les +provinces méridionales; ce voyage est nécessaire à l'état menaçant de +sa poitrine. Si elle a dérangé sa fortune, je lui offrirai les +services que je peux lui rendre, mais je ne lui donnerai point de +conseils sur la conduite qu'elle doit tenir désormais; hélas! sais-je +juger, sais-je découvrir la vérité! sur quoi pourroit-on s'en +rapporter à moi, quand je ne puis me guider moi-même! ma tête est +exaltée; je n'observe point, je crois voir ce que j'imagine; mon coeur +est sensible, mais il se donne à qui veut le déchirer. Je vous le dis, +Louise, je ne suis plus rien qu'un être assez bon, mais qu'il faut +diriger, et dont surtout il ne faut jamais parler à personne au monde, +comme d'une femme distinguée sous quelque rapport que ce soit. + +J'ai pourtant encore une sorte de besoin de vous raconter les +dernières heures dont je gardai l'idée, celles qui ont terminé +l'histoire de ma vie; je ne veux pas que vous ignoriez ce que j'ai +encore éprouvé pendant que j'existois: seulement ne me répondez pas +sur ce sujet, ne me parlez que de vous, et de ce que je peux faire +pour vous; ne me dites rien de moi: il n'y a plus de Delphine, +puisqu'il n'y a plus de Léonce! crainte, espoir, tout s'est évanoui +avec mon estime pour lui; le monde et mon coeur sont vides. + +Il faut l'avouer pour m'en punir, le jour où je l'attendois, il +m'étoit plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis +l'instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui +s'écouloit! de combien de manières je calculai quand il étoit +vraisemblable qu'il viendroit! d'abord il me parut qu'il devoit +arriver à l'heure qu'il supposoit celle de mon réveil, afin d'être +certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai +que j'avois eu tort d'imaginer qu'il la choisiroit, et je comptai sur +lui entre midi et trois heures; à chaque bruit que j'entendois, je +combinois par mille raisons minutieuses s'il viendroit à cheval ou en +voiture. Je n'allai pas chez Thérèse, je n'ouvris pas un livre, je ne +me promenai pas, je restai à la place d'où l'on voyoit le chemin. +L'horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures; +j'avois ma montre devant moi, et je la regardois quand mes yeux +pouvoient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixois à moi-même un +espace de temps que je me promettois de consacrer à me distraire; ce +temps étoit précisément celui pendant lequel mon âme étoit le plus +violemment agitée. + +Ce que j'éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut +l'instant où le soleil se coucha; je l'avois vu se lever lorsque mon +coeur étoit ému par la plus douce espérance; il me sembloit qu'en +disparoissant, il m'enlevoit tous les sentimens dont j'avois été +remplie à son aspect. Cependant, à cette heure de découragement +succéda bientôt une idée qui me ranima; je m'étonnai de n'avoir pas +songé que c'étoit le soir que Léonce choisiroit pour s'entretenir plus +long-temps avec moi, et je retombai dans cet état, le plus cruel de +tous, où l'espoir même fait presque autant de mal que l'inquiétude. +L'obscurité ne me permettoit plus de distinguer de loin les objets; +j'en étois réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus +la nuit approchoit, plus ma souffrance étoit uniforme et pesante; +combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures +m'avoient été si pénibles! + +Enfin, j'entends une voiture, elle s'approche, elle arrive, je ne +doute plus; j'entends monter mon escalier, je n'ose avancer; mes gens +ouvrent les deux battans, apportent des lumières, et je vois entrer +madame de Mondoville et madame de Vernon! Non, vous ne pouvez pas vous +peindre ce qu'on éprouve, lorsque après le supplice de l'attente, on +passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que, +trompé tout à coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus +désespéré qu'avant le soulagement passager qu'on vient d'éprouver. + +Je n'avois pas la force de me soutenir; l'idée me vint que Léonce +alloit arriver, qu'il s'en iroit en apprenant que je n'étois pas +seule, et que je ne retrouverois peut-être jamais l'occasion de lui +parler. Je reçus madame de Mondoville et sa mère avec une distraction +inouïe; je me levai, je me rassis, je me relevai pour sonner, je +demandai du thé, et craignant tout à coup que cet établissement ne les +retînt, je leur dis:--Mais vous voulez peut-être retourner à Paris ce +soir?--Elles arrivoient, rien n'étoit plus absurde; mais je ne pouvois +supporter la contrariété que leur présence me faisoit éprouver. + +Madame de Vernon s'approchoit de moi pour me prendre à part avec +l'attention la plus aimable, lorsque madame de Mondoville la prévint +et me dit:--J'ai voulu accompagner ma mère ici ce soir; son intention +étoit de venir seule, mais j'avois besoin de votre société, pour me +distraire du chagrin que j'ai éprouvé ce matin, en apprenant que mon +mari avoit été obligé de partir cette nuit pour l'Espagne.--A ces +mots, un nuage couvrit mes yeux, et je ne vis plus rien autour de moi. +Madame de Mondoville se seroit aperçue de mon état, si sa mère, avec +cette promptitude et cette présence d'esprit qui n'appartiennent qu'à +elle, ne se fût placée entre sa fille et moi, comme je retombois sur +ma chaise, et ne l'eût priée très-instamment d'aller dire à un de ses +gens de lui apporter une lettre qu'elle avoit oubliée dans sa voiture. + +Pendant que Matilde étoit sortie, madame de Vernon me porta presque +entre ses bras dans la chambre à côté, et me dit:--Attendez-moi, je +vais vous rejoindre.--Elle alla conseiller à sa fille de monter dans +la chambre qui lui étoit destinée, et lui dit que j'avois besoin de +repos; sa fille ne demanda pas mieux que de se retirer, et ne conçut +pas le moindre soupçon de ce qui se passoit. Madame de Vernon revint; +j'avois à peine repris mes sens, et lorsqu'elle s'approcha de moi, +oubliant entièrement les soupçons que j'avois conçus, je me jetai dans +ses bras avec la confiance la plus absolue; ah! j'avois tant de besoin +d'une amie! je l'aurois forcée à l'être, quand son coeur n'y auroit +pas été disposé. + +Combien de fois lui répétai-je avec déchirement:--Il est parti, +Sophie, quand il devoit me voir, aujourd'hui même; quelle insulte! +quel mépris!--J'avouai tout à madame de Vernon, elle avoit tout +deviné; elle me fit sentir avec une grande délicatesse, quoique avec +une parfaite évidence, à quel point j'avois eu tort de me défier +d'elle.--Ne voyez-vous pas, me dit-elle, combien un homme qui se +conduit ainsi avoit de préventions contre vous! vous avez cru qu'il +étoit jaloux de M. de Serbellane; pouvoit-il l'être après la +confidence que je lui avois faite de votre part? le dernier billet +même que vous lui avez écrit, où vous lui annoncez, me dites-vous, +votre résolution de rester en Languedoc, ce billet ne détruisoit-il +pas tout ce qu'on a répandu sur votre prétendu voyage en Portugal? +non, je vous le dis, c'est un homme qui a conservé du goût pour vous, +ce qui est bien naturel, mais qui ne veut pas s'y livrer, parce que +votre caractère ne lui convient pas; et quand son goût l'entraîne, il +prend des partis décisifs pour s'y arracher. Il n'y a rien de plus +violent que Léonce; vous le savez, sa conduite le prouve; il s'en est +allé cette nuit sans me prévenir; il a instruit seulement sa femme par +un billet assez froid, qu'une lettre de sa mère le forçoit à partir à +l'instant, et j'ai su positivement par ses gens qu'il n'avoit point +reçu de lettres d'Espagne; c'étoit donc vous qu'il évitoit: cette +crainte même est une preuve qu'il redoute votre ascendant, mais jamais +il ne s'y soumettra, quand votre délicetesse pourroit vous permettre à +présent de le désirer. + +--Je voulus me justifier auprès de madame de Vernon de la moindre +pensée qui pût offenser Matilde; mais cette généreuse amie s'indigna +que je crusse cette explication nécessaire; elle me témoigna la plus +parfaite estime; l'embarras que je remarque quelquefois en elle étoit +entièrement dissipé, et du moins, à travers ma douleur, j'acquis plus +de certitude que jamais, qu'elle m'aimoit avec tendresse. Hélas! sa +santé est bien mauvaise, les veilles ont abîmé sa poitrine. J'ai voulu +l'engager à parler d'elle, de ses affaires, de ses projets, mais elle +ramenoit sans cesse la conversation sur moi, avec cette grâce qui lui +est propre; ne se lassant pas de m'interroger, cherchant, découvrant +toutes les nuances de mes sentimens, réussissant quelquefois à me +soulager, et n'oubliant rien de tout ce que l'on pouvoit dire sur mes +peines: enfin sans elle, je ne sais si j'aurois supporté cette +dernière douleur Ce que je ressentois étoit amer et humiliant; Sophie +m'a relevée à mes propres yeux; elle a su adoucir mes impressions, et +me préserver du moins d'une irritation, d'un ressentiment qui auroit +dénaturé mon caractère. + +Louise, vous n'étiez pas auprès de moi, il a bien fallu qu'une autre +me secourût; mais dès que Thérèse m'aura quittée, dans un mois, je +viendrai, je m'abandonnerai à vous, et si je ne puis vivre, vous me le +pardonnerez. + + + + +LETTRE XXV. + +Léonce à M. Barton. + +Bordeaux, 23 septembre. + + +L'auriez-vous cru, que ce seroit de cette ville que vous recevriez ma +première lettre? Je devois la voir, et je suis parti; je suis venu +sans m'arrêter jusqu'ici; je comptais aller de même, jusqu'à ce que +j'eusse rencontré cet homme insolemment heureux, que l'on fait revenir +en France; la fièvre m'a pris avec tant de violence, qu'il faut bien +suspendre mon voyage; mais M. de Serbellane passe par ici, je le sais; +il a mandé qu'il y viendroit, il est peut-être plus sûr de l'y +attendre. + +Oui, je suis parti, lorsqu'elle avoit consenti à me voir, lorsqu'elle +avoit, sans doute, préparé quelques ruses pour me tromper; je suis +parti sans regrets, mais avec un sentiment d'indignation qui a changé +totalement ma disposition pour elle. Mon ami, lisez bien ces mots qui +m'étonnent plus que vous-même en les traçant: _Madame d'Albémar n'a +mérité ni votre estime ni mon amour_. + +Quand elle me répondit qu'elle me recevroit, je n'osai pas vous +l'écrire, mon cher maître; mais je ne pouvois contenir dans mon sein +la joie que je ressentois; je me promenois dans ma chambre avec des +transports dont je n'étois plus le maître: quelquefois cette vive +émotion de bonheur m'oppressoit tellement, que je voulois la calmer en +me rappelant tout ce qu'il y avoit de cruel dans ma situation, dans +mes liens; mais il est des momens où l'âme repousse toute espèce de +peines, et ces idées tristes qui, la veille, me pénétroient si +profondément, glissoient alors sur mon coeur, comme s'il avoit été +invulnérable. + +Je m'étois enfermé; un de mes gens frappa à ma porte; je tressaillis à +ce bruit; tout événement inattendu me faisoit peur; je redoutois même +une lettre de madame d'Albémar; je craignais une émotion, fût-elle +douce! On me remit un billet de madame de Vernon, qui me demandoit de +venir la voir à l'instant, pour une affaire de famille importante; il +fallut y aller; madame de Vernon me dit d'abord ce dont il s'agissoit, +et je regrettai, je l'avoue, d'être venu pour un si foible intérêt; +l'instant d'après elle prit à part l'envoyé de Toscane qui étoit chez +elle, et me pria d'attendre un moment pour qu'elle pût me parler +encore. + +Je l'entendis qui lui disoit:--Voici la lettre de madame d'Albémar; +appuyez auprès du ministre sa demande en faveur de M. de +Serbellane.--A ce nom, je me levai, je m'approchai de madame de +Vernon, malgré l'inconvenance de cette brusque interruption; elle +continua de parler devant moi, et j'appris, juste ciel! j'appris que +madame d'Albémar avoit été le matin même chez l'envoyé de Toscane, +pour obtenir, par son crédit, un sauf-conduit qui permît à M. de +Serbellane de revenir en France, malgré son duel. N'ayant point trouvé +l'envoyé de Toscane, elle lui écrivoit pour lui renouveler cette +demande; elle en chargeoit madame de Vernon. J'ai vu l'écriture de +madame d'Albémar; elle a obtenu ce qu'elle désiroit, et dans quinze +jours M. de Serbellane doit être en France; oui, il y sera; mais il +m'y trouvera; je le forcerai bien à me donner un prétexte de +vengeance. + +Mon parti fut pris tout à coup; je résolus d'aller au-devant de M. de +Serbellane, et de partir sans délai. Si j'étois resté un seul jour, je +n'aurois pu résister au besoin de voir madame d'Albémar, pour +l'accabler des reproches les plus insultans, et c'étoit encore lui +accorder une sorte de triomphe; mais ce départ, à l'instant même où +son billet foible et trompeur me donne la permission de la voir, ce +départ, sans un mot d'excuse ni de souvenir, l'aura, je l'espère, +offensée. + +J'ai écrit à madame de Mondoville, pour lui donner un prétexte +quelconque de mon voyage; je n'ai voulu dire adieu à personne; mes +gens, en recevant mes ordres pour mon départ, me regardoient avec +étonnement; je me croyois calme, et sans doute quelque chose +trahissoit en moi l'état où j'étois. Si j'avois vu quelqu'un, mon +agitation eût été remarquée; peut-être Delphine l'auroit-elle apprise! +il faut qu'elle me croye dédaigneux et tranquille, c'est tout ce que +je désire: si je mourois du mal qui me consume, mon ami, jamais vous +ne lui diriez que c'est elle qui me tue; j'en exige votre serment; je +me sentirois une sorte de rage contre ma fièvre, si je pensois qu'elle +pût l'attribuer à l'amour. + +J'ai voulu m'éloigner aussi de madame de Vernon; je la hais; c'est +injuste, je le sais; mais enfin, toutes les peines que j'ai éprouvées, +c'est elle qui me les a annoncées; depuis mon mariage même, chaque +fois qu'une idée, une circonstance me faisoit du bien, le hasard +amenoit de quelque manière cette femme pour me découvrir la vérité, +j'en conviens, la vérité, mais celle qu'on ne peut entendre sans +détester qui vous la dit. Ne combattez pas cette prévention, je la +condamne; mais que ne condamné-je pas en moi! et je ne puis me vaincre +sur rien! Ah! qu'il seroit heureux que je mourusse! cependant ne +craignez pas que M. de Serbellane me tue; non, il n'est pas juste que +tout lui réussisse; il me semble que c'est assez des prospérités dont +il a joui; s'il met le pied en France, il en trouvera le terme. + + + + +LETTRE XXVI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, 2 octobre. + + +Hé bien! Thérèse est inflexible; hé bien! celle à qui j'ai sacrifié +tout le bonheur de ma vie, ne jouira pas un seul jour du funeste +dévouement de ma trop facile amitié. Louise, le récit que je vais vous +faire vous inspirera de la pitié pour Thérèse; il m'en faut aussi pour +moi. Ah! que de douleurs sur la terre! où sont-ils les heureux? en +est-il parmi ceux qui seroient dignes du bonheur? + +Depuis quelque temps, je voyois madame d'Ervins plus rarement; un +prêtre d'un couvent voisin, d'un extérieur simple et respectable, +passoit beaucoup d'heures seul avec elle; moi-même, accablée de +douleur, et craignant, si je confiois mes peines à Thérèse, de ne +pouvoir lui cacher qu'elle en étoit la cause involontaire, je me +résignois à son goût pour la retraite, et je ne voulois pas lui parler +des projets que je lui connoissois. Je comptois sur l'arrivée de M. de +Serbellane et sur ses prières pour l'y faire renoncer; mais le frère +de M. d'Ervins étant venu à Paris, Thérèse eut hier matin un long +entretien avec lui, et je me hâtai d'aller chez elle, quand il fut +parti, pour en savoir le résultat. + +J'ai retenu toutes les paroles de Thérèse, et je vous les transmettrai +fidèlement. Qui pourroit oublier un langage si plein d'amour et de +repentir?--J'ai apaisé le frère de M. d'Ervins, me dit-elle; +maintenant qu'il sait ma résolution, il n'a plus de haine contre moi; +cette résolution met la paix entre les ennemis; Dieu qui l'inspire la +rend efficace; mais vous à qui je dois tant, vous qui avez peut-être +fait pour moi plus de sacrifices que vous ne m'en avez avoué vous avez +failli me perdre dans un mouvement de bonté; vous aviez encouragé M. +de Serbellane à revenir; je l'ai appris à temps, j'ai pu le lui +défendre; il sera instruit que s'il me voyoit, il ne pourroit me faire +changer de dessein, mais qu'il renouvelleroit, par son retour, le +courroux des parens de M. d'Ervins, et qu'il perdroit ma fille en +déshonorant sa mère. + +Je voulus l'interrompre, elle m'arrêta.--Demain, me dit-elle, venez me +chercher en vous levant, nous nous promènerons ensemble; je vous dirai +tout ce qui se passe en moi; je n'en ai pas la force ce soir; il me +semble que quand la nuit est venue, la présence d'un Dieu protecteur +se fait moins sentir, et j'ai besoin de son appui pour vous annoncer +avec courage mes résolutions. A demain donc, avec le jour, avec le +soleil. + +Quand elle m'eut quittée, je réfléchis douloureusement sur les +obstacles que sa ferveur religieuse opposeroit à mes efforts, et je +plaignis le triste destin de deux nobles créatures, Thérèse et son +ami. C'étoit moi, moi si malheureuse, qui devois essayer de soutenir +le courage de madame d'Ervins, et mon coeur au désespoir étoit chargé +de la consoler! Ah! combien souvent dans la vie cet exemple s'est +présenté, et que d'infortunés ont encore trouvé l'art de secourir des +infortunés comme eux! + +J'entrai chez Thérèse de très-bonne heure, et je la trouvai tout +habillée, priant dans son cabinet devant un crucifix qu'elle y a +placé, et aux pieds duquel elle a déjà répandu bien des larmes. Elle +se leva en me voyant, ouvrit son bureau, et me dit:--Tenez, voilà +toutes les lettres de M. de Serbellane, que j'ai reçues depuis deux +mois, je vous les remets avec son portrait; il ne vous est point +ordonné à vous de les brûler, conservez-les pour qu'elles me survivent +et que rien de lui ne périsse avant moi.--J'insistai pour qu'elle +connût la lettre que m'avoit écrite M. de Serbellane; en la lisant, +elle rougit et pâlit plusieurs fois.--Il m'a fait dans ses lettres, +reprit-elle, l'offre dont il vous parle; il me l'a faite avec une +expression bien plus vive, bien plus sensible encore, et cependant ma +résolution est restée inébranlable. Descendons dans le jardin, je ne +suis pas bien ici; l'air me donnera des forces, il m'en faut pour vous +ouvrir encore une fois ce coeur qui doit se refermer pour +toujours.--Je la suivis; ses cheveux noirs, son teint pâle, ses +regards qui exprimoient alternativement l'amour et la dévotion, +donnoient à son visage un caractère de beauté que je ne lui avois +jamais vu. Nous nous assîmes sous quelques arbres encore verds; +Thérèse alors, tournant vers l'horizon, des regards vraiment inspirés, +me dit: + +« Ma chère Delphine, je vous le confie, en présence de ce soleil qui +semble nous écouter au nom de son divin maître, l'objet de mon +malheureux amour n'est point encore effacé de mon coeur. Avant qu'un +prêtre vénérable eût accepté le serment que j'ai fait de me consacrer +à Dieu, je lui ai demandé si, parmi les devoirs que j'allois +m'imposer, il en étoit un qui m'interdît les souvenirs que je ne puis +étouffer; il m'a répondu que le sacrifice de ma vie étoit le seul qui +fût en ma puissance; il m'a permis de mêler aux pleurs que je +verserois sur mes fautes, le regret de n'avoir pas été la femme de +celui qui me fut cher, et de n'avoir pu concilier ainsi l'amour et la +vertu. Je ne craignois, dans l'état que je vais embrasser, que des +luttes intérieures contre ma pensée; dès qu'on n'exige que mes +actions, je me voue avec bonheur à l'expiation de la mort de M. +d'Ervins, + +» M. de Serbellane m'offre de m'épouser et de passer le reste de sa +vie en Amérique avec moi; juste ciel! avec quel transport je +l'accepterois! quel sentiment presque idolâtre n'éprouverois-je pas +pour lui! Mais le sang, la mort nous sépare, un spectre défend ma main +de la sienne, et l'enfer s'est ouvert entre nous deux. Si je +succombois, j'entraînerois ce que j'aime dans mon crime; le +malheureux! il partageroit mon supplice éternel, et je n'obtiendrois +pas de la Providence, comme des hommes, de ne condamner que moi seule. +Mes pleurs et mon sacrifice serviront peut-être aussi sa cause dans le +ciel.--Oui, s'écria-t-elle, d'une voix plus élevée; oui, je prierai +sans cesse; et si mes prières touchent l'Être suprême, ô mon ami! +c'est loi qu'il sauvera.--Delphine, me dit-elle en m'embrassant, +pardonnez, je ne puis parler de lui sans m'égarer, et je confonds +ensemble et l'amour et le sentiment qui m'ordonne d'immoler l'amour. +Mais ils m'ont dit que dans le temple, après de longs exercices de +piété, mes idées deviendroient plus calmes; je les crois, ces bons +prêtres, qui ont fait entendre à mon âme le seul langage qui l'ait +consolée. + +» Il m'eût été beaucoup plus difficile de vivre au milieu du monde, en +renonçant à M. de Serbellane, que de lui prouver encore par la +résolution que je prends, combien mon âme est profondément atteinte. +Ce motif n'est pas digne de l'auguste état que j'embrasse; mais ne +faut-il pas aider de toutes les manières la foiblesse de notre nature? +et si je me sens plus de force pour revêtir les habits de la mort, en +pensant que ce sacrifice obtiendra de lui des larmes plus tendres, +pourquoi m'interdirois-je les idées qui me soutiennent, dans ce grand +combat du coeur? + +» Un seul devoir, un seul, pouvoit me retenir dans le monde; c'étoit +l'éducation d'Isore. Ma chère Delphine, c'est vous qui m'avez +tranquillisée sur cette inquiétude; je vous remettrai ma fille, la +fille du malheureux dont j'ai causé la mort; vous êtes bien plus digne +que moi de former son esprit et son âme; mon éducation négligée ne me +permet pas de contribuer à son instruction, et mon coeur est trop +troublé pour être jamais capable de fortifier son caractère contre le +malheur. Elle a dix ans, et j'en ai vingt-six; le spectacle de ma +douleur agit déjà trop sur ses jeunes organes. Hélas! ma chère +Delphine, vous n'êtes pas heureuse vous-même; j'ai peut-être à jamais +perdu votre destinée; mais votre âme, plus habituée que la mienne à la +réflexion, sait mieux contenir aux regards d'un enfant les sentimens +qu'il faut lui laisser ignorer. L'étendue de votre esprit, la variété +de vos connoissances vous permettent de vous occuper et d'occuper les +autres de diverses idées. Pour moi, je vis et je meurs d'amour. Dans +cette religion à laquelle je me livre, je ne comprends rien que son +empire sur les peines du coeur, et je n'ai pas, dans ma foible et +pauvre tête, une seule pensée qui ne soit née de l'amour, + +» Hélas! le parti que je vais prendre affligera sans doute M. de +Serbellane; peut-être auroit-il goûté quelque bonheur avec moi: ce +sanglant hyménée ne lui inspiroit point d'horreur; et pendant quelques +années du moins, il n'auroit point été troublé par l'attente d'une +autre vie. Oh! Delphine, il m'en a coûté longtemps pour lui causer +cette peine; il me sembloit qu'un jour de la douleur d'un tel homme +comptoit plus que toutes mes larmes: cependant une idée que l'orgueil +auroit repoussée m'a soulagée enfin de la plus accablante de mes +craintes. Je lui suis chère, il est vrai, mais c'est moi qui l'aime +mille fois plus qu'il ne m'a jamais aimée; une carrière, un but à +venir lui reste; il ne donnera jamais à personne, je le crois, cette +tendresse première dont je faisois ma gloire, alors même qu'elle me +coûtoit l'honneur et la vertu; l'amour finit avec moi pour lui; mais +une existence forte, énergique, peut le remplir encore de généreuses +espérances. + +» Quant à moi, ma chère Delphine, puisqu'un devoir impérieux me sépare +de lui, qu'est-ce donc que je sacrifie en me faisant religieuse? J'ai +éprouvé la vie, elle m'a tout dit; il ne me reste plus que de +nouvelles larmes à joindre à celles que j'ai déjà répandues. Si je +conservois ma liberté, je ne pourrois écarter de moi l'idée vague de +la possibilité d'aller le rejoindre. J'aurois besoin chaque jour de +lutter contre cette idée, avec toutes les forces de ma volonté; jamais +je n'obtiendrois le repos. Mon amie, croyez-moi, il n'est pour les +femmes sur cette terre que deux asiles, l'amour et la religion; je ne +puis reposer ma tête dans les bras de l'homme que j'aime, j'appelle à +mon secours un autre protecteur qui me soutiendra, quand je penche +vers la terre, quand je voudrois déjà qu'elle me reçût dans son sein. + +» Le malheur a ses ressources; depuis un mois, je l'ai appris; j'ai +trouvé dans les impressions qu'autrefois je laissois échapper sans les +recueillir, dans les merveilles de la nature, que je ne regardois pas, +des secours, des consolations qui me feront trouver du calme dans +l'état que je vais embrasser. Enfin, il me sera permis de rêver et de +prier; ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la +terre aux âmes exilées de l'amour. + +» Peut-être que, par une faveur spéciale, les femmes éprouvent +d'avance les sentimens qui doivent être un jour le partage des élus du +ciel; mais si j'en crois mon coeur, elles ne peuvent exister de cette +vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts +du monde; il leur faut quelque chose d'exalté, d'enthousiaste, de +surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées. + +» J'ai confondu dans mon coeur l'amour avec la vertu, et ce sentiment +étoit le seul qui pût me conduire au crime par une suite de mouvemens +nobles et généreux; mais que le réveil de cette illusion est terrible! +il a fallu, pour la faire cesser, que je devinsse l'assassin de +l'homme que j'avois juré d'aimer. Oh! quel affreux souvenir! et quel +seroit mon désespoir, si la religion ne m'avoit pas offert un +sacrifice assez grand, pour me réconcilier avec moi-même! + +» Il est fait, ce sacrifice, et Dieu m'a pardonné, je le sais, je le +sens; mes remords sont apaisés, la mélancolie des âmes tendres et +douces est rentrée dans mon coeur; je communique encore par elle avec +l'Être suprême; et si dans un autre monde mon malheureux époux a perdu +son irritable orgueil, s'il lit au fond des coeurs, lui-même aussi, +lui-même aura pitié de moi.» + +--Thérèse s'arrêta en prononçant ces dernières paroles, et retint +quelques larmes qui remplissoient ses yeux. J'étois aussi profondément +émue, et je rassemblois toutes mes pensées pour combattre le dessein +de Thérèse; mais au fond de mon coeur, je vous l'avouerai, je ne le +désapprouvois pas; je n'ai point les mêmes opinions qu'elle sur la +religion; mais j'aimerois cette vie solitaire, enchaînée, régulière, +qui doit calmer enfin les mouvemens désordonnés du coeur. Je voulus +cependant épouvanter Thérèse, en lui peignant les regrets auxquels +elle s'exposoit; mais elle m'arrêta tout à coup. + +«Oh! que me direz-vous, mon amie, s'écria-t-elle, qu'il ne m'ait pas +écrit! que mon amour, plus éloquent encore que lui, n'ait pas plaidé +pour sa cause dans mon coeur! Ne parlons plus sur l'irrévocable, +dit-elle en m'imposant doucement silence; mes sermens sont déjà +déposés aux pieds du Tout-Puissant; il me reste à les faire entendre +aux hommes; mais le lien éternel m'enchaîne déjà sans retour. + +»Je ne vous ai point dit que je serois heureuse; il n'y avoit de +bonheur sur la terre que quand je le voyois, quand il me parloit; sa +voix seule ranimoit dans mon sein les jouissances vives de +l'existence; mais je n'ai plus à craindre ces peines violentes où la +vengeance divine imprime son redoutable pouvoir. Désormais étrangère à +la vie, je la regarderai couler comme ce ruisseau qui passe devant +nous, et dont le mouvement égal finit par nous communiquer une sorte +de calme. Le souvenir de ma destinée agitera peut-être encore quelque +temps ma solitude; mais enfin ils me l'ont promis, ce souvenir +s'affoiblira, le retentissement lointain ne se fera plus entendre que +confusément; c'est ainsi que je commencerai à mourir, et que je +m'endormirai, bénie d'un Dieu clément, et chère peut-être encore à +ceux qui m'ont aimée. + +»Je pars aujourd'hui pour Bordeaux avec mon beau-frère, continua +Thérèse, j'y resterai quelques mois. Je reviendrai chez vous, avant de +prendre le voile, pour vous ramener Isore, et vous remettre tous mes +droits sur elle. Je vous en conjure, ma chère Delphine, ne nous +abandonnons plus à notre émotion; je n'ai pu contenir mon âme en vous +parlant aujourd'hui; vous avez dû voir que Thérèse n'étoit pas encore +devenue insensible, jamais elle ne le sera; mais je dois tâcher de le +paroître, pour recueillir quelque bien de la résolution que j'ai +prise. Il faut se dominer, il faut ne plus exprimer ce qu'on éprouve, +c'est ainsi qu'on peut étouffer, m'a-t-on dit, les sentimens dont la +religion doit triompher. Ma chère Delphine, ma généreuse amie, retenez +ce dernier accent, ce sont les adieux qui précèdent la mort, vous +n'entendrez plus la voix qui sort du coeur; adieu!» + +--Thérèse me quitta, je ne la suivis point; je restai quelque temps +seule, pour me livrer à mes larmes. Je sentis d'ailleurs que ce +n'étoit pas au moment de son départ, que je pourrois produire aucune +impression sur elle; et j'espérai davantage de mes lettres pendant son +absence. Quand je rentrai, le frère de M. d'Ervins étoit arrivé; +Thérèse fit les préparatifs de son voyage avec une singulière fermeté; +Isore pleura beaucoup en me quittant; sa mère en descendant pour +partir, détourna la tête plusieurs fois, afin de ne pas voir l'émotion +de cette pauvre petite. Thérèse monta en voiture sans me dire un mot; +mais en prenant sa main, je reconnus à son tremblement quelle douleur +elle éprouvoit. + +Thérèse! être si tendre et si doux, me répétai-je souvent quand elle +fut partie, cette force que vous ne tenez pas de vous-même, vous +soutiendra-t-elle constamment? ne sentirez-vous pas se refroidir en +vous l'exaltation d'une religion qui a tant besoin d'enthousiasme? et +ne perdrez-vous pas un jour cette foi du coeur, qui vous aveugle sur +tout le reste?--Hélas! et moi qui me crois plus éclairée, que +deviendrai-je? l'espérance d'une vie à venir, les principes qui m'ont +été donnés par un être parfaitement bon, les idées religieuses, +raisonnables et sensibles, ne me rendront-elles donc pas à moi-même? +et l'amour ne peut-il être combattu que par des fantômes superstitieux +qui remplissent notre âme de terreur? Louise, la douleur remet tout en +doute, et l'on n'est contente d'aucune de ses facultés, d'aucune de +ses opinions, quand on n'a pu s'en servir contre les peines de la vie. + + + + +LETTRE XXVII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 14 octobre. + + +Je vous prie, ma chère Louise, de remettre à M. de Clarimin ce billet, +par lequel je me rends caution de soixante mille livres que madame de +Vernon lui doit: obtenez de lui, je vous en conjure, qu'il cesse de la +calomnier. Il est dans sa terre, à quelques lieues de vous, il vous +sera facile de l'engager à venir vous parler. Dès que j'aurai reçu +votre réponse, et que je pourrai tranquilliser madame de Vernon, les +affaires qui la retiennent ici seront terminées, et nous partirons +ensemble pour le Languedoc; moi, pour vous rejoindre; elle, pour +m'accompagner, et pour passer l'hiver dans les pays chauds. Les +médecins disent que sa poitrine est très-affectée, elle paroît +elle-même se croire en danger, mais elle s'en occupe singulièrement +peu; ah! si j'étois condamnée à la perdre, cette amère douleur +m'ôteroit le reste de mes forces. + +Je n'ai point appris par madame de Vernon l'embarras dans lequel elle +se trouvoit; le hasard me l'a fait découvrir, et je le savois +seulement de la veille, lorsque madame de Mondoville et madame de +Vernon vinrent avant-hier chez moi. Je pris madame de Mondoville à +part, et je lui demandai si ce que l'on m'avoit dit des plaintes de M. +de Clarimin contre sa mère étoit vrai.--Oui, me répondit-elle, ma mère +vouloit que je m'engageasse pour les soixante mille livres qu'elle lui +doit, pendant l'absence de M. de Mondoville; je l'ai refusé, car je +n'ai le droit de disposer de rien sans le consentement de mon mari, et +ma mère ne veut pas que je le demande. Vous savez que je mets fort peu +d'importance à la fortune; mais je prétends être stricte dans +l'accomplissement de mes devoirs.--Elle disoit vrai, Louise, elle ne +met point d'importance à l'argent; mais sa mère seroit mourante, +qu'elle ne sacrifieroit pas une seule de ses idées sur la conduite +qu'elle croit devoir tenir. + +--Je ne sais pas bien, lui dis-je vivement, quel est le devoir au monde +qui peut empêcher d'être utile à sa mère; mais enfin....--Elle +m'interrompit à ces mots avec humeur, car les attaques directes +l'irritent d'autant plus qu'elle n'aperçoit jamais que celles-là.--Vous +croyez apparemment, ma cousine, me dit-elle, qu'il n'y a de principes +fixes sur rien; et que seroit donc la vertu, si l'on se laissoit aller +à tous ses mouvemens?--Et la vertu, lui dis-je, est-elle autre chose +que la continuité des mouvemens généreux? Enfin, laissons ce sujet, +c'est moi qu'il regarde, et moi seule. + +Madame de Vernon, s'approchant de nous, interrompit notre entretien; +en la voyant au grand jour, je fus douloureusement frappée de sa +maigreur et de son abattement; jamais je n'avois senti pour elle une +amitié plus tendre. Madame de Mondoville retourna à Paris; je gardai +madame de Vernon chez moi, et le lendemain matin, à son réveil, je lui +portai une assignation de soixante mille livres sur mon banquier, en +la suppliant de l'accepter.--Non, me dit-elle, je ne le puis; c'étoit +à ma fille, à ma fille pour qui j'ai tout fait, de me tirer de +l'embarras où je suis; elle ne le veut pas, c'est peut-être juste; je +ne l'ai pas assez formée pour moi, j'ai remis son éducation à +d'autres; nous ne pouvons ni nous entendre, ni nous convenir; mais ce +n'est pas vous, non, ce n'est pas vous, en vérité, ma chère Delphine, +qui devez me rendre un tel service.--Pourquoi donc me refusez-vous ce +bonheur? lui dis-je; il y a deux ans que vous y aviez consenti: +nouvellement encore, dans le mariage de votre fille....--Ah! +s'écria-t-elle, le mariage de ma fille....--Et puis tout à coup +s'arrêtant, elle reprit:--Depuis quelque temps j'ai du malheur en +tout, peut-être des torts; mais enfin, dans l'état où je suis, tout +cela ne sera pas long.--Ne voulez-vous pas empêcher que M. de Clarimin +ne vous accuse?--Je le croyois mon ami, me dit-elle en soupirant; se +peut-il que je me sois fait des illusions! je n'y étois pas cependant +disposée. Enfin il veut me perdre dans le monde, et me ruiner en +saisissant ce que je possède; il a tort, car je dois mourir bientôt, +et il est dur de m'ôter à présent l'existence à laquelle j'ai sacrifié +toute ma vie.--Au nom de Dieu, lui dis-je en versant des larmes, +repoussez ces horribles idées, et ne refusez pas le service que je +vous conjure d'accepter: j'ai des peines, de cruelles peines, vous le +savez; voulez-vous me ravir le seul bonheur que je puisse tirer de mon +inutile fortune?--Eh bien! me répondit madame de Vernon, je vous crois +généreuse: quand je mourrai, quoi qu'il arrive après moi, vous ne vous +repentirez point de m'avoir rendu un dernier service. Il n'est pas +nécessaire que vous me prêtiez ce que je dois; votre caution suffit, +et je l'accepte. + +Il y avoit dans l'accent de madame de Vernon quelque chose de triste +et de sombre qui me fit beaucoup de peine. Pauvre femme! les +injustices des hommes ont peut-être aigri ce caractère si doux, +troublé cette âme si tranquille. Ah! que les coeurs durs font de mal! +Je lui dis quelques mots sur son goût pour le jeu.--Hélas! +reprit-elle, vous ne savez pas combien il est difficile d'être femme, +sans fortune, sans jeunesse, et sans enfans qui nous entourent; on +essaie de tout pour oublier cette pénible destinée.--Je ne voulus pas +insister sur les pertes qu'elle s'exposoit à faire, dans un moment où +je venois de lui rendre service, et je cherchai à la ramener sur +d'autres sujets de conversation. + +Le soir il vint assez de monde me voir: on savoit que madame d'Ervins, +pour qui j'avois dit que je quittois la société, n'étoit plus à +Bellerive: mon départ annoncé avoit attiré chez moi plusieurs +personnes, qui croient toutes qu'elles me regrettent, et dont la +bienveillance s'est singulièrement ranimée en ma faveur, par l'idée de +ma prochaine absence. + +Pendant que ce cercle étoit réuni dans le salon, de Bellerive, madame +de Lebensei y arriva avec son mari, qu'elle m'avoit promis de +m'amener. Quand elle vit cette société nombreuse, elle fut entièrement +déconcertée, et descendit dans le jardin, sous le prétexte de prendre +l'air; il me fut impossible de la retenir, et peut-être valoit-il +mieux en effet qu'elle s'éloignât, car tous les visages de femmes +s'étoient déjà composés pour cette circonstance. M. de Lebensei ne +s'en alla point: je remarquai même que c'étoit avec intention qu'il +restoit; il vouloit trouver l'occasion de témoigner son indifférence +pour les malveillantes dispositions de la société; il avoit raison, +car sous la proscription de l'opinion, une femme s'affoiblit, mais un +homme se relève; il semble qu'ayant fait les lois, les hommes sont les +maîtres de les interpréter ou de les braver. + +L'esprit de M. de Lebensei me frappa beaucoup; il n'eut pas l'air de +se douter du froid accueil qu'on destinoit à sa femme: il parla sur +des objets sérieux avec une grande supériorité, n'adressa la parole à +personne, excepté à moi, et trouva l'art d'indiquer son dédain pour la +censure dont il pouvoit être l'objet, sans jamais l'exprimer; un air +insouciant, un ton calme, des manières nobles, remettoient chacun à sa +place; il ne changeoit peut-être rien à la manière de penser, mais il +forçoit du moins au silence, et c'est beaucoup; car, dans ce genre, +l'on s'exalte par ce qu'on se permet de dire, et l'homme qui oblige à +des égards en sa présence, est encore ménagé lorsqu'il est absent. + +Quand madame de Lebensei fut revenue près de nous, après le départ de +la société, M. de Lebensei continua à montrer l'indépendance de +caractère et d'opinion qui le distingue, et je sentis que sa +conversation, en fortifiant mon esprit, me faisoit du bien: du bien! +ah! de quel mot je me suis servie! Hélas! si vous saviez dans quel +état est mon âme.... Mais puisque je me suis promis de me contraindre, +il faut en avoir la force, même avec vous. + + + + +LETTRE XXVIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 16 octobre. + + +Avant de nous réunir pour toujours, ma chère soeur, il faut que je +m'explique avec vous sur un sujet que j'avois négligé, mais que vous +développez trop clairement dans votre dernière lettre [Cette lettre +est supprimée.] pour que je puisse me dispenser d'y répondre. Vous me +dites que M. de Valorbe a toujours conservé le même sentiment pour +moi, qu'il n'a pu quitter depuis un an sa mère qui est mourante, mais +qu'il vous a constamment écrit pour vous parler de son désir de me +voir, et de son besoin de me plaire: vous me rappelez aussi ce que je +ne puis jamais oublier, c'est qu'il a sauvé la vie à M. d'Albémar, il +y a dix ans, et que votre frère conservoit pour lui la plus vive +reconnoissance. Vous ajoutez à tout cela quelques éloges sur le +caractère et l'esprit de M. de Valorbe: je pourrois bien n'être pas, à +cet égard, de votre avis, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Si +vous aviez connu Léonce, vous ne croiriez pas possible que jamais je +devinsse la femme d'un autre; je serois très-affligée, je l'avoue, si +les obligations que nous avons à M. de Valorbe vous imposoient le +devoir de l'admettre souvent chez vous. Je ne pense pas, vous le +croyez bien, à revoir Léonce de ma vie; mais s'il apprenoit que je +permets à quelqu'un de me rechercher, il croiroit que je me console; +il n'auroit pas l'idée qui peut lui venir une fois de plaindre mon +sort; et tous les hommages de l'univers ne me dédommageroient pas de +la pitié de Léonce. C'en est assez: maintenant que vous connoissez les +craintes que j'éprouve, je suis bien sûre que tous chercherez à me les +épargner. + +Dès que vous m'aurez mandé si M. de Clarimin accepte ma caution, nous +partirons: madame de Vernon désire que je vous prie de l'accueillir +avec amitié; ma chère soeur, je vous en conjure, ne soyez pas injuste +pour elle; si je ne puis vaincre les préventions que vous m'exprimez +encore dans votre dernière lettre, au moins soyez touchée des soins +infinis qu'elle a eus pour moi; ces soins supposent beaucoup de bonté. +Depuis le départ de Léonce pour l'Espagne, je suis presque +méconnoissable. Une femme d'esprit a dit que _la perte de l'espérance +changeait entièrement le caractère_, Je l'éprouve: j'avois, vous le +savez, beaucoup de gaîté dans l'esprit je m'intéressois aux événemens, +aux idées; maintenant rien ne me plaît, rien ne m'attire, et j'ai +perdu avec le bonheur tout ce qui me rendoit aimable. Quel état +cependant pour une personne dont l'âme étoit si vivement accessible, à +toutes les jouissances de l'esprit et de la sensibilité! J'aimois la +société presque trop, elle m'étoit souvent nécessaire et toujours +agréable; à présent Je n'en puis supporter qu'une seule, celle de +madame de Vernon. Louise, récompensez-la donc par votre bienveillance +des consolations qu'elle m'a données. + +Jamais on n'a mis dans l'intimité tant de désir de plaire! Jamais on +n'a consacré un esprit si fait pour le monde au soulagement de la +douleur solitaire! Je vous le dis, ma soeur, et vous finirez par +l'éprouver; madame de Vernon est une personne d'un agrément +irrésistible. J'ai connu des femmes piquantes et spirituelles; je +comprenois facilement, quand elles parloient, comment on étoit aimable +comme elles, et si je l'avois voulu, j'aurois réussi par les mêmes +moyens; mais chaque mot de madame de Vernon est inattendu, et vous ne +pouvez suivre les traces de son esprit, ni pour l'imiter, ni pour le +prévoir. Si elle vous aime, elle vous l'exprime avec une sorte de +négligence qui porte la conviction dans votre âme. Il semble que c'est +à elle-même qu'elle parle, quand des mots sensibles lui échappent, et +vous les recueillez quand elle les laisse tomber. + +Ma vie n'appartient plus qu'à vous et à madame de Vernon; de grâce, +que je ne vous voie pas désunies! elle m'est devenue plus nécessaire +encore qu'elle ne me l'étoit; c'est un dernier sentiment que j'ai +saisi plus fortement que jamais, dans le naufrage de mon bonheur; mais +je n'ai pas besoin d'insister davantage; vous la trouverez, hélas! +assez triste et bien malade; votre bon coeur s'intéressera sûrement +pour elle. + + + + +LETTRE XXIX. + +Léonce à M. Barton. + +Bordeaux, ce 20 octobre. + + +Une fièvre violente m'a forcé de rester ici près d'un mois; je l'ai +caché à ma famille à Paris, ma mère seule l'a su; je ne voulois pas +que personne, excepté elle, se mêlât de s'intéresser à moi. Le premier +jour de cette fièvre, je vous ai écrit je ne sais quelle lettre +insensée, qui contenoit, je crois, des expressions insultantes pour +madame d'Albémar; je vous prie de la brûler, j'étois dans le délire; +ce n'est pas que rien justifie Delphine des torts dont je l'accuse; +mais pour tout autre que moi, elle est, elle doit être un ange. Si +vous saviez comme on parle d'elle ici! Elle n'y a demeuré que deux +mois; mais n'est-ce pas assez pour qu'on ne puisse pas l'oublier! + +J'essaierai demain de pénétrer jusqu'à madame d'Ervins; elle ne veut +voir personne: elle est résolue, m'a-t-on appris, à se faire +religieuse; elle doit remettre sa fille à madame d'Albémar: cet enfant +parle de Delphine avec transport; je verrai au moins cet enfant. Ne +trouvez-vous pas qu'il y a un mystère singulier dans tout? + +Il me semble que dans votre dernière lettre vous vous exprimez moins +bien sur madame d'Albémar: vous avez eu tort de recevoir aucune +impression par ce que je vous ai écrit; je n'en dois faire sur +personne. Conservez votre admiration pour madame d'Albémar; je serois +malheureux de penser que je l'ai diminuée. Il circule des bruits sur +madame d'Ervins; mais c'est impossible: la première fois qu'on me les +a dits, j'ai tressailli; depuis, on les a démentis, tout-à-fait +démentis. Adieu, mon cher maître, j'irai voir madame d'Ervins. D'où +vient que cette idée me bouleverse? elle est l'amie de Delphine. M. de +Serbellane est allé en Toscane par mer; il ne vouloit donc pas venir +en France... je ne sais où j'en suis. + + + + +LETTRE XXX. + +Léonce à Delphine. + +Bordeaux, ce 22 octobre. + + +Delphine, oh! femme autrefois tant aimée! un enfant m'a-t-il révélé ce +que la perfidie la plus noire auroit trouvé l'art de me cacher? La +voix des hommes vous avoit accusée; la voix d'un enfant, cette voix du +ciel vous auroit-elle justifiée? Écoutez-moi: voici l'instant le plus +solennel de votre vie. Je suis lié pour toujours, je le sais; il n'est +plus de bonheur pour moi; mais si j'étois seul coupable, et que +Delphine fût innocente, mon coeur auroit encore du courage pour +souffrir. + +Hier j'ai été chez madame d'Ervins: quelque irrité que je fusse, je +voulois entendre parler de vous par ceux qui vous aiment. Madame +d'Ervins, toujours livrée aux exercices de piété, a refusé de me voir. +Isore, sa fille, jouoit dans le jardin; je me suis approché d'elle; on +m'avoit dit qu'elle vous aimoit à la folie; je l'ai fait parler de +vous, et j'ai vu que l'impression que vous produisez étoit déjà +sentie, même à cet âge. Vous l'avouerai-je, enfin? j'ai osé interroger +Isore sur vos sentimens: des circonstances inouïes avoient plusieurs +fois ranimé et détruit mon espoir; j'en accusois quelquefois +confusément l'adresse d'une femme, j'espérai que la candeur d'un +enfant déconcerteroit les calculs les plus habiles. + +--Madame d'Albémar doit se charger de vous, ai-je dit à Isore; elle +vous emmènera sûrement en Toscane.--En Toscane! pourquoi? +répondit-elle; je serois bien fâchée d'aller en Italie: c'est lorsque +maman a tant aimé ce pays-là que nous avons été si malheureux.--Mais +votre mère, lui dis-je, n'a-t-elle pas toujours aimé l'Italie? elle y +est née.--Oh! reprit Isore, elle l'avoit quittée si enfant qu'elle ne +s'en souvenoit plus; mais M. de Serbellane lui a tout rappelé.--M. de +Serbellane vous déplaît-il? continuai-je.--Non, il ne me déplaît pas, +répondit Isore; mais depuis qu'il est venu chez maman, elle a toujours +pleuré.--Toujours pleuré! répétai-je avec une vive émotion. Et madame +d'Albémar, que faisoit-elle alors?--Elle consoloit maman: elle est si +bonne!--Oh! sans doute, elle l'est! m'écriai-je.--Et dans ce moment, +Delphine, je sentis mon coeur revenir à vous.--Mais cependant, +ajoutai-je, elle épousera M. de Serbellane?--M. de Serbellane! +interrompit Isore avec la vivacité qu'ont les enfans quand ils croient +avoir raison; M. de Serbellane! oh! c'est maman qui l'aimoit, ce n'est +pas madame d'Albémar; et puisque maman veut se faire religieuse, elle +n'épousera pas M. de Serbellane, et madame d'Albémar n'ira sûrement pas +en Italie.--A ces mots, la gouvernante d'Isore la prit brusquement par +la main, et l'emmena en lui faisant une sévère réprimande. Je ne +prévoyois pas que j'entraînois cet enfant à faire du tort à sa mère; +mais ce mot qu'elle m'a dit, grand Dieu! que signifie-t-il? Ce seroit +madame d'Ervins qui auroit aimé M. de Serbellane! ce seroit pour la +sauver que vous auriez pris aux yeux du monde l'apparence de tous les +torts! vous seriez une créature sublime, quand je vous accusois de +parjure! et moi, je mériterois.... Non, je ne mériterois pas ce que +j'ai souffert. + +Cependant comment puis-je le croire? n'ai-je pas une lettre de vous +que je tiens de madame de Vernon, dans laquelle vous me dites de m'en +rapporter à ce qu'elle me confiera de votre part? N'a-t-elle pas gardé +le silence? ne s'est-elle pas embarrassée, comme une amie confuse de +vos torts envers moi, lorsque je l'ai interrogée sur les détails que +j'avois appris en arrivant à Paris, et qui se répandoient dans la +société, à l'occasion de la mort de M. d'Ervins? Ces détails, qui me +causoient tous une douleur nouvelle, c'étoient votre attachement pour +M. de Serbellane, vos engagemens pris à Bordeaux avec lui, l'instant +d'incertitude que mes sentimens pour vous avoient fait naître dans +votre âme, la délicatesse qui vous avoit ramenée à votre premier +amour, l'obligation où vous étiez de suivre M. de Serbellane, après +qu'il s'étoit battu pour vous, et lorsque le séjour de la France lui +étoit interdit. Ne m'avez-vous pas dit vous-même qu'il étoit parti, +quand il ne l'étoit pas? n'a-t-il pas passé vingt-quatre heures +enfermé chez vous?.... Oh! je reprends, en écrivant ces mots, tous les +mouvemens que je croyois calmés! M. de Serbellane, à l'instant même où +il avoit tué M. d'Ervins, ne vous a-t-il pas nommée? Vos gens, au +tribunal, ne vous ont-ils pas citée seule? n'avez-vous pas été +chercher le portrait de M. de Serbellane? ne receviez-vous pas sans +cesse de ses lettres? avez-vous nié à personne que vous dussiez +l'épouser? n'avez-vous pas demandé un sauf-conduit pour lui? Mais si +toute cette conduite n'étoit qu'un dévouement continuel à l'amitié, +vous seriez bien imprudente, je serois bien malheureux! Mais vous +n'auriez pas cessé de m'aimer, et il vaudroit encore la peine de +vivre. + +Si vous n'avez pas été coupable, si madame de Vernon a su la vérité, +si vous l'aviez chargée de me la dire, jamais la fausseté n'a employé +des moyens plus infâmes, plus artificieux, mieux combinés. Je serai +vengé, si son coeur insensible peut recevoir une blessure, si.... Mais +ce n'est pas de son sort que je dois vous occuper. + +Qui pourra jamais comprendre ce génie du mal, qui a disposé de moi! +Madame de Vernon me remit une lettre de ma mère, qui me conjuroit de +tenir la promesse qu'elle avoit donnée de me marier avec Matilde; elle +me parloit de vous avec amertume: dans un autre temps, rien de ce +qu'elle auroit pu me dire n'auroit fait impression sur moi; mais il me +sembloit que sa voix étoit prophétique, et me prédisoit l'événement +qui venoit d'anéantir mon sort. Ma mère m'adjuroit, au nom du repos de +sa vie, d'accomplir sa promesse; il ne suffisoit pas de mon devoir +envers elle pour me condamner au malheur que j'ai subi; il falloit que +madame de Vernon s'emparât de mon caractère, avec une habileté que je +ne sentis pas alors, mais qui depuis, en souvenir, m'a quelquefois +saisi d'un insurmontable effroi. + +Il n'y avoit pas un défaut en moi qu'elle n'irritât. Elle vous +défendoit avec chaleur, et me blessoit jusqu'au fond de l'âme par sa +manière de vous justifier; elle m'exagéroit le tort que vous vous +étiez fait dans le monde, en passant pour la cause du duel de M. +d'Ervins avec M. de Serbellane, et me proposoit en même temps de vous +engager, au nom de mon désespoir, à m'accorder votre main; c'est ainsi +qu'elle révoltoit ma fierté. En me rappelant aujourd'hui tous ses +discours, il se peut qu'elle ne m'ait pas dit précisément que vous +aimiez M. de Serbellane; mais elle a mis, si cela n'est pas, plus de +ruse à me le faire croire, qu'il n'en falloit pour le dire. +J'éprouvois, en l'écoutant, une contraction inouïe; j'avois le front +couvert de sueur, je me promenois à grands pas dans sa chambre, je +m'écartois et je me rapprochois d'elle, avide de ses discours, et +redoutant leur effet; mon âme étoit fatiguée de cette conversation, +comme par une suite de sensations amères, par une longue vie de +peines; et cette fatigue cependant ne lassoit point mon agitation; +elle me rendoit seulement tous les mouvemens plus douloureux. + +Cette femme, je ne sais par quelle puissance, agitoit mes passions +comme un instrument qui s'ébranloit à sa volonté; toutes les pensées +que je fuyois, elle me les offroit en face; tous les mots qui me +faisoient mal, elle les répétoit; et cependant ce n'étoit pas contre +elle que j'étois irrité; car il me sembloit toujours qu'elle vouloit +me consoler, et que la peine que j'éprouvois n'étoit causée que par +des vérités qui lui échappoient, ou qu'elle ne pouvoit réussir à me +cacher. + +Elle alloit chercher en moi tout ce que je peux avoir d'irritabilité +sur tout ce qui tient à l'opinion et à l'honneur, pour me convaincre, +sans me le prononcer, que je serois avili, si je montrois encore mon +attachement pour une femme publiquement livrée à un autre, ou si +seulement je paroissois indifférent au scandale qu'avoit causé la mort +de M. d'Ervins. Ce qu'elle disoit pouvoit convenir également aux torts +de légèreté (si je ne vous avois crue coupable que de ceux-là), ou aux +torts du sentiment; mais je saisissois surtout ce qui aigrissoit ma +jalousie. Madame de Vernon a fait de moi ce qu'elle a voulu, non par +l'empire des affections, mais en excitant tous les mouvemens amers que +le ressentiment peut inspirer. Quel art! si c'est de l'art. + +Je n'ai rien encore entrevu que confusément; mais les plus généreuses +vertus et les plus vils des crimes ne pourroient-ils pas s'être réunis +pour me perdre? Delphine, si cette espérance que je saisis m'a déçu, +si l'enfant n'a pas dit la vérité, ne me répondez pas, j'entendrai +votre silence, et je retomberai dans l'état dont je suis un moment +sorti. Que signifioit une lettre de votre propre main? Comment +falloit-il la comprendre? et tous les mystères du jour fatal, des +jours qui l'ont précédé, de ceux qui l'ont suivi? Ah! ne me cachez +rien, le secret fait tant de mal! + +Depuis mon mariage même, depuis bientôt cinq mois, madame de Vernon se +seroit-elle encore servie de sa fatale connoissance de mon caractère, +pour irriter en moi la jalousie par la fierté, la fierté par la +jalousie; pour empoisonner les peines de l'amour par l'orgueil, et me +déchirer à la fois par tous les bons et les mauvais mouvemens de mon +âme? Delphine, le coeur de Léonce est resté le même; si le vôtre n'a +point été coupable, souvenez-vous du temps où vous vous confiiez à +lui; hélas! hélas! depuis ce temps, un lien funeste... et ce seroit la +fausseté la plus insigne qui.... Ne craignez rien pour madame de +Vernon, ni pour sa fille; qu'une bonté cruelle ne vous inspire pas +encore de me sacrifier à des ménagemens pour les autres! + +Je voulois, après avoir vu Isore, retourner à l'instant même à Paris; +mais j'ai reçu une lettre de ma mère, qui s'inquiétant de mon séjour à +Bordeaux, et me croyant fort malade, vouloit, malgré l'état de sa +santé, se mettre en route pour me rejoindre; j'ai dû la prévenir, et +je pars. Si c'est vous dont l'image doit régner sur ma vie, je pars +pour accomplir envers ma mère les devoirs que vous me recommanderiez; +s'il faut vous perdre, c'est en Espagne que reposent les cendres de +mon père, c'est en Espagne qu'il faut aller mourir. + +Delphine, songez avec quelle émotion je vais passer les jours qui me +séparent de votre réponse. Je serai à Madrid le premier de novembre; +si vous êtes à Bellerive, ma lettre aura pu retarder de quelques +jours; jusqu'au vingt-cinq, pendant un mois, j'attendrai; j'ai fixé ce +terme à mon espérance. Jusqu'au vingt-cinq, mon anxiété sera sans +doute cruelle; mais que serviroit-il de vous la peindre? elle ne vous +impose qu'un devoir, la vérité. + + + + +LETTRE XXXI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 26 octobre. + + +Louise, quelle lettre Léonce vient de m'écrire! tout est révélé, tout +est éclairci; madame de Vernon! vous-même, vous n'auriez jamais pensé +qu'elle pût en être capable! elle a profité de tous les prétextes que +lui fournissoit ma confiance, pour induire Léonce à croire que +j'aimois M. de Serbellane, que je l'avois reçu chez moi pendant +vingt-quatre heures, et que je partois pour l'épouser. Juste ciel! +vous croyez que c'est à moi que je pense, et que je goûterai quelque +joie en apprenant que Léonce m'aime encore! non, je ne sens qu'une +douleur, je n'ai qu'une idée; c'est l'amitié trahie, l'amitié la plus +tendre, la plus fidèle: on s'attend peut-être, sans se l'avouer, que +le temps amenera des changemens dans les sentimens passionnés; mais +tout l'avenir repose sur les affections qui s'entretiennent par la +certitude et la confiance. + +Mon amie, si vous me trompiez, croyez-vous que je pusse supporter un +tel malheur? Eh bien! j'aimois madame de Vernon autant que vous, +peut-être plus encore: je m'en accuse, je m'humilie; mais son esprit +séducteur avoit un empire inconcevable sur moi. J'ai eu des momens de +doute sur elle depuis le mariage de Léonce, mais elle en avoit +triomphé, mais mon coeur lui étoit plus livré que jamais. + +Je suis troublée, tremblante, irritée comme s'il s'agissoit de Léonce. +Ah! quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d'années +à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on +éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus! +Loin de vous, qui trouverai-je jamais que j'aie aimé depuis mon +enfance avec cette confiance, avec cette candeur? Une autre amie que +j'aurois après madame de Vernon, je la jugerois, je l'examinerois, je +serois susceptible de crainte, de soupçon; mais Sophie, je l'ai aimée +dans une époque de ma vie où j'étois si tendre et si vraie! Je ne puis +plus offrir à personne ce coeur qui se livroit sans réserve, et dont +elle a possédé les premières affections. J'aimerai si l'on m'aime, je +serai reconnoissante des marques d'intérêt que l'on pourra me donner; +mais cette tendresse vive, involontaire, que des agrémens nouveaux +pour moi m'avoient inspirée, je ne l'éprouverai plus. Je regrette +Sophie et moi-même; car je ne vaudrai jamais pour personne ce que je +valois pour elle. + +Se peut-il qu'elle ait pu accepter tant de preuves d'amitié, si elle +ne sentoit pas qu'elle m'aimoit, qu'elle m'aimoit pour la vie! De tous +les vices humains, l'ingratitude n'est-il pas le plus dur, celui qui +suppose le plus de sécheresse dans l'âme, le plus d'oubli du passé, de +ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles? et moi-même +aussi, faut-il que je ne conserve plus aucune trace de ce passé +qu'elle a trahi? Si je cède à mon coeur, si je confirme tous les +soupçons de Léonce, ne vais-je pas l'irriter mortellement contre la +mère de sa femme? Je connois sa véhémence, sa généreuse indignation, +il défendra à Matilde de voir sa mère; je ne veux pas perdre madame de +Vernon, je le dois à mes souvenirs; je veux respecter en elle l'amitié +qu'elle m'avoit inspirée: cependant, rester coupable aux yeux de +Léonce est un sacrifice au-dessus de mes forces! Que faire donc, que +devenir? J'écrirai à M. Barton, je lui demanderai de se charger +d'éclairer Léonce, en modérant les effets de son premier mouvement. + +Eh quoi! je me refuserois au bonheur d'écrire cette simple ligne: +_Delphine n a jamais aimé que Léonce_. Il l'espère, il l'attend; ah! +quelle affreuse perplexité! Je vais aller chez madame de Vernon; je +lui parlerai, je n'épargnerai pas son coeur, s'il peut encore être +ému; vous saurez, en finissant cette lettre, ce qu'elle m'aura dit; +mais que peut-elle me dire? Je veux que du moins une fois elle entende +les plaintes amères qu'elle ne pourra jamais se rappeler sans rougir. + +Minuit. + +Non, je ne conçois point ce qu'est devenue l'idée que je m'étois faite +de madame de Vernon; je viens de passer deux heures avec elle sans +avoir pu lui arracher un seul mot qui rappelât en rien cette +sensibilité naturelle et aimable que je lui ai trouvée tant de fois; +il semble que dès qu'elle a vu son caractère dévoilé, elle ne s'est +plus embarrassée de feindre, et si elle s'étoit jamais montrée à moi +comme aujourd'hui, mon coeur ne s'y seroit point trompé. + +Après avoir reçu la lettre de Léonce, après m'être livrée, en vous +écrivant, à toutes les impressions douces et cruelles qu'elle faisoit +naître en moi, j'allai chez madame de Vernon. Je ne vous peindrai +point avec quel serrement de coeur je faisois cette même route, +j'entrois dans cette même maison que je croyois hier plus à moi que la +mienne; le spectacle des lieux toujours invariables, quand notre coeur +est si changé, produit une impression amère et triste; je m'arrêtai +néanmoins dans l'antichambre de madame de Vernon, pour demander de ses +nouvelles avant d'entrer chez elle; je sentois que si elle avoit été +malade, je serois retournée chez moi. On me dit qu'elle se portoit +beaucoup mieux, et qu'elle avoit dormi jusqu'à midi; alors je hâtai +mes pas et j'ouvris brusquement sa porte; elle étoit seule, et vint à +moi avec cet air d'empressement qui avoit coutume de me charmer. J'en +fus irritée, et par un mouvement très-vif, je jetai sur une table, +devant elle, la lettre de Léonce, et je lui dis de la lire. + +Elle la prit, rougit d'abord d'une manière très-marquée, mais +prolongeant à dessein la lecture pour se remettre; quand elle se +sentit enfin tout-à-fait calme, elle me dit assez froidement:--Vous +êtes la maîtresse de semer la haine dans une famille unie; mais vous +auriez dû penser plus tôt qu'il étoit juste que je fisse tous les +efforts qui dépendoient de moi pour bien marier ma fille, et vous +empêcher de lui enlever l'époux qui lui étoit promis.--Grand Dieu! +m'écriai-je, il étoit juste que vous abusassiez de mon amitié pour +vous, de la confiance absolue qu'elle m'inspiroit....--Et vous, +interrompit-elle, n'abusiez-vous pas de ce que je vous recevois tous +les jours chez moi, pour venir, dans ma maison même, ravir à ma fille +l'affection de Léonce?--Vous ai-je rien caché? répondis-je avec +chaleur; ne vous ai-je pas chargée vous-même d'expliquer ma conduite +et mes sentimens à Léonce?--En vérité, interrompit madame de Vernon, +si vous me permettez de vous le dire, il falloit être trop naïve pour +me choisir, moi, pour engager Léonce à vous épouser.--Trop naïve! +répétai-je avec indignation, trop naïve! est-ce vous, madame, qui +parlez avec dérision des sentimens généreux? Ah! j'en atteste le ciel, +dans ce moment où j'apprends que mon estime pour votre caractère a +détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir +offert une dupe si facile; je jouis avec orgueil d'avoir un esprit +incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer +comme d'un enfant. + +--Léonce lui-même vous avoue, me répondit-elle, que ce n'est pas moi +qui lui ai appris ce que l'on répandoit dans le monde; je me suis +contentée de ne pas le nier; c'étoit bien le moins dans ma situation. +Quant à tout l'esprit que fait Léonce, à propos du prétendu pouvoir +que j'ai exercé sur lui, c'est une excuse qu'il veut vous donner; on +ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère; l'éclat +de votre aventure lui déplaisoit; l'imprudence de votre conduite, +l'indépendance de vos opinions blessoient extrêmement sa manière de +voir, voilà tout.--Non, repris-je vivement, ce n'est pas tout; vous +voulez, par des paroles légères, confondre le bien avec le mal, et +cacher vos actions dans le nuage de vos discours; préparez pour le +monde ces habiles moyens, un coeur blessé ne peut s'y méprendre. +Écoutez chaque mot de la lettre de Léonce.--Comme je voulois la +reprendre pour la relire, madame de Vernon la retint, et me dit +négligemment:--Ne voulez-vous pas occuper tout Paris de nos querelles +de famille, et montrer à vos amis cette lettre de Léonce?--En +prononçant ces paroles, elle la jeta dans le feu. Cette action +m'indigna; mais plus mon impression étoit vive, plus je voulus la +réprimer, et je me levai pour sortir. Madame de Vernon reprit la +parole assez vite; elle recommença l'entretien, afin qu'il ne se +terminât pas par l'action qu'elle venoit de se permettre.--J'avois de +l'amitié pour vous, me dit-elle; mais les intérêts de ma fille +devoient m'être encore plus chers.--Eh quoi! répondis-je, ne les +avois-je pas assurés, ces intérêts, lorsque je lui donnai la terre +d'Andelys, lorsque je vous ai préservée deux fois de la +ruine?--Delphine, interrompit madame de Vernon, il n'y a rien de plus +indélicat que de reprocher les services qu'on a rendus.--Vous savez +mieux que personne, madame, continuai-je froidement, combien j'attache +peu de prix à ce que je puis faire pour les autres; quand il m'est +arrivé de rendre des services à ceux que je n'aimois pas, je n'en ai +jamais gardé le moindre souvenir; mais c'est avec confiance, avec +tendresse, que je me suis vouée à vous être utile: les preuves +d'amitié que je vous ai données, c'est aux sentimens que je croyois +vous avoir inspirés qu'elles s'adressoient; si vous n'aviez pas ces +sentimens, pourquoi donc avez-vous disposé de moi? pourquoi vous +exposiez-vous au reproche le plus humiliant, le plus cruel, à celui de +l'ingratitude?--L'ingratitude! me dit madame de Vernon, c'est un +grand mot, dont on abuse beaucoup; on se sert parce que l'on s'aime, +et quand on ne s'aime plus, l'on est quitte; on ne fait rien dans la +vie que par calcul ou par goût; je ne vois pas ce que la +reconnoissance peut avoir à faire dans l'un ou dans l'autre.--Je ne +daigne pas répondre, lui dis-je, à ce détestable sophisme; mais vous +n'aviez donc pas d'amitié pour moi, quand vous me montriez tant +d'intérêt et d'affection? l'attachement que j'avois pour vous ne vous +avoit donc pas touchée? est-il donc vrai que depuis six ans nos +conversations, nos lettres, notre intimité, tout fût mensonge de votre +part? En me retraçant les années heureuses que j'ai passées avec vous, +j'éprouve l'insupportable peine de ne pouvoir me flatter qu'il ait +existé un temps où vous m'aimiez sincèrement: quand donc avez-vous +commencé à me tromper? dites-le moi, je vous en conjure, pour que du +moins je puisse conserver quelques souvenirs doux de tous les jours +qui ont précédé cette funeste époque.--En parlant ainsi, j'étois +inondée de larmes, et je souffrois extrêmement de n'avoir pu les +retenir, car madame de Vernon me paroissoit avoir conservé le plus +grand sang-froid; cependant, quand elle reprit la parole, sa voix +étoit altérée. + +--Tout est fini entre nous, me dit-elle en se levant; avec votre +caractère, vous n'entendriez raison sur rien; vous êtes trop exaltée +pour qu'on puisse vous faire comprendre le réel de la vie. Si je meurs +de la maladie qui me menace, peut-être vous expliquerai-je ma +conduite; mais tant que je vivrai, il me convient de soutenir mon +existence, ma manière d'être dans le monde, telle qu'elle est; je veux +aussi éviter les émotions pénibles que votre présence et les scènes +douloureuses qu'elle entraîne me causeroient; il vaut donc mieux ne +plus nous revoir.--Vous le dirai-je, ma chère Louise? je frémis à ces +derniers mots; j'étois bien décidée à ne plus être liée avec madame de +Vernon; je sentois que je ne pouvois répéter des reproches de cette +nature, et qu'il me seroit impossible de la revoir sans les +renouveler; mais je ne m'étois pas dit que ce jour finiroit tout entre +nous, et la rapidité de cette décision, quelque inévitable qu'elle +fût, me faisoit peur.--Quoi! lui dis-je, vous ne pouvez pas trouver +quelques excuses qui puissent affoiblir mon ressentiment?--Le prestige +de tout ce que j'étois pour vous est détruit, me dit madame de Vernon; +je suis trop fière pour essayer de le faire renaître.--Trop fière! +m'écriai-je, vous qui avez pu me tromper!.....--Laissons ces +reproches, reprit-elle impatiemment, je vaux peut-être mieux que je ne +parois; mais, quoi qu'il en soit, je ne veux pas m'entendre dire le +mal que l'on peut penser de moi. + +Vous êtes la maîtresse, ajouta-t-elle, de rendre les derniers jours de +vie qui me restent horriblement malheureux, en révélant tout à Léonce; +vous pouvez user de cette puissance, je n'essaierai point de vous en +détourner.--Ah! m'écriai-je, vous ne savez pas encore ce que vous +pourriez sur moi, si le repentir....--Du repentir, interrompit-elle +avec l'accent le plus ironique; voilà bien une idée dans votre +genre!--A cette réponse, à cet air, je repris toute mon indignation, +et m'avançai vers la porte pour m'en aller; mais tout à coup je +m'arrêtai, je regardai cette chambre dans laquelle j'avois passé des +heures si douces, et je songeai que j'allois en sortir pour n'y plus +rentrer jamais. + +--Hélas! lui dis-je alors avec douceur, combien vous avez mal connu la +route de votre bonheur! vous avez rencontré au milieu de votre +carrière une personne jeune, qui vous aimoit de sa première amitié, +sentiment presque aussi profond que le premier amour; une personne +singulièrement captivée par le charme de votre esprit et de vos +manières, et qui ne concevoit pas le moindre doute sur la moralité de +votre caractère: vous le savez, autour de moi j'avois souvent entendu +dire du mal de vous; mais en vous justifiant toujours, je m'étois plus +attachée aux qualités que je vous attribuois, que si je n'avois jamais +eu besoin de vous défendre: vous avez brisé ce coeur qui vous étoit +acquis, sans que même une telle dureté fût nécessaire à aucun de vos +intérêts; vous auriez obtenu de moi d'immoler mon bonheur à mon +attachement pour vous; vous m'avez trompée par goût pour la +dissimulation, car la vérité eût atteint le même but, et vous avez +voulu dérober, par la fausseté, ce que l'amitié généreuse s'offroit à +vous sacrifier. Je souhaite néanmoins, oui, je souhaite du fond du +coeur que vous soyez heureuse; mais je vous prédis que vous ne serez +plus aimée comme je vous ai prouvé qu'on aime: on ne forme pas deux +fois des liaisons telles que la nôtre, et quelque aimable que vous +soyez, vous ne retrouverez pas l'amitié, le dévouement, l'illusion de +Delphine; je vous quitte dans cet instant pour ne plus vous revoir, et +c'est moi qui suis émue, moi seule. Ah! n'essaierez-vous donc pas +d'adoucir le sentiment que je vais emporter avec moi! ce talent de +feindre, dont vous avez si cruellement abusé, vous manque-t-il donc +seulement alors qu'il pourroit rendre nos derniers momens moins +cruels?--Je ne le puis, me dit-elle, je ne le puis; il faut éloigner +de soi les sentimens pénibles, et ne point recommencer des liens qui +désormais ne seroient que douloureux; il n'est plus en votre puissance +de ne pas troubler mon repos; adieu donc, c'est du repos que je veux, +si je dois vivre encore; si non....--Elle s'arrêta, comme si elle +avoit eu l'idée de me parler, mais changeant de résolution: Adieu, +Delphine, me dit-elle d'une voix assez précipitée, et elle rentra dans +son cabinet. + +Je restai quelque temps à la même place; mais enfin, honteuse de mon +émotion, de cette foiblesse de coeur qui avoit entièrement changé nos +rôles, et fait de celle qui étoit mortellement offensée celle qui +étoit prête à supplier l'autre, je quittai cette maison pour toujours, +et je revins impatiente de vous apprendre ce qui s'étoit passé. S'il +ne se mêloit pas à votre affection pour moi des vertus maternelles, si +vous ne m'inspiriez pas ces sentimens qui appartiennent à l'amour +filial, et que la mort prématurée de mes parens ne m'a permis de +connoître que pour vous, j'aurois quelque embarras à vous peindre la +douleur que m'a causée ma rupture avec madame de Vernon: mais votre +coeur n'est point accessible même à la plus noble des jalousies. Vous +avez de l'indulgence pour votre enfant; vous lui pardonnez cette +amitié vive que les premiers goûts de l'esprit et les premiers +plaisirs de la société avoient fait naître; elle existait à côté de +l'amour le plus passionné, cette amitié funeste; elle ne portoit donc +pas atteinte à la tendresse reconnoissante que je ne puis éprouver que +pour vous seule. + +Maintenant quel parti prendre? Ma conversation avec madame de Vernon +m'a bien prouvé qu'elle redoutoit extrêmement, pour le repos de sa +famille, que Léonce ne connût la vérité; mais que dois-je à madame de +Vernon? mais quelle puissance sur la terre pourroit obtenir de moi que +je consentisse une seconde fois à être méconnue de Léonce? Eh! que +parlé-je de puissance? il n'en est qu'une à craindre, c'est la voix de +mon propre coeur! mais est-il vrai qu'elle me le demande? Non, il faut +aussi que je compte mon sort pour quelque chose, que la bonté +m'inspire quelque compassion pour moi-même. J'ai le temps encore de +consulter M. Barton, d'avoir sa réponse; la vôtre aussi peut me +parvenir; il faut quatorze jours pour que les lettres arrivent à +Madrid. Léonce, jusqu'au vingt-cinq novembre, attendra sans me +condamner. Ah! ma soeur, que m'écrirez-vous? dans le combat qui me +déchire, à quel sentiment prêterez-vous votre appui? + + + + +LETTRE XXXII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 2 novembre 1790. + + +J'attends impatiemment votre réponse et celle de M. Barton; je compte +les jours, et je les redoute; je consume mes heures dans des +réflexions qui me déchirent, en se combattant mutuellement; +quelquefois je trouve de la douceur à penser que si l'on n'avoit pas +excité la jalousie de Léonce, toute autre prévention ne l'eût jamais +assez éloigné de moi pour qu'il consentît à devenir l'époux de +Matilde; et l'instant d'après je me livre au désespoir, en songeant +que le plus simple hasard pouvoit tout éclaircir, et que si j'avois eu +le courage d'aller vers lui, peut-être encore au dernier moment, un +mot, un seul mot faisoit de la plus misérable des femmes, la plus +heureuse. + +Quel sentiment éprouvera-t-il, quand il saura mon innocence! Oui, sans +doute il la saura; l'on n'exigera pas de moi que je renonce à me +justifier auprès de lui. Cependant quel trouble je vais porter dans +ses affections, dans ses devoirs, si je l'instruis positivement de la +vérité! Ne vaut-il pas mieux que le temps et ma conduite l'éclairent? +Mais si je garde le silence, il m'annonce qu'il me croira coupable, il +croira que dans le moment même où je paroissois l'aimer, je le +trompois; non, cette pensée est intolérable: si j'étois mourante, +n'obtiendrois-je pas le droit de tout révéler après moi? hélas! +l'aurois-je même alors? le bonheur des autres ne doit-il pas nous être +sacré, tant qu'il peut dépendre de notre volonté! + +Cruelle femme! c'est encore pour vous que j'éprouve ces affreuses +incertitudes; c'est votre repos, c'est votre bonheur qui lutte encore +dans mon coeur contre un désir inexprimable! Et Matilde aussi, ne +souffrira-t-elle pas de ce que je dirai? puis-je écrire à Léonce ce +qui doit lui faire haïr sa belle-mère, et l'éloigner encore plus de sa +femme? Ah! jamais, jamais personne ne s'est trouvé dans une situation +où les deux partis à prendre paroissent tous deux également +impossibles. + +Enfin il le faut, je le dois; attendons les conseils qui peuvent +m'éclairer. + +Mon voyage près de vous est forcément retardé de quelques jours, parce +que je ne vais plus avec madame de Vernon. J'avois remis toutes mes +affaires entre les mains d'un homme à elle; il faut tout séparer, +après avoir cru que tout étoit en commun pour la vie. J'ai honte de +vous avouer combien je suis foible! encore ce matin, je suis montée en +voiture pour aller chez mon notaire; mais comme il falloit, pour +arriver à sa maison, passer devant la porte de madame de Vernon, je +n'en ai pas eu le courage; j'ai tiré le cordon de ma voiture au milieu +de la rue, et j'ai donné l'ordre de retourner chez moi. J'ai voulu +ranger mes papiers avant mon départ; je trouvois partout des lettres +et des billets de madame de Vernon: il a fallu ôter son portrait de +mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu'elle m'avoit prêtés; +c'est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les +affections qui restent alors répandent encore de la douceur sur les +dernières volontés; mais dans une rupture, tous les détails de la +séparation déchirent, et rien de sensible ne s'y mêle, et ne fait +trouver du plaisir à pleurer. + +Je n'ai plus personne à consulter sur les circonstances journalières +de la vie; je me sens indécise sur tout. Je pense avec une sorte de +plaisir que, par délicatesse pour madame de Vernon, je m'étois isolée +de la plupart des femmes qui me témoignoient de l'amitié; je ne +voulois confier à aucune autre ce que je lui disois; j'étois jalouse +de moi pour elle. + +Au milieu de ces pensées, plus douces mille fois qu'une amie si +coupable ne devoit les attendre de moi, madame de Lebensei a trouvé le +secret, hier, de me faire parler très-amèrement de madame de Vernon; +elle étoit arrivée de la campagne exprès pour me questionner; madame +de Vernon l'avoit vue, et avoit su la captiver entièrement, soit par +l'empire de son charme, soit que, dans la situation de madame de +Lebensei, l'on ne veuille se brouiller avec personne, et que l'on +devienne même très-aisément favorable à tous ceux qui vous traitent +bien. + +Je trouvai d'abord mauvais que madame de Vernon eût confié, sans mon +aveu, à madame de Lebensei, mon sentiment pour Léonce; mais la +justification de madame de Vernon, que me rapporta madame de Lebensei +assez maladroitement, m'irrita bien plus encore. Elle se fondoit +entièrement sur les dispositions que madame de Vernon supposoit à +Léonce, son éloignement pour les femmes qui ne respectoient pas +l'opinion, l'irrésolution de ses projets relativement à moi, le peu de +convenance qui existoit entre nos manières de penser. Madame de Vernon +se représentoit enfin, me dit madame de Lebensei, comme n'ayant fait +que conseiller Léonce selon son bonheur, et peut-être son penchant: +c'étoit me blesser jusqu'au fond du coeur, que se servir d'un tel +prétexte. Si quelqu'un avoit senti fortement les torts de madame de +Vernon envers moi, peut-être aurois-je adouci moi-même les coups qu'on +vouloit lui porter; mais les formes tranchantes de madame de Lebensei, +son parti pris d'avance, les petits mots qu'elle me disoit, et qui +m'annonçoient que madame de Vernon l'avoit prévenue que j'étois +très-exagérée dans mon ressentiment; tout cet appareil d'impartialité, +quand il s'agissoit de décider entre la générosité et la perfidie, +m'offensa tellement, que je perdis, je le crois, toute mesure; et +faisant à madame de Lebensei, avec beaucoup de chaleur, le tableau de +ma conduite et de celle de madame de Vernon, je lui déclarai que je ne +voulois point écouter ceux qui me parleroient pour elle, et que je la +priois seulement de raconter à madame de Vernon ce que j'avois dit, et +les propres termes dont je m'étois servie. + +Quand madame de Lebensei fut partie, je sentis que j'avois eu tort; je +ne me repentis ni d'avoir excité le ressentiment de madame de Vernon, +ni d'avoir attaché plus vivement madame de Lebensei à ses intérêts: il +est assez doux de se faire du mal à soi-même, en attaquant une +personne qui nous fut chère; on aime à briser tous les calculs, en se +livrant à ce douloureux mouvement; mais je me repentis d'avoir +dénaturé ce que j'éprouvois, et de m'être donné des torts de paroles, +quand mes sentimens et mes actions n'en avoient aucun. J'étois aussi, +je l'avoue, vivement irritée, en apprenant que madame de Vernon +cherchoit encore à me nuire, dans le moment même où j'hésitois si je +ne sacrifierois pas le bonheur de toute ma vie à son repos. + +Cependant que deviendrai-je, tant que Léonce me soupçonnera? la +solitude et le temps ne feront rien à cette douleur; elle renaîtra +chaque jour, car chaque jour j'essaierai de raisonner avec moi-même, +pour me prouver que je dois répondre à Léonce. Mais pourquoi donc +supposer que ma conscience me le défende? Ah! je l'espère, vous et M. +Barton, vous penserez que Léonce aura assez de calme, assez de vertu, +pour apprendre la vérité sans punir celle qui fut coupable; ah! s'il +sait pardonner, ne puis-je pas tout lui dire! + +P. S. Vous ne m'avez pas répondu sur l'affaire de M. de Clarimin: je +suis bien sûre que vous sentez comme moi que je dois mettre plus +d'importance que jamais à lui faire accepter ma caution. Si par hasard +vous ne l'aviez pas encore offerte, ce qui vient de se passer vous +inspirera, j'en suis sûre, le désir de vous hâter. + + + + +LETTRE XXXIII. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, ce 4 novembre. + + +Ma chère Delphine, mon élève chérie, dans quel monde êtes-vous tombée? +pourquoi faut-il que madame de Vernon, cette femme perfide que mon +pauvre frère détestoit avec tant de raison, vous ait captivée par son +esprit séducteur? Pourquoi n'ai-je pas su réunir à mon affection pour +vous cet art d'être aimable, qui pouvoit satisfaire votre imagination? +vous n'auriez eu besoin d'aucun autre sentiment, et votre coeur n'eût +jamais été trompé. + +Vous me demandez un conseil sur la conduite que vous devez tenir avec +Léonce: comment oserois-je vous le donner? Je ne pense pas que vous +deviez en rien vous sacrifier pour l'indigne madame de Vernon; mais +quand Léonce saura que vous n'avez jamais cessé de l'aimer, +pourra-t-il supporter Matilde? pourra-t-il se résoudre à ne pas vous +revoir? aurez-vous la force de le lui défendre? Cependant faut-il que, +pouvant vous justifier, vous vous donniez l'air coupable? +Supporterez-vous une telle douleur? Non, l'amitié ne sauroit s'arroger +le droit de conseiller une action héroïque. Si vous répondez à Léonce, +si vous l'instruisez de la vérité, vous ne ferez peut-être rien de +vraiment mal, rien que personne surtout pût se permettre de condamner; +mais si, pour mieux assurer son repos domestique, si, pour l'éloigner +plus sûrement de vous, vous vous taisez, vous aurez surpassé de +beaucoup ce que l'on pourroit attendre de la vertu la plus sévère. + + + + +LETTRE XXXIV. + +M. Barton à Madame d'Albémar. + +Mondoville, 6 novembre. + + +J'ai été quelques jours, madame, sans pouvoir me déterminer à vous +écrire; ce que je devois vous conseiller me sembloit trop pénible pour +vous: cependant je me suis résolu à vous donner la plus grande preuve +de mon estime, en répondant avec une sévère franchise à la généreuse +question que vous daignez me faire. + +M. de Mondoville, indignement trompé sur vos sentimens, a épousé +mademoiselle de Vernon; il a repoussé le bonheur que j'espérois pour +lui; il a gâté sa vie, mais il faut au moins qu'il respecte ses +devoirs; il lui restera toujours une destinée supportable, tant qu'il +n'aura pas perdu l'estime de lui-même. + +Sans pouvoir deviner le secret habilement conduit dont vous avez été +la victime, je n'ai jamais cru que vous fussiez capable de tromper, +mais j'ai toujours refusé de m'expliquer avec Léonce sur ce sujet. +J'ai reçu une lettre de lui, deux jours avant la vôtre, dans laquelle +il m'apprend qu'il vous a écrit, et qu'il vous demande de lui dévoiler +ce qu'il commence enfin à entrevoir, les criminelles ruses de madame +de Vernon. Il se contient avec vous, me dit-il; mais il s'exprime, +dans sa confiance en moi, avec une telle fureur, que je frémis du +parti qu'il prendra, quand il saura la conduite de madame de Vernon +envers lui. + +Il est résolu d'abord de défendre à madame de Mondoville de voir sa +mère, et, si elle lui désobéit, il veut se séparer d'elle. Il forme +encore mille autres projets extravagans de vengeance contre madame de +Vernon. Je ne doute pas qu'il ne renonce à ce qui seroit indigne de +lui; mais tel que je le connois, je suis sûr qu'il suivra le dessein +qu'il m'annonce, de forcer madame de Mondoville à rompre avec sa mère. +Quel trouble cependant ne va-t-il pas en résulter! + +Quelque coupable que soit madame de Vernon, vous la plaindriez d'être +condamnée à ne jamais revoir sa fille; et si, comme je n'en doute pas, +madame de Mondoville croit de son devoir de s'y refuser, quel scandale +que la séparation de Léonce avec sa femme pour une telle cause! C'est +vous seule, madame, qui pouvez encore être l'ange sauveur de cette +famille, l'ange sauveur de celle même qui vous a cruellement +persécutée. + +Je ne me permettrai pas de vous dicter la conduite que vous devez +tenir; j'ai dû seulement vous instruire des dispositions de Léonce. Il +est impossible, quand il saura tout, de se flatter de l'apaiser; il +est malheureusement très-emporté, et jamais, il faut en convenir, +jamais un homme n'a été offensé à ce point dans son amour et dans son +caractère. Jugez vous-même, madame, de ce qu'il importe de cacher à +Léonce, jugez des sacrifices que votre âme généreuse est capable de +faire! Je ne vous demande point de me pardonner, car je crois vous +honorer par ma sincérité autant que vous méritez de l'être, et mon +admiration respectueuse donne beaucoup de force à cette expression. + +P. BARTON. + + + + +LETTRE XXXV. + +Réponse de Delphine à M. Barton. + +Paris, ce 8 novembre. + + +Vous ne savez pas quelle douleur vous m'avez causée! je croyois +pouvoir le détromper, je croyois toucher au moment de recouvrer toute +son estime; vous m'avez montré mon devoir, le véritable devoir, celui +qui a pour but d'épargner des souffrances aux autres: je l'ai reconnu, +je m'y soumets, je n'écrirai point: mais souffrez que je le dise, pour +la première fois j'ai senti que je m'élevois jusqu'à la vertu: oui, +c'est de la vertu qu'un tel sacrifice, et ce qu'il me coûte mérite le +suffrage d'un honnête homme et la pitié du ciel. + +Il attend ma réponse pour un jour fixe, pour le vingt-cinq novembre. +Mon silence, dit-il, sera pour lui l'aveu de la perfidie dont on +m'avoit accusée; ne pouvez-vous lui écrire que ce silence est un +mystère que je ne veux jamais éclaircir, mais qu'il ne doit lui donner +aucune interprétation décisive? ne pouvez-vous pas lui dire au moins +que je pars pour le Languedoc, d'où je ne sortirai jamais? Est-ce trop +demander, et ne défais-je pas ainsi, foiblesse après foiblesse, +l'action que je nommois généreuse? + +Je vous laisse l'arbitre de ce que vous pouvez dire; vous comprenez ce +que je souffre, ce que je souffrirai toujours, tant qu'il me croira +coupable. Si le ciel vous inspire un moyen de me secourir, sans porter +atteinte au bonheur des autres, vous le saisirez, j'ose en être sûre; +s'il faut me sacrifier, je vous en donne le pouvoir, je saurai vous en +estimer. Je dépose entre vos mains la promesse de m'éloigner, de ne +point écrire, de ne rien me permettre enfin pour moi-même, que de vous +demander quelquefois si vous avez affoibli dans le coeur de Léonce la +juste haine qu'il va de nouveau ressentir contre moi. + + + + +LETTRE XXXVI. + +Madame d'Artenas à Delphine. + +Paris, 10 novembre. + + +J'ai passé hier chez vous, ma chère Delphine, mais en vain; votre +porte est toujours fermée. Je suis obligée de partir pour ma terre, +près de Fontainebleau; mais je ne veux pas différer à vous demander de +m'apprendre les causes d'un événement qui occupe toute la société de +Paris. Vous êtes brouillée avec madame de Vernon; vous ne vous voyez +plus; je crois bien aisément qu'elle a tort, et que vous avez raison; +mais pourquoi vous brouiller avec elle? pourquoi vous brouiller avec +personne? Cela peut avoir les plus graves inconvéniens. + +Vous avez découvert qu'elle vous trompoit: il y a long-temps que je +m'en serois doutée, à votre place; mais c'est précisément parce +qu'elle a un caractère adroit et dissimulé, qu'il étoit sage de la +ménager: votre conduite a été le contraire de ce qu'elle devoit être; +il falloit ne pas l'aimer avec tant d'aveuglement avant la découverte, +et ne pas rompre depuis avec tant de véhémence. Madame de Vernon est +établie à Paris depuis beaucoup plus long-temps que vous; elle y a +beaucoup plus de relations; et vous savez qu'on est toujours ici +soutenu par ses parens, non parce qu'ils vous aiment, mais parce +qu'ils regardent comme un devoir de vous justifier. Il y a si peu de +véritable amitié dans le grand monde, qu'encore vaut-il mieux compter +sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le +font volontairement. Vous allez vous trouver nécessairement mal avec +votre famille, si vous ne voyez plus madame de Vernon; car madame de +Mondoville, dans cette circonstance, ne se séparera sûrement pas de sa +mère. Il faut tâcher de vous raccommoder avec tout cela: pensez-en ce +que j'en pense; mais soyez avec madame de Vernon dans une bonne +mesure, quoique sans fausseté. + +Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant +répond à tout; cette magie reste encore au courage, il affranchit +honorablement des liens qu'impose la société; ces liens sont les plus +subtils, et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme +sans père ou sans mari, quelque distinguée qu'elle soit, n'a point de +force réelle ni de place marquée au milieu du monde. Il faut donc se +tirer d'affaire habilement, gouverner les bons sentimens avec encore +plus de soin que les mauvais, renoncer à cette exaltation romanesque +qui ne convient qu'à la vie solitaire, et se préserver surtout de ce +naturel inconsidéré, la première des grâces en conversation, la plus +dangereuse des qualités en fait de conduite. + +Vous aimez, quoi que vous en puissiez dire, le mouvement et la variété +de la société de Paris; sachez donc vous maintenir dans cette société, +sans donner prise sur vous à personne. Avant les chagrins que vous +avez éprouvés, vous aimiez aussi, et cela devoit être, les succès sans +exemple que vous obteniez toujours quand on vous voyoit et quand on +vous entendoit. Défiez-vous de ces succès; qu'ils vous rendent +d'autant plus prudente; car en excitant l'envie, ils vous obligent à +craindre madame de Vernon. Je pourrois, moi, me brouiller avec elle; +nous sommes à force égale, vieille et oubliée que je suis; mais vous, +la plus belle, la plus jeune, la plus aimable des femmes, on croira +tout ce que madame de Vernon dira contre vous, et, pour ne vous rien +cacher, on le croit déjà. + +J'avois commencé ma lettre avec l'intention de vous laisser ignorer ce +que madame de Vernon allègue en sa faveur; mais je réfléchis qu'il +faut que vous connoissiez tous les motifs qui doivent diriger votre +conduite. Elle prétend que vous l'aviez chargée d'engager Léonce à +vous épouser, que, depuis l'esclandre du duel de M. de Serbellane, il +ne l'a pas voulu, et que vous ne lui avez jamais pardonné son +infructueuse négociation. Elle affirme que vous avez dit à tout le +monde un mal abominable d'elle, et que vous lui avez reproché de +prétendus services avec indélicatesse et amertume. Jugez combien les +ingrats et ceux qui auraient envie de l'être trouvent mauvais qu'on se +souvienne des services qu'on a rendus! Elle assure enfin que c'est +elle qui n'a plus voulu vous voir, parce que vous ne veniez dans sa +maison que pour vous faire aimer du mari de sa fille, et cette +dernière accusation lui rallie toutes les dévotes. Vous voyez qu'elle +sait se concilier les bons et les méchans, et de plus, cette nombreuse +classe d'indifférens paisibles, qui, ayant beaucoup plus entendu +parler de madame d'Albémar que de madame de Vernon, croient qu'il est +de leur dignité de gens médiocres de blâmer celle qui a le plus +d'éclat. + +Ne vous exagérez pas cependant l'effet des discours de madame de +Vernon, nous sommes en état de nous en défendre; mais il est +indispensable que vous commenciez par vous raccommoder avec elle, et +je vous réponds qu'elle ne demanderoit pas mieux; car dans toutes ces +querelles, en présence du tribunal de l'opinion, chacun a peur de +l'autre. Retournez à ses soupers, cessez de lui faire aucun reproche, +n'en dites plus aucun mal; et si elle continue à chercher à vous +nuire, je me charge, moi, de lui jouer quelques tours de vieille +guerre. Je connois les ruses de madame de Vernon, je ne m'en sers pas, +mais j'en sais assez pour les dévoiler; et elle vous ménagera, quand +elle apprendra que vos qualités vives et brillantes sont sous la +protection de ma prudence et de mon sang-froid. Adieu, ma chère +Delphine; suivez mes conseils, et tout ira bien. + + + + +LETTRE XXXVII. + +Delphine à madame d'Artenas. + +Paris, 14 novembre. + + +Je suis touchée, madame, de l'intérêt que vous voulez bien me +témoigner, mais je ne puis suivre le conseil que vous avez la bonté de +me donner. J'ai aimé tendrement madame de Vernon; comment me seroit-il +possible de renouer avec elle par des motifs tirés de mon intérêt +personnel? je suis bien peu capable de cette conduite, même avec les +indifférens; mais j'aurois une répugnance invincible à dégrader les +sentimens que j'ai éprouvés, en les soumettant à des calculs. Comment +pourrois-je revoir avec calme, dans les rapports communs du monde, une +personne qui a été l'objet de ma plus tendre amitié, et qui s'est +montrée ma plus cruelle ennemie? Non, la société ne vaut pas ce qu'il +en coûteroit pour torturer à ce point son caractère naturel; de tels +efforts feroient plus que contraindre les mouvemens vrais du coeur; +ils finiroient par le dépraver. + +Je suis singulièrement blessée, je l'avoue, des discours que madame de +Vernon tient sur moi; mais c'est précisément parce que ces discours +sont écoutés, que je ne veux pas me rapprocher d'elle. J'aurois +peut-être été assez foible pour le désirer, s'il étoit arrivé ce qui, +je crois, étoit juste, si on n'eût blâmé qu'elle seule; mais +puisqu'elle m'accuse et qu'on la soutient, puisque j'ai quelque chose +encore à craindre d'elle, je ne la reverrai jamais. + +C'est auprès de vous, madame, que je voudrois me justifier. Madame de +Vernon m'a reproché _d'avoir dit du mal d'elle_, et vous me conseillez +_de la ménager_; tous ces mots me paroissent bien étranges, dans un +sentiment de la nature de celui que j'avois pour madame de Vernon. Une +seule fois j'ai parlé d'elle avec amertume, en m'adressant à une +personne qui l'aime beaucoup, et que je rattachois à elle, au lieu de +l'en détacher, par la vivacité même qui me donnoit l'air d'avoir tort. +Vous n'aimez pas madame de Vernon, et je m'interdis de vous en parler, +à vous que je désirerois si vivement éclairer sur les absurdes +calomnies dont je suis l'objet. + +J'ai reproché à madame de Vernon les services que je lui ai rendus; +_et tous les services du monde_, dit-elle, _sont effacés parles +reproches_. Vous sentez aisément, madame, combien il seroit facile de +se dégager ainsi de la reconnoissance. On blesseroit le coeur d'une +personne qui se seroit conduite généreusement envers nous; elle s'en +plaindroit, et l'on diroit ensuite que _toutes ses actions sont +effacées par ses paroles_. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit +entre madame de Vernon et moi; si je lui ai reproché son ingratitude, +c'est celle du coeur dont je l'ai accusée, et c'est en confondant +ensemble, en plaçant sur la même ligne le jour où je lui ai serré la +main avec tendresse, et celui où j'aurois engagé la moitié de ma +fortune pour elle, que j'ai eu le droit de lui rappeler tout ce qui +lui a prouvé que je l'aimois. + +Je rougis jusqu'au fond de l'âme des autres torts qu'elle m'impute; +mais si je les repoussois, ce seroit alors que je serois vraiment +blâmable; je nuirois à madame de Vernon, et jusqu'à présent vous voyez +que j'ai trouvé le secret de ne nuire qu'à moi-même; je m'en +applaudis. Je ne veux pas _ménager_ madame de Vernon par les motifs +que vous me présentez; je ne veux point la désarmer, mais je +craindrois encore de lui faire du mal. Hélas! elle apprendra bientôt à +quel point je l'ai craint! + +Mes plaintes contre elle, quand je m'en permets, ont toutes un +caractère de sensibilité romanesque qui, vous le savez, n'associera +pas les salons de Paris à mon ressentiment. Je ne suis pas +indifférente au blâme de la société; mais je ne ferai, pour m'y +soustraire, que ce que je ferois pour la satisfaction de ma +conscience; la vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous +apprendre à nous en passer. + +Je mettrois peut-être plus de prix à l'opinion, si j'étois unie à la +destinée d'un homme qui me fût cher; mais condamnée à vivre seule, à +supporter seule mon sort, je n'ai point d'intérêt à me défendre; qui +jouiroit de mon triomphe, si je le remportois? et n'est-il pas assez +sage de ne point lutter contre la méchanceté des hommes, quand l'on +n'a d'autre bien à espérer de ses efforts que quelques douleurs de +moins? Cette indifférence sur ce qu'on peut dire de moi m'est beaucoup +plus facile maintenant, que je suis résolue à quitter Paris. Je vais +m'enfermer pour toujours dans la retraite où vit ma belle-soeur; j'y +emporterai le souvenir le plus tendre de vos bontés, et le regret de +n'en avoir pas joui plus longtemps. + +DELPHINE D'ALBÉMAR. + + + + +LETTRE XXXVIII. + +Réponse de madame d'Artenas à Delphine, + +Fontainebleau, ce 19 novembre. + + +Vous prenez beaucoup trop vivement, ma chère Delphine, les peines +passagères de la vie. Que de candeur, de noblesse et de bonté dans +votre lettre! mais que vous êtes encore jeune! Je ne me souviens pas, +en vérité, d'avoir eu cette bonne foi dans mon enfance, et je ne suis +pourtant, Dieu merci! ni méchante, ni fausse; mais j'ai vécu au +milieu, du monde, et je suis détrompée du plaisir d'être dupe. + +Quoi qu'il en soit, je ne veux pas exiger de vous ce qui seroit trop +opposé à votre caractère, et nous atteindrons au même but par une +conduite négative. Dans la société de Paris, ce qu'on ne fait pas vaut +presque toujours autant que ce qu'on pourroit faire. Vous ne passerez +point votre vie dans le Languedoc, mais vous y resterez six mois; +pendant ce temps tout sera oublié. On vous a accueillie avec transport +à votre arrivée à Paris, c'est à présent le tour de l'envie; quand +vous reviendrez, on sera las de l'envie même, et curieux de vous +revoir; et comme rien de ce qu'on a dit n'a pu laisser de trace, on ne +s'en souviendra plus; ce n'est pas pour de telles causes que la +réputation se perd: si vous éprouviez ce malheur, quelque injuste +qu'il pût être, votre philosophie ne tiendroit pas contre lui; il a +des pointes trop acérées; mais il n'en est pas question, et je vous +réponds de réparer cet hiver, et ce que le duel de M. de Serbellane a +fait dire, et ce que madame de Vernon y a ajouté. + +Je vous demande seulement de vous arrêter dans ma terre, qui est sur +votre route en allant à Montpellier. Ma nièce, pour qui vous avez été +si bonne, et que vous avez rendue raisonnable, vous en prie +instamment; j'ose l'exiger de vous. + + + + +LETTRE XXXIX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Fontainebleau, ce 25 novembre. + + +J'ai déjà fait vingt lieues pour me rapprocher devons, ma chère +Louise; mon voyage est commencé, je suis partie de Paris, je ne +reverrai plus les lieux où j'ai connu Léonce; je les ai quittés le +jour même où, rempli de mon souvenir, il attendoit à deux cents lieues +de moi la réponse qui devoit me justifier; et je ne l'ai pas faite +cette réponse. Ah! d'où vient qu'un sacrifice si grand ne me donne +point le repos que l'on doit attendre de la satisfaction de sa +conscience? Hélas! les peines de l'amour étouffent toutes les +jouissances attachées à l'accomplissement du devoir, et le bonheur +succombe alors même que la vertu résiste. N'importe, ce n'est pas pour +notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été +données, c'est pour seconder la pensée de l'Être suprême, en épargnant +du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu'il a +créés. + +J'ai regretté M. de Lebensei en quittant Paris; je l'avois vu tous les +jours qui ont précédé mon départ: il craignoit que ma dernière +conversation avec sa femme ne m'eût éloigné d'elle, et il paroissoit +mettre du prix à nous rapprocher. J'ai promis de rester en +correspondance avec lui; c'est un homme d'un esprit si étendu, il a +réfléchi si profondément sur les sentimens et les idées, que peut-être +il calmera mon coeur eu m'accoutumant à considérer la vie sous un +point de vue plus général. + +Madame d'Artenas veut que je passe huit jours ici dans sa terre, qui +est agréablement située au milieu de la forêt de Fontainebleau: j'ai +cédé à ses instances, et surtout à celles de sa nièce, madame de R.... +Elle a mis beaucoup de délicatesse à ne jamais me rechercher à Paris, +et semble attacher un grand prix à ces jours passés avec elle: je ne +continuerai donc mon voyage vers vous que dans huit jours. Madame de +Mondoville est venue me voir à Paris un soir que j'étois à Bellerive; +je lui ai rendu le lendemain sa visite, mais en m'assurant auparavant +qu'elle n'y étoit pas. Je craignois d'y trouver sa mère, et j'avois +raison d'avoir peur de l'émotion que j'éprouverois, si j'en juge par +celle que m'a causée le seul moment où, depuis notre rupture, j'aie +entrevu madame de Vernon. + +Je sortois de Paris, ce matin, avec ma voiture chargée pour le voyage, +et conduite par des chevaux de poste; les postillons, en tournant, +accrochèrent assez violemment un carrosse à deux chevaux; inquiète, je +m'avançai pour voir s'il n'étoit pas renversé; j'aperçus dans ce +carrosse madame de Vernon seule, et la tête appuyée contre un des +côtés de la voiture. Je ne sais si c'étoit l'imagination ou la vérité, +mais je la trouvai singulièrement pâle et défaite; un cri d'étonnement +m'échappa en la voyant: elle me regarda d'un air qui me parut triste +et doux. Vous l'avouerai-je? un mouvement involontaire me fit porter +ma main au cordon de la voiture pour l'arrêter; il n'y en avoit point, +et les chevaux m'avoient déjà emportée à cent pas d'elle; mais je +sentis, par cette épreuve et par l'émotion qu'elle me causa le reste +du jour, combien j'avois eu raison en évitant de revoir madame de +Vernon. + +Les souvenirs d'une longue et tendre amitié se renouvellent toujours, +quand on se représente celle que l'on a aimée comme souffrante ou +malheureuse; mais je sais trop bien que madame de Vernon ne me +regrette point, n'a pas besoin de moi, et je m'éloigne d'elle sans +avoir, à cet égard, le moindre doute. + + + + +LETTRE XL. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Fontainebleau, ce 27 novembre. + + +Ah! mon Dieu! que j'étois loin de prévoir l'événement qui me rappelle +à l'instant même à Paris! La pauvre madame de Vernon! il ne me reste +plus de traces de mon ressentiment contre elle; je me reproche +même.... Je ne sais ce que je me reproche; mais je serai bien +malheureuse d'avoir été brouillée avec elle, si je ne puis la revoir +encore, la soigner, lui prouver que j'ai tout oublié. Je crains de +perdre un moment, même avec vous, ma chère Louise; je vous envoie la +lettre de madame de Mondoville, et je pars. + +Madame de Mondoville à madame d'Albémar. + +Paris, ce 26 novembre. + + +J'ai à vous annoncer, ma chère cousine, un cruel malheur: cette nuit, +ma mère a pris un vomissement de sang qui ne s'est point arrêté +pendant plusieurs heures, et que les médecins regardent comme mortel; +sa poitrine est déjà très-attaquée depuis plusieurs mois, par des +veilles continuelles: l'on croit ce dernier accident sans remède dans +son état, et le péril même en paroît extrêmement prochain. Elle avoit +tout-à-fait perdu connoissance vers la fin de la nuit; en revenant à +elle, elle a fait quelques questions à son médecin; et comprenant +parfaitement sa situation, elle lui a dit, avec l'air le plus calme et +le plus doux:--J'aurois besoin, monsieur, de trois ou quatre jours +pour régler divers intérêts; donnez-moi les remèdes qui peuvent me +soutenir: peu importe, comme vous le sentez bien, s'ils conviennent au +fond de la maladie; elle est jugée, elle est sans ressources; mais +indiquez-moi ce qu'il faut faire pour avoir un peu de force jusqu'à la +fin de ma vie, je vous en serai sensiblement obligée.--Alors se +retournant vers moi, elle me dit:--C'est pour voir madame d'Albémar, +que je souhaite encore de vivre quelques jours; je l'ai rencontrée +hier matin partant pour Montpellier; je crois qu'un courrier peut la +rejoindre, faites-le partir à l'instant; je connois son coeur, je suis +sûre qu'elle n'hésitera pas à revenir; dites-lui seulement mon désir +et mon état.--Je crois, comme ma mère, ma chère cousine, que vous êtes +trop bonne pour hésiter à satisfaire les voeux d'une femme mourante, +quand même, ce que j'ai toujours voulu ignorer, vous croiriez avoir à +vous plaindre d'elle. Vous n'avez pas un moment à perdre pour lui +donner la satisfaction de vous revoir, et pour contribuer au salut de +son âme; car je ne doute pas que, malgré nos différences d'opinion, +vous ne vous joigniez à moi pour l'engager à remplir les devoirs +sacrés dont dépend son bonheur à venir: c'est le premier intérêt dont +je veux vous parler: vous lui ferez plus d'impression que moi, si vous +vous joignez à mes instances; vous ne voulez pas, j'en suis sûre, +exposer ma pauvre mère à mourir sans avoir reçu les secours de la +religion. Je retourne auprès d'elle, et je vous attends impatiemment; +sans ma confiance en Dieu, la douleur que je ressens me paroîtroit +bien pénible à supporter. Adieu, ma chère cousine; je viens de +demander qu'on fit dans mon couvent des prières pour ma mère; je les +ai obtenues, j'y joins les miennes; j'espère que vous rendrez les +vôtres efficaces, en vous réunissant à moi dans les pieux efforts qui +me sont commandés. + + + + +LETTRE XLI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 29 novembre. + + +Elle vit encore! ma chère Louise, et c'est tout ce que je puis vous +dire; je n'ai point d'espérance, et jamais je n'aurois eu plus besoin +d'en concevoir. Je me suis rattachée à madame de Vernon par des +sentimens qui ne sont pas en tout semblables à ceux que j'éprouvois +pour elle, mais la pitié les rend aussi tendres. Que ne puis-je +prolonger ses jours! Si elle revenoit de son état maintenant, elle se +corrigeroit de ses défauts, parce qu'elle seroit éclairée sur ses +erreurs; mais, hélas! il semble que la nature ne donne sa plus +terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la +vie les sentimens qu'ont inspirés les approches de la mort. + +Je puis vous écrire pendant que madame de Vernon essaie de se reposer; +on lui a expressément défendu de parler, ce qui m'oblige à m'éloigner +souvent d'elle. Votre intérêt sera douloureusement captivé par le +récit de la conduite qu'elle tient; vous serez aussi, je le crois, +frappée de la singulière lettre qu'elle m'a écrite: je vous l'envoie, +en vous priant de me la conserver. oh! que le coeur humain est +inattendu dans ses développemens! les moralistes méditent sans cesse +sur les passions et les caractères, et tous les jours il s'en découvre +que la réflexion n'avoit pas prévus, et contre lesquels ni l'âme ni +l'esprit n'ont été mis en garde. + +Je suis arrivée hier chez madame de Vernon, et j'éprouvois, en entrant +chez elle, tous les genres d'émotion réunis; l'embarras mêlé à la plus +profonde pitié, un intérêt véritable, joint à de l'incertitude sur les +témoignages que j'en devois donner. J'avois su, par un courrier que +j'envoyai à l'avance, que madame de Vernon étoit un peu mieux, mais +toujours dans un grand danger: je montai les escaliers en tremblant; +madame de Mondoville vint au-devant de moi:--Ma mère étoit bien +impatiente de vous voir, me dit-elle; elle vous a écrit hier tout le +jour, quoiqu'on lui eût interdit cette occupation; elle a mis en ordre +ses affaires; venez, vous la trouverez plus touchante que jamais elle +ne l'a été; mais jusqu'à présent je n'ai pu lui faire encore entendre +qu'elle est assez dangereusement malade pour se confesser. Les +médecins disent que l'effrayer sur son état pourroit lui faire mal; +mais qui, juste ciel! oseroit prendre sur soi de ménager son corps aux +dépens de son âme? Je vous en avertis, je lui parlerai, si vous ne +vous en chargez pas.--Attendez de grâce, répondis-je à madame de +Mondoville, que je me sois entretenue avec madame votre mère. + +--Matilde me conduisit enfin chez la pauvre malade; la chambre étoit +obscure: à travers le jour sombre qui l'éclairoit, j'aperçus madame de +Vernon couchée sur un canapé, les cheveux détachés, vêtue de blanc, et +d'une pâleur effrayante. Elle vit l'émotion que j'éprouvois: +Remettez-vous, ma chère Delphine, me dit-elle; c'est bon à vous d'être +si troublée.--Je pris sa main et je la baisai tendrement; elle me fit +signe de m'asseoir, et m'adressa d'abord des questions indifférentes +sur mon voyage, sur le lieu où le courrier m'avoit rencontrée, sur la +santé de madame d'Artenas, etc. Je répondis à tout par des +monosyllabes, n'osant commencer moi-même à lui parler de son état, et +souffrant cruellement néanmoins de prendre part à des conversations si +étrangères au sentiment qui m'occupoit. Sa fille se leva et nous +laissa seules; je crus qu'elle alloit me parler avec confiance, mais +continuant à l'éviter, elle me raconta son accident, les suites qu'il +devoit avoir, la certitude qu'elle avoit de mourir dans trois ou +quatre jours, avec une simplicité et un calme tout-à-fait semblables à +sa manière habituelle, à cette manière qui lui donnoit toujours, soit +dans le sérieux, soit dans la plaisanterie, de la grâce et de la +dignité. + +Elle prit son mouchoir en me parlant, l'approcha de sa bouche, et le +reposa, sans s'interrompre, sur la table; je le vis plein de sang, je +tressaillis; et penchant ma tête sur sa main, je fondis en larmes, en +l'appelant plusieurs fois du nom que j'aimois à lui donner, Sophie, ma +chère Sophie!--Généreuse Delphine, me dit-elle, vous m'aimez encore: +ah! cela vaut mieux que vivre! Je vous ai écrit, ajouta-t-elle, afin +d'éviter une conversation trop pénible pour nous deux; ma lettre +contient tout ce que je pourrois dire; je n'ai pas prétendu me +justifier, mais vous expliquer ma conduite par mon caractère et ma +manière de voir. Vous ne trouverez pas peut-être mes sentimens +meilleurs après cette explication, mais vous comprendrez comment ils +sont dans la nature; et si je vous montre les causes des plus grands +torts, vous serez un peu plus disposée à les pardonner. Ce que je vous +demande instamment, c'est, après avoir lu cette lettre, de n'en pas +causer avec moi; j'ai toujours craint les fortes émotions; je ne suis +pas assez contente de moi, pour aimer à m'abandonner à mes mouvemens, +ni à ceux des autres. Le repentir seul convient à ma situation, et je +ne veux pas m'y livrer; je suis mieux en tout quand je me contiens, et +l'entraînement me fait mal. Écrivez-moi seulement deux lignes, qui me +disent que vous conserverez un souvenir encore doux de votre ancienne +amie; je les mettrai, ces deux lignes, sur ma poitrine déjà +mortellement atteinte, et ce remède me fera peut-être mourir sans +douleur.--En disant ces derniers mots, elle sonna, comme si elle eût +redouté les pleurs que je répandois, et la prolongation de sa propre +émotion. + +Ses femmes entrèrent; elle me renvoya doucement chez moi. Je montai +dans une chambre que je m'étois fait donner pour ne pas sortir de la +maison, et je lus avec un serrement de coeur continuel la lettre que +voici: + +Madame de Vernon à madame d'Albémar. + + +Je n'ai été aimée dans ma vie que par vous; beaucoup de gens m'ont +trouvée aimable, ont recherché ma société; mais vous êtes la seule +personne qui m'ayez rendu service sans intérêt personnel, sans autre +objet que de satisfaire votre générosité et votre amitié; et cependant +vous êtes l'être du monde envers lequel j'ai eu les torts les plus +graves; peut-être même n'y a-t-il que vous qui ayez véritablement le +droit de me faire des reproches; comment vous expliquer, comment +m'expliquer à moi-même une telle conduite? Au moins, je n'en adoucis +pas les couleurs; je m'interdis, pour la première fois de ma vie, tout +autre secours que celui de la vérité. C'est à votre esprit seul que je +m'adresserai, dans cette peinture fidèle de mon caractère, et je +n'abuserai point de ma situation, pour obtenir mon pardon de +l'attendrissement qu'elle pourroit vous causer. + +Les circonstances qui présidèrent à mon éducation ont altéré mon +naturel; il étoit doux et flexible; on auroit pu, je crois, le +développer d'une manière plus heureuse. Personne ne s'est occupé de +moi dans mon enfance, lorsqu'il eût été si facile de former mon coeur +à la confiance et à l'affection. Mon père et ma mère sont morts que je +n'avois pas trois ans, et ceux qui m'ont élevée ne méritaient point +mon attachement. Un parent très-éloigné et très-insouciant fut mon +tuteur; il me donnoit des maîtres en tout genre, sans prendre le +moindre intérêt ni à ma santé, ni à mes qualités morales; il vouloit +être bien pour moi; mais comme il n'étoit averti de rien par son +coeur, sa conduite tenoit au hasard de sa mémoire, ou de sa +disposition; il regardoit d'ailleurs les femmes comme des jouets, dans +leur enfance, et, dans leur jeunesse, comme des maîtresses plus ou +moins jolies, que l'on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable. + +Je m'aperçus assez vite que les sentimens que j'exprimois étoient +tournés en plaisanterie, et que l'on faisoit taire mon esprit, comme +s'il ne convenoit pas à une femme d'en avoir. Je renfermai donc en +moi-même tout ce que j'éprouvois; j'acquis de bonne heure ainsi l'art +de la dissimulation, et j'étouffai la sensibilité que la nature +m'avoit donnée. Une seule de mes qualités, la fierté, échappa à mes +efforts pour les contraindre toutes; quand on me surprenoit dans un +mensonge, je n'en donnois aucun motif, je ne cherchois point à +m'excuser, je me taisois; mais je trouvois assez injuste que ceux qui +comptoient les femmes pour rien, qui ne leur accordoient aucun droit +et presque aucune faculté, que ceux-là même voulussent exiger d'elles +les vertus de la force et de l'indépendance, la franchise et la +sincérité. + +Mon tuteur, assez fatigué de moi, parce que je n'avois point de +fortune, vint me dire un matin qu'il falloit épouser M. de Vernon. Je +l'avois vu pour la première fois la veille; il m'avoit souverainement +déplu; je m'abandonnai au seul mouvement involontaire que je me sois +permis de montrer en ma vie; je résistai avec assez de véhémence; mon +tuteur me menaça de me faire enfermer pour le reste de mes jours dans +un couvent, si je refusois M. de Vernon; et comme je ne possédois rien +au monde, je n'avois point l'espoir de m'affranchir de son despotisme. +J'examinai ma situation; je vis que j'étois sans force; une lutte +inutile me parut la conduite d'un enfant; j'y renonçai, mais avec un +sentiment de haine contre la société qui ne prenoit pas ma défense, et +ne me laissoit d'autres ressources que la dissimulation. Depuis cette +époque, mon parti fut irrévocablement pris d'y avoir recours, chaque +fois que je le jugerois nécessaire. Je crus fermement que le sort des +femmes les condamnoit à la fausseté; je me confirmai dans l'idée +conçue dès mon enfance, que j'étois, par mon sexe et par le peu de +fortune que je possédois, une malheureuse esclave à qui toutes les +ruses étoient permises avec son tyran. Je ne réfléchis point sur la +morale, je ne pensois pas qu'elle pût regarder les opprimés. Je +n'étouffai point ma conscience, car en vérité, jusqu'au jour où je +vous ai trompée, elle ne m'a rien reproché. + +M. de Vernon n'étoit point un caractère insouciant comme mon tuteur, +mais il avoit, avant tout, la peur d'être gouverné, et néanmoins une +si grande disposition à être dupe, qu'il donnoit toujours la tentation +de le tromper: cela étoit si facile, et il y avoit tant d'inconvénient +à lui dire la vérité la plus innocente, qu'il auroit fallu, je vous +l'atteste, une sorte de chevalerie dans le caractère, pour parler avec +sincérité à un tel homme. J'ai pris pendant quinze ans l'habitude de +ne devoir aucun de mes plaisirs qu'à l'art de cacher mes goûts et mes +penchans, et j'ai fini par me faire, pour ainsi dire, un principe de +cet art même, parce que je le regardois comme le seul moyen de défense +qui restât aux femmes, contre l'injustice de leurs maîtres. + +J'engageai M. de Vernon avec tant d'adresse à passer plusieurs années +à Paris, qu'il crut y aller malgré moi; j'aimois le luxe, et je ne +connois personne qui, par son caractère, ses fantaisies et sa +prodigalité, ait plus besoin, que moi d'une grande fortune. M. de +Vernon s'étoit enrichi par l'économie; je sus cependant exciter si +bien son amour-propre, qu'à sa mort il étoit presque ruiné, et avoit +contracté, vous le savez, une dette assez forte avec la famille de +Léonce. Je disposois de M. de Vernon, et cependant il me traitoit +toujours avec une grande dureté; il ne se doutoit pas que j'eusse de +l'ascendant sur ses actions; mais, pour mieux se prouver à lui-même +qu'il étoit le maître, il me parloit toujours avec rudesse. + +Ma fierté se révoltoit souvent en secret de tout ce que j'étois +obligée de faire pour alléger ma servitude; mais si je m'étois séparée +de M. de Vernon, je serois retombée dans la pauvreté, et j'étois +convaincue que de toutes les humiliations, la plus difficile à +supporter au milieu de la société, c'était le manque de fortune, et la +dépendance, que cette privation entraîne. + +Je ne voulus point avoir d'amans, quoique je fusse jolie et +spirituelle; je craignois l'empire de l'amour; je sentois qu'il ne +pouvoit s'allier avec la nécessité de la dissimulation; j'avois pris +d'ailleurs tellement l'habitude de me contraindre, qu'aucune affection +ne pouvoit naître malgré moi dans mon coeur; les inconvéniens de la +galanterie me frappèrent très-vivement, et, ne me sentant pas les +qualités qui peuvent excuser les torts d'entraînement, je résolus de +conserver intacte ma considération au milieu de Paris. Je crois que +personne n'a mieux jugé que moi le prix de cette considération, et les +élémens dont elle se compose; mais les liens d'amour, tels qu'on peut +les former dans le monde, valent-ils mieux qu'elle? je ne le pense +pas. + +J'avois eu d'abord l'idée d'élever ma fille d'après mes idées, et de +lui inspirer mon caractère; mais j'éprouvai une sorte de dégoût de +former une autre à l'art de feindre: j'avois de la répugnance à donner +les leçons de ma doctrine; ma fille montroit dans son enfance assez +d'attachement pour moi; je ne voulois ni lui dire le secret de mon +caractère, ni la tromper. Cependant j'étois convaincue, et je le suis +encore, que les femmes étant victimes de toutes les institutions de la +société, elles sont dévouées au malheur, si elles s'abandonnent le +moins du monde à leurs sentimens, si elles perdent de quelque manière +l'empire d'elles-mêmes. Je me déterminai, après y avoir bien réfléchi, +à donner à Matilde, dont le caractère, je vous l'ai dit, s'annonçoit +de bonne heure comme très-âpre, le frein de la religion catholique; et +je m'applaudis d'avoir trouvé le moyen de soumettre ma fille à tous +les jougs de la destinée de femme, sans altérer sa sincérité +naturelle. Vous voyez, d'après cela, que je n'aimois pas ma manière +d'être, quoique je fusse convaincue que je ne pouvois m'en passer. + +M. de Vernon mourut: l'état de sa fortune me rendoit impossible de +rester à Paris; j'en fus très-affligée: j'aime la société, ou, pour +mieux dire, je n'aime pas la solitude; je n'ai pas pris l'habitude de +m'occuper, et je n'ai pas assez d'imagination pour avoir dans la +retraite aucun amusement, aucune variété par le secours de mes propres +idées; j'aime le monde, le jeu, etc. Tout ce qui remue au dehors me +plaît, tout ce qui agite au dedans m'est odieux; je suis incapable de +vives jouissances, et, par cette raison même, je déteste la peine; je +l'ai évitée avec un soin constant et une volonté inébranlable. + +J'allai à Montpellier; c'est alors que je vous connus, il y a six ans: +vous en aviez seize, et moi près de quarante. M. d'Albémar, qui vous +avoit élevée, devoit, quoiqu'il eût déjà soixante ans, vous épouser +l'année suivante: ce mariage me déplaisoit extrêmement; il m'ôtoit +tout espoir d'obtenir une part quelconque dans l'héritage de M. +d'Albémar, et de voir finir la gêne d'argent qui m'étoit +singulièrement odieuse. J'avois d'abord assez de prévention contre +vous; mais je vous l'atteste, et j'ai bien le droit d'être crue, après +tant de pénibles aveux, vous me parûtes extrêmement aimable, et dans +les trois années que j'ai passées à Montpellier, je trouvois dans +votre entretien un plaisir toujours nouveau. + +Cependant mon âme n'étoit plus accessible à des sentimens assez forts +pour me changer; il falloit, pour être aimée d'une personne comme +vous, que je cachasse mon véritable caractère, et j'étudiois le vôtre +pour y conformer en apparence le mien. Cette feinte, quoiqu'elle eût +pour but de vous plaire, dénaturoit extrêmement le charme de l'amitié. +Votre mari mourut. Je vous avois dit que je désirois achever +l'éducation de ma fille à Paris; vous m'offrîtes aussitôt d'y venir +avec moi, et de me prêter quarante mille livres, qui m'étoient +nécessaires pour m'y établir; j'acceptai ce service, et voilà ce qui a +commencé à dépraver mon attachement pour vous. + +Vous étiez si jeune et si vive, que je ne vous regardois absolument +que comme un plaisir dans ma vie; de ce moment, je pensai que vous +pouviez m'être utile, et j'examinai votre caractère sous ce rapport. +J'aperçus bientôt que vous étiez dominée par vos qualités, la bonté, +la générosité, la confiance, comme on l'est par des passions, et qu'il +vous étoit presque aussi difficile de résister à vos vertus, peut-être +inconsidérées, qu'à d'autres de combattre leurs vices. L'indépendance +de vos opinions, la tournure romanesque de votre manière de voir et +d'agir, me parurent en contraste avec la société dans laquelle vos +goûts, vos succès, votre rang et vos richesses devoient vous placer. +Je prévis aisément que vos agrémens et vos avantages inspireroient +pour vous des sentimens passionnés, mais vous feroient des ennemis; +et, dans la lutte que vous étiez destinée à soutenir contre l'envie et +l'amour, je pensai que je pourrois aisément prendre un grand ascendant +sur vous. + +Je n'avois alors, je vous le jure, d'autre intention que de faire +servir cet ascendant à notre bonheur réciproque. Mais le sentiment que +vous inspirâtes à Léonce changea ma disposition. Je mettois une grande +importance au mariage de ma fille avec lui, et je vous en ai, dans le +temps, développé tous les motifs; ils étoient tels, que votre +générosité même ne pouvoit diminuer leur influence sur mon sort: je ne +pouvois, sans ce mariage, être dispensée de rendre compte de la +fortune de M. de Vernon, ni donner une existence convenable à ma +fille, ni conserver mon état à Paris. + +Il y avoit quelques-unes de mes dettes que je ne vous avois pas +avouées, entre autres celle à M. de Clarimin; je me croyois sûre de +son silence; j'étois loin de penser qu'il fût capable de la conduite +qu'il a tenue envers moi; je le connoissois depuis mon enfance; c'est +le seul homme qui m'ait trompée: parce que, de tout temps, il s'est +montré à moi comme très-immoral, et que j'ai cru par conséquent qu'il +ne me cachoit rien. Une fois, malgré ma prudence accoutumée, je lui +répondis une lettre un peu vive [Cette lettre ne s'est pas trouvée.]; +elle l'a blessé. L'un des inconvéniens de l'habitude de la +dissimulation, c'est qu'une seule faute peut détruire tout le fruit +des plus grands efforts: le caractère naturel porte en lui-même de +quoi réparer ses torts; le caractère qu'on s'est fait peut se +soutenir, mais non se relever. + +Je vous sus mauvais gré de vouloir enlever Léonce à ma fille, après +que nous étions convenues ensemble de ce mariage. Si je vous avois +parlé franchement, vous vous seriez sans doute justifiée; mais j'ai +une aversion particulière pour les explications: décidée à ne pas +faire connoître en entier ce que je pense, je déteste les momens que +l'on destine à se tout dire; je conservai donc mon ressentiment contre +vous, et il devint plus amer, étant contenu. + +Le jour de la mort de M. d'Ervins, au moment même du dénoûment de +cette funeste histoire, lorsque j'avois tout préparé pour m'opposer à +votre mariage, vous m'avez montré tant de confiance, que je fus prête +à vous avouer ce qui se passoit en moi; mais ce mouvement étoit si +contraire à ma nature et à mes habitudes, que j'éprouvai dans tout mon +être comme une sorte de roideur qui s'y opposoit. Mille hasards se +réunirent pour aider à mes desseins: une lettre de la mère de Léonce, +qui s'opposoit de la manière la plus solennelle à son mariage avec +vous, arriva la veille même du jour où je devois lui parler; le public +étoit convaincu que c'étoit l'amour de M. de Serbellane pour vous, qui +l'avoit si vivement irrité contre un mot blessant que vous avoit dit +M. d'Ervins. Ce que vous écriviez à Léonce étoit assez vague pour +s'accorder avec ce qu'on pouvoit insinuer ou taire; les soins que vous +preniez pour sauver la réputation de madame d'Ervins vous +compromettoient nécessairement dans l'opinion; je me vis environnée de +ces facilités funestes, qui achèvent d'entraîner dans le combat de +l'intérêt avec l'honnêteté. + +J'hésitois encore cependant, je vous le jure, et deux fois j'ai +demandé mes chevaux pour aller à Bellerive; mais enfin ma fille, dans +une conversation que nous eûmes ensemble, le matin même du retour de +Léonce, me dit qu'elle l'aimoit, et que le bonheur de sa vie étoit +attaché à l'épouser. Alors je fus décidée: je me dis qu'en donnant à +Matilde l'espérance d'être la femme de Léonce, en lui faisant voir +tous les jours un jeune homme aussi remarquable, j'avois contracté +l'obligation de l'unir à lui, et que je ne faisois qu'accomplir mon +devoir de mère, en employant tous les moyens possibles pour déterminer +Léonce à l'épouser. + +A cet intérêt se joignit une opinion qui ne peut pas m'excuser à vos +yeux, mais dont je conserve néanmoins encore la conviction intime: je +ne crois pas que le caractère de Léonce eût jamais pu vous rendre +heureuse. Je sais qu'il a de grandes qualités par lesquelles vous +pouvez vous ressembler; mais, je l'ai remarqué, dans cet entretien +même où j'ai mérité tous mes malheurs en trahissant votre confiance, +ce n'étoit point la jalousie seule qui agissoit sur lui: j'exercois un +grand empire sur les mouvemens de son âme, en lui disant que l'opinion +générale vous étoit contraire, et qu'on le blâmeroit de rechercher une +femme qui s'étoit publiquement compromise. Chaque fois que j'en +appelois, pour le décider, à ce qu'il devoit à sa propre +considération, je lui causois une rougeur, une agitation qui ne se +seroit pas entièrement calmée, quand même on lui auroit prouvé que les +apparences seules étoient contre vous. + +Vous savez maintenant, non mon excuse, mais l'explication de ma +conduite. Mon plus grand tort fut d'arracher à Léonce son +consentement, et de l'entraîner à l'église avant que vous eussiez eu +le temps de vous revoir: j'en ai été punie; il n'est résulté pour moi +que des peines de ce malheureux mariage: ma fille s'est éloignée de +moi; elle n'a voulu se prêter à rien de ce que je souhaitois: je me +suis jetée dans les distractions qui suspendent toutes les inquiétudes +de l'âme; j'ai joué, j'ai veillé toutes les nuits; je sentois qu'en me +conduisant ainsi j'abrégeois ma vie, et cette idée m'étoit assez +douce. + +Je craignois à chaque instant que le hasard n'amenât un +éclaircissement entre Léonce et vous: si j'ai mis alors tant d'intérêt +à l'empêcher, c'étoit surtout dans l'espoir de conserver ou de dérober +même votre amitié que je ne méritois plus: le mariage que je voulois +étoit conclu, mais il falloit que l'absence de Léonce me laissât le +temps de vous engager à l'oublier, et peut-être alors auriez-vous +formé d'autres liens, qui vous auroient rendue plus indifférente aux +moyens employés pour vous brouiller avec M. de Mondoville. Pendant +deux mois qu'il a différé le voyage qu'il projetoit, j'ai su tout ce +que vous faisiez l'un et l'autre, afin de prévenir l'explication que +je redoutois mortellement. Votre caractère et celui de Léonce +rendoient cette entreprise plus facile; vous vous occupiez de M. de +Serbellane, à cause de madame d'Ervins, sans songer qu'à votre âge +vous pouviez nuire ainsi très-sérieusement à votre réputation; et +Léonce a non-seulement de la jalousie dans le caractère, mais une +sorte de susceptibilité sur les torts d'une femme envers lui, ou sur +ceux qu'elle peut avoir aux yeux des autres, dont il est aisé de tirer +avantage pour l'irriter même contre celle qu'il aime. Enfin Léonce +partit pour l'Espagne: vous me proposâtes d'aller avec vous à +Montpellier; et me croyant sûre, Léonce étant absent, de pouvoir +conserver votre amitié, je revins à vous du fond de mon coeur, avec la +tendresse la plus vive que j'aie jamais éprouvée pour personne. Quand +j'acceptai de vous un nouveau service, j'étois digne de le recevoir; +je crus au bonheur plus que je n'y avois cru de ma vie: ma santé se +rétablissoit, et l'espoir de passer le reste de mes jours avec vous +rafraîchissoit mon âme flétrie: c'est alors qu'un enfant a découvert +le secret le mieux caché; c'est la punition d'une femme qui se croyoit +habile en dissimulation, que d'être déjouée par un enfant, quand elle +avoit réussi à tromper les hommes. + +Cet événement m'a tuée; la maladie dont je meurs vient de là. Vous +avez été offensée, avec raison, de la manière dont je me suis +conduite, lorsque tout vous fut révélé; mais notre liaison ne pouvant +plus subsister, je voulois éviter des scènes douloureuses. Plus je me +sentois coupable, plus je souffrois, plus je voulois vous le cacher. +Vous pouviez me perdre auprès de Léonce; je ne cherchai point à vous +adoucir; je pouvois, il est vrai, me confier en votre générosité; mais +ne repoussez pas le peu de bien que je dis de moi-même; c'est, je vous +le jure, parce que je vous aimois encore, qu'il me fut impossible de +vous implorer. + +Il ne me convenoit pas, tant que je continuois à vivre dans le monde, +que l'on connût la véritable cause de notre brouillerie. Je me +trouvois engagée à suivre mon caractère, à mettre de l'art dans ma +défense; cependant ce caractère éprouvoit déjà beaucoup de changement +dans le secret de moi-même; mais après quarante ans, les habitudes +dirigent encore, alors même que les sentimens ne sont plus d'accord +avec elles. Il faut de longues réflexions ou de fortes secousses, pour +corriger les défauts de toute la vie; un repentir de quelques jours +n'a pas ce pouvoir. + +Quand je vous rencontrai avant-hier, au moment de votre départ, quand +je vis le regard doux et sensible que vous jetâtes sur moi, j'éprouvai +une émotion si profonde et si vive qu'elle a beaucoup hâté la fin de +ma vie. J'aurois voulu vous retenir à l'instant, pour vous révéler mes +secrets; mais il falloit l'approche de la mort pour me donner la +confiance de parler de moi-même. Je suis timide malgré la présence +d'esprit que j'ai su toujours montrer; mon caractère est fier, quoique +ma conduite ait été souple et dissimulée; il y a en moi je ne sais +quel contraste qui m'a souvent empêchée de me livrer aux bons +mouvemens que j'éprouvois. + +Enfin je vais mourir, et toute cette vie d'efforts et de combinaisons +est déjà finie; je jouis de ces derniers jours pendant lesquels mon +esprit n'a plus rien à ménager. Je croyois, il y a quelque temps, que +j'avois seule bien entendu la vie, et que tous ceux qui me parloient +de sentimens dévoués et de vertus exaltées, étoient des charlatans ou +des dupes; depuis que je vous connois, il m'est venu par intervalles +d'autres idées; mais je ne sais encore si mon aride système étoit +complètement erroné, et s'il n'est pas vrai qu'avec toute autre +personne que vous, les seules relations raisonnables sont les +relations calculées. + +Quoi qu'il en soit, je ne crois pas avoir été méchante: j'avois +mauvaise opinion des hommes, et je m'armois à l'avance contre leurs +intentions malveillantes; mais je n'avois point d'amertume dans l'âme; +j'ai rendu fort heureux tous mes inférieurs, tous ceux qui ont été +dans ma dépendance; et lorsque j'ai usé de la dissimulation envers +ceux qui avoient des droits sur moi, c'étoit encore en leur rendant la +vie plus agréable. J'ai eu tort envers vous, Delphine, envers vous qui +êtes, je vous le répète, ce que j'ai le plus aimé: inconcevable +bizarrerie! que ne me suis-je livrée à l'impression que vous faisiez +sur moi! Mais je la combattois comme une folie, comme une foiblesse +qui dérangeoit une vie politiquement ordonnée, tandis que ce sentiment +auroit aussi bien servi mes intérêts que mon bonheur. + +J'ai tout dit dans cette lettre; je ne vous ai point exagéré les +motifs qui pouvoient m'excuser. J'ai donné à mes sentimens pour ma +fille, à mes calculs personnels, leur véritable part; croyez-moi donc +sur le seul intérêt qui me reste, croyez que je meurs en vous aimant. + +J'ai vécu pénétrée d'un profond mépris pour les hommes, d'une grande +incrédulité sur toutes les vertus, comme sur toutes les affections. +Vous êtes la seule personne au monde que j'aie trouvée tout à la fois +supérieure et naturelle, simple dans ses manières, généreuse dans ses +sacrifices, constante et passionnée, spirituelle comme les plus +habiles, confiante comme les meilleurs; enfin, un être si bon et si +tendre que, malgré tant d'aveux indignes de pardon, c'est en vous +seule que j'espère pour verser des larmes sur ma tombe, et conserver +un souvenir de moi qui tienne encore à quelque chose de sensible. + +SOPHIE DE VERNON. + + +Quelle lettre que celle que vous venez de lire, ma chère Louise! +n'augmente-t-elle pas votre pitié pour la malheureuse Sophie? quelle +vie froide et contrainte elle a menée! quelle honte, et quelle douleur +qu'une dissimulation habituelle! comment pourrai-je lui inspirer +quelques-uns de ces sentimens qui peuvent seuls soutenir dans la +dernière scène de la vie! Oh! je lui pardonne, et du fond de mon +coeur; mais je voudrois que son âme s'endormît dans des idées, dans +des espérances qui pussent l'élever jusqu'à son Dieu. Je vais +retourner vers elle, et demain je vous écrirai. + + + + +LETTRE XLII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 31 novembre. + + +Madame de Vernon a été aujourd'hui véritablement sublime; plus son +danger augmente, plus son âme s'élève. Ah! que ne peut-elle vivre +encore! elle donneroit, j'en suis sûre, pendant le reste de sa vie, +l'exemple de toutes les vertus. Sa fille, qui avoit passé la nuit à la +veiller, est montée chez moi ce matin; elle m'a dit que sa mère étoit +plus mal que le jour précédent, et qu'il ne restoit plus aucun +espoir.--Il faut donc, ajouta-t-elle, il faut absolument que vous lui +parliez de la nécessité d'accomplir ses devoirs de religion: je vous +en conjure, ayez ce courage; il aura plus de mérite avec vos opinions +qu'avec les miennes, et vous m'éviterez le plus cruel des malheurs, en +sauvant ma pauvre mère de la perdition qui la menace. Mon confesseur +est ici, c'est un prêtre d'une dévotion exemplaire; il prie pour nous +dans ma chambre, et m'a déjà dit la messe pour obtenir du ciel que ma +mère meure dans le sein de notre Église: cependant que peuvent ses +prières, si ma mère n'y réunit pas les siennes! Ma chère cousine, +persuadez-la! quelle que soit sa réponse, je lui parlerai, c'est mon +devoir; mais si elle étoit bien préparée, si elle savoit qu'une +personne aussi philosophe.... Je ne le dis pas pour vous offenser, +vous le croyez bien; mais enfin, si elle savoit qu'une personne du +monde, comme vous, est d'avis qu'elle doit se conformer aux devoirs de +sa religion, peut-être qu'elle ne seroit pas retenue par le faux amour +propre qui l'endurcit. Ma chère cousine, je vous en conjure....--Et +elle me serroit les mains en me suppliant, avec une ardeur que je ne +lui avois jamais connue. Je m'engageai de nouveau à parler à madame de +Vernon; je pensois en effet qu'on devoit du respect aux cérémonies de +la religion qu'on professe; et d'ailleurs les scrupules même les moins +fondés des personnes qui nous aiment, méritent des égards; je demandai +toutefois instamment à Matilde, de se conduire dans cette occasion +avec beaucoup de douceur, de remplir ce qu'elle croyoit son devoir, +mais de ne point tourmenter sa mère. Je descendis chez madame de +Vernon, j'y trouvai madame de Lebensei. Madame de Mondoville, en la +voyant, recula brusquement, et ne voulut point entrer. Madame de +Lebensei me laissa seule avec madame de Vernon, en promettant de +revenir le soir même passer la nuit auprès d'elle avec moi.--Eh bien! +me dit madame de Vernon en me tendant la main quand nous fûmes seules, +un mot de vous sur ma lettre, j'en ai besoin.--Sophie, lui +répondis-je, je demande au ciel de vous rendre la vie, et je suis sûre +de ramener votre coeur à tous les sentimens pour lesquels il étoit +fait.--Ah! la vie, me dit-elle, il ne s'agit plus de cela; mais si +votre amitié me reste, je me croirai moins coupable, et je mourrai +tranquille.--Ah! sans doute, repris-je, elle vous reste, elle vous est +rendue cette amitié si tendre; à la voix de ce qui nous fut cher, le +souvenir du passé doit toujours renaître, rien ne peut l'anéantir; il +se retire au fond de notre coeur, lors même qu'on croit l'avoir +oublié: jugez ce que j'éprouve à présent que vous souffrez, que vous +m'aimez, et que je vous vois prête à devenir ce que je vous croyois, +ce que la nature avoit voulu que vous fussiez!--Douce personne! +interrompit-elle, vos paroles me font du bien, et je meurs plus +tranquillement que je ne l'ai mérité. + +--Il me reste, lui dis-je, un pénible devoir à remplir auprès de vous; +mais votre raison est si forte, que je ne crains point de vous +présenter des idées qui pourroient effrayer toute autre femme. Votre +fille désire avec ardeur que vous remplissiez les devoirs que la +religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades; +elle y attache le plus grand prix; il me semble que vous devez lui +accorder cette satisfaction. D'ailleurs vous donnerez un bon exemple, +en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui +édifient les catholiques; le commun des hommes croit y voir une preuve +de respect pour la morale et la Divinité.--Madame de Vernon réfléchit +un moment, avant de me répondre; puis elle me dit:--Ma chère Delphine, +je ne consentirai point à ce que vous me demandez; ce qui a souillé ma +vie, c'est la dissimulation; je ne veux pas que le dernier acte de mon +existence participe à ce caractère. J'ai toujours blâmé les cérémonies +des catholiques auprès des mourans; elles ont quelque chose de sombre +et de terrible, qui ne s'allie point avec l'idée que je me fais de la +bonté de l'Être suprême. J'ai surtout une invincible répugnance pour +ouvrir mon âme à un prêtre, peut-être même à toute autre personne qu'à +vous; je sens qu'il me seroit impossible de parler avec confiance à un +homme que je ne connois point, ni de recevoir aucune consolation de +cette voix, jusqu'alors étrangère à mon coeur. Je crois que si l'on me +contraignoit à voir un prêtre, je ne lui dirois pas une seule de mes +pensées ni de mes actions secrètes; j'aurois l'air de me confesser, et +je ne me confesserois sûrement pas; je me donnerois ainsi la fausse +apparence de la foi que je n'aurois point. J'ai trop usé de la feinte; +c'en est assez, je ne veux point interrompre la jouissance, hélas! +trop nouvelle, que la sincérité me fait goûter, depuis que mon âme s'y +est livrée. Ce n'est pas assurément que je repousse les idées +religieuses; mon coeur les embrasse avec joie, et c'est en vous que +j'espère, ma chère Delphine, pour me soutenir dans cette disposition; +mais si je mêlois à ce que j'éprouve réellement des démonstrations +forcées, je tarirois la source de l'émotion salutaire que vous avez +fait naître en moi. Madame de Lebensei voulant me veiller cette nuit, +ma fille choisira ce temps pour se reposer; restez avec moi, chère +Delphine, consacrez ces momens, qui sont peut-être les derniers, à +remplir mon âme de toutes les idées qui peuvent à la fois la fortifier +et l'attendrir; mais ayez la bonté d'annoncer à ma fille mes refus; +ils sont irrévocables.--Je connoissois le caractère positif de madame +de Vernon; mon insistance eût été inutile; je lui promis donc ce +qu'elle désiroit.--Suivez, ma chère Sophie, lui dis-je, suivez les +impulsions de votre coeur; quand elles sont pures, elles élèvent +toutes vers un Dieu qui se manifeste à nous, par chacun des bons +mouvemens de notre âme. + +--Je me suis occupée, ajouta madame de Vernon, de tous les intérêts +qui pouvoient dépendre de moi; j'ai assuré autant qu'il m'étoit +possible vos créances sur mon héritage; j'ai réglé avec le plus grand +soin les intérêts de ma fille; enfin, et ce devoir étoit le plus +impérieux de tous, j'ai écrit à Léonce une lettre qui contient dans +les plus grands détails, l'histoire malheureuse des torts que j'ai eus +envers vous deux. Cette lettre lui apprendra aussi les services que +vous m'avez rendus; je lui dis positivement que c'est à votre +générosité que ma fille doit la terre qu'elle lui a apportée en dot. +Cette lettre sera remise par un de mes gens au courrier de +l'ambassadeur d'Espagne, et dans huit jours vous serez justifiée +auprès de Léonce. Je le renvoie à vous, pour savoir si j'ai mérité +qu'il me pardonne. Je n'ai pu prendre sur moi de rien mettre dans +cette lettre qui l'adoucît en ma faveur; ma fierté souffroit, je +l'avoue, de faire des aveux si humilians à un homme qui ne m'a jamais +aimée, et qui éprouvera sûrement, en lisant ma lettre, le dernier +degré de l'indignation. Cette pensée, qui m'étoit toujours présente, +m'a peut-être inspiré des expressions dont la sécheresse ne s'accorde +pas avec ce que j'éprouve. Mais enfin, c'est à vous, à vous seule, que +je pouvois confier mon repentir. Je n'ai pas dit à Léonce dans quel +état de santé j'étois; ma mort le lui apprendra: je n'ai pu même me +résoudre à lui recommander le bonheur de Matilde; une prière de moi ne +peut que l'irriter: mais c'est entre vos mains, ma chère Delphine, que +je remets le sort de ma fille. Je n'ai pas, assurément, le droit de +donner des conseils à la vertu même; cependant, je vous en conjure, +contentez-vous de reconquérir l'estime et l'admiration de Léonce, et +ne rallumez pas un sentiment qui, j'en suis sûre, rendroit trois +personnes très-malheureuses.--Nous irons ensemble, je l'espère, lui +répondis-je, auprès de ma belle-soeur, comme nous en avions formé le +projet, et je ne quitterai plus sa retraite. + +--Nous irons! ce mot ne me convient plus; mais j'ose encore m'en +flatter, s'écria madame de Vernon en joignant les mains avec ardeur, +le ciel réparera le mal que j'ai fait, et vous donnera de nouveaux +moyens de bonheur. Votre belle-soeur doit me haïr; adoucissez ce +sentiment, afin qu'elle puisse, sans amertume, vous entendre +quelquefois parler avec bonté de votre coupable amie.--Elle continua +pendant assez long-temps encore à m'entretenir avec la même douceur, +le même calme, et la même certitude de mourir. Il sembloit que cette +conviction eût dégagé son esprit de toutes les fausses idées dont elle +s'étoit fait un système. Ses qualités naturelles reparoissoient, elle +se plaisoit dans les bons sentimens auxquels elle se livroit; et +quoique la retrouver ainsi dût augmenter mes regrets, j'éprouvois une +sorte de bien-être en revenant à l'estimer. Je jouissois de ce qu'elle +me rendoit son image, et me permettoit de me souvenir d'elle, sans +rougir de l'avoir si tendrement aimée. Quoiqu'il ne me restât plus +l'espérance de la conserver, il m'étoit cependant très-pénible de +l'entendre parler si long-temps, malgré la défense des médecins. Je la +lui rappelai avec instance.--Quoi! me dit-elle, ne voyez vous pas +qu'il me reste à peine vingt-quatre heures à vivre! il y a seulement +trois jours, ma chère Delphine, que je suis contente de moi; +laissez-moi donc vous communiquer toutes mes pensées, apprendre de +vous si elles sont bonnes, si elles sont dignes de ce Dieu protecteur +que vous prierez pour moi, avec cette voix angélique qui doit pénétrer +jusqu'à lui; mais allez vous reposer, ajouta-t-elle; vous redescendrez +dans quelques heures: j'entends madame de Lebensei qui revient; elle +me plaît, elle a l'air de m'aimer: et ma fille, hélas! j'ai mérité ce +que j'éprouve, jamais aucune confiance n'a existé entre nous. Adieu +pour un moment, Delphine; mon cher enfant, adieu.