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+The Project Gutenberg EBook of Delphine, by Madame de Stael
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+Title: Delphine
+
+Author: Madame de Stael
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+Release Date: April, 2005 [EBook #7812]
+[This file was first posted on May 19, 2003]
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+Edition: 10
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, DELPHINE ***
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+Carlo Traverso, Charles Franks, and the Online Distributed Proofreading team
+
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+This file was produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
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+
+
+
+DELPHINE,
+
+PAR
+
+MME LA BARONNE DE STAËL;
+
+
+
+
+ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE,
+
+TERMINÉE PAR UN NOUVEAU DÉNOUEMENT,
+ET PRÉCÉDÉE DE RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE L'OUVRAGE.
+
+Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre.
+
+Mélanges, de Mme Necker.
+
+
+
+A PARIS, A STRASBOURG et à LONDRES, même Maison de commerce.
+
+
+1820.
+
+
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT
+
+DE L'AUTEUR,
+
+POUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.
+
+
+Il y a plusieurs changemens dans cette édition, mais le plus important
+de tous, c'est la conclusion, qui est entièrement nouvelle. Je me suis
+rendue aux observations qui m'ont été faites sur le dénoûment qui
+existoit d'abord. On m'a dit qu'il rappeloit les événemens de la
+révolution, au milieu d'une situation tout idéale. On m'a dit que ce
+dénoûment n'étoit pas l'effet immédiat des caractères, et qu'il ôtoit
+au roman de _Delphine_ le mérite qu'il a peut-être de ne contenir que
+des circonstances amenées par les sentimens, et qui ne peuvent être
+considérées comme l'effet du hasard. Ces réflexions m'ont convaincue;
+et quoiqu'il ne soit pas dans les usages de l'amour-propre de faire
+une si grande concession à la critique, _Delphine_ est réimprimée dans
+cette édition avec un dénoûment entièrement nouveau, et je prie les
+écrivains anglois et allemands qui ont bien voulu traduire ce roman
+dans leur langue, d'adopter, pour la traduction, le changement que
+j'ai fait dans l'original.
+
+Cependant, comme je crois que l'ancien dénoûment de _Delphine_ avoit
+un avantage, celui de retracer avec quelque force les circonstances
+déchirantes qui accompagnent la mort de ceux qu'on fait périr pour des
+opinions politiques, j'ai conservé ce morceau dans une anecdote
+nouvelle intitulée _Charles et Pauline_ [Cette nouvelle ne s'est point
+trouvée dans les manuscrits de ma mère; et j'ai même tout lieu de
+croire qu'elle n'a jamais été achevée. (Note de l'Éditeur.)], qui se
+trouve aussi dans cette édition; enfin j'y ai de plus ajouté quelques
+réflexions sur le but moral de Delphine.
+
+QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE DELPHINE.
+
+
+Ce n'est point une apologie de _Delphine_ que je veux écrire, il faut
+qu'un livre se défende lui-même: on est souvent injuste pour les
+personnes, on ne l'est jamais à la longue pour les ouvrages. La
+calomnie défigure à son gré les opinions et les sentimens qui
+composent l'existence privée d'une femme, et peut ainsi remplir
+d'amertume une vie sans défense; mais les écrits étant aussi publics
+que les critiques dont ils deviennent l'objet, le combat est moins
+inégal; et je crois fermement que ni la bienveillance ni la haine
+n'ont jamais fait le sort d'un ouvrage: le cercle de la faveur ou de
+la défaveur est si petit, en comparaison de l'imposante impartialité
+du temps et de la justice éclairée des hommes livrés à leurs
+impressions naturelles! Mais il m'a semblé qu'en montrant le but que
+je m'étois proposé dans _Delphine_, je pourrois présenter quelques
+réflexions utiles sur la véritable moralité des actions humaines et
+les jugemens que la société porte sur ces actions. Cette espérance m'a
+déterminée à traiter ce sujet.
+
+C'est une question intéressante à se proposer que de savoir pourquoi
+la société en général est infiniment plus sévère pour les fautes qui
+tiennent à une trop grande indépendance de caractère, à des qualités
+trop peu mesurées, à une âme trop susceptible d'enthousiasme, que pour
+les torts de personnalité, de sécheresse et de dissimulation. Puisque
+la société est ainsi, il faut en chercher la cause; et sans se perdre
+en déclamations contre l'injustice des hommes, examiner par quelle
+association d'idées ils sont conduits à un tel résultat. Chaque
+individu pris séparément vous dira qu'il aime infiniment mieux
+rencontrer un caractère tel que celui de _Delphine_, sensible,
+imprudent, inconsidéré, qu'un caractère égoïste, habile et froid; et
+cependant la société ménagera l'un, et poursuivra l'autre sans pitié.
+La raison de ce contraste entre les opinions de chacun et de tous,
+c'est, je crois, que chaque homme en particulier trouve de l'avantage
+dans ses rapports avec ceux qui ont, si je puis m'exprimer ainsi, des
+torts généreux, une bonté sans calcul, une franchise imprévoyante;
+mais la société réunie prend un esprit de corps, un désir de se
+maintenir telle qu'elle est, une personnalité collective enfin, et ce
+sentiment la porte à préférer les caractères égoïstes et durs dans
+leurs relations intimes, lorsqu'ils respectent extérieurement les
+convenances reçues, aux caractères plus intéressans en eux-mêmes,
+quand ils s'affranchissent trop souvent du joug que l'opinion veut
+imposer. Une morale parfaite s'accorde avec tous les genres d'intérêts
+que peuvent avoir les individus et la société, parce que la morale
+dans sa pureté est tellement en harmonie avec la nature de l'homme,
+que les puissans comme les foibles, les particuliers comme les corps,
+les esprits médiocres comme les esprits supérieurs l'approuvent et la
+respectent. Il n'en est pas de même des qualités naturelles; elles ont
+beaucoup moins de régularité que les vertus, et quand elles ne sont
+pas guidées par des principes très-austères, elles causent plus
+d'ombrage à la foule des gens médiocres, que des défauts négatifs,
+préservateurs de soi-même, mais qui ne troublent point cette
+législation des convenances à l'abri de laquelle se reposent les
+préjugés et les amours-propres. On a dit que l'hypocrisie étoit un
+hommage rendu à la vertu; la société prend cet hommage pour elle, et,
+comme toutes les autorités, elle juge les actions des hommes seulement
+dans leurs rapports avec son intérêt. Il y a aussi dans les caractères
+d'une franchise remarquable, tels que celui de Delphine, dans ces
+caractères qui n'admettent ni prétextes ni détours pour les
+témoignages et l'expression des sentimens nobles et tendres, une
+puissance singulièrement importune à la plupart des hommes. Plusieurs
+essayent de traduire par une vertu ce que leur intérêt leur inspire,
+et mutuellement on se passe tous ces sophismes, espérant bien tromper
+à son tour, pour récompense de s'être laissé tromper; mais quand il
+arrive au milieu de ce paisible et doucereux accord un caractère
+inconsidérément vrai, il semble que ce qu'on appelle la civilisation
+en soit troublée et qu'il n'y ait plus de sûreté pour personne, si
+toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur
+sens. Enfin la supériorité de l'esprit et de l'âme suffit à elle seule
+pour alarmer la société. La société est constituée pour l'intérêt de
+la majorité, c'est-à-dire des gens médiocres: lorsque des personnes
+extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en
+attendre du bien ou du mal; et cette inquiétude la porte
+nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales
+s'appliquent aux femmes d'une manière bien plus forte encore: il est
+convenu qu'elles doivent respecter toutes les barrières, porter tous
+les genres de joug; et comme il y auroit de l'inconvénient pour le
+bonheur de la société en général à ce que le plus grand nombre des
+femmes eût des sentimens passionnés ou même des lumières
+très-étendues, il n'est pas étonnant qu'à cet égard la société redoute
+tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable.
+
+Le caractère de Delphine, les malheurs qui résultent pour elle de ce
+caractère prouvent précisément ce que je viens de développer. Je n'ai
+jamais voulu présenter Delphine comme un modèle à suivre; mon
+épigraphe prouve que je blâme et Léonce et Delphine, mais je pense
+qu'il étoit utile et sévèrement moral de montrer comment avec un
+esprit supérieur on fait plus de fautes que la médiocrité même, si
+l'on n'a pas une raison aussi puissante que son esprit; et comment
+avec un coeur généreux et sensible, l'on se livre à beaucoup
+d'erreurs, si l'on ne se soumet pas à toute la rigidité de la morale.
+Il faut un gouvernail d'autant plus fort qu'il y a plus de vent dans
+les voiles. On demandoit à Richardson pourquoi il avoit rendu Clarisse
+si malheureuse: _C'est_, répondit-il, _parce que je n'ai jamais pu lui
+pardonner d'avoir quitté la maison de son père_. Je pourrois aussi
+dire avec vérité que je n'ai pas dans mon roman pardonné à Delphine de
+s'être livrée à son sentiment pour un homme marié, quoique ce
+sentiment soit resté pur. Je ne lui ai pas pardonné les imprudences
+que l'entraînement de son caractère lui a fait commettre, et j'ai
+présenté tous ses revers comme en étant la suite immédiate.