--Elle me dit ces +derniers mots avec le même accent, le même geste que dans sa grâce et +dans sa santé parfaites. Cet éclair de vie, à travers les ombres de la +mort, m'émut profondément, et je m'éloignai pour lui cacher mes +pleurs. + +En remontant chez moi, je trouvai Matilde qui m'attendoit: il fallut +lui dire le refus de sa mère; elle en éprouva d'abord une douleur qui +me toucha: mais bientôt, m'annonçant ce qu'elle appeloit son devoir, +j'eus à combattre les projets les plus durs et les plus violens. Elle +me répéta plusieurs fois qu'elle vouloit entrer chez sa mère, lui +mener le prêtre quand il reviendroit, et la sauver enfin à tout prix. +Elle accusoit madame de Lebensei de tout le mal, et se croyoit obligée +de ne pas approcher du lit de sa mère mourante, tant qu'auprès de ce +lit il y avoit une femme divorcée. Que sais-je! ses discours étoient +un mélange de tout ce qu'un esprit borné et une superstition fanatique +peuvent produire, dans une personne qui n'est pas méchante, mais dont +le coeur n'est pas assez sensible pour l'emporter sur toutes ses +erreurs. Ce ne sont point ses opinions seules qu'il faut en accuser: +Thérèse en a de semblables; mais son caractère doux et tendre puise à +la même source des sentimens tout-à-fait opposés. + +J'essayai vainement, pendant une heure, toutes les armes de la raison, +pour arriver jusqu'à la conviction de Matilde; on l'avoit munie d'une +phrase contre tous les argumens possibles. Cette phrase ne répondoit à +rien; mais elle suffisoit pour l'entretenir dans son opiniâtreté. Je +n'aurois rien obtenu d'elle, si j'avois continué à chercher à la +persuader; mais j'eus heureusement l'idée de lui proposer un délai de +vingt-quatre heures; elle saisit cette offre, qui, peut-être, la +tiroit de son embarras intérieur. Hélas! qui sait si Sophie sera en +vie dans vingt-quatre heures! je ne la quitterai plus, de peur que +Matilde, revenant à ses premières idées, ne la tourmentât pendant que +je n'y serois pas. + +Quoique je sois vivement occupée de l'état de madame de Vernon, je ne +puis repousser une idée qui me revient sans cesse. Il y a sept jours +aujourd'hui que Léonce attendoit ma justification, et qu'il ne l'a pas +reçue; dans huit jours, il apprendra tout par la lettre de madame de +Vernon; quelle impression recevra-t-il alors? quel sentiment +éprouvera-t-il pour moi? Ah! je ne le saurai pas, je ne dois pas le +savoir. Adieu, ma soeur; hélas! mon voyage ne sera pas long-temps +retardé, et la pauvre Sophie aura cessé de vivre, avant même que M. de +Mondoville ait pu répondre à sa lettre. + + + + +LETTRE XLIII. + +Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 2 décembre. + + +Quelle cruelle scène, mademoiselle, je suis chargée de vous raconter! +madame d'Albémar est dans son lit, avec une fièvre ardente, et j'ai +moi-même à peine la force de remplir les devoirs que m'impose mon +amitié pour vous et pour elle. Vous avez daigné, m'a-t-elle dit, vous +souvenir de moi avec intérêt, et c'est peut-être à vous que je dois la +bienveillance de cette créature parfaite: comment pourrai-je jamais +reconnoître un tel service? quelle âme, quel caractère! et se peut-il +que les plus funestes circonstances privent à jamais une telle femme +de tout espoir de bonheur! + +Madame de Vernon n'est plus; hier, à onze heures du matin, elle expira +dans les bras de Delphine: une fatalité malheureuse a rendu ses +derniers momens terribles. Je vais mettre, si je le peux, de la suite +dans le récit de ces douze heures, dont je ne perdrai jamais le +souvenir; pardonnez-moi mon trouble, si je ne parviens pas à le +surmonter. + +Avant-hier, à minuit, madame d'Albémar redescendit dans la chambre de +madame de Vernon; elle la trouva sur une chaise longue, son oppression +ne lui avoit pas permis de rester dans son lit; l'effrayante pâleur de +son visage auroit fait douter de sa vie, si de temps en temps ses yeux +ne s'étoient ranimés en regardant Delphine. Delphine chercha dans +quelques moralistes, anciens et modernes, religieux et philosophes, ce +qui étoit le plus propre à soutenir l'âme défaillante devant la +terreur de la mort. La chambre étoit foiblement éclairée; madame +d'Albémar se plaça à côté d'une lampe dont la lumière voilée répandoit +sur son visage quelque chose de mystérieux. Elle s'animoit en lisant +ces écrits, dans lesquels les âmes sensibles et les génies élevés ont +déposé leurs pensées généreuses. Vous connoissez son enthousiasme pour +tout ce qui est grand et noble: cette disposition habituelle étoit +augmentée par le désir de faire une impression profonde sur le coeur +de madame de Vernon; sa voix si touchante avoit quelque chose de +solennel, souvent elle élevoit vers l'Être suprême des regards dignes +de l'implorer; sa main prenoit le ciel à témoin de la vérité de ses +paroles, et toute son attitude avoit une grâce et une majesté +inexprimables. + +Je ne sais où Delphine trouvoit ce qu'elle lisoit, ce qui peut-être +lui étoit inspiré; mais jamais on n'environna la mort d'images et +d'idées plus calmes, jamais on n'a su mieux réveiller au fond du coeur +ces impressions sensibles et religieuses, qui font passer doucement +des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau. + +Tout à coup, à quelque distance de la maison de madame de Vernon, une +fenêtre s'ouvrit, et nous entendîmes une musique brillante, dont le +son parvenoit jusqu'à nous: dans le silence de la nuit, à cette heure, +ce devoit être une fête qui duroit encore. Madame de Vernon, maîtresse +d'elle-même jusqu'alors, fondit en larmes à cette idée; la même +émotion nous saisit, Delphine et moi, mais elle se remit la première, +et prenant la main de madame de Vernon avec tendresse:--Oui, lui +dit-elle, ma chère amie, à quelques pas de nous il y a des plaisirs, +ici de la douleur; mais avant peu d'années, ceux qui se réjouissent +pleureront, et l'âme, réconciliée avec son Dieu comme avec elle-même, +dans ces temps-là, ne souffrira plus.--Madame de Vernon parut calmée +par les paroles de Delphine, et presque au même instant tous les +instrumens cessèrent. + +Quel tableau cependant que celui dont j'étois témoin! un rapprochement +singulièrement remarquable en augmentoit encore l'impression; je +venois d'apprendre par madame de Vernon elle-même, qu'elle avoit les +plus grands torts à se reprocher envers madame d'Albémar; et je +réfléchissois sur l'enchaînement de circonstances qui donnoit à madame +de Vernon, si accueillie, si recherchée dans le monde, pour unique +appui, pour seule amie, la femme qu'elle avoit le plus cruellement +offensée. + +Quand madame de Vernon vouloit parler à Delphine de son repentir, elle +repoussoit doucement cette conversation, l'entretenoit de son amitié +pour elle, avec une sorte de mesure et de délicatesse qui écartoit le +souvenir de la conduite de madame de Vernon, et ne rappeloit que ses +qualités aimables. Delphine apportoit attentivement à son amie +mourante les secours momentanés qui calmoient ses douleurs; elle la +replaçoit doucement et mieux sur son sopha, elle l'interrogeoit sur +ses souffrances avec les ménagemens les plus délicats, et, sans +montrer ses craintes, elle laissoit voir toute sa pitié; enfin le +génie de la bonté inspiroit Delphine, et sa figure, devenue plus +enchanteresse encore par les mouvemens de son âme, donnoit une telle +magie à toutes ses actions, que j'étois tentée de lui demander s'il ne +s'opéroit point quelque miracle en elle; mais il n'y en avoit point +d'autre que l'étonnante réunion de la sensibilité, de la grâce, de +l'esprit et de la beauté! + +Pauvre madame de Vernon! elle a du moins joui de quelques heures +très-douces, et pendant cette nuit, j'ai vu sur son visage une +expression plus calme et plus pure, que dans les momens les plus +brillans de sa vie. J'espère encore que son âme n'a pas perdu tout le +fruit du noble enthousiasme que Delphine avoit su lui inspirer. Enfin +le jour commença, c'étoit un des plus sombres et des plus glacés de +l'hiver; il neigeoit abondamment, et le froid intérieur qu'on +ressentoit ajoutoit encore à tout ce que cette journée devoit avoir +d'effroyable; je voyois que madame de Vernon s'affoiblissoit toujours +plus, et que ses vomissemens de sang devenoient plus fréquens et plus +douloureux. Je suis convaincue que quand même elle eût évité les +cruelles épreuves qu'elle a souffertes, elle n'auroit pu vivre un jour +de plus. + +Le médecin arriva, et bientôt après madame de Mondoville; je dois lui +rendre la justice que son visage étoit fort altéré, elle avoit l'air +d'avoir beaucoup pleuré; madame de Vernon le remarqua et lui fit un +accueil très-tendre. Le médecin, après avoir examiné l'état de madame +de Vernon, qui ne l'interrogea même pas, sortit avec madame de +Mondoville; il est probable qu'il lui annonça que sa mère n'avoit plus +que quelques heures à vivre. Alors le confesseur de Matilde, qui n'a +pas la modération et la bonté de quelques hommes de son état, décida +l'aveugle personne dont il disposoit à le conduire chez sa mère, +malgré le refus qu'elle avoit fait de le voir. + +Au moment où nous vîmes Matilde entrer dans la chambre, accompagnée de +son prêtre, nous tressaillîmes, madame d'Albémar et moi; mais il +n'étoit plus temps de rien empêcher. Matilde, avec d'autant plus de +véhémence qu'il lui en coûtoit peut-être davantage, dit à madame de +Vernon:--Ma mère, si vous ne voulez pas me faire mourir de douleur, ne +vous refusez pas aux secours qui peuvent seuls vous sauver des peines +éternelles, je vous en conjure au nom de Dieu et de Jésus-Christ.--En +achevant ces mots, elle se jeta à genoux devant sa mère.--Insensée! +s'écria Delphine, pensez-vous servir l'Être souverainement bon, en +causant à votre mère l'émotion la plus douloureuse?--Vous perdez ma +mère, s'écria Matilde avec indignation, vous, Delphine, par vos +ménagemens pusillanimes, vos incertitudes, et vos doutes; et vous, +madame, dit-elle en se retournant vers moi, par l'intérêt que vous +avez à écarter la religion qui vous condamne.--J'entendois ces paroles +sans aucune espèce de colère, tant la situation de madame de Vernon et +l'anxiété de Delphine m'occupoient: je remarquai seulement dans le +visage de madame de Vernon une expression très-vive, et bientôt après, +elle prit la parole avec une force extraordinaire dans son état. + +--Ma fille, dit-elle à Matilde, je pardonne a votre zèle inconsidéré; +je dois tout vous pardonner, car j'ai eu le tort de ne point vous +élever moi-même; je n'ai point éclairé votre esprit, et les rapports +intimes de la confiance n'ont point existé entre nous; j'ai soigné vos +intérêts, mais je n'ai point cultivé vos sentimens, et j'en reçois la +punition, puisque dans cet instant même la mort ne sauroit rapprocher +nos coeurs: la mère et la fille ne peuvent s'entendre au moins une +fois, en se disant un dernier adieu. Mais vous, monsieur, +continua-t-elle en s'adressant au prêtre, qui jusqu'alors s'étoit tenu +dans le fond de la chambre, les yeux baissés, l'air grave, et ne +prononçant pas un seul mot; mais vous, monsieur, pourquoi vous +servez-vous de votre ascendant sur une tête foible, pour l'exposer à +un grand malheur, celui d'affliger une mère mourante? J'ai beaucoup de +respect pour la religion; mon coeur est rempli d'amour pour un Dieu +bienfaisant, et sa bonté me pénètre de l'espoir d'une autre vie; mais +ce seroit mal me présenter au juge de toute vérité, que de trahir ma +pensée, par des témoignages extérieurs qui ne sont point d'accord avec +mes opinions; j'aime mieux me confesser à Dieu dans mon coeur, qu'à +vous, monsieur, que je ne connois point, ou qu'à tout autre prêtre +avec lequel je n'aurois point contracté des liens d'amitié ou de +confiance; je suis plus sûre de la sincérité de mes regrets que de la +franchise de mes aveux; nul homme ne peut m'apprendre si Dieu m'a +pardonné, la voix de ma conscience m'en instruira mieux que vous. +Laissez-moi donc mourir en paix, entourée de mes amis, de ceux avec +qui j'ai vécu, et sur le bonheur desquels ma vie n'a que trop exercé +d'influence; s'ils sont revenus à moi, s'ils ont été touchés de mon +repentir, leurs prières imploreront la miséricorde divine en ma +faveur, et leurs prières seront écoutées; je n'en veux point d'autres: +cet ange, ajouta-t-elle en montrant Delphine, cet ange que j'ai +offensé, intercédera pour moi auprès de l'Être suprême; retirez-vous +maintenant, monsieur; votre ministère est fini, quand vous n'avez pas +convaincu; si vous vouliez employer tout autre moyen pour parvenir à +votre but, vous ne vous montreriez pas digne de la sainteté de votre +mission. + +--Dès que madame de Vernon eut fini de parler, le prêtre se mit à +genoux, et, baisant la croix qu'il portoit sur sa poitrine, il dit +avec un ton solennel, qui me parut dur et affecté:--Malheur à l'homme +qui veut sonder les voies du Christ, et méconnoître son autorité! +malheur à lui, s'il meurt dans l'impénitence finale!--Et faisant signe +à Matilde de le suivre, ils s'éloignèrent tous les deux dans le plus +profond silence. + +Soit que madame de Mondoville voulût retenir le prêtre, pour le +ramener auprès de sa mère, lorsqu'elle n'auroit plus la force de s'y +opposer; soit qu'elle crût que le service divin qu'on feroit pour +madame de Vernon, pendant qu'elle vivoit encore, seroit plus efficace; +elle s'enferma dans son appartement pour dire des prières avec son +confesseur, et quelques domestiques attachés aux mêmes opinions +qu'elle: ainsi donc elle s'éloigna de sa mère dans ses derniers +momens, et ne lui rendit point les soins qu'elle lui devoit. Un +bizarre mélange de superstition, d'opiniâtreté, d'amour mal entendu du +devoir, se combinoit dans son âme avec une véritable affection pour sa +mère, mais une affection dont les preuves amères et cruelles faisoient +souffrir toutes les deux. Quoi qu'il en soit, c'est à cette singulière +absence de la chambre de madame de Vernon, que Matilde a dû de n'être +pas témoin d'une scène qui l'auroit pour jamais privée du repos et du +bonheur. + +Lorsque madame de Mondoville et le confesseur furent éloignés, +l'effort que madame de Vernon avoit fait, l'émotion qu'elle avoit +éprouvée, lui causèrent un vomissement de sang si terrible, qu'elle +perdit tout-à-fait connoissance dans les bras de madame d'Albémar. Nos +soins la rappelèrent encore à la vie; mais Delphine, profondément +effrayée de cet accident que nous avions cru le dernier, étoit à +genoux devant la chaise longue de madame de Vernon, le visage penché +sur ses deux mains pour essayer de les réchauffer; ses beaux cheveux +blonds, s'étant détachés, tomboient en désordre.... Dans ce moment, +j'entendis ouvrir deux portes avec une violence remarquable, dans une +maison où les plus grandes précautions étoient prises contre le +moindre bruit qui pût agiter madame de Vernon. Un pas précipité frappe +mon oreille, je me lève, et je vois entrer Léonce une lettre à la main +(c'étoit celle de madame de Vernon qui contenoit l'aveu de sa +conduite). Il étoit tremblant de colère, pâle de froid, tout son +extérieur annonçoit qu'il venoit de faire un long voyage: en effet, +depuis sept jours et sept nuits, par les glaces de l'hiver, il étoit +venu de Madrid sans s'arrêter un moment; il étoit entré dans la maison +de madame de Vernon sans parler à personne, et comme enivré +d'agitations et de souffrances physiques et morales. + +Delphine tourna la tête, jeta un cri en voyant Léonce, étendit les +bras vers lui sans savoir ce qu'elle faisoit; ce mouvement et +l'altération des traits de Delphine achevèrent de déranger presque +entièrement la raison de Léonce, et prenant vivement le bras de +Delphine, comme pour l'entraîner:--Que faites-vous, s'écria-t-il en +s'adressant à madame de Vernon (dont il ne pouvoit voir le visage, +parce qu'un rideau à demi tiré devant sa chaise longue la cachoit), +que faites-vous de cette pauvre infortunée? quelle nouvelle perfidie +employez-vous contre elle? Cette lettre que vous m'avez adressée en +Espagne, le courrier qui la portoit me l'a remise comme j'arrivois, +comme je venois m'éclaircir enfin du doute affreux que le silence de +Delphine et la lettre d'un ami faisoient peser sur moi: la voilà cette +lettre, elle contient le récit de vos barbares mensonges. Je ne +devois, disiez-vous, la recevoir qu'après le départ de Delphine; +étoit-ce encore une ruse pour empêcher mon retour ici, pour faire +tomber dans quelque piège, en mon absence, la malheureuse +Delphine?--Léonce, dit madame d'Albémar, que vous êtes injuste et +cruel! madame de Vernon est mourante, ne le savez-vous donc pas?-- +Mourante! répéta Léonce; non, je ne le crois pas; le feint-elle pour +vous attendrir? vous laisserez-vous encore tromper par sa détestable +adresse? Quoi, Delphine! vous m'aviez écrit que je devois en croire +madame de Vernon, et elle s'est servie de cette preuve même de votre +confiance pour me convaincre que vous aimiez M. de Serbellane, tandis +que, victime généreuse, vous vous étiez sacrifiée à la réputation de +madame d'Ervins! et vous, Delphine, et vous qui me jugiez instruit de +la vérité, vous avez dû penser que j'étois le plus foible, le plus +ingrat, le plus insensible des hommes; que je vous blâmois de vos +vertus, que je vous abandonnois à cause de vos malheurs. J'ai des +défauts; on s'en est servi pour donner quelque vraisemblance à la +conduite la plus cruelle, envers l'être le plus aimable et le plus +doux. Ce n'est pas tout encore; un obstacle de fortune me séparoit de +Matilde; cet obstacle est levé par Delphine, l'exemple d'une +générosité sans bornes, la victime d'une ingratitude sans pudeur. On +me laisse ignorer ce service, on la punit de l'avoir rendu; tout est +mystère autour de moi, je suis enlacé de mensonges, et quand +j'apprends que je suis aimé, que je l'ai toujours été (dit-il avec un +son de voix qui déchiroit le coeur), je suis lié, lié pour jamais! Je +la vois, cet objet de mon amour, de mon éternel amour; elle tend les +bras vers son malheureux ami; tout son visage porte l'empreinte de la +douleur, et je ne puis rien pour elle! et je l'ai repoussée, quand +elle se donnoit à moi, quand elle versoit peut-être des larmes amères +sur ma perte! et c'est vous, répéta-t-il en interpellant madame de +Vernon, c'est vous!...-- + +L'inexprimable angoisse de cette malheureuse femme me faisoit une +pitié profonde; Delphine, qui en souffroit plus encore que moi, +s'écria:--Léonce, arrêtez! arrêtez! un accident funeste l'a mise au +bord de la tombe; si vous saviez, depuis ce temps, par combien de +regrets touchans et sincères elle a tâché de réparer la faute que +l'amour maternel l'avoit entraînée à commettre!--Elle sera bien punie, +s'écria Léonce, si c'est sa fille qu'elle a voulu servir; elle se +reprochera son malheur comme le mien. Rompez, femme perfide, dit-il à +madame de Vernon, rompez le lien que vous avez tissu de faussetés; +rendez-moi ce jour, le matin de ce jour où je n'avois pas entendu +votre langage trompeur, où j'étois libre encore d'épouser Delphine, +rendez-le-moi.--Oh Léonce! répondit madame de Vernon, ne me poursuivez +pas jusque dans la mort, acceptez mon repentir.--Revenez à vous-même, +interrompit Delphine en s'adressant à Léonce; voyez l'état de cette +infortunée; pourriez-vous être inaccessible à la pitié?--Pour qui, de +la pitié? reprit-il avec un égarement farouche, pour qui? pour elle? +ah! s'il est vrai qu'elle se meure, faites que le ciel m'accorde de +changer de sort avec elle; que je sois sur ce lit de douleur, regretté +par Delphine, et qu'elle porte à ma place les liens de fer dont elle +m'a chargé; qu'elle acquitte cette longue destinée de peines à +laquelle sa dissimulation profonde m'a condamné.--Barbare! s'écria +Delphine, que faut-il pour vous attendrir, pour obtenir de vous une +parole douce qui console les derniers momens de la pauvre Sophie? Et +moi donc aussi, n'ai-je pas souffert? depuis que j'ai perdu l'espoir +d'être unie à vous, un jour s'est-il passé sans que j'aie détesté la +vie? je vous demande au nom de mes pleurs....--Au nom de vos malheurs +qu'elle a causés, interrompit Léonce, que me demandez-vous? + +Delphine alloit répondre; madame de Vernon, se levant presque comme +une ombre du fond du cercueil, et s'appuyant sur moi, fit signe à +Delphine de la laisser parler. Comme elle s'avançoit soutenue de mon +bras, elle sortit de l'enfoncement dans lequel étoit placée sa chaise +longue; et le jour éclairant toute sa personne, Léonce fut frappé de +son état, qu'il n'avoit pu juger encore: ce spectacle abattit tout à +coup sa fureur; il soupira, baissa les yeux, et je vis, même avant que +madame de Vernon se fût fait entendre, combien toute la disposition de +son âme étoit changée. + +--Delphine, dit alors madame de Vernon, ne demandez pas à Léonce un +pardon qu'il ne peut m'accorder, puisque tout son coeur le désavoue; +j'ai peut-être mérité le supplice qu'il me fait éprouver; vous aviez, +chère Delphine, répandu trop de douceur sur la fin de ma vie, je +n'étois pas assez punie; mais obtenez seulement qu'il me jure de ne +pas faire le malheur de Matilde, que mes fautes soient ensevelies avec +moi, que leurs suites funestes ne poursuivent pas ma mémoire; obtenez +de lui qu'il cache à Matilde l'histoire de son mariage et de ses +sentimens pour vous.--A qui voulez-vous, répondit Léonce, dont +l'indignation avoit fait place au plus profond accablement, à qui +voulez-vous que je promette du bonheur? hélas! je n'ai, je ne puis +répandre autour de moi que de la douleur.--Si vous me refusez aussi +cette prière, répondit madame de Vernon, ce sera trop de dureté pour +moi, oui, trop en vérité.--Je la sentis défaillir entre mes bras, et +je me hâtai de la replacer sur son sopha. + +Delphine, animée par un mouvement généreux, qui l'élevoit au-dessus +même de son amour pour Léonce, s'approcha de madame de Vernon, et lui +dit avec une voix solennelle, avec un accent inspiré:--Oui, c'est +trop, pauvre créature! et ce cruel, insensible à nos prières, n'est +point auprès de toi l'interprète de la justice du ciel. Je te prends +sous ma protection; s'il t'injurie, c'est moi qu'il offensera; s'il ne +prononce pas à tes pieds les paroles qui font du bien à l'âme, c'est +mon coeur qu'il aliénera: tu lui demandes de respecter le bonheur de +ta fille, eh bien! je réponds, moi, de ce bonheur; il me sera sacré, +je le jure à sa mère expirante; et si Léonce veut conserver mon +estime, et ce souvenir d'amour qui nous est cher encore au milieu de +nos regrets, s'il le veut, il ne troublera point le repos de Matilde, +il n'altérera jamais le respect qu'elle doit à la mémoire de sa mère. +Femme trop malheureuse! dont Léonce n'a point craint de déchirer le +coeur, je me rends garant de l'accomplissement de vos souhaits, +écoutez-moi de grâce, n'écoutez plus que moi seule.--Oui, dit madame +de Vernon d'une voix à peine intelligible, je t'entends, Delphine, je +te bénis; la bénédiction des morts est toujours sainte, reçois-la, +viens près de moi....--Elle posa sa tête sur l'épaule de Delphine; +Léonce, en voyant ce spectacle, tombe à genoux au pied du lit de +madame de Vernon, et s'écrie:--Oui, je suis un misérable furieux; oui, +Delphine est un ange; pardonnez-moi, pour qu'elle me pardonne, +pardonnez-moi le mal que j'ai pu vous faire.--Entendez-vous, Sophie, +dit madame d'Albémar à madame de Vernon, qui ne répondoit plus rien à +Léonce; entendez-vous? son injustice est déjà passée, il revient à +vous.--Oui, répondit Léonce, il revient à vous, et peut être il va +mourir....--En effet, tant d'agitations, un voyage si long au milieu +de l'hiver et sans aucun repos l'avoient jeté dans un tel état qu'il +tomba sans connoissance devant nous. + +Jugez de mon effroi, jugez de ce qu'éprouvoit Delphine! les mains déjà +glacées de madame de Vernon retenoient les siennes; elle ne pouvoit +s'en éloigner, et cependant elle voyoit devant elle Léonce étendu +comme sans vie sur le plancher. Madame de Vernon, au milieu des +convulsions de l'agonie, saisit encore une fois la main de Delphine +avant que d'expirer. Delphine, dans un état impossible à dépeindre, +soutenoit dans ses bras le corps de son amie, et me répétoit, les yeux +fixés sur Léonce:--Madame de Lebensei, juste ciel! vit-il encore?... +dites-le moi....--A mes cris madame de Mondoville arriva +précipitamment; sa mère ne vivoit plus, et son mari, qu'elle croyoit +en Espagne, étoit sans connoissance devant ses yeux: elle attribua son +état au saisissement causé par la mort de sa mère, et profondément +touchée de le voir ainsi, elle montra, pour le secourir, une présence +d'esprit et une sensibilité qui pouvoient intéresser à elle. + +On transporta Léonce dans une autre chambre; Delphine étoit restée +pendant ce temps immobile, et dans l'égarement. Son amie, qui n'étoit +plus, reposoit toujours sur son sein: elle m'interrogeoit des yeux sur +ce que je pensois de l'état de Léonce; je l'assurai qu'il seroit +bientôt rétabli, et que l'émotion et la fatigue avoient seules causé +l'accident qu'il venoit d'éprouver. Madame de Mondoville rentra dans +ce moment avec ses prêtres, et tout l'appareil de la mort; Delphine +comprit alors que madame de Vernon avoit cessé de vivre, et plaçant +doucement sur son lit cette femme à la fois intéressante et coupable, +elle se mit à genoux devant elle, baisa sa main avec attendrissement +et respect, et s'éloignant, elle se laissa ramener par moi, dans sa +maison, sans rien dire. + +Je l'ai fait mettre au lit parce qu'elle avoit une fièvre très-forte. +Nous avons envoyé plusieurs fois savoir des nouvelles de Léonce: il +est revenu de son évanouissement assez malade, mais sans danger. M. +Barton qui, par un heureux hasard, étoit arrivé hier au soir, est venu +pour voir Delphine ce matin; elle étoit si agitée, qu'il n'eût pas été +prudent de la laisser s'entretenir avec lui. Il m'a dit seulement +qu'ayant obtenu de madame d'Albémar de ne pas écrire à Léonce, de peur +de l'irriter contre sa belle-mère, il avoit cru cependant devoir dire +quelques mots, pour le calmer, dans une lettre qu'il lui avoit +adressée; mais l'obscurité même de cette lettre et le silence de +Delphine avoient jeté Léonce dans une si violente incertitude, qu'il +étoit parti d'Espagne à l'instant même, se flattant d'arriver à Paris +avant le départ de madame d'Albémar pour le Languedoc. + +M. Barton ne m'a point caché qu'il étoit inquiet des résolutions de +Léonce; il reçoit les soins de madame de Mondoville avec douceur, mais +quand il est seul avec M. Barton, il paroît invariablement décidé à +passer sa vie avec madame d'Albémar: sa passion pour elle est +maintenant portée à un tel excès, qu'il semble imposssible de la +contenir. M. Barton n'espère que dans le courage et la vertu de madame +d'Albémar. Il croit qu'elle doit se refuser à revoir Léonce, et suivre +son projet de retourner vers vous: c'est aussi la détermination de +Delphine; je n'en puis douter, car je l'ai entendue répéter tout bas, +quand elle se croyoit seule, _non je ne dois pas le revoir, je l'aime +trop, il m'aime aussi, non je ne le dois pas; il faut partir_. + +Cependant, que vont devenir Léonce et Delphine? avec leurs sentimens, +et dans leur situation, comment vivre ni séparés ni réunis? mon mari +est venu me rejoindre, il m'a rendu le courage qui m'abandonnoit. Il +dit qu'il veut essayer d'offrir des consolations à madame d'Albémar; +mais quel bien lui-même, le plus éclairé, le plus spirituel des +hommes, quel bien peut-il lui faire? Votre parfaite amitié, +mademoiselle, vous fera-t-elle découvrir des consolations que je +cherche en vain? Je crois à l'énergie du caractère de madame +d'Albémar, à la sévérité de ses principes; mais ce qui n'est, hélas! +que trop certain, c'est qu'il n'existe aucune résolution qui puisse +désormais concilier son bonheur et ses devoirs. + +Agréez, mademoiselle, l'hommage de mes sentimens pour vous. + +ÉLISE DE LEBENSEI. + + +FIN DU PREMIER VOLUME. + + + + + + + +DELPHINE. + + + + +TROISIEME PARTIE. + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +Léonce à Delphine. + +Paris, ce 4 décembre 1790. + + +La perfidie des hommes nous a séparés, ma Delphine; que l'amour nous +réunisse: effaçons le passé de notre souvenir; que nous font les +circonstances extérieures dont nous sommes environnés? N'aperçois-tu +pas tous les objets qui nous entourent comme à travers un nuage? +Sens-tu leur réalité? Je ne crois à rien qu'à toi: je sais confusément +qu'on m'a indignement trompé; que je l'ai reproché à une femme +mourante; que sa fille se dit ma femme; je le sais: mais une seule +image se détache de l'obscurité, de l'incertitude de mes souvenirs, +c'est toi, Delphine: je te vois au pied de ce lit de mort, cherchant à +contenir ma fureur, me regardant avec douceur, avec amour; je veux +encore ce regard; seul, il peut calmer l'agitation brûlante qui +m'empêche de reprendre des forces. + +Mon excellent ami Barton n'a-t-il pas prétendu hier que ton intention +étoit de partir, et de partir sans me voir! Je ne l'ai pas cru, mon +amie: quel plaisir ton âme douce trouveroit-elle à me faire courir en +insensé sur tes traces? Tu n'as pas l'idée, jamais tu ne peux l'avoir, +que je me résigne à vivre sans toi! Non, parce que la plus atroce +combinaison m'a empêché d'être ton époux, je ne consentirai point à te +voir un jour, une heure de moins que si nous étions unis l'un à +l'autre; nous le sommes, tout est mensonge dans mes autres liens, il +n'y a de vrai que mon amour, que le tien; car tu m'aimes, Delphine! Je +t'en conjure, dis-moi, le jour, le jour où j'ai formé cet hymen qui ne +peut exister qu'aux yeux du monde, cet hymen dont tous les sermens +sont nuls, puisqu'ils supposoient tous que tu avois cessé de m'aimer, +n'étois-tu pas derrière une colonne, témoin de cette fatale cérémonie? +Je crus alors que mon imagination seule avoit créé cette illusion; +mais s'il est vrai que c'étoit toi-même que je voyois, comment ne +t'es-tu pas jetée dans mes bras? Pourquoi n'as-tu pas redemandé ton +amant à la face du ciel? Ah! j'aurois reconnu ta voix; ton accent eût +suffi pour me convaincre de ton innocence; et, devant ce même autel, +plaçant ta main sur mon coeur, c'est à toi que j'aurois juré l'amour +que je ne ressentois que pour toi seule. + +Mais qu'importe cette cérémonie! elle est vaine, puisque c'est à +Matilde qu'elle m'a lié. Ce n'est pas Delphine, dont l'esprit +supérieur s'affranchit à son gré de l'opinion du monde, ce n'est pas +elle qui repoussera l'amour par un timide respect pour les jugemens +des hommes. Ton véritable devoir, c'est de m'aimer; ne suis-je pas ton +premier choix? Ne suis-je pas le seul être pour qui ton âme céleste +ait senti cette affection durable et profonde, dont le sort de ta vie +dépendra? Oh! mon amie, quoique personne ne puisse te voir sans +t'admirer, moi seul je puis jouir avec délices de chacune de tes +paroles; moi seul je ne perds pas le moindre de tes regards. Aime-moi, +pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes. Aime-moi, +pour être fière de toi-même; car je t'apprendrai tout ce que tu vaux. +Je te découvrirai des vertus, des qualités, des séductions que tu +possèdes sans le savoir. + +Oh Delphine! les lois de la société ont été faites pour l'universalité +des hommes; mais quand un amour sans exemple dévore le coeur, quand +une perfidie presque aussi rare a séparé deux êtres qui s'étoient +choisis, qui s'étoient aimés, qui s'étoient promis l'un à l'autre, +penses-tu qu'aucune de ces lois, calculées pour les circonstances +ordinaires de la vie, doive subjuger de tels sentimens? Si devant les +tribunaux, je démontrois que c'est par l'artifice le plus infâme qu'on +a extorqué mon consentement, ne décideroient-ils pas que mon mariage +doit être cassé? Et parce que je n'ai que des preuves morales à +alléguer, et parce que l'honneur du monde ne me permet pas de les +donner, ne puis-je donc pas prononcer dans ma conscience le jugement +que confirmeroient les lois, si je les interrogeois? Ne puis-je pas me +déclarer libre au fond de mon coeur? + +Hélas! je le sais, il m'est interdit de te donner mon nom, de me +glorifier de mon amour en présence de toute la terre, de te défendre, +de te protéger comme ton époux; il faut que tu renonces pour moi à +l'existence que je ne puis te promettre dans le monde, et que tant +d'autres mettroient à tes pieds. Mais, j'en suis sûr, tu me feras +volontiers ce sacrifice, tu ne voudras pas punir un malheureux de +l'indigne fausseté dont il a été la victime. Ah! s'il s'accusoit, +l'infortuné, d'avoir cru trop facilement la calomnie, s'il se +reprochoit sa conduite avec désespoir, s'il étoit prêt à détester son +caractère, c'est alors surtout, c'est alors, Delphine, que tu +sentirois le besoin de consoler cet ami, qui ne pourroit trouver aucun +repos au fond de son coeur. Oui, je hais tour à tour les auteurs de +mes maux et moi-même; mes amères pensées me promènent sans cesse de +l'indignation contre la conduite des autres, à l'indignation contre +mes propres fautes. + +Je ne veux te rien cacher, Delphine; en te faisant connoître tous les +sacrifices que je te demande, je n'effraierai point ton coeur +généreux. Notre union, quels que soient mes soins pour honorer et +respecter ce que j'adore, nuira plus à ta réputation qu'à la mienne. +Cette crainte t'arrêteroit-elle? J'aurois moins le droit qu'un autre +de la condamner; mais entends-moi, Delphine, que des motifs +raisonnables ou puériles, nobles ou foibles, t'éloignent de moi, +n'importe! je ne survivrai point à notre séparation. Maintenant que tu +le sais, c'est à toi seule qu'il appartient de juger quelle est la +puissance de ta volonté; a-t-elle assez de force pour te soutenir +contre le regret de ma mort? Delphine, en es-tu certaine? prends +garde, je ne le crois pas. + +Si je t'avois rencontrée depuis que ma destinée est enchaînée à +Matilde, j'aurois dû, j'aurois peut-être su résister à l'amour; mais +t'avoir connue quand j'étois libre! avoir été l'objet de ton choix, et +s'être lié à une autre! c'est un crime qui doit être puni; et je me +prendrai pour victime, si tu attaches à ma faille des suites si +funestes, que mon coeur soit à jamais dévoré par le repentir. + +Quoi! mon bonheur me seroit ravi, non par la nécessité, non par le +hasard, mais par une action volontaire, par une action irréparable! +qu'ils vivent ceux qui peuvent soutenir ce mot, _l'irréparable_! Moi, +je le crois sorti des enfers, il n'est pas de la langue des hommes; +leur imagination ne peut le supporter; c'est l'éternité des peines +qu'il annonce; il exprime à lui seul ses tourmens les plus cruels. + +Les emportemens de mon caractère ne m'avoient jamais donné l'idée de +la fureur qui s'empare de moi, quand je me dis que je pourrais te +perdre, et te perdre par l'effet de mes propres résolutions, des +sentimens auxquels je me suis livré, des mots que j'ai prononcés. +Delphine, en exprimant cette crainte, qui me poursuit sans relâche, +j'ai été obligé de m'interrompre; j'étois retombé dans l'accès de rage +où tu m'as vu, lorsque j'accusois sans pitié madame de Vernon. Je me +suis répété, pour me calmer, que tu ne braverois pas mon désespoir. +Oh! ma Delphine, je te verrai, je te verrai sans cesse. + +Demain, on m'assure que je serai en état de sortir, j'irai chez vous: +votre porte pourroit-elle m'être refusée? Mais d'où vient cette +terreur! ne connois-je pas ton coeur généreux, ton esprit éminemment +doué de courage et d'indépendance! Quel motif pourroit t'empêcher +d'avoir pitié d'un malheureux qui t'est cher, et qui ne peut plus +vivre sans toi? + + + + +LETTRE II. + +Réponse de Delphine à Léonce. + + +_Quel motif pourrait m'empêcher de vous voir?_ Léonce, des sentimens +personnels ou timides n'exercent aucun pouvoir sur moi. Dieu m'est +témoin que, pour tous les intérêts réunis, je ne céderois pas une +heure, une heure qu'il me seroit accordé de passer avec vous sans +remords; mais ce qui me donne la force de dédaigner toutes les +apparences, et de m'élever au-dessus de l'opinion publique elle-même, +c'est la certitude que je n'ai rien fait de mal; je ne crains point +les hommes, tant que ma conscience ne me reproche rien; ils me +feroient trembler, si j'avois perdu cet appui. + +Nous sommes bien malheureux: oh! Léonce, croyez-vous que je ne le +sente pas? Tout sembloit d'accord il y a quelques mois, pour nous +assurer la félicité la plus pure. J'étois libre, ma situation et ma +fortune m'assuroient une parfaite indépendance; je vous ai vu, je vous +ai aimé de toutes les facultés de mon âme, et le coup le plus fatal, +celui que la plus légère circonstance, le moindre mot auroit pu +détourner, nous a séparés pour toujours! Mon ami, ne vous reprochez +point notre sort; c'est la destinée, la destinée seule, qui nous a +perdus tous les deux. + +Pensez-vous que je ne doive pas aussi m'accuser de mon malheur? +Souvent je me révolte contre cette destinée irrévocable, je m'agite +dans le passé comme s'il étoit encore de l'avenir; je me repens avec +amertume de n'avoir pas été vous trouver, lorsque cent fois je l'ai +voulu. Le désespoir me saisit, au souvenir de cette fierté, de cette +crainte misérable, qui ont enchaîné mes actions, quand mon coeur +m'inspirait l'abandon et le courage. + +S'il vous est plus doux, Léonce, quand vous souffrez, de songer, à +quelque heure que ce puisse être, que dans le même instant, Delphine, +votre pauvre amie, accablée de ses peines, implore le ciel pour les +supporter; le ciel qui, jusqu'alors, l'avoit toujours secourue, et +qu'elle implore maintenant en vain: si cette idée tout à la fois +cruelle et douce vous fait du bien, ah! vous pouvez vous y livrer! +Mais que font nos douleurs à nos devoirs? La vertu, que nous adorions +dans nos jours de prospérité, n'est-elle pas restée la même? Doit-elle +avoir moins d'empire sur nous, parce que l'instant d'accomplir ce que +nous admirions est arrivé? + +Le sort n'a pas voulu que les plus pures jouissances de la morale et +du sentiment nous fussent accordées. Peut-être, mon ami, la Providence +nous a-t-elle jugés dignes de ce qu'il y a de plus noble au monde, le +sacrifice de l'amour à la vertu. Peut-être.....hélas! j'ai besoin, +pour me soutenir, de ranimer en moi tout ce qui peut exalter mon +enthousiasme, et je sens avec douleur que pour toi, pour toi seul! ô +Léonce, j'éprouve ces élans de l'âme que m'inspiroit jadis le culte +généreux de la vertu. + +Ce qui dépend encore de nous, c'est de commander à nos actions; notre +bonheur n'est plus en notre puissance, remettons-en le soin au ciel; +après beaucoup d'efforts, il nous donnera du moins le calme, oui, le +calme à la fin! Quel avenir! de longues douleurs, et le repos des +morts pour unique espoir; n'importe; il faut, Léonce, il faut ou +désavouer les nobles principes dont nous étions si fiers, ou nous +immoler nous-mêmes à ce qu'ils exigent de nous. + +Vous apercevrez aisément dans cette lettre à quels combats je suis +livrée. Si vous en concevez plus d'espoir, vous vous tromperez. Je +sais que les devoirs que j'aimois n'ont plus de charmes à mes yeux, +que l'amour a décoloré tous les autres sentimens de ma vie, que j'ai +besoin de lutter à chaque instant contre les affections de mon coeur, +qui m'entraînent toutes vers vous; je le sais, je consens à vous +l'apprendre; mais c'est parce que je suis résolue à ne plus vous voir. +Vous dirois-je le secret de ma foiblesse, si, déterminée au plus +grand, au plus cruel, au plus courageux des sacrifices, je ne me +croyais pas dispensée de tout autre effort? + +Je suivrai le projet que j'avois formé avant votre retour d'Espagne; +qu'y a-t-il de changé depuis ce retour? Je vous ai vu, et voilà ce qui +me persuade que de nouveaux obstacles s'opposent à mon départ. Le plus +grand des dangers, c'est de vous voir; c'est contre ce seul péril, ce +seul bonheur, qu'il faut s'armer. Ne vous irritez pas de cette +détermination, songez à ce qu'elle me coûte, ayez pitié de moi, que +tout votre amour soit de la pitié! + +Je m'essaie à roidir mon âme pour exécuter ma résolution; mais +savez-vous quelle est ma vie, le savez-vous?.....Je ne me permets pas +un instant de loisir, afin d'étourdir, s'il se peut, mon coeur. +J'invente une multitude d'occupations inutiles, pour amortir sous leur +poids l'activité de mes pensées; tantôt je me promène dans mon jardin +avec rapidité, pour obtenir le sommeil par la fatigue; tantôt +désespérant d'y parvenir, je prends de l'opium le soir, afin de +m'endormir quelques heures. Je crains d'être seule avec la nuit, qui +laisse toute sa puissance à la douleur, et n'affoiblit que la raison. + +Je serois déjà partie, si vous ne m'aviez pas annoncé que vous me +suivriez; je vous demande votre parole de ne pas exécuter ce projet. +Quel éclat, qu'une telle démarche! Quel tort envers votre femme, dont +le bonheur, à plusieurs titres, doit m'être toujours sacré! et que +gagneriez-vous, si vous persistiez dans cette résolution insensée? Au +milieu de la route, dans quelques lieux glacés par l'hiver, je vous +reverrois encore, et je mourrois de douleur à vos pieds, si je ne me +sentois pas la force de remplir mon devoir en vous quittant pour +jamais. + +Léonce, il y a dans la destinée des événemens dont jamais on ne se +relève, et lutter contre leur pouvoir, c'est tomber plus bas encore +dans l'abîme des douleurs. Méritons par nos vertus la protection d'un +Dieu de bonté; nous ne pouvons plus rien faire pour nous qui nous +réussisse; essayons d'une vie dévouée, d'une vie de sacrifices et de +devoirs; elle a donné presque du bonheur à des âmes vertueuses. +Regardez madame d'Ervins, victime de l'amour et du repentir, elle va +s'enfermer pour jamais dans un couvent: elle a refusé la main de son +amant, elle renonce à la félicité suprême, et cette félicité cependant +n'auroit coûté de larmes à personne. + +C'est moi qui résiste à vos prières, et c'est moi cependant qui +emporterai dans mon coeur un sentiment que rien ne pourra détruire. +Quand je me croyois dédaignée, insultée même par vous, je vous aimois, +je cherchois à me trouver des torts pour excuser votre injustice. Ah! +ne m'oubliez pas; y a-t-il un devoir qui vous commande de m'oublier? +Quand il existeroit, ce devoir, qu'il soit désobéi. Si je me sentois +une seconde fois abandonnée de votre affection, s'il falloit rentrer +dans la ténébreuse solitude de la vie, je ne le supporterois plus. + +Léonce, établissons entre nous quelques rapports qui nous soient à +jamais chers. Tous les ans, le deux de décembre, le jour où vous avez +cessé de me croire coupable, allez dans cette église où je vous ai vu, +car je ne puis me résoudre à le nier, dans cette église où je vous ai +vu donner votre main à Matilde. Pensez à moi dans ce lieu même, +appuyez-vous sur la colonne derrière laquelle j'ai entendu le serment +qui devoit causer ma douleur éternelle. Ah! pourquoi mes cris ne se +sont-ils pas fait entendre! je n'aurois bravé que les hommes, et +maintenant je braverois Dieu même, en me livrant à vous voir. + +Léonce, jusqu'à ce jour je puis présenter une vie sans tache à l'Être +suprême; si tu ne veux pas que je conserve ce trésor, prononce que +j'ai assez vécu, j'en recevrai l'ordre de ta main avec joie. Quand je +me sentirai prête à mourir, j'aurai encore un moment de bonheur qui +vaut tout ce qui m'attend; je me permettrai de t'appeler auprès de +moi, de te répéter que je t'aime; le veux-tu? dis-le moi. Va, ce désir +ne seroit point cruel: ne te suffit-il pas que mon coeur, juge du +tien, en fût reconnoissant? + +Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même; +il faut encore que je m'interdise ce dernier plaisir. Adieu. + + + + +LETTRE III. + +Léonce à Delphine. + + +Vous partiriez sans me voir! vous! La terre manqueroit sous mes pas, +avant que je cessasse de vous suivre! avez-vous pu penser que vous +échapperiez à mon amour? Il dompteroit tout, et vous-même. Respectez +un sentiment passionné, Delphine, je vous le répète, respectez-le; +vous ne savez pas; en le bravant, quels maux vous attireriez sur nos +têtes. + +J'ai été ce matin à votre porte; faible encore, je pouvois à peine me +soutenir; on a refusé de me recevoir! j'ai fait quelques pas dans +votre cour; vos gens ont persisté à m'interdire d'aller plus loin. +Madame d'Artenas étoit chez vous, je n'ai pas voulu faire un éclat; +j'ai levé les yeux vers votre appartement, j'ai cru voir derrière un +rideau votre élégante figure; mais l'ombre même de vous a bientôt +disparu, et votre femme de chambre est venue m'apporter votre lettre, +en me priant, de votre part, de la lire, avant de demander à vous +voir; j'ai obéi, je ne sais quel trouble que je me reproche a disposé +de moi. Si vous alliez quitter votre demeure, si vous partiez à mon +insu, si j'ignorois où vous êtes allée! Non, vous ne voulez pas +condamner votre malheureux amant à vous demander en vain dans chaque +lieu, croyant sans cesse vous voir eu sans cesse vous perdre, et se +précipitant par de vains efforts vers votre image, comme dans ces +songes funestes dont la douleur ne pourroit se prolonger sans donner +la mort. + +Delphine! vous qui n'avez jamais pu supporter le spectacle de la +souffrance, est-ce donc moi seul que vous exceptez de votre bonté +compatissante? parce que je vous aime, parce que vous m'aimez aussi, +ma douleur n'est-elle rien? ne regardez-vous pas comme un devoir de la +soulager? oh! qu'avois-je fait aux hommes, qu'avois-je fait à cette +perfide qui m'a donné sa fille, quand je devois consacrer mon sort au +vôtre? Et vous, qui me demandiez de pardonner, de quel droit le +demandiez-vous, si vous êtes plus inflexible pour moi que vous ne +l'avez été pour mes persécuteurs? + +Vous refusez de m'entendre, et vous ne savez pas ce que j'ai besoin de +vous dire; jamais, Delphine, jamais je n'ai pu te parler du fond du +coeur, mille circonstances nous ont empêché de nous voir librement; +s'il m'est accordé de t'entretenir une fois, une fois seulement, sans +craindre d'être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te +persuaderai. Tu verras que rien de pareil à notre situation ne s'est +encore rencontré; que nous nous sommes choisis, quand nous pouvions +nous choisir, quand nous étions maîtres de disposer de nous-mêmes: il +a fallu nous tromper pour nous désunir; notre âme n'a pris aucun +engagement volontaire; devant ton Dieu, nous sommes libres: ô +Delphine, toi qui respectes, toi qui fais aimer la Providence +éternelle, crois-tu qu'elle m'ait donné les sentimens que j'éprouve, +pour me condamner à les vaincre? quand la nature frémit à l'approche +de la douleur, la nature avertit l'homme de l'éviter; son instinct +seroit-il moins puissant dans les peines de l'âme? si la mienne se +bouleverse par l'idée de te perdre, dois-je m'y résigner? Non, non, +Delphine, je sais ce que les moralistes les plus sévères ont exigé de +l'homme; mais lorsqu'une puissance inconnue met dans mon coeur le +besoin dévorant de te revoir encore, cette puissance, de quelque nom +que tu la nommes, défend impérieusement que je me sépare de toi. + +Mon amie, je te le promets, dès que je t'aurai vue, c'est à toi que je +m'en remettrai pour décider de notre sort; mais il faut que je +t'exprime les sentimens qui m'oppressent. Le jour, la nuit, je te +parle, et il me semble que je te montre dans mes sentimens, dans notre +situation, des vérités que tu ignorois, et que seul je puis +t'apprendre; je ne retrouve plus, quand je t'écris, ce que j'avois +pensé: je ne puis aussi, je ne puis communiquer à mes lettres cet +accent que le ciel nous a donné pour convaincre; et s'il est vrai +cependant que si je te parlois, tu consentirois à passer tes jours +avec moi, dans quel état ne me jetteriez-vous pas, Delphine, en me +condamnant, sans m'avoir permis de plaider moi-même pour ma vie? + +Vous êtes si forte contre mon malheur! vous devez vous croire certaine +de me refuser, même après m'avoir écouté. Pourquoi donc ne pas me +calmer un moment par ce vain essai, dont votre fermeté triomphera? +Delphine, s'il falloit nous quitter, s'il le falloit, voudriez-vous me +laisser un sentiment amer contre vous? ange de douceur, le +voudriez-vous? Vous n'avez point refusé vos soins, vos consolations +célestes à madame de Vernon, à celle qui nous avoit séparés; et moi, +Delphine, et moi, me croyez-vous si loin de la mort, qu'au moins un +adieu ne me soit pas dû? + +Vous avez vu la violence de mon caractère, dans ce jour funeste où, +sans vous, je me serois montré plus implacable encore. Songez quel est +mon supplice, maintenant que je suis renfermé dans ma maison, avec une +femme qui a pris ta place! O Delphine! je suis à cinquante pas de toi, +et je ne puis néanmoins obtenir de te voir! J'envoie dix fois le jour +pour m'assurer que vous n'avez point ordonné les préparatifs de votre +départ; je tressaille comme un enfant à chaque bruit; je fais des plus +simples événemens des présages; tout me semble annoncer que je ne te +verrai plus. Tu parles de ta douleur, Delphine, ton âme douce n'a +jamais éprouvé que des impressions qu'elle pouvoit dominer: mais la +douleur d'un homme est âpre et violente; la force ne peut lutter +long-temps sans triompher ou périr. + +Comment as-tu la puissance de supporter l'état où je suis? de refuser +un mot qui le feroit cesser comme par enchantement? je ne te reconnois +pas, mon amie; tu permets à tes idées sur la vertu d'altérer ton +caractère: prends garde, tu vas l'endurcir, tu vas perdre cette bonté +parfaite, le véritable signe de ta nature divine; quand tu te seras +rendue inflexible à ce que j'éprouve, quelle est donc la douleur qui +jamais t'attendrira? c'est la sensibilité qui répand sur tes charmes +une expression céleste; quel échange tu feras, si, en accomplissant ce +que tu nommes des devoirs, tu dessèches ton âme, tu étouffes tous ces +mouvemens involontaires, qui t'inspiroient tes vertus et ton amour! + +Ne va point, par de vaines subtilités, distinguer en toi-même ta +conscience de ton coeur; interroge-le ce coeur, repousse-t-il l'idée +de me voir, comme il repousseroit une action vile ou cruelle? non, il +t'entraîne vers moi; c'est ton Dieu, c'est la nature, c'est ton amant +qui te parle, écoute une de ces puissances protectrices de ta +destinée; écoute-les, car c'est au fond de ton âme qu'elles exercent +leur empire; oublie tout ce qui n'est pas nous, nos âmes se suffisent, +anéantissons l'univers dans notre pensée, et soyons heureux. + +Heureux!--Sais-tu ce que j'appelle le bonheur? c'est une heure, une +heure d'entretien avec toi, et tu me la refuserois! je me contiens, je +te cache ce que j'éprouve à cette idée; ce n'est point en effrayant +ton âme que je veux la toucher; que ta tendresse seule te fléchisse! +Delphine, une heure! et tu pourras après..... si ton coeur conserve +encore cette barbare volonté, oui, tu pourras après..... te séparer de +moi. + + + + +LETTRE IV. + +Réponse de Delphine à Léonce. + + +Si je vous revois, Léonce, jamais je n'aurai la force de me séparer de +vous. Vous refuserois-je ce dernier entretien, le refuserois-je à mes +voeux ardens, si je ne savois pas que vous revoir et partir est +impossible! Que parlez-vous de vertu, d'inflexibilité? C'est vous qui +devez plaindre ma foiblesse, et me laisser accomplir le sacrifice qui +peut seul me répondre de moi. Quoi qu'il m'en coûte pour vous peindre +ce que j'éprouve, il faut que vous connoissiez tout votre empire; vous +prononcerez vous-même alors que j'ai dû quitter ma maison pour me +dérober à vous. + +Vous m'aviez écrit que vous viendriez chez moi ce matin, et j'avois eu +la force d'ordonner qu'on ne vous reçût pas. J'avois passé une partie +de la nuit à vous écrire, je voulois être seule tout le jour; j'avois +besoin, quand je m'interdisois votre présence, de ne m'occuper que de +vous. Madame d'Artenas se fit ouvrir ma porte d'autorité; mais je +l'engageai, sous un prétexte, à lire dans mon cabinet un livre qui +l'intéressoit, et je restai dans ma chambre, debout, derrière le +rideau de ma fenêtre, les yeux fixés sur l'entrée de la maison, tenant +à ma main la lettre que je vous avois écrite, et qui devoit, du moins +je l'espérois, adoucir mon refus. + +Je demeurai ainsi pendant près d'une heure, dans un état d'anxiété qui +vous toucheroit peut-être, si vous pouviez cesser d'être irrité contre +moi. Quand je n'entendois aucun bruit, je me confirmois dans la +résolution que m'impose le devoir; mais, quand ma porte s'ouvroit, je +sentois mon coeur défaillir, et le besoin de revoir encore celui que +je dois quitter pour toujours, triomphoit alors de moi. Enfin vous +paroissez, vous faites quelques pas vers l'homme qui devoit vous dire +que je ne pouvois pas vous recevoir; votre marche se ressentoit encore +de la foiblesse de la maladie, vos traits me parurent altérés; mais +cependant, jamais, je vous l'avoue, jamais je n'ai trouvé dans votre +visage, dans votre expression, un charme séducteur qui pénétrât plus +avant dans mon âme. + +Vous changeâtes de couleur au refus réitéré de mes gens; il me sembla +que je vous voyois chanceler, et dans cet instant vous l'emportâtes +sur toutes mes résolutions: je m'élançai hors de ma chambre pour +courir à vous, pour me jeter peut-être à vos pieds, aux yeux de tous, +et vous demander pardon d'avoir pu songer à me défendre de votre +volonté; j'éprouvois comme un transport généreux, il me sembloit que +j'allois me dévouer à la vertu, en me livrant à ma passion pour vous; +j'étois enivrée de cette pitié d'amour, le plus irrésistible des +mouvemens de l'âme; toute autre pensée avoit disparu. + +Je rencontrai madame d'Artenas comme je descendois dans cet +égarement:--Mon Dieu, qu'avez-vous? me dit-elle.--Cette question me +fit rougir de moi-même.--Je vais envoyer une lettre, toi +répondis-je;--et, soutenue par sa présence, et par des réflexions +qu'un moment avoit fait renaître, je donnai l'ordre de vous porter ma +lettre, et de vous demander de retourner chez vous pour la lire. + +C'est alors que j'ai senti combien le péril de vous voir étoit plus +grand encore que je ne le croyois! votre présence, dans aucun temps, +n'avoit produit un tel effet sur moi; je tremblois, je pâlissois; si +j'avois entendu votre voix, si vous m'aviez parlé, j'aurois perdu la +force de me soutenir. L'apparition d'un être surnaturel, portant à la +fois dans le coeur l'enchantement et la crainte, ne donneroit point +encore l'idée de ce que j'éprouvai, quand vos yeux se levèrent vers ma +fenêtre comme pour m'implorer, quand devant ma maison, depuis si +long-temps solitaire, je vis celui que j'ai tant pleuré. Léonce, je +l'ai quittée, cette maison que vous veniez de me rendre chère, je l'ai +quittée à l'instant même; il le falloit: si vous étiez revenu, tout +étoit dit, je ne partois plus. Après le récit que je me suis +condamnée, non sans honte, à vous faire, serez-vous indigné contre +moi? Vous inspirerai-je le sentiment amer dont vous m'avez menacée? Ne +me rendrez-vous pas enfin la liberté d'aller en Languedoc? Je suis +cachée dans un lieu où vous ne pouvez me découvrir; et je n'attends +pour me mettre en route, que votre promesse de ne pas me suivre. Ah! +Léonce, quand je sacrifie toute ma destinée à Matilde, voulez-vous +qu'un éclat funeste empoisonne sa vie, sans nous réunir! + +Oui, Léonce, votre devoir et le mien, c'est de ne pas rendre Matilde +infortunée. La morale, qui défend de jamais causer le malheur de +personne, est au-dessus de tous les doutes du coeur et de la raison; +plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir; et ma sympathie +pour la douleur des autres s'augmente avec mes propres douleurs: ne +vous appuyez point de ce sentiment pour me reprocher vos peines. Votre +malheur à vous, Léonce, c'est le mien; je ne puis tromper assez ma +conscience, pour me persuader que la bonté me commande de ne pas vous +affliger. Ah! c'est à moi, c'est à ma passion que je céderois en +consolant votre coeur; je ne ferai jamais rien pour toi qui ne soit +inspiré par l'amour. + +Léonce, pourquoi vous le cacherois-je? je ne dois rien taire après ce +que j'ai dit. Si je n'avois compromis que moi, en passant ma vie avec +vous, si je n'avois détruit que ma réputation et ce contentement +intérieur dont je faisois ma gloire et mon repos, j'aurois livré mon +sort à toutes les adversités qu'entraîne un sentiment condamnable; +j'aurois prosterné devant toi cette fierté, le premier de mes biens, +quand je ne te connoissois pas: quoi qu'il pût en arriver, je te +reverrois, et ce bonheur me feroit vivre, ou me consoleroit de mourir. +Mais il sagit du sort d'une autre, et l'amour même ne pourroit +triompher dans mon coeur des remords que j'éprouverois, si j'immolois +Matilde à mon bonheur. J'ai promis à sa mère mourante de la protéger, +et quelque coupable que fût la malheureuse Sophie, c'est sur cette +promesse que s'est reposée sa dernière pensée. Qui pourroit absoudre +d'un crime envers les morts? Quelle voix diroit qu'ils ont pardonné? + +Matilde elle-même n'est-elle pas la compagne de mon enfance? Ne me +suis-je pas liée à son sort en le protégeant? Je recevrois votre vie +qui lui est due; je la dépouillerois à dix-huit ans de tout son +avenir; non, Léonce, accordez à Matilde ce qui suffit à son repos, +votre temps, vos soins; elle ignore que vous m'aimez, elle me devra de +l'ignorer toujours: cette idée me calmera, je l'espère, dans les +momens de désespoir dont je ne puis encore me défendre. Léonce, vous +serez heureux un jour par les affections de famille; vous n'oublierez +pas alors que j'ai renoncé à tout dans cette vie, pour vous assurer le +bonheur des liens domestiques, et vous pourrez mêler un souvenir +tendre de moi à vos jouissances les plus pures. + + + + +LETTRE V. + +Léonce à Delphine, + + +Vous n'êtes plus dans votre maison, vous l'avez quittée pour me fuir; +je ne puis retrouver vos traces; je parcours, comme un furieux, tous +les lieux où vous pouvez être. Non, ce n'est pas de la vertu qu'une +telle conduite; pour y persister, il faut être insensible. A quoi me +serviroit de vous peindre mes douleurs? vous avez bravé tout ce que +pouvoit m'inspirer mon désespoir! Cependant rassemblez tout ce que +vous avez de forces, car je mettrai votre âme à de rudes épreuves; et +s'il vous reste encore quelque bonté, votre résolution vous coûtera +cher. + +J'ai été à Bellerive, à Cernay chez madame de Lebensei; elle m'a juré, +d'un air qui me sembloit vrai, qu'elle ignoroit où vous étiez. Je suis +revenu, j'ai été trouver votre valet de chambre Antoine; vous +raconterai-je ce que j'ai fait pour obtenir de lui votre secret? Je +crois qu'il le sait, car il m'a presque promis de vous faire parvenir +demain cette lettre; mais rien n'a pu l'engager à me le dire. Je me +suis promené le reste du jour, enveloppé de mon manteau, dans votre +rue, ou dans celles qui y conduisent: j'étois là pour m'attacher aux +pas d'Antoine; malheureux que je suis! réduit à me servir des plus +odieux moyens, pour obtenir de vous, qui croyez m'aimer, une grâce que +vous ne devriez pas refuser au dernier des hommes. + +Chaque fois que de loin j'apercevois une femme qui pouvoit me faire un +instant d'illusion, j'approchois avec un saisissement douloureux, et +je reculois bientôt, indigné d'avoir pu m'y méprendre. Je me sentois +de l'irritation contre tous les êtres qui alloient, venoient, +s'agitoient, passoient à côté de moi, sans avoir rien à me dire de +vous, sans s'inquiéter de mon supplice. Le soir, ne craignant plus +enfin d'être reconnu, j'ai pu me reposer quelques momens sur un banc +près de votre porte, et recevoir sur ma tête la pluie glacée qui +tomboit hier. Mais le douloureux plaisir de m'abandonner à mes +réflexions, ne m'étoit pas même accordé. J'écoutois, je regardois avec +une attention soutenue, tout ce qui pouvoit se passer autour de votre +maison; mes pensées étoient sans cesse interrompues, sans que mon âme +fût un instant soulagée. Je me le vois à chaque moment, croyant voir +Antoine qui revenoit en cherchant à m'éviter; quand je faisois +quelques pas dans un sens, je retournois tout à coup, me persuadant +que c'étoit du côté opposé que j'aurois découvert ce que je cherchois. + +Les heures se passoient, je restois seul dans les rues; il devenoit à +chaque instant plus invraisemblable qu'au milieu de la nuit je pusse +rien apprendre. Mais dès que je me décidois à m'en aller, j'étois +saisi d'un désir si vif de rester, que je le prenois pour un +pressentiment; et, quoique vingt fois trompé, je cédois aux agitations +de mon coeur, comme à des avertissemens surnaturels. Enfin le jour est +arrivé; j'ai pris pour vous écrire, une chambre en face de votre +maison; j'y suis maintenant, appuyé sur la fenêtre d'où l'on voit +votre porte, et mes yeux ne peuvent se fixer un instant de suite sur +mon papier. Pourrez-vous lire ces caractères, tracés au milieu des +convulsions de douleur que vous me causez? Si je passe encore +vingt-quatre heures dans cet état, je vous haïrai; oui, les anges +seroient haïs, s'ils condamnoient au supplice que vous me faites +souffrir. Ce supplice dénature mon caractère, mon amour, ma morale +elle-même. Si vous prolongez cette situation, savez-vous qui souffrira +de ma douleur? Matilde, oui, Matilde, à qui vous me sacrifiez. + +J'aurois eu des soins pour elle, si vous m'aviez aimé, si je vous +avois vue; mais je déteste en elle l'hommage que vous lui faites de +mon sort. Je la regarde comme l'idole devant laquelle il vous a plu de +m'immoler, et du moins je jouis de penser que vos vertus imprudentes +autant qu'obstinées n'auront fait que du mal à tous les trois. + +Si vous me cachez où vous êtes, si vous continuez à refuser de me +voir, ma résolution est prise (et vous savez si je suis capable de +quelque fermeté); je révélerai à Matilde par quelle suite de mensonges +l'on m'a fait son époux; et, lui déclarant en même temps que dans le +fond de mon coeur je regarde notre mariage comme nul, je lui +abandonnerai la moitié de ma fortune, elle conservera mon nom, et ne +me reverra jamais. Je passerai ce qu'il me restera de temps à vivre +auprès de ma mère, en Espagne; et celle à qui vous aviez jugé +convenable de me dévouer, n'en tendra parler de moi qu'à ma mort. + +Que m'importe ce qu'on peut me dire sur le devoir! Les tourmens +n'affranchissent-ils pas des devoirs? Quand la fièvre vient assaillir +un homme, on n'exige plus rien de lui; on le laisse se débattre avec +la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus. +N'ai-je pas aussi mon délire? Peut-on rien attendre de moi? Je n'ai +qu'une idée, qu'une sensation; parlez-moi de vous revoir, et je vous +écouterai, et toutes les vertus rentreront dans mon âme; sans cet +espoir, qui pourra me faire renoncer à mes projets? Qui découvrira un +moyen d'agir sur ma volonté? Personne, jamais personne. Et vous +surtout, Delphine, de quel droit m'offririez-vous des conseils pour le +malheur que vous m'imposez? C'est le dernier degré de l'insulte, que +de vouloir être à la fois l'assassin et le consolateur. + +Vous le voyez, tout est dit. J'instruirai Matilde, par une lettre, des +circonstances de notre mariage, de mon amour pour vous, et de la +décision où je suis de vivre loin d'elle. Dans vingt-quatre heures +elle saura tout, si vous ne m'écrivez pas que vos résolutions sont +changées, ou seulement si vous gardez le silence. Ce que contiendra ma +lettre une fois dit est irrévocable. Si les paroles que je prononcerai +sont amères, vous saurez qui les a dictées; et si je plonge la douleur +dans le sein de Matilde, ce n'est pas ma main égarée qu'il faut en +accuser, c'est le sang-froid, c'est la raison tyrannique qui vous sert +à me rendre insensé. + + + + +LETTRE VI. + +Réponse de Delphine à Léonce. + + +Vous avez cru m'effrayer par votre indigne menace: depuis que je vous +connois, je me suis senti de la force contre vous une seule fois, +c'est après avoir lu votre lettre. J'ai imaginé pendant quelques +instans que vous pouviez faire ce que vous m'annonciez, et je pensois +à vous sans trouble, car j'avois cessé de vous estimer. + +Léonce, ce moment d'une tranquillité cruelle n'a pas duré; j'ai rougi +d'avoir craint que vous fussiez capable de l'action la plus dure et la +plus immorale, que jamais homme pût se permettre! Vous, Léonce, vous +condamneriez au plus cruel isolement une femme aussi vertueuse que +Matilde! Elle vient de perdre sa mère, et vous lui ôteriez son époux! +Vous lui laisseriez, dites-vous, votre nom et votre bien; c'est-à-dire +que vous seriez sans reproches aux yeux du monde, qui juge si +différemment les devoirs des maris et des femmes. Mais que feriez-vous +réellement pour Matilde? Avez-vous réfléchi au malheur d'une femme +dont tous les liens naturels sont brisés? Savez-vous que par la +dépendance de notre sort et la foiblesse de notre coeur, nous ne +pouvons marcher seules dans la vie? Matilde est très-religieuse, mais +sa raison a besoin de guide. S'il ne lui restoit plus une seule +affection sur la terre, les chagrins, exaltant sa dévotion déjà +superstitieuse, la porteraient bientôt à un enthousiasme fanatique +dont on ne peut prévoir les effets. + +Quel crime a-t-elle commis envers vous, pour la punir ainsi? Sa mère +l'estimoit assez, pour n'avoir pas osé lui confier les ruses qui +cependant avoient servi à son bonheur. Matilde vous a vu, Matilde vous +a aimé. Elle savoit qu'elle étoit destinée à vous épouser; elle a cru +suivre son devoir, en se livrant à l'attachement que vous lui +inspiriez. Et moi, juste ciel! et moi, qui dois si bien comprendre ce +que votre perte peut faire souffrir, je causerois à Matilde la douleur +au-dessus de toutes les douleurs! Car, ne vous y trompez pas, Léonce, +si vous vous rendiez coupable de l'action dont vous me menacez, c'est +moi que j'en accuserois; non parce que j'aurois refusé de vous voir, +non pour avoir tenté de triompher de ma foiblesse, mais pour vous +avoir laissé lire dans ce coeur, qui devoit se fermer pour jamais, du +moment où vous n'étiez plus libre. + +Je m'accuserois d'avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre +meilleur l'objet que j'aime, lui auroit fait perdre ses vertus. +Léonce, est-ce ainsi que nous sommes faits pour nous aimer? Ce +sentiment qui, je le crois, ne s'éteindra jamais, ne devoit-il pas +servir à perfectionner notre âme? Oh! qu'est-ce que l'amour sans +enthousiasme? Et peut-il exister de l'enthousiasme, sans que le +respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu'on +éprouve? Si je cessois d'estimer votre caractère, que seriez-vous pour +moi, Léonce? le plus aimable, le plus séduisant des hommes; mais ce +n'est point par ces charmes seuls que mon coeur eût été subjugué. Ce +qui a décidé de ma vie, c'est que vos qualités, c'est que vos défauts +même, me sembloient appartenir à une âme noble et fière: j'ai reconnu +en vous la passion de l'honneur, exagérée, s'il est possible, mais +inséparable, je l'imaginois, des véritables vertus; je vous ai cru le +besoin de votre propre approbation, plus encore que celui du suffrage +des autres hommes. Jamais on n'a prononcé devant vous une parole +généreuse ou sensible, sans que je vous aie vu tressaillir; jamais +vous n'avez entendu raconter une belle action, sans que vos regards +aient exprimé cette émotion profonde, qui désigne l'une à l'autre les +âmes d'une nature supérieure. Voudriez-vous abjurer tout ce qui fut la +cause de mon amour? + +Dans ce moment où je me condamne au sacrifice le plus cruel que le +devoir puisse exiger, l'idée que je me suis faite de vous me soutient +et me relève; je souffre pour mériter votre estime; peut-être ce motif +a-t-il plus d'empire sur moi, que je ne le crois encore. Vous +sacrifieriez l'amour et son bonheur à l'opinion publique, Léonce, vous +le feriez, je le sais; et que penseriez-vous donc de moi, si Dieu et +ma conscience avoient moins d'empire sur ma conduite, que l'honneur du +monde sur la vôtre? Il me reste encore quelques forces, je dois m'en +servir pour fuir le remords. Si malgré mes efforts les plus sincères, +vous parvenez à renverser mes résolutions, il n'y aura point de terme +aux malheurs qui nous poursuivront. Ma réputation s'altérera bientôt, +et peut-être m'en aimerez-vous moins. Juste ciel! pouvez-vous rien +imaginer qui alors égalât mon supplice! Les sacrifices que j'aurois +faits à votre amour, me flétriroient à vos yeux mêmes. Et qui sait +s'il seroit temps encore de ranimer votre coeur par une action +désespérée, et de reconquérir pour ma mémoire l'affection pure et vive +que le blâme du monde auroit ternie! + +Léonce, des craintes, des réflexions sans nombre se pressent dans ma +pensée, et luttent contre le sentiment qui m'entraîne vers toi. Ah! +que n'en coûte-t-il pas pour s'arracher au bien suprême! Mais d'où +vient donc l'effroi qui me saisit, lorsque je me sens prête à céder à +vos voeux? C'est la protection du ciel qui m'inspire cet effroi +salutaire: peut-être l'ombre d'un ami que j'ai perdu, fait-elle un +dernier effort pour me sauver, et gémit-elle autour de moi, sans que +mes sens puissent saisir, ni ses paroles, ni son image. + +Léonce, si j'ai cessé de vous entretenir de Matilde, dont j'étois +d'abord uniquement occupée, c'est que je ne crains plus le projet que +l'égarement d'un instant vous avoit inspiré; je n'ai pas besoin de +votre réponse pour être sûre que vous y avez renoncé. Je ne sais dans +quel endroit de cette lettre, j'ai éprouvé tout à coup la certitude +que je vous avois persuadé, mais cette impression ne m'a pas trompée. +O Léonce! nous ne sommes pas encore tout-à-fait séparés; mes propres +mouvemens m'apprennent ce que vous ressentez. Il est resté dans mon +coeur je ne sais quelle intelligence, quelle communication avec vous, +qui me révèle vos pensées. + + + + +LETTRE VII. + +Léonce à Delphine. + + +Oui, je vous obéirai, vous avez raison de n'en pas douter; je cède à +la vérité, quand c'est vous qui me l'annoncez. N'aurai-je donc pas le +pouvoir de vous persuader à mon tour? + +Il est impossible que vous eussiez la force de vous montrer cruelle +envers moi, si j'avois su vous convaincre que la plus parfaite vertu +vous permettoit, vous ordonnoit même peut-être, de condescendre à ma +prière. Je ne sais si dans le délire de la fièvre, j'ai conçu +l'espérance que vous seriez l'épouse de mon choix, que vous tiendriez +les sermens que vous auriez prononcés, si dans ce jour affreux j'avois +saisi votre main, que vous tendiez vers moi, et que je l'eusse +présentée à la bénédiction du ciel; mais j'en prends à témoin l'amour +et l'honneur, je ne vous demande qu'un lien pur comme votre âme, un +lien sans lequel je ne puis exercer aucune vertu, ni faire le bonheur +de personne. + +Vous m'ordonnez de rester auprès de Matilde, j'obéirai; mais le +spectacle de mon désespoir ne l'éclairera-t-il pas tôt ou tard sur mes +sentimens? Si vous m'ôtez l'émulation de vous plaire, si des +entretiens fréquens avec vous ne raniment pas mon esprit découragé, ne +me rendent pas le libre usage des qualités et des talens que je +possédois peut-être, mais que je perds sans vous, que ferai-je dans la +vie? comment serai-je distingué dans aucun genre? comment avancerai-je +vers un but glorieux, quel qu'il soit? Aucun intérêt, aucun mouvement +spontané ne me dira ce qu'il faut faire; et loin d'éprouver de +l'ambition, je m'acquitterai des devoirs de la vie, comme une ombre +qui se promeneroit au milieu des êtres vivans. + +Puis-je cultiver mon esprit, quand il n'est plus capable d'une +attention suivie? lorsqu'il ne saisit une idée que par un effort? +quand je ne puis rien concevoir, rien faire sans une lutte pénible +contre la pensée qui me domine? Quelle est la carrière que l'on peut +suivre, quelle est la réputation qu'on peut atteindre par des efforts +continuels? Quand la nature n'inspire plus lien que de la douleur, se +fait-il jamais rien de bon et de grand? Un revers éclatant peut donner +de nouvelles forces à une âme fière, mais un chagrin continuel est le +poison de toutes les vertus, de tous les talens, et les ressorts de +l'âme s'affaissent entièrement par l'habitude de la souffrance. + +Vous croyez que je serai plus capable de remplir mes devoirs +domestiques, si vous m'arrachez les jouissances que je voudrois +trouver dans votre amitié; eh bien! ce sont des devoirs constans et +doux qui exigent une sorte de calme, qu'un peu de bonheur pourroit +seul me donner. Oui, Delphine, je vous le devrois ce calme; votre +figure enchanteresse enflamme et trouble souvent mon coeur; mais votre +esprit, mais votre âme me font goûter des délices pures et +tranquilles. Quand, chez madame de Vernon, je vous entendois parler +sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes, +démêler les rapports les plus délicats, je m'éclairois en vous +écoutant: je comprenois mieux le but de l'existence, je pressentois +avec plaisir l'utile direction que je pourrais donner à mes pensées. +L'amour, quand c'est vous qui l'inspirez, ennoblit l'âme, développe +l'esprit, perfectionne le caractère; vous exercez votre pouvoir, comme +une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur. Depuis que +je ne vous vois plus, je me sens dégradé, je ne fais plus rien de +moi-même; je compare, en frémissant, la douleur qui m'attend, à celle +que j'ai déjà sentie: j'essaie de recourir à des distractions +impuissantes, et je me dis souvent, qu'il vaudroit mieux se donner la +mort, qu'être occupé sans cesse à fuir la vie. + +Delphine, ce ne sont pas là les peines ordinaires d'un amour +malheureux, celles dont le temps, ou l'absence, ou la raison peuvent +triompher; c'est un besoin de l'âme, toujours plus impérieux, plus on +veut le combattre. Votre visage ne feroit pas l'enchantement de mes +regards, la jeunesse ne prodiguerait pas tous ses charmes à votre +taille ravissante, que j'éprouverois encore pour vous le sentiment le +plus tendre. Vos idées et vos paroles auroient sur moi tant d'empire, +qu'après vous avoir entendue, jamais je ne pourrais aimer une autre +femme. + +Ah! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi? l'univers et les siècles se +fatiguent à parler d'amour, mais une fois, dans je ne sais combien de +milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés +de leur esprit et de leur âme; ils ne sont heureux qu'ensemble, +animés, que lorsqu'ils se parlent; la nature n'a rien voulu donner à +chacun des deux qu'à demi, et la pensée de l'un ne se termine que par +la pensée de l'autre. + +S'il en est ainsi de nous, ma Delphine, quels efforts insensés veux-tu +donc essayer? Tu me reviendras dans quelques années; si je vis, si +nous vivons tu me reviendras, ne pouvant plus lutter contre la +destinée du coeur; mais alors il ne nous restera que des âmes abattues +par une trop longue infortune. Nous n'aurons plus la force de nous +relever, et de soutenir, sans en être accablés, cette masse de +douleurs, que la nature fait peser sur la fin de la vie. + +Delphine! Delphine! crois-moi quand je te jure de respecter tous les +devoirs, toutes les vertus que tu me commandes; après un tel serment, +tu n'as pas le droit de me refuser. Tu parles de ta faiblesse, tu +prétends la craindre; ah, cruelle! combien tu, te trompes! Mais enfin +tu dirois vrai, que moi, l'amant qui t'adore, je te préserverai, si +ton coeur se confie au mien; je respecterai ta vertu, ta céleste +délicatesse, tout ce qui fait de toi l'ange des anges! Je veux que ton +image reste en tout semblable à celle qui remplit maintenant mon +coeur; et la plus légère altération dans tes qualités me causeroit une +douleur que toutes les jouissances de l'amour ne pourroient racheter. + +Vous protégez Matilde, je m'occuperai attentivement de son bonheur; +vous connoissez son caractère, son genre de vie, la nature de son +esprit, vous savez combien il est aisé de lui cacher ce qui se passe +dans le monde et même autour d'elle; je la rendrai plus heureuse, par +les soins que je croirai lui devoir en compensation du bonheur que je +goûterai sans elle; je la rendrai plus heureuse en réparant ainsi les +torts qu'elle ignorera, que si, l'âme déchirée, je traînois quelque +temps encore loin de vous, une vie de désespoir. Delphine, tout est +prévu, j'ai répondu à tout, il ne reste plus de défense à votre coeur, +mon innocente prière ne peut plus être refusée. + +Me condamneriez-vous à repousser un soupçon que vous me faites +entrevoir? Vous avez le droit de m'accabler de mes défauts, après le +malheur dans lequel ils m'ont précipité; cependant deviez-vous me dire +que je vous aimerois moins, si votre réputation étoit altérée, si elle +l'étoit par votre condescendance même pour mon bonheur? Mon amie, +rejette loin de toi ces craintes indignes de tous deux, laisse-moi +passer chaque jour une heure auprès de toi; le charme de cette heure +se répandra sur le reste de ma vie, je l'attendrai, je m'en +souviendrai; mon sang en circulant dans mes veines, ne m'y causera +plus une douleur brûlante. Je pourrai penser, agir, faire du bien aux +autres, remplir les devoirs de ma vie, et mourir regretté de toi. + +Je vais porter cette lettre à votre porte, l'espérance me ranime; si +tu as dit vrai, Delphine, si nos coeurs se devinent encore, cette +espérance est le présage assuré de ta réponse. + +A onze heures du soir. + +J'arrive chez vous, et j'apprends que vous êtes partie. Partie! et +l'on ne veut pas me dire par quelle route! qu'espèrent-ils ceux qui +s'obstinent à garder ce barbare silence? pensent-ils que sur la terre +je ne saurai pas vous trouver? Si cette lettre vous arrive avant moi, +préparez votre coeur, votre coeur, quelque dur qu'il soit, à beaucoup +souffrir; car vous serez inflexible, je dois le croire à présent, et +néanmoins il est des événemens funestes, que vous ne verrez pas sans +frémir. Adieu; je ne m'arrête plus que je n'aie rencontré la mort ou +vous. + + + + +LETTRE VIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 14 décembre 1790. + + +Je reste, ma chère Louise! ce mot est peut-être bien coupable, mais si +vous le pardonnez, tout ce que j'ai à vous dire ne servira qu'à me +justifier. + +Vous savez dans quel état j'étois quand je me défendois de le voir; je +prenois ma douleur pour le trouble le plus coupable et le plus +dangereux: maintenant que je suis résolue à ne plus le quitter, je +suis calme, je ne me crains plus; ce qu'il me falloit, c'étoit le voir +et lui parler. Je ne forme pas un souhait, à présent que ce bonheur +m'est assuré; je suis certaine de passer ainsi toutes les années de ma +jeunesse, sans avoir même à combattre un seul mouvement condamnable. +Je serai son amie, tous les sentimens de mon coeur lui seront +consacrés, mais cette union ne nous inspirera jamais que les plus +nobles vertus. + +Louise, je luttois contre la nature et la morale, en me séparant de +lui. Je voulois triompher de l'horreur que m'inspiroit l'idée de le +faire souffrir, je devois donc être agitée sans cesse par une +incertitude déchirante; ne sachant si j'étois vertueuse ou criminelle, +barbare ou généreuse, tout étoit confondu dans mon esprit. Je crois +comprendre à présent ce qu'il faut accorder à mes devoirs, et je les +concilierai. Peut-être ne pourrai-je conserver ce qu'on appelle dans +le monde une existence et de la réputation; mais songez-vous pour quel +prix je les expose? c'est pour le voir et le voir sans remords! Que +les ennemis inventent à leur gré des calomnies, des persécutions, des +peines, ils n'en trouveront point que je ne méprise au sein d'un tel +bonheur. L'amour tel que je le sens, ne me laisse craindre que le +crime ou la mort: le reste des maux de la vie ne s'offre à moi que +comme ces brouillards lointains et passagers qui fixent à peine un +instant nos regards. + +Il faut vous raconter, ma soeur, la scène terrible et douce qui a +décidé de mon sort. + +Madame d'Artenas, témoin, malgré moi, de mon refus de voir mon ami, et +de la douleur que j'en éprouvois, s'étoit rendue maîtresse de mon +secret, et m'avoit emmenée chez elle à l'insu de Léonce, pour me +dérober à ses recherches. J'étois convaincue, par ses lettres, que je +ne pourrois jamais obtenir de lui la promesse de ne pas me suivre. +Craignant que d'un instant à l'autre il ne découvrît ma retraite, je +me décidai à partir, en faisant un détour, pour regagner la route du +midi. Le soir même où je vous le mandai, ma résolution fut prise et +exécutée. J'étois soutenue, je crois, dans ce grand effort, par la +fièvre que la solitude et la douleur m'avoient donnée; une exaltation +forcée m'animoit, et j'étois si pressée d'accomplir mon cruel +sacrifice, que je montai dans ma voiture un quart d'heure après m'être +déterminée à m'en aller. Je laissai Antoine à Paris pour arranger mes +affaires, et n'ayant avec moi que ma femme de chambre, je partis dans +un état qui ressembloit bien plus à l'égarement du délire, qu'au +triomphe de la raison. + +La nuit étoit noire et le froid assez vif; je jetai mon mouchoir sur +ma tête, et m'enfonçant dans ma voiture, son mouvement m'emporta +pendant trois heures, sans me faire changer d'attitude. Étourdie par +cette course rapide, je ne suivois aucune idée, je les repoussois +toutes successivement: néanmoins c'étoit en vain que je cherchois à +confondre, dans mon trouble, les souvenirs et les regrets qui se +présentoient à moi; je parvenois à obscurcir ce qui se passoit dans +mon esprit, mais rien ne calmoit ma douleur. Je m'imagine que l'état +de mon âme avoit quelque ressemblance alors avec celui des malheureux +condamnés à la mort, lorsque, ne se sentant pas la force d'envisager +cette idée, ils essaient d'étouffer en eux toute faculté de réflexion. + +Un air glacé, dont je ne m'étois point garantie, me causoit de temps +en temps des sensations assez pénibles, et cette souffrance me faisoit +un peu de bien. Je pressois quelquefois mon mouchoir sur ma bouche, +jusqu'au point de m'ôter la respiration pendant un moment, afin de +détourner par un autre genre de douleur, la pensée que je redoutois +comme un fantôme persécuteur. Je ne sais ce qui me seroit arrivé, +lorsque après de vains efforts pour échapper à moi-même, j'aurois +considéré dans son entier le sort que je m'imposois. Mais j'étois +parvenue, je crois, à cet excès de malheur qui fait descendre sur nous +le secours de la clémence divine. + +Un événement que je pourrois appeler surnaturel, du moins par +l'impression que j'en ai reçue, vint tout à coup changer mon état, et +me délivrer des tourmens du désespoir. J'entendis mes postillons qui +crioient:--_Pourquoi voulez-vous nous arrêter? Qui êtes-vous? +Rangez-vous à l'instant, rangez-vous._--Je crus d'abord que des +voleurs vouloient profiter de la nuit pour nous attaquer, et moi, que +vous connoissez craintive, j'éprouvai une émotion presque douce. +L'idée me vint que Dieu avoit pitié de moi, et m'envoyoit la mort. +J'avançai précipitamment ma tête à la portière, avide du péril quel +qu'il fût, qui devoit m'arracher aux impressions que j'éprouvois. + +Je ne pouvois rien voir, mais j'entendis une voix qui, depuis la +première fois qu'elle m'a frappée, n'est jamais sortie de mon coeur, +prononcer ces mots: _Faites avancer vos chevaux si vous voulez, +écrasez-moi, mais je ne reculerai pas_.--Arrêtez, m'écriai-je, +arrêtez.--Les postillons ne distinguoient point mes paroles, et je +crus qu'ils se préparaient à partir en renversant celui qui s'étoit +placé devant eux; je fis des efforts pour ouvrir la portière; le +tremblement de ma main m'empêchoit d'y réussir; ce tremblement +augmentait à chaque seconde qu'il me faisoit perdre. Je sentois que si +je ne parvenois pas à descendre, les postillons ne me comprenant pas, +attribueroient mes cris à l'effroi, et prenant Léonce pour un +assassin, pourraient l'écraser à l'instant sous les pieds des chevaux +et les roues de ma voiture. Non, jamais un supplice de cette nature ne +sauroit se peindre! Enfin je m'élançai hors de cette fatale portière; +Léonce qui m'avoit entendue, s'étoit jeté en bas de son cheval, et +courant vers moi, il me reçut dans ses bras. + +Divinité des justes! que ferez-vous de plus pour la vertu? Que +réservez-vous pour elle dans les cieux, quand sur la terre vous nous +avez donné l'amour? Je le retrouvois le jour même où je m'étois +condamnée à le quitter pour toujours. Mon coeur reposoit sur le sien, +au moment où j'avois cru sentir la voiture qui me traînoit, se +soulever en passant sur son corps; non, je n'aurois pas été un être +sensible et vrai, si je n'avois pas été résolue dans cet instant, à +donner ma vie à celui dont la présence venoit de me faire goûter de +telles délices. Ah! Louise, qui pourroit se replonger dans le +désespoir, quand un coup du sort l'en a retiré? qui pourroit se +rejeter volontairement dans l'abîme, reprendre toutes les sensations +douloureuses, suspendues, effacées par la confiance que le bonheur +inspire si rapidement? Non, j'ose l'affirmer, le coeur humain n'a pas +cette force. + +Léonce me porta pendant quelques pas; il me croyoit évanouie, je ne +l'étois point; j'avois conservé le sentiment de l'existence pour jouir +de cet instant, peut-être marqué par le ciel, comme le dernier et le +plus haut degré de la félicité qu'il me destine. Le premier mot que je +dis à Léonce, fut la promesse de renoncer à mon projet de départ; ce +départ m'étoit devenu désormais impossible, et je ne voulois pas qu'il +pût en douter un instant, après que ma décision étoit prise. Ah! +Louise, quelle reconnoissance il m'exprima! quel sentiment délicieux +le bonheur de ce qu'on aime ne fait-il pas éprouver! Je ne sais quelle +terreur, créée par l'imagination, avoit effrayé, troublé mon esprit +depuis quinze jours. Pourquoi donc, pourquoi voulois-je me séparer de +Léonce? N'existe-t-il pas des soeurs qui passent leur vie avec leurs +frères? des hommes dont l'amitié honore et console les femmes les plus +respectables? Pourquoi m'estimois-je si peu que de ne pas me croire +capable d'épurer tous les sentimens de mon coeur; et de goûter à la +fois la tendresse et la vertu? + +Dès que Léonce me vit résolue a ne pas me séparer de lui, il s'établit +entre nous la plus douce intelligence; il donna avec une grâce +charmante des ordres tout autour de moi, plaça ma femme de chambre +dans le cabriolet d'Antoine, qui étoit venu me rejoindre, et se mêla +enfin de tous les détails, avec la vivacité la plus aimable, comme +s'il eût cru prendre ainsi possession de ma vie. + +Après m'avoir fait remonter dans ma voiture, il me montra, par les +soins les plus tendres, son inquiétude sur l'état de tremblement où +j'étois; il m'entoura de son manteau, ouvrit et referma les glaces +plusieurs fois, pour essayer ce qui pourroit me faire du bien; je +voyois en lui une activité de bonheur, une sorte d'impossibilité de +contenir sa joie, qui me jetoit dans une rêverie enchanteresse; je me +taisois, parce qu'il parloit; j'étois calme, parce que l'expression de +ses sentimens étoit vive. Oh, Louise! personne, personne au monde, se +faisant l'idée de cette félicité, ne renonceroit à l'éprouver! + +Il fut convenu entre Léonce et moi que je dirois, à mon retour à +Paris, que la fièvre m'avoit saisie eu route et m'avoit obligée de +revenir. J'écoutai ses projets pour nous voir, chaque jour, sans +jamais causer la moindre peine à Matilde; ils étoient tels que je +pouvois les désirer; il revint souvent aussi à m'entretenir des +ménagemens qu'il auroit pour ma réputation.--Léonce, lui répondis-je, +ne faites désormais rien pour moi qui ne soit nécessaire à vous; je ne +suis plus à présent qu'un être qui vit pour celui qu'elle aime, et +n'existe que dans l'intérêt et la gloire de l'objet qu'elle a choisi. +Tant que vous m'aimerez, vous aurez assez fait pour mon bonheur; mon +amour-propre, mes penchans, mes désirs sont tous renfermés dans ma +tendresse. Ne tourmentez ni ma conscience ni mon amour, et décidez de +ma vie sous tous les autres rapports; je me mets, avec fierté comme +avec joie, dans la dépendance absolue de votre volonté. + +--Louise, avec quelle passion, avec quels transports Léonce me +remercia! Votre heureuse Delphine entendit pendant trois heures le +langage le plus éloquent de l'amour le plus tendre. Léonce n'eut pas +un instant, j'en suis sûre, l'idée de se permettre une expression, un +regard qui pût me déplaire. Que le coeur est bon! qu'il est pur! qu'il +est enthousiaste, alors qu'il est heureux! + +Je trouvai, en arrivant chez moi, la dernière lettre que Léonce +m'avoit écrite, et que je n'avois point reçue; il me sembla qu'elle +eût suffit pour m'entraîner; mais qu'il étoit doux de la lire +ensemble! Les expressions de la douleur de Léonce me faisoient jouir +encore plus de son bonheur actuel, et je me plaisois à lui faire +répéter les prières qu'il m'avoit adressées, pour m'en laisser toucher +une seconde fois. Mais enfin, je m'aperçus qu'il étoit trois heures du +matin; au premier mot que je dis à Léonce, il obéit, et me quitta pour +retourner chez lui. + +J'avois perdu le repos depuis plusieurs mois; j'ai dormi profondément +le reste de cette nuit. Quand je me suis réveillée, un beau soleil +d'hiver éclairoit ma chambre; il avoit ses rayons de fête, et +condescendoit à mon bonheur. Je priai Dieu long-temps, je n'avois rien +dans l'âme que je craignisse de lui confier; après avoir prié, je vous +ai écrit. Ma soeur, je l'espère, vous ne me condamnerez pas; nous +avons toujours eu tant de rapports dans notre manière de penser et de +sentir! comment se pourroit-il que je fusse contente de moi, et que +vous trouvassiez ma conduite condamnable? Cependant, Louise, +hâtez-vous de me répondre. Adieu. + + + + +LETTRE IX. + +Léonce à Delphine. + + +Mon amie, quoi qu'il puisse nous arriver, remercions le ciel de nous +avoir donné la vie. Arrête ta pensée sur ce jour qui vient de +s'écouler; il a fait une trace lumineuse dans le cours de nos années, +et nous tournerons nos regards vers lui, quelque avenir que le sort +nous destine. + +Dès mon enfance, un pressentiment assez vif, assez habituel, m'a +persuadé que je périrois d'une mort violente: ce matin cette idée +m'est revenue à travers les délices de mes sentimens, mais elle avoit +pris un caractère nouveau; je n'étois plus effrayé du présage, je ne +désirois plus de le détourner; je ne voyois plus la vie que dans +l'amour, et je me plaisois à penser que si je périssois foudroyé dans +la jeunesse par quelqu'un des événemens qui menacent un caractère tel +que le mien, je périrois dans l'ardeur de ma passion pour toi, et +long-temps avant que l'âge eût refroidi mon coeur. + +Dis-moi, Delphine, pourquoi la pensée de la mort se mêle avec une +sorte de charme aux transports de l'amour? Ces transports vous +font-ils toucher aux limites de l'existence? Est-ce qu'on éprouve en +soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature +humaine, des émotions qui font désirer à l'âme de briser tous ses +liens pour s'unir, pour se confondre plus intimement encore avec +l'objet qu'elle aime? Ah! Delphine, que je suis heureux! que je suis +attendri! mes yeux sans cesse remplis de larmes, ma voix émue, mes pas +lents et rêveurs, pourroient me donner l'apparence du plus foible des +êtres. Mon caractère, cependant, est loin d'être amolli, mais c'est un +état extraordinaire que cette inépuisable source d'impressions +sensibles, qui se répand dans tout mon être. L'air déchiroit hier ma +poitrine oppressée, ce matin il me semble que je respire l'amour et le +bonheur. + +Ah! que j'aime la vie! chaque mouvement, chaque pensée qui me rappelle +l'existence est un plaisir que je voudrois prolonger; je retiens le +temps comme un bienfaiteur. + +Delphine, nous serons une fois malheureux, ainsi le veut la destinée; +mais nous n'aurons jamais le droit de nous plaindre. J'ai senti les +battemens de ton coeur sur le mien, tes bras m'ont serré de toute la +puissance de ton âme; ces peines, ces inquiétudes, ces doutes qui +pèsent toujours au dedans de nous-mêmes, et troublent en secret nos +meilleurs sentimens, ces infirmités de l'être moral enfin avoient +disparu tout à coup en moi. J'étois libre, généreux, fier, éloquent; +s'il eût fallu dans ce moment étonner les hommes par le plus intrépide +courage, les entraîner par des expressions enflammées, j'en étois +capable, j'en étois digne, et nul génie mortel n'auroit pu s'égaler à +ton heureux amant. C'est avec cet enthousiasme d'amour, que toi seule +au monde peux inspirer, que je saurai tromper l'ivresse où me jette ta +beauté; si quelquefois cet effort m'est pénible, rappelle-moi que tu +tiens de mon aveu même qu'hier, hier! rien ne manquoit à mon bonheur. + +Delphine, je te verrai ce soir, je le puis sans le moindre +inconvénient: tout s'arrange, tout est facile, les plus petites +circonstances secondent mes désirs; je suis un être favorisé du ciel à +cause de toi. Tu m'instruiras dans ta religion, je ne m'en étois pas +occupé jusqu'à ce jour; mais j'ai tant de bonheur, qu'il me faut où +porter ma reconnoissance! ce n'est pas assez du culte que je te rends, +il faut me dire à qui je dois ta vie, qui te l'a donnée, qui te la +conserve. Impose-moi quelques sacrifices, quelques peines; mais il n'y +en a plus au monde. Comment faire pour découvrir quelques devoirs qui +me coûtent, quelques actions qui puissent m'être comptées, quand je te +verrai tous les jours? Oh, Delphine! calme-moi, s'il est possible; sur +l'excès de mon bonheur, sur sa durée. Dis-moi que le ciel t'a permis +de me donner un sort qui n'étoit pas fait pour les hommes; je puis +tout espérer, je puis tout croire! Quel miracle m'étonneroit, quand un +moment a changé la nature entière à mes yeux! + +Oui, je possède cette félicité, la mort seule la terminera; il n'y en +aura plus de ces terribles jours, pendant lesquels je ne te voyois +pas. Mon amie, la force de les concevoir et de les supporter n'existe +plus en moi; j'ai perdu en un instant toute puissance sur mon âme; le +bonheur est devenu mon habitude, mon droit; il faut me ménager avec +bien plus de soin que dans le temps de mon désespoir. Je suis heureux, +mais tout mon être est ébranlé; les palpitations de mon coeur sont +rapides; je sens dans mon sein une vie tremblante, que la moindre +peine anéantirait à l'instant. Oh, Delphine! le bonheur parfait étonne +la nature humaine; ma tête se trouble, et je suis prêt à devenir +misérablement superstitieux, depuis que je possède tous les biens du +coeur. + +Adieu, Delphine, adieu; je veux en vain m'exprimer: il y a dans les +passions violentes une ardeur, une intensité dont l'âme seule a le +secret. Une sympathie céleste, une étincelle d'amour te révélera +peut-être ce que j'éprouve. + + + + +LETTRE X. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, ce 20 décembre. + + +Je le crois, j'en suis sûre, ma chère Delphine, puisque vous êtes +heureuse, vous n'avez pas dans le coeur un seul désir, une seule +pensée que la vertu la plus parfaite ne puisse approuver: mais hélas! +vous ne vous doutez pas de tous les périls de votre situation; faut-il +que je sois forcée par les devoirs de l'amitié, à ne pas partager avec +vous le premier sentiment de joie que vous m'ayez confié depuis six +mois! Je ne vous demande point ce qu'il n'est plus temps d'obtenir; en +lisant vos expressions passionnées, je me suis convaincue que vous +n'êtes plus capable du grand sacrifice pour lequel vous avez +courageusement lutté; mais du moins réfléchissez sur les chagrins dont +vous êtes menacée, afin qu'une crainte salutaire vous serve de guide +encore, s'il est possible. Vous croyez que Léonce n'exigera jamais de +vous de renoncer aux principes de vertu, sans lesquels une âme comme +la vôtre ne pourroit trouver aucun bonheur; je crois que dans ce +moment son coeur est satisfait par un bien inespéré; mais si vous ne +pouvez supporter son malheur, pensez-vous qu'il n'essaiera pas de ce +moyen puissant pour tourmenter votre vie? Vous triompherez, je le +crois; mais au prix de quelle douleur! l'avez-vous prévu? + +Quand vous parviendriez à guider les sentimens de Léonce dans ses +rapports avec vous, pouvez-vous oublier son caractère? Il ne s'en +souvient plus lui-même à présent, il ne sent que son amour: mais ne +savez-vous pas que les défauts qui tiennent à notre nature ou aux +habitudes de toute notre vie, renaissent toujours dès qu'il existe une +circonstance qui les blesse! Vous abandonnez, dites-vous, le soin de +votre réputation, il vous suffit de veiller à la rectitude de votre +conduite; mais s'il arrive ce qui ne peut manquer d'arriver, si l'on +soupçonne et si l'on blâme votre liaison avec Léonce, il souffrira +lui-même beaucoup du tort qu'elle vous fera, et vous retrouverez +peut-être avec amertume son irritabilité sur tout ce qui tient à +l'opinion. + +Enfin, pouvez-vous vous flatter que Matilde, malgré tous vos +ménagemens pour elle, ne découvre pas une fois les sentimens que vous +inspirez à Léonce? et croyez-vous qu'elle fût heureuse, en apprenant +qu'elle vous doit jusques aux soins même de son époux, et que sa +conduite envers elle dépend entièrement de votre volonté? + +Je vous le répète, je ne vous donne point les conseils rigoureux qui +seroient maintenant inutiles; mais songez que c'est dans le bonheur +qu'il est aisé de fortifier sa raison. Je n'exige rien des malheureux, +ils ont assez à faire de vivre; il n'en est pas de même de vous, +Delphine; vous jouissez maintenant d'une situation qui vous enchante, +c'est ce moment qu'il faut saisir pour vous accoutumer, par la +réflexion, à supporter un avenir peut-être, hélas! trop vraisemblable. +Il m'en coûte de vous le dire, mais je n'ai pas vu un seul exemple de +bonheur et de vertu dans le genre de liaison que vous projetez. +L'exemple de la vertu, vous le donnerez, mais non celui du bonheur. Ce +qu'on prévoit et ce qu'on ne prévoit pas brise des noeuds trop chers +et trop peu garantis; la société étant tout entière ordonnée d'après +des principes contraires à ces relations de simple choix, elle pèse +sur elles de toute sa force, et finit toujours par les rompre; alors +le reste des années est dévoré d'avance; on ne peut plus reprendre à +ces intérêts, à ces goûts simples qui font passer doucement les jours +que la Providence nous destine. L'on a connu, l'on a éprouvé cette +existence animée que donnent les sentimens passionnés, et l'on n'est +plus accessible à aucune des jouissances communes de la vie. La +puissance de la raison sert à supporter le malheur, mais la raison ne +peut jamais nous créer un seul plaisir; et quand l'amour a consumé le +coeur, il faudroit un miracle pour faire rejaillir de ce coeur ainsi +consumé, la source des plaisirs doux et tranquilles. + +Oh, Delphine! pauvre Delphine! vous immolez tout à quelques années, à +moins encore, peut-être! Je vous en conjure, regardez votre séjour ici +comme un asile, ne renoncez pas à y venir, n'ajoutez pas +l'imprévoyance et l'aveugle sécurité à tous les sentimens qui vous +captivent. Reposez-vous un moment dans le bonheur, mais afin de +reprendre des forces pour continuer la route de la vie. Hélas! vous +n'avez pas fini de souffrir, ne relâchez pas tous les liens qui vous +soutenoient; tous ces liens, qui sont plus souvent encore un appui +qu'une gêne, ils ne vous seront que trop nécessaires. Mon amie, nous +l'avons dit souvent ensemble, la société, la Providence même, +peut-être, n'a permis qu'un seul bonheur aux femmes, l'amour dans le +mariage; et quand on en est privé, il est aussi impossible de réparer +cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les +dons immédiats de la nature, et dont elle dispose seule. + +Il en coûte, je le sens, de se prononcer que l'on ne peut plus être +heureux; mais il seroit plus amer encore de se faire illusion sur +cette vérité; et, dans de certaines situations, c'est un grand mal que +l'espérance; sans elle, le repos naîtroit de la nécessité. Delphine, +l'amitié doit réserver ses foiblesses pour l'instant de la douleur; au +milieu des prospérités, il faut qu'elle fasse entendre une voix +sévère. + +Je ne vous ai parlé que des peines qui menacent le sentiment auquel +vous vous livrez; je ne me suis pas permis de craindre pour vous le +plus grand des malheurs, le remords. Ah! vous avez fait une cruelle +expérience de la douleur, et cependant vous ne connoissez pas encore +tout ce que le coeur peut souffrir; vous l'apprendriez, si vous aviez +manqué à vos devoirs. Aussi long-temps que vous les respecterez, mon +amie, la faveur du ciel peut encore vous protéger. + + + + +LETTRE XI. + +Léonce à Delphine. + +Paris, ce 29 décembre. + + +Vous êtes heureuse, ma Delphine, mon coeur ne devroit plus rien +désirer; il y a quinze jours que je ne croyois pas même à la +possibilité de la peine; il me sembloit qu'elle ne rentreroit jamais +dans mon coeur; cependant je suis inquiet, presque triste; je voulois +te le cacher, mais j'ai senti que j'offenserois cette intimité +parfaite, qui confond nos âmes, si je laissois s'établir le moindre +secret entre nous. + +Je vous en conjure, Delphine, n'interprétez pas mal ce que je vais +vous dire. Ce ne sont point des sentimens réprimés, quoique +invincibles, qui troublent déjà mon bonheur; ce n'est pas non plus la +jalousie qui s'empare de moi; comment pourroit-elle m'atteindre? mon +coeur en est préservé par mon estime, par mon admiration pour toi: +mais je hais cette vie du monde dans laquelle vous avez reparu avec +tant d'éclat. Quand je vais chez vous, j'y rencontre sans cesse des +visites, je ne suis jamais sûr d'un instant de conversation tête à +tête; plusieurs fois les importuns pour qui vous êtes charmante, sont +demeurés à causer avec vous, jusqu'à l'heure où la prudence ne me +permettoit plus de rester. + +Hier au soir, par exemple, hier j'ai passé quatre heures avec vous, et +pendant ces quatre heures, qui pourroit le croire! je n'ai éprouvé que +des sentimens pénibles. Madame d'Artenas vous avoit persécutée pour +souper chez elle, vous aviez cru devoir y consentir: c'étoit, +m'avez-vous dit, afin de prouver par l'accueil même que vous recevriez +au milieu de la meilleure société de Paris, que l'impression des +bruits répandus contre vous étoit entièrement effacée; car vous aussi, +Delphine, vous vous occupez de captiver l'opinion du monde, et vous y +réussissez parfaitement; je vous ai suivie dans ce tourbillon, et si +je n'y avois pas été, je ne vous aurois pas vue de tout le jour. + +J'arrivai avant vous, vous entrâtes; jamais je ne vous avois vue si +belle! cet habit noir sur lequel retomboient vos cheveux blonds, ce +crêpe qui environnoit votre taille et faisoit ressortir la plus +éclatante blancheur, toute votre parure enfin contribuoit à vous +rendre éblouissante. J'entendis des murmures d'admiration de toutes +parts, et je ne sais pourquoi je ne me sentis pas fier de votre +succès; il me sembloit que vous deviez votre éclat au désir de plaire +généralement, et non à votre attachement pour moi seul; cette +impression fut la première que j'éprouvai en vous voyant, et le reste +de la soirée ne fut que trop d'accord avec ce pénible sentiment. + +Jamais vous n'avez produit tant d'effet par votre présence et par +votre conversation! jamais vous n'avez montré un esprit plus séduisant +et plus aimable! Trois rangs d'hommes et de femmes faisoient cercle +autour de vous, pour vous voir et vous entendre. La jalousie, la +rivalité étoient pour un moment suspendues; on étoit avec vous comme +les courtisans avec la puissance; ils cherchent à s'en approcher sans +se comparer avec elle; chacun étoit glorieux de bien comprendre tout +le charme de vos expressions, et pour un moment les amours-propres +luttoient seulement ensemble à qui vous admireroit le plus. Moi, je me +tins à quelque distance de vous, sans perdre un mot de votre +entretien. J'entendis aussi les exclamations d'enthousiasme, je dirois +presque d'amour, de tous ceux qui vous entouroient. Tandis que votre +esprit se montroit plus libre, plus brillant que jamais, il m'étoit +impossible de me mêler à la conversation; vous étiez gaie et j'étois +sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi je suis heureux. +Pourquoi donc étois-je si embarrassé, si triste? expliquez-moi la +raison de cette différence; oh! si vous alliez découvrir que c'est +parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m'aimez! + +Certainement, la vie de Paris ne peut convenir à l'amour; le sentiment +que vous avez daigné m'accorder s'affoibliroit au milieu de tant +d'impressions variées. Je le sais, votre coeur est trop sensible pour +que l'amour-propre puisse le distraire des affections véritables; mais +enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours, dès que vous +paroissez, ne vous causent-ils pas quelques plaisirs? et ces plaisirs +ne viennent pas de moi; ce seroient eux, au contraire, qui pourroient +vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de +votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver +cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun. objet, mais +s'attache aux moindres nuances des sentimens du coeur; ces suffrages +qui se pressent autour de vous, il me semble qu'ils nous séparent; ces +éloges que l'on vous prodigue, donnent à tant d'autres l'occasion de +vous nommer, de s'entretenir de vous, de prononcer des paroles +flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que +je serai sans doute entraîné à vous redire encore! + +Oh! mon amie, puisque vous ne m'appartiendrez jamais entièrement, +puisque ces charmes qui enivrent tous les regards ne seront jamais +livrés à mon amour, il faut me pardonner d'être prêt à m'irriter, +quand on vous voit, quand on vous entend, quand on goûte presque alors +les mêmes jouissances que moi. Pardon, ma Delphine, j'ai blasphémé; tu +m'aimes, à qui donc puis-je me comparer sur la terre? Mais je ne puis +jouir de mon sort au milieu du monde; l'observation qui nous environne +m'importune; je ne suis bien que seul avec toi; dans toute autre +situation je souffre, je sens avec une nouvelle amertume le désespoir +de n'être pas ton époux. Tu veux que je sois heureux, eh bien! j'ose +te supplier de retourner à Bellerive; la saison est rude encore; mais +n'est-il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourroit +déplaire à d'autres femmes? + +Les devoirs que tu m'imposes envers Matilde, ne me permettront pas de +te voir avant sept heures du soir; tu seras souvent seule jusqu'alors, +mais tu goûteras quelque plaisir par les pensées solitaires qui +gravent plus avant toutes les impressions dans le coeur. Je demande à +la femme de France qui voit à ses pieds le plus d'hommages et de +succès, de s'enfermer dans une campagne, au milieu des neiges de +l'hiver; mais cette femme sait aimer, cette femme quittoit tout pour +me fuir, quand un scrupule insensé l'égaroit; ne quittera-t-elle pas +tout plus volontiers encore, pour satisfaire mon coeur avide d'amour, +de solitude, d'enthousiasme, de toutes ces jouissances que le monde +ravit à l'âme, en la flétrissant? Je déteste ces heures que consume +une vie oiseuse. Depuis six mois, j'ai perdu l'habitude de +l'occupation; si tu le veux, nous donnerons quelques momens à des +lectures communes; j'aime cette douce manière de tromper, s'il est +possible, les sentimens qui me dévorent. + +Les pratiques religieuses et la société des dévotes remplissent +presque toutes les soirées de madame de Mondoville; elle ne m'a jamais +demandé de venir avec elle aux assemblées qui se tiennent chez +l'évêque de M., et je crois même qu'elle seroit fort embarrassée de +m'y mener; elle ne se permet jamais d'aller au spectacle; elle fait +des difficultés sur les trois quarts des femmes que nous serions +appelés à voir; il arrive donc tout simplement que je deviens chaque +jour plus étranger à sa société. Elle m'aime, et cependant elle ne +souffre point de cette sorte de séparation. Quand les principes +rigoureux du catholicisme s'emparent d'un caractère qui n'est pas +naturellement très-sensible, ils régularisent tout, décident de tout, +et ne laissent ni assez de loisir, ni assez de connoissance du monde, +pour être susceptible de jalousie: je ferai donc plutôt du plaisir que +de la peine à Matilde, en la laissant libre de se réunir tous les +soirs avec les personnes de son opinion; et pourvu que je ne dîne pas +hors de chez elle, elle sera contente de moi. + +Tous les jours donc, quand six heures sonneront, je monterai à cheval +pour aller à Bellerive, ma vie ne commencera qu'alors; j'arriverai à +sept heures, je reviendrai à minuit; quoique je pusse être censé +veiller plus tard dans les sociétés de Paris, je serai exact à ce +moment, pour ne pas inquiéter madame de Mondoville. Delphine, vous +voyez avec quel soin je vais au-devant de vos généreuses craintes: je +ne vivrai que quatre heures; mais pendant le reste du temps, j'aurai +ces quatre heures en perspective, et je traînerai ma chaîne pour y +arriver. O mon amie! ne vous opposez point à ce projet, il m'enchante; +j'avois commencé cette lettre dans le plus grand abattement; en +traçant notre plan de vie, j'ai senti mon coeur se ranimer; je +t'enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même +la disposition des momens que je passerai sans te voir; je suis +exigeant, tyrannique; mais je t'aime avec tant d'idolâtrie, que je ne +puis jamais avoir tort avec toi. + + + + +LETTRE XII. + +Delphine à Léonce. + +30 décembre 1790. + + +Léonce, après demain, le premier jour de l'année qui va commencer, je +vous attendrai à Bellerive; j'aime à fêter avec vous une de ces +époques du temps, elles me serviront, je l'espère, à compter les +années de mon bonheur: toutes les solennités qui signalent le cours de +la vie ont du charme, quand on est heureux; mais que le retour seroit +amer, s'il ne rappeloit que des regrets! + +Mon ami, j'ai voulu que mes premières paroles fussent un consentement +à ce que vous souhaitez; maintenant, qu'il me soit permis de vous le +dire, votre lettre m'a fait de la peine. Que de motifs vous me donnez +pour le plus simple désir! pensiez-vous qu'il m'en coûteroit de +quitter le monde? ai-je un intérêt, une jouissance, un but indépendant +de vous? Quelle inquiétude, quelle agitation se fait sentir, comme +malgré vous, dans ce que vous m'avez écrit! J'avois reçu, peu d'heures +auparavant, une lettre de ma belle-soeur, qui cherchoit à m'éclairer +sur les périls auxquels je m'expose, et j'ai cru déjà voir dans +quelques-unes de vos plaintes détournées, le présage des malheurs dont +elle me menaçoit. + +Quoi! Léonce, il n'y a pas un mois que d'une séparation absolue, d'un +long supplice, nous sommes passés à nous voir tous les jours; et déjà +votre coeur est tourmenté, et me cache peut-être ce qu'il éprouve, ce +qu'il ne lui est pas permis d'avouer. A peine ai-je assez de mes +pensées, de mes sentimens pour connoître, pour goûter tout mon +bonheur, et vous, vous paroissez mécontent, vous vous plaignez de +votre sort; dans ces entretiens tête-à-tête que vous désirez, vous ne +cessez de me parler de vos sacrifices. O Léonce, Léonce! les délices +du sentiment seroient-elles épuisées pour vous? ne me dites pas que +votre coeur a plus de passion que le mien; croyez-moi, dans notre +situation, le plus heureux des deux est sûrement le plus sensible. + +Je veux me persuader, néanmoins, que c'est uniquement l'importunité du +monde qui vous a déplu; je vais vous expliquer les motifs qui m'y +avoient condamnée. Je savois que pendant quelque temps on avoit dit +assez de mal de moi, et je croyois utile de ramener ceux sur l'esprit +desquels ces propos injustes avoient produit quelque effet. Madame +d'Artenas jugeoit convenable que je reparusse dans la société, et +c'est par bonté qu'elle rassembla chez elle hier ce que l'on appelle à +Paris les _chefs de bande_ de l'opinion, afin que j'eusse l'occasion, +non de me justifier, je ne m'y serois pas soumise, mais de me remettre +à ma place dans une réunion d'éclat. Ai-je besoin de vous le dire, +Léonce? c'est pour vous que je prends soin de désarmer la calomnie; +j'y serois insensible, si elle ne m'arrivoit pas à travers +l'impression qu'elle peut vous faire. Le secret de ma conduite depuis +quinze jours, étoit peut-être le désir d'offrir à vos yeux celle que +votre mère n'avoit pas jugée digne de vous, entourée de considération +et d'hommages. + +Vous me reprochez presque ma gaîté; hélas! hier, en entrant dans le +salon de madame d'Artenas, j'éprouvai d'abord une impression de +tristesse; je revoyois le monde pour la première fois depuis la mort +de madame de Vernon, et, pardonnez-le moi, je ne puis penser à elle +sans attendrissement; cependant je sentis la nécessité de cacher cette +disposition. Si j'avois montré de la tristesse au milieu du monde, +loin de l'attribuer aux regrets qui la causoient, on auroit dit que +j'étois inquiète de ce qui s'étoit répandu sur M. de Serbellane et +moi, et j'aurois manqué le but que je m'étois proposé: il faut fuir le +monde, ou ne s'y montrer que triomphante; la société de Paris est +celle de toutes dont la pitié se change le plus vite en blâme. + +Ce fut donc par un effort que je débutai dans cette carrière de +succès, que vous vous plaisiez à peindre avec amertume; cependant, +j'en conviens, je m'animai par la conversation; je m'animai, faut-il +vous le dire? par le plaisir de briller devant vous; je vous sentois +près de moi, je vous regardois souvent pour deviner votre opinion; un +sourire de vous me persuadoit que j'avois parlé avec grâce, et le +mouvement que cause la société, quand on s'y livre, étoit +singulièrement excité par votre présence. L'émotion qu'elle me faisoit +éprouver m'inspiroit les pensées et les paroles qui plaisoient autour +de moi. Je m'adressois à vous par des allusions détournées, et, dans +les questions les plus générales, je ne disois pas un mot qui n'eût un +rapport avec vous, un rapport que vous seul pouviez saisir, et que +vous avez feint de ne pas remarquer. + +N'importe, vous pouvez m'en croire, celle qui ne voit que vous dans le +monde, doit se plaire mille fois davantage dans la retraite avec vous; +et j'aurois eu la première l'idée d'aller à Bellerive, si je n'avois +pas craint qu'en m'établissant au milieu de l'hiver à la campagne, je +n'attirasse l'attention sur mes sentimens. Les habitués du monde de +Paris ne conçoivent pas comment il est possible de supporter la +solitude, et s'acharnent à dénigrer les motifs de ceux qui prennent le +parti de la retraite. Je vous en préviens, afin que si la résolution +que je vais prendre nuit à ma réputation, vous y soyez préparé, et que +vous n'oubliiez point que vous l'avez voulu. Dans les malheurs qui +peuvent m'atteindre, je ne crains que ce qui pourroit blesser votre +caractère. + +Le genre de vie que vous me proposez, a mille fois plus de charmes +encore pour moi que pour vous. Je hais la dissimulation qui me seroit +commandée au milieu du monde; je croirai respirer un air plus pur, +quand je ne verrai personne devant qui je doive cacher l'unique +intérêt qui m'occupe. Je ne mets qu'une condition à ma condescendance +(condition toujours la même, quoi qu'il puisse nous arriver), c'est +que vous ne me laisserez point ignorer ce que Matilde pourroit savoir +de notre affection l'un pour l'autre, et que si jamais elle en étoit +malheureuse, je partirois à l'instant, sans que vous me suivissiez; +j'en ai votre parole: c'est cette assurance qui me permet de goûter +sans un remords trop amer, le plaisir de vous voir. Hélas! me +contenter de cette promesse, ce n'est pas être trop sévère envers +moi-même. Adieu, Léonce; oui, chaque soir vous viendrez donc à +Bellerive; ah! quelle douce espérance! Souvenez-vous cependant que de +toutes les situations de la vie, la nôtre est la plus incertaine; nous +sommes heureux, mais nous avons tout à craindre: mon ami, ménagez bien +notre sort. + + + + +LETTRE XIII. + +Léonce à Delphine. + +2 janvier 1791. + + + Unutterable happiness! + Which love alone bestows, and on a favoured few + + [Bonheur inexprimable! que l'amour seul peut donner, et qu'il + n'accorde encore qu'à un petit nombre de favorisés! THOMPSON] + + +O Delphine! que j'avois raison de désirer ce que ton coeur m'a si +généreusement accordé! Combien j'ai été plus heureux hier à Bellerive, +qu'à Paris, dans aucun des jours où je t'y ai vue! je te trouvois +seule, et j'avois la certitude que ce bonheur ne seroit point +interrompu; cette pensée mêloit un calme délicieux à mes transports. + +Quel charme tu as su répandre sur les détails de la vie, qui échappent +au milieu du mouvement des villes! quels soins n'as-tu pas pris de +moi! la neige en route, m'avoit un peu saisi, tes jolies mains furent +long-temps occupées à ranimer le feu pour me réchauffer; combien il +eût été moins aimable d'appeler tes gens pour nous servir! tu prenois +aussi un plaisir extrême à me montrer les changemens que tu comptois +faire pour embellir ta maison. Toi, que j'avois vue, jusqu'alors si +indifférente pour ce genre de goût et d'occupation, il me sembloit, et +tu en es convenue, que le bonheur te faisoit prendre intérêt à tout, +et que tu te plaisois à parer les lieux que nous devions parcourir +ensemble. Mon coeur n'a pas négligé la moindre observation qui pût me +prouver ta tendresse; j'ai remarqué jusqu'à ces arbustes couverts de +fleurs, nouvellement placés dans ton cabinet: cet appartement étoit +presque négligé, quand tu le destinois à recevoir la plus brillante +compagnie de la France; tu lui as donné un air de fête pour Léonce, +pour ton ami. + +Oh! combien je jouissois de la vivacité pleine de charmes que tu +mettois à me raconter les plus légères bagatelles! Une joie touchante +t'animoit, et la gaîté n'étoit point alors un jeu de ton esprit, mais +un besoin de ton coeur. J'ai ri de cette sérieuse occupation du +souper, toi qui n'y as songé de ta vie! tu voulois t'assurer qu'on me +donneroit ce qui pouvoit me faire du bien, après le froid que j'avois +éprouvé. Je t'ai vu hier des agrémens nouveaux, que je ne te +connoissois pas encore; les soins de la vie domestique ont une grâce +singulière dans les femmes; la plus ravissante de toutes, la plus +remarquable par son esprit et sa beauté, ne dédaigne point ces +attentions bonnes et simples, qu'il est doux quelquefois de retrouver +dans son intérieur. Oh! quelle femme j'aurois possédée! et j'ai pu +m'unir à elle! je l'ai pu!... Malheureux! qu'ai-je dit? non, je ne +suis pas malheureux; mais en t'aimant chaque jour davantage, chaque +jour aussi cependant mes regrets deviennent plus cruels. Enfin +apprends-moi, s'il est possible, à te soumettre jusqu'à mon amour. + +Avec quelle insistance vous avez voulu que nous fussions fidèles au +projet formé, de remplir notre temps par des lectures communes! Ah! +vous avez craint ces douces rêveries d'amour, qui suffisoient si bien +à mon coeur! je voulois du moins que nous choisissions l'un de ces +livres où j'aurois pu retrouver quelques peintures des sentimens qui +m'animent; mais vous vous y êtes obstinément refusée. N'importe, ma +Delphine, ta voix, quoi qu'elle me lise, ne m'inspirera que l'amour: +parle en ton nom, parle au nom de Dieu même, si tu le veux, mais que +ta main soit dans la mienne, et que je puisse souvent la presser sur +mon coeur. Ange tutélaire de ma vie, adieu jusqu'à ce soir. + + + + +LETTRE XIV. + +Delphine à Léonce. + + +Je n'ai pas été contente de vous hier, mon cher Léonce; je ne vous +croyois pas cette indifférence pour les idées religieuses, j'ose vous +en blâmer. Votre morale n'est fondée que sur l'honneur; vous auriez +été bien plus heureux, si vous aviez adopté les principes simples et +vrais qui, en soumettant nos actions à notre conscience, nous +affranchissent de tout autre joug. Vous le savez, l'éducation que j'ai +reçue, loin d'asservir mon esprit, l'a peut-être rendu trop +indépendant: il seroit possible que les superstitions même convinssent +à la destinée des femmes; ces êtres chancelans ont besoin de plusieurs +genres d'appui, et l'amour est une sorte de crédulité qui se lie +peut-être avec toutes les autres; mais le généreux protecteur de mes +premières années estimoit assez mon caractère, pour vouloir développer +ma raison, et jamais il ne m'a fait admettre aucune opinion, sans +l'approfondir moi-même, d'après mes propres lumières. Je puis donc +vous parler sur la religion que j'aime, comme sur tous les sujets que +mon coeur et mon esprit ont librement examinés; et vous ne pouvez +attribuer ce que je vous dirai aux habitudes commandées, ni aux +impressions irréfléchies de l'enfance. Jamais, je vous le jure, depuis +que mon esprit est formé, je n'ai pu voir, sans répugnance et sans +dédain, l'insouciance et la légèreté qu'on affecte dans le monde sur +les idées religieuses. Qu'elles soient l'objet de la conviction, de +l'espoir, ou du doute, n'importe; l'âme se prosterne devant une chance +comme devant la certitude, quand il s'agit de la seule grande pensée +qui plane encore sur la destinée des hommes. + +J'étois pénétrée de ces sentimens, Léonce, avant de connoître l'amour; +ah! que ne dois-je pas éprouver maintenant, que cette passion profonde +remplit mon coeur d'idées sans bornes, et de voeux sans fin! Je ne +prétends point vous retracer les preuves de tout genre dont vous vous +êtes sans doute occupé; mais dites-moi si, depuis que vous m'aimez, +votre coeur ne sent rien qui lui révèle l'espérance de l'immortalité. + +Quand M. d'Albémar mourut, je croyois aux idées religieuses, mais sans +avoir jamais eu le besoin d'y recourir. J'étois si jeune alors, +qu'aucun sentiment de peine ne m'avoit encore atteinte; et quand on +n'a point souffert, on a bien peu réfléchi; mais, à la mort de mon +bienfaiteur, je me persuadai que je n'avois point assez fait pour son +bonheur, et j'en éprouvai les remords les plus cruels. Depuis que +j'étois devenue son épouse, l'extrême différence de nos âges +m'inspiroit souvent des réflexions tristes sur mon sort; je craignis +de les avoir quelquefois exprimées avec humeur, et je me le reprochai +douloureusement, dès qu'il eut cessé de vivre. Rien ne peut donner +l'idée du repentir qu'on éprouve, quand il n'est plus possible de rien +expier, quand la mort a fermé sur vous tout espoir de réparer les +torts dont on s'accuse. Cette douleur me poursuivoit tellement qu'elle +auroit altéré ma raison, si l'excellente soeur de M. d'Albémar ne +m'eût calmée, en me rappelant avec une nouvelle force l'existence de +Dieu et l'immortalité de l'âme. Je sentis enfin que mon généreux ami, +témoin de mes regrets, les avoit acceptés, et que son pardon avoit +soulagé mon coeur. + +J'exécutai ses derniers ordres avec un scrupule religieux; chaque fois +que je remplissois une de ses volontés, j'éprouvois une douce +consolation qui m'assuroit que nos âmes communiquoient encore +ensemble. Que serois-je devenue, si j'avois pensé qu'il n'existât plus +rien de lui? Qu'aurois-je fait de mon repentir? Comment se seroit-il +adouci? comment me serois-je consolée du moindre tort, s'il avoit reçu +le sceau de l'éternité? Ces sentimens, ces regrets qui s'attachent aux +morts, seroient-ils le seul mensonge de la nature, l'unique douleur +sans objet, l'unique désir sans but? et la plus noble faculté de +l'âme, le souvenir, ne seroit-elle destinée qu'à troubler nos jours, +en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous +aurions appelée nos amis. + +Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre; jamais je +n'invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne: mais si +tout à coup, l'affreux système dont l'anéantissement est le terme +s'emparoit de mon âme, je ne sais quel effroi se mêleroit même à mon +amour. Que signifieroit la tendresse profonde que je ressens pour toi, +si tes qualités enchanteresses n'étoient qu'une de ces combinaisons +heureuses du hasard, que le temps amène et qu'il détruit? +Pourrions-nous dans l'intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les +plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos +réflexions serait le désespoir? Un trouble extraordinaire obscurcit ma +pensée, quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans +cette vie; je sens alors que tout est-prêt à me manquer; je ne crois +plus à moi, je frémis de ne plus retrouver ce que j'aime; il me semble +que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je +suis environnée; je le vois placé sur le bord d'un abîme: chaque +instant où je lui parle me paroît comme le dernier, puisqu'il doit en +arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à +craindre, au lieu de jouir d'aimer. + +Oh! combien le sentiment se raffermit et nous élève, lorsqu'on s'anime +mutuellement à se confier dans l'Être suprême! Ne résistez pas, +Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il +n'est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par +des raisonnemens positifs; mais la sensibilité nous apprend tout ce +qu'il importe de savoir. Jetez un regard sur la destinée humaine: +quelques momens enchanteurs de jeunesse et d'amour, et de longues +années toujours descendantes, qui conduisent de regrets en regrets, et +de terreurs en terreurs, jusqu'à cet état sombre et glacé, qu'on +appelle la mort. L'homme a surtout besoin d'espérance, et cependant +son sort, dès qu'il a atteint vingt-cinq ans, n'est qu'une suite de +jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain: il se retient +dans la pente, il s'attache à chaque branche, pour que ses pas +l'entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau; il redoute +sans cesse le temps pour lequel l'imagination est faite, le seul dont +elle ne peut jamais se distraire, l'avenir. O Léonce! et ce seroit là +tout! et cette âme de feu ne nous auroit été donnée que pour +s'éteindre lentement dans l'agonie de l'âge! + +La puissance d'aimer me fait sentir en moi la source immortelle de la +vie. Quoi! mes cendres seraient près des tiennes sans se réveiller! +Nous serions pour jamais étrangers à cette nature, qui parle si +vivement à notre âme! ce beau ciel, dont l'aspect fait naître tant de +sentimens et de pensées, ces astres de la nuit et du jour se +leveroient sur notre tombe, comme ils se sont levés sur nos heures +trop heureuses, sans qu'il restât rien de nous pour les admirer! Non, +Léonce, je n'ai pas moins d'horreur du néant que du crime, et la même +conscience repousse loin de moi tous les deux. + +Mais que ferai-je de mon espérance, si tu ne la partages pas? +Livrerai-je mon âme à un avenir que tu n'as pas reconnu pour le tien? +Quelle idée mon imagination peut-elle me donner du bonheur, si ce +n'est pas avec toi que je dois en jouir? Comment entretenir ces +méditations solitaires que ta voix n'encourageroit pas? Je ne puis +plus rien à moi seule, j'ai besoin de t'interroger sur toutes mes +pensées, pour les juger, pour les admettre, pour les rattacher à mon +amour. O Léonce, Léonce! viens croire avec moi, pour que j'espère en +paix, pour que je suive ta trace brillante dans ce ciel, où mes +regards cherchent ta place, avant d'aspirer à la mienne. + +Oui, Léonce, il existe un monde où les liens factices sont brisés, où +l'on n'a rien promis que d'aimer ce qu'on aime; ne sois pas impie +envers cette espérance! le bonheur que la sensibilité nous donne, loin +de distraire comme tous les autres de la reconnoissance envers le +Créateur, ramène sans cesse à lui; plus notre être se perfectionne, +plus un Dieu lui devient nécessaire; et plus les jouissances du coeur +sont vives et pures, moins il nous est possible de nous résigner aux +bornes de cette vie. Léonce, je vous en conjure, ne plaisantez jamais +sur le besoin que j'ai d'occuper votre âme des idées religieuses. Je +douterois de votre amour pour moi, si je ne pouvois réussir à vous +donner au moins du respect pour ces grandes questions, qui ont +intéressé tant d'esprits éclairés, et calmé tant d'âmes souffrantes. + +La légèreté dans les principes conduiroit bientôt à la légèreté dans +les sentimens; l'art de la parole peut aisément tourner en dérision ce +qu'il y a de plus sacré sur la terre; mais les caractères passionnés +repoussent ce dédain superficiel, qui s'attaque à toutes les +affections fortes et profondes. L'enthousiasme que l'amour nous +inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l'ont reçu; +mais il est aussi inconnu à d'autres que l'existence à venir dont tu +ne veux pas t'occuper. Nous sentons ce que le vulgaire des âmes ne +peut comprendre, espérons donc aussi ce qui ne se présente encore à +nous que confusément. Les pensées élevées sont aussi nécessaires à +l'amour qu'à la vertu. + +Hélas! m'est-il permis de parler de vertu! la parfaite morale pourroit +déjà, je le sais, réprouver ma conduite; et ma conscience me juge plus +sévèrement que ne le feroient les opinions reçues dans le monde: mais +j'aime mieux la justice du ciel que l'indulgence des hommes! et +quoique je n'aie pas la force de renoncer à te voir, il me semble que +j'altère moins mes qualités naturelles, en portant chaque jour mon +repentir aux pieds de l'Être suprême, qu'en cherchant à douter de la +puissance qui me condamne. + +Léonce, l'éducation que vous avez reçue, l'exemple et le souvenir des +antiques moeurs espagnoles, les idées militaires et chevaleresques qui +vous ont séduit dès votre enfance, vous semblent devoir tenir lieu des +principes les plus délicats de la religion et de la morale. Tous les +caractères généreux se plaisent dans les sacrifices, et vous vous êtes +fait du sentiment de l'honneur, du respect presque superstitieux pour +l'opinion publique, un culte auquel vous vous immoleriez avec joie. +Mais si vous aviez eu des idées religieuses, vous auriez été moins +sensible au blâme ou à la louange du monde; et peut-être, hélas! la +calomnie ne seroit-elle pas si facilement parvenue à vous irriter et à +vous convaincre. O mon ami! rendez au ciel un peu de ce que vous +ôterez aux hommes. Vous trouverez alors dans le contentement de +vous-même un asile que personne n'aura le pouvoir de troubler, et +moi-même aussi je serai plus tranquille sur mon sort. Les idées +religieuses, alors même qu'elles condamnent l'amour, n'en tarissent +jamais entièrement la source, tandis que les mensonges perfides du +monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et +les écoute. + +Vous le voyez, Léonce, en méditant avec vous sur les pensées les plus +graves, je reviens sans cesse à l'intérêt qui me domine, à votre +sentiment pour moi. Non, cette lettre, non, aucune action de ma vie ne +peut désormais m'être comptée comme vertu, et l'amour seul m'inspire +le bien comme le mal. Adieu. + + + + +LETTRE XVI. + +Réponse de Léonce à Delphine. + + God is thy law, thou mine. + [Dieu est ta loi, tu es la mienne. MILTON] + + +Ma Delphine, je ne voulois répondre à ta lettre qu'en te revoyant; je +me serois jeté à tes genoux, je t'aurois dit: n'es-tu pas la maîtresse +absolue de mon âme? fais-en, si tu veux, hommage à l'Être suprême, +dispose de ce qui est à toi; adore en mon nom la Providence qui se +manifeste mieux sans doute à la plus parfaite de ses créatures: moi, +c'est pour toi seule que j'éprouve de l'enthousiasme; ces pensées +mélancoliques, ces idées élevées qui te font sentir le besoin de la +religion, c'est vers ton image qu'elles m'entraînent; et tu remplis +entièrement pour moi ce vide du coeur, qui t'a rendu l'idée d'un Dieu +si nécessaire. Cependant j'ai résolu de t'écrire avant de te parler, +afin de te répondre avec un peu plus de calme. + +Je vais m'efforcer, non de combattre tes angéliques espérances, +puissent-elles être vraies! mais de me justifier une fois des défauts +dont tu m'accuses, et dont tu redoutes à tort la funeste influence. +Hélas! je n'ai point oublié le jour qui a versé ses poisons sur toute +ma vie. Néanmoins je ne pense pas qu'il faille en accuser mon +caractère: c'est la jalousie qui m'a troublé; sans elle, tout se +seroit promptement éclairci. Je mets de l'importance, il est vrai, à +ma réputation, et je ne pourrois pas supporter la vie, si je croyois +mon nom souillé par le moindre tort envers les lois de l'honneur; mais +que peut craindre celle que j'aime, de ce sentiment? ne me +donnera-t-il pas le droit, le bonheur de la défendre contre ceux qui +oseroient la calomnier? On a dit souvent que les femmes devoient +ménager l'opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes, +je ne le pense pas; notre devoir à nous, c'est de protéger ce que nous +aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre +vie; si nous perdions cette gloire, rien ne pourroit nous la rendre; +mais, quand même une femme seroit attaquée dans l'opinion, ne +pourroit-elle pas se relever, en prenant le nom d'un homme honorable, +en associant son existence à la sienne, et recevant sous son appui +tutélaire les hommages qu'il sauroit lui ramener? + +Les femmes ont toutes de l'enthousiasme pour la valeur; cette qualité, +dont on ne suppose pas qu'un homme puisse manquer, n'assure point +assez encore sa considération, si elle n'est pas jointe à un caractère +imposant. Il ne suffit pas d'une bravoure intrépide, pour obtenir le +degré d'estime et de respect dont une âme fière a besoin; il n'y va +pas de la mort ou de la vie, dans les circonstances journalières dont +se compose l'ensemble de la considération; mais lorsque l'on a dans sa +conduite habituelle une dignité convenable, des égards scrupuleux pour +toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de +l'honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l'on +conserve cette réputation intacte, qui fonde véritablement l'existence +d'un homme, en lui donnant le droit de punir par son mépris, ou de +récompenser par son suffrage. + +Si je ne puis dérober aux regards du monde votre sentiment pour moi, +j'espère au moins que ma réputation vous servira d'excuse. Vous ne +voudriez pas, dites-vous, que je dépendisse de l'opinion des hommes; +je n'ai jamais besoin de leur société, vous le savez; je veux passer +ma vie à vos pieds, et c'est moi qui plus que vous encore chéris la +solitude; mais je me sentirois importuné par la censure de ces mêmes +hommes, qui, sous tout autre rapport, me sont complètement +indifférent. Pourquoi cette manière de penser vous déplairoit-elle? La +même ardeur de sang qui inspire les affections passionnées, fait +ressentir vivement la moindre offense; les vertus fortes et +guerrières, qui ont illustré les chevaliers de l'ancien temps, +s'allioient bien avec l'amour; les idées religieuses ne sont pas les +seules qui inspirent de l'enthousiasme; si nos ancêtres nous ont +transmis un nom respecté, le désir de les imiter est honorable. Les +jouissances de la fierté remuent l'âme, tout aussi profondément que +les pieuses espérances des fidèles; et si je ne me livre pas au +bonheur inconnu de te retrouver dans le ciel, je sens avec énergie que +je te ferai respecter sur la terre, et qu'il me seroit doux d'exposer +mille fois ma vie, pour écarter de toi l'ombre du blâme ou la plus +légère peine. + +Delphine, ne dis pas que mon caractère t'inquiète et t'afflige; je ne +sais si mon coeur s'est abusé, mais il m'a semblé que tu m'avois aimé +pour les défauts même que tu crains. Ne te présentent-ils pas un appui +sur lequel tu te plais à te reposer? Tes qualités adorables, ta +beauté, ton esprit, excitent l'envie, et l'envie te crée des ennemis; +tu prends peu de soin de ces convenances de société, qui en imposent +aux esprits communs; ta grâce est dans l'abandon et le naturel; tu +parles du premier mouvement, et ce premier mouvement est le vrai génie +qui t'inspire; mais ce qui fait ton charme pour qui sait te connoître, +est ton danger dans la conduite de la vie. Dis-le-moi donc, Delphine, +n'étoit-ce pas moi, précisément moi, qu'il te falloit pour ami? Mon +caractère assez contenu, assez froid en apparence, pourra servir de +guide à ta bonté toujours entraînée; tu te hasardes, je te défendrai; +tu appelles autour de toi, par les mêmes causes, l'admiration et la +jalousie; ton esprit devroit intimider, mais ta douceur et ta +bienveillance rassurent trop souvent ceux qui veulent te nuire; on +verra près de toi un homme irritable et fier, qui ne permettra pas aux +méchans du monde le double plaisir de jouir de tes agrémens, et de +dénigrer tes qualités. Oh! si j'avois été ton époux, si j'avois acquis +le droit de m'enorgueillir de mon amour aux yeux de tous, jamais la +malignité n'auroit osé s'approcher de la trace de tes pas! et +maintenant, quoi qu'il arrivât, faudroit-il dissimuler, le +faudroit-il? non, j'ai reçu de ton amour le dépôt de ta gloire et de +ton bonheur, c'est à moi de le conserver. + +Tu es convaincue que les idées religieuses sont un meilleur appui pour +la morale, que le culte de l'honneur et de l'opinion publique. +Crois-moi, l'honneur a sa conscience comme la religion; et rougir à +ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les +remords causés par la crainte ou l'espérance d'une vie à venir. Le +frein du sentiment qui me domine est le plus impérieux de tous: j'ai +lu dans un poète anglois, ces paroles que je ne puis jamais oublier: +_Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte_. [nor +tears, that wash out guilt, can wash out shame. PRIOR.] + +Le repentir absout les âmes religieuses; mais pour l'honneur, point de +repentir: quelle pensée! et combien, dès l'enfance, elle donne +l'habitude de ne jamais céder à des mouvemens de foiblesse, et de ne +point repousser les avertissemens les plus secrets, quand la +délicatesse les suggère! + +Si l'honneur cependant n'embrasse point toutes les parties de la +morale, la sensibilité n'achève-t-elle pas ce qu'il laisse imparfait? +A quel devoir pourroit-il donc manquer, l'homme qui se respecte et qui +t'aime? Delphine, pardonne-moi de ne rien concevoir de ne rien désirer +de plus. Je n'ignore pas, toutefois, combien ce que mon caractère a de +sombre, de susceptible, de violent, peut empoisonner les qualités que +je crois bonnes en elles-mêmes; ton empire sur moi modifiera mes +défauts, mais il ne pourroit changer entièrement leur nature. + +J'ai dû me justifier, pour calmer tes inquiétudes; j'ai dû me +justifier enfin, pour me présenter à toi, si je le pouvois, avec plus +d'avantage. L'opinion du monde entier, quelque prix que j'y attache, +ne m'eût jamais inspiré tant d'ardeur pour ma défense. + + + + +LETTRE XVII. + +Madame d'Artenas à Delphine. + +Paris, ce 6 février 1791. + + +Pourquoi prolongez-vous votre séjour à la campagne, ma chère Delphine? +on s'étonne de vous voir quitter Paris au milieu de l'hiver, dans le +moment même où vous vous étiez montrée d'une manière si brillante dans +le monde. Quelques personnes commencent à dire tout bas que votre +sentiment pour Léonce est l'unique cause de ce sacrifice: vous avez +tort de vous éloigner; je vous l'ai dit plusieurs fois, votre grand +moyen de succès, c'est la présence. Vous avez des manières si simples +et si aimables, qu'elles vous font pardonner tout votre éclat; mais +quand on ne vous voit plus, les amis se refroidissent, ce qui est dans +la nature des amis; et les ennemis, au contraire, se raniment par +l'espérance de réussir. + +Vous aviez entièrement réparé en quinze jours, le tort que vous +avoient fait les propos tenus sur M. de Serbellane; et tout à coup +vous cédez le terrain aux femmes envieuses, et aux hommes qu'elles +font parler. + +Vous me répondrez qu'on jouit mieux de ses sentimens à la campagne, +etc. Le hasard et votre confiance m'ayant instruit de votre +attachement pour Léonce, je devrais vous faire de la bonne morale, sur +le tort que vous avez de vous exposer ainsi à passer la moitié de +votre vie seule avec lui; mais je m'en fie aux principes que je vous +connois, et, m'en tenant à mes avis purement mondains, je vous dirai +que, même pour entretenir l'enthousiasme que vous inspirez à Léonce, +il faut continuer à l'éblouir par vos succès. Il étoit amoureux à en +devenir fou, le soir que vous avez passé chez moi; et quoique, sans +doute, il vous vante le charme des conversations tête à tête, +croyez-moi, quand il a entendu répéter à tout Paris que vous êtes +charmante, qu'aucune femme ne peut vous être comparée, il rentre chez +lui plus flatté d'être aimé de vous, et par conséquent plus heureux. +N'allez pas vous écrier qu'il n'y a rien de romanesque dans toute +cette manière de voir; il faut conduire avec sagesse le bonheur du +sentiment, comme tout autre bonheur; et pour conserver le plus +long-temps possible le plaisir toujours dangereux d'être adorée, la +raison même est encore nécessaire. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit +pas de ce qui vaut le mieux pour être aimée, vous vous y entendez +assez bien pour n'avoir pas besoin de mes conseils; mais ce qui +importe, c'est votre existence dans le monde, et le murmure qui +précède l'attaque s'est déjà fait entendre depuis quelques jours. + +Avant hier, madame de Croisy, qui jusqu'à présent avoit mis son +amour-propre à vous admirer, disoit avec une voix aiguë, qu'elle monte +toujours d'une octave pour les discours de sentiment:--Mon Dieu, que +je suis fâchée que madame d'Albémar s'établisse à Bellerive! personne +ne sait mieux que moi que c'est son goût pour l'étude qui l'a fixée +dans la retraite; mais on dira toute autre chose, et il ne falloit pas +s'y exposer.--Cette maligne preuve de l'intérêt de madame de Croisy, +fut le premier signal du mal qu'on essaya de dire de vous. M. de +Verneuil, qui a tant de peine à pardonner à votre esprit, à vos +charmes et à votre bonté, reprit:--C'est une excellente personne que +madame d'Albémar; mais j'ai peur qu'elle n'ait une mauvaise tête. Ces +femmes d'esprit, je l'ai répété cinquante fois à ma pauvre soeur quand +elle vivoit, il leur arrive toujours quelque malheur; j'en ai +plusieurs exemples dans ma famille; aussi me suis-je voué au bon sens: +personne ne dit que j'ai de l'esprit, parce que je ne veux pas qu'on +le dise; et cependant quelle différence entre un homme et une femme! +Il y a des occasions où il peut être utile à un homme de montrer à +ceux qui en sont dupes ce qu'on appelle de l'esprit. Mais une femme, +une femme! ah! mon Dieu, il ne lui sert qu'à faire des sottises. Quand +je dis cela, ce n'est pas que je n'aime madame d'Albémar, mais je +m'attends à quelque éclat fâcheux pour son repos. Sa conversation, +quant à moi, m'amuse toujours beaucoup; néanmoins il ne seroit pas +sage de s'attacher à elle, car je suis persuadé qu'un jour ou l'autre, +il lui arrivera quelques peines, et je n'ai pas envie de me trouver là +pour les partager.--Madame de Tésin, dont vous connoissez la double +prétention à la sagesse et à l'esprit, interrompit M. de Verneuil, et +lui dit:--Ce n'est point, monsieur, l'esprit qu'il faut blâmer; on +connoît des personnes qui peuvent hardiment se comparer à madame +d'Albémar sous ce rapport, mais qui ont beaucoup plus de connoissance +du monde, et d'habitude de se conduire. Ces personnes ne se contentent +pas de briller dans un salon, et se servent de leurs lumières pour +éviter toutes les occasions de faire dire du mal d'elles. Distinguez +donc, je vous en prie, monsieur, les torts de légèreté de madame +d'Albémar, des inconvéniens de l'esprit en général. L'esprit est ce +qui distingue éminemment les femmes citées pour leur raison.--Je me +préparois à exciter une dispute sur ce sujet entre madame de Tésin et +M. de Verneuil, lorsque madame du Marset et M. de Fierville, prévoyant +mon intention, cherchèrent à ramener la conversation sur vous, et le +firent avec une adresse vraiment perfide. Je voulois éviter même de +vous défendre, parce que je sentois que c'étoit constater que vous +aviez été attaquée, mais il fallut enfin arrêter leurs discours; j'eus +au moins le bonheur de persuader entièrement ceux qui nous écoutaient: +ce qui me le prouva, c'est que M. de Fierville, qui donne toujours à +madame du Marset le signal de la retraite, parce qu'il a beaucoup +moins d'amertume et de persistance dans ses méchancetés, se hâta de se +replier, en vous donnant les plus grands éloges. + +J'aurois pu lui faire sentir combien il y avoit de contraste entre le +commencement de sa conversation et la fin; mais je ne voulois pas +intéresser son amour-propre à se montrer conséquent. J'ai remarqué +plusieurs fois dans la société que l'on fait beaucoup de mal à ses +amis, même en les justifiant, quand on irrite l'amour-propre de ceux +qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on +loue, que quand on blâme; si l'on veut se faire honneur en défendant +ses amis, si l'on cherche à faire remarquer son caractère en vantant +le leur, on leur nuit au lieu de les servir. + +Je croyois avant-hier que tout étoit fini; mais hier madame du Marset +(je suis sûre que c'est elle) a mis en avant une femme toute +insignifiante, mais dont elle dispose, et s'en est servie pour parler +contre vous, tandis qu'elle-même, madame du Marset, n'auroit pas été +écoutée. Cette femme donc, après un long soupir, s'est écriée tout à +coup:--La pauvre madame de Mondoville!--On lui a demandé la raison de +sa pitié; elle a répondu qu'elle la croyoit bien malheureuse du +sentiment que Léonce avoit pour vous. A l'instant M. de Fierville, que +vous connoissez pour l'homme le plus insouciant de la terre, a pris un +air de componction vraiment risible. Madame du Marset a levé les yeux +au ciel, espérant donner ainsi à sa figure un air de bonté; et ce +qu'il y avoit dans la chambre de plus frivole et de moins scrupuleux, +s'est empressé de débiter des maximes sévères, sur les ménagemens que +vous deviez à madame de Mondoville. + +Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale _contre_ +quelqu'un, c'est alors surtout qu'elle est redoutable. La plupart des +personnes qui composent cette société sont en général très-indulgentes +pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des +autres, lorsqu'elles n'ont pas intérêt à la blâmer; mais si, par +malheur, il leur convient de saisir le côté sévère de la question, +elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont +beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères, +résolues à se diriger elles-mêmes d'après ce qu'elles disent sur les +autres. Les développemens de vertu qui servent à la jalousie ou à la +malveillance, sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et +les coquettes font le plus de _pathos_, dans de certaines occasions. + +Je le supportai quelque temps; mais enfin, appuyée de plusieurs de vos +amis, je démontrai ce que je sais positivement; c'est que madame de +Mondoville est très-heureuse, et les mauvaises intentions furent +encore déjouées. Mais, dans ce genre, plusieurs victoires valent une +défaite. Je vous en conjure donc, ma chère Delphine, revenez à Paris, +et montrez-vous, afin d'étouffer ces haines obscures, par l'admiration +que vous faites éprouver à tous ceux qui vous voient. Au milieu des +plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui +se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les +soumettre ni à leurs prétentions, ni à celles des autres: ce grand +nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous; mais ces mêmes +gens, la plupart foibles et indifférens, laissent dire les méchans, +quand vous n'êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas +d'abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire; mais ils +finissent par se persuader que tout le monde dit du mal de vous, et se +rangent alors à l'avis qu'ils supposent général, et qu'ils ont rendu +tel, sans l'avoir un moment sincèrement partagé. + +Cette histoire des progrès de la calomnie, pourroit s'appliquer aux +plus grands intérêts publics, comme aux détails de la société privée; +mais puisqu'elle nous est connue, tâchons de nous en garantir. Je +finis en vous priant de nouveau, ma chère Delphine, d'en croire mes +vieux conseils; ils sont inspirés par une amitié digne d'être jeune, +car elle est vive et dévouée. + + + + +LETTRE XVIII. + +Réponse de Delphine à madame d'Artenas. + +Bellerive, ce 8 février. + + +Tout ce que vous me dîtes, madame, est plein de justesse et d'esprit; +et, ce qui me touche plus encore, votre amitié parfaite se retrouve à +chaque ligne de votre lettre. Je me conformerois à vos conseils, si je +n'étois pas résolue à passer ma vie dans la solitude: je sais combien +je m'expose à la calomnie que vous essayez de combattre avec tant de +bonté; mais, quand j'immole au bonheur de Léonce le devoir qui me +défendroit peut-être de continuer à le voir, il suffit du moindre de +ses désirs pour obtenir de moi le sacrifice de mon existence dans le +monde. Il m'a demandé de rester à Bellerive; si je retournois à Paris, +il en seroit malheureux; jugez si je puis songer à revenir. Ah! je +devrois braver sa peine, pour me retirer en Languedoc, pour m'arracher +au danger de sa présence, au tort que j'ai de partager un sentiment +que je devrois repousser; mais lui causer un instant de chagrin, pour +m'occuper de ce qu'on pourroit appeler mes intérêts, c'est ce que +jamais je ne ferai. + +Je suis sûre que Matilde est heureuse, je m'informe jour par jour de +sa vie, je sais jusqu'aux moindres nuances de ses impressions: si elle +découvroit mon attachement pour Léonce; si cet attachement, resté pur, +l'offensoit, je partirois à l'instant; je partirai peut-être même sans +ce motif, si mes sentimens ne suffisent pas à Léonce, si, dans un +moment de courage, je puis renoncer à une situation que je condamne. +Jamais alors je ne reverrois Paris; ceux qui s'occupent de me juger ne +me rencontreroient de leur vie, et rien ne pourroit me donner ni des +consolations ni de la douleur. + +Ce que je n'oublierai point, quoi qu'il m'arrive, c'est l'amitié +protectrice dont vous n'avez cessé de me donner des preuves. Au moment +où j'ai reçu votre lettre, je me proposois d'aller passer quelques +heures à Paris, pour vous exprimer ma reconnoissance; mais madame de +Mondoville s'étant renfermée, à cause du carême, dans le couvent où +elle a été élevée, j'ai choisi demain pour proposer à Léonce de +visiter avec moi une famille du Languedoc, établie dans mon voisinage, +et que depuis long-temps je veux aller voir. Dans peu de jours, je +réparerai ce que je perds en ne vous voyant pas; c'est pour vous seule +que je puis quitter ma retraite, pardonnez-moi de ne regretter à Paris +que vous. + + + + +LETTRE XIX. + +Léonce à M. Barton. + +Paris, ce 10 février. + + +Vous me demandez, mon ami, si je suis heureux: et, déposant la +sévérité d'un maître, ce qui vous importe avant tout, m'écrivez-vous, +c'est de lire au fond de mon coeur. Pourquoi ne l'avez-vous pas +interrogé, il y a quelques jours? j'étois plus content de moi; je +crains que la soirée d'hier ne m'ait jeté dans un trouble dont je ne +pourrai plus sortir. Vous jugerez mieux de mes sentimens, si je vous +raconte ce qui s'est passé; il m'est amer et doux de me le retracer. + +Depuis plus d'un mois, je goûtois le bonheur de voir tous les jours +cet être angélique que vous aviez choisi pour la compagne de ma vie: +des désirs impétueux, des regrets invincibles me saisissoient +quelquefois, dans les momens les plus délicieux de nos entretiens; +mais enfin, le bonheur l'emportoit sur la peine; je ne sais si +maintenant la lutte n'est pas trop forte, si je pourrai jamais +retrouver ces impressions douces, qui me permettoient de goûter les +imparfaites jouissances de ma destinée. + +Hier, madame de Mondoville étant absente, je pouvois passer la journée +entière à Bellerive: madame d'Albémar me proposa une promenade après +dîner; elle me dit qu'il s'étoit établi près de chez elle une famille +du Languedoc, dont elle croyoit connoître le nom, et qu'elle seroit +bien aise que nous allassions nous en informer. Nous partîmes, et +madame d'Albémar donna rendez-vous à sa voiture à une demi-lieue de +Bellerive. + +Lorsque nous approchâmes de l'endroit qu'on nous avoit désigné, nous +vîmes de loin une maison de paysan, petite, mais agréable, et nous +entendîmes des voix et des instrumens, dont l'accord nous parut +singulièrement harmonieux. Nous approchâmes: un enfant, qui étoit sur +la porte à faire des boules de neige, nous offrit de monter; sa mère +l'entendant, sortit de chez elle, et vint au-devant de nous. Madame +d'Albémar reconnut d'abord, quoiqu'elle ne l'eût pas vue depuis dix +ans, mademoiselle de Senanges qu'elle avoit rencontrée quelquefois +dans la société de M. d'Albémar: mademoiselle de Senanges, à présent +madame de Belmont, accueillit Delphine de l'air le plus aimable et le +plus doux. Nous la suivîmes dans la petite chambre dont elle faisoit +son salon, et nous vîmes un homme d'environ trente ans, placé devant +un piano, et faisant chanter une petite fille de huit ans: il se leva +à notre arrivée; sa femme s'approcha de lui aussitôt, et lui donna le +bras pour avancer vers nous; nous aperçûmes alors qu'il étoit aveugle; +mais sa figure avoit conservé de la noblesse et du charme, malgré la +perte de la vue: il régnoit dans tous ses traits une expression de +calme qui en imposoit à la pitié même. + +Delphine, dont le coeur est si accessible aux émotions de la bonté, se +troubla visiblement, malgré ses efforts pour le cacher. Elle fit une +question à madame de Belmont sur les motifs de son départ du +Languedoc.--Un procès que nous avons perdu, M. de Belmont et moi, nous +a ruinés tout-à-fait, répondit-elle; j'avois été déjà privée de la +moitié de ma fortune, parce qu'une tante m'avoit déshéritée à cause de +mon mariage. Il ne nous reste plus à mon mari, mes deux enfans et moi, +que quatre-vingts louis de rente; nous avons mieux aimé vivre dans un +pays où personne ne nous connoissoit, que de nous trouver engagés à +conserver, sans fortune, nos anciennes habitudes de société. Ce +climat, d'ailleurs, convient mieux à la santé de mon mari, que les +chaleurs du midi; et depuis quinze jours que nous sommes ici, nous +nous y trouvons parfaitement; bien. + +--M. de Belmont prit la parole pour se féliciter de connaître une +personne telle que madame d'Albémar; il s'exprima avec beaucoup de +grâce et de convenance, et sa femme, se rappelant avec plaisir qu'elle +avoit vu madame d'Albémar encore enfant chez ses parens, lui parla de +leurs relations communes avec une simplicité et une sérénité +parfaites. Je la regardois attentivement, et je ne voyois pas dans +toute sa manière la moindre trace d'une peine quelconque; elle ne +paroissoit pas se douter qu'il y eût rien dans sa situation qui pût +exciter un intérêt extraordinaire, et fut long--temps sans +s'apercevoir de celui qu'elle nous inspiroit. + +Son mari voulut nous montrer son jardin; il donna le bras à sa femme +pour y aller; elle paroissoit avoir tellement l'habitude de le +conduire, que, pendant un moment qu'elle le remit à Delphine pour +aller donner quelques ordres, elle marchoit avec inquiétude, se +retournoit plusieurs fois, et paroissoit, non pas troublée, c'est une +personne trop simple pour s'inquiéter sans motif, mais tout-à-fait +déshabituée de faire un pas sans servir de guide à son mari. + +M. de Belmont nous intéressoit à tous les instans davantage par son +esprit et sa raison; nous le ramenâmes plusieurs fois à parler de ses +occupations, de ses intérêts; il nous répondit toujours avec plaisir, +paroissant oublier complètement qu'il étoit aveugle et ruiné, et nous +donnant l'idée d'un homme heureux et tranquille, qui n'a pas dans sa +vie la moindre occasion d'exercer le courage, ni même la résignation: +seulement, en prononçant le nom de sa femme, en l'appelant ma chère +amie, il avoit un accent que je ne puis définir, mais qui retentissoit +à tous les souvenirs de sa vie, et nous les indiquoit sans nous les +exprimer. + +Nous rentrâmes dans la maison, le piano étoit encore ouvert; Delphine +témoigna à M. et à madame de Belmont, le désir d'entendre de près la +musique qui nous avoit charmés de loin; ils y consentirent, en nous +prévenant que, chantant presque toujours des trio avec leur fille, ils +alloient exécuter de la musique très-simple. Le père se mit à préluder +au clavecin avec un talent supérieur et une sensibilité profonde. Je +ne connois rien de si touchant qu'un aveugle qui se livre à +l'inspiration de la musique; on diroit que la diversité des sons et +des impressions qu'ils font naître, lui rend la nature entière dont il +est privé. La timidité, naturellement inséparable d'une infirmité si +malheureuse, défend d'entretenir les autres de la peine que l'on +éprouve, et l'on évite presque toujours d'en parler; mais il semble, +quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu'il +vous apprend le secret de ses chagrins; il jouit d'avoir trouvé enfin +un langage délicieux, qui permet d'attendrir le coeur, sans craindre +de le fatiguer. + +Les beaux yeux de ma Delphine se remplirent de larmes, et je voyois à +l'agitation de son sein, combien son âme étoit émue: mais quand M. de +Belmont et sa femme chantèrent ensemble, et que leur fille, âgée de +huit ans, vint joindre sa voix enfantine et pure à celle de ses +parens, il devint impossible d'y résister. Ils nous firent entendre un +air des moissonneurs du Languedoc, dont le refrain villageois est +ainsi: + +Accordez-moi donc, ma mère, Pour mon époux, mon amant; Je l'aimerai +tendrement, Comme vous aimez mon père. + +La petite fille levoit ses beaux yeux vers sa mère en chantant ces +paroles; son visage étoit tout innocence, mais, élevée par des parens +qui ne vivoient que d'affections tendres, elle avoit déjà dans le +regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge, +cette mélancolie, pressentiment de la destinée qui menace l'enfant à +son insu. La mère reprit le même refrain, en disant: + + Elle t'accorde, ta mère, + Pour ton époux, ton amant; + Tu l'aimeras tendrement, + Ainsi qu'elle aime ton père. + +A ces derniers mots, il y eut dans le regard de madame de Belmont +quelque chose de si passionné, et tant de modestie succéda bientôt à +ce mouvement, que je me sentis pénétré de respect et d'enthousiasme +pour ces nobles liens de famille, dont on peut à la fois être si fier +et si heureux. Enfin, le père chanta à son tour: + + Ma fille, imite ta mère, + Prends pour époux ton amant; + Et chéris-le tendrement, + Comme elle a chéri ton père. + +La voix de M. de Belmont se brisa tout-à-fait en prononçant ces +paroles, et ce fut avec effort qu'il la retrouva, pour répéter tous +les trois ensemble le refrain, sur un air de montagne qui sembloit +faire entendre encore les échos des Pyrénées. + +Leurs voix étoient d'une parfaite justesse; celle du mari, grave et +sonore, mêloit une dignité mâle aux doux accens des femmes; leur +situation, l'expression de leur visage, tout étoit en harmonie avec la +sensibilité la plus pure; rien n'en distrayoit, rien ne manquoit même +à l'imagination. Delphine me l'a dit depuis; l'attendrissement que lui +faisoit éprouver une réunion si parfaite de tout ce qui peut émouvoir, +cet attendrissement étoit tel, qu'elle n'avoit plus la force de le +supporter. Ses larmes la suffoquoient, quand madame de Belmont, se +jetant presque dans ses bras, lui dit:--Aimable Delphine, je vous +reconnois, mais nous croiriez-vous malheureux? 'Ah! combien vous vous +tromperiez!--Et comme si tout à coup la musique avoit fondé notre +intimité, elle se plaça près de madame d'Albémar, et lui dit: + +--Quand je vous ai connue, il y a dix ans, M. de Belmont m'aimoit déjà +depuis quelques années; mais comme on craignoit qu'il ne perdît la +vue, mes parens s'opposoient à notre mariage: il devint entièrement +aveugle, et je renonçai alors à tous les ménagemens que j'avois +conservés avec ma famille. Chaque moment de retard, quand je lui étois +devenue si nécessaire, me paroissoit insupportable; et, n'ayant ni +père ni mère, je me crus permis de me décider seule. Je me mariai à +l'insu de mes parens, et j'eus pendant quelque temps assez à souffrir +des menaces qu'ils me firent de rompre mon mariage: quand il fut bien +prouvé qu'ils ne le pouvoient pas, ils travaillèrent à nous ruiner, +ils y réussirent; mais comme j'avois craint d'abord qu'ils ne +parvinssent à me séparer de M. de Belmont, je ne fus presque pas +sensible à la perte de notre fortune; mon imagination n'étoit frappée +que du malheur que j'avois évité. + +Mon mari, continua-t-elle, donne des leçons à son fils; moi, j'élève +ma fille; et notre pauvreté, nous rapprochant naturellement beaucoup +plus de nos enfans, nous donne de nouvelles jouissances. Quand on est +parfaitement heureux par ses affections, c'est peut-être une faveur de +la Providence que certains revers, qui resserrent encore vos liens par +la force même des choses. Je n'oserois pas le dire devant M. de +Belmont, si je ne savois pas que sa cécité ne le rend point +malheureux; mais cet accident fixe sa vie au sein de sa famille, cet +accident lui rend mon bras, ma voix, ma présence à tous les instans +nécessaires: il m'a vue dans les premiers jours de ma jeunesse, il +conservera toujours le même souvenir de moi, et il me sera permis de +l'aimer avec tout le charme, tout l'enthousiasme de l'amour, sans que +la timidité causée par la perte des agrémens du visage en impose à +l'expression de mes sentimens. Je le dirai devant M. de Belmont, +madame, il faut qu'il entende ce que je pense de lui, puisque je ne +veux pas le quitter un instant, même pour me livrer au plaisir de le +louer: le premier bonheur d'une femme, c'est d'avoir épousé un homme +qu'elle respecte autant qu'elle l'aime; qui lui est supérieur par son +esprit et son caractère, et qui décide de tout pour elle, non parce +qu'il opprime sa volonté, mais parce qu'il éclaire sa raison, et +soutient sa foiblesse. Dans les circonstances même où elle auroit un +avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui +qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer +une erreur, quand même il l'auroit commise. Pour que le mariage +remplisse l'intention de la nature, il faut que l'homme ait par son +mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu'elle +reconnoisse et dont elle jouisse: malheur aux femmes obligées de +conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les +petitesses de leur mari, ou de s'en affranchir, en portant seules le +poids de l'existence! Le plus grand des plaisirs, c'est cette +admiration du coeur qui remplit tous les momens, donne un but à toutes +les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de +soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l'approbation de +l'ami qui vous honore en vous aimant. Aimable Delphine, ne jugez pas +le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la +fortune où de la nature; connaissez le degré d'affection dont l'amour +conjugal les fait jouir, et c'est alors seulement que vous saurez +quelle est leur part de félicité sur la terre! + +--Elle ne vous a pas tout dit, ma douce amie, reprit M. de Belmont; +elle ne vous a pas parlé du plaisir qu'elle a trouvé dans l'exercice +d'une générosité sans exemple; elle a tout sacrifié pour moi, qui ne +lui offrois qu'une suite de jours pendant lesquels il falloit tout +sacrifier encore. Riche, jeune, brillante, elle a voulu consacrer sa +vie à un aveugle sans fortune, et qui lui faisoit perdre toute celle +qu'elle possédoit. Dans quelque trésor du ciel il existait un bien +inestimable; il m'a été donné, ce bien, pour compenser un malheur que +tant d'infortunés ont éprouvé dans l'isolement. Et telle est la +puissance d'une affection profonde et pure, qu'elle change en +jouissances les peines les plus réelles de la vie; je me plais à +penser que je ne puis faire un pas sans la main de ma femme, que je ne +saurois pas même me nourrir, si elle n'approchoit pas de moi les +alimens qu'elle me destine. Aucune idée nouvelle ne ranimeroit mon +imagination, si elle ne me lisoit pas les ouvrages que je désire +connoître; aucune pensée ne parvient à mon esprit sans le charme que +sa voix lui prête; toute l'existence morale m'arrive par elle, +empreinte d'elle, et la Providence, en me donnant la vie, a laissé à +ma femme le soin d'achever ce présent, qui seroit inutile et +douloureux sans son secours. + +Je le crois, dit encore M. de Belmont, j'aime mieux que personne; car +tout mon être est concentré dans le sentiment: mais comment se fait-il +que tous les hommes ne cherchent pas à trouver le bonheur dans leur +famille? Il est vrai que ma femme, et ma femme seule pouvoit faire du +mariage un sort si délicieux. Cependant, il me manque de n'avoir +jamais vu mes enfans, mais je me persuade qu'ils ressemblent à leur +mère! de toutes les images que mes yeux ont autrefois recueillies, il +n'en est qu'une qui soit restée parfaitement distincte dans mon +souvenir, c'est la figure de ma femme; je ne me crois pas aveugle près +d'elle, tant je me représente vivement ses traits! Avez-vous remarqué +combien sa voix est douce? quand elle parle, elle accentue +gracieusement et mollement, comme si elle aimoit à soigner les +plaisirs qui me restent; je sens tout, je n'oublie rien; un serrement +de main, une voix émue ne s'effacent jamais de mon souvenir. Ah! c'est +une existence heureuse que de savourer ainsi les affections et leur +charme; d'en jouir sans éprouver jamais une de ces inconstances du +coeur, qu'amènent quelquefois les splendeurs éclatantes de la fortune, +ou les dons brillans de la nature. + +Néanmoins, quoique mon sort ne puisse se comparer à celui de personne, +je le dis, continua-t-il, aux grands de la terre, aux plus beaux, aux +plus jeunes; il n'est de bonheur pendant la vie que dans cette union +du mariage, que dans cette affection des enfans, qui n'est parfaite +que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans +leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux +jouissances de la vie domestique; mais je ne sais quelle force secrète +la Providence a mise dans la morale; les circonstances de la vie +paraissent indépendantes d'elle, et c'est elle seule cependant qui +finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent +pas; des événemens terribles, ou des dégoûts naturels brisent les +liens qu'on croyoit les plus solides; l'opinion vous poursuit, +l'opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur. +Et quand il seroit possible d'échapper à son empire, peut-on comparer +le plaisir de se voir quelques heure au milieu du monde, quelques +heures interrompues, avec l'intimité parfaite du mariage? Que +serois-je devenu sans elle? moi qui ne devois porter mes malheurs qu'à +celle qui pouvoit s'enorgueillir de les partager! Comment aurois-je +fait pour lutter contre l'ordre de la société? moi que la nature avoit +désarmé! Combien l'abri des vertus constantes et sûres ne m'étoit-il +pas nécessaire à moi, qui ne pouvois rien conquérir, et qui n'avois +pour espoir que le bonheur qui viendroit me chercher! Mais ce ne sont +point des consolations que je possède, c'est la félicité même; et je +le répète avec assurance, celui qui n'est point heureux par le mariage +est seul, oui, partout seul; car il est tôt ou tard menacé de vivre +sans être aimé. + +--M. de Belmont prononça ces paroles avec tant de chaleur, qu'elles +jetèrent mon âme dans une situation violente; je vous l'avoue, ce que +j'éprouve, quand une circonstance ranime en moi la douleur de n'avoir +pas épousé madame d'Albémar, ce que j'éprouve tient beaucoup de cet +état, que les anciens auroient expliqué par la vengeance des furies. +Quelquefois cette douleur semble dormir dans mon sein; mais quand elle +se réveille, je sens qu'elle ne m'a jamais quitté, et que tous les +jours écoulés me sont retracés par les regrets les plus amers. + +Madame d'Albémar s'aperçut que j'étois saisi par ces mouvemens +impétueux et déchirans. En effet, j'avois résisté long-temps; mais +tant d'émotions, qui portoient sur la même blessure, l'avoient enfin +rendue trop douloureuse. Delphine se leva, et dit qu'elle vouloit +partir; le temps menaçoit de la neige, monsieur et madame de Belmont +voulurent l'engager à, rester; elle me regarda, et vit, je crois, que +mon visage étoit entièrement décomposé; car elle répéta vivement que +sa voiture l'attendoit à quatre pas de la maison, et qu'elle étoit +forcée de s'en aller. Elle promit de revenir; monsieur et madame de +Belmont, et leurs deux enfans, la réconduisirent jusqu'à la porte, +avec cette affection qu'elle inspire si vite à quiconque est digne de +l'apprécier. + +Je lui donnai le bras sans rien dire, et nous marchâmes ainsi quelque +temps. Arrivés à, l'endroit où sa voiture devoit l'attendre, nous ne +la trouvâmes point; on avoit mal entendu nos ordres, et la neige +commençoit à tomber avec une grande abondance.--J'ai bien froid, me +dit-elle.--Ce mot me tira des pensées qui m'absorboient; je la +regardai, elle étoit fort pâle, et je craignis que sa santé ne +souffrît du chemin qui lui restoit encore à faire; je la suppliai de +me permettre de la porter, pour que ses pieds au moins ne fussent pas +dans la neige. Elle s'y refusa d'abord, mais son état étant devenu +plus alarmant, j'insistai peut-être avec amertume, car j'étois agité +par les sentimens les plus douloureux. Delphine consentit alors à ce +que je désirois; elle espéroit, j'ai cru le voir, que mes impressions +s'adouciroient par le plaisir de lui rendre au moins ce foible +service. + +Mon ami, je la portai pendant une demi-lieue, avec des émotions d'une +nature si vive et si différente, que mon âme en est restée +bouleversée. Tantôt la fièvre de l'amour me saisissoit, en la pressant +sur mon coeur, et je lui répétois qu'il falloit qu'elle fût à moi +comme mon épouse, comme ma maîtresse, comme l'être enfin qui devoit +confondre sa vie avec la mienne; elle me repoussoit, soupiroit, et me +menaçoit de refuser mon secours. Une fois la rigueur du froid la +saisit tellement, qu'elle pencha sa tête sur moi, et je la soulevois +comme si elle eût été sans vie: je regardai le ciel dans un mouvement +inexprimable; je ne sais ce que je voulois; mais si elle étoit morte +dans mes bras, je l'aurois suivie, et je ne sentirois plus la douleur +qui me poursuit. Enfin nous arrivâmes, et mes soins la rétablirent +entièrement. J'étois impatient de la quitter; je ne me trouvois plus +bien à Bellerive, dans ces lieux qui faisoient mes délices: malheureux +que je suis! pourquoi falloit-il que je visse le spectacle d'une union +si heureuse! + +Aveugles, ruinés, relégués dans un coin de la terre, ils sont heureux +par l'amour dans le mariage; et moi, qui pouvois goûter ce bien au +sein de toutes les prospérités humaines, j'ai livré mon coeur à des +regrets dévorans, qui n'en sortiront qu'avec la vie. + + + + +LETTRE XX. + +Delphine à Léonce. + + +Hier, vous n'êtes resté qu'un quart d'heure avec moi; à peine +m'avez-vous parlé: en me quittant, j'ai vu que vous alliez dans la +forêt, au lieu de retourner à Paris; j'ai su depuis que vous n'êtes +rentré chez vous qu'au jour. Vous avez passé cette nuit glacée seul, à +cheval, non loin de ma demeure; c'étoit vous pourtant qui aviez voulu +abréger notre soirée. Inquiète, troublée, je suis restée à ma fenêtre +pendant cette même nuit. Léonce, occupés ainsi l'un de l'autre, nous +craignions de nous parler: que me cachez-vous? juste ciel! ne +pouvons-nous plus nous entendre? + + + + +LETTRE XXI. + +Léonce à Delphine. + + +J'ai passé une nuit plus douce que tous les jours qui me sont +destinés: cette tristesse de l'hiver me plaisoit, je n'avois rien à +reprocher à la nature. Mais vous, vous qui voyez dans quel état je +suis, daignez-vous en avoir pitié? Ce frisson que les longues heures +de la nuit me faisoient éprouver m'étoit assez doux; n'est-ce pas +ainsi que s'annonce la mort? et ne sentez-vous pas qu'il faudra +bientôt y recourir? Vous me demandez si je vous cache un secret! +l'amour en a-t-il? Si vous partagiez ce que j'éprouve, ne me +comprendriez-vous pas? Cependant vous me le demandez ce secret; le +voici: je suis malheureux; n'exigez rien de plus. + + + + +LETTRE XII. + +Delphine à Léonce, + + +Vous êtes malheureux, Léonce! ah! le ciel m'inspiroit bien, quand je +voulois partir, quand je refusois de croire à vos sermens; vous me +juriez qu'en restant, je comblerois tous les voeux de votre coeur; +vous m'avez séduite par cet espoir, et déjà vous ne craignez plus de +me le ravir. Autrefois les mêmes sentimens nous animoient, et +maintenant, hélas! qu'est devenu cet accord? savez-vous ce que +j'éprouvois? je jouissois avec délices de notre situation. Insensée +que je suis! j'étois heureuse, je vous l'aurois dit; oh! que vous avez +bien réprimé cette confiance imprudente! + +Mais d'où vient donc, Léonce, cette funeste différence entre nous? +Vous croiriez-vous le droit de me dire que vous êtes plus capable +d'aimer que moi? avec quel dédain je recevrois ce reproche! je connois +des sacrifices, que vous ne pourriez pas me faire; il n'en est pas un +au monde qui me parût mériter seulement votre reconnoissance, tant il +me coûteroit peu! Vous ai-je parlé du tort que me faisoit mon séjour à +Bellerive? loin de redouter les peines que mon amour pourra me causer, +quand je m'égare dans les chimères qui me plaisent, j'aime à supposer +des dangers, des malheurs de tout genre, que je braverois avec +transport pour vous. + +Oserez-vous prétendre que le don, ou plutôt l'avilissement de +moi-même, est le sacrifice que je dois à ce que j'aime? Mon ami, ce +seroit notre amour que j'immolerois, si je renonçois à cet +enthousiasme généreux qui anime notre affection mutuelle. Si je cédois +à vos désirs, nous ne serions bientôt plus que des amans sans passion, +puisque nous serions sans vertu; et nous aurions ainsi bientôt +désenchanté tous les sentimens de notre coeur. + +Si je pouvois manquer maintenant aux derniers devoirs que je respecte +encore, quelle seroit ma conduite à mes propres yeux? Je me serois +établie dans une solitude, pour y passer ma vie seule avec l'homme que +j'aime, avec l'époux d'une autre; j'y resterois sans combats, sans +remords, j'aurois été moi-même au-devant de ma honte: oh! Léonce, je +ne suis déjà peut-être que trop coupable; veux-tu donc dégrader +l'image de Delphine? Veux-tu la dégrader dans ton propre souvenir? +qu'elle parte, et tu ne l'oublieras jamais; qu'elle meure, et tu +verseras des larmes sur sa tombe; mais si tu la rendois criminelle, tu +la chercherois vainement telle qu'elle étoit, dans le monde, dans ta +mémoire, dans ton coeur; elle n'y seroit plus; et sa tête humiliée se +pencheroit vers la terre, n'osant plus regarder ni le ciel ni Léonce. + +Hier, n'étois-tu pas égaré, quand tu me reprochois d'être insensible à +l'amour? ton accent étoit âpre et sombre; tu m'accusois de ne pas +savoir aimer! Ah! crois-tu que mon amour n'ait pas aussi sa volupté, +son délire? la passion innocente a des plaisirs que ton coeur +blasphème. Quand tu n'avois pas encore troublé mes espérances, quand +je me flattois de passer ma vie entière avec toi, il n'existoit pas +dans l'imagination un bonheur que l'on pût comparer au mien; aucun +chagrin, aucune inquiétude ne me rendoient les heures difficiles; je +me sentois portée dans la vie comme sur un nuage; à peine touchois-je +la terre de mes pas; j'étois environnée d'un air azuré, à travers +lequel tous les objets s'offroient à moi sous une couleur riante: si +je lisois, mes yeux se remplissoient des plus douces larmes, à chaque +mot que je rapportois à toi; je m'attendrissois en faisant de la +musique, car je t'adressois toujours ce langage mystérieux, ces +émotions indéfinissables que l'harmonie nous fait éprouver; j'avois en +moi une existence surnaturelle que tu m'avois donnée, une inspiration +d'amour et de vertu, qui faisoit battre mon coeur plus vite à tous les +momens du jour. + +J'étois heureuse ainsi, même dans ton absence: l'heure de te voir +approchoit, et la fièvre de l'espérance m'agitoit; cette fièvre se +calmoit, quand tu entrois dans ma chambre; elle faisoit place aux +sentimens délicieux qui se répandoient dans mon coeur: je te +regardois, je considérois de nouveau tous les objets qui m'entourent, +étonnée de la magie, de l'enchantement de ta présence, et demandant au +ciel si c'étoit bien la vie qu'un tel bonheur, ou si mon âme déjà +n'avoit pas quitté la terre! n'y avoit-il donc point d'amour dans +cette ivresse? et quand tu m'environnois de tes bras, quand je +reposois ma tête sur ton épaule, si je renfermois dans mon coeur +quelques-uns de mes mouvemens, ce coeur en devenoit plus tendre; il +eût perdu de sa sensibilité même, s'il n'avoit su rien réprimer. + +J'ai voulu, Léonce, ne voir dans votre peine que vos inquiétudes sur +mon sentiment pour vous; j'ai dissipé ces inquiétudes: si vous vous +permettiez encore les mêmes plaintes, il ne seroit plus digne de moi +d'y répondre. + + + + +LETTRE XXIII. + +Léonce à Delphine. + + +Ma volonté est soumise à la vôtre; mais je ne sais quel accablement +douloureux altère en moi les principes de la vie; hier, en revenant de +chez vous, je pouvois à peine me soutenir sur mon cheval; j'essaierai +d'aller à Bellerive ce soir; mais j'ai à peine la force d'écrire. +Adieu. + + + + +LETTRE XXIV. + +Delphine à Léonce. + + +Léonce, je vous crois généreux, pourquoi donc vous cacherois-je ce qui +est dangereux pour moi? Vous savez, vous devez savoir, que si vous me +rendiez coupable, je n'y survivrois pas; et vous me connoissez assez +pour ne pas imaginer que j'imite ces femmes dissimulées, qui veulent +se laisser vaincre, après avoir long-temps, résisté. Si vous ne voulez +pas que je meure de douleur ou de honte, je dois obtenir, en vous +confiant le secret de ma foiblesse, que votre propre vertu m'en +défende. O Léonce! si vous souffrez, si vos peines altèrent +quelquefois votre santé, ne vous montrez pas à moi dans cet état. + +Hier, en vous voyant si pâle, si chancelant, je me sentis défaillir; +quand l'image de votre danger se présente à moi, toute autre idée +disparoît à mes yeux. Il se passoit hier dans mon coeur une émotion +inconnue, qui affoiblissoit ma raison, ma vertu, toutes mes forces; et +j'éprouvois un désir inexprimable de ranimer votre vie aux dépens de +la mienne, de verser mon sang pour qu'il réchauffât le vôtre, et que +mon dernier souffle rendît quelque chaleur à vos mains tremblantes. + +Léonce, en vous avouant l'empire de la souffrance sur mon coeur, c'est +vous interdire à jamais de m'en rendre témoin; dérobez-la-moi, s'il +est possible; cette prière n'est pas d'une âme dure, et vous +l'adresser, c'est vous estimer beaucoup. Ne répondez pas à cette +lettre; en l'écrivant, mon front s'est couvert de rougeur. Je vous ai +imploré, protégez-moi; mais sans me rappeler que je vous l'ai demandé. + + + + +LETTRE XXV. + +Léonce à Delphine. + + +Delphine, je veux respecter vos volontés, je le veux; cette +résignation est tout ce que je puis vous promettre. Vous ne connoissez +pas les sentimens qui m'agitent; je leur impose silence, je ne puis +vous les confier. Je vous adore, et je crains de vous parler d'amour! +que deviendrai-je? et cependant tu m'aimes, et tu voudrois que je +fusse heureux! J'ai cru que je le serois, je me suis trompé. Essayons +de ne pas nous parler de nous, de transporter notre pensée sur je ne +sais quel sujet étranger, dont nous ne nous occuperons qu'avec effort, +oui, avec effort. Puis-je ne pas me contraindre? puis-je m'abandonner +à ce que j'éprouve! Si je m'y livre un jour, dans l'état où m'ont jeté +mes désirs et mes regrets, si je m'y livre un jour, l'un de nous deux +est perdu. + + + + +LETTRE XXVI. + +Delphine à Léonce. + + +L'homme d'affaires de madame de Mondoville est venu voir le mien, pour +lui parler de soixante mille livres que j'ai cautionnées pour madame +de Vernon, et de quarante autres que je lui avois prêtées, il y a deux +ou trois ans: vous sentez bien que je ne veux pas que vous acquittiez +ces dettes, surtout à présent que vos affaires sont en désordre; mais +il seroit tout-à-fait inconvenable pour moi d'avoir l'air de rendre un +service à madame de Mondoville. Hélas! j'ai des torts envers elle, et +si jamais elle les découvre, je, ne veux pas qu'elle puisse penser que +j'ai cherché à enchaîner son ressentiment par des obligations de cette +nature. Ayez donc la bonté de dire à madame de Mondoville, que je ne +veux pas que de dix ans, il soit question en aucune manière des dettes +que sa mère a contractées avec moi; mais persuadez-lui bien que je me +conduis ainsi par amitié pour vous, ou à cause d'une promesse faite à +sa mère: supposez tout ce que vous voudrez seulement arrangez tout; +pour que madame de Mondoville ne puisse pas se croire liée +personnellement envers moi, par la reconnoissance. + + + + +LETTRE XXVII. + +Léonce à Delphine. + + +J'ai exécuté fidèlement vos ordres auprès de madame de Mondoville. Que +parlez-vous de lui épargner de la reconnoissance? avez-vous donc +oublié que c'est vous qui l'avez dotée, que sans votre générosité +fatale je serois peut-être libre encore: ah Dieu! ne puis-je donc +repousser ce souvenir, et tout dans la vie doit-il me le rappeler! + +Je n'ai pu empêcher Matilde de vous aller voir demain; elle est +touchée de vos procédés envers nous, quoique j'en aie diminué le +mérite selon vos intentions; elle vouloit que je l'accompagnasse à +Bellerive, cela m'est impossible; je ne veux pas vous voir ensemble, +je ne veux pas la trouver dans les lieux que vous habitez, il me +semble que son image y resteroit.... Permettez-moi de vous prier, ma +Delphine, de recevoir Matilde comme vous l'auriez fait avant la mort +de sa mère; vous êtes capable de vous troubler en la voyant, comme si +vous aviez des torts envers elle: hélas! ne lui offrez-vous pas ma +peine en sacrifice? n'est-ce point assez? conservez avec elle la +supériorité qui vous convient. Il seroit difficile de lui donner des +soupçons, jamais elle n'a été plus calme, plus heureuse; mais la seule +personne qu'elle observe avec soin, c'est vous; non par jalousie, mais +pour se démontrer à elle-même qu'il n'y a de bonheur que dans la +dévotion; et que toutes vos qualités et vos agrémens vous sont +inutiles, parce que vous n'êtes pas dans les mêmes opinions qu'elle. + +Ne lui montrez donc, je vous prie, ni tristesse, ni timidité; et +souvenez-vous qu'elle vous doit, et uniquement à vous, la conduite que +je tiens envers elle. C'est une personne à laquelle je n'ai rien à +reprocher, mais qui me convient si peu, que j'aurois cherché des +prétextes pour m'éloigner, si vous ne m'aviez pas imposé son bonheur +pour prix de votre présence; je le fais, ce bonheur, sans qu'il m'en +coûte, grâce au ciel! la moindre dissimulation. Elle ne compte dans la +vie que les procédés, comme elle ne voit dans la religion que les +pratiques; elle ne s'inquiète ni du regard, ni de l'accent, ni des +paroles, qui sont mille fois plus involontaires que les actions. elle +m'aime, je le crois; et si quelques circonstances éclatantes +excitoient sa jalousie, elle pourroit être très-vive et très-amère; +mais tant que je ne manquerai pas à la voir chaque jour, elle +n'imaginera pas que mon coeur puisse être occupé d'un autre objet. Il +importe donc à son repos comme à votre dignité ma chère Delphine, que +vous ne changiez rien à votre manière d'être avec elle. Adieu, vous +triomphez; sais-je assez me contenir? Je parle comme si mon coeur +étoit calme.... Delphine, un jour, un jour! si tous ces efforts +étoient vains, s'il falloit choisir entre ma vie et mon amour, ah! que +prononceriez-vous? + + + + +LETTRE XXVIII. + +Delphine à Léonce. + + +Quels cruels momens je viens de passer! Matilde est venue à six heures +du soir, et ne m'a quittée qu'à neuf: je crois qu'elle s'étoit +prescrit à l'avance ces trois heures, les plus pénibles dont je puisse +me faire l'idée. Je craignois d'être fausse en lui montrant de +l'amitié; je trouvois imprudent et injuste de la traiter avec +froideur, et chaque mot que je disois me coûtoit une délibération et +une incertitude. Je ne pouvois me défendre aussi de l'observer, de la +comparer à moi, et j'étois mécontente des diverses impressions que me +causoient tour à tour la beauté qu'elle possède, et les grâces dont +elle est privée. Enfin ce qui a fini par dominer en moi, c'est +l'amitié d'enfance que j'ai toujours eue pour elle, et je me sentois +attendrie par sa présence, sans qu'elle eût provoqué d'aucune manière +cette disposition. + +Elle m'a demandé mes projets; je lui ai dit que je retournois ce +printemps en Languedoc; il m'a été impossible de lui répondre +autrement: je ne sais quelle voix a parlé pour moi, sans qu'aucune +réflexion précédente m'eût suggéré ce dessein. + +Matilde m'a témoigné plus d'intérêt que jamais, et sa bienveillance me +faisoit tellement souffrir que, s'il eût été dans son caractère de +s'exprimer avec plus de sensibilité, je me serois peut-être jetée à +ses pieds par un mouvement plus fort que ma volonté et ma raison: mais +vous connoissez sa manière, elle éloigne la confiance, elle oblige les +autres à se contenir, comme elle se contient elle-même; le seul moment +où je lui ai trouvé un accent animé, et qui sortoit de ce ton uniforme +et mesuré qu'elle conserve presque toujours, c'est lorsqu'elle m'a +parlé de vous.--Tout mon bonheur est en lui, m'a-t-elle dit, et je +n'ai point d'autre affection sur cette terre!--Ces mots m'ont +ébranlée; mes yeux se sont remplis de larmes: mais alors Matilde, +craignant, comme sa mère, tout ce qui peut conduire à l'émotion, s'est +levée subitement, et m'a fait des questions sur l'arrangement de ma +maison. + +Nous ne nous sommes entretenues depuis ce moment que sur les sujets +les plus indifférens; et nous nous sommes quittées, après trois heures +de tête-à-tête, comme si nous avions eu une conversation de quelques +minutes, au milieu d'un cercle nombreux. Mais, pendant ces heures elle +étoit calme, et moi, combien j'étois loin de l'être! Ah! Léonce, je +suis coupable, je le suis, sûrement; car j'éprouvois tout ce qui +caractérise le remords, le trouble, les craintes, la honte. Je +redoutois de me trouver seule après son départ; puis-je méconnoître +dans ce que je souffrois, les cruels symptômes du mécontentement de +soi-même! + +J'ai reçu ce matin une lettre de madame d'Ervins, qui m'annonce son +arrivée, dans un mois, et me parle avec estime et confiance de la +sécurité qu'elle éprouve, en me remettant l'éducation de sa fille; +dites-le moi, mon ami, puis-je accepter un tel dépôt? quel exemple +Isore aura-t-elle sous les yeux? comment pourrai-je la convaincre de +mon innocence, lorsque je dois surtout lui conseiller de ne pas imiter +ma conduite. Sur mille femmes, à peine une échapperoit-elle aux +séductions auxquelles je m'expose, Léonce, je ne suis pas encore +criminelle, mais déjà je rougis, quand on parle des femmes qui le +sont; j'éprouve un plaisir condamnable, quand j'apprends quelques +traits des foiblesses du coeur; je me surprends à désirer de croire +que la vertu n'existe plus j'étois d'accord avec moi-même autrefois; +maintenant, je me raisonne sans cesse, comme si j'avois quelqu'un à +convaincre; et quand je me demande à qui j'adresse ces discours +continuels, je sens que c'est à ma conscience dont je voudrois couvrir +la voix. + +Mon ami, si je persiste long-temps dans cet état, j'émousserai dans +mon coeur cette délicatesse vive et pure, dont le plus léger +avertissement disposoit souverainement de moi. Quel intérêt mettrai-je +aux derniers restes de la morale que je conserve encore, si je flétris +mon âme, en cessant d'aspirer à cette vertu parfaite, qui avoit été +jusqu'à ce jour l'objet de mes espérances? Léonce, je t'aime avec +idolâtrie; quand je te vois, je me sens comme transportée dans un +monde de félicités idéales, et cependant je voudrois avoir la force de +me séparer de toi: je voudrois avoir fait à la morale, à l'Être +suprême cet héroïque sacrifice, et que ton souvenir, et que l'amour +que tu m'inspires fusses à jamais gravés dans une âme, devenue sublime +par son courage. + +O mon ami! que ne me soutiens-tu dans ces élans généreux! un jour, +nous tenant par la main, nous nous présenterions avec confiance au +Créateur de la nature: si l'homme juste, luttant contre l'adversité, +est un spectacle digne du ciel, des êtres sensibles triomphant de +l'amour, méritent plus encore l'approbation de Dieu même! Aide-moi, je +puis me relever encore; mais si tu persistes, je ne serai bientôt plus +qu'un caractère abattu sous le poids du repentir, une âme douce, mais +commune; et la plus noble puissance du coeur, celle des sacrifices, +s'affoiblira tout-à-fait en moi. + +Sais-je enfin si je ne devrois pas m'éloigner de vous, pour vous-même? +Depuis quelque temps n'êtes-vous pas cruellement agité? puis-je, +hélas! puis-je me dire du moins que c'est pour votre bonheur, que +votre amie dégrade son coeur, en résistant à ses remords? + + + + +LETTRE XXIX. + +Léonce à Delphine. + + +J'ai peut-être mérité, par le trouble, où m'ont jeté des sentimens +trop irrésistibles, la cruelle lettre que vous m'écrivez; cependant je +ne m'y attendois pas. Je vous ai parlé de ce qui manquoit à mon +bonheur, et vous me proposez de vous séparer de moi! quelle foible +idée vous ai-je donc donnée de mon amour! Avez-vous pu penser que +j'existerois un instant après vous avoir perdue! Je ne sais si vous +avez raison d'éprouver les regrets et les remords qui vous agitent; je +ne demande rien, je n'exige rien; mais je veux seulement que vous +lisiez dans mon âme. Aucune puissance humaine, aucun ordre de vous ne +pourroit me faire supporter la vie, si je cessois de vous voir. C'est +à vous d'examiner ce que vaut cette vie, quels intérêts peuvent +l'emporter sur elle! Je ne murmurerai point contre votre décision, +quand vous saurez clairement ce que vous prononcez. + +Je sens presque habituellement, à travers le bonheur dont je jouis +près de toi, que la douleur n'est pas loin, qu'elle peut rentrer dans +mon âme avec d'autant plus de force, que des instans heureux l'ont +suspendue. Delphine, j'ai vingt-cinq ans; déjà je commence à voir +l'avenir comme une longue perspective, qui doit se décolorer à mesure +que l'on avance, Veux-tu que j'y renonce? je le ferai sans beaucoup de +peine; mais je te défends de jamais parler de séparation. Dis-moi, _je +crois ta mort nécessaire_, mon coeur n'en sera point révolté; mais +j'éprouve une sorte d'irritation contre toi, quand tu peux me parler +de ne plus se voir, comme d'une existence possible. + +Mon amie! j'ai eu tort de t'entretenir de mes chagrins, pardonne-moi +mon égarement; en me présentant une idée horrible, tu m'as fait sentir +combien j'étois insensé de me plaindre! Hélas! n'est-ce donc que par +la douleur, que la raison peut rentrer dans le coeur de l'homme! et +n'apprend-on que par elle à se reprocher des désirs trop ambitieux! Eh +bien! eh bien! ne me parle plus d'absence, et je me tiens pour +satisfait. + +Pourrois-je oublier quel charme je goûte, en te confiant mes pensées +les plus intimes? lorsque nous regardons ensemble les événemens du +monde, comme nous étant étrangers, comme nous faisant spectacle de +loin, et que, nous suffisant l'un à l'autre, les circonstances +extérieures ne nous paraissent qu'un sujet d'observations. Ah! +Delphine, j'accepterois avec toi l'immortalité sur cette terre; les +générations qui se succéderoient devant nous, ne rempliroient mon âme +que d'une douce tristesse; je renouvellerais sans cesse avec toi mes +sentimens et mes idées; je revivrois dans chaque entretien. + +--Mon amie; écartons de notre esprit toutes les inquiétudes que notre +imagination pourroit exciter en nous; il n'y a rien de réel au monde +qu'aimer; tout le reste disparoît, ou change de forme et d'importance, +suivant notre disposition: mais le sentiment ne peut être blessé sans +que la vie elle-même ne soit attaquée. Il régloit, il inspiroit tous +les intérêts, toutes les actions; l'âme qu'il remplissoit ne sait plus +quelle route suivre, et perdue dans le temps, toutes les heures ne lui +présentent plus ni occupations, ni but, ni jouissances. + +Crois-moi, Delphine, il y a de la vertu dans l'amour, il y en a même +dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes +avec tant de force; mais comment peux-tu te croire coupable, quand la +pure innocence guide tes actions et ton coeur? Comment peux-tu rougir +de toi, lorsque je me sens pénétré d'une admiration si profonde pour +ton caractère et ta conduite? Juge de tes vertus comme de tes charmes, +par l'amour que je ressens pour toi. Ce n'est pas ta beauté seule qui +l'a fait naître; tes perfection morales m'ont inspiré cet enthousiasme +qui, tour à tour, exalte et combat mes désirs. O mon amie, abjure ta +lettre, sois fière d'être aimée, et ne te repens pas de me consacrer +ta vie. + + + + +LETTRE XXX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 2 avril 1791. + + +Vous m'écrivez moins souvent, ma chère Louise, et vous évitez de me +parler de Léonce; il n'y a pas moins de tendresse dans vos lettres, +mais un sentiment secret de blâme s'y laisse entrevoir: ah! vous avez +raison, je le mérite, ce blâme; j'ai perdu le moment du courageux +sacrifice, jugez vous-même à présent s'il est possible: je vous envoie +la dernière lettre que j'ai reçue de Léonce; puis-je partir après ces +menaces funestes, le puis-je? Toutes les femmes qui ont aimé, je le +sais, se sont crues dans une situation qui n'avoit jamais existé +jusqu'alors; mais, néanmoins, ne trouvez-vous pas que le sentiment de +Léonce pour moi n'a point d'exemple au monde? + +Cette tendresse profonde, dans une âme si forte, cet oubli de tout, +dans un caractère qui sembloit devoir se livrer avec ardeur aux +distinctions qui l'attendoient dans la vie; et quel homme étoit plus +fait que Léonce pour aspirer à tous les genres de gloire? la noblesse +de ses expressions, la dignité de ses regards, m'en imposent +quelquefois à moi-même; je jouis de me sentir inférieure à lui. Jamais +aucun triomphe n'a fait goûter autant de jouissances que j'en éprouve, +en abaissant mon caractère devant celui de Léonce. Qui pourroit +mesurer tout ce qu'il est déjà, et tout ce qu'il peut devenir? Par +de-là les perfections que j'admire, j'en soupçonne de nouvelles qui me +sont inconnues; et lorsqu'il se sert des expressions les plus +ardentes, quelque chose de contenu dans son accent, de voilé dans ses +regards, me persuade qu'il garde en lui-même des sentimens plus +profonds encore que ceux qu'il consent à m'exprimer. Léonce exerce sur +moi la toute-puissance que lui donnent à la fois son esprit, son +caractère et son amour. Il me semble que je suis née pour lui obéir +autant que pour l'adorer; seule, je me reproche la passion qu'il +m'inspire; mais en sa présence, le mouvement involontaire de mon âme +est de me croire coupable, quand j'ai pu le rendre malheureux. Il me +semble que son visage, que sa voix, que ses paroles portent +l'empreinte de la vertu même, et m'en dictent les lois. Ces +récompenses célestes qu'on éprouve au fond de son coeur, quand on se +livre à quelque généreux dessein, je crois les goûter quand il me +parle; et lorsque, dans un noble transport, il me dit qu'il faut +immoler sa vie à l'amour, je rougirois de moi-même, si je ne +partageois pas son enthousiasme. + +Ne craignez pas, cependant, que son empire sur moi me rende +criminelle; le même sentiment qui me soumet à ses volontés me défend +contre la honte. Léonce commande à mon sort, parce que j'admire son +caractère, parce qu'il réunit toutes les vertus que vous m'avez appris +à chérir; je ne puis le quitter, s'il ne consent pas lui-même à ce +sacrifice; mais, lorsque oubliant la différence de nos devoirs, il +veut me faire manquer aux miens, je m'arme contre lui de ses qualités +mêmes, et, certaine qu'il ne sacrifierait pas son honneur à l'amour, +le désir de l'égaler m'inspire le courage de lui résister. Ah! Louise, +c'est bien peu, sans doute, que de conserver une dernière vertu, quand +on a déjà bravé tant d'égards, tant de devoirs, qui me paroissoient +jadis aussi sacrés que ceux que je respecte encore; mais ne gardez pas +sur ma situation ce silence cruel! ne croyez pas qu'il ne soit plus +temps de me donner des conseils, que je n'en puisse recevoir aucun! +une fois, peut-être, je les suivrai, je n'en sais rien; mais aimez-moi +toujours. + +Hélas! notre situation peut à chaque instant être bouleversée. Je +partirois, si Matilde, découvrant nos sentimens, désiroit que je +m'éloignasse; je partirois, si Léonce cessoit un seul jour de me +respecter, ou si l'opinion me poursuivoit au point de le rendre +malheureux lui-même. Ah! de combien de manières prévues et imprévues, +le bonheur dont je ne jouis qu'en tremblant ne peut-il pas m'être +arraché! Louise, ne vous hâtez donc pas de prendre avec moi ce ton de +froideur et de réserve, qu'il ne faut adresser qu'aux amis dont le +sort est trop prospère; n'oubliez pas la pitié, je vous la demanderai +peut-être bientôt. + +Déjà vous m'inquiétez, en m'annonçant que M. de Valorbe, ayant perdu +sa mère, se prépare à partir pour Paris; il faudra que j'instruise +Léonce, et de ses sentimens pour moi, et de ses droits à ma +reconnoissance; mais de quelque manière que je les lui fasse +connoître, sa présence lui sera toujours importune. Ne pouvez-vous +donc pas détourner M. de Valorbe de venir ici? Vous savez que, sous +des formes timides et contraintes, il a un amour-propre très-sombre et +très-amer, et que tout ce qu'il dit de son dégoût de la vie, vient +uniquement de ce qu'il a une opinion de lui qu'il ne peut faire +partager aux autres; il a plus d'esprit qu'il n'en sait montrer, ce +qui est précisément le contraire de ce qu'il faut pour réussir à +Paris, où l'on n'a le temps de découvrir le mérite de personne. Quand +il ne devineroit pas mes véritables sentimens, il suffiroit de la +supériorité de Léonce pour lui donner de l'humeur; et que de malheurs +ne peut-il pas en arriver! Essayez de lui persuader, ma chère Louise, +que rien ne pourra jamais me décider à me remarier. Je ne puis vous +exprimer assez combien il me sera pénible de revoir M. de Valorbe, +s'il me faut supporter qu'il me parle encore de son amour. D'ailleurs +ma société est maintenant si resserrée, qu'en y admettant M. de +Valorbe, je m'expose à faire croire qu'il m'intéresse. + +Je ne vois habituellement que M. et madame de Lebensei, et +quelquefois, mais plus rarement, M. et madame de Belmont; l'esprit de +M. de Lebensei me plaît extrêmement, sa conversation m'est chaque jour +plus agréable; il n'a de prévention ni de parti pris sur rien à +l'avance, et sa raison lui sert pour tout examiner. La société d'un +homme de ce genre vous promet toujours de la sécurité et de l'intérêt; +on ne craint point de lui confier sa pensée, l'on est sûr de la +confirmer ou de la rectifier en l'écoutant. + +Sa femme a moins d'esprit et surtout moins de calme que lui; sa +situation dans la société la rend malheureuse, sans qu'elle consente +même à se l'avouer; ce chagrin est fort augmenté par une inquiétude +très-naturelle et très-vive qu'elle éprouve dans ce moment; elle est +prête d'accoucher, et elle a des raisons de craindre que sa grand'mère +et sa tante, qui sont toutes les deux très-dévotes, ne veuillent pas +reconnoître son enfant. Elle m'a dit, sans vouloir s'expliquer +davantage, qu'elle avoit un service à me demander auprès de ses +parens, qui sont un peu les miens; je serai trop heureuse de le lui +rendre. Je voudrois lui faire quelque bien. Elle est souvent honteuse +de ses peines, et mécontente de sa sensibilité, dont les jouissances +ne lui font pas oublier tout le reste; elle craint que son mari ne +s'aperçoive de ses chagrins; et reprend un air gai chaque fois qu'il +la regarde. Madame de Belmont, avec un mari aveugle et ruiné, jouit +d'une félicité bien plus pure; elle ne vit pas plus dans le monde que +madame de Lebensei, mais elle n'a pas l'idée qu'elle en soit écartée; +elle choisit la solitude, et la pauvre Élise y est condamnée: je la +plains, parce qu'elle souffre, car, à sa place, je serois parfaitement +heureuse; elle se croit, et a raison de se croire innocente; elle a +épousé ce qu'elle aime; et l'opinion la tourmente! quelle foiblesse! + +Adieu, ma soeur, ne m'abandonnez pas; reprenons l'habitude de nous +écrire chaque jour tout ce que nous éprouvons; je ne me crois pas un +sentiment dont votre coeur indulgent et tendre ne puisse accepter la +confidence. + + + + +LETTRE XXXI. + +Léonce à Delphine, + + +Le neveu de madame du Marset est menacé de perdre son régiment, pour +avoir montré, dit-on, une opinion contraire à la révolution. M. de +Lebensei a beaucoup de crédit auprès des députés démocrates de +l'assemblée constituante; madame du Marset est venue me demander de +vous engager à le prier de sauver son neveu. Si M. d'Orsan perdoit son +régiment, il manqueroit un mariage riche qui, dans son état de +fortune, lui est indispensablement nécessaire: je sais quelle a été la +conduite de madame du Marset envers vous, envers moi; mais je trouve +plaisir à vous donner l'occasion d'une vengeance qui satisfait assez +bien la fierté: car ce n'est point par bonté pure qu'on rend service à +ceux dont on a raison de se plaindre; on jouit de ce qu'ils +s'humilient en vous sollicitant, et l'on est bien aise de se donner le +droit de dédaigner ceux qui avoient excité notre ressentiment. Cette +raison, d'ailleurs, n'est pas la seule qui me fasse désirer que vous +soyez utile à madame du Marset. + +Vous savez, quoique nous en parlions rarement ensemble, combien les +querelles politiques s'aigrissent à présent; on a dit assez souvent, +et madame du Marset a singulièrement contribué à le répandre, que vous +étiez très-enthousiaste des principes de la révolution françoise: il +me semble donc qu'il vous convient particulièrement d'être utile à ses +ennemis; cette conduite peut faire tomber ce qu'on a dit contre vous à +cet égard. En voyant le cours que prennent les événemens politiques de +France, je souhaite tous les jours plus, que l'on ne vous soupçonne +pas de vous intéresser aux succès de ceux qui les dirigent. + +Vous avez exigé de moi, mon amie, que j'accompagnasse Matilde à +Mondoville; j'aurois plutôt obtenu d'elle que de vous la permission de +m'en dispenser: savez-vous que ce voyage durera plus d'une semaine? +Avez-vous songé à ce qu'il m'en coûte pour vous obéir? toutes les +peines de l'absence, oubliées depuis trois mois, se sont représentées +à mon souvenir. Je vous en prie, soyez fidèle à la promesse que vous +m'avez faite de m'écrire exactement. Je sais d'avance les journées qui +m'attendent; elles n'auroient point de but ni d'espérance, si je ne +devois pas recevoir une lettre de vous. Shakespeare a dit, que la _vie +étoit ennuyeuse comme un conte répété deux fois_. Ah! combien cela est +vrai des momens passés loin de Delphine! quel fastidieux retour des +mêmes ennuis et des mêmes peines! + +Adieu, mon amie; j'éprouve une tristesse profonde, et quand je +m'interroge sur la cause de cette tristesse, je sens que ce sont ces +huit jours qui me voilent le reste de l'avenir; et vous osiez penser à +me quitter! N'en parlons plus; cette idée, je l'espère, ne vous est +jamais venue sérieusement; vous vous en êtes servie pour m'effrayer de +mes égaremens, et peut-être avez-vous réussi. Adieu. + + + + +LETTRE XXXII. + +Delphine à Léonce. + + +M. de Lebensei, quelques heures après avoir reçu ma lettre, a terminé +l'affaire de M. d'Orsan; vous pouvez mon cher Léonce, en instruire +madame du Marset; je ne me soucie pas le moins du monde d'en avoir le +mérite auprès d'elle, car il seroit usurpé. Je l'ai servie parce que +vous le désiriez, et non par les motifs que vous m'avez présentés. +Sans doute, je pense comme vous qu'il faut être utile même à ses +ennemis, quand on en a la puissance; mais, comme les moyens de rendre +service sont très bornés pour les particuliers, je ne m'occupe de +faire du bien à mes ennemis, que quand il ne me reste pas un seul de +mes amis qui ait besoin de moi; c'est un plaisir d'amour-propre, que +de condamner à la reconnoissance les personnes dont on a de justes +raisons de se plaindre; il ne faut jamais compter parmi les bonnes +actions les jouissances de son orgueil. + +Quant à l'intérêt que je puis avoir à me faire aimer de ceux qui n'ont +pas les mêmes opinions que moi, je n'y mettrois pas le moindre prix +sans vous. Je déteste les haines de parti, j'en suis incapable; et +quoique j'aime vivement et sincèrement la liberté, je ne me suis point +livrée à cet enthousiasme, parce qu'il m'auroit lancée au milieu de +passions qui ne conviennent point à une femme; mais, comme je ne veux +en aucune manière désavouer mes opinions, je me sentirois plutôt de +l'éloignement que du goût, pour un service qui auroit l'air d'une +expiation: je dirai plus, il n'atteindroit pas son but; toutes les +fois qu'on mêle un calcul à une action honnête, le calcul ne réussit +pas. + +Je veux vous transcrire à ce sujet un passage de la lettre que m'a +répondue M. de Lebensei: «Il faut, me dit-il, se dévouer, quand on le +peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu'entraîne une révolution, +et qui pèsent davantage encore sur les personnes opposées à cette +révolution même; mais il ne faut pas compter en général sur le +souvenir qu'elles en conserveront. Je me suis donné, il y a deux mois, +beaucoup de peine pour faire sortir de prison un homme que je ne +connois pas, mais qui auroit risqué de perdre la vie, pour un fait +politique dont il étoit accusé: j'ai appris hier, qu'il disoit partout +que j'étois un homme d'une activité très-dangereuse; j'ai chargé un de +mes amis de lui rappeler que, sans cette prétendue activité, il +n'existeroit plus, et qu'elle devoit au moins trouver grâce a ses +yeux. Un tel _désappointement_ m'est fort égal, à moi qui suis +tout-à-fait indifférent à ce que disent et pensent les personnes que +je n'aime pas. Seulement je vous cite cet exemple, pour vous prouver +qu'un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son +aise celui qui lui a fait du bien, lorsqu'il n'est pas de la même +opinion que lui; et peut-être arrive-t-il souvent que l'on invente, +pour se dégager d'une reconnoissance pénible, mille calomnies +auxquelles on n'auroit pas pensé, si l'on étoit resté tout-à-fait +étrangers l'un à l'autre.» M. de Lebensei va peut-être un peu loin, en +s'exprimant ainsi; mais j'ai voulu que vous sussiez bien, cher Léonce, +que j'avois servi madame du Marset pour vous plaire, et sans aucun +autre intérêt. Il m'a paru que dans cette affaire, M. de Lebensei +accordoit une grande influence à votre nom; je crois qu'il seroit bien +aise de se lier avec vous: voulez-vous qu'à votre retour je vous +réunisse ensemble à dîner chez moi? + +Voilà une lettre, mon ami, qui ne contient rien que des affaires; vous +l'avez voulu, en m'occupant de madame du Marset: j'aurois pu vous +entretenir cependant de la douleur que me cause votre absence; quand +il me faut passer la fin du jour seule; dans ces mêmes lieux où j'ai +goûté le bonheur de vous voir, je me livre aux réflexions les plus +cruelles. Hélas! ceux qui n'ont rien à se reprocher supportent +doucement une séparation momentanée; mais quand on est mécontent de +soi, l'on ne peut se faire illusion qu'en présence de ce qu'on aime. +Gardez-vous cependant d'affliger Matilde en revenant avant elle: +songez que pour calmer mes remords, j'ai besoin de me dire sans cesse +que mes sentimens ne nuisent point au bonheur de Matilde, et qu'à ma +prière même, vous lui rendez souvent des soins que peut-être sans moi +vous négligeriez. + + + + +LETTRE XXXIII. + +Léonce à Delphine, + +Mondoville, ce 20 avril. + + +Avant de quitter Mondoville, mon amie, je veux m'expliquer avec vous +sur un mot de votre dernière lettre qui l'exige; car je ne puis +souffrir d'employer des momens que nous passons ensemble à discuter +les intérêts de la vie. Je ferai toujours tout ce que vous désirez; +mais si vous ne l'exigez pas, je préfère ne pas me lier avec M. de +Lebensei. Je puis, au milieu des événemens actuels, me trouver engagé, +quoiqu'à regret, dans une guerre civile; et certainement je servirais +alors dans un parti contraire à celui de M. de Lebensei. + +Je vous l'ai dit plusieurs fois, les querelles politiques de ce +moment-ci n'excitent point en moi de colère; mon esprit conçoit +très-bien les motifs qui peuvent déterminer les défenseurs de la +révolution, mais je ne crois pas qu'il convienne à un homme de mon nom +de s'unir à ceux qui veulent détruire la noblesse. J'aurois l'air, en +les secondant, ou d'être dupe, ce qui est toujours ridicule; ou de me +ranger par calcul du parti de la force, et je déteste la force, alors +même qu'elle appuie la raison. Si j'avois le malheur d'être de l'avis +du plus fort, je me tairois. + +D'autres sentimens encore; doivent me décider dans la circonstance +présente; je conviens que, de moi-même, je n'aurois pas attaché le +point d'honneur au maintien des privilèges de la noblesse; mais, +puisqu'il y a de vieilles têtes de gentilshommes qui ont décidé que +cela devoit être ainsi, c'en est assez pour que je ne puisse pas +supporter l'idée de passer pour démocrate; et, dussé-je avoir mille +fois raison en m'expliquant, je ne veux pas même qu'une explication +soit nécessaire, dans tout ce qui tient à mon respect pour mes +ancêtres, et aux devoirs qu'ils m'ont transmis. Si j'étois un homme de +lettres, je chercherois en conscience les vérités philosophiques qui +seront peut-être un jour généralement reconnues; mais, quand on a un +caractère qui supporte impatiemment le blâme, il ne faut pas s'exposer +à celui de ses contemporains, ni des personnes de sa classe. La gloire +même qu'on pourroit acquérir dans la prospérité, ne sauroit en +dédommager: certes, il n'est pas question de gloire maintenant dans le +parti de la liberté; car les moyens employés pour arriver à ce but +sont tellement condamnables, qu'ils nuisent aux individus, quand il se +pourroit, ce que je ne crois pas, qu'ils servissent la cause. + +Vous aimez la liberté par un sentiment généreux, romanesque même, pour +ainsi dire, puisqu'il se rapporte à des institutions politiques. Votre +imagination a décoré ces institutions de tous les souvenirs +historiques qui peuvent exciter l'enthousiasme. Vous aimez la liberté, +comme la poésie, comme la religion, comme tout ce qui peut ennoblir et +exalter l'humanité; et les idées que l'on croit devoir être étrangères +aux femmes, se concilient parfaitement avec votre aimable nature, et +semblent, quand vous les développez, intimement unies à la fierté et à +la délicatesse de votre âme; cependant je suis toujours affligé, quand +on vous cite pour aimer la révolution; il me semble qu'une femme ne +sauroit avoir trop d'aristocratie dans ses opinions, comme, dans le +choix de sa société; et tout ce qui peut établir une distance de plus +me paroît convenir davantage à votre sexe et à votre rang. Il me +semble aussi qu'il vous sied bien d'être toujours du parti des +victimes; enfin, et c'est de tous les motifs celui qui influe le plus +sur moi, on se fait trop d'ennemis dans la société où nous vivons, en +adoptant les opinions politiques qui dominent aujourd'hui; et je +crains toujours que vous ne souffriez une fois de la malveillance +qu'elles excitent. + +N'ai-je pas trop abusé, ma Delphine, de la déférence que vous daignez +avoir pour moi, en vous donnant presque des conseils? Mais vous +m'inspirez je ne sais quel mélange, quelle réunion parfaite de tous +les sentimens que le coeur peut éprouver. Je voudrois être à la fois +votre protecteur et votre amant; je voudrois vous diriger et vous +admirer en même temps: il me semble que je suis appelé à conduire dans +le monde un ange qui n'en connoît pas encore parfaitement la route, et +se laisse guider sur la terre par le mortel qui l'adore, loin des +pièges inconnus dans le ciel dont il descend. Adieu; déjà je suis +délivré de trois jours, sur les dix qu'il faut passer loin de vous. + + + + +LETTRE XXXIV. + +Delphine à Léonce. + +Bellerive, ce 24 avril. + + +Je ne veux point combattre vos raisonnemens; mon respect pour vos +qualités, pour vos défauts même, m'interdit d'insister jamais, dès que +vous croyez votre honneur intéressé le moins du monde dans une opinion +quelconque. Mais quand vous prononcez l'horrible mot de _guerre +civile_, puis-je ne pas m'affliger profondément du peu d'importance +que vous attachez à la conviction individuelle, dans les questions +politiques? Vous parlez de se décider entre les deux partis, comme si +c'étoit une affaire de choix, comme si l'on n'étoit pas invinciblement +entraîné dans l'un ou l'autre sens, par sa raison et par son âme. + +Je n'ai point d'autre destinée que celle de vous plaire, je n'en veux +jamais d'autre: vous êtes donc certain que j'éviterai avec soin de +manifester une opinion que vous ne voulez pas que je témoigne; mais si +j'étois un homme, il me seroit aussi impossible de ne pas aimer la +liberté, de ne pas la servir, que de fermer mon coeur à la générosité, +à l'amitié, à tous les sentimens les plus vrais et les plus purs. Ce +ne sont pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter +de semblables idées; il s'y mêle un enthousiasme généreux, qui +s'empare de vous, comme toutes les passions nobles et fières, et vous +domine impérieusement. Vous éprouveriez cette impression, si les +opinions de votre mère et celle des grands seigneurs espagnols, avec +qui vous avez vécu dès votre enfance, ne vous avoient point inspiré, +pour la défense de la noblesse, les sentimens que vous deviez +consacrer, peut-être, à la dignité et à l'indépendance de la nation +entière. Mais c'est assez vous parler de votre manière de voir; avant +tout, il s'agit de votre conduite. + +Quoi! Léonce, seriez-vous capable de faire la guerre à vos +concitoyens, en faveur d'une cause dont vous n'êtes pas réellement +enthousiaste? Je vous en donne pour preuve l'objection même que vous +faites contre le parti qui soutient la révolution: _il est le plus +fort_, dites-vous, _et je ne veux pas être soupçonné de céder à la +force_; et ne craignez-vous pas aussi qu'on, ne vous accuse d'être +déterminé par votre intérêt personnel, en défendant les privilèges de +la noblesse? Croyez-moi, quelle que soit l'opinion que l'on embrasse, +les ennemis trouvent aisément l'art de blesser la fierté par les +motifs qu'ils vous supposent; il faut en revenir aux lumières de son +esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l'on fasse, +s'efforcent toujours de ternir l'éclat de nos sentimens les plus purs. +Ce qui est surtout impossible, c'est de concilier entièrement en sa +faveur l'opinion générale, lorsqu'un fanatisme quelconque divise +nécessairement la société en deux bandes opposées. Tout vous prouvera +ce que j'ai souvent osé vous dire, c'est qu'on ne peut jamais être sûr +de sa conduite ni de son bonheur, quand on fait dépendre l'une et +l'autre des jugemens des hommes. Quoi qu'il en soit, ce que j'ai voulu +vous démontrer, c'est que vous n'étiez pas profondément persuadé de la +justice de la cause que vous voulez soutenir, et qu'ainsi vous n'avez +pas le droit d'exposer une goutte de votre sang, de ce sang qui est le +mien, pour une opinion que vous avez jugée convenable, mais qu'une +conviction vive ne vous a point inspirée; votre devoir, dans votre +manière de penser, c'est l'inaction politique, et tout mon bonheur +tient à l'accomplissement de ce devoir. Ah! mon ami, renoncez à ces +passions qui paroissent factices auprès de la seule naturelle, de la +seule qui pénètre l'âme tout entière, et change, comme par une sorte +d'enchantement, tout ce qu'on voit en une source d'émotions heureuses! +Soumettez les intérêts de convention à la puissance de l'amour; +oubliez la destinée des empires pour la nôtre. L'égoïsme est permis +aux âmes sensibles; et qui se concentre dans ses affections peut, sans +remords, se détacher du reste du monde. + + + + +LETTRE XXXV. + +Delphine à Léonce. + +Bellerive, ce 26 avril. + + +Mon ami, je ne veux faire aucune démarche sans vous consulter; hélas! +je sais trop ce qu'il m'en a coûté. + +Madame de Lebensei est accouchée, il y a huit jours, d'un fils; j'ai +été chez elle ce matin, et je m'attendois à la trouver dans le plus +heureux moment de sa vie; mais les fortes raisons qu'elle a de +craindre que sa famille ne veuille pas reconnoître son enfant, +changent en désespoir les pures jouissances de la maternité; elle veut +faire une démarche simple, mais noble, aller elle-même chez sa +grand'mère et chez sa tante, pour mettre son fils à leurs pieds; mais +elle désire que je l'accompagne. Ces vieilles dames sont de mes +parentes, et comme je leur ai toujours montré des égards, elles sont +bien disposées pour moi. Madame de Lebensei m'a fait cette demande en +tremblant, et j'ai vu, par l'état où elle étoit en me l'adressant, +quelle importance elle y attachoit. Un mouvement tout-à-fait +involontaire m'a entraînée à lui dire que j'y consentois: je la voyois +souffrir, et j'avois besoin de la soulager; l'instant d'après, j'ai +cru découvrir, en y réfléchissant, un rapport éloigné entre la +résolution prompte que je venois de prendre, et ma facile +condescendance pour Thérèse. A ce souvenir, j'ai frissonné; mais il +m'a été impossible de détromper madame de Lebensei d'un espoir qu'elle +avoit saisi si vivement, qu'il étoit presque devenu son droit; et j'ai +continué à lui parler de choses indifférentes, pour qu'elle ne crût +pas que je m'occupois de la promesse que je lui avois faite. En +rentrant chez moi, cependant, j'ai résolu de soumettre cette promesse +elle-même à votre volonté. Répondez-moi positivement avant votre +retour. Je ne vous cache pas qu'il m'en coûteroit extrêmement de +manquer de générosité envers madame de Lebensei, et de perdre dans +l'estime de son mari que je considère beaucoup. Il vient de mettre une +grâce parfaite à terminer l'affaire de madame du Marset, que je lui +avois recommandée en votre nom. Me montrer froide et égoïste, quand je +suis naturellement le contraire, seroit de tous les sacrifices le plus +pénible pour moi. C'est presque refuser un bienfait du ciel, que +d'éloigner l'occasion simple qui se présente de rendre un service +essentiel, de causer un grand bonheur; néanmoins, jusqu'à la sympathie +même, jusqu'à ce sentiment que je n'ai jamais repoussé, je suis prête +à tout vous immoler. Si vous exigez que je me dégage avec monsieur et +madame de Lebensei, je le ferai. + +Comment se peut-il faire qu'il vous échappe encore des plaintes amères +dans votre dernière lettre! [Cette lettre ne s'est pas trouvée] +Léonce, notre bonheur se conservera-t-il? Je crois voir approcher +l'orage qui nous menace. Ah! que je meure avant qu'il éclate! + + + + +LETTRE XXXVI. + +Léonce à Delphine. + +Mondoville, ce 29 avril. + + +Je ne veux pas contrarier les mouvemens généreux de votre âme, ma +noble amie; j'espère qu'il ne résultera aucun mal de cette démarche. +J'aurois désiré que madame de Lebensei vous l'eût épargnée; mais +puisque vous avez donné votre parole, je pense comme vous, qu'il +n'existe plus aucun moyen honorable de vous en dégager. Adieu, ma +Delphine! malgré mes instances, madame de Mondoville ne veut partir +que dans quatre jours; je serai à Bellerive seulement le 4 mai, à sept +heures. + + + + +LETTRE XXXVII. + +Madame de Lebensei à madame d'Albémar. + +Cernay, ce 2 mai 1791. + + +Vous m'avez rendu, madame, le bonheur que j'étois menacée de perdre +sans retour! je ne pouvois supporter l'idée que mon fils ne seroit pas +reconnu dans ma famille, et j'avois épuisé, pour y réussir, tous les +moyens qu'un caractère assez fier pouvoit me suggérer. Vous avez paru, +et tout a été changé; la vieillesse, les préjugés, l'embarras d'une +longue injustice, rien n'a pu lutter contre la puissance irrésistible +de votre éloquence et de la vraie sensibilité qui vous inspiroit. + +Je n'oublierai jamais cet instant où, vous mettant à genoux devant ma +grand'mère, pour lui présenter mon enfant, elle a posé ses mains +desséchées sur les cheveux charmans qui couvroient votre tête, et vous +a bénie comme sa fille; ah! que je voudrois vous voir heureuse! Les +prières de tous ceux que votre bonté a protégés, ne seront-elles donc +jamais efficaces? + +M. de Lebensei est profondément reconnoissant de ce que vous venez de +faire pour nous; il ne parle de vous, depuis qu'il vous connoît, +qu'avec l'admiration la plus parfaite; permettez-moi de vous le dire, +nous ne passons pas un jour sans nous affliger ensemble de ce que +Léonce est l'époux de Matilde. Si M. de Mondoville, au milieu des +événemens que prépare la révolution, pouvoit un jour trouver comme moi +le moyen de rompre une union si mal assortie, mon mari seroit bien +ardent à le lui conseiller; mais à quoi servent nos inutiles voeux? +Qu'ils vous prouvent seulement combien nous nous occupons de vous! +Pensez avec quelque douceur, madame, au ménage de Cernay; vous lui +avez rendu la paix intérieure; ce bien, qui devoit nous consoler de la +perte de tous les autres, nous étoit ravi sans vous. + + + + +LETTRE XXXVIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 5 mai 1791. + + +J'ai joui, jusqu'au fond du coeur, ma chère Louise, d'avoir réussi à +réconcilier madame de Lebensei avec sa famille; mais ce sentiment est +troublé maintenant par une inquiétude vive; Léonce est arrivé hier +matin de Mondoville; je m'attendois à le voir dans la journée, +lorsqu'à huit heures du soir un homme à cheval est venu m'annoncer, de +sa part, qu'il ne pourrait pas venir; et cet homme, a qui j'ai parlé, +m'a dit qu'il avoit laissé Léonce dans une assemblée très-nombreuse, +chez madame du Marset: madame de Mondoville n'y étoit pas, et +cependant, en envoyant chez moi, il a donné l'ordre qu'on ne lui +amenât sa voiture qu'à une heure du matin. Comment se peut-il qu'il se +soit si facilement résolu à ne pas me revoir, après quinze jours +d'absence? Comment ne m'a-t-il pas écrit un seul mot? Seroit-il fâché +de ma démarche pour madame de Lebensei, quand il y a consenti, quand +il en sait l'heureux succès? + +Louise, j'ai déjà beaucoup souffert; mais si le coeur de Léonce se +refroidissoit pour moi, vous qui blâmez ma conduite, trouveriez-vous +que le ciel me punît justement? Non, vous ne le penseriez pas; non, le +plus grand des crimes, si je l'avois commis, seroit ainsi trop expié. +Mais pourquoi ces douloureuses craintes? ne peut-il pas avoir été +retenu par une difficulté, par une affaire? Ah! s'il commence à +calculer les affaires et les obstacles, si je ne suis plus pour lui +qu'un des intérêts de sa vie, placé comme les autres à son temps, dans +la mesure de ses droits, je ne consentirai point à ce prix au genre +d'existence qu'il m'a forcée d'adopter. C'est en inspirant un +sentiment enthousiaste et passionné, que je puis me relever à mes +propres yeux, malgré le blâme auquel je m'expose: si Léonce me +réduisoit à son estime, à ses soins, à son affection raisonnée, non, +la douleur et la gloire des sacrifices vaudroient mille fois mieux. +Louise, je me fais mal en développant cette idée et je m'efforce en +vain de m'occuper d'aucune autre. + +Madame d'Ervins m'écrit qu'elle sera de retour à Bellerive avant trois +semaines, pour me remettre sa fille et prendre le voile. M. de +Serbellane, n'espérant plus la faire changer de dessein, s'est établi +en Angleterre, où il vit plongé dans la tristesse la plus profonde: +homme généreux et infortuné! Louise, quelquefois je me persuade que +l'Être suprême a abandonné le monde aux méchans, et qu'il a réservé +l'immortalité de l'âme seulement pour les justes: les méchans auront +eu quelques années de plaisir, les coeurs vertueux de longues peines; +mais la prospérité des uns finira par le néant, et l'adversité des +autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée! qui +consoleroit de tout, hors de n'être plus aimée; car l'imagination +elle-même alors ne pourroit se former l'idée d'aucun bonheur à venir. + +Mon amie, combien je suis touchée de la dernière lettre que vous +m'avez écrite! vous revenez à me demander avec instance tous les +détails de ma vie, de cette vie que vous désapprouvez, et qui retarde +sans cesse le moment où je dois vous rejoindre: ah! c'est vous qui +savez aimer, c'est vous qui vous montrez toujours la même, qui n'avez +ni caprices, ni préventions, ni négligences; c'est vous.... Hélas! +croirois-je déjà que ce n'est plus lui! + + + + +LETTRE XXXIX. + +Madame d'Artenas à madame d'Albémar. + +Paris, ce 5 mai. + + +Il m'est vraiment douloureux, ma chère Delphine, d'être toujours +chargée de vous inquiéter; mais la délicatesse de M. de Mondoville +l'engageroit peut-être à vous cacher ce qui s'est passé hier au soir, +et il faut absolument que vous le sachiez. Ma nièce, qui va dîner dans +la vallée de Montmorenci, remettra cette lettre à votre porte. + +Je suis arrivée hier chez madame du Marset, à peu près dans le même +moment que Léonce: il venoit pour annoncer à la maîtresse de la +maison que son neveu conserveroit son régiment; elle lui en fit de +vifs remercîmens, et le pria de passer la soirée chez elle; il s'y +refusa: pendant ce temps on m'établit à une partie, qui m'empêcha +de me mêler de la conversation. Il y avoit dans la chambre un vrai +rassemblement des femmes de Paris les plus redoutables par leur +âge, leur aristocratie, ou leur dévotion; et l'on n'y voyoit aucune +de celles qui s'affranchissent de ces trois grandes dignités, par +le désir d'être aimables. Léonce s'ennuyoit assez, à ce que je +crois, en attendant que le quart d'heure qu'il destinoit à cette +visite fût écoulé; il étoit debout devant la cheminée, à causer +avec quatre ou cinq hommes, lorsque votre nom prononcé à demi-voix +dans les chuchotemens des femmes, attira son attention; il ne se +retourna pas d'abord, mais il cessa de parler pour mieux écouter, +et il entendit très-distinctement ces mots prononcés par madame du +Marset:--Savez-vous que madame d'Albémar a été présenter elle-même +à madame de Cernay le bâtard de sa petite-fille, de madame de +Lebensei? Singulier emploi pour une femme de vingt ans! + +--M. de Mondoville se retourna d'abord avec impétuosité, mais se +retenant ensuite, pour mieux offenser par son mépris, il pria +lentement madame du Marset de répéter ce qu'elle venoit de dire; il +articula cette demande avec un accent d'indignation et de hauteur, qui +fit trembler madame du Marset, et les témoins d'une scène qui +commençoit ainsi. Madame du Marset se déconcerta; madame de Tesin, qui +la protège dans sa carrière de méchanceté, et dont le caractère a plus +d'énergie que le sien, la regarda pour lui faire sentir qu'elle devoit +répondre. Madame du Marset reprit en disant:--Vous savez bien, +monsieur, qu'on ne peut pas regarder madame de Lebensei comme +légitimement mariée; ainsi, ainsi....--Je sais, interrompit M. de +Mondoville, par quelles bizarres idées vous imaginez qu'une femme qui +a fait divorce selon les lois établies dans le pays de son premier +mari, n'a pas le droit de se regarder comme libre; mais ce que je +sais, c'est qu'il doit vous suffire que madame d'Albémar reçoive +madame de Lebensei, pour vous tenir pour honorée, si madame de +Lebensei venoit chez vous.-- + +Madame du Marset n'avoit plus la force de se défendre; elle pâlissoit, +et cherchoit des yeux un appui. Madame de Tesin sentit avec son esprit +ordinaire, que pour intéresser une partie de la société qui étoit +présente à la cause de madame du Marset, il falloit y faire intervenir +l'esprit de parti:--Quant à moi, dit-elle alors, ce que je ne +concevrai jamais, c'est pourquoi madame d'Albémar reçoit +habituellement un homme qui a des opinions politiques aussi +détestables que celles de M. de Lebensei.--Madame du Marset, reprit +vivement M. de Mondoville, sait mieux que personne les motifs qu'on +peut avoir pour se lier avec M. de Lebensei; c'est à lui qu'elle doit +que M. d'Orsan, son neveu, conserve son régiment; et c'est à la prière +seule de madame d'Albémar que M. de Lebensei s'en est mêlé, car il ne +connoît point madame du Marset: j'ai reçu vingt billets d'elle pour +engager ma cousine, madame d'Albémar, à solliciter M. de Lebensei; +elle l'a fait, elle y a réussi, et quand son adorable bonté l'engage à +réunir une famille divisée, c'est madame du Marset qui se hasarde à +blâmer la conduite de ma cousine; mais je m'arrête, dit-il, c'en est +assez; il me suffit d'avoir prouvé à ceux qui m'écoutent que les +propos inspirés par l'ingratitude et l'envie, méritent à peine qu'un +honnête homme y réponde.-- + +M. de Fierville sentit alors une sorte de honte de laisser ainsi +humilier son amie, madame du Marset; il avoit jeté un coup d'oeil sur +M. d'Orsan, pour l'engager à protéger sa tante; mais, comme il +persistoit à se taire, M. de Fierville lui-même, quoique âgé de +soixante et dix ans, ne put s'empêcher de dire à Léonce:--Vous aurez +un peu de peine, monsieur, si vous voulez empêcher qu'on ne parle des +imprudences sans nombre de madame d'Albémar; il ne suffit pas pour +cela de faire taire les femmes.--Léonce à ce mot rougit et pâlit de +colère: impatient de s'en prendre à quelqu'un de son âge, il s'avança +au milieu du cercle, et quoiqu'il parlât à M de Fierville, il fixoit +M. d'Orsan.--Vous ayez raison, dit-il, les vieillards et les femmes +n'ont rien à faire dans cette occasion, et j'attends qu'un jeune homme +soutienne ce que la foiblesse de votre âge vous a permis +d'avancer.--Ces paroles furent prononcées avec un geste de tête d'une +fierté inexprimable; un profond silence y succéda, ce silence étoit +embarrassant pour tout le monde; mais personne n'osoit le rompre. + +M. d'Orsan, quoique brave, ne se soucioit point de se battre avec +Léonce, et probablement ensuite avec M. de Lebensei, pour les propos +de sa tante; il prit un air distrait, caressa le petit chien de madame +du Marset, le seul qui au milieu de cette scène osât faire du bruit +comme à l'ordinaire, et s'approcha avec empressement de la partie où +j'étois, comme s'il eût été très-curieux de mon jeu. Madame de Tesin, +vivement irritée du triomphe de Léonce, se leva brusquement, et +traversa le cercle pour aller parler à M. d'Orsan: son mouvement fut +si remarquable, que tout le monde comprit qu'elle vouloit décider le +neveu de madame du Marset à répondre à Léonce. Une femme qui +s'intéresse à M. d'Orsan tendit les bras involontairement, comme pour +arrêter madame de Tesin; elle ne s'en aperçut seulement pas, et +prenant M. d'Orsan à part, elle lui parla bas avec une grande +activité. Léonce, qui ne perdoit de vue rien de ce qui se passoit, se +retourna vers madame du Marset, et lui dit avec un sourire d'une +orgueilleuse amertume:--J'accepte, madame, l'invitation que vous +m'avez faite, je reste ici ce soir; je veux laisser du temps, +ajouta-t-il d'une voix plus haute, à tous ceux qui délibèrent.--Il +sortit alors pour donner un ordre à ses gens, et salua, en allant vers +la porte, le tête-à-tête de madame de Tesin et de M. d'Orsan avec un +dédain qui véritablement devoit les offenser. + +Pendant l'absence momentanée de Léonce, quelques femmes enhardies +parlèrent un peu plus haut, et se hâtèrent de dire:--_Vous voyez que +M. de Mondoville aime madame d'Albémar; il est bien clair quelle +répond à son amour, elle ne s'est établie à Bellerive que pour être +plus libre de le recevoir_. Léonce rentra, elles se turent subitement, +avec un effroi ridicule: que pouvoient-elles craindre? Mais M. de +Mondoville a un ascendant si marqué sur tout le monde, que les âmes +qui ne sont point de sa trempe redoutent sa colère, sans même se faire +une idée de l'effet qu'elle peut avoir. Il continua le reste de la +soirée à examiner madame du Marset, madame de Tesin et M. d'Orsan; il +réunissoit habilement dans son regard l'observation et l'indifférence, +M. d'Orsan, qui s'étoit replacé près de notre partie, offrit d'en +être, et s'y établit. Léonce vint deux fois près de la table; M. +d'Orsan ne lui dit rien, et quand le jeu fut fini, il partit: Léonce +alors s'en alla. + +Je restai, parce que je vis bien que les amies de madame du Marset, +qui ne s'étoient point encore retirées, se préparoient à se déchaîner +contre vous. Madame de Tesin commença par déclarer que M. d'Orsan +devoit se battre avec M. de Mondoville, puisqu'il avoit insulté sa +tante; je pris la parole avec chaleur, en disant que rien ne me +paroissoit plus mal dans une femme que d'exciter les hommes au +duel.--Il y a tout à la fois, ajoutai-je, de la cruauté, du caprice, +et peu d'élévation, dans ce désir de faire naître des dangers qu'on ne +partage pas, dans ce besoin orgueilleux d'être la cause, d'un +événement funeste.--C'est bien vrai, s'écria un vieil officier, dont +la bravoure ne pouvoit être suspecte, et qu'on n'avoit pas remarqué, +parce qu'il s'étoit endormi derrière la chaise de madame du Marset; il +se réveilla comme je parlois, et répétant encore une fois:--C'est bien +vrai; il ajouta:--Si une femme m'avoit obligé à me battre, je le +ferois, mais le lendemain je me raccommoderois avec mon adversaire, et +je me brouillerois avec elle.--Madame de Tesin n'insista pas, et vous +pouvez être bien sûre qu'il ne sera plus question de ce duel, dont la +nécessité n'existoit que dans sa tête. Elle se mit alors à vous blâmer +d'une manière générale, mais très-perfide; je la combattis sur tout ce +qu'elle disoit; à la fin, plusieurs femmes se joignirent à moi, et mon +vieux officier, qui ne vous a vue qu'une fois, sans entendre rien au +sujet de notre conversation, répétait sans cesse des exclamations sur +vos charmes. + +Ce que j'ai remarqué cependant, c'est à quel point on est aigri sur +tout ce qui tient aux idées politiques; votre liaison avec M. de +Lebensei vous fait plus d'ennemis que votre amour pour Léonce, et +c'est à cause de vos opinions présumées qu'on sera sévère pour vos +sentimens. Je sais bien qu'on n'obtiendra jamais de vous de renoncer à +un de vos amis; mais évitez donc au moins tout ce qui peut avoir de +l'éclat, ne rendez pas même de services lorsqu'ils sont de nature à +être remarqués. Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle +trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques +chagrins. D'ailleurs, il n'y a rien qui soit également bon aux yeux de +tout le monde; quand une action généreuse est, pour ainsi dire, forcée +par votre situation, que c'est votre père, votre frère, votre époux +que vous secourez, on l'approuve généralement; mais si la bonté vous +entraîne hors de votre cercle naturel, celui que vous servez vous en +sait gré pour le moment; mais tous les autres éprouvent un sentiment +durable d'humeur et de jalousie, qui leur inspire tôt ou tard ce qu'il +faut dire, pour empoisonner ce que vous avez fait. Enfin, Léonce a été +trop peu maître de lui en vous entendant blâmer; ce n'est pas ainsi +que l'on sert utilement ses amis. Venez me voir demain, je vous en +prie; je fermerai ma porte, et nous causerons. Il est encore temps de +remédier au mal qu'on a pu dire de vous; mais il devient absolument +nécessaire que vous vous remettiez dans le monde; cette vie solitaire +avec Léonce vous perdra; on s'occupe de vous comme si vous étiez au +milieu de la société, et vous ne vous défendez pas plus que si vous +viviez à deux cents lieues de Paris. Ma chère Delphine, laissez-vous +donc conduire par votre vieille amie; toute la science de la vie est +renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent: _si +jeunesse savoit, et si vieillesse pouvoit;_ un grand mystère est +contenu dans ce peu de mots, vous en êtes une preuve; vous êtes +supérieure à tout ce que je connois, mais votre jeunesse est cause que +votre esprit même ne gouverne encore ni votre imagination, ni votre +caractère: je voudrois vous épargner l'expérience, qui n'est jamais +que la leçon de la douleur. Adieu, ma jeune amie, à demain. + + + + +LETTRE XL. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 6 mai. + + +Après avoir reçu la lettre de madame d'Artenas que je vous envoie, ma +chère Louise, j'attendois l'arrivée de Léonce avec une grande émotion; +je ne pouvois me remettre de l'effroi que m'avoit causé le récit de ce +qui s'étoit passé chez madame du Marset. J'étois touchée du vif +intérêt que Léonce avoit montré pour ma défense; mais j'éprouvois je +ne sais quel sentiment de peine, en réfléchissant à l'importance qu'il +avoit mise à de misérables ennemis, et je craignois que, tout en les +repoussant, il n'eût conservé de ce qu'ils avoient dit contre moi une +impression défavorable. Ces idées s'effacèrent dès qu'il entra dans ma +chambre; il étoit ravi de me revoir, après quinze jours d'absence; il +m'exprima un enthousiasme plein d'illusion sur ma figure qu'il +prétendit embellie, et je me rassurai d'abord; cependant, quand je lui +parlai de la soirée de la veille, je vis qu'il en étoit malheureux, +mais par des motifs pleins de générosité pour moi. + +--Madame d'Artenas vous a instruite de tout, me dit-il; ne croit-elle +pas que je vous ai fait du tort dans le monde, en parlant de vous avec +trop de chaleur?--Elle espère, répondis-je, qu'on pourra réparer une +imprudence qu'il me seroit bien doux de vous pardonner, si vous +n'aviez exposé que moi.--Hélas! reprit-il alors, depuis quelque temps +j'ai toujours tort, mon coeur est dans une agitation continuelle; il +faut en votre présence lutter contre l'amour qui me consume, et je +m'abandonne, quand je ne vous vois pas, à des violences condamnables. +Dans tout ce que j'ai fait, il n'y avoit de raisonnable que d'appeler +une circonstance qui pût me délivrer de la vie.--Il prononça ces mots +avec un accent si sombre, que je vis dans l'instant qu'une scène +cruelle me menaçoit. J'essayai de la détourner, en lui parlant de M. +de Lebensei, qui étoit allé le voir ce matin, pour le remercier de sa +conduite, chez madame du Marset; on la lui avoit répétée le soir +même.--M. de Lebensei, me répéta deux fois Léonce, comme si ce nom +augmentoit son trouble, je l'ai vu, c'est sans doute un homme +distingué; mais je ne sais par quel hasard il m'a dit tout ce qui +pouvoit me faire souffrir davantage. + +--J'interrogeai Léonce sur sa conversation avec M. de Lebensei; il ne +me la raconta qu'à demi: il me parut seulement qu'elle avoit eu +surtout pour objet, de la part de M. de Lebensei, la nécessité de +mépriser l'opinion, quand elle étoit injuste. Après avoir appuyé cette +manière de voir par tous les raisonnemens d'un esprit supérieur, il +avoit fini par ces paroles remarquables, que Léonce me répéta +fidèlement: Je m'étois un moment flatté, lui a-t-il dit, que la +félicité dont vous avez été privé vous seroit rendue; je croyois que +l'assemblée constituante établiroit en France la loi du divorce, et je +pensois avec joie que vous seriez heureux d'en profiter, pour rompre +une union formée par le mensonge, et pour lier votre sort à la +meilleure et à la plus aimable des femmes! Mais on a renoncé dans ce +moment à ce projet, et mon espoir s'est évanoui, du moins pour un +temps.--Je voulus interrompre Léonce, et lui exprimer l'éloignement +que j'aurois pour une semblable proposition, si elle étoit possible; +mais à l'instant il me saisit la main avec une action très-vive:--Au +nom du ciel, ne prononcez pas un mot sur ce que je viens de vous dire! +s'écria-t-il; vous ne pouvez pas prévoir l'effet d'un mot sur un tel +sujet; laissez-moi. + +--Il descendit alors sur la terrasse, et marcha précipitamment dans +l'allée qui borde mon ruisseau; je le suivis lentement: en revenant +sur ses pas, il me vit, et se jetant à genoux devant moi:--Non! +s'écria-t-il, il falloit ne pas te quitter; mais te revoir est une +émotion si vive! il me semble que ta céleste figure a pris de nouveaux +charmes qui m'enivrent d'amour et de douleur. Qu'est-il arrivé depuis +quinze jours? que s'est-il passé hier? que m'a dit M. de Lebensei? +qu'ai-je éprouvé en l'écoutant? Ah! Delphine, dit-il en s'appuyant sur +ma main, et chancelant en se relevant, je voudrois mourir; viens, +conduis-moi sur le banc vers ces derniers rayons du soleil, que je le +regarde encore avec toi.--Et il me pressa sur son coeur avec un +transport si touchant, que les anges l'auroient partagé.--Reste là, +dit-il, Delphine; seulement quand tu restes là je cesse de souffrir. +Ah! dis-le-moi, qu'arrivera-t-il de nous, de notre amour, de la +fatalité qui nous sépare, de mon caractère aussi? car au milieu de la +passion la plus violente, peut-être me poursuivroit-il. Que +deviendrons-nous? J'aurois pu te posséder, tu voulois être ma femme; +je pourrois être heureux encore, si ton inflexible coeur.... Mais, +non, ce n'est pas là mon sort, je te verrai calomniée pour le +sentiment qui nous lie, et ce sentiment, imparfait dans ton âme, me +livrera sans cesse au tourment que j'endure. Qui m'en soulagera? M. de +Lebensei ne m'a-t-il pas rendu mille fois plus malheureux! Je ne sais +ce que j'éprouve, je me sens oppressé; s'il y avoit de l'air je +souffrirois moins.--Et tournant sa tête du côté du vent, il le +respiroit avec avidité, comme s'il eût voulu appeler un sentiment de +repos et de fraîcheur, pour calmer les pensées brûlantes qui le +dévoroient. + +Je lui pris la main, je m'assis à ses côtés, et pendant quelques +instans, il me parut plus tranquille. C'était le premier beau soir du +printemps, je revoyois Léonce; je sentois en moi le plaisir de vivre: +il y a dans la jeunesse de ces momens où, sans aucune nouvelle raison +d'espoir, au milieu même de beaucoup de peines, on éprouve tout à coup +des impressions agréables qui n'ont point d'autre cause qu'un +sentiment vif et doux de l'existence.--O Léonce! lui dis-je, ni ce +ciel, ni cette nature, ni ma tendresse, ne peuvent rien pour ton +bonheur!--Rien! me répondit-il, rien ne peut affoiblir la passion que +j'ai pour toi; et cette passion à présent, me fait mal, toujours mal; +tes yeux qui s'élèvent vers le ciel comme vers ta patrie, tes yeux +implorent la force de me résister: Delphine, dans ces étoiles que tu +contemples, dans ces mondes peut-être habités, s'il y a des êtres qui +s'aiment, ils se réunissent; les hommes, la société, leurs vertus même +ne les séparent point.--Cruel! m'écriai-je, et ne me suis-je donc pas +donnée à toi? Ai-je une idée dont tu ne sois l'objet? mon coeur bat-il +pour un autre nom que le tien? + +--Va, reprit Léonce, puisque ton amour est moins fort que ton devoir, +ou ce que tu crois ton devoir, quel est-il cet amour? peut-il suffire +au mien?--Et il me repoussa loin de lui, mais avec des mains +tremblantes et des yeux voilés de pleurs.--Delphine! ajoutat-il, ta +présence, tes regards, tout ce délire, tout ce charme qui réveille +tant de regrets, c'en est trop, adieu.--Et se levant précipitamment, +il voulut s'en aller.--Quoi! lui dis-je en le retenant, tu veux déjà +me quitter? Est-ce ainsi que tu prodigues les heures qui nous restent? +les heures d'une vie de si peu de durée pour tous les hommes, hélas! +peut-être bien plus courte encore pour nous?--Oui, tu as raison, +répondit-il en revenant, j'étois insensé de partir! je veux rester! je +veux être heureux! Pourquoi suis-je dans cet état? Pourquoi, +continua-t-il en mettant ma main sur son coeur, pourquoi y a-t-il là +tant de douleurs? Ah! je ne suis pas fait pour la vie, je me sens +comme étouffé dans ses liens; si je savois les rompre tous, tu serois +à moi, je t'entraînerois. M. de Lebensei, M. de Lebensei! pourquoi +m'as-tu fait connoître cet homme? Il a des idées insensées sur cette +terre où règne l'opinion, cette ennemie triomphante et dédaigneuse. +Mais ces idées insensées troublent la tête, les sens; je ne suis plus +à moi; je ne peux plus guider mon sort: si dans un autre monde nous +conservons la mémoire de nos sentimens, sans le souvenir cruel des +peines qui les ont troublés, si tu peux croire à cette existence, ô! +mon amie, hâtons-nous de la saisir ensemble; il faut renverser ces +barrières qui sont entre nous, il faut les renverser par la mort, si +la vie les consacre! Parle-moi, Delphine, j'ai besoin du son de ta +voix, de cette mélodie si douce; elle calme un malheureux, déchiré par +son amour et sa destinée! viens, ne t'éloigne pas.--En achevant ces +mots, il s'appuya sur un arbre, et, passant ses bras autour de moi, il +me serra avec une ardeur presque effrayante. + +Ne sens-tu pas, me dit-il, le besoin de confondre nos âmes? Tant que +nous serons deux, ne souffriras-tu pas? Si mes bras te laissent +échapper, n'éprouveras-tu pas quelque douleur qui puisse te donner une +foible idée des miennes?-- + +Mon émotion étoit très-vive; je tremblois, je faisois des efforts pour +m'éloigner.--Tu pâlis, s'écria-t-il; je ne sais ce qui se passe dans +ton âme; répond-elle à la mienne? Delphine, dit-il avec un accent +désespéré, faut-il vivre? faut-il mourir?--Une terreur profonde me +saisit, je voulois m'éloigner, mais les regards, mais les paroles de +Léonce me firent craindre de le livrer à lui-même; je n'avois plus la +force de supporter sa douleur, et cependant j'étois indignée des +dangers auxquels m'exposoit sa passion coupable. Tout à coup me +retraçant ce qui avoit commencé le trouble de cette journée, je ne +sais quelle pensée m'inspira un moyen cruel, mais sûr, de le faire +rougir de son égarement. + +--Léonce, lui dis-je alors avec un sentiment qui devoit lui en +imposer, ce que vous voulez, c'est ma honte; notre bonheur innocent et +pur ne vous suffit plus: vous m'accusez de ne pas vous aimer, quand +mon coeur est mille fois plus dévoué que le vôtre; répondez-moi +solennellement, songez que c'est au nom du ciel et de l'amour que je +vous interroge: si, pour nous réunir l'un à l'autre, il falloit, comme +M. et madame de Lebensei, nous perdre dans l'opinion, que +feriez-vous?--Léonce frémit, recula, et se tut pendant un moment; je +saisis ce moment, et je lui dis: Vous m'avez répondu: et vous osiez me +demander de vous sacrifier l'estime de moi-même!--Cruelle! interrompit +Léonce avec une expression de fureur dont rien ne peut donner l'idée, +non je n'ai pas répondu; c'est un piège que vous avez voulu me tendre; +vous joignez la ruse à la dureté, et, comme les tyrans, vous faites +d'insidieuses questions aux victimes!--Ce reproche me perça le coeur, +et je me repentis de l'avoir mérité.--Léonce, lui dis-je alors avec +tendresse, ce n'est ni ton silence, ni ta réponse, qui auroient pu +rien changer à ma résolution ni à notre sort; je ne cherche point à +trouver dans ton caractère des raisons de résistance; ah! sous +quelques formes que se montrent tes qualités et tes défauts même, je +ne puis voir en toi que des séductions nouvelles; mais ne devois-je +pas te rappeler quel joug la nécessité faisoit peser également sur +nous deux; cette nécessité, c'est le devoir, c'est la vertu, c'est +tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre. Léonce, écoute-moi, Dieu +m'entend; si tu me fais subir une seconde fois d'indignes épreuves, ou +je cesserai de vivre, ou je ne te reverrai plus. + +--Je ne sais, me répondit Léonce, alors profondément abattu, je ne +sais quel est ton dessein, j'ignore ce que le souvenir de ce jour peut +t'inspirer; si tu pars, je jure, et je n'ai pas besoin d'en appeler au +ciel pour te convaincre, je jure de n'y pas survivre; si tu restes, +peut-être ne m'est-il plus possible de te rendre heureuse; tu +souffriras avec moi, ou je mourrai seul; réfléchis à ce choix: +adieu.--Et sans ajouter un seul mot, il s'élança vers la grille du +parc; je n'osai point le rappeler. je fis quelques pas seulement pour +continuer à le voir: il partit, j'entendis long-temps encore de loin +les pas de son cheval; enfin tout retomba dans le silence, et je +restai seule avec moi. + +Mes réflexions furent amères; je vous en prie, ma soeur, n'y ajoutez +rien; si la destinée, si Léonce me condamne au plus affreux sacrifice, +n'en hâtez pas l'instant, ne précipitez pas les jours, on en donne +pour se préparer à la mort; je me suis commandé de vous dire ce que +j'aurois le plus souhaité de cacher: vous savez comme moi tout ce qui +peut m'imposer la loi de m'éloigner de Léonce, je n'ai pas voulu +repousser l'appui que vous pouvez prêter à mon courage; mais si Léonce +m'épargnoit ce cruel effort, s'il consentoit à recommencer les mois +qui viennent de s'écouler.... Ah! ne me dites pas que je ne dois plus +m'en flatter. + +P. S. Madame d'Ervins doit arriver dans peu de jours; elle aussi se +réunira sans doute à vous; qu'obtiendrez-vous toutes les deux de mon +coeur déchiré? + + + + +LETTRE XLI. + +M. de Valorbe à madame d'Albémar. + +Paris, ce l5 mai 1791. + + +Je suis à Paris, madame, et ne vous y ayant point trouvée, je me +propose d'aller à votre campagne. Je ne sais pas si vous êtes bien +aise de mon arrivée; il ne tiendroit qu'à moi de croire, par quelques +mots de votre belle-soeur, que vous n'avez pas un grand désir de me +revoir; il me semble cependant que j'ai des droits à votre +bienveillance; peut-être y a-t-il de la modestie à réclamer ses +droits! Mais je rends justice aux autres et à moi-même; il faut encore +s'estimer très-heureux, quand la reconnoissance n'est point oubliée. + +Vous savez avec quelle sincérité, avec quel dévouement je vous suis +attaché depuis que je vous connois: je ne m'attends pas à ce que vous +fassiez grand cas de tout cela à Paris; et je serai bien à mon +désavantage à côté de tous les gens aimables qui vous entourent; mais +à trente ans on a eu le temps d'apprendre que les succès valent peu de +chose, et je me consolerois de n'en point avoir, si votre bonté pour +moi n'en étoit point altérée. Je me sens triste et ennuyé; vous seule +pouvez m'arracher à cette disposition; je ne connois que vous pour qui +il vaille la peine de vivre; tout ce qu'on rencontre d'ailleurs est si +inconséquent, et si absurde! Depuis un jour que je suis ici, j'ai déjà +parlé à je ne sais combien de gens impolis, distraits, frivoles, et ne +s'occupant sérieusement que d'eux-mêmes, enfin ils sont ainsi, c'est +moi qui ai tort d'en être impatienté. + +Je ne suis venu que pour vous chercher, je ne reste que pour vous; ne +vous effrayez pas cependant, je ne vous verrai pas tous les jours. +J'ai un voyage à faire chez une de mes tantes, qui durera près d'un +mois, et plusieurs autres affaires me prendront du temps: vous voyez +que je veux vous rassurer. Toutefois, en m'exprimant ainsi, je +souffre, et vous le croyez bien; ceux qui se condamnent à paroître +calmes, n'en sont que plus agités au fond du coeur. Agréez, madame, +mes respectueux hommages. + +A. DE VALORBE. + + + + +LETTRE XLII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 18 mai. + + +Je n'ai plus dans ma vie un seul jour sans douleur; il me semble que +mon devoir se montre à moi sous toutes les formes. Le ciel m'avertit, +par les peines que j'éprouve, qu'il est temps de renoncer au dangereux +espoir de passer avec Léonce, dans la retraite, une vie heureuse et +douce; il ne se contente plus du plaisir de nos entretiens, il cherche +en vain à me cacher l'agitation qui le dévore, tout sert à la trahir; +tantôt il m'accable des reproches les plus injustes, tantôt il se +livre à un désespoir que je n'ai plus la puissance de calmer; quelle +foiblesse de rester encore, quand je ne fais plus son bonheur! + +M. de Valorbe est arrivé hier à Bellerive, comme je recevois une +lettre de lui qui me l'annonçoit; je n'avois pu en prévenir Léonce: il +étoit près de sept heures, et je redoutois ce qu'éprouveroit mon ami, +en voyant un inconnu chez moi, dans le moment même de la journée où +j'ai coutume de le voir seul. Je ne l'avois point instruit à l'avance +de la reconnoissance que je devois à M. de Valorbe, afin de n'être +dans le cas ni de lui cacher ni de lui apprendre ses sentimens pour +moi: la visite de M. de Valorbe m'inquiétoit donc beaucoup; cependant +j'espérois que Léonce ne seroit pas assez injuste pour s'en fâcher. M. +de Valorbe fut d'abord embarrassé en me voyant; cependant il cherchait +à me le dissimuler; vous savez que c'est un homme qui dispute toujours +contre lui-même: il veut passer pour maître de lui, et c'est un des +caractères les plus violens qu'il y ait; il ne dit pas deux phrases +sans exprimer, de quelque manière, son mépris pour l'opinion des +autres, et dans le fond de son coeur, il est très-blessé de n'avoir +pas dans le monde la réputation qu'il croit mériter; il est en +amertume avec les hommes et avec la vie, et voudroit honorer ce +sentiment du nom de mélancolie et d'indifférence philosophique. + +En l'écoutant me répéter, que rien n'étoit digne d'un vif intérêt, +toujours moi excepté; que parmi les hommes qu'il avoit connus, il n'en +avoit pas rencontré deux qui fussent estimables, je réfléchissois sur +la prodigieuse différence de ce caractère avec celui de Léonce. Tous +les deux susceptibles, mais l'un par amour-propre, et l'autre par +fierté; tous les deux sensibles aux jugemens que l'on peut porter sur +eux, mais l'un par le besoin de la louange, et l'autre par la crainte +du blâme; l'un pour satisfaire sa vanité, l'autre pour préserver son +honneur de la moindre atteinte; tous les deux passionnés, Léonce pour +ses affections, M. de Valorbe pour ses haines; et ce dernier, quoique +honnête homme au fond du coeur, capable de tout cependant, si son +orgueil, la douleur habituelle de sa vie, étoit irrité. Il se +remettoit par degrés, seul avec moi, de cette timidité souffrante qui +est la véritable cause de son humeur, et il me parloit avec esprit et +malignité sur les personnes qu'il connoissoit, lorsque Léonce entra. +Il ne vit et ne remarqua que M. de Valorbe, dont la figure a de +l'éclat, quoique sa tête couverte de cheveux noirs rabattus sur le +front, et son visage trop coloré, lui donnent une expression rude, et +que plus on l'observe, plus on ait de peine à retrouver la beauté +qu'on lui croyoit d'abord. + +Rencontrer un homme jeune chez moi, me parlant avec intimité, étoit +plus qu'il n'en falloit pour offenser Léonce; sa physionomie peignit à +l'instant ce qu'il éprouvoit, d'une manière qui me fit trembler. M. de +Valorbe soutint quelques momens encore la conversation; mais, quand il +s'aperçut que Léonce affectoit de ne pas l'écouter, il se tut, et le +regarda fixement. Léonce lui rendit ce regard, mais avec quel air! Il +étoit appuyé sur la cheminée; et, considérant de haut M. de Valorbe +qui étoit assis à côté de moi, il ressembloit à l'Apollon du Belvédère +lançant la flèche au serpent. M. de Valorbe répondit par un sourire +amer à cette expression qu'il ne pouvoit égaler, et sans doute il +alloit parler, si je ne m'étois hâtée de dire à M. de Valorbe, que M. +de Mondoville, mon cousin, étoit venu pour m'entretenir d'une affaire +importante. M. de Valorbe réfléchit un moment, et se rappelant sans +doute que Matilde de Vernon, ma cousine, avoit épousé M. de +Mondoville, son visage se radoucit tout-à-fait. + +Il prit congé de moi, et salua Léonce qui resta appuyé, comme il +étoit, sur la cheminée, sans donner un signe de tête ni des yeux qui +pût ressembler à une révérence. M. de Valorbe surpris, voulut +recommencer à le saluer pour le forcer à une politesse ou à une +explication; je prévins cette intention en prenant tout de suite le +bras de M. de Valorbe, pour l'emmener dans la chambre à côté, comme si +j'avois eu quelques mots à lui dire. Cette familiarité amicale de ma +part étoit si nouvelle pour M. de Valorbe, qu'elle lui fit tout +oublier. Il me suivit avec beaucoup d'émotion, j'achevai de détourner +ses observations, en lui disant; que _mon cousin_ étoit absorbé par +une inquiétude très-sérieuse dont il venoit m'entretenir. Je consentis +à revoir M. de Valorbe le lendemain matin, avant l'absence d'un mois +qu'il projetait, et je lui laissai prendre ma main deux fois, quoique +Léonce pût le voir. J'étois si pressée de faire partir M. de Valorbe, +que je ne comptois pour rien l'impression que pouvoit faire ma +conduite sur M. de Mondoville. Enfin M. de Valorbe s'en alla, et je +rentrai dans la chambre où étoit Léonce. Non, Louise, vous ne pouvez +pas vous faire une idée du dédain et de la fierté de ses premières +paroles; je les supportai, pour me justifier plus tôt, en lui +racontant mes rapports avec M. de Valorbe dans la plus exacte vérité, +et je finis en insistant particulièrement sur la reconnoissance que je +lui devois, pour avoir sauvé la vie de mon bienfaiteur, de M. +d'Albémar. + +--Il se peut, me répondit Léonce, qu'il ait sauvé la vie de M. +d'Albémar; mais moi, je ne lui dois rien, et nous verrons si je ne le +fais pas renoncer aux droits qu'il se croit sur vous, et que vous +autorisez.--Je fus blessé de cette réponse, et le souvenir de ce qui +s'étoit passé, depuis le retour de Léonce ajoutant encore à cette +impression, je lui dis vivement:--Vous flattez-vous de conserver un +pouvoir absolu sur ma vie, quand tous mes jours se passent à repousser +les plus indignes plaintes?--Il est vrai, répondit-il avec +emportement, que je vous ai rendue témoin de mes souffrances, pardon +de l'avoir osé; mais avez-vous pensé que ce tort vous donnât le droit +de me trahir? Vous êtes-vous crue libre, parce que je suis malheureux? +Votre erreur seroit grande, ou du moins votre nouvel amant ne seroit +pas votre époux avant d'avoir appris quel sang il doit verser pour +vous obtenir?--L'indignation me saisit à ces paroles, et ce mouvement +enfin m'inspira ce qui pouvoit apaiser Léonce.--Je vous conseille, lui +dis-je, de vous livrer à ces soupçons qui nous ont déjà séparés, quand +nous devions être unis; ils sont plus justes cette seconde fois que la +première, car j'ai mérité de perdre votre estime le jour où, cédant à +vos prières, j'ai renoncé à mon départ, et où je suis revenue dans +cette retraite me dévouer au coupable et funeste amour que je ressens +pour vous.--A ces mots, Léonce perdit tout souvenir M. de Valorbe; il +n'étoit plus irrité, mais je n'en espérai pas davantage pour notre +bonheur à venir. + +Il ne me cacha plus ce que je n'avois que trop deviné; il m'avoua +qu'il ne pouvoit plus supporter la vie, tant que notre sort resteroit +le même; qu'il étoit jaloux, parce qu'il ne se croyoit aucun droit sur +moi; il me répéta cet odieux reproche avec désespoir.--Je le sais, me +dit-il, je peux être mille fois plus malheureux encore qu'à présent; +il y a tant d'abîmes dans la douleur, que son dernier terme est +inconnu; tant que vous ne m'avez pas abandonné, je vis, mais en +furieux, en insensé....--J'allois l'interrompre, pour le rappeler à +des sentimens plus doux, lorsqu'on vint m'annoncer que le courrier de +madame d'Ervins étoit arrivé, et la précédoit de quelques minutes: + +Léonce voulut alors me quitter.--Je ne me sens pas en état, me dit-il, +de voir madame d'Ervins; elle est à plaindre, je le sais; cependant +j'ai besoin de me préparer à sa présence: c'est elle, je ne l'en +accuse pas, mais enfin, c'est elle....--Il n'acheva point, me serra la +main, et partit précipitamment; peu d'instans après son départ, madame +d'Ervins arriva. + +Hélas! combien elle est changée! ses traits sont restés charmans; mais +l'expression de son visage, sa pâleur, son abattement, ne permettent +pas de la regarder sans attendrissement. Elle étoit si fatiguée, que +je n'ai pu causer avec elle ce soir. Et pendant qu'elle repose, ma +Louise, je vous écris; je veux aussi confier ma situation à Thérèse, +j'espère en ses conseils, en son exemple; secondez-moi de vos voeux. + + + + +LETTRE XLIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 21 mai. + + +Oh! que d'émotions Thérèse m'a fait éprouver! Je ne sais point ce +qu'on veut de moi, ce qu'on peut en obtenir, mon coeur succombe devant +l'effort qu'on exige; une lettre de vous est venue se joindre aux +exhortations de Thérèse; ne vous réunissez pas pour m'accabler; vous +ne savez pas ce que vous me demandez! Dois-je renoncer à Léonce! Le +voulez-vous? Ah! ne le prononcez pas; j'ai pressenti que vous alliez +approcher de cette horrible idée dans votre lettre, je tremblois de la +lire; et quand, par délicatesse, vous n'avez point achevé ce que vous +aviez commencé, je me suis crue soulagée, comme si vous m'aviez +affranchie de mes devoirs en ne me les exprimant pas. Je suis foible, +je le sens; je n'ai point les vertus qui préparent aux grands +sacrifices. Mon âme, livrée dés son enfance aux mouvemens naturels qui +l'avoient toujours bien conduite, n'est point armée pour accomplir des +devoirs si cruels: je n'ai point appris à me contraindre. Hélas! je ne +croyois pas en avoir besoin. Que n'ai-je l'exaltation religieuse de +Thérèse! Mais, quand j'implore le ciel, où ma raison et mon coeur +placent un Être souverainement bon, il me semble qu'il ne condamne pas +ce que j'éprouve; rien en moi ne m'avertit qu'aimer est un crime; plus +je rêve, plus je prie, et plus mon âme se pénètre de Léonce. + +Je vous ai mandé que M. de Serbellane avoit quitté l'Italie, pour +s'établir en Angleterre, et que désespérant de faire changer Thérèse +de résolution, il ne voyoit plus personne, et paroissoit plongé dans +la plus profonde mélancolie. Thérèse ne m'a pas prononcé son nom; une +lettre de Londres m'avoit appris ces tristes détails, et je n'ai pas +osé lui en parler. Qu'elle est noble et sensible, cependant, cette +Thérèse que s'immole à son devoir! je la conduis après demain à son +couvent; que n'ai-je la force de l'y suivre! C'est ainsi qu'il +faudroit se séparer! Il est moins cruel de descendre dans ce religieux +tombeau de toutes les pensées de la terre, que de vivre encore en ne +voyant plus ce qu'on aime! + +Le lendemain de l'arrivée de Thérèse, je passai la matinée avec elle; +j'entrevis dans ses discours qu'elle se croyoit coupable envers moi, +et qu'elle en éprouvoit les regrets les plus amers; mais elle +craignoit de m'en parler, et reculoit le moment de l'explication. +Léonce vint le soir: au moment où madame d'Ervins entra dans ma +chambre, il essaya de dissimuler l'impression qu'il éprouvoit; mais +elle n'échappa point aux regards de Thérèse, et j'appris bientôt +qu'elle savoit tout ce que je croyois lui avoir caché. + +--Monsieur, dit-elle à Léonce avec un ton de dignité que je n'avois +jamais remarqué dans un caractère timide et presque soumis, je sais +que par le concours des plus funestes circonstances, c'est moi qui ai +été la cause de l'erreur fatale qui vous a séparé de madame d'Albémar; +j'ai fait le sacrifice à Dieu de tout mon bonheur dans ce monde; il ne +m'a pas encore donné la force de me consoler des peines que j'ai +causées à ma généreuse amie; si je n'avois pas cru que de mon +consentement vous étiez instruit de mon crime, à l'époque même de la +mort de M. d'Ervins, je me serois hâtée de m'accuser devant vous; mais +je n'ai découvert que depuis votre mariage la méprise cruelle, que la +délicatesse de madame d'Albémar l'avoit engagée à me taire. J'aurois +pu, dès que je le soupçonnai pendant mon séjour ici, et lorsque j'en +eus acquis la certitude à Bordeaux, par les diverses questions que +vous fîtes à ma fille, j'aurois pu, dis-je, publier la vérité; mais +vous étiez marié: je ne pouvois rendre à mon amie le bonheur dont je +l'ai privée, et j'avois les plus fortes raisons de craindre que la +famille de mon mari ne m'enlevât ma fille, et ne se permît, pour me +l'ôter, si je m'avouais coupable, le scandale d'un procès public. J'ai +donc espéré que vous me pardonneriez d'avoir retardé la justification +authentique que je dois à madame d'Albémar, jusqu'à ce jour, où j'ai +fait signer d'une manière irrévocable à toute la famille de M. +d'Ervins les arrangemens qui assurent la fortune d'Isore, et +m'autorisent à la confier à madame d'Albémar. J'ai abandonné tous mes +droits personnels sur les biens de mon malheureux époux, et j'entre +après demain dans un couvent: je suis donc libre à présent de réparer +aux yeux du monde le tort que j'ai pu faire à la réputation de madame +d'Albémar; mais hélas! je le sais, je n'en aurai pas moins perdu sa +destinée. Son cour, inépuisable en sentimens nobles et tendres, n'a +pas cessé de m'aimer: vous, monsieur, ajouta-t-elle en tendant à +Léonce, avec une douceur angélique, sa main tremblante, serez-vous +plus inflexible qu'un Dieu de bonté qui, malgré mes offenses, a reçu +mon repentir? me pardonnerez-vous? + +O ma soeur! que n'avez-vous pu voir Léonce en ce moment! Non, vous ne +m'auriez plus demandé de le quitter; l'expression triste, sombre, et +presque toujours contenue qu'il avoit depuis quelque temps, disparut +entièrement, et son visage s'éclaira, pour ainsi dire, par le +sentiment le plus pur et le plus doux. Il mit un genou en terre, pour +recevoir la main de madame d'Ervins, et, de la voix la plus émue, il +lui dit:--Pouvez-vous douter du pardon que vous daignez demander? Ce +n'est pas vous, c'est moi qui suis le seul coupable; et cependant je +vis, et cependant elle souffre mes plaintes, mes défauts, quelquefois +même mes reproches. Aurois-je le droit de vous en adresser? non sans +doute, et j'en ai moins encore le pouvoir; votre sort, votre courage, +votre vertu, oui, votre vertu, entendez cette louange sans la +repousser, me pénètrent de respect et de pitié; et si j'étois digne de +me joindre à vos touchantes prières, je demanderois au ciel pour vous +le calme que mon coeur déchiré ne connoît plus, mais qu'au prix de +tant de sacrifices vous devez enfin obtenir. + +Ah! dit Thérèse en relevant Léonce, je vous remercie d'écarter de moi +votre haine; mais ce n'est pas tout encore, il faudra que vous +m'écoutiez sur votre sort à tous les deux: avant de vous en parler, je +veux voir madame d'Artenas; je ne connois qu'elle à Paris, c'est une +parente de M. d'Ervins, elle est aussi l'amie de madame d'Albémar; je +dois lui faire part de la résolution que j'ai prise. Voulez-vous avoir +la bonté, M. de Mondoville, de me conduire demain chez elle? J'entre, +après demain, dans mon couvent, et, huit jours après, le premier de +juin, je prendrai le voile de novice. + +--Ciel! dans huit jours! m'écriai-je.--C'est un secret, reprit +Thérèse; vous savez que par les nouvelles lois on ne reconnoît plus +les voeux; mais le prêtre vénérable qui me conduit a tout arrangé, et +si l'on ne permettoit plus aux religieuses de vivre en France en +communauté, il m'a assuré un asile dans un couvent en Espagne; je vous +demanderai, ma chère Delphine, de me conduire vous-même dans ma +retraite avec ma fille; je l'embrasserai sur le seuil du couvent pour +la dernière fois, et, après cet instant, c'est vous qui serez sa mère. + +--Sa voix s'altéra en parlant de sa fille; mais faisant un nouvel +effort, elle dit à Léonce:--Demain à midi, n'est-il pas vrai, M. de +Mondoville, vous viendrez me chercher pour me mener chez madame +d'Artenas?--Léonce consentit à ce qu'elle désiroit par un signe de +tête; il ne pouvoit parler, il étoit trop ému. Ah! c'est une âme aussi +tendre que fière! ce n'est pas l'amour seul qui le rend sensible, la +nature lui a donné toutes les vertus. Thérèse le regardoit avec +attendrissement, et c'est lui, j'en suis sûre, dont elle auroit +imploré la protection, s'il lui étoit encore resté quelque intérêt +dans le monde. + +Le lendemain, Léonce et madame d'Ervins revinrent ensemble à quatre +heures de chez madame d'Artenas; je vis, sans en savoir la cause, que +Léonce avoit été très-attendri: Thérèse, calme en apparence, demanda +cependant à se retirer quelques heures dans sa chambre. Léonce, resté +seul avec moi, me raconta ce qui venoit de se passer; il ne se doutoit +point du projet de madame d'Ervins, en la conduisant chez madame +d'Artenas, et dans la route elle n'avoit rien dit qui pût lui en +donner l'idée. Ils arrivèrent ensemble chez madame d'Artenas, et la +trouvèrent seule avec sa nièce, madame de R. Après que madame d'Ervins +eut annoncé sa résolution à madame d'Artenas, elle lui fit le récit de +la conduite que j'avois tenue envers elle, et attribuant à cette +conduite un mérite bien supérieur à celui qu'elle peut avoir, elle +avoua tout, excepté ce qui eût indiqué mes sentimens pour Léonce. Il +m'a dit que de sa vie il n'avoit éprouvé, pour aucune femme, autant de +respect que pour madame d'Ervins, dans le moment où elle croyoit faire +un acte d'humilité. Léonce a remarqué que Thérèse avoit rougi +plusieurs fois en parlant, mais sans jamais hésiter.--Et je voyois +réunie en elle, a-t-il ajouté, la plus grande souffrance de la +timidité et de la modestie, à la plus ferme volonté.--Elle finit en +déclarant à madame d'Artenas, que loin de demander le secret sur ce +qu'elle venoit de lui dire, elle désiroit qu'elle le publiât, chaque +fois que ses relations dans le monde la mettroient à portée de +repousser la calomnie dont je pourrois être l'objet. + +Elle se recueillit un instant, après avoir achevé ses pénibles aveux, +pour chercher s'il ne lui restoit point encore quelque devoir à +remplir; personne n'osa rompre le silence; elle avoit trop ému ceux +qui l'écoutoient; pour qu'ils fussent en état de lui répondre; et +comme sans doute elle craignoit toute conversation sur un pareil +sujet, elle se leva pour la prévenir, en faisant une inclination de +tête à madame d'Artenas et à sa nièce; elle sortit, sans leur avoir +laissé le temps d'exprimer l'intérêt et l'attendrissement qu'elles +éprouvoient. Vous concevez, ma chère Louise, combien cette scène m'a +touchée. Admirable Thérèse! bien plus admirable que si jamais elle +n'avoit commis de fautes; que de vertus elle a tirées du remords! +combien elle vaut mieux que moi, qui me traîne sans forces sur les +dernières limites de la morale, essayant de me persuader que je ne les +ai pas franchies! + +Cette journée d'émotion n'étoit pas terminée; Thérèse n'avoit pas +encore accompli tout ce que sa religion lui commandoit: elle vint +rejoindre Léonce et moi, et comme j'allois vers elle pour lui exprimer +ma reconnoissance:--Attendez, me dit-elle, car je crains bien d'être +forcée de vous déplaire; mais demain je quitte le monde, et j'ai +presque aujourd'hui les droits des mourans; écoutez-moi donc +encore.--Elle s'assit alors, et s'adressant à Léonce et à moi, elle +nous dit: + +--J'ai détruit votre bonheur; sans moi vous seriez unis, et la vertu +contribueroit autant que l'amour à votre félicité; ce tort affreux, ce +tort que je ne pourrai jamais expier, c'est mon crime qui en a été la +cause; un malheur plus funeste encore, la mort de mon mari a été la +suite immédiate de mon coupable amour. Ce n'est donc pas moi, non ce +n'est pas moi qui pourrois me croire le droit de donner de sévères +conseils à des âmes aussi pures que les vôtres; cependant Dieu peut +choisir la voix des pécheurs pour faire entendre des avis salutaires +aux coeurs les plus vertueux. Vous vous aimez; l'un de vous est lié +par des chaînes sacrées, et vous vous voyez, et vous passez presque +tous vos jours ensemble, vous fiant à la morale qui vous a préservés +jusqu'à présent! Je n'avois point sans doute, vos lumières, je n'avois +point vos vertus; mais je formai néanmoins les mêmes résolutions que +vous, et le charme de la présence affoiblit par degrés tous les +sentimens honnêtes sur lesquels je m'appuyois. Delphine, faudroit-il +qu'après être tombée, je vous entraînasse dans ma chute! aurois-je à +rendre compte de votre âme à l'Éternel! Ah! ce seroit moi seule qui +mériterois d'être punie, mais vous ne seriez plus cet être +incomparable que je retrouverai dans le ciel un jour, si mon repentir +m'y fait recevoir. + +Et vous, Léonce, et vous, continua-t-elle; serez-vous heureux si vous +entraînez mon amie? si vous égarez ce caractère noble et vertueux, que +Dieu appellera plus particulièrement à lui, quand le malheur, ou ce +qui est la même chose, une plus longue durée de la vie lui aura fait +sentir la nécessité d'une religion positive? quand elle guidera ma +fille dans le monde, au lieu d'y régner elle-même?....--Votre fille! +m'écriai-je, pourquoi l'abandonnez-vous? pourquoi m'en remettez-vous +le soin? je n'en suis pas digne. + +--Delphine, généreuse Delphine, interrompit Thérèse, me serois-je donc +si mal fait comprendre que vous puissiez penser qu'il existe un être +au monde que j'estime plus que vous! quand vous vous laisseriez +entraîner par l'amour, je sais que votre coeur, resté pur, ne +puiseroit-dans ses fautes qu'une connoissance plus cruelle, mais plus +certaine de la nécessité de la morale. Les malheurs de mon amie me +seroient, hélas! un garant de plus des soins qu'elle donneroit à +l'éducation vertueuse de ma fille. Mais vous, mais vous, Delphine, que +deviendrez-vous si vous êtes coupable? et par quel vain espoir vous +flattez-vous de l'éviter? s'il gémit de votre résistance, s'il vous +montre sa douleur, s'il vous la cache, et que ses traits altérés le +trahissent, s'il est malheureux enfin; dites-moi donc, si vous le +savez, comment vous ferez pour le supporter? Écoutez, je suis prête à +m'ensevelir pour toujours, la main de Dieu est déjà sur moi; j'ai +trouvé dans mon âme la force de tout briser, de renoncer à tout; eh +bien! je ne me sentirois pas encore la puissance de voir souffrir ce +que j'aime; et vous vous la croyez cette puissance! Delphine, +insensée, il faut vous séparer de lui pour jamais, ou tomber à ses +pieds, soumise à ses désirs. Vous ne pouvez trouver que dans +l'exaltation d'un grand sacrifice des forces contre l'amour. Delphine, +au nom du ciel....--Arrêtez, s'écria Léonce avec l'accent le plus +douloureux; ce n'est point à Delphine que vous devez vous adresser, +elle est libre et je suis lié pour jamais; elle vouloit s'unir à moi, +je l'ai méconnue; s'il faut déchirer un coeur, choisissez le mien; je +puis partir, je le puis; la guerre va bientôt s'allumer en France; +j'irai me joindre à ceux dont je dois partager les opinions; dans ce +parti sans puissance, se faire tuer n'est pas difficile. Si vous avez +dans votre religion des ressources pour faire supporter à Delphine la +mort de Léonce, si vous en avez, j'y consens et je vous le pardonne: +mais pouvez-vous imaginer qu'après avoir passé près d'elle des jours +orageux, et néanmoins pleins de délices, des jours pendant lesquels je +lui ai confié mes peines les plus secrètes, mes sentimens les plus +intimes, je vivrois privé tout à la fois de ma maîtresse et de mon +amie! de celle qui devroit être ma femme, et que je ne reverrois plus! +de celle qui dirige mes actions, donne un but à mes pensées, et m'est +sans cesse présente? croyez-moi, sans avoir besoin de recourir à la +résolution du désespoir, mon sang glacé cesseroit de ranimer mon +coeur, si je ne vivois plus pour elle. Et c'est vous, madame, qui +pouvez oublier tout ce que vous-même vous avez inspiré! tout ce +qu'éprouve encore sans doute celui qui pleure loin de vous!--C'en est +trop, s'écria Thérèse en pâlissant, avec un tremblement convulsif qui +me causa le plus mortel effroi; c'en est trop: quel langage vous me +faites entendre! me croyez-vous donc assez guérie pour n'en pas +mourir? ignorez-vous ce qu'il m'en coûte? pouvez-vous réveiller ainsi +tous mes souvenirs? Cessez! cessez! Delphine, soutenez-moi, +éloignons-nous d'ici. + +Léonce, inconsolable de l'état où il avoit jeté madame d'Ervins, +n'osoit approcher d'elle; on l'emporta dans sa chambre, je la suivis, +et je fis dire à Léonce que je ne redescendrois pas. Je ne voulois pas +quitter madame d'Ervins, et je me sentois aussi dans un trouble qui me +rendoit impossible de parler à Léonce. Pourquoi le rendre témoin de +mes cruelles incertitudes? des remords que madame d'Ervins a fait +naître en moi? je veux me déterminer enfin, je le veux; mais je ne +puis le revoir qu'après avoir pris une décision. Quelle sera-t-elle? ô +mon Dieu! + +Madame d'Ervins passa près d'une heure sans prononcer une parole, +m'écoutant quelquefois, et ne me répondant que par des pleurs; je crus +que c'étoit le moment d'essayer encore de la détourner d'entrer au +couvent: les premiers mots que je prononçai sur ce sujet lui rendirent +tout à coup du calme; elle me demanda doucement de m'éloigner. J'ai +appris depuis qu'elle avoit passé deux heures en prières, qu'après ces +deux heures elle s'étoit couchée, et qu'elle avoit paisiblement dormi +jusqu'au matin. + +Pour moi, j'ai passé cette nuit sans fermer l'oeil: infortunée que je +suis! un esprit éclairé, quand l'âme est passionnée, ne fait que du +mal; je ne puis, comme Thérèse, adopter aveuglément toutes les +croyances qui remplissent son imagination, et mon coeur en auroit +besoin. J'invoque une terreur, un fanatisme, une folie, un sentiment, +quel qu'il soit, assez fort pour lutter contre l'amour. Quelquefois je +suis prête à vous conjurer de venir ici; je voudrais m'en remettre à +vous sur mon sort, vous parleriez à Léonce, vous le verriez et vous me +jugeriez. Ah! ma soeur, cette prière seroit-elle trop exigeante? +feriez-vous ce sacrifice à celle que vous avez élevée, et qui vous +redemanderoit d'exercer de nouveau l'empire le plus absolu sur sa +volonté? + + + + +LETTRE XLIV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 26 mai 1791. + + +Non, ne venez pas, tout est promis; je le crois, tout est décidé. +Thérèse a trop usé peut-être de l'empire que mon attendrissement lui +donnoit sur moi; mais enfin, j'ai cédé à ses larmes, à l'ardeur de ses +prières. Son imagination étoit frappée de l'idée qu'elle auroit à se +reprocher la perte de mon âme; son confesseur, je crois, l'avoit +encore, la veille, pénétrée de nouveau de cette crainte. Sa douleur, +son éloquence, m'ont entièrement bouleversée; je n'ai pas consenti +cependant à m'éloigner de Léonce sans être rassurée sur son désespoir; +je ne le puis, je ne le dois pas: le véritable crime seroit d'exposer +sa vie; quel effroi peut l'emporter sur une telle crainte! le remords +même est plus facile à braver. + +Thérèse veut que Léonce soit témoin avec moi de la cérémonie qui +consacrera le moment où elle doit prendre le voile de novice. Elle +compte sur l'impression de cette solennité, et, malgré la résistance +qu'il a déjà opposée à ses prières, elle croit qu'au pied de l'autel, +ses derniers adieux obtiendront de Léonce qu'il me laisse partir. Elle +veut lui répéter alors ce dont elle est convaincue, c'est que son +salut à elle-même dépend du mien, et qu'il ne peut sans barbarie se +refuser au dernier effort qu'elle veut tenter, pour m'arracher aux +malheurs qui me menacent; elle se croit sûre d'obtenir ainsi le +consentement de Léonce. J'ai promis que si elle l'obtenoit en effet, +je partirois a l'instant même; c'est dans six jours, et je dois +jusque-là cacher à Léonce ce que j'éprouve; je l'ai juré. Je vous +l'avoue, lorsque Thérèse m'a arraché tous les engagemens qu'elle a +voulu, j'avois un espoir secret que rien ne pourrait décider Léonce à +mon départ; mon opinion à présent n'est plus la même: Thérèse est si +touchante! le moment qu'elle a choisi pour parler à Léonce est si +propre à l'émouvoir! J'y joindrai moi-même mes instances, je le dois, +je le ferai; mais se taire pendant ces six jours, le revoir avec +l'idée que bientôt peut-être nous serons séparés! Thérèse a trop exigé +de moi; sa dévotion, tout à la fois exaltée et romanesque, m'ébranle, +m'entraîne, et ne me soutient pas. + +Elle m'a répété de mille manières, avec cet accent passionné qu'elle +tient de l'amour et qu'elle consacre à la religion, que je ne pouvais +pas me refuser à l'espoir qui lui restoit encore de me sauver, et +d'obtenir l'absolution de ses fautes.--Je vous demande bien peu, me +disoit-elle, je vous demande seulement la permission d'essayer dans un +moment solennel, si je puis attendrir votre amant sur le sort auquel +il vous livre; vous ne pouvez pas vous y opposer, sans vous avouer à +vous-même que, dût-il accéder à votre départ, vous n'en seriez pas +capable!--Je résistois encore à ce qu'elle désiroit, une crainte vague +me retenoit; mais lorsque j'étois prête à la quitter, elle s'est +précipitée à mes pieds avec sa fille, et m'a représenté avec une telle +force ce que j'éprouverois si je me rendois coupable, ce qu'elle avoit +souffert; parce que, éloignée de moi, une âme courageuse n'étoit point +venue à son secours; elle a fait naître dans mon coeur une émotion si +vive, que j'ai consenti à tout. + +Qu'en arrivera-t-il? une séparation déchirante: je suis comme égarée, +on dispose de moi sans que ma volonté me guide, je ne sais ce que je +dois craindre; peut-être de tels efforts augmenteront-ils les dangers +même dont on veut me sauver.--Ah! Léonce, c'est à vous qu'on s'en +remet, est-ce vous qui briserez nos liens? + + + + +LETTRE XLV. + +Léonce à Delphine. + +Paris, ce 28 mai. + + +D'où vient le trouble que j'éprouve? jamais vous ne m'avez paru plus +touchante, plus sensible qu'hier! J'étois dans l'ivresse auprès de +vous, et quand je me suis rappelé notre soirée, je n'ai éprouvé qu'une +inquiétude, une tristesse indéfinissable. Je vous ai trouvée vous +faisant peindre pour moi; vous aviez revêtu un costume grec qui vous +rendoit plus céleste encore, tous vos charmes se développoient à mes +yeux; je vous ai regardée quelque temps, mais je me sentois dévoré par +une passion qui consumoit ma vie; le peintre nous a quittés, je vous +ai serrée dans mes bras, et deux fois vous avez penché votre tête sur +mon épaule; mais je ne vous avois point communiqué l'ardeur que +j'éprouvois. Vos yeux se remplissoient de larmes, votre visage étoit +pâle, et votre regard abattu; si, dans cet état, il eût été possible +que votre coeur vous livrât à mon amour, il me semble qu'un sentiment +inconnu, mais tout puissant, m'eût interdit d'accepter le bonheur +même. + +Je m'éloignois, je me rapprochois de vous, vous gardiez le silence; +cependant vous m'aimiez, et j'éprouvois au dedans de moi-même une +fièvre d'amour, un frisson de douleur tout-à-fait inexplicable. J'ai +voulu vous demander de prendre votre harpe; vous savez combien vous me +calmez en me faisant entendre votre voix unie à cet instrument.--Ah! +m'avez-vous répondu vivement, je ne puis pas supporter la musique, ne +m'en demandez pas.--Pourquoi ne pouvez-vous plus la supporter? Vous +m'avez souvent répété ces paroles de Shakespeare: _l'âme qui repousse +la musique est pleine de trahison et de perfidie._ Pourquoi la +repoussez-vous? + +J'ai votre parole de ne jamais partir à mon insçu, je ne puis la +révoquer en doute, vous me l'avez de nouveau répété; quelle est donc +la cause de l'état où je vous ai vue? Ah! sentiriez-vous quelque +atteinte de la douleur qui me tue? sentiriez-vous qu'il faut mourir, +si nous ne nous appartenons pas l'un à l'autre? Non, vos yeux +n'exprimoient ni l'entraînement ni l'abandon. Delphine, ton âme est si +pure, si vraie, que rien ne peut la troubler sans que ton ami +l'aperçoive; dis-moi donc quel est le sentiment qui t'occupoit hier. + + + + +LETTRE XLVI. + +Léonce à M. Barton. + +Paris, ce 31 mai. + + +L'un de vos amis vous a mandé qu'il m'avoit trouvé changé, et vous en +êtes inquiet; je vous en prie, rassurez-vous; je souffre, mais il n'y +a point de danger pour ma vie; j'ai assez souvent la fièvre le soir, +ce sont les peines de mon âme qui me la donnent. Depuis quelque temps +je crains sans cesse que madame d'Albémar ne s'éloigne de moi; le +trouble qu'elle me cause excite dans mon sang une agitation +continuelle; mais ce n'est pas, soyez-en sûr, la maladie qui me tuera. +Ne venez point me voir, vous ne pourriez rien sur moi; jamais on n'a +ressenti ce que j'éprouve! Je sortirai de cet état, il faut qu'il +finisse à quelque prix que ce puisse être, il le faut. Attendez mon +sort; je ne veux pas que votre vie paisible s'approche de la mienne, +une influence fatale tomberoit sur vous. + + + + +LETTRE XLVII. + +Delphine à Léonce. + +Bellerive, ce 1er juin, à 10 heures du matin. + + +Madame d'Ervins m'écrit encore ce matin, qu'elle désire vivement que +vous soyez témoin de la cérémonie de ce soir; venez me chercher à +quatre heures pour me conduire à son couvent; elle le veut, nous ne +pouvons pas le lui refuser. + + + + +LETTRE XLVIII. + +Réponse de Léonce à Delphine. + +Paris, ce 1er juin, à midi. + + +Si vous l'exigez, j'irai; mais essayez de m'en dispenser, j'ai peur +des émotions; vous ne savez pas, dans la disposition actuelle de mon +âme, combien elles me font mal! Je serai chez vous à quatre heures; +mais, s'il est possible, écrivez à madame d'Ervins que vous irez +seule. + + + + +LETTRE XLIX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bellerive, ce 2 juin. + + +Si je ne suis pas encore tout-à-fait indigne de vous, ma Louise, je ne +sais à quel secours du ciel je le dois. Méritois-je ce secours, après +des momens si coupables? Non, sans doute, mais il m'a été donné pour +me livrer à la douleur, pour expier par mes regrets, ce jour où mes +sentiment ont profané tout ce qu'il y a de plus respectable au monde. +Je suis bien malade; on me croit en danger, on me défend d'écrire; +mais si je dois mourir, je veux que vous connoissiez les dernières +heures que j'ai passées. Elles ont été terribles! que le souvenir en +demeure déposé dans votre sein! Apprenez quels sont les efforts qui +peut-être ont précédé la fin de ma vie! Je crains que ma fièvre ne me +fasse tomber dans le délire; je n'ai peut-être plus que quelques +instans pour recueillir mes pensées, je vous les consacre encore. +Aimez-moi! Si je meurs, je puis être pardonnée. + +Léonce, à regret, s'étoit enfin décidé à m'accompagner comme le +désiroit madame d'Ervins; nous arrivons à la porte du couvent où je +l'avois conduite la veille, et près duquel demeuroit son confesseur; +un homme m'y attendoit, pour me remettre une lettre d'elle qui +m'apprenoit qu'elle seroit reçue novice, dans quel lieu, juste ciel! +dans l'église même où j'ai vu Léonce se marier! Thérèse me l'avoit +caché, mais c'étoit sur ce moyen qu'elle comptoit, pour triompher de +notre amour. J'hésitai, je l'avoue, si je continuerois ma route; mais +la fin de la lettre de Thérèse étoit tellement pressante, elle me +disoit avec tant de force qu'elle avoit besoin de me revoir encore, +que je lui percerois le coeur en la privant dans un tel moment de la +présence de sa seule amie, que je n'eus pas le courage de la refuser. +Léonce, cette fois, voyant dans quel état d'émotion j'étois, insista +pour ne pas m'abandonner seule à cette épreuve douloureuse. J'étois +déjà dans un tel trouble que je cessai de vouloir, et je me laissai +conduire sans réflexion ni résistance. + +Pendant la route qui nous restoit encore à faire, nous gardâmes l'un +et l'autre le plus profond silence; néanmoins, à l'instant où ma +voiture tourna dans le chemin qui conduit à l'église de Sainte-Marie, +Léonce reconnoissant les lieux qu'il ne pouvoit oublier, dit avec un +profond soupir:--C'étoit ainsi que j'allois avec Matilde; elle étoit +là, s'écria-t-il en montrant ma place: oh! pourquoi suis-je venu! Je +ne puis!...--Il sembloit vouloir fuir; mais en me regardant, ma pâleur +et mon tremblement le frappèrent sans doute, car, s'arrêtant tout à +coup, il ajouta:--Non, pauvre malheureuse, tu souffres, je ne te +laisserai point souffrir seule, appuie-toi sur ton ami.--Nous +descendîmes de la voiture; l'église étoit fermée pour tout le monde, +excepté pour nous: un vieux prêtre vint à notre rencontre, et se +souvenant mal des deux personnes qu'on l'avoit chargé de recevoir, il +me dit en montrant Léonce: Madame, monsieur est sans doute votre +mari?--Ah! Louise, ce mot si simple réveilloit tant de regrets et de +remords, que je restai comme immobile devant la porte de l'église, +n'osant en franchir le seuil.--Léonce prit la parole avec +précipitation:--Je suis le parent de madame, répondit-il;--et +m'entraînant après lui, nous entrâmes. + +Le prêtre nous fit asseoir sur un banc peu éloigné de la grille du +choeur. Léonce se plaça de manière qu'il ne pût apercevoir l'autel +devant lequel il s'étoit marié; sa respiration étoit haute et +précipitée; moi, j'avois couvert mes yeux de mon mouchoir, je ne +voyois rien, je pensois à peine, j'éprouvois seulement une agitation +intérieure, une terreur sans objet fixe, qui troubloit entièrement mes +réflexions. L'une des portes qui conduisoient dans l'intérieur du +couvent s'ouvrit; des religieuses couvertes d'un voile noir, suivies +par l'infortunée Thérèse, vêtue d'une robe blanche, s'avancent à +quelque distance de nous, dans un profond silence; Thérèse s'appuyoit +sur le bras de son confesseur; mais ses pas n'étoient point +chancelans, on pouvoit même remarquer qu'une exaltation extraordinaire +les rendoit trop rapides; pendant qu'elle marchoit, les prêtres +chantoient un psaume lugubre, qu'accompagnoit un orgue assez doux; +Thérèse quitta les religieuses pour venir vers moi; elle me serra la +main avec une expression que je ne pourrai jamais oublier, et tendant +une lettre à Léonce, elle lui dit à voix basse:--Quand la barrière +éternelle sera refermée sur moi, lisez ce papier, dans cette église +même, à la lueur de cette lampe qui brûle à quelques pas de l'autel où +vous avez prononcé d'irrévocables sermens. Écoutez, pour vous préparer +à ce que j'ose vous demander, les chants des religieuses qui vont +consacrer mon entrée dans leur asile; quand ils auront cessé, je +n'existerai plus pour le monde; mais, si vous exaucez mes prières, +vous me réconcilierez avec Dieu; je ne serai plus coupable devant lui +de votre perte à tous les deux; et toi, mon amie, me dit-elle, tu vois +où l'amour m'a conduite, fuis mon exemple, adieu.--En achevant ces +mots, elle s'approcha de la grille du choeur, tourna la tête encore +une fois vers moi, et dans le moment où cette grille alloit nous +séparer pour toujours, elle me fit un dernier signe, comme sur les +confins de la terre et du ciel. Je crus la voir passer de la vie à la +mort, et dans l'éloignement, elle m'apparoissoit telle qu'une ombre +légère, déjà revêtue de l'immortalité. + +Léonce étoit resté immobile, tenant à la main la lettre de +Thérèse.--Que contient-elle? me dit-il avec l'accent le plus sombre; +que voulez-vous de moi? Seriez-vous d'accord avec elle?--Je vous en +conjure! interrompis-je, obéissez à la prière de Thérèse, ne lisez +point encore ce qu'elle vous écrit! Donnez un moment à la pitié pour +elle! Je suis là, près de vous, mon ami; ah! pleurons encore quelques +instans sans amertume!