+
+Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l'exemple de
+Delphine: j'ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans
+la rigueur que la société exerce contre elle; et, quoique je vienne de
+développer avec impartialité les motifs de cette rigueur, je crois que
+dans les grandes villes surtout les jugemens que l'on porte sur les
+actions et les caractères n'ont pas pour base les véritables principes
+de la moralité. La première des vertus, la plus touchante des
+qualités, c'est la bonté; il me semble que nous avons un tel besoin de
+la pitié les uns des autres, que ce que nous devons craindre avant
+tout, ce sont les êtres qui peuvent se résoudre à faire du mal, ou
+même ceux qui ne sont pas impatiens de soulager la peine, dès qu'ils
+en ont le pouvoir. Or pour condamner une action, pour plaindre,
+approuver ou blâmer un caractère, il me semble qu'il faudroit toujours
+se demander quel rapport a cette action ou ce caractère avec le
+principe de tout bien, la bonté. Je sais qu'une personne imprudente
+peut faire du mal sans le vouloir, mais il est si facile de la
+ramener, mais on est si certain de son repentir et de son besoin de
+réparer, qu'il est impossible d'assimiler ce genre de tort à la
+moindre action réfléchie qui auroit pour but d'affliger qui que ce
+fût. Il me semble que toutes les pages de _Delphine_ rendent à la
+bonté le culte qui lui est dû, et sous ce rapport encore il me semble
+que cet ouvrage est utile; car après une longue révolution, les coeurs
+se sont singulièrement endurcis, et cependant jamais on n'eut plus
+besoin de cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien
+des êtres mortels entre eux.
+
+Il est si vrai que la première qualité des hommes est la bonté, que
+dans les grandes crises de la destinée, lorsque le malheur fait taire
+et l'amour-propre et l'envie, ce qu'on cherche d'abord c'est la
+touchante qualité qui apaise les fureurs de l'homme et conserve dans
+son coeur quelques rayons de la miséricorde éternelle. Qui n'a pas
+éprouvé, dans les temps orageux où nous avons vécu, que notre premier
+regard jeté sur un homme puissant étoit pour démêler dans sa
+physionomie une expression de bonté? et parmi des juges silencieux,
+une sorte de douceur dans les traits ou d'attendrissement dans les
+regards nous désignoit d'avance notre semblable. Ce que tous les
+hommes éprouvent dans le malheur, les âmes tendres le sentent
+habituellement; il n'est point pour elles de prospérités qui les
+rendent invulnérables, et dans les momens les plus heureux de leur vie
+elles savent combien aisément la pitié pourroit leur devenir
+nécessaire.
+
+C'est donc dans la bonté et la générosité, dans ces deux qualités qui
+se tiennent par les plus nobles liens et dont chacune est le
+complément de l'autre, que consiste la véritable moralité des actions
+humaines, savoir résister aux forts et protéger les foibles: _Parcere
+subjectis et debellare superbos_. Ces anciens mots renferment tout ce
+qu'il y a de divin dans le coeur de l'homme. _Que mon fils soit bon et
+fier_, peuvent dire les mères, _et l'indulgence du ciel couvrira le
+reste!_ mais l'indulgence des hommes n'est pas si facile à obtenir, et
+quelquefois la puissance de la société lutte contre les meilleurs
+mouvemens naturels. Souvent un homme est méconnu pour ses qualités
+même; plus souvent une femme est perdue par un sentiment d'autant plus
+vrai qu'elle étoit moins maîtresse de le cacher, d'autant plus
+généreux qu'elle y sacrifioit tous les intérêts de sa vie; et celle
+qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d'accuser
+le malheur, verra sa considération augmentée par l'impitoyable preuve
+de sévérité qu'elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres
+contrastes des jugemens de l'opinion que le roman de _Delphine_ est
+destiné à faire ressortir; il dit aux femmes: ne vous fiez pas à vos
+qualités, à vos agrémens; si vous ne respectez pas l'opinion, elle
+vous écrasera. Il dit à la société: ménagez davantage la supériorité
+de l'esprit et de l'âme; vous ne savez pas le mal que vous faites et
+l'injustice que vous commettez, quand vous vous laissez aller à votre
+haine contre cette supériorité, parce qu'elle ne se soumet pas à
+toutes vos lois; vos punitions sont bien disproportionnées avec la
+faute, vous brisez des coeurs, vous renversez des destinées qui
+auroient fait l'ornement, du monde; vous êtes mille fois plus coupable
+à la source du bien et du mal, que ceux que vous condamnez.
+
+Il y a parmi les personnes qui vivent dans l'obscurité beaucoup de
+vertus souvent bien supérieures à toutes celles qu'accompagne l'éclat;
+mais il y a aussi une espèce de gens médiocres qui sont le vrai fléau
+des esprits remarquables et des âmes imprudentes et généreuses: ils
+tendent leurs fils imperceptibles pour enlacer tout ce qui prend un
+vol élevé; ils s'arment de leurs petites plaisanteries, de leurs
+insinuations qu'ils croient fines, de leur ironie qu'ils croient de
+bon goût, pour rabattre l'enthousiasme de tous les sentimens nobles;
+la morale elle-même perd dans leurs discours son caractère de
+générosité et d'indulgence; elle n'est qu'un moyen de blâmer amèrement
+les inconvéniens de quelques qualités, mais ne sert plus à exciter
+dans le coeur aucun genre d'émulation pour ce qui est bien. Ah! qu'il
+n'en est pas ainsi des personnes parfaitement vertueuses et sévères
+pour elles seules! quel repos l'on goûte auprès d'elles, lors même
+qu'elles vous blâment! On se sent corrigé par la main qui vous
+soutiendra; on sait que si l'on n'est pas d'accord en tout, on
+s'entend du moins par ce qui constitue véritablement une bonne et
+généreuse nature, et je ne craindrois pas de dire à ces âmes
+privilégiées que Delphine leur est inférieure, mais qu'elle vaut
+souvent mieux que le reste du monde.
+
+On a écrit qu'il n'étoit pas vraisemblable que Delphine pût résister à
+l'amour de Léonce, en se livrant autant qu'elle le fait à un sentiment
+condamnable. Je pense sans doute, et Delphine même le répète plusieurs
+fois, que sa conduite ne doit point être imitée, et c'est parce
+qu'elle a donné cet exemple qu'il faut qu'elle soit punie; mais je
+crois cependant qu'il y a dans le caractère de Delphine un sentiment
+qui doit la préserver, ce sont les sacrifices même qu'elle a faits
+pour celui qu'elle aime. Il est doux de dédaigner tous les avantages
+de la vie, en respectant sa propre fierté, de se compromettre aux yeux
+du monde sans cesser de mériter l'estime de son amant, de le suivre,
+s'il le falloit, dans les prisons, dans les déserts, d'immoler tout à
+lui, hors ce qu'on croit la vertu, et de lui montrer dans le même
+moment que l'univers n'est rien auprès de l'amour, mais que la
+délicatesse triomphe encore de cet amour qui avoit triomphé de tout le
+reste. Ce sont des sentimens exaltés, romanesques, et qu'une morale
+plus sévère doit réprimer; ce sont des sentimens pour lesquels il est
+juste de souffrir, mais pour lesquels aussi il est juste d'être
+plainte; et les romans qui peignent la vie ne doivent pas présenter
+des caractères parfaits, mais des caractères qui montrent clairement
+ce qu'il y a de bon et de blâmable dans les actions humaines, et
+quelles sont les conséquences naturelles de ces actions.
+
+Lé caractère de Matilde sert à faire ressortir les torts de Delphine,
+sans cependant détruire l'intérêt qu'elle doit inspirer; et sous ce
+rapport encore, je crois ce roman moral. Matilde n'a point de grâce
+dans l'esprit ni dans les manières; son caractère est sec et sa
+religion superstitieuse; mais par cela seulement que sa conduite est
+vertueuse et ses sentimens légitimes, elle l'emporte dans plusieurs
+occasions sur une personne beaucoup plus distinguée et beaucoup plus
+aimable qu'elle. Si j'avois fait de Matilde une femme charmante et de
+Delphine une femme haïssable, la morale n'a voit rien à gagner à la
+préférence qu'auroit méritée Matilde; car l'on auroit pu se dire avec
+raison qu'il n'est pas de règle générale que toutes les épouses soient
+charmantes et toutes les maîtresses haïssables: mais si une femme
+dépourvue d'agrément balance l'intérêt qu'on ressent pour Delphine,
+par la simple autorité du devoir et de la vertu, je crois le résultat
+de ce tableau très-moral. Si j'avois supposé des vices à Matilde,
+j'aurois avili ses droits; si je lui avois donné beaucoup de charmes,
+je prêtois à la vertu une force étrangère à elle: mais lorsque
+Matilde, avec des défauts et point de séduction, trouve un appui si
+puissant dans la seule arme de l'honnêteté, et que Delphine, malgré
+toutes ses qualités et tous ses charmes, se sent humiliée en présence
+de Matilde, est-il possible de mieux montrer la souveraine puissance
+de la morale?
+
+Ce n'est pas tout encore: si j'avois placé la scène dans un des pays
+où les moeurs domestiques sont le plus en honneur, l'exemple auroit eu
+moins de force; mais c'est au milieu de Paris, dans la classe de la
+société où la grâce avoit tant d'empire, que Delphine est
+impitoyablement condamnée. La plus amère punition d'une âme délicate
+qui a commis une faute, c'est la rigueur exercée contre elle par les
+personnes les plus immorales elles-mêmes. Ceux qui ont abjuré tous les
+principes trouvent de la protection parmi leurs semblables. Il y a
+entre ces sortes de gens un langage qui les aide à se reconnoître;
+mais les caractères naturellement vertueux, lors qu'ils dévient de la
+route qu'ils s'étoient tracée, sont l'objet d'un déchaînement
+universel, et leurs ennemis les plus ardens sont ceux que leurs vertus
+mêmes avoient humiliés.
+
+Les malheureux succès de l'immoralité, dont il existe quelques
+exemples, ne se rencontrent presque jamais parmi les femmes. La
+puissance de la société donne tant de ressources aux hommes, les
+intérêts compliqués dont ils se mêlent leur offrent tant de détours,
+qu'il en est quelques-uns qui ont su échapper à la punition de leurs
+vices; mais les femmes sont mises, par l'ordre social, dans la noble
+impossibilité de se soustraire aux malheurs causés par les torts. Il
+me semble que le roman de Delphine développe de plusieurs manières
+cette utile vérité.
+
+Il étoit nécessaire au but moral que je m'étois proposé que le
+caractère de Léonce fût, à beaucoup d'égards, en contraste avec celui
+de Delphine; car si, comme elle, il avoit été indépendant de
+l'opinion, comment auroit-elle senti les inconvéniens de son propre
+caractère? Elle ne pouvoit être punie que dans le coeur de celui
+qu'elle aimoit: n'est-ce pas là qu'il falloit la frapper? Au milieu de
+toutes les injustices, de tous les revers, si l'affection de l'objet
+qui nous est cher restoit profonde, sensible, enthousiaste, par quel
+malheur seroit-on atteint! mais ne falloit-il pas montrer que l'amour
+ne règne presque jamais seul dans le coeur des hommes, et que leur
+affection s'altère quand on la met souvent aux prises avec des
+circonstances défavorables. Sans doute c'est à un homme qu'il
+appartient de braver la calomnie et de protéger contre elle la femme
+qu'il aime; mais c'est précisément parce qu'il a la responsabilité
+d'une autre destinée, qu'il s'inquiète davantage de tout ce qui peut
+la compromettre. Il ne faut à une femme, pour être heureuse, que la
+certitude d'être parfaitement aimée. L'homme qui fait le sort, la
+gloire et le bonheur des objets qui l'entourent, s'occupe
+nécessairement de tout ce qui peut influer sur leur avenir.
+
+Des personnes dont je considère beaucoup les jugemens, parce qu'ils
+sont fondés sur des motifs respectables, ont trouvé que dans la
+peinture du caractère de Léonce j'avois l'air de trop honorer une
+grande erreur des institutions sociales, le duel. Sans chercher à
+discuter ce qu'il ne me convient pas d'approfondir, je dirai que
+voulant représenter Léonce comme craintif devant l'opinion, il falloit
+nécessairement qu'un autre genre d'audace relevât son caractère, et
+qu'une hardiesse, même imprudente, servît à lui faire pardonner une
+timidité quelquefois misérable; d'ailleurs, il est utile d'apprendre
+aux femmes qu'en bravant les convenances elles ne se compromettent pas
+seules, et que l'homme qui les aime, s'il attache du prix à l'opinion,
+cherchera, même inconsidérément, tous les moyens de se venger des
+attaques dirigées contre leur réputation. Je suis loin, cependant,
+d'approuver le caractère de Léonce en entier; puisqu'il est destiné à
+faire le malheur de Delphine, il doit nécessairement avoir do grands
+torts; mais je crois que Léonce, tel que je l'ai peint, pouvoit être
+vivement aimé. Un caractère plus analogue à celui de Delphine auroit
+sans doute mieux convenu pour former une union bien assortie, mais il
+y a quelque chose d'orageux dans les passions, qui s'accroît par les
+inquiétudes mêmes que devoit exciter Léonce.
+
+Un homme susceptible, ombrageux, et cependant doué d'une âme forte et
+courageuse, un homme dont le caractère vous présente à la fois un
+appui contre les autres, et un danger pour votre propre bonheur,
+s'empare vivement de l'imagination des femmes. Les hommes aiment à
+éprouver pour les femmes la douce émotion qu'inspire la foiblesse et
+la douceur; les femmes veulent admirer et presque redouter cet être
+protecteur qui doit soutenir leurs pas tremblans. La chevalerie nous a
+représenté les hommes aux pieds des femmes, obéissant à leurs ordres,
+se prosternant devant elles; ce sont des formes brillantes dont il
+faut conserver toute la grâce; mais il est peut-être vrai qu'il n'y a
+point de passion dans le coeur des femmes, si elles n'éprouvent pas
+pour l'objet de leur amour une admiration, un respect qui n'est pas
+exempt de crainte, et des sentimens de déférence qui vont presque
+jusqu'à la soumission. Or, il me semble que les défauts mêmes de
+Léonce sont de nature à produire ce genre d'impression.
+Malheureusement les causes qui inspirent l'amour ne sont en aucune
+manière des garanties de bonheur: il y a dans ce sentiment des
+illusions toutes magiques, des peines qui redoublent l'affection, des
+torts qui n'éclairent point sur les défauts de ce qu'on aime. Tant que
+la surprise n'a point cessé, tant que le charme n'a point disparu,
+tant que l'objet de ce sentiment est resté pour vous un être
+surnaturel, l'âme agitée n'est point capable de juger ce qui lui
+conviendroit à la longue, ce qui pourroit lui donner une destinée, un
+repos tranquille et durable. Je ne dis point qu'un sentiment si
+tumultueux rende heureux ceux qui l'éprouvent, mais je crois que quand
+il existe véritablement, tels sont ses caractères, et qu'un homme
+semblable à Léonce est singulièrement fait pour inspirer cette
+passion, et pour rendre malheureuse celle qui s'y livre.
+
+Les femmes règnent en souveraines dans les commencemens de l'amour, et
+l'on ne peut pas exagérer, même dans les romans, tout ce que la
+passion inspire à l'homme qui craint de n'être pas aimé; mais quand la
+tendresse d'une femme est obtenue, si le lien sacré du mariage ne
+donne pas aux sentimens un nouveau caractère, ne fait pas succéder à
+la passion toutes les affections profondes et douces qui naissent de
+l'intimité, il est certain que le coeur qui se refroidit le premier,
+c'est celui des hommes; il ne leur est pas donné, comme à nous, d
+avoir avant tout besoin d'être aimé: leur sort est trop indépendant,
+leur existence trop forte, leur avenir trop certain, pour qu'ils
+éprouvent cette terreur secrète de l'isolement, qui poursuit sans
+cesse les femmes dont la destinée est la plus brillante.
+
+L'amour de Delphine est plus parfait que celui de Léonce; cela doit
+être, puisqu'elle aime et qu'elle est femme. Il n'est pas vrai que les
+hommes soient trompeurs et perfides, comme le disent les vieilles
+romances; mais il est vrai que si Delphine avoit refusé de rompre ses
+voeux, Léonce l'en auroit plus aimée. Le changement qui s'opère clans
+le coeur de son amant, au moment où elle est prête à lui faire un si
+grand sacrifice, est, ce me semble, le plus triste, mais le plus moral
+des exemples. La mystérieuse alliance des biens et des maux de la vie
+est ainsi conçue: il ne suffit pas d'être sensible, bonne, généreuse;
+il faut savoir triompher des affections les plus tendres; il faut
+pouvoir exister par soi-même. La Providence, sans doute, a voulu que
+nous fussions capables d'efforts. Les meilleurs mouvemens de l'âme,
+quand on s'y livre entièrement, sont la source de beaucoup de peines.
+La raison de cette triste vérité ne nous est pas connue; mais on doit
+en conclure, cependant, qu'il existe un mérite supérieur à la bonté
+même: c'est la force guidée par la vertu. L'empire sur son propre
+coeur est plus saint, plus religieux que les qualités naturelles les
+plus aimables. Les pauvres humains n'ont pas mérité sur cette terre le
+bonheur qu'ils auroient goûté, s'il eût suffi de s'abandonner à une
+âme douce et tendre, pour recueillir tous les plaisirs du sentiment et
+toutes les jouissances de la morale.
+
+Il étoit utile, je le crois, de fixer la réflexion sur une combinaison
+nouvelle, sur l'effet que produiroit au milieu du monde une personne
+comme Delphine, civilisée par ses agrémens, mais presque sauvage par
+ses qualités. Rien de si facile, rien de si commun que de montrer les
+malheurs attachés à la dépravation du coeur; mais c'est une morale
+d'un ordre plus relevé que celle qui s'adresse aux âmes honnêtes
+elles-mêmes, pour leur apprendre le secret de leurs peines et de leurs
+fautes. Il y a une misanthropie pleine d'humeur, qui n'est que le
+résultat des revers de l'amour-propre; mais comme les hommes ne sont
+jamais ni aussi méchans qu'on le dit, ni aussi bons qu'on l'espère, il
+faut tâcher de connoître d'avance la route qu'ils prendront pour nuire
+de quelque manière à tout ce qui s'écarte de la ligne commune, et
+s'accuser soi-même autant que les autres, non à cause des qualités
+distinguées qui attirent l'envie, mais à cause des torts qui lui
+donnent les moyens de vous attaquer. Enfin, je le crois, il existe
+dans le monde une classe de personnes qui souffrent et jouissent
+uniquement par les affections du coeur, et dont l'existence tout
+intérieure est à peine comprise par le commun des hommes; je crois que
+Delphine doit être utile à ces sortes de personnes, surtout si elles
+joignent à de la sensibilité l'imagination active et douloureuse qui
+multiplie les regrets sur le passé et les craintes pour l'avenir. On
+ne sait pas assez quelle funeste réunion c'est, pour le bonheur,
+qu'être doué d'un esprit qui juge, et d'un coeur qui souffre par les
+vérités que l'esprit lui découvre. I1 faut un livre pour ce genre de
+mal, et je crois que Delphine peut être ce livre. La plupart des
+ouvrages ne traitent que des sentimens convenus, ne représentent
+qu'une sorte de vie extérieure, que les actions et les pensées qu'on
+doit montrer, que des caractères rangés, pour ainsi dire, par classes,
+les bons et les mauvais, les foibles et les forts; mais le coeur
+humain est un continuel mélange de tant de sentimens divers, que c'est
+presque au hasard que l'on donne et des consolations et des conseils,
+parce qu'on ne connoît jamais parfaitement ni les motifs secrets, ni
+les peines cachées; aussi la plupart des êtres distingués ont-ils fini
+par vivre loin du monde, fatigués qu'ils étoient de la banalité des
+jugemens, des observations et des avis qu'on leur donnoit en échange
+de leurs idées naturelles et de leurs impressions profondes.
+
+La plaisanterie, qui de nos jours a perdu de sa grâce sans avoir perdu
+de ses inconvéniens, s'attaque maintenant à tous les sentimens forts
+et vrais, qu'on est convenu de dénigrer sous le nom de mélancolie, de
+philosophie, d'enthousiasme; que sais-je, l'une des formules reçues,
+l'une des modes littéraires du moment. Autrefois on étoit si délicat
+sur le bon goût des manières et des écrits qu'il suffisoit à
+l'amusement de plaisanter sur le ridicule des formes vulgaires ou des
+expressions communes; à présent qu'à cet égard tout est confondu, la
+plaisanterie est dirigée contre le sentiment et la pensée même: il
+semble qu'il n'y ait qu'une chose à faire de la vie, c'est de se
+livrer au genre de jouissances que la fortune peut donner, et de
+consacrer les facultés de son esprit aux moyens d'acquérir cette
+fortune. On appelle rêverie tout le reste, et l'on voudrait créer un
+bon ton nouveau, qui pût donner un air provincial aux affections
+profondes et aux idées généreuses.
+
+Il y a pourtant dans la société des personnes, et ce ne sont pas les
+moins aimables, qui réunissent beaucoup de gaîté dans l'esprit à
+beaucoup de mélancolie dans le coeur, et dont la plaisanterie a
+d'autant plus de grâce que leur caractère a plus de délicatesse. Dès
+qu'on est dans le monde, ce n'est guère que par la gaîté qu'on peut
+s'entendre et se plaire; la tristesse d'ailleurs est le secret de
+l'âme, et ce seroit une sorte de profanation que de le confier aux
+indifférens: mais ceux qui se moquent si agréablement de l'imagination
+mélancolique, des pensées sombres que notre sort nous inspire,
+habitent-ils une autre terre que la nôtre? Ne sont-ils point séparés
+des objets de leur affection, n'ont-ils jamais cessé d'être aimés,
+n'ont-ils pas enfin quelque idée confuse que la maladie, la vieillesse
+ou la mort pourra troubler un jour leur joyeuse insouciance?
+
+Comment réfléchir dans la solitude sans découvrir que tous les
+sentimens profonds ont une teinte de tristesse, et que l'homme ne peut
+s'élever au-dessus de l'existence physique, sans éprouver que le monde
+moral est incomplet, et que plus l'on développe son esprit et son âme,
+plus l'on sent les bornes de sa destinée? Les passions religieuses,
+les passions ambitieuses sont toutes nées du besoin de remplir le vide
+de la vie.
+
+Je ne sais si l'on peut en conclure que les hommes devroient aspirer à
+la dégradation; c'est une question inutile à traiter, puisqu'il n'est
+pas probable que tous s'accordent à chercher le bonheur dans cette
+route; mais je ne crois pas que depuis le commencement du monde, on
+puisse citer un être distingué qui n'ait trouvé la vie inférieure à
+ses désirs et à ses sentimens. Tibulle, Horace, Voltaire, les poètes
+les plus cités pour leur philosophie voluptueuse ou légère, rappellent
+la mort au milieu de leurs plus riantes pensées, et jamais l'esprit et
+le coeur n'ont réfléchi sans trouver au fond de tout une pensée
+mélancolique.
+
+L'amour, cette affection qui règne seule pendant qu'elle règne,
+réveille souvent dans notre âme des idées rêveuses et tristes; on se
+retrace alors les peines inséparables de la vie humaine, mais sans en
+éprouver ni crainte ni douleur; et tel est l'enchantement d'aimer que
+lorsque Tibulle souhaite de tenir en expirant la main de sa maîtresse,
+il ne voit plus dans la mort, dans cette pensée si redoutable pour
+l'homme isolé, qu'un dernier regard plein de tendresse, une expression
+d'amour plus touchante et plus sacrée.
+
+Voilà, dira-t-on, quel est le vrai danger de votre roman; vous n'y
+vantez que la jeunesse et l'amour; vous ne peignez pas la vie sous ses
+rapports sérieux et nécessaires; vous dégoûtez de l'existence grave et
+froide que la nature destine à la moitié des êtres et à la moitié de
+la vie. Je répondrai d'abord que ce reproche doit s'adresser aux
+romans en général, plus qu'à celui de Delphine en particulier; les
+ouvrages dramatiques, quels qu'ils soient, cherchent dans le coeur les
+sentimens dont l'intérêt est le plus vif et le plus général; mais il
+me semble que madame de Cerlebe, mademoiselle d'Albémar, la famille
+des aveugles, tous les personnages enfin qui ne faisant pas le sujet
+principal du roman n'expriment pas le sentiment qui en est le noeud,
+peignent avec chaleur les plaisirs des sentimens qui conviennent à
+tous les âges. Je concevrois fort bien comment, au milieu de moeurs
+très-austères, on trouveroit dangereuses toutes les peintures de
+l'amour, quelque pures et quelque délicates qu'elles fussent; mais il
+me semble que dans notre pays et dans notre siècle, ce n'est pas
+l'amour qui corrompt la morale, mais le mépris de tous les principes
+causé par le mépris de tous les sentimens.
+
+Puisqu'il est vrai que l'amour existe dans le coeur, tout ce qui tend
+à l'élever et à l'ennoblir contribue à la dignité de la nature
+humaine: les mariages les plus heureux, même dans la vieillesse, sont
+ceux qui de souvenirs en souvenirs retentissent jusqu'à l'amour. On
+n'a jamais dit l'amitié filiale, l'amitié maternelle: on a voulu que
+le mot le plus tendre fût consacré au plus tendre des sentimens;
+l'amour de l'humanité, l'amour de Dieu, toutes les affections fortes,
+semblent avoir entre elles une analogie qui fait choisir le même terme
+pour les exprimer toutes: la puissance d'aimer est la source de tout
+ce que les hommes ont fait de noble, de pur et de désintéressé sur
+cette terre. Je crois donc que les ouvrages qui développent cette
+puissance avec délicatesse et sensibilité, font toujours plus de bien
+que de mal: presque tous les vices humains supposent de la dureté dans
+l'âme. Les hommes les plus courageux sont souvent ceux qui sont le
+plus aisément attendris; le récit des actions vraiment touchantes,
+vraiment généreuses, fait venir une larme dans les yeux de celui que
+la mort ne sauroit épouvanter. Il y a dans l'enthousiasme pour tout ce
+qui est noble et bon quelque chose de si délicieux, qu'on ne peut
+s'empêcher de prendre ces impressions pour le présage d'une autre vie;
+et si notre âme n'est pas capable de les éprouver sans quelque mélange
+de sentimens terrestres, peut-être est-il permis de se servir de
+l'amour même, pour exciter dans le coeur cette énergie de sentiment
+qui doit le rendre capable un jour d'affections plus pures et plus
+durables.
+
+Divers motifs m'ont engagée à changer le dénoûment de Delphine; mais
+comme je n'ai point fait ce changement pour céder à l'opinion de
+quelques personnes, qui ont prétendu que le suicide devoit être exclu
+des compositions dramatiques, il me semble qu'il convient de rappeler
+ici qu'un auteur n'exprime point son opinion particulière, en faisant
+agir ses personnages de telle ou telle manière. Athalide se tue, dans
+Bajazet, Hermione, dans Andromaque, etc.; et pour cela l'on n'a point
+dit que Racine approuvât le suicide. Quand Addison, l'un des plus
+respectables caractères qui aient existé, a fait la tragédie de Caton
+d'Utique, non-seulement il a cru qu'un tel sujet pouvoit être moral et
+beau, quoiqu'il se terminât par un suicide; mais de plus, il a fait
+précéder cette action d'un admirable monologue, qui contient peut-être
+les sentimens les plus religieux, les plus purs et les plus nobles
+qu'on ait jamais exprimés dans aucune langue. Delphine, élevée dans le
+christianisme, dit positivement qu'elle commet une grande faute en se
+tuant, et sa prière exprime, je crois, son repentir avec force. Il
+m'est impossible de comprendre ce qu'il y a d'immoral dans cette
+situation ainsi représentée.
+
+Je ne sais dans quel écrit du dix-neuvième siècle on dit que _le
+secret du parti philosophique, c'est le suicide_. Il faut convenir que
+si une telle assertion étoit vraie, ce parti auroit choisi une
+singulière manière de se recruter. Je n'ai point prétendu, dans
+Delphine, discuter le suicide, cette grande question qui inspire tant
+de pitié à la fois pour la folie et pour la raison humaine; et je ne
+pense pas qu'on puisse trouver un argument pour ou contre le suicide,
+dans l'exemple d'une femme qui, suivant à l'échafaud l'objet de toute
+sa tendresse, n'a pas la force de supporter la vie sous le poids d'une
+telle douleur.
+
+Il y a une sévérité de principes qui tient aux sentimens les meilleurs
+et les plus purs: l'enthousiasme des sacrifices, l'ardeur de se
+dévouer, l'amour de la perfection, inspirent cette sévérité, et ce
+sont souvent les âmes les plus tendres qui ont éprouvé le besoin de
+guider et d'exalter ainsi tout à la fois les pensées qui les
+agitoient; mais il existe un autre genre de sévérité, qui se montre
+souvent impitoyable pour la foiblesse et le malheur; celle-là n'est
+jamais, je crois, exempte d'hypocrisie. L'autorité de la religion est
+positive; mais l'influence de l'écrivain moraliste, quel que soit le
+sujet qu'il traite, appartient presque uniquement à la connoissance du
+coeur humain. L'austérité non motivée n'est que du despotisme, sans
+moyen de se faire obéir: il faut pénétrer dans les secrets de la
+douleur et reconnoître la puissance des passions, pour peindre avec
+force les peines amères qu'elles causent. Les triomphes que la raison
+a remportés sur le coeur ne sont pas tous de la même nature; il en est
+qui prouvent la foiblesse des sentimens qu'on a vaincus, plus que la
+force de la raison qui a obtenu la victoire. Il ne suffit donc pas
+d'établir la nécessité des sacrifices pour être vraiment utile aux
+caractères d'une sensibilité profonde; il faut leur montrer qu'on les
+comprend, avant d'essayer de les diriger; il faut avoir souffert, pour
+être écouté de ceux qui souffrent, et, comme Arie, avoir essayé le
+poignard sur son propre coeur, avant de déclarer _qu'il ne fait point
+de mal_.
+
+Il me semble qu'en parlant de morale, les personnes vraies éprouvent
+une sorte de modestie, une sorte de crainte de se faire croire plus
+parfaites qu'elles ne sont, qui donne beaucoup de douceur à leur
+langage, et le rend ainsi plus persuasif. Les écrivains, comme les
+instituteurs, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent
+que par ce qu'ils enseignent. Les pensées délicates et pures, dans la
+vie comme dans les livres, animent chaque parole, se peignent dans
+chaque trait, sans qu'il soit pour cela nécessaire de les déclarer
+formellement, ni de les rédiger en maximes; et la moralité d'un
+ouvrage d'imagination consiste bien plus dans l'impression générale
+qu'on en reçoit, que dans les détails qu'on en retient.
+
+FIN DES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DU DELPHINE.
+
+PRÉFACE
+
+DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
+
+
+
+
+
+Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de
+juges; il n'existe presque personne qui n'ait le droit de prononcer
+sur le mérite d'un roman; les lecteurs même les plus défians et les
+plus modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs
+impressions. C'est donc une des premières difficultés de ce genre que
+le succès populaire auquel il doit prétendre.
+
+Une autre non moins grande, c'est qu'on a fait une telle quantité de
+romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que ces
+sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce
+sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui
+ajoutent à sa difficulté; car dans ce genre comme dans tous les
+autres, les esprits un peu relevés craignent les routes battues, et
+c'est un obstacle à l'expression des sentimens vrais, que l'importun
+souvenir des écrits insipides qui nous ont tant parlé des affections
+du coeur. Enfin le genre en lui-même présente des difficultés
+effrayantes, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer au petit
+nombre de romans placés dans le rang des ouvrages.
+
+En effet, il faut une grande puissance d'imagination et de sensibilité
+pour s'identifier avec toutes les situations de la vie, et conserver
+ce naturel parfait, sans lequel il n'y a rien de grand, de beau, ni de
+durable. L'enchaînement des idées peut être soumis à des principes
+invariables dont il est toujours possible de donner une exacte
+analyse: mais les sentimens ne sont jamais que des inspirations plus
+ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être
+qu'aux âmes restées dignes de les éprouver. On citera, pour combattre
+cette opinion, quelques hommes d'un grand talent dont la conduite n'a
+point été morale; mais je crois fermement qu'en examinant leur
+histoire, on verra que si de fortes passions ont pu les entraîner, des
+remords profonds les ont cruellement punis; ce n'est pas assez pour
+que la vie soit estimable, mais c'est assez pour que le coeur n'ait
+point été dépravé.
+
+On se sentiroit saisi d'une véritable terreur au milieu de la société,
+s'il n'existoit pas un langage que l'affectation ne peut imiter, et
+que l'esprit à lui seul ne sauroit découvrir. C'est surtout dans les
+romans que cette justesse de ton, si l'on peut s'exprimer ainsi, doit
+être particulièrement observée; sensibilité exagérée, fierté hors de
+place, prétention de vertu, toute cette nature de convention qui
+fatigue si souvent dans le monde, se retrouve dans les romans; et
+comme on pourroit dire, en observant tel ou tel homme, c'est par cette
+parole, par ce regard, par cet accent qu'il trahit à son insu les
+bornes de son esprit ou de son âme; de même dans les fictions, on
+pourroit montrer dans quelle situation l'auteur a manqué de
+sensibilité véritable, dans quel endroit le talent n'a pu suppléer au
+caractère, et quand l'esprit a vainement cherché ce que l'âme auroit
+saisi d'un seul jet.
+
+Les événemens ne doivent être dans les romans que l'occasion de
+développer les passions du coeur humain; il faut conserver dans les
+événemens assez de vraisemblance pour que l'illusion ne soit point
+détruite; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par
+l'invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette
+imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfans. Les
+romans que l'on ne cessera jamais d'admirer, Clarisse, Clémentine,
+Tom-Jones, la Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler
+ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de
+l'âme, le bonheur ou le malheur de l'existence; ces sentimens que l'on
+ne dit point, parce qu'ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec
+nos foiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les
+hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu'ils éprouvent.
+
+L'histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la
+force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans
+les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de
+quelques-uns, ont disposé du sort de tous. Les découvertes en ce genre
+sont inépuisables; il n'y a qu'une chose étonnante pour l'esprit
+humain, c'est lui-même.
+
+ The proper study of mankind is man.
+
+Cherchons donc toutes les ressources du talent, tous les développemens
+de l'esprit, dans la connoissance approfondie des affections de l'âme,
+et n'estimons les romans que lorsqu'ils nous paraissent, pour ainsi
+dire, une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécu, comme à
+ceux qui vivront.
+
+Observer le coeur humain, c'est montrer à chaque pas l'influence de la
+morale sur la destinée: il n'y a qu'un secret dans la vie, c'est le
+bien ou le mal qu'on a fait; il se cache, ce secret, sous mille formes
+trompeuses: vous souffrez long-temps sans l'avoir mérité, vous
+prospérez long-temps par des moyens condamnables; mais tout à coup
+votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la
+conscience l'avoit dit bien avant que le destin l'eût répété. C'est
+ainsi que l'histoire de l'homme doit être représentée dans les romans;
+c'est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et
+nos sentimens, les mystères de notre sort.
+
+Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui seroit ainsi
+conçue! croyez-vous encore à la morale, à l'amour, à l'élévation de
+l'âme, enfin à toutes les illusions de ce genre? Et si l'on n'y
+croyoit pas, que mettroit-on à la place? La corruption et la vulgarité
+de quelques plaisirs, la sécheresse de l'âme, la bassesse et la
+perfidie de l'esprit; ce choix, hideux en lui-même, est rarement
+récompensé par le bonheur ou par le succès: mais quand l'un et l'autre
+en seroient le résultat momentané, ce hasard serviroit seulement à
+donner à l'homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Si
+l'histoire avoit représenté les sentimens généreux comme toujours
+prospères, ils auraient cessé d'être généreux; les spéculateurs s'en
+seraient bientôt emparés, comme d'un moyen de faire route. Mais
+l'incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la
+certitude sur ce qu'exige la morale, est une belle opposition, qui
+honore l'accomplissement du devoir et l'adversité librement préférée.
+
+Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles
+le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions
+fondées sur ces vérités; et que les meilleures leçons de la
+délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les
+sentimens sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez
+assister à la vie réelle, en les lisant.
+
+Un style commun, un style ingénieux, sont également éloignés de ce
+naturel; l'ingénieux ne convient qu'aux affections de parure, à ces
+affections qu'on éprouve seulement pour les montrer; l'ingénieux enfin
+est une telle preuve de sang-froid, qu'il exclut la possibilité de
+toute émotion profonde. Les expressions communes sont aussi loin de la
+vérité que les expressions recherchées, parce que les expressions
+communes ne peignent jamais ce qui se passe réellement dans notre
+coeur; chaque homme a une manière de sentir particulière, qui lui
+inspireroit de l'originalité, s'il s'y livroit; le talent ne consiste
+peut-être que dans la mobilité qui transporte l'âme dans toutes les
+affections que l'imagination peut se représenter; le génie ne dira
+jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle, dans des
+situations inventées, tandis que l'homme ordinaire ne sera inspiré que
+par la sienne propre. C'est ainsi que, dans tous les genres, la vérité
+est à la fois ce qu'il y a de plus difficile et de plus simple, de
+plus sublime et de plus naturel.
+
+Il n'y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons
+des romans; la patrie absorboit alors toutes les âmes; et les femmes
+ne jouoient pas un assez grand rôle pour que l'on observât toutes les
+nuances de l'amour: chez les modernes, l'éclat des romans de
+chevalerie appartient beaucoup plus au merveilleux des aventures, qu'à
+la vérité et à la profondeur des sentimens. Madame de La Fayette est
+la première qui, dans _la Princesse de Clèves_, ait su réunir à la
+peinture de ces moeurs brillantes de la chevalerie, le langage
+touchant des affections passionnées. Mais les véritables
+chefs-d'oeuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle;
+ce sont les Anglois qui, les premiers, ont donné à ce genre de
+production un but véritablement moral; ils cherchent l'utilité dans
+tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres;
+ils ont besoin d'être instruits, plutôt qu'amusés, parce qu'ayant à
+faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les
+développer et non à les endormir.
+
+Une autre nation, aussi distinguée par ses lumières que les Anglois le
+sont par leurs institutions, les Allemands ont des romans d'une vérité
+et d'une sensibilité profonde; mais on juge mal parmi nous les beautés
+de la littérature allemande, ou, pour mieux dire, le petit nombre de
+personnes éclairées qui la connoissent, ne se donne pas la peine de
+répondre à ceux qui ne la connoissent pas. Ce n'est que depuis
+Voltaire que l'on rend justice en France à l'admirable littérature des
+Anglois; il faudra de même qu'un homme de génie s'enrichisse une fois
+par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que
+les François soient persuadés qu'il y a des ouvrages en Allemagne où
+les idées sont approfondies, et les sentimens exprimés avec une
+énergie nouvelle.
+
+Sans doute les auteurs actuels ont raison de rappeler sans cesse le
+respect que l'on doit aux chefs-d'oeuvre de la littérature françoise;
+c'est ainsi qu'on peut se former un goût, une critique sévère, je
+dirois impartiale, si de nos jours, en France, ce mot pouvoit avoir
+son application. Mais le grand défaut dont notre littérature est
+menacée maintenant, c'est la stérilité, la froideur et la monotonie:
+or l'étude des ouvrages parfaits et généralement connus que nous
+possédons, apprend bien ce qu'il faut éviter, mais n'inspire rien de
+neuf; tandis qu'en lisant les écrits d'une nation dont la manière de
+voir et de sentir diffère beaucoup de celle des François, l'esprit est
+excité par des combinaisons nouvelles, l'imagination est animée par
+les hardiesses même qu'elle condamne, autant que par celles qu'elle
+approuve; et l'on pourroit parvenir à adapter au goût françois,
+peut-être le plus pur de tous, des beautés originales qui donneraient
+à la litérature du dix-neuvième siècle un caractère qui lui seroit
+propre.
+
+On ne peut qu'imiter les auteurs dont les ouvrages sont accomplis; et
+dans l'imitation, il n'y a jamais rien d'illustre: mais les écrivains
+dont le génie un peu bizarre n'a pas entièrement poli toutes les
+richesses qu'ils possèdent, peuvent être dérobés heureusement par des
+hommes de goût et de talent: l'or des mines peut servir à toutes les
+nations, l'or qui a reçu l'empreinte de la monnoie ne convient qu'à
+une seule. Ce n'est pas Phèdre qui a produit Zaïre, c'est Othello. Les
+Grecs eux-mêmes, dont Racine s'est pénétré, avoient laissé beaucoup à
+faire à son génie. Se seroit-il élevé aussi haut, s'il n'eût étudié
+que des ouvrages qui, comme les siens, désespérassent l'émulation, au
+lieu de l'animer en lui ouvrant de nouvelles routes?
+
+Ce seroit donc, je le pense, un grand obstacle aux succès futurs des
+François dans la carrière littéraire, que ces préjugés nationaux qui
+les empêcheroient de rien étudier qu'eux-mêmes. Un plus grand obstacle
+encore seroit la mode qui proscrit les progrès de l'esprit humain,
+sous le nom de philosophie; la mode, ou je ne sais quelle opinion de
+parti, transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles,
+et se servant de considérations passagères, pour assaillir les idées
+éternelles. L'esprit alors n'auroit plus véritablement aucun moyen de
+se développer; il se replieroit sans cesse sur le cercle fastidieux
+des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases;
+dépouillé de l'avenir, il seroit condamné sans cesse à regarder en
+arrière, pour regretter d'abord, rétrograder ensuite, et sûrement il
+resteroit fort au-dessous des écrivains du dix-septième siècle, qui
+lui sont présentés pour modèle; car les écrivains de ce siècle, hommes
+d'un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimoient et pressentoient
+les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps.
+
+L'amour de la liberté _bouillonnait_ dans le _vieux sang_ de
+Corneille; Fénelon donnoit dans son Télémaque des leçons sévères à
+Louis XIV; Bossuet traduisoit les grands de la terre devant le
+tribunal du ciel, dont il interprétoit les jugemens avec un noble
+courage; et Pascal, le plus hardi de tous, à travers les terreurs
+funestes qui ont troublé son imagination, en abrégeant sa vie, a jeté
+dans ses pensées détachées les germes de beaucoup d'idées que les
+écrivains qui l'ont suivi ont développés. Les grands hommes du siècle
+de Louis XIV remplissoient l'une des premières conditions du génie;
+ils étoient en avant des lumières de leur siècle, et nous, en revenant
+sur nos pas, égalerions-nous jamais ceux qui se sont élancés les
+premiers dans la carrière, et qui, s'ils renaissoient, partant d'un
+autre point, dépasseroient encore tous leurs nouveaux contemporains.
+
+On a dit que ce qui avoit surtout contribué à la splendeur de la
+littérature du dix-septième siècle, c'étoient les opinions religieuses
+d'alors, et qu'aucun ouvrage d'imagination ne pouvoit être distingué
+sans les mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversaires même
+doivent admirer l'imagination originale, extraordinaire, éclatante,
+_le Génie du Christianisme_, a fortement soutenu ce système
+littéraire. J'avois essayé de montrer quels étoient les heureux
+changemens que le christianisme avoit apportés dans la littérature;
+mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos
+chefs-d'oeuvre en littérature seulement de deux, je pensois que les
+progrès de l'esprit humain en général devoient être comptés pour
+quelque chose, dans l'examen des différences entre la littérature des
+anciens et celle des modernes.
+
+Les grandes idées religieuses, l'existence de Dieu, l'immortalité de
+l'âme, et l'union de ces belles espérances avec la morale, sont
+tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme
+rêveur et tendre, qu'il me paroîtroit impossible qu'aucun roman,
+aucune tragédie, aucun ouvrage d'imagination enfin pût émouvoir sans
+leur secours; et, en ne considérant un moment ces pensées, d'un ordre
+bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirois que ce
+qu'on a appelé dans les divers genres d'écrits l'inspiration poétique,
+est presque toujours ce pressentiment du coeur, cet essor du génie qui
+transporte l'espérance au-delà des bornes de la destinée humaine; mais
+rien n'est plus contraire à l'imagination, comme à la pensée, que les
+dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avoit des
+images, et non des dogmes; mais ce qu'il y a d'obscur, d'abstrait et
+de métaphysique dans les dogmes, s'oppose invinciblement, ce me
+semble, à ce qu'ils soient admis dans les ouvrages d'imagination.
+
+La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont
+entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les
+coeurs, même à ceux des incrédules; car ils ne peuvent se refuser à
+des regrets, lors même qu'ils ne conçoivent pas encore des espérances:
+ce qu'il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les
+pensées inconnues, vagues, indéfinies, au-delà de notre raison, mais
+non en lutte avec elle.
+
+On a voulu établir depuis quelque temps une sorte d'opposition entre
+la raison et l'imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas
+avoir de l'imagination, commencent d'abord par manquer de raison, dans
+l'espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut
+distinguer l'imagination qui peut être considérée comme l'une des plus
+belles facultés de l'esprit, et l'imagination dont tous les êtres
+souffrans et bornés sont susceptibles. L'une est un talent, l'autre
+une maladie; l'une devance quelquefois la raison, l'autre s'oppose
+toujours à ses progrès; on agit sur l'une par l'enthousiasme, sur
+l'autre par l'effroi: je conviens que quand on veut dominer les têtes
+foibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison
+proscriroit; mais pour produire ce genre d'effet, les contes de
+revenans valent beaucoup mieux que les chefs-d'oeuvre littéraires.
+
+L'imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d'oeuvre tient
+par des liens très-forts à la raison; elle inspire le besoin de
+s'élever au-delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet de rien
+dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au
+fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est
+meilleur, de ce qui est plus grand que nous; c'est ce qu'on appelle,
+en tout genre, le beau idéal, c'est l'objet auquel aspirent toutes les
+âmes douées de quelque dignité naturelle; mais ce qui est contraire à
+nos connoissances, à nos idées positives, déplaît à l'imagination
+presque autant qu'à la raison même.
+
+J'en vais prendre un exemple au hasard; je le tirerai de l'incohérence
+des images, il sera facile d'en faire l'application aux idées
+contradictoires. Quand Milton agrandit à nos yeux le vice et la vertu
+par les tableaux les plus frappans, nous l'admirons; il ajoute à nos
+pensées, il fortifie nos sentimens: mais lorsqu'il représente les
+anges tirant des coups de canon dans le ciel, il manque à la raison
+qu'exige la nature de son sujet; il s'écarte de la conséquence qui
+doit exister dans l'invention, comme dans la vérité, et la raison
+blessée refroidit l'imagination. Pourquoi blâmons-nous dans les
+romans, dans la poésie, dans les ouvrages dramatiques tout ce qui
+n'est pas en harmonie avec les proportions admises, avec les fictions
+accordées? c'est par le même instinct qui nous rend importun le
+désordre dans le raisonnement.
+
+Il y a en nous une force morale qui tend toujours vers la vérité; en
+opposant l'une à l'autre toutes les facultés de l'homme, le sentiment,
+l'imagination, la raison, on établiroit au dedans de lui-même une
+division presque semblable à celle qui, en affoiblissant les empires,
+rend leur asservissement plus facile. Les facultés de l'homme doivent
+avoir toutes la même direction, et le succès de l'une ne peut jamais
+être aux dépens de l'autre; l'écrivain qui, dans l'ivresse de
+l'imagination, croit avoir subjugué la raison, la verra toujours
+reparoître comme son juge, non-seulement dans l'examen réfléchi, mais
+dans l'impression du moment, qui décide de l'enthousiasme.
+
+Je ne sais si ces diverses réflexions font l'apologie ou la critique
+de la correspondance que je publie. Je ne l'aurois pas fait connoître,
+si elle ne m'avoit pas paru d'accord avec la manière de voir et de
+sentir que je viens de développer. Les lettres que j'ai recueillies
+ont été écrites dans le commencement de la révolution; j'ai mis du
+soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l'histoire le
+permettoit, tout ce qui pouvoit avoir rapport aux événemens politiques
+de ce temps-là. Ce ménagement n'a point pour but, on le verra, de
+cacher des opinions dont je me crois permis d'être fière; mais je
+souhaiterois qu'on pût s'occuper uniquement des personnes qui ont
+écrit ces lettres; il me semble qu'on y trouve des sentimens qui
+devroient, pendant quelques momens du moins, n'inspirer que des idées
+douces.
+
+Ce voeu, je le crains, ne sera point accompli; la plupart des jugemens
+littéraires que l'on publiera en France, ne seront, pendant long-temps
+encore, que des louanges de parti, ou des injures de calcul. Je pense
+donc que les écrivains qui, pour exprimer ce qu'ils croient bon et
+vrai, bravent ces jugemens connus d'avance, ont choisi leur public;
+ils s'adressent à la France silencieuse mais éclairée, à l'avenir
+plutôt qu'au présent; ils aspirent peut-être aussi, dans leur
+ambition, à l'opinion indépendante, au suffrage réfléchi des
+étrangers; mais ils se rappelleront sans doute ce conseil que Virgile
+donnoit au Dante, lorsqu'il traversoit avec lui le séjour des hommes
+médiocres, agités tant qu'ils avoient vécu par des passions haineuses:
+
+ Fama di loro il mondo esser non lassa,
+ Non ragioniam di lor; ma guarda e passa.
+
+[Le monde n'a pas même conservé le souvenir de leur nom; ne nous
+arrêtons pas à en parler, mais jette un coup d'oeil sur eux, et
+passe.]
+
+DELPHINE.
+
+
+
+
+
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+Madame d'Albémar à Matilde de Vernon.
+
+Bellerive, ce 12 avril 1790.
+
+
+Je serai trop heureuse, ma chère cousine, si je puis contribuer à
+votre mariage avec M. de Mondoville; les liens du sang qui nous
+unissent me donnent le droit de vous servir, et je le réclame avec
+instance. Si je mourois, vous succéderiez naturellement à la moitié de
+ma fortune: me seroit-il refusé de disposer d'une portion de mes biens
+pendant ma vie, comme les lois en disposeraient après ma mort? A vingt
+et un ans, convenez qu'il seroit ridicule d'offrir mon héritage à vous
+qui en avez dix-huit! Je vous parle donc des droits de succession,
+seulement pour vous faire sentir que vous ne pouvez considérer le don
+de la terre d'Andelys comme un service embarrassant à recevoir, et
+dont votre délicatesse doive s'alarmer.
+
+M. d'Albémar m'a comblée de tant de biens en mourant, que
+j'éprouverois le besoin d'y associer une personne de sa famille, quand
+cette personne, ma compagne depuis trois ans, ne seroit pas la fille
+de madame de Vernon, de la femme du monde dont l'esprit et les
+manières m'attachent et me captivent le plus. Vous savez que la soeur
+de mon mari, Louise d'Albémar, est mon amie intime; elle a confirmé
+avec joie les dons que M. d'Albémar m'avoit faits. Retirée dans un
+couvent à Montpellier, ses goûts sont plus que satisfaits par la
+fortune qu'elle possède; je suis donc libre, et parfaitement libre de
+vous assurer vingt mille livres de rente, et je le fais avec un
+sentiment de bonheur que vous ne voudrez pas me ravir.
+
+En vous donnant la terre d'Andelys, il me restera encore cinquante
+mille livres de revenu; j'ai presque honte d'avoir l'air de la
+générosité quand je ne dérange en rien les habitudes de ma vie. Ce
+sont ces habitudes qui rendent la fortune nécessaire: dès que l'on
+n'est pas obligé d'éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de
+leur sort sur notre bienveillance, ou d'exciter la pitié des
+supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d'exister,
+l'on est à l'abri de toutes les peines que peut faire éprouver la
+diminution de la fortune. D'ailleurs, je ne crois pas que je me fixe à
+Paris; depuis près d'un an que j'y habite, je n'y ai pas formé une
+seule relation qui puisse me faire oublier les amis de mon enfance;
+ces véritables amis sont gravés dans mon coeur avec des traits si
+chers et si sacrés, que toutes les nouvelles connoissances que je fais
+laissent à peine des traces à côté de ces profonds souvenirs. Je
+n'aime ici que votre mère; sans elle je ne serois point venue à Paris,
+et je n'aspire qu'à la ramener en Languedoc avec moi; j'ai pris,
+depuis que j'existe, l'habitude d'être aimée, et les louanges qu'on
+veut bien m'accorder ici, laissent au fond de mon coeur un sentiment
+de froideur et d'indifférence, qu'aucune jouissance de l'amour-propre
+n'a pu changer entièrement: je crois donc que, malgré mon goût pour la
+société de Paris, je retirerai ma vie et mon coeur de ce tumulte, où
+l'on finit toujours par recevoir quelques blessures, qui vous font mal
+ensuite dans la retraite.
+
+J'entre dans ces détails avec vous, ma chère cousine, pour que vous
+soyez bien convaincue que j'ai beaucoup plus de fortune qu'il n'en
+faut pour la vie que je veux mener. C'est à regret que je me condamne
+à rechercher tous les argumens imaginables pour vous faire accepter un
+don qui devroit s'offrir et se recevoir avec le même mouvement; mais
+les différences de caractère et d'opinions qui peuvent exister entre
+nous, m'ont fait craindre de rencontrer quelques obstacles aux projets
+que nous avons arrêtés votre mère et moi; j'ai donc voulu que vous
+sussiez tout ce qui peut vous tranquilliser sur un service auquel vous
+paroissiez attacher beaucoup trop d'importance; il n'entraîne point
+avec lui une reconnoissance qui doive vous imposer de la gêne; et si
+tout ce que je viens de vous dire ne suffit pas pour vous le prouver,
+je vous répéterai que mon amitié pour votre mère est si vive, si
+dévouée, qu'il vous suffiroit d'être sa fille pour que je fisse pour
+vous, quand même je ne vous connoîtrois pas, tout ce qui est en mon
+pouvoir. Mais c'est assez parler de ce service; assurément je ne vous
+en aurois pas entretenue si long-temps, si je n'avois aperçu que vous
+aviez une répugnance secrète pour la proposition que je vous faisois.
+
+Il se peut aussi que vous soyez blessée des conditions que madame de
+Mondoville a mises à votre mariage avec son fils. N'oubliez pas
+cependant, ma chère Matilde, qu'elle ne vous a connue que pendant
+votre enfance, puisqu'elle n'a pas quitté l'Espagne depuis dix ans; et
+songez surtout que son fils ne vous a jamais vue. Madame de Mondoville
+aime votre mère, et désire s'allier avec votre famille; mais vous
+savez combien elle met d'importance à tout ce qui peut ajouter à la
+considération des siens; elle veut que sa belle-fille ait de la
+fortune, comme un moyen d'établir une distance de plus entre son fils
+et les autres hommes. Elle a de la générosité et de l'élévation, mais
+aussi de la hauteur et de l'orgueil; ses manières, dit-on, sont
+très-simples et son caractère très-arrogant. Née en Espagne, d'une
+famille attachée aux antiques moeurs de ce pays, elle a vécu
+long-temps en France avec son mari, et elle y a appris l'art de
+revêtir ses défauts de formes aimables qui subjuguent ceux qui
+l'entourent. Tout ce que l'on raconte de Léonce de Mondoville me
+persuade que vous serez parfaitement heureuse avec lui; mais je crois
+que madame de Mondoville, malgré les inconvéniens de son caractère, a
+beaucoup d'ascendant sur son fils. J'ai souvent remarqué que c'est par
+ses défauts que l'on gouverne ceux dont on est aimé: ils veulent les
+ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s'y
+soumettre; tandis que les qualités dont le principal avantage est de
+rendre la vie facile, sont souvent oubliées, et ne donnent point de
+pouvoir sur les autres.
+
+Ces diverses réflexions ne doivent en rien vous détourner du mariage
+le plus brillant et le plus avantageux; mais elles ont pour but de
+vous faire sentir la nécessité de remplir toutes les conditions que
+demande ou que désire madame de Mondoville. Il ne faut pas que vous
+entriez dans une telle famille avec une infériorité quelconque; il
+faut que madame de Mondoville soit convaincue qu'elle a fait pour son
+fils un mariage très-convenable, afin que tous les égards que vous
+aurez pour elle la flattent davantage encore. Plus vous serez
+indépendante par votre fortune, plus il vous sera doux d'être asservie
+par vos sentimens et vos devoirs.
+
+Oubliez donc, ma chère Matilde, les petites altercations que nous
+avons eues quelquefois ensemble, et réunissons nos coeurs par les
+affections qui nous sont communes, par l'attachement que nous
+ressentons toutes les deux pour votre aimable mère.
+
+DELPHINE D'ALBÉMAR.
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+Réponse de Matilde de Fernon à madame d'Albémar.
+
+Paris, ce 14 avril 1790.
+
+
+Puisque vous croyez, ma chère cousine, qu'il est de votre délicatesse
+de faire jouir les parens de M. d'Albémar d'une partie de la fortune
+qu'il vous a laissée, je consens, avec l'autorisation de ma mère, à la
+donation que vous me proposez, et je considère avec raison cette
+conduite de votre part, comme satisfaisant à beaucoup plus que
+l'équité, et vous donnant des droits à ma reconnoissance; je m'engage
+donc à tout ce que la religion et la vertu exigent d'une personne qui
+a contracté, de son libre aveu, l'obligation qui me lie à vous.
+
+Ma mère désire que le service que vous me rendez reste secret entre
+nous; elle croit que la fierté de madame de Mondoville pourroit être
+blessée en apprenant que c'est par un bienfait que sa belle-fille est
+dotée; je vous dis ce que pense ma mère, mais je serai toujours prête
+à publier ce que vous faites pour moi, si vous le désirez. Dût la
+publicité de vos bienfaits m'humilier selon l'opinion du monde, elle
+me relèveroit à mes propres yeux: tel est l'esprit de la religion
+sainte que je professe.