--Léonce, placé derrière moi, posa sa main sur +le pilier qui me servoit d'appui; ma tête tomba sur cette main +tremblante, et ce mouvement, je crois, suspendit quelque temps son +agitation. La musique continua; l'impression qu'elle me causoit me +plongea dans une rêverie extraordinaire, dont je n'ai pu conserver que +des souvenirs confus; bientôt j'entendis les sanglots étouffés de mon +malheureux ami, et je m'abandonnai sans contrainte à mes larmes. +J'invoquai Dieu pour mourir dans cette situation, elle étoit pleine de +délices; je n'imposois plus rien à mon âme, elle se livroit à une +émotion sans bornes; il me sembloit que j'allois expirer à force de +pleurs, et que ma vie s'éteignoit dans un excès immodéré +d'attendrissement et de pitié. Je ne sais combien de temps dura cette +sorte d'extase, mais je n'en fus tirée que par le bruit que firent les +rideaux du choeur, lorsqu'on les ferma. La cérémonie terminée, les +religieuses et les prêtres s'étant retirés, nous n'entendîmes plus, +nous ne vîmes plus personne, et nous nous trouvâmes seuls dans +l'église, Léonce et moi. + +Léonce, sans quitter ma main, s'approcha de la lumière, et lut la +prière solennelle, éloquente et terrible, que Thérèse lui adressoit, +pour l'engager à sauver mon âme, en rompant nos liens, et en cessant +de nous voir. Je ne pus en saisir que quelques paroles, qu'il répétoit +en frémissant. A peine l'eut-il finie que, levant sur moi des yeux +pleins de douleur et de reproches, il me dit:--Est-ce vous qui avez +combiné ces émotions funestes? Est-ce vous qui avez résolu de me +quitter?--Consentez, lui dis-je avec effort, consentez à mon absence. +Léonce, je t'en conjure, cède à la voix du ciel que Thérèse t'a fait +entendre! Ne sens-tu pas que les forces de mon âme sont épuisées? Il +faut que je m'éloigne, ou que je devienne criminelle! Un plus long +combat n'est pas en ma puissance! Saisissons cet instant!...--Il est +donc vrai, reprit Léonce, il est donc vrai que vous avez formé le +dessein de me quitter! que tant de jours passés ensemble n'ont point +laissé de trace dans votre coeur! Oui! c'en est fait! il n'y aura plus +sur cette terre une heure de repos pour moi! Et quand devoit-elle +commencer, cette séparation?--A l'heure même! m'écriai-je; tout est +prêt, l'on m'attend, laissez-moi partir, que ce lieu soit témoin de ce +noble effort!--Il sera témoin, s'écria-t-il, de ma mort; je me sens +abattu, je n'ai plus l'espérance qui pourroit m'aider à triompher de +votre dessein! Je me suis trompé! vous n'avez pas d'amour! vous n'en +avez pas! vous pouvez partir. Eh bien! le sacrifice est fait, vous le +pouvez. Adieu. + +--Louise, jamais la douleur de Léonce n'avoit été si profonde et si +touchante; elle avoit changé son caractère. Il n'essayoit pas de me +retenir; mais je voyois dans son regard une expression funeste, une +désignation sombre qui me glaçoit de terreur. J'essayai de lui parler, +il ne me répondoit plus; je ne pouvois supporter qu'il eût cessé de +croire à ma passion pour lui; dix fois il en repoussa l'assurance, et +sembloit craindre les sentimens les plus doux, comme si, décidé à +mourir, il avoit eu peur de regretter la vie. Enfin, un accent plus +tendre le ranima tout à coup, mais pour lui rendre un égarement non +moins effrayant que l'accablement dont il sortoit. Eh bien! me dit-il, +si tu veux que je croie à ton amour, si tu veux que je vive, il en +existe encore un moyen! Il peut seul expier ce que tu m'as fait +souffrir! il peut seul prévenir les tourmens qui m'attendent! Il faut +te lier à l'instant même par un serment que tu nommeras sacrilège, +mais sans lequel aucune puissance humaine ne peut me faire consentir à +la vie.--Que veux-tu de moi? lui dis-je épouvantée; ne sais-tu pas que +je t'adore? n'es-tu pas le souverain de ma vie?--Qui pourroit compter, +me répondit-il avec amertume, qui pourroit compter sur ton âme +incertaine, combattue, toujours prête à m'échapper? Il n'est qu'un +lien sur la terre, il n'en est qu'un qui puisse répondre de toi! Et ce +moment de désespoir est le dernier où la passion toujours repoussée, +toujours vaincue par chaque nouveau repentir, puisse te demander, +puisse obtenir l'engagement de l'amour. Qu'il soit donné dans ces +lieux mêmes dont tu invoques sans cesse contre moi les cruels +souvenirs! que l'horreur même de ce séjour consacre ta promesse ou ton +refus irrévocable. Viens, suis-moi.--Je sentois qu'il vouloit +m'entraîner vers l'autel fatal, près de la colonne derrière laquelle +j'avois été témoin de son malheureux mariage; nous en étions encore à +quelques pas, et je m'appuyois sur l'un des tombeaux que des regrets +pieux ont consacrés dans cette église. + +--Restons ici, dis-je à Léonce, reposons-nous près des morts.--Non, me +dit-il avec une voix qui retentit encore dans tout mon être, ne +résiste point, suis mes pas.--Les forces me manquoient, il passa son +bras autour de moi, et entraînée par lui, je me trouvai précisément en +face de l'autel où le sacrifice de mon sort avoit été accompli. Je +regardai Léonce, cherchant à découvrir sa pensée; ses cheveux étaient +défaits, sa beauté, plus remarquable que dans aucun moment de sa vie, +avoit pris un caractère surnaturel, et me pénétroit à la fois de +crainte et d'amour.--Donne-moi ta main, s'écria-t-il, donne-la-moi; +s'il est vrai que tu m'aimes, tu dois, infortunée, tu dois avoir +besoin comme moi de bonheur; jure sur cet autel, oui, sur cet autel +même dont il faut à jamais écarter le fantôme horrible d'un hymen +odieux; jure de ne plus connoître d'autres liens, d'autres devoirs que +l'amour; fais serment d'être à ton amant, ou je brise à tes yeux ma +tête sur ces degrés de pierre, qui feront rejaillir mon sang jusqu'à +toi; c'en est trop de douleurs; c'en est trop de combats; c'est dans +ce sanctuaire, triste asile des larmes, que j'ose déclarer que je suis +las de souffrir! je veux être heureux, je le veux; la trace de mes +chagrins es trop profonde; rien ne peut faire cesser mes craintes; je +te verrai toujours prête à m'échapper, si des liens chers et sacrés ne +me répondent pas de notre union; le poids que je soulève pour respirer +l'air m'oppresse trop péniblement; il faut que je m'enivre des +plaisirs de la vie, ou que la mort m'arrache à ses peines. Si tu me +refuses, Delphine, tiens, les lieux sont bien choisis; sous ces +marbres sont des tombeaux, indique la pierre que tu me destines, +fais-y graver quelques lignes, et tu seras quitte envers mon sort; que +reste-t-il de tant d'hommes infortunés comme moi? des inscriptions +presque effacées sur lesquelles le hasard porte encore quelquefois nos +yeux inattentifs. Delphine, la mort est sous nos pas, repousse ton +amant dans l'abîme, ou viens te jeter dans ses bras; il t'enlèvera +loin de ces voûtes funestes, et nous retrouverons ensemble et le ciel +et l'amour.-- + +Ses regards me causoient une terreur inexprimable; je lui +dis:--Léonce, sortons d'ici; je ne partirai pas; que veux-tu de moi? +sortons d'ici.--Non! s'écria-t-il en me retenant avec violence, dans +une heure tu reprendras sur moi ton funeste empire; je recommencerai +cette misérable vie de tourmens, de craintes, de regrets; non, ce jour +terminera cette existence insupportable; ton âme doit sentir en cet +instant ce qu'elle peut pour moi: si tu résistes à l'état où je suis, +au trouble qu'il te cause, c'en est fait, nos noeuds sont brisés. Fais +le serment que j'exige, ou laisse-moi; reviens seulement demain à la +même heure, les prêtres chanteront pour moi les mêmes hymnes que pour +ton amie, tu seras seule au monde. Delphine, pauvre Delphine! ainsi +séparée de tout ce qui te fut cher, ne regretteras-tu donc pas le +malheureux insensé qui t'a si tendrement aimée?--Louise, mon coeur +s'égaroit.--Cruel! m'écriai-je, quoi! c'est dans ce lieu même que tu +peux exiger une semblable promesse! Oses-tu donc profaner tout ce +qu'il y a de saint sur la terre? + +--Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais; je veux affranchir ton +âme violemment et sans retour, de tous les scrupules vains qui la +retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les +volcans avoient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes +que nous avons connus, croirois-tu faire un crime en t'unissant à ton +amant? Eh bien! oublie l'univers, il n'est plus, il ne reste que notre +amour. Tu ne l'as jamais connu, l'amour, fille du ciel! aucun mortel +n'a possédé tes charmes. Quand ton âme sera tout entière livrée à moi, +tu m'aimeras d'une affection que tu ne peux encore comprendre; il +naîtra pour nous deux une seule et même vie, dont nos existences +séparées n'ont pu te donner l'idée. Dis-moi donc, ne sens-tu pas ce +que j'éprouve, un élan du coeur vers la félicité suprême, un délire +d'espérance qu'on ne pourroit tromper sans que l'avenir fût flétri +pour toujours? Écoute, Delphine, si tu sors de ces lieux sans que ta +volonté soit vaincue, sans que tes desseins soient irrévocablement +changés, j'en ai le pressentiment, tout est fini pour moi; tu auras +horreur de ma violence, tu ne te souviendras que d'elle. Delphine, +c'en est fait, prononce, jamais la mort ne fut plus près de moi! Quand +tout mon sang, s'écria-t-il en frappant avec violence sa poitrine, +quand tout mon sang sortit de cette blessure, j'avois mille fois plus +de chances de vie qu'en cet instant!--Qui pourroit, juste ciel, se +faire l'idée de l'expression de Léonce alors! il étoit tellement hors +de lui-même, que je ne doutai pas du plus funeste dessein. J'allois +perdre tout sentiment de moi-même, j'allois promettre, dans le +sanctuaire des vertus, d'oublier tous mes devoirs; je me jetai à +genoux cependant, par une dernière inspiration secourable, et +j'adressai à Dieu la prière, qui, sans doute, a été entendue. + +--O Dieu! m'écriai-je, éclairez-moi d'une lumière soudaine! tous les +souvenirs, toutes les réflexions de ma vie ne me servent plus; il me +semble qu'il se passe en moi des transports inouïs qu'aucun devoir +n'avoit prévus; si tant d'amour est une excuse à vos yeux, si, quand +de tels sentimens peuvent exister, vous n'exigez pas des forces +humaines de les combattre, suspendez cet effroi que j'éprouve encore, +pour un serment que je crois impie! éloignez le remords de mon âme, et +qu'oubliant tout ce que j'avois respecté, je fasse ma gloire, ma +vertu, ma religion du bonheur de ce que j'aime. Mais si c'est un crime +que ce serment, demandé avec tant de fureur, ô mon Dieu! ne me +condamnez pas du moins à voir souffrir Léonce; anéantissez-moi à +l'instant, dans ce temple saint tout rempli de votre présence! des +sentimens d'une égale force s'emparent tour à tour de mon âme, vous +pouvez seul faire cesser cette incertitude horrible. O mon Dieu! la +paix du coeur, ou la paix des tombeaux, je l'appelle, je +l'invoque....--Je ne sais ce que j'éprouvai alors, mais la violence de +mes émotions surpassant mes forces, je crus que j'allois mourir, et +frappée de l'idée qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cet +effet de ma prière, en perdant connoissance, je pus encore articuler +ces mots:--O mon Dieu! vous m'exaucez.-- + +Léonce m'a dit depuis, qu'il se persuada, comme moi, que j'étois +frappée par un coup du ciel, et qu'en me relevant dans ses bras, il +douta quelques instans de ma vie: il me porta jusqu'à ma voiture, et +j'arrivai à Bellerive, sans avoir repris mes sens. Lorsque j'ouvris +les yeux, je trouvai Léonce au pied de mon lit; je fus long-temps sans +me rappeler ce qui s'étoit passé; comme le jour commençoit à paroître, +mes souvenirs revinrent par degrés, je frémis de ce qu'ils me +retracèrent. Le remords, la honte, une vive impression de terreur me +saisit, en me rappelant dans quel lieu l'on m'avoit demandé des +sermens criminels; je détournai mes regards de Léonce, je le conjurai +de me quitter, de retourner chez lui calmer l'inquiétude que son +absence devoit causer à Matilde; je vis à son trouble qu'il craignoit +les résolutions que je pourrois former, je lui jurai de l'attendre ce +soir. Oh! je ne puis pas partir, je n'ai plus la force de rien. + +Louise, je crois, en effet, que ma prière a été réellement exaucée; ce +que j'éprouve ressemble aux approches de la mort. J'ai pu du moins +écrire jusqu'à la fin ce récit terrible; vous saurez, quoi qu'il +m'arrive, quel combat j'ai soutenu, quelles douleurs.....ah! ce seront +les dernières. Adieu, Louise; ma main tremble, je sens ma raison +troublée; avec mes dernières forces, avec mon dernier accent, je vous +dis encore que je vous aime. + + + + +LETTRE L. + +Madame de Lebensei a mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 4 juin 1791. + + +Je suis bien malheureuse, mademoiselle, d'avoir à vous causer la peine +la plus cruelle. Madame d'Albémar est à toute extrémité; on l'a +transportée à Paris dans le délire, et ce qu'elle dit dans cet état, +fait trop voir que les peines de son coeur sont la cause de la maladie +dont elle est atteinte. S'il en est encore temps, venez près d'elle; +M. de Mondoville est dans un état qui ne diffère guère de celui de +Delphine; mon mari seul conserve assez de présence d'esprit pour +secourir ces deux infortunés. Madame d'Albémar a déjà prononcé +plusieurs fois votre nom. Ah! que n'êtes-vous ici! que ne nous +reste-t-il du moins l'espérance que vous y arriverez à temps! + +QUATRIÈME PARTIE. + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +Léonce à M, Barton. + +Paris, ce 10 juin 1791. + + +On vous a écrit que j'avois la tête perdue, on a dit vrai; la vie de +Delphine est en danger, je suis dans une chambre près de la sienne; je +l'entends gémir; c'est moi, criminel que je suis, c'est moi qui l'ai +jetée dans cet état: pensez-vous que, pour être calme, il suffise de +la résolution de se tuer si elle meurt? Il y a des tourmens inouïs, +tant que le sort est en suspens! Hier elle m'a regardé avec une +douceur céleste, elle a reposé sa tête sur moi comme si elle vouloit +recevoir quelque bien de moi, de ce furieux, l'unique cause... Non, +elle ne mourra point, depuis quelques heures ses plaintes sont moins +déchirantes. + +Elle n'a cessé, dans son délire, de rappeler une horrible scène dans +une église.... La nuit dernière surtout, madame de Lebensei et moi +nous veillions auprès de son lit; tout à coup elle a soulevé sa tète, +ses cheveux sont tombés sur ses épaules, son visage étoit d'une pâleur +mortelle, cependant il avoit je ne sais quel charme que je ne lui +connoissois point encore; son regard pénétroit le coeur, et me faisoit +éprouver un sentiment de pitié si douloureux, que j'aurois voulu +mourir à l'instant pour en abréger la souffrance.--Léonce, me +disoit-elle, Léonce, je t'en conjure, n'exige pas de moi, dans le lieu +le plus saint, le serment le plus impie; ne me fais pas jurer mon +déshonneur, ne me menace pas de ta mort, laisse-moi partir! rends-moi +la promesse que je t'ai faite de rester, rends-la-moi! + +--Elle m'appeloit, et cependant elle ne me connoissoit pas; ses yeux +me cherchoient dans la chambre, et ne pouvoient parvenir à me +distinguer. Je m'écriai, en me jetant à genoux devant son lit, que je +la dégageois de tout, qu'elle étoit libre de me quitter; que +n'aurois-je pas fait pour la calmer! quel arrêt n'aurois-je pas +prononcé contre moi-même! Mais, hélas! elle n'entendit point ma +réponse, et, répétant sa prière, elle m'accusa de la refuser, et me +demanda grâce avec un accent toujours plus déchirant, chaque fois +qu'elle croyoit n'obtenir aucune réponse. + +Ah, ciel! concevez-vous un supplice égal à celui que j'éprouvois! on +eût dit qu'un pouvoir magique nous empêchoit de nous comprendre; elle +m'imploroit, et je lui paroissois inflexible. Elle se plaignoit de mon +silence, et son délire l'empêchoit de m'entendre. Moi, qu'elle +accusoit et supplioit tour à tour, j'étois là, près d'elle, essayant +en vain de faire arriver jusqu'à son coeur une seule des paroles que +mon désespoir lui prodiguoit, et ne pouvant ni la détromper ni la +secourir. O mon maître! quelle âme m'avez-vous formée? D'où viennent +tant de douleurs? Une fois, dans mon enfance, je m'en souviens, j'ai +failli mourir dans vos bras; si vous eussiez prévu mes jours d'à +présent, n'est-il pas vrai, vous ne m'auriez pas secouru? Je ne serois +pas ici, ses cris ne perceroient pas jusqu'à ma tombe, j'y reposerois +en paix depuis long-temps: O ciel! elle m'appelle!... + + + + +LETTRE II. + +Léonce à Delphine. + +Ce 12 juin. + + +Tu vivras, ma Delphine, ils me l'ont juré! que le ciel les en +récompense! Ah! combien il a duré, le temps qui vient de s'écouler! +Est-il vrai que tu n'as été; en danger que pendant dix jours? Le +souvenir de toutes mes années me semble moins long; tu es mieux, on +m'en répond, je devrois en être certain; mais que je suis loin encore +d'être rassuré! Les pensées qui t'agitent prolongent tes souffrances; +que puis-je faire, que pourrois-je te dire qui portât du calme dans +ton âme? As-tu besoin de m'entendre répéter que je déteste la scène +criminelle qui a produit sur ton imagination un effet si terrible? Ah! +tu n'en peux douter! Souviens-toi que je me refusois à te suivre dans +cette fatale église; je me sentois depuis quelques jours dans un +égarement qui m'ôtoit tout empire sur moi-même. Cette prière +solennelle de Thérèse, que je croyois concertée avec toi, la terreur +de ton départ, le souvenir d'un hymen funeste, cruellement retracé, +l'amour, les regrets; que sais-je? l'homme peut-il se rendre compte de +ce qui cause sa folie? J'étois insensé; mais tu ne dois pas craindre +que désormais ce coupable délire puisse s'emparer de moi, tu ne le +dois pas, si tu as quelque idée de l'impression qu'a faite sur mon +coeur l'état où je t'ai vue; mon amour n'a rien perdu de sa force, +mais il a changé de caractère. + +Il me sembloit, avant ta maladie, qu'une vie surnaturelle nous animoit +tous les deux; j'avois oublié la mort, je ne pensois qu'à la passion, +qu'à ses prodiges, qu'à son enthousiasme. Au milieu de cette ivresse, +tout à coup la douleur t'a mise au bord du tombeau; oh! jamais un tel +souvenir ne peut s'effacer! la destinée m'a replacé sous son joug, +elle m'a rappelé son empire, je suis soumis. Toutes les craintes, tous +les devoirs pourront m'en imposer maintenant: n'ai-je pas été au +moment de te perdre? Suis-je sûr de te conserver encore? et mes +emportemens criminels n'ont-ils pas rempli ton âme innocente de +terreur et de remords? + +O Delphine! être que j'adore! ange de jeunesse et de beauté! +relève-toi! ne te laisse plus abattre, comme si ma passion coupable +avoit humilié l'âme sublime qui sut en triompher! Delphine! depuis que +je t'ai vue prête à remonter dans le ciel, je te considère comme une +divinité bienfaisante qui recevra mes voeux, mais dont je ne dois pas +attendre des affections semblables aux miennes. Que se passe-t-il dans +ton coeur? Tu parois indifférente à la vie, et cependant je suis là, +près de toi; nous ne sommes pas séparés, nous nous voyons sans cesse, +et tu veux mourir! Mon amie! les jours de Bellerive sont-ils donc +entièrement effacés de ta mémoire? nous en avons eu de bien heureux, +ne t'en souvient-il plus? ne veux-tu pas qu'ils renaissent? insensé +que je suis! puis-je désirer encore que tu me confies ta destinée? +Delphine, ton sort étoit paisible, tu étois l'admiration et l'amour de +tous ceux qui te voyoient, je t'ai connue, et tu n'as plus éprouvé que +des peines! Eh bien! douce créature, es-tu découragée de m'aimer? ce +sentiment qui te consoloit de tout, est-il éteint? Tu n'as pu me +parler; j'ignore ce qui t'occupe, je ne sais plus ce que je suis pour +toi. Cependant, puisque je ne me sens pas seul au monde, sans doute tu +m'aimes encore. + +J'ai craint de t'agiter trop vivement par un entretien; j'ai préféré +de t'écrire pour te rassurer, pour te dire même que tu étois libre, +oui, libre de me quitter! Si mon supplice, si mon désespoir.... Non, +je ne veux point t'effrayer, je t'ai rendu le pouvoir absolu, à +quelque prix que ce soit, tu peux en user: mais quand je te jure par +tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, de te respecter comme un +frère, Delphine, pourquoi changerois-tu rien à notre manière de vivre? +Ne frémis-tu pas à l'idée de ces résolutions nouvelles qui +bouleversent l'existence, quand tout est si bien! Coupable que je +suis! pourquoi n'ai-je pas toujours pensé ainsi? Je suis résigné, tu +n'as plus rien à craindre de moi, tu dois en être convaincue, nous +nous connoissons trop pour ne pas répondre l'un de l'autre. Oh! +n'est-il pas vrai qu'à présent, si tu le veux, tu seras bientôt +guérie? tu en as le pouvoir; cet amour qui existe en nous peut appeler +ou repousser la mort à son gré; il nous anime, il est notre vie; +Delphine, il réchauffera ton sein. Sois heureuse, livre ton âme aux +plus douces espérances; les douleurs que j'ai ressenties ont pour +toujours enchaîné les passions furieuses de mon âme; oui, de quelque +puissance que vienne cette horrible leçon, elle a été entendue. Mon +amie, je vais te voir, je vais te porter cette lettre; après l'avoir +lue, ne me dis rien, ne me réponds pas; un de tes regards m'apprendra +tes plus secrètes pensées. + + + + +LETTRE III. + +Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. + +Dijon, ce 14 juin 1791. + + +Je serai à Paris, madame, le lendemain du jour où vous recevrez cette +lettre; préparez Delphine à mon arrivée. O ma pauvre Delphine! dans +quel état vais-je la trouver? Elle sera mieux, je l'espère; sa +jeunesse, vos soins l'auront sauvée? De quel secours pourrai-je être à +son bonheur? Mais elle m'a nommée, dites-vous, j'ai dû venir. Je vous +en conjure, madame, épargnez-moi le plus que vous pourrez les +occasions de voir du monde. Vous ne savez peut-être pas à quel point +je souffre d'arriver à Paris; mais aucune considération n'a pu +m'arrêter, quand il s'agissoit d'une personne si chère. Adieu, madame, +je repars à l'instant pour continuer ma route. + +LOUISE D'ALBÉMAR. + + + + +LETTRE IV. + +Madame de Lebensei à M. de Lebensei. + +Paris, ce 19 juin. + + +Tu peux m'envoyer chercher demain, mon cher Henri, pour retourner près +de toi. La belle-soeur de madame d'Albémar est arrivée depuis deux +jours. Delphine est mieux, malgré l'émotion très-vive que lui a causée +la présence de son amie; elle peut maintenant se passer de mes soins; +quoique mon amitié pour elle soit la plus tendre de toutes, j'ai +besoin de me retrouver dans notre doux intérieur: la vie m'est pénible +loin de mon époux et de mon enfant. + +Madame d'Albémar a reçu une lettre de Léonce qui l'a un peu calmée, à +ce que je crois, car au milieu de nous, elle a eu quelque retour de +cet esprit aimable et piquant qui la rend si séduisante. Je ne pourrai +jamais te peindre la reconnoissance qui animoit les regards de Léonce, +à chaque mot qu'elle disoit. Depuis que nous craignons pour la vie de +Delphine, j'ai pris pour M. de Mondoville un intérêt véritable; chaque +jour il m'a donné une preuve nouvelle de la sensibilité la plus +profonde. Quand Delphine souffroit, Léonce se tenoit attaché aux +colonnes de son lit, dans un état de contraction qui étoit plus +effrayant encore que celui de son amie. Souvent il se plaçoit devant +elle, en l'observant avec des regards si fixes, si perçans, qu'il +pressentoit tout ce qu'elle alloit éprouver, et rendoit compte de son +mal aux médecins, avec une sagacité, avec une sollicitude qui étonnoit +leur longue habitude de la douleur. As-tu remarqué l'autre jour l'art +avec lequel il les interrogeoit, son besoin de savoir, ses efforts +pour écarter une réponse funeste? J'étois convaincue, en le voyant, +que si les médecins lui avoient prononcé que Delphine n'en reviendroit +pas, il seroit tombé mort à leurs pieds. + +Depuis que tu nous as quittés, depuis que Delphine est presque +convalescente, il invente mille soins nouveaux, comme l'amie la plus +attentive; quand Delphine s'endort, il rougit et pâlit au moindre +bruit qui pourroit l'éveiller; s'il essaie de lui faire la lecture, et +que ses yeux se ferment en l'écoutant, il reste immobile à la même +place pendant des heures entières, repoussant de la main les signes +qu'on lui fait pour l'inviter à venir prendre l'air, et contemplant en +silence, avec des yeux mouillés de larmes, cette belle et touchante +créature que la mort a été si près de lui enlever. Enfin, je ne puis +m'empêcher d'excuser Delphine, en voyant comme elle est aimée. + +La preuve touchante d'amitié que mademoiselle d'Albémar a donnée à sa +belle-soeur, lui a causé beaucoup de joie; mais il m'a paru que M. de +Mondoville étoit extrêmement troublé de l'arrivée de mademoiselle +d'Albémar. Il s'imagine, je crois, qu'elle vient pour emmener +Delphine, et si j'en juge par quelques mots qu'il a dits, ce projet ne +s'accomplira pas facilement; cependant il seroit peut-être nécessaire +qu'elle s'éloignât pendant quelque temps. Une femme de mes amies m'a +assuré qu'on commencoit à dire assez de mal d'elle dans le monde; on a +rencontré Léonce une fois revenant très-tard de Bellerive; les visites +qu'il y faisoit chaque soir sont connues; la chaleur avec laquelle il +a pris la défense de Delphine, lorsqu'elle s'est dévouée si +généreusement pour nous, a donné de la consistance aux soupçons vagues +qui existoient déjà. On se souvient encore des bruits qui ont été +répandus sur M. de Serbellane; et quoique la noble démarche de madame +d'Ervins, avant de prendre le voile, les ait formellement démentis, tu +sais bien que dans un pays où l'on n'écoute point la réponse, une +justification ne sert presque à rien. La première accusation fait +perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation; elle pourrait +la recouvrer, dans une société qui mettroit assez d'importance à la +vertu pour chercher à savoir la vérité; mais à Paris l'on ne veut pas +s'en donner la peine. Tu sais braver, mon cher Henri, toutes ces +défaveurs de l'opinion, dont nous sommes tous les deux plus victimes +que personne; mais Léonce n'a point à cet égard un caractère aussi +fort que le tien. Ne vaudroit-il pas mieux pour Delphine ne pas le +mettre à cette épreuve! + +Au reste, M. de Mondoville ne se doute pas du murmure encore sourd qui +menace la considération de celle qu'il aime. Il n'a point été dans le +monde depuis que Delphine est malade, il partage sa vie entre elle et +sa femme, et je le crois fort occupé du désir de captiver la +bienveillance de mademoiselle d'Albémar. Il lui-montre, une déférence +et des égards dont elle est fort reconnoissante; ses désavantages +naturels lui font éprouver une telle timidité, qu'elle a besoin d'être +encouragée pour oser seulement entrer dans une chambre, et y prononcer +à voix basse quelques mots toujours spirituels, mais dont elle a +constamment l'air de douter. + +Mon ami, quel malheur que d'être ainsi privée de toute confiance en +soi-même, et de ne pouvoir inspirer à aucun homme l'affection qui +l'engageroit à vous servir d'appui! Si j'avois eu la figure et la +taille de mademoiselle d'Albémar, vainement mon coeur et mon esprit +eussent été les mêmes, je t'aurois aimé sans que jamais ton amour eût +récompensé le mien. + + + + +LETTRE V. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 6 juillet. + + +Pourquoi l'indisposition de votre fils ne vous a-t-elle pas permis de +venir hier chez moi! Je le regrette vivement. Je ne sais quelle pensée +douce et triste, quel pressentiment, qui tient peut-être à la +foiblesse que la maladie m'a laissée, me dit que j'ai joui de mon +dernier jour de bonheur. Pourquoi donc l'ai-je goûté sans vous? Quand +mes amis célébroient ma convalescence, ne deviez-vous pas en être +témoin? Vos soins m'ont sauvé la vie, et dût-elle ne pas être un +bienfait pour moi, je chérirai toujours le sentiment qui vous a +inspiré le désir de me la conserver. + +Vous aviez déjà remarqué les soins de Léonce pour ma belle-soeur; il +cherchoit à se la rendre favorable, parce qu'il imaginoit que je la +choisirois pour l'arbitre de notre sort. Nous ne nous en étions point +parlé; mais il existe entre nos coeurs une si parfaite intelligence, +qu'il devine même ce que je ne pense encore que confusément. +Mademoiselle d'Albémar, par respect pour la mémoire de son frère, a +introduit M. de Valorbe chez moi; Léonce, qui avoit ordonné qu'on lui +fermât ma porte pendant que j'étois malade, le voyant amené par +mademoiselle d'Albémar, ne s'y est point opposé, et cependant M. de +Valorbe gâte assez, selon moi, le plaisir de notre intimité; mais +Léonce met tant de prix à plaire à ma belle-soeur, qu'il ne veut en +rien la contrarier. Je remarquois seulement, depuis quelques jours, +que toutes les fois que l'on parloit du départ du roi, et de la +cruelle manière dont il a été ramené à Paris, Léonce cherchoit à faire +entendre qu'il croyoit le moment venu de se mêler activement des +querelles politiques; et il m'étoit aisé de comprendre que son +intention étoit de me menacer de quitter la France, et de servir +contre elle, si je me séparois de lui. + +Je cherchois l'occasion de dire à Léonce que, ne me sentant plus la +force de me replonger dans l'incertitude qui a failli me coûter la +vie, je m'en remettois de mon sort à ma soeur; je voulois l'assurer en +même temps que j'ignorois son opinion; car, par ménagement pour moi, +elle n'a pas voulu, jusqu'à ce jour, m'entretenir un seul instant de +ma situation. Mais hier, à six heures du soir, comme je devois +descendre pour la première fois dans mon jardin, Léonce et ma +belle-soeur me proposèrent d'aller à Bellerive: votre mari, qui étoit +venu me voir, insista pour que j'acceptasse; M. de Valorbe se crut le +droit de me prier aussi; il m'étoit pénible de n'être pas seule, en +retournant dans des lieux si pleins de mes souvenirs; je cédai +cependant au désir qu'on me témoignoit; je demandai Isore, qui m'est +devenue plus chère encore par l'intérêt qu'elle m'a montré pendant ma +maladie; on me dit qu'elle étoit sortie avec sa gouvernante, et nous +partîmes. La voiture m'étourdit un peu; je me plaignois, pendant la +route, de ce que nous arriverions de nuit; mais comme personne ne +paroissoit s'en inquiéter, je me laissai conduire. Le long épuisement +de mes forces m'a laissé de la rêverie et de l'abattement; je n'ai pas +retrouvé la puissance de penser avec ordre, ni de vouloir avec suite. + +Nous entrâmes d'abord dans ma maison; elle étoit ouverte, et je +m'étonnai de n'y trouver aucun de mes gens; mais au moment où j'ouvris +la porte du salon, je vis le jardin tout entier illuminé, et +j'entendis de loin une musique charmante; je compris alors l'intention +de Léonce, et, soit que je fusse encore foible, ou que tout ce qui me +vient de lui me cause une émotion excessive, je sentis mon visage +couvert de larmes, à la première idée d'une fête donnée par Léonce +pour mon retour à la vie. + +J'avançai dans le jardin; il étoit éclairé d'une manière tout-à-fait +nouvelle; on n'apercevoit pas les lampions cachés sous les feuilles, +et on croyoit voir un jour nouveau, plus doux que celui du soleil, +mais qui ne rendoit pas moins visibles tous les objets de la nature. +Le ruisseau qui traverse mon parc répétoit les lumières placées des +deux côtés de son cours, et dérobées à la vue par les fleurs et les +arbrisseaux qui le bordent. Mon jardin offroit de toutes parts un +aspect enchanté; j'y reconnoissois encore les lieux où Léonce m'avoit +parlé de son amour, mais le souvenir de mes peines en étoit effacé; +mon imagination affoiblie ne m'offroit pas non plus les craintes de +l'avenir, je n'avois de forces que pour le présent, et il s'emparoit +délicieusement de tout mon être. La musique m'entretenoit dans cet +état; je vous ai dit souvent combien elle a d'empire sur mon âme! On +ne voyoit point les musiciens, on entendoit seulement des instrumens à +vent; harmonieux et doux, les sons nous arrivoient comme s'ils +descendoient du ciel; et quel langage en effet conviendroit mieux aux +anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l'éloquence +elle-même dans les affections de l'âme! il semble qu'elle nous exprime +les sentimens indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole +ne sauroit peindre. + +Je n'avois encore vu que la fête solitaire; au détour d'une allée, +j'aperçus sur des degrés de gazon ma douce Isore entourée de jeunes +filles, et dans l'enfoncement plusieurs habitans de Bellerive qui +m'étoient connus. Isore vint à moi; elle voulut d'abord chanter je ne +sais quels vers en mon honneur; mais son émotion l'emporta, et se +jetant dans mes bras, avec cette grâce de l'enfance qui semble +appartenir à un meilleur monde que le nôtre, elle me dit:--Maman, je +t'aime, ne me demande rien de plus, je t'aime.--Je la serrai contre +mon coeur, et je ne pus me défendre de penser à sa pauvre mère. +Thérèse, me dis-je tout bas, faut-il que je reçoive seule ces +innocentes caresses, dont votre coeur déchiré s'est imposé le +sacrifice! Léonce me présenta successivement les habitans du village à +qui j'avois rendu quelques services; il les savoit tous en détail, et +me les dit l'un après l'autre, sans que je pensasse à l'interrompre; +je le laissois me louer pour jouir de son accent, de ses regards, de +tout ce qui me prouvoit son amour. + +Enfin, il fit approcher des vieillards que j'avois eu le bonheur de +secourir, et leur dit:--Vous qui passez vos jours dans les prières, +remerciez le ciel de vous avoir conservé celle qui a répandu tant de +bienfaits sur votre vie! Nous avons tous failli la perdre, ajouta-t-il +avec une voix étouffée, et dans ce moment la mort menaçoit de bien +plus près encore le jeune homme que le vieillard; mais elle nous est +rendue; célébrez tous ce jour, et s'il est un de vos souhaits que je +puisse accomplir, vous obtiendrez tout de moi au nom de mon +bonheur.--Je craignis dans ce moment que M. de Valorbe ne fût près de +nous, et que ces paroles ne l'éclaircissent sur le sentiment de +Léonce; votre mari, qui a pour ses amis une prévoyance tout-à-fait +merveilleuse, l'avoit engagé dans une querelle politique, qui +l'animoit tellement, qu'il fut près d'une heure loin de nous. + +Quand la danse commença, nous revînmes lentement, ma belle-soeur, +Léonce et moi, vers cette partie du jardin réservée pour nous seuls, +qui environnoit ma maison; nous y retrouvâmes la musique aérienne, les +lumières voilées, toutes les sensations agréables et douces, si +parfaitement d'accord avec l'état de l'âme dans la convalescence. Le +temps étoit calme, le ciel pur, j'éprouvois des impressions +tout-à-fait inconnues; si la raison pouvoit croire au surnaturel, s'il +existoit une créature humaine qui méritât que l'Être suprême dérangeât +ses lois pour elle, je penserois que, pendant ces heures, des +pressentimens extraordinaires m'ont annoncé que bientôt je passerai +dans un autre monde. Tous les objets extérieurs s'effaçoient par +degrés devant moi; je n'entendois plus, je perdois mes forces, mes +idées se troubloient; mais les sentimens de mon coeur acquéroient une +nouvelle puissance, mon existence intérieure devenoit plus vive; +jamais mon attachement pour Léonce n'avoit eu plus d'empire sur moi, +et jamais il n'avoit été plus pur, plus dégagé des liens de la vie! Ma +tête se pencha sur son épaule; il me répéta plusieurs fois avec +crainte:--Mon amie! mon amie, souffrez-vous?--Je ne pouvois pas lui +répondre, mon âme étoit presqu'à demi séparée de la terre; enfin les +secours qu'on me donna me firent ouvrir les yeux, et me reconnoître +entre ma soeur et Léonce. + +Il me regardoit en silence; sa délicatesse parfaite ne lui permettoit +pas de m'interroger sur ce qui l'occupoit uniquement, dans un jour où +ses soins pleins de bonté pouvoient lui donner de nouveaux droits; +mais avois-je besoin qu'il me parlât pour lui répondre?--Léonce, lui +dis-je en serrant ses mains dans les miennes, c'est à ma soeur que je +remets le pouvoir de prononcer sur notre destinée; voyez-la demain, +parlez-lui, et ce qu'elle décidera, je le regarde d'avance comme +l'arrêt du ciel, j'y obéirai.--Qu'exigez-vous de moi? interrompit ma +soeur.--Mon père, mon époux, mon protecteur revit en vous, lui dis-je; +jugez de ma situation: vous connoissez maintenant Léonce, je n'ai plus +rien à vous dire.--Ma soeur ne répondit point, Léonce se tut, et il +me sembla que les plus profondes réflexions s'emparoient de lui; votre +mari et M. de Valorbe nous rejoignirent, et nous revînmes tous à +Paris. M. de Valorbe et M. de Lebensei causèrent ensemble pendant la +route, sans que nous nous en mêlassions. + +Quel usage Louise fera-t-elle des droits que je lui ai remis? peut +être prononcera-t-elle qu'il faut nous séparer! mais j'espère qu'elle +me laissera encore un peu de temps, et si j'ai du temps, qui sait si +je vivrai? Vous ne savez pas combien, dans de certaines situations, +une grande maladie et la foiblesse qui lui succède donnent à l'âme de +tranquillité. L'on ne regarde plus la vie comme une chose si certaine, +et l'intensité de la douleur diminue avec l'idée confuse que tout peut +bientôt finir; je m'explique ainsi le calme que j'éprouve, dans un +moment où va se décider la résolution dont la seule pensée m'étoit si +terrible. Je me refuse à souffrir; mes facultés ne sont plus les +mêmes. Suis-je restée moi? hélas! sais-je si demain je ne sentirai pas +toutes les douleurs que je crois émoussées! + +Je vous écrirai ce qui sera prononcé sur mon sort; vous vous +intéressez à mon bonheur, vous me l'avez dit, vous me l'avez prouvé de +mille manières; jamais mon coeur n'aura rien de caché pour vous. +Adieu; cette longue lettre m'a fatiguée; mais je voulois que vous +fussiez présente à cette fête qui vous étoit due, car personne n'a +plus contribué que vous à mon rétablissement. + + + + +LETTRE VI. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Paris, ce 8 juillet. + + +J'aime mieux vous écrire que vous parler, ma chère Delphine; je ne +veux pas prolonger votre anxiété, et je ne me sens pas la force, ce +soir, après les heures que je viens de passer avec Léonce, de soutenir +une émotion nouvelle. Vous avez voulu que je fusse l'arbitre de votre +sort; est-ce par foiblesse, est-ce par courage que vous l'avez +souhaité? je n'en sais rien; mais quoi qu'il dût m'en coûter, je ne +pouvois me résoudre à repousser votre confiance; et puisque j'ai fait +de votre destinée la mienne, j'ai presque le droit d'intervenir dans +la plus importante décision de votre vie. + +Que vais-je vous dire cependant? je devrois avoir plus de force que +vous, et je vous en montrerai peut-être moins; je devrois vous +encourager dans le plus pénible effort, et je vais peut-être affoiblir +les motifs qui vous en rendroient capable; j'aurai sûrement une +conduite différente de celle que vous attendez; mais comme je me +sacrifie moi-même au conseil que je vous donne, je suis sûre au moins +que mon opinion n'est pas dirigée par ce qui entraîne les hommes au +mal, l'intérêt personnel. + +Il est possible que vous ayez en moi un mauvais guide; je connois peu +le monde, et le spectacle des passions, tout-à-fait nouveau pour moi, +ébranle trop fortement mon âme; mais enfin, après avoir observé +Léonce, après l'avoir écouté long-temps, je ne me crois pas permis de +vous conseiller de vous séparer de lui maintenant. La douleur +excessive qu'il m'a montrée, la douleur plus dévorante encore qu'il +essayoit en vain de contenir, les résolutions funestes que dans les +circonstances politiques où la France se trouve, vous pouvez seule +l'empêcher d'adopter; tout m'effraie sur votre sort, si vous preniez +un parti devenu trop cruel pour tous les deux. Delphine, après avoir +laissé tant d'amour se développer dans le coeur de Léonce, il est du +devoir d'une âme sensible de ménager avec les soins les plus délicats +ce caractère passionné; je m'entends mal à déterminer les limites de +l'empire entre la morale et l'amour, la destinée ne m'a point appris à +les connoître; mais il me semble qu'après le mariage de Léonce, il +falloit vous séparer de lui, mais que vous ne devez pas maintenant +briser son coeur, en l'immolant tout à coup à des vertus +_intempestives_. + +Je ne sais si le charme de Léonce a exercé sur moi trop de puissance; +je le confesse, s'il existe une gloire pour les femmes hors de la +route de la morale, cette gloire est sans doute d'être aimée d'un tel +homme: ses qualités éminentes ne sont point un motif pour lui +sacrifier vos principes, mais vous lui devez de chercher à les +concilier avec son bonheur; un caractère si remarquable impose des +devoirs à tous ceux qui peuvent influer sur son sort. En vous parlant +ainsi, croyez bien que je me suis imposé celui de ne pas vous quitter; +malgré mon éloignement pour Paris, je resterai jusques à ce que vous +puissiez vous en aller avec moi, sans exposer les jours de Léonce. +Vous voulez m'arranger un appartement chez vous, je l'accepte: M. de +Mondoville se soumet à ne vous voir qu'avec moi; il proteste qu'après +ce qu'il a craint, il sera heureux de votre seule présence, de votre +entretien, de ce charme que vous savez répandre autour de vous, et +dont je sens si bien la douce influence. Delphine, essayez ce nouveau +genre de vie, il calmera par degrés la violence des sentimens de +Léonce, et vous pourrez goûter un jour peut-être ensemble les pures +jouissances de l'amitié. + +Ce que je crois certain, au moins selon les lumières de ma raison, +c'est qu'il seroit mal de faire succéder tant de rigueur à tant de +foiblesse, et de cesser tout à coup de voir Léonce, après six mois +passés presque seule avec lui. Souffrez que je vous le dise, mon amie, +la parfaite vertu préserve toujours de l'incertitude; mais, quand on +s'est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les +relations ne sont plus aussi simples, et il ne faut pas imaginer de +tout expier par un sacrifice inconsidéré, qui déchireroit le coeur +dont vous avez accepté l'amour. Si vous vous sépariez de Léonce avant +d'avoir, s'il est possible, affoibli la douleur que cette idée lui +cause, vous ne feriez qu'une action barbare autant qu'inconséquente, +et vous le livreriez à un désespoir dont la cause seroit la passion +même que vous avez excitée. + +En me permettant de prononcer un avis, que l'austère vertu +condamneroit peut-être, j'ai réfléchi sur moi-même; il se peut que, +n'ayant jamais été l'objet d'aucun sentiment d'amour, je sois moins +accoutumée à résister à la pitié qu'il inspire; il se peut que, +n'ayant jamais eu à triompher de mon propre coeur, j'hésite à +conseiller un sacrifice dont je n'ai jamais mesuré la force; enfin, il +se peut, surtout, qu'ayant passé ma triste vie sans avoir jamais été +le premier objet des sentimens de personne, je tremble de briser +l'image d'un tel bonheur, lorsqu'elle s'offre à moi; c'est à vous de +juger des motifs qui ont influé sur mon opinion, mais quelles qu'en +soient les causes, j'ai dû vous l'exprimer. + +Convaincue, comme je le suis, que si, dans la disposition actuelle de +Léonce, vous persistiez à vouloir le quitter, il s'exposeroit à une +mort inévitatble, je ne puis vous engager à partir. Je souffrirois en +vous donnant un tel conseil, comme si je faisois une action injuste et +cruelle; je ne vous le donnerai donc point. + + + + +LETTRE VII. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 11 juillet. + + +Ma soeur a décidé que je ne devois pas partir; Léonce a exercé sur +elle cet ascendant irrésistible qui est peut-être aussi mon excuse; +enfin, j'avois promis de me soumettre à ce qu'elle prononceroit. Elle +sacrifie ses goûts à mon bonheur, elle vient rester près de moi pour +veiller sur mon sort; les promesses de Léonce, les réflexions que j'ai +faites pendant ma longue maladie, tout me répond de moi-même et de +lui; j'éprouve donc depuis quelques jours, ma chère Élise, un +sentiment de calme souvent assez doux: cependant, m'étoit-il permis de +mettre ainsi l'opinion d'une autre à la place de ma conscience? Je ne +sais, mais je n'avois plus la force de me guider, et j'éprouvois une +telle anxiété, que peut-être je devois enfin compatir à moi-même, et +chercher pour moi, comme pour un autre, une ressource quelconque, qui +soulagent les maux que je ne pouvois plus supporter. Quand j'ai choisi +pour arbitre l'âme la plus honnête et la plus pure, n'en ai-je pas +assez fait? que peut-on exiger de plus? + +Léonce étoit hier parfaitement heureux; ma soeur nous regardoit avec +attendrissement; il me sembloit que nous goûtions les plaisirs de +l'innocence; ne peuvent-ils pas exister même dans notre situation, ou +seroit-ce encore une des illusions de l'amour? J'ai néanmoins répété, +en consentant à rester, que si Matilde exprimoit de l'inquiétude sur +ma présence, je partirois; mais elle est venue me voir deux ou trois +fois depuis ma convalescence, elle s'est fait écrire tous les jours +chez moi quand j'étois malade, et je n'ai rien vu, ni dans ses +manières, ni dans sa conduite, qui annonçât le plus léger changement +dans ses dispositions pour moi; elle a l'air de la tranquillité la +plus parfaite. Je ne conçois pas comment l'on peut être la femme d'un +homme tel que Léonce, l'aimer sincèrement, et n'éprouver ni des +sentimens exaltés, ni l'inquiétude qu'ils inspirent. + +Je ne veux point retourner à Bellerive, cette vie solitaire est trop +dangereuse; je crains d'ailleurs de m'être fait assez de mal dans la +société en m'en éloignant. Léonce n'a vu personne encore depuis ma +maladie: est-il sûr qu'il n'apprendra rien sur ce qu'on dit de moi qui +puisse le blesser? Hier, madame d'Artenas est venue me voir, j'étois +seule; il m'a semblé qu'il y avoit dans sa conversation assez +d'embarras; elle me donnoit des consolations, sans m'apprendre à quel +malheur ces consolations s'adressoient; elle m'assuroit de son appui, +sans me dire contre quel danger elle me l'offroit, et se répandit en +idées générales sur la raison et la philosophie, d'une manière peu +conforme à son caractère habituel. J'ai voulu l'engager à s'expliquer, +elle m'a répondu vaguement que tout s'arrangeroit, quand je +reparoîtrois dans le monde; et, ne voulant entrer dans aucun détail +avec moi, elle m'a beaucoup pressée de venir chez elle. Telle que je +connois madame d'Artenas, ses impressions viennent toutes de ce +qu'elle entend dire dans les salons de Paris; son univers est là, tout +son esprit s'y concentre: elle a sur ce terrain assez d'indépendance +et de générosité; mais, n'ayant pas l'idée qu'on puisse trouver du +bonheur, ou de la considération, hors de la bonne compagnie de France, +elle vous plaint ou vous félicite d'après la disposition de cette +bonne compagnie pour vous, comme s'il n'existoit pas d'autre intérêt +dans le monde. Je suis persuadée qu'elle auroit fini par me parler +sincèrement, si ma soeur n'étoit pas arrivée; mais elle a saisi ce +prétexte pour partir, en me répétant avec amitié, qu'elle comptoit sur +moi tous les soirs où elle a du monde chez elle. + +N'avez-vous rien appris, ma chère Élise, qui vous confirme les +observations que j'ai faites sur madame d'Artenas? Ce n'est pas à vous +qui avez sacrifié l'opinion à l'amour, que je devrois montrer le genre +d'inquiétude qu'elle me cause; mais comment ne souffrirois-je pas de +ce qui pourroit rendre Léonce malheureux? Les affaires publiques dont +votre mari s'occupe lui donnent plus de rapport que vous avec la +société; découvrez par lui, je vous en conjure, tout ce qui me +concerne, tout ce que Léonce ne manquera pas de savoir, dès qu'il +retournera dans le monde. Je ne puis interroger que vous sur un sujet +si délicat; on craint de montrer aux autres de l'inquiétude sur ce +qu'on dit de nous, car il est bien peu de personnes qui ne tirent de +ce genre de confidence une raison d'être moins bien pour celle qui la +leur fait. + +Mandez-moi donc ce que vous saurez, et pardonnez-moi, cette lettre que +votre parfaite amitié peut seule autoriser. + + + + +LETTRE VIII. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 18 juillet. + + +Votre réponse, ma chère Élise, ne m'a point entièrement rassurée; j'ai +bien vu que votre intention étoit de me calmer, mais la vérité de +votre caractère ne vous l'a pas permis; et vous savez, j'en suis sûre, +ce que je n'ai que trop remarqué dans le monde, depuis que j'ai essayé +d'y retourner. Certainement, ma position n'y est pas entièrement la +même; je n'y suis pas mal encore, mais je ne me sens plus établie dans +l'opinion, d'une manière aussi sûre ni aussi brillante qu'auparavant. + +Hier, par exemple, j'ai été chez madame d'Artenas; comme ma +belle-soeur a une répugnance invincible pour se montrer, je ne la +priai pas de m'accompagner: en arrivant, je vis quelques voitures des +femmes de ma connoissance qui me suivoient, et, presque sans y +réfléchir, je restai sur l'escalier assez de temps pour entrer avec +elles: autrefois, il me plaisoit assez d'arriver seule; une inquiétude +vague m'empêchoit hier de le désirer. On me témoigna presque le même +empressement qu'à l'ordinaire; j'étois loin cependant de goûter dans +cette société un plaisir égal à celui que j'y trouvois autrefois. + +Je mettois de l'importance à tout; les politesses de madame d'Artenas +me sembloient plus marquées, comme si elle avoit cru nécessaire de me +rassurer, et d'indiquer aux autres la conduite que l'on devoit tenir +envers moi; la froideur de quelques femmes, dont je ne me serois pas +occupée dans un autre temps, cette froideur qui peut-être étoit causée +par des circonstances étrangères à celles qui m'occupoient, +m'inquiétoit tellement, que je ne pouvois plus me livrer, comme je le +faisois jadis si volontiers, au mouvement de la conversation; elle +n'étoit plus pour moi un amusement, un repos agréable et varié; je +faisois des observations sur chaque parole, sur chaque mouvement, +comme un ambitieux au milieu d'une cour. En effet, celui dont je +dépends n'y étoit-il pas! il me sembloit que je voyois quelques +nuances d'embarras dans la figure de Léonce; il avoit plus de prudence +dans sa conduite, il cherchoit à mieux cacher son sentiment: enfin, ce +n'étoit pas encore la peine, mais tous les présages qui l'annoncent. + +Dès mon enfance, accoutumée à ne rencontrer que les hommages des +hommes et la bienveillance des femmes, indépendante par ma situation +et ma fortune, n'ayant jamais eu l'idée qu'il pût exister entre les +autres et moi d'autres rapports que ceux des services que je pourrois +leur rendre, ou de l'affection que je saurois leur inspirer, c'étoit +la première fois que je voyois la société comme une sorte de pouvoir +hostile, qui me menaçoit de ses armes, si je le provoquois de nouveau. + +Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère Élise, qu'aucune de ces +réflexions n'approcheroit de mon esprit, si je n'attachois le plus +grand prix à conserver aux yeux de Léonce cet éclat de réputation qui +lui plaît, et dont il aime à jouir. Dès l'instant où la société +m'auroit été moins agréable, je m'en serois éloignée pour toujours, et +je ne suis pas assez foible pour m'affliger de la défaveur de +l'opinion, avec un caractère qui me porte naturellement à ne pas la +ménager; mais ce qu'il y a de pénible dans ma situation, c'est que mon +sentiment pour Léonce m'expose au blâme, et que l'objet pour qui je +braverois ce blâme avec joie, y est mille fois plus sensible que +moi-même. Néanmoins, depuis cette soirée de madame d'Artenas, je n'ai +rien aperçu dans la manière de mon ami qui me fit croire à la moindre +inquiétude de sa part; je n'aurois pu la soupçonner qu'aux expressions +plus aimables encore et plus sensibles qu'il m'adressoit le lendemain. + +M. de Mondoville ira sûrement bientôt à Cernay; en voyant tous les +jours chez moi M. de Lebensei, pendant ma maladie, il a perdu les +préventions politiques qui l'éloignoient de lui, et s'est pénétré +d'estime pour son caractère, et d'admiration pour son esprit; il a +pour vous, vous le savez, ma chère Élise, la plus sincère amitié: si +par un mot de lui vous apprenez qu'il soit inquiet de ma situation +dans le monde, instruisez-m'en, je vous en conjure, sans ménagement: +c'est le seul sujet sur lequel Léonce ne me parleroit pas avec une +confiance absolue; jugez donc, ma chère Élise, combien il m'importe +qu'à cet égard vous ne me laissiez rien ignorer. + + + + +LETTRE IX. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 1er août. + + +Léonce ne vous a rien dit, je n'ai rien su de nouveau par madame +d'Artenas ni par personne. J'espère donc que mon imagination m'avoit +un peu exagéré ce que je craignois; mais dès qu'une inquiétude cesse +une autre prend sa place; il semble qu'il faut toujours que la faculté +de souffrir soit exercée. + +Les assiduités de M. de Valorbe commencent à déplaire visiblement à +Léonce, et sa condescendance pour ma soeur est, à cet égard, presque +entièrement épuisée. Je ne sais comment écarter M. de Valorbe, sans +qu'il m'accuse de la plus indigne ingratitude, et vous jugerez +vous-même si, d'après ce qui vient de se passer, je ne dois pas +chercher un prétexte quelconque pour cesser de le voir. Il a été +trouver ma soeur avant-hier, et lui a déclaré qu'il avoit découvert +mon attachement pour Léonce. Son premier mouvement, a-t-il dit, avoit +été de se battre avec lui; mais réfléchissant que c'étoit un moyen sûr +de me perdre, il avoit trouvé plus convenable de m'arracher, au +sentiment qui compromettoit ma réputation, ma morale et mon bonheur. +Il venoit donc conjurer ma soeur de me décider à l'épouser: c'est un +singulier rapprochement d'idées, que celui qui conduit un homme à +désirer d'autant plus de se marier avec moi, qu'il se croit plus +certain que j'en aime un autre. Mais tel est M. de Valorbe; son +amour-propre seroit flatté d'obtenir ma main, il le seroit d'autant +plus qu'il croiroit remporter ainsi un triomphe sur Léonce, dont la +supériorité l'importune; et, quoiqu'il m'aime réellement, il +s'inquiète moins de mes sentimens pour lui, que de la préférence +extérieure qu'il voudroit que je lui accordasse. C'est un homme qui +apprend des autres s'il est heureux, et qui a besoin d'exciter l'envie +pour être content de sa situation; son orgueil combat et détruit tout +ce qu'il a d'ailleurs de bonnes qualités, et je le redoute beaucoup, +maintenant que je suis obligée de le blesser par un refus positif. + +Je répétois depuis plusieurs jours à ma soeur, combien je craignois +qu'elle ne se repentît elle-même d'avoir amené si souvent M. de +Valorbe chez moi, lorsque ce matin elle est venue, ce qui vous +étonnera peut-être assez, me proposer sérieusement de l'épouser; elle +m'a d'abord assuré qu'il m'aimoit avec idolâtrie, et que la plupart +des défauts que je lui trouvois dans le monde, tenoient à l'embarras +de sa situation vis-à-vis de moi.--C'est un homme, m'a-t-elle dit, que +le succès et le bonheur rendront toujours très-bon; je ne réponds pas +de lui dans l'adversité, mais comme il en serait à jamais préservé +s'il vous épousoit, ma chère Delphine, vous pourriez compter sur ce +qu'il y a d'honnête dans son caractère. Sans doute, après avoir aimé +Léonce, vous n'éprouverez jamais un sentiment vif pour personne; mais +dans un mariage de raison, vous pouvez goûter la douceur d'être mère; +et croyez-moi, ma chère amie, il est si difficile d'avoir pour époux +l'homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur, +que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes +consistât seulement dans les jouissances de la maternité; elle est la +récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c'est le seul +bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse. + +--Je vous l'avouerai, ma chère Élise, j'étois presque indignée que ma +soeur, qui avoit elle-même reconnu que je ne pouvois, sans barbarie, +me séparer de Léonce, vînt me proposer de le trahir. Comme j'exprimois +ce sentiment avec assez de vivacité, elle m'interrompit pour me +soutenir qu'elle m'offroit l'unique moyen de rendre Léonce à ses +devoirs, aux intérêts naturels de sa vie; elle assura que tant que je +serois libre, il ne feroit aucun effort sur lui-même pour renoncer à +moi. Elle me dit enfin tout ce qu'on dit dans une semblable situation, +quand, avec une âme tendre, on ne peut néanmoins concevoir une passion +qui tient lieu de tout dans l'univers; une passion sans laquelle il +n'existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la +raison ou de la sensibilité commune, qu'on ne rejette intérieurement +avec mépris: mais il est doux de se livrer à ce mépris que l'on +prodigue au fond de son coeur à tous les rivaux de celui qu'on aime. + +La conversation finit bientôt sur ce sujet; quelques paroles de moi +donnèrent promptement à ma soeur l'idée d'une résistance telle, +qu'aucune force humaine ne pourroit imaginer de la vaincre, et je ne +songeai plus qu'à supplier Louise d'éloigner M. de Valorbe. Elle me +promit de s'en occuper, mais elle en conçoit peu d'espérance, soit à +cause de l'entêtement qui le caractérise, soit parce qu'elle se sent +foible contre un homme qui a été le sauveur de son frère. + +Demandez à M. de Lebensei, ma chère Élise, quel conseil il pourroit me +donner pour sortir de cette perplexité. Il connoît M. de Valorbe, car +ils causent souvent de politique ensemble. Quoique M. de Valorbe soit +dans le fond du coeur ennemi de la révolution, il a en même temps la +prétention de passer pour philosophe, et se donne beaucoup de peine +pour expliquer à votre mari, que c'est comme homme d'état qu'il +soutient les préjugés, et comme penseur qu'il les dédaigne. M. de +Lebensei ne voit dans cette profondeur que de l'inconséquence, et M. +de Valorbe sourit alors comme si votre mari faisoit semblant de ne pas +l'entendre, et qu'ils fussent deux augures, dont l'un voudroit avoir +l'air de ne pas comprendre l'autre. Dans toute autre disposition je +m'amuserois de ces discussions, entre M. de Valorbe qui voudroit se +faire admirer des deux parties et votre mari qui ne pense qu'à +soutenir ce qu'il croit vrai; entre M. de Valorbe qui feint de +mépriser les hommes, pour cacher l'importance qu'il met à leurs +suffrages, et votre mari qui, étant indifférent à l'opinion de ce +qu'on appelle le monde, n'a point de misanthropie, parce qu'il n'y a +jamais de mécompte dans ses prétentions et ses succès. Mais ce qui +m'importe, c'est de savoir si M. de Lebensei n'a point découvert dans +tout le jeu de l'amour-propre de M. de Valorbe, quelque moyen de +l'attacher à une idée, à un intérêt qui le détournât de son +acharnement à s'occuper de moi. + +Je suis extrêmement inquiète des événemens que peuvent amener la +fierté de Léonce et l'amour-propre de M. de Valorbe; quand il voit M. +de Mondoville, il est contenu par cette dignité de caractère, qui rend +impossible aux ennemis même de Léonce de lui manquer en présence; mais +il s'indigne en secret, j'en suis sûre, de l'impression involontaire +que Léonce lui fait éprouver; et l'effort dont il auroit besoin pour +se révolter contre le respect importun qui l'arrête, pourroit +l'emporter d'autant plus loin. Encore une fois, ma chère Élise, +consultez pour moi votre mari, dans cette situation délicate; et +gardez-vous de laisser apercevoir à Léonce ce que je viens de vous +confier sur M. de Valorbe. + + + + +LETTRE X. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 5 août, à 11 heures du matin. + + +Mon dieu! combien mes craintes étoient fondées! j'envoie chez vous à +l'insu de Léonce, pour supplier M. de Lebensei de venir; je vous écris +pendant que mon valet de chambre cherche un cheval pour aller à +Cernay. Instruisez votre mari de tout, remettez-lui ma lettre pour +qu'il la lise, et qu'il voie si, avant même de venir chez moi, il ne +pourroit pas prendre un parti qui nous sauvât. Fatal événement! Ah! le +sort me poursuit. + +Hier, Léonce me dit qu'il devoit y avoir une grande fête chez une de +ses parentes qui demeure dans la même rue que moi; il ajouta qu'il +croyoit nécessaire d'y aller, afin de ne pas trop faire remarquer son +absence du monde; il m'étoit revenu le matin même, que M. de Valorbe +parloit avec assez de confiance de ses prétentions sur moi, et je +craignois qu'on n'en informât Léonce dans cette assemblée, où il +devoit trouver tant de personnes réunies; mais comme je ne pouvois lui +donner aucun motif raisonnable pour s'y refuser, je me tus; et ma +soeur approuvant Léonce, il me quitta de bonne heure pour chercher un +de ses amis qu'il conduisoit à cette fête. Un quart d'heure après, M. +de Valorbe arriva chez moi assez troublé, et nous apprit que, s'étant +mêlé d'une manière imprudente de ce qui concernoit le départ du roi, +il avoit reçu l'avis à l'instant qu'un mandat d'arrêt étoit lancé +contre lui et devoit s'exécuter dans quelques heures. Il venoit me +demander de se cacher chez moi cette nuit même, et me prier d'obtenir +de votre mari qu'il tâchât de lui faire avoir un moyen de partir +aujourd'hui pour son régiment, et d'y rester jusques à ce que son +affaire fût apaisée. + +Vous sentez, ma chère Élise, s'il étoit possible d'hésiter: un asile +peut-il jamais être refusé! je l'accordai; il fut convenu que ma +soeur, qui logeoit encore dans l'appartement d'une de ses parentes, où +elle étoit descendue en arrivant, resteroit ce soir chez moi; que M. +de Valorbe viendroit dans ma maison lorsque tous mes gens seroient +couchés, et qu'Antoine seul veilleroit pour l'introduire secrètement. +Il n'étoit encore que huit heures du soir; M. de Valorbe devoit aller +terminer quelques affaires essentielles chez son notaire, et y rester +le plus tard qu'il pourrait, pour attendre l'heure convenue. Tout ce +qui concernent la sûreté de M. de Valorbe étant ainsi réglé, il +partit, après m'avoir témoigné beaucoup plus de reconnaissance que je +n'en méritais, puisque j'ignorois alors ce qu'il allait m'en coûter. + +Je me hâtai de rentrer chez moi pour écrire à Léonce, sous le sceau du +secret, ce qui venoit de se passer; je n'avois point d'autre motif, en +le lui mandant, que de l'instruire avec scrupule de toutes les actions +de ma vie; j'ordonnai cependant qu'on remit avec soin ma lettre au +cocher qui devoit aller le chercher dans la maison où il soupoit, si +par hasard il y étoit déjà. Je m'endormis parfaitement tranquille, +assurée que j'étois de l'approbation de Léonce pour une action +généreuse, alors même que son rival en était l'objet. + +Ce matin, mademoiselle d'Albémar est entrée dans ma chambre, et j'ai +compris à l'instant même, en la voyant, qu'elle avoit à m'annoncer un +grand malheur.--Qu'est il arrivé? me suis-je écriée avec effroi.--Rien +encore, me dit-elle; mais écoutez-moi, et voyez si vous avez quelques +ressources contre le cruel événement qui nous menace.--Alors elle m'a +raconté qu'elle avoit découvert, par quelques mots de M. de Valorbe, +qu'il avoit rencontré Léonce cette nuit-même; mais comme il ne vouloit +pas lui confier ce qui s'étoit passé, elle a écrit à huit heures du +matin à M. de Mondoville, de manière à lui faire croire qu'elle savoit +tout, et qu'il étoit inutile de lui rien cacher. Sa réponse contenoit +les détails que je vais vous dire. + +Hier, en sortant du bal, Léonce, impatienté de ce que la foule +empêchoit sa voiture d'avancer, se décida à l'aller chercher à pied au +bout de la rue; il éprouvoit, il en convient, beaucoup d'humeur de ce +que diverses personnes lui avoient annoncé mon mariage avec M. de +Valorbe comme très-probable. Dans cette disposition, cependant, il se +faisoit plaisir encore, dit-il, de revoir ma maison pendant mon +sommeil, et choisit à dessein le côté de la rue qui le faisoit passer +devant ma porte; il étoit alors une heure du matin. Par un funeste +hasard, au moment où il approchoit de chez moi, M. de Valorbe se +dérobant avec soin à tous les regards, enveloppé de son manteau, se +glisse le long du mur, frappe à ma porte, et dans l'instant on l'ouvre +pour le recevoir. Léonce reconnut Antoine, qui tenoit une lumière pour +éclairer à M. de Valorbe. Léonce l'a dit, je le crois, il ne lui vint +pas seulement dans la pensée que je pusse être d'accord avec M. de +Valorbe; mais convaincu que sa conduite avoit pour but quelques +desseins infâmes, il s'élança sur lui avant qu'il fût entré chez moi, +le saisit au collet, et le tirant violemment loin de la porte, il lui +demanda avec beaucoup de hauteur, quel motif le conduisoit, à cette +heure et ainsi déguisé, chez madame d'Albémar. M. de Valorbe irrité, +refusa de répondre; Léonce, dans le dernier degré de la colère, le +saisit une seconde fois, et lui dit de le suivre, avec les expressions +les plus méprisantes. M. de Valorbe étoit sans armes; la crainte +d'être découvert lui revint à l'esprit; il répondit avec assez de +calme à M. de Mondoville:--Vous ne doutez pas, je le pense, monsieur, +qu'après l'insulte que vous m'avez faite, votre mort ou la mienne ne +doive terminer cette affaire; mais je suis menacé d'être arrêté cette +nuit pour des raisons politiques; c'est afin de me soustraire à ce +danger, que madame d'Albémar m'a accordé un refuge; sa belle-soeur est +venue s'établir chez elle ce soir même, pour m'autoriser, par sa +présence, à profiter de la générosité de madame d'Albémar; je crains +d'être poursuivi, si ma retraite est connue; remettons à demain une +satisfaction qui, certes, m'intéresse plus que vous.--A ces mots, +Léonce confus, couvrit ses yeux de sa main, et se retira sans rien +dire. A quelques pas de là, il retrouva ses gens, on lui remit ma +lettre, et il confesse qu'il fut très-honteux, en la lisant, de son +impétuosité; mais il déclare en même temps, à ma belle-soeur, qu'il ne +faut pas penser à en prévenir les suites. + +Lorsque mademoiselle d'Albémar fut instruite de tout, elle en parla à +M. de Valorbe; il lui parut mortellement offensé, et n'admettant pas +l'idée qu'une réconciliation fût possible. Cependant, il est certain +que personne n'a été témoin de l'emportement de Léonce; votre mari ne +peut-il pas être médiateur entre M. de Valorbe et M. de Mondoville? +s'il obtient un passe-port pour M. de Valorbe, un pareil service ne +lui donneroit-il aucun empire sur lui? + +Léonce doit venir me voir tout à l'heure; mais puis-je me flatter du +moindre pouvoir sur sa conduite, dans une semblable question? +cependant je lui parlerai, je conserve encore du calme; savez-vous ce +qui m'en donne? c'est la certitude de ne pas survivre un jour à +Léonce; le ciel même ne l'exigeroit pas de moi! Mais est-ce assez de +cette certitude pour supporter le malheur qui me menace? s'il perdoit +cette vie dont il fait un si noble usage, si son amour pour moi lui +ravissoit tant de jours de gloire et de bonheur, que la nature lui +avoit destinés, si sa mère redemandoit son fils, en maudissant ma +mémoire! O Élise, Élise, les douleurs que j'éprouve, vous ne les avez +jamais senties; et moi qui ai tant versé de pleurs, que j'étois loin +d'avoir l'idée de ce que je souffre! Antoine arrive, il va partir; au +nom du ciel, ne perdez pas un moment! + + + + +LETTRE XL + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 8 août. + + +Mes craintes sont dissipées; je dois beaucoup à votre mari, à M. de +Valorbe lui-même: il est parti, tout est apaisé; mais suis-je contente +de ma conduite? ce jour n'aura-t-il point de funestes effets? que +puis-je me reprocher cependant, quand la vie de Léonce étoit en +danger? votre mari reste encore ici jusqu'à demain, ce sera moi qui +vous apprendrai tout ce que votre Henri a fait pour nous; mais que +jamais un seul mot de vous, ma chère Élise, ne trahisse les secrets +que je vais vous confier. + +Hier matin, Léonce arriva, comme je venois de vous envoyer ma lettre; +il y avoit un peu d'embarras dans l'expression de son visage; je me +hâtai de lui dire que s'il s'étoit mêlé le moindre soupçon sur moi à +son emportement contre M. de Valorbe, jamais je n'aurais pu retrouver +aucun bonheur dans notre sentiment mutuel; mais je le conjurai +d'examiner s'il vouloit perdre un homme proscrit, qui pouvoit être +obligé de quitter la France, et que l'éclat d'un duel feroit +nécessairement découvrir.--Ma chère Delphine, me répondit Léonce, +c'est moi qui ai insulté M. de Valorbe, lui seul a droit d'être +offensé, je ne puis l'être, et ma volonté, dans cette affaire, doit se +borner à lui accorder la satisfaction qu'il me demandera.--Quoi! lui +dis-je, quand de votre propre aveu vous avez été injuste et cruel +croyez-vous indigne de vous de le réparer?--Je ne sais, me dit-il, ce +que M. de Valorbe entendroit par une réparation; comme il est +malheureux dans ce moment, je pourrois me croire obligé d'être plus +facile; mais cette réparation, je ne puis la donner que tête à tête: +nous étions seuls, du moins je le crois, lorsque j'ai eu le tort +d'offenser M. de Valorbe; mais trouvera-t-il que ce soit une raison +pour se contenter d'excuses faites aussi sans témoins? je l'ignore. A +sa place, rien ne me suffiroit; à la mienne, ce que je puis tient à de +certaines règles que je ne dépasserai point.--Indomptable caractère! +lui dis-je, alors avec une vive indignation, vous n'avez pas encore +seulement daigné penser à moi; doutez-vous que le sujet de cette +querelle ne soit bientôt connu, et qu'il ne me perde à jamais?--Le +secret le plus profond, interrompit--il....--Ignorez-vous, repris-je, +qu'il n'y a point de secret? mais je n'insisterai pas sur ce motif, +c'est à vous et non à moi de le peser: sans doute, si vous triomphez, +je suis déshonorée; si vous périssez, je meurs: mais l'intérêt +supérieur à ces intérêts, c'est le remords que vous devez éprouver, si +vous ne respectez pas la situation de M. de Valorbe; pouvez-vous vous +battre avec lui, quand il doit se cacher, quand vous faites connaître +ainsi sa retraite, quand vous le livrez aux tribunaux dans ces temps +de trouble, où rien ne garantit la justice; le pouvez-vous?--Ma chère +Delphine, répondit Léonce, plus ému qu'incertain, je vous le répète, +c'est moi qui ai tort envers M. de Valorbe, je n'ai rien à faire qu'à +l'attendre; la générosité ne convient pas à celui qui a offensé; c'est +à M. de Valorbe à se décider; je lui dirai, s'il le veut, tout ce que +je dois lui dire; il jugera si ce que je puis est assez. + +--Dans ce moment, M. de Lebensei entra; Antoine l'avoit rencontré à la +barrière, il avoit ordre de remettre ma lettre à l'un de vous deux; +votre excellent Henri la lut et ne perdit pas un instant pour se +rendre chez moi; je lui répétai ce que je venois de dire, Léonce +gardoit le silence.--Il faut d'abord, dit M. de Lebensei, que je +m'informe des accusations qui peuvent exister contre M. de Valorbe: +s'il est vraiment en danger, il importe de le mettre en sûreté. M. de +Mondoville souhaite certainement avant tout, que M. de Valorbe ne soit +pas exposé à être arrêté.--Sans doute, répliqua Léonce, mes torts +envers lui m'imposent de grands devoirs; si je puis le servir, je le +ferai avec zèle: mais vous me permettrez, dit-il plus bas à M. de +Lebensei, de vous parler seul quelques instans.--D'où vient ce +mystère? m'écriai-je; Léonce, suis-je indigne de vous entendre sur ce +que vous croyez votre honneur? ne s'agit-il pas de ma vie comme de la +vôtre? et pensez-vous que, si véritablement votre gloire étoit +compromise, je ne trouverois pas, dans la résolution où je suis de +mourir avec vous, la force de consentir à tous vos périls? Mais encore +une fois, vous avez été souverainement injuste envers M. de Valorbe; +il est proscrit; à ce titre, votre inflexible fierté devroit +plier.--Eh bien! reprit Léonce, je ne dirai rien à M. de Lebensei que +vous ne l'entendiez; je ne puis d'ailleurs lui rien apprendre sur la +conduite que je dois tenir; ce qu'il feroit, je le ferai.--Je demande, +reprit M. de Lebensei, que l'on attende les informations que je vais +prendre sur tout ce qui concerne la situation de M. de Valorbe; dans +peu d'heures je la connoîtrai. + +--M. de Lebensei nous quitta pour s'en occuper; mais en partant, il me +dit:--M. de Mondoville a raison à quelques égards, c'est M. de Valorbe +qui doit décider de cette affaire; voyez-le vous-même ce matin, +essayez de le calmer.--Je voulois à l'instant même passer dans +l'appartement de ma belle-soeur, où je devois trouver M. de Valorbe. +Léonce me retint et me dit:--La pitié que m'inspire un homme +malheureux, les torts que j'ai eus envers lui, la crainte de vous +compromettre, tous ces motifs mettent obstacle à la conduite simple, +qu'il est si convenable de suivre dans de semblables occasions; mais +je vous en conjure, mon amie, ne vous permettez pas en mon absence un +mot que je fusse forcé de désavouer: songez que l'on pourra croire que +j'approuve tout ce que vous direz, et soyez plus fière que sensible, +quand il s'agit de la réputation de votre ami. Je ne vous rappellerai +point que je la préfère à ma vie, je rougirois d'avoir besoin de vous +l'apprendre; mais quand votre sublime tendresse confond vos jours avec +les miens, j'ose d'autant plus compter sur l'élévation de votre +conduite; mon honneur sera le vôtre, et pour votre honneur, Delphine, +vous ne craindriez point la mort. Adieu; il faut que je vous quitte, +je dois rester chez moi tout le jour, pour y attendre des nouvelles de +M. de Valorbe.--Il y avoit tant de calme et de fierté dans l'accent de +Léonce, qu'un moment il me redonna des forces; mais elles +m'abandonnèrent bientôt quand j'entrai chez ma belle-soeur, et que j'y +vis M. de Valorbe. + +Louise se retira dans son cabinet pour nous laisser seuls; je ne +savois de quelle manière commencer cette conversation: M. de Valorbe +avoit l'air tout-à-fait résolu à l'éviter; j'hésitois si je devois +essayer de lui parler avec franchise de mes sentimens pour Léonce; +quoiqu'il les connût, je craignois qu'il ne se blessât de leur aveu. +Je hasardai d'abord quelques mots sur les regrets qu'avoit éprouvés M. +de Mondoville, lorsqu'il avoit appris la situation fâcheuse dans +laquelle M. de Valorbe se trouvoit. Il répondit à ce que je disois +d'une manière générale, mais sans prononcer un seul mot qui pût faire +naître l'entretien que je désirois; et lui, qui manque souvent de +mesure quand il est irrité, s'exprimoit avec un ton ferme et froid qui +devoit m'ôter toute espérance. Je sentois néanmoins que la résolution +de M. de Valorbe pouvoit dépendre de l'inspiration heureuse, qui me +feroit trouver le moyen de l'attendrir. Il existait sans doute ce +moyen, j'implorois les lumières de mon esprit pour le découvrir, et +plus j'en avois besoin, plus je les sentois incertaines. Assez de +temps se passa, sans même que M. de Valorbe me permît de commencer; il +détournoit ce que je voulois lui dire, m'interrompoit, et repoussoit +de mille manières le sujet dont j'avois à parler: j'éprouvois une +contrainte douloureuse qu'il avoit l'art de prolonger. Enfin, je me +décidai à lui représenter d'abord le tort irréparable que me feroit +l'éclat d'un duel, et je lui demandai s'il étoit juste que le +sentiment qui m'avoit porté à lui donner un asile, fût si cruellement +puni; il sortit alors un peu de ses phrases insignifiantes pour me +répondre, et me dit que la cause de sa querelle avec M. de Mondoville, +ne pouvoit avoir été entendue que par un homme qu'il avoit cru +remarquer près de là, mais qu'il ne connoissoit pas. Je me hâtai de +lui dire ce que je croyois alors, et ce dont M. de Mondoville étoit +persuadé comme moi, c'est que cet homme étoit un de ses gens qui +s'approchoit de lui pour lui annoncer sa voiture, et qui n'avoit pas +eu la moindre idée de ce qui s'étoit passé. M. de Valorbe parut +réfléchir un moment à cette réponse et me dit ensuite:--Eh bien! +madame, si personne ne nous a ni vus, ni entendus, vous ne serez point +compromise, quoi qu'il puisse arriver entre M. de Mondoville et +moi.--Je n'avois pas prévu ce raisonnement, et je crois encore ce que +je soupçonnai dans le moment même; c'est que M. de Valorbe eut besoin +de se recueillir pour ne pas me laisser apercevoir qu'il étoit adouci +par l'idée que personne n'avoit été témoin de sa querelle avec Léonce: +néanmoins, quelle que fût la pensée qui traversa son esprit, il voulut +rompre la conversation, et se leva pour appeler mademoiselle +d'Albémar. + +Elle vint; je ne savois plus que devenir, un froid mortel m'avoit +saisie; je voyois devant moi celui qui vouloit tuer ce que j'aime, et +ma langue se glaçoit quand je voulois l'implorer. Un billet de votre +mari me fut apporté dans cet instant; il me disoit qu'il étoit vrai +que les charges contre M. de Valorbe étoient très-sérieuses, qu'il +importait extrêmement qu'il quittât Paris sans délai, et que ce soir à +la nuit tombante il lui apporteroit un passe-port sous un faux nom, +qui lui permettrait de s'éloigner: il se flattoit ensuite de parvenir +à faire lever le mandat d'arrêt de M. de Valorbe; mais il insistoit +beaucoup sur l'importance dont il étoit pour lui de n'être pas pris +dans ce moment de fermentation. Je me hâtai de donner ce billet à M. +de Valorbe, et j'eus tort de ne pas lui cacher le mouvement d'espoir +que j'éprouvois, car il s'en aperçut; et s'offensant de ce que je +pouvois supposer que les dangers dont on le menaçoit auroient de +l'influence sur lui, il rentra dans sa chambre précipitamment, et en +sortit peu d'instans après, avec une lettre pour M. de Mondoville; il +la remit à un de mes gens, et lui dit assez haut pour que je +l'entendisse, de la porter à son adresse. Il revint ensuite vers nous; +ma pauvre belle-soeur étoit tremblante, et je me soutenois à peine. + +On annonça qu'on avoit servi; nous allâmes à table tous les trois; M. +de Valorbe nous regardoit tour à tour Louise et moi, et le spectacle +de notre douleur lui donnoit assez d'émotion, quoiqu'il fit des +efforts pour la surmonter: il parla sans cesse pendant le dîner, avec +plus d'activité peut-être qu'on n'en a dans une résolution calme et +positive; il s'exaltoit d'une manière extraordinaire, par ses propres +discours et par le vin qu'il prenoit: nous étions devant lui immobiles +et pâles, sans prononcer un seul mot; nous sortîmes enfin de ce +supplice. Quel repas, juste ciel! c'étoit le banquet de la mort; il +parut lui-même presque honteux du rôle qu'il venoit de jouer, et se +sentit le besoin de s'en excuser. + +--Vous m'avez secouru, me dit-il, et je vous afflige; mais jamais +affront plus sanglant ne mérita la vengeance d'un honnête homme!--A +ces mots, qui sembloient m'offrir au moins l'espoir d'être écoutée, +j'allois répondre, il m'arrêta; et, se livrant alors à son goût +naturel pour produire de grands effets, il me dit:--Tout est décidé. +J'ai écrit à M. de Mondoville, le rendez-vous est donné, ici même, à +six heures; nous partirons ensemble, nous nous arrêterons dans la +forêt de Senars, à dix lieues de Paris; là, l'un de nous doit périr. +Si M. de Mondoville meurt, je continuerai ma route avant d'être +reconnu; si c'est moi, il reviendra vers vous. Maintenant, vous le +voyez, les paroles irrévocables sont dites; rentrez dans votre +appartement, et souhaitez qu'il me tue; vous n'avez plus que cet +espoir.--Au moment où il me disoit ces effroyables paroles, la +pendule avoit déjà sonné cinq heures, son aiguille marchoit vers le +moment fixé, l'exactitude de Léonce n'étoit pas douteuse; ce départ, +cette forêt, les paroles sanglantes de M. de Valorbe, tout ajoutait à +l'horreur du duel. Ce que je craignois il y avoit quelques heures, ne +pouvoit se comparer encore à l'effroi dont j'étois pénétrée: ma tête +s'égaroit entièrement; la mort, la mort certaine de Léonce étoit +devant mes yeux, et son meurtrier me parloit. + +Je ne sais quels cris de douleur échappèrent de mon sein; ils +excitèrent dans le coeur de M. de Valorbe un mouvement impétueux qui +le précipita à mes pieds.--Quoi! me dit-il, vous aimez Léonce, et vous +espérez que je ménagerai sa vie! Je rends grâce au ciel de l'insulte +qu'il m'a faite, elle me permet de punir une autre offense, et c'est +pour celle-là, oui, c'est pour celle-là, dit-il avec un frémissement +de rage, que je suis avide de son sang.--Dieu! qu'avez-vous fait, +m'écriai-je, des sentimens de générosité qui vous méritoient une si +haute estime? pouvez-vous souhaiter de m'épouser, quand mon coeur +n'est pas libre?--Oui, dit-il, je le souhaite encore; le temps vous +éclaireroit sur les sentimens que vous nourrissez au fond du coeur; +vous respecteriez vos devoirs envers moi; vous avez des qualités si +douces et si bonnes que, si j'étois votre époux, même avant d'avoir +obtenu votre amour, je serois le plus heureux des hommes: mais non, il +vous faut des victimes; vous en aurez, l'heure approche; quand le +temps aura prononcé, vous ne serez plus écoutée.--Élise, ne +frémissez-vous pas pour votre malheureuse amie? Ma tête s'égaroit; je +suppliai M. de Valorbe, je le crois, avec un accent, avec des paroles +de flamme; il repoussa tout, occupé d'une seule idée qui lui revenoit +sans cesse.--Que ferez-vous pour moi, s'écrioit-il, si je suis +déshonoré, si l'on sait l'outrage que j'ai reçu?--Rien ne sera connu, +répétai-je, rien!--Et si cette espérance est trompée, dites-moi, +s'écria-t-il avec fureur, dites-moi, vous qui ne m'offrez pas de +l'amour, comment vous ferez pour que je supporte la honte!--Jamais +elle ne vous atteindra, repris-je; mais si quelque peine pouvoit +résulter pour vous du sacrifice que vous m'auriez fait, le dévouement +de ma vie entière, reconnoissance, amitié, fortune, soins, tout ce que +je puis donner est à vous.--Tout ce que vous pouvez donner, créature +enchanteresse, interrompit-il; c'est toi qu'il faut posséder; tu +pourrois seule faire oublier même le déshonneur! tu as peur du sang, +tu veux écarter la mort...... Eh bien! eh bien! jure que je serai ton +époux, cette gloire, cette ivresse....-- + +En disant ces mots il me saisissoit la main avec transport; six heures +sonnèrent, une voiture s'arrêta à la porte, il ne restoit plus qu'un +instant pour éviter le plus grand des malheurs; tout ce qu'avoit dit +M. de Valorbe me persuadoit que sa résolution n'étoit pas +inébranlable, mais que jamais il n'y renonceroit, si je n'offrois pas +un prétexte quelconque à son amour-propre: il reprit avec plus +d'instance, en voyant que je me taisois, et me dit:--Permettez-moi de +prendre ce silence pour une réponse favorable; elle restera secrète +entre nous; je vous laisserai du temps; je n'abuserai point +tyranniquement d'un consentement arraché par le trouble....--Le bruit +de la voiture de Léonce entrant dans la cour se fit entendre; je puis +à peine me rappeler ce qui se passoit en ce moment dans mon âme +bouleversée, mais il me semble que je pensai qu'un scrupule insensé +pouvoit seul m'engager à parler, quand peut-être il sufisoit de me +taire pour sauver Léonce. La veille même, madame d'Artenas m'avoit +vivement grondée de ce qu'elle appelait mes insupportables qualités, +qui m'exposoient à tous les malheurs, sans me permettre jamais la +moindre habileté pour m'en tirer; ses conseils me revinrent, je +condamnai mon caractère, je m'ordonnai d'y manquer; enfin surtout, +enfin les paroles qui exposoient les jours de Léonce ne pouvoient +sortir de ma bouche. M. de Valorbe s'écria avec transport qu'il me +remercioit de mon silence; je ne le désavouai point. Je le trompai +donc; oui, grand Dieu! c'est la première fois que la dissimulation a +souillé mon coeur! Léonce parut!.... + +Quelle impression sa présence produisit sur tout ce qui étoit dans la +chambre! Ma bonne soeur détourna la tête pour lui cacher ses pleurs; +M. de Valorbe se hâta de recomposer son visage, et moi, qui ne savois +pas si je venois de sauver ce que j'aime, ou seulement de me rendre +indigne de lui, je pouvois à peine me soutenir. M. de Mondoville, +voulant abréger cette scène, après avoir salué ma soeur et moi, avec +cette grâce et cette noblesse que les indifférens même ne peuvent voir +sans en être charmés, pria M. de Valorbe de le conduire dans son +appartement: ils sortirent alors tous les deux, mes tourmens +redoublèrent; je n'avois pas revu Léonce depuis le matin, j'ignorois +ce que la journée avoit pu apporter de changemens dans ses +dispositions. Le silence dont je m'étois, hélas! trop adroitement +servie, avoit-il suffi pour désarmer M. de Valorbe? ou ne s'étoit-il +pas dit que, dans un tel moment, il ne devoit y attacher aucune +importance? Loin donc que ma douleur fût soulagée, elle étoit devenue +plus amère encore, par l'espérance que j'avois entrevue, et que le +temps n'avoit pu confirmer. + +Ce jour, déjà si cruel, fut encore marqué par un hasard bien +malheureux: madame du Marset vint à ma porte demander mademoiselle +d'Albémar; et mes gens, qui n'avoient point reçu l'ordre de ma +belle-soeur, la laissèrent entrer. Elle arriva dans le salon même où +j'étois avec mademoiselle d'Albémar; elle venoit lui faire une visite, +et s'acquitter d'un de ces devoirs communs de la société, dont la +froideur et l'insipidité font un si cruel contraste avec les passions +violentes de l'âme. Représentez-vous, chère Élise, ce que je dus +éprouver pendant une demi-heure qu'elle resta chez ma soeur! je ne +pouvois m'en aller, parce que de l'a chambre où nous étions, +j'entendois au moins la voix de Léonce et de M. de Valorbe; je +m'assurois ainsi qu'ils étoient encore là, et je tâchois de deviner, à +leur accent plus ou moins élevé, s'ils s'apaisoient ou s'irritoient de +nouveau; mais je ne crois pas qu'il soit possible de se faire l'idée +de l'horrible gêne que m'imposoit la présence de madame du Marset! +voulant lui cacher mon trouble, et le trahissant encore plus; +répondant à ses questions sans les entendre, et par des mots qui +n'avoient sans doute aucun rapport avec ce qu'elle me disoit; car elle +marquoit à chaque instant son étonnement, et prolongeoit, je crois, sa +visite, par des intentions malignes et curieuses. Je ne sais combien +de temps le supplice auroit duré, si mademoiselle d'Albémar, ne +pouvant plus le supporter, n'eût pris sur elle de déclarer à madame du +Marset que j'étois encore très-souffrante de ma dernière maladie, et +que j'avois dans ce moment besoin de repos. Madame du Marset reçut ce +congé avec un air assez méchant, et je ne doute pas, d'après ce que +j'ai su depuis, qu'elle ne fût venue pour examiner ce qui se passoit +chez moi. + +Quand elle fut sortie, Léonce ouvrit la porte et rentra avec M. de +Valorbe; je voulus le questionner, mais la violence que je m'étois +faite pendant la visite de madame du Marset, m'avoit jetée dans un tel +état, qu'en essayant de parler, je tombai comme sans vie aux pieds de +Léonce. Quand je revins à moi, on m'avoit transportée dans ma chambre; +Léonce tenoit une de mes mains, ma soeur l'autre, et ma petite Isore +pleuroit au pied de mon lit: il fut doux, ce moment, ma chère Élise, +où je me retrouvois au milieu de mes affections les plus chères, où +les regards de Léonce m'exprimoient un intérêt si tendre!--Ma douce +amie, me dit-il, pourquoi vous effrayer ainsi? tout est terminé, tout +l'est comme vous le désirez; calmez donc cette âme si sensible: ah! +vous m'aimez, je veux vivre, ne craignez rien pour moi. + +Je lui demandai de me raconter ce qui venoit de se passer entre M. de +Valorbe et lui.--Je le croyois décidé, me dit-il, quand j'arrivai; +mais, comme j'avois vu M. de Lebensei, qui m'avoit donné de véritables +inquiétudes sur les dangers que couroit M. de Valorbe, j'étois disposé +à me prêter à la réconciliation, s'il la désiroit. Il a commencé par +me demander si je pouvois lui garantir que rien de ce qui étoit arrivé +hier au soir ne seroit jamais connu; je lui ai dit que je lui donnois +ma parole, en mon nom et de la part de M. de Lebensei, que le secret +seroit fidèlement gardé, et que je ne croyois pas que personne, +excepté lui et moi, en fût instruit. Il m'a fait encore quelques +questions, toujours relativement à la publicité possible de notre +aventure; je l'ai rassuré à cet égard, autant que je le suis moi-même, +sans pouvoir lui donner cependant une certitude positive; car j'étois +trop ému hier au soir, pour avoir rien remarqué de ce qui se passoit +autour de moi. M. de Valorbe a réfléchi quelques instans, puis il a +prononcé votre nom à demi-voix; il s'est arrêté, ne voulant pas sans +doute que je susse que vous seule décidiez de sa conduite dans cette +circonstance; vous seule aussi, ma Delphine, vous m'aviez inspiré les +mouvemens doux que j'éprouvois; votre souvenir étoit un ange de paix +entre nous deux. M. de Valorbe m'a tendu la main, après un moment de +silence, et je me suis permis alors de lui exprimer franchement et +vivement tous les regrets que j'éprouvois de mon impardonnable +vivacité. Nous sommes sortis alors pour vous rejoindre; depuis ce +moment je n'ai pensé qu'à vous secourir, et j'ai laissé M. de Lebensei +avec M. de Valorbe. + +Comme Léonce nommoit votre mari, il ouvrit ma porte, et me dit avec +une vivacité qui ne lui est pas ordinaire:--Tout est prêt pour le +voyage de M. de Valorbe, il demande à vous voir un moment; il convient +de ne pas l'obliger à rendre M. de Mondoville témoin de sa douleur en +vous quittant, et rien n'est plus pressé que son départ.--Léonce +n'hésita point à se retirer, et M. de Lebensei, sans perdre un moment, +fit entrer M. de Valorbe. Je fus touchée en le voyant, il étoit +impossible d'avoir l'air plus malheureux; il s'approcha de mon lit, me +prit la main, et se mettant à genoux devant moi, il me dit à voix +basse:--Je pars, je ne sais ce que je vais devenir, peut-être suis-je +menacé des événemens les plus malheureux; que mon honneur me reste, et +je les supporterai tous! Souvenez-vous, cependant, que c'est à vous +seule que j'ai fait le sacrifice de la résolution la plus juste et la +plus nécessaire; songez, reprit-il en appuyant singulièrement sur +chacune de ses expressions, songez à ce que vous ferez pour moi, si +mon sort est perdu pour vous avoir obéi, pour m'être fié à vous. Je +rougis en écoutant ces paroles, qui me rappeloient un tort véritable. +M. de Valorbe vouloit rester encore; mais M. de Lebensei étoit si +impatient de son départ, qu'il interrompit d'autorité notre entretien. +M. de Valorbe se jeta sur ma main en la baignant de pleurs, et votre +mari l'emmena. + +Dès que la voiture de M. de Valorbe fut partie, M. de Lebensei +remonta, et je lui demandai d'où lui venoit une agitation que je ne +lui avois jamais vue.--Hélas! me dit-il, je viens d'apprendre, comme +j'arrivois chez vous, que M. de Fierville a été témoin de la scène +d'hier au soir; il étoit sorti à pied, peu de momens après Léonce, de +la maison où ils avoient soupé ensemble; il s'est glissé derrière les +voitures pour n'être pas reconnu, et il a raconté aujourd'hui, dans un +dîner, tout ce qu'il avoit entendu; je craignois donc extrêmement que +M. de Valorbe ne le sût avant de partir, et que, changeant de dessein, +il ne restât, malgré tout ce qui pouvoit lui en arriver.--Ah, mon +Dieu! m'écriai-je, et M. de Valorbe ne sera-t-il pas déshonoré, pour +ne s'être pas battu avec Léonce?--M. de Lebensei chercha à dissiper +cette crainte, en m'assurant que l'on parviendroit à détruire l'effet +des propos de M. de Fierville; mais, tout en me calmant sur ce sujet, +il paroissoit troublé par une pensée qu'il n'a pas voulu me confier. + +Je suis restée, lorsqu'il m'a quittée, dans un trouble cruel; +certainement je ne me repens pas d'avoir tout fait pour empêcher que +M. de Valorbe ne se battît avec Léonce; je suis loin de me croire liée +par un silence que doit excuser la violence de ma situation; ma soeur, +qui a été témoin de tout, m'assure que M. de Valorbe lui-même n'a pas +dû se persuader que je pusse prendre avec lui, dans l'état où j'étois, +le moindre engagement: si M. de Valorbe étoit malheureux, je ferois +pour lui certainement tout ce qui seroit en ma puissance; c'est en +vain, cependant, que je me raisonne ainsi depuis plusieurs heures; ma +joie est empoisonnée par cet instant de fausseté. Rien ne me feroit +consentir à l'avouer à Léonce, et cependant c'est pour lui...; il faut +donc que ce soit mal.... Je suis sûre que les plus cruelles peines me +viendront de là. Les fautes que le caractère fait commettre, sont +tellement d'accord avec la manière de sentir habituelle, qu'on finit +toujours par se les pardonner; mais quand on se trouve entraînée, +forcée même à un tort tout-à-fait en opposition avec sa nature, c'est +un souvenir importun, douloureux, et qu'on veut en vain écarter. Ne +m'en parlez jamais, je parviendrai peut-être à l'oublier. + +Remerciez votre Henri, quand vous le verrez, de la parfaite amitié +qu'il m'a témoignée. Votre enfant est-il encore malade? ne pouvez-vous +pas le quitter? J'irai vous voir dès que je serai mieux; mais ce que +j'ai souffert m'a redonné la fièvre, on veut que je me ménage encore +quelque temps. + + + + +LETTRE XII. + +Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. + +Paris, ce 25 août. + + +J'ai besoin, madame, de vous confier mes chagrins, de vous demander +vos conseils. M. de Lebensei vous a-t-il dit comment l'indigne M. de +Fierville, et son amie plus odieuse encore, ont trouvé l'art +d'empoisonner l'aventure de M. de Valorbe? Ils ont répandu dans le +monde que Delphine, notre angélique Delphine, avoit donné rendez-vous +à deux hommes la même nuit, et qu'un malentendu sur les heures, avoit +été la cause de la rencontre où Léonce avoit grièvement insulté M. de +Valorbe. Non! je n'ai pu vous écrire une semblable infamie sans que +mon front se couvrît de rougeur! Juste ciel! c'est donc ainsi qu'on +veut punir une âme innocente de sa générosité même; c'est ainsi que +l'on outrage le caractère le plus noble et le plus pur! deux êtres +méchans, et le reste indifférent et foible, voilà ce qui décide de la +réputation d'une femme au milieu de Paris. + +Madame du Marset et M. de Fierville ont voulu se venger ainsi, dit-on, +d'un jour où Léonce les a profondément humiliés, en défendant madame +d'Albémar. Maintenant, que faut-il faire pour la servir? Aidez-moi, je +vous en conjure, et cachons-lui surtout qu'elle a pu être l'objet +d'une pareille calomnie; sa santé la retient encore chez elle, et je +lui ai conseillé de fermer sa porte. Léonce est allé conduire sa femme +à la terre d'Andelys, qu'elle tient des dons de Delphine, et sans +laquelle, hélas! elle n'eût jamais épousé M. de Mondoville. Je +l'aurois consulté lui-même dans cette circonstance, puisque l'âge de +M. de Fierville ne permet pas de craindre un événement funeste; mais +il est absent, et je suis seule au milieu d'un monde bien nouveau pour +moi, et dont la puissance me fait trembler: néanmoins, j'ai vaincu ma +répugnance pour la société; j'y vais, j'irai chaque jour, j'y +répéterai ce qui justifie glorieusement mon amie. Sans avouer le +sentiment de Delphine pour Léonce, je ne le démentirai point; car je +veux mettre toute ma force dans la vérité, il ne me reste qu'elle: je +suis ici une étrangère, sans agrémens, sans appui, intimidée par ma +figure et mon ignorance de la vie; n'importe, j'aime Delphine, et je +soutiens la plus juste des causes. + +Je ne sais à qui m'adresser, je ne sais de quels moyens on se sert ici +pour repousser la calomnie; mais je dirai tout ce que mon indignation +m'inspirera: peut-être enfin triompherai-je de l'envie, seul genre de +malveillance que ma douce et charmante amie puisse redouter. Je +n'avois pas d'idée du mal que peut faire l'opinion de la société, +quand on a trouvé l'art de l'égarer. Oui, ceux qu'on est convenu +d'appeler des amis me font plus souffrir encore que les ennemis même; +ils viennent se vanter auprès de vous des services qu'il prétendent +vous avoir rendus, et l'on ne peut démêler avec certitude si, pour +augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer +les attaques dont ils prétendent avoir triomphé: d'autres se bornent à +vous assurer que, quoi qu'il arrive, ils ne vous abandonneront pas, et +vous ne pouvez, pas leur faire expliquer ce _quoi qu'il arrive_: il +leur convient mieux de le laisser dans le vague. Quelques-uns me +donnent le conseil d'emmener Delphine en Languedoc; et lorsque je veux +leur prouver que le plus mauvais moment pour s'éloigner, c'est celui +où l'on doit braver et confondre une indigne calomnie, ils me répètent +le même conseil sans avoir fait attention à ma réponse, et, tout +occupés de l'avis qu'ils ont proposé, ils y attachent leur +amour-propre, et se croient dispensés de vous secourir, si vous ne le +suivez pas: il est plus facile de se défendre contre des adversaires +déclarés, que de s'astreindre à la conduite nécessaire avec de tels +amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant +combien est foible la résistance qu'ils ont à craindre; et cependant, +s'ils se brouilloient avec vous, ils rendroient votre situation plus +mauvaise. Ne commenceroient-ils pas leur phrase de renonciation par +ces mots: _Moi qui aimais madame d'Albémar, je suis obligé de convenir +qu'il n'y a pas moyen à présent de l'excuser_? funeste pays! où le nom +d'ami, si légèrement prodigué, n'impose pas le devoir de défendre, et +donne seulement plus de moyens de nuire si l'on abandonne! + +L'opinion apparoît en tout lieu, et vous ne pouvez la saisir nulle +part; chacun me dit, qu'_on_ répand les plus indignes mensonges contre +Delphine, et je ne parviens pas à découvrir si celui qui me parle les +répète, ou les invente lui-même. Je me crois toujours environnée de +moqueurs qui se trahissent par un regard ou par un sourire +d'insouciance, dans le moment où ils me protestent qu'ils +s'intéressent à ma peine. Je ne perds pas une occasion de raconter les +motifs de reconnoissance qui devoient engager Delphine à donner un +asile à M. de Valorbe, comme s'il falloit, pour rendre service à un +malheureux, d'autres motifs que son malheur! En vérité, je le crois, +il est ici plus dangereux d'exercer la vertu que de se livrer au vice; +l'on ne veut pas croire aux sentimens généreux, et l'on cherche avec +autant de soin à dénaturer la cause des bonnes actions, qu'à trouver +des excuses pour les mauvaises. + +Ah! qu'il vaut mieux vivre obscure, et n'avoir jamais obtenu ces +flatteuses louanges, avant-coureurs de la haine, et dont elle vient en +hâte exiger de vous le prix! Pour la première fois, je me console +d'avoir été bannie du monde par mes désavantages naturels: qu'ai-je +dit? je me console! Delphine n'est-elle pas malheureuse, et quel calme +puis-je jamais goûter, si l'on ne parvient pas à la justifier! +Daignez, madame, vous concerter avec M. de Lebensei sur ce qu'il est +possible de tenter, et accordez-moi l'un et l'autre le secours de vos +lumières et de votre amitié. + + + + +LETTRE XIII. + +Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Cernay, ce 30 août 1791. + + +L'émotion que m'a causée votre lettre, mademoiselle, a été la cause du +premier tort que j'aie jamais eu avec Henri; après l'avoir lue, je +m'écriai:--Ah! pourquoi suis-je privée de tout ascendant sur personne! +proscrite que je suis par l'opinion, il ne me reste aucun moyen d'être +utile à mes amis calomniés!--A peine avois-je dit ces mots, qu'un +repentir profond, un tendre retour vers mon ami les suivit; mais je +craignis pendant plusieurs heures que leur impression sur lui ne fût +ineffaçable; enfin il m'a pardonné, parce que j'avois tort, grièvement +tort, et qu'il lui étoit trop aisé de me le faire sentir, pour qu'il +ne fût pas dans son caractère de s'y refuser. Il est parti pour Paris, +dans l'intention de servir madame d'Albémar; mais il aura soin de +faire répandre par d'autres ce qu'il faut que l'on dise; car les +préjugés de la société sont tels contre les opinions politiques de M. +de Lebensei, qu'il nuiroit à madame d'Albémar en se montrant son +admirateur le plus zélé. Oh! que la malveillance a de ressources pour +faire souffrir! ne sentez-vous pas les méchans comme un poids sur le +coeur? ne vous semble-t-il pas qu'ils empêchent de respirer? lorsqu'on +voudroit reprendre un peu d'espoir, leur souvenir le repousse +douloureusement au fond de l'âme. Quelques heures après le départ de +M. de Lebensei, mon enfant étant assez bien, je n'ai pu résister au +désir que j'avais de causer avec vous et de voir madame d'Albémar, et +je suis partie de Cernay assez tard, car je n'y suis revenue qu'à +minuit. Vous étiez sortie, mais j'ai trouvé Delphine qui venoit de +recevoir une lettre de Léonce; il annonçoit son retour dans huit +jours, avec les expressions les plus tendres et les plus passionnées +pour madame d'Albémar, et cependant elle m'a paru profondément triste. +Je suis convaincue qu'elle sait ce que nous voulons lui cacher, mais +que cette âme fière ne peut se résoudre à nous en parler. Elle n'avoit +laissé sa porte ouverte que pour madame d'Artenas et pour moi; si elle +a vu madame d'Artenas, elle est instruite de tout! Il n'est pas dans +le caractère de cette femme de cacher, ce qui peut être pénible; elle +sait servir utilement, plutôt que ménager avec délicatesse. + +J'ai demandé à madame d'Albémar ce qu'elle faisait depuis l'absence de +Léonce.--Je donne des leçons à Isore, m'a-t-elle répondu; je me +promène tous les jours seule avec elle, et je ne vois personne.--En +achevant ces mots, elle a soupiré, et la conversation est tombée.--Ne +serez-vous pas bien aise, ai-je repris, du retour de Léonce?--De son +retour? m'a-t-elle dit vivement; qu'arrivera-t-il quand il reviendra? +Puis s'arrêtant, elle a repris:--Pardonnez-moi, je suis triste et +malade.--Et, jouant avec les jolis cheveux de la petite Isore, elle +est retombée dans la distraction. J'hésitai si je me hasarderais à lui +parler, mais elle ne paroissoit pas le désirer, et je craignis de me +tromper sur la cause de son abattement, ou du moins de lui en dire +plus qu'elle n'en savoit. + +Je l'ai quittée le coeur serré; elle n'a point essayé de me retenir; +ses manières avec moi étoient moins tendres que de coutume, et tel que +je connois son caractère, c'est une preuve qu'elle éprouve quelque +grande peine. Dès qu'elle est heureuse, elle a besoin d'y associer ses +amis, mais je l'ai toujours vue disposée à souffrir seule. + +Ah! de quelles douloureuses pensées n'ai-je pas été occupée en +revenant chez moi! vous le voyez, il n'existe aucun moyen pour une +femme de s'affranchir des peines causées par l'injustice de l'opinion. +Delphine, l'indépendante Delphine elle-même en est atteinte, et ne +peut se résoudre à nous le confier. + +P. S. J'en étois là de ma lettre, mademoiselle, lorsque Léonce, que +nous n'attendions pas de huit jours, est venu jusqu'à la grille de +Cernay, pour demander M. de Lebensei; dès qu'il a su qu'il n'y étoit +pas, il est reparti comme un éclair pour retourner à Paris. Mes gens +ont su de son domestique qui le suivoit, qu'il avoit laissé madame de +Mondoville à Andelys, et qu'il en étoit parti tout à coup avec une +diligence inconcevable: en arrivant à Paris, il est monté sur-le-champ +à cheval pour venir ici sans s'arrêter. Mes gens m'ont aussi dit qu'il +avoit l'air très-agité, et que, dans le peu de mots qu'il leur avoit +adressés, il avoit changé de visage deux ou trois fois. Sans doute il +a tout appris, et, sensible comme il l'est à la réputation de +Delphine, je frémis de l'état où il doit être; ah, mon Dieu! que +deviendront nos pauvres amis! si M. de Lebensei voit Léonce, je me +hâterai de vous mander ce qu'il lui aura dit. Adieu, mademoiselle; +combien je suis touchée de votre situation, et pénétrée d'estime pour +l'amitié parfaite que vous témoignez à madame d'Albémar! + + + + +LETTRE XIV. + +Delphine à M. de Lebensei. + +Ce 1er septembre. + + +Je sais tout ce que mes amis ont voulu me cacher, j'ai tout appris, ou +j'ai tout deviné. Ce que j'éprouve m'est amer; j'avois marqué à +l'injustice sa sphère, je croyois qu'elle m'accuseroit d'imprudence, +de foiblesse, de tous les torts, excepté de ceux qui peuvent avilir! +Je vous l'avouerai donc, je souffre depuis quinze jours une sorte de +peine dont il me seroit douloureux de m'entretenir, même avec vous. +Cependant ma fierté doit triompher de ce chagrin, quelque cruel qu'il +puisse être; mais ce qui déchire mon coeur, c'est la crainte de +l'impression que Léonce peut en recevoir; il est arrivé hier +d'Andelys, et n'est point encore venu chez moi; je sais qu'il a été à +Cernay; vous a-t-il trouvé? que vous a-t-il dit? + +Ne craignez point, monsieur, de me parler avec une franchise sévère. +Si j'étois réservée à la plus grande des souffrances, si l'affection +de celui que j'aime étoit altérée par la calomnie dont je suis +victime, j'opposerais encore du courage à ce dernier des malheurs; +conseillez-moi, je me sens capable de tous les sacrifices; il y a des +chagrins qui donnent de la force; ceux qui offensent une âme élevée +sont de ce nombre. + + + + +LETTRE XV. + +Léonce à M. de Lebensei. + +Paris, ce 1er septembre. + + +J'ai reconnu en vous, monsieur, dans les divers rapports que nous +avons eus ensemble, un esprit si ferme et si sage, que je veux m'en +remettre à vos lumières, dans une circonstance où mon âme est trop +agitée pour se servir de guide à elle-même. Un de mes amis m'a écrit à +Andelys que la réputation de madame d'Albémar étoit indignement +attaquée, et c'est à ma passion pour elle, aux fautes sans nombre que +cette passion m'a fait commettre, que je dois attribuer son malheur et +le mien. J'espérois savoir de vous le nom de l'infâme qui avoit +calomnié mon amie, je ne vous ai pas trouvé, je suis revenu à Paris, +et je n'ai eu que trop tôt la douleur d'apprendre qu'un vieillard +étoit l'auteur de cette insigne lâcheté: je l'avois offensé, il y a +quelques mois, vous le savez, et le misérable s'en est vengé sur +madame d'Albémar. + +Après avoir accablé M. de Fierville de mon mépris, j'ai obtenu de lui, +ce matin, mille inutiles promesses de désaveu, de secret, de repentir; +mais à présent que l'horrible histoire qu'il a forgée est connue, ce +n'est plus de lui qu'elle dépend. Ne puis-je pas découvrir un homme +(ils ne sont pas tous des vieillards,) qui se soit permis de calomnier +Delphine! Quand je me complais dans cette idée, quand elle me calme, +une autre vient bientôt me troubler; puis-je me dire avec certitude +que je ne compromettrai pas Delphine en la vengeant? qu'au lieu +d'étouffer les bruits qu'on a répandus, je n'en augmenterai pas +l'éclat? cependant faut-il laisser de telles calomnies impunies? me +direz-vous que je le dois? n'hésiterez-vous pas, en me condamnant à ce +supplice? Madame d'Albémar est parente de madame de Mondoville, elle +n'a point de frère, point de protecteur naturel, n'est-ce pas à moi de +lui en tenir lieu? + +La réputation de madame d'Albémar est sans doute le premier intérêt +qu'il faut considérer; mais s'il ne vous est pas entièrement démontré +que le devoir le plus impérieux me commande de me laisser dévorer par +les sentimens que j'éprouve, vous ne l'exigerez pas de moi. + +Je n'ai pas encore vu madame d'Albémar; il me sembloit que je ne +pouvois retourner vers elle qu'après avoir réparé de quelque manière +l'affront dont je suis la première cause. Oh! je vous en conjure, si +vous en connoissez un moyen, dites-le-moi; dois-je laisser sans +défenseur une âme innocente qui n'a que moi pour appui? + + + + +LETTRE XVI. + +Réponse de M. de Lebensei à Léonce. + +Cernay, ce 2 septembre. + + +Oui, monsieur, il existe un moyen de réparer tous les malheurs de +votre amie, mais ce n'est point celui que votre courage vous fait +désirer. Madame d'Albémar a bien voulu, comme vous, me demander +conseil; en lui répondant à l'instant même, je lui ai déclaré ce que +mon amitié m'inspire pour votre bonheur à tous les deux, je vais lui +envoyer ma lettre. Je ne puis me permettre, sans son aveu, de vous +apprendre ce que cette lettre contient, elle vous le confiera sans +doute. Tout ce que je puis vous dire maintenant, c'est qu'en vous +livrant à une indignation bien naturelle, vous acheveriez de perdre +sans retour la réputation de madame d'Albémar. Si votre nom n'étoit +pas prononcé dans cette calomnie; si de tout ce qu'on dit, ce que l'on +croit le plus n'étoit pas votre attachement pour madame d'Albémar, +vous pourriez en imposer de quelque manière à ses ennemis. Encore +faudroit-il que M. de Fierville eût un fils, un proche parent au +moins, qui voulût répondre pour lui, et que l'on comprît d'abord +pourquoi vous vous adressez à tel homme plutôt qu'à tel autre, pour +venger la réputation de madame d'Albémar; car le public veut toujours +qu'une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et, +quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle +héroïque, il la condamne sévèrement. Mais, dans votre situation +actuelle, lors même qu'un homme moins âgé que M. de Fierville seroit +reconnu pour être l'auteur de la calomnie dirigée contre madame +d'Albémar, vous feriez un tort irréparable à votre amie, en vous +chargeant de repousser l'offense qu'elle a reçue. + +On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés +par elle, une femme, une soeur, une fille, mais jamais celle qui ne +tient à nous que par l'amour; et vous, monsieur, qui possédez +éminemment les qualités énergiques et imposantes, les seules dont +l'éclat se réfléchisse sur les objets de notre affection, vous aspirez +en vain à défendre la femme que vous aimez, ce bonheur vous est +refusé. + +Madame d'Albémar a cependant plus que personne besoin d'appui au +milieu du monde; sa conduite est parfaitement pure, et pourtant les +apparences sont telles qu'elle doit passer pour coupable. Elle a un +esprit supérieur, un coeur excellent, une figure charmante, de la +jeunesse, de la fortune, mais tous ces avantages qui attirent des +ennemis, rendent un protecteur encore plus nécessaire: son esprit +éclairé donne de l'indépendance à ses opinions et à sa conduite; c'est +un danger de plus pour son repos, puisqu'elle n'a ni frère ni mari qui +lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces +liens se sont placées, pour la plupart, à l'abri des préjugés reçus, +comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre. + +La parfaite bonté de madame d'Albémar sembleroit devoir lui faire des +amis de toutes les personnes qu'elle a servies, il n'en est rien; elle +a déjà trouvé beaucoup d'ingrats, elle en rencontrera peut-être +beaucoup encore; vous avez vu ce qui lui est arrivé avec madame du +Marset. J'ai souvent remarqué que dans les sociétés de Paris, +lorsqu'un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d'une +reconnoissance importune envers un esprit supérieur, ils se +choisissent quelques devoirs bien faciles, auprès d'une personne bien +commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité, +pour se dispenser de tout autre. Madame d'Albémar est trop distinguée, +pour pouvoir compter sur la bienveillance durable de ceux qui ne sont +pas dignes de l'aimer et de l'admirer, et c'est par l'autorité d'une +situation qui en impose, bien plus que par ses qualités aimables, +qu'elle peut désarmer la haine. Je la vois maintenant entourée de +périls, menacée des chagrins les plus cruels, si elle n'en est +préservée par un défenseur que la morale et la société puissent +reconnoître pour tel. + +Tous ceux qui, éblouis de ses charmes, n'examinent point sa situation +avec la sollicitude de l'amitié, croiront peut-être qu'elle est faite +pour triompher de tout. Le triomphe seroit possible, mais il lui +coûteroit tant de peines, que son bonheur du moins en seroit pour +toujours altéré: je ne sais même si elle peut à elle seule +aujourd'hui, effacer entièrement le mal que ses ennemis viennent de +lui faire. Mais c'en est assez, je ne dois point insister sur vos +peines, avant de savoir si vous consentirez à ce que je propose pour +les faire cesser. Vous connoissez mes opinions, monsieur, je m'en +honore, et j'ai supporté, sinon avec plaisir, du moins avec orgueil, +les peines qu'elles m'attirent. Ce sont ces opinions qui m'ont suggéré +le conseil que j'ai donné à madame d'Albémar; ce conseil est le seul +qui puisse vous sauver des malheurs que vous éprouvez, et que vous +devez craindre. Je crois digne de vous d'y accéder; et vous savez, je +l'espère, de quelle estime et de quelle considération je suis pénétré +pour vos lumières et pour vos vertus. + +HENRI DE LEBENSEI. + + + + +LETTRE XVII. + +M. de Lebensei à Delphine. + +Cernay, ce 27 septembre 1791. + + +Celui que vous aimez est toujours digne de vous, madame; mais son +sentiment ni le vôtre ne peuvent rien contre la fatalité de votre +situation. Il ne reste qu'un moyen de rétablir votre réputation, et de +retrouver le bonheur; rassemblez pour m'entendre toutes les forces de +votre sensibilité et de votre raison. Léonce n'est point +irrévocablement lié à Matilde, Léonce peut encore être votre époux; le +divorce doit être décrété dans un mois par l'assemblée constituante, +j'en ai vu la loi, j'en suis sûr. Après avoir lu ces paroles, vous +pressentirez, sans doute, quel est le sujet que je veux traiter avec +vous; et l'émotion, l'incertitude, des sentimens divers et confus, +vous auront tellement troublée que vous n'aurez pu d'abord continuer +ma lettre; reprenez-la maintenant. + +Je ne connois point madame de Mondoville, sa conduite envers ma femme +a dû m'offenser; je me défendrai cependant, soyez-en sûre, de cette +prévention; votre bonheur est le seul intérêt qui m'occupe. J'ignore +ce que vous et votre ami pensez du divorce, je me persuade aisément +que l'amour suffiroit pour vous entraîner tous les deux à l'approuver; +mais cependant, madame, je connois assez votre raison et votre âme +pour croire que vous refuseriez le bonheur même, s'il n'étoit pas +d'accord avec l'idée que vous vous êtes faite de la véritable vertu. +Ceux qui condamnent le divorce prétendent que leur opinion est d'une +moralité plus parfaite: s'il en était ainsi, il faudroit que les vrais +philosophes l'adoptassent; car le premier but de la pensée est de +connoître nos devoirs dans toute leur étendue; mais je veux examiner +avec vous si les principes qui me font approuver le divorce, sont +d'accord avec la nature de l'homme, et avec les intentions +bienfaisantes que nous devons attribuer à la Divinité. + +C'est un grand mystère que l'amour; peut-être est-ce un bien céleste, +qu'un ange a laissé sur la terre; peut-être est-ce une chimère de +l'imagination, qu'elle poursuit jusqu'à ce que le coeur refroidi +appartienne déjà plus à la mort qu'à la vie. N'importe; si je ne +voyois dans votre sentiment pour Léonce que de l'amour, si je ne +croyois pas que sa femme disconvient à son caractère et à son esprit +sous mille rapports différens, je ne vous conseillerois pas de tout +briser pour vous réunir; mais écoutez-moi, l'un et l'autre. + +De quelque manière que l'on combine les institutions humaines, bien +peu d'hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui +console de vivre; l'intime confiance, le rapport des sentimens et des +idées, l'estime réciproque, et cet intérêt qui s'accroît avec les +souvenirs. Ce n'est pas pour les jours de délices placés par la nature +au commencement de notre carrière, afin de nous dérober la réflexion +sur le reste de l'existence; ce n'est pas pour ces jours que la +convenance des caractères est surtout nécessaire; c'est pour l'époque +de la vie où l'on cherche à trouver dans le coeur l'un de l'autre, +l'oubli du temps qui nous poursuit, et des hommes qui nous +abandonnent. L'indissolubilité des mariages mal assortis prépare des +malheurs sans espoir à la vieillesse; il semble qu'il ne s'agisse que +de repousser les désirs des jeunes gens, et l'on oublie que les désirs +repoussés des jeunes gens, deviendront les regrets éternels des +vieillards. La jeunesse prend soin d'elle-même, on n'a pas besoin de +s'en occuper; mais toutes les institutions, toutes les réflexions +doivent avoir pour but de protéger à l'avance ces dernières années, +que l'homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus +intrépide sans effroi. + +Je ne nie point tous les inconvéniens du divorce, ou plutôt de la +nature humaine qui l'exige; c'est aux moralistes, c'est à l'opinion à +condamner ceux dont les motifs ne paroissent pas dignes d'excuse: mais +au milieu d'une société civilisée qui introduit les mariages par +convenance, les mariages dans un âge où l'on n'a nulle idée de +l'avenir, lorsque les lois ne peuvent punir, ni les parens qui abusent +de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l'un envers +l'autre; en interdisant le divorce, la loi n'est sévère que pour les +victimes, elle se charge de river les chaînes, sans pouvoir influer +sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles; elle semble +dire: Je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la +durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de +grands progrès, avant que l'on rencontre beaucoup d'époux qui se +résignent au malheur, sans y échapper de quelque manière; et si l'on y +échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la +sévérité même des institutions, c'est alors que toutes les idées de +devoir et de vertu sont confondues, et que l'on vit sous l'esclavage +civil comme sous l'esclavage politique, dégagé par l'opinion des +entraves imposées par la loi. + +Ce sont les circonstances particulières à chacun, qui déterminent si +le divorce autorisé par la loi, peut être approuvé par le tribunal de +l'opinion et de notre propre coeur. Un divorce qui auroit pour motif +des malheurs survenus à l'un des deux époux, seroit l'action la plus +vile que la pensée pût concevoir; car les affections du coeur, les +liens de famille, ont précisément pour but de donner à l'homme des +amis indépendans de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins +quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglois, +cette nation morale, religieuse et libre; les Anglois ont dans la +liturgie du mariage une expression qui m'a touché: _Je l'accepte_, +disent réciproquement la femme et le mari, _in health and in sickness, +for better and for worse; dans la santé comme dans la maladie, dans +ses meilleures circonstances, comme dans ses plus funestes_. La vertu, +si même il en faut pour partager l'infortune, quand on a partagé le +bonheur; la vertu n'exige alors qu'un dévouement tellement conforme à +une nature généreuse, qu'il lui seroit tout-à-fait impossible d'agir +autrement. Mais les Anglois, dont j'admire, sous presque tous les +rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques, les +Anglois ont eu tort de n'admettre le divorce que pour cause +d'adultère: c'est rendre l'indépendance au vice, et n'enchaîner que la +vertu; c'est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui +peuvent exister entre les caractères, les sentimens et les principes. + +L'infidélité rompt le contrat, mais l'impossibilité de s'aimer +dépouille la vie du premier bonheur que lui avoit destiné la nature; +et quand cette impossibilité existe réellement, quand le temps, la +réflexion, la raison même de nos amis et de nos parens la confirment, +qui osera prononcer qu'un tel mariage est indissoluble? Une promesse +inconsidérée, dans un âge où les lois ne permettent pas même de +statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais +du sort d'un être dont les années ne reviendront plus, qui doit +mourir, et mourir sans avoir été aimé! + +La religion catholique est la seule qui consacre l'indissolubilité du +mariage; mais c'est parce qu'il est dans l'esprit de cette religion +d'imposer la douleur à l'homme sous mille formes différentes, comme le +moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux. + +Depuis les macérations qu'on s'inflige à soi-même, jusques aux +supplices que l'inquisition ordonnoit dans les siècles barbares, tout +est souffrance et terreur dans les moyens employés par cette religion, +pour forcer les hommes à la vertu. La nature, guidée par la +Providence, suit une marche absolument opposée; elle conduit l'homme +vers tout ce qui est bon, comme vers tout ce qui est bien, par +l'attrait et le penchant le plus doux. + +La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de +l'Évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni +pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans +les pays protestans, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en +Amérique, les moeurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les +lois plus humaines; tandis qu'en Espagne, en Italie, dans les pays où +le catholicisme est dans tonte sa force, les institutions politiques +et les moeurs privées se ressentent de l'erreur d'une religion qui +regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen +d'améliorer les hommes. + +Ce n'est pas tout encore: comme cet empire de la souffrance répugne à +l'homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion +catholique, si elle a quelques martyrs, fait un si grand nombre +d'incrédules; on s'avouoit athée ouvertement en France, avant la +révolution. Spinosa est italien: presque tous les systèmes du +matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques, tandis +qu'en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestans enfin, +personne ne professe cette opinion malheureuse; l'athéisme, n'ayant +dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paroîtroit que le +destructeur des plus douces espérances de la vie. + +Les stoïciens, comme les catholiques, croyoient que le malheur rend +l'homme plus vertueux; mais leur système, purement philosophique, +étoit infiniment moins dangereux. Chaque homme, se l'appliquant à lui +seul, l'interprétoit à sa manière; il n'étoit point uni à ces +superstitions religieuses, qui n'ont ni bornes ni but. Il ne donnoit +point à un corps de prêtres un ascendant incalculable sur l'espèce +humaine; car l'imagination répugnant aux souffrances, elle est +d'autant plus subjuguée, quand une fois elle s'y résout, qu'il lui en +a coûté davantage; et l'on a bien plus de pouvoir sur les hommes que +l'on a déterminés à s'imposer eux-mêmes de cruelles peines, que sur +ceux qu'on a laissés dans leur bon sens naturel, en ne leur parlant +que raison et bonheur. + +L'un des bienfaits de la morale évangélique, étoit d'adoucir les +principes rigoureux du stoïcisme; le christianisme inspire surtout la +bienfaisance et l'humanité; et par de singulières interprétations, il +se trouve qu'on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à +la volonté des prêtres, tandis que l'ancien rendoit indépendant de +tous les hommes; un stoïcisme qui fait votre coeur humble, tandis que +l'autre le rendoit fier; un stoïcisme qui vous détache des intérêts +publics, tandis que l'autre vous dévouoit à votre patrie; un stoïcisme +enfin qui se sert de la douleur pour enchaîner l'âme et la pensée, +taudis que l'autre du moins la consacroit à fortifier l'esprit, en +affranchissant la raison. + +Si ces réflexions, que je pourrais étendre beaucoup plus, si votre +esprit, madame, ne savoit pas y suppléer; si ces réflexions, dis-je, +vous ont convaincue que celui qui veut conduire les hommes à la vertu +par la souffrance, méconnoit la bonté divine, et marche contre ses +voies, vous serez d'accord avec moi dans toutes les conséquences que +je veux en tirer. + +Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit; notre +nature morale, je dirai plus, l'inpulsion de notre sang, tout ce qu'il +y a d'involontaire en nous, nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un +effort pour soigner nos parens, dont la seule voix retentit à tous les +souvenirs de notre vie? Si l'on pouvoit se représenter une nécessité +qui contraignît à les abandonner, c'est alors que l'âme seroit +condamnée aux supplices les plus douloureux! Faut-il un effort pour +protéger ses enfans? la nature a voulu que l'amour qu'ils inspirent +fût encore plus puissant que toutes les autres passions du coeur. Qu'y +auroit-il de plus cruel que d'être privé de ce devoir? parcourons +toutes les vertus, fierté, franchise, pitié, humanité; quel travail ne +faudroit-il pas faire sur son caractère, quel travail ne feroit-on pas +en vain, pour obtenir de soi, malgré la révolte de sa nature, une +bassesse, un mensonge, un acte de dureté? D'où vient donc ce sublime +accord entre notre être et nos devoirs? de la même Providence, qui +nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire +à notre conservation. Quoi! la Divinité qui a voulu que tout fût +facile et agréable pour le maintien de l'existence physique, auroit +mis notre nature morale en opposition avec la vertu! La récompense +nous en seroit promise dans un monde inconnu; mais pour celui dont la +réalité pèse sur nous, il faudroit réprimer sans cesse l'élan toujours +renaissant de l'âme vers le bonheur; il faudroit réprimer ce sentiment +doux en lui-même, quand il n'est pas injustement contrarié. + +De quelles bizarreries les hommes n'ont-ils pas été capables? Le +Créateur les avoit préservés de la cruauté par la sympathie, le +fanatisme leur a fait braver cet instinct de l'âme, en leur persuadant +que celui qui en avoit doué leur nature leur commandoit de l'étouffer. +Un désir vif d'être heureux anime tous les hommes, des hypocrites ont +représenté ce désir comme la tentation du crime. Ils ont ainsi +blasphémé Dieu, car toute la création repose sur le besoin du bonheur. +Sans doute on pourroit abuser de cette idée comme de toutes les +autres, en la faisant sortir de ses limites. Il y a des circonstances +où les sacrifices sont nécessaires; ce sont toutes celles où le +bonheur des autres exige que vous vous immoliez vous-même à eux: mais +c'est toujours dans le but d'une plus grande somme de félicité pour +tous, que quelques-uns ont à souffrir; et le moyen de la nature, au +moral comme au physique, ce sont les jouissances de la vie. + +Si ces principes sont vrais, peut-on croire que la Providence exige +des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant +à rester liés pour toujours à l'objet qui les rend profondément +infortunés? Ce supplice seroit-il ordonné par la bonté suprême? Et la +miséricorde divine l'exigeroit-elle pour expiation d'une erreur? + +Dieu a dit: _Il ne convient pas que l'homme soit seul_; cette +intention bienfaisante ne seroit pas remplie, s'il n'existait aucun +moyen de se séparer de la femme insensible ou stupide, ou coupable, +qui n'entreroit jamais en partage de vos sentimens ni de vos pensées! +Qu'il est insensé, celui qui a osé prononcer qu'il existoit des liens +que le désespoir ne pouvoit pas rompre! La mort vient an secours des +souffrances physiques, quand on n'a plus la force de les supporter, et +les institutions sociales feroient de cette vie la prison d'Hugolin, +qui n'avoit point d'issue! Ses enfans y périrent avec lui; les enfans +aussi souffrent autant que leurs parens, quand ils sont renfermés avec +eux dans le cercle éternel de douleurs, que forme une union mal +assortie et indissoluble. + +La plus grande objection que l'on fait contre le divorce, ne concerne +point la situation où se trouve M. de Mondoville, puisqu'il n'a point +d'enfans; je ne rappellerai donc point tout ce qu'on pourrait répondre +à cette difficulté. Néanmoins, je vous dirai que les moralistes qui +ont écrit contre le divorce, en s'appuyant de l'intérêt des enfans, +ont tout-à-fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur +pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfans, qui seront +des hommes à leur tour. On considère les enfans en général comme s'ils +dévoient toujours rester tels; mais les enfans actuels sont des époux +futurs; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause +d'eux, l'âge viril d'un droit qui peut-être un jour les auroit sauvés +du désespoir. + +J'ai dû, m'adressant à un esprit de votre force, discuter l'opinion +qui vous intéresse sous un point de vue général; mais combien je suis +plus sûr encore d'avoir raison, en ne considérant que votre position +particulière! Léonce vouloit s'unir à vous; c'est par une supercherie +qu'il est l'époux de mademoiselle de Vernon; vous n'avez pu renoncer +l'un à l'autre, vous passez votre vie ensemble, Léonce n'aime que +vous, n'existe que pour vous; sa femme l'ignore peut-être encore, mais +elle ne peut tarder à le découvrir; votre généreuse conduite envers M. +de Valorbe, a été la première cause des abominables injustices dont +vous souffrez; mais il étoit impossible que, tôt ou tard, votre +attachement pour Léonce ne vous fît pas beaucoup de tort dans +l'opinion. Vous vivez, par un hasard que vous devez bénir, dans une de +ces époques rares où la puissance ne méprise pas les lumières; dans un +mois la loi du divorce sera décrétée, et Léonce, en devenant votre +époux, vous honorera par son amour, au lieu de vous perdre en s'y +livrant. Craindriez-vous la défaveur du monde? Vous avez vu ma femme +la supporter peut-être avec peine; mais je vous prédis que cette +défaveur ira chaque jour en décroissant; les moeurs deviendront plus +austères, le mariage sera plus respecté, et l'on sentira que tous ces +biens sont dus à la possibilité de trouver le bonheur dans le devoir. + +Il est vrai que le divorce, paraissant à quelques personnes le +résultat d'une révolution qu'elles détestent, leur déplaît sous ce +rapport beaucoup plus que sous tous les autres; et comme les haines +politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme, il +se peut que Léonce soit blâmé plus vivement que vous, en adoptant une +résolution que l'esprit de parti réprouveroit. Mais s'il faut une +sorte de raison hardie dans les femmes, pour se déterminer à devenir +l'objet des jugemens du public, il ne doit rien en coûter à un homme +sensible, pour assurer la gloire et la félicité de celle que son amour +a pu compromettre. + +Je sais que M. de Mondoville a été élevé dans un pays où l'on tient +beaucoup à toutes les idées, comme à tous les usages antiques; mais il +est trop éclairé pour ne pas sentir que les illusions qui inspiroient +autrefois de grandes vertus, n'ont pas assez de puissance maintenant +pour les faire renaître. Ces souvenirs chancelans ne peuvent nous +servir d'appui, et il faut fonder les vertus civiles et politiques sur +des principes plus d'accord avec les lumières et la raison. Enfin, je +n'en doute pas, il vous suffira d'apprendre à M. de Mondoville que le +divorce devient possible, pour qu'il saisisse avec transport un tel +espoir de bonheur; il seroit indigne de lui de sacrifier votre +réputation à son amour, et de ne ménager que la sienne! il seroit +indigne de lui, de s'affranchir comme il le fait du joug de son +mariage, et de n'avoir pas la volonté de le briser légalement! +Voudroit-il reconnoître que sa passion pour vous est plus forte que +ses devoirs, mais qu'elle céderoit aux frivoles censures de la +société? Je m'arrête; une telle supposition est impossible. + +J'ai toujours pensé qu'un homme ne peut répondre, ni de son bonheur, +ni de celui de la femme qu'il aime, s'il ne sait pas dédaigner +l'opinion ou la subjuguer. M. de Mondoville est, de tous les +caractères, le plus fort, le plus ardent, le plus énergique; se +pourroit-il qu'il fût dépendant des jugemens des autres, tandis qu'il +semble plus fait que personne pour dominer tous les esprits? non, je +ne puis le croire, et c'est de vous seule que dépendra sans, doute la +décision de votre sort. + +Vous inspirez, madame, un intérêt si tendre et si profond, vous vous +êtes conduite pour ma femme et pour moi avec une générosité si +parfaite, que je donnerais beaucoup de mes années pour vous inspirer +le courage d'être heureuse. Le ciel, l'amour, l'amitié, toutes les +puissances généreuses seconderont, je l'espère, les voeux que je fais +pour vous. + +HENRI DE LEBENSEI. + + + + +LETTRE XVIII + +Réponse de Delphine à M. de Lebensei. + +Paris, ce 3 septembre. + + +Ah! quel mal vous m'avez fait! C'est votre amitié qui vous a inspiré; +mais falloit-il renouveler les regrets d'un malheur irréparable? Oui, +il l'est, et je serois indigne de votre estime, si j'acceptais un +moment l'espoir que vous avez conçu pour moi: vous n'aimez point +Matilde, vous avez même de justes raisons de vous en plaindre; il +étoit donc naturel que vous vous fissiez illusion sur les devoirs de +Léonce, et sur les miens envers elle. Cette erreur ne m'étoit pas +possible, je ne l'ai pas admise un seul instant; mais il y a des +paroles qui bouleversent l'âme, alors même qu'il n'en doit rien +résulter: lorsque j'ai lu dans votre lettre, comme à travers un nuage, +ces mots: _Léonce n'est point irrévocablement lié à Matilde, il peut +encore devenir votre époux, _j'ai frissonné, j'ai éprouvé je ne sais +quelle émotion indéfinissable, hors de l'existence, au-delà de ses +bornes; je ne puis me faire maintenant aucune idée de cette +impression. Si l'âme, dans une extase, avoit entrevu la destinée des +bienheureux, et qu'elle retombât l'instant d'après sur les peines de +la vie, comment pourroit-elle exprimer ce qu'elle auroit senti? cette +sorte de confusion est dans ma tête; j'ai éprouvé au coeur, en lisant +vos premières lignes, une sensation que je ne retrouverai jamais; elle +est passée, mais ce souvenir rend l'existence réelle plus arrière. + +Je me hâte de vous répondre avant d'avoir vu Léonce; je désire qu'il +ignore à jamais la proposition que vous m'avez faite; son consentement +ou son refus me seroit également pénible. Ma situation est sans +espoir, je le sais; tout ce que vous avez dit est vrai; des peines que +vous ignorez encore me menacent; si Matilde vient à découvrir les +sentimens qu'un hasard lui a dérobés jusqu'à présent, j'immolerai mon +bonheur à Matilde, aptes avoir sacrifié ma réputation à Léonce. Tout +me prouve, hélas! qu'il n'est point de félicité possible pour l'amour +hors du mariage, point de repos pour la foiblesse encore vertueuse qui +veut composer avec l'amour; mais cette douloureuse conviction ne peut +me faire adopter le conseil que vous me donnez, il seroit criminel +pour moi de le suivre; daignez m'entendre, je suis loin de vous +offenser. + +Ne pensez pas que mon esprit repousse ce que la plus sage philosophie +vous inspire: je pense, il est vrai, qu'à moins de circonstances +semblables à celles où madame de Lebensei s'est trouvée, la +délicatesse d'une femme doit lui inspirer beaucoup de répugnance pour +le divorce; mais je ne crois point aux voeux irrévocables, ils ne +sont, ce me semble, qu'un égarement de notre propre raison, sanctionné +par l'ignorance ou le despotisme des législateurs. Mais, si j'étois +capable d'exciter Léonce au divorce avec Matilde, si je considérois +même cette idée comme un avenir, comme une chance possible, je +désavouerois le principe de morale qui m'a toujours servi de guide; je +sacrifierois le bonheur légitime d'une autre à moi; je ferois enfin ce +qui me semblèrent condamnable, et celui qui brave sa conscience est +toujours coupable. Nul repentir n'est imprévu, le remords s'annonce de +loin; et qui sait interroger son coeur, connoît avant la faute, tout +ce qu'il éprouvera quand elle sera commise. + +Le divorce jetteroit Matilde dans un profond désespoir, elle le +regarderoit comme un crime, ne se considéreroit jamais comme libre, et +s'enfermeroit dans un cloître pour le reste de ses jours. Je ne sais +pas avec certitude quel degré de peine elle éprouveroit, si elle +connoissoit l'attachement de Léonce pour moi; mais ce dont je ne puis +douter, c'est qu'elle seroit à jamais infortunée, si Léonce, profitant +de la loi du divorce, se permettoit une action qui serait, à ses yeux, +un sacrilège impie. Quand ma coupable et malheureuse amie, madame de +Vernon, trompa Léonce pour l'unir à sa fille, Matilde l'ignoroit; elle +n'y auroit point consenti, elle s'est toujours conduite avec bonne +foi; c'est une personne peu aimable, mais vertueuse. Elle n'est +tourmentée ni par son imagination, ni par sa sensibilité; elle +n'observe ni avec un esprit, ni avec un coeur inquiet la conduite de +son époux; mais elle éprouveroit une douleur mortelle, si on venoit +l'attaquer dans les idées où elle s'est retranchée, si l'on offensoit +à la fois sa fierté et sa religion. + +Pour obtenir le bonheur d'être la femme de Léonce, je ne sais quel est +le supplice qui ne me paroîtroit pas doux! Je vous l'avoue, dans la +sincérité de mon coeur, j'accepterois avec délice trois mois de ce +bonheur et la mort. Mais je le demande à vous-même, âme noble et +généreuse! auriez-vous épousé votre Élise aux dépens du bonheur d'un +autre? voudriez-vous de la félicité suprême à ce prix? Où se réfugier +pour éviter le regret de la peine qu'on a causée? Connoissez-vous un +sentiment qui poursuive le coeur avec une amertume si douloureuse! +l'amour qui fait tout oublier, devoirs, craintes, sermens, l'amour +même donne à la pitié une nouvelle force; ce sont des sentimens sortis +de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l'un de l'autre. +L'ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu'il a fait éprouver +pour arriver à son but; mais le bonheur de l'amour dispose tellement +le coeur à la sympathie, qu'il est impossible de braver, pour +l'obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de +beaucoup de torts; la vertu est dans la nature de l'homme; elle +reparoît dans son âme après de longs égaremens, comme les forces +renaissent dans la convalescence des maladies; mais, quand on a +combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du +coeur ne parlent plus. + +Oui, je repousserai loin de ma pensée lé bonheur qui me fut promis une +fois sous les auspices de l'innocence et de la vertu, mais que rien +désormais ne sauroit me rendre; je devrois faire plus, je devrois +cesser de voir Léonce; mais je ne puis me le cacher, mon caractère n'a +pas la force nécessaire pour les sacrifices; je remplis les devoirs +que les qualités naturelles rendent faciles, je suis peu capable de +ceux qui exigent un grand effort; peut-être dans votre système +bienfaisant, qui fait du bonheur la source et le but de toutes les +vertus, peut-être n'avez-vous pas assez réfléchi à ces combinaisons de +la destinée qui commandent de se vaincre soi-même; je suis dans l'une +de ces situations déchirantes, et je sens ce qu'il me manque pour +suivre rigoureusement mon devoir. + +Il n'est pas vrai, comme votre coeur se plaît à le supposer, qu'il ne +faille point d'effort pour être vertueux: c'est le bonheur, j'en +conviens avec vous, qu'on doit considérer comme, le but de la +Providence; mais la morale, qui est l'ordre donné à l'homme de remplir +les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le +bonheur particulier soit immolé au bonheur général. Jugez par moi de +ce qu'il pourroit en coûter pour accomplir les devoirs dans toute leur +étendue! Je crois que j'ai les vertus qu'une bonne nature peut +inspirer, mais je n'atteins pas à celles qu'on ne peut exercer qu'en +triomphant de son propre coeur. Je suis, je ne me le cache point, dans +un rang inférieur parmi les âmes honnêtes: les vertus qui se composent +de sacrifices, méritent peut-être plus d'estime que les meilleurs +mouvemens. + +Dans cette circonstance au moins, je n'hésiterai pas sur mon devoir; +l'opinion me persécutera, des malheurs de tout genre tomberont sur +moi, je ne pourrois pas m'y dérober à présent, même en renonçant à +Léonce: mais je suis plus loin encore de vouloir y échapper, en +portant atteinte à la destinée de Matilde. Que mes fautes perdent mon +bonheur, mais qu'elles ne causent de peines à personne! et que +l'infortunée Delphine, seule punie de son amour, ne fasse jamais +verser d'autres larmes que les siennes! + +En rejetant le conseil que votre amitié me donne, je ne sens pas moins +vivement tout ce que je vous dois, monsieur, pour vous être occupé de +moi avec tant de sollicitude; et c'est un souvenir qu'il m'est doux de +joindre à tous ceux qui m'attachent pour la vie à vous et à votre +Élise. + + + + +LETTRE XIX + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 4 septembre. + + +M. de Lebensei, ma chère Élise, en apprenant: à Léonce qu'il m'avoit +écrit, m'a causé de nouveaux chagrins, quoique assurément son unique +désir fût de me les épargner. Léonce, hier, est venu chez moi; il +étoit depuis trois jours à Paris, sans avoir cherché à me voir; il +falloit qu'il fût bien mécontent de hui-même, puisqu'il n'avoit pas +besoin de m'ouvrir son coeur. J'étois seule; je vis sur sa +physionomie, comme il entroit dans ma chambre, une vive expression +d'inquiétude, et, sans me dire un mot ni de son absence, ni de son +retour, ses premières paroles furent pour me demander si j'avois reçu +une lettre de M. de Lebensei, et si j'y avois répondu; je fus très +troublée de cette question; il insista, ma réponse n'étoit point +encore partie. Léonce aperçut la lettre de votre mari et la mienne sur +ma table, et me demanda de les lui montrer; je m'y refusai d'abord; il +s'en plaignit avec une sorte de mécontentement sévère et triste qu'il +m'est impossible de supporter; je me levai, désespérée de céder à ce +qui me sembloit la nécessité, la volonté de Léonce, et je lui remis la +lettre de M. de Lebensei et la mienne; j'aurois donné tout au monde +pour les lui cacher, mais son regard ne me permit pas d'hésiter à lui +obéir. + +En prenant ces lettres, il soupira et se tut; j'étois aussi moi-même +dans l'anxiété la plus douloureuse; je ne sais ce que je désirois, je +ne sais ce que je craignois d'entendre, mais je souffrois cruellement. +Dès les premières lignes de la lettre de M. de Lebensei, Léonce +changea de visage; il pâlit et rougit alternativement, sans lever les +yeux sur moi, ni prononcer une seule parole, quoique tout trahît en +lui l'émotion la plus profonde. Après avoir lu la lettre de M. de +Lebensei, il prit la mienne, ses mains trembloient en la tenant; je +m'efforçois pendant ce temps de paroître tranquille et de dissimuler +ma violente agitation; il me sembloit qu'il y avoit une sorte de +honte, dans cette situation, à laisser voir mon trouble. + +Quand Léonce fut à l'endroit de ma lettre où je repoussois avec +vivacité l'idée du divorce, les larmes le suffoquèrent; il laissa +tomber sa tête sur sa main, avec des sanglots qui me déchirèrent le +coeur: je l'avois vu souvent attendri, mais c'étoit la première fois +que, cessant de se retenir, il se livroit à ses pleurs, comme si +toutes les puissances de son âme avoient à la fois cédé dans le même +moment. Je fus bouleversée en le voyant dans cet état, quoique je n'en +connusse pas bien la cause, et que je craignisse même de la pénétrer: +mais qui peut peindre l'effet que produit un caractère fort, lorsqu'il +est abattu par la sensibilité? jamais les larmes des femmes, jamais +les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le coeur à cet +excès, ne sauroient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si +douloureux!--Léonce, mon cher Léonce, lui répétai-je plusieurs fois, +quel est le sentiment qui vous oppresse? parlez sans crainte à votre +amie, vous pouvez tout lui avouer: est-ce la calomnie qu'on a répandue +sur moi, qui vous afflige si douloureusement? Est-ce cette proposition +inattendue, mais vivement repoussée?--Je m'arrêtai, il ne répondit +rien, ses, larmes redoubloient; il essayoit, mais en vain, de se +contraindre; et rejetant sa tête en arrière, avec l'impatience de ne +pouvoir triompher de son émotion, il couvrit son visage de son +mouchoir, et des cris de douleur lui échappèrent. + +Il me fut impossible de supporter plus long-temps ce silence, ce +désespoir extraordinaire, et je me jetai aux genoux de Léonce, pour le +conjurer de me parler et de m'entendre. Ce mouvement fit sur lui +l'impression la plus vive, il me regarda quelques instans avec +étonnement, avec transport, comme si quelque chimère heureuse se fût +réalisée à ses yeux; il me saisit dans ses bras, me replaça sur le +canapé, et se prosternant à mes pieds, il me dit:--Oui, vous êtes un +ange. Mais moi! mais moi....--Son visage redevint sombre, et il se +releva. + +Le jour baissoit, un mouvement que je fis lui persuada que j'allois +sonner pour demander de la lumière; il me saisit la main et me +dit:--Restons dans cette obscurité; je ne veux pas que vous lisiez +rien sur mon visage; je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui +vous occupe, tout doit être mystère, rien ne peut plus se +confier.--Grand Dieu! m'écriai-je, quel affreux changement!--J'allois +continuer; j'allois le forcer à s'expliquer, lorsque ma soeur entra, +et dans l'instant même Léonce disparut. + +Jugez quelles cruelles réflexions ont déchiré mon coeur! Est-ce +l'opinion de M. de Lebensei sur la possibilité du divorce qui a jeté +Léonce dans cet égarement? ou n'est-ce pas plutôt qu'il me croit +perdue dans l'opinion, et que ce malheur est au-dessus de ses forces? +Je saurai la vérité, le doute qui me tourmente ne peut subsister plus +long-temps; mais je vous en conjure, ma chère Élise, priez votre mari +de ne rappeler en aucune manière à Léonce l'idée qu'il avoit conçue; +vous voyez bien que cette idée ne peut produire que des peines. + + + + +LETTRE XX. + +Delphine à Léonce. + + +Je veux, Léonce, que vous me parliez avec sincérité, avec courage +même, dussiez-vous me faire beaucoup souffrir. Vous savez quels sont +les chagrins cruels qui, depuis votre querelle avec M. de Valorbe, ont +troublé ma vie; je vous l'avouerai, j'ai senti en vous revoyant, que +tout ce qui m'affligeoit n'étoit rien, en comparaison des peines que +vous seul pouvez me faire éprouver. + +Je vous ai promis, en présence de ma soeur, de ne jamais me séparer de +vous, tant que le bonheur de Matilde ne l'exigeroit pas de moi; +peut-être que bientôt, à son retour d'Andelys, elle sera informée à la +fois et des calomnies et de la vérité; mais quand même un hasard +inouï, prolongeroit sa sécurité, c'est vous que j'interroge, pour +savoir si je ne dois pas m'éloigner. Ne croyez point que je veuille +partir pour me dérober à la méchanceté dont je suis la victime; je +puis peut-être m'en relever aux yeux des autres, je puis du moins +trouver dans ma conscience qui est pure, et dans ma fierté qui est +orgueilleuse, de quoi me rendre indépendante des accusations que je +méprise; mais ce qu'il m'est impossible de supporter, c'est la moindre +diminution dans le bonheur que mon attachement vous faisoit goûter. + +Examinez avec scrupule, je vous en conjure, l'impression qu'a produite +sur vous l'horrible mal qu'on a dit de moi, et la dégradation sensible +qui doit en résulter dans le rang que la société m'accordoit. +Demandez-vous si cette espèce de prestige dont la faveur du monde +entoure les femmes, ne séduisoit pas votre imagination, et si elle ne +se refroidira pas, lorsque ceux que vous verrez, loin de partager +votre enthousiasme pour moi, le combattront de toutes les manières. Il +entre dans la passion de l'amour tant de sentimens inconnus à +nous-mêmes, que la perte d'un seul pourroit flétrir tous les autres. +Ah! s'il me falloit partir quand vous me regretteriez moins! +Pardonnez, Léonce, je ne veux pas votre malheur: s'il faut nous +séparer, je souhaite vivement que le temps et la raison adoucissent un +jour votre peine; mais qui pourroit me condamner à désirer que vous +supportiez plus facilement mon absence, parce que l'illusion qui me +rendoit aimable à vos yeux auroit disparu! + +O Léonce! préservez-moi d'une telle douleur, laissez-moi vous quitter +quand je vous suis chère encore, quand l'injustice des hommes n'a pas +eu le temps d'agir sur vous, et que je puis disparoître, en vous +laissant un souvenir qui n'est point altéré. Léonce, réfléchissez à ma +demande, ne vous confiez pas même au premier mouvement généreux qui +vous la feroit repousser. Songez que votre caractère peut vous dominer +malgré vous, et que vous ne parviendriez jamais à me dérober vos +impressions. L'amour ne seroit pas la plus pure, la plus céleste des +affections du coeur, s'il étoit donné à la puissance de la volonté +d'imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n'ont que de +l'amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment; et nos +âmes, long-temps confondues, ne peuvent plus se rien cacher l'une à +l'autre. + +Consentez à mon départ dans ce moment, doux encore, puisque mes +ennemis, en vous rendant malheureux, ne vous ont point détaché de moi. +Loin de vous, je ne cesserai point de vous aimer; il me restera du +passé quelques sentimens qui m'aideront à vivre; mais, si j'avois vu +votre amour succomber lentement au souffle empoisonné de la calomnie, +je n'éprouverois plus rien qui ne fût amer et désespéré. + + + + +LETTRE XXI. + +Léonce à Delphine. + + +Ai-je mérité la lettre que vous venez de m'écrire? Vous m'avez fait +rougir de moi; il faut que je vous aie donné une bien misérable idée +de mon caractère, pour que vous puissiez imaginer un instant que votre +malheur ait affoibli mon attachement pour vous. O Delphine! avec quel +profond dédain je repousserois une telle injustice, si vous n'en étiez +pas l'auteur! qu'ai-je dit, qu'ai-je montré, qu'ai-je éprouvé, qui +justifie ce soupçon indigne de vous? + +Vous m'avez vu avant-hier dans un état extraordinaire...... Une +proposition frappante, quoique impossible, avoit renouvelé tous mes +regrets.... Elle remplissoit mon coeur d'une foule de pensées +douloureuses, contraires, diverses, et néanmoins si confuses, qu'il +m'eût été pénible de les exprimer...... Voilà tout le secret de mon +trouble. + +Sans doute, j'ai été affligé des calomnies que des infâmes ont +répandues contre vous, mais c'est moi que j'accuse, comme la première +cause de ce malheur. Le chagrin que j'en ai ressenti n'est-il pas de +tous les sentimens le plus naturel? puis-je vous aimer et être +indifférent à votre réputation? puis-je vous aimer et ne pas sentir +avec désespoir, avec rage, les fatales circonstances qui me condamnent +à l'impuissance de vous venger? Mais, Delphine, je te le jure, jamais +ton amant ne t'a chérie plus profondément; il est vrai, je suis +susceptible pour toi comme pour moi-même, ou plutôt mille fois plus +encore! crois aux témoignages de sentiment qui s'accordent avec le +caractère, ce sont les plus vrais de tous. Dans aucun moment je ne +pourrois supporter ton absence; mais, s'il me falloit attribuer ton +départ à la fausse idée que tu aurois conçue des dispositions de mon +coeur, je te suivrois, pour te détromper, jusqu'au bout du monde. + +Quoi! mon amie, tu voudrois t'éloigner de moi, au premier chagrin qui +a frappé ta vie brillante! tu ne me croirois donc qu'un compagnon de +prospérités? tu n'aurois rien trouvé dans mon coeur qui valût pour +l'infortune! Ah! que suis-je donc, si ce n'est pas moi que tu +recherches dans la douleur, et si la voix de ton ami ne conjure pas +loin de toi les peines de la destinée! + +Je ne veux point te dissimuler ce que j'éprouve; car je n'ai pas un +sentiment qui ne soit une preuve de plus de mon amour. J'aimois le +concert de louanges qui te suivoit partout, il retentissoit à mon +coeur; j'aimois les hommes de t'admirer, je les haïrai de te +méconnoître; mais quand nous ne parviendrions pas à te justifier, à +prosterner à tes pieds et la haine et l'envie, ta présence seroit +encore le seul bien qui pût m'attacher à l'existence! Ma Delphine, +j'ai déjà beaucoup souffert, mon âme est péniblement ébranlée, prends +garde pas m'ôter les seules jouissances qui me restent; je ne +traînerai point la vie au milieu des douleurs, je me l'étois promis +long-temps avant de t'avoir connue: crois-tu que ces jours de délices +que j'ai passés à Bellerive m'aient appris à mieux supporter le +malheur? jamais un coeur de quelque énergie ne pourra supporter de te +perdre, après avoir été l'objet de ton amour. + +Tu parles quelquefois d'un éloignement momentané: mon amie, +comprends-tu toi-même ce que c'est qu'une année, ce que c'est que bien +moins encore, pour des âmes telles que les nôtres? Ah! je n'ai pas en +moi ce pressentiment de vie qui rend si libéral du temps; si nous +interrompons notre destinée actuelle, je ne sais ce qu'il arrivera, +mais jamais, jamais nous ne nous réunirons! Delphine, frémis de ce +présage, une voix au fond de mon coeur l'a prononcé. + +Cessez donc de supposer un instant que notre séparation soit possible; +dans quelque lieu de la terre que vous allassiez, je vous y +rejoindrois, n'en doutez pas; le mot de départ n'a plus aucun sens. Si +vous quittez Paris, vous me forcez à m'éloigner de Matilde, pour +habiter les mêmes lieux que vous; ce sera l'unique résultat du +sacrifice dont vous persistez à me menacer. N'est-ce donc pas assez de +ne vous voir presque jamais seule? de n'avoir plus ces doux et longs +entretiens, qui perfectionnoient mon caractère en me comblant de +bonheur? j'ai dompté mon amour; la terreur que m'a fait éprouver le +danger où ma passion vous avoit précipitée, cette terreur réprime +encore les mouvemens les plus impétueux de mon coeur; c'est assez de +ces peines, je n'en supporterai plus de nouvelles, et dans quelque +lieu que vous soyez, vous m'y trouverez. + +Je n'ai voulu, Delphine, vous implorer qu'au nom de mon amour; je veux +que vous restiez pour moi; mais l'intérêt même de votre réputation +suffiroit seul pour vous en faire la loi: seroit-il digne de vous, de +vous éloigner dans ce moment? N'est-il pas certain qu'on répandroit +que si vous aviez pu vous justifier, vous ne seriez pas partie? Madame +d'Artenas, en qui vous avez de la confiance, me disoit hier encore que +vous vous deviez de reparoître dans la société, et de triompher +vous-même de vos ennemis: ne connoissez-vous pas le monde! si vous +pliez sous le poids de son injustice, il n'attribuera point votre +abattement à la douleur, à la sensibilité de votre caractère; vous +êtes trop supérieure pour qu'on revienne à vous par de la pitié; c'est +votre courage qu'il faut opposer aux mensonges de l'envie: si la bonté +suffisoit pour la désarmer, vous auroit-elle jamais attaquée? Mon +amie, si tu me rends le calme et la force, en m'assurant que rien +n'est changé dans tes projets ni dans ton coeur, nous en imposerons +aux méchans: ne saurois-tu pas, avec de l'esprit et de la bonté, +réussir aussi-bien qu'eux, avec de la sottise et de la perfidie? +Confions-nous un peu plus en nous-mêmes; les envieux nous avertissent +de nos qualités par leur haine, eh bien! appuyons-nous sur ces +qualités. Toi, Delphine, toi, surtout, il te suffit de paraître pour +plaire, de parler pour être aimée; ose affronter cette société qui ne +peut te braver qu'en ton absence; je te réponds du triomphe, et tu en +jouiras pour moi. Mais quand nos communs efforts n'auroient pas le +succès que j'en espère, quoi qu'il puisse arriver, n'ayez plus +d'injuste défiance. Ne vous exagérez pas les foiblesses de votre ami; +et que son amour vous réponde de son bonheur, tant qu'il pourra vous +voir et que vous l'aimerez. + + + + +LETTRE XXII. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 25 septembre. + + +Combien vous m'avez témoigné d'amitié pendant les jours que vous avez +passés près de moi! Je ne vous laisserai rien ignorer, ma chère Élise, +de ce qui m'intéresse; j'ai le bonheur de croire que votre coeur en +est vivement occupé. Léonce est parvenu à me rassurer sur son +sentiment, nous avons ressaisi, pour la troisième fois, des espérances +de bonheur qui étoient presque entièrement perdues; mais hélas! je n'y +ai plus la même confiance. + +Quand Léonce a passé quelques jours sans aller dans le monde, il croit +qu'il est devenu tout-à-fait insensible à cette injustice de l'opinion +envers moi, qui l'a blessé si profondément; mais il ne sait pas que +cette douleur, quand on en est susceptible, revient aussi facilement +qu'elle se dissipe, cesse et renaît, mais ne se guérit jamais +entièrement. Lorsque Léonce en est atteint, il cherche à me le +dissimuler, il s'efforce d'être calme; mais je lis malgré lui dans son +coeur; je vois qu'il souffre de cette peine, d'autant plus amère, +qu'il craindroit de m'humilier en me l'avouant: voilà donc la plus +douce de nos jouissances, la parfaite confiance déjà altérée! nous ne +nous cachons rien; mais réciproquement, nous sentons que notre peine +est moins douloureuse en ne nous en parlant pas. + +Je crains aussi de lui laisser apercevoir que mon coeur n'est pas en +tout parfaitement satisfait de lui, je ne veux pas me prévaloir de ses +torts pour l'affliger. Ah! ce n'est pas moi qui le punirai de ses +défauts; hélas! les événemens ne s'en chargeront peut-être que trop! +il désire, et, quoi qu'il m'en coûte, j'y souscris, que je recommence +à sortir, à revoir mes anciennes relations; il croit que j'effacerai, +si je le veux, la trace des calomnies qu'on a répandues sur moi; et je +ne puis me dissimuler que son bonheur est attaché à mes succès à cet +égard; je le ferai donc; mais quel effort pénible! Lorsque je suis +entrée dans le monde, je croyois voir un ami dans tout homme qui se +plaisoit à causer avec moi; j'éprouve à présent un sentiment bien +contraire; je n'ose m'adresser à personne, parler à personne: une +fierté timide m'empêche de rien essayer pour sortir de ma situation, +et cependant elle me cause une douleur très-vive; je pense sans cesse +avec amertume à ce qu'on a dit de moi, surtout à ce que Léonce a +entendu! Les ennemis auroient-ils le courage de vous poursuivre, s'ils +savoient qu'ils peuvent empoisonner jusqu'à l'affection même qui vous +restoit, pour vous consoler de leur haine! + +La haine! juste ciel! comment l'ai-je méritée, ma chère Élise? à qui +ai-je fait du mal? à qui n'ai-je pas fait tout le bien qui étoit en ma +puissance? et d'où naissent-elles donc, ces fureurs cachées qui +n'attendoient que le moment de la disgrâce pour éclater? est-ce à la +jalousie qu'il faut les attribuer? Ah! quelques agrémens, dont je n'ai +connu le prix que pour chercher à plaire et à être aimée, donnent-ils +assez de bonheur pour exciter tant d'envie! et il faudra que je brave +ces mauvais sentimens dont il m'eût été si doux de m'éloigner! deux +ans d'absence auroient produit naturellement ce que je n'obtiendrai +qu'au prix de mille souffrances: enfin, il le veut, ou plutôt, je sais +quel prix il met à me revoir au rang que j'occupois dans l'opinion. + +Parviendrai-je jamais à dompter la malveillance? elle me glace à +l'instant où je l'aperçois; je n'ai plus ni les armes de mon esprit ni +celles de mon caractère devant les méchans: ce n'est point par +foiblesse; vous savez si je manque de courage, quand il s'agit de +défendre mes amis; mais j'ai peur de ceux qui me haïssent, parce que +je ne sais pas leur opposer un sentiment de même nature; et les larmes +me viennent plus facilement que les expressions méprisantes, quand je +me vois l'objet de cet actif besoin de nuire qui remplit les vies +désoeuvrées. N'importe, Léonce est malheureux, et, pour faire cesser +sa peine, je saurai retrouver mes forces; la bonté les affoiblissoit; +la fierté doit les relever. Mais la société, ce plaisir déjà si vide, +si insuffisant en lui-même, que sera-t-elle pour moi, si je suis +obligée d'en faire une lutte, une guerre, un sujet continuel +d'observations et de craintes? + +Déjà depuis quinze jours, ne faut-il pas compter qui vient ou ne vient +pas me voir? ne faut-il pas examiner la nuance des politesses des +femmes, le degré de chaleur de leurs empressemens pour moi! j'ai senti +battre mon coeur de crainte, pour une visite à recevoir, pour une +misérable formule de politesse à remplir. Je ne connois pas une +qualité forte de l'âme, une faculté supérieure de l'esprit qui ne se +dégrade par une telle vie! l'idée générale de ménager l'opinion, de +parvenir à la recouvrer, quand une injustice vous l'a ravie, ne +rappelle rien à l'esprit qui ne soit sage et noble; mais combien tous +les détails de cette entreprise répugnent à l'élévation des sentimens! +combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance! et +comme au milieu de ce pénible travail, un mouvement d'orgueil vous dit +souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut le mieux à ce qui +vaut le moins, et d'humilier un être distingué, devant la capricieuse +faveur de tant d'individus sans nul mérite, de tant d'individus qui, +si vous étiez dans la prospérité, se rendroient bientôt justice, et se +placeroient d'eux-mêmes à cent pieds au-dessous de vous! + +Mais à quoi servent toutes ces plaintes, aux-quelles je m'abandonne en +vous écrivant? Ne sais-je pas que je ferai ce que demandera Léonce; et +sans même qu'il me le demande, ne sais-je pas que je ferai ce qui peut +contribuer à me rendre plus aimable à ses yeux! Félicitez-vous, mon +amie, d'avoir pour époux un homme affranchi du joug de l'opinion; vous +êtes peut-être plus foible que lui à cet égard, mais cela vaut mieux +que si vous aviez un caractère naturellement indépendant, dont vous ne +pussiez tirer aucun secours, parce qu'il blesseroit ce que vous aimez. + +Je me rappelle qu'avant d'avoir vu Léonce, la première fois que je lus +une lettre de lui, je sentis avec force que les différences de nos +caractères nous rendroient, si nous nous aimions, profondément +malheureux. Hélas! il n'est que trop vrai que, nous le sommes! mais ce +que j'ignorois alors, c'est que le défaut même dont je me plains a je +ne sais quel attrait, qui donne à mon sentiment de nouvelles forces. +Un caractère ombrageux et susceptible vous occupe sans cesse par la +crainte de lui déplaire. Vous attachez chaque jour plus de prix à +satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l'honneur. Enfin, +quand des défauts, qui appartiennent à l'exagération même de la +fierté, ne détachent pas de ce qu'on aime, ils sont un lien de plus; +et l'agitation qu'ils causent donne aux affections passionnées une +nouvelle ardeur. Chère Élise, venez me voir, venez avec votre mari; sa +conversation me rend le courage que la parfaite raison sait toujours +inspirer. + + + + +LETTRE XXIII + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 4 octobre. + + +Samedi dernier, deux heures après votre départ, ma chère Élise, il est +arrivé à ma belle-soeur une lettre de M. de Valorbe, datée de Moulins +où son régiment est en garnison. Il lui annonce qu'il a fait son +voyage heureusement; il rappelle indirectement les droits qu'il croit +avoir acquis sur mon dévouement; mais il ne paroît pas avoir la +moindre connoissance de ce qui a été dit à Paris relativement à lui; +j'espère qu'il ne le saura point, et que les soins que Léonce a pris +pour le justifier, auront réussi; c'est une telle autorité que Léonce, +quand il s'agit de la bravoure d'un homme, que peut-être elle aura +suffi pour défendre l'honneur de M. de Valorbe. + +J'ai fait hier enfin, ma chère Élise, le cercle de visites dont vous +m'aviez recommandé de vous mander le résultat. Heureusement que je +n'ai pas trouvé toutes les femmes que j'allois voir; celles qui ne +sont que mes connoissances m'ont paru, à quelques nuances près, les +mêmes pour moi, je ne leur demandois rien; mais quand j'ai voulu prier +une ou deux femmes avec qui j'étois plus liée, d'expliquer la vérité, +de repousser la calomnie dont j'avois été l'objet, elles se sont crues +des personnes en place à qui l'on demande une grâce, et elles m'ont +montré toute l'importance, toute la réserve, toute la froideur de la +puissance envers la prière. Je me suis hâtée de leur dire que je +renonçois à ce que je leur demandois, et leur visage s'est un peu +éclairci, quand elles ont été bien certaines que je ne tirerois de +leur politesse aucun droit sur leurs services. + +Si je puis rétablir ma réputation dans le monde, ce n'est point, j'en +suis sûre, en recourant au zèle ou à l'amitié de quelques personnes en +particulier; c'est un hasard heureux dans la vie que d'être secouru +par les autres; il n'y faut point compter, il faut encore moins le +demander; j'aime mieux reparoître courageusement dans la société; et +me conduire comme si je méprisois tellement les mensonges qu'on a osé +répandre, que je ne daignasse pas même m'en souvenir. Par degré, les +foibles, me voyant de la force, se rapprocheront de moi, ils me +reviendront dès qu'ils croiront que je puis me passer de leurs +secours. Il y a dans le coeur de la plupart des hommes quelque chose +de peu généreux, qui les porte à se mettre en garde contre les +démarches les plus communes de la société, dès qu'ils aperçoivent +qu'on les désire d'eux vivement. Ils craignent qu'on n'ait un intérêt +caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se +trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu'ils ne veulent. +Élise, nous ne sommes pas ainsi, nous qui avons souffert: oui, dans +toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c'est +avec les opprimés qu'il faut vivre; la moitié des sentimens et des +idées manquent à ceux qui sont heureux et puissans. + +Je me suis hâtée de finir mes pénibles courses par madame d'Artenas, +sur laquelle je comptois, et avec raison, à beaucoup d'égards. Madame +de R., sa nièce, étoit seule avec elle; madame d'Artenas m'a reçue +avec le même empressement qu'à l'ordinaire, mais seulement avec une +nuance de protection de plus. Qu'il est rare, ma chère Élise, que +l'adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque, qui +blesse la délicatesse! plus ou moins d'égards, une familiarité plus +marquée, ou une aisance moins naturelle; tout est un sujet de peine ou +d'observation pour celui qui est malheureux: soit qu'en effet il n'y +ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument +les mêmes, lorsqu'une idée nouvelle s'est introduite dans leurs +relations avec nous; soit qu'un coeur souffrant, comme une santé +foible, s'affecte de mille nuances que le bonheur et la force +n'apercevroient pas. + +Je vous l'ai dit souvent; madame d'Artenas est bonne, mais elle n'est +pas sensible; cette différence ne se remarque guère dans les +circonstances habituelles de la vie; mais quand il faut traiter des +sujets qui blessent de partout, l'on est étonné de la douleur que font +éprouver ces expressions claires et positives qui ne changent rien à +la situation, mais tourmentent l'imagination presque autant qu'une +nouvelle peine. Madame d'Artenas me citoit sans cesse ce qu'elle avoit +fait pour ramener l'opinion sur sa nièce; elle croyoit m'encourager +par l'exemple des services qu'elle lui avoit rendus, comme si cette +comparaison pouvoit se soutenir, comme si son premier soin n'auroit +pas dû être de l'écarter! + +Madame de R. souffroit d'une manière très-aimable, d'un rapprochement +qu'elle trouvoit tout-à-fait inconvenable. Chaque fois que madame +d'Artenas se servoit d'un terme trop fort, elle l'interrompoit, pour +adoucir par des modifications flatteuses ce que sa tante avoit trop +prononcé. Je lui ai vu plusieurs fois les larmes aux yeux en me +regardant; je savois beaucoup de gré à madame de R. de ses attentions +délicates, mais je ne pouvois l'en remercier; toute ma force étoit +employée à écouter avec douceur les avis utiles de madame d'Artenas; +je rougissois et je pâlissois tour à tour, quand elle me répétoit ce +qu'on avoit dit de moi, du ton d'un récit ordinaire. On auroit pu +croire qu'elle racontait une histoire arrivée depuis cinquante ans, à +des personnes tout-à-fait étrangères à cette histoire. Cependant, +comme je ne pouvois douter que le but de tous ses discours ne fut de +me rendre service, qu'elle en avoit un sincère désir, et me le +témoignoit franchement, je m'imposois, quoi qu'il m'en coûtât, de +l'entendre en silence, et de la remercier du moins par un signe de +tête, lorsque la parole me manquoit. Je sentois, d'ailleurs, que la +hauteur de l'innocence n'auroit paru que de l'exaltation à madame +d'Artenas; je retenois les expressions élevées et presque +orgueilleuses qui m'auroient satisfaite; et je m'interdisois cette +langue sacrée des âmes fières, qu'il ne faut pas prodiguer à qui n'est +pas digne de la comprendre. + +Le résultat de cette conversation fut qu'il falloit retourner dans le +monde; et comme madame de Saint-Albe doit donner dans quelques +semaines un grand concert, où la société de Paris sera réunie, madame +d'Artenas, qui est sa parente, veut m'y faire inviter et m'y conduire. +Elle croit que d'ici là mes amis auront eu le temps de me justifier, +et de réparer entièrement le tort que m'a fait M. de Fierville. Il me +sera pénible de me présenter ainsi à toute l'armée de l'opinion; mais +Léonce le désire, je le ferai. Qui vous auroit dit cependant, ma chère +Élise, que cette Delphine dont on envioit la situation, qu'on +attendoit dans les nombreuses assemblées (j'ose le dire avec amertume) +comme une partie de la fête; qui vous auroit dit que cette même +Delphine, sans un tort réel, par une, suite de sentimens bons ou du +moins excusables, se verroit réduite à implorer, pour oser reparoître, +l'appui d'une femme d'un caractère et d'un esprit si inférieurs; et +craindroit comme une puissance ennemie, cette même société, ces mêmes +hommes qui sembloient ne pas trouver assez d'expressions pour +l'enivrer de leurs éloges! + +Ah! quel autre que Léonce pourrait me faire subir le tourment que +j'éprouve en courtisant l'opinion? J'en souffre à chaque heure, à +chaque minute; et cette résolution, une fois prise, exige mille +résolutions de détail qui sont toutes également pénibles. Je sais +cependant que si rien de nouveau ne traverse ma vie, je me tirerai de +ma situation actuelle, je me replacerai dans la société au rang que +j'y occupois, et que Léonce regrette si vivement. Mais pourrai-je +jamais oublier que, pour me relever, il a presque fallu supporter des +humiliations? mon caractère reprendra-t-il son indépendance naturelle? +et retrouverai-je jamais le plaisir et la sécurité que j'éprouvois au +milieu du monde, avant qu'il m'eût fait connoître tout à la fois son +injustice et son pouvoir? + +Combien vous avez mieux fait, ma chère Élise, de vous résigner +noblement à la défaveur de la société! Il a pu vous en coûter, mais +vos ennemis ne l'ont pas su, et vous n'avez pas fait un pas pour les +rappeler. Je me replacerai peut-être extérieurement dans la même +situation; mais ce qui me la rendoit agréable, mes propres impressions +sont changées. Il me faut du calcul et presque de l'art pour captiver +de nouveau les suffrages; ce calcul, cet art, m'ont fait découvrir le +secret de tout; les illusions les plus douces se sont dissipées; j'ai +analysé l'amitié comme la haine, et, pour reconquérir la société, je +suis forcée de l'étudier sous un point de vue qui lui ôte sans retour +le charme qu'elle avoit pour moi. Mais, Léonce! à ce nom, les +sentimens les plus vrais me raniment! oubliez, ma chère Élise, les +plaintes auxquelles je me suis livrée sur ce qu'il exige de moi; il +m'en témoigne chaque jour une reconnoissance si tendre, qu'elle doit +effacer toutes mes peines. + + + + +LETTRE XXIV. + +Léonce à Delphine. + +Paris, ce 20 octobre. + + +J'ai enfin, ma Delphine, une nouvelle heureuse à vous annoncer: madame +de Mondoville est revenue depuis quelques jours, comme vous le savez; +mais ce que vous ignorez, c'est qu'à son arrivée on n'a pas manqué de +l'informer des bruits calomnieux qui s'étoient répandus; elle m'en a +parlé, et je lui ai dit que ce qu'il y avoit de vrai dans cette +histoire, c'étoit une action généreuse de vous, l'asile que vous aviez +accordé à M. de Valorbe, au moment où il étoit poursuivi. Je dois à +Matilde la justice, qu'il est impossible d'avoir mieux accueilli tout +ce que mon indignation me suggéroit sur l'infâme conduite de M. de +Fierville et de madame du Marset; et si quelque chose pouvoit me faire +une sorte de peine, c'étoit de voir quel point il m'étoit facile de la +persuader! J'ai senti dans cette occasion combien une morale, même +exagérée, étoit un grand avantage dans les relations intimes de la +vie. + +Le soir même de la conversation que j'avois eue avec Matilde, elle se +trouva dans une société assez nombreuse où je n'étois pas, et, pendant +mon absence, on osa vous attaquer assez vivement. Madame de +Mondoville, je le sais d'un de mes amis qui s'y trouvoit, vous +défendit avec une telle force, une telle hauteur, qu'elle sut en +imposer à tout le monde; et sa manière de s'exprimer, et l'autorité de +sa réputation, ont produit un tel effet, que mon ami, et quelques +autres témoins de cette scène, sont tout-à-fait persuadés qu'elle a +été la cause d'un changement décisif en votre faveur. + +Je ne puis vous dire, ma Delphine, combien je suis touché de la +conduite de madame de Mondoville dans cette circonstance! son bonheur +m'est devenu plus cher, plus sacré par cette action, que par tous les +liens qui nous unissoient. Elle doit aller chez vous ce soir, je ne +veux point m'y trouver en même temps qu'elle; je me priverai donc de +vous tout le jour: mais qu'il m'est doux de penser que le danger dont +vous me menaciez sans cesse n'existe plus; que toutes les inquiétudes +sont à jamais écartées de l'esprit de Matilde; et que rien désormais, +ô mon amie! ne peut plus me séparer de toi! + + + + +LETTRE XXV. + +Delphine à Léonce. + + +Léonce! Léonce! comment vous dire ce qui vient de m'arriver? +Qu'allez-vous penser? quelle peine ressentirez-vous? obtiendrai-je mon +pardon? serez-vous capable de me haïr, quand je me désespère d'avoir +accompli ce qui peut-être étoit mon devoir, ce que du moins il étoit +impossible de ne pas faire dans la circonstance où je me suis trouvée? +Votre femme sait mon sentiment pour vous; et par qui l'a-t-elle +appris? O ciel! par moi! Le mot affreux est dit; maintenant, +écoutez-moi, ne rejetez pas ma lettre avec indignation, suivez dans +mon récit les impressions qui m'ont agitée, et; si votre coeur se +sépare un instant du mien, s'il éprouve un sentiment qui diffère de +ceux qui m'ont émue, alors condamnez-moi. + +Madame de Mondoville est venue me voir il y a deux heures; j'étois +seule; elle m'a montré beaucoup plus d'intérêt qu'il n'est dans son +caractère d'en témoigner; j'évitois, autant qu'il étoit possible, une +conversation plus intime, et je l'ai ramenée dix fois sur des sujets +généraux; je respirois, lorsqu'elle renonçoit aux expressions directes +d'estime et d'amitié: enfin, par une insistance qui ne lui est pas +naturelle, et qui tenoit certainement à un vif sentiment de justice, +et surtout de bonté, elle rompit tous mes détours, et me dit:--Ma +chère cousine, j'ai appris combien on avoit été injuste envers vous; +j'en ai éprouvé une véritable colère, et je vous ai défendue avec +cette chaleur de conviction qui doit persuader.--Je baissai la tête +sans rien dire; elle continua.--Quelle infamie de faire tourner contre +vous le service que vous avez rendu à M. de Valorbe! et quelle +absurdité en même temps de mêler mon mari dans cette histoire! Vous +qui avez fait notre mariage, par votre généreuse conduite relativement +à la terre. d'Andelys, vous que ma mère avoit consultée sur cette +union, long-temps avant que je connusse M. de Mondoville, n'êtes-vous +pas liée à mon sort par ce que vous avez fait pour moi? Votre amitié +pour ma mère, quoiqu'elle ait été troublée un moment, a certainement +conservé assez de droits sur vous, pour que le bonheur de sa fille +vous soit cher.--Sans doute, essayai-je de lui répondre, je souhaite +votre bonheur, j'y sacrifierois...--Elle m'interrompit en +disant:--Vous n'avez pas besoin de me l'affirmer, ma cousine: si j'ai +été froide quelquefois pour vous dans un autre temps, si la différence +de nos opinions nous a quelquefois éloignées l'une de l'autre, +permettez que je le répare dans ce moment où vous avez des peines; +disposez de moi, et je m'applaudirai de l'ascendant que moi et mes +amies nous pouvons avoir sur tout ce qui tient à la réputation d'une +femme, puisque cet ascendant vous sera utile; j'animerai en votre +faveur ce que vous appelez les dévotes, c'est-à-dire, des personnes +assez pures et assez heureuses pour que, devant elles, la malignité +soit toujours forcée de se taire.--Oh! vous êtes trop bonne, beaucoup +trop bonne, m'écriai-je très-attendrie; mais je vous en conjure, ne +faites plus rien pour moi, absolument rien, promettez-le moi, je +l'exige, je vous en supplie....--Et d'où vient donc cette prière si +vive? répondit Matilde; ma chère Delphine, est-ce que vous avez un tel +éloignement pour moi, que vous ne me trouviez pas digne de vous +servir?--Non, non, interrompis-je; c'est moi qui ne suis pas digne de +vous. + +--Qui a pu vous inspirer cette cruelle idée, ma chère cousine? +répondit-elle; vous n'avez pas les mêmes opinions que moi, j'en suis +fâchée pour votre bonheur; mais me croyez-vous donc assez exagérée +pour ne pas reconnoître vos rares qualités, et les services que vous +m'avez rendus deux fois, avec tant de délicatesse? Suis-je donc +incapable d'estimer la parfaite franchise qui ne vous a jamais permis +l'ombre de la dissimulation? c'est cette vertu que j'admire en vous, +et qui a toujours été le fondement de ma sécurité. J'ai souvent +remarqué que Léonce se plaisoit beaucoup à vous voir; une fois même, +vous vous en souvenez, j'allai vous chercher à Bellerive avec une +sorte d'inquiétude, et peut-être même avois-je le désir de vous +éprouver; mais je revins parfaitement convaincue que vous n'aimiez pas +Léonce, puisque vous ne vous étiez point trahie quand je vous parlois +de mon sentiment pour lui. Hier, quelqu'un, en me racontant l'histoire +qu'on a faite sur vous, à l'occasion de M. de Valorbe, eut +l'impertinence de me dire que j'étois bien dupe de croire à votre +sincérité: j'aurois désiré que vous entendissiez avec quelle force, +avec quel dédain je repoussai cette méprisable insinuation! combien je +me plus à répéter, que non-seulement la dissimulation, mais le silence +même, qui seroit aussi une fausseté, puisqu'il me tromperoit +également, étoit loin de votre caractère, dans une circonstance qui +exigeoit d'une âme honnête la plus entière vérité. J'aurois souhaité +que pour vous justifier à jamais, l'on m'eût demandé de jurer pour +vous....--Dans ce moment, Léonce, ma tête se perdit; il me sembla +qu'il étoit infâme de recevoir ainsi des éloges si peu mérités, +d'abuser de sa candeur. Ses discours étoient une interrogation sacrée, +et me taire me parut de la perfidie; enfin, je ne raisonnai pas, mais +j'éprouvai cette révolte du sang qui rend une action basse ou perfide +tout-à-fait impossible, et je m'écriai:--Matilde, arrêtez! c'en est +trop! oui, c'en est trop! Si je l'aimois, devrois-je vous le dire? si +je l'aimois sans être coupable, en respectant vos droits, votre +bonheur....--Mon trouble disoit encore plus que mes paroles.--Achevez, +reprit Matilde avec chaleur, achevez! Delphine, l'aimeriez-vous? +dites-le-moi, ne résistez pas au mouvement généreux que vous éprouvez! +soyez vraie, soyez-le.--Que vous importe! lui répondis-je, regrettant +déjà ce qui m'étoit échappé; si je l'aime, je partirai, je mourrai, +laissez-moi.--Dans ce moment madame de Lebensei entra; et, soit que +Matilde ne voulût pas rester avec elle, soit qu'elle eût besoin de +réfléchir à ce qui s'étoit passé entre nous, elle sortit de ma chambre +sans prononcer une parole, et je la laissai partir, confondue moi-même +de ce que je venois de dire, ne sachant plus si c'étoit un crime ou +une vertu, et n'étant digne, en effet, ni d'approbation ni de blâme; +car je n'avois été qu'entraînée, et, n'ayant eu le temps d'aucune +réflexion, je ne m'étois décidée à aucun sacrifice. + +Que va-t-il arriver maintenant, Léonce? je n'ose vous interroger sur +ce que vous aura dit Matilde; je sais mon devoir, mais j'ignore encore +comment il se manifestera à moi. Venez me voir, venez; jouissons de +ces jours peut-être les derniers; Ah! pourquoi vous cacherois-je que +mon coeur se brise, que j'éprouve comme une sorte de repentir... +Qu'allons-nous devenir? du moins ne vous irritez pas contre moi, +n'épuisons pas nos âmes en reproches et en justifications, souffrons +comme un coup du sort les suites d'une action complètement +involontaire, et cherchons ensemble s'il peut nous rester encore +quelques ressources. + + + + +LETTRE XXVI. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Ce 28 octobre. + + +Vous êtes partie fort inquiète, ma chère Élise, de ma conversation +avec madame de Mondoville, et vous avez bien voulu me demander de vous +écrire chaque jour ce qui pourroit en arriver; il s'en est déjà écoulé +huit sans que j'aie entendu parler de Matilde; mais, loin que ce +silence me tranquillise, il redouble mon inquiétude. Depuis ce temps, +Léonce ne l'a point vue; elle s'est enfermée chez elle, ou elle est +allée à l'église: son mari lui a fait demander plusieurs fois de la +voir, elle l'a constamment refusé. Elle est sans doute bien +malheureuse à présent, et elle étoit tranquille avant de m'avoir +parlé. Oh! que je serois coupable, si, ne sachant avoir que la +foiblesse des bons sentimens, et jamais leur force, je n'avois fait +que troubler la vie de Matilde par ma franchise, sans avoir le courage +nécessaire pour lui rendre le bonheur! + +Mademoiselle d'Albémar m'a blâmée assez vivement; Léonce a été +généreux envers moi, mais il a surtout affecté de parler de cette +circonstance comme peu décisive, et d'affirmer qu'il étoit certain +d'en adoucir tous les effets. Je n'ai point combattu cette erreur; +je sens approcher la résolution irrévocable, la nécessité +toute-puissante, je ne dispute plus sur rien; ah! je parlois quand +j'avois un besoin secret d'être convaincue, quand je souhaitois +confusément qu'on s'opposât au sacrifice que je croyois vouloir! +maintenant je me tairai; tout repose sur moi; devoir, malheur, +amour, je dois tout contenir dans mon âme solitaire. + +Qu'il sera terrible, le moment de se séparer! il s'offre à moi déjà +comme un nuage noir à l'horizon, prêt à s'avancer sur ma tête; ah! que +ne puis-je mourir pendant qu'il est loin encore! Bonne Élise, heureuse +Élise, adieu. + + + + +LETTRE XXVII. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Ce 4 novembre. + + +Mon sort est décidé! il l'est depuis quatre jours; je n'ai pas eu la +force de vous l'écrire. Si votre pressante lettre ne m'étoit pas +arrivée ce matin, je ne sais si j'aurois pu prendre sur moi de +raconter tant de douleurs. Je le vois encore, mais bientôt je ne le +verrai plus; il ne le sait pas, il doit l'ignorer; il me regarde avec +une expression déchirante: s'il a des craintes, il ne veut pas les +exprimer, il semble qu'il croie m'enchaîner davantage en ne paroissant +pas douter; oh! qu'il est touchant! qu'il est aimable! et dans un +funeste moment, j'ai promis de le quitter! mes forets suffiront-elles +à ce sacrifice? + +Mardi dernier, Léonce m'avoit dit qu'il étoit obligé de s'absenter le +lendemain de Paris pour une affaire indispensable: je ne sais pourquoi +l'idée ne me vint pas, que madame de Mondoville choisiroit ce jour +pour me voir; mais quand on l'annonça, je fus saisie d'une surprise +égale à ma douleur. J'étois avec ma belle-soeur: Matilde, en entrant, +m'annonça solennellement qu'elle désiroit être seule avec moi, et +qu'elle me prioit de faire fermer ma porte. + +Quand nous fûmes seules, elle me dit avec un ton triste, mais ferme, +qu'il ne lui étoit plus permis de douter de l'amour qui existoit entre +Léonce et moi; qu'elle s'étoit retracée plusieurs circonstances qui ne +l'avoient pas frappée, lorsqu'elle expliquoit tout par l'amitié, mais +qui ne prouvoient que trop clairement ce que mon trouble, dans notre +dernière conversation, avoit commencé à lui révéler.--Une autre, +ajouta-t-elle, dans une pareille situation, seroit votre ennemie; les +obligations que je vous ai, votre mouvement de franchise auquel je +dois mon premier avertissement, les sentimens chrétiens qui me font +désirer de vous ramener à la vertu, ne me le permettent pas; je viens +donc vous demander pour votre salut autant que pour mon bonheur, de +quitter Paris, de ne pas permettre que Léonce vous suive, et de ne +point semer la discorde entre nous deux, en lui disant que c'est moi +qui vous ai priée de vous éloigner de lui.--Cette proposition dure et +brusque, quoique d'accord avec mes réflexions, me révolta, je l'avoue; +et je répondis assez froidement, que je ne voulois m'engager à rien +avec personne qu'avec moi-même. + +--Vous me refusez! me dit Matilde, avec une expression, avec un accent +d'une amertume et d'une âpreté remarquables; vous me refusez! +répéta-t-elle encore avec des lèvres tremblantes: eh bien! sachez donc +que je porte dans mon sein l'enfant de Léonce, et que la douleur que +vous me causez vous rendra responsable de sa vie et de la mienne.--A +ces mots, jugez de ce que j'éprouvai! j'ignorois son état, j'ignorois +ses nouveaux droits. Des sanglots s'échappèrent de mon sein, ils +adoucirent un peu Matilde.--Revenez à vos devoirs, à votre Dieu, me +dit-elle, pauvre égarée; ne me condamnez pas à vous maudire: qui, moi! +je donnerois le jour à un enfant que son père haïroit peut-être, parce +que je suis sa mère! Le temps qui affoiblit les sentimens criminels, +ramène aux affections légitimes; mais si Léonce vous voit chaque jour, +il s'éloignera davantage encore de moi, et formera sans cesse avec +vous de nouveaux liens, qui lui rendront odieux tout ce qu'il doit +aimer. + +--Oubliez-vous, lui dis-je, Matilde, que notre attachement l'un pour +l'autre n'a jamais été coupable?--Vous n'appelez coupable, +reprit-elle, que le dernier tort qui vous eût avilie vous-même; mais +quel nom donnez-vous à m'avoir ravi la tendresse de mon mari? à moi +malheureuse, qui n'ai sur cette terre d'autres jouissances, que son +affection, mon bien, mon droit légitime; son affection, qu'il m'a +jurée au pied des autels! que ferai-je pour la regagner, quand vous +l'avez enlacé des séductions que le ciel ne m'a point accordées, mais +qui ne serviront qu'à votre malheur et à celui des autres! Quoi! +depuis un an vous voyez Léonce tous les jours, et vous prétendez +n'être pas coupable! Quels efforts avez-vous faits pour vaincre un +sentiment criminel? vous êtes-vous séparée de mon époux? vous a-t-il +en vain poursuivie? vos malheurs m'ont-ils appris votre amour? Non! +c'est le plus simplement, le plus facilement du monde que vous passez +votre vie avec un homme marié, pour qui vous avez une affection +condamnable! Quelle innocence, juste ciel! et surtout quel soin, quel +respect pour ma destinée! Vous aimiez ma mère, et vous ne craignez pas +de désespérer sa fille! Reprenez les funestes dons avec lesquels vous +m'avez mariée; je veux vous les rendre, je veux acquitter en même +temps les dettes de ma mère envers vous; alors je quitterai la maison +de Léonce, pauvre, isolée, trahie par mon époux, par celui que +j'aimois peut-être plus que Dieu ne nous a permis d'aimer sa créature; +mais en m'éloignant, je vous laisserai à l'un et à l'autre des remords +plus cruels encore que tous mes maux.-- + +Élise, Matilde auroit pu me parler longtemps sans que je +l'interrompisse; je gardois le silence, parce que j'étois décidée; si +j'avois hésité, ce qu'elle me disoit m'auroit déchiré le coeur. Mais +qui pouvois-je plaindre, quand je me condamnois à quitter Léonce? qui, +sur un brasier ardent, m'eût paru plus digne que moi de pitié? +L'expression morne et contrainte des regards de Matilde m'avertit +cependant de son incertitude, et je lui dis que j'étois résolue à tout +ce qu'elle exigeroit de moi. Alors cette femme, oubliant et son +ressentiment et sa roideur naturelle, me parla de sa reconnoissance +pour ma promesse, de son amour pour son mari, avec un accent tout +nouveau que Léonce pouvoit seul lui inspirer. Ah! pensai-je au fond de +mon coeur, celle qui lui ressemble si peu, celle qu'il n'a jamais +aimée, ressent néanmoins pour lui une passion si vive! et moi qui +l'entends si bien, et moi qu'il chérit, et moi que son image seule +occupe, je dois le quitter! j'ai juré à madame de Vernon, au lit de +mort, de protéger le bonheur de sa fille; j'avois promis à Dieu, à ma +conscience, de ne point faire souffrir un être innocent; je ne serai +point parjure à ces voeux, les premiers que mon coeur ait prononcés; +mais la crainte de la mort ne fait pas éprouver à celui qui s'approche +de l'échafaud, une douleur plus grande que celle que je ressens en +renonçant à Léonce. + +Je me taisois, plongée dans ces amères réflexions.--Ce n'est pas tout +encore, ajouta Matilde, vous ne feriez rien pour mon bonheur, si +Léonce pouvoit croire que c'est à ma prière que vous vous séparez de +lui; il me haïroit en l'apprenant; si vous ne pouvez le lui cacher, +restez plutôt; restez pour obtenir de lui qu'il soigne mon enfant, si +je vis jusqu'à sa naissance, et qu'il donne après moi des larmes à mon +souvenir. Il doit ignorer que je vous ai vue; je tâcherai de reprendre +avec lui ma manière accoutumée. Delphine, si un seul mot vous trahit, +votre promesse est vaine, ne l'exécutez pas.--Matilde, lui dis-je, +votre secret sera gardé.--Si votre départ, reprit-elle, étoit prompt, +Léonce soupçonneroit qu'il existe un rapport entre la conduite bizarre +que je tiens depuis quelques jours, et votre résolution. Laissez-moi +le temps de lui montrer de nouveau du calme, afin qu'il puisse +supposer que mes inquiétudes se sont dissipées d'elles-mêmes; vous +chercherez ensuite quelques prétextes raisonnables pour votre +éloignement.--Matilde, lui dis-je alors, je vous remercie de m'estimer +assez pour me croire capable de tant d'efforts; ils seront tous +accomplis, je vous en donne ma parole. Je ferai plus encore; dans +quelque lieu de la terre que j'allasse, Léonce me suivroit, j'en suis +sûre; eh bien! je disparaîtrai du monde. Je ne sais ce que je +deviendrai; mais ce n'est point un voyage, une absence ordinaire qui +peut briser des sentimens tels que les miens; au reste, mon sort ne +vous importe pas; ainsi donc, laissez-moi; j'aurois besoin d'être +seule, adieu.--Matilde m'obéit sans rien dire, j'avois repris sur elle +une sorte d'autorité; je la méritois, car dans cet instant, sans +doute, mon âme, par son sacrifice, étoit devenue supérieure à la +sienne. + +Je viens de vous confier, Élise, le secret le plus important de ma +vie; si Léonce le découvroit, il ne pardonneroit point à Matilde la +douleur que notre séparation lui causera, et je paroîtrois alors bien +digne de mépris: j'aurois l'air de ne me montrer généreuse que pour +être plus habilement perfide; jamais donc, après ma mort même, tant +que Matilde existera, vous ne vous permettrez un mot sur ce sujet. + +Maintenant, il faut exécuter ce que j'ai promis, il faut tromper +Léonce; car s'il devinoit mon dessein, si je voyois encore ses +regrets, si j'entendois ses plaintes!.... Allons, il ne saura rien. +J'ai quelque temps encore: Matilde elle-même l'exige; si ma tête se +conserve pendant les jours qui me restent, je ferai ce que je dois; +mais ne vous étonnez pas si, jusqu'à ce moment où mon sort me condamne +à rompre avec la nature entière, je suis, même avec vous, toujours +silencieuse et presque froide. Ne me parlez point de mon projet, +laissez-moi lutter seule avec moi-même, rassembler en moi toutes mes +forces; un mot raisonnable ou sensible pourroit me bouleverser, si je +n'y étois pas préparée. + +Traitez-moi comme les mourans: leurs amis savent qu'ils vont périr, +ils le savent eux-mêmes, mais ils évitent, mais on évite aussi autour +d'eux de leur rien dire qui le rappelle; les mêmes ménagemens au moins +me sont nécessaires.... Élise, je vous les demande. + + + + +LETTRE XXVIII. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 10 novembre. + + +Ma belle-soeur vous prie, ma chère Élise, de venir la voir demain; je +me suis servie de divers prétextes pour la décider à partir, elle +retourne à Montpellier dans deux jours; je lui ai caché mon véritable +dessein, elle s'y seroit opposée, elle auroit voulu m'emmener avec +elle; ce n'est pas ainsi que je veux me séparer de Léonce, ce n'est +pas un autre genre de vie que je vais adopter, c'est je ne sais quelle +mort que je voudrois embrasser; je ne connois encore que confusément +mon avenir, mais quel qu'il soit, il sera sombre, et je n'y associerai +personne. + +Ma belle-soeur déteste tellement Paris, que dès qu'elle a pu croire +qu'elle ne m'y étoit plus nécessaire, elle a été très-impatiente de le +quitter; l'annonce de son départ a produit sur Léonce un effet dont je +devrois m'applaudir, et qui me perce le coeur; il est convaincu +maintenant que je suis décidée à rester, puisque je laisse ma soeur +s'en retourner seule. Matilde est redevenue la même avec Léonce; il me +le dit souvent, et me croit entièrement rassurée à cet égard; enfin +tout se calme autour de moi, et je porte seule le désespoir au fond de +mon âme. + +Hier même, hier, madame d'Artenas est venue me rappeler l'engagement +que j'avois pris d'aller au grand concert de madame de Saint-Albe, qui +doit se donner la semaine prochaine; j'avois entièrement oublié depuis +quinze jours tout ce qui a rapport à l'opinion du monde; une douleur +réelle avoit fait disparoître toutes les peines de l'imagination, et +je les estimois ce qu'elles valent. Madame d'Artenas me répéta ce que +je sais d'ailleurs avec certitude, c'est que l'autorité de madame de +Mondoville; l'influence de mes amis et de ceux de Léonce, enfin +l'effet naturel de la vérité, ont effacé dans l'opinion les injustices +dont j'ai souffert; je la retrouve, la faveur de ce monde, au moment +où je le quitte; il revient à moi, quand le plus profond des malheurs +me rend insensible à ce retour que j'avois tant désiré. + +J'ai refusé ce concert, malgré les vives instances de madame +d'Artenas; elle a fini par me dire qu'elle en appelleroit à Léonce de +ma décision; puisse-t-il ne pas exiger de moi d'y aller! il ne sait +pas quel sentiment de désespoir il me condamneroit à porter au milieu +d'une fête! + + + + +LETTRE XXIX. + +Delphine à Mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 16 novembre. + + +Mon amie, comme le malheur s'appesantit sur moi! ah! ne regrettez pas +de m'avoir quittée, rien ne peut me sauver. Je ne sais si je l'ai +mérité; mais les plus grands criminels n'ont pas éprouvé comme moi +l'acharnement de la fatalité. Ne me demandez pas de vous rejoindre, il +faut que je vive seule, pour écarter de vous une destinée chaque jour +plus malheureuse. + +Vous savez que, deux jours avant votre départ, je me refusai aux +sollicitations de madame d'Artenas pour aller chez madame de +Saint-Albe; la veille même de ce malheureux concert, Léonce m'avoua +qu'il désiroit extrêmement que j'y allasse. Il savoit, ce qui étoit +vrai alors, que j'étois beaucoup mieux dans l'opinion; il vouloit, je +crois, jouir du triomphe qu'il s'attendoit, hélas! que je remporterois +sur mes ennemis. Madame de Lebensei, qui redoute tant le monde pour +elle-même, insista fortement pour que je cédasse à la demande de +Léonce; je me troublai deux ou trois fois en résistant à leurs +prières, je craignois de trahir devant Léonce les sentimens de douleur +qui me rendoient une fête odieuse. Enfin, une idée que l'amour +m'inspiroit s'empara de moi; je souhaitai, prête à me séparer de +Léonce pour jamais, d'effacer entièrement toute impression qui +pourroit m'être défavorable, dans la société dont il prise les +suffrages, et au milieu de laquelle il doit vivre. Je souhaitai de me +montrer encore une fois à lui, reconquérant cette existence qu'il +avoit regrettée pour moi, et je voulus lui laisser mon souvenir aussi +aimable et aussi séduisant qu'il pouvoit l'être; cette foiblesse de +coeur m'entraîna: si ce sentiment étoit blâmable, il est impossible +d'en avoir reçu une punition plus amère. + +Je promis d'aller chez madame de Saint-Albe. Le jour même de +l'assemblée, à l'heure où j'attendois madame d'Artenas qui devoit +venir me prendre, je reçois un billet d'elle, qui m'apprend qu'elle +s'est foulé le pied en montant dans sa voiture, et qu'elle ne peut +sortir; ses regrets étoient exprimés avec affection; elle me +sollicitoit de ne pas renoncer au projet que j'avois formé d'aller +chez madame de Saint-Albe, et m'assuroit qu'on m'y attendoit avec +empressement et bienveillance; en effet, telle étoit la disposition de +la veille: j'hésitai encore quelques instans; mais réfléchissant que +Léonce étoit déjà parti, qu'il comptoit sur moi, je ne pus me résoudre +à tromper son désir, et mon mauvais sort fit que je me décidai à +suivre mon premier dessein. + +Comme il étoit déjà tard, tout le monde étoit rassemblé chez madame de +Saint-Albe. Au moment où j'entrai dans la chambre, j'entendis autour +de moi une espèce de murmure; je ne vis pas Léonce, qui étoit alors +dans une pièce plus reculée. La maîtresse de la maison, la plus +impitoyable femme du monde, quand elle croit que sa considération peut +gagner à se montrer ainsi, fut long-temps sans s'avancer vers moi; +enfin, elle se leva et m'offrit une chaise, avec une froideur qu'elle +désiroit surtout faire remarquer; les deux femmes à côté de qui +j'étois assise parlèrent bas chacune à leurs voisins; aucun homme ne +s'approcha de moi, et toute l'assemblée sembloit enchaînée par ce +silence désapprobateur, mystérieux et glacé, que la conscience même ni +la raison ne peuvent braver en public. Je conçus d'abord, tant ma tête +étoit troublée, le plus injuste soupçon contre madame d'Artenas; mille +idées se succédoient dans mon esprit, et n'osant ni interroger +personne, ni faire un mouvement pour me lever, pendant que tous les +yeux étoient fixés sur moi, immobile à ma place, je sentois une sueur +froide tomber de mon front. + +Madame de R. m'aperçut, se leva promptement, me prit par la main, et +me conduisit dans l'embrasure de la fenêtre; je me crus sauvée, +puisqu'un être vivant me parloit.--Il est arrivé cet après-midi même, +me dit-elle, des lettres du régiment de M. de Valorbe, qui contiennent +la nouvelle que des officiers de son corps, ayant appris qu'il avoit +reçu de M. de Mondoville une insulte très-grave sans la venger, ont +déclaré qu'ils ne serviroient plus avec lui; il s'est battu avec deux +d'entre eux, il a blessé le premier, il a été blessé par le second; +mais l'on croit que, malgré cette courageuse conduite, il sera obligé +de quitter son régiment, et peut-être la France. Cet événement a +produit un effet terrible contre vous, il a tout renouvelé, comme si +l'on pouvoit vous accuser le moins du monde du triste sort de M. de +Valorbe; on m'a tout raconté en arrivant ici, et j'allois envoyer chez +vous pour vous conjurer de ne pas venir, lorsque malheureusement vous +êtes entrée. + +Mon premier mouvement fut de m'informer de ce que savoit Léonce.--Dans +ce moment, me dit madame de R., une de ses parentes l'instruit, dans +la chambre à côté, de cette cruelle aventure. Au nom du ciel, +remettez-vous à votre place, restez-y une heure, si vous le pouvez, et +partez après naturellement.--Pendant qu'elle me parloit, M. de +Montalte, cousin de M. de Valorbe, qui est venu quelquefois me voir +avec lui, passa devant moi, me regarda avec affectation et ne me salua +point; il repassa deux minutes après, et, entendant madame de R. +nommer M. de Valorbe, il s'avança près de nous deux, et, s'adressant à +madame de R., il dit assez haut pour que plusieurs personnes +l'entendissent:--Madame d'Albémar a jugé à propos de déshonorer mon +cousin pour plaire à M. de Mondoville; mais si elle a disposé d'un fou +à qui elle a tourné la tête, il lui sera plus difficile d'imposer +silence à ses parens.--Je sentis à ce discours un mouvement de +hauteur, une inspiration de fierté qui me rendit mes forces, et +j'allois prononcer des paroles qui, pour un moment du moins, auroient +fait triompher la vérité, lorsque je vis Léonce rentrer dans la +chambre où j'étois; je sentis à l'instant les conséquences d'un mot +qui lui auroit appris que M. de Montalte m'avoit offensée, et je me +tus subitement. + +Je cherchai des regards la place que j'avois occupée en arrivant, elle +étoit prise; je fis le tour de la chambre, dans une espèce d'agitation +qui me faisait craindre à chaque instant de tomber sans connoissance: +aucune femme ne m'offrit une chaise à côté d'elle, aucun homme ne se +leva pour me donner la sienne. Je commençois à voir les objets +doubles, tant mon agitation augmentoit, à chaque pas inutile que je +faisais; je me sentois regardée de toute part, quoique je n'osasse +lever les yeux sur personne; à mesure que j'avançois, on reculait +devant moi; les hommes et les femmes se retiroient pour me laisser +passer, et je me trouvai seule au milieu du cercle, non telle qu'une +reine respectueusement entourée, mais comme un proscrit dont +l'approche seroit funeste. J'aperçus, dans mon désespoir, que la porte +du salon étoit ouverte, et qu'il n'y avoit personne près de cette +porte; cette issue, qui s'offroit à moi, me parut un secours inespéré; +et, dans un égarement qui tenoit de la folie, je sortis de la chambre, +je descendis l'escalier, je traversai la cour, et je me trouvai au +milieu de la place Louis XV, sur laquelle demeuroit madame de +Saint-Albe; seule, à pied, par le vent et la pluie, dans la parure +d'une fête, sans avoir un instant réfléchi au mouvement qui +m'entraînoit, je fuyois devant la malveillance et la haine, comme +devant des pointes de fer qui me repoussoient toujours plus loin. + +A peine étois-je restée deux minutes sur la place, à chercher autour +de moi ce que j'avois fait et ce que j'allois devenir, que Léonce +m'atteignit; son émotion étoit sombre et terrible; il me prit le bras, +le serra contre son coeur, et marcha avec moi sans que nous sussions, +je crois, ni l'un ni l'autre, quel dessein nous faisoit avancer. Nous +étions déjà sur le pont de Louis XVI, lorsque le saisissement du froid +me força de m'arrêter, et je m'appuyai sur le parapet, incapable de +faire un pas de plus; Léonce passa une de ses mains autour de +moi:--Chère et noble infortunée, me dit-il, de quelle barbarie ils ont +usé envers toi! veux-tu les fuir avec moi, ces cruels, dans le sein de +la mort! dis un mot, et nous nous précipiterons ensemble dans ces +flots, plus secourables que les êtres que nous venons de voir. +Pourquoi lutter plus long-temps contre la vie? n'est-il pas certain +que nous n'aurons plus que des douleurs! ce ciel qui nous regarde, +nous a marqués pour ses victimes, sauvons-nous des hommes et de lui. + +--Alors il me souleva dans ses bras, je crus sa résolution prise, je +penchai ma tête sur son sein, et je vous le jure, Louise, je +n'éprouvai rien qui ne fût doux; tout à coup cependant il me remit à +terre, et, reculant quelques pas, il dit, comme se parlant à +lui-même:--Non, l'innocence ne doit pas périr, c'est à ses vils +accusateurs que la mort est réservée. Delphine, tu seras vengée, tu le +seras.-- + +Comme il disoit ces mots, mes gens qui me cherchoient de tous les +côtés, me découvrirent, et m'amenèrent ma voiture.--Au nom du-ciel, +dis-je à Léonce, ne pensez point à la vengeance; voulez-vous achever +ma ruine, le voulez-vous?--Non! me dit-il, ne craignez rien; ce ne +sera point ce soir ni demain, je le jure; je saisirai une fois +peut-être... dans quelque temps... un prétexte éloigné... sans nul +rapport avec vous; mais s'ils périssent; ils sauront cependant que +c'est pour vous avoir outragée. Je vous en conjure, ajouta-t-il, soyez +tranquille; pensez-vous que dans un tel moment je voulusse vous +compromettre encore! ce que je désire, ce qui est nécessaire, +n'arrivera peut-être pas de long-temps, remontez dans votre voiture, +de grâce....--Il voulut me suivre, je le refusai. + +Je ne l'ai pas revu depuis, et je veux, pendant quelques jours encore, +me refuser à le recevoir; j'ai besoin de m'examiner seule; je veux +savoir si je me sens réellement humiliée. Affreux doute! l'aurois-je +cru possible! l'injustice de l'opinion, je l'avoue, peut faire un mal +cruel; il faut quitter le monde pour jamais. Valorbe, le malheureux +Valorbe, me poursuivra-t-il? Il ignorera, j'espère, ce que je serai +devenue. Que pourrois-je pour lui, quand même je n'aimerois pas +Léonce? Suis-je restée ce que j'étois? puis-je secourir personne? Les +méchans ont enfin mortellement blessé mon âme. Ah! pourquoi Léonce +n'a-t-il pas suivi son premier mouvement! Mais avois-je besoin de son +secours pour me précipiter dans l'abîme? lui-même ne sentoit-il pas +que c'étoit mon seul asile? Louise, n'est-il donc pas encore temps? + + + + +LETTRE XXX. + +Madame de R. à madame d'Albémar. + +Paris, ce 17 novembre. + + +Permettez à une personne qui vous doit la plus, profonde +reconnoissance, dont vous avez changé la vie, et qui date du jour où +vous l'avez secourue, le peu de bien qu'elle a pu faire, +permettez-lui, madame, d'essayer de vous consoler, quelque supérieure +que vous lui soyez. Ce que je vais vous dire me coûtera sans doute; +mais, si l'effort que je fais m'est pénible, il me sera doux de penser +qu'il m'acquitte un peu envers vous. Puis-je d'ailleurs être humiliée, +si je vous soulage! Ah! de ma triste vie, ce sera l'action la plus +honorable. + +Vous avez éprouvé avant-hier une scène très-cruelle; il y a dix-huit +mois que votre bonté généreuse me sauva d'un éclat, semblable en +apparence, mais dont la douleur ne peut être la même; car ce que je +souffrois, à quelques égards, étoit mérité, et ce que l'on mérite doit +durer toujours. + +En réfléchissant sur ce qui vous est arrivé chez madame de Saint-Albe, +je me suis rappelé qu'une fois ma tante, très-maladroitement, vous +avoit fait souffrir, en comparant votre situation à la mienne; j'ai +donc pensé que si, sans aucun ménagement pour moi-même, je vous en +faisois sentir l'extrême différence, vous y trouveriez peut-être +quelques motifs de consolation. Votre âme est si noble, que j'ai été +bien sûre que le mouvement qui m'excitoit à vous écrire, effaceroit à +vos yeux ce qu'il faut malheureusement que je rappelle, en vous +parlant de moi. + +L'envie est parvenue momentanément à vous faire assez de tort: à force +d'art, on a perfidement interprété vos actions les plus généreuses; et +tous ces êtres, incapables de se dévouer pendant un jour à leurs amis, +ont été bien aises de faire tourner à mal les qualités qu'ils ne +possédoient pas, espérant ainsi les discréditer dans le monde: mais, +dans toutes les accusations qu'on a essayées contre vous, qu'y a-t-il +de vrai que vos vertus, votre délicatesse, la pureté de votre âme et +de vos sentimens? Soyez donc sûre que dans peu votre réputation sera +justifiée. Les livres nous entretiennent souvent des succès de la +calomnie; moi, qui ai tant à redouter les reproches que je puis +mériter, je crains peu, je l'avoue, l'ascendant du mensonge, du moins +à la longue. Si la bonté n'émoussoit pas les armes de votre esprit, +tandis que la méchanceté aiguise celles des autres, rien ne vous +seroit plus facile que de faire connoître votre innocence; vous +semblez née pour convaincre; tous les moyens de persuasion vous sont +donnés, et vous n'employeriez aucun de ces moyens, qu'en peu d'années, +peut-être même en peu de mois, les faits se développeroient +d'eux-mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la +vérité, malgré tous les obstacles que l'on peut y opposer. + +Il faut agir, et agir sans cesse, pour établir ce qui est faux, tandis +que l'inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai: ce +temps est votre appui le plus sûr; mais loin de m'être favorable, il +confirme chaque jour davantage le blâme, que désarmoit un peu +l'intérêt inspiré par ma première jeunesse. J'approche de trente ans, +de cette époque où la considération commence à devenir nécessaire, et +je la vois reculer devant moi; souvent, avec le coeur le plus affligé, +je tâche d'être aimable, parce que je sens qu'on a le droit de m'y +condamner, puisque la plupart des femmes qui me voient s'en excusent +sur quelques agrémens de mon esprit. Il ne m'est permis en société +d'être ni triste, ni malade. + +Les femmes ne sont pas encore ce que je crains le plus, elles n'ont +point de véritable irritation contre une personne qui ne leur fait +point ombrage; les prudes même ne déploient toute leur sévérité que +contre les femmes décidément supérieures; mais les hommes! si vous +saviez quel mal ils me font, sans réflexion, sans méchanceté même! +quelle légèreté dans les discours qu'ils me tiennent! combien il est +difficile de leur apprendre que j'ai changé de vie, et que je n'aspire +plus qu'aux égards dont je me riois autrefois! + +On vous calomnie quand vous n'y êtes pas, et vous en imposez presque +toujours quand on vous voit. Moi, l'on ne se donne pas la peine de me +dénigrer en mon absence; mais le ton avec lequel on m'adresse la +parole, chaque circonstance, chaque forme de la société, me prouvent, +non l'intention de me blesser, je le préférerois, mais le sentiment +involontaire, qui se témoigne à l'insu même de ceux qui l'éprouvent. +Si un homme, si une femme se permettoit de vous dire un mot offensant, +vous pourriez, quand vous le voudriez, l'accabler de votre mépris, et +moi, je n'ai pas le droit de mépriser; je suis obligée de ménager tout +le monde; je ne ferois point de tort à celui dont je me plaindrais; je +ne puis risquer de me brouiller avec personne; ainsi, dans un rang +élevé, avec une fortune considérable, je me vois obligée de jouer le +rôle d'une complaisante, je crains d'exciter la moindre malveillance, +et de rappeler aux autres que mon existence dans le monde est +précaire, et qu'il ne tiendroit qu'à un ennemi de me l'ôter de +nouveau. + +Pourquoi, pourroit-on me dire, ne vivez-vous pas dans la retraite? Ah! +madame, croyez-vous qu'après dix ans d'une vie comme la mienne, je +puisse supporter la solitude? heureusement encore je suis restée +bonne, mais ma sensibilité naturelle n'existe presque plus; je n'ai +rien en moi qui renouvelle mes pensées, et seule, je suis poursuivie +par des souvenirs tristes, contre lesquels je n'ai ni armes ni +ressources. Parmi ceux que j'ai cru aimer, il en est que je regrette, +mais sans compter sur leur estime, ni pouvoir m'intéresser à moi-même. +Je sais bien que je vaux mieux que ma conduite, mais elle ne m'a pas +laissé assez d'énergie dans le caractère, pour me changer entièrement; +j'ai cessé d'avoir des torts, mais je ne retrouverai jamais le bonheur +qu'ils m'ont fait perdre. + +Séparée depuis long-temps de mon mari, je n'ai point d'enfans, je suis +privée du seul bien qui donne aux femmes un avenir, après trente ans; +je crains l'ennui, je crains la réflexion, et je cours de distractions +en distractions, pour échapper à la vie. Mais vous, noble Delphine, +mais vous, votre âme vous appartient encore tout entière; vos +affections sont ou vertueuses, ou tout au moins délicates; un esprit +étendu vous offre dans la réflexion un intérêt toujours nouveau; vous +avez des envieux et des calomniateurs, mais il n'en est pas un qui +pense réellement ce qu'il dit; pas un qui ne se sentît confondu, si +vous daigniez lui répondre; pas un qui ne vous désirât pour femme ou +pour amie, quoiqu'il vous attaque sous ces noms sacrés; pas un enfin +qui, s'il étoit malheureux ou proscrit, n'enviât le sort de ceux que +vous aimez, et peut-être même ne s'adressât à vous qu'il auroit +offensée, à vous, mille fois plutôt qu'à ses meilleurs amis. + +Courage donc, madame, courage! la conscience du passé, la certitude de +l'avenir, n'est-ce donc pas assez pour traverser ce temps d'orage! ne +donnez pas à l'envie et à la méchanceté, le spectacle qui leur est le +plus agréable, celui d'une âme élevée, abattue sous leurs coups; +redoublez plutôt leur fureur jalouse, en leur montrant que vous êtes +calme, et que vous savez être heureuse. Dieu! si quelque puissance sur +la terre pouvoit m'accorder tout à coup vos souvenirs et vos +espérances, si j'en pouvois jouir un an, je donnerois pour cette année +tout le temps qui me reste à vivre. Ah! madame, ah! Delphine, qui n'a +pas été coupable, croyez-moi, n'a point souffert! + +Je ne pourrois relire cette lettre sans éprouver un embarras difficile +à supporter; je me confie donc sans nouvelles réflexions au sentiment +qui l'a dictée, et je vous l'envoie sans me laisser un moment de plus +pour hésiter. + + + + +LETTRE XXXI. + +Delphine à madame de R. + + +Quand on est capable d'écrire la lettre que je viens de recevoir, il +est impossible que les sentimens les plus vertueux et les plus purs ne +finissent pas par triompher de toutes les foiblesses. Un mouvement si +généreux m'a fait du bien, et j'ai retrouvé le plaisir d'estimer, que +l'amertume et la défiance m'avoient fait perdre; ce soulagement est +tout ce que ma situation peut permettre. + +Je n'ai plus rien à démêler avec le monde, mais je n'oublierai jamais +le sentiment plein de délicatesse qui vous a portée, madame, à vouloir +me consoler, aux dépens des considérations personnelles qui auroient +arrêté toute autre femme. + + + + +LETTRE XXXII. + +Léonce à Delphine. + + +Depuis quatre jours, vous vous êtes inflexiblement refusée à me voir. +On m'a dit à Paris que vous étiez à Bellerive, à Bellerive que vous +étiez à Paris; on a trompé votre ami à votre porte comme un étranger: +Delphine, jamais vous n'avez été plus injuste, car jamais ma passion +pour vous n'a exercé sur moi plus d'empire! je crois qu'elle a changé +jusqu'à mon caractère; daignez m'entendre, vous jugerez mieux que +moi-même de ce coeur, qui, se confiant tout entier à vous, attend +votre approbation pour s'estimer encore. + +Sans doute, le jour de cette affreuse scène, quand je vous retrouvai +presque égarée, la douleur de ce qui venoit de se passer, la rage +d'être condamné à attendre un prétexte pour vous venger, me jetèrent +dans le délire du désespoir. Je ne sais ce qui m'échappa dans ce +moment; mais ce que je puis attester, c'est que, revenu à moi-même, +j'éprouvai, ce que jamais encore je n'avois ressenti, un mépris +profond pour l'opinion des hommes. Je me demandai comment j'avois pu +attacher tant d'importance aux jugemens les plus injustes, à ceux qui +osent attaquer avec indignité la créature la plus parfaite! et je +m'attendris douloureusement sur vous, ma Delphine, sur votre destinée +qui, sans mes torts et sans mon amour, eut été la plus brillante, la +plus heureuse de toutes. + +En me livrant, mon amie, à ces pensées tristes, mais sensibles, à ces +pensées qui adoucissoient entièrement mon caractère, puisqu'elles +m'apprenoient à dédaigner ce qui m'avoit si cruellement irrité, +j'ouvris un livre anglois que vous m'avez donné, et les premiers vers +qui frappèrent mes regards, comme par un hasard secourable, furent un +portrait de femme qui semble être le vôtre, et que je me plais à vous +transcrire. + + Made to engage all hearts, and charm all eyes; + Though meek, magnanimous; though witty, wise; + Polite, as all her life in courts had been; + Yet good, as she the world had never seen; + The noble fire of an exalted mind, + With gentle female tenderness combin'd; + Her speech was the melodious Voice of Love, + Her song, the warbling of the vernal grove; + Her eloquence was sweeter than her song, + Soft as her heart, and as her reason strong; + Her form each beauty of her mind express'd, + Her mind was Virtue by the Graces dress'd. + + [Faite pour attirer tous les coeurs et charmer tous les yeux, à la + fois douce et magnanime, spirituelle et raisonnable, polie, comme si + elle avoit passé toute sa vie dans les cours, et bonne, comme si + elle n'avoit jamais vu le monde. Le noble feu d'une âme exaltée + étoit tempéré dans son caractère par la douce tendresse d'une femme; + quand elle parloit, on croyoit entendre la voix mélodieuse de + l'Amour; quand elle chantoit, l'oiseau qui, dans le printemps, + habite les bosquets de fleurs. Son éloquence étoit plus douce encore + que ses chants, sensible comme son coeur, et forte comme sa pensée; + sa figure exprimoit toutes les beautés de son âme; son âme offroit + la réunion de toutes les vertus et de tous les charmes.] + +Voilà, Delphine, voilà ce que vous êtes; jamais aucune femme avant +vous n'a mérité ce portrait! mais l'imagination enflammée de Littleton +le prêtoit à l'objet de son culte. Et cependant, combien encore je +pourrois ajouter à ce tableau, qui semble renfermer tout ce qu'il y a +de plus aimable! + +Peindrai-je le caractère vrai, confiant et pur, cette âme si +facilement attendrie par le malheur des foibles, et si fière contre la +prospérité des orgueilleux! Comment surtout, comment exprimer le +charme indéfinissable que vous répandez autour de vous? ce soin +continuel de plaire, cette flexibilité dans tous les détails de la +vie, qui vous fait céder, sans y songer, à chacun des arrangement qui +conviennent le mieux à vos amis! Le bonheur se respire autour de vous, +comme s'il étoit dans l'air qui vous environne, comme si votre voix, +vos goûts, vos talens, votre parure elle-même, tout ce qui est vous +enfin, répandoit des sensations agréables. L'on est si bien auprès de +vous, si naturellement bien, que je croyois souvent qu'il m'étoit +arrivé quelque événement heureux dont j'éprouvois une satisfaction +intérieure; et ce n'étoit qu'en vous quittant que je m'apercevois que +vos paroles aimables, vos regards si doux, votre grâce inépuisable, +charmoient ma vie, quelquefois à mon insu, comme la Providence se +cache pour nous laisser penser que notre bonheur vient de nous. Être +angélique! femme enchanteresse! c'est vous qui vous êtes l'objet de la +malveillance publique, et je pourrois continuer à y attacher quelque +prix! Non, si je vous ai fait souffrir en pensant ainsi, considérez la +scène du concert comme une circonstance heureuse; elle a, je m'en +crois sûr, elle a beaucoup changé mon caractère. Je ne vous dirai +point cependant ce qui me revient de mille côtés différens; je ne vous +dirai point que tous les hommes, toutes les femmes distinguées, +s'indignent de ce qui s'est passé chez madame de Saint-Albe; qu'on en +accuse son arrogance et sa sottise; que chacun affirme déjà que c'est +par embarras qu'on ne vous a pas parlé, que si vous étiez restée, tout +auroit changé; je n'écoute plus ces vaines excuses; le monde reviendra +sans doute à vos pieds, je n'en doute pas, mais je ne l'en mépriserai +pas moins. + +Ma Delphine, vivons l'un pour l'autre, oublions le reste de l'univers! +mais ne me refuse pas de te voir, ne m'en crois pas indigne; je me +sens ferme à présent contre l'injustice de l'opinion, contre ce +malheur que mon âme n'avoit pas la force de soutenir. Mon amie, ce +jour qui a été peut-être le plus malheureux de notre vie renouvellera +notre destinée; les méchans qui ont voulu nous perdre, en révoltant +mon caractère, l'ont affranchi du joug qu'il avoit trop long-temps +porté; ils ont assuré notre bonheur. + + + + +LETTRE XXXIII. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 26 novembre. + + +Je suis mieux que je n'étois la dernière fois que vous êtes venue ici, +ma chère Élise. Léonce m'a écrit la plus aimable lettre; je l'ai revu +plusieurs fois depuis, et jamais je n'ai trouvé plus d'amour et de +sensibilité dans son entretien. Quelquefois il lui échappe encore des +mots qui me font croire à des projets de vengeance; mais il les dément +quand il voit l'effroi qu'ils me causent, et j'espère qu'après mon +départ il y renoncera. + +Mon départ! Élise, vous m'avez vue parler à madame d'Artenas, à ceux +qui sont venus chez moi, comme si mon intention étoit de passer +l'hiver à Paris. Je ne voulois pas que l'on pût croire que je cédois à +la douleur que j'avois éprouvée chez madame de Saint-Albe, je +craignois d'éveiller les soupçons de Léonce. Mais hélas! puis-je +oublier la promesse que j'ai donnée à Matilde! + +Léonce croira que je fuis par un sentiment pusillanime, parce que mes +ennemis m'ont épouvantée; il le croira, et je suis condamnée à ne pas +le détromper; il ignorera le véritable motif de mon sacrifice. +Matilde, à combien de peines je me soumets pour vous! Je l'avouerai, +après l'affreuse scène du concert, mon caractère m'abandonna pendant +quelques jours; je sentis qu'une femme avoit tort de se croire +indépendante de l'opinion, et qu'elle finissoit toujours par succomber +sous le poids de l'injustice; mais, depuis que j'ai revu Léonce plus +tendre que jamais pour moi, toute mon âme auroit repris à l'espérance +du bonheur. + +Je ne sais quelle langueur secrète succède à de vives peines; les +impressions douces que Léonce m'a fait goûter de nouveau, me sont +mille fois plus chères encore qu'elles ne me l'étoient avant les +douleurs que je viens d'éprouver. Jamais mon âme n'a été si foible, +jamais je ne me suis sentie moins capable de l'effort qui m'est +commandé. + + + + +LETTRE XXXIV. + +Delphine à madame de Lebensei. + +Paris, ce 2 décembre. + + +J'étois retombée, mon amie, dans les incertitudes les plus +douloureuses; la tendresse que Léonce me témoignoit, le charme +inexprimable de sa présence me captivoient plus que jamais; et, sans +que je me l'avouasse encore, je ne pouvais me résoudre à mon départ. + +Avant-hier, j'appris que Matilde étoit malade, et Léonce lui-même me +parut inquiet de son état; je fus douloureusement affligée de cette +nouvelle, je craignis d'en être la cause, et je passai la nuit tout +entière dans les combats les plus cruels; voulant me tromper sur mon +devoir, espérant, quand je croyois tenir un raisonnement qui +m'affranchissoit, et retombant l'instant d'après, lorsqu'une +inspiration soudaine de la conscience renversoit tout ce qui me +sembloit le plus spécieux. + +Agitée par une insomnie si douloureuse, je me levai hier à huit heures +du matin, et je descendis de mon jardin dans les Champs-Élisées, pour +essayer si l'exercice et le grand air me feroient du bien; je passai +devant la maison qu'occupoit autrefois madame de Vernon; vous saviez +qu'elle s'est fait ensevelir dans son jardin, et que sa fille, +mécontente de cette volonté qu'elle ne trouve pas assez religieuse, a +conservé la maison sans vouloir l'occuper. Je me reprochai de n'avoir +pas été verser quelques pleurs sur ces cendres délaissées; je me +rappelai que ce jour même étoit l'anniversaire de sa mort: la clef de +mon jardin ouvroit aussi celui de madame de Vernon, nous l'avions +ainsi voulu, dans les jours de notre liaison, j'essayai donc d'entrer +par les Champs-Élisées. J'eus d'abord de la peine à ouvrir cette porte +fermée depuis un an; enfin, j'y réussis, et je me trouvai dans ce +jardin, où, pour la première fois, Léonce m'avoit parlé de son amour, +quand la plus belle saison de l'année couvroit tous les arbustes de +fleurs; il ne restoit pas une feuille sur aucun d'eux; cette maison, +jadis si brillante, étoit fermée comme une habitation qu'on avoit +abandonnée. Un brouillard froid et sombre obscurcissait tous les +objets, et mes souvenirs se retraçoient à moi à travers la tristesse +de la nature et de mon coeur. + +Ah! le passé, le passé! quels liens de douleur nous attachent à lui! +Pourquoi les jours ne s'écoulent-ils pas sans laisser aucune trace? +L'imagination peut-elle suffire à toutes ces formes du malheur, qu'on +appelle les divers temps de la vie? + +Je cherchai quelques minutes, à travers les feuilles mortes qui +étaient sur la terre, les sentiers du jardin qui pouvoient me conduire +où je croyois que les restes de madame de Vernon étoient déposés; +enfin, je trouvai l'urne qui désignoit sa tombe; je vis sur cette urne +deux vers italiens qu'elle m'avoit souvent fait chanter, parce qu'elle +en aimoit l'air. + + E tu, chi sa se mai + Ti sovverrai di me! + + [Et toi, qui sait si jamais tu te souviendrai de moi!] + +Il me sembla que cette inscription m'accusoit d'un long oubli; je me +repentis d'avoir laissé passer une année sans venir auprès de ce +monument. Ah! pourquoi, pensois-je en moi-même, pourquoi Sophie +est-elle la cause de tous mes malheurs? Mes regrets, souvent troublés +par cette idée, ne m'ont point ramenée dans ces lieux; je craignois +d'offenser sa mémoire en y portant le sentiment de mes peines, et +j'aimois mieux étouffer les pensées qui, tour à tour, m'éloignoient et +m'attiroient vers elle. + +Adieu, Sophie, dis-je alors en versant beaucoup de larmes; je vais +quitter pour jamais la France, je n'en reverrai plus même les +tombeaux! je romps avec tout ce qui me fut cher, pour accomplir le +serment que je t'ai fait; les pleurs que je verse en ce moment +t'attestent encore que je n'ai conservé de notre amitié qu'un souvenir +doux. Adieu.--Alors, après m'être penchée quelques instans sur cette +urne avec affection et regret, je me relevai en répétant avec +enthousiasme:--Oui, je tiendrai le serment que je t'ai fait; oui, je +me sacrifierai pour le bonheur de ta fille!--Comme je me retournois, +je vis Matilde qui m'avoit entendue, pâle, le visage altéré, et les +yeux remplis de larmes qu'elle s'efforçoit de retenir.--Ce que +j'entends est-il vrai? s'écria-t-elle en se jetant à genoux devant +l'urne de sa mère. M'auroit-on trompée, dit-elle en me regardant, +lorsqu'on m'assuroit que vous étiez résolue à passer l'hiver ici? +Dieu! j'ai bien souffert depuis que je l'ai cru.--On vous a trompée, +Matilde, lui dis-je en serrant ses deux mains qu'elle élevoit vers le +ciel; ce que vous avez demandé vous est accordé; ce n'est qu'à moi que +tout bonheur est refusé dans cette vie. Adieu. + +--Je quittai Matilde à ces mots, sans lui donner le temps de me +répondre, et je revins chez moi, sans avoir réfléchi que je venois de +me lier encore plus solennellement que jamais. Quand le mouvement +exalté que j'avois éprouvé fut un peu calmé, je sentis en frémissant +que tout étoit dit. Depuis ce moment cette douleur ne m'a plus laissé +de relâche; j'ai vu Léonce, et dans doute je me serois trahie, s'il +n'avoit pas attribué mon émotion à ce que je lui ai dit de ma visite +au tombeau, en lui taisant que j'y avois trouvé Matilde. Si j'étois +encore une fois seule avec lui, il sauroit tout; il faut partir, le +délai n'est plus possible. + +J'ai envoyé ce matin un courrier à Mondoville pour conjurer M. Barton +de venir. Je ne veux pas que Léonce, au moment où il apprendra mon +départ, soit seul, sans un confident de notre amour, sans l'ami de son +enfance: seul! hélas! et je le quitte, lui, qui depuis un an m'a donné +tant d'heures délicieuses; lui qui m'aime avec une tendresse si vraie! +Il croit encore, dans ce moment, que je n'ai pas là pensée de me +séparer de lui; il se réveille chaque jour avec cette certitude qui +lui est si douce; il arrange les heures de sa journée pour me voir, et +bientôt on viendra lui dire que je suis partie, partie pour jamais, +sans que l'on sache même dans quel lieu j'ai caché ma misérable +destinée! je n'existerai plus pour Léonce que comme les morts qu'on +regrette; il m'appellera, et je ne l'entendrai pas, moi que sa voix a +toujours si profondément émue! moi qui, d'un accent si tendre, +répondais à ses prières! Rien, rien de moi ne se ranimera autour de +lui, pour lui répéter encore que je l'aime! + +Ma chère Élise, c'est à vous que je confie mes dernières volontés; +après mon départ venez le voir, parlez-lui le langage consolateur que +vous a sans doute appris l'amour! dites-lui tout ce que vous savez de +ma douleur, tout, hors le vrai motif qui me détermine. Il croira que +j'ai foibli devant la haine, et que l'intérêt de son bonheur ne m'a +pas donné la force de la supporter. Hélas! il sera bien injuste, mais +il n'accusera point sa femme, la mère de son enfant. Dites-lui que je +jugerai de son respect pour mon souvenir, par sa conduit envers +Matilde. Élise, vous écrirez à ma soeur, et j'apprendrai par ses +lettres ce que j'ai besoin encore de savoir; car vous-même, won amie, +vous ne saurez point où je vais; Léonce nous le demanderoit, comment +pourriez-vous le lui cacher? Il me suivroit, et j'aurois une troisième +fois essayé de m'éloigner pour retomber sous le charme; non, le devoir +a parlé trop haut, qu'il soit obéi! + +Dans l'asile où je vais m'ensevelir, ce n'est pas l'oubli, la +résignation même que j'espère; je cherche un lieu solitaire où l'on +vive d'aimer, sans que ce sentiment, renfermé dans le coeur, nuise au +bonheur de personne; sans qu'il existe une autre vie que la mienne +tourmentée par l'affection que j'éprouve. Lui, cependant, hélas! ne +souffrira-t-il pas longtemps encore? Mais pouvoit-il être heureux, +agité sans cesse par ses devoirs, l'opinion et l'amour? Ne +m'offrirai-je pas à sa mémoire, plus pure, plus intéressante que dans +ce monde, où sans cesse il avoit besoin de me défendre, où sans cesse +il souffroit pour moi? L'amour même, l'amour seul, ne devoit-il pas +m'inspirer le besoin de renouveler mon image dans son souvenir, par +l'absence et le malheur? que n'ai-je pas craint de la calomnie! +Vainement paroît-elle apaisée; vainement Léonce assure-t-il qu'il est +devenu insensible; dois-je y compter? Ah! qui peut prévoir de quelle +douleur l'accomplissement d'un devoir nous préserve! + +Lorsque je serai partie pour toujours, je désire que, s'il est +possible, mes amis détruisent entièrement tout ce qu'on a pu dire +d'injuste sur moi. Quand je saurai qu'ils y ont réussi, je ne +reviendrai pas, mais je penserai avec douceur que Léonce n'entend plus +dire que du bien de son amie. Je prie M. de Lebensei d'entretenir des +relations suivies avec M. de Mondoville; malgré la diversité de leurs +manières de voir, il s'en est fait aimer par la supériorité de son +esprit et la droiture de son caractère. Je le conjure de répéter +souvent à Léonce, qu'il ne doit prendre aucun parti dans la guerre que +les nobles offensés veulent exciter contre la France; je crains +toujours que, loin de moi, les personnes de sa classe ne le +déterminent, si cette guerre a lieu, à ce qu'elles représenteraient +comme un devoir de l'honneur. S'il peut s'intéresser de nouveau aux +études qui lui plaisent, l'occupation lui fera du bien, et ses regrets +se changeront enfin, je l'espère, en une peine douce; et, dans cette +vie de douleur, c'est l'état habituel des âmes sensibles. + +Oui, je souhaite, Élise, que vous deux, qui m'avez si tendrement +aimée, vous soyez les amis de Léonce; ne m'est-il pas permis de +désirer encore ce lien avec lui? Plus que celui-là, grand Dieu! tant +que je vivrai! et le revoir encore une fois, si la mort, s'annonçant à +moi d'avance avec certitude, me laisse le temps de le rappeler. Élise, +adieu; quand nous retrouverons-nous? Si j'en crois les pressentimens +que mes malheurs ont constamment justifiés, l'adieu que je vous dis +sera long. Ah! quel effort! mais pourquoi murmurer? + + + + +LETTRE XXXV. + +Delphine à Matilde. + +Paris, ce 4 décembre. + + +Dans la nuit de demain, Matilde, je quitterai Paris, et peu de jours +après, la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me +retirerai; il ignorera de même, quoi qu'il arrive, que c'est pour +votre bonheur que je sacrifie le mien. J'ose vous dire, Matilde, votre +religion n'a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que +je fais pour vous; et Dieu qui lit dans les coeurs, Dieu qui sait la +douleur que j'éprouve, estime dans sa bonté cet effort ce qu'il vaut. +Oui, j'ose vous le répéter, quand j'aime mieux mourir qu'avoir à me +reprocher vos douleurs, j'ai plus qu'expié mes fautes; je me crois +supérieure à celles qui n'auroient point les sentimens dont je +triomphe. + +Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son coeur des droits que +j'ai dû respecter; mais je l'aimois, mais vous n'avez pas su peut-être +qu'avant de vous épouser.... Laissons les morts en paix. Vous m'avez +adjurée de partir, au nom de la morale, au nom de la pitié même: +pouvois-je résister, quand il devroit m'en coûter la vie! Matilde, +vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce; +femme bénie du ciel, écoutez-moi: si celui dont je me sépare me +regrette, ne blessez point son coeur par des reproches; vous croyez +qu'il suffit du devoir pour commander les affections du coeur, vous +êtes faite ainsi; mais il existe des âmes passionnées, capables de +générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, +si le sort ne leur avoit pas fait un crime de l'amour! Plaignez ces +destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles; +ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de +bienveillance pour l'Être suprême, pour la source éternelle de toutes +les affections du coeur. + +Matilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce; vous avez +éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l'amour +dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l'estime et +l'intérêt qu'il conservera pour moi, vous m'offenseriez cruellement; +il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus; et le dernier +acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire! + +Adieu, Matilde; vous n'entendrez plus parler de moi; la compagne de +votre enfance, l'amie de votre mère, celle qui vous a mariée, celle +enfin qui n'a pu supporter votre peine, n'existe plus pour vous ni +pour personne. Priez pour elle, non comme si elle étoit coupable, +jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus +ordonné de ne pas être sévère envers elle! mais priez pour une femme +malheureuse, la plus malheureuse de toutes, pour celle qui consent à +se déchirer le coeur, afin de vous épargner une foible partie de ce +qu'elle se résigne à souffrir. + + + + +LETTRE XXXVI. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Lyon, ce 1er décembre 1791. + +[Cette lettre arriva le matin même du 5 décembre.] + + +Je n'ai point reçu de lettres de vous depuis mon départ, ma chère +Delphine; je me hâte d'arriver à Montpellier pour les trouver. J'ai vu +ce malheureux Valorbe à mon passage à Moulins; il est encore retenu +dans sort lit par ses blessures; mais, quand il sera guéri, sa +situation sera bien plus déplorable; il ne peut pas rester dans son +régiment; l'animadversion est telle contre lui, qu'il n'y éprouverait +que des désagrémens insupportables: il sera forcé de tout quitter. Il +m'a paru très-sombre, et parlant de vous avec un mélange de +ressentiment et d'amour fort effrayant; il rappelle ce qu'il a fait +pour vous, il se croit des droits sans bornes à votre reconnoissance, +et laisse entendre que si vous les méconnoissez, il s'en vengera sur +Léonce ou sur vous. Enfin, il m'a paru saisi d'une fureur réfléchie +extrêmement redoutable; on diroit qu'après avoir beaucoup souffert, il +éprouve le besoin de faire partager aux autres son malheur, et je ne +l'ai plus trouvé le moins du monde accessible à cette crainte de vous +affliger, qui avoit autrefois de l'empire sur lui; j'ai peur que vous +n'ayez beaucoup à redouter de ses persécutions. + +Éloignez-vous de Léonce pour un temps, revenez près de moi, c'est le +seul moyen d'apaiser M. de Valorbe, et d'éviter ainsi les plus grands +malheurs. Ah! ma chère Delphine, que j'ai souffert dans Paris, dans +cette ville que je déteste! En approchant de ma retraite, je sens mon +âme se calmer; cependant je n'y serai point heureuse, si je ne vous y +vois pas; vous avez encore ajouté, pendant les quatre mois que nous +venons de passer ensemble, à ma tendresse pour vous. Au milieu de tant +de peines, de tant d'injustices, il ne vous est pas échappé un seul +sentiment amer, un seul mouvement de haine; vous avez supporté les +torts les plus révoltans comme une nécessité, comme un accident du +sort, et non comme un sujet de colère ou de ressentiment. + +Mon amie, j'en suis sûre, avec une âme si douce vous pourrez trouver +du calme, et peut-être du bonheur dans la solitude; je vous y espère, +je vous y attends avec un coeur tout à vous. + + + + +LETTRE XXXVII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Melun, ce 6 décembre 1791. + + +Le sacrifice est fait, la vie est finie. Pardonnez-moi si je suis +long-temps sans vous écrire, si je ne vous rejoins pas, si je meurs +pour vous, comme pour lui: ce que vous m'avez mandé sur M. de Valorbe +ne m'ôte-t-il pas jusqu'à l'espoir du repos que je conservois encore! +Quel asile puis-je trouver, qui soit assez impénétrable pour me cacher +à celui qui me poursuit, comme à celui que j'aime? + +Je l'ai quitté! je l'ai quitté! Je ne le reverrai plus! pensez-vous +qu'il puisse me rester aucune raison, aucune force? n'ai-je pas tout +épuisé pour partir? A présent, j'erre avec cette pauvre Isore dans le +vide immense où je suis jetée! Pleurez sur moi, ma soeur, vous, le +seul être informé désormais de mon nom, de ma demeure, de mon +existence! Sans l'enfant de Thérèse, sans vous, me serois-je condamnée +à vivre? + +M. Barton est arrivé avant-hier d'après ma lettre: je lui ai tout +confié, hors le vrai motif de mon départ; j'ai éprouvé peut-être +encore un moment doux, lorsque cet honnête homme, me prenant la main, +avec des larmes dans les yeux, me dit:--Madame, il ne convient pas à +mon âge de s'abandonner à l'attendrissement que me fait éprouver votre +résolution; cependant, qu'il me soit permis de vous dire que jamais +mon coeur n'a été pénétré pour aucune femme d'autant d'intérêt ni +d'admiration!--Louise, pourquoi l'approbation de la vertu ne +m'a-t-elle pas fait plus de bien? + +Il fut convenu entre M. Barton et moi qu'après mon départ, il useroit +de tout son ascendant sur Léonce, pour l'engager à demeurer auprès de +Matilde, auprès de celle qui, dans quelques mois, doit être la mère de +son enfant. Je ne voulois point écrire à Léonce; je ne sais si je +l'aurois pu, sans anéantir le reste de mes forces: d'ailleurs, je ne +pouvois pas lui apprendre ce qui s'étoit passé entre Matilde et moi, +et comment retenir aucune de ses pensées en disant adieu à ce qu'on +aime! Je priai néanmoins M. Barton de ne pas refuser à Léonce la +consolation de savoir ce qu'il m'en avoit coûté pour partir; je lui +recommandai de ne pas nous laisser seuls, Léonce et moi; dans l'état +où j'étois, je n'aurois pu rien cacher. Je décidai que je partirois le +lendemain; jour que Léonce disoit avoir choisi pour aller à la +campagne avec madame de Mondoville; ainsi je me dérobois à ce que +j'aime, avec les précautions qu'on pourroit prendre pour échapper à +des persécuteurs. + +Léonce vint le soir, il étoit rêveur, et ne parut pas désirer lui-même +que M. Barton s'éloignât. Après une heure de la conversation la plus +pénible, et que de longs silences interrompoient souvent, Léonce se +leva pour partir; dans ce moment un tremblement affreux me saisit, et +je retombai sur ma chaise comme anéantie; lui-même, occupé sans doute +de son dessein, que j'ignorois alors, étoit tout entier concentré dans +sa propre émotion, et ne remarqua point ce qui auroit pu l'étonner +dans la mienne; il pressa ma main sur ses lèvres avec une ardeur +très-vive, et s'enfuit précipitamment, en m'écriant de la porte: +--Delphine, ne m'oubliez jamais!--Je crus qu'il m'avoit devinée, je +voulois le suivre, la force me manqua; et quand il fut parti, l'idée +terrible que je l'avois vu pour la dernière fois me saisit, je ne +pouvois m'y soumettre. Léonce, en me quittant plus tôt que je ne m'y +attendois, avoit trop précipité mes impressions; mon âme n'avoit point +passé par ces douleurs successives qui préparent à la dernière; +j'avois reçu comme un coup subit dans le coeur, qui me faisoit un mal +insupportable; je voulois, sans changer de résolution, voir encore une +fois Léonce; je n'avois rien recueilli pour l'absence, je n'avois pas +assez contemplé ses traits, je n'avois pu lui faire entendre un +dernier accent qui restât dans son coeur. + +Je passai la nuit entière à combiner et repousser tour à tour mille +projets divers pour l'apercevoir encore une fois, pour adoucir le mal +que m'avoient fait de si brusques adieux. Immobile sur mon lit où je +m'étois jetée, je n'osois, pendant cette cruelle agitation, ni me +lever, ni faire un pas, ni changer de place, comme si le moindre +mouvement avoit dû être une nouvelle douleur; le jour vint, et j'eus +cependant la force de dire à Antoine, en lui recommandant le secret, +que je partois à onze heures du soir. J'avois fixé ce moment, parce +que M. Barton devoit revenir chez moi dans la soirée; à midi, l'on me +remit votre lettre, où vous m'apprenez les cruelles dispositions de M. +de Valorbe; l'effroi qu'elle me causa me donna de la force pendant +quelques instans; cette persécution, cette fureur dont Léonce pouvait +devenir l'objet, me fit sentir la nécessité de disparaître d'un monde +où j'attirois sans cesse de nouveaux périls sur l'objet de ma +tendresse. Je sentis aussi que si je différois à partir, ou si +j'allois vers vous, M. de Valorbe, apprenant dans quel lieu il +pourroit me trouver, ne tarderoit pas à venir me chercher; et que +Léonce, indigné de le savoir près de moi, se hâteroit d'arriver pour +l'en punir. Je n'hésitai donc plus, et je donnai, pendant quelques +heures, des ordres pour mon départ, avec assez de calme; mais dans ce +moment Isore, qui avoit découvert les préparatifs que j'avois +commandés, vint, tout en chantant, se jeter dans mes bras, pour se +réjouir de faire un voyage; sa gaîté me causa une émotion que je ne +pus surmonter, et, l'éloignant de moi, je passai plusieurs heures à +verser des larmes. + +Hélas! j'en répandois alors, pendant que je n'étois pas encore +tout-à-fait loin de lui, pendant qu'il n'étoit pas encore absolument +impossible qu'il entrât dans ma chambre, et me serrât dans ses bras. + +Le temps se passoit ainsi, lorsque peu de temps après dix heures M. +Barton arriva; il étoit extrêmement troublé; je me hâtai de lui +demander d'où lui venoit cette altération, s'il ne savoit rien de +Léonce, s'il craignoit qu'il n'eût découvert mon départ.--Il l'ignore, +me dit-il; mais je n'en suis pas moins dans une inquiétude mortelle; +Léonce, sans en avoir averti personne, est revenu il y a une heure de +la campagne, en y laissant madame de Mondoville. Il y a ce soir un +grand bal masqué, où il veut aller; j'ai insisté pour connoître la +cause de cet empressement, qui lui est si peu naturel; il n'a voulu +d'abord me rien répondre; mais comme il partoit, quelques mots qu'il a +dits à l'un de ses gens ont éveillé mes soupçons, et je l'ai forcé à +m'avouer que dans cette fête, où les femmes vont déguisées, mais les +hommes, à visage découvert, il croyoit très-facile de faire naître un +sujet de querelle à l'instant même; et que, certain d'y rencontrer M. +de Montalte, le cousin de M. de Valorbe, il avoit choisi ce jour pour +se venger, sans vous compromettre, des propos insultans que, depuis le +concert de madame de Saint-Albe, il n'a point cessé, me dit Léonce, de +répéter contre vous. + +--Il est parti pour ce bal, m'écriai-je, dans cet affreux dessein! que +ferons-nous? comment ne l'avois-je pas deviné? sa tristesse, hier en +me quittant, ses dernières paroles ne m'annonçoient-elles pas un +projet funeste? et la douleur atroce que j'ai éprouvée, quand il a +disparu, n'est-elle pas un pressentiment que je ne le reverrai plus; +il est parti, répétai-je à M. Barton; pourquoi ne l'avez-vous pas +suivi?--Il ne l'auroit pas souffert, répondit M. Barton; il m'a dit +qu'il alloit chercher un de ses amis pour se rendre ensemble au +bal.--Eh bien! eh bien! interrompis-je, déterminée soudain, il est +temps encore de se rendre à ce bal masqué: je n'y serai point +reconnue, je reverrai Léonce encore, je lui parlerai, je l'empêcherai +de provoquer M. de Montalte; oui, je tenterai ce dernier effort, je le +dois, je le puis.--Et sans attendre l'avis de M. Barton, je sonnai +pour qu'on m'apportât le domino noir qui devoit m'envelopper. M. +Barton, ayant vainement essayé de me détourner de mon projet, me +proposa de m'accompagner; je lui fis sentir que Léonce, étonné de le +voir à ce bal, soupçonneroit la vérité, et s'éloigneroit à l'instant +même de nous deux. + +Au moment où Isore vit pour la première fois cet habillement de bal, +qui lui étoit tout-à-fait inconnu, elle en eut peur, et vainement mes +femmes voulurent la rassurer, en lui disant que c'étoit une parure de +fête; l'enfant, comme s'il eût été averti que ce vêtement de la gaîté +cachoit le désespoir, répétoit sans cesse en pleurant:--Est-ce que ma +seconde maman va faire comme la première, est-ce que je ne la reverrai +plus?--Hélas! pauvre enfant, dis-je en moi-même, cette nuit sera +peut-être en effet la dernière de ma vie! chaque moment de retard me +paroissoit un danger de plus pour Léonce; je partis, et M. Barton +monta avec moi dans ma voiture, résolu d'y rester pour m'attendre; +enfin, j'arrivai à la porte de la fête, je descendis, j'entrai, et là +commença pour moi ce supplice qui devoit toujours s'accroître; le +contraste cruel de tout l'appareil de la joie, avec les tourmens +affreux qui me déchiroient. + +Je traversai la foule de ceux qui se trouvoient peut-être tous, alors, +dans le moment le plus gai de leur vie; tandis que moi, j'ignorais si +je ne marchois pas à la mort. Je fus long-temps à parcourir la salle, +sans découvrir d'aucun côté ni Léonce, ni M. de Montalte; errante +ainsi, sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble le plus cruel +que je pusse éprouver, des sensations extraordinaires s'emparèrent +tout à coup de moi; j'avois peur de ma solitude, au milieu de la +foule; de mon existence, invisible aux yeux des autres, puisque aucune +de mes actions ne m'étoit attribuée. Il me sembloit que c'étoit mon +fantôme qui se promenoit parmi les vivans, et je ne concevois pas +mieux les plaisirs qui les agitoient, que si du sein des morts j'avois +contemplé les intérêts de la terre. Je cherchois à travers toutes ces +figures, que je voyois comme dans un rêve cruel, un seul homme, un +seul être qui existoit encore pour moi, et me rendoit aux impressions +réelles dans toute leur force et leur amertume. Je passois +silencieusement au milieu des danses et des exclamations de joie, et +je portois dans mon âme tout ce que la nature peut éprouver de +douleur, sans jeter un cri, sans obtenir la compassion de personne. O +souffrances morales! comme vous êtes cachées au fond du coeur dont +vous faites votre proie! vous le dévorez en secret, vous le dévorez +souvent au milieu des fêtes les plus brillantes; et tandis qu'un +accident, une douleur physique, réveillent la sympathie des êtres les +plus froids, une main de fer serre votre poitrine, vous ravit l'air, +oppresse votre sein, sans qu'il vous soit permis d'arracher aux +autres, par aucun signe extérieur, des paroles de commisération. + +Après avoir long-temps marché d'un bout de la salle à l'autre, avec +une activité et une agitation continuelles, Léonce parut enfin dans +une loge, regardant par toute la salle avec une impatience +remarquable, pour découvrir quelqu'un qu'il cherchoit. Je montai +quelques marches pour aller vers lui; et comme il devoit +nécessairement passer devant moi, en rentrant dans la salle, je restai +quelque temps appuyée sur la balustrade de l'escalier pour le regarder +encore; ce plaisir, le dernier, me jetoit, malgré tout ce qui +m'environnoit, dans une rêverie profonde; et tant que je pus le +considérer ainsi, mes inquiétudes même pour lui sembloient être +suspendues. Dès qu'il descendit, je me hâtai de le suivre, résolue de +m'attacher à ses pas, et de lui parler en me faisant connoître, si +j'apercevois M. de Montalte. Léonce se retourna deux ou trois fois, +étonné de mon insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui +l'importunoit, avec une expression d'indifférence très-dédaigneuse: ce +regard, quoiqu'il ne s'adressât point à moi, me serra le coeur, et je +mis ma main sur mes yeux pendant un moment, pour rassembler mes forces +qui m'abandonnoient. + +Je relevai la tête; un flot de monde m'avoit déjà séparée de +Léonce, et je le vis assez loin de moi, coudoyant M. de Montalte +qui se retournoit pour lui en demander l'explication; je voulus +m'avancer, la foule arrêtoit chacun de mes pas; je saisis le bras +d'un homme que je connoissois à peine, et je le priai de m'aider à +traverser la foule; cet homme odieux me retenoit pour examiner ma +main, pour considérer mes yeux, et m'adressoit tous les fades +propos de cette insipide fête, quand, à dix pas de moi, il +s'agissoit de la vie de Léonce.--Aidez-moi, répétois-je à celui qui +m'accompagnoit, aidez-moi, par pitié!--Et je le traînois de toute +ma force, pour qu'il fendît la presse que je ne pouvois seule +écarter; je voyois Léonce qui, après avoir parlé vivement à M. de +Montalte, se dirigeoit avec lui vers la sortie de la salle; il +marchoit, je le suivois, mais j'étois toujours à vingt pas de lui +sans pouvoir jamais franchir cette infernale distance, qu'on eût +dite défendue par un pouvoir magique; enfin, coupant seule par un +détour dans les corridors, je crus pouvoir me trouver à la grande +porte avant Léonce; mais comme j'y arrivois, je le vis qui sortoit +par une autre issue; je courus encore quelques pas, je tendis les +bras vers lui, je l'appelai; mais, soit que ma voix déjà trop +affoiblie ne pût se faire entendre, soit qu'il fût uniquement +occupé du sentiment qui l'animoit, il poursuivit sa route, et je le +perdis de vue au milieu de la rue, me trouvant entourée de chevaux, +de cochers qui me crioient de me ranger, de voitures qui venoient +sur moi, sans que je fisse un pas pour les éviter: un de mes gens +me reconnut, m'enleva sans que je le sentisse, et me porta dans ma +voiture: quand j'y fus, la voix de M. Barton me rappelant à +moi-même, j'eus encore la force de lui dire de suivre Léonce, et de +lui montrer le côté de la rue par lequel il avoit passé avec M. de +Montalte; ces mots prononcés, je perdis entièrement connaissance. + +Quand je rouvris les yeux, je me trouvai chez moi, entourée de mes +femmes effrayées; je crus fermement d'abord que je venois de faire le +plus horrible songe, et je les rassurai dans cette conviction; +cependant par degrés, mes souvenirs me revinrent: quand le plus cruel +de tous me saisit, je retombai dans l'état dont je venois de sortir. +Enfin de funestes secours me rappelèrent à moi, et je passai trois +heures telles, que des années de bonheur seroient trop achetées à ce +prix; envoyant sans cesse chez M. Barton, chez Léonce, pour savoir +s'ils étoient rentrés, écoutant chaque bruit, allant au-devant de +chaque messager, qui me répondoit toujours: _Non, madame, ils ne sont +pas encore rentrés_; comme si ces paroles étoient simples, comme si +l'on pouvoit les prononcer sans frémir! J'avois épuisé tous le» moyens +de découvrir ce qu'étoit devenu Léonce; j'étais retombée dans +l'inaction du désespoir, et jetée sur un canapé, je cherchois des +yeux, je combinois dans ma tête quels moyens pourroient me donner la +mort, à l'instant même où j'apprendrois que Léonce n'étoit plus: quand +j'entendis la voix de M. Barton, je tombai à genoux en me précipitant +vers lui.--Il est sauvé, me dit-il; il n'est point blessé, son +adversaire l'est seul, mais pas grièvement; tout est bien, tout est +fini. + +Louise, une heure après avoir reçu cette assurance, j'étois encore +dans des convulsions de larmes; mon âme ne pouvoit rentrer dans ses +bornes. J'appris enfin que Léonce s'étoit battu avec M. de Montalte et +l'avoit blessé; mais qu'il avoit montré dans ce duel tant de bravoure +et de générosité, tant d'oubli de lui-même, tant de soins pour M. de +Montalte, lorsqu'il avoit été hors de combat, qu'il avoit tout-à-fait +subjugué son adversaire, et qu'il en avoit obtenu tout ce qu'il +désiroit relativement à moi; la promesse d'attribuer leur duel à une +querelle de bal masqué, et de chercher naturellement toutes les +occasions de me justifier en public, sur tout ce qui concernoit M. de +Valorbe. M, Barton étoit arrivé à temps pour être témoin du combat, +après avoir inutilement cherché pendant plusieurs heures Léonce, qui +attendoit le jour avec M. de Montalte, chez un de leurs amis communs. +M. Barton étoit animé par l'enthousiasme en me parlant de Léonce; il +est vrai que, pendant toute cette nuit, ses paroles et ses actions +avoient eu constamment le plus sublime caractère, et c'étoit dans ce +moment même qu'il falloit se séparer de lui! + +J'en sentois la nécessité plus que jamais, j'avois en horreur ce que +je venois d'éprouver; et de tout ce qu'on peut souffrir sur la terre, +ce qui me paroît le plus terrible, c'est de craindre pour la vie de +celui qu'on aime. Je n'étois point à l'abri de cette douleur, elle +pouvoit se renouveler; M. de Valorbe m'en menaçait: Cette idée vint +s'unir au sentiment du devoir, qu'il ne m'étoit plus permis de +repousser, et je partis sans rien voir, sans rien entendre, dans je ne +sais quel égarement, dont je ne suis sortie que quand la fatigue +d'Isore m'a forcée d'arrêter ici. + +Vous ne pouvez vous faire l'idée de ce que je souffre, de l'effort +qu'il m'a fallu faire, même pour vous écrire! Quand je n'aurais pas +besoin de cacher ma retraite à Léonce et à M. de Valorbe, je ne +devrais pas aller vers vous; il faut, dans l'état où je suis, +combattre seule avec soi-même; le froid de la solitude me redonnera +des forces; je vous aime, je ne puis vous voir; l'attendrissement, +l'affection me feroient trop de mal, la moindre émotion nouvelle +pourrait m'anéantir; laissez-moi. Je vais en Suisse: Léonce m'a dit +que dans ses voyages c'étoit le pays qu'il avoit préféré; s'il vient +une fois verser des larmes sur ma tombe, j'aime à penser que ce sera +près des lieux qui captivèrent son imagination, dans les premières +années de sa vie; c'est assez de cette espérance pour déterminer ma +route dans le vaste désert du monde, où je puis fixer ma demeure à mon +choix. + +Louise, si je suis long-temps sans vous écrire, n'en soyez point +inquiète, il faut que je vive, je me suis chargée d'Isore; je vais +mander à sa mère que je m'y engage de nouveau; je veux l'élever, je +veux laisser du moins après moi quelqu'un dont j'aurai fait le +bonheur. Vous, ma soeur, écrivez-moi sous l'adresse que je vous +envoie; vous saurez par madame de Lebensei l'effet que mon départ aura +produit sur Léonce; mais prenez garde, en me l'apprenant, prenez garde +à ma pauvre tête, elle est bien troublée; il faut la ménager, je me +crains quelquefois moi-même. Cependant, pourquoi dans les longues +heures de réflexion qui m'attendent ne saurois-je pas contempler avec +fermeté mon sort? J'ai trop long-temps lutté pour être heureuse: le +jour où il a été l'époux de Matilde, que ne m'étois-je dit que le ciel +avoit prononcé contre moi! + + + + +LETTRE XXXVIII. + +Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de Sainte-Marie, à +Chaillot. + +Melun, ce 6 décembre. + + +Des circonstances non moins cruelles, ma chère Thérèse, que celles qui +ont décidé de votre sort me forcent à m'éloigner pour jamais de Paris +et du monde; j'emmène votre fille avec moi, j'achèverai son éducation +avec soin, et je lui assurerai la moitié de ma fortune. Elle en jouira +peut-être bientôt, si je prends le même parti que vous, si je +m'enferme pour jamais dans un couvent. + +Vous serez étonnée qu'un tel projet m'ait semblé possible avec les +opinions que vous me connoissez; elles ne sont point changées: mais je +voudrois mettre une barrière éternelle entre moi et les incertitudes +douloureuses que les passions font toujours renaître dans le coeur. +Dites-moi si vous croyez qu'il suffise d'une résignation courageuse et +de la religion naturelle pour trouver du repos dans un asile semblable +au vôtre; vous seule au monde savez que ce sombre dessein m'occupe, + +Isore vous écrit mon adresse, le nom que j'ai pris; il ne reste déjà +plus de traces de moi; mais quelquefois je me sens un vif désir de +revivre, et des voeux irrévocables pourroient seuls l'étouffer. + + + + + +DELPHINE. + +CINQUIÈME PARTIE. + + +FRAGMENS + +DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE, PENDANT SON VOYAGE. + + + + +PREMIER FRAGMENT. + +Ce 7 décembre 1791. + + +Je suis seule, sans appui, sans consolateur; parcourant au hasard des +pays inconnus, ne voyant que des visages étrangers, n'ayant pas même +conservé mon nom, qui pourroit servir de guide à mes amis pour me +retrouver! C'est à moi seule que je parle de ma douleur: ah! pour qui +fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire! + +J'ai fait trente lieues de plus aujourd'hui: je suis de trente lieues +plus éloignée de Léonce! Comme les chevaux alloient vite! les arbres, +les rivières, les montagnes, tout s'enfuyoit derrière moi; et les +dernières ombres du bonheur passé disparoissoient sans retour. +Inflexible nature! je te l'ai redemandé, et tu ne m'as point offert +ses traits; pourquoi donc, avec un des nuages que le vent agite, +n'as-tu pas dessiné dans l'air cette forme céleste? Son image étoit +digne du ciel, et mes yeux, fixés sur elle, ne se seroient plus +baissés vers la terre! + +Le malheur m'accable, et cependant je sens en moi des élans +d'enthousiasme, qui m'élèvent jusqu'au souverain Créateur; il est là, +dans l'immensité de l'espace; mais aimer, fait arriver jusqu'à lui. +Aimer!... O mon Dieu! dans l'infortune même où je suis plongée, je te +remercie de m'avoir donné quelques jours de vie que j'ai consacrés à +Léonce. + +Isore dort là, devant moi, et sa mère a tarit souffert! et moi aussi, +qui me suis chargée d'elle, j'ai déjà versé tant de pleurs! Cher +enfant, que t'arrivera-t-il? quel sera ton sort un jour? que ne +peux-tu repousser la vie! et loin de la craindre, tu vas au-devant +d'elle avec tant de joie.... Ah! comme elle t'en punira. Pauvre nature +humaine, quelle pitié profonde je me sens pour elle! Dans la jeunesse, +les peines de l'amour, et pour un autre âge que de douleurs encore! +Deux vieillards se sont approchés ce soir de ma voiture, pour implorer +ma pitié; ils avoient aussi leur cruelle part des maux de la vie, mais +leur âme ne souffroit pas; un rayon du soleil leur causoit un plaisir +assez vif, et moi, qui suis poursuivie par un chagrin amer, je +n'éprouve aucune de ces sensations simples que la nature destine +également à tous. Je suis jeune cependant; ne pourrois-je pas +parcourir la terre, regarder le ciel, prendre possession de +l'existence, qui m'offre encore tant d'avenir? Non, les affections du +coeur me tuent. Quel est-il ce souvenir déchirant qui ne me laisse pas +respirer? sur quelle hauteur, dans quel abîme le fuir? + +Ah! qu'elle est cruelle, la fixité de la douleur! n'obtiendrai-je pas +une distraction, pas une idée, quelque passagère qu'elle soit, qui +rafraîchisse mon sang pendant au moins quelques minutes: dans mon +enfance, sans que rien fût changé autour de moi, la peine que +j'éprouvois cessoit tout à coup d'elle-même; je ne sais quelle joie +sans motif effaçoit les traces de ma douleur, et je me sentois +consolée! Maintenant je n'ai plus de ressort en moi-même, je reste +abattue, je ne puis me relever; je succombe à cette pensée +terrible:--mon bonheur est fini! + +Que ne donnerois-je pas pour retrouver les impressions qui répandent +tout à coup tant de charme et de sérénité dans le coeur! la puissance +de la raison, que peut-elle nous inspirer? Le courage, la résignation, +la patience; sentimens de deuil! cortège de l'infortune! le plus léger +espoir fait plus de bien que vous! + + + + +FRAGMENT II + + +Le réveil! le réveil! quel moment pour les malheureux! Lorsque les +images confuses de votre situation vous reviennent, on essaie de +retenir le sommeil, on retarde le retour à l'existence; mais bientôt +les efforts sont vains, et votre destinée tout entière vous apparoît +de nouveau; fantôme menaçant! plus redoutable encore dans les premiers +momens du jour, avant que quelques heures de mouvement et d'action +vous habituent, pour ainsi dire, à porter le fardeau de vos peines. + +Ce jour, qui ne peut rien changer à mon sort, puisqu'il est impossible +que je voie Léonce; ces froides heures qui m'attendent, et que je dois +lentement traverser pour arriver jusqu'à la nuit, m'effraient encore +plus d'avance que pendant qu'elles s'écoulent. La nature nous a donné +un immense pouvoir de souffrir. Où s'arrête ce pouvoir? pourquoi ne +connoissons-nous pas le degré de douleur que l'homme n'a jamais passé? +L'imagination verroit un terme à son effroi.... Que d'idées, que de +regrets, que de combats, que de remords ont occupé mon coeur depuis +quelques jours! Le génie de la douleur est le plus fécond de tous. + +Quel chagrin amer j'éprouve en me retraçant les mots les plus simples, +les moindres regards de Léonce! Ah! qu'il y a de charmes dans ce qu'on +aime! quelle mystérieuse intelligence entre les qualités du coeur et +les séductions de la figure! quelles paroles ont jamais exprimé les +sentimens qu'une physionomie touchante et noble vous inspire! Comme sa +voix se brisoit, quand il vouloit contenir l'émotion qu'il éprouvoit! +quelle grâce dans sa démarche, dans son repos, dans chacun de ses +mouvemens! Que ne donnerois-je pas pour le voir encore passer sans +qu'il me parlât, sans qu'il me connût! Ce monde, cet espace vide qui +m'entoure s'animeroit tout à coup; il traverseroit l'air que je +respire, et pendant ce moment je cesserois de souffrir! O Léonce! +quelle est ta pensée maintenant? Nos âmes se rencontrent-elles? tes +yeux contemplent-ils le même point du ciel que moi? Quelles bizarres +circonstances font un crime du plus pur, du plus noble des sentimens! +Suis-je moins bonne et moins vraie, ai-je moins de fierté, moins +d'élévation dans l'âme, parce que l'amour règne sur mon coeur? Non, +jamais la vertu ne m'étoit plus chère que lorsque je l'avois vu; mais +loin de lui, que suis-je? que peut être une femme chargée d'elle-même, +et devant seule guider son existence sans but, son existence +secondaire, que le ciel n'a créée que pour faire un dernier présent à +l'homme? Ah! quel sacrifice le devoir exige de moi: que j'étois +heureuse dans les premiers temps de mon séjour à Bellerive! je ne +sentois plus aucune de ces contrariétés, aucune de ces craintes qui +rendent la vie difficile. Le temps m'entraînoit, comme s'il m'eût +emportée sur une route rapide et unie, dans un climat ravissant; +toutes les occupations habituelles réveilloient en moi les pensées les +plus douces: je sentois au fond de mon coeur une source vive +d'affections tendres, je ne regardois jamais la nature, sans m'élever +jusqu'aux pensées religieuses qui nous lient à ses majestueuses +beautés; jamais je ne pouvois entendre un mot touchant, une plainte, +un regret, sans que la sympathie ne m'inspirât les paroles qui +pouvoient le le mieux, consoler la douleur. Mon âme constamment émue +me transportoit hors de la vie réelle, quoique les objets extérieurs +produisissent sur moi des impressions toujours vives; chacune de ces +impressions me paroissoit un bienfait du ciel, et l'enchantement de +mon coeur me faisoit croire à quelque chose de merveilleux dans tout +ce qui m'environnoit. + +Hélas! d'où sont-ils revenus dans mon esprit, ces souvenirs, ces +tableaux de bonheur? M'ont-ils fait illusion un instant?... Non, la +souffrance restoit au fond de mon âme, sa cruelle serre ne lâchoit pas +prise; les souvenirs de la vertu font jouir encore le coeur qui se les +retrace, les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur. + + + + +FRAGMENT III. + + +Je suis bien foible, je me fais pitié! tant d'hommes, tant de femmes +même marchent d'un pas assuré dans la route qui leur est tracée, et +savent se contenter de ces jours réguliers et monotones, de ces jours +tels que la nature en prodigue à qui les vent; et moi, je les traîne +seconde après seconde, épuisant mon esprit à trouver l'art d'éviter le +sentiment de la vie, à me préserver des retours sur moi-même, comme si +j'étois coupable, et que le remords m'attendît au fond du coeur. + +J'ai voulu lire; j'ai cherché les tragédies, les romans que j'aime: je +trouvois autrefois du charme dans l'émotion causée par ces ouvrages; +je ne connoissois de la douleur que les tableaux tracés par +l'imagination, et l'attendrissement qu'ils me faisoient éprouver étoit +une de mes jouissances les plus douces: maintenant je ne puis lire un +seul de ces mots, mis au hasard peut-être par celui qui les écrit, je +ne le puis sans une impression cruelle. Le malheur n'est plus à mes +yeux la touchante parure de l'amour et de la beauté, c'est-une +sensation brûlante, aride; c'est le destructeur de la nature, séchant +tous les germes d'espérance qui se développent dans notre sein. + +Combien il est peu d'écrits qui vous disent de la souffrance tout ce +qu'il eu faut redouter! Oh! que l'homme auroit peur, s'il existoit un +livre qui dévoilât véritablement le malheur; un livre qui fît +connoître ce que l'on a toujours craint de représenter, les +foiblesses, les misères, qui se traînent après les grands revers; les +ennuis dont le désespoir ne guérit pas; le dégoût que n'amortit point +l'âpreté de la souffrance; les petitesses à côté des plus nobles +douleurs; et tous ces contrastes, et toutes ces inconséquences, qui ne +s'accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même +coeur par tous les genres de peines! Dans les ouvrages dramatiques, +vous ne voyez l'être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble +point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible; +et moi, j'éprouve que dans la fatigue d'une longue douleur, il est des +momens où l'âme se lasse de l'exaltation, et va chercher encore du +poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails +inaperçus, dont il semble qu'un grand revers devroit au moins +affranchir. + +Ah! j'ai perdu trop tôt le bonheur! je suis trop jeune encore, mon âme +n'a pas eu le temps de se préparer à souffrir. Une année, une seule +heureuse année! Est-ce donc assez? O mon Dieu! les désirs de l'homme +dépassent toujours les dons que vous lui faites; cependant je ne +conçois rien, dans mon enthousiasme, par-delà les félicités que j'ai +goûtées; je ne pressens rien au-dessus de l'amour! Rendez-le moi.... +malheureuse!.... Une telle prière n'est-elle pas impie? Ne dois-je pas +la retirer, avant qu'elle soit montée jusqu'au ciel? + + + + +FRAGMENT IV. + + +Je me suis remise à donner exactement des leçons à mon Isore; j'avois +tort envers elle; je n'ai pas assez cherché à tirer des consolations +de cette pauvre petite; elle m'aime, cette affection me reste encore; +pourquoi n'essayerois-je pas d'y trouver quelques soulagemens? Hélas! +l'enfance fait peu de bien à la jeunesse; on éprouve comme une sorte +de honte d'être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge +innocent et calme; il s'étonne de vos peines, et ne peut comprendre +les orages nés au fond du cour, quand rien autour de vous ne fait +connoître la cause de vos souffrances. + +Pauvre Isore! que ferai-je pour la préserver de ce que j'ai souffert? +que lui dirai-je pour la fortifier contre la destinée? me résoudrai-je +à ne pas l'initier aux nobles sentimens, qui nous placent comme dans +une région supérieure, et nous préparent, long-temps d'avance, pour le +ciel, pour notre dernier asile? + + To be or not to be; that is the question, + [Être ou n'être pas, voilà quelle est la question.] + +disoit Hamlet, lorsqu'il délibéroit entre la mort et la vie; mais +développer son âme ou l'étouffer, l'exalter par des sentimens +généreux, ou la courber sous de froids calculs, n'est-ce pas une +alternative presque semblable? Cependant, quel sera le destin d'Isore? +souffrira-t-elle autant que moi? Non, elle ne rencontrera pas Léonce; +elle ne sera pas séparée de lui; insensée que je suis!.... Le malheur +s'arrêtera-t-il à moi? d'autres peines ne saisiront-elles pas les +enfans qui vont nous succéder! Les êtres distingués voudroient adapter +le sort commun à leurs désirs; ils tourmentent la destinée humaine, +pour la forcer à répondre à leurs voeux ardens; mais elle trompe leurs +vains essais. O Dieu! que voulez vous faire de ces âmes de feu qui se +dévorent elles-mêmes? A quelle pompe de la nature les destinez-vous +pour victimes? Quelle vérité, quelle leçon doivent-elles servir à +consacrer? dites-leur un peu de votre secret, un mot de plus, +seulement un mot de plus! pour prendre courage, et pour arriver au +terme sans avoir douté de la vertu. Mon Dieu! que dans le fond du +coeur, un rayon de votre lumière éclaire encore celle qui a tout, +perdu dans ce monde! + + + +FRAGMENT V. + + +Ce jour m'a été plus pénible encore que tous les autres; j'ai traversé +les montagnes qui séparent la France de la Suisse, elles étoient +presque en entier couvertes de frimas; des sapins noirs interrompoient +de distance en distance l'éclatante blancheur de la neige, et les +torrens grossis se faisoient entendre dans le fond des précipices. La +solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l'absence des +hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres +saisons de l'année, le chant des oiseaux, l'activité de la végétation +animent la campagne, lors même qu'on n'y voit pas d'habitans; mais +quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles, comme +les rochers dont elles pendent; quand les brouillards confondent le +ciel avec le sommet des montagnes, tout rappelle l'empire de la mort; +vous marchez en frémissant an milieu de ce triste monde, qui subsiste +sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son +impassible repos. + +Arrivée sur la hauteur d'une des rapides montagnes du Jura, et +m'avançant à travers un bois de sapins sur le bord d'un précipice, je +me laissois aller à considérer son immense profondeur. Un sentiment +toujours plus sombre s'emparoit de moi; de quel foible mouvement, me +disois-je, j'aurois besoin pour mourir! un pas, et c'en est fait. Si +je vis, à quel avenir je m'expose! un pressentiment qui ne m'a jamais +trompée, me dit que de nouveaux malheurs me menacent encore. Chaque +jour ne m'effacera-t-il pas du souvenir de Léonce, tandis que moi, +solitaire, je vais conserver dans mon sein toute la véhémence des +sentimens et des douleurs!--Je me livrois à ces réflexions, penchée +sur le précipice, et ne m'appuyant plus que sur une branche que +j'étois prête à laisser échapper. + +Dans ce moment des paysans passèrent, ils me virent vêtue de blanc au +milieu de ces arbres noirs; mes cheveux détachés, et que le vent +agitoit, attirèrent leur attention dans ce désert; et je les entendis +vanter ma beauté dans leur langage: faut-il avouer ma foiblesse? +L'admiration qu'ils exprimèrent m'inspira tout à coup une sorte de +pitié pour moi-même. Je plaignis ma jeunesse, et, m'éloignant de la +mort que je bravois il y avoit peu d'instans, je continuai ma route. + +Quelque temps après, les postillons arrêtèrent ma voiture, pour me +montrer, de la hauteur de Saint-Cergues, l'aspect du lac de Genève et +du pays de Vaud; il faisoit un beau soleil; la vue de tant +d'habitations, et des plaines encore vertes qui les entouroient, me +causa quelques momens de plaisir; mais bientôt je remarquai que +j'avois passé la borne qui sépare la Suisse de la France; je marchois +pour la première fois de ma vie sur une terre étrangère. + +O France! ma patrie, la sienne, séjour délicieux que je ne devois +jamais quitter; France! dont le seul nom émeut si profondément tous +ceux qui, dès leur enfance, ont respiré ton air si doux, et contemplé +ton ciel serein! je te perds avec lui, tu es déjà plus loin que mon +horizon, et comme l'infortunée Marie Stuart, il ne me reste plus qu'à +invoquer _les nuages que le vent chasse vers la France, pour leur +demander de porter à ce que j'aime et mes regrets et mes adieux...._ + +Me voici jetée dans un pays où je n'ai pas un soutien, pas un asile +naturel; un pays, dont ma fortune seule peut m'ouvrir les chemins, et +que je parcours en entier de mes regards, sans pouvoir me dire: +là-bas, dans ce long espace, j'aperçois du moins encore la demeure +d'un ami. Eh bien! je l'ai voulu, j'ai choisi cette contrée où je +n'avois aucune relation; je n'ai pas cherché ceux qui m'aiment, ils +auroient pu me demander d'être heureuse; heureuse! juste ciel!... + +Léonce, Léonce! elle est seule dans l'univers, celle qui t'a quitté; +mais toi, les liens de la société, les liens de famille te restent, et +bientôt Matilde aura sur ton coeur les droits les plus chers. +Infortunée que je suis! si j'avois été unie à toi, j'aurois connu tout +le bonheur des sermens les plus passionnés et les plus purs, ton +enfant eût été le mien; ah! le ciel est sur la terre! on peut épouser +ce qu'on aime; ce sort devoit être le mien, et je l'ai perdu.... + + + +FRAGMENT VI. + + +Me voici à Lausanne, je suis dans une ville; oh! que je m'y sens +seule, moi qui n'ai plus que la nature pour société! Impatiente de la +revoir, hier je me promenois sur une hauteur, d'où je découvrois d'un +côté l'entrée du Valais, et vers l'autre extrémité, la ville de +Genève; il y avoit dans ces tableaux une grandeur imposante qui +soulageoit ma douleur; je respirois plus facilement, je demandois un +consolateur à ce vaste monde, qui me sembloit paisible et fier; je +l'appelois, ce consolateur céleste, par mes regards et mes prières; je +croyois éprouver un calme qui venoit de lui. Mais tout à coup j'ai +entendu sonner sept heures; ce moment, jadis si doux pour moi, ce +moment, qui m'annonçoit sa présence, passe maintenant comme tous les +autres, sans espoir et sans avenir; à cette idée, les sentimens +pénibles de mon cour se sont ranimés plus vivement que jamais, et j'ai +hâté ma marche, ne pouvant plus supporter le repos. + +Je suis descendue vers le lac; un vent impétueux l'agitoit, les vagues +avançoient vers le bord, comme une puissance ennemie prête à vous +engloutir; j'aimois cette fureur de la nature qui sembloit dirigée +contre l'homme. Je me plaisois dans la tempête; le bruit terrible des +ondes et du ciel, me prouvoit que le monde physique n'étoit pas plus +en paix que mon âme.--Dans ce trouble universel, me disois-je, une +force inconnue dispose de moi; livrons-lui mon misérable cour, qu'elle +le déchire; mais que je sois dispensée de combattre contre elle, et +que la fatalité m'entraîne comme ces feuilles détachées, que je vois +s'élever en tourbillon dans les airs. + +Vers le soir l'orage cessa, je remontai silencieusement vers la ville; +j'entendois de toutes parts en revenant le chant des ouvriers qui +retournoient dans leur ménage; je voyais des hommes, des femmes de +diverses classes se hâter de se réunir en société; et si j'en jugeois +d'après l'extérieur, partout il y avoit un intérêt, un mouvement, un +plaisir d'exister qui sembloit accuser mon profond abattement. +Peut-être qu'en effet ma raison est troublée; un caractère +enthousiaste et passionné ne seroit-il qu'un premier pas vers la +folie? Elle a son secret aussi, la folie, mais personne ne le devine, +et chacun la tourne en dérision. + +Non, mes plaintes sont injustes; non, je veux en vain me le +dissimuler, ce n'est pas pour mes vertus que je souffre, c'est pour +mes torts; ai-je respecté la morale et mes devoirs dans toute leur +étendue? Il n'y avoit rien de vil dans mon coeur, mais n'y avoit-il +rien de coupable? Devois-je revoir Léonce chaque jour, l'écouter, lui +répondre, absorber pour moi seule toutes les affections de son coeur; +n'étoit-il pas l'époux de Matilde; m'étoit-il permis de l'aimer? Ah +Dieu! mais tant d'êtres mille fois plus condamnables vivent heureux et +tranquilles, et moi, la douleur ne me laissé pas respirer un seul +instant; l'ai-je donc mérité?-- + +L'Être suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d'après sa +conscience! l'âme qui étoit plus délicate et plus pure, est punie pour +de moindres fautes, parce qu'elle en avoit le sentiment et qu'elle l'a +combattu, parce qu'elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis +que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cour, vivent sans +réfléchir et se dégradent sans remords. Oui, je m'arrête à cette +dernière pensée, mes chagrins sont un châtiment du ciel! j'expie mon +amour dans cette vie; ô mon Dieu! quand aurai-je assez souffert, quand +sentirai-je au fond du cour que je suis pardonnée? + +Une idée m'a poursuivie depuis deux jours, comme dans le délire de la +fièvre; mille fois j'ai cru sentir que je n'étois plus aimée de +Léonce. Je me suis rappelée toutes les calomnies qui avoient été +répandues sur moi, pendant les derniers temps que j'ai passés à Paris, +et une rougeur brûlante m'a couvert le front, quand je me représentois +Léonce entendant ces indignes accusations. Oh! que la calomnie est une +puissance terrible! je me repens de l'avoir bravée.--Léonce, Léonce! +maintenant que je suis séparée de vous, défendez-moi dans votre propre +coeur.-- + +Combien de momens de ma vie, que je trouvois douloureux, se présentent +maintenant à moi comme des jours de délices! Pourquoi me suis-je +plainte, tant que Léonce habitoit près de moi? Ah! si je retournois +vers lui, si je me rendois encore un moment de bonheur! j'en suis +sûre, son premier mouvement, en me revoyant, seroit de me serrer dans +ses bras, et mon coeur a tant besoin qu'une main chérie le soulage! Je +sens dans mes veines un froid qui passeroit à l'instant même où ma +tête seroit appuyée sur son sein: si je sais mourir, pourquoi ne pas +le revoir? Auroit-il le temps de blâmer celle qui tomberoit sans vie à +ses pieds? Quand je ne serois plus, il ne verroit en moi que mes +qualités: la mort justifie toujours les âmes sensibles; l'être qui fut +bon trouve, quand il a cessé de vivre, des défenseurs parmi ceux même +qui l'accusoient. Et Léonce, lui qui m'a tant aimée, me regretteroit +profondément; mais dois-je troubler encore son sort et celui de sa +femme? non, il faut rester où je suis. + +Ces cruelles incertitudes renaîtront sans cesse dans mon coeur, si je +n'élève pas entre l'espérance et moi une barrière insurmontable. +Suivrai-je le dessein que j'ai confié à madame d'Ervins; en aurai-je +la force? et puis-je me croire permis de recourir à cet état, sans les +opinions ni la foi qu'il suppose? + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +Madame d'Ervins à Delphine. + +Du couvent de Sainte-Marie, à Chaillot, ce 8 décembre 1791. + + +Partout où vous emmenerez Isore avec vous, ma chère Delphine, je me +croirai certaine de son bonheur; je vous l'ai donnée, je la suis de +mes voeux; dites-lui de penser à moi comme à une mère qui n'est plus, +mais dont les prières implorent la protection du Tout-Puissant pour sa +fille. + +Vous me dites que vos chagrins vous ont inspiré le désir d'embrasser +le même état que moi; je m'applaudis chaque jour du parti que j'ai +pris, et je ne puis m'empêcher de désirer que vous suiviez mon +exemple. Vous craignez, me dites-vous, que votre manière de penser ne +s'accorde mal avec les dispositions qu'il faut apporter dans notre +saint asile? Vos opinions changeront, ma chère amie: au milieu du +monde, tous les raisonnemens qu'on entend égarent les meilleurs +esprits; quand vous serez entourée de personnes respectables, toutes +pénétrées de la même foi, vous perdrez chaque jour davantage le besoin +et le goût d'examiner ce qu'il faut admettre de confiance pour vivre +en paix avec soi-même et avec les autres. Je serois fâchée que des +motifs purement humains vous décidassent à prononcer des voeux qui +doivent être inspirés par la ferveur de la dévotion; cependant je vous +dirai que le genre de vie que je mène me seroit doux, indépendamment +même des grandes idées qui en sont le but. + +La régularité des occupations, le calme profond qui règne autour de +nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre eux, cause +d'abord quelque ennui; mais à la longue l'âme finit par prendre des +habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs +douloureux s'effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le coeur; +il s'endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne +fait plus souffrir. Une pensée, d'abord cruelle, fortifie la raison +avec le temps; c'est la certitude que la situation où l'on se trouve +est irrévocable, qu'il n'y a plus rien à faire pour soi, que +l'irrésolution n'a plus d'objet, que la nécessité se charge de tout. +Vous éprouveriez comme moi ce qu'il peut y avoir de bon dans cette +situation, qui, selon l'heureuse expression d'une femme, _apaise la +vie, quand il n'est plus temps d'en jouir_. + +Je juge de votre coeur par le mien: nous n'avons plus rien à espérer; +alors, mon amie, il vaut mieux s'entourer d'objets plus sombres encore +que son propre coeur; quand il faut porter de la tristesse au milieu +des gens heureux, ce contraste peut inspirer une sorte d'âpreté dans +les sentimens, qui finit par altérer le caractère. Je me permets de +vous présenter ces considérations purement temporelles, parce je suis +bien sûre que vous n'auriez pas passé un an dans un couvent, sans +embrasser avec conviction la religion qu'on y professe. + +Si les excès dont on nous menace en France finissent par rendre +impossible d'y vivre en communauté, je me retirerai dans les pays +étrangers; peut-être pourrai-je vous rejoindre, retrouver ma fille +avec vous! Non, je serois trop heureuse, je n'expierois pas ainsi mes +fautes! mais qu'on a de peine à repousser les affections! elles +rentrent dans le coeur avec tant de force! + +THÉRÈSE. + + + + +SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT + +DES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE. + + +Thérèse, que m'écrivez-vous?--Je voudrois lui répondre; mais non, je +ne pourrois lui dire ce que je pense, ce seroit la troubler; qu'y +a-t-il de plus à ménager au monde qu'une âme sensible qui a retrouvé +la paix? Jamais, lui aurois-je dit, jamais je ne croirai qu'on plaise +à l'Être suprême en s'arrachant à tous les devoirs de la vie, pour se +consacrer à la stérile contemplation de dogmes mystiques, sans aucun +rapport avec la morale! Si je m'enferme dans un couvent, ce sont les +sentimens les plus profanes, c'est l'amour qui m'y conduira! Je veux +qu'il sache que, condamnée à ne plus le voir, je n'ai pu supporter la +vie! Je veux l'attendrir profondément par mon malheur, et qu'il lui +soit impossible d'oublier celle qui souffrira toujours. Les années, +qui refroidissent l'amour, laissent subsister la pitié; et dût-il me +revoir encore quand le temps aura flétri mon visage, le voile noir +dont il sera couvert, les images sombres qui m'environneront, +m'offriront à ses yeux comme l'ombre de moi-même, et non comme un +objet moins digne d'être aimé. + +Thérèse, est-ce avec de telles pensées qu'il faut entrer dans votre +sanctuaire? Je n'ai pas vos opinions, mais je les respecte assez pour +répugner à les braver, pour craindre surtout de tromper ceux qui +croient, en ayant l'air d'adopter des sentimens que je ne partage pas. +Mais si M. de Valorbe me poursuivoit, si je craignois qu'il n'excitât +encore la jalousie de Léonce, ou qu'il ne voulût menacer sa vie, je ne +sais quel parti je prendrois; ma raison n'a bientôt plus aucune force, +j'ai peur d'un nouveau malheur; je crains son impression sur moi; la +folie, les voeux irrévocables, la mort, tout est possible à l'état où +je suis quelquefois, à l'état plus cruel encore où les peines qui me +menacent pourroient me jeter. + +J'espérois trouver à Lausanne des lettres de ma soeur, je lui avois +dit de m'oublier; mais devroit-elle m'en croire! Ah! qu'il est facile +de disparoître du monde, et de mourir pour tout ce qui nous aimoit! +Quels sont les liens qu'on ne parvient pas à déchirer? quels sont ceux +qu'un effort de plus ne briseroit pas? Ma soeur ne savoit-elle pas que +je n'espérois que d'elle quelques mots sur Léonce? Hélas! veut-elle me +cacher que mon départ l'a détaché de moi? Quelle cruelle manière de +ménager, que le silence! Abandonner le malheureux à son imagination, +est-ce donc avoir pitié de lui? + + + + +LETTRE II. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, ce 17 décembre. + + +Je n'ai pas cru devoir vous cacher cette lettre, il ne faut rien +dissimuler à une âme telle que la vôtre, il ne faut pas lui surprendre +un sacrifice dont elle ignorerait l'étendue. + + + Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + + + Hélas! que me demandez-vous, mademoiselle! Vous voulez que je vous + entretienne de l'état de Léonce; je ne l'ai pas vu dans les premiers + momens de sa douleur. M. Barton, qui s'étoit chargé de lui apprendre + le départ de Delphine, m'a dit qu'il avoit, pendant quelques jours, + presque désespéré de sa raison: son ressentiment contre elle prit + d'abord le caractère le plus sombre, et néanmoins il formoit, pour + la rejoindre, les projets les plus insensés, les plus contraires aux + principes qui servent habituellement de règle à sa conduite; enfin, + il a consenti à rester auprès de sa femme jusqu'à ce qu'elle fût + accouchée; c'est tout ce qu'il a promis. + + La première fois que je l'ai vu, il y avoit encore un trouble + effrayant dans ses regards et dans ses expressions; il vouloit + savoir en quel lieu Delphine s'étoit retirée, c'étoit le seul + intérêt qui l'occupât, et cependant il s'arrêtoit au milieu de ses + questions pour se parler à lui-même. Ce qu'il disoit alors étoit + plein d'égarement et d'éloquence, il faisoit éprouver, tout à la + fois, de la pitié et de la terreur! On auroit pu croire souvent que + l'infortuné se rappeloit quelques-unes des paroles de Delphine, et + qu'il aimoit à se les prononcer; car sa manière habituelle étoit + changée, et ressembloit davantage au touchant enthousiasme de son + amie, qu'au langage ferme et contenu qui le caractérise. Il me + conjuroit de lui apprendre où il pourroit retrouver Delphine; il + vouloit paroître calme, dans l'espoir de mieux obtenir de moi ce + qu'il désiroit; mais quand je l'assurois que je l'ignorois, il + retomboit dans ses rêveries. + + --Cette nuit, disoit-il, la rivière grossie menaçoit de nous + submerger; en traversant le pont, j'entendois les flots qui + mugissoient; ils se brisoient avec violence contre les arches: s'ils + avoient pu les enlever, je serois tombé dans l'abîme, et l'on + n'auroit plus eu qu'un dernier mot à dire de moi à celle qui m'a + quitté; mais les dangers s'éloignent du malheureux, ils laissent + tout à faire à sa volonté; je suis rentré chez moi; l'on n'entendoit + plus aucun bruit, le silence étoit profond; c'est dans une nuit + aussi tranquille qu'on dit que _même les mères qui ont perdu leur + enfant cèdent enfin au sommeil_. Et moi, je ne pouvois dormir! je + veillois et m'indignois de mon sort! je reprenois quelquefois contre + elle ces momens de fureur les plus amers de tous, puisqu'ils + irritent contre ce qu'on aime; mais ce n'est pas elle qu'il faut + accuser.--Léonce alors me reprochoit amèrement de lui avoir caché + les résolutions de Delphine. + + --Si j'avois su d'avance son dessein, me répétoit-il, jamais elle ne + l'auroit accompli! Delphine, l'amie de mon coeur, n'auroit pas + résisté à mon désespoir! Il vous a fallu, je le pense, de cruels + efforts pour la décider à me causer une telle douleur! Que lui + avez-vous donc dit qui pût la persuader?--Je voulois me justifier, + mais il ne m'écoutoit pas; et, reprenant l'idée qui le dominoit, il + s'écrioit:--Vous savez quelle est la retraite que Delphine a + choisie, vous le savez, et vous vous taisez! Quel coeur avez-vous + reçu du ciel pour refuser de me le confier? C'est à elle aussi, je + vous le jure, c'est à votre amie que vous faites du mal, en me + cachant ce que je vous demande: pouvez-vous croire, disoit-il en me + serrant les mains avec une ardeur inexprimable, pouvez-vous croire + que si elle me revoyoit, elle n'en seroit pas heureuse? Je le sens, + j'en suis sûr, dans quelque lieu du monde qu'elle soit, elle + m'appelle par ses regrets; si j'arrivois, je n'étonnerois pas son + coeur, je répondrois peut-être à ses désirs secrets, à ceux qu'elle + combat, mais qu'elle éprouve! En nous précipitant l'un vers l'autre, + nos âmes seroient plus d'accord que jamais; vous nous déchirez tous + les deux: à qui faites-vous du bien par votre inflexibilité? Parlez, + au nom de l'amour qui vous rend heureuse! parlez!--Il m'eût été + bien difficile, mademoiselle, de garder le silence, si j'avois su le + secret qu'il vouloit découvrir; mais M. de Lebensei ayant assuré que + je l'ignorois, Léonce le crut enfin: à l'instant où cette conviction + l'atteignit, il retomba dans le silence, et peu d'instans après il + partit. + + Il est revenu depuis assez souvent, mais pour quelques minutes, et + sans presque m'adresser la parole: seulement ses regards, en entrant + dans ma chambre, m'interrogeoient; et si mes premières paroles + portoient sur des sujets indifférens, certain que je n'avois rien à + lui apprendre, il retomboit dans son accablement accoutumé. Hier + cependant, j'obtins un peu plus de sa confiance, et, s'y laissant + aller, il me dit avec une tristesse qui m'a déchiré le coeur:--Vous + voulez que je me console, apprenez-moi donc ce que je puis faire qui + n'aigrisse pas ma douleur; j'ai voulu partager avec madame de + Mondoville ses occupations bienfaisantes; ce matin je suis entré + dans l'église des Invalides, je les ai vus en prière; la vieillesse, + les maladies, les blessures, tous les désastres de l'humanité + étoient rassemblés sous mes yeux. Eh bien! il y avoit sur ces + visages défigurés plus de calme que mon coeur n'en goûtera jamais. + Où faut-il aller? Le spectacle du bonheur m'offense; et, quand je + soulage le malheur, je suis poursuivi par l'idée amère que parmi les + maux dont j'ai pitié, il n'en est point d'aussi cruels que les + miens. + + --Essayez, lui dis-je encore, des distractions du monde, recherchez + la société.--Ah! me répondit-il vivement avec une sorte d'orgueil + qui le ranimoit, qui pourroit-on écouter après avoir connu Delphine? + Dans la plupart des liaisons, l'esprit des hommes est à peine + compris par l'objet de leur amour, souvent aussi leur âme est seule + dans ses sentimens les plus élevés; mais l'heureux ami de Delphine + n'avoit pas une pensée qu'il ne partageât avec elle, et la voix la + plus douce et la plus tendre mêloit ses sons enchanteurs aux + conversations les plus sérieuses. Ah! madame, continua Léonce en + s'abandonnant toujours plus à son émotion, où voulez-vous que je + fuie son souvenir? Toutes les heures de ma vie me rappellent ses + soins pour mon bonheur; si je veux me livrer à l'étude, je me + souviens de ses conseils, de l'intérêt éclairé qu'elle savoit + prendre aux progrès de mon esprit; elle s'unissoit à tout, et tout + maintenant me fait sentir son absence. Oh! son accent, son regard + seulement, si je le rencontrois dans une autre femme, il me semble + que je ne serois plus complètement malheureux; mais rien, rien ne + ressemble à Delphine; je plains tous ceux que je vois, comme s'ils + devoient s'affliger d'être séparés d'elle; et moi, le plus + malheureux des hommes! je me plains aussi, car je sais ce qu'il me + faut de courage pour paroître encore ce que je suis à vos yeux, pour + ne pas succomber, pour ne pas pousser des cris de désespoir, pour ne + pas invoquer au hasard la commisération de celui qui me parle, comme + si tous les coeurs dévoient avoir pitié de mon isolement. La douleur + m'a dompté comme un misérable enfant.--A peine pus-je entendre ces + derniers mots, que les sanglots étouffèrent. En ce moment je blâmai + le sacrifice de Delphine, et Matilde ne m'inspiroit aucune pitié. + + Cependant elle est devenue plus intéressante depuis le départ de + madame d'Albémar; sa tendresse pour Léonce a donné de la douceur à + son caractère; elle ne parloit pas autrefois à M. de Lebensei, + maintenant elle consent assez souvent à le voir chez elle. Il y a + deux jours que, l'entendant nommer madame d'Albémar, elle s'est + approchée de lui, et lui a dit avec vivacité:--C'est une personne + très-généreuse, que madame d'Albémar.--Ces mots signifioient + beaucoup dans la manière habituelle de Matilde. + + Quelques paroles échappées à Léonce, me font craindre qu'il ne cède + une fois à l'impulsion donnée à la noblesse françoise, pour sortir + de France et porter les armes contre son pays; il n'est + malheureusement que trop dans le caractère de M. de Mondoville, + d'être sensible au déshonneur factice qu'on veut attacher à rester + en France. M. de Lebensei combat cette idée de toute la force de sa + raison; mais son moyen le plus puissant, c'est d'invoquer l'autorité + de Delphine. Léonce se tait à ce nom: ce qui me paroît certain pour + le moment, sans pouvoir répondre de l'avenir, c'est que M. de + Mondoville ne quittera point sa femme pendant sa grossesse; ainsi + nous avons du temps pour prévenir de nouveaux malheurs. + + Voilà, mademoiselle, tout ce que j'ai recueilli qui puisse + intéresser notre amie; c'est à vous à juger de ce qu'il faut lui + dire ou lui cacher; parlez-lui du moins de l'inaltérable attachement + que M. de Lebensei et moi lui avons consacré, et daignez agréer + aussi, mademoiselle, l'hommage de nos sentimens. + + ÉLISE DE LEBENSEI. + + +Je partage du fond de mon coeur, mon amie, l'émotion que cette lettre +vous aura causée; mais je vous en conjure, ne vous laissez pas +ébranler dans vos généreuses résolutions: puisque vous avez pu partir, +attendez que le temps ait changé la nature de vos sentimens; un jour +Léonce sera votre ami, votre meilleur ami, et l'estime même que votre +conduite lui aura inspirée consacrera son attachement pour vous. + +J'ai regretté d'abord vivement que vous eussiez pris le parti de ne +pas me rejoindre, mais à présent je l'approuve; Léonce seroit venu +certainement ici, s'il avoit su que vous y fussiez, et M. de Valorbe +n'auroit pas perdu un moment pour se rapprocher de vous, et vous +persécuter peut-être d'une manière cruelle. Dérobez-vous donc dans ce +moment aux dangereux sentimens que vos charmes ont inspirés; mais +songez que vous devez un jour vous réunir à moi, et qu'il ne vous est +pas permis de vous séparer de celle qui n'a d'autre intérêt dans ce +monde, que son attachement pour vous. + + + + +LETTRE III. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Lausanne, ce 24 décembre. + + +Que de larmes j'ai versées en lisant la lettre de madame de Lebensei! +cependant, ma chère Louise, elle m'a fait du bien, je suis plus calme +qu'avant de l'avoir reçue; j'ai été profondément touchée de cette +ressemblance, de cette harmonie de sentimens et d'expressions que la +même douleur a fait naître entre Léonce et moi. Ah! nos âmes avoient +été créées l'une pour l'autre: si nous différions quelquefois au +milieu de la société, les fortes affections de l'âme, les cruelles +peines du coeur font sur nous deux des impressions presque les mêmes. + +Enfin, il se soumet à ses devoirs; le temps adoucira ses regrets, sans +m'effacer entièrement de son souvenir; Matilde est heureuse: ces +pensées doivent être douces, une fois peut-être elles me rendront le +repos, si M. de Valorbe ne s'acharne point à me le ravir; l'inquiétude +la plus vive qui me reste, c'est que Léonce ne cède au désir de se +mêler de la guerre, si elle est déclarée; mais comme il ne quittera +sûrement pas sa femme pendant sa grossesse, ne peut-on pas espérer que +d'ici à quelques mois, il arrivera des événemens qui détourneront les +malheurs dont la France est menacée? + +Je veux m'établir dans un lieu moins habité que celui-ci, où le cruel +amour de M. de Valorbe ne puisse pas me découvrir: il faut se +résigner, les convulsions de la douleur doivent cesser, je ne serai +jamais heureuse, jamais!.... Eh bien! quand cette certitude est une +fois envisagée, pourquoi ne donneroit-elle pas du calme? + +Hier au soir, cependant, j'ai été bien foible encore; j'avois été +moi-même à la poste pour chercher votre lettre, que j'attendois déjà +le courrier précédent: on me la remit; je m'approchai, pour la lire, +d'un réverbère qui est sur la place; mon émotion fut telle, que je fus +prête à perdre connoissance; je m'appuyai contre la muraille pour me +soutenir, et quand mes forces revinrent, je vis quelques personnes qui +s'étoient arrêtées pour me regarder. Si j'étois tombée morte à leurs +pieds, qui d'entre elles en eût été troublée? qui m'auroit regrettée, +qui se seroit donné la peine d'examiner pendant quelques instans si +j'avois en effet perdu la vie? Ah! que l'intérêt des autres est +nécessaire, et que leur haine est redoutable! où les fuir, où les +retrouver? Comment supporter leur malveillance? comment renoncer à +leurs secours? Que le monde fait de mal! que la solitude est pesante! +que l'existence morale enfin est difficile à traîner jusqu'à son +terme! + +Je revins chez moi; Isore jouoit de la harpe: jusqu'à ce jour je +l'avois priée de ne pas faire de la musique devant moi; mon âme +n'étoit pas en état de la supporter; elle rappelle trop vivement tous +les souvenirs; mais votre lettre, ma soeur, me permit d'y trouver +quelques charmes; j'écoutois mon Isore, je lui donnai des leçons avec +soin, et quand elle fut couchée, je me mis à jouer moi-même; je me +livrai pendant plus de la moitié de la nuit à toutes les impressions +que la musique m'inspiroit, je m'exaltois dans mes propres pensées, je +suffisois à mon enthousiasme; cependant je m'arrêtai, comme fatiguée +de cet état dont il n'est pas permis à notre âme de jouir trop +longtemps; j'ouvris ma fenêtre, et considérant le silence de cette +ville, si animée il y avoit quelques heures, je réfléchis sur le +premier don de la nature, le sommeil; il enseigne la mort à l'homme, +et semble fait pour le familiariser doucement avec elle. Quelle +égalité règne dans l'univers pendant la nuit! les puissans sont sans +force, les foibles sans maîtres, la plupart des êtres sans douleur! +Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez +doux; dans le jour, il vous semble que les témoins, que les juges +assistent à vos plus secrètes réflexions; mais dans la solitude de la +nuit, vous vous sentez indépendant; la haine dort, et des malheureux +comme vous pourroient seuls encore vous entendre! + +Léonce, Léonce! m'écriai-je plusieurs fois en regardant le ciel, le +repos est-il descendu sur toi, ou ton coeur agité cherche-t-il aussi +quelques idées, quelques sentimens qui fassent supporter la perte de +l'espérance? l'invincible sort s'en va flétrissant toutes les +jouissances passionnées, faut-il leur survivre? Léonce! Léonce! je me +plaisois à dire son nom, à le prononcer dans les airs, pour qu'il me +revînt d'en haut, comme si le ciel l'avoit répété. + +Tout à coup j'entendis des gémissemens dans une maison vis-à-vis de la +mienne, la fenêtre en étoit ouverte, et les plaintes arrivoient +jusqu'à moi, qui, seule éveillée dans la ville, pouvois seule les +entendre. Ces accens de la douleur me touchèrent profondément; il me +sembloit que pour la première fois dans ces lieux, il existoit un être +qui ne m'étoit plus étranger, puisqu'il pouvoit avoir besoin de ma +pitié; j'élevai deux ou trois fois la voix pour offrir mes secours, on +ne me répondit pas, et les gémissemens cessèrent; je demandai le matin +qui demeuroit dans la maison d'où j'avois entendu partir des plaintes? +et j'appris qu'elle étoit habitée par une femme âgée et malade, qui +souffroit pendant la nuit, mais trouvoit assez de soulagement pendant +le jour, dans les derniers plaisirs de l'existence physique qu'elle +pouvoit encore supporter. Voilà donc, me dis-je alors, quelle est la +perspective de la destinée humaine! quand les douleurs morales +finiront, les douleurs physiques s'empareront de notre âme affoiblie! +et la mort s'annoncera d'avance par la dégradation de notre être. Oh! +la vie! la vie! que de fois, depuis que j'ai quitté Léonce, j'ai +répété cette invocation! mais on l'interroge en vain, en vain on lui +demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les +cris ni les pleurs, la raison ni le courage, puissent jamais hâter ni +retarder son cours. + +Louise, pardon de vous fatiguer ainsi de mon imagination égarée; mes +réflexions me ramènent sans cesse vers les mêmes idées; je voudrois +entendre souvent des paroles de mort, je voudrois être environnée de +solennités sombres et terribles; ce que je redoute le plus, c'est que +ma douleur ne devienne un état habituel, une existence comme toutes +les autres, un mal que je porterai dans mon sein, et que les hommes me +diront de supporter en silence.--Adieu; je croyois avoir repris des +forces, et je suis retombée; allons, à demain. + + +Berne, ce 25 décembre. + + +P. S. Je n'avois pas fermé cette lettre, lorsqu'un accident cruel a +failli rendre mon sort encore plus misérable: j'ai appris, par un de +mes gens, que M. de Valorbe venoit d'arriver à Lausanne; heureusement +il n'a pas su que j'y étois; mais il pourroit le découvrir d'un moment +à l'autre, et la frayeur que j'en ai ressentie ne m'a pas permis d'y +rester plus long-temps. Je suis partie à onze heures du soir, j'ai +voyagé toute la nuit, et je ne me suis arrêtée qu'ici; se peut-il +qu'une destinée sans espoir soit encore poursuivie par tant de +craintes! + +Je vais à Zurich, j'y serai dans deux jours; écrivez-moi directement +chez MM. de C., négocians; je leur suis recommandée sous un nom +emprunté; adieu, ma soeur; je fuis de malheurs en malheurs, sans +jamais trouver de repos. + + + + +LETTRE VI. + +M. de Valorbe à M. de Montalte. + +Lausanne, ce 25 décembre 1791. + + +Depuis long-temps je ne t'ai point écrit, Montalte. A quoi bon écrire? +J'ai besoin cependant de parler une fois encore de moi; j'ai besoin +d'en parler à quelqu'un qui m'ait connu, qui se rappelle ce que +j'étois avant mon irréparable chute. + +Tu m'as défendu, je le sais, avec générosité, avec courage; mais que +peux-tu, que pouvons-nous l'un et l'autre contre la honte que j'ai +acceptée par le plus indigne amour? Madame d'Albémar m'a perdu. Ma +réconciliation avec M. de Mondoville est une tache _que toutes les +eaux de l'Océan ne peuvent laver_. Je me suis battu trois fois avec +des officiers de mon régiment; tout a été vain. Je fuis, je quitte la +France, repoussé de mon corps, ruiné, flétri, sans espoir, sans +avenir. Les lois contre les émigrés vont m'atteindre; mes biens seront +saisis, moi-même exilé, poursuivi par des créanciers avides, n'ayant +plus de patrie, peut-être bientôt plus d'asile. Et pourquoi tant de +malheurs! parce que les larmes d'une femme m'ont attendri, parce que +ce caractère si dur, me dit-on, si personnel, si haineux, n'a pu +résister à la douleur de Delphine. Et cette douleur, elle venoit de sa +passion pour un autre! C'est mon rival que j'ai épargné, c'est mon +rival dont j'ai soigné le bonheur. Et cet heureux Léonce, et cette +Delphine, qui étoit naguère à mes pieds, marchent aujourd'hui tous +deux, insoucians de ma destinée. Sans moi, leur amour étoit connu, +sans moi, l'opinion s'élevoit contre eux; et parce que j'ai été bon, +parce que j'ai été sensible, c'est contre moi qu'elle s'élève! Justice +des hommes! c'est par des vertus que je péris. Si j'avois su être dur, +inflexible, inexorable, l'estime m'environneroit encore; et ce seroit +Léonce, ce seroit Delphine, qui gémiroient dans le malheur. + +Montalte, je ne te demande plus qu'un service. Je ne sais ce que les +nouvelles lois ordonneront sur ma fortune. Je remets entre tes mains +ce que tu pourras en sauver. Si je meurs, dispose de ces débris comme +de ton bien. Malgré l'exemple général de l'ingratitude, il m'est +encore doux d'être reconnoissant envers toi. Je veux découvrir madame +d'Albémar, on dit qu'elle a quitté la France. Je la suis, je la +cherche, je la trouverai. Si de ton côté tu en apprenois quelque +chose, hâte-toi de me le mander. + +Si j'arrive enfin jusqu'à cette Delphine que j'ai tant aimée, que +j'aime encore, elle décidera de mon sort et du sien; elle verra +l'abîme dans lequel elle m'a précipité; ma santé détruite, chacun de +mes jours marqué par de nouvelles douleurs, mes blessures me faisant +éprouver encore des souffrances aiguës, toute carrière fermée devant +moi, et mon nom déshonoré. J'apprendrai si cette femme d'une +sensibilité si vantée, si ce caractère si doux, cette bienveillance si +générale, rempliront les devoirs de la plus simple reconnoissance. + +Certes, quelle est la femme qui se croiroit permis d'hésiter, si elle +voyoit devant elle l'infortuné qui a sauvé celui dont elle tient toute +son existence, l'infortuné qui, par un sacrifice inouï, lui a immolé +jusqu'à son honneur même; l'homme qu'elle auroit réduit à fuir son +pays, à renoncer à sa fortune, à braver toute la rigueur des lois et +toutes les souffrances de l'exil; si elle le voyoit à ses genoux, lui +offrant un coeur que tant de peines n'ont pas aliéné, ne lui +reprochant rien, n'écoutant encore que l'amour qui l'a perdu, la +suppliant de céder à cet amour, de partager son sort, de colorer les +dernières heures de sa destinée; je ne sais quelle âme il faudroit +avoir pour repousser cette dernière prière. + +Madame d'Albémar la repoussera cependant, je le prévois. Des +expressions douces, de la pitié, des protestations compatissantes, +c'est là tout ce que j'obtiendrai d'elle. Et grâce à cette douceur de +manières, à cette pitié qui n'oblige à rien, lorsqu'elle aura causé ma +mort, c'est moi que l'on accusera; c'est moi dont on blâmera la +violence, dont on noircira le caractère; et tous ces hommes qui m'ont +sacrifié, qui ont disposé de moi par calcul et sans scrupule, comme +d'un accessoire dans leur vie, comme d'un être insignifiant et +subalterne, ces hommes me condamneront. + +Non, Montalte, il ne sera pas dit que ma vie aura toujours été la +misérable conquête de quiconque aura voulu s'en emparer. Il ne sera +pas dit que le sentiment irritable, mais profond, mais souvent +généreux, qui me consume, aura toujours été habilement employé et +constamment méconnu. Je la vaincrai, cette foiblesse, cette timidité +douloureuse, qui me jette à la merci même de ceux que je n'aime pas, +et qui, devant celle que j'aime, a fait taire jusqu'à mon amour. + +Je veux que Delphine soit ma femme, je le veux à tout prix. Elle s'est +servie de mon caractère, elle m'a trompé par son silence, elle m'a +subjugué par sa douleur; mais, quand il s'est agi de Léonce et de moi, +elle n'a pas même daigné me compter. Elle croit sans doute que la même +générosité, la même foiblesse, me rendront toujours impossible de +résister à ses larmes. + +Je mourrai peut-être: tout me l'annonce. La vie m'est à charge; mais +avant de mourir, je ferai revenir Delphine de l'idée qu'elle s'est +faite de son ascendant sur moi. Quand je serai ce que les hommes se +sont plu toujours à me supposer, quand je pourrai braver leurs +souffrances, fermer l'oreille à leurs prières, ils sentiront le prix +des qualités dont ils usoient avec insolence, sans les reconnoître ou +m'en savoir gré. + +Sans doute il seroit plus commode de déplorer un instant ma perte, +pour m'oublier ensuite à jamais. Delphine trouverait doux de verser +quelques larmes sur ma tombe, de se montrer bonne en me plaignant, +quand elle n'auroit plus à me craindre. Mais je ne puis me résoudre à +mourir, aussi facilement que mes amis se résigneroient à me pleurer. + +Delphine m'appartiendra. Crime ou vertu, haine ou amour, sympathie ou +cruauté, tous les moyens me sont égaux. Je tirerai parti de ses +fautes, je profiterai de ses imprudences, j'encouragerai l'opinion qui +déjà menace son nom trop souvent répété, et qui, comme toujours, +s'arme contre elle de ce qu'elle a de meilleur et de plus noble dans +le caractère. Je l'entourerai de mes ruses, je l'épouvanterai par mes +fureurs.... Dans l'état où l'on m'a réduit, quel scrupule pourroit me +rester encore? Les scrupules ne conviennent qu'aux heureux. + +Mon dessein d'ailleurs est-il si coupable? Je veux l'obtenir, mais +c'est pour lui consacrer ma vie: je veux m'emparer de son existence, +mais son empire sur moi n'a-t-il pas détruit la mienne? Si je puis +l'attendrir, le bonheur m'est encore ouvert: si elle est inflexible, +je veux la punir, je veux me venger. + +Cependant, Montalte, crois-moi, je ne suis pas encore l'homme féroce +que cette lettre semble annoncer. Oh! si je retrouve un coeur qui me +réponde, si l'estime d'un être sensible vient relever mon âme flétrie, +si quelque ombre de justice envers mon malheureux caractère, me donne +l'espérance qu'on n'en profitera pas toujours pour l'opprimer en le +calomniant; si Delphine, touchée de mon sort, s'accusant de mes maux, +consent à s'unir à moi, je puis renaître à la vie, je puis reprendre +aux sentimens doux, je puis être heureux sur cette terre. Cet ange de +paix, de grâce et de bonté, me consolera de tous les revers. + +Adieu, Montalte; pardonne-moi ce long délire et ces contradictions +sans nombre, et les mouvemens opposés qui m'agitent et qui me +déchirent. Tu m'as connu, tu sais si la nature m'avoit fait dur ou +barbare. Pourquoi les hommes m'ont-ils irrité? pourquoi n'ont-ils +jamais voulu me connoître? pourquoi n'ai-je trouvé nulle part un seul +être qui m'appréciât ce que je vaux! Ne m'as-tu pas vu capable de +dévouement, d'élévation, de tendresse et de sacrifice? Mais lorsque +dans tout le cours de sa vie on se voit puni de ce qu'on a fait de +bon, lorsqu'il est démontré que, dans chaque événement, c'est un +mouvement généreux qui a donné prise à l'injustice; qui peut répondre +de soi? quel caractère ne s'aigriroit pas? quelle morale résisteroit à +cette funeste expérience? + +Quoi qu'il arrive, garde le silence à jamais sur moi. Je ne veux pas +que les hommes s'intéressent à ma destinée; je ne veux pas me +soumettre à ces juges plus personnels, plus égoïstes, plus coupables +cent fois que celui qu'ils osent juger. Sois heureux, si tu peux +l'être, arme-toi contre la société, contre l'opinion, contre ta propre +pitié surtout. Tout ce que la nature nous donne de délicat ou de +sensible, sont des endroits foibles où les hommes se hâtent de nous +frapper. + + + + +LETTRE V. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Zurich, ce 28 décembre. + + +Je crois avoir trouvé enfin l'asile qui me convient. A six lieues de +Zurich, sur une rivière qui se jette dans le Rhin, il y a un couvent +de chanoinesses religieuses, appelé l'abbaye du Paradis, où l'on +reçoit des femmes comme pensionnaires; leur conduite est soumise à +l'inspection de l'abbesse, elles ne peuvent sortir sans son +consentement, quoiqu'elles ne fassent point de voeux. [Ces sortes de +pensionnaires s'appellent des _données_.] La manière de vivre dans ce +couvent est régulière sans être pénible; il y a moins de sévérité dans +les statuts de cette maison que dans la plupart de celles du même +genre; mais on est difficile sur le choix des personnes qui peuvent y +être admises, et c'est une retraite très-honorable pour les femmes qui +y sont reçues; je dois y aller demain matin, et je vous manderai si je +puis m'y établir. + +J'éprouve une impatience singulière de trouver enfin une demeure fixe, +une existence uniforme; chaque objet nouveau réveille en moi le même +souvenir et la même douleur. + + +Ce 29. + +Louise, l'auriez-vous prévu? L'abbesse de ce couvent, c'est madame de +Ternan, la soeur de madame de Mondoville, la tante de Léonce; elle +s'appelle Léontine, c'est d'elle qu'il tient son nom; elle lui +ressemble, quoiqu'elle ait cinquante ans: il y a eu des momens, +pendant notre longue conversation, où ces rapports de figure et de +voix m'ont frappée jusqu'au point d'en tressaillir; elle a, dans sa +manière de parler, cet accent un peu espagnol qui donne, vous le +savez, tant de grâce et de noblesse au langage de Léonce; je ne +pouvois me résoudre à m'éloigner d'elle, j'essayois mille sujets +différens, dans l'espoir d'en découvrir un qui pût animer assez madame +de Ternan, pour donner à ses mouvemens plus de jeunesse, plus de +ressemblance avec ceux de Léonce. Je n'ai point cherché à connoître le +caractère de madame de Ternan: ses gestes, ses regards m'occupoient +uniquement. Je lui ai témoigné le plus grand désir de me fixer dans sa +maison, sans que rien en elle m'ait fortement attiré, si ce n'est les +traits de son visage et les accens de sa voix, qui rappellent Léonce. + +Elle a consenti à ce que je désirois; elle m'a promis le secret sur +mon véritable nom, et m'a accueillie très-poliment, quoique avec un +mélange de hauteur qui rappeloit ce qu'on m'a dit du caractère de sa +soeur; elle m'a paru avoir de l'esprit, mais celui d'une femme qui a +été très-jolie, et dont les manières se composent de la confiance +qu'elle avoit autrefois dans sa figure, et de l'humeur qu'elle a +maintenant de l'avoir perdue. Rien en elle ne peut expliquer pourquoi +elle s'est faite religieuse, et quand elle cause, elle a l'air de +l'oublier tout-à-fait; on m'a dit cependant qu'elle était très-sévère +pour la manière de vivre des pensionnaires qu'elle admettoit chez +elle, et que toute sa communauté avoit en général un grand esprit de +rigueur. Quoi qu'il en soit, je veux m'établir dans ce couvent: que +m'importe plus ou moins d'exigence! je n'ai rien à faire qu'à me +dérober, s'il est possible, aux sentimens douloureux qui me +poursuivent. Madame de Ternan obtiendra de moi ce qu'elle voudra, elle +ne se doute pas de l'empire qu'elle a sur ma volonté; j'irois au bout +du monde pour la voir habituellement. + +J'apprendrai, en vivant avec elle, tous les mots qu'elle prononce +comme Léonce, toutes les impressions qui fortifient les traces de sa +ressemblance avec lui, et je chercherai à faire reparoître plus +souvent ces traces chéries.--O Léonce! me voilà un intérêt dans la +vie: j'aimerai cette femme, quels que soient ses défauts; je la +soignerai, pour qu'elle écrive une fois à votre mère que j'étois digne +de vous.--Je ne serai pas séparée tout-à-fait de ce que j'aime; un +rapport, quelque indirect qu'il soit, me restera encore avec lui; et +quand, dans quelques années, je pourrai lui faire connoître ma +retraite, lui raconter les jours que j'y ai passés, il sera touché des +sentimens qui m'auront tout entière occupée. + +Ma soeur, votre dernière lettre m'a profondément attendrie; ne vous +affligez pas tant de ma situation; elle vaut mieux depuis que j'ai +choisi une retraite, depuis que j'ai pu, loin de Léonce, retrouver +encore quelques liens avec lui. + + + + +LETTRE VI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Zurich, ce 31 décembre. + + +Je viens d'éprouver une émotion très-vive, ma chère Louise, et je ne +sais si je me suis bien ou mal conduite, dans une situation où des +sentimens très-opposés m'agitoient. La maison que j'habite ici est +près de celle de madame de Cerlebe, femme que tout le monde vante à +Zurich, et qui m'a paru en effet très-aimable; j'étois recommandée par +des négocians de Lausanne à son mari; je l'ai vue tous les jours, elle +m'a montré plusieurs fois l'empressement le plus aimable, et vouloit +m'emmener avec elle à la campagne, où elle demeure presque toute +l'année, avec son père et ses enfans. Hier, j'allai la remercier et +prendre congé d'elle; une impression d'inquiétude altéroit la sérénité +habituelle de son visage:--J'ai chez moi, me dit-elle, depuis quatre +jours, un François qu'un de mes amis de Lausanne m'a prié de recevoir, +et dont il me dit le plus grand bien; le pauvre homme est tombé malade +en arrivant, des suites de ses blessures, et je crois aussi que +quelque chagrin secret lui fait beaucoup de mal.--Troublée de ce +qu'elle me disoit, je lui demandai le nom de cet infortuné.--M. de +Valorbe, reprit-elle.--Sans doute mon visage exprimoit ce qui se +passoit en moi, car madame de Cerlebe me saisit la main et me dit: +--Vous êtes madame d'Albémar; je le soupçonnois déjà, j'en suis sûre à +présent; vous allez rendre la vie à M. de Valorbe, il vous nomme sans +cesse, il prétend qu'il doit vous épouser, que vous le lui avez +promis; il mourra s'il ne vous voit pas.--Je me taisois. Madame de +Cerlebe continua le récit des souffrances de M. de Valorbe, et des +preuves continuelles qu'il donnoit de sa passion pour moi; et tout en +me parlant, elle se levoit et marchoit vers la porte; comme ne doutant +pas que je ne la suivisse pour aller voir M. de Valorbe. + +Comment vous rendre compte de ce qui se passoit en moi? Si je n'avois +jamais eu aucun tort envers M. de Valorbe, si ce silence qu'il n'a +point oublié ne lui paroissoit pas une sorte de promesse, peut-être +aurois-je été le voir; mais tel est le malheur d'un premier tort, +qu'il vous force absolument à en avoir un second, pour éviter +l'embarras cruel du reproche. Je ne savois d'ailleurs comment parler à +M. de Valorbe; certainement sa situation m'inspiroit beaucoup de +pitié; mais si j'exprimois cette pitié dans des termes vagues, +n'exalterais-je pas ses espérances? et si je la restreignois par des +expressions positives, ne le blesserois-je pas profondément? Je ne +connois rien de si pénible que de voir un homme malheureux, lorsqu'on +éprouve un sentiment intérieur de contrainte, qui oblige à mesurer les +paroles qu'on lui adresse, avec un sang-froid presque semblable à la +dureté. J'éprouvois enfin une répugnance invincible pour aller dans la +chambre de M. de Valorbe; autrefois je l'aurois vaincue, cette +répugnance; mais je souffre depuis si long-temps, que j'ai peut-être +perdu quelque chose de cette bonté vive et involontaire, qui +m'entraînoit sans réflexion, et souvent même malgré mes réflexions. + +Je refusai madame de Cerlebe, elle s'en étonna et n'insista point; +mais seulement elle me demanda assez froidement la permission de me +quitter, pour aller voir dans quel état se trouvoit M. de Valorbe. Je +fus fâchée d'avoir été désapprouvée par madame de Cerlebe, car je me +sens un véritable penchant pour elle, depuis le peu de temps que je la +connois. Je descendis lentement son escalier, hésitant toujours, mais +toujours animée par le désir de m'éloigner. Quand je fus à peu de +distance de la porte, je m'arrêtai, et je vis à la fenêtre une figure +presque méconnoissable; ses regards me parurent fixés sur moi; je fis +quelques pas pour retourner, mais l'idée de Léonce me vint, je pensai +que s'il étoit là, il me retiendroit; je levai les yeux vers la +fenêtre, il me sembla que le visage de M. de Valorbe exprimoit, en me +voyant approcher, une joie tout-à-fait effrayante; un sentiment de +crainte me saisit, et je retournai chez moi sans m'arrêter. + +J'ai besoin de savoir, ma soeur, si vous me condamnerez ou si vous +m'excuserez; je me retirerai demain dans un asile où personne du moins +ne pourra plus prétendre à me voir. + + + + +LETTRE VII. + +M. de Valorbe à M. de Montalte. + +Zurich, le 1er janvier 1792. + + +Je me trompois, Montalte, lorsque je vous écrivois que madame +d'Albémar auroit au moins avec moi des formes polies et douces; elle +n'a pas même voulu s'en donner la peine. Elle a été dans la même +maison que moi sans daigner me voir; elle me savoit malade, mourant, +mourant pour elle, et quelques pas qui l'auroient amenée près de mon +lit de douleur, lui ont paru un effort trop pénible! Je l'ai vue +hésiter, revenir, et céder enfin à l'impitoyable sentiment qui lui +défendoit de me secourir. + +Je ne sais pourquoi je m'accuse quelquefois, ce sont les autres qui +ont toujours eu tort envers moi; c'est Delphine qui est barbare, il +faut qu'elle en soit punie. La nature aussi s'acharne sur ma misérable +existence; je ne peux pas marcher, je ne peux pas me soutenir, je me +sens une irritation inouïe, même contre les objets physiques qui +m'environnent; une chaise qui me heurte, un papier que je ne trouve +pas, une porte qui résiste, tout me cause une impatience douloureuse: +que de maux sur la terre sont destinés à l'homme! + +Il faut les dompter; je sortirai, je trouverai celle qui n'a pas voulu +me voir, aucun asile ne la soustraira à ma volonté; les souffrances +que j'éprouve m'agitent, au lieu de m'abattre.--Delphine, vous +regretterez l'indigne mouvement qui vous a pour jamais privée de tous +vos droits à ma pitié. + + + + +LETTRE VIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +De l'abbaye du Paradis, ce 3 janvier 1792. + + +Enfin, je suis ici; je ne sais si je dois m'applaudir d'avoir quitté +Zurich sans avoir vu M. de Valorbe; madame de Cerlebe au moins m'a +promis de lui exprimer mes regrets, de lui offrir tous les services +qui sont en ma puissance, et que je serois si empressée de lui rendre. +Madame de Cerlebe ne m'a point paru refroidie pour moi, et j'en ai +joui, car je ne la vois jamais sans que mon amitié pour elle ne +s'augmente. + +Elle connoît intimement une des religieuses du couvent où je suis, +mais elle n'aime pas madame de Ternan; elle prétend que c'est une +personne égoïste et hautaine, d'un esprit étroit et d'un coeur dur, et +qu'elle n'a eu d'autre motif pour quitter le monde, que le chagrin de +n'être plus-belle. + +--Vous ne savez pas, me disoit madame de Cerlebe, combien une vie +frivole dessèche l'âme! Madame de Ternan avoit des enfans, elle ne +s'en est pas fait aimer; elle avoit de l'esprit naturel, elle l'a si +peu cultivé, que son entretien est souvent stérile: maintenant qu'elle +est forcée de renoncer à tous les genres de conversation pour lesquels +il faut nécessairement un joli visage, elle s'est retirée dans un +couvent, afin d'exercer encore de l'empire par sa volonté, quand ses +agrémens ne captivent plus personne; un fonds de personnalité +très-ferme et très-suivi s'est montré tout à coup en elle, quand sa +beauté n'a plus attiré les hommages: elle n'est dans la réalité ni +très-sévère, ni très-religieuse; mais elle a pris de tout cela ce +qu'il faut pour avoir le droit de commander aux autres. L'amour-propre +lui a fait quitter le monde, l'amour-propre est son seul guide encore +dans la solitude; elle conserve une sorte de grâce, reste de sa +beauté, souvenir d'avoir été aimée, qui vous fera peut-être illusion +sur son véritable caractère; mais si quelque circonstance vous mettoit +jamais dans sa dépendance, vous verriez si je vous ai trompée, et vous +vous repentiriez de ne m'avoir pas crue.-- + +Ces observations, et plusieurs autres encore que madame de Cerlebe me +présentoit avec beaucoup d'esprit et de chaleur, m'auroient peut-être +fait impression, si madame de Ternan n'eût pas été la tante de Léonce; +mais quels défauts pourroient l'emporter sur ce regard, sur ce son de +voix qui me le rappellent! J'ai persisté dans mon dessein, et je suis +établie ici depuis hier. + +Pauvre M. de Valorbe! que je voudrois diminuer son malheur! +pourrois-je sans l'offenser lui offrir la moitié de ma fortune? Enfin, +ma chère Louise, que votre coeur imagine ce qui pourrait adoucir sa +situation! mais je ne puis me résoudre à le voir, les témoignages de +son amour me seroient trop pénibles, loin de Léonce. Je ne sais par +quelle bizarrerie cruelle on craint toujours d'être plus aimée par +l'homme qu'on n'aime pas, que par celui qu'on préfère; il vaut mieux +n'entendre aucune expression de tendresse, et que tout se taise, quand +Léonce ne parle pas. + + + + +LETTRE IX. + +Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan, sa soeur. + +Madrid, ce 17 janvier 1792. + + +Vous m'apprenez, ma chère soeur, que madame d'Albémar est près de +vous; mon fils ne le sait pas, gardez bien ce secret. Léonce a +toujours la tête tournée d'elle, et, dans un moment où les indignes +lois françoises vont permettre le divorce, j'éprouve une crainte +mortelle qu'il ne se déshonore, en abandonnant Matilde pour cette +Delphine, dont la séduction est, à ce qu'il paroît, véritablement +redoutable: ne pourriez-vous pas prendre assez d'empire sur son +esprit, pour l'engager à se marier avec un de ses adorateurs? je ne +pourrai jamais ramener la raison de mon fils, s'il n'a pas à se +plaindre d'elle. + +Je n'ai pas d'idée fixe sur cette femme, qui me paroît, d'après tout +ce que j'entends dire, un être tout-à-fait extraordinaire; mais je +serois désolée, quand même mon fils seroit libre, qu'il devînt son +époux. On ne peut jamais soumettre ces esprits qu'on appelle +supérieurs, aux convenances de la vie; il faut supporter qu'ils vous +donnent un jugement nouveau sur tout, et qu'ils vous développent des +principes à eux, qu'ils appellent de la raison; cette manière d'être +me paroît, à moi, souverainement absurde, particulièrement dans une +femme. Notre conduite est tracée, notre naissance nous marque notre +place, notre état nous impose nos opinions; que faire donc de cet +esprit d'examen qui perd toutes les têtes? la morale et la fierté sont +très-anciennes; la religion et la noblesse le sont aussi; je ne vois +pas bien ce qu'on veut faire des idées nouvelles, et je ne me soucie +pas du tout qu'une femme qui les aime exerce de l'empire sur mon fils. +Je vous prie donc instamment, ma soeur, puisque le hasard met madame +d'Albémar dans votre dépendance, d'employer tout votre esprit à la +séparer sans retour de Léonce. + +Comment vous trouvez-vous de votre établissement en Suisse? ne vous en +lassez-vous point? et ne penserez-vous pas à venir dans un couvent en +Espagne, pour me donner la douceur de finir mes jours auprès de vous? + + + + +LETTRE X. + +Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de Mondoville. + +De l'abbaye du Paradis, ce 30 janvier 1792. + + +Je vois bien, ma soeur, que vous n'avez jamais vu madame d'Albémar; il +se mêleroit à votre opinion, juste à quelques égards, un goût qu'il +est impossible de ne pas ressentir pour elle: la facilité de son +caractère et la grâce de son esprit sont très-séduisantes; sa figure a +une expression de sensibilité si naturelle, si aimable, que les +caractères les plus froids s'y laissent prendre; moi qui suis +assurément bien revenue de toute espèce d'illusion, j'ai de l'attrait +pour Delphine; mais soyez tranquille sur cet attrait; loin de nuire à +vos projets, il y servira. Je veux la déterminer à se faire religieuse +dans mon couvent, et je crois que j'y parviendrai; elle a beaucoup de +mélancolie dans le caractère, un profond sentiment pour votre fils, et +assez de vertu pour ne pas vouloir y céder; dans cette situation, que +peut-elle faire de mieux que d'embrasser notre état? comment +pourrois-je d'ailleurs être assurée de la garder près de moi, si elle +ne le prenoit pas? elle me quitteroit nécessairement une fois, et ce +seroit pour moi une véritable peine. + +J'avois pris assez d'humeur contre toutes les affections, depuis que +je ne peux plus en inspirer; Delphine est néanmoins parvenue à +m'intéresser; n'imaginez pas cependant que je me laisse dominer par ce +sentiment, je le ferai servir à mon bonheur; l'on ne fait pas de +fautes quand on n'a plus d'espérances, car on ne hasarde plus rien. Je +tiens beaucoup à conserver Delphine auprès de moi; et, comme je ne +puis m'en flatter qu'en la liant à notre communauté d'une manière +indissoluble, j'y ferai tout ce qu'il me sera possible: c'est seconder +vos vues; et de plus, je ne pense pas qu'on puisse m'accuser de +personnalité dans ce dessein; qu'arrivera-t-il à Delphine en restant +au milieu du monde? ce que j'ai éprouvé; ce que toutes les belles +femmes sont destinées à souffrir; elle se verra par degrés abandonnée, +elle verra l'admiration qu'elle inspire se changer en pitié, et des +sentimens commandés prendre la place des sentimens involontaires. + +Hier, je parlois sur divers sujets avec assez de tristesse, vous savez +que c'est en général à présent ma manière de sentir. Delphine +m'écoutoit avec l'intérêt le plus aimable; je lui dis je ne sais quel +mot qui apparemment la toucha, car tout à coup je la vis presque à +genoux devant moi, me conjurer de l'aimer et de la protéger dans la +vie. Le hasard avoit donné dans ce moment à sa figure une grâce +nouvelle; elle étoit penchée d'une manière qui ajoutoit encore à la +beauté de sa taille; sa robe s'étoit drapée comme un peintre l'auroit +souhaité; et ses beaux cheveux, en tombant, avoient paré son visage du +charme le plus attrayant. Vous l'avouerai-je, je me rappelai dans ce +moment, que moi aussi j'avois été belle, et cette pensée m'absorba +tout entière; je ne me sentis cependant aucun mouvement d'envie contre +Delphine, et je désirai même plus vivement encore de la retenir auprès +de moi. Elle me rend quelques-uns des plaisirs que j'ai perdus; elle +me donne des témoignages d'amitié que je n'ai reçus que quand j'étois +jeune; elle me joue des airs qui me plaisent; elle est malheureuse +quoique jeune et belle, cela console d'être vieille et triste; il faut +qu'elle reste auprès de moi. + +Pourquoi la détournerois-je de se fixer ici? pourquoi ferois-je ce +sacrifice? les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils sont +entourés d'amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes; mais +quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l'on se dévoue, +tant de gens l'exigent de vous, que par un mouvement assez naturel on +est tenté de se faire une existence d'égoïsme, puisqu'on ne vous tient +plus compte de l'oubli de vous-mêmes. Il est des qualités qu'il n'est +doux d'exercer que quand les autres, s'y opposent; et croyez-moi, ma +soeur, à cinquante ans personne ne nous aime autant que nous nous +aimons nous-mêmes. + +Vous êtes bonne de me proposer de revenir près de vous; mais nous nous +rappellerions notre jeunesse ensemble, et cela fait trop de mal; +j'aime mieux vivre ici, où personne ne m'a connue que telle que je +suis. Je m'intéresse à vous, à votre famille; je vous servirai dans +toutes les circonstances; mais je mourrai dans le couvent où je suis: +j'ai vu quelque part, dans les _Nuits d'Young_, qu'il faut que _la +vieillesse se promène silencieusement sur le bord solennel du vaste +Océan qu'elle doit bientôt traverser_; cela m'a frappée. J'étois bien +légère autrefois, à présent je n'aime que les idées sombres; je +voudrois me persuader que la vie ne vaut rien pour personne, et +qu'après moi l'amour, la beauté, la jeunesse, ont fini. + +Vous n'avez pas ces mouvemens de tristesse, ma soeur; votre passion +pour votre fils vous en a préservée; vous savez que le mien m'a +abandonnée de très-bonne heure, je n'ai pu retenir aucune affection +autour de moi, cependant j'en avois besoin; mais quand je les ai vues +s'éloigner, un sentiment de fierté très-impérieux m'a empêchée de rien +faire pour les rappeler; je me suis tracé une vie qui convient assez à +mon caractère; l'extrême sévérité que j'ai établie parmi les +religieuses chanoinesses qui me sont subordonnées, donne beaucoup de +considération à l'abbaye que je gouverne; et vous l'avez remarqué +comme moi, la considération est la seule jouissance des femmes dans +leur vieillesse. Je ne pourrais pas facilement transporter en Espagne +l'existence dont je jouis ici, il me faudroit plusieurs années pour +préparer ce que je recueille maintenant; je ne dois donc pas songer à +me réunir à vous: mais comptez toujours sur moi comme sur une soeur +dévouée à tous vos intérêts, et qui partage la plupart de vos +opinions, par goût et par sympathie. + + + + +LETTRE XI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +De l'abbaye du Paradis, ce 2 février. + + +Je ne vous ai point écrit depuis près d'un mois; j'ai voulu essayer si +la vie uniforme que je mène me donneroit enfin du calme, et si, en +m'interdisant de parler, même à vous, des sentimens que j'éprouve, je +finirois par en être moins troublée. Hélas! tous ces sacrifices ne me +réussissent point: une seule résolution pourroit plus que tant +d'efforts: si je partois... si je revoyois Léonce.... Insensée que je +suis! ah! c'est pour n'avoir plus ces pensées agitantes qu'il faudroit +s'enchaîner ici. Madame de Ternan auroit envie de me garder pour +toujours auprès d'elle; je suis sensible à ce désir; mais je ne sais +pourquoi le plaisir même qu'elle trouve à me voir, ne me persuade pas +qu'elle m'aime; je crains qu'il n'entre peu d'affection dans le besoin +qu'elle peut avoir des autres: elle discerne parfaitement les +personnes qui lui conviennent, et souhaite de les captiver; mais il +semble qu'elle emploieroit le même accent pour s'assurer d'une maison +qui lui plairoit, que pour retenir un ami. + +Elle exerce, malgré ses défauts, un grand empire sur ceux qui +l'entourent. Il y a dans ses manières une dignité qui impose, et fait +mettre beaucoup de prix à ses moindres expressions de confiance et de +familiarité. Je crois, cependant, que sa ressemblance avec Léonce est +la principale cause de son ascendant sur moi; car, pour peu qu'on +pénètre jusqu'au fond de son âme, on y trouve je ne sais quoi d'aride, +qui refroidit le coeur plus disposé à s'attacher. + +Hier, par exemple, j'avois joué sur ma harpe des airs qu'elle avoit +entendus autrefois, et ma conversation l'intéressoit: elle me dit un +mot assez mélancolique, qui m'encouragea à lui demander quels avoient +été les motifs de sa retraite dans un couvent; elle hésita quelques +momens, et d'un ton très-réservé, elle me tint d'abord les discours +convenables à son état; cependant comme je la pressai davantage, et +que j'osai lui parler de sa beauté passée:--Eh bien! me dit-elle, +puisque vous vous intéressez à moi, je vous donnerai quelques lignes +que j'avois écrites, non pour raconter ma vie, car, selon moi, +l'histoire de toutes les femmes se ressemble, mais pour me rendre +compte des motifs qui m'ont déterminée au parti que j'ai pris: cela +n'est pas achevé, parce qu'on ne finit jamais ce qu'on écrit pour soi; +mais il y en a assez pour satisfaire votre curiosité et pour vous +prouver ma confiance. + +Je vous envoie, ma soeur, ce que madame de Ternan m'a remis; il y +règne une impression de tristesse qui d'abord pourroit toucher; mais +en y réfléchissant, on trouve dans cette tristesse bien plus +d'amour-propre que de sensibilité; vous me direz l'impression que ce +singulier écrit aura produite sur vous. + + +_Raisons qui ont déterminé Léontine de Ternan à se faire religieuse._ + +J'ai été fort belle, et j'ai cinquante ans; de ces deux événemens fort +ordinaires, naissent toutes les impressions que j'ai éprouvées. Je ne +sais pas si j'ai eu moins de raison qu'une autre, ou seulement un +esprit plus observateur, plus pénétrant, et qui n'étoit pas +susceptible de se conserver à lui-même des illusions; ce que je sais, +c'est qu'en perdant ma jeunesse, je n'ai rien trouvé dans le monde qui +pût remplir ma vie, et que je me suis sentie forcée à le quitter, +parce que tous les liens qui m'y attachoient se sont relâchés comme +d'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il ne m'en soit plus resté un seul que je +pusse véritablement regretter. + +J'avois de l'esprit, j'en ai peut-être encore; mais on en peut +difficilement juger, car cet esprit se développoit singulièrement par +ma confiance dans ma figure; j'avois de l'imagination et beaucoup de +gaîté, je contois d'une manière piquante, j'avois de l'humeur avec +grâce, et, sûre de l'attrait que tout le monde, en me voyant, +ressentoit pour moi, j'éprouvois un désir animé de plaire et une douce +certitude d'y réussir; cette certitude m'inspiroit une foule d'idées +et d'expressions que je n'ai jamais pu retrouver depuis. + +J'avois épousé un homme bon et raisonnable, qui m'aimoit à la folie; +je lui fus fidèle, plus encore, je l'avouerai, par fierté que par +vertu; je voulois être soignée, suivie, adorée, et je ne voulois pas +accorder à un seul homme la préférence qui étoit l'objet de l'ambition +de tous. Je n'eus donc pas de torts envers mon mari, mais je fus peu +occupée de lui, et par degrés il prit habitude de s'intéresser +vivement aux affaires, et de se distraire des sentimens qui l'avoient +absorbé pendant quelques années. J'eus deux enfans, un fils et une +fille; je les ai rendus fort heureux dans leur enfance; j'ai soigné +leurs plaisirs, je leur ai donné tous les maîtres qui avoient le plus +de réputation, et j'ai joui de leur tendresse jusqu'à ce que l'un eût +atteint dix-huit ans et l'autre seize; c'est vers cette époque que +commence la nouvelle perspective de ma vie, celle qui, se +rembrunissant de plus en plus, s'est enfin terminée par le genre de +vie que je mène ici, et qui ressemble autant qu'il se peut à la mort. + +Ma figure se conserva assez tard; néanmoins, depuis l'âge de trente +ans, j'avois commencé à réfléchir sur le petit nombre d'années dont il +me restoit à jouir; je m'étonnai d'une impression qui m'étoit +tout-à-fait nouvelle, je craignois l'avenir au lieu de le désirer, je +ne faisois plus de projets, je retenois les jours au lieu de les +hâter. Je voulus devenir plus soigneuse pour mes amis; ils s'en +étonnèrent, et ne m'en aimèrent pas davantage; je repris mes caprices, +mon inconséquence; on n'y étoit plus préparé, et, sans que personne +autour de moi se rendît compte d'aucun changement dans la nature de +ses affections, je voyois déjà des différences dont personne que moi +ne se doutoit encore. + +Il me vint l'idée de faire des liaisons nouvelles; il me semblait +qu'elles ranimeroient mon esprit et ma vie. Mais je n'avois pas en moi +la faculté d'aimer ceux que je n'avois point connus dans les premières +années de ma jeunesse; et, quoique ma sensibilité n'eût peut-être +jamais été très-profonde, il y avoit pourtant une distance infinie +entre ces affections que je commandois, et les affections +involontaires qui avoient décidé mes premières amitiés. Je répétois ce +que j'avois dit autrefois avec une sorte d'exactitude, pour voir si je +produirois le même effet; je croyois rencontrer des caractères +différens, des situations entièrement changées, tandis que tout étoit +de même, excepté moi. J'avois perdu, non pas encore les charmes de la +jeunesse, mais cette espérance vive, indéfinie, entraînant avec elle +tous ceux qui s'unissent confusément aux nombreuses chances d'un long +avenir. + +Aucune de mes liaisons ne tenoit; rien ne s'arrangeoit de soi-même: +toutes mes relations étoient, pour ainsi dire, faites à la main, et +demandoient des soins continuels; j'en faisois trop ou trop peu pour +les autres, je n'avois plus de mesure sur rien, parce qu'il n'y avoit +point d'accord entre mes désirs et mes moyens; enfin, après sept ou +huit ans de ces vains efforts pour obtenir de la vie ce qu'elle ne +pouvoit plus me donner, je m'aperçus un jour que j'étois sensiblement +changée, et je passai tout un bal sans qu'aucun homme m'adressât des +complimens sur ma figure: on commença même à me parler avec ménagement +des femmes jeunes et belles, et à ramener devant moi la conversation +sur des sujets d'un genre plus grave; je sentis que tout étoit dit: +les autres étoient enfin arrivés à découvrir ce que je prévoyois; il +ne falloit plus lutter, et j'étois trop fière pour m'attacher à +quelques foibles succès, que des efforts soutenus pouvoient encore +faire naître. + +Je n'étois cependant alors qu'à la moitié de la carrière que la nature +nous destine; et je ne voyois plus un avenir, ni une espérance, ni un +but qui pût me concerner moi-même. Un homme à l'âge que j'avois alors +auroit pu commencer une carrière nouvelle; jusqu'à la dernière année +de la plus longue vie, un homme peut espérer une occasion de gloire, +et la gloire, c'est comme l'amour, une illusion délicieuse, un bonheur +qui ne se compose pas comme tous ceux que la simple raison nous offre, +de sacrifices et d'efforts; mais les femmes, grand Dieu! les femmes! +que leur destinée est triste! à la moitié de leur vie, il ne leur +reste plus que des jours insipides, pâlissans d'année en année; des +jours aussi monotones que la vie matérielle, aussi douloureux que +l'existence morale. + +Et vos enfans, me dira-t-on, vos enfans! La nature, prodigue envers la +jeunesse, nous a réservé les plus doux plaisirs de la maternité, pour +l'époque de la vie qui permet encore les plus heureuses jouissances de +l'amour; nous sommes le premier objet de l'affection de nos enfans, à +l'âge où nous pouvons l'être encore de l'époux, de l'amant qui nous +préfère; mais quand notre jeunesse finit, celle de nos enfans +commence, et tout l'attrait de l'existence nous les enlève au moment +même où nous aurions le plus besoin de nous reposer sur leurs +sentimens. + +J'essayai de revenir à mon mari, il étoit bien pour moi; mais quand je +voulois lui redemander ces soins, cet intérêt suivi, cet amour enfin +que je lui inspirois vingt ans plus tôt, il ne me le refusoit pas, +mais il en avoit aussi complètement perdu le souvenir que des jeux les +plus frivoles de son enfance; cependant, quel plaisir peut-on trouver +dans la société d'un homme à qui vous n'êtes pas essentiellement +nécessaire, qui pourroit vivre sans vous comme avec vous, et prend à +votre existence un intérêt plus foible que celui que vous y prenez +vous-même? + +Quand les autres ne s'occupent plus naturellement de vous, on est +assez tenté de devenir exigeante, et de reprendre par ses défauts une +sorte d'empire qu'on ne peut plus espérer de ses grâces; moins +j'inspirois d'amour, plus j'aurois voulu que mes enfans eussent, dans +leur affection pour moi, cet entraînement et ce culte qui m'avoient +rendu chers les hommages dont je m'étois vue l'objet; moins je +trouvois dans le monde d'intérêt et de plaisir, plus j'avois besoin +d'une société continuelle et douce dans mon intérieur; mais plus un +sentiment, un plaisir, un but quelconque nous devient nécessaire, plus +il est difficile de l'obtenir; la nature et la société suivent cette +maxime connue de l'Évangile: _elles donnent à ceux qui ont_; mais ceux +qui perdent, éprouvent une contagion de peines qui se succèdent +rapidement et naissent les unes des autres. + +Je voulus essayer de m'occuper, mais aucun intérêt ne m'y excitoit: +mes enfans étoient élevés, mon mari occupé des affaires, et accoutumé +à moi de telle sorte que je ne pouvois plus rien changer à nos +relations: quel motif me restoit-il donc pour une action quelconque? +tout étoit égal, et je passois des heures entières dans l'incertitude +sur les plus simples actions de la vie, parce qu'il n'y en avoit +aucune qui me fût plus commandée, plus agréable ou plus utile que +l'autre. + +Mon mari mourut; et, quoique nous ne fussions pas très-tendrement +ensemble, je sentis cependant que sa perte ôtoit à mon existence son +reste de charme et de considération; mes enfans étoient établis, l'un +en Espagne, l'autre en Hollande; il n'y avoit plus aucune relation +nécessaire entre personne et moi; quand on est jeune, les liens de +parenté importunent, et l'on ne veut s'environner que de ceux que +l'attrait réciproque rassemble autour de nous; mais, quand on est +vieille, on souhaiteroit qu'il n'y eût plus rien d'arbitraire dans la +vie, on voudroit que les sentimens et les liens qui en résultent +fussent commandés à l'avance; on ne fonde aucun espoir sur le hasard +ni sur le choix. + +Je ne pouvois plus concevoir comment il me seroit possible de filer +cette multitude de jours, qui m'étoient peut-être réservés encore, et +pour lesquels je ne prévoyois ni un intérêt, ni une variété, ni un +plaisir, rien, qu'un murmure frivole d'idées insipides, qui ne +m'endormiroit pas même doucement jusqu'au tombeau. L'amour-propre a +nécessairement beaucoup d'influence sur le bonheur des femmes; comme +elles n'ont pas d'affaires, point d'occupations forcées, elles fixent +leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire +la vie, qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les +observations journalières. J'éprouvois donc une sorte d'agitation +intérieure très-pénible, je remarquois tout, je me blessois de tout, +je ne jouissois de rien; j'avois un fond de douleur qui se faisoit +toujours sentir, ajoutoit à mes peines et retranchoit de mes plaisirs; +et, dans les meilleurs momens même, l'affadissement de la vie me +gagnoit chaque jour davantage. + +Enfin, une fois j'allai voir une religieuse de mes amies, qui +jouissoit d'un calme parfait; elle me persuada facilement d'embrasser +son état. Que perdois-je en effet? n'étois-je pas déjà sous l'empire +de la mort? Elle commence, la mort, à la première affection qui +s'éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui +disparoît! Ses signes avant-coureurs se marquent tous à l'avance sur +nos traits; l'on se voit privé par degrés des moyens d'exprimer ce que +l'on sent; l'âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce +qu'on éprouve, et les impressions de notre coeur, comme renfermées au +dedans de nous-mêmes, n'ont plus ni regards ni physionomie. pour se +faire entendre des autres; il faut alors mener une vie grave, et +porter sur un visage abattu, cette tristesse de l'âge, tribut que la +vieillesse doit à la nature qui l'opprime. + +On parle souvent de la timidité de la jeunesse; qu'il est doux, ce +sentiment! ce sont les inquiétudes de l'espérance qui le causent; mais +la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont je +puisse me faire l'idée; elle se compose de tout ce qu'on peut éprouver +de plus cruel, la souffrance qui ne se flatte plus d'inspirer +l'intérêt, et la fierté qui craint de s'exposer au ridicule. Cette +fierté, pour ainsi dire, négative, n'a d'autre objet que d'éviter +toute occasion de se montrer; on sent confusément presque de la honte +d'exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et +que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui +la dirigent et la possèdent dans toute sa force. Je désirai que la +maison religieuse où je voulois me fixer fût loin de Paris; le bruit +du monde fait mal, même dans la solitude la plus heureuse. On +m'indiqua une abbaye à quelques lieues de Zurich; j'y vins il y a +trois ans, et depuis ce temps, je dérobe du moins aux regards le +spectacle lent et cruel de la destruction de l'âge. J'ai pris une +manière de vivre qui, loin de combattre ma tristesse, la consacre, +pour ainsi dire, comme l'unique occupation de ma vie; mais c'est une +assez douce société que la tristesse, dès que l'on n'essaie plus de +s'en distraire; enfin, que puis-je dire de plus? J'avois à vivre, +voilà ce que j'ai essayé pour m'en tirer. + + + + +LETTRE XII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar, + +De l'abbaye du Paradis, ce 6 février. + + +Une crainte mortelle, ma chère Louise, est venue troubler le peu de +calme dont je jouissois; un mot échappé à madame de Ternan me fait +croire que la mère de Léonce lui a mandé que son fils se livroit +vivement au projet de prendre parti dans la guerre dont la France est +menacée; je sais bien qu'à présent il ne s'éloignera pas de Matilde; +mais il peut contracter de tels engagemens à l'avance, qu'il n'existe +plus aucun moyen de le détourner de les remplir; je ne vois auprès de +lui que M. de Lebensei qui puisse mettre un vif intérêt à combattre ce +funeste dessein, et je lui écris pour l'en conjurer. Envoyez ma lettre +à M. de Lebensei, ma soeur, sans lui faire connoître d'aucune manière +dans quel lieu je suis; cette lettre peut prévenir le malheur que je +redoute, c'est assez vous la recommander. + + + + +LETTRE XIII. + +Madame d'Albémar à M. de Lebensei. + + +Je vous conjure de nouveau, vous qui m'avez comblée des plus +touchantes preuves de votre amitié, d'employer toutes les armes que +vous donne votre manière de penser et de vous exprimer, pour empêcher +Léonce de quitter la France, et de se joindre au parti qui veut faire +la guerre avec l'armée des étrangers; vous savez, comme moi, quels +sont les scrupules d'honneur, les sentimens chevaleresques qui +pourroient entraîner Léonce dans cette funeste résolution; +combattez-les en les ménagéant. Servez-vous de mon nom, si vous croyez +qu'il puisse ajouter quelque force à ce que vous direz; cachez +pourtant à Léonce que, du fond de ma retraite, vous avez reçu une +lettre de moi; il vous demanderoit peut-être de la voir. Il voudroit y +répondre lui-même, et renouvelleroit, en m'écrivant, une lutte que je +n'ai plus la force de supporter; mais si jamais je vous ai inspiré +quelque intérêt ou quelque pitié, faites, au nom du ciel, que, dans le +séjour où j'ai enseveli ma destinée, je ne sois pas tout à coup +arrachée par de nouvelles craintes, au triste repos d'un malheur sans +espoir. + + + + +LETTRE XIV. + +M. de Lebensei à M. de Mondoville. + +Cernay, ce 18 février 1792. + + +Souffrez, mon ami, que je me hasarde à pénétrer dans vos secrets, plus +avant encore que vous ne me l'avez permis; j'ai remarqué, pendant le +peu de jours que je suis resté dans votre maison à Paris, l'effet que +l'on produisoit sur vous, en vous racontant que les nobles sortis de +France depuis quelques mois, pensent et disent qu'il est honteux pour +les personnes de leur classe de ne pas se joindre à eux, lorsqu'ils +font la guerre pour rétablir l'autorité royale et leurs droits +personnels. Vous ne m'avez point parlé de votre projet à cet égard; ma +manière de penser en politique vous en a peut-être détourné. Vous avez +même voulu contenir devant moi l'impression que vous receviez, en +apprenant quelle étoit sur ce sujet l'opinion de presque tous les +gentilshommes; mais je crains que vous ne cédiez à l'empire de cette +opinion, maintenant que vous êtes séparé de la céleste amie qui +l'auroit combattue. Avant de discuter avec vous les motifs de la +guerre qui doit, dit-on, cette année, éclater contre la France, [Le 18 +février 1792, date de cette lettre, étoit trois mois avant le +commencement de la guerre.] accordez: à l'amitié le droit de vous dire +ce qui vous concerne particulièrement. + +Ce n'est point, je le sais, votre conviction personnelle qui vous +anime dans cette cause; vous ne voulez en politique, comme dans toutes +les actions de votre vie, que suivre scrupuleusement ce que l'honneur +exige de vous, et vous prenez pour arbitre de l'honneur, l'approbation +ou le blâme des hommes. Je suis convaincu que, même dans les temps les +plus calmes, il faut savoir sacrifier l'opinion présente à l'opinion à +venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes +momentanées; mais si cela est vrai d'une manière générale, combien +cela ne l'est-il pas davantage dans les circonstances où nous nous +trouvons? Vous ne pouvez satisfaire maintenant que l'opinion d'un +parti; ce qui vous vaudra l'estime de l'un vous ôtera celle de +l'autre; et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d'en +appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles, pendant lesquelles +les hommes des bords opposés plaident contradictoirement, et +s'objectent également la morale et l'honneur. + +Ce n'est pas tout: l'opinion même du parti que vous choisiriez +pourroit changer; il y a dans la conduite privée des devoirs reconnus +et positifs; on est toujours approuvé en les accomplissant, quelles +qu'en soient les suites; mais dans les affaires publiques, le succès +est, pour ainsi dire, ce qu'étoit autrefois _le jugement de Dieu_; les +lumières manquent à la plupart des hommes, pour décider en politique, +comme elles manquoient autrefois pour prononcer en jurisprudence; et +l'on prend pour juge le succès, qui trompe sans cesse sur la vérité; +il déclare, comme autrefois, quel est celui qui a raison, par les +épreuves du fer et du feu; par ces épreuves dont le hasard ou la force +décident bien plus souvent que l'innocence et la vertu. + +Si vous acquérez de l'influence dans votre parti, et qu'il soit +vaincu, il vous accusera des démarches même qu'il vous aura demandées, +et vous ne rencontrerez que des âmes vulgaires qui se plaindront +d'avoir été entraînées par leurs chefs; les hommes médiocres se tirent +toujours d'affaire; ils livrent les hommes distingués qui les ont +guidés, aux hommes médiocres du parti contraire; les ennemis même se +rapprochent, quand ils ont l'occasion de satisfaire ensemble la plus +forte des haines, celle des esprits bornés contre les esprits +supérieurs. Mais au milieu de toutes ces luttes d'amour-propre, de +tous ces hasards de circonstance, de toutes ces préventions de parti, +quand l'un vous injurie, quand l'autre vous loue, où donc est +l'opinion? à quel signe peut-on la reconnoître? + +Me sera-t-il permis de m'offrir à vous pour exemple? si j'ai bravé +toutes les clameurs de la société où vous vivez, ce n'est point que je +sois indifférent au suffrage public; l'homme est juge de l'homme, et +malheur à celui qui n'auroit pas l'espérance que sa tombe au moins +sera honorée! Mais il falloit ou suivre les fluctuations de toutes les +erreurs de son temps et de son cercle, ou examiner la vérité en +elle-même, et traverser, pour arriver à elle, les divers nuages que la +sottise ou la méchanceté élèvent sur la route. + +Dans les questions politiques qui divisent maintenant la France, où +est la vérité, me direz-vous? Le devoir le plus sacré pour un homme +n'est-il pas de ne jamais appeler les armées étrangères dans sa +patrie? l'indépendance nationale n'est-elle pas le premier des biens, +puisque l'avilissement est le seul malheur irréparable? Vainement on +croit ramener les peuples par une force extérieure à de meilleures +institutions politiques; le ressort des âmes une fois brisé, le mal, +le bien, tout est égal; et vous trouvez dans le fond des coeurs je ne +sais quelle indifférence, je ne sais quelle corruption, qui vous fait +douter, au milieu d'une nation conquise et résignée à l'être, si vous +vivez parmi vos semblables, ou si quelques êtres abâtardis ne sont pas +venus habiter la terre que la nature avoit destinée à l'homme. + +Ce n'est pas tout encore: non-seulement l'intervention des étrangers +devroit suffire pour vous éloigner du parti qui l'admet; mais la cause +même que ce parti soutient, mérite-t-elle réellement votre appui? +C'est un grand malheur, je le sais, que d'exister dans le temps des +dissensions politiques, les actions ni les principes d'aucun parti ne +peuvent contenter un homme vertueux et raisonnable. Cependant, toutes +les fois qu'une nation s'efforce d'arriver à la liberté, je puis +blâmer profondément les moyens qu'elle prend; mais il me seroit +impossible de ne pas m'intéresser à son but. + +La liberté, vous l'avouerez avec moi, est le premier bonheur, la seule +gloire de l'ordre social; l'histoire n'est décorée que par les vertus +des peuples libres; les seuls noms qui retentissent de siècle en +siècle à toutes les âmes généreuses, ce sont les noms de ceux qui ont +aimé la liberté! nous avons en nous-mêmes une conscience pour la +liberté comme pour la morale; aucun homme n'ose avouer qu'il veut la +servitude, aucun homme n'en peut être accusé sans rougir; et les +coeurs les plus froids, si leur vie n'a point été souillée, +tressaillent encore lorsqu'ils voient en Angleterre les touchans +exemples du respect des lois pour l'homme, et des hommes pour la loi; +lorsqu'ils entendent le noble langage qu'ont prêté Corneille et +Voltaire aux ombres sublimes des Romains. + +Cette belle cause, que de tout temps le génie et les vertus ont +plaidée, est, j'en conviens, à beaucoup d'égards, mal défendue parmi +nous; mais enfin, l'espérance de la liberté ne peut naître que des +principes de la révolution; et se ranger dans le parti qui veut la +renverser, c'est courir le risque de prêter son secours à des +événemens qui étoufferoient toutes les idées que, depuis quatre +siècles, les esprits éclairés ont travaillé à recueillir. Il y a dans +le parti que vous voulez servir, des hommes qui, comme vous, ne +désirent rien que d'honorable; mais, dans les temps où les passions +politiques sont agitées, chaque faction est poussée jusqu'à l'extrême +des opinions qu'elle soutient; et tel qui commence la guerre dans le +seul but de rétablir l'ordre, entend bientôt dire autour de lui, qu'il +n'y a de repos que dans l'esclavage, de sûreté que dans le despotisme, +de morale que dans les préjugés, de religion que dans telle secte, et +se trouve entraîné, soit qu'il résiste, soit qu'il cède, fort au-delà +du but qu'il s'étoit proposé. + +Laissez donc, mon cher Léonce, se terminer sans vous ce grand débat du +monde. Il n'y a point encore de nation en France; il faut de longs +malheurs, pour former dans ce pays un esprit public, qui trace à +l'homme courageux sa route, et lui présente au moins les suffrages de +l'opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant, il +y a parmi nous si peu d'élévation dans l'âme, et de justesse dans +l'esprit, qu'on ne peut espérer d'autre sort dans la carrière +politique, que du blâme sans pitié, si l'on est malheureux, et si l'on +est puissant, de l'obéissance sans estime. + +A tous ces motifs qui, je l'espère, agiront sur votre esprit, +laissez-moi joindre encore le plus sacré de tous, votre sentiment pour +madame d'Albémar; son dernier voeu, sa dernière prière, en partant, +fut pour me conjurer de vous détourner d'une guerre que ses opinions +et ses sentimens lui faisoient également redouter; ce que je vous +demande en son nom peut-il m'être refusé? + +Je sais que vous ne répondrez point à cette lettre; vous voulez +envelopper du plus profond silence vos projets, quels qu'ils soient; +on n'aime point à discuter le secret de son caractère. Je me soumets à +votre silence, mais j'ose espérer que je produirai sur vous quelque +impression. Je me flatte aussi que vous pardonnerez à mon amitié de +vous avoir parlé avec franchise, sans y avoir été appelé par votre +confiance. + +J'ai écrit à Moulins comme vous le désiriez, pour savoir ce qu'est +devenu M. de Valorbe: on m'a répondu qu'on l'ignoroit; mais éloignez +de voire esprit l'idée qui l'a troublé. M. de Valorbe ne sait pas où +est madame d'Albémar; il est sûrement l'homme du monde à qui elle a +caché le plus soigneusement le lieu de sa retraite. + + + + +LETTRE XV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +De l'abbaye du Paradis, ce 4 mars 1792. + + +Je suis plus tranquille sur les terreurs que j'éprouvois, d'après ce +que vous me mandez, ma chère Louise. [Cette lettre, et la plupart de +celles que mademoiselle d'Albémar a écrites à madame d'Albémar, à +l'abbaye du Paradis, ont été supprimées.] M. de Lebensei vous écrit +qu'il est certain que Léonce n'a point encore formé de projet pour +l'avenir. Hélas! il croit, me dites-vous, que Léonce ne pense à la +guerre que par dégoût de la vie, _et peut-être_, ajoute-t-il, _quand +M. de Mondoville sera père, il n'éprouvera plus de tels sentimens_. +Ah! je le souhaite, je dois désirer même que la nouvelle affection +dont il va jouir le console de ma perte. + +M. de Valorbe ne cesse de me persécuter: depuis un mois que sa santé +lui permet de sortir, il m'écrit, il demande à me voir, et, si madame +de Ternan ne mettoit pas un grand intérêt à l'empêcher, je ne sais +comment j'aurois pu jusqu'à ce jour me dispenser de le recevoir. +Madame de Cerlebe, dont l'amitié m'est chère, me désole par ses +sollicitations continuelles en faveur de M. de Valorbe; chaque fois +qu'elle vient dans ce couvent, elle m'en parle: elle s'est persuadée, +je crois, que madame de Ternan veut m'engager à prendre le voile; elle +en est inquiète, et voudrait que je sortisse d'ici pour épouser M. de +Valorbe. Vous aussi, ma soeur, vous avez la bonté de craindre que +madame de Ternan ne me détermine à me faire religieuse; je n'y pense +point à présent: je vous avoue que cette idée m'a occupée quelque +temps, sans que je voulusse vous le dire; mais en observant cet état +de plus près, je me suis sentie de la répugnance à imiter madame de +Ternan, en prononçant des voeux sans y être appelée par des sentimens +de dévotion. J'ai beau répéter à madame de Cerlebe que telle est ma +résolution, elle a une si grande idée de l'ascendant que madame de +Ternan peut exercer sur moi, que rien ne la rassure. + +Je crois aussi qu'elle a su par M. de Valorbe mon attachement pour +Léonce; la sévérité de ses principes me condamne, et elle veut essayer +de m'arracher sans retour au sentiment qu'elle réprouve. Projet +insensé! elle ne l'eût point formé, si j'avois osé lui parler avec +confiance, si quelques mots lui avoient appris à connoître la +toute-puissance du lien qu'elle voudroit briser! D'ailleurs, comme +elle est très-heureuse par son père et par ses enfans, quoique son +mari lui convienne très-peu, elle se persuade que je n'ai pas besoin +d'aimer M. de Valorbe, pour trouver dans le mariage les jouissances +qu'elle considère comme les premières de toutes, celles de la +maternité: c'est, je crois, pour m'en présenter le tableau, qu'elle a +mis une grande importance à ce que j'allasse voir demain la première +communion de sa fille, dans l'église protestante voisine de sa +campagne. + +Je craignois d'abord d'y rencontrer M. de Valorbe, mais elle m'a +promis qu'il n'y seroit pas, et j'ai consenti à ce qu'elle désiroit; +cependant, avant de lui donner ma parole, j'ai été demander à madame +de Ternan la permission de m'absenter pour un jour.--Je n'aime pas +beaucoup, m'a-t-elle dit, que mes pensionnaires sortent, et il est +établi qu'elles ne passeront jamais une nuit hors du couvent; mais +comme vous pouvez facilement être revenue avant cinq heures du soir, +je ne m'y oppose pas. Je vous prie seulement de ne pas renouveler ces +visites, qui sont d'un mauvais exemple pour les autres dames, à qui je +les interdis.--Cette réponse me déplut assez; je trouvai madame de +Ternan trop exigeante, et je ne retirai point la demande que j'avois +faite. + +Vous m'écrivez, ma chère soeur, que le décret qui saisit les biens des +émigrés va être porté, et que sûrement alors, M. de Valorbe ne +persistera pas à refuser les offres que je lui ai déjà faites; ah! +combien il me soulagera, s'il les accepte! je sentirai moins +douloureusement les reproches que je me fais d'avoir été la cause de +ses peines, pour prix de la reconnoissance que je lui dois. Mon +excellente amie, votre délicatesse et votre bonté viennent sans cesse +à mon secours. + + + + +LETTRE XVI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 6 mars. + + +Je suis encore émue du spectacle dont j'ai été témoin hier; je me suis +livrée aux sentimens que j'éprouvois, sans réfléchir aux projets que +pouvoit avoir madame de Cerlebe, en me rendant témoin d'une scène si +attendrissante; seulement, quand je l'ai quittée, elle m'a dit que sa +première lettre m'apprendroit quel avoit été son dessein. + +C'est une chose touchante, que les cérémonies des protestans! Ils ne +s'aident pour vous émouvoir que de la religion du coeur; ils la +consacrent par les souvenirs imposans d'une antiquité respectable; ils +parlent à l'imagination, sans laquelle nos pensées n'acquerroient +aucune grandeur, sans laquelle nos sentimens ne s'étendroient point +au-delà de nous-mêmes; mais l'imagination qu'ils veulent captiver, +loin de lutter avec la raison, emprunte d'elle une nouvelle force. Les +terreurs absurdes, les croyances bizarres, tout ce qui rétrécit +l'esprit enfin, ne sauroit développer aucune autre faculté morale; les +erreurs en tout genre resserrent l'empire de l'imagination au lieu de +l'agrandir; il n'y a que la vérité qui n'ait point de bornes. Notre +âme n'a pas besoin de superstition, pour recevoir une impression +religieuse et profonde; le ciel et la vertu, l'amour et la mort, le +bonheur et la souffrance, en disent assez à l'homme, et nul n'épuisera +jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer. + +J'entendis, en arrivant dans l'église, les chants des enfans qui +célébroient le premier acte de fraternité, la première promesse de +vertu, que d'autres enfans comme eux alloient faire en entrant dans le +monde; ces voix si pures remplirent mon âme du sentiment le plus doux; +quelle heureuse époque de la vie, que celle qui précède tous les +remords! les années se marquent par les fautes; si l'âme restoit +innocente, le temps passeroit sur nous sans nous courber. C'étoit la +fille de madame de Cerlebe qui devoit communier pour la première fois; +vingt jeunes filles étoient admises en même temps qu'elle à cette +auguste cérémonie; elles étoient toutes couvertes d'un voile blanc, on +ne voyoit point leurs jolis visages, mais on entendoit leurs douces +larmes; elles quittoient l'enfance pour la jeunesse, elles devenoient +responsables d'elles-mêmes, tandis que, jusqu'alors, leurs parens +pouvoient encore tout pardonner et tout absoudre. Elles soulevèrent +leurs voiles en approchant de la table sainte; madame de Cerlebe alors +me montra sa jeune fille; ses yeux attachés sur elle réfléchissoient, +pour ainsi dire, la beauté de cette enfant, et l'expression de ses +regards maternels indiquoit aux étrangers les grâces et les charmes +qu'elle se plaisoit à considérer. + +Son fils, âgé de cinq ans, étoit assis à ses pieds; il regardoit sa +mère et sa soeur, étonné de leur attendrissement, n'en comprenant +point encore la cause, mais cherchant à donner à sa petite mine une +expression de sérieux, puisque tous ses amis pleuroient autour de lui. + +J'étois déjà vivement intéressée, lorsque le père de madame de Cerlebe +arriva. Il vint s'asseoir à côté d'elle, tout le monde s'étoit levé +pour le laisser passer. C'est un homme très-considéré dans son pays, +pour les services éminens qu'il a rendus; ses talens et ses vertus +sont généralement admirés. En le voyant, l'expression de sa +physionomie me frappa: c'est le premier homme d'un âge avancé qui +m'ait paru conserver dans le regard toute la vivacité, toute la +délicatesse des sentimens les plus tendres; j'aurois voulu que cet +homme me parlât, j'aurois cru sa mission divine, et je l'aurois choisi +pour mon guide. Je ne pus, pendant le temps que dura le cérémonie, +détacher mes yeux de lui; toutes les nuances de ses affections se +peignoient sur son visage, comme des rayons de lumière. Père de la +première et de la seconde génération qui l'entouroit, il protégeoit +l'une et l'autre, et des sentimens d'une nature différente, mais +sortant de la même source, repandoient l'amour et la confiance sur les +enfans comme sur leur mère. + +Enfin, quand il présenta la fille de sa fille à son Dieu, je vis la +mère se retirer par un mouvement irréfléchi, pour laisser tomber plus +directement sur son enfant la bénédiction de son père; on eût dit que, +moins sûre de ses vertus, et se confiant davantage dans l'efficacité +des prières paternelles, elle s'écartoit timidement, pour que son père +traitât lui seul avec l'Être suprême de la destinée de son enfant. Oh! +que les liens de la nature sont imposans et doux! quelle chaîne +d'affection, de siècle en siècle, unit ensemble les familles! Et moi, +malheureuse, je suis en dehors de cette chaîne; j'ai perdu mes parens, +je n'aurai point d'enfans, et tous les sentimens de mon âme sont +rassemblés sur un seul être, dont je suis séparée pour jamais! + +Louise, je ne supporte cette situation qu'en me livrant tous les jours +davantage à mes rêveries. Je n'ai plus, pour ainsi dire, qu'une +existence idéale, ce qui m'entoure n'est de rien dans ma vie: on me +parle, je réponds; mais les objets que je vois pendant le jour +laissent moins de traces dans mon souvenir, que les songes de la nuit, +qui m'offrent souvent son image. J'ai les yeux sans cesse fixés sur +les montagnes qui séparent la Suisse de la France; il vit par-delà, +mais il ne m'a point oubliée; la douceur de mes pensées me l'assure. +Quand je me promène sous les voûtes de la nuit, mes regrets ne sont +point amers, et s'il avoit cessé de m'aimer, le frissonnement de la +mort m'en auroit avertie. + +Le bien le plus précieux qui me reste encore, mon amie, c'est ma +confiance dans votre coeur; il n'y a pas une de mes peines dont je +n'adoucisse l'amertume, en la déposant dans votre sein. + + + + +LETTRE XVII. + +Madame de Cerlebe à madame d'Albémar. + +Ce 7 mars. + + +Ce n'est point sans dessein que je vous ai demandé d'assister à la +plus douce époque de ma vie; j'espérois que les sentimens qu'elle vous +inspireroit vous détourneroient des cruelles résolutions que je vous +vois prête à suivre, et je me suis promis de vous exprimer avec +sincérité toute la peine qu'elles me font éprouver. + +Vous refusez M. de Valorbe, et vous m'avez dit vous-même que vous +l'estimiez; il vous aime avec passion, vous ne m'avez point nié que +ses malheurs n'eussent été causés par son amour pour vous, et qu'avant +ses malheurs même, vous ne crussiez lui devoir beaucoup de +reconnoissance; j'examinerai avec vous, à la fin de cette lettre, +quelles sont les obligations que la délicatesse vous impose vis-àvis +de lui; mais c'est sous le rapport de votre bonheur, que je veux +d'abord considérer ce que vous devez faire. + +Un attachement, dont j'ose vous parler la première, décide de votre +vie; cet attachement est contraire à vos principes de morale, et, trop +vertueuse pour vous y livrer, vous êtes assez passionnée pour y +sacrifier, à vingt-deux ans, toute votre destinée, et renoncer à +jamais au mariage et à la maternité. Il faut, pour attaquer cette +résolution avec force, que je vous déclare d'abord que je ne crois +point au bonheur de l'amour, et que je suis fermement convaincue qu'il +n'existe dans le monde aucune autre jouissance durable, que celle +qu'on peut tirer de l'exercice de ses devoirs. Ces maximes seroient +d'une sévérité presque orgueilleuse, si je ne vous disois pas qu'il me +fallut plusieurs années pour en être convaincue, et que si je n'avois +pas eu pour père l'ange que vous vîtes hier présider à nos destinées, +j'aurois souffert bien plus long-temps, avant de m'éclairer. + +Sans entrer dans les détails de mon affection pour M. de Cerlebe, vous +savez que le bonheur de ma vie intérieure n'est fondé ni sur l'amour, +ni sur rien de ce qui peut lui ressembler; je suis heureuse par les +sentimens qui ne trompent jamais le coeur, l'amour filial et l'amour +maternel. + +Dans les premiers jours de ma jeunesse, j'ai essayé de vivre dans le +monde, pour y chercher l'oubli de quelques-unes de mes espérances +déçues; mais, je ressentois dans ce monde une agitation semblable à +celle que fait éprouver une voiture rapide, qui va plus vite que vos +regards même, et vous présente des objets que vous n'avez pas le temps +de considérer. Je ne pouvais me rendre compte de la durée des heures, +ma vie m'était dérobée, et cet état, qui semble être celui du plus +grand mouvement possible, me conduisoit cependant à la plus parfaite +apathie morale; les impressions et des idées se succédoient sans +laisser en moi aucune trace; il m'en restoit seulement une sorte de +fièvre sans passion, de trouble sans intérêt; d'inquiétude sans objet, +qui me rendoit ensuite incapable de m'occuper seule. + +C'est dans cette situation, qu'une voix qui, depuis que j'existe, a +toujours fait tressaillir mon coeur, sut me rappeler à moi-même; mon +père me conseilla de m'établir une grande partie de l'année à la +campagne, et d'élever moi-même mes enfans. Je m'ennuyai d'abord un peu +de la monotonie de mes occupations; mais, par degrés, je repris la +possession de moi-même, et je goûtai les plaisirs qui ne se sentent +que dans le silence de tous les autres, la réflexion, l'étude, et la +contemplation de la nature. Je vis que le temps divisé n'est jamais +long, et que la régularité abrège tout. + +Il n'y a pas un jour, parmi ceux qu'on passe dans le grand monde, où +l'on n'éprouve quelques peines: misérables, si on les compte une à +une; importantes, quand on considère leur influence sur l'ensemble de +la destinée. Un calme doux et pur s'empare de l'âme dans la vie +domestique, on est sûr de conserver jusqu'au soir la disposition du +réveil; on jouit continuellement de n'avoir rien à craindre, et rien à +faire pour n'avoir rien à craindre; l'existence ne repose plus sur le +succès, mais sur le devoir; on goûte mieux la société des étrangers, +parce qu'on se sent tout-à-fait hors de leur dépendance, et que les +hommes dont on n'a pas besoin ont toujours assez d'avantages, +puisqu'ils ne peuvent avoir aucun inconvénient. + +Quand je regrettais l'amour, et désirois le succès, la société, la +nature, tout me paroissoit mal combiné, parce que je n'avois deviné le +secret de rien: je me sentois hors de l'ordre, à l'extrémité du cercle +de l'existence; mais rentrée dans la morale, je suis au centre de la +vie, et loin d'être agitée par le mouvement universel, je le vois +tourner autour de moi sans qu'il puisse m'atteindre. + +J'ai pour père un ami, le premier de mes amis; mais quand je serois +seule, je pourrois trouver dans ma conscience le confident de toutes +mes pensées. J'entends au dedans de moi-même la voix qui me répond; et +cette voix acquiert chaque jour plus de force et de douceur. Le devoir +m'ouvre tous ses trésors; et j'éprouve ce repos animé, ce repos qui +n'exclut ni les idées les plus hautes, ni les affections les plus +profondes, mais qui naît seulement de l'harmonie de vous-même avec la +nature. + +Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous +inspirent tour à tour du dégoût ou du regret; vous vous reprochez +d'être oisif; vous vous fatiguez de travailler; vous êtes en présence +de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connoître, le +voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos +propres goûts que les volontés d'un maître étranger. Dans la route du +devoir, l'incertitude n'existe plus, la satiété n'est point à +redouter; car dans le sentiment de la vertu, il y a jeunesse +éternelle; quelquefois on regrette encore d'autres biens; mais le +coeur, content de lui-même, peut se rappeler sans amertume les plus +belles espérances de la vie: s'il pense au bonheur qu'il ne peut +goûter, c'est avec un sentiment dont la douceur lui tient lieu de ce +qu'il a perdu. + +Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l'éducation de ses enfans! +Ce n'est pas seulement les espérances qu'elle renferme qui vous +rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces +coeurs si jeunes fait éprouver; leur ignorance des peines de la vie +vous gagne par degrés; vous vous laissez entraîner dans leur monde, et +vous les aimez non-seulement pour ce qu'ils promettent, mais pour ce +qu'ils sont déjà; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts +rafraîchissent la pensée; et si le temps que vous avez d'avance sur +eux ne vous permet pas de partager tous leurs plaisirs, vous vous +reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur; l'âme d'un enfant +doucement soutenue, doucement conduite par l'amitié, conserve +long-temps l'empreinte divine dans toute sa pureté; ces caractères +innocens, qui s'étonnent du mal, et se confient dans la pitié, vous +attendrissent profondément, et renouvellent dans votre coeur les +sentimens bons et purs, que les hommes et la vie avoient troublés: +pouvez-vous, madame, pouvez-vous renoncer pour toujours à ces émotions +délicieuses? + +M. de Valorbe est un homme estimable, spirituel, digne de vous +entendre. Nos destinées, sous ce rapport, seront au moins pareilles. +Je l'avoue, il est un bonheur dont je jouis, et qui n'a été donné à +personne sur la terre; c'est à lui peut-être que je dois mon retour +aux résolutions que je vous conseille; il faut donc vous faire +connoître ce sentiment, dans tout ce qu'il peut avoir de doux et de +cruel. + +Vous avez entendu parler de l'esprit et des rares talens de mon père, +mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite +et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le +plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l'unique but de +ses étonnantes facultés est d'exercer la bonté, dans ses détails comme +dans son ensemble? il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente; il +a étudié le coeur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n'a +jamais trouvé dans sa supériorité qu'un motif pour s'offenser plus +tard, et pardonner plus tôt; s'il a de l'amour-propre, c'est celui des +êtres d'une autre nature que la nôtre, qui seroient d'autant plus +indulgens, qu'ils connoîtroient mieux toutes les inconséquences et +toutes les foiblesses des hommes. + +La vieillesse est rarement aimable, parce que c'est l'époque de la vie +où il n'est plus possible de cacher aucun défaut; toutes les +ressources pour faire illusion ont disparu; il ne reste que la réalité +des sentimens et des vertus; la plupart des caractères font naufrage +avant d'arriver à la fin de la vie, et l'on ne voit souvent dans les +hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme +des fantômes menaçans, des corps à demi ruinés; mais, quand une noble +vie a préparé la vieillesse, ce n'est plus la décadence qu'elle +rappelle, ce sont les premiers jours de l'immortalité. + +L'homme que le temps n'a point abattu, en a reçu des présens que lui +seul peut faire, une sagacité presque infaillible, une indulgence +inépuisable, une sensibilité désintéressée. La tendresse que vous +inspire un tel père est la plus profonde de toutes; l'affection qu'il +a pour vous est d'une nature tout-à-fait divine. Il réunit sur vous +seul tous les genres de sentimens; il vous protège, comme si vous +étiez un enfant; vous lui plaisez, comme si vous étiez toujours jeune; +il se confie à vous, comme si vous aviez atteint l'âge de maturité. + +Une incertitude presque habituelle, une réserve fière se mêlent à +l'amour que vous inspirent vos enfans. Ils s'élancent vers tant de +plaisirs qui doivent les séparer de vous; ils sont appelés à tant de +vie après votre mort, qu'une timidité délicate vous commande de ne pas +trop vous livrer, en leur présence, à vos sentimens pour eux. Vous +voulez attendre, au lieu de prévenir, et conserver envers cette +jeunesse resplendissante la dignité que l'on doit garder avec les +puissans, alors même qu'on a pour eux la plus sincère amitié! Mais il +n'en est pas ainsi de la tendresse filiale, elle peut s'exprimer sans +crainte; elle est si sûre de l'impression qu'elle produit! + +Je ne suis pas personnelle, je crois que ma vie l'a prouvé; mais si +vous saviez combien il m'est doux de me sentir environnée de l'intérêt +de mon père! de ne jamais souffrir sans qu'il s'en occupe, de ne +courir aucun danger sans me dire qu'il faut que je vive pour lui, moi +qui suis le terme de son avenir! L'on nous assure souvent qu'on nous +aime, mais peut-être est-il vrai que l'on n'est nécessaire qu'à son +père? Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos +contemporains de route; mais le charme enchanteur de la vieillesse +qu'on aime, c'est qu'elle vous dit, c'est que l'on sait, que le vide +qu'elle éprouveroit en vous perdant ne pourroit plus se combler. + +Si j'étois dangereusement malade, et que je fusse loin de mon père, je +serois accessible à quelques frayeurs; mais s'il étoit là, je lui +abandonnerois le soin de ma vie, qui l'intéresse plus que moi. Le +coeur a besoin de quelque idée merveilleuse qui le calme, et le +délivre des incertitudes et des terreurs sans nombre que l'imagination +fait naître; je trouve ce repos nécessaire dans la conviction où je +suis que mon père porte bonheur à ma destinée: quand je dors sous son +toit, je ne crains point d'être réveillée par quelques nouvelles +funestes; quand l'orage descend des montagnes et gronde sur notre +maison, je mène mes enfans, dans la chambre de mon père, et, réunis +autour de lui, nous nous croyons sûrs de vivre, ou nous ne craignons +plus la mort, qui nous frapperoit tous ensemble. + +La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres, +convient véritablement à l'autorité paternelle; c'est votre père qui, +connoissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du +ciel; c'est lui dont le pardon vous annonce celui d'un Dieu de bonté; +c'est sur lui que vos regards se reposent avant de s'élever plus haut; +c'est lui qui sera votre médiateur auprès de l'Être suprême, si, dans +les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné +votre coeur. + +Mais, que viens-je de vous dire, madame? n'allez-vous pas vous hâter +de me répondre, que je jouis d'un bonheur qui ne vous est point +accordé, et que c'est à ce bonheur seul que je dois la force de ne +plus regretter l'amour. Vous ne savez donc pas quel attendrissement +douloureux se mêle à ce que j'éprouve pour mon père? Croyez-moi, la +nature n'a pas voulu que le premier objet de nos affections nous +précédât de tant d'années dans la vie, et tout ce qu'elle n'a pas +voulu fait mal. Chaque fois que mon père, ou par ses actions, ou par +ses paroles, pénètre mon âme d'un sentiment indéfinissable de +reconnoissance et de tendresse, une pensée foudroyante s'élève et me +menace; elle change en douleur mes mouvemens les plus tendres, et ne +me permet d'autre espoir que cette incertitude de la destinée, qui +laisse errer la mort sur tous les âges. + +Non, il vaut mieux, dans la route du devoir, n'être pas assaillie par +des affections si fortes; elles vous attendrissent trop profondément, +elles vous détournent du but où vous devez arriver, elles vous +accoutument à des jouissances qui ne dépendent pas de vous, et que +l'exercice le plus pur de la morale ne peut pas vous assurer. Vous +vous sentez exposée à ces douleurs déchirantes, dont l'accomplissement +habituel des devoirs doit préserver; et si le malheur vous atteignoit, +vous ne pourriez plus répondre de vous-même. + +Pour vous, madame, vous auriez dans votre famille moins de bonheur, +mais moins de craintes; et vous rempliriez la douce intention de la +nature, en reposant votre affection tout entière sur vos enfans, sur +ces amis qui doivent nous survivre. Acceptez cet avenir, madame; +éloignez de vous les chimères qui troublent votre destinée; elle sera +bien plus malheureuse, si vous avez à vous reprocher le désespoir, +peut-être la mort d'un honnête homme. + +M. de Valorbe souffre à cause de vous toutes les infortunes de la +terre; ce n'est pas, je le sais, vous détourner de vous unir à lui, +que de vous peindre l'amertume de son sort. Ses biens vont être +séquestrés en France, et ses créanciers le poursuivent ici; je sais +que vous lui avez offert, avec une grande générosité, de disposer de +votre fortune; mais rien ne pourra l'y faire consentir si vous lui +refusez votre main; un de ces jours il sera jeté dans quelque prison, +et il mourra; car, dans l'état déplorable de sa santé, il ne pourroit +supporter une telle situation sans périr. + +Vous exercez sur lui un empire presque surnaturel; je le vois passer +de la vie à la mort, sur un mot que je lui dis, qui relève ou détruit +ses espérances; ce n'est point pour répéter le langage ordinaire aux +amans, c'est pour vous préserver d'un grand malheur que je vous +annonce que M. de Valorbe ne survivra pas à la perte de toute +espérance; et combien ne le regretterez-vous pas alors! Il ne vous +touche pas maintenant, parce que vous redoutez ses instances; mais +quand il n'existera plus, votre imagination sera pour lui, et vous +vous reprocherez son sort. Contentez-vous d'être passionnément aimée; +c'est encore un beau lot dans la vie, quand seulement on peut estimer +celui qui nous adore. + +Dans quelques années, fussiez-vous unie à l'homme que vous aimez, +votre sentiment finiroit par ressembler à ce que vous éprouveriez +maintenant pour M. de Valorbe; ne vous est-il pas possible de vous +transporter par la réflexion à cette époque? La morale nous rend +l'avenir présent, c'est une de ses plus heureuses puissances; +exercez-la pour votre bonheur, exercez-la pour sauver la vie à celui +qui l'avoit conservée à M. d'Albémar. + +Je ne répéterai point les excuses que je vous dois pour cette lettre; +je sais que mon amitié, ma considération pour vous, me l'ont inspirée; +je me confie dans l'impression que fait toujours la vérité sur un +caractère tel que le vôtre. + +HENRIETTE DE CERLEBE. + + + + +LETTRE XVIII. + +Réponse de Delphine à madame de Cerlebe. + +Ce 8 mars 1792. + + +Votre lettre, madame, m'a pénétrée d'admiration pour votre caractère, +et m'a fait sentir combien ma position étoit malheureuse; car je ne +pourrai jamais échapper au regret d'avoir été la cause des chagrins +qu'éprouve M. de Valorbe; et cependant, permettez-moi de vous le dire, +je ne me sens pas la force de m'unir à lui, et il me semble qu'aucun +devoir ne m'y condamne. + +De tous les malheurs de la vie, je n'en conçois point qu'on puisse +comparer aux peines dont une femme est menacée par une union mal +assortie; je ne sais quelle ressource la religion et la morale peuvent +offrir contre un tel sort, quand on y est enchaînée; mais le chercher +volontairement me paroît un dévouement plus insensé que généreux, et +je me sens mille fois plus disposée à m'ensevelir dans le cloître où +je vis maintenant, à désarmer par cette sombre résolution les désirs +persécuteurs de M. de Valorbe, qu'à me donner à lui, quand je porte au +fond du coeur une autre image et d'éternels regrets. + +Que pourrois-je, en effet, pour le bonheur de M. de Valorbe, lorsque +je me serois condamnée à ce mariage, sans amour, et bientôt après sans +amitié? car jamais je ne me consolerois de la grandeur du sacrifice +qu'il auroit exigé de moi, et toujours, à la place des sentimens +pénibles qu'il me feroit éprouver, je rêverois au bonheur que j'aurois +goûté, si j'eusse épousé l'objet que j'aime; comment suppléer en rien +aux affections vraies et involontaires? Ah! bien heureusement pour +nous, la vérité a mille expressions, mille charmes, tandis que +l'effort ne peut trouver que des termes monotones, une physionomie +contrainte, sur laquelle se peignent constamment les tristes signes de +la résignation du coeur. + +Mon esprit plaît à M. de Valorbe; mais a-t-il réfléchi que cet esprit +même ne peut être animé que par des sentimens naturels et confians? Je +ne suis rien, si je ne puis être moi; dès que je serai poursuivie par +une pensée qu'il faudra cacher, je ne songerai plus qu'à ce que je +dois taire; mes facultés suffiront à peine pour dissimuler mon +désespoir; m'en restera-t-il pour faire le bonheur de personne? + +Les détails de la vie domestique, source de tant de plaisirs, quand +ils se rapportent tous à l'amour; ces détails me feroient mal, un à +un, et tous les jours: il ne s'agiroit pas seulement d'un grand +sacrifice, mais de peines qui se renouvelleroient sans cesse; je +redouterois, chaque lien, quelque foible qu'il fût, après avoir +contracté le plus fort de tous; et je chercherois, avec une +continuelle inquiétude, les heures qui pourroient me rester, les +occupations qui m'isoleroient, les plus petits intérêts qui pourroient +n'appartenir qu'à moi. + +Quand le sort d'une femme est uni à celui de l'homme qu'elle aime, +chaque fois qu'il rentre chez lui, qu'elle entend son pas, qu'il ouvre +sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu'il fait concevoir +comment la nature, en, ne donnant aux femmes que l'amour, n'a pas été +cependant injuste envers elles; mais s'il faut que leur solitude ne +soit interrompue que par des sentimens pénibles, s'il faut qu'elles +aient la contrainte pour unique diversité de l'ennui, et l'effort +d'une conversation gênée pour distraction de la retraite; c'est trop, +oh! oui, c'est trop! A ce prix, qui peut vouloir de la vie? vaut-elle +donc tant de persistance? faut-il mettre tant de scrupule à conserver +tous les jours qu'elle nous a destinés? + +Ne vous offensez point pour M. de Valorbe, madame, de ce tableau trop +vrai du malheur que me feroit éprouver notre union; je sais qu'il est +digne de toute mon estime, mais vous n'avez jamais vu celui dont je me +suis séparée pour toujours; jamais ceux qui l'ont connu ne pourroient +me demander de l'oublier! Ce n'est pas du bonheur, dites-vous, que +vous m'offrez, c'est l'accomplissement d'un devoir. Ah! sans doute, la +situation de M. de Valorbe me désespère, il n'est point de preuve de +dévouement que je ne lui donnasse, avec l'empressement le plus vif, +s'il daignoit m'en accorder l'occasion; mais ce qu'il exige de moi, +c'est la perte de ma jeunesse, c'est celle de toutes les années de ma +vie, c'est peut-être même le sacrifice de la vie à venir que j'espère. + +Puis-je, en effet, répondre des mouvemens qui s'élèveront dans mon +âme, quand j'aurai long-temps souffert, quand je verrai ma destinée ne +laisser après elle, en s'écoulant, que d'amers souvenirs, pour aigrir +d'amères douleurs? Ne finirai-je point par douter de la protection de +la Providence, et mes résolutions vertueuses ne s'ébranleront-elles +pas? les sentimens doux ne tariront-ils pas dans mon coeur? C'est du +mariage que doivent dériver toutes les affections d'une femme, et si +le mariage est malheureux, quelle confusion n'en résulte-t-il pas dans +les idées, dans les devoirs, dans les qualités même! Ces qualités vous +auroient rendue plus digne de l'objet de votre choix; mais elles +peuvent dépraver le coeur qu'on a privé de toutes les jouissances: qui +peut être certain alors de sa conduite? Vous, madame, parce que vous +ne croyez plus à l'amour: mais moi, que son charme subjugue encore, +quel est l'insensé qui veut de moi, qui veut d'une âme enthousiaste, +alors qu'il ne l'a pas captivée! + +Vous me menacez de la mort de M. de Valorbe; cette crainte m'accable, +je ne puis la braver. Si vous avez raison dans vos terreurs, il faut +que je le prévienne; ensevelie dans cette retraite, me comptera-t-il +parmi les vivans? voudroit-il plus encore? seroit-il plus calme, si je +n'existois plus? je lui ferois facilement ce sacrifice; il a sauvé mon +bienfaiteur, je croirois m'immoler à ce souvenir; mais qu'il me laisse +expirer seule, et que ma fin ne soit point précédée par quelques +années d'une union douloureuse et funeste! Ah! c'est surtout pour +mourir qu'il faudroit être unie à l'objet de sa tendresse! soutenue, +consolée par lui, sans doute on regretteroit davantage la vie, et +cependant les derniers momens seroient moins cruels; ce qui est +horrible, c'est de voir se refermer sur soi le cercle des années, sans +avoir joui du bonheur. + +Une indignation amère et violente peut s'emparer de vous, en songeant +qu'elle va passer, cette vie, sans qu'on ait goûté ses véritables +biens; sans que le coeur, qui va s'éteindre, ait jamais cessé de +souffrir; quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si +l'on n'a pas connu l'amour sur la terre! Oh! que le ciel m'entende; +qu'il me désigne, s'il le veut, pour une mort prématurée; mais que je +la reçoive tandis que le même sentiment anime mon coeur, qu'un seul +souvenir fait toute ma destinée, et que je n'ai jamais rien aimé que +Léonce. + +Voilà ma réponse à M. de Valorbe, madame; confiez-la-lui, si vous le +voulez; mon coeur, sans se trahir, n'en pourroit donner une autre. + + + + +LETTRE XIX. + +Monsieur de Valorbe à M. de Montalte. + +Zurich, ce 10 mars. + + +J'ai reçu ta lettre, Montalte; dans toute autre circonstance, +peut-être m'auroit-elle fait impression, peut-être aurois-je consenti +à ménager madame d'Albémar; mais elle m'a donné le terrible droit de +la haïr; si tu savois ce qu'elle a écrit à madame de Cerlebe! quel +amour pour Léonce! quel mépris pour moi! Elle se flatte de se délivrer +ainsi de mes poursuites, elle se trompe; c'est à présent surtout +qu'elle doit me redouter. Ne me parle plus des égards qu'elle mérite; +je punirai son ingratitude, je soumettrai son orgueil. Tant d'insultes +ont soulevé mon âme, tout mon amour se change en indignation! Il faut +que madame d'Albémar tombe en ma puissance; par quelques moyens que ce +soit, il le faut. Adieu, Montalte, je serai maître d'elle, ou je +n'existerai plus. + + + + +LETTRE XX. + +Delphine à madame de Cerlebe. + +De l'abbaye du Paradis, ce 14 Mars. + + +Enfin, madame, il se présente une occasion de soulager mon coeur, en +donnant à M. de Valorbe une véritable preuve de mon intérêt. +J'apprends à l'instant, par un homme à lui, qu'il est arrêté pour +dettes à Zell, et qu'on l'a jeté dans une prison qui compromet sa vie, +en le privant des secours nécessaires à son état de santé; je pars, +afin d'offrir ma garantie à ceux qui le poursuivent, et de souscrire à +tous les arrangemens qui pourront le délivrer. + +J'ai craint de m'exposer à l'humeur de madame de Ternan, en lui +demandant la permission d'aller à Zell; c'est une personne si +exigeante et si despotique, qu'il faut esquiver son caractère, quand +on ne veut pas se brouiller avec elle: comme elle étoit un peu malade +hier, elle dort encore, et je laisse un billet qui lui apprendra, à +son réveil, que je serai absente seulement pour quelques heures. Zell +n'étant qu'à trois lieues d'ici, je suis sûre d'être revenue ce soir, +avant que le couvent soit fermé. + +Je vous avouerai qu'il m'est très-doux de trouver un moyen de montrer +un grand empressement à M. de Valorbe. J'aurois pu me contenter de +chercher quelqu'un qu'on pût envoyer à Zell; mais c'étoit perdre +nécessairement deux ou trois jours, ce retard pouvoit être funeste à +la santé de M. de Valorbe, et peut-être aussi refuseroit-il le service +que je veux lui rendre, si je ne l'en sollicitois pas moi-même. + +Je sais bien que la démarche que je fais ne seroit pas jugée +convenable, si elle étoit connue; mais ma conscience me dit que je +remplis un devoir. M. d'Albémar, s'il vivoit encore, m'approuveroit de +donner à l'homme qui l'a sauvé, ce témoignage de reconnoissance. Je ne +me consolerois pas de posséder les biens que M. d'Albémar m'a laissés, +tandis que M. de Valorbe seroit dans la détresse, et me refuseroit le +bonheur de lui être utile; je ne veux pas m'exposer à cette peine, et +j'espère qu'en présence il ne résistera point à mes prières. + +J'étois, d'ailleurs, je vous l'avoue, cruellement tourmentée de +quelques torts que je me reprochois envers M. de Valorbe; mon silence +a pu le tromper une fois; ce silence a obtenu de lui un sacrifice qui +a rendu sa vie très-malheureuse. Depuis ce temps j'ai refusé de le +voir, soit par embarras, soit par crainte d'offenser celui dont le +souvenir règne encore sur ma vie; je me reproche ces mouvemens, que la +reconnoissance et la générosité devoient m'interdire; je saisis donc +avec vivacité une circonstance importante qui me permet de tout +réparer, et je pars. Adieu, madame; vous m'avez flattée que vous +viendriez demain me voir, ne l'oubliez pas. + + + + +LETTRE XXI. + +Léonce à M. de Lebensei. + +Paris, ce 14 mars. + + +Juste ciel! me cachiez-vous ce que je viens d'apprendre? M. de Valorbe +est parti en disant qu'il alloit rejoindre madame d'Albémar, et l'on +assure qu'il est auprès d'elle. Seroit-ce là le motif de l'absence de +Delphine? Non, je ne le crois pas; mais il n'y a qu'elle au monde +maintenant qui puisse m'ôter cette horrible idée. Je veux aller à +Montpellier, parler à sa belle-soeur; savoir, oui, savoir enfin, et +personne ne pourra me le refuser, dans quels lieux elle vit, dans +quels lieux est M. de Valorbe. + +Si elle l'a vu, si elle lui a parlé, malgré les bruits qu'on a +répandus sur leur attachement mutuel, après ce que j'en ai souffert, +rien ne peut l'excuser; non, je ne puis rester un jour ici dans une +anxiété si douloureuse; qu'on ne me parle plus de mes devoirs envers +Matilde; Delphine oseroit-elle me les rappeler? a-t-elle respecté les +liens qui l'attachoient à moi?... Ce que je dis est peut-être injuste; +oui, je le crois, je suis injuste; mais j'ai beau me le répéter, je ne +saurois me calmer! elle seule, elle seule peut m'ôter la douleur qu'on +vient de jeter en mon sein. Tout ce que vous me diriez ne suffiroit +pas... Mais que me diriez-vous, cependant? Au nom du ciel! +répondez-moi... je n'attendrai point votre réponse. + + + + +LETTRE XXII. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, ce 20 mars. + + +Il faut donc, ma chère Delphine, que votre vie soit sans cesse +troublée; et c'est moi qui suis condamnée à ranimer dans votre coeur +les sentimens et les inquiétudes que la solitude avoit adoucis. C'est +en vain que je désirois vous cacher tout ce je savois de l'agitation +et du malheur de Léonce; je suis forcée de vous apprendre ce que son +désespoir lui a inspiré; il est ici, et dans quelles circonstances, +hélas! et pour quel but! + +Hier, j'étois seule, occupée de vos dernières lettres, cherchant par +quel moyen je pourrois vous aider à sortir de la cruelle perplexité où +vous jetoit l'amour de M. de Valorbe, lorsque je vis Léonce entrer +dans ma chambre et s'avancer vers moi; hélas! qu'il est changé! ses +yeux n'ont plus rien que de sombre; sa marche est lente, et comme +abattue sous le poids de ses pensées; il vint à moi, me prit la main, +et je sentis à l'instant même mes yeux remplis de larmes.--Vous me +plaignez, me dit-il; elle ne m'a pas plaint, celle qui m'a quitté; +mais ce n'est pas tout encore, s'il étoit possible, s'il étoit vrai +que M. de Valorbe... alors il n'y auroit plus sur la terre que +perfidie et confusion. Savez-vous que M. de Valorbe est parti de +France en publiant qu'il alloit rejoindre Delphine? Savez-vous qu'on +assure qu'il est près d'elle, qu'il sait le lieu de sa retraite, qu'il +l'a vue? Je ne le crois pas; j'ai perdu ma vie pour un soupçon +injuste, je les repousse tous loin de moi. Peut-être M. de Valorbe +erre-t-il autour de la demeure de Delphine, et cherche-t-il ainsi à la +compromettre dans le monde? Peut-être espère-t-il, la forcer à se +donner à lui, en renouvelant les bruits déjà si cruellement répandus +de leur attachement réciproque? Vous sentez que je ne puis vivre dans +la situation d'âme où je suis; daignez donc me répondre, mademoiselle: +que savez-vous de Delphine, de l'homme qui ose mettre son nom à côté +du sien? Parlez, de grâce, parlez. + +--Je suis certaine, lui dis-je, que Delphine abhorre l'idée d'épouser +M. de Valorbe.--Il en est donc question! s'écria-t-il avec violence: +je ne le pensois pas, vous m'en apprenez plus que je n'en voulois +croire; sait-il où elle est? l'a-t-il vue, l'a-t-il vue?--Sa fureur +étoit telle que je n'osai lui dire même qu'il étoit près de vous, +quoique vous ayez refusé de le voir. Je lui répondis que j'ignorois +entièrement ce qu'il me demandoit, et que je savois seulement qu'une +amie de M. de Valorbe, vous avoit envoyé une lettre de lui en écrivant +en sa faveur, mais que vous y aviez répondu par le refus le plus +formel.--Il peut donc lui écrire! s'écria-t-il; il a peut-être reçu +des lettres d'elle et moi, depuis trois mois, je ne sais plus qu'elle +existe que par le désespoir qu'elle me cause: non, il faut un +événement pour tout changer; mon âme ne sera plus alors fatiguée par +les mêmes souffrances. + +Cependant, ajouta-t-il, ma femme doit accoucher dans deux mois; il y a +quelque chose de barbare à l'abandonner dans cette situation: +n'importe, je le ferai, je compterai pour rien mes devoirs; c'est à +ceux à qui le ciel a donné quelques jouissances qu'il peut demander +compte de leurs actions! moi, je n'ai droit qu'à la pitié, je +n'éprouve que de la douleur, qu'on me laisse la fuir! j'irai... je ne +m'arrêterai pas que je n'aie rencontré Delphine, et si je trouve M. de +Valorbe auprès d'elle, s'il a senti le bonheur de la voir quand je +frappois ma tête contre terre, désespéré de son absence.... M. de +Valorbe ou moi, nous serons victimes de l'amour funeste qu'elle a su +nous inspirer. + +L'émotion de Léonce étoit si profonde, sa résolution si ferme, que je +n'aurois pas eu l'espoir de l'ébranler, s'il ne m'étoit pas venu +l'idée de lui proposer de vous écrire, et de vous demander de +m'adresser ici pour lui une réponse formelle sur vos rapports avec M. +de Valorbe. Cette offre le frappa tout à coup, et l'acceptant avec la +vivacité qui lui est naturelle, il me dit, en me serrant les +mains:--Eh bien! si je reçois, si je possède ces lignes que Delphine +écrira pour moi, je retournerai vers Maltide, je me remettrai sous le +joug de ma destinée; oui, je vous le promets. Ah! sans doute, +ajouta-t-il, je sais que je ne suis pas libre, et j'exige cependant +que Delphine refuse un lien qui, peut-être.... Il ne put achever ce +qu'il avoit intention de dire.--N'importe, s'écria-t-il, si un homme +étoit l'époux de Delphine, je ne lui laisserois pas la vie; peut-elle +se marier, quand un vengeur est tout prêt? et si c'étoit moi qui dusse +périr, a-t-elle donc tout-à-fait oublié son amour, ne frémiroit-elle +donc pas pour moi?--Je le rassurai de mille manières sur le premier +objet de ses craintes, et j'obtins de lui qu'il attendroit ici votre +réponse. + +Hâtez-vous donc de me l'envoyer, ne perdez pas un jour, il les +comptera tous avec une douloureuse anxiété; j'ai cru entrevoir, par +quelques mots-qu'il m'a dits, que Matilde, pour la première fois, se +plaignant sans réserve, avoit été profondément affligée de son +absence, et qu'il craignoit d'exposer sa vie, s'il restoit loin d'elle +au moment de ses couches. Calmez donc Léonce dans votre lettre, ma +chère Delphine, autant qu'il vous sera possible; et refusez-vous +absolument à voir M. de Valorbe. C'est moi qui ai à me reprocher de +vous avoir trop souvent pressée de le traiter avec bonté, par +considération pour la mémoire de mon frère; mais je vois clairement, +que s'il revenoit à Léonce le moindre mot qui pût lui faire croire +qu'on a seulement parlé de nouveau de vous et de M. de Valorbe, il +seroit impossible de prévoir ce qu'il éprouveroit et ce qu'il feroit. +Je chercherai quelques détours pour rendre service à M. de Valorbe, +vous m'y aiderez, nous y parviendrons; mais Léonce est tellement +irrité, au nom seul de M. de Valorbe, que si des calomnies, quelque +absurdes qu'elles fussent, lui revenoient encore à ce sujet, son +sentiment pour vous s'aigriroit, et sa colère contre M. de Valorbe ne +connoîtroit plus de bornes. + +J'espère vous avoir détournée pour toujours de l'idée insensée de vous +lier où vous êtes par des voeux religieux. Il me semble, au contraire, +que si M. de Valorbe ne vouloit pas s'éloigner des environs de votre +demeure, vous feriez bien de quitter la Suisse, et de venir vous +établir près de moi, lorsque Léonce sera retourné à Paris. Vous savez +quel bonheur j'éprouverois, en étant pour toujours réunie avec vous! + + + + +LETTRE XXIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 28 mars. + + +Remettez ce billet à Léonce, ma soeur; vous ne savez pas dans quel +abîme de douleur je suis tombée! qu'il l'ignore surtout, et vous-même +aussi.... Adieu, ne pensez plus à moi. Un événement cruel, inouï, fixe +mon sort, et me rend désormais toute consolation inutile; adieu. + +Delphine à Léonce. + +Je jure à Léonce de ne jamais revoir M. de Valorbe; je lui proteste, +pour la dernière fois, qu'il doit être content de mon malheureux +coeur; maintenant, qu'il ne s'informe plus de ma destinée, et qu'il +retourne auprès de Matilde. + + + + +LETTRE XXIV. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine, + +Montpellier, ce 6 avril. + + +Ma chère amie, il est parti plus calme, je ne lui ai point fait +partager mes cruelles inquiétudes; que signifie ce que vous m'écrivez? +d'où vient votre profonde douleur? que vous est-il arrivé? je ne puis +rien deviner, mais vos paroles mystérieuses me glacent d'effroi. + +Dans quelque situation que vous soyez, vous avez besoin que je vous +parle de Léonce. Je reviens aux derniers momens que j'ai passés avec +lui. Je l'avois prévenu du jour où je pouvois recevoir votre lettre; +le matin de ce jour, je savois que, depuis cinq heures, il s'étoit +promené sur la route par laquelle le courrier devoit venir, sans +pouvoir rester en repos une seconde; marchant à pas précipités, +revenant après avoir avancé, tournant la tête à chaque pas, et dans un +état d'agitation si remarquable, que plusieurs personnes s'étoient +arrêtées dans le chemin, frappées de l'égarement et du trouble +extraordinaire qu'exprimoit son visage; enfin, à dix heures du matin +il entra chez moi, pâle et tremblant, et me dit, en se jetant sur une +chaise près de la fenêtre, que le courrier étoit arrivé, et que je +pouvois envoyer mon domestique chercher mes lettres. J'en donnai +l'ordre, et je revins près de lui. + +Il se passa près d'une heure dans l'attente; je parlai plusieurs fois +à Léonce, il ne me répondit point; mais je vis qu'il tâchoit de +prendre beaucoup sur lui, et qu'il rassembloit toutes ses forces pour +ne point se livrer à son émotion. La violence qu'il se faisoit +l'agitoit cruellement; je ne sais à quels signes j'apercevois ce qu'il +éprouvoit au fond de son coeur, mais à la fin de cette heure, passée +dans le silence, j'étois abîmée de douleur, comme après la scène la +plus violente, dont l'intérêt et l'émotion auroient toujours été en +croissant. Il distingua le premier le bruit de la porte de ma maison +qui s'ouvrit, et me dit d'une voix à peine intelligible:--Voilà votre +domestique qui revient.--Je me levai pour aller au-devant de lui; +Léonce ne me suivoit pas, il cachoit sa tête dans ses mains; il m'a +dit depuis, que, dans cet instant, il auroit souhaité qu'il n'y eût +point de lettre; il désiroit l'incertitude autant qu'il l'avoit +jusqu'alors redoutée. + +Lorsque je reconnus votre écriture, je déchirai promptement +l'enveloppe, pour que Léonce n'en vît pas le timbre; il croit que vous +êtes en Suisse, mais il n'a pas la moindre idée du lieu même où vous +demeurez. Je lus d'abord ce qui étoit pour Léonce, et, dans mon +impatience de le lui porter, je ne vis point ce que vous m'écriviez; +je rentrai, tenant à la main votre lettre, et je m'écriai:--Lisez, +vous serez content.--Je serai content, s'écria-t-il: ah Dieu!--Et loin +de saisir ce que je lui offrois, il répandoit des pleurs, et répétant +toujours: _Je serai content_, avec une voix, avec un accent que je ne +pourrai jamais oublier. Enfin, il prit votre lettre; et, après l'avoir +lue plusieurs fois, il me regarda d'un air plein de douceur, me serra +la main et sortit; il revint deux heures après, et m'annonça qu'il +alloit retourner auprès de Matilde; il ne me demanda rien, ne me fit +plus aucune question; seulement il me dit:--Soignez son bonheur, vous +à qui le sort permet de vivre pour elle.-- + +Quand il fut parti, je me croyois soulagée; et c'est alors que j'ai lu +les lignes pleines de trouble et de douleur que vous m'adressiez: je +ne savois que devenir, je voulois vous rejoindre, le misérable état de +ma santé m'en ôte la force. Se peut-il que vous m'ayez laissée dans un +doute si cruel? ne recevrai-je aucune lettre de vous, avant que vous +répondiez à celle-ci? + + + + +LETTRE XXV. + +Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. + +Zurich, ce 12 avril. + + +Madame d'Albémar, mademoiselle, n'est pas en état de vous écrire; elle +me condamne à la douloureuse tâche de vous apprendre sa situation: +elle est horrible, elle est sans espoir, et mon amitié n'a pas su +prévenir un malheur, que la générosité de madame d'Albémar devoit +peut-être me faire craindre. Elle m'a raconté la scène la plus funeste +par ses irréparables suites, et le coupable M. de Valorbe, dans une +lettre pleine de délire, de regrets et d'amour, m'a confirmé tout ce +que Delphine m'avoit appris. Il m'est imposé de vous en instruire, +mademoiselle; votre amie veut que vous connoissiez les motifs du parti +désespéré qu'elle a pris: ah! qui me donnera le moyen d'en adoucir +pour vous l'amertume! + +M. de Valorbe avoit été mis en prison pour dettes à Zell, ville +d'Allemagne, occupée maintenant par les Autrichiens; son valet de +chambre de confiance informa madame d'Albémar de sa situation. Il +n'est que trop certain que M. de Valorbe avoit commandé lui-même cette +démarche, et que, connoissant la bonté de Delphine, et l'imprévoyante +vivacité de ses mouvemens généreux, il avoit calculé le parti qu'il +pouvoit tirer d'un imprudent témoignage d'inquiétude et de pitié. + +Madame d'Albémar m'écrivit en partant pour Zell; j'éprouvai, lorsque +je reçus sa lettre, une vive inquiétude; je condamnai sa résolution, +je redoutai le blâme qu'elle pouvoit attirer sur elle, et, comme vous +allez le savoir, cette crainte que je ressentois, vague alors, devint +bientôt la plus cruelle des anxiétés. + +Delphine partit à six heures du matin, sans avoir vu madame de Ternan; +elle arriva à Zell à dix heures, accompagnée seulement d'un cocher et +d'un domestique suisse, qui ne la connoissoient pas. Madame de Ternan +avoit exigé, en prenant madame d'Albémar en pension dans son couvent, +qu'elle renvoyât son valet de chambre à Zurich, et Delphine ne quitte +jamais Isore sans laisser auprès d'elle sa femme de chambre, pour la +soigner. Arrivée à Zell, madame d'Albémar s'aperçut qu'elle n'avoit +point de passe-port: on lui demanda son nom à la porte; elle en donna +un au hasard, se promettant de repartir dans peu d'heures, avant que +l'officier autrichien qui commandoit la place eût le temps de +s'informer d'elle. + +Elle descendit chez le négociant que l'homme de M. de Valorbe lui +avoit indiqué, comme sachant seul tout ce qui avoit rapport à ses +affaires; le négociant dit à Delphine que, par commisération pour +l'état de santé de M. de Valorbe, on avoit, la veille, obtenu de ses +créanciers sa sortie de prison, à condition qu'il seroit gardé chez +lui. Madame d'Albémar voulut s'informer de ce que devoit M. de +Valorbe, pour offrir son cautionnement, et repartir sans le voir. Le +négociant lui dit que M. de Valorbe lui avoit expressément défendu de +rien accepter de personne, et en particulier d'une femme qui devoit +être elle, d'après le portrait qu'il lui en avoit fait. Alors madame +d'Albémar pria le négociant de la conduire chez M. de Valorbe; il la +mena jusqu'à la porte; mais quand elle y fut arrivée, il la quitta +brusquement, en indiquant assez légèrement qu'elle arrangeroit mieux +ses affaires sans lui. Madame d'Albémar m'a dit que se trouvant seule +dans ce moment au bas de l'escalier de M. de Valorbe, elle éprouva un +effroi dont elle ne put s'expliquer la cause; elle vouloit retourner +sur ses pas, mais elle ne savoit quelle route suivre, dans une ville +inconnue, et dont elle ignoroit la langue. + +Comme elle délibéroit sur ce qu'elle devoit faire, elle aperçut M. de +Valorbe qui descendoit quelques marches pour venir à elle: son +changement, qui étoit très-remarquable, écarta d'elle toute autre idée +que celle de la pitié, et elle monta vers lui sans hésiter; il lui +prit la main, et la conduisit dans sa chambre: la main qu'il lui donna +trembloit tellement, m'a-t-elle dit, qu'elle se sentit embarrassée et +touchée de l'émotion qu'il éprouvoit; elle se hâta de lui parler de +l'objet de son voyage; il l'écoutoit à peine, et paroissoit occupé +d'un grand débat avec lui-même. + +Delphine lui répéta deux fois la prière d'accepter le service qu'elle +venoit lui offrir; et comme il ne lui répondoit rien, elle crut qu'il +lui en coûtoit de prononcer positivement son consentement à ce qu'elle +demandoit, et posant sur son bureau le papier sur lequel elle avoit +signé la garantie de ses dettes, elle voulut se lever et partir: à ce +double mouvement, M. de Valorbe sortit de son silence par une +exclamation de fureur, et, saisissant Delphine par la main, il lui +demanda, avec amertume, si elle le méprisoit assez pour croire qu'il +recevroit jamais aucun service d'elle. + +--Je suis banni de mon pays, s'écria-t-il, ruiné, déshonoré; des +douleurs continuelles mettent mon sang dans la fermentation la plus +violente. Je souffre tous ces maux à cause de vous, de l'amour +insensé que j'ai pour vous, et vous vous flattez de les réparer +avec votre fortune! et vous imaginez que je vous laisserai le +plaisir de vous croire dégagée de la reconnoissance, de la pitié, +de tous les sentimens que vous me devez! Non, il faut qu'il existe +du moins un lien, un douloureux lien entre nous, vos remords. Je ne +vous laisserai pas vous en délivrer, je troublerai de quelque +manière votre heureuse vie.--Heureuse! s'écria Delphine; M. de +Valorbe, songez dans quel lieu je vis, songez à ce que j'ai quitté, +et répétez-moi, si vous le pouvez encore, que je suis heureuse!--La +voix brisée de Delphine attendrit un moment M. de Valorbe, et se +jetant à ses pieds, il lui dit:--Eh bien! ange de douceur et de +beauté, s'il est vrai que tu souffres, s'il est vrai que les peines +de la vie ont aussi pesé sur toi, pourquoi refuserois-tu d'unir ta +destinée à la mienne? Ah! je voudrois exister encore, le temps +n'est point épuisé pour moi, il me reste des forces, je pourrois +honorer encore mon nom, il y a des momens où j'ai horreur de ma +fin; Delphine, consentez à m'épouser, et vous me sauverez.--N'avez-vous +pas lu, répondit madame d'Albémar, ma lettre à madame de +Cerlebe?--Oui, je l'ai lue, s'écria M. de Valorbe en se relevant +avec colère; vous faites bien de me la rappeler, c'est en punition +de cette lettre que vous êtes ici, c'est pour l'expier que je vous +ai fait tomber en ma puissance, vous n'en sortirez plus. + +--Représentez-vous l'effroi de Delphine, à ces mots dont elle ne +pouvoit encore comprendre le sens; elle s'élance précipitamment vers +la porte; M. de Valorbe se saisit de la clef, la tourne deux fois, en +mordant ses lèvres avec une expression de rage, et dans le même +instant il va vers la fenêtre, l'ouvre, et jette cette clef dans le +jardin qui environnoit la maison. Delphine poussa des cris perçans, et +perdant la tête de douleur, elle appeloit à son secours de toutes les +forces qui lui restoient. + +--Vous essayez en vain, lui dit M. de Valorbe en s'approchant d'elle +avec toutes les fureurs de la haine et de l'amour, vous essayez en +vain de me faire passer pour un assassin; tout est prévu, personne ne +vous répondra; il n'y a dans la maison qu'un homme fidèle, qui, me +voyant souffrir chaque jour tous les maux de l'enfer à cause de vous, +ne sera pas sensible à vos douleurs; il a été témoin des miennes! Vous +souffrez à présent, je le vois, mais il ne me reste plus de pitié pour +personne: pourquoi serois-je le plus infortuné des hommes? pourquoi +Léonce, l'orgueilleux, le superbe Léonce, jouiroit-il de tous les +biens de la vie, de votre coeur, de vos regrets? tandis que moi je +suis seul, seul en présence de la mort, que je hais d'autant plus, que +je me sens poussé vers elle. Delphine, je n'étois pas né méchant, je +suis devenu féroce; savez-vous combien les hommes aigrissent la +douleur? ils m'ont abandonné, trahi, pas un coeur ne s'est ouvert à +moi; les livres m'avoient appris qu'au milieu des ingrats, des +perfides, l'infortuné trouvoit du moins un ami obscur qui venoit au +secours de son coeur; eh bien! cet unique ami, je ne l'ai pas même +rencontré! tous se sont réunis pour me faire du mal; je rendrai ce mal +à quelqu'un. Pauvre créature! dit-il alors en regardant Delphine avec +pitié, c'est injuste de te persécuter, car tu es bonne; mais je t'aime +avec idolâtrie, tu es là devant moi, toi qui es le bonheur, l'oubli de +toutes les peines, la magie de la destinée; et la mort est ici, dit-il +en montrant ses pistolets armés sur la table. Il faut donc que tu sois +à moi, il le faut. + +--M. de Valorbe, reprit Delphine avec plus de calme, et retrouvant +dans le désespoir même le courage et la dignité; quand je vous +estimois, j'ai refusé de m'unir à vous; quel espoir pouvez-vous former +maintenant?--Vous me méprisez donc? s'écria-t-il avec un sourire amer; +votre situation ne sera pas dans le monde bien différente de la +mienne: vous n'avez pas réfléchi que votre réputation ne se relèvera +pas de votre imprudente démarche; vous êtes ici seule, chez un jeune +homme; vous y passez tout le jour; on vous attend à votre couvent, et +vous n'y retournerez pas; tout le monde saura que nous sommes restés +enfermés ensemble, que c'est vous qui êtes venue me chercher; en voilà +plus qu'il n'en faut pour vous perdre dans l'opinion, si vous ne +m'épousez pas: et si c'en est assez aux yeux de tous, que n'est-ce pas +pour votre amant, pour Léonce, le plus irritable, le plus ombrageux, +le plus susceptible des hommes!--A ces mots, Delphine se renversa sur +sa chaise en s'écriant:--Malheureuse que je suis!--avec un accent si +déchirant, que M. de Valorbe en frémit; et, pendant quelques instans, +il assure qu'il eut horreur de lui-même; mais il s'étoit juré d'avance +de résister à l'attendrissement qu'il pourroit éprouver; il mettoit de +l'orgueil à lutter contre ses bons mouvemens. + +Delphine tout à coup s'avança vers lui, et lui dit:--Si je suis ici, +c'est pour en avoir cru mon désir de vous rendre service; je n'ai +point réfléchi sur les dangers que je pouvois courir, il ne m'est pas +venu dans la pensée qu'ils fussent possibles. Si vous me perdez, c'est +l'amitié que j'avois pour vous que vous, punissez; si vous me perdez, +c'est ma confiance en vous dont vous démontrez la folie: arrêtez-vous +au moment d'être coupable! me voici devant vous, sans appui, sans +défenseur; je n'ai d'espoir qu'en faisant naître la pitié dans votre +coeur, et jamais je n'en eus moins les moyens: je me sens glacée de +terreur, l'étonnement que j'éprouve surpasse mon indignation; je ne +puis me persuader ce que j'entends, je ne puis imaginer que ce soit +vous, bien vous qui me parlez; vous me découvrez des abîmes du coeur +humain qui passoient ma croyance, et vous me consolez presque de la +mort à laquelle vous me condamnez, en m'apprenant qu'il existoit sur +la terre tant de dépravation et de barbarie!--Ah! s'écria M. de +Valorbe, il fut un temps où je vous aurois tout sacrifié, même le +bonheur auquel j'aspire! Mais vous ne savez pas quel sentiment +intérieur me dévore; tout me dit que je dois me tuer, le ciel et les +hommes me le demandent, et tout me dit aussi que si vous m'aimiez, je +vivrois. Mon amour pour vous affoiblit mon âme; mais toute sa fureur +lui revient, quand vous me repoussez dans le tombeau, vous qui seule +pouvez m'en sauver. Dites-moi, pourquoi voulez-vous qu'à trente ans je +cesse de vivre? Cette arme que vous voyez là, savez-vous qu'il est +affreux de la placer sur son coeur pour en chasser votre image? le +sang, le froid, les convulsions de l'agonie, toutes les horreurs de la +nature désorganisée s'offrent à moi, et vous m'y condamnez sans pitié! +Je le sais bien, je n'intéresse personne; Léonce, vous, qui sais-je +encore? tout le monde désire que je n'existe plus, que je fasse place +à tous les heureux que j'importune; mais pourquoi n'entraînerois-je +personne dans ma ruine? + +Vous a-t-on parlé de la fureur des mourans? elle porte un caractère +terrible; prêts à s'enfoncer dans l'abîme, ils saisissent tout ce +qu'ils peuvent atteindre; ils veulent faire tomber avec eux ceux même +qui ne peuvent les secourir; ils font, avant de périr, un dernier +effort vers la vie, plein d'acharnement et de rage. Voilà ce que +j'éprouve! voilà ce qui me justifie! je ne sens plus le remords; je +n'ai qu'un désir furieux d'exister encore, et néanmoins un sentiment +secret que je n'y parviendrai pas, que tout ce que je fais ne sera +pour moi que des douleurs de plus; n'importe, vous serez ma femme, ou +vous souffrirez mille fois plus encore par les soupçons, et le mépris +persécuteur de la vie! Je l'ai éprouvé, le mépris; je l'ai subi pour +vous, il m'a rendu implacable, insensible à vos pleurs; jugez quel mal +il doit faire! + +--Le jour avançoit pendant que M. de Valorbe parloit ainsi, l'heure se +faisoit entendre, et Delphine sentoit que le moment de retourner à son +couvent alloit passer; elle connoissoit madame de Ternan; elle savoit +que si elle restoit une nuit hors du couvent sans l'en avoir prévenue, +elle se brouilleroit avec elle: et quel éclat, pensoit-elle, que de se +brouiller avec madame de Ternan, avec la soeur de madame de +Mondoville, pour une visite à M. de Valorbe! rien ne pourroit la +justifier aux yeux de Léonce! Elle auroit dû craindre aussi tous les +coupables projets que pouvoit former M. de Valorbe, pendant qu'elle se +trouvoit entièrement dans sa dépendance; mais elle m'a dit depuis +qu'elle avoit un tel sentiment de mépris pour sa conduite, qu'il ne +lui vint pas même dans l'esprit qu'il osât se prévaloir de son indigne +ruse. D'ailleurs M. de Valorbe étoit lui-même si humilié devant celle +qu'il opprimoit, que, par un contraste bizarre, il se sentoit pénétré +du plus profond respect pour elle, en lui faisant la plus mortelle +injure. + +Une seule idée donc occupoit Delphine, et faisoit disparoître toutes +les autres; elle regardoit sans cesse le soleil prêt à se coucher, et +la pendule qui marquoit les heures; elle voyoit, en comptant les +minutes, qu'il lui restoit encore le temps de rentrer dans son +couvent, avant qu'il fût fermé; alors elle conjuroit M. de Valorbe de +la laisser partir, avec une instance, avec une si vive terreur de +perdre un moment, que ses paroles se précipitoient, et qu'on pouvoit à +peine les distinguer.--Mon cher M. de Valorbe, lui disoit-elle en +serrant ses deux mains, sans penser à son amour pour elle, et sans +qu'il osât lui-même le témoigner: mon cher M. de Valorbe, il y a +quelques minutes encore, il y en a entre moi et la honte; je ne suis +pas encore déshonorée, je puis encore retrouver un asile, laissez-moi +l'aller chercher; si je reste encore, il faudra que je couche cette +nuit sur la pierre, et qu'au jour je n'ose plus lever les yeux sur +personne: voyez, je suis encore une femme que ses amis peuvent avouer, +dont les peines excitent encore l'intérêt et la pitié; mais dans une +heure, solitaire avec ma conscience, les hommes ne me croiront pas; +celui que j'aime, enfin vous le savez, je l'aime, il ne reconnoîtra +plus ma voix, et rougira des regrets qu'il donnoit à ma perte. O M. de +Valorbe, que ne prenez-vous cette arme pour me tuer! Je vous +pardonnerois; mais m'ôter son estime, mais l'avoir prévu, mais le +vouloir, ô Dieu! L'heure se passe; vous le voyez, encore quelques +minutes, encore....--Et elle se laissa tomber à ses pieds, en +répétant ce mot: _encore! encore!_ de ses dernières forces. + +M. de Valorbe me l'a juré, et j'ai besoin de le croire, il se sentit +vaincu dans ce moment, et, s'il garda le silence, ce fut pour jeter un +dernier regard sur cette figure enchanteresse qu'il perdoit pour +jamais, et qu'il voyoit à ses pieds dans un état d'émotion qui la +rendoit encore plus ravissante. Mais on entendit un bruit +extraordinaire dans la maison, on frappa d'abord avec violence à la +porte, et des coups redoublés la faisant céder, des soldats entrèrent +dans la chambre, un officier à leur tête. Delphine, sans s'étonner, +sans s'informer du motif de leur arrivée, voulut sortir à l'instant, +on la retint, et bientôt on lui fit savoir que c'étoit elle qui étoit +suspecte; on la croyoit un émissaire des Français en Allemagne, et on +venoit la chercher pour la conduire au commandant de la place. + +M. de Valorbe, en apprenant cet ordre, se livra à toute sa fureur; il +ne pouvoit supporter le mal que d'autres que lui faisoient à Delphine, +et, sans le vouloir, il aggrava sa situation par la violence de ses +discours. Delphine, quand elle entendit sonner l'heure qui ne lui +permettoit plus d'arriver à temps à son couvent, redevint calme tout à +coup, et se laissa conduire chez le commandant; on ne permit pas à M. +de Valorbe de la suivre. + +Le commandant autrichien prouva facilement à Delphine, en +l'interrogeant, qu'elle n'avoit pas dit son vrai nom; car celui +qu'elle s'étoit donné étoit suisse, et dès la première question, elle +avoua qu'elle étoit Françoise; mais elle étoit décidée à ne se pas +faire connoître, puisqu'elle avoit été trouvée seule, enfermée avec M. +de Valorbe. Le négociant chez qui elle étoit descendue d'abord, avoit +déposé qu'elle étoit venue pour le voir; quelques plaisanteries +grossières de ceux qui l'entouroient, ne lui avoient que trop appris +quelle idée ils s'étoient formée de ses relations avec M. de Valorbe; +et, pour rien au monde, elle n'auroit voulu que dans de semblables +circonstances son véritable nom fût connu. Elle se complaisoit dans +l'espoir que son refus constant de le dire, irriteroit le commandant, +confirmeroit ses soupçons, et qu'il l'enfermeroit peut-être dans +quelque forteresse pour le reste de ses jours: la nuit entière se +passa sans qu'elle voulût répondre. + +Quelle nuit! vous représentez-vous Delphine, seule, au milieu d'hommes +durs et farouches, qui, d'heure en heure, revenoient l'interroger, et +cherchoient à lui faire peur, pour en obtenir un aveu qu'ils croyoient +être de la plus grande importance. Le commandant surtout, se flattoit +de trouver dans une découverte essentielle un moyen d'avancement; et +que peut-il exister de plus inflexible, qu'un ambitieux qui espère du +bien pour lui, de la peine d'un autre! Delphine, vers le milieu de la +nuit, avoit obtenu qu'on la laissât seule pendant quelques heures; +elle s'endormit, accablée de fatigue et de douleur: quand elle se +réveilla, et qu'elle se vit dans une chambre noire, délabrée, +entendant le bruit des armes, les juremens des soldats, elle fut dans +une sorte d'égarement qui subsistoit encore quand je la revis. + +Tout à coup le commandant entre chez elle, et lui demande pardon avec +un ton respectueux, de ne l'avoir pas connue. M. de Valorbe, qui avoit +pu enfin pénétrer jusqu'à lui, lui avoit appris, à travers les plus +sanglans reproches, le nom de madame d'Albémar, et de quel couvent +elle étoit pensionnaire. Comme dans cette abbaye il y avoit plusieurs +femmes de la plus grande naissance d'Allemagne, et que madame de +Ternan, en particulier, étoit très-considérée à Vienne, le commandant +eut peur de lui avoir déplu, en maltraitant une personne qu'elle +protégeoit; et changeant de conduite à l'instant, il donna un officier +à madame d'Albémar pour la ramener jusqu'à l'abbaye, et se contenta de +faire arrêter M. de Valorbe (qui est encore en prison), parce qu'il +l'avoit offensé, en se plaignant avec hauteur des traitemens que +madame d'Albémar avoit soufferts. + +Ce commandant avoit fait partir un officier une heure avant madame +d'Albémar, avec le procès-verbal de tout ce qui s'étoit passé, et une +lettre d'excuses à madame de Ternan, qui contenoit des insinuations +très-libres sur la conduite de madame d'Albémar avec M. de Valorbe. +J'étois au couvent, où depuis la veille au soir je souffrois les plus +cruelles angoisses; lorsque cet officier arriva, madame de Ternan, qui +avoit déjà exprimé de mille manières l'impression que lui faisoit +l'inexplicable absence de Delphine, ordonna, après avoir lu la lettre +de Zell, que les principales religieuses se réunissent chez elle, et +refusa très-durement de me communiquer, et ce qu'elle avoit reçu, et +ce qu'elle projetoit. + +L'infortunée Delphine arriva pendant que l'assemblée des religieuses +duroit encore. J'eus le bonheur au moins d'aller au-devant d'elle; en +descendant de voiture elle ne vit que moi; et lorsque je lui témoignai +la plus tendre affection, elle me regarda avec étonnement, comme s'il +n'étoit plus possible que personne prît le moindre intérêt à elle; +nous nous retirâmes ensemble dans son appartement, et j'appris de +Delphine, à travers son trouble, ce qui s'étoit passé; une inquiétude +l'emportoit sur toutes les autres, et revenoit sans cesse à son +esprit.--Léonce le saura, il me méprisera, disoit-elle en interrompant +son récit.--Et quand elle avoit prononcé ces mots, elle ne savoit plus +où reprendre ce récit, et les répétoit encore. + +J'essayois de la consoler; mais ce qui me causoit une inquiétude +mortelle, c'étoit la décision qu'alloit prendre madame de Ternan. Elle +entra dans ce moment, Delphine essaya de se lever, et retomba sur sa +chaise; je souffrois de lui voir cet air coupable, quand jamais elle +n'avoit eu plus de droits à l'estime et à la pitié. Madame de Ternan +aimoit l'effet qu'elle produisoit; elle regardoit Delphine, non pas +précisément avec dureté, mais comme une personne qui jouit d'une +grande impression causée par sa présence, quel qu'en soit le +motif.--Madame, dit-elle à Delphine, après ce qui s'est passé à Zell, +après l'éclat de votre aventure, nos soeurs ont jugé que votre +intention étoit sans doute d'épouser M. de Valorbe, et elles ont +décidé que vous ne pouviez plus rester dans cette maison.--Ah! voilà +le coup mortel! s'écria Delphine, et elle tomba sans connoissance sur +le plancher. + +Je la pris dans mes bras; madame de Ternan s'approcha d'elle, nous la +secourûmes. Quand elle parut revenir à elle, madame de Ternan, qui +étoit placée derrière son lit, lui adressa quelques mots assez doux; +Delphine égarée s'écria:--C'est la voix de Léonce; est-ce qu'il me +plaint, est-ce qu'il a pitié de moi? Cependant je suis chassée, +chassée de la maison de sa tante; c'est bien plus que quand je sortis +de ce concert d'où la haine des méchans me repoussoit; et cependant +que n'ai-je pas souffert alors! n'ai-je pas craint de perdre son +affection! et maintenant qu'on m'a surprise enfermée avec son rival, +qu'un acte authentique l'atteste, que je suis perdue, déshonorée, que +des religieuses me chassent; ah! Dieu, Dieu, je suis innocente! je le +suis, Léonce, Léonce!--Et elle retomba dans mes bras de nouveau, sans +mouvement. + +--Laissez-moi seule avec elle, me dit madame de Ternan, j'entrevois un +moyen de la sauver.--Si vous le pouvez, lui dis-je, c'est un ange que +vous consolerez;--et je me hâtai de lui dire la vérité; elle +l'entendit, et je crus même voir qu'elle y étoit préparée. Je ne +compris pas alors comment elle n'avoit pas pris plus tôt la défense de +Delphine; mais c'est une femme d'une telle personnalité, qu'on n'a +l'espérance de la faire changer d'avis sur rien; car il faudroit lui +découvrir dans son intérêt particulier quelques rapports qu'elle n'eût +pas saisis, et elle s'en occupe tant que c'est presque impossible. + +Je me retirai: deux heures après il me fut permis de revenir; je +trouvai un changement extraordinaire dans Delphine; elle étoit plus +calme, et non moins triste; elle n'avoit plus cette expression +d'abattement qui lui donnoit l'air coupable; sa tête s'étoit relevée, +mais sa douleur sembloit plus profonde encore; l'on auroit dit +seulement qu'elle s'y étoit vouée pour toujours. Elle me pria avec +douceur de revenir la voir dans huit jours, et seulement dans huit +jours. Je la quittai avec un sentiment de tristesse, plus douloureux +que celui même que j'avois éprouvé, lorsque son désespoir s'exprimoit +avec violence. + +Huit jours après, quand je la vis, elle venoit de recevoir une lettre +de vous, qui lui annonçoit et l'arrivée de Léonce, et sa fureur, à la +seule pensée qu'elle pouvoit avoir vu M. de Valorbe.--Lisez cette +lettre, me dit Delphine; vous voyez que s'il apprenoit ce qui s'est +passé à Zell, il ne me le pardonneroit pas; je le connois, il +vengeroit mon offense sur M. de Valorbe; il exposeroit encore une fois +sa vie pour moi; et quand même je pourrois un jour me justifier à ses +yeux, ne sais-je pas ce qu'il souffriroit, en voyant celle qu'il aime +flétrie dans l'opinion? Son caractère s'est manifesté malgré lui cent +fois à cet égard, dans les momens où son amour pour moi le dominoit le +plus; et quel éclat, grand Dieu! que celui qui me menaçoit il y a huit +jours! quel homme, quel autre même que Léonce le supporteroit sans +peine! Écoutez-moi, me dit-elle alors, sans m'interrompre, car vous +serez tentée d'abord de me combattre, et vous finirez cependant par +être de mon avis. + +Madame de Ternan m'a dit qu'il n'existoit qu'un moyen de rester dans +le couvent où je suis, c'étoit de m'y faire religieuse; à cette +condition, les soeurs consentent à me garder; le crédit de madame de +Ternan fera disparoître toutes les traces de l'événement de Zell En +prononçant les voeux de religieuse, je m'assure d'un repos que rien ne +pourra troubler, j'y ai consenti. Je prends l'habit de novice après +demain; ne frémissez pas, jugez-moi: voulez-vous que je sorte de cette +maison comme une femme perdue? que Léonce apprenne que c'est pour M. +de Valorbe que je suis bannie de l'asile que madame de Ternan m'avoit +donné? que je me trouve aux prises de nouveau avec l'opinion, avec le +monde, avec tout ce que j'ai souffert? Le nom de M. de Valorbe une +seconde fois répété avec le mien ne s'oubliera plus, et Léonce saura +que ma réputation est détruite sans retour; je resterai libre, mais +j'aurai perdu tout le prix de moi-même, et je finirai par m'enfermer +dans la retraite, sans avoir, comme à présent, la douce certitude que +je suis restée pure dans le souvenir de Léonce, et que ses regrets me +sont encore consacrés. + +Si madame de Ternan avoit voulu me rendre les mêmes services sans +exiger de moi un grand sacrifice, je l'aurois préféré; car ni mon +coeur, ni ma raison, ne m'appellent à l'état que je vais embrasser; +mais elle n'avoit aucun motif pour s'intéresser à moi, si je ne cédois +pas à sa volonté; elle pouvoit m'objecter toujours la résolution de +ses compagnes. Je savois bien que cette résolution venoit d'elle, mais +c'étoit une raison de plus pour croire qu'elle ne chercheroit pas à la +faire changer; je n'avois que le choix du parti que j'ai pris, ou de +trouver en sortant de cette maison tous les coeurs fermés pour moi, +tous, ou du moins un seul, n'étoit-ce pas tout? Pouvois-je y survivre? +Je n'ai pas su mourir, voilà tout ce que signifie la résolution, en +apparence courageuse, que je viens d'adopter. Il ne me restoit pas +d'alternative; vous-même, répondez, que m'auriez-vous conseillé? + +--Je ne sus que pleurer; que pouvois-je lui dire? Elle avoit raison. +L'infâme M. de Valorbe! quels mouvemens de haine je sentois contre +lui! mon émotion étoit extrême, mais je me taisois.--Ne vous affligez +pas trop pour moi, reprit Delphine avec bonté; car dans ses plus +grandes peines, vous le savez, elle s'occupe encore des impressions +des autres:--Qu'est-ce donc que je sacrifie? une liberté dont je ne +puis faire aucun usage; un monde où je ne veux pas retourner, qui a +blessé mon coeur, dont l'opinion pourroit altérer l'affection de +Léonce pour moi; je m'en sépare avec joie. Ma belle-soeur viendra +peut-être me rejoindre un jour, et je passerai ma vie avec vous deux, +qui connoissez mes affections et ma conduite comme moi-même. + +Je ne sais, ajouta-t-elle avec la plus vive émotion, si j'avois aimé +un homme tout-à-fait indifférent aux opinions des autres hommes; +bannie, chassée, humiliée, j'aurois pu l'aller trouver, et lui dire: +voilà le même coeur, le même amour, la même innocence; eh bien! qu'y +a-t-il de changé? Mais il vaut mieux mourir, que de se livrer à un +sentiment de confiance ou d'abandon qui ne seroit pas entièrement +partagé par ce qu'on aime. Ah! n'allez pas penser que Léonce ne soit +pas l'être le plus parfait de la terre! le défaut qu'il peut avoir est +inséparable de ses vertus: je ne conçois pas comment un homme qui +n'auroit pas même ses torts pourroit jamais l'égaler; et n'est-ce pas +moi d'ailleurs dont l'imprudente vie a fait souffrir son coeur? + +J'ai cru long-temps que mes malheurs venoient d'un sort funeste; mais +il n'y a point eu, non, il n'y a point eu de hasard dans ma vie. Je +n'ai pas éprouvé une seule peine dont je ne doive m'accuser. Je ne +sais ce qui me manque pour conduire ma destinée, mais il est clair que +je ne le puis. Je cède à des mouvemens inconsidérés; mes qualités les +meilleures m'entraînent beaucoup trop loin, ma raison arrive trop tard +pour me retenir, et cependant assez tôt pour donner à mes regrets tout +ce qu'ils peuvent avoir d'amer; je vous le dis, l'action de vivre +m'agite trop, mon coeur est trop ému; c'est à moi, à moi surtout, que +conviennent ces retraites où l'on réduit l'existence à de moindres +mouvemens; si la faculté de penser reste encore, les objets extérieurs +ne l'excitent plus, et, n'ayant à faire qu'à soi-même, on doit finir +par égaler ses forces à sa douleur. + +Il y a deux jours, avant que j'eusse donné à madame de Ternan une +réponse décisive, mes promenades rêveuses me conduisirent jusqu'à la +chute du Rhin, près de Schaffouse; je restai quelque temps à la +contempler, je regardois ces flots qui tombent depuis tant de milliers +d'années, sans interruption et sans repos. De tous les spectacles qui +peuvent frapper l'imagination, il n'en est point qui réveille dans +l'âme autant de pensées; il semble qu'on entende le bruit des +générations qui se précipitent dans l'abîme éternel du temps; on croit +voir l'image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les +grands mouvemens de cette nature, toujours agissante et toujours +impassible, renouvelant tout, et ne préservant rien de la +destruction.--Oh! m'écriai-je, d'où vient donc que j'attache à mon +avenir tant d'intérêt et d'importance? Voilà l'histoire de la vie! +notre destinée, la voilà! des vagues engloutissant des vagues, et des +milliers d'êtres sensibles, souffrant, désirant, périssant, comme ces +bulles d'eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent. Il ne +faut pas moins que le bouleversement des empires, pour attirer notre +attention; et l'homme qui sembloit devoir se consumer de pitié, +puisqu'il a seul la prévoyance et le souvenir de la douleur, l'homme +ne détourne pas même la tête pour remarquer les souffrances de ses +semblables! Qui donc entendra mes cris? est-ce la nature? comme elle +suit son cours majestueusement! comme son mouvement et son repos sont +indépendans de mes craintes et de mes espérances! Hélas! ne puis-je +pas m'oublier comme elle m'oublie! ne puis-je pas, comme un de ces +arbres, me laisser aller au vent du ciel, sans résister ni me +plaindre! + +Non, ma chère Henriette, continua madame d'Albémar, il ne faut pas +lutter longtemps contre le malheur; je me soumets au sort que m'impose +madame de Ternan. Croyez-moi, je fais bien, je consacre ma mémoire +dans le coeur de celui pour qui j'ai vécu; je me survis, mais pour +apprendre qu'il me regrette, et que rien ne pourra plus altérer ce +sentiment. Les anciens croyoient que les âmes de ceux qui n'avoient +pas reçu les honneurs de la sépulture, erroient long-temps sur les +bords du fleuve de la mort; il me semble qu'une situation presque +semblable m'est réservée. Je serai sur les confins de cette vie et de +l'autre, et la rêverie me fera passer doucement les longues années qui +ne seront remplies que par mes souvenirs. + +Je voudrois pouvoir unir à ce grand sacrifice l'idée qu'il est +agréable à Dieu, mais je ne puis me tromper moi-même à cet égard. Je +n'ai jamais cru qu'un Dieu de bonté exigeât de nous ce qui ne pouvoit +servir à notre bonheur ni à celui des autres. En brisant mes liens +avec le monde, je ne sens au fond de mon coeur que l'amour qui m'y +condamne, et l'amour qui m'en récompense; oui, c'est pour son estime, +c'est pour ne point exposer sa vie, c'est pour sauver la réputation de +celle qu'il a honorée de son choix, que je m'enferme ici pour jamais! +Pardonne, ô mon Dieu! l'on exige de moi que je prononce ton nom; mais +tu lis au fond de mon âme, et tu sais que je ne t'offre point une +action dont tu n'es pas l'objet! je t'offre tout ce que je ferai +jamais de bon, d'humain, de raisonnable; mais ce que le désespoir +m'inspire, ce sont les passions du coeur qui l'ont obtenu de moi! + +Je suis fière, cependant, reprit Delphine, d'immoler mon sort à +Léonce; je traverserai le temps qui me reste comme un désert aride, +qui conduit du bonheur que j'ai perdu, au bonheur que je retrouverai +peut-être un jour dans le ciel. Je tâcherai d'exercer quelques vertus +dans cet intervalle, quelques vertus qui me fassent pardonner mes +fautes, et soutiennent en moi jusque dans la vieillesse l'élévation de +l'âme. Voilà tous mes desseins, voilà toutes mes espérances! ne +discutez rien, n'ébranlez rien en me parlant, ma chère Henriette; vous +pourriez me faire beaucoup de mal, mais vous ne changeriez rien à mon +sort: le déshonneur est sur le seuil de ce couvent: si j'en sors, il +m'atteint; s'il m'atteint, Léonce me venge, son sentiment est altéré, +je crains pour sa vie, et je perds son amour! Grand Dieu! qui oseroit +me conseiller de quitter cette demeure, fût-elle mon tombeau? qui ne +me retiendrait pas par pitié, si mes pas m'entraînoient hors de cette +enceinte? + +--En l'écoutant, mademoiselle, je ne conservois qu'un espoir, c'est +l'année de noviciat qui nous reste. Ne peut-on pas obtenir pendant ce +temps de madame de Ternan qu'elle conserve Delphine dans sa maison, et +qu'elle étouffe par tous ses moyens l'éclat de son aventure, sans +exiger d'elle de prendre le voile? Mais cet espoir, s'il existe +encore, ne dépend point de Delphine, je ne devois donc pas risquer de +lui en parler. Je l'embrassai en pleurant; elle me chargea de vous +écrire, et nous nous quittâmes, sans que j'eusse tâché d'ébranler dans +ce moment sa résolution. + +Je vais laisser passer quelques jours, afin que Delphine ait le temps +d'adoucir, par sa présence, les cruelles préventions de ses compagnes; +et je retournerai chez madame de Ternan, pour essayer ce que je puis +sur elle. Vous aussi, mademoiselle, écrivez à Delphine; servez-vous de +votre ascendant pour la détourner de son projet, et consacrons nos +efforts réunis à la sauver du malheur qui la menace. + + + + +LETTRE XXVI. + +Mademoiselle d'Albémar à Delphine. + +Montpellier, ce 18 avril. + + +Ma chère Delphine, je frémis de la lettre de madame de Cerlebe, que je +viens de recevoir! Au nom du ciel! retirez le consentement que vous +avez donné à madame de Ternan; je sens tout ce qu'il y a de cruel dans +votre situation, mais rien ne doit vous décider à un engagement +irrévocable; ni vos opinions ni votre caractère ne sont d'accord avec +les obligations que vous voulez vous imposer; votre pitié généreuse +vous a fait commettre une grande imprudence, mais il n'est point +impossible de faire connoître le véritable motif de votre démarche. + +M. de Valorbe ne peut-il pas se repentir et vous justifier +authentiquement? pensez-vous que le reste de votre vie dépende de ce +qui sera dit pendant quelques jours, dans un coin de la Suisse ou de +l'Allemagne? Si vous n'aviez pas peur d'être condamnée par Léonce, +combien il vous seroit facile de braver l'injustice de l'opinion! vous +que j'ai vue trop disposée à la dédaigner, vous lui sacrifiez votre +vie tout entière; quel délire de passion! car, ne vous y trompez pas, +votre seul motif, c'est la crainte d'être un instant soupçonnée par +Léonce, ou d'en être moins aimée, quand même il connoîtroit votre +innocence, si votre réputation restoit altérée. Mon amie, peut-on +immoler sa destinée entière à de semblables motifs! + +Le plus grand malheur des femmes, c'est de ne compter dans leur vie +que leur jeunesse; mais il faut pourtant que je vous le dise, dussé-je +vous indigner! dans dix ans, vous n'éprouverez plus les sentimens qui +vous dominent à présent; dans vingt ans, vous en aurez perdu même le +souvenir; mais le malheur auquel vous vous dévouez ne passera point, +et vous vous désespérerez d'avoir soumis votre destinée entière à la +passion d'un jour; encore une fois, pardonnez, je reviens à ce que +vous pouvez entendre sans vous révolter contre la froideur de ma +raison. + +Avez-vous pensé que vous mettiez une barrière éternelle entre Léonce +et vous? S'il étoit libre une fois, si jamais... juste ciel! +dites-moi, l'imagination la plus exaltée auroit-elle pu inventer des +douleurs aussi déchirantes que le seroient les vôtres? Vous vous êtes +mal trouvée de vous livrer à l'enthousiasme de votre caractère, la +réalité des choses n'est point faite pour cette manière de sentir; +vous mettez dans la vie ce qui n'y est pas, ce qu'elle ne peut +contenir; au nom de notre amitié, au nom encore plus sacré de celui +que vous nommez votre bienfaiteur, de mon frère, renoncez à votre +noviciat avant que l'année soit écoulée! le temps amènera ce que la +pensée ne pouvoit prévoir; mais que peut-il, le temps, contre les +engagemens irrévocables? + +Je crains beaucoup l'ascendant qu'a pris sur vous madame de Ternan; sa +ressemblance avec Léonce en est, j'en suis sûre, la principale cause: +elle agit sur vous, sans que vous puissiez vous en défendre; sans +cette fatale ressemblance, madame de Ternan vous déplairoit +certainement: la femme qui n'a pu se consoler de n'être plus belle, +doit avoir l'âme la plus froide et l'esprit le plus léger. Moi qui ai +été vieille dès mes premiers ans, puisque ma figure ne pouvoit plaire, +j'ai su trouver des jouissances dans mes affections; et si vous étiez +heureuse, j'aimerois la vie. Madame de Ternan avoit des enfans, +pourquoi n'a-t-elle pas désiré de vivre auprès d'eux? Elle étoit +riche, pourquoi n'a-t-elle pas mis son bonheur dans la bienfaisance? +elle n'a vu dans la vie qu'elle, et dans elle que son amour-propre. Si +elle avoit été un homme, elle auroit fait souffrir les autres; elle +étoit femme, elle a souffert elle-même; mais je ne vois en elle aucune +trace de bonté, et, sans la bonté, pourquoi la douleur même +inspireroit-elle de l'intérêt? en a-t-elle pour vous, cette femme +cruelle, quand elle vous offre l'alternative du déshonneur, ou d'une +vie qui ressemble à la mort? + +Vous avez la tête presque perdue, vous ne croyez plus à l'avenir; vous +êtes saisie par une fièvre de l'âme qui ne se manifeste point aux yeux +des autres, mais qui vous égare entièrement. Je conçois qu'il est des +momens où l'on voudroit abdiquer l'empire de soi, il n'y a point de +volonté qu'on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut +s'emparer de vous le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir, +de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille +situation, ce qu'il faut, mon amie, c'est ne prendre aucune +résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentimens qui nous +agitent, employer toute sa force à rester immobile, et six mois jamais +ne se sont écoulés sans qu'il y ait eu un changement remarquable en +nous-mêmes et autour de nous. + +Ma chère Delphine, avant que votre année de noviciat soit finie, +j'irai vous chercher; et si mes raisons ne vous ont pas persuadée, +j'oserai, pour la première fois, exiger votre déférence. + + + + +LETTRE XXVII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +De l'abbaye du Paradis, ce 1er mai. + + +Pardonnez, ma soeur, si je ne puis vous peindre avec détail les +sentimens de mon âme; parler de moi me fait mal. Ce que je puis vous +dire seulement, c'est que je souhaiterois sans doute qu'avant la fin +de mon noviciat, une circonstance heureuse me permît de ne pas +prononcer mes voeux; mais tant que je n'aurai que l'alternative de ces +voeux ou de mon déshonneur, rien ne peut faire que j'hésite à les +prononcer; pardon encore de repousser ainsi vos conseils et votre +amitié; mais il y a des situations et des douleurs dans la vie, dont +personne ne peut juger que nous-mêmes. + + + + +LETTRE XXVIII. + +Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur, madame de Ternan. + +Madrid, ce 15 mai 1792. + + +Vainement, ma chère soeur, vous vous croyez certaine d'avoir fixé +madame d'Albémar auprès de vous; vainement vous pensez que je n'ai +plus rien à craindre du fol amour de mon fils pour elle; tous vos +projets peuvent être renversés, si vous ne suivez pas le conseil que +je vais vous donner. + +Une lettre de Paris m'apprend que Matilde est malade, elle le cache à +tout le monde, et plus soigneusement encore à mon fils; mais le jeûne +rigoureux auquel elle s'est astreinte cette année, quoiqu'elle fût +grosse, lui a fait un mal peut-être irréparable; et l'on m'écrit que +si, dans cet état, elle persiste à vouloir nourrir son enfant, +certainement elle n'y résistera pas deux mois: si elle meurt, mon fils +ne perdra pas un jour pour découvrir la retraite de madame d'Albémar; +il l'engagera bien aisément à renoncer à son noviciat, et rien au +monde alors ne pourra l'empêcher de l'épouser; quelle est donc la +ressource qui peut nous rester contre ce malheur? une seule, et la +voici: + +Il faut obtenir des dispenses de noviciat pour madame d'Albémar, et +lui faire prononcer ses voeux tout de suite; rien de plus facile et +rien de plus sûr que ce moyen: j'ai déjà parlé au nonce du pape en +Espagne; il a écrit en Italie, l'on ne vous refusera point ce que vous +demanderez; envoyez un courrier à Rome, donnez les prétextes +ordinaires en pareils cas, et quand vous aurez obtenu la dispense, +offrez, comme vous l'avez déjà fait, à madame d'Albémar, le choix de +prononcer ses voeux, ou de sortir de votre maison; elle n'hésitera +pas, et nous n'aurons plus d'inquiétude, quoi qu'il puisse arriver. + +Nous ne pouvons nous reprocher en aucune manière d'abréger le noviciat +de madame d'Albémar; elle a manifesté son intention de se faire +religieuse, elle a vingt-deux ans, elle est veuve, personne n'est plus +en état qu'elle de se décider, et ce n'est pas la différence de +quelques mois qui rendra ses voeux moins libres et moins légitimes; +mais de quelle importance n'est-il pas pour nous, de ne pas nous +exposer à attendre les couches de Matilde? Si elle meurt, madame +d'Albémar vous quitte; vous perdez ainsi pour jamais une société qui +vous est devenue nécessaire; et moi, j'aurai pour belle-fille un +caractère inconsidéré, une tête imprudente, qui mettra le trouble dans +ma famille. + +Je suis vieille, assez malade, je veux mourir en paix, et rappeler +près de moi mon fils; soit que Matilde vive ou qu'elle meure, Léonce +m'aimera toujours par-dessus tout, s'il n'est pas lié à une femme dont +il soit amoureux, et qui absorbe entièrement toutes ses affections; +mon esprit, au moins à présent, lui est nécessaire: s'il a une femme +qui ait aussi de l'esprit, et de plus, de la jeunesse et de la beauté, +que serai-je pour lui? Vous m'avez avoué, ma soeur, que vous vous +préfériez aux autres: moi, si je suis personnelle, c'est dans le +sentiment que je le suis; je donnerois ma vie avec joie pour le +bonheur de mon fils; mais je ne voudrois pas qu'une autre que moi fit +ce bonheur, et je me sens de la haine pour une personne qu'il aime +mieux que moi. + +Vous voyez, chère soeur, avec quelle franchise je vous parle; mais +songez surtout combien il est essentiel de ne pas perdre un moment, +pour nous préserver des chagrins qui nous menacent. + + + + +LETTRE XXIX. + +Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. + +De l'abbaye du Paradis, ce 20 juin. + + +Tout est dit, le temps sur lequel je comptais nous est arraché. Les +voeux éternels sont prononcés! Ah! nous avons été entraînées par je ne +sais quelle puissance inexplicable, et maintenant qu'il faut que je +vous rende compte de ces malheureux jours, leur souvenir se perd dans +le trouble qui nous a peut-être empêchées de faire usage de notre +raison. + +Depuis près de trois mois, que madame d'Albémar étoit novice, madame +de Ternan avoit cherché tous les moyens de prendre de l'ascendant sur +elle; ce n'étoit point par de l'art ou de la fausseté qu'elle y étoit +parvenue; il faut rendre à madame de Ternan la justice qu'elle a +beaucoup de vérité dans le caractère, mais tant d'humeur et de +personnalité, qu'il faut, ou se brouiller avec elle, ou céder à ses +volontés. Combien, dans la plupart des associations de la vie, n'y +a-t-il pas d'exemples de l'empire de l'humeur et de l'exigeance, sur +la douceur et la raison: dès qu'un lien est formé de manière qu'on ne +puisse plus le rompre sans de graves inconvéniens, c'est le plus +personnel des deux qui dispose de l'autre. + +Je me croyois sûre cependant que nous avions encore plusieurs mois +devant nous; je comptois sur votre arrivée, que vous aviez annoncée; +je me flattois que pendant ce temps il surviendroit des incidens qui +délivreroient madame d'Albémar sans la compromettre: lorsqu'il y a +trois jours, je vins la voir à son couvent, je la trouvai beaucoup +plus triste qu'elle ne l'avoit été jusqu'alors; interrogée par moi, +elle me dit que madame de Ternan avoit obtenu à Rome des dispenses de +noviciat, et qu'elle vouloit l'obliger à prononcer ses voeux dans +trois jours: indignée de cette résolution, j'en demandai les +motifs.--Elle ne me les a pas fait connoître, répondit madame +d'Albémar, elle s'est retranchée dans la phrase ordinaire dont elle se +sert, quand elle a de l'humeur contre moi; elle m'a dit que si je ne +voulois pas suivre ses conseils, elle rendrait publique la lettre du +commandant de Zell, et se conformeroit à la délibération des soeurs +qui, en conséquence de cette lettre, avoient décidé qu'elles ne me +garderoient pas dans leur couvent. J'ai cependant persisté dans mon +refus d'abréger mon noviciat, continua Delphine; mais cette affreuse +menace me remplit de terreur.--J'essayai alors de rassurer madame +d'Albémar, et je me déterminai à parler à madame de Ternan, malgré +l'éloignement qu'elle m'inspire: je lui fis demander de la voir; elle +me fit dire capricieusement de revenir le lendemain. + +En arrivant, je lui expliquai l'objet de ma visite; elle me dit, avec +une franchise d'égoïsme tout-à-fait originale, qu'elle avoit des +raisons de craindre que si le noviciat de Delphine duroit un an, les +circonstances ou ses amis ne la fissent renoncer au projet de se faire +religieuse, et qu'elle ne vouloit pas s'exposer à perdre la société +d'une personne qui lui plaisoit extrêmement. Je voulus lui parler +alors du plaisir d'être généreuse envers ses amis, de se sacrifier +pour eux; elle me répondit honnêtement, mais comme s'il falloit de la +politesse pour ne pas se moquer de ce qu'elle appeloit ma mauvaise +tête; et non-seulement elle n'étoit pas ébranlée par tout ce que je +pouvois lui dire, mais elle n'avoit pas l'air de croire qu'on pût +hésiter sur ce que je proposois, et répétoit sans cesse:--Comment +peut-on me demander de ne pas employer tous mes moyens pour faire +réussir une chose que je souhaite? c'est vraiment de la folie. + +--Je retournai ensuite vers Delphine, et je voulus l'engager à sortir +de l'abbaye, à braver ce qu'on pourroit dire, en venant s'établir +chez, moi; mais je vis avec douleur qu'elle n'en avoit pas la +force.--Autrefois, me dit-elle, je ne craignois pas du tout l'opinion, +et je ne consultois jamais que le propre témoignage de ma conscience; +mais depuis que le monde a trouvé l'art de me faire mal dans mes +affections les plus intimes, depuis que j'ai vu qu'il n'y avoit pas +d'asile contre la calomnie, même dans le coeur de ce qu'on aime, j'ai +peur des hommes, et je tremble devant leur injustice, presque autant +que devant mes remords; enfin, j'ai tant souffert, que je n'ai plus +qu'un vif désir, celui d'éviter de nouvelles peines.--C'est ainsi, +mademoiselle, que me trouvant entre l'inflexible personnalité de +madame de Ternan, et l'effroi que causoit à Delphine la seule idée +d'un éclat déshonorant, tous mes efforts auprès de l'une et l'autre +étoient inutiles. + +Cependant je me flattois, avec raison, d'avoir plus d'ascendant sur +Delphine; elle redoutoit les voeux précipités qu'on exigeoit d'elle, +et souhaitoit extrêmement de pouvoir y échapper: j'étois avec elle, et +nous cherchions ensemble s'il existoit un moyen d'ébranler la +résolution de madame de Ternan, lorsqu'elle entra dans la chambre avec +un air d'indignation qui me fit battre le coeur.--Voilà, madame, +dit-elle à Delphine, la lettre que vous m'attirez; c'en est trop, il +faut pourtant que vous cessiez de porter le trouble dans cette +maison.--Je lus à Delphine tremblante la lettre que madame de Ternan +consentit à me donner; elle contenoit des menaces insensées et +offensantes, que M. de Valorbe écrivoit à madame de Ternan; il lui +déclaroit qu'il avoit appris qu'elle vouloit forcer madame d'Albémar à +se faire religieuse, et que, dans peu de jours, espérant obtenir sa +liberté du gouvernement autrichien, il viendroit réclamer lui-même +madame d'Albémar, et accuser publiquement quiconque voudroit la +retenir: il ajoutoit à ces menaces, déjà très-blessantes, quelques +mots qui indiquoient le peu de dévotion de madame de Ternan, et les +motifs de vanité qui lui avoient fait haïr le monde. Après une telle +lettre, il n'étoit plus possible d'espérer que madame de Ternan +fléchît jamais sur la volonté qu'elle avoit exprimée; le malheureux +Valorbe n'avoit certainement dans cette circonstance que le désir +d'être utile à madame d'Albémar, et pour la seconde fois il la +perdoit. + +Madame de Ternan étoit irritée à un degré excessif; c'est une personne +qu'on ne peut plus ramener, quand une fois son amour-propre est +offensé. Madame d'Albémar voulut dire quelques mots sur ce qu'il +seroit injuste de la rendre responsable du caractère de M. de Valorbe, +elle qui en avoit été si cruellement victime.--Que vous soyez +innocente ou non, madame, de son insolente folie, répondit madame de +Ternan, il n'en est pas moins vrai qu'il veut vous enlever d'ici, +quand il aura recouvré sa liberté. Pour prévenir cette scène +scandaleuse, il ne reste que deux partis à prendre; ou vous ferez +perdre toute espérance à M. de Valorbe, en vous fixant dans cette +maison pour toujours, ou vous voudrez bien en sortir; et comme il ne +faut pas que M. de Valorbe puisse se flatter que ces menaces m'ont +fait peur, je ferai connoître la délibération de nos soeurs et ses +motifs.--J'espérai un moment que le ton impérieux de madame de Ternan +avoit révolté Delphine, et qu'elle alloit tout braver pour lui +résister, car elle lui répondit, avec beaucoup de dignité:--Vous +abusez trop, madame, de mon malheur, et vous comptez trop peu sur mon +courage. + +--Dans ce moment on apporta une lettre de vous; pardonnez-moi, +mademoiselle, la peine que je vais vous causer; ne vous accusez pas +cependant, car je suis sûre que cette lettre n'a rien changé à +l'événement, il étoit inévitable. Madame de Ternan prit, avec sa +hauteur accoutumée, votre lettre adressée à madame d'Albémar, et dit à +Delphine:--Tant que vous êtes novice dans ma maison, madame, j'ai le +droit de lire vos lettres: la voici, continua-t-elle, après l'avoir +parcourue; on y parle seulement de mon neveu et de l'heureux +accouchement de sa femme.--Delphine tressaillit au nom de Léonce, et +la main qu'elle tendit pour recevoir la lettre trembloit extrêmement. +Vous savez que vous lui mandiez que Matilde étoit accouchée d'un fils, +et que sans doute elle se portoit bien, puisqu'elle étoit décidée à +nourrir son enfant; vous ajoutiez que Léonce paroissoit sentir +vivement le bonheur d'être père. + +Delphine baissa son voile, pour lire cette lettre, afin de cacher son +trouble; je lui demandai de la voir, et comme elle me la donnoit, sa +main souleva par hasard ce voile, et nous vîmes baigné de pleurs ce +visage céleste, que toutes les impressions de l'âme, même les plus +douloureuses, embellissent encore. Elle rougit extrêmement, quand elle +s'aperçut que son émotion, dans une pareille circonstance, et pour un +semblable sujet, avoit été connue; et c'est alors qu'avec l'accent le +plus sombre, et l'expression de découragement la plus déchirante, elle +dit:--C'est assez résister, c'est assez combattre pour une existence +infortunée, contre tous les événemens et tous les caractères; mes +amis, le monde et mon propre coeur sont lassés de moi, c'est assez; +demain, madame, continua-t-elle en s'adressant à madame de Ternan, +demain, à pareille heure, je me lierai par les sermens que vous me +demandez. Que personne n'en soit témoin, je vous en conjure; ma +disposition ne me rend pas digne de l'appareil qui donneroit à cette +cérémonie un caractère imposant; séparez-moi du passé, de l'avenir, de +la vie; c'est tout ce que je veux, c'est tout ce que je puis.--Madame +de Ternan embrassa Delphine avec une sorte de triomphe qui me fit bien +mal; ce qui lui causoit le plus de plaisir encore dans la résolution +de Delphine, c'étoit d'être parvenue à se faire obéir. Elle me demanda +de la laisser seule avec madame d'Albémar tout le jour, pour la +préparer au lendemain; il fallut m'éloigner. Delphine, profondément +absorbée, ne remarqua point mon départ. + +Le lendemain, j'arrivai de bonne heure au couvent; les religieuses +entouroient Delphine, et lui demandoient si elle sentoit la grâce +descendre dans son coeur; elle ne répondoit rien, pour ne pas les +scandaliser ni les tromper; mais elle m'a dit depuis, que dans aucun +temps de sa vie, elle n'avoit éprouvé des sentimens moins conformes à +la situation où elle se trouvoit; car rien ne lui paroissoit plus +contraire à l'idée qu'elle a toujours nourrie de la véritable piété, +que ces institutions exagérées qui font de la souffrance le culte d'un +Dieu de bonté. Les cérémonies de deuil dont on l'entouroit ne +produisirent aucune impression; une fois, m'a-t-elle dit, elle avoit +été profondément touchée d'une semblable cérémonie, mais son âme étoit +maintenant si fort occupée, qu'aucun objet extérieur ne frappoit même +son imagination. + +L'abbesse arriva; elle avoit mis du soin dans l'arrangement de son +costume, elle avoit l'air plus jeune, et sans doute elle rappeloit +davantage Léonce; car Delphine, s'approchant de moi, me +dit:--Considérez madame de Ternan, c'est la ressemblance de Léonce que +je vois, c'est elle qui marche devant moi, puis-je me tromper en la +suivant? N'y a-t-il pas quelque chose de surnaturel dans cette ombre +de lui qui me conduit à l'autel? O mon Dieu! continua-t-elle à voix +basse, ce n'est pas à vous que je me sacrifie, ce n'est pas vous qui +exigez l'engagement insensé que je vais prendre; c'est l'amour qui +m'entraîne, c'est l'injustice des hommes qui m'y condamne; pardonnez +si l'on me force à prononcer votre nom, je ne cherche ici qu'un asile; +c'est dans mon coeur qu'est votre culte. Toutes ces vaines +démonstrations, toutes ces folles promesses, je vous en demande le +pardon, loin d'en espérer la récompense.--Je ne puis vous peindre, +mademoiselle, ce qu'il y avoit d'effrayant dans ce discours, et dans +l'expression de douleur qu'on voyoit alors sur le visage de Delphine; +si elle s'étoit faite religieuse avec les sentimens de cet état, +j'aurois versé plus de larmes, mais j'aurois moins souffert; il me +sembloit que je la voyois marcher à la mort, sans réflexion, sans +terreur, avec cet égarement qui a quelquefois le caractère de +l'insouciance, mais qui ne vient cependant que de l'excès même du +désespoir. + +Les religieuses accompagnèrent Delphine sans ordre, sans +recueillement; elles avoient, sans s'en rendre compte, une idée +confuse du motif de tout ce qui se passoit. Delphine étoit plus belle +que je ne l'ai vue de ma vie; mais ces charmes ne venoient point de +l'abattement ni de la pâleur qui la rendoient si intéressante depuis +quelque temps; elle avoit, au contraire, une expression animée, qui +tenoit, je crois, à de la fièvre; elle ne leva pas même une seule fois +les yeux vers le ciel, comme si elle eût craint de l'attester dans une +pareille circonstance. + +Madame de Ternan remplissoit les devoirs de sa place avec décence, +mais sans que rien en elle pût émouvoir le coeur par des sentimens +religieux; un prêtre d'un talent médiocre fit un discours que personne +n'écouta fort attentivement: cependant lorsqu'à la fin, suivant +l'usage, il interpella formellement la novice, pour lui recommander de +ne point embrasser l'état de religieuse par des _motifs humains_, +Delphine tressaillit, et, laissant tomber sa tête sur ses deux mains, +elle fut absorbée dans une méditation si profonde, qu'aucun des objets +qui l'entouroient ne paroissoit attirer son attention; elle devoit, +dans un moment convenu, s'avancer au milieu du choeur; et, comme elle +n'avoit pas l'air de penser à quitter sa place, j'eus un moment +l'espoir qu'elle alloit refuser de prononcer ses voeux, mais cet +espoir dura peu. L'abbesse commença la première à chanter, ainsi que +cela est ordonné dans ces cérémonies, un psaume très-solennel, dont +les paroles sont: + + Souviens-toi qu'il faut mourir. + + [Mémento mori.] + +La voix de madame de Ternan est belle et jeune encore: je reconnus +dans sa manière de prononcer cet accent espagnol dont madame d'Albémar +m'avoit souvent parlé, et je compris d'abord, à l'extrême émotion de +Delphine, que tout lui rappeloit Léonce; enfin elle se leva, et se dit +à elle-même, assez haut cependant pour que je l'entendisse:--Eh bien! +puisque le ciel se sert de cette voix pour m'ordonner de mourir, il +n'y faut pas résister. Léonce, Léonce! répéta-t-elle encore en se +jetant à genoux, reçois mon sacrifice!--Sa beauté, en ce moment, étoit +enchanteresse, et je pensois, avec un mélange d'étonnement et de +terreur, à cet amour tout-puissant, à cet homme inconnu, mais sans +doute extraordinaire, puisque son souvenir occupoit entièrement cette +charmante créature, qui s'immoloit à sa tendresse pour lui. + +Pendant le reste de la cérémonie, Delphine montra assez de force; et +ce qui acheva de me confondre, c'est que, rentrée chez elle avec moi, +lorsque tout fut terminé, elle ne paroissoit pas se ressouvenir +qu'elle eût changé d'état: elle ne disoit plus rien qui eût aucun +rapport avec ce qui venoit de se passer, et s'occupoit seulement de la +lettre qu'elle vouloit écrire à M. de Valorbe, en lui apprenant la +résolution qu'elle venoit d'accomplir, et le priant d'accepter une +partie de sa fortune. Je ne combattis point cette généreuse pensée; +madame d'Albémar ne peut se soutenir dans sa situation que par +l'enthousiasme; tant qu'il lui restera quelque action noble à faire, +elle ne sentira pas tout ce que son état a de cruel. + +Elle a pris de grandes précautions pour qu'on ne sache point son nom, +afin que de long-temps Léonce ne puisse découvrir ce qu'elle est +devenue, ni les motifs qui l'ont forcée à se faire religieuse; elle +craindroit qu'il ne s'en vengeât sur M. de Valorbe. Enfin, je l'ai +vue, pendant les deux heures que j'ai passées avec elle, constamment +occupée des autres, et, dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté, +parlant d'elle-même comme si elle eût déjà cessé d'exister. + +Maintenant, hélas! mademoiselle, en écrivant à votre amie, songez que +son malheur est sans ressource, encouragez-la à le supporter; vous +avez de l'empire sur elle, faites-en l'usage que la nécessité +commande. Ne me haïssez pas de n'avoir pu sauver Delphine! j'ai assez +souffert pour que vous ne puissiez pas douter des sentimens dont je +suis pénétrée. + + + + +LETTRE XXX. + +M. de Valorbe à madame d'Albémar. + +Zell, ce 24 juin. + + +Vous avez eu tort de vous faire religieuse, vous avez craint d'être +déshonorée par les heures passées à Zell, et vous n'avez pas daigné +penser que je vous justifierois avant de mourir; en mourant, je ferai +connoître la vérité; elle parviendra à Montalte, qui est maintenant en +Languedoc; je lui permettrai d'en instruire Léonce, une fois, dans +quelque temps, quand mes cendres seront assez refroidies, pour que +votre triomphe ne les insulte pas; vous serez alors bien affligée de +vous être séparée pour jamais du monde; mais pourquoi n'avez-vous pas +compté sur ma mort? Je vous l'avois promise, il falloit m'en croire. + +Si quelqu'un avoit voulu m'aimer, je sens que je me serois adouci, je +serois redevenu digne de ce qu'on auroit fait pour moi; mais à qui +importoit-il que je vécusse? + +Savez-vous ce qu'il y a d'horrible dans ma situation? Ce n'est pas de +terminer une vie que la ruine, les souffrances, le déshonneur me +rendent odieuse; mais c'est de n'avoir pas au fond du coeur un seul +sentiment doux, de ne pouvoir verser des pleurs sur mon sort, d'être +dur pour moi, comme l'a été le reste des hommes; de me haïr, de +repousser l'instinct de la nature, par une sorte de férocité qui +m'inspire la dérision de mes propres douleurs. Oui, les hommes m'ont +enfin mis de leur parti, je me traite comme ils m'ont traité; et si +c'est un crime de repousser tous les secours qui pourroient conserver +la vie, je le commets, ce crime, avec le sang-froid barbare qui feroit +immoler un ennemi long-temps détesté. + +Delphine, vous que j'aimois, vous qui pouviez tirer encore des larmes +de ce coeur desséché, vous avez mieux aimé nous tuer tous les deux, +que de réunir nos malheureuses destinées. Écoutez-moi, je vous ai +pardonné, vous valiez encore mieux que le reste de la terre; votre +réputation sera complètement rétablie, elle le sera par moi; Léonce ne +pourra pas former contre vous le moindre soupçon. Malheureux que je +suis! il y aura encore de l'amour après moi, il y aura des coeurs qui +seront heureux... Qu'ai-je dit, hélas! pauvre Delphine, ce ne sera pas +vous qui jouirez de la vie. Je vous le répète encore, pourquoi vous +êtes-vous faite religieuse? C'étoit moi que vous vouliez fuir, et vous +préfériez le tombeau à notre hymen. Mais ne pouviez-vous pas attendre +quelques momens, quelques jours? je n'en demandois pas plus pour +achever de vivre. Oh! que je souffre! mourir est plus douloureux +encore que je ne croyois. + + + + +LETTRE XXXI. + +Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. + +Zurich, ce 28 juin 1792. + + +L'infortuné Valorbe n'est plus; en mourant, il a écrit à madame +d'Albémar qu'il la justifieroit dans l'opinion; ainsi, huit jours +après avoir prononcé ses voeux, elle apprend que le sacrifice affreux +qu'elle a fait est devenu inutile. + +La mort de M. de Valorbe a été terrible. En recevant la lettre de +madame d'Albémar, qui lui apprenoit qu'elle avoit prononcé ses voeux, +il est tombé dans un accès de désespoir tel, qu'il a déchiré lui-même +ses blessures déjà rouvertes, et, pendant trois jours, il a refusé +tous les secours qu'on vouloit lui donner pour le sauver; mais, par +une inconséquence déplorable, quand il n'y avoit plus de ressource, il +a vivement désiré qu'on pût en trouver. Violent et foible jusqu'au +dernier moment, il a regretté la vie, quand sa volonté avoit appelé la +mort; irrité par ses douleurs, irrité par la résistance que la nature +opposoit à ses désirs, il a éprouvé comme une sorte de rage de mourir, +après avoir maudit l'existence, tant qu'il étoit en son pouvoir de la +conserver. Plusieurs fois, en expirant, il a nommé madame d'Albémar, +et l'a accusée de son sort. + +Madame de Ternan, qui ne ménage jamais les autres, a remis à Delphine +une lettre de Zell, qui contenoit tous ces détails; et quand je suis +arrivée à l'abbaye, madame d'Albémar savoit tout, et, se jetant dans +mes bras, elle m'a dit:--Jusqu'à ce jour, je n'avois fait de mal qu'à +moi, et maintenant je suis coupable de la mort d'un homme, d'un homme +qui avoit conservé la vie à mon bienfaiteur! Oh! que j'ai pitié de +lui; oh! que je voudrois, aux dépens de ma vie, l'avoir sauvé! Il +vivroit, s'il ne m'eût pas connue! malheureuse, pourquoi suis-je +née!--J'ai dit à Delphine tout ce qui pouvoit lui persuader qu'elle ne +devoit point se reprocher la mort de M. de Valorbe.--Je sais bien, me +répondit-elle, que je ne suis pas méchante, mais j'ai d'autres défauts +qui causent autant de malheurs autour de moi, l'imprudence, +l'entraînement, les sentimens irréfléchis et passionnés. Je n'ai pas +su guider ma vie, et j'ai précipité les autres avec moi.--Je vous en +conjure, lui dis-je, ne considérez pas les malheurs que vous éprouvez +comme le résultat de vos erreurs et de vos fautes. Les résolutions que +vous avez prises appartenoient à des sentimens tout-à-fait +involontaires. Il y a de la fatalité, en nous comme hors de nous, et +il ne faut pas plus se révolter contre soi, que contre les +autres.--Ah! reprit Delphine, tout pouvoit encore se supporter; mais +la mort! l'irréparable mort!-- + +J'essayai de lui parler du soin que M. de Valorbe avoit pris de la +justifier dans l'esprit de Léonce.--Le malheureux, s'écria-t-elle, +c'est un trait de bonté qui doit l'absoudre de tout, il m'a justifiée! +Voilà donc, dit-elle en s'arrêtant subitement comme si une pensée +tout-à-fait imprévue se fût emparée d'elle, voilà déjà la moitié de la +prédiction de ma soeur qui s'est accomplie! ne m'a-t-elle pas dit que +la vérité seroit connue sur mon voyage à Zell? elle le sera. Ne +m'a-t-elle pas dit aussi que peut-être un jour Léonce seroit libre? +Oh! d'où vient que cette idée, la plus invraisemblable de toutes, +m'est revenue dans cet instant? c'est parce que mon sort est +maintenant irrévocable, que je crois aux événemens qui me paroissoient +impossibles il y a quelque temps: funeste imagination! s'écria-t-elle, +ah Dieu!--Et elle resta plongée dans le plus profond silence. + +Madame d'Albémar n'est pas encore en état de vous écrire, +mademoiselle, elle m'a demandé de m'en charger; c'est toujours à vous +qu'elle pense au milieu de ses plus grandes peines. Ah! mademoiselle, +venez, venez ici. Votre présence est le seul bien qui puisse consoler +cette jeune infortunée, privée de tout autre espoir pour le cours de +sa longue vie. + +H. DE CERLEBE. + + + + +LETTRE XXXII. + +Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 30 juin 1792. + + +Madame de Mondoville est tombée tout à coup très-malade, mademoiselle; +elle s'obstine à vouloir nourrir son enfant, dans cet état, et si l'on +n'obtient pas d'elle d'y renoncer, sa mort est certaine. Je vous +donnerai de ses nouvelles exactement; mon mari ne quitte pas M. de +Mondoville. Ne mandez pas à madame d'Albémar la situation de Matilde; +il faut lui épargner des impressions trop mêlées, trop diverses, pour +ne pas agiter vivement son coeur. Soyez sûre que je ne passerai pas un +jour sans vous informer de la santé de madame de Mondoville. Nous nous +entendons sans nous exprimer. Adieu, mademoiselle. + +ÉLISE DE LEBENSEI. + +SIXIÈME PARTIE. + + + + +LETTRE PREMIÈRE. + +Delphine, à mademoiselle d'Albémar. + +De l'abbaye du Paradis, ce 1er juillet 1792. + + +Mon amie, j'ai causé la mort d'un homme! c'est en vain que je cherche +dans ma pensée des excuses, des explications; je n'ai pas eu des +intentions coupables, mais sans doute je n'ai pas su ménager le +caractère de M. de Valorbe; je n'aurois pas dû lui donner un asile +dans ma propre maison: un bon sentiment m'y portoit; mais la destinée +des femmes leur permet-elle de se livrer à tout ce qui est bien en +soi? Ne falloit-il pas calculer les suites d'une action même honnête, +et trouver une manière plus sage de concilier la bonté du coeur avec +les devoirs imposés par la société? Si je n'avois pas des reproches à +me faire, serois-je si malheureuse? on ne souffre jamais à ce point +sans avoir commis de grandes fautes. + +Je repasse sans cesse dans ma pensée ce que j'aurois pu écrire à M. de +Valorbe, qui eût adouci son désespoir, quand je lui annonçai mon +nouvel état: il me semble que la crainte fugitive de ce qui vient +d'arriver a traversé mon esprit, et que je ne m'y suis pas assez +arrêtée. Je cherche à me rappeler le moment où cette crainte m'est +venue, le degré d'attention que j'y ai donné, les pensées qui m'en ont +détournée. Je m'efforce de suivre en arrière les plus légères traces +de mes réflexions, pour m'accuser ou m'absoudre. Je me reproche enfin +de ne pas accorder à la mémoire de M. de Valorbe les sentimens qu'il +demandoit de moi, de ne pas regretter assez celui qui est mort pour +m'avoir aimée; je n'ose me livrer à m'occuper de Léonce: il me semble +que M. de Valorbe me poursuit de ses plaintes, il n'y a plus de +solitude pour moi, les morts sont partout. + +Vous le savez, autrefois, quand j'étois près de vous, je me plaisois +dans la vie contemplative; le bruit du vent et des vagues de la mer, +qu'on entendoit souvent dans notre demeure, me faisoit éprouver les +sensations les plus douces; je rêvois l'avenir, en écoutant ces bruits +harmonieux, et, confondant les espérances de la jeunesse avec celles +d'un autre monde, je me perdois délicieusement dans toutes les chances +de bonheur que m'offroit le temps, sous mille formes différentes. Cet +été même, quand je n'avois plus à attendre que des peines, vingt fois, +au milieu de la nuit, me promenant dans le jardin de l'abbaye, je +regardois les Alpes et le ciel, je me retraçois les écrits sublimes +qui, dès mon enfance, ont consacré ma vie au culte de tout ce qui est +grand et bon: les chants d'Ossian, les hymnes de Thompson à la nature +et à son Créateur, toute cette poésie de l'âme qui lui fait pressentir +un secret, un mystère, un avenir, dans le silence du ciel et dans la +beauté de la terre; le merveilleux de l'imagination, enfin, m'élevoit +quelquefois dans la solitude au-dessus de la douleur même; je me +rappelois alors la destinée de tout ce qui a été distingué dans le +monde, et je n'y voyois que des malheurs. Amour, vertu, génie, tout ce +qui a honoré l'homme, l'homme l'a persécuté. Pourquoi donc, me +disois-je, serois-je révoltée de mon sort? quand j'ai osé sentir, +penser, aimer, ne me suis-je pas condamnée à souffrir! Et je levois +des regards plus fiers vers ces astres, qui ont recueilli toutes les +idées, toutes les affections que les vulgaires habitans de ce monde +ont repoussées. Cette disposition de mon coeur m'étoit assez douce, +elle m'aidoit à supporter le nouvel état que j'ai embrassé; mais +depuis la mort de M. de Valorbe, je ne sais quelle inquiétude, quel +sentiment amer ne me permet plus d'être bien quand je suis seule. + +Il faut que j'essaie d'une vie plus utilement employée, et que je +fasse servir mon existence au bien des autres, pour parvenir à la +supporter moi-même. Les plaisirs d'une bienfaisance continuelle, +l'espoir de perfectionner mon âme, en soulageant l'infortune, me +ranimeront peut-être: les heures oisives que l'on passe ici me +deviennent trop pénibles; la rêverie me consume, au lieu de me calmer; +je ne puis échapper à moi, qu'en m'occupant sans cesse à secourir les +souffrances de l'humanité; écoutez mon projet, ma soeur, et +secondez-le. + +La société de madame de Ternan me devient chaque jour moins agréable; +je ne lui plais plus, depuis que les malheurs que j'ai éprouvés me +rendent incapable de chercher à la distraire; elle a un fond de +tristesse sans sujet, qui lui fait détester dans les autres les peines +qui ont une cause réelle; et jamais personne n'a été moins propre à +consoler, car elle n'observe jamais que ce qui la regarde +personnellement; on diroit qu'elle ne croit à rien qu'à ce qu'elle +éprouve, et que tout ce qui l'environne lui paroît devoir être une +modification d'elle-même. Je voudrois quitter cette femme qui m'a fait +tant de mal, et me réunir à quelque association religieuse, mais +consacrée à la bienfaisance. Je n'ai pas la moindre vocation pour le +genre de vie qu'on mène ici; les pratiques continuelles et minutieuses +que l'on m'impose sont, avec ma manière de voir, une sorte +d'hypocrisie qui révolte mon caractère. Je ne veux pas cependant, +comme madame de Ternan, m'affranchir presque entièrement des exercices +religieux qu'on exige de nous; je craindrois d'affliger, par mon +exemple, mes compagnes qui s'y soumettent, mais je voudrois remplir +quelques devoirs qui fussent analogues aux idées que j'ai sur la +vertu. + +Hier, un religieux du mont Saint-Bernard est venu dans notre couvent; +je lui trouvois une expression de calme et de sensibilité que n'ont +point nos religieuses. Je me promenai quelque temps avec lui; il me +raconta par hasard, et sans y attacher lui-même autant d'importance +que moi, un trait qui pénétra mon coeur. Un vieillard de son ordre, +accablé d'infirmités, et retiré dans l'hospice des malades, apprit cet +hiver qu'un voyageur, tombé dans les neiges à peu de distance de son +couvent, étoit près de mourir; il se trouvoit seul alors, tous ses +frères étant absens pour rendre d'autres services; il n'hésita pas, il +partit, et trouva le malheureux voyageur expirant au milieu des +neiges; il n'étoit plus possible de le transporter, il entendoit avec +difficulté ce qu'on lui disoit; le vieillard se mit à genoux près de +lui, sur les glaces qui l'environnoient, il se pencha vers son +oreille, et tâcha de lui faire comprendre les paroles qui donnent +encore de l'espérance au dernier terme de la vie; il resta près d'une +heure dans cette situation, recevant sur sa tête blanchie et sur son +corps infirme la pluie et les frimas, qui sont mortels au sommet des +Alpes pour la jeunesse elle-même. Le vieillard élevoit la voix ou +l'adoucissoit, suivant l'expression du visage de son infortuné malade; +il faisoit pénétrer des consolations à travers les souffrances de +l'agonie, et suivoit l'âme enfin jusqu'à son dernier souffle, pour +apaiser les peines morales, quand la nature physique se déchiroit et +s'anéantissoit. Peu de jours après, ce bon vieillard mourut du froid +qu'il avoit souffert. Celui qui me racontoit ce généreux dévouement, +s'étonnoit de mon émotion. + +--Croyez-moi, ma chère soeur, me dit-il, on est heureux de consacrer +sa vie et sa mort au bien des autres; que signifieroient nos +engagemens, nos sacrifices, s'ils n'avoient pas pour but de secourir +les misérables? La prière est un doux moment, mais c'est quand on a +fait beaucoup de bien aux hommes, que l'on jouit de s'en entretenir +avec Dieu; la piété se renouvelle par la vertu, les exercices +religieux sont la récompense et non le but de notre vie. Nous mettons +de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous; c'est +alors seulement que la protection divine se fait sentir au fond de +notre coeur.--Voilà, ma chère Louise, ce qui peut être utile dans +l'état religieux; voilà le genre de vie que je veux adopter, que je +veux suivre. + +Hélas! si l'infortuné Valorbe m'avoit justifiée pendant sa vie, comme +il l'a fait à sa mort, je serois libre encore; mais pourquoi regretter +les voeux que j'ai faits? ils m'ont été arrachés dans un moment de +délire, ils n'avoient pour objet que d'échapper au plus grand des +malheurs; mais ces voeux me lieront plus fortement encore à +l'accomplissement de tous les devoirs de la morale; et si je puis +consacrer toutes les heures de ma journée à des actes d'humanité, +j'espère que je reprendrai du calme. Non, mon amie, je le sens, je +n'ai pas mérité de souffrir toujours; et si je conforme ma vie à la +plus parfaite vertu, la paix de l'âme doit m'être un jour rendue. + +Existe-t-il encore, ma chère Louise, dans le Languedoc ou la Provence, +quelques établissemens de charité tels que je les désire? je pourrois +peut-être obtenir de mes supérieurs la permission de m'y retirer, et +je finirois près de vous ma vie qui ne peut être longue. Ma soeur, +dites-moi que vous désirez me revoir; je n'en doute pas, mais il me +sera doux de me l'entendre répéter. + + + + +LETTRE II. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +De l'abbaye du Paradis, ce 15 juillet 1792. + + +--_Ne quittez pas le lieu où vous êtes, la retraite inconnue où vous +vivez; ne venez pas près de moi à présent; au nom du ciel, n'y venez +pas!_--Voilà ce que vous m'écrivez! Est-ce vous que mon malheur a +lassée? est-ce vous qui, fatiguée de mes égaremens, ne voulez plus me +tendre une main protectrice? Écoutez, Louise, j'ai perdu +successivement toutes mes illusions, toutes mes espérances; mais si +vous n'êtes pas ce qu'il y a de plus noble et de meilleur au monde, +j'ignore ce que je suis moi-même; je ne puis plus rien juger, rien +aimer; le ciel et la terre sont confondus à mes yeux; je ne sais où +poser mes pas, et je demande à la nature ce qu'elle veut faire de moi, +quand elle m'ôte le seul appui sur lequel je reposois encore mon âme. +Mais non, j'en suis sûre, vous m'expliquerez le mystère qui règne dans +votre lettre: le sort renferme mille événemens extraordinaires, +toutefois il en est un impossible, c'est que la bonté se démente, +c'est que l'amitié sincère se détache par le malheur, c'est que vous +ne soyez pas une amie parfaitement bonne et généreuse! Réveillez-vous, +Louise, réveillez-vous! un motif qui m'est inconnu vous a dicté votre +incroyable refus; mais quel qu'il soit, ce motif, il ne doit rien +valoir. + +Peut-être croyez-vous qu'il est plus convenable pour moi de rester +ici, que je ferois mieux de ne pas aller en France; ah! ne me déchirez +pas le coeur, pour ce que vous croyez mon bien; la douleur que vous +m'avez causée est au-dessus de toutes celles que vous voudriez +m'épargner; les chances de l'avenir sont incertaines, et la douleur +présente est le véritable mal. Plus je relis votre lettre, plus je me +persuade que ce n'est point un sentiment froid, raisonnable, calculé, +qui vous l'a dictée; il y règne un trouble, une obscurité, une +contradiction qui me font craindre pour vous, pour moi, quelque grand +malheur que vous redoutez, que vous me cachez. Léonce est-il malade? +est-il menacé de quelque péril? + +Vous dirai-je que de malheureuses superstitions se sont emparées de +moi, depuis que votre lettre a frappé mon esprit de terreur. Le +dernier mot que M. de Valorbe a écrit en mourant, c'étoit pour +exprimer son désir d'être enseveli dans notre église; nos religieuses +s'y refusoient d'abord, parce que l'on avoit répandu le bruit qu'il +s'étoit tué; mais j'ai mis tant de chaleur dans ma demande, que je +l'ai enfin obtenue; j'attachois un grand prix à rendre à cet infortuné +ce dernier hommage. Hier au soir, je voulus aller visiter son tombeau; +votre lettre m'avoit inspiré plus de désir encore d'apaiser ses mânes. +Je craignois pour Léonce; j'avois besoin d'implorer toutes les +protections invisibles que les infortunés appellent sans cesse, dans +leurs impuissantes douleurs. J'arrive près du tombeau de M. de +Valorbe, je frémis du profond silence qui m'environnoit, près d'un +coeur si passionné, près d'un homme que la violence de ses sentimens +avoit fait mourir. Je me mis à genoux, et je me penchai sur la pierre +qui couvroit sa cendre. J'y versai long-temps des pleurs de pitié, de +regret et de crainte. Quand je me relevai, mon premier mouvement fut +de tirer de mon sein le portrait de Léonce, que j'y ai toujours +conservé; je voulus justifier auprès de lui la pitié que m'inspiroit +M. de Valorbe; mais je trouvai le portrait entièrement méconnoissable; +le marbre du tombeau de M. de Valorbe, sur lequel je m'étois courbée, +l'avoit brisé sur mon coeur! + +Plaignez-moi; cette circonstance si simple me parut un présage; il me +sembla que du sein des morts, M. de Valorbe se vengeoit de son rival, +et qu'un jour Léonce devoit périr dans mes bras. Ce jour +approche-t-il? le savez-vous? voulez-vous me le cacher? Ah! cessez de +vous montrer insensible à mon sort! je ne puis le croire, je ne puis +soupçonner votre coeur; et toutes les chimères les plus cruelles +s'offrent à moi, pour expliquer ce que je ne saurais comprendre. + + + + +LETTRE III. + +Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 15 juillet 1792. + + +Les médecins ont déclaré que si Matilde persistoit à nourrir son +enfant, elle étoit perdue, et que son enfant même ne lui survivrait +peut-être pas. Un confesseur et un médecin amené par ce confesseur, +soutiennent l'opinion contraire, et Matilde ne veut croire qu'eux. +Léonce s'est emporté contre le prêtre qui la dirige; il a supplié +Matilde à genoux de renoncer à sa résolution; mais jusqu'à présent il +n'a pu rien obtenir. Elle se persuade que toutes les femmes qui sont +un peu malades se font conseiller de ne pas nourrir, pour se dispenser +d'un devoir; et rien au monde ne peut la faire sortir de cette +opinion. Elle sait une phrase pour répondre à tout; elle dit que, +quand elle se sentira malade, elle cessera de nourrir; mais que, +n'éprouvant aucune douleur à présent, elle n'a point de motif pour +céder à ce qu'on lui demande. On lui parle de son changement; on lui +retrace tous les symptômes alarmans de son état; on veut l'effrayer +sur le mal qu'elle peut faire à son fils: elle répond qu'elle n'y +croit pas; que le lait de la mère convient à l'enfant; qu'un +changement de nourriture seroit très-dangereux pour lui, et qu'elle +doit savoir, mieux que personne, ce qui est bon pour son fils et pour +elle-même. Ces deux ou trois phrases répondent à toutes les +conversations qu'on veut avoir avec elle, elle les répète toujours, +les varie à peine; et l'on sent en lui parlant, m'a dit M. de +Lebensei, la résistance de l'entêtement comme un obstacle physique, +sur lequel la force des raisonnemens ne peut rien. + +Quel triste spectacle cependant que cette altération du jugement, +cette folie véritable, revêtue des formes les plus froides et les plus +régulières! Léonce est au désespoir, surtout pour son fils. J'espère +qu'il triomphera de la résistance de Matilde; elle l'aime, c'est le +seul sentiment qui ait sur elle un pouvoir indépendant de sa volonté. +M. de Lebensei ne quitte pas Léonce; il ne se montre pas toujours à +Matilde, mais il est habituellement dans la chambre de M. de +Mondoville, pour le soutenir et le consoler. Léonce, depuis huit +jours, n'a pas prononcé le nom de madame d'Albémar. J'aime ce respect +et cette pitié pour la situation de sa femme. Jamais, cependant, je +crois, il ne fut plus occupé de Delphine! Agréez, mademoiselle, mes +tendres hommages. + +ÉLISE DE LEBENSEI. + + + + +LETTRE IV. + +M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 21 juillet 1792. + + +Hier, la femme de Léonce a cessé de vivre! c'est vous, mademoiselle, +qui l'apprendrez à madame d'Albémar. Je ne puis me refuser à vous +exprimer la pitié que j'ai ressentie pour les derniers momens de cette +jeune Matilde; je suis sûr que votre noble amie, loin de me blâmer, la +partagera. + +Depuis un mois, l'opiniâtreté de madame de Mondoville avoit révolté +tout ce qui l'entouroit. Léonce, surtout, inquiet pour son enfant, et +ne sachant quel parti prendre, entre la crainte de réduire Matilde au +désespoir, et le danger de son fils, n'avoit cessé de montrer à +Matilde un sentiment contenu, mais très-blessé; lorsqu'il y a quatre +jours, une nuit plus alarmante que toutes les autres convainquit +Matilde de son état; elle fit venir Léonce, et, lui remettant son fils +entre les bras, elle lui dit:--Il se peut que j'aie eu tort de vous +résister si long-temps; mais les opinions que je vous opposois +exercent un tel empire sur moi, que je leur sacrifie sans regrets, à +vingt ans, une vie que vous rendiez heureuse. Pardonnez, si votre +volonté n'a pas d'abord obtenu ce que je ne faisois pas pour la +conservation de ma propre existence. Je crains que la roideur de mon +caractère ne vous ait donné de l'éloignement pour la religion que je +professe; ce seroit la pensée la plus amère que je pusse emporter au +tombeau: n'attribuez point mes défauts à ma religion, elle n'a pu les +corriger tous; mais sans elle, ils auroient fait mon malheur et celui +des autres; c'est elle qui m'inspire la force de quitter avec courage +ce que Dieu même me permettoit d'appeler le bonheur, une union intime +avec le seul homme que j'aie aimé sur la terre.--Ces derniers mots +touchèrent Léonce; Matilde s'en aperçut, et lui prenant la +main:--Croyez-moi, lui dit-elle, ce coeur n'étoit pas si froid que +vous le pensiez! mais ne falloit-il pas l'habituer à la contrainte? la +vie religieuse est une oeuvre d'efforts, et l'entraînement trop vif +vers les penchans les plus purs, détourne l'âme de son Dieu. + +--Trois jours après cette conversation, Matilde, se sentant +tout-à-fait mal, voulut causer seule avec Léonce, pour lui confier +tout ce qui s'étoit passé entre elle et madame d'Albémar. Elle remit à +son mari la lettre qu'elle avoit reçue de Delphine, et qui exprime si +noblement tous les sentimens généreux de cette âme angélique. Léonce, +qui avoit toujours conservé une sorte de ressentiment du départ de +Delphine, éprouva l'émotion la plus vive en en apprenant la cause; et, +malgré tous ses efforts, il lui fut impossible, m'a-t-il avoué, de +cacher à Matilde l'admiration qu'il éprouvoit pour la conduite de +madame d'Albémar.--Vous l'aimez, lui dit Matilde avec douceur, vous +l'aimez encore! et je meurs. Eh bien! avouez donc que Dieu me protège! +Croyez en lui, Léonce, et ne rendez pas inutiles les prières que je +fais pour vous!--Ces mots si sensibles causèrent un remords douloureux +à Léonce; il se jeta au pied du lit de Matilde, et couvrit sa main de +larmes. Matilde reprit de la force; son coeur étoit satisfait de +l'attendrissement de Léonce.--Vous épouserez madame d'Albémar, +continua-t-elle; c'est une âme sensible et généreuse; mais je pense +avec peine que votre bonheur, à l'un et à l'autre, est bien dépendant +des hommes et des circonstances. L'honneur est votre guide, le +sentiment est le sien; mais vous n'avez point en vous-même un appui +qui vous réponde de votre sort; prenez-y garde, Léonce, Dieu veut être +notre premier ami, notre seul maître, et la soumission entière à sa +volonté est l'unique moyen d'être affranchi de tout autre joug. +Léonce, ajouta-t-elle d'une voix émue, Léonce! je voudrois emporter +l'idée que vous serez heureux; mais je crains bien que vous n'en ayez +pas pris la route. Si je pouvois obtenir de vous que vous élevassiez +notre enfant dans mes principes! mais, hélas! ce pauvre enfant, qui +sait s'il vivra? Il sera bientôt, peut-être, un ange dans le sein de +Dieu.--Tout à coup elle s'arrêta, comme si une idée l'avoit troublée, +et demanda son confesseur avec instance; Léonce crut apercevoir +qu'elle étoit inquiète d'avoir nourri son enfant trop long-temps. Il +alla chercher le confesseur, et lui dit:--Monsieur, vous nous avez +fait bien du mal, tâchez de le réparer autant qu'il est en votre +puissance; écartez de Matilde toute idée de remords.--Je ferai mon +devoir, répondit le confesseur, et il entra chez Matilde.--C'est un +homme tout à la fois rempli de fanatisme et d'adresse; convaincu des +opinions qu'il professe, et mettant cependant à convaincre les autres +de ces opinions, tout l'art qu'un homme perfide pourroit employer; +imperturbable dans les dégoûts qu'il éprouve, et toujours actif pour +les succès qu'il peut obtenir; portant enfin dans une persévérance que +rien ne rebute, cette dignité religieuse qui s'honore des +humiliations, et place son orgueil dans les souffrances même et dans +l'abaissement. + +Il resta plusieurs heures enfermé avec Matilde, et quand Léonce la +revit, elle lui parut calme et ferme, et ne cherchant aucune occasion +de lui parler seule. Pendant toute la nuit qui précéda sa mort, cette +jeune et belle Matilde supporta courageusement toutes les cérémonies +dont les catholiques environnent les mourans. J'étois retiré dans un +coin de la chambre, derrière les domestiques qui écoutoient à genoux +les prières des agonisans; j'apercevois dans une glace le lit de +Matilde, et je voyois son confesseur approcher souvent la croix de ses +lèvres mourantes. J'éprouvois à ce spectacle un tressaillement +intérieur que tout l'effort de ma volonté ne pouvoit vaincre. A-t-on +raison, me disois-je, d'entourer nos derniers momens d'un appareil si +sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant +d'idées terribles l'imagination des infortunés qui expirent? le +sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs? ne +vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l'homme comme celle du jour, +et faire ressembler, autant qu'il est possible, le sommeil de la mort +au sommeil de la vie! Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce +qu'il aime doit écarter de lui cette pompe funèbre; l'affection +l'accompagne jusqu'à son dernier adieu, il dépose sa mémoire dans les +coeurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour +lui la bienveillance du ciel; mais l'être infortuné qui périt seul, a +peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel; que +des ministres de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes, +qui expriment la compassion du ciel pour l'homme, et que le plus grand +mystère de la nature, la mort, ne s'accomplisse pas sans causer à +personne ni pitié ni terreur. + +Léonce étoit resté toute la nuit appuyé sur le pied du lit de Matilde, +absorbé dans les impressions profondes qu'il éprouvoit. Il m'a dit +depuis, qu'en voyant mourir avec le calme le plus parfait, une femme +si belle et si jeune, il se demandoit pourquoi dans les peines du +coeur on s'efforçoit de vivre, puisque la mort causoit si peu +d'effroi, même au milieu de toutes les prospérités de la vie; tant il +est vrai que, dans la destinée la plus heureuse, il y a toujours une +fatigue secrète d'exister, qui console d'arriver au terme, quelque +court qu'ait été le voyage! + +Vous savez combien la physionomie de Léonce est expressive, et surtout +combien la douleur s'y peint avec un charme et une énergie singulière; +il avoit passé la nuit dans la même attitude, debout et immobile; ses +cheveux étoient défaits, et sa beauté étoit vraiment alors +très-remarquable. Matilde, qui avoit fermé les yeux depuis assez +long-temps, les ouvrit; le premier objet qui frappa ses regards, ce +fut Léonce.--O mon Dieu! s'écria-t-elle, est-ce mon époux? est-ce un +messager du ciel que je vois?--A peine eut-elle dit ces mots, que son +visage pâle se couvrit d'une vive rougeur; elle appela son confesseur, +et lui parla bas pendant quelques minutes; j'entendis seulement qu'il +lui répondoit:--Vous pouvez, madame, dire à M. de Mondoville un +dernier adieu, vous le pouvez; mais, après l'avoir prononcé, vous +devez rester seule avec nous.--Léonce, dit alors Matilde en serrant +la main de son époux dans les siennes, Léonce, répéta-t-elle avec un +regard où se peignoient à la fois elles ombres de la mort, et le +sentiment le plus vif de la vie, je vous ai toujours aimé; ne +conservez de moi que ce souvenir! Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas +dit qu'il _seroit beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé_? ne +dédaignez point ma mémoire, ne foulez point aux pieds, sans +tressaillir, le tombeau de celle qui n'a chéri que vous sur la +terre.--Léonce se précipita vers Matilde en pleurant; peu de secondes +après, le confesseur s'approcha du lit, et dit à Léonce: +Éloignez-vous, monsieur; madame de Mondoville ne se doit plus +maintenant qu'à la prière et aux intérêts du ciel.--Léonce irrité se +releva, Matilde prévit qu'il alloit exprimer sa colère, et se hâta de +lui dire:--Léonce, c'est mon dernier, c'est mon plus grand sacrifice; +mais il le faut, il le faut!--Léonce, accablé par cet ordre, se +retira, et ne revit plus Matilde; une heure après elle expira. + +Depuis ce moment, Léonce n'a point quitté son fils, dont l'état est +fort dangereux, et je suis bien sûr qu'il n'a pas l'idée de s'en +éloigner dans ce moment. Mais je ne doute pas non plus que, si son +enfant étoit mieux, il ne partît à l'instant pour rejoindre Delphine. +Il ne m'a pas encore prononcé son nom; mais ce matin, comme nous +étions ensemble à la fenêtre, au moment où le jour commencoit à +paroître, il me dit:--Voyez, mon ami! c'est du côté de la Suisse que +le soleil se lève, c'est de là que viennent tous ses rayons!--Et il se +tut, craignant d'exprimer ses pensées secrètes; mais son visage +trahissoit des sentimens d'espoir qu'il auroit voulu cacher. + +Mandez-moi dans quel lieu demeure Delphine, il faut en instruire +Léonce; ah! maintenant, rien ne s'oppose plus à son bonheur! Que +l'infortunée Matilde le pardonne, mais je bénis le ciel d'avoir enfin +réuni pour toujours deux êtres qui s'aimoient, et qui désormais ne +seront plus séparés! Élise et moi, mademoiselle, nous vous offrons nos +tendres et respectueux hommages. + +HENRI DE LEBENSEI. + + + + +LETTRE V. + +Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei. + +Montpellier, ce 27 juillet. + + +Gardez-vous bien, monsieur, de laisser partir Léonce pour la Suisse; +il n'est point de dessein plus funeste. Il faut vous révéler un secret +affreux, un secret qui anéantit toutes nos espérances, au moment où le +sort avoit écarté tous les obstacles. Les persécutions de M. de +Valorbe, la barbare personnalité d'une femme, un enchaînement de +circonstances enfin, dont l'ascendant étoit inévitable, ont précipité +madame d'Albémar dans la plus malheureuse des résolutions; elle est +religieuse dans l'abbaye du Paradis, à quatre lieues de Zurich. M. de +Valorbe, l'auteur de tous les chagrins de Delphine, est mort +désespéré, lorsqu'il ne pouvoit plus rien réparer. Madame d'Albémar ne +se repent que trop, je le crois, des voeux imprudens qui la lient pour +jamais; et cependant elle ignore encore la mort de Matilde! Je ne puis +penser sans horreur au désespoir que vont éprouver Léonce et Delphine, +quand elle apprendra qu'il est libre, quand il saura qu'elle ne l'est +plus. On ne peut éviter qu'ils ne connoissent une fois leur sort; mais +il faut les y préparer, si toutefois il est possible qu'ils +l'apprennent sans en mourir. + +Je suis retenue dans mon lit par un accident assez fâcheux; remplissez +à ma place, monsieur, les devoirs de l'amitié; vous avez plus de force +et de caractère que moi, vos conseils leur seront plus utiles que mes +larmes; secourez nos amis, jamais ils ne furent plus malheureux. + + + + +LETTRE VI. + +M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Paris, ce 2 août. + + +Quelle nouvelle vous m'apprenez, juste ciel! et il est parti ce matin, +avant que votre lettre me fût arrivée! Je vais le rejoindre; dans deux +heures j'aurai mon passe-port, et je serai sur ses traces. J'ignore ce +que je lui dirai, ce que je pourrai faire pour lui; mais enfin il ne +sera pas seul. L'infortuné! quels événemens funestes ont précédé le +malheur qui va l'accabler! Avant-hier, il reçut la nouvelle qu'une +maladie violente l'avoit privé de sa mère, et deux heures après, son +fils est mort dans ses bras! Au moment où ce pauvre enfant a cessé de +vivre, Léonce s'est jeté sur son berceau, avec des convulsions de +douleur qui me faisoient craindre pour lui:--Mon ami, s'est-il écrié, +tous mes liens sont brisés, tous, hors un seul! mais celui-là, si je +le retrouve, je puis vivre; oui, sur le tombeau de ma famille entière, +barbare que je suis, l'amour peut encore me rendre heureux.--Hélas! et +j'entendois ces paroles sans me douter de ce qu'elles avoient +d'horrible. Je croyois à l'espérance qu'il invoquoit alors à son +secours: depuis ce moment il ne m'a plus prononcé le nom de Delphine. + +Le lendemain, il a suivi l'enterrement de son fils jusqu'au cimetière +de Bellerive, où il a voulu qu'on l'ensevelît. J'y ai été avec lui; +rien n'est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d'un +enfant: cette cérémonie n'a rien de sombre; il semble qu'on devroit +plaindre davantage celui qui perd la vie avant d'avoir goûté ses beaux +jours, et cependant j'éprouvois un sentiment tout-à-fait contraire: ce +qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l'ont +précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n'ont pu +conduire au but, et n'ont creusé que l'abîme où le temps et la douleur +précipitent tous les hommes; mais j'aime ces mots d'Hervey sur la +tombe d'un enfant: _«La coupe de la vie lui a paru trop amère, il a +détourné la tête.»_ Heureux enfant! dispensé de l'épreuve! pauvre +enfant! que va devenir ton père? prieras-tu pour lui dans le ciel? ta +mère se réunira-t-elle à toi? Oh! quel est l'esprit assez fort pour ne +pas appeler ceux qui ne sont plus, au secours des vivans qu'ils ont +aimés! Quel est le coeur qui n'invoque pas ce qu'il ignore, quand il +succombe à ce qu'il éprouve! Hélas! maintenant que je sais de quel +sort Léonce est menacé, il me semble que l'expression de sa +physionomie en étoit le présage; il y avoit des rayons d'espoir qui +l'illuminoient tout à coup; mais il retomboit l'instant d'après dans +la tristesse la plus profonde, comme si l'image du bonheur lui étoit +apparue, et qu'une voix secrète eût empêché son âme de s'y confier. + +Quand la cérémonie fut achevée, il se mit à genoux sur le gazon qui +recouvroit les restes de son fils. Je n'avois jamais pensé qu'à la +douleur d'une mère; lorsque je vis la mâle expression des regrets +paternels, ce jeune homme pleurant sur l'enfance, cette âme forte +abattue, je fus touché profondément; les femmes sont destinées à +verser des larmes; mais quand les hommes en répandent, je ne sais +quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du +coeur. + +En sortant de l'église, Léonce me demanda d'aller avec lui dans le +jardin de Bellerive; quand nous fûmes arrivés à la grille du parc, il +s'appuya sur un des barreaux sans l'ouvrir, et, après quelques minutes +d'hésitation, il me dit:--Non, cela me feroit mal, de me rappeler le +passé; qui sait si j'ai un avenir, qui le sait? et sans cet espoir, +comment affronter ces lieux! Mon enfant, dit-il en levant les yeux sur +l'église de Bellerive, mon enfant! tu reposes près du séjour où ton +père a goûté les seuls instans fortunés de sa vie; toutes les +espérances de mon coeur sont ensevelies ici. O destinée! que me +rendrez-vous?--Sa voix s'altéra en prononçant ces derniers mots; mais +vous savez combien il a d'empire sur lui-même; il reprit des forces, +s'éloigna du jardin, et me fit signe de remonter en voiture avec lui. + +Il ne me dit rien pendant la route; mais quand nous fûmes arrivés chez +lui, il m'annonça qu'il partoit pendant la nuit.--Vous savez où je +vais, me dit-il; mon fils, ma femme, ma mère n'existent plus; il n'y a +plus qu'un seul objet d'espoir pour moi sur la terre; si je l'ai +conservé, je vivrai; s'il m'étoit ravi, quel droit le ciel même +auroit-il sur l'être privé de tout ce qui lui fut cher? Adieu.--Peu +d'heures après, Léonce étoit parti, et ce n'est que ce matin que j'ai +reçu votre lettre. Je me suis décidé à l'instant même; je suivrai +Léonce, et dès que je l'aurai retrouvé, je verrai ce que m'inspirera +sa situation. Mais quand je pourrois lui proposer une ressource +salutaire, ses opinions lui permettroient-elles de l'accepter? Enfin, +il faut le rejoindre, il faut qu'un ami soit près de lui, dans le plus +cruel moment de sa vie. Madame de Lebensei a consenti à mon absence; +j'ai obtenu un passe-port pour un mois; ma première lettre sera datée +de Suisse. Adieu, mademoiselle, adieu, bonne et malheureuse amie; que +pourrons-nous faire pour sauver Delphine et Léonce? quels conseils +suivront-ils, si l'on osoit leur en donner? + + + + +LETTRE VII. + +Léonce à M. Barton. + +Lausanne, ce 5 août. + + +Je suis venu ici en moins de trois jours; je puis m'arrêter, +maintenant que j'habite une ville où elle a été; je n'ai pas encore de +renseignemens précis sur son séjour actuel; mais me voici sur ses +traces, et bientôt je l'atteindrai. Mon cher Barton, que je suis +honteux de l'état de mon âme! je viens de perdre une mère que je +chérissois, une femme estimable, un fils qui m'avoit fait connoître +les plus tendres affections de la paternité. Eh bien! vous +l'avouerai-je? il y a des momens où mon coeur tressaille de joie. +L'idée de revoir Delphine, de la retrouver libre, d'unir mon sort au +sien; cette idée efface tout, l'emporte sur tout; cependant ne croyez +pas que j'aie foiblement senti les malheurs qui m'ont frappé: mon état +est extraordinaire, mais mon âme n'est pas dure, jamais même elle ne +fut plus sensible! J'éprouve au fond du coeur une tristesse profonde, +je ne puis être seul sans verser des larmes; quand j'aurai retrouvé +Delphine, je me livrerai à mes regrets, je pleurerai à ses pieds; de +long-temps, même auprès d'elle, je ne serai consolé; mais dans +l'attente où je suis, ce que je sens ne peut être ni du plaisir ni de +la peine; c'est une agitation qui confond dans le trouble l'espérance +comme la douleur. + +Vous m'avez connu de la fermeté, eh bien! à présent je suis +très-foible, je crains, comme une femme, tous les mouvemens subits; ce +qui va se décider pour moi est trop fort; il y a trop loin du +désespoir à ce bonheur; j'ai peur des émotions même que me causera sa +présence, et je me surprends à souhaiter un sommeil éternel, plutôt +que ces secousses morales, si violentes que la nature frémit de les +éprouver.--Ah, Delphine! qu'ai-je dit! c'est toi, oui, c'est toi qui +fermeras toutes les blessures de mon coeur! Le premier son de ta voix, +de ta voix fidèle à l'amour, va me rendre en un moment toutes les +jouissances de la vie. Il me reste toi, toi que j'ai tant aimée; d'où +viennent, donc mes inquiétudes?--Mon ami! ne sais-je pas qu'elle +m'aime, ne connois-je pas son caractère vrai, tendre, dévoué? Je +crains, parce que la revoir me semble un bonheur surnaturel; depuis +huit mois j'invoque en vain son image, depuis huit mois je souffre à +tous les instans, je n'ai plus foi au bonheur; mais c'est une +foiblesse que ce doute; n'a-t-il pas existé un temps où je la voyois? +un temps où chaque jour je passois trois heures avec elle? Pourquoi +ces heures ne reviendroient-elles pas? elles ont été dans ma vie, +elles peuvent encore s'y retrouver. + + + + +LETTRE VIII. + +Léonce à M. Barton. + +Zurich, ce 7 août. + + +Je suis à six lieues de madame d'Albémar, je viens de le savoir, +presque avec certitude; je ne doute pas, d'après ce qu'on m'a dit, que +ce ne soit elle qui s'est retirée, il y a trois mois, dans l'abbaye du +Paradis; sensible Delphine! c'est dans la retraite la plus profonde +qu'elle a passé le temps de notre séparation: depuis qu'elle a quitté +Zurich, on n'a pas une seule fois entendu parler d'elle; personne, +même ici, ne la connoît sous son véritable nom; mais sa généreuse +conduite dans tous les détails de la vie, mais l'impression que ses +charmes ont produite sur ceux qui l'ont vue, ne me permettent pas de +m'y méprendre. J'ai reconnu ses traces divines, mon coeur en est +assuré; il est sept heures du soir, les couvens ne s'ouvrent pas +pendant la nuit, mais demain, avec le jour, demain je la verrai! + +O mon cher maître! quel avenir se prépare pour moi! comme l'espérance +ouvre mon âme à toutes les plus nobles pensées! comme elle la dispose +à la vertu! ah! qu'elle me deviendra facile, quand cet ange sera ma +femme! elle sera un de mes devoirs; elle, un devoir! Félicités +éternelles, divinités tutélaires! toutes mes veines battent pour le +bonheur; que les morts me le pardonnent! j'irai peut-être les +rejoindre bientôt, une vie si heureuse ne sauroit être longue; mais +qu'on me laisse m'enivrer de ce moment. + +P. S. J'apprends à l'instant que Henri de Lebensei est arrivé de +Paris, et qu'il demande à me voir. Quel peut être le motif de ce +voyage? J'aime M. de Lebensei, mais je ne sais pourquoi j'aurois voulu +qu'il ne vînt point; je n'ai besoin de me confier à personne, mon âme +est toute remplie d'elle-même; il m'en coûte de parler. C'est à vous +seul, mon ami, qu'il m'étoit doux d'exprimer ce que j'éprouve. Combien +je suis fâché que M. de Lebensei soit ici! + + + + +LETTRE IX. + +M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 7 août. + + +Il est minuit; j'ai vu Léonce ce soir, et je n'ai pu me résoudre à lui +annoncer son malheur. Il lui reste une ressource, s'il avoit le +courage de l'embrasser; j'essaierai de l'y préparer. Je verrai madame +d'Albémar dans peu d'heures, et je ferai tout pour secourir ces +infortunés! Jamais aucun des événemens de ma propre vie n'a si +vivement agité mon coeur! + +Depuis sept heures du soir, je suis à Zurich; Léonce y étoit arrivé le +même jour. J'ai appris d'abord où il demeuroit; je l'ai prévenu par un +mot de mon arrivée, et j'ai été le voir un quart d'heure après; il m'a +bien reçu, mais avec une distraction très-visible; j'ai supposé qu'une +affaire personnelle m'avoit obligé de venir à Zurich; il ne m'écoutoit +pas; enfin, je lui ai dit que j'avois reçu de vos nouvelles; votre nom +rappela son attention, et il me dit qu'il partoit à quatre heures du +matin pour être à l'abbaye du Paradis, au moment où l'on en ouvroit +les portes; il ajouta qu'il se croyoit sûr d'y trouver Delphine. Je +frémis de son projet, et j'eus la présence d'esprit de lui dire sans +hésiter, que vous me mandiez par votre dernière lettre que madame +d'Albémar avoit quitté ce couvent depuis quinze jours, pour se retirer +dans une campagne près de Francfort; il tressaillit à ces mots, et me +dit:--Encore quatre jours, quand je comptois sur demain!--Et il porta +sa main à son front avec douleur.--Si vous voulez, repris-je, je vous +accompagnerai jusqu'à Francfort.--Je proposois ce voyage seulement +dans l'intention de gagner encore quelques jours.--Vous êtes bon, me +répondit-il, peut-être accepterai-je votre offre, nous en parlerons +demain matin.--Je voulois insister, et savoir quelque chose de plus +sur ses projets, mais il me regardoit avec une sorte d'inquiétude qui +me faisoit mal, et je résolus d'aller d'abord, sans qu'il le sût, chez +madame d'Albémar, pour la prévenir à tout événement de l'arrivée de +Léonce. Ce dessein arrêté, je me promis de laisser encore à mon +malheureux ami ce jour de repos, et je lui proposai d'aller nous +promener ensemble sur le bord du lac de Zurich; il y consentit, et ne +me dit pas un mot pendant le chemin. + +Arrivés dans une allée de peupliers qui conduit au tombeau de +Gessner, nous nous avançâmes jusque sur le rivage du lac; Léonce +regarda tour à tour pendant quelque temps le ciel parsemé +d'étoiles, et les ondes qui les répétaient:--Mon ami, me dit-il +alors, croyez-vous qu'enfin je doive être heureux?--Et il s'arrêta +pour attendre ma réponse; je baissai la tête, en signe de +consentement, mais je ne pus articuler un seul mot; il ne remarqua +point ce qui se passoit en moi, tant il étoit absorbé dans ses +pensées.--Pourquoi ne le serois-je pas? continua-t-il. Ceux qui ne +se sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous +l'objet du courroux de la Divinité qu'ils auroient ignorée? Il y a +tant de mystères dans l'homme, hors de l'homme; celui qui ne les a +pas compris, doit-il en être puni? sera-t-il condamné sur cette +terre à ne jamais posséder ce qu'il aime? s'il a respecté la +morale, s'il a servi l'humanité, s'il n'a point flétri dans son âme +l'enthousiasme de la vertu, n'a-t-il pas rendu un culte à ce qu'il +y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu'il ait attribué au +principe de tout bien? Il est vrai, je l'avoue, j'ai attaché trop +de prix à l'estime et à l'opinion publique; mais qu'ai-je fait de +condamnable pour les obtenir? Ce que j'ai fait! s'écria-t-il, j'ai +soupçonné Delphine! je pouvois l'épouser, et j'ai pris Matilde pour +femme! Matilde que je n'aimois point, et que je n'ai pas su rendre +aussi heureuse qu'elle le méritoit. Mon cher Henri, reprit Léonce +d'une voix plus sombre, quel homme, en examinant sa vie, peut se +trouver digne du bonheur! et cependant comment l'espérer, si l'on +n'en est pas digne?--Combien n'y a-t-il pas dans votre vie, lui +dis-je, de bonnes et de nobles actions, qui doivent vous inspirer +de la confiance?--Oh! reprit-il, la source de ce qui est bien +est-elle entièrement pure? On veut les suffrages des hommes pour +récompense d'une bonne conduite, et c'est ainsi que la vertu n'est +jamais sans mélange; mais dans le mal, il n'y a que du mal. Je +repasse toute ma jeunesse dans mon souvenir, et j'y découvre des +torts qui ne m'avoient point frappé. Serai-je heureux, serai-je +heureux! Est-il vrai que je vais revoir Delphine, m'unir à son sort +pour toujours? Je suis foible, bien foible, il suffit du moindre +présage, de votre silence, quand je vous interroge, pour +m'effrayer.--Je voulus m'excuser alors.--Asseyons-nous, me dit-il; +j'ai une palpitation de coeur très-douloureuse, parlez-moi, je ne +peux plus parler; mais ayez soin de ne me rien dire qui me trouble. +Je vous en prie, donnez-moi du calme, si vous le pouvez.-- + +Vous concevez, mademoiselle, ce que je devois souffrir; je voyois mon +malheureux ami comme un homme frappé de mort à son insu, et je n'osois +ni le consoler ni l'inquiéter, car il auroit suffi d'un mot pour +bouleverser son âme; je voulus tâcher de découvrir sa disposition sur +les idées qui m'occupoient, et je lui demandai si, pour posséder +Delphine, il s'exposeroit cette fois, s'il le falloit, au blâme +universel de la société.--Pourquoi cette question? s'écria-t-il, en se +levant avec colère. Madame d'Albémar n'est-elle pas le choix le plus +honorable, le caractère le plus estimé? Que savez-vous? que +croyez-vous?--Je ne sais rien, interrompis-je, qui ne soit à la gloire +de celle que vous aimez; mais dans les momens les plus agités de la +vie, j'aime qu'on soit capable de réfléchir et de raisonner.--Je ne le +suis pas, me répondit-il brusquement, et il s'éloigna.--Je le suivis, +la bonté de son caractère le ramena; il revint à moi et me dit, en me +tendant la main:--Vous qui saviez si bien trouver, il y a quelques +mois, ce que j'avois besoin d'entendre, pourquoi, depuis que vous êtes +ici, l'état de mon âme est-il beaucoup moins doux?--C'est que +l'attente se prolonge, lui répondis-je. Partons demain pour +Francfort.--Eh bien! oui, me répondit-il, je vous verrai demain.--Et +il me quitta pour rentrer chez lui. + +Dans quelques heures, je serai à l'abbaye du Paradis; madame d'Albémar +soutiendra, je le crois, avec plus de force la nouvelle que j'ai à lui +annoncer, elle n'a pas un instant cessé de souffrir; mais ce qui me +fait trembler pour Léonce, c'est qu'il a repris à l'espoir du bonheur, +avec confiance et vivacité. Je vous apprendrai dans ma première lettre +comment j'aurai trouvé madame d'Albémar, et quel conseil elle adoptera +dans son malheur. Ah! je voudrois qu'elle se confiât entièrement à mes +avis, sa situation ne seroit pas encore désespérée. + +Je ne vous dis pas, mademoiselle, combien vos peines m'affligent! je +fais mieux que vous plaindre, je souffre autant que vous. + + + + +LETTRE X. + +M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Près de l'abbaye du Paradis, ce 9 août. + + +Tous mes efforts ont été vains; ce que je craignois le plus est +arrivé; sans le souvenir de ma femme et de mon enfant, je ne sais si +ma raison me suffirait pour supporter l'affreux spectacle de douleur +dont je suis témoin. Il paroît que Léonce ne s'étoit pas entièrement +confié à ce que je lui avois dit du prétendu départ de Delphine pour +Francfort, ou qu'il vouloit du moins s'informer d'elle dans un lieu +qu'elle avoit habité long-temps. Hier matin, il partit sans m'en +prévenir pour l'abbaye du Paradis; je le sus un quart d'heure après, +au moment où je montois moi-même à cheval pour m'y rendre. Je me +flattois encore de le rejoindre avant qu'il fût arrivé, et jamais, je +crois, on n'a fait une course plus rapide que la mienne. Le soleil +commençoit à se lever, je parcourois le plus beau pays du monde sans +distinguer un seul objet. J'aperçus enfin Léonce à un quart de lieue +de l'abbaye, mais à deux cents pas de moi; je redoublai d'efforts pour +l'atteindre, et, comme s'il eût craint que je ne le joignisse, il +hâtoit tellement le pas de son cheval, qu'il m'étoit impossible +d'approcher de lui, même à la distance de la voix. Enfin, il descendit +à la porte de l'abbaye, et dit à l'instant même, ainsi que je l'ai su +depuis, qu'il demandoit à parler à une dame qui demeuroit dans le +couvent, de la part de mademoiselle d'Albémar. Je ne sais par quel +malheureux hasard la tourrière qui se trouvoit là, se rappela que ce +nom avoit été souvent prononcé par Delphine; elle monta pour la +prévenir que quelqu'un vouloit la voir de la part de mademoiselle +d'Albémar; et j'arrivois lorsqu'on disoit à Léonce que la personne +qu'il demandoit étoit prête à le recevoir. + +Je voulus le retenir au moment où il montoit les premières marches de +l'escalier du couvent.--Au nom du ciel! m'écriai-je, écoutez-moi, +Léonce, arrêtez!--M'arrêter! dit-il en se retournant vers moi; qui sur +la terre oseroit me le proposer?--Daignez m'entendre, répétai-je, vous +ne savez pas....--Je sais que Delphine est ici, interrompit-il avec +fureur, et que vous vouliez me le cacher! c'en est trop, ne prononcez +pas un mot de plus!--Il ouvrit la porte en finissant ces dernières +paroles; il n'étoit plus temps de rien essayer, le sort avoit tout +décidé. + +Comme Léonce entroit dans le parloir, Delphine parut revêtue de son +voile noir derrière la fatale grille; à ce spectacle, un tremblement +affreux saisit Léonce; il regardoit tour à tour Delphine et moi, avec +des yeux dont l'expression appeloit et repoussoit la vérité presque en +même temps:--Est-elle religieuse! s'écria-t-il; l'est-elle!--A ces +accens, Delphine reconnut Léonce; elle tendit les bras vers lui; il +s'élança vers la grille qu'il saisit, qu'il ébranla de ses deux mains, +avec une contraction de nerfs impossible à voir sans frémir, et dit +avec une voix dont les accens ne sortiront jamais de mon +souvenir:--Matilde est morte; Delphine, pouvez-vous être à moi?--Non, +lui répondit-elle, mais je puis mourir!--Et elle tomba par terre sans +mouvement. + +Léonce la considéra quelque temps avec un regard fixe et terrible; +puis, se retournant vers moi, il s'appuya sur mon bras et s'assit avec +un calme apparent, que démentoit l'affreuse altération de son visage; +il se mit à me parler alors, mais il m'étoit impossible de le +comprendre, car ses dents frappoient les unes contre les autres avec +une grande violence, et ses idées se troubloient tellement, qu'il n'y +avoit plus aucun sens dans ce qu'il disoit. Delphine, revenant à elle, +fit demander à l'abbesse la permission d'entrer dans la chambre +extérieure; madame de Ternan, effrayée de l'arrivée de son neveu, +n'osa ni se montrer, ni refuser ce que lui demandoit Delphine. Mon +malheureux ami n'entendoit déjà ni ne voyoit plus rien; lorsqu'on +ouvrit la grille à Delphine, elle se précipita dans l'instant aux +genoux de Léonce, et tint ses mains glacées dans les siennes, en lui +prodiguant les noms les plus tendres. Léonce alors, sans revenir +tout-à-fait à lui, reconnut cependant son amie, et la prenant dans ses +bras, il la pressa sur son coeur avec un mouvement si passionné, des +regards tellement enthousiastes, qu'involontairement je levai les +mains au ciel pour le prier de les réunir tous les deux! Peut-être +m'a-t-il exaucé! Léonce, serrant dans ses mains tremblantes les mains +tremblantes de Delphine, et déjà dans le délire de la fièvre qui ne +l'a point quitté depuis, lui disoit:--D'où vient donc, mon amie, que +tu m'apparois couverte de ce voile? quel présage m'annonce cet habit +lugubre? n'est-ce pas avec des parures de fête que notre hymen doit +être célébré? Oh! dégage-toi de ces ombres noires qui t'environnent, +viens à moi vêtue de blanc, dans tout l'éclat de ta jeunesse et de ta +beauté; viens, l'épouse de mon coeur, toi sur qui je repose ma vie. +Mais pourquoi pleures-tu sur mon sein? tes larmes me brûlent; quelle +est la cause de ta douleur? N'es-tu pas à moi, pour jamais à moi, à +moi!...--Sa voix s'affoiblissoit toujours plus; en répétant ces +paroles déchirantes, il pencha sa tête sur mon épaule, et perdit +absolument connoissance. + +Delphine me reconnut alors, et me dit:--Vous le voyez, je lui donne la +mort; je ne sais quel être je suis, je porte le malheur avec moi, je +ne fais rien que de funeste; sauvez-le, sauvez-le.--Écoutez-moi, lui +dis-je, vos voeux ne sont point irrévocables, ils peuvent être brisés, +ils le seront.--Ces paroles la firent frissonner, mais elle les +entendit sans en conserver le souvenir; elle posa la tête défaillante +de son ami sur son sein, et m'envoya chercher du secours; je revins +avec deux tourières du couvent. Tous nos efforts pour rappeler Léonce +à la vie furent d'abord vains; Delphine, dont l'effroi redoubloit à +chaque instant, pressant Léonce dans ses bras, cherchoit à le +soutenir, à le ranimer, et lui répétoit, avec cet abandon de tendresse +qui fait d'une femme un être céleste, un être qui n'exprime et ne +respire que l'amour:--Mon ami, mon amant, ange de ma vie! ouvre les +yeux; n'entends-tu donc plus cette voix d'amour qui t'appelle, cette +voix de ta Delphine? nous mourrons ensemble, mais reviens à toi, pour +me dire encore une fois que tu m'aimes; ne sens-tu pas mon coeur sur +ton coeur? ma main qui presse la tienne? Je ne sais ce que je suis, je +ne sais quels liens m'enchaînent, mais mon âme est restée libre, et je +t'adore: l'excès du sentiment que j'éprouve n'auroit-il donc aucune +puissance? la vie qui me dévore, ne puis-je la faire passer dans tes +veines? Léonce, Léonce!--Il ouvrit les yeux à ces accens, mais il les +referma bientôt après, repoussant de sa main Delphine même, comme s'il +ne se trouvoit bien que dans l'engourdissement de la mort. + +Je remarquai l'embarras des religieuses, témoins de cette scène, et je +résolus de faire transporter Léonce dans une maison voisine du +couvent, où l'on pourroit le secourir. Delphine ne s'opposa point aux +ordres que je donnai, et quand on emporta l'infortuné Léonce, sans +qu'il eût repris ses sens, elle se mit à genoux sur le seuil de la +porte, le suivit de ses regards tant qu'elle put l'apercevoir, et +baissant ensuite son voile, elle se releva, et rentra dans son +couvent. + +Depuis ce moment, je n'ai pas quitté Léonce; il n'a pas cessé d'être +en délire; cependant les médecins me donnent l'espoir de sa guérison. +Je vous manderai dans peu de jours, mademoiselle, ce que je veux +tenter pour nos malheureux amis; il faut que je recueille mes pensées, +pour l'importante résolution que je dois leur proposer; en attendant, +je leur prodiguerai tous les soins qui peuvent conserver leur vie. Ne +vous affligez pas trop d'être loin d'eux; daignez croire que mon +amitié ne négligera rien pour les secourir. + + + + +LETTRE XI. + +M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Près l'abbaye du Paradis, ce 11 août 1792. + + +Léonce ne peut pas survivre à son malheur, et je suis certain qu'il a +résolu de terminer sa vie. Il m'a interrogé plusieurs fois sur le +récit que Delphine m'a fait des événemens qui l'ont amenée à se faire +religieuse; une circonstance se retrace sans cesse à lui, c'est la +terrible crainte qu'a éprouvée Delphine de se voir perdue de +réputation; il sent que c'est surtout à cause de lui qu'elle n'a pu +supporter l'idée d'être même injustement soupçonnée, et il se regarde +comme l'auteur de son propre malheur. Sa fièvre a cessé, mais c'est +parce qu'il est décidé, qu'il est calme: il m'a annoncé, avec une +sorte de solennité, que dans quatre jours il vouloit avoir un +entretien, seul avec Delphine.--Madame de Ternan, me dit-il, ne me le +refusera pas, après le mal qu'elle m'a fait; elle me craint, elle +redoute de me parler, mais elle n'osera pas s'exposer inconsidérément +à m'irriter. Je veux revoir Delphine près de cette église où elle a +permis que les restes de M. de Valorbe fussent déposés.--Je connois +Léonce, son caractère, sa passion, sa douleur; je ne sais ce que +moi-même je trouverois à lui dire dans sa situation, pour l'engager à +vivre, mais je sais mieux encore qu'il ne veut rien écouter. Delphine, +vous n'en doutez pas, n'existera pas un jour après Léonce, et je +laisserois périr ainsi ces deux nobles créatures! Non, que tous les +préjugés de la terre s'arment contre moi, n'importe! je suis sûr que +je fais une bonne action, en essayant de rendre à la vie deux êtres +dignes du bonheur et de la vertu; je dédaigne ceux qui me blâmeront, +ils ne m'atteindront pas dans l'asile de mon coeur, où je suis content +de moi; ils n'ébranleront point cette parfaite conviction de l'esprit, +qui est aussi une conscience pour l'homme éclairé. Vous saurez dans +deux jours, mademoiselle, l'issue de mon projet; j'espère que vous +l'approuverez; votre suffrage m'est nécessaire; et plus je sais +m'affranchir des vaines clameurs, plus j'ai besoin de l'estime de mes +amis. + + + + +LETTRE XII. + +M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 13 août, près de l'abbaye du Paradis. + + +Je crois que mon projet a réussi, cependant vous en allez juger; +madame d'Albémar m'a particulièrement recommandé de ne vous laisser +rien ignorer. J'ai été la voir hier matin.--Léonce va terminer sa vie, +lui ai-je dit, sa résolution est irrévocablement prise, voulez-vous le +sauver?--Dieu! s'écria-t-elle, comment pouvez-vous me parler ainsi! +ai-je un autre espoir que de mourir avec lui? peut-il en exister un +autre? que prétendez-vous, en faisant naître en moi des émotions si +violentes? laissez-moi périr résignée.--Vous avez fait des voeux, +repris-je, sans aucune des formalités ordonnées, ils vous ont été +surpris cruellement; je suis fermement convaincu que les scrupules les +plus religieux pourroient vous permettre de réclamer votre liberté, si +vous en aviez le moyen; ce moyen, je vous l'offre. Il existe un pays, +et ce pays, c'est la France, où l'on a brisé par les lois tous les +voeux monastiques; venez l'habiter avec Léonce, et, bravant l'un et +l'autre d'absurdes préjugés, unissez-vous pour jamais à la face du +ciel qui l'approuvera.--Que me proposez-vous? s'écria-t-elle avec un +tremblement affreux, puis-je y consentir sans honte? le croyez-vous? +seroit-il possible?--Vous souvenez-vous, lui dis-je, qu'il y a près +d'un an, lorsque je vous écrivis sur la possibilité du divorce, vous +me répondîtes que vous ne connoissiez qu'un devoir, un devoir dont ils +dérivoient tous, celui de faire le plus de bien possible, et de ne +jamais nuire à qui que ce fût sur la terre; eh bien! je vous le +demande, qui faites-vous souffrir en brisant ces voeux insensés que le +désespoir seul a pu vous arracher? et vous sauvez Léonce! lui, pour +qui vous avez pris la fatale résolution qui vous perd! Ne m'avez-vous +pas avoué que l'amour seul vous l'avoit inspirée! eh bien! que l'amour +délie les noeuds funestes qu'il a formés!--Quoi! me dit encore +Delphine, vous croyez impossible de consoler Léonce, de fortifier +assez son âme pour qu'il puisse consacrer sa vie à la gloire et à la +vertu? Ne vous embarrassez pas de mon sort, je me sens frappée à mort, +je sens que la nature va bientôt venir à mon secours: s'il veut vivre, +je pourrai mourir en paix.--Non, lui répondis-je, je ne dois pas vous +le cacher, rien ne peut engager Léonce à supporter sa destinée.--Et +lui-même, reprit Delphine, accepteroit-il un parti si contraire à ses +idées habituelles, à l'opinion, qu'il a toujours profondément +respectée?--Les grands malheurs, lui répondis-je, les malheurs réels +font disparoître les défauts qui sont l'ouvrage des combinaisons +factices de la société; les loisirs et l'agitation du monde irritent +les peines de l'imagination; mais aux approches de la mort, on ne sent +plus que la vérité; Léonce, prêt à périr, saisira avec transport le +moyen secourable qui ferme le tombeau sous ses pas; permettez +seulement que je lui donne cet espoir.--Laissez-moi, interrompit +Delphine, j'ai besoin de quelques heures pour réfléchir sur l'idée la +plus inattendue, sur celle qui bouleverse tout à coup mes esprits. +Avant que le jour soit fini, vous aurez ma réponse.--Je la quittai; le +soir, elle m'envoya la lettre qu'elle avoit reçue de Léonce, avec la +réponse qu'elle m'avoit promise; les voici toutes deux. + + +Léonce à Delphine. + +Delphine, dans le jardin de ta prison, non loin des lieux où tu n'as +pas refusé un sombre asile même à ton ennemi, je veux te voir; ne sois +pas effrayée, j'ai besoin de quelques momens doux avant le dernier, je +ne veux pas cesser de vivre dans la disposition où je suis; il faut +que ta voix m'ait attendri; il ne faut pas que mon âme s'exhale dans +un moment de fureur; rends-la digne du ciel vers lequel elle va +remonter. Infortunée! veux-tu mourir avec moi, le veux-tu? c'est +quelque chose qui ressemble au bonheur, que de quitter la vie +ensemble; je te donnerai le poignard qu'il faut plonger dans mon +coeur; tu le sentiras, ce coeur, à ses palpitations terribles; je +guiderai le fer et ta main. Bientôt après tu me suivras... non... +attends encore, je le veux; mais qui oseroit exiger de moi que je +survécusse à cette rage du destin qui nous sépare, lorsque tant de +hasards nous réunissoient! Je reste seul dans cet univers, où rien de +ce qui me fut cher n'est plus auprès de moi. Qui maintenant a le +secret de mes douleurs? qui a connu ma vie passée? pour qui ne suis-je +pas un être nouveau? faudroit-il recommencer l'existence avec un coeur +déchiré? je la supportois avec peine, même avant d'avoir souffert; que +ferois-je maintenant? + +Ah! Delphine, donnons un dernier jour à nous voir, à nous entendre; il +y a, crois-moi, beaucoup de douceur dans la mort, je veux la savourer +tout entière. Je me fais de ce jour un long avenir; oui, tous les +sentimens que l'homme peut éprouver se trouveront réunis, confondus, +et quand le soleil se couchera, la nature, qui m'aura laissé goûter +toutes les affections les plus tendres, ne sera-t-elle pas quitte +envers moi? + +Lorsque je te reverrai, je porterai déjà la mort dans mon sein: vers +la fin du jour, mes yeux s'obscurciront par degrés; mais les derniers +traits que j'apercevrai seront les tiens. Delphine, demain je te dirai +tout ce que je pense, dans cette situation sans avenir, sans +espérance; mon âme s'épanchera tout entière dans la tienne; je +goûterai les délices de l'abandon le plus parfait; les liens de la vie +seront brisés d'avance, je n'attendrai plus rien d'elle qu'un dernier +jour, une dernière heure d'amour passée près de toi. Delphine, ne +crains rien, demain te laissera un doux souvenir; espère demain, au +lieu de le redouter. Que la mort de ton amant, ainsi préparée, te +paroisse ce qu'elle est pour lui, un heureux moment dans un sort +funeste! Adieu. + + +Delphine à M. de Lebensei. + +Voilà sa lettre, monsieur, elle achève de me déterminer; écrivez-lui +vos motifs; ce qu'il décidera, je l'accepterai. + +J'aurois voulu pouvoir consulter une amie, madame de Cerlebe, que la +maladie de son père retient loin de moi depuis plusieurs jours; son +esprit n'égale sûrement pas le vôtre; mais elle est femme, et son +opinion sur les devoirs d'une femme doit être plus scrupuleuse; +n'importe, je m'en remets à vous. Je n'ignore pas cependant à quel +malheur je m'expose; il se peut que Léonce condamne ma résolution, et +que je sois moins aimée de lui pour l'avoir prise; je préférerois les +tourmens les plus affreux à ce danger; mais il s'agit de la vie de +Léonce, et non de la mienne, tout disparoît devant cette pensée. Je +n'ai pu goûter un moment de repos, depuis qu'un homme que je n'aimois +point a péri pour moi, et je serois destinée à donner la mort au plus +aimable, au plus généreux des hommes! Non, la honte même, la honte, du +moins celle qui n'est point unie aux remords, est plus facile à +supporter que le désespoir de ce qu'on aime! + +Au fond de mon coeur, je ne me crois point coupable; mais tout +m'annonce que je serai jugée ainsi, que j'offense l'opinion dans toute +sa force, dans toute sa violence. Il suffira peut-être à Léonce de +savoir que je n'ai pas repoussé un tel dessein, pour cesser de +m'aimer. Eh bien! néanmoins qu'il sache que je ne l'ai pas repoussé! +Si je lui deviens moins chère, il pourra vivre sans moi, je n'aspire +qu'à sa vie, tous les sacrifices sont possibles quand il s'agit de le +sauver. Demain, il veut mourir; demain, s'éteindroit dans mes bras +cette âme héroïque et pure: la dernière fois que je l'ai vu, mes cris, +mes pleurs l'ont ranimé, et dans quelques jours il seroit de même +étendu sans mouvement à mes pieds, de même, mais pour toujours! Je me +dégrade peut-être à ses yeux; mais soit qu'il refuse ou qu'il accepte, +il vivra; l'impression qu'il recevra de ce que vous allez lui proposer +arrêtera son funeste projet: si je détruis ainsi l'amour de Léonce +pour moi, je saurai mourir, mais alors il me survivra; c'est tout ce +que je veux. Écrivez-lui donc, j'y consens. + +DELPHINE. + + +Après avoir reçu la lettre de Delphine, j'écrivis à l'instant à Léonce +ce que vous allez lire. + + +M. de Lebensei à M. de Mondoville. + +Serez-vous capable d'écouter un conseil courageux, salutaire, +énergique; un conseil qui vous sauve de l'abîme du malheur, pour +élever Delphine et vous à la destinée la plus parfaite et la plus +pure? Saurez-vous suivre un parti qui blesse, il est vrai, ce que vous +avez ménagé toute votre vie, les convenances; mais qui s'accorde avec +la morale, la raison et l'humanité? + +Je suis né protestant, je n'ai point été élevé, j'en conviens, dans le +respect des institutions insensées et barbares qui dévouent tant +d'êtres innocens au sacrifice des affections naturelles; mais faut-il +moins en croire mon jugement, parce qu'aucune prévention n'influe sur +lui? l'homme fier, l'homme vertueux ne doit obéir qu'à la morale +universelle; que signifient ces devoirs qui tiennent aux +circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des +prêtres, et soumettent la conscience de l'homme à la décision d'autres +hommes, asservis depuis long-temps sous le joug des mêmes préjugés, et +surtout des mêmes intérêts? Certes, la morale est d'une assez haute +importance, pour que l'Être suprême ait accordé à chacune de ses +créatures ce qu'il faut de lumières pour la comprendre et pour la +pratiquer; et ce qui répugne aux coeurs les plus purs, ne peut jamais +être un devoir! écoutez-moi. Les lois de France dégagent Delphine des +voeux que de fatales circonstances ont arrachés d'elle; venez vivre +sur le sol fortuné de votre patrie, et, vous unissant à celle que vous +aimez, soyez l'homme le plus heureux et le plus digne de l'être. Vous +voulez mourir plutôt que de renoncer à Delphine, et l'idée que je vous +présente ne s'est point encore offerte à votre esprit! est-ce un époux +qui vous enlève votre amie? quel est le devoir véritable qui la sépare +de vous? un serment fait à Dieu? ah! nous connoissons bien peu nos +rapports avec l'Être suprême; mais sans doute il sait trop bien quelle +est notre nature, pour accepter jamais des engagemens irrévocables. + +La veille du jour où madame d'Albémar a prononcé ses voeux, toute son +âme n'étoit-elle pas livrée aux plus cruelles incertitudes? ces +funestes voeux ne furent que l'acte d'un moment, suivi du plus amer +repentir; et toute sa destinée seroit attachée à cet instant +passionné, qui l'entraîna comme une force extérieure, dont elle ne +seroit en rien responsable! Hélas! d'un âge à l'autre, il y a souvent +dans le même caractère plus de différence, qu'entre deux êtres qui se +seroient totalement étrangers; et l'homme d'un jour enchaîneroit +l'homme de toute la vie! qu'est-ce que l'imagination n'a pas inventé +pour se fixer elle-même! mais de toutes ses chimères, les voeux +éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature +morale se soulève, à l'idée de cet esclavage complet de tout notre +avenir; il nous avoit été donné libre, pour y placer l'espérance, et +le crime seul pouvoit nous en priver sans retour. + +Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans +doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée; mais +l'Être tout-puissant et souverainement bon n'a pas besoin que sa +créature soit fidèle aux voeux imprudens qu'elle lui a faits. Dieu, +qui parle à l'homme par la voix de la nature, lui interdit d'avance +des engagemens contraires à tous les sentimens, comme à toutes les +vertus sociales; et si d'infortunés téméraires ont abjuré, dans un +moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n'est pas le +bienfaiteur dont ils les tiennent, qui peut leur défendre d'appeler de +ce suicide, pour faire du bien et pour aimer. + +Je n'ai pas besoin de vous parler davantage sur la folie des voeux +religieux, vous pensez à cet égard comme moi; mais si le malheur ne +vous a point changé, la crainte du blâme agit fortement sur vous; et +lorsqu'à Zurich je voulois vous préparer à l'événement cruel qui vous +menaçoit, je vous vis tressaillir, au moment où j'osai vous conseiller +le mépris de l'opinion, ce mépris sans lequel je prévoyois que le +bonheur ne pouvoit vous être rendu. Peut-être aussi éprouvez-vous de +la répugnance à faire usage des lois françoises, qui sont la suite +d'une révolution que vous n'aimez pas. + +Mon ami, cette révolution que beaucoup d'attentats ont malheureusement +souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu'elle assurera +à la France; s'il n'en devoit résulter que diverses formes +d'esclavage, ce seroit la période de l'histoire la plus honteuse; mais +si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce +qu'il y a de noble dans l'espèce humaine est si intimement uni à la +liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événemens qui +l'ont amenée! + +Au reste, ai-je besoin de discuter avec vous ce qu'on doit penser des +lois de France? jugez vous-même les circonstances qui ont accompagné +les voeux de Delphine, la précipitation de ces voeux, les moyens +employés par madame de Ternan pour abréger le noviciat; quel est le +tribunal d'équité, dans quelque lieu, dans quelque époque que ce fût, +qui ne releveroit pas Delphine de semblables engagemens! Aucun +sentiment de délicatesse, aucun scrupule de conscience, ne s'opposent +au parti que je vous propose; il n'est donc question que d'un seul +obstacle, d'un seul danger, le blâme de la plupart des personnes de +votre classe avec qui vous avez l'habitude de vivre. + +Avez-vous bien réfléchi, mon cher Léonce, sur la peine que vous +causera cet injuste blâme, quand il seroit vrai qu'il fût impossible +de l'apaiser? Heureux, le plus heureux des mortels dans votre +intérieur, vivez dans la solitude, et renoncez à voir ceux dont +l'opinion ne seroit pas d'accord avec la vôtre. Vous oublierez les +hommes que vous ne verrez pas, et vous transporterez ailleurs qu'au +milieu d'eux, votre considération et votre existence. L'imagination ne +peut se guérir, quand la présence des mêmes objets renouvelle ses +impressions; mais elle se calme, lorsque pendant long-temps rien ne +lui rappelle ce qui la blesse. Il y a dans presque tous les hommes +quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui +les fait souffrir, une foiblesse qu'ils n'avouent jamais, et qui a +plus d'empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent; +c'est comme une manie de l'âme, que des circonstances particulières à +chaque homme ont fait naître; il faut la traiter soi-même, comme elle +le seroit par des médecins éclairés, si elle avoit dérangé +complètement les organes de la raison; il faut éviter les objets qui +réveilleroient cette manie, se faire un genre de vie et des +occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au +lieu de vouloir l'asservir; car elle influe toujours sur notre +bonheur, alors même qu'on l'empêche de diriger notre conduite. Je ne +viens donc point avec des lieux communs de philosophie, vous +conseiller de triompher de vos inquiétudes sur tout ce qui tient à +l'opinion; mais je vous dis d'adopter une manière de vivre qui vous +mette à l'abri de ces inquiétudes. + +Votre amour pour Delphine doit vous rendre la solitude bien douce avec +elle; n'admettez dans votre intimité que quelques amis exempts de +préjugés et qui jouiront de votre bonheur. Vous voulez mourir, +dites-vous? Mais n'est-ce pas immoler aussi Delphine? elle ne vous +survivra pas, vous n'en pouvez douter; et vous renonceriez l'un et +l'autre à la plus belle des destinées, à l'amour dans le mariage, +parce qu'il existera quelques hommes qui vous blâmeront! Rappelez-vous +un à un ces hommes dont vous redoutez le jugement; en est-il qui vous +parussent mériter le sacrifice d'un jour, d'une heure de la société de +Delphine? et pour tous réunis, vous lui donneriez la mort! Vous pouvez +généraliser d'une manière assez noble les sentimens qu'inspire la +crainte de blesser l'opinion des hommes, mais représentez-vous en +détail ce que vous redoutez. Une visite qu'on ne fera pas à votre +femme, une invitation qu'elle ne recevra pas, une révérence qui lui +sera refusée; vous aurez honte de mettre en balance le bonheur et +l'amour avec ces misérables égards de politesse, que le pouvoir +obtient toujours, quelque mal qu'il ait fait, chaque fois qu'il menace +d'en faire plus encore. + +Ah! si votre conscience étoit d'accord avec ce que les hommes diroient +de vous, chacun d'eux pourroit vous humilier, car votre coeur ne +conserveroit en lui-même aucune force pour se relever; mais est-ce +vous, Léonce, est-ce vous à qui l'amour et la vertu, les affections du +coeur et le repos de la conscience ne suffiroient pas pour supporter +la vie! Si vous vous trouviez tout à coup transporté sur les rives de +l'Orénoque avec Delphine, vous y seriez heureux, parfaitement heureux. +Eh bien! vous avez de plus les plaisirs et les jouissances que la +fortune et les arts de la civilisation peuvent donner. Seroit-il +possible, que des êtres qui n'ont pour vous aucun genre d'attachement, +des êtres qui emploieroient un quart d'heure de leur journée à vous +blâmer, mais qui n'en auroient pas consacré autant à vous rendre le +plus important service, seroit-il possible qu'ils se plaçassent entre +Delphine et vous, et vous empêchassent de vous réunir! Ils seroient +bien étonnés, Léonce, des sacrifices que vous leur feriez, ces +redoutables censeurs; ils seroient bien fiers d'avoir blessé de leurs +petites armes, un caractère qu'ils croyoient eux-mêmes au-dessus de +leurs atteintes! + +Votre sang, celui de Delphine, couleroient, non pour l'amour, non pour +le remords, mais pour les frivoles discours de telle société, de tel +cercle de femmes, parmi lesquelles vous ne daigneriez pas choisir une +amie, mais à qui vous croyez devoir immoler celle que le ciel vous a +donnée dans un jour de munificence! + +Léonce, j'ai réduit votre désespoir à son unique cause; désormais il +ne peut plus en exister d'autres; j'ai dégradé dans votre esprit +jusqu'à votre douleur. Repoussez les fantômes qui pourraient vous +intimider encore; regardez le ciel, revoyez la nature, parcourez +pendant quelques heures les montagnes qui nous environnent, considérez +la terre de leur sommet, et dites-moi si vous ne sentez pas que toutes +les misérables peines de la société restent au niveau du brouillard +des villes, et ne s'élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports +continuels avec les hommes troublent les lumières de l'esprit, +étouffent dans l'âme les principes de l'énergie et de l'élévation; le +talent, l'amour, la morale, ces feux du ciel, ne s'enflamment que dans +la solitude. Léonce, vous pouvez être heureux dans la retraite, vous +le serez avec Delphine. Vous êtes tous les deux pleins de jeunesse, +d'amour et de vertu, et vous formez le projet d'anéantir tous ces dons +avec la vie! Dans les beaux jours de l'été, sous un ciel serein, la +nature vous appelle, et la méchanceté des hommes vous rendroit sourds +à sa voix! L'intention du Créateur ne se manifeste qu'obscurément dans +toutes ces combinaisons de la société, que les passions et les +intérêts ont compliquées de tant de manières; mais le but sublime d'un +Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre coeur, vous le +comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l'adorerez aux +pieds de Delphine! Mon ami, c'en est assez, votre coeur doit +s'indigner de mon insistance. + +Delphine sait le conseil que je vous donne, Delphine l'approuve; c'est +aux femmes peut-être qu'il est permis de trembler devant l'opinion; +mais c'est aux hommes, c'est à Léonce surtout qu'il convient de la +diriger, ou de s'en affranchir. + +H. DE LEBENSEI. + + +On porta cette lettre à M. de Mondoville; il resta trois heures +enfermé, depuis le moment où elle lui fut remise; enfin, après ce +temps, il donna sa réponse à mon domestique, d'un air calme, mais +sérieux. Il ne me fit point demander; il défendit à ses gens d'entrer +dans sa chambre le reste de la soirée. Voici cette réponse. + + +M. de Mondoville à M. de Lebensei. + +Delphine a donné son consentement à votre proposition, je l'accepte; +elle change mon sort, elle change le sien; nous vivrons, et nous +vivrons ensemble, quel avenir inattendu! demain devoit être mon +dernier jour, il sera le premier d'une existence nouvelle; Delphine +enfin sera donc heureuse! Adieu, mon ami; je vous dois la vie; je vous +dois bien plus, puisque vous croyez que Delphine ne m'auroit pas +survécu; achevez de terminer les arrangemens nécessaires à notre +départ et à notre établissement, je me sens incapable de tout, après +de si violentes secousses. + +LÉONCE DE MONDOVILLE. + + +Dans les premiers momens, j'étois parfaitement content de cette +lettre, et je la portai, plein de joie, à Delphine; elle la lut +d'abord vite, une seconde fois lentement; puis me la remettant, elle +me dit:--Le parti qu'il prend lui coûte cruellement; examinez quelle +est sa première pensée, le consentement que j'ai donné à ce parti; et +plus loin, il espère _que je serai heureuse_! dit-il un seul mot de +lui? et cette manière de vous charger de tous les détails, n'est-ce +pas une preuve qu'ils lui sont tous pénibles? et bien d'autres nuances +encore... Mais il vivra, l'impression est faite, il vivra. Mon ami, +ajouta-t-elle, ne terminez rien, je veux seule conserver la décision +de mon sort. J'obtiendrai de madame de Ternan, que ma douleur fatigue, +et qui redoute le ressentiment de Léonce, la permission, d'aller +prendre les eaux de Baden, près de Zurich; l'état de ma santé motive +cette demande, elle ne me sera point refusée. Je serai seule avec +Léonce, nous causerons librement ensemble, et, quoi qu'il arrive, je +l'aurai fait du moins renoncer au projet funeste qui menaçoit sa +vie.-- + +Voilà, mademoiselle, dans quelle situation se trouvent maintenant, les +deux personnes du monde qui mériteroient le plus d'être heureuses. +J'espère que pendant le séjour de madame d'Albémar à Baden, ses +inquiétudes et les peines de Léonce se dissiperont entièrement; je +leur ai donné tous les secours que l'amour peut recevoir de l'amitié; +leur sort maintenant ne dépend plus que d'eux seuls. [C'est ici que +commençoit l'ancien dénoûment de Delphine; je remplis les intentions +de ma mère, en y substituant celui que l'on va lire, tel que je l'ai +trouvé dans ses manuscrits. Mais comme l'ancien dénoûment contient des +beautés que l'on peut admirer, indépendamment de leur liaison avec le +reste du tableau, je l'ai placé, en variante, à la fin de ce volume. +(Note de l'Éditeur.)] + + + +La lettre de Léonce à M. de Lebensei donna, comme on le voit, beaucoup +d'inquiétude à Delphine. Cependant, l'espoir de s'unir à Léonce lui +causoit tant de bonheur, qu'elle écartoit sans s'en apercevoir tout ce +qui pouvoit troubler une impression si douce; elle résolut cependant +de ne prendre aucun parti avant deux mois, et de passer ce temps avec +Léonce aux eaux de Baden; le mauvais état de sa santé, et la crainte +qu'avoit madame de Ternan de rien refuser à Léonce, rendoient facile +pour elle d'obtenir la permission de s'absenter pendant quelque temps; +elle prit donc une maison de campagne assez solitaire, auprès de +Baden, et c'est là qu'elle revit Léonce. En se retrouvant, ils +éprouvèrent un sentiment de bonheur qui s'exprima par beaucoup de +larmes. Je ne sais s'il existoit au fond du coeur de l'un et de +l'autre des pensées pénibles, si la délicatesse de Delphine lui +reprochoit de rompre ses voeux, et si Léonce pressentoit confusément +ce qu'il éprouveroit, lorsque le monde sauroit la résolution de +Delphine et la sienne, mais tous les deux évitoient de se parler sur +leur avenir, et sembloient goûter le présent en repoussant la crainte, +et même l'espérance. A Bellerive, Léonce souhaitoit avec fureur de +posséder celle qu'il aimoit; dans la solitude, près de Baden, il ne se +seroit pas permis un témoignage d'amour qui auroit pu faire croire à +Delphine qu'il n'étoit pas déterminé à l'épouser. Ses manières avec +elle étoient tendres et respectueuses; il tomboit souvent dans de +profondes rêveries; en la regardant, ses yeux se remplissoient de +pleurs. Quand Delphine lui adressoit quelques paroles sensibles, et +souvent même aussi quand elle paroissoit calme et heureuse, Léonce +éprouvoit une émotion qui sembloit autant appartenir à la mélancolie +qu'à la joie. Ils lisoient ensemble, ils faisoient de la musique +ensemble, ils éprouvoient chaque jour davantage que leur esprit et +leur âme étoient parfaitement en harmonie; cependant, il y avoit _un +point par où leurs coeurs ne se touchaient pas_, et, d'un commun +accord, ils évitoient ce qui pouvoit le leur faire sentir. + +Delphine étoit inépuisable dans la solitude; elle embellissoit de +mille manières cette existence idéale, que l'imagination et l'amour +peuvent rendre si animée et si douce; elle savoit trouver dans les +poètes, dans les ouvrages dramatiques, ces morceaux qui appartiennent +aux plus heureux momens de l'inspiration, et font éprouver à l'âme la +délicieuse sensation de l'enthousiasme, le pur sentiment de +l'élévation: ils sont en petit nombre, ces vers délicieux, ou ces +pages sensibles, qui répondent parfaitement à nos impressions +secrètes, et développent en nous une existence nouvelle: il suffit +d'un mot froid ou déplacé, pour nous tirer tout à coup de cette extase +du coeur qui fait oublier le reste du monde; mais, quand l'émotion est +complète, quand rien n'en détourne, et que l'on peut admirer de toute +la puissance de sa sensibilité, quel bonheur de faire partager cette +impression à ce qu'on aime, de pleurer près de lui, de voir son +attendrissement, de sentir sa main pressée par la sienne, d'être +averti enfin, par les plus douces impressions, que le même sentiment +remplit deux âmes à la fois, et que si les portes du ciel s'ouvroient +dans cet instant, elles y entreroient ensemble! + +Léonce et Delphine passoient de la poésie à la musique, mystérieuse +puissance qui jette dans le vague nos pensées, et nous plonge +quelquefois dans une rêverie toute céleste. Il semble que c'est aux +sons de la musique qu'on voudroit passer de ce monde dans une +meilleure vie; il semble qu'il y a des secrets de notre nature que +notre esprit ne peut découvrir, et qui nous sont comme indiqués par +l'exaltation qu'inspire la musique; et, s'il nous arrive souvent +d'éprouver cette exaltation dans la solitude, quelles paroles pourront +la peindre, quand elle est partagée par ce qu'on aime! Delphine, en +jouant de la harpe, en écoutant Isore, qu'un maître habile +accompagnoit, savoit Léonce près d'elle; elle se sentoit regardée par +lui, environnée de son intérêt protecteur; elle éprouvoit ce repos +délicieux qu'on ne peut goûter que quand le coeur est parfaitement +satisfait. Sa santé étoit moins bonne qu'autrefois; mais cet état de +foiblesse ajoutoit au charme de sa situation. Quand il lui venoit +quelques inquiétudes sur les dispositions futures de Léonce, sur le +bonheur qu'il goûteroit, lorsqu'il seroit uni avec elle, l'idée +confuse que peut-être elle ne vivroit pas longtemps amortissoit ses +inquiétudes; un nuage couvroit ses craintes, et laissoit à sa félicité +présente toute sa vivacité. On s'étonnera peut-être que Delphine, dont +l'esprit étoit si pénétrant, ne cherchât point à découvrir l'avenir +avec certitude; mais qui n'a pas éprouvé cette sorte d'aveuglement, +quand le bonheur présent avoit une grande force! Ne se fait-on pas +quelquefois illusion jusqu'au moment du départ, sur la douleur même de +la séparation? Tant que l'on voit l'objet qu'on aime, on n'a pas +l'idée de l'absence, et l'imagination, ébranlée par le coeur, est +tantôt follement inquiète, tantôt follement rassurée. + +Léonce et Delphine se promenoient ensemble dans ce beau pays, où la +nature est si poétique; ils en sentoient les merveilles avec délices; +quelquefois ils s'arrêtoient pour considérer les accidens des nuages +au milieu des montagnes; ils écoutoient le vent, ils regardoient +tomber les torrens, et trouvoient je ne sais quel charme dans le +frémissement qu'inspire une nature sombre, dans le besoin qu'elle +donne de s'appuyer l'un sur l'autre, et d'animer le désert par nos +sentimens et nos espérances. Quelquefois il échappoit à Léonce de +dire: «Oh! que la nature seroit belle, si le souvenir des hommes ne +nous y poursuivoit pas!» et il parloit avec amertume de la société. +Delphine exprimoit des sentimens plus doux; elle se sentoit heureuse, +son coeur étoit plein d'indulgence. «Qui peut, disoit-elle à Léonce, +connoître et mesurer les diverses circonstances qui disposent de la +conduite et des opinions des hommes; je pardonne beaucoup, par +exemple, à ceux qui souffrent, de quelque manière que ce soit. On ne +sait pas quel ravage le malheur produit dans le coeur; je ne suis +sévère que pour la prospérité, et c'est bien rarement qu'on la +rencontre. Il y a tant de souffrances cachées au fond de l'âme! Mon +ami, il faut beaucoup plaindre; car la plupart des torts sont précédés +par de grandes douleurs.--Oui, dit Léonce en soupirant; mais +pourquoi?... Puis il s'arrêta, et voulut rassurer Delphine, comme s'il +lui eût confié ce qui l'occupoit Elle le regarda avec étonnement; un +sentiment de terreur s'empara d'elle; Léonce le vit et le dissipa; car +il aimoit, car il étoit aimé, et rien ne résiste à cette magie. +Delphine étoit véritablement fascinée par l'amour: après deux années +de peines, elle avoit tellement besoin d'être heureuse, qu'elle +rejetoit loin d'elle tous les doutes, comme cette mère qui répétoit +sans cesse pendant la maladie de son enfant: _Il ne mourra pas, non, +il ne mourra pas, car Dieu sait que je ne pourrois pas le supporter._ + +Léonce reçut une lettre d'un de ses amis émigrés, qui le prioit +d'aller le trouver à son passage à Lausanne. Delphine ne put voir +Léonce s'éloigner, même pour peu de jours, sans éprouver une peine +très-vive: peut-être craignoit-elle d'avoir du temps pour réfléchir, +et pour approfondir ce qu'elle ne vouloit pas s'avouer; mais elle +versa beaucoup de larmes avant de le quitter; et, descendant pour +l'accompagner jusque sur le seuil de la porte, elle répéta: «O mon +Dieu! protégez-nous, bénissez-nous!» Léonce s'arrêta, prêt à monter à +cheval, et lui demanda avec inquiétude, quel sentiment lui inspiroit +cette prière. «Aucun qui doive vous alarmer, lui dit-elle; mais quand +le coeur est plein d'affection, ne faut-il pas prier Dieu pour ce +qu'on aime? Nos plus vifs sentimens ont si peu de puissance, comment +ne pas frémir en se séparant, si l'on n'en appelle pas au secours du +ciel.» + +Léonce écrivit à Delphine pendant son absence, qui se prolongea +quelques jours; ses lettres étoient tendres, mais courtes; il donnoit +toujours un prétexte pour les abréger; il étoit aisé de voir qu'il +craignoit de développer ses sentimens. Les impressions qu'on éprouve +se trahissent plus facilement encore peut-être dans les lettres que +dans la conversation. La présence de la personne qu'on aime vous +attendrit toujours, quand vous lui parlez; mais séparé d'elle, ce que +vous écrivez appartient à vos sentimens les plus profonds et les plus +habituels. Si vous aimez parfaitement, si vous êtes dans une situation +simple, vous êtes inépuisable en expressions passionnées; mais, s'il +faut expliquer des combats, modifier des sentimens, on a peur des mots +dont on se sert, des paroles qui vont prendre un caractère de fixité, +qui seront relues vingt fois, et dont l'impression profonde ne pourra +peut-être plus s'effacer. + +Delphine, en recevant les lettres de Léonce, éprouvoit d'abord une +sensation très-pénible; mais, comme il se servoit cependant des mêmes +termes de tendresse, elle se disoit que ses lettres prouvoient sa +sécurité, et que l'amour, certain d'obtenir ce qu'il souhaite, ne +pouvoit pas avoir le même langage que la passion agitée. Elle relisoit +ces lettres; elle cherchoit, dans une expression contenue, les trésors +de sentiment dont son coeur avoit besoin; elle retardoit enfin de tous +ses efforts ce cruel moment où l'on commence à juger ce qu'on aime, à +connoître avec précision le degré de sentiment que l'on inspire. + +Léonce cependant n'étoit pas moins amoureux de Delphine; elle lui +étoit aussi chère que jamais; mais il frémissoit à la pensée de +l'effet que produiroit dans le monde son mariage avec une femme qui +rompoit ses voeux, quittoit l'état de religieuse, et s'appuyoit de +lois que l'opinion n'avoit point encore sanctionnées, pour faire une +démarche si hasardée. Il n'avoit osé parler de son projet à aucun des +amis qu'il avoit rencontrés à Lausanne; mais il avoit essayé, dans la +conversation générale, de mettre en avant quelques thèses qui pussent +les engager à montrer leur manière de voir, et tous ses essais avoient +été les plus malheureux du monde. Ses amis quittoient la France par +haine des principes qui auroient pu favoriser la rupture des voeux; et +tout ce qu'ils disoient, trop d'accord avec les idées de Léonce, lui +faisoit souffrir mille morts. Il revint à Baden, plus décidé que +jamais à se séparer entièrement du monde; il se flattoit encore que, +s'il ne rencontroit personne qui lui parlât de sa situation, il +parviendroit à oublier ce que les autres en pourroient penser. Mais +tous ces combats qui se passoient en lui-même, remplissoient son coeur +de tristesse, et il revit Delphine sans que cette tristesse fût +dissipée. Elle n'osa pas l'interroger sur le sentiment qui l'occupoit; +et, gardant Isore auprès d'elle, elle évita de rester seule avec lui. + +Isore vouloit fêter le retour de Léonce; elle avoit préparé pour le +lendemain, avec quelques-unes de ses petites compagnes, dans un +bosquet du jardin, des fleurs, de la danse et de la musique. Delphine +ne s'opposa point au désir d'Isore, et conduisit vers le soir Léonce +près des lieux que sa petite amie avoit entourés de guirlandes. Léonce +éprouva d'abord un sentiment d'inquiétude sur cette fête; il craignoit +ce qu'Isore pouvoit dire; il craignoit sa propre émotion; enfin, il +avoit au fond du coeur un malaise qu'il parvenoit à cacher, lorsque +rien d'inattendu ne le surprenoit, mais qui lui faisoit craindre +vivement tout ce qui pouvoit troubler son âme. Cependant, la grâce +charmante d'Isore, sa gaîté, la simplicité de ses chants, qui +n'exprimoient que la reconnoissance, le calme et le bonheur, tout ce +qu'il y avoit de champêtre et de paisible dans sa petite fête éloigna +par degrés de la mémoire de Léonce, les souvenirs importuns de la +société, et il se livra sans arrière-pensée aux douces émotions qu'il +éprouvoit. Au milieu de cette fête, et dans le moment où il regardoit +son amie avec le plus d'amour et d'espoir, deux instrumens à vent, +d'une justesse et d'une beauté parfaites, se firent entendre à quelque +distance, et les petites filles elles-mêmes suspendirent leur danse, +pour écouter ces sons si doux et si mélancoliques. «Pourquoi, dit +Léonce à Delphine, mêler aux joies de l'enfance des impressions d'une +nature si sérieuse?» Delphine ne répondit rien, et les instrumens +continuèrent à jouer la complainte de Marie Stuart, air écossais de la +plus touchante et de la plus noble simplicité. Léonce, profondément +ému, répéta encore avec un accent douloureux: «Delphine, pourquoi des +larmes au milieu du bonheur? Vous me faites mal, bien mal!--Léonce, +lui dit-elle alors, j'ai voulu attacher mon souvenir à cet air; dans +quelque lieu du monde que vous l'entendiez, je veux qu'il vous +rappelle Delphine.--Grand Dieu! reprit-il avec force, est-ce que vous +vous imaginez que nous serons jamais séparés? que voulez-vous dire? +expliquez-vous.» et il l'entraîna loin du jardin et de la fête. + +Ils se trouvèrent ensemble dans le bois qui environnoit leur maison, +près d'une salle de verdure, où les habitans de Baden avoient coutume +de se réunir. Delphine gardoit le silence, et les vives prières de +Léonce ne pouvoient pas obtenir d'elle une seule réponse; elle +marchoit appuyée sur lui; elle vouloit parler, mais elle frémissoit de +tout ce qui pouvoit naître du premier mot, et prolongeoit le vague du +silence aussi long-temps qu'elle pouvoit. Tout à coup ils entendirent +dans le lointain une marche vive et animée; et, s'approchant pour +l'écouter, ils virent passer des jeunes filles qui ramenoient de +l'église une charmante personne, qui venoit de se marier avec l'homme +qu'elle aimoit; Léonce et Delphine les avoient entendu nommer; ils les +avoient vus passer une fois, et les reconnurent à l'instant. Une +émotion inexplicable s'empara de tous les deux au même moment; ils +s'approchèrent de la salle de danse où se rendoit la joyeuse troupe, +et ils contemplèrent long-temps le jeune homme et la jeune femme, qui +étoient l'image du plus parfait bonheur: la physionomie de l'homme +exprimoit cet intérêt calme et tendre, qui devoit servir de guide et +d'appui à sa douce compagne; sa femme le regardoit avec confiance, +comme le généreux souverain de son coeur et de sa vie; ils +s'avançoient ensemble, comme Adam et Ève dans le paradis, la main dans +la main, _hand in hand_, et goûtoient tous les plaisirs de la vie; +exaltés par l'amour, ils dansoient avec une légèreté, avec une gaîté +remarquable; les airs vifs des allemandes-suisses étoient encore +animés par un tambour qui marquoit la mesure avec force; ils +regardoient les compagnons de leur enfance, ils s'entremêloient à +leurs danses, pour se montrer reconnoissans de la bienveillance qu'on +leur témoignoit; mais on voyoit bien qu'ils existaient seuls l'un pour +l'autre dans l'univers. Ils se cherchoient, ils ne se perdoient pas de +vue, et quand ils se retrouvoient, il sembloit que la terre bondissoit +sous leurs pieds, et qu'ils étaient portés dans l'air sur les ailes +d'un bonheur céleste. Quel spectacle pour Delphine! Il y avoit bien +long-temps qu'elle n'avoit vu de fête, et depuis un an surtout, elle +n'avoit vécu que dans la retraite et la douleur; elle se sentit comme +étourdie par tant de sensations diverses; et, s'appuyant contre un +arbre, ses regards étoient attachés sur cette femme couronnée de +fleurs, entourée des bras de son ami, et s'enivrant de la plus +délicieuse coupe de la vie, de l'amour dans le mariage. + +Léonce étoit près de Delphine; et quoiqu'il ne parlât point, Delphine +sentoit qu'il partageoit toutes ses impressions. Il avoit des regards +si éloquens, une expression si touchante! «Léonce, lui dit-elle en lui +montrant l'heureux couple, ils sont heureux, et moi, jamais! +jamais!--Il faut que je vous parle, s'écria Léonce, il le faut; +écoutez-moi ce soir, je le veux.--Moi, répondit-elle, je le veux +aussi;» et ils s'éloignèrent en silence. Il étoit tard quand ils +revinrent chez eux; tout dormoit dans la maison; Léonce, en se voyant +seul avec Delphine, se jeta à ses pieds, et lui avoua toutes les +pensées qui l'avoient troublé. Elle voulut à l'instant lui rendre sa +parole, retourner dans son couvent; mais il lui exprima son amour avec +tant de vérité, mais il chercha tellement à la convaincre que, dans la +solitude, avec elle, il seroit parfaitement heureux, qu'elle consentit +doucement à l'entendre développer ses projets. Il étoit parti de +France avec un passe-port; il pouvoit y retourner sans danger; il lui +proposa de la mener à sa terre de Mondoville, de l'épouser à son +arrivée, et de s'y fixer pour toujours. Quand elle s'inquiétoit des +sacrifices qu'il lui faisoit, en quittant ainsi le monde, il lui +représentoit qu'au milieu des événemens cruels qui déchiroient son +pays, il n'y avoit ni honneur, ni sûreté que dans la solitude. +Delphine revenoit souvent à la crainte qui l'agitoit le plus; elle +demandoit à Léonce si, dans le fond de son coeur, il ne l'estimoit pas +moins, pour le sacrifice même qu'elle étoit disposée à lui faire. «Je +sais, lui dit-elle, que l'amour, et l'amour seul, pouvoit vaincre la +répugnance que j'éprouve à sortir de ma retraite; je ne m'explique pas +précisément la nature du devoir qui pouvoit m'y retenir; mais je sens +cependant que, de quelque manière que les voeux m'aient été arrachés, +il eût été plus délicat de m'y soumettre; je le sens, et mon +irrésistible passion pour toi m'entraîne; le reste du monde ne recevra +pas cette excuse; mais si tu l'acceptes, Léonce, c'en est assez. Ah, +Dieu! si ton coeur se blâsoit sur l'excès même de mon affection, si +ton imagination, qui ne peut rien souhaiter au-delà de ce que +j'éprouve, se lassoit de notre bonheur, alors, tu réfléchirois sur ma +faute.» + +Léonce interrompit Delphine par les protestations les plus vives et +les plus sincères. Dans ce moment, le jour commençoit à paroître; leur +entretien avoit duré toute la nuit sans qu'ils s'en fussent doutés. +Les premiers rayons du soleil levant leur causèrent à tous deux une +grande émotion; ils se sentirent un témoin, et, s'avançant vers la +fenêtre, ils se dirent qu'ils s'aimoient en présence du ciel. L'aspect +de l'horizon étoit singulièrement majestueux; la nature se réveilloit, +les êtres vivans dormoient encore; Léonce et Delphine célébroient +seuls la toute-puissance du Créateur. Léonce, qui jusqu'alors s'étoit +peu occupé d'idées religieuses, parut les saisir avec ardeur; il +vouloit échapper aux hommes; il cherchoit un asile au fond de sa +conscience: car dans le sein de l'homme vertueux, dit Sénèque, _Je ne +sais quel Dieu, mais il habite un Dieu_. Tous les sentimens +désintéressés, toutes les idées élevées, toutes les affections +profondes, ont un caractère religieux; chacun entend à sa manière +cette révélation de l'âme; mais il n'existe aucune émotion tendre et +généreuse qui ne nous fasse désirer un autre monde, une autre vie, une +région plus pure, où la vertu retrouve sa patrie. Léonce mit un genou +en terre devant Delphine; Delphine se pencha sur lui, et ses cheveux +couvrirent presque en entier la belle tête de son amant. Il se releva +en la pressant sur son coeur; et, passant à son doigt un anneau, gage +de sa foi, il lui promit devant Dieu de la prendre pour son épouse. +«Être tout-puissant, s'écria Delphine en élevant ses mains vers le +ciel, je n'aurai jamais ni plus de bonheur ni plus d'amour: fermez mes +yeux pour toujours; en ce moment, j'ai touché les bornes de +l'existence! pourquoi redescendre vers l'incertain avenir!--Quel +souhait! s'écria Léonce; arrête! arrête!» et il trembloit, comme si +les paroles de Delphine avoient pu attirer la mort sur sa tête. +Pourquoi trembloit-il? pourquoi crioit-il, arrête? Quand la pauvre +Delphine formoit ce voeu, peut-être étoit-il inspiré par son bon +génie. + +Le lendemain, Léonce et Delphine partirent pour Mondoville, et ce +voyage fut encore très-heureux. Il n'y a rien de si doux que de +voyager avec ce qu'on aime! Le sentiment d'isolement que fait éprouver +cette situation, ce sentiment pénible, quand on est seul, est +précisément ce qui rend les jouissances de l'affection plus +délicieuses. Vous ne connoissez personne, personne ne vous connoît; +vous traversez des pays nouveaux, votre curiosité est agréablement +satisfaite, mais rien ne vous distrait de l'idée profonde qui remplit +votre coeur; vous aimez à sentir à chaque instant la différence de cet +univers étranger qui passe devant vos yeux, avec cet être si cher, si +intime, que vous avez près de vous, et qu'aucune affaire, aucune +relation de société ne vous enlèvera, même pour un moment. + +La santé de Delphine étoit restée très-foible, depuis les peines +qu'elle avoit éprouvées à l'abbaye du Paradis; les soins de Léonce +pour elle étoient inépuisables; elle étoit placée dans sa voiture +entre Isore et lui, et l'enfance et l'amour rivalisoient auprès d'elle +de tendresse. Léonce étoit l'ange tutélaire de son amie, dans les plus +petites comme dans les plus grandes circonstances. Cette protection +habituelle, le commencement de la vie domestique, plongeoit Delphine +dans la rêverie enchanteresse du bonheur; à chaque poste elle +s'étonnoit que le chemin fût si court; elle perdoit du temps sous +mille prétextes; elle ralentissoit le voyage, elle craignoit +d'arriver, soit qu'un pressentiment l'avertît qu'elle devoit craindre +le séjour de Mondoville, soit que dans un état heureux, le moindre +changement fasse peur. Tout conspire en nous-mêmes comme au dehors de +nous, contre ces impressions si délicates et si vives, qui satisfont à +la fois l'imagination et le coeur, et le plus simple hasard suffit +pour les détruire. + +Léonce fut reçu avec beaucoup d'affection et de respect, dans la terre +qu'avoient habitée long-temps son père et sa mère. Mondoville étoit +près de la Vendée, où se rassembloient les royalistes, et l'ancienne +considération que l'on avoit pour les seigneurs de terres s'y étoit +conservée; on y détestoit assez généralement tout ce qui tenoit à la +révolution, et les opinions nouvelles n'y avoient point encore +pénétré. Delphine s'enferma chez elle avec Isore, pendant que Léonce +vit les personnes auxquelles il avoit affaire. Léonce, en arrivant, +donna quelques jours à la vive douleur que lui causa la nouvelle de la +mort de son respectable ami, M. Barton: il vouloit le consulter, se +confier à lui: il n'étoit plus. A peine eut-il passé quelque temps à +Mondoville, que le bruit s'y répandit sourdement qu'il avoit amené +avec lui une religieuse, et qu'il comptoit l'épouser; il ne sut point +précisément quel effet produisit ce bruit; personne ne l'en avertit, +mais il vit une sorte de contrainte dans la manière de quelques vieux +serviteurs de ses parens, et, comme il craignoit d'en découvrir la +cause, il n'interrogea personne; mais chaque jour il devenoit plus +sombre, et, sous des prétextes divers, il éloignoit souvent les +occasions de s'entretenir avec Delphine. Delphine s'en aperçut +promptement. La crainte d'être moins aimée l'emportant sur tout, +l'empêchoit de réfléchir sur ce que sa situation avoit d'horrible; +mais néanmoins un sentiment d'humiliation aiguisoit quelquefois son +désespoir; sa dépendance, son isolement, le sacrifice de sa +réputation, de son existence, toutes ces preuves de dévouement qu'il +lui avoit été si doux de donner, lui causoient quelquefois, non des +regrets, mais une crainte délicate et naturelle: elle sentoit que +Léonce se croiroit obligé à l'épouser, et cette idée lui étoit +affreuse. Enfin, un matin, l'altération de Delphine, dont la santé +dépérissoit chaque jour, frappa tellement Léonce, qu'il fut tout à +coup saisi par un sentiment de terreur et de remords; et, après lui +avoir prodigué les expressions d'amour les plus tendres, il sortit de +chez elle, résolu d'aller à l'instant chez le maire, pour déclarer +l'intention où il étoit de se marier, et de choisir le jour où il +conduiroit Delphine à l'autel. + +Au moment où il arriva, l'on recevoit la nouvelle des massacres qui +avoient eu lieu le deux septembre à Paris, et toutes les femmes +s'étoient précipitées dans la salle de l'hôtel de ville, pour en +apprendre les détails. Plusieurs d'entre elles connoissoient +quelques-uns de ceux qui avoient péri, et tous les esprits étoient +très-agités par cette horrible nouvelle. Léonce étoit tellement +troublé de ce qu'il alloit faire, qu'il ne s'informa point du sujet de +la rumeur générale; et, s'avançant rapidement vers le maire, il lui +annonça, avec une voix d'autant plus haute et d'autant plus ferme, +qu'il vouloit cacher son agitation intérieure, la résolution où il +étoit d'épouser madame d'Albémar. Le maire, qui avoit été autrefois +attaché à la famille de Mondoville, baissa les yeux, soupira, et +écrivit en silence le nom de Léonce, et celui de madame d'Albémar. A +l'instant un murmure retentit dans toute la salle, et Léonce entendit +plusieurs voix qui disoient: _Quoi, notre jeune seigneur va épouser +une religieuse qui fuit de son couvent! quoi, il déshonore ainsi son +nom! ah! que diraient ses parens, s'ils vivaient encore!_ Aucun homme +sur la terre ne pouvoit éprouver une douleur égale à celle que ces +paroles causèrent à Léonce; cependant, il fit effort sur lui pour +marcher à travers la foule avec sa contenance accoutumée; on se tut en +le voyant passer; mais il aperçut sur tous les visages cette +désapprobation muette, tourment de ceux qui ont besoin de l'estime des +autres. En sortant, il trouva rangés devant la porte de l'hôtel de +ville quelques soldats qui avoient autrefois servi dans son régiment; +ils lui présentèrent les armes; mais l'instant d'après, par un +mouvement tout-à-fait irréfléchi, ils baissèrent tristement leurs +fusils devant lui, comme ils ont coutume de le faire devant des +funérailles illustres. Léonce, frappé de cette action, leur dit: «Vous +avez raison, mes amis; ce n'est plus moi, c'est à peine mon ombre: je +vous remercie de me pleurer.» et il s'éloigna rapidement. + +Passant devant l'église, il vit ouverte la porte qui conduisoit à la +chapelle où tous ses ancêtres avoient été ensevelis; il recula d'abord +en l'apercevant; puis, triomphant de sa première impression, il entra +dans la chapelle, pour épuiser toutes les douleurs dans un même jour. +La première pierre qu'il aperçut étoit celle qui couvroit la tombe de +son respectable ami Barton: il en fut à peine ému. «Je suis bien aise, +dit-il tout haut, que tu ne sois pas témoin de cela;» et il se reposa +quelques momens sur cette pierre. Il vit dans le fond de la chapelle +un tombeau plus remarquable que tous les autres, et qui n'y étoit +point encore lorsqu'il avoit quitté Mondoville; il frémit à cet +aspect, sans pouvoir comprendre lui-même d'où venoit son effroi. Dans +ce moment, un vieil officier, qui avoit servi sous son père, entra +dans l'église, le reconnut, et se jeta à ses pieds. «Que faites-vous, +s'écria Léonce; que faites-vous?--Je suis arrivé hier, lui dit-il, de +la campagne où je vis, pour vous voir, pour embrasser encore une fois +avant de mourir le fils de mon général; j'ai appris, faut-il le +croire! que vous, noble jeune homme, que vous, héritier d'un sang +illustre, vous alliez faire une action déshonorante; je ne sais pas ce +qu'on peut dire pour excuser votre résolution, mais je sais que vous +n'oserez plus regarder sans rougir les anciens amis de vos parens, et +je viens vous supplier, pendant qu'il en est temps encore, d'abjurer +cette erreur d'un jour, que démentent votre caractère et votre +vie.--Laissez-moi, s'écria Léonce, laissez-moi; vous ne savez +pas!...--Oserez-vous me refuser, dit le vieillard en se relevant, si +j'embrasse ce tombeau en suppliant?» et il alla s'appuyer, les mains +jointes, sur le marbre noir qui étoit placé au fond de la chapelle. +«Quel est ce tombeau, s'écria Léonce; quel est-il?--C'est celui de +votre mère, répondit le vieil officier; elle m'a ordonné d'apporter +ici son coeur. Je suis venu du fond de l'Espagne avec ces précieux +restes, elle m'a commandé de les déposer dans cette chapelle, pour +reposer près de vous, quand le temps vous auroit frappé à votre tour; +mais si votre conduite flétrit la gloire de votre famille, au nom de +votre mère, si noble, si fière, si délicate sur l'honneur, je vous +défends de placer votre tombe auprès de la sienne; je bannis votre +cendre loin des cendres de vos aïeux!» Pendant qu'il parloit, Léonce +fit quelques pas en chancelant, pour arriver jusqu'au tombeau de sa +mère; mais l'excès de son émotion surpassant enfin ses forces, il +tomba comme mort sur le pavé de l'église; on le transporta chez lui, +et la malheureuse Delphine le vit arriver dans cet état. Comme elle se +jetoit sur lui pour l'embrasser et mourir avec lui, l'impitoyable +vieillard qui l'avoit suivi, lui dit: «Madame, c'est vous qui plongez +M. de Mondoville dans le désespoir; c'est le combat de l'amour et de +l'honneur, c'est l'effroi que lui cause la honte à laquelle vous le +condamnez en vous épousant, qui causera sa mort; de grâce, +éloignez-vous, ne sentez-vous pas que vous le devez à vous-même?» Il +n'en falloit pas tant pour anéantir Delphine; et, malgré son +inquiétude mortelle pour Léonce, elle tomba sur une chaise, derrière +le lit où on l'avoit posé, et ne prononça pas un seul mot. Léonce, en +revenant à lui, ne la vit pas; il aperçut l'officier, dont les paroles +avoient produit sur lui une impression si terrible qu'il étoit encore +dans le délire. «Malheureux, s'écria-t-il, vous voulez que je lui +plonge un poignard dans le sein! que je l'abandonne, quand elle a tout +sacrifié pour moi, quand elle sera seule dans cet univers, quand elle +mourra! et moi, qu'est-ce que je veux? le déshonneur, la honte? +Opinion! exécrable fantôme! me poursuivras-tu jusque dans la retraite, +jusqu'auprès de cet ange qui m'aime? Non, ce n'est pas l'ombre de ma +mère, homme cruel, que vous avez fait parler; non, ce n'est pas elle, +c'est l'opinion; c'est son inflexible puissance que vous avez armée +contre moi. Si les morts pensent encore à nous, c'est avec des +sentimens plus doux, plus purs, plus dégagés des misérables préjugés +des hommes; mais, moi, comment ferai-je pour supporter la honte, ces +soldats, ces femmes, ces tombeaux? Tuez-moi, s'écria-t-il en regardant +le vieillard qui se taisoit; tuez-moi,» et il s'élança pour saisir son +épée. Dans ce moment, un cri de Delphine la fit reconnoître; il +comprit qu'elle avoit tout entendu; il voulut s'approcher d'elle, la +prendre dans ses bras; un froid mortel l'avoit déjà saisie, elle ne +pouvoit plus ni parler ni faire un mouvement; elle n'étoit pas tombée +sans connoissance, mais son état étoit plus effrayant. Encore +immobile, le regard fixe, on auroit dit qu'elle se relevoit du +cercueil, sans avoir repris la vie. Léonce la porta dans sa chambre, +et renvoya avec fureur, loin du château, tous ceux dont la vue pouvoit +retracer à Delphine ce qui venoit de se passer. Pendant dix jours et +dix nuits, il ne la quitta pas un instant; mais tous ses soins furent +inutiles, le poignard étoit entré dans le coeur, et de ses coups +jamais on ne revient. Delphine cependant recouvra la parole, et quand, +examinant son état, elle se crut certaine que sa maladie étoit +mortelle, elle fut plus calme. + +Lorsque Léonce vit combien l'état de Delphine étoit dangereux, il +tomba dans le plus sombre désespoir, et, se reprochant avec amertume +d'être la cause de sa mort, irrité contre son propre caractère, il +conçut pour lui-même un sentiment de haine qui suffit à lui seul pour +rendre la vie odieuse, et il résolut fermement de ne pas survivre à +son amie. Elle s'aperçut de ce dessein; des paroles échappées à Léonce +l'en informèrent, et surtout une résignation triste et sombre qui +n'étoit pas dans le caractère de son ami. Quand le médecin vouloit lui +donner quelque espérance sur l'état de Delphine, il la repoussoit, et +disoit presque froidement devant elle, qu'il étoit certain qu'elle ne +pouvoit être sauvée. «Mais, généreuse Delphine, ajoutoit-il, ton coeur +a tant de bonté, que tu consentiras sans peine à ce départ de la vie, +avec le coupable ami qui t'a percé le coeur.» Quelquefois cependant il +perdoit entièrement cette sorte de calme qui lui coûtoit tant +d'efforts; et considérant son amie, que la douleur avoit déjà si fort +changée, il se jetoit par terre, avec des convulsions de désespoir. +«C'est moi, s'écrioit-il, c'est moi qui prive le monde de cette douce +et noble créature; c'est moi qui ai empoisonné sa jeunesse; c'est moi +qui la traîne dans le tombeau! qu'importe que je l'y suive, moi, si +violent, si amer, si irritable; c'est du repos pour moi que la mort: +mais elle, qui n'a jamais éprouvé que des sentimens d'affection et de +bonté, pourquoi faut-il qu'elle meure désespérée? Innocent objet, +s'écria-t-il en se jetant au pied de son lit, tu me regardes encore +avec une expression si touchante, tu sembles me demander de vivre; +hélas! je ne puis te sauver; je t'ai déchiré le coeur, mais je n'ai +pas la puissance de te soulager; tu sais bien que le mal est +irréparable! Insensé que j'étois! j'ai foulé sous mes pas ta destinée, +et je voudrois te relever maintenant, pauvre fleur que j'ai flétrie; +mais tu retombes, et l'inflexible nature me punit. Ah! Delphine, si la +mort ne dépendoit pas de nous, si je ne pouvois pas te suivre, quel +supplice, quel tourment égaleroit ce qui se passe dans mon sein! Mais, +Delphine, entends-moi; je ne te quitte pas, je suis là, près de toi; +je t'accompagne dans la mort, dans ses mystères; ton ami sera près de +toi, Delphine! Delphine!» Il l'appeloit; son amie vouloit répondre, +mais sa foiblesse ne lui permettant pas de parler long-temps, elle lui +dit qu'elle désiroit d'être seule; et quand il l'eut laissée aux soins +de ses femmes et d'Isore, elle essaya de lui écrire, et lui fit dire +plusieurs fois, lorsqu'il vouloit rentrer chez elle, qu'elle lui +demandoit encore quelques instans, pour achever de lui faire connoître +ses derniers sentimens et ses dernières volontés. Voici ce qui fut +remis, de sa part, à M. de Mondoville. + + + + +LETTRE XIII ET DERNIÈRE. + +Delphine à Léonce. + + +Je vois avec douleur, mon ami, combien vous vous reprochez la peine +que vous croyez m'avoir causée, et je frémis des résolutions que vous +vous plaisez à entretenir. La plus douce pensée qui me reste, c'est +l'espoir que vous me survivrez, et que le noble objet de toutes mes +affections sur cette terre, conservera de moi ce qui vaut la peine +d'être sauvé, mon souvenir. Il ne faut pas beaucoup regretter ma vie; +je suis convaincue que j'avois un caractère qui ne m'auroit jamais +permis d'être heureuse; je ne sais si c'est le monde ou ma disposition +qu'il faut blâmer, mais il est certain que j'ai toujours senti entre +ma manière de voir et celle de la société, une sorte de désaccord qui +devoit, tôt ou tard, me causer de grands chagrins. Il me semble qu'il +y a de la dureté dans la plupart des hommes, de la dureté surtout pour +les peines du coeur. On parvient assez à inspirer de la pitié pour ces +maux qu'on appelle incontestables, et que les êtres les plus vulgaires +redoutent pour eux-mêmes; mais on froisse, mais on déchire sans +scrupule les âmes sensibles: leur délicatesse, leur exaltation, +s'appellent bientôt de la folie, et quand on a dit à ces pauvres +personnes qu'elles n'ont pas raison de souffrir, on passe, assez +satisfait de la barbare consolation qu'on croit leur avoir donnée. +Voyez ce vieillard qui nous a fait tant de mal; il m'a dit les paroles +les plus cruelles sans en éprouver le moindre remords, et cependant, +je le sais, ce n'est pas un méchant homme: si mes peines avoient été +dans l'ordre de ses idées, dans le cours des sentimens qu'il conçoit, +il m'auroit volontiers secourue; mais parce que ma situation heurtoit +ses préjugés, il a été sans pitié; le monde est ainsi, et +l'indépendance et l'irréflexion même de mon caractère, m'exposent sans +cesse à irriter contre moi ce monde qui trouve toujours le moyen de se +venger. On ne peut, quoi qu'on fasse, s'isoler entièrement de la +société, et l'opinion des autres est une sorte de poison qui s'insinue +dans l'air que l'on respire. + +Ne vous blâmez point, mon ami, d'avoir frémi en voyant l'effet que +produiroit votre mariage avec moi: c'est un sentiment naturel dans un +homme d'honneur; c'est moi qui ai eu tort, extrêmement tort de ne +considérer que votre sentiment et le mien. Si le coeur pouvoit ainsi +porter son univers avec lui, l'existence seroit trop douce; Dieu, sans +doute, a voulu que quelque chose consolât de mourir, et c'est la +société, ce sont nos relations nécessaires avec elle qui nous lassent +de vivre. Un coeur long-temps flétri par l'injustice, l'ingratitude et +la dureté, se repose dans le tombeau, et, toute jeune que je suis, je +sens déjà cette fatigue qui doit accabler à la fin du voyage. Mon ami, +j'avois quelques défauts, peut-être même quelques qualités, qui me +livroient sans défense à tous les coups de la destinée; j'ai pensé +souvent que mon malheur ne venoit que de la fatalité des +circonstances; mais je le crois à présent, la plupart de nos +circonstances sont en nous-mêmes, et le tissu de notre histoire est +toujours formé par notre caractère et nos relations. + +Léonce, vous me regretterez: je ne puis souhaiter que vous m'oubliiez. +Je ne vaux rien pour moi, je valois peut-être quelque chose pour vous: +car une affection complète et profonde ne se trouve pas deux fois, +dans la vie même de l'homme le plus brillant et le plus aimable; mais +vous auriez été malheureux par la situation où mes propres imprudences +m'ont placée. Dieu, qui m'auroit trouvée trop punie, si j'avois vu +votre attachement pour moi diminuer, m'a rappelée à lui, et je sens +que j'y serai bien. En effet, n'est-il pas temps que votre pauvre amie +ne souffre plus? mon coeur est épuisé; il a reçu je ne sais quelle +blessure qui m'empêche de respirer, et tout, dans ma nature désolée, +appelle le sommeil de la mort. Ne savez-vous pas que je joins à une +grande sensibilité, une imagination qui m'offre sans cesse, sous mille +formes différentes, ou le passé ou l'avenir? des regrets, des craintes +agitent mon âme, et tous ces regrets, et toutes ces craintes, inspirés +par mes affections, me font éprouver une oppression, un serrement de +coeur qui auroit dû me donner déjà plusieurs fois la secourable +maladie dont je meurs. Pardon, Léonce, de nommer ainsi ce qui me +sépare de toi: mais ne falloit-il pas te quitter? Et quel supplice que +de vivre, après avoir déchiré tous nos liens! quelle occupation, quel +intérêt me seroit-il resté, qui ne renouvelât ton souvenir? Je n'ai eu +dans ma vie qu'une idée, qu'un sentiment, c'est toi: tout est empreint +de ton image; mon esprit, je le développois pour toi; mes talens +avoient pour but de te plaire; ma rêverie ou ma gaîté, les plus petits +de mes plaisirs, les plus grandes de mes pensées, tout me ramenoit à +toi. Léonce, que ferois-je seule? nulle femme n'a plus besoin d'appui +que moi: je n'ai point de confiance en mes propres forces: j'invoque +un bras protecteur sur cette terre, comme un juge miséricordieux dans +le ciel: je ne puis rien pour moi-même; ce qu'on appeloit ma +supériorité, n'est qu'une vaine louange donnée à quelques dons +brillans et inutiles; mon âme est foible et tremblante, et tout ce que +cette âme peut éprouver de souffrances, je le sentirois loin de toi. +Léonce, ne m'envie pas la mort; songe au cruel changement de destinée +qui me menaçoit; songe à tous ces longs jours recommencés sans toi, à +cette solitude, à cette lutte pour vivre, à ces heures si délicieuses +pendant nos entretiens, arides et brûlantes lorsque leur poids +retomberoit sur moi seule; songe enfin que peut-être, au milieu de ces +peines insupportables, je finirois par m'aigrir contre toi, par te +blâmer de mon malheur: mon caractère, qui est doux, deviendrait âpre, +irritable, douloureux pour moi-même et pour les autres. Léonce, je +meurs sans avoir un moment cessé de t'admirer, sans avoir éprouvé +contre toi un seul sentiment amer. Ah! qu'il eût été horrible, le +moment où tout cet amour que j'ai pour toi m'eût excitée à me +plaindre, à t'accuser! et qui peut se répondre que la douleur à la fin +n'altère pas le caractère? Nous avons tant besoin d'être heureux, que +nous perdons toute justice quand tout espoir nous est ôté. Et que +deviendrois-je, le jour où je te croirois coupable de ma douleur, où +j'éprouverois un sentiment amer en pensant à toi? Ah, Léonce! qu'il +est doux de mourir, lorsque les affections sont encore dans tout leur +charme, et lorsque l'on peut exhaler une âme douce et pure dans le +sein de celui qui nous l'a donnée! + +Mais vous, Léonce; mais vous, pourquoi voudriez-vous me suivre? Sans +doute, je le sais, vous serez quelque temps malheureux; vous le serez +jusqu'au moment où de grands intérêts, le désir d'être utile à vos +amis ou à votre patrie, ranimeront votre espérance. Le bonheur d'un +homme se recommence, sa destinée se répare, son avenir renaît; mais ce +coeur tout plein d'affection, que les pauvres femmes possèdent, ce +coeur qui ne sait qu'aimer, qui ne voit dans les idées, dans les +opinions, dans les succès, que des moyens d'être aimé, que voulez-vous +qu'il devienne, quand la source de sa félicité est tarie? Léonce, +laisse-moi te précéder dans ce monde inconnu qui m'attend. Oui, +peut-être ai-je épuisé sur cette terre toutes les douleurs que je +méritois, et ne trouverai-je qu'indulgence auprès du Tout-Puissant! +S'il en est ainsi, je demanderai de revenir, quand il sera temps, +auprès de ton lit de mort, et d'accompagner ton âme dans ce cruel +passage. Mon ami, j'en conviens, il me cause quelque effroi: je crains +la mort, sans regretter la vie; l'être le plus malheureux ne voit pas +approcher sans terreur cet inconcevable moment, dont la jeunesse et +l'amour écartoient si doucement l'idée; je me contemple avec une sorte +de pitié: ces yeux éteints qui t'exprimoient autrefois tant de +tendresse, ces traits abattus, ces mains déjà sans couleur. + +O Léonce! te souviens-tu de ce jour de fête où nous dansâmes ensemble? +que de roses alors ornoient ma tête! que d'espérances remplissoient +mon coeur! Il y a à peine trois années depuis ce temps, et tout est +dit. Mais je ne meurs pas seule: ta main chérie soutiendra ma tête, +que je n'ai déjà plus la force de soulever; je vais te rappeler, et de +cet instant tu ne me quitteras plus: mon avenir est court, mais il est +sans nuage, et les dernières lueurs que j'apercevrai te montreront +encore à moi. Ah, cher Léonce! et tant d'amour cependant ne pouvoit +nous donner une félicité parfaite! Madame de Vernon ne m'a-t-elle pas +répété que les différences de nos caractères nous auraient empêchés +d'être heureux ensemble, quand même aucun obstacle ne se seroit opposé +à notre union? J'ai toujours repoussé cette idée, et cependant il me +semble que je l'accepte, à présent qu'il faut me détacher de la vie; +je craindrois de mourir désespérée, si je me persuadois que des +événemens seuls se sont opposés au bonheur suprême que je pouvois +goûter avec toi; mais quand je me dis qu'une fatalité invincible nous +séparoit, qu'il y avoit en moi des défauts qui ne m'empêchoient pas de +te paroître aimable, mais qui troubloient ton repos et inquiétoient +ton caractère: je suis bien aise de cesser de vivre; je me détache de +moi sans peine, puisque je ne pouvois rendre ta destinée tout-à-fait +heureuse. Adieu, Léonce; adieu! je laisse à la douce Isore la plus +grande partie de ma fortune; tu la conduiras près de ma bonne amie, +mademoiselle d'Albémar. Songe que cette pauvre petite va se trouver +seule dans le monde, et que tu me dois de ne la pas quitter avant de +l'avoir remise entre les mains de ma soeur; c'est le seul devoir que +je laisse après moi: mon ami, il faut que tu l'accomplisses. Adieu +encore, tu vas revenir; ne parlons plus de la mort: que mes derniers +momens ne soient remplis que de ma tendresse pour toi; je me sens +beaucoup de calme, aucun départ ne m'a causé moins d'effroi; ne +trouble pas la bienfaisante intention de la Providence, elle veut que +je meure en paix dans tes bras: ouvre-les pour me recevoir: je croirai +que le ciel descend au-devant de moi, et que le précurseur des anges +me console, et me rassure en leur nom. + + + +Cette lettre ne changea point les résolutions de Léonce, mais elle le +détermina à faire sur lui-même un effort presque surnaturel pour +montrer du courage à son amie dans ses derniers momens. Il rentra dans +la chambre de Delphine; elle le reçut avec un sourire angélique, et +lui fit signe de s'asseoir auprès de son lit: elle fit venir Isore qui +la croyoit seulement indisposée, et ne se doutoit pas de son danger. +Delphine ne vouloit pas épouvanter l'enfance par cette idée de la mort +que la nature ne lui révèle que plus tard; elle lui parla seulement de +la confiance qu'elle devoit avoir en Léonce. La petite l'écoutoit avec +attention, et, quand Delphine lui parloit de l'amitié que M. de +Mondoville auroit pour elle, elle répondoit toujours: «Mais, maman, je +n'ai pas besoin d'un autre ami que toi.» Cette simple réponse émut +Delphine; et, se sentant affoiblir, elle ordonna qu'on éloignât Isore, +et elle pria une de ses femmes de lui lire quelques morceaux qu'elle +préféroit dans les Psaumes, dans l'Évangile, et dans quelques +écrivains religieux: tous ceux qu'elle avoit choisis étoient pleins de +douceur et de miséricorde. «Tu le vois, dit-elle à Léonce, ce sont des +paroles de paix; écoute-les dans tes jours malheureux, elles +rameneront le calme dans ton coeur. Il y a quelques rapports secrets, +quelque noble intelligence entre nous et l'idée d'un Dieu +souverainement bon. Je ne sais si toutes les espérances qu'elle +inspire à notre âme se réaliseront, mais il me semble impossible de se +résigner à ce qui nous est donné sur cette terre: le coeur mérite +mieux que cela; il faut donc qu'il ait une autre destinée. O Léonce! +si je la connois avant toi, ne pourrai-je pas t'en informer par +quelques douces et secrètes pensées?» Le désespoir de Léonce +l'emportoit toujours davantage sur ses résolutions, et Delphine sentit +qu'elle devoit éviter de l'entretenir trop long-temps, puisque chacune +de ses paroles ajoutoit à sa douleur. «Écoute, dit-elle à Léonce, le +jour baisse; quand il fera nuit, nous serons plus tristes encore; je +voudrais cependant vivre jusqu'à l'aurore de demain; tu sauras +pourquoi je le voudrois. Fais venir dans la chambre à côté de la +mienne, cet orgue dont les sons harmonieux ont attiré notre attention +l'autre jour: j'ai toujours pensé qu'il me seroit doux de mourir en +entendant une musique belle et simple. Oh! je suis plus heureuse que +je ne l'espérois; je comptois tirer de moi seule les consolations que +ta présence me donnera. O mon ami! mets ta main sur mon coeur; ne +sens-tu pas qu'il bat doucement? je te le dis, je suis heureuse; mais +ne t'éloigne pas. Peut-être est-il barbare d'exiger de toi que tu sois +témoin de ma mort: mais nous avons toujours trouvé de la douceur l'un +et l'autre à nous pénétrer de notre amour; et quelque amer que soit +cet instant, si c'est celui où nous nous sommes le plus aimés, il ne +faut pas l'abréger.» + +Léonce se leva pour ordonner ce que Delphine avoit demandé; il se +promena quelque temps dans sa chambre, tourmenté par le désir le plus +violent de finir sa vie avant que Delphine eût expiré, et se +reprochant néanmoins la cruauté qu'il y auroit à l'abandonner ainsi. +Pendant que ce combat absorboit ses pensées, la musique que Delphine +avoit demandée se fit entendre; et sa douceur pénétrant jusque dans +l'âme de Léonce, il put se jeter au pied du lit de Delphine, et +répandre, pendant long-temps, des torrens de larmes. Enfin, soulevant +sa tête, et regardant le malheureux objet de sa tendresse: «Céleste +créature, lui dit-il, que j'ai précipitée dans le tombeau, est-il vrai +que tu voies sans horreur ce coupable ami, plein d'orgueil, +d'irritation, d'injustice; mais cet ami, qui cependant n'a jamais +cessé de t'adorer, et qui, du jour où il t'a vue, n'a plus eu dans le +coeur un sentiment dont tu ne fusses l'objet? hélas! cet amour ne t'a +conduite qu'à la mort! Ange de beauté, de jeunesse, te voilà donc +frappée par moi, immolée par moi; peux-tu pardonner à ton assassin? et +s'il te rejoint bientôt, ton ombre indignée ne se détournera-t-elle +pas de lui?--Te pardonner, s'écria Delphine avec toute la force +qu'elle put rassembler, ah! ne m'as-tu pas tendrement aimée? Après un +tel bonheur, tu pouvois me causer de grandes peines sans épuiser le +don que tu m'as fait, sans en effacer la reconnoissance; tu m'avois +aimée, tu m'aimes encore, toutes les jouissances du coeur subsistent +encore pour moi; je n'ai pas un sentiment amer, pas une inquiétude, je +m'endors, et voilà tout. Ah! Léonce, cesse de t'accuser; mais si tu +m'accordes quelques droits sur les volontés, jure-moi de me survivre, +jure-le devant Dieu, désormais l'unique protecteur de ton amie, et ne +l'irrite pas contre nous deux, en trahissant tes devoirs et ta +promesse!--Va, lui dit Léonce, je pourrois te tromper, pour rendre tes +derniers momens plus calmes; mais toi, qui oses me demander de vivre, +réponds-moi, supporterois-tu l'existence, si c'étoit moi que tu visses +sur ce lit de douleur?» Delphine se tut un moment; mais bientôt après, +désespérée du trouble qu'elle avoit montré, elle s'efforçoit avec +agitation et avec crainte, de dissimuler la cause de son silence: «Ne +cherche pas à cacher ta pensée, noble Delphine, reprit Léonce; dans +toute la force de ton esprit, jamais tu n'en eus le pouvoir, et ta +touchante foiblesse me laisse plus facilement encore lire au fond de +ton âme. Mais écoute-moi: Je conduirai Isore près de ton amie, et +j'irai servir ensuite dans le parti que je crois le plus malheureux et +le plus juste; n'exige rien, ne demande rien de contraire à ce projet; +et si j'ose encore en appeler à l'ascendant que j'avois sur toi, ne +prononce pas un mot sur une résolution invariable.» Le respect que +Delphine avoit toute sa vie ressenti pour Léonce, lui imposa même +encore dans ce dernier moment, et elle espéra d'ailleurs que Léonce +retrouveroit à la guerre un genre d'intérêt qui pourroit le rattacher +à la vie. + +Une grande partie de la nuit s'étoit déjà passée, et plusieurs fois +Delphine étoit tombée dans des évanouissemens si profonds, qu'on avoit +craint de ne pouvoir la ranimer. En revenant de cet état, elle dit à +Léonce: «Je vais me lever, pour m'approcher de la fenêtre; je voudrois +encore revoir le soleil.» Léonce s'éloigna quelques instans; Delphine +fit placer son fauteuil en face du jour, qui ne devoit pas tarder à +paroître. Au moment où Léonce rentroit, l'orgue qui s'étoit souvent +fait entendre pendant la nuit, de distance en distance, exécuta une +marche que Delphine et Léonce reconnurent à l'instant pour celle qui +avoit été jouée dans l'église, lorsque Léonce et Matilde alloient +ensemble à l'autel. «Ah! c'en est trop, s'écria Léonce; cessez, +répéta-t-il avec les cris les plus sombres, cessez!» La musique +s'arrêta; Delphine, que cet air avoit aussi vivement émue, se remit +bientôt cependant, et dit à Léonce: «Mon ami, pourquoi ce désespoir? +pourquoi repousser le souvenir que le ciel nous envoie dans ce moment? +Ne dois-je pas reconnoître sa bonté dans le hasard qui me rappelle ce +que j'ai souffert de plus cruel pendant la vie, au moment où je dois +braver la mort. Ah! depuis l'époque terrible et solennelle de ton +mariage avec Matilde, ai-je goûté un seul jour de véritable bonheur? +pourquoi donc ces déchiremens? pourquoi ce désespoir? mon ami, mon +ami! entends encore ma voix mourante; ne repousse pas cette main qui +s'avance vers toi; retiens, si tu peux, le reste de chaleur qui +l'anime encore.» A ce mot, Léonce, qui étoit tombé à terre, se releva, +prit cette main, et la réchauffa contre son coeur; il sembloit se +flatter, dans son ardeur, de prolonger ainsi l'existence de Delphine: +elle fit signe à la femme qui la servoit de lui donner l'anneau +qu'elle avoit reçu de Léonce, et qu'elle ne pouvoit plus porter depuis +quelques jours, à cause de son extrême maigreur; elle le mit à son +doigt, et dans ce moment les rayons du soleil commencèrent à pénétrer +dans sa chambre. «Reconnois-tu cet anneau, dit-elle à Léonce, et te +rappelles-tu quand je l'ai reçu de toi? de même l'aurore commençoit à +paroître, de même tu étois à mes pieds; tu jurois alors d'unir ton +sort au mien; eh bien! l'accomplissement de ta promesse n'est que +retardé. O Dieu! dit-elle en se soulevant sur le bras de Léonce, ce +soleil que vous envoyez pour saluer mes derniers instans, il fut +témoin du plus beau moment de ma vie; il sembloit alors éclairer pour +moi tous les plaisirs de la terre; puisse-t-il maintenant me tracer ma +route vers le ciel! O Léonce! Léonce! le nuage s'élève, je ne te vois +plus; es-tu là? Adieu.» Léonce prit Delphine dans ses bras avec des +convulsions de douleur; il l'appela, répéta son nom, lui adressa les +paroles les plus passionnées; elle parut les entendre encore, +tressaillit, et expira. + +Un mois après, Léonce, ayant recouvré quelque force, conduisit Isore à +l'infortunée mademoiselle d'Albémar, qui ne pouvoit survivre à +Delphine que pour accomplir ses dernières volontés; il se rendit +ensuite immédiatement à la Vendée, et se fit tuer à la première action +où il se trouva. + +O mort! ô douce mort! quel bien vous faites à ceux qui s'aiment, +lorsqu'ils sont pour jamais séparés! + + + +ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE. + + + + +LETTRE XIII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bade, ce 18 août 1792. + + +Vous avez su, ma soeur, par M. de Lebensei, tout ce qui me concerne; +les nouvelles de France l'ont forcé à nous quitter, son inquiétude +pour sa femme ne lui laissoit plus un moment de repos. Ce matin, à mon +arrivée à Bade, il est venu me voir avec Léonce, pour prendre congé de +moi; je n'avois pas revu Léonce depuis les propositions faites par M. +de Lebensei, j'avois cru plus convenable de lui défendre de revenir à +mon couvent; mais cependant sa résignation à cet ordre m'a étonnée. +Son émotion, en me retrouvant ce matin, m'a profondément touchée, et +du moins j'ai vu que je n'avois rien perdu dans son coeur. Nous ne +nous sommes point parlé seuls; je le craignois, mais lui aussi ne l'a +pas cherché; nous nous sommes uniquement occupés l'un et l'autre du +départ de M. de Lebensei: il étoit simple que moi je ne parlasse que +de ce départ; mais, Léonce, pourquoi ne me forçoit-il pas à +m'entretenir d'un autre sujet? + +Louise, cet espoir d'être à Léonce, en rompant mes voeux, ne m'avoit +d'abord inspiré que de la terreur; il s'est emparé de mon âme +maintenant avec toutes ses séductions: ne croyez pas cependant que si +je démêle dans Léonce une peine, un regret, je ne sache pas briser ce +dernier lien, avec la vie que l'amitié de M. de Lebensei a su tout à +coup renouer pour moi.--Non, Léonce, si mon coeur n'est pas content du +tien, je ne t'en accuserai point, je te pardonnerai, mais je saurai te +rendre au monde, à ses gloires; et, quand ma perte ne sera plus pour +toi qu'un regret qui te permettra de vivre, il me sera libre de +mourir.--Il y a bien longtemps, ma chère Louise, que je n'ai reçu de +vos lettres; êtes-vous malade, ou plutôt ne voulez-vous pas me parler +sur ma situation? Vous avez raison, je craindrois de connoître votre +opinion, si elle ne s'accorde pas avec mes désirs. Je suis dans un de +ces momens de la vie où l'on ne veut se soumettre qu'aux événemens; je +ne demande aucun conseil, je suis entraînée par un sentiment tellement +irrésistible, que rien de ce qui n'est pas lui ne peut avoir d'empire +sur moi; je ne crois point, non, je ne crois point que je prenne +l'heureuse et terrible résolution qui me rendroit libre; mais ce n'est +aucun des motifs qu'on pourroit me présenter qui me fait hésiter. Je +suis fière de ma passion pour Léonce, elle est ma gloire et ma +destinée, tout ce qui est d'accord avec elle m'honore à mes propres +yeux: depuis que je ne crains plus de troubler par mon amour le +bonheur de personne, je m'y abandonne comme les âmes pieuses à leur +culte. Je ne suis rien que par Léonce; s'il m'aime, s'il me choisit +pour compagne, devant qui pourrois-je rougir? Qui ne seroit pas +au-dessous de moi! Mais lui que pense-t-il? qu'éprouve-t-il? ma soeur, +le devinez-vous? pourriez-vous me l'apprendre? Ah! ne me parlez que de +lui. + + + + +LETTRE XIV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bade, ce 20 août. + + +Non, il ne s'abandonne pas sans regrets à notre avenir, non! Hier au +soir, nous nous sommes trouvés seuls pour la première fois depuis près +d'une année, après tant d'événemens terribles pour tous les deux; en +entrant, il a cherché des yeux M. de Lebensei, qu'il ne savoit pas +encore parti; autrefois, en me voyant, il ne cherchoit plus personne! +il s'est approché de moi et m'a dit:--Ma chère Delphine, j'ai perdu ma +respectable mère, mon fils, ma famille entière.--Il s'est arrêté, puis +il a repris:--Mais je vais m'unir à toi, je serai encore trop +heureux.--J'ai serré sa main sans rien dire; il faut, hélas! il faut +que je l'observe. Heureux le temps où je lisois dans mon propre coeur +tout ce que le sien éprouvoit! + +Un silence a suivi les derniers mots de Léonce, puis il a passé ses +bras autour de moi, et m'a dit:--Delphine, te voilà, c'est bien toi, +tu as quitté cet habit qui ressembloit aux ombres de la mort; ah! +combien je t'en remercie!--Oui, lui dis-je, je l'ai quitté pour un +temps.--Pour toujours! reprit-il; c'étoit pour moi que tu avois +prononcé ces voeux, je dois les rompre, je dois te rendre l'existence +que tu as sacrifiée pour moi, je dois....--II s'arrêta lui-même, comme +s'il avoit senti que ce mot de devoir, si souvent répété, pouvoit +blesser mon coeur.-Ah! reprit-il, j'ai tant souffert depuis quelque +temps, que je suis encore triste, comme si le malheur n'étoit pas +passé.--Nous parlerons ensemble, répondis-je, de tout ce qui nous +intéresse, de notre avenir....--De quoi parlerons-nous? interrompit-il +précipitamment; tout n'est-il pas décidé? il n'y a rien à dire.--Plus +rien à dire! repris-je. Ah, Léonce! est-ce ainsi....--II ne me laissa +pas finir le reproche inconsidéré que j'allois prononcer. Il se jeta à +mes pieds, et m'exprima tant d'amour, que je perdis par degrés, en +l'écoutant, toutes mes inquiétudes; quand il me vit rassurée, il se +tut, et retomba de nouveau dans ses rêveries. Il vouloit que je fusse +heureuse; mais quand il croyoit que je l'étois, il n'avoit plus besoin +de me parler. + +Je veux qu'il s'explique, je le veux. Qui, moi, j'accepterois sa main, +s'il croyoit faire un sacrifice en la donnant! Son caractère nous a +déjà séparés: s'il doit nous désunir encore, que ce soit sans retour! +Si ce dernier espoir est trompé, tout est fini, jusqu'au charme même +des regrets: dans quel asile assez sombre pourrois-je cacher tous les +sentimens que j'éprouverois? Suffiroit-il de la mort pour en effacer +jusqu'à la moindre trace? Ah, ma soeur! est-ce mon imagination qui +s'égare? est-il vrai?... Non, je ne le crois point encore; non, ne le +croyez jamais. + + + + +LETTRE XV. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Bade, ce 24 août. + + +Aujourd'hui, Léonce et moi, nous sommes sortis ensemble pour aller sur +les montagnes et dans les bois qui environnent Bade; il étoit huit +heures du matin, jamais le temps n'avoit été si beau.--Ah! me dit +Léonce quand nous fûmes à quelque distance de la ville, qu'il est doux +de contempler la nature! elle fait oublier les hommes! Enfonçons-nous +dans ce bois, que je ne voie plus les habitations, qu'il n'y ait que +toi et moi dans l'univers; ah! que nous y serions bien alors!--Et quel +mal nous font, lui répondis-je, d'autres êtres qui vivent et meurent +comme nous, s'aiment peut-être, souffrent du moins presque autant que +s'ils s'aimoient, et méritent notre pitié, alors même que nous avons +le plus de droit à la leur?--Quel mal ils nous font? reprit Léonce +avec véhémence, ils nous jugent! mais n'importe, oublions-les!--Et il +marcha plus vite vers la forêt où il me conduisoit: je pâlis, les +forces me manquèrent; depuis quelque temps, je souffre assez, et +peut-être la nature me délivrera-t-elle des perplexités de mon sort. +Léonce vit l'altération de mes traits; il en éprouva la peine la plus +vive et la plus touchante; il me conjura de m'asseoir, et, me +prodiguant les expressions et les promesses les plus tendres, il ne +s'aperçut pas qu'en me rassurant sur ses pensées les plus secrètes, il +me les révéloit, et m'apprenoit ce qu'il ne m'avoit pas dit encore. + +Je ne laissai rien échapper, en lui répondant, qui pût lui faire +remarquer ce que j'avois observé; mais je revins, résolue de +l'interroger demain solennellement, et de le dégager de toutes les +promesses qu'il m'avoit faites; mais dans quel état sera-t-il, quand +je lui découvrirai son propre coeur? que deviendrai-je moi-même? Je +cherche en vain une ressource, toutes me sont ravies; une idée me +vient, je la saisis d'abord, et la réflexion me prouve qu'elle est +impossible. Quand tout espoir est perdu, quand il ne reste plus une +situation où l'on puisse être, je ne dis pas heureux, mais soulagé, la +vie ne devroit-elle pas cesser d'elle-même? Mais, hélas! la nature, +prodigue de douleurs, semble s'arrêter mystérieusement avant la +dernière, avant celle qui, surpassant nos forces, nous délivreroit de +l'existence. + +Je croyois avoir beaucoup souffert, et cependant je ne connoissois pas +le supplice d'être contrainte avec celui qu'on aime; de sentir, +lorsqu'on est seule avec lui, le malaise qu'on éprouveroit, s'il y +avoit dans la chambre un tiers qui vous empêchât de lui parler. Quand +Léonce étoit absent, je l'appelois de mes regrets; maintenant il est +près de moi, et je n'ai pas retrouvé le bonheur; il m'aime, je le +sens, autant qu'il m'a jamais aimée, et néanmoins nous ne nous +entendons pas, nos âmes s'évitent; jamais les devoirs qui nous +séparoient, les torts même qu'il m'a supposés, n'ont mis entre nous +une semblable barrière! une explication la renverseroit; mais nous +frémissons l'un et l'autre de cette explication, parce que nous +sentons bien qu'il y va de la vie. Je l'exigerai de Léonce cependant, +une fois; mais chaque mot qu'il me dira, oui, chaque mot sera +irréparable! C'est le fond de son coeur que je veux connoître, ce sont +les sentimens intimes qui renaîtroient bientôt dans toute leur force, +quand un mouvement d'amour les lui auroit fait oublier. + +Enfin, demain... non... c'est trop tôt; je veux me donner quelques +jours pour reprendre des forces; quoi, demain, je saurois tout! Non, +retardons encore, conservons ces impressions vagues et indécises qui +me suspendent sur l'abîme, mais ne m'y précipitent pas sans retour. +Louise, ne me refusez pas votre pitié, jamais le malheur ne m'y a +donné plus de droits. + + + + +LETTRE XVI. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 30 août. + + +Mon sort n'est pas encore décidé, mais l'instant irrévocable approche. +Hier, Léonce m'entretint des événemens politiques de la France, de +l'indignation qu'il en éprouvoit, et du désir qu'il avoit eu de +rejoindre les émigrés, pour faire la guerre avec la noblesse +françoise; il lui échappa même quelques mots qui pouvoient indiquer +qu'il avoit encore ce désir. Je restai confondue; c'étoit la première +fois qu'il me parloit de lui, indépendamment de moi; c'étoit la +première fois qu'il m'exprimoit un sentiment, ou me faisoit connoître +un dessein, sans le rattacher, ou du moins sans chercher à le +rattacher à l'amour; un froid mortel me saisit au coeur; il me sembla +que la nuit couvroit toute la terre, et je n'eus pas la force de +prononcer un mot. + +Léonce voulut continuer, et fit un grand effort pour articuler ces +mots en se levant:--Pourquoi ne suivrois-je pas ce que l'honneur me +commande?--Je crus alors que tout étoit dit, et sans doute mon visage +exprima le désespoir, car Léonce m'ayant regardée, s'écria:--Barbare +que je suis!--et tomba sans connoissance à mes pieds. Dieu! que +n'éprouvai-je pas en le voyant ainsi! les mouvemens les plus +passionnés de l'amour rentrèrent dans mon âme, je rappelai Léonce à la +vie, et quand il put m'entendre, je voulus renoncer à tout, et lui +pardonner jusqu'aux sentimens qui nous séparoient; mais chaque fois +que je commençois à m'expliquer, il m'interrompoit en me disant:--Au +nom du ciel, arrête, je souffre trop; veux-tu me faire mourir?--Et +l'altération de ses traits me faisoit craindre qu'il ne retombât dans +l'état dont il venoit de sortir. + +--C'est au coeur, me dit-il, que j'éprouve une souffrance aiguë.--Et +il y portoit la main, comme pour soulager une douleur insupportable; +j'étois dans un trouble, dans une émotion qui surpassoit tout ce que +j'ai jamais éprouvé; je craignois le mal que je pouvois lui faire en +lui parlant, et cependant je souhaitois vivement lui rendre la +liberté, et le délivrer d'un combat qui offensoit mon coeur, quoique +la peine qu'il en ressentoit dût me toucher. Toute explication me fut +impossible; il évita, il repoussa tout, et me quitta, pouvant à peine +se soutenir, mais ne voulant ni rester plus long-temps, ni rompre le +silence. + +Ah! puis-je me dissimuler encore quels sont les sentimens qui +l'agitent! Ma soeur, pourquoi faut-il que j'aie eu de l'espérance! ne +savois-je donc pas que je n'échapperois jamais au malheur! + + + + +LETTRE XVII. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +Ce 8 septembre 1792. + + +Le hasard a tout fait, je sais tout, mon parti est pris; mais, je +l'espère, il me coûtera la vie! Depuis la dernière scène qui s'étoit +passée entre Léonce et moi, nous continuions, par une terreur secrète, +par un accord singulier, à ne nous point parler de nos projets à +venir, et l'on auroit dit, à nos entretiens, que nous n'avions aucun +parti à prendre, aucun plan à former, mais seulement une situation +douce et mélancolique. + +Nous avions ainsi passé la matinée, tous les deux rêveurs, tous les +deux craignant de mettre un terme à ces jours où nous tenant par la +main, nous nous promenions encore appuyés l'un sur l'autre. J'avois +remarqué que Léonce prenoit constamment un détour, pour éviter de +traverser la ville en me ramenant à ma maison; je m'attendois ce matin +qu'il feroit ce même détour, lorsque nous vîmes quelques personnes qui +se hâtoient d'aller à la poste, parce qu'on y racontoit, +disoient-elles, de très-mauvaises nouvelles de France; un mouvement +irréfléchi nous engagea à les suivre, Léonce et moi; mais lorsque nous +fûmes au milieu du groupe qui environnoit la maison de la poste, +j'entendis des voix autour de moi qui murmuroient: _Voyez-vous cette +religieuse, qui fuit de son couvent pour épouser ce jeune homme!_ Des +femmes d'une figure aigre et désagréable, disoient: _c'est avec ces +beaux principes qu'on assassine en France! comment souffre-t-on un tel +scandale ici!_ Léonce fit un geste menaçant; je l'arrêtai.--Que +voulez-vous? lui dis-je; redoutez un éclat qui seroit plus funeste +encore; éloignons-nous.--Il m'obéit; mais je vis des gouttes de sueur +tomber en abondance de son front pendant le chemin qui nous restoit à +faire, et tour à tour la pâleur et la rougeur couvroient son visage. + +Quand nous fûmes montés dans ma chambre, il se jeta sur un canapé, et +se parlant à lui-même, en oubliant que j'étois là, il s'écria:--Non, +la vie ne peut se supporter sans l'honneur! et l'honneur, ce sont les +jugemens des hommes qui le dispensent, il faut les fuir dans le +tombeau.--Ces paroles, la violence de l'émotion qu'il éprouvoit en les +prononçant, ce que je venois d'entendre au milieu de la foule, tout +enfin m'éclaira sur ma faute! je vis la vérité, comme si je +l'apercevois pour la première fois; et je ne conçois pas encore +comment j'ai pu croire que M. de Mondoville sauroit braver la +situation où nous nous serions trouvés, si nous avions suivi les +conseils de M. de Lebensei. + +--Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent; je renonce +pour jamais à la folle espérance qui avoit rempli mon âme; demain +je vous quitte; adieu.--Adieu? répéta-t-il. Juste ciel, qu'ai-je +donc dit?--Il se leva comme égaré, et retomba l'instant d'après +dans l'accablement de la douleur; je me plaçai près de lui, et avec +plus de courage que je ne me flattois d'en avoir, je lui +dis:--Léonce, ne vous faites point de reproches, nous nous sommes +abusés l'un et l'autre; non-seulement un caractère aussi délicat +que le vôtre ne devoit pas maintenant supporter l'idée de notre +union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habitudes et +ses réflexions n'ont pas affranchi du monde; elle attirera sur vous +le blâme universel, il faut y renoncer.--Misérable que je suis! +dit-il; oui, je l'avouerai, aujourd'hui j'ai souffert; la honte +m'auroit-elle atteint? La honte avec toi! quoi! prêt à te posséder, +je te perdrois! mon indomptable caractère nous sépareroit encore +une fois! Si tu n'avois pas consenti à me suivre, si tu l'avois +regardé comme impossible, je serois mort avec une idée douce, je +serois mort sans me détester moi-même; mais à présent tu te donnes +à moi, je puis être ton époux, et cette infernale puissance, qu'on +appelle l'opinion des hommes, s'élève entre nous deux pour nous +désunir! Exécrable fantôme! s'écria-t-il dans un véritable accès de +délire; que veux-tu de moi, en me représentant sans cesse sous les +plus noires couleurs le mépris! le mépris? qui a pu prononcer ce +nom? qui oseroit en témoigner pour moi, pour elle? ne puis-je pas +poignarder tous ceux qui auroient l'audace de nous blâmer? Mais il +en renaîtra de leur sang, pour nous insulter encore; où trouver +l'opinion, comment l'enchaîner, où la saisir? O Dieu! je veux +déchirer ce coeur, qui ne sait ni tout immoler à l'amour, ni +sacrifier l'amour à l'honneur; j'ai soif de la mort! Dieu qui m'as +créé pour tant de maux, détruis ton ouvrage, je t'invoque, je +t'offense, anéantis-moi!--Arrête, lui dis-je, arrête; il fera mieux +pour nous, ce Dieu que tu méconnois; je me sens mourir.--En effet, +j'en éprouvois alors l'espérance.--Tu meurs, reprit Léonce, et tu +aurois vécu pour moi, tu aurois été ma femme! viens à l'autel, +viens à l'instant même; quand je te posséderai, je serai dans +l'ivresse, je ne sentirai rien que mon bonheur; suis-moi, décidons +dans ce moment de notre vie; il est des résolutions qu'il faut +prendre avec transport, ne laissons pas aux réflexions amères le +temps de renaître! livrons-nous à l'amour qui nous inspire, ne +laissons pas le froid de la pensée nous gagner; je t'en conjure, +n'hésite plus, ne tarde plus....--Insensé que vous êtes! +interrompis-je; quel bonheur maintenant pourrois-je goûter avec +vous? Si j'avois découvert un seul regret dans votre coeur, il eût +suffi pour empoisonner ma vie; et j'oublierois les atroces combats +que je viens de voir, je les oublierois! Je fais devant toi, lui +dis-je avec force, un serment plus sacré que tous ceux que je +voulois rompre, car il est libre, car il est fait dans toute la +force de ma raison: Que le ciel me fasse périr à tes yeux, si +jamais je suis ton épouse!--Eh bien! s'écria Léonce, que je perde +et ton amour et jusqu'à ta pitié, si je survis à cette +imprécation!--Et il voulut sortir à l'instant. + +Épouvanté de son dessein, je me jetai à genoux pour le conjurer de +rester; il fut ému à cet aspect, la pâleur mortelle de mon visage le +toucha; il me prit dans ses bras, et me dit d'une voix plus +douce:--Pourquoi t'affligerois-tu de ma perte? ne vois-tu pas que nous +avons flétri notre sentiment, que je t'ai offensée, que tu dois me +haïr, que je déteste ma foiblesse, et que je ne puis en guérir? tout +est contraste, tout est douleur dans mon existence, laisse-moi mourir! +la fièvre intérieure qui m'agite cessera par degrés, quand mes forces +m'abandonneront; mais j'ai trop de vie encore, et les hommes, les +hommes savent si bien irriter la puissance de la douleur! comment se +venger de ce qu'ils font souffrir? comment satisfaire le mouvement de +rage qu'ils excitent?--Dans ce moment, un régiment passa sous mes +fenêtres, et une musique militaire très-belle se fit entendre. Léonce, +en l'écoutant, releva la tête, avec une expression de noblesse et +d'enthousiasme si imposante et si sublime, qu'oubliant toutes mes +douleurs, encore une fois je m'enivrai d'amour en le regardant; il +devina mes sentimens, et laissant tomber sa tête sur mes mains, je les +sentis inondées de ses pleurs. La musique cessa; Léonce, paroissant +alors avoir retrouvé du calme, me dit:--Mon âme est plus tranquille, +il m'est venu d'en haut, de l'intelligence céleste qui veille sur toi, +un secours véritablement salutaire; adieu, mon amie, j'ai besoin de +repos; à demain.--A demain, répétai-je.--Oui, répondit-il, adieu!--Et +il me quitta sans rien ajouter. + +Il n'a point voulu me dire quels sentimens l'avoient occupé pendant +qu'il écoutoit cette musique. Auroit-elle réveillé dans son âme le +dessein d'aller à la guerre? Ah Dieu! dans quelle situation mes +malheurs et mes fautes m'ont précipitée! Demain je veux annoncer à +Léonce que je retourne dans mon couvent, que je m'y renferme pour +toujours; il saura demain que je lui pardonne, que je le conjure de +m'oublier oui, demain... Ah! qu'arrivera-t-il?.... + + + + +LETTRE XVIII. + +Léonce à Delphine. + +Ce 8 septembre 1792. + + +En remontant chez moi, j'ai appris les massacres qui ont ensanglanté +Paris; tout est douleur, tout est crime! qui a pu se flatter d'être +heureux dans ce temps effroyable? Ne vois-tu pas dans l'air quelque +chose de sombre, quelques signes, avant-coureurs des événemens +funestes? Non, je ne te reverrai plus; écoute-moi... que vais-je te +dire? Je pars, eh bien! tu le sais... n'entends-tu pas le reste?.... + +Notre situation étoit horrible, je rougissois de mes foiblesses sans +pouvoir en triompher, tout étoit bouleversé dans nos rapports +ensemble. Je te repoussois, toi que j'adore, je repoussois le bonheur +sans lequel je ne puis vivre; la douleur alloit faire de moi le plus +méprisable insensé, lorsque hier, en écoutant cette musique qui +rappeloit les combats, je me suis senti ranimé. J'ai su depuis +d'affreuses nouvelles, elles ont achevé de me décider. Dans les +combats, les hasards m'appartiennent; et je saurai, quand je voudrai, +les diriger sur ma tête. Non, ce n'est qu'au milieu de la guerre que +je pouvois soutenir la douleur de te quitter; c'est là que la mort +toujours facile, toujours présente, vous aide à supporter quelques +derniers jours de vie, consacrés à la gloire; c'est là que +j'éprouverai des mouvemens qui soulagent le désespoir même, le sang +qu'on doit verser, le péril qui vous menace, l'horreur qui vous +environne, et tous ces cris de haine qui suspendent pour un temps les +douleurs de l'amour; je serai bien, tant que le glaive sera levé sur +moi; je serai mieux encore, quand il aura pénétré jusqu'à mon coeur. + +O mon amie! ne crois pas que ma passion pour toi se soit affoiblie +dans cette lutte de mon caractère contre mon amour; je n'ai pu les +accorder que par le sacrifice de ma vie, ce n'est pas te moins aimer; +mais devois-je m'unir à toi sans t'honorer, sans pouvoir repousser +loin de toi les traits cruels de la censure publique? Falloit-il +éprouver, au milieu du bonheur suprême, un sentiment d'amertume? +rougir de soi-même, parce qu'on n'a pas la force de dompter ce +sentiment? rougir devant les autres alors qu'ils le devinent? aimer +avec idolâtrie, et n'être pas heureux avec ce qu'on aime? t'estimer, +t'adorer à l'égal des anges, et te voir flétrie dans l'opinion? garder +dans le fond de son âme une peine qu'il aurait fallu te cacher? Ah! +cette existence étoit odieuse! De tous les supplices les plus affreux, +le plus extraordinaire n'est-il pas de trouver dans son propre coeur +un sentiment qui nous sépare de l'objet de notre tendresse? d'avoir en +soi l'obstacle, quand tous les autres ont disparu? Malheureux! je +souffrois encore pendant que je serrois dans mes bras celle que +j'adore, pendant que le feu de l'amour couloit dans mes veines; +cependant, après avoir pu devenir ton époux, comment souffrir le jour, +en s'accusant de la perte d'un tel sort! comment recommencer cette +douleur déjà éprouvée, mais la recommencer en se disant à toutes les +heures: si je le veux, elle est à moi, et je m'éloigne d'elle, et je +la laisse languir dans une solitude déplorable où son amour pour moi +l'a précipitée!--Non, non, ma Delphine, quand ces contrastes, ces +inconséquences, ces douleurs opposées se sont emparées d'un +malheureux, il faut qu'il meure, car il ne peut ni se décider, ni +rester incertain, ni vivre après avoir choisi. + +Et toi, mon amie, et toi, quelle douleur je te fais éprouver! quel +prix de ta tendresse! Mais déjà le trouble que je n'ai pu cacher +n'a-t-il point altéré ton affection pour moi? Ne m'as-tu pas dit que +jamais tu n'oublierois le moment fatal, l'instant d'incertitude qui +avoit désenchanté notre avenir? Ah! je me suis montré si peu digne de +ton amour, que peut-être ce souvenir te consolera de ma perte. + +O ma Delphine! crois-mois cependant, je t'ai passionnément aimée; non, +jamais, jamais tu n'oublieras cet ami plein de défauts, d'orgueil, de +véhémence, mais cet ami qui, du jour où il t'a vue, sentit que seule +dans cet univers tu remplissois son âme, et que sa destinée se +composeroit de toi seule. + +Oh! c'en est donc fait, et ma volonté nous sépare. Puis-je avoir un +ennemi plus cruel que moi-même! te ferai-je jamais comprendre comment +il se peut que je te quitte et que je t'adore, que je cherche la mort, +quand un bonheur tant souhaité m'étoit offert, et que ma passion pour +toi soit au comble de sa violence, dans le moment même où cette +passion ne peut dompter mon caractère! O toi, si douce et si tendre! +toi qui toujours as su lire dans mon coeur, vois au fond de ce coeur +les tourmens qui le déchirent, vois ce que je ne puis dire, et ce que +je ne puis supporter; et tout coupable qu'il est, prends encore pitié +de ton malheureux ami. + +Je ne te demande point de regrets trop amers; vis, ange de paix, pour +répandre encore sur les malheureux la douce influence de ta bonté; +vis, pour que ma dernière pensée retourne à toi, et que mon nom, +inconnu sur la terre, tombant un jour sous tes yeux, parmi les listes +des morts, obtienne encore quelques larmes, quelques souvenirs qui te +rappellent les jours heureux où tu m'aimois, où je me croyois digne de +toi! Ah! je pouvois les recommencer encore... Non, je ne le pouvois +plus. Un regret étoit un outrage qui auroit profané ton culte et le +bonheur... Allons... Adieu; encore une prière, si tu me pardonnes. Oh! +la meilleure des femmes! quand je ne serai plus, informe-toi de ma +tombe, viens te reposer sur la place où mon coeur sera enseveli; je te +sentirai près de moi, et je tressaillerai dans les bras de la mort. + + + + +LETTRE XIX. + +Delphine à Léonce. + +[Cette lettre, écrite le 9 septembre, après le départ de Léonce, ne +lui parvint pas.] + + +Tu me quittes, tu pars... je te suivrai... mais, barbare, tu m'as +caché ta route... je ne sais où te chercher sur la terre, jamais tant +de cruauté!... l'infortuné, non il n'est pas cruel, il va mourir... Je +veux te retrouver... je veux te dire...; mais seule, où courir? quel +isolement affreux! ah! mon Dieu! mon Dieu, un secours, un appui... On +me demande; qui veut me voir? Ce n'est pas lui, qui donc? O divine +Providence, m'avez-vous exaucée? C'est un ami, c'est M. de Serbellane. + + + + +LETTRE XX. + +Delphine à mademoiselle d'Albémar. + + +De tous les hommes, le meilleur, le plus compatissant, c'est M. de +Serbellane. Si je meurs, qu'après moi tous mes amis lui témoignent une +profonde reconnoissance. Il a rencontré Léonce, et sait dans quels +lieux il va chercher la mort; ce généreux ami n'a pu ramener Léonce, +mais il me conduit vers lui; il espère, il croit que si je le revois, +j'apaiserai son désespoir. M. de Serbellane, cet homme dont tout le +monde vante la raison parfaite, a pitié de mon coeur égaré, il ne +condamne point les conseils du désespoir, il sait secourir la douleur +comme elle veut être secourue. Ah! je le bénis, c'est lui qui sera mon +ange tutélaire, c'est lui qui me rendra le bonheur... le bonheur! +Hélas! de quel mot ai-je osé me servir! pourquoi l'effacerois-je? +Louise, je le jure, vous n'entendrez plus parler que de mon bonheur: +sur la terre ou dans le ciel; vous me saurez heureuse. + + + + +CONCLUSION. + +Les lettres nous ont manqué pour continuer cette histoire, mais M. de +Serbellane et quelques autres amis de madame d'Albémar nous ont +transmis les détails que l'on va lire. M. de Serbellane, effrayé de +l'état où il avoit vu M. de Mondoville, ne résista point au désir et à +la douleur de madame d'Albémar, et la conduisit sur les traces de +Léonce, à travers l'Allemagne. Suivant toujours M. de Mondoville, sans +pouvoir l'atteindre, ils arrivèrent jusqu'à Verdun, où l'armée qui +entroit en France se trouvoit réunie. Ce voyage fut cruel, mais la +fermeté de M. de Serbellane et sa bonté délicate, tour à tour +contenoient et soulageoient les mortelles inquiétudes de madame +d'Albémar. + +Quand elle entra dans la ville de Verdun, elle frémit, et son +impatience parut s'arrêter au moment de tout savoir; elle pria M. de +Serbellane d'aller s'informer de M. de Mondoville, et descendit dans +une auberge, en attendant son retour. Pendant qu'elle y étoit, un +jeune François blessé fut rapporté dans une chambre voisine de la +sienne: elle demanda son nom; on lui dit que c'étoit Charles de +Ternan; elle ne l'avoit jamais rencontré, mais elle savoit qu'il étoit +parent de M. de Mondoville, et pensant qu'il pouvoit l'avoir vu, elle +entra dans sa chambre, par un mouvement tout-à-fait irréfléchi; +cependant l'embarras la retint sur le seuil de la porte, et elle +entendit M. de Ternan qui disoit:--Non, ce n'est pas de moi qu'il faut +s'occuper, mais de mon brave compagnon, de mon généreux ami: ne +peut-on envoyer personne au camp françois pour le réclamer? Il ne +servoit point dans l'armée des étrangers, il venoit seulement +d'arriver à Verdun; en nous promenant ensemble, je me suis trop écarté +des limites du camp, que mon ami ne connoissoit point; nous avons été +attaqués par une patrouille républicaine, j'ai été blessé au premier +coup de fusil, et mon ami, sachant que si j'avois été fait prisonnier, +j'étois perdu, n'a pris les armes que pour me sauver; je suis arrivé +trop tard à son secours, il était déjà pris, emmené à Chaumont, pour +être jugé, pour être fusillé. Juste ciel, si vous saviez quel mépris +de la vie, quel héroïsme d'amitié il a montré!--Delphine, entendant +ces paroles, ne douta presque plus de son malheur: couverte d'un voile +qui empêchoit de remarquer son éclatante figure, elle s'avança dans la +chambre, et, tendant les bras vers M. de Ternan, elle s'écria:--Cet +homme généreux, intrépide, infortuné, c'est Léonce de +Mondoville?--Oui, répondit M. de Ternan, en retournant la tête; qui +l'a deviné?--Moi, répondit Delphine en perdant connoissance: on courut +à son secours, on détacha son voile, et ses cheveux tombèrent sur son +visage, comme pour le couvrir encore. M. de Serbellane, en arrivant, +la vit entourée d'hommes, qui croyoient presque qu'il y avoit quelque +chose de surnaturel dans cette apparition d'une femme inconnue, si +belle et si touchante. + +Il avoit appris de son côté ce que Delphine venoit de découvrir. Quand +elle revint à elle, saisissant les mains de M. de Serbellane, avec une +force convulsive, elle lui dit:--Vous viendrez avec moi: nous irons à +son aide; votre pays n'est point en guerre avec les François; ils vous +écouteront, je les implorerai: n'y a-t-il pas des accens de douleur +auxquels nul homme n'a résisté? Partons.-- + +M. de Serbellane n'hésita pas: il avoit déjà formé le dessein d'aller +à Chaumont, et portoit avec lui les passe-ports nécessaires pour s'y +rendre: il comprit qu'il étoit impossible de détourner Delphine de le +suivre, et ne voulut pas même le lui proposer. Son caractère étoit +aussi calme que celui de Delphine étoit passionné; mais quand les +grandes affections de l'âme sont compromises, tous les êtres généreux +s'entendent et suivent la même conduite. + +Ils partirent ensemble, et furent à Chaumont en moins de dix heures. +Peu de momens avant d'arriver, Delphine, se ressouvenant que M. de +Serbellane lui avoit dit autrefois qu'il existoit en Italie un poison +doux mais rapide, qui terminoit la vie en très-peu de temps, rappela à +M. de Serbellane ce poison dont ils s'étoient une fois entretenus +ensemble.--Il est dans cette bague, répondit M. de Serbellane en la +montrant, je la porte toujours depuis que j'ai perdu Thérèse; je me +sentois plus calme et plus libre, en pensant que si la vie me devenoit +insupportable, j'avois avec moi ce qui pouvoit facilement m'en +délivrer.--Delphine alors, quelle que fût son intention secrète, et +l'idée vague et terrible qui l'occupoit, donna pour motif à M. de +Serbellane, en lui demandant cette bague, le désir qu'auroit Léonce, +fier et irritable comme il l'étoit, d'échapper au supplice, dans un +temps où le peuple pouvoit se permettre des insultes contre l'homme +qui lui seroit désigné comme son ennemi.--Je crois à la vérité de ce +que vous me dites, répondit M. de Serbellane: si vous vouliez mourir, +vous ne me le cacheriez pas; nous parlerions ensemble de ce dessein, +avec le courage qui convient à une âme telle que la vôtre, et je vous +en détournerois, je l'espère: je vous dirois ce que j'ai éprouvé, +c'est qu'on peut encore faire servir au bonheur des autres une vie qui +ne nous promet à nous-mêmes que des chagrins, et cette espérance vous +la feroit supporter.--Madame d'Albémar répéta avec une sombre +tristesse que son dessein, en lui demandant ce funeste présent, étoit +de le donner à Léonce, s'il étoit condamné.--Alors M. de Serbellane +tira sa bague de son doigt, et la remit à Delphine.--Voilà donc, +s'écria-t-elle, voilà donc, ô Léonce! ce qui doit nous réunir! voilà +l'anneau nuptial que j'étois destinée à te présenter! O mon Dieu! +ajouta-t-elle, donnez-moi de la force jusqu'au dernier moment! + +Dès qu'ils furent arrivés à Chaumont, M. de Serbellane alla demander +la permission de voir M. de Mondoville. Madame d'Albémar, en +l'attendant, s'assit sur un banc, en face de la prison où elle avoit +appris que M. de Mondoville étoit renfermé. La beauté de Delphine, et +la douleur qui se peignoit dans toute sa personne, avoient attiré +l'attention de plusieurs femmes, enfans et vieillards, qui +l'environnoient sans qu'elle s'en aperçût; mais au moment où elle se +leva, pour aller au-devant de M. de Serbellane qui lui apportoit la +permission d'entrer dans la prison, les pauvres gens qui l'avoient vue +pleurer, lui dirent: _Vous avez du chagrin, ma bonne dame, nous +prierons Dieu pour vous_.--Je vous en remercie, répondit-elle: priez +pour un ami que j'ai dans ce monde, et que l'on veut faire périr. Il y +a parmi vous peut-être des créatures bien plus innocentes que moi, +Dieu les écoutera plus favorablement. Priez donc pour qu'il me fasse +grâce; et si vous avez sur la terre un être que vous aimiez, que cet +être vous récompense du bien que vous m'aurez fait!--En parlant ainsi, +elle attendrit ceux qui l'écoutoient, mais ils ne pouvoient la servir. + +M. de Serbellane annonça à Delphine qu'elle pouvoit voir Léonce à +l'instant, et qu'il lui resteroit encore le temps d'entretenir celui +qui devoit présider le tribunal, avant qu'il s'assemblât pour +prononcer sur la vie de Léonce. M. de Serbellane, pendant que Delphine +seroit dans la prison, devoit continuer à voir tous ceux qui, dans la +ville, pouvoient avoir quelque influence sur le tribunal, et venir +reprendre Delphine, quand elle auroit vu M. de Mondoville, et qu'elle +auroit su de lui toutes les circonstances qui pouvoient servir à le +justifier. + +La permission étant présentée au geôlier, il ouvrit la porte de la +prison, et Delphine, en entrant dans ce lieu de douleur, vit son amant +qui écrivoit avec beaucoup de calme. Le bruit de la porte lui fit +lever la tête, et, se jetant à genoux devant elle, il s'écria:--Juste +ciel, quel miracle s'accomplit pour moi! est-ce mon imagination qui me +la représente? Je l'invoquois, et la voilà! tous ses traits, tous ses +charmes sont-ils devant mes yeux! Delphine, Delphine, est-ce toi?--Et, +la serrant dans ses bras, il perdit entièrement le souvenir de sa +situation; mais le coeur de Delphine n'étoit pas soulagé, et les +transports de son amant ne lui donnèrent pas même un instant +d'illusion. + +--Delphine, lui dit encore Léonce en découvrant sa poitrine, vois-tu +ce médaillon qui contient tes cheveux? je n'ai défendu que lui; ils +n'ont pu me l'arracher. Si tu n'étois venue près de moi, c'est à lui +seul que j'aurois confié mes adieux. Ah! Delphine, pourquoi t'ai-je +quittée?--C'est moi qui suis coupable de ton sort, répondit-elle, je +le sais; si je n'avois pas consenti à sortir de mon couvent, si...; +mais que fait cette douleur de plus dans l'abîme des douleurs! +Dites-moi seulement ce que je puis dire à vos juges; j'ignore si +j'espère encore, mais je veux leur parler.--Vous n'obtiendrez rien, +mon amie, reprit Léonce; cependant je pourrois consentir à vivre +maintenant: il s'est fait un grand changement dans ma manière de voir. +Au milieu des malheurs que je viens d'éprouver, et de la destinée qui +me menace, je me suis senti comme humilié d'avoir attaché tant de prix +aux jugemens des hommes. La présence de la mort m'a éclairé sur ce +qu'il y a de réel dans la vie; je ne le cache point, j'ai regretté +d'avoir sacrifié les jours que tu protégeois. J'ai connu le prix de +l'existence simple et douce que j'aurois goûtée près de toi. S'il en +étoit temps encore, aucun nuage ne troubleroit plus notre bonheur: +vois donc, ô ma Delphine! si tu peux me sauver, je l'accepte.--O mon +Dieu! s'écria Delphine,--et les sanglots étouffèrent sa voix. + +--Je ne sais, réprit Léonce, ce qu'on peut dire pour ma défense; +cependant il me semble que, dans l'opinion même de ceux qui vont me +juger, je ne suis pas coupable. J'étois arrivé à Verdun le matin du +jour où l'on m'a fait prisonnier; je cherchois la mort, il est vrai, +mais je ne savois point encore quel moyen je prendrois pour atteindre +ce but facile. J'ai suivi sans dessein le jeune Ternan, mon ami +d'enfance. Je n'étois pas reçu dans l'armée, mon nom même n'y étoit +point encore connu. Charles Ternan s'est imprudemment éloigné des +limites du camp, une patrouille nous a attaqués, le premier coup de +fusil a blessé Charles Ternan; il ne pouvoit plus se défendre, et, +pris en uniforme les armes à la main, son sort n'étoit pas douteux. Je +lui ai crié de tâcher de s'éloigner, pendant que j'arrêterois la +patrouille par ma résistance, et, afin de le déterminer à me quitter, +j'ai ajouté qu'il devoit retourner au camp pour demander du secours; +mais avant que le secours arrivât, le nombre m'a accablé: je ne sais +par quel hasard je n'ai pas été tué, mais je crois que je le dois au +désir que j'avois de prolonger le combat, pour donner à Ternan plus de +temps pour s'éloigner: voilà ce qui s'est passé, ma Delphine; ton +esprit secourable peut-il trouver dans ce récit les moyens de me +justifier avec honneur?--Généreuse conduite! répondit Delphine; mais y +croiront-ils? mais en seront-ils émus? Ah! mon ami, sans le secours de +la Providence, sans la plus signalée de ses faveurs, quel espoir nous +reste-t-il! Cède, ajouta-t-elle, cède à ce que tu pourrois appeler une +superstition du coeur; quand même ce que je vais te demander ne te +paroîtroit qu'une foiblesse, cède encore; viens prier avec moi le +protecteur des malheureux, de m'accorder l'éloquence qui entraîne la +volonté des hommes; viens, prions ensemble. Léonce eut un moment +d'embarras; mais bientôt, s'abandonnant au mouvement inspiré par +Delphine, il se mit à genoux devant les rayons du soleil, qui +perçoient à travers les barreaux de sa prison, et dit:--Être +tout-puissant, être inconnu! je t'implore pour la première fois de ma +vie, je ne mérite pas que tu m'exauces; mais l'un de tes anges attache +sa vie à la mienne; sauve-moi, puisqu'elle le souhaite, et je jure de +consacrer le reste de mes jours à suivre ton culte; mon amie me +l'enseignera.--Delphine, en écoutant ces paroles, eut un moment +d'espoir.--Ah! s'écria-t-elle, quelque insensés, quelque coupables que +nous soyons, peut-être le Dieu de bonté, qui ne nous a donné que des +commandemens d'amour, a-t-il entendu nos prières, a-t-il pris pitié de +nous! Adieu, Léonce; à ce soir, il y a encore ce soir. Adieu!--Et elle +le quitta en réprimant son émotion. La nature donne toujours un moment +de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un +instant de mieux avant la mort; c'est un dernier recueillement de +toutes les forces, c'est l'heure de la prière ou des adieux. + +Delphine, en sortant de la prison, rencontra M. de Serbellane qui +venoit la chercher; il la conduisit chez le président du tribunal. +Arrivés devant la maison de celui dont dépendoit la vie de Léonce, +Delphine tressaillit, et, comme elle franchissoit le seuil de la +porte, elle se sépara de M. de Serbellane, avec un dernier regard qui +lui demandoit de faire des voeux pour elle. Elle entra, et trouva le +président entouré de quelques secrétaires: elle lui demanda s'il lui +seroit permis de l'entretenir sans témoins.--Je n'ai de secrets pour +personne, répondit-il en élevant d'autant plus la voix que Delphine +cherchoit à la baisser; il ne faut pas qu'un homme public mette de +mystère dans sa conduite.--Hélas! monsieur, reprit Delphine, sans +doute vous n'avez point de secret, mais je puis en avoir un; me +refuserez-vous de ne le confier qu'à vous?--Je vous ai déjà dit, +reprit le juge, que je ne veux point éloigner de moi ceux qui +m'entourent; je ne le dois point.--Delphine, se retournant alors vers +ceux qui étoient dans la chambre, leur dit avec une noble +douceur:--Messieurs, je vous en conjure, éloignez-vous pendant +quelques momens; soyez assez généreux pour me prouver ainsi votre +pitié.--La voix et le regard de Delphine exprimoient l'émotion la plus +profonde, et produisirent un effet inespéré; tous ceux qui étoient +dans la chambre s'éloignèrent doucement, sans proférer un seul mot. + +Quand Delphine se vit seule avec celui qui pouvoit absoudre ou +condamner son amant, ses lèvres tremblèrent avant de prononcer les +paroles qui devoient appeler ou repousser la conviction, donner la vie +ou causer la mort: tout annonçoit dans le juge un homme inflexible; +cependant Delphine avoit aperçu sur son bureau le portrait d'une femme +tenant un enfant dans ses bras, et ce tableau, lui apprenant qu'il +étoit époux et père, lui avoit un moment donné l'espoir de +l'attendrir. Elle tâcha d'exposer avec calme le récit des faits qui +prouvoient que Léonce n'avoit pris aucun grade dans l'armée ennemie, +que le danger seul de son ami l'avoit forcé à le secourir; et, +racontant avec courage et simplicité toutes les circonstances qui +avoient engagé Léonce à quitter la Suisse, elle se donna tous les +torts, en cherchant à prouver au juge que Léonce n'avoit cédé qu'à la +douleur qu'il éprouvoit, et qu'aucun motif politique, aucune +résolution ennemie n'étoit entrée pour rien dans les circonstances qui +l'avoient conduit à Verdun. Le juge s'étoit d'abord montré +inaccessible à la conviction; et, regardant Léonce comme coupable, il +étoit résolu à le condamner; le récit déchirant de Delphine lui +persuada que la conduite de Léonce n'avoit pas été telle qu'il se +l'imaginoit; mais il sentit l'impossibilité de persuader à ses +collègues que Léonce pouvoit être absous, quand toutes les apparences +l'accusoient; ne voulant pas prendre sur lui de le faire mettre en +liberté sans qu'il eût été jugé, il ne voyoit aucun moyen de le +sauver; et, la pitié que lui inspirait madame d'Albémar le faisant +souffrir, il cherchoit à lui répondre en termes vagues, et à terminer +le plus tôt possible ce cruel entretien. Une timidité douloureuse +enchaînoit Delphine; elle sentoit qu'il n'existoit plus pour elle +qu'une ressource, c'étoit de se livrer sans contrainte à toute +l'émotion qu'elle éprouvoit; mais l'idée que cet espoir une fois +détruit il n'en resteroit plus, lui faisoit essayer des moyens d'un +autre genre, qui n'épuisoient pas encore sa dernière espérance. Enfin, +le juge fit quelques pas pour sortir, en déclarant que, dans cette +affaire, il ne pouvoit être éclairé que par l'opinion de ses +collègues, et que c'étoit à eux seuls qu'il vouloit s'en remettre. + +L'infortunée Delphine, à ces mots, ne se connoissant plus, se +précipita vers la porte et s'écria:--Non, vous n'avancerez pas, non, +vous n'irez pas commettre l'action la plus barbare! il n'est pas +criminel, celui que vous allez condamner, il ne l'est pas, vous le +savez; je vous ai prouvé qu'il n'avoit point porté les armes, qu'il +n'étoit pas votre ennemi, que la générosité, l'amitié, l'avoient +seules entraîné; et quand il seroit vrai que vos opinions et les +siennes sur la guerre actuelle ne fussent pas d'accord, n'est-il pas +le meilleur et le plus sensible des êtres, celui que le hasard a jeté +dans un parti différent du vôtre? Les hommes se ressemblent comme +pères, comme amis, comme fils; c'est par ces affections de la nature +que tous les coeurs se répondent, mais les fureurs des factions ne +peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu'on peut +sentir contre des ennemis puissans, mais qui s'éteignent à l'instant, +quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que +vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentimens et +leur malheur. Ah! celui pour qui je vous implore, si vous étiez en +péril, et que je lui demandasse de vous sauver, il n'hésiteroit pas, +non-seulement à vous absoudre, mais à vous secourir de tous ses +moyens, de tous ses efforts; si vous donnez la mort à qui ne l'a pas +méritée, vous, ne savez pas quelle destinée vous vous préparez, vous +ne savez pas quels remords vous attendent! plus de repos, plus de +douces jouissances; au sein de votre famille, au milieu de vos +concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation +continuelle; vous ne compterez plus sur l'estime; vous ne vous fierez +plus à l'amitié; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous +feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous +accuserez de l'avoir mérité, et votre propre pitié vous manquera dans +vos propres maux.--Jeune femme, vous m'insultez, lui dit le juge, +parce que je veux obéir aux lois de mon pays.--Moi, je vous insulte! +s'écria Delphine en se jetant à ses pieds; ô Dieu! s'il m'est échappé +une seule parole qui puisse vous blesser, si mon trouble ne m'a pas +permis d'être maîtresse de mes discours, ah! n'en punissez pas mon +ami. Est-il coupable de mon imprudence, de ma foiblesse, de ma folie? +Dites, seroit-ce moi qui vous irriterois contre lui, moi qui ai déjà +fait tomber tant de douleurs sur sa vie! Ah! je me prosterne devant +vous; juste ciel! voudrois-je vous offenser? quelle réparation +voulez-vous? parlez;--et l'infortunée, à genoux, penchoit son visage +jusqu'à terre, dans un état si déplorable que le juge en fut +touché.--Non, madame, lui dit-il en la relevant; vous ne m'avez point +offensé; non, soyez tranquille, si je pouvois sauver M. de Mondoville, +ce seroit pour vous que je le ferois.--Delphine étonnée, saisie d'un +premier espoir qui redoubloit encore la violence de son état, s'appuya +sur le bras de cet homme qui ne l'effrayoit plus, et lui dit dans une +sorte d'égarement:--Ce seroit pour moi que vous le sauveriez! vous +savez donc que je vais mourir aussi? En effet, vous n'avez pu croire +que je survécusse à cet être si bon et si tendre. Il va porter dans le +tombeau tant d'affection pour moi, pour moi, pauvre insensée, qui ne +lui ai fait que du mal! Qu'importe au reste que je meure! la mort est +mon unique espoir; mais vous qui pouvez tout, me refuserez-vous ce mot +sacré, ce mot du ciel qui absout l'innocent et rend la vie aux +infortunés qui le chérissent? Hélas! dans les temps orageux où nous +vivons, savez-vous quel sera votre avenir? il y a six mois que toutes +les prospérités de la terre environnoient mon malheureux ami; et +maintenant, jeté dans les prisons, près de périr, il n'a plus qu'une +amie qui verse des pleurs sur son sort. Vous êtes le président du +tribunal; vous pouvez, je le sais, s'il vous est prouvé que M. de +Mondoville ne servoit pas dans l'armée ennemie, vous pouvez décider +qu'il n'y a pas lieu à le juger criminellement, et le faire mettre en +liberté.--Vous ne savez pas, madame, interrompit le juge, en cessant +de se contraindre et laissant voir un caractère qui avoit en effet +beaucoup de bonté, vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous +ignorez à quels périls je m'exposerois si je voulois soustraire M. de +Mondoville au cours naturel des lois. Sans doute j'aurois souhaité que +la liberté pût s'établir en France, sans qu'un seul homme pérît pour +une opinion politique; mais puisque la guerre étrangère excite une +fermentation violente, n'exigez pas d'un père de famille, qui s'est vu +forcé d'accepter dans ces temps difficiles un emploi pénible, mais +nécessaire, n'exigez pas qu'il compromette ses jours pour conserver +ceux d'un inconnu.--D'un inconnu! reprit Delphine, s'il est innocent; +d'un inconnu! si sa vie dépend de vous! ah! qu'il doit nous être cher, +l'homme infortuné que nous pouvons sauver d'une mort injuste et +certaine! Oui, j'en conviens, ce que je vous demande exige du courage, +de la générosité, du dévouement; ce n'est point une pitié commune que +j'attends de vous, c'est une élévation d'âme qui suppose des vertus +antiques, des vertus républicaines, des vertus qui honoreront mille +fois plus le parti que vous défendez, que les plus illustres +victoires. Eh bien! soyez cet homme supérieur aux autres hommes, cet +homme qui se sacrifie lui-même à ce qui est noble et bon! Écrivez sur +ce papier, dit-elle en s'avançant pour le prendre sur le bureau du +juge, écrivez que M. de Mondoville doit sortir de prison; tout est dit +alors, son nom ne sera point cité, il quittera la France, il partira +pour la Suisse, et dans ce pays vous avez deux êtres à vous; venez les +retrouver, et vous apprendrez ce que c'est que la reconnoissance dans +les coeurs généreux; jamais lien plus sacré put-il unir les âmes? Ah! +si le libérateur de Léonce me demandoit ma vie, au bout du monde, +après vingt années, cette vie seroit encore à lui. Signez, +signez....-- + +Le juge, étonné des impressions qu'il éprouvoit, mit sa main sur ses +yeux pour ne pas voir Delphine, et retrouvant alors dans le fond de +son âme la crainte que l'émotion combattoit, il fit un dernier effort +pour étouffer son attendrissement, et refusa nettement ce que madame +d'Albémar se croyoit près d'obtenir. A ces mots, elle tomba sur une +chaise, presque sans vie, comme frappée d'un coup mortel et inattendu. +Dans ce moment une femme ouvrit la porte, et Delphine la reconnut pour +celle dont le portrait l'avoit frappée: cette femme, voyant que son +mari n'étoit pas seul, voulut se retirer; Delphine, inspirée par son +désespoir, s'avança vers elle et la conjura d'entrer.--Je venois, +répondit-elle, prier mon mari de monter pour voir le médecin, qui est +très-inquiet de notre fils.--Votre fils, s'écria Delphine, votre fils! +Oui, madame, répondit la femme, je n'ai que cet enfant, et il est bien +malade.--Votre enfant est malade! répéta Delphine; eh bien! dit-elle +en se retournant vers le juge, avec un regard solennel, si vous livrez +Léonce au tribunal, votre enfant, cet objet de toute votre tendresse, +il mourra! il mourra!--Le juge et sa femme reculèrent, effrayés de +cette voix et de cet accent prophétique.--Oui, reprit-elle, vous ne +savez pas combien est infaillible la punition du ciel, quand on s'est +refusé à la pitié. Vous serez frappés dans ce que vous avez de plus +cher. La douleur qu'on redoute, c'est la douleur qui nous atteint, et +l'être qui nous punit sait où porter ses coups; mais ajouta-t-elle en +versant un torrent de pleurs, si vous sauvez mon ami, si vous signez +sa délivrance, votre unique enfant vivra, et bénira le nom de son père +jusqu'à son dernier jour.--A ces mots, la femme du juge, sans parler, +supplioit son mari de ses regards, de ses mains élevées, demandoit +ainsi la grâce de Léonce, presque sans s'apercevoir elle-même de ce +qu'elle faisoit. Le mari, regardant tour à tour Delphine et sa femme, +dit:--Non, je ne refuserai rien pendant que mon fils est en danger; +non, quoi qu'il puisse m'en arriver, madame, vous avez vaincu:--et, +prenant la plume, il écrivit l'ordre de mettre en liberté M. de +Mondoville. Delphine n'osoit ni respirer, ni parler, de peur que le +moindre mouvement ne changeât quelque chose à la résolution inespérée +du juge. Il lui dit en lui remettant l'ordre:--Je vous donne, madame, +la vie de M. de Mondoville; mais ne tardez pas à le faire partir; si +un commissaire de Paris venoit ici, je n'y serois plus le maître; je +lui répéterois sans doute, comme vous me l'avez attesté, comme je le +crois, que M. de Mondoville n'a point porté les armes; mais ce seroit +peut-être en vain alors que je m'efforcerois encore de le sauver. Vous +avez su toucher mon coeur, madame, par je ne sais quelle éloquence, +quelle sensibilité surnaturelle. C'est à vous que votre ami doit la +vie, jouissez-en tous les deux et...--Priez pour mon fils, ajouta la +mère.-- + +Delphine, dont l'émotion rendoit les paroles à peine intelligibles, +reçut l'ordre à genoux, et, pressant sur son coeur la main secourable +de son bienfaiteur:--Que je ne meure pas, lui dit-elle, homme +généreux, sans avoir fait sentir à votre âme un peu du bonheur que je +lui dois! adieu.--Elle courut à la prison, craignant de perdre une +seconde, ralentissant quelquefois ses pas, pour ne pas attirer +l'attention de ceux qui la regardoient, mais ne pouvant calmer la +frayeur que lui causoit le danger du moindre retard. En entrant dans +la chambre de Léonce, elle lui tendit l'ordre, et resta quelques +instans sans pouvoir prononcer un seul mot. Léonce lut l'ordre, et, +profondément attendri, il répéta plusieurs fois à Delphine:--C'est +toi qui m'arraches à la mort! que ma vie sera heureuse avec +toi!--Quand elle eut repris ses forces, elle se hâta d'expliquer qu'il +falloit partir à l'instant, que le moindre délai pouvoit être funeste, +et pressa le geôlier avec une ardeur passionnée, d'aller remplir une +dernière formalité, nécessaire pour sortir de la prison et de la +ville; il partit. + +Léonce alors se livra à tous les projets de bonheur les plus doux.--Ma +Delphine, disoit-il, te souviens-tu de cette maison sur le coteau de +Baden, dont le site nous rappeloit Bellerive? Nous pouvons l'acquérir, +nous nous y établirons; quelques légers changemens la rendront +tout-à-fait semblable à ce séjour où nous avons passé des momens +heureux, mais troublés, tandis que dans notre habitation nouvelle une +félicité parfaite nous est promise. Tu ne seras point poursuivie dans +un pays protestant; je suis sûr d'ailleurs d'en imposer à madame de +Ternan, et notre destinée obscure n'excitant l'envie de personne, nous +n'aurons point d'ennemis. Oh! que cet avenir se présente à moi sous un +aspect enchanteur! Delphine, ma céleste amie, ajoute donc quelques +traits à ce tableau, peins-moi le sort qui nous attend, que +l'espérance nous y transporte.--Delphine ne répondoit point, son âme +agitée n'avoit point retrouvé de calme.--Craindrois-tu, lui dit +encore Léonce, de retrouver en moi quelques traces des foiblesses qui +nous ont séparés; me ferois-tu cette offense?--Non, non! interrompit +Delphine.--Même avant ton arrivée, continua Léonce, ton souvenir et +mon amour avoient entièrement dissipé les erreurs de mon caractère; je +te l'avouerai, certain de périr, la mort que j'avois désirée ne +m'inspiroit plus qu'un sentiment assez sombre: il me sembloit que la +nature m'accusoit d'avoir méconnu ses bienfaits; et mon imagination se +retournant tout à coup, je n'ai plus vu, prêt à perdre l'existence, +que les affections délicieuses qui devoient me la rendre chère; ah! +j'avois peut-être besoin de cette épreuve, mais je n'en perdrai jamais +le fruit; je vivrai pour être heureux, pour être aimé....--Hélas! +reprit Delphine, le temps se passe, le geôlier ne revient +point.--Cette inquiétude augmentant son trouble à chaque minute, elle +n'entendoit plus ce que Léonce lui disoit pour la calmer, et, +s'approchant des barreaux de la prison, à travers lesquels on +entrevoyoit la rue, elle y resta fixement attachée. Tout à coup elle +s'écria:--O mon Dieu! ô mon Dieu! d'une voix si déchirante, que Léonce +en frémit, et courant à elle, il lui dit:--Qu'avez-vous? Votre accent +me cause un effroi que de ma vie je n'avois éprouvé.--Que viennent +faire, lui dit Delphine, ces deux hommes vêtus de noir, qui +accompagnent le geôlier?--Apporter l'ordre pour mon départ, lui +répondit Léonce.--Non, non, reprit Delphine, cela n'est pas naturel, +cela ne l'est pas.--La porte de la prison s'ouvrit, et les deux +hommes, peu d'instans après être entrés, déclarèrent que le +commissaire de Paris étoit arrivé, qu'il avoit déchiré l'ordre donné +par le juge, et qu'il étoit décidé que M. de Mondoville ne sortiroit +pas de prison, et seroit jugé. A cette nouvelle, Léonce détourna la +tête, ne voulant point montrer son émotion. Delphine, levant les yeux +au ciel, s'avança d'un pas assez ferme, pour demander aux deux hommes +envoyés s'il ne lui seroit pas permis de voir le commissaire.--Non, +madame, lui répondirent-ils, vous ne pouvez pas sortir, vous êtes en +arrestation ici jusqu'à demain.--Léonce tendit alors la main à +Delphine, avec un sentiment qui n'étoit pas sans quelque douceur; les +stupides témoins de cette scène voulurent rassurer Delphine sur son +propre sort, croyant qu'il étoit l'objet de son inquiétude, et lui +dirent qu'elle pouvoit être tranquille, qu'elle sortiroit au moment +même où le jugement de M. de Mondoville seroit exécuté. A ces +affreuses paroles, Delphine fut près de succomber; mais prenant sur +elle, elle dit seulement à voix basse:--En est-ce assez, mon Dieu!--et +demanda ensuite à ceux qui venoient de parler, si un étranger qui +l'avoit accompagnée, M. de Serbellane, ne devoit pas venir la +voir.--Il nous a chargés de vous dire, lui répondirent-ils, qu'il +seroit ici dans une heure, quand le tribunal, qui est assemblé +maintenant, aura prononcé. Il fait ce qu'il peut pour vous être utile; +mais à présent que le commissaire de Paris est arrivé, cela ne se +passera pas comme ce matin.--Léonce, assez vivement irrité, les +interrompit en leur disant:--Je ne suis pas condamné à votre présence, +laissez-moi.--Ils murmurèrent intelligiblement quelques paroles +d'humeur, mais le regard de Léonce leur en imposa, et ils sortirent. +Léonce alors, se rapprochant de Delphine, la serra dans ses bras avec +l'émotion la plus passionnée; elle ne répondoit à rien, n'exprimoit +rien, et sembloit tout entière renfermée en elle-même.--Dieu! +prononça-t-elle à demi-voix, Dieu qui m'avez abandonnée, préservez-moi +de sentimens impies! que je supporte ce cruel jeu de la destinée sans +cesser de croire en vous! La mort, après tout, la mort... Eh bien! mon +ami, dit-elle en se jetant dans les bras de Léonce, nous la recevrons +ensemble; c'est un reste de pitié de la Providence envers nous. +Pressons nos coeurs l'un contre l'autre, que leurs derniers battemens +cessent au même instant; le seul mal au-delà des forces humaines, +c'est de vivre ou de mourir séparés.-- + +Léonce, inquiet de la résolution de Delphine, voulut lui parler de ses +devoirs, de son sort après lui:--Je te défends de m'entretenir sur ce +sujet, interrompit-elle; ignore mes desseins, quels qu'ils soient; ne +m'interroge plus, et passons ces dernières heures dans la confiance et +l'abandon qui peuvent encore leur donner du charme.--Léonce lui obéit; +il sentoit que sur un pareil sujet, il ne pouvoit rien obtenir d'elle; +mais il se flattoit que M. de Serbellane veilleroit sur le sort de son +amie, quand il n'existeroit plus, et c'étoit à lui qu'il se proposoit +de la confier. + +Léonce et Delphine gardèrent donc le silence, l'un à côté de l'autre, +pendant assez long-temps. Ils attendoient M. de Serbellane, quoiqu'ils +n'en espérassent rien; enfin il arriva, portant sur son visage +l'empreinte des sentimens qui le déchiroient. + +--Demain, à huit heures du matin, dit-il à Léonce, vous devez être +conduit dans une plaine, à une demi-lieue de la ville, pour être +fusillé; un espoir cependant reste encore; le juge généreux de qui +madame d'Albémar avoit obtenu votre liberté, vient de sortir du +tribunal même pour me parler; il m'a dit que si je pouvois lui +apporter à l'instant une déclaration signée de vous, qui attestât +positivement que vous n'avez point eu l'intention de porter les armes, +et que vous traversiez l'armée en voyageur, pour revenir en France, +cette déclaration pourroit vous sauver.--Delphine, à ce mot, leva les +yeux, qu'elle avoit tenus fixés sur la terre jusqu'alors; Léonce +répondit à M. de Serbellane, avec la plus noble simplicité:--Quand +j'ai été fait prisonnier, j'en conviens, je n'avois point encore porté +les armes; j'étois venu à Verdun, non pour seconder aucune cause, mais +dans l'espoir de mourir; qu'importent toutefois ces détails connus de +moi seul? Les François qui sont dans l'armée des étrangers ont dû +croire que je venois pour servir avec eux; une déclaration contraire +leur paroîtroit un mensonge que je ferois pour sauver ma vie; mon +intention d'ailleurs n'étoit point de rentrer en France; je ne puis +donc, sans m'avilir, attester ce qui paroîtroit faux aux yeux des +autres, ou ce qui le seroit réellement.--Delphine, en entendant ce +refus décisif, baissa de nouveau les yeux, sans prononcer une parole; +elle savoit que Léonce n'appelleroit jamais d'une résolution qu'il +croyoit honorable. + +M. de Mondoville, touché de la douleur que lui témoignoit M. de +Serbellane, lui prit la main et lui dit:--Généreux ami, vous avez tout +fait pour nous; il ne me reste plus, relativement à moi, qu'un service +à vous demander. Si mon nom étoit calomnié, quand j'aurai cessé de +vivre, donnez à la vérité l'appui de votre respectable caractère: +n'oubliez pas que la mémoire d'un homme qui fut passionné pour +l'honneur, est un dépôt qu'il confie aux soins scrupuleux de ses +amis.--J'accepte avec reconnoissance ce glorieux dépôt, répondit M. de +Serbellane; votre réputation, sans doute, ne sera point attaquée; +mais, si jamais je pouvois être appelé à la défendre, quelle force, +quelle énergie ne trouverois-je pas dans l'admiration que m'inspire +votre courageuse conduite!--Maintenant, reprit Léonce, encore une +prière, et la plus sacrée de toutes!-- + +Il conduisit M. de Serbellane vers la fenêtre, pour lui recommander +Delphine, quand il ne seroit plus. Il auroit pu parler devant elle +sans qu'elle l'entendît; ses réflexions l'absorboient entièrement. +Immobile et pâle, quelquefois elle tressailloit, mais elle n'écoutoit +ni ne voyoit plus rien, et ne versoit pas même une larme. Quand toute +espérance est perdue, toute démonstration de douleur cesse, l'âme +frissonne au dedans de nous-mêmes, et le sang glacé n'a plus de cours. + +Léonce entra dans les plus grands détails avec M. de Serbellane, sur +la conduite qu'il devoit tenir pour conserver les jours de Delphine, +si sa douleur lui inspiroit le désir de les terminer. M. de +Serbellane, non-seulement lui promit tout ce qu'il désiroit, mais sut +presque le rassurer, en se montrant digne de soutenir et de consoler +l'infortunée remise à ses soins. Léonce, touché de son noble +caractère, ne put lui témoigner sa reconnoissance sans avoir les yeux +remplis de larmes: il étoit resté ferme contre le malheur; mais en +retrouvant la pitié, il s'attendrit.--Adieu, mon ami, lui dit-il; +laissez-moi seul avec elle; demain, avec le jour, revenez la chercher; +vous recevrez, le dernier serrement de main d'un homme qui vous estime +et vous honore. Adieu.--M. de Serbellane, en s'en allant, s'approcha +de Delphine, et lui demanda sa main qu'elle abandonna:--Madame, lui +dit-il d'une voix émue, courage et résignation! Les plus vives +douleurs ont encore cette ressource.--Un profond soupir souleva le +sein de Delphine:--N'oubliez pas Isore, lui répondit-elle: Adieu.-- + +M. de Serbellane sortit, se promettant de revenir le lendemain auprès +de ses infortunés amis. Alors Léonce et Delphine se trouvèrent seuls, +au commencement de cette nuit solennelle qu'ils devoient passer +ensemble, dans cette sombre prison qu'éclairoit une lumière pâle et +tremblante; ils entendirent le geôlier refermer sur eux les +verroux.--Ah! s'écria Delphine, si ces portes pouvoient ne plus +s'ouvrir; si le jour pouvoit ne jamais se lever, quels lieux de +délices vaudroient cette prison! Léonce, pourront-ils t'arracher à +moi?--Et elle le serroit dans ses bras avec une force surnaturelle, à +laquelle succédoit le plus profond abattement. Léonce, effrayé de son +état, voulut fixer sa pensée sur quelques idées plus douces, et, +passant ses bras autour d'elle, il lui dit:--Ma Delphine, tu crois à +l'immortalité, tu m'en as persuadé; je meurs plein de confiance dans +l'Être qui t'a créée. J'ai respecté la vertu, en idolâtrant tes +charmes; je me sens, malgré mes fautes, quelques droits à la +miséricorde divine, et tes prières me l'obtiendront. Mon ange, nous ne +serons donc pas pour jamais séparés; même avant de nous réunir dans le +ciel, tu sentiras encore mon âme auprès de toi; tu m'appelleras +toujours, quand tu seras seule. Plusieurs fois tu répéteras le nom de +Léonce, et Léonce recueillera peut-être dans les airs les accens de +son amie. Cherche, ma Delphine, tout ce qu'il y a de doux, de sensible +dans la douleur; remplis ta vie des hommages solitaires et tendres que +l'on peut rendre encore à la mémoire de l'objet que l'on +regrette.--Arrêtes, interrompit Delphine, que parles-tu de ma vie? +As-tu donc osé penser que je pourrais te survivre? Oui, sans doute, +mon coeur s'est toujours confié dans l'immortalité de l'âme, quand il +ne s'agissoit que de mon sort; cette noble croyance suffisoit à mon +repos: mais est-ce assez de cette espérance, qu'un nuage couvre encore +aux regards des plus vertueux des mortels? est-ce assez d'elle pour +supporter l'existence après ta mort? Non, rien ne peut me soutenir +contre l'horreur de ta perte. Léonce, en ton absence, le moindre +souvenir de toi, un mot que tu m'avois dit, des lieux que nous avions +vus ensemble, mille hasards qui retracent une idée toujours présente, +me faisoient succomber sous la douleur d'une émotion déchirante, et +j'aurois ces mêmes souvenirs, mais avec les traits de la mort! je +m'écrierois sans cesse: Jamais! jamais! mes pleurs, mes cris +n'obtiendroient pas de la nature entière un son de ta voix, la trace +de tes pas, une ombre de tes traits! Léonce, ami si tendre, toi qui, +dans mes chagrins, as si souvent eu pitié de moi, je me précipiterais, +désespérée, sur la terre qui te renfermeroit, sans qu'il en sortît, un +soupir pour répondre à mes larmes! Non, non! je n'irai point dans ce +désert, dans ce silence, dans cette nuit du monde, où je ne te verrois +plus. La mort, dont l'affreuse idée m'a souvent glacée de terreur, te +frapperoit, moi vivante! je me représenterois ton visage défiguré, tes +yeux éteints pour toujours, tes restes froids, ensevelis dans la tombe +où je t'aurois laissé seul, seul! O mon ami, tu n'y seras pas seul! +Léonce, souverain de ma vie, répétoit Delphine, je te vois ému, je +sens que ton coeur répond au mien; dis-moi donc que tu m'appelles, que +tu ne voudrois pas me laisser vivre, dis que tu ne le veux pas! Ah! +j'aimerois cette touchante preuve d'amour, ce dédain d'une pitié +vulgaire, cette compassion véritable qui t'inspireroit ces douces +paroles:--_Delphine, suis-moi; pauvre Delphine, n'essaie pas de la +vie, sans la main qui te conduisoit!_--O Léonce, Léonce! répète ces +mots consolateurs, je t'en conjure....--Les pleurs interrompoient les +prières passionnées de Delphine; elle embrassoit les genoux de Léonce; +elle vouloit obtenir de lui-même le conseil de mourir; il cherchoit en +vain à la calmer, et la conjuroit de s'éloigner avec M. de Serbellane, +avant l'heure du supplice. Delphine, pensant alors à la fatale bague, +voulut en parler à Léonce, mais sans lui confier d'abord qu'elle la +possédoit, de peur qu'il ne la lui ôtât, quand même il seroit résolu à +n'en pas faire usage. + +--Léonce, lui dit-elle, cette mort, semblable à celle que subiroit un +criminel, ce supplice, en présence d'un peuple furieux, ne +révolte-t-il point ton âme? Veux-tu te l'épargner? Notre ami, M. de +Serbellane, peut nous donner un poison salutaire qui nous +affranchiroit du sort qu'on nous prépare.--Léonce, étonné, réfléchit +quelques instans, puis il dit:--Mon amie, je crois plus digne de moi +de périr aux yeux des François; il me condamnent aujourd'hui, mais +peut-être sauront-ils une fois que je ne l'ai pas mérité; et si, dans +mes derniers momens, j'ai montré quelque force d'âme, je ne hais pas, +je l'avoue, l'espoir que mes ennemis même ne me verront pas tomber +sans émotion. Pardonne, mon amie, si cette pensée me force à rejeter +le secours inespéré que tu daignes m'offrir; ta main auroit fermé mes +yeux, et le même sentiment qui anima mon existence, l'eût conduite +doucement jusqu'à sa fin; ah! qu'il m'en coûte pour m'y +refuser!--Delphine garda le silence; elle craignoit, en insistant, de +faire connoître à Léonce qu'elle possédoit un moyen sûr de ne pas lui +survivre. + +--Hélas! continua Léonce, il y a, j'en conviens, quelque chose de +sombre dans cette prison qui précède le dernier jour; je voudrois +pouvoir regarder le ciel avec toi; ce sont ces murs qui nous dérobent +son aspect, c'est la barbarie des hommes, nos gardiens et nos juges, +qui donne à la mort un caractère si terrible; vingt fois je l'avois +désirée à tes pieds; mais à présent que j'avois abjuré mes misérables +erreurs, à présent que je pouvois être ton époux, ton heureux époux; +ah Dieu!--Il s'arrêta, craignant de rappeler des pensées trop amères. +Delphine, succombant au désespoir, n'avoit plus la force d'exprimer +les tourmens qu'elle souffroit: quelques heures se passèrent encore, +pendant lesquelles Léonce se montra le plus sensible et le plus +courageux des hommes. Delphine l'admira quelquefois, plus souvent elle +l'interrompit par ses gémissemens. Enfin Léonce, accablé par plusieurs +nuits d'insomnie, laissa tomber sa tête sur les genoux de Delphine, et +s'endormit pendant une heure. Elle le regardoit dans toute sa beauté; +ses cheveux noirs tomboient sur son front, et son visage conservoit +encore une expression d'attendrissement dont le sommeil n'altéroit +point le charme. + +Ah! qui s'est jamais vu dans une situation si cruelle? La malheureuse +Delphine éprouva pendant cette nuit tout ce que l'âme peut souffrir de +plus déchirant. Elle sentoit le temps s'écouler, et regardoit sans +cesse à la fenêtre, craignant d'apercevoir les avant-coureurs du jour. +Ses yeux se portoient alternativement du visage enchanteur de son +amant, à ce ciel dont les premiers rayons devoient le lui ravir; mais +bientôt elle aperçut, sur le mur opposé à la fenêtre, la fatale lueur +qui annonçoit le jour, et avant que Léonce fût réveillé, le soleil +avoit percé dans cette demeure du désespoir.--O Dieu! s'écria-t-elle, +pas un nuage, pas un voile de deuil sur ce soleil! Le plus brillant +éclat de la nature, pour éclairer le plus horrible des forfaits et les +plus infortunés des êtres!--Enfin, le coup de tambour, ce bruit subit +et funeste, réveilla Léonce. Il leva les yeux sur Delphine, et, +l'embrassant avec transport:--C'est toi, dit-il, c'est encore toi! +jusqu'à mon dernier moment ta vue aura le pouvoir de suspendre toutes +mes peines!-- + +Léonce se hâta de rattacher ses cheveux en désordre, pour donner à +toute sa contenance l'air du calme et de la fermeté. Delphine alors se +tenoit à quelque distance de Léonce, suivoit ses mouvemens, et +s'appuyoit de temps en temps contre la muraille, soutenant par la +puissance de sa volonté ses forces prêtes à défaillir. Enfin, Léonce +s'approcha d'elle; et, remarquant l'extrême altération de ses traits, +il ne put réprimer plus long-temps ce qu'il éprouvoit.--Delphine, +s'écria-t-il, dans cet instant sans espoir, un mouvement cruel et doux +m'entraîne encore à te le répéter, oui, je regrette la vie! Quand mes +farouches ennemis vont paroître, je saurai leur cacher ce sentiment, +mais je te l'avoue, à toi qui me l'inspires, à toi....--Les soldats +approchoient de la prison, et l'on ouvrit les verroux pour les +recevoir. Alors Delphine, comme hors d'elle-même, se jeta aux genoux +de Léonce, et s'écria:--Mon ami, pardonne-moi ta mort, dont je suis la +véritable cause. Je n'ai jamais aimé que toi; jamais ce coeur n'a +tressailli qu'en ta présence, jamais une autre voix n'a régné sur mon +âme; nous allons mourir ensemble, quand de longues années d'union et +de tendresse pouvoient nous être accordées; il le faut! Les barbares +avancent, encore un instant; mais que toute la passion d'une vie +entière soit renfermée dans cet instant!--La porte s'ouvrit, et les +soldats remplirent la chambre. + +Delphine, se relevant avec dignité, adressa la parole aux +soldats:--J'étois aux genoux, leur dit-elle, du plus estimable des +hommes, du plus admirable caractère qui ait jamais existé; je lui +devois cet hommage; vous allez le conduire au supplice. Votre aveugle +obéissance ferme vos coeurs à la pitié; mais, qu'ai-je dit? ne vous +offensez pas; j'ai besoin de vous implorer encore: permettez-moi de +suivre mon ami jusqu'à la mort.--Madame, répondit l'officier, on +n'accorde d'ordinaire cette permission qu'au prêtre qui exhorte les +condamnés avant de mourir.--Eh bien, reprit Delphine, je saurai +remplir cet auguste ministère. Léonce, dit-elle en se retournant vers +lui, la religion donne aux malheureux qui marchent au supplice un ami +pour les consoler, veux-tu que je sois cet ami? Je te parlerai comme +lui, au nom d'un Dieu de bonté: un instant, je n'en fus pas digne, un +instant j'ai douté; je trouvois le malheur qui m'accabloit plus grand +que mes fautes; mais à présent les espérances religieuses sont +revenues dans mon coeur: le ciel me les a rendues, je te les ferai +partager.--Ce que tu veux entreprendre, répondit Léonce, est au-dessus +de tes forces.--Non, je l'ai résolu, reprit Delphine, tu me verras te +suivre d'un pas ferme, avec une âme courageuse; je ne suis plus +agitée, pourquoi n'aurois-je pas maintenant le même calme que +toi?--Madame, reprit l'officier, on conduira le condamné sur un char, +jusqu'à une demi-lieue de la ville, dans la plaine où il doit être +fusillé; vous ne serez pas en état de le suivre jusque-là.--Je le +pourrai, répondit-elle.--Ah! s'écria Léonce, dois-je accepter ce +généreux effort?--Tu le dois, interrompit Delphine.--Et M. de +Serbellane entrant dans ce moment, il obtint pour lui-même aussi +d'accompagner madame d'Albémar. Léonce, incertain encore s'il devoit +consentir à ce qu'exigeoit son amie, consulta M. de Serbellane.--Ne +vous opposez pas, répondit-il, au voeu que madame d'Albémar exprime +avec tant d'instance; si elle peut vous survivre, ce n'est qu'après +avoir épuisé toutes les douleurs; laissez-la s'y livrer, ne lui +refusez rien. + +--J'ai besoin, reprit Delphine, d'un moment de recueillement, avant ce +grand acte de courage; accordez-le-moi, dit-elle en s'adressant au +chef de la garde, votre char funèbre n'est point encore arrivé.--Le +chef de la garde y consentit; le geôlier murmura qu'il n'avoit point +de chambre seule à donner, excepté une dans laquelle étoit mort un +prisonnier, cette nuit même. Delphine n'entendit point ce qu'il +disoit; et M. de Serbellane, occupé à recueillir dans un dernier +entretien les volontés de Léonce, oublia quel don funeste il avoit +fait à madame d'Albémar; elle suivit le geôlier, et il la quitta, +après lui avoir montré la chambre dans laquelle elle pouvoit entrer. +En travers de la porte étoit le cercueil du malheureux prisonnier mort +pendant la nuit; et des quatre cierges placés aux coins de ce +cercueil, deux brûloient encore, et mêloient leurs tristes clartés à +celle du jour. Delphine frémit à cette vue, et recula; cependant elle +voulut avancer, et dit:--Pourquoi donc aurois-je peur de la mort? +N'est-ce pas elle que je viens chercher? d'où vient que son image +m'effraie déjà?--Il falloit, pour entrer, passer près du cercueil +placé devant la porte; la robe de Delphine s'y accrocha, et son effroi +redoublant, elle tomba à genoux dans la chambre, en face du lit encore +défait d'où l'on avoit enlevé le corps de celui qui venoit de mourir. +On voyoit ses habits épars, un livre ouvert, une montre qui alloit +encore, tous les détails de la vie de l'homme, excepté l'homme même, +que la bière renfermoit! Un tel spectacle auroit frappé l'imagination +dans les circonstances les plus calmes, il troubla presque entièrement +la tête de Delphine; elle ne savoit plus si son amant vivoit encore; +elle l'appela plusieurs fois, et, dans un moment de convulsion et de +désespoir, elle ouvrit la bague qui renfermoit le poison, et prit +rapidement ce qu'elle contenoit; à peine eut-elle achevé cette action +désespérée, qu'elle se prosterna contre terre; après y être restée +quelques instans, elle se releva plus calme, mais absorbée dans une +méditation profonde. + +--O mon Dieu! dit-elle alors, qu'ai-je fait? me suis-je rendue +coupable? ne puis-je plus espérer votre miséricorde? il falloit le +suivre jusqu'au supplice, je lui devois cette dernière preuve de +l'amour qui l'a perdu; en aurois-je eu la force, sans la certitude de +mourir? Je pouvois me fier à la douleur, avec le temps elle m'auroit +tuée; mais ce temps redoutable, ô mon Dieu! m'ordonniez-vous de le +supporter? ces tourmens étoient-ils nécessaires? et les anges qui vous +entourent ne se réjouiront-ils pas de les voir abrégés! S'il me +restoit un lien sur cette terre, si j'avois un père dont je pusse +consoler la vieillesse, je vivrois, je le crois; un devoir si sacré me +l'auroit commandé: mais l'infortuné qui va périr étoit mon unique ami, +et vous me l'ôtez! O mon Dieu! s'écria-t-elle en se jetant à genoux, +le visage tourné vers le ciel; on m'a souvent dit que vous ne +pardonniez pas le crime que je viens de commettre, le trouble, +l'égarement m'y ont conduite; est-il vrai qu'à présent vous soyez +inflexible! suis-je plus criminelle que tous ceux qui ont été durs +envers leurs semblables? et cependant il en est tant, que sans doute +parmi eux quelques-uns seront pardonnés! vous m'aviez accordé la +jeunesse, la beauté, tous les dons de la vie, et je la rejette loin de +moi, cette vie; il faut donc que j'aie bien souffert, et je +souffrirois éternellement! et vous n'accepteriez pas mon repentir! +non, vous l'acceptez, je le sens, une force nouvelle renaît en moi; +j'entends le char, j'entends les pieds des chevaux qui vont entraîner +ce que j'aime; je vais l'entretenir de vous, mon Dieu! bénissez mes +paroles, et, quand ma voix seroit impie, quand vous rejetteriez mes +prières pour moi-même, faites que celui qui va m'entendre éprouve en +m'écoutant les sentimens religieux qui obtiendront pour lui votre +miséricorde!--Elle descendit alors d'un pas ferme, et rejoignit Léonce +au moment où il montoit sur le char. + +Delphine marcha près de lui, et les soldats, par pitié pour elle, +ralentissoient la marche, et faisoient souvent arrêter la voiture, +pour lui donner le temps de parler à Léonce. M. de Serbellane, qui la +suivoit, répandoit de l'argent pour obtenir que personne ne s'opposât +à ces instans de retard. Delphine eut d'abord le désir d'avouer à son +ami qu'elle venoit de s'assurer la mort, elle auroit trouvé quelque +douceur à lui confier cette funeste et dernière preuve de la tendresse +passionnée qu'elle éprouvoit pour lui; mais tout entière à la +solennité du devoir dont elle étoit chargée, elle craignit qu'après un +tel aveu, Léonce, uniquement occupé d'elle, ne donnât plus un moment +aux sentimens religieux dont elle vouloit le pénétrer; et, quoi qu'il +pût lui en coûter, elle résolut de taire son secret, pour entretenir +Léonce de piété plutôt que d'amour. + +En traversant la ville, la multitude qui les environnoit de toutes +parts se permit d'indignes injures contre celui qu'elle croyoit +criminel, puisqu'il étoit condamné. Léonce rougissoit et pâlissoit +tour à tour, d'indignation et de fureur.--Dédaigne, lui disoit +Delphine, ces misérables insultes. Bannis de ton âme tous les +sentimens amers; ah! nous allons entrer dans le séjour de l'indulgence +et de l'oubli, dans le séjour où nos ennemis ne seront point écoutés. +Vois ce ciel, comme il est pur, comme il est serein! l'auteur de ces +merveilles pourroit-il n'avoir abandonné que nous? Cet asile vers +lequel nos coeurs s'élancent, Léonce, c'est le nôtre; nous y sommes +appelés. L'amour que je sens pour toi ne m'a-t-il pas été inspiré par +mon Créateur? il ne désunira point deux êtres qu'il a rendus +nécessaires l'un à l'autre. Léonce, ta conduite a été sans reproches, +c'est la mienne seule qu'il faut accuser; mais tu me feras recevoir +dans la région du ciel qui t'est destinée. Tu diras, oui, tu diras que +tu n'y serois pas bien sans moi. L'Être suprême t'accordera ton amie; +tu la demanderas, n'est-il pas vrai, Léonce?--Delphine fut prête +encore alors à tout révéler, en disant à Léonce quelle étoit l'action +coupable dont il devoit implorer le pardon pour elle. Peut-être aussi +désiroit-elle qu'il connût la véritable cause du courage +extraordinaire qu'elle témoignoit, dans la plus terrible de toutes les +situations; mais Léonce leva vers le ciel un regard plein de courage +et de confiance; ce regard convainquit Delphine qu'elle avoit enfin +inspiré à son ami les pieuses espérances qu'elle lui souhaitoit; et +elle craignit de détruire tout l'effet de ses paroles, en lui avouant +de quelle faute sa religion même n'avoit pu la préserver. + +Réprimant donc encore une fois tout ce qui pouvoit trahir son secret, +Delphine rassembla ses forces, pour remplir dignement l'auguste +mission dont elle s'étoit chargée.--Ne vois plus en moi, dit-elle à +Léonce, celle qui partagea tes fautes, celle qui fut plus coupable +encore. J'aimois la vertu, mais je n'avois point la force de +l'accomplir, et Dieu, dans sa pitié, retire du monde la femme +infortunée dont l'amour et le devoir ont déchiré le foible coeur. J'ai +pris auprès de toi la place d'un homme religieux, qui auroit été +vraiment digne de te parler au nom du ciel; mais une voix qui t'est +chère pouvoit pénétrer plus avant dans ton âme, et cette voix, +écoute-la, Léonce, comme si la Divinité l'avoit pour un moment +consacrée. Au milieu des terreurs qui nous environnent, lorsque la +nature, amie de la vie, se révolte dans notre sein, la Providence +éternelle nous voit et nous protège; non, il est impossible que toutes +les pensées, tous les sentimens qui nous animent soient anéantis; +notre esprit embrasse encore un immense avenir, notre coeur vit encore +tout entier dans l'objet qu'il aime, et dans quelques minutes, sur +cette plaine, où bientôt les roues de ce char vont nous entraîner, un +fer romproit la trame de tant d'idées, de tant de sentimens, et les +livreroit au vent qui disperse la poussière! Ceux qui succombent +lentement sous le poids des années peuvent croire à la destruction que +d'avance ils ont ressentie; mais nous qui marchons vers le tombeau +tout pleins de l'existence, nous proclamons l'immortalité! Il est +vrai, ce temps qui s'écoule, ces armes qui se préparent, ce bruit +sourd qui annonce déjà le coup mortel, remplissent d'effroi tous les +sens, mais c'est un dernier effort de l'imagination trompée; la vérité +va nous rassurer, notre âme se retire en elle-même, et dans notre +intime pensée, dans ce sanctuaire de l'amour et de la vertu, nous +retrouvons un Dieu! Ah! Léonce, gloire et tourment de ma vie, objet de +la passion la plus profonde! c'est moi qui t'exhorte à la mort, c'est +moi... la prière m'a donné une force surnaturelle, la prière, cet élan +de l'âme qui nous fait échapper à la douleur, à la nature et aux +hommes; imite-moi, Léonce, cherche aussi ce refuge....-- + +La longueur et la fatigue de la route faisoient disparoître la pâleur +de Delphine; ses yeux avoient une expression dont rien ne peut donner +l'idée; les sentimens les plus passionnés et les plus sombres s'y +peignoient à la fois; et, malgré les douleurs cruelles qu'elle +commençoit à sentir, et qu'elle tâchoit de surmonter, sa figure étoit +encore si ravissante, que les soldats eux-mêmes, frappés de tant +d'éclat, s'écrioient:--_Qu'elle est belle!_ et baissoient, sans y +songer, leurs armes vers la terre en la regardant. Léonce entendit ce +concert de louanges, et lui-même, enivré d'amour, il prononça ces mots +à voix basse:--Ah Dieu! que vous ai-je fait pour m'ôter la vie, le +plus grand des biens avec elle?--Delphine l'entendit.--Mon ami, +reprit-elle, ne nous trompons pas sur le prix que nous attacherions +maintenant à l'existence; nous ne voyons plus que des biens dans ce +que nous perdons, et nous oublions, hélas! combien nous avons +souffert! Léonce, je t'aimois avec idolâtrie, et cependant, du jour où +l'ingratitude de l'amitié me fut révélée, je reçus une blessure qui ne +s'est point fermée. Léonce, des êtres tels que nous auroient toujours +été malheureux dans le monde, notre nature sensible et fière ne +s'accorde point avec la destinée; depuis que la fatalité empêcha notre +mariage, depuis que nous avons été privés du bonheur de la vertu, je +n'ai pas passé un jour sans éprouver au coeur je ne sais quelle gêne, +je ne sais quelle douleur qui m'oppressoit sans cesse. Ah! n'est-ce +rien que de ne pas vieillir, que de ne pas arriver à l'âge où l'on +auroit peut-être flétri notre enthousiasme pour ce qui est grand et +noble, en nous rendant témoins de la prospérité du vice et du malheur +des gens de bien! vois dans quel temps nous étions appelés à vivre, au +milieu d'une révolution sanglante, qui va flétrir pour long-temps la +vertu, la liberté, la patrie! mon ami, c'est un bienfait du ciel qui +marque à ce moment le terme de notre vie. Un obstacle nous séparoit, +tu n'y songes plus maintenant, il renaîtroit si nous étions sauvés; tu +ne sais pas de combien de manières le bonheur est impossible. Ah! +n'accusons pas la Providence, nous ignorons ses secrets; mais ils ne +sont pas les plus malheureux de ses enfans, ceux qui s'endorment +ensemble sans avoir rien fait de criminel, et vers cette époque de la +vie où le coeur encore pur, encore sensible, est un hommage digne du +ciel.-- + +Ces douces paroles avoient attendri Léonce, et pendant quelques momens +il parut plongé dans une religieuse méditation.--Tout à coup, en +approchant de la plaine, la musique se fit entendre, et joua une +marche, hélas! bien connue de Léonce et de Delphine. Léonce frémit en +la reconnoissant:--O mon amie! dit-il, cet air, c'est le même qui fut +exécuté le jour où j'entrai dans l'église pour me marier avec Matilde. +Ce jour ressembloit à celui-ci. Je suis bien aise que cet air annonce +ma mort. Mon âme a ressenti dans ces deux situations presque les mêmes +peines; néanmoins je te le jure, je souffre moins aujourd'hui.--Comme +il achevoit ces mots, la voiture s'arrêta devant la place où il devoit +être fusillé. Il ne voulut plus alors s'abandonner à des sentimens qui +pouvoient affoiblir son coeur. Il descendit rapidement du char, et +s'avança en faisant signe à M. de Serbellane de veiller sur Delphine. +Se retournant alors vers la troupe dont il étoit entouré, il dit, avec +ce regard qui avoit toujours commandé le respect:--Soldats, vous ne +banderez pas les yeux à un brave homme; indiquez-moi seulement à +quelle distance de vous il faut que je me place, et visez-moi au +coeur; il est innocent et fier, ce coeur, et ses battemens ne seront +point hâtés par l'effroi de la mort. Allons.--Avant de s'avancer à la +place marquée, il se retourna encore une fois vers Delphine; elle +étoit tombée dans les bras de M. de Serbellane, il se précipita vers +elle, et entendit M. de Serbellane qui s'écrioit:--Malheureuse! elle a +pris le poison quelle m'avoit demandé pour Léonce; c'en est fait, elle +va mourir! + +--Léonce alors jeta des cris de désespoir, qui arrachèrent des larmes +à tous ceux qui l'avoient vu si calme, un moment auparavant, quand il +marchoit à la mort; personne n'osoit prononcer un mot, ni faire un +mouvement, en contemplant ce cruel spectacle. Delphine revint à elle, +à travers les convulsions de la mort, et put encore dire à Léonce, qui +tenoit sa main à genoux:--Mon ami, je devois mon courage à la mort que +je portois dans mon sein. Et comme Léonce s'accusoit de barbarie, pour +avoir consenti qu'elle le suivît jusqu'au supplice:--Ah! mon ami, lui +dit-elle encore, remercie la nature de m'avoir épargné les heures où +je t'aurois survécu; pardonne-moi, Léonce, si j'ai imposé la plus +grande douleur à l'âme la plus forte, c'est toi qui d'un instant me +survis; je ne meurs pas sans toi, ma main tient encore la tienne, le +dernier souffle de ma vie est recueilli dans ton sein. Ces soldats, je +les vois là, prêts à te saisir.... Ah, Dieu! de quel mal me sauve la +mort!--Elle expira. Léonce se précipita sur la terre à côté d'elle, en +la tenant embrassée. Les soldats eux-mêmes, attendris, restoient à +quelque distance, et sembloient ne plus songer à remplir leur cruel +emploi; quelques-uns s'écrioient:--_Non, nous ne tuerons pas ce +malheureux homme; c'est bien assez que sa pauvre maîtresse ait péri de +douleur; non, qu'il s'en aille, nous ne tirerons pas sur lui._-- + +Léonce les entendit, et, se relevant avec une fureur sans bornes, il +s'écria:--Juste ciel! il ne vous restoit plus, barbares, qu'à vouloir +m'épargner après l'avoir tuée. Tirez à l'instant, tirez.--Et il +vouloit s'approcher d'eux, mais il portoit toujours le corps sans vie +de sa maîtresse, et tout à coup il frémit d'horreur à l'idée que cette +belle image de son amie pourroit être défigurée par les coups qu'on +dirigeroit sur lui; retournant donc vers M. de Serbellane, il remit +entre ses bras Delphine, qui sembloit dormir en paix sur le sein de +son ami:--Il faut m'en séparer, dit-il, afin que ses nobles restes ne +soient point outragés par des barbares. Réunissez-nous tous les deux +dans le même tombeau; c'est là que, dans un repos éternel, mon +innocente amie me pardonnera mes fautes et ses malheurs.--En achevant +ces mots, il s'éloigna: quand il fut en face des soldats, ils +balancèrent encore, et leurs gestes exprimoient qu'ils ne vouloient +plus obéir à l'ordre qui leur avoit été donné. Un instant de vie de +plus faisoit souffrir mille maux à Léonce; tout-à-fait hors de lui, il +eut recours à l'insulte, chercha tout ce qui pouvoit allumer la colère +des soldats, les menaça de se jeter sur eux, s'ils ne tiroient pas sur +lui; et les appelant enfin des noms qui pouvoient les irriter +davantage, l'un d'eux s'indigna, reprit son fusil qu'il avoit jeté à +terre, et dit:--_Puisqu'il le veut, qu'il soit satisfait_.--Il tira, +Léonce fut atteint, et tomba mort. + +M. de Serbellane rendit à ses amis les derniers devoirs. Il les réunit +dans un tombeau qu'il fit élever sur le bord d'une rivière, au milieu +de peupliers, et partit pour la Suisse, afin de veiller sur la +destinée d'Isore, que la perte de Delphine avoit jetée dans la plus +profonde douleur; il écrivit à sa mère, et en obtint la permission de +conduire sa fille à mademoiselle d'Albémar, à qui cet intérêt seul +pouvoit faire supporter la vie, après la perte de Delphine. M. de +Lebensei s'acquit un nom illustre dans les armées françoises. Pourquoi +le caractère de Léonce de Mondoville ne lui permit-il pas d'avoir +cette glorieuse destinée? + +M. de Serbellane qui, avec une âme naturellement calme, faisoit +toujours ce que les sentimens les plus tendres et les plus exaltés +peuvent inspirer, revint en France, au péril de sa vie, pour visiter +encore une fois le tombeau de ses amis, et s'assurer que l'homme à qui +il en avoit confié la garde l'avoit défendu de toute insulte, au +milieu de la guerre. Voici l'un des fragmens de la lettre qu'il +écrivoit en revenant de ce voyage pieux envers l'amitié. + + «Je me sens mieux, disoit-il, depuis que je me suis reposé quelque + temps près de leurs cendres. Je me répétois sans cesse qu'ils + n'avoient point mérité leur malheur; je ne me dissimulois point + leurs torts; Léonce auroit dû braver l'opinion dans plusieurs + circonstances où le bonheur et l'amour lui en faisoient un devoir, + et Delphine, au contraire, se fiant trop à la pureté de son coeur, + n'avoit jamais su respecter cette puissance de l'opinion, à laquelle + les femmes doivent se soumettre; mais la nature, mais la conscience + apprend-elle cette morale instituée par la société, qui impose aux + hommes et aux femmes des lois presque opposées? et mes amis + infortunés devoient-ils tant souffrir pour des erreurs si + excusables? Telles étoient mes réflexions, et rien n'est plus + douloureux pour le coeur d'un honnête homme, que l'obscurité qui lui + cache la justice de Dieu sur la terre. + + » Mais un soir que j'étois assis près de la tombe où reposent Léonce + et Delphine, tout à coup un remords s'éleva dans le fond de mon + coeur, et je me reprochai d'avoir regardé leur destinée comme la + plus funeste de toutes. Peut-être dans ce moment, mes amis, touchés + de mes regrets, vouloient-ils me consoler, cherchoient-ils à me + faire connoître qu'ils étoient heureux, qu'ils s'aimoient, et que + l'Être-suprême ne les avoit point abandonnés, puisqu'il n'avoit pas + permis qu'ils survécussent l'un à l'autre. Je passai la nuit à + rêver sur le sort des hommes; ces heures furent les plus délicieuses + de ma vie, et cependant le sentiment de la mort les a remplies tout + entières; mais je n'en puis douter, du haut du ciel mes amis + dirigeoient mes méditations; ils écartoient de moi ces fantômes de + l'imagination qui nous font horreur du terme de la vie; il me + sembloit qu'au clair de la lune, je voyois leurs ombres légères + passer à travers les feuilles sans les agiter; une fois je leur ai + demandé si je ne ferois pas mieux de les rejoindre, s'il n'étoit pas + vrai que sur cette terre les âmes fières et sensibles n'avoient rien + à attendre que des douleurs succédant à des douleurs; alors il m'a + semblé qu'une voix, dont les sons se mêloient au souffle du vent, me + disoit:--Supporte la peine, attends la nature, et fais du bien aux + hommes.--J'ai baissé la tête, et je me suis résigné; mais, avant de + quitter ces lieux, j'ai écrit, sur un arbre voisin de la tombe de + mes amis, ce vers, la seule consolation des infortunés que la mort a + privés des objets de leur affection: + + On ne me répond pas, mais peut-être on m'entend.» + +FIN. + + + + + +TABLE DES LETTRES. + + +PREMIÈRE PARTIE. + +LETTRE PREMIÈRE. Madame d'Albémar à Matilde de Vernon. Bellerive, 12 +avril 1790. + +LETTRE II. Réponse de Matilde de Vernon à madame d'Albémar. Paris, 14 +avril 1790. + +LETTRE III. Delphine à Matilde. + +LETTRE IV. Delphine d'Albémar à madame de Vernon. Bellerive, 16 avril +1790. + +LETTRE V. Madame de Vernon à Delphine. Paris, 17 avril 1790. + +LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 19 avril 1790. + +LETTRE VII. Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, +25 avril 1790. + +LETTRE VIII. Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 1er +mai 1790. + +LETTRE IX. Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre, près de +Montpellier. Paris, 2 mai 1790. + +LETTRE X. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris. 3 mai 1790. + +LETTRE XI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 4 mai 1790. + +LETTRE XII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 8 mai 1790. + +LETTRE XIII. Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine. +Montpellier, 14 mai 1790. + +LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 19 mai 1790. + +LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 22 mai 1790. + +LETTRE XVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20 mai +1790. + +LETTRE XVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 25 mai 1790. + +LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Bayonne, 17 mai 1790. + +LETTRE XIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 27 mai 1790. + +LETTRE XX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 31 mai 1790. + +LETTRE XXI. Léonce à M. Barton. 1er juin 1790. + +LETTRE XXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 3 juin 1790. + +LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 5 juin 1790. + +LETTRE XXIV. Léonce à M. Barton, à Mondoville. Paris, 6 juin 1790. + +LETTRE XXV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 10 juin 1790. + +LETTRE XXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 20 juin 1790. + +LETTRE XXVII. Léonce à M. Barton. Paris, 29 juin 1790. + +LETTRE XXVIII. Madame de Vernon à M. de Clarimin. Paris, 30 juin 1790. + +LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 2 juillet 1790. + +LETTRE XXX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 4 juillet 1790. + +LETTRE XXXI. Léonce à sa mère. Mondoville, 6 juillet 1790. + +LETTRE XXXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 juillet +1790. + +LETTRE XXXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 9 juillet +1790. + +LETTRE XXXIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 10 juillet +1790. + +LETTRE XXXV. Léonce à sa mère. Paris, 11 juillet 1790. + +LETTRE XXXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, dans la +nuit du 12 juillet 1790. + +LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 13 juillet +1790, à minuit. + +LETTRE XXXVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 14 juillet 1790. + + +SECONDE PARTIE. + +LETTRE PREMIÈRE. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20 +juillet 1790. + +LETTRE II. Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 26 +juillet 1790. + +LETTRE III. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 30 juillet 1790. + +LETTRE IV. Léonce à M. Barton. Paris, 5 août 1790. + +LETTRE V. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 4 août 1790. + +LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 août 1790. + +LETTRE VII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 8 août 1790. + +LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +LETTRE IX. Madame de Vernon à Léonce. + +LETTRE X. Réponse de Léonce à madame de Vernon. + +LETTRE XI. Léonce à M. Barton. Paris, 14 août 1790. + +LETTRE XII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 23 août +1790. + +LETTRE XIII. Madame d'Artenas à madame de R. Paris, 1er septembre +1790. + +LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 3 septembre +1790. + +LETTRE XV. Léonce à M. Barton. 4 septembre 1790. + +LETTRE XVI. Réponse de M. Barton à Léonce. Mondoville, 6 septembre +1790. + +LETTRE XVII. Madame de R. à madame d'Artenas. 14 septembre 1790. + +LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 15 septembre 1790. + +LETTRE XIX. M. de Serbellane à madame d'Albémar. Lisbonne, 4 septembre +1790. + +LETTRE XX. Léonce à Delphine. Paris, 17 septembre. + +LETTRE XXI. Delphine à Léonce. 17 septembre 1790. + +LETTRE XXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 17 septembre au soir, +1790. + +LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 18 septembre, à +minuit, 1790. + +LETTRE XXIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 2l septembre 1790. + +LETTRE XXV. Léonce à M. Barton. Bordeaux, 23 septembre 1790. + +LETTRE XXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 octobre +1790. + +LETTRE XXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 14 octobre +1790. + +LETTRE XXVIII Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 16 octobre +1790. + +LETTRE XXIX. Léonce à M. Barton. Bordeaux, 20 octobre 1790. + +LETTRE XXX. Léonce à Delphine. Bordeaux, 22 octobre 1790. + +LETTRE XXXI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 26 octobre +1790. + +LETTRE XXXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2 novembre +1790. + +LETTRE XXXIII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 4 +novembre 1790. + +LETTRE XXXIV. M. Barton à madame d'Albémar. Mondoville, 6 novembre +1790. + +LETTRE XXXV. Réponse de Delphine à M. Barton. Paris, 8 novembre 1790. + +LETTRE XXXVI. Madame d'Artenas à Delphine. Paris, 10 novembre 1790. + +LETTRE XXXVII. Delphine à madame d'Artenas. Paris, 14 novembre 1790. + +LETTRE XXXVIII. Réponse de madame d'Artenas à Delphine. Fontainebleau, +19 novembre 1790. + +LETTRE XXXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Fontainebleau, 25 +novembre 1790. + +LETTRE XL. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Fontainebleau, 27 +novembre 1790. + +LETTRE XLI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 29 novembre +1790. + +LETTRE XLII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 31 novembre +1790. + +LETTRE XLIII. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2 +décembre 1790. + + +TROISIÈME PARTIE. + +LETTRE PREMIÈRE. Léonce à Delphine. Paris, 4 décembre 1790. + +LETTRE II. Réponse de Delphine à Léonce. + +LETTRE III. Léonce à Delphine. + +LETTRE IV. Réponse de Delphine à Léonce. + +LETTRE V. Léonce à Delphine. + +LETTRE VI. Réponse de Delphine à Léonce. + +LETTRE VII. Léonce à Delphine. + +LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 14 décembre +1790. + +LETTRE IX. Léonce à Delphine. + +LETTRE X. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 10 décembre +1790. + +LETTRE XI. Léonce à Delphine. Paris, 29 décembre 1790. + +LETTRE XII. Delphine à Léonce. 30 décembre 1790. + +LETTRE XIII. Léonce à Delphine. 2 janvier 1791. + +LETTRE XIV. Delphine à Léonce. + +LETTRE XV. [C'est par erreur de chiffres que le numéro de la Lettre XV +ne se trouve pas dans le texte; la Lettre n'y est point omise.] +Réponse de Léonce à Delphine. + +LETTRE XVI. Madame d'Artenas à Delphine. Paris, 6 février 1791. + +LETTRE XVII. Réponse de Delphine à madame d'Artenas. Bellerive, 8 +février 1791. + +LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 10 février 1791. + +LETTRE XIX. Delphine à Léonce. + +LETTRE XX. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXI. Delphine à Léonce. + +LETTRE XXII. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXIII. Delphine à Léonce. + +LETTRE XXIV. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXV. Delphine à Léonce. + +LETTRE XXVI. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXVII. Delphine à Léonce. + +LETTRE XXVIII. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 avril +1791. + +LETTRE XXX. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXXI. Delphine à Léonce. + +LETTRE XXXII. Léonce à Delphine. Mondoville, 20 avril 1791. + +LETTRE XXXIII. Delphine à Léonce. Bellerive, 24 avril 1791. + +LETTRE XXXIV. Delphine à Léonce. Bellerive, 26 avril 1791. + +LETTRE XXXV. Léonce à Delphine. Mondoville, 29 avril 1791. + +LETTRE XXXVI. Madame de Lebensei à madame d'Albémar. Cernay, 2 mai +1791. + +LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 5 mai +1791. + +LETTRE XXXVIII. Madame d'Artenas à madame d'Albémar, Paris, 5 mai +1791. + +LETTRE XXXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 mai +1791. + +LETTRE XL. M. de Valorbe à madame d'Albémar. Paris, 15 mai 1791. + +LETTRE XLI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 18 mai 1791. + +LETTRE XLII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 21 mai +1791. + +LETTRE XLIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 26 mai +1791. + +LETTRE XLIV. Léonce à Delphine. Paris, 28 mai 1791. + +LETTRE XLV. Léonce à M. Barton. Paris, 31 mai 1791. + +LETTRE XLVI. Delphine à Léonce. Bellerive, 1er juin, à dix heures du +matin, 1791. + +LETTRE XLVII. Réponse de Léonce à Delphine. Paris, 1er juin à midi, +1791. + +LETTRE XLVIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 juin +1791. + +LETTRE XLIX. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 4 +juin 1791. + + +QUATRIÈME PARTIE. + +LETTRE PREMIÈRE. Léonce à M. Barton. Paris, 10 juin 1791. + +LETTRE II. Léonce à Delphine. 12 juin 1791. + +LETTRE III. Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. Dijon, 14 +juin 1791. + +LETTRE IV. Madame de Lebensei à M. de Lebensei. Paris, 19 juin 1791. + +LETTRE V. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 6 juillet 1791. + +LETTRE VI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Paris, 8 juillet 1791. + +LETTRE VII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 12 juillet 1791. + +LETTRE VIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 18 juillet 1791. + +LETTRE IX. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 1er août 1791. + +LETTRE X. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 7 août, à onze heures +du matin, 1791. + +LETTRE XI. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 8 août 1791. + +LETTRE XII. Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. Paris, 25 +août 1791. + +LETTRE XIII. Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. +Cernay, 30 août 1791. + +LETTRE XIV. Delphine à M. de Lebensei, 1er septembre 1791. + +LETTRE XV. Léonce à M. de Lebensei. Paris, 1er septembre 1791. + +LETTRE XVI. Réponse de M. de Lebensei à Léonce. Cernay, 2 septembre +1791. + +LETTRE XVII. M. de Lebensei à Delphine. Cernay, 2 septembre 1791. + +LETTRE XVIII. Réponse de Delphine à M. de Lebensei. Paris, 3 septembre +1791. + +LETTRE XIX. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 4 septembre 1791. + +LETTRE XX. Delphine à Léonce. + +LETTRE XXI. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 25 septembre 1791. + +LETTRE XXIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 4 octobre 1791. + +LETTRE XXIV. Léonce à Delphine. Paris, 20 octobre 1791. + +LETTRE XXV. Delphine à Léonce. + +LETTRE XXVI. Delphine à madame de Lebensei. 28 octobre 1791. + +LETTRE XXVII. Delphine à madame de Lebensei. 4 novembre 1791. + +LETTRE XXVIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 10 novembre 1791. + +LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 16 novembre +1791. + +LETTRE XXX. Madame de R. à madame d'Albémar. Paris, 17 novembre 1791. + +LETTRE XXXI. Delphine à madame de R.. + +LETTRE XXXII. Léonce à Delphine. + +LETTRE XXXIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 26 novembre 1791. + +LETTRE XXXIV. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 2 décembre 1791. + +LETTRE XXXV. Delphine à Matilde. Paris, 4 décembre 1791. + +LETTRE XXXVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Lyon, 1er décembre +1791. + +LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Melun, 6 décembre +1791. + +LETTRE XXXVIII. Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de +Sainte-Marie, à Chaillot. Melun, 6 décembre 1791. + + +CINQUIÈME PARTIE. + +FRAGMENS de quelques feuilles écrites par Delphine, pendant son voyage. + +PREMIER FRAGMENT. 7 décembre 1791. + +FRAGMENT II. + +FRAGMENT III. + +FRAGMENT IV. + +FRAGMENT V. + +FRAGMENT VI. + +LETTRE PREMIÈRE. Madame d'Ervins à Delphine. Du couvent de +Sainte-Marie, à Chaillot, 8 décembre 1791. + +SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT des feuilles écrites par Delphine. + +LETTRE II. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 17 décembre +1791. + +LETTRE III. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Lausanne, 24 décembre +1791. + +LETTRE IV. M. de Valorbe à M. de Montalte. Lausanne, 25 décembre 1791. + +LETTRE V. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 28 décembre 1791. + +LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 31 décembre +1791. + +LETTRE VII. M. de Valorbe à M. de Montalte. Zurich, 1er janvier 1792. + +LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du +Paradis, 2 janvier 1792. + +LETTRE IX. Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan, +sa soeur. Madrid, 17 janvier 1792. + +LETTRE X. Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de +Mondoville. De l'abbaye du Paradis, 30 janvier 1792. + +LETTRE XI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis, +2 février 1792. + +LETTRE XII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis, +6 février 1792. + +LETTRE XIII. Madame d'Albémar à M. de Lebensei. + +LETTRE XIV. M. de Lebensei à M. de Mondoville. Cernay, 18 février +1792. + +LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis, +4 mars 1792. + +LETTRE XVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 6 mars 1792. + +LETTRE XVII. Madame de Cerlebe à madame d'Albémar. 7 mars 1792. + +LETTRE XVIII. Réponse de Delphine à madame de Cerlebe. 8 mars 1792. + +LETTRE XIX. M. de Valorbe à M. de Montalte. Zurich, 10 mars 1792. + +LETTRE XX. Delphine à madame de Cerlebe. De l'abbaye du Paradis, 14 +mars 1792. + +LETTRE XXI. Léonce à M. de Lebensei. Paris, 14 mars 1792. + +LETTRE XXII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20 mars +1792. + +LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 28 mars 1792. + +LETTRE XXIV. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 6 avril +1792. + +LETTRE XXV. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 12 +avril 1792. + +LETTRE XXVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 18 avril +1792. + +LETTRE XXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du +Paradis, 1er mai 1792. + +LETTRE XXVIII. Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur, +madame de Ternan. Madrid, 15 mai 1792. + +LETTRE XXIX. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye +du Paradis, 20 juin 1792. + +LETTRE XXX. M. de Valorbe à madame d'Albémar. Zell, 24 juin 1792. + +LETTRE XXXI. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 28 +juin 1792. + +LETTRE XXXII. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 30 +juin 1792. + + +SIXIÈME PARTIE. + +LETTRE PREMIÈRE. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du +Paradis, 1er juillet 1792. + +LETTRE II. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis, +15 juillet 1792. + +LETTRE III. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 15 +juillet 1792. + +LETTRE IV. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 21 juillet +1792. + +LETTRE V. Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei. Montpellier, 27 +juillet 1792. + +LETTRE VI. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2 août +1792. + +LETTRE VII. Léonce à M. Barton. Lausanne, 5 août 1792. + +LETTRE VIII. Léonce à M. Barton. Zurich, 7 août 1792. + +LETTRE IX. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. 7 août 1792. + +LETTRE X. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près de l'abbaye du +Paradis, 9 août 1792. + +LETTRE XI. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près l'abbaye du +Paradis, 11 août 1792. + +LETTRE XII. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près de l'abbaye +du Paradis, 13 août 1792. + +LETTRE XIII et dernière. Delphine à Léonce. + + +ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE. + +LETTRE XIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 17 août 1792. + +LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 20 août 1792. + +LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 24 août 1792. + +LETTRE XVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 30 août 1792. + +LETTRE XVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 8 septembre 1792. + +LETTRE XVIII. Léonce à Delphine. 8 septembre 1792. + +LETTRE XIX. Delphine à Léonce, 9 septembre 1792. + +LETTRE XX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. + +CONCLUSION. + + + + +FIN DE LA TABLE DES LETTRES + + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, DELPHINE *** + +This file should be named delph10.txt or delph10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, delph11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, delph10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. If your state is not listed and +you would like to know if we have added it since the list you have, +just ask. + +While we cannot solicit donations from people in states where we are +not yet registered, we know of no prohibition against accepting +donations from donors in these states who approach us with an offer to +donate. + +International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about +how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made +deductible, and don't have the staff to handle it even if there are +ways. + +Donations by check or money order may be sent to: + + PROJECT GUTENBERG LITERARY ARCHIVE FOUNDATION + 809 North 1500 West + Salt Lake City, UT 84116 + +Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment +method other than by check or money order. + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by +the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN +[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are +tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising +requirements for other states are met, additions to this list will be +made and fund-raising will begin in the additional states. + +We need your donations more than ever! + +You can get up to date donation information online at: + +http://www.gutenberg.net/donation.html + + +*** + +If you can't reach Project Gutenberg, +you can always email directly to: + +Michael S. Hart <hart@pobox.com> + +Prof. Hart will answer or forward your message. + +We would prefer to send you information by email. + + +**The Legal Small Print** + + +(Three Pages) + +***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** +Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. +They tell us you might sue us if there is something wrong with +your copy of this eBook, even if you got it for free from +someone other than us, and even if what's wrong is not our +fault. So, among other things, this "Small Print!" statement +disclaims most of our liability to you. It also tells you how +you may distribute copies of this eBook if you want to. + +*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK +By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm +eBook, you indicate that you understand, agree to and accept +this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive +a refund of the money (if any) you paid for this eBook by +sending a request within 30 days of receiving it to the person +you got it from. If you received this eBook on a physical +medium (such as a disk), you must return it with your request. + +ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS +This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, +is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart +through the Project Gutenberg Association (the "Project"). +Among other things, this means that no one owns a United States copyright +on or for this work, so the Project (and you!) can copy and +distribute it in the United States without permission and +without paying copyright royalties. Special rules, set forth +below, apply if you wish to copy and distribute this eBook +under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. + +Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market +any commercial products without permission. + +To create these eBooks, the Project expends considerable +efforts to identify, transcribe and proofread public domain +works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any +medium they may be on may contain "Defects". Among other +things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other +intellectual property infringement, a defective or damaged +disk or other eBook medium, a computer virus, or computer +codes that damage or cannot be read by your equipment. + +LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES +But for the "Right of Replacement or Refund" described below, +[1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may +receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims +all liability to you for damages, costs and expenses, including +legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR +UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT, +INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE +OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE +POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES. + +If you discover a Defect in this eBook within 90 days of +receiving it, you can receive a refund of the money (if any) +you paid for it by sending an explanatory note within that +time to the person you received it from. If you received it +on a physical medium, you must return it with your note, and +such person may choose to alternatively give you a replacement +copy. If you received it electronically, such person may +choose to alternatively give you a second opportunity to +receive it electronically. + +THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS +TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT +LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A +PARTICULAR PURPOSE. + +Some states do not allow disclaimers of implied warranties or +the exclusion or limitation of consequential damages, so the +above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you +may have other legal rights. + +INDEMNITY +You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation, +and its trustees and agents, and any volunteers associated +with the production and distribution of Project Gutenberg-tm +texts harmless, from all liability, cost and expense, including +legal fees, that arise directly or indirectly from any of the +following that you do or cause: [1] distribution of this eBook, +[2] alteration, modification, or addition to the eBook, +or [3] any Defect. + +DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm" +You may distribute copies of this eBook electronically, or by +disk, book or any other medium if you either delete this +"Small Print!" and all other references to Project Gutenberg, +or: + +[1] Only give exact copies of it. Among other things, this + requires that you do not remove, alter or modify the + eBook or this "small print!" statement. You may however, + if you wish, distribute this eBook in machine readable + binary, compressed, mark-up, or proprietary form, + including any form resulting from conversion by word + processing or hypertext software, but only so long as + *EITHER*: + + [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and + does *not* contain characters other than those + intended by the author of the work, although tilde + (~), asterisk (*) and underline (_) characters may + be used to convey punctuation intended by the + author, and additional characters may be used to + indicate hypertext links; OR + + [*] The eBook may be readily converted by the reader at + no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent + form by the program that displays the eBook (as is + the case, for instance, with most word processors); + OR + + [*] You provide, or agree to also provide on request at + no additional cost, fee or expense, a copy of the + eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC + or other equivalent proprietary form). + +[2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this + "Small Print!" statement. + +[3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the + gross profits you derive calculated using the method you + already use to calculate your applicable taxes. If you + don't derive profits, no royalty is due. Royalties are + payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation" + the 60 days following each date you prepare (or were + legally required to prepare) your annual (or equivalent + periodic) tax return. Please contact us beforehand to + let us know your plans and to work out the details. + +WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO? +Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of +public domain and licensed works that can be freely distributed +in machine readable form. + +The Project gratefully accepts contributions of money, time, +public domain materials, or royalty free copyright licenses. +Money should be paid to the: +"Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +If you are interested in contributing scanning equipment or +software or other items, please contact Michael Hart at: +hart@pobox.com + +[Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only +when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by +Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be +used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be +they hardware or software or any other related product without +express permission.] + +*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END* + |