+
+Je sais que ce langage vous a paru quelquefois ridicule, et que malgré
+la douceur de votre caractère, douceur à laquelle je rends justice,
+vous n'avez pu me cacher que vous ne partagiez pas mes opinions sur
+tout ce qui tient à l'observance de la religion catholique. Je m'en
+afflige pour vous, ma chère cousine, et plus vous resserrez par votre
+excellente conduite les liens qui nous attachent l'une à l'autre, plus
+je voudrois qu'il me fût possible de vous convaincre que vous prenez
+une mauvaise route, soit pour votre bonheur intérieur, soit pour votre
+considération dans le monde.
+
+Vos opinions en tout genre sont singulièrement indépendantes: vous
+vous croyez, et avec raison, un esprit très-remarquable; cependant,
+qu'est-ce que cet esprit, ma cousine, pour diriger sagement,
+non-seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier?
+Vous êtes charmante, on vous le répète sans cesse; mais, combien vos
+succès ne vous font-il pas d'ennemis! Vous êtes jeune, vous aurez sans
+doute le désir de vous remarier: pensez-vous qu'un homme sage puisse
+être empressé de s'unir à une personne qui voit tout par ses propres
+lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent
+les maximes reçues? Je sais que vous avez une simplicité tout-à-fait
+aimable dans le caractère; que vous ne cherchez point à dominer, que
+vous n'avez de hardiesse ni dans les manières, ni dans les discours;
+mais, dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n'est point à la
+foi catholique, ce n'est point aux hommes respectables chargés de nous
+l'enseigner, que vous soumettez votre conduite, c'est à votre manière
+de sentir et de concevoir les idées religieuses.
+
+Ma cousine, où en serions-nous, si toutes les femmes prenoient ainsi
+pour guide ce qu'elles appelleroient leurs lumières? Croyez-moi, ce
+n'est pas seulement par les fidèles qu'une telle indépendance est
+blâmée; les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de
+préjugés dans la langue actuelle, veulent que leurs femmes ne se
+dégagent d'aucun lien; ils sont bien aises qu'elles soient dévotes, et
+se croient plus sûrs ainsi qu'elles respecteront et leurs devoirs et
+jusqu'aux moindres nuances de ces devoirs.
+
+Je ne fais rien pour l'opinion, vous le savez; j'ai de bonne foi les
+sentimens religieux que je professe; si mon caractère a quelquefois de
+la roideur, il a toujours de la vérité; mais si j'étois capable de
+concevoir l'hypocrisie, je crois tellement essentiel pour une femme de
+ménager en tout point l'opinion, que je lui conseilleras de ne rien
+braver en aucun genre, ni superstitions (pour me conformer à votre
+langage), ni convenances, quelque puériles qu'elles puissent être.
+Combien toutefois il vaut mieux n'avoir point à penser aux suffrages
+du monde, et se trouver disposée, par la religion même, à tous les
+sacrifices que l'opinion peut exiger de nous!
+
+Si vous pouviez consentir à voir l'évêque de L. qui, malgré tous les
+maux que nous éprouvons depuis dix mois, est resté en France, je suis
+sûre qu'il prendroit de l'ascendant sur vous. Mon zèle est peut-être
+indiscret, la religion ne nous oblige point à nous mêler de la
+conduite des autres; mais la reconnoissance que je vais vous devoir
+m'inspire un nouveau désir de vous appeler au salut. Vous le dites
+vous-même, vous n'êtes pas heureuse: c'est un avertissement du ciel.
+Pourquoi n'êtes-vous pas heureuse? Vous êtes jeune, riche, jolie; vous
+avez un esprit dont la supériorité et le charme ne sont pas contestés;
+vous êtes bonne et généreuse: savez-vous ce qui vous afflige? c'est
+l'incertitude de votre croyance; et, s'il faut tout vous dire, c'est
+que vous sentez aussi que cette indépendance d'opinion et de conduite
+qui donne à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant,
+commence déjà à faire dire du mal de vous, et nuira sûrement tôt ou
+tard à votre existence dans le monde.
+
+Ne prenez pas mal les avis que je vous donne; ils tiennent, je vous
+l'atteste, à mon attachement pour vous: vous savez que je ne suis
+point jalouse; vous m'avez rendu plusieurs fois cette justice, je ne
+prétends point aux succès du monde, je n'ai pas l'esprit qu'il
+faudroit pour les obtenir, et je me ferois scrupule de m'en occuper;
+je vous parle donc en conscience sans aucun autre motif que ceux qui
+doivent inspirer une âme chrétienne; j'aurois fait pour vous bien plus
+que vous ne faites pour moi, si j'avois pu vous engager à sacrifier
+vos opinions particulières, pour vous soumettre aux décisions de
+l'Église.
+
+Adieu, ma chère cousine; je ne vous plais pas, je ne dois pas vous
+plaire; cependant vous êtes certaine, j'en suis sûre, que je ne
+manquerai jamais aux sentimens que vous méritez.
+
+MATILDE DE VERNON.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+Delphine à Matilde.
+
+
+J'ai de la peine à contenir, ma cousine, le sentiment que votre lettre
+me fait éprouver; je devrois ne pas y céder, puisque j'attends de vous
+une marque précieuse d'amitié; mais il m'est impossible de ne pas
+m'expliquer une fois franchement avec vous; je veux mettre un terme
+aux insinuations continuelles que vous me faites sur mes opinions et
+sur mes goûts; vous estimez la vérité, vous savez l'entendre; j'espère
+donc que vous ne serez point blessée des expressions vives qui
+pourront m'échapper dans ma propre justification.
+
+D'abord vous attribuez à la délicatesse le don que j'ai le bonheur de
+vous offrir, et c'est l'amitié seule qui en est la cause. S'il étoit
+vrai que je vous dusse de quelque manière une partie de ma fortune,
+parce que votre mère est parente de M. d'Albémar, j'aurois eu tort de
+la conserver jusqu'à présent; la délicatesse est pour les âmes élevées
+un devoir plus impérieux encore que la justice; elles s'inquiètent
+bien plus des actions qui dépendent d'elles seules, que de celles qui
+sont soumises à la puissance des lois; mais pouvez-vous ignorer quelle
+malheureuse prévention éloignoit M. d'Albémar de votre mère? C'est le
+seul sujet de discussion que nous ayons jamais eu ensemble; cette
+prévention étoit telle, que j'ai eu beaucoup de peine à éviter
+l'engagement qu'il vouloit me faire prendre de rompre entièrement avec
+elle; connoissant les dispositions de M. d'Albémar comme je le fais,
+si je puis me permettre de disposer de sa fortune en votre faveur,
+c'est parce qu'il m'a ordonné de la considérer comme appartenant à moi
+seule.
+
+Mais pourquoi donc éprouvez-vous le besoin de diminuer le foible
+mérite du service que je veux vous rendre? Est-ce parce que vous êtes
+effrayée de tous les devoirs que vous croyez attachés à la
+reconnoissance? Pourquoi mettez vous tant d'importance à une action
+qui ne peut être comptée que comme l'expression de l'amitié que
+j'éprouve? Je n'ai qu'un but, je n'ai qu'un désir, c'est d'être aimée
+des personnes avec qui je vis; il faut que vous vous sentiez
+tout-à-fait incapable de m'accorder ce que je demande, puisque vous
+craignez tant de me rien devoir; mais, encore une fois, soyez
+tranquille; votre mère peut tout pour mon bonheur; son esprit plein de
+grâce, sa douceur et sa gaîté répandent tant de charmes sur ma vie!
+Quelquefois l'inégalité, la froideur de ses manières m'inquiètent; je
+voudrois qu'elle répondît sans cesse à la vivacité de mon attachement
+pour elle. Ne suis-je donc pas trop heureuse, si je trouve une
+occasion de lui inspirer un sentiment de plus pour moi! Ma cousine, je
+ne cherche point à me faire valoir auprès de vous, vous ne me devez
+rien; je serai mille fois récompensée de mon zèle pour vos intérêts,
+si votre mère me témoigne plus souvent cette amitié tendre qui calme
+et remplit mon coeur.
+
+Maintenant passons aux reproches ou aux conseils que vous croyez
+nécessaire de m'adresser.
+
+Je n'ai pas les mêmes opinions que vous; mais je ne pense pas, je vous
+l'avoue, que ma considération en souffre le moins du monde. Si je
+songeois à me remarier, j'ose croire que mon coeur est un assez noble
+présent pour n'être pas dédaigné par celui qui m'en paroîtroit digne;
+vous avez cru, dites-vous, démêler de la tristesse dans ma lettre,
+vous vous êtes trompée; je n'ai dans ce moment aucun sujet de peine:
+mais le bonheur même des âmes sensibles n'est jamais sans quelque
+mélange de mélancolie; et comment n'éprouverois-je pas cette
+disposition, moi qui ai perdu dans M. d'Albémar un ami si bon et si
+tendre! Il n'a pris le nom de mon époux, lorsque j'avois atteint ma
+seizième année, que pour m'assurer sa fortune; il mettoit dans ses
+relations avec moi tant de bonté protectrice et de galanterie
+délicate, que son sentiment pour moi réunissoit tout ce qu'il y a
+d'aimable dans les affections d'un père, et dans les soins d'un jeune
+homme. M. d'Albémar, uniquement occupé d'assurer le bonheur du reste
+de ma vie, dont son âge ne lui permettoit pas d'être le témoin,
+m'avoit inspiré cette confiance si douce à ressentir, cette confiance
+qui remet pour ainsi dire à un autre la responsabilité de notre sort,
+et nous dispense de nous inquiéter de nous-mêmes. Je le regretterai
+toujours, et les souvenirs de mon enfance et les premiers jours de ma
+jeunesse ne peuvent jamais cesser de m'attendrir; mais quel autre
+chagrin pourrois-je éprouver en ce moment? Qu'ai-je à redouter du
+monde? je n'y porte que des sentimens doux et bienveillans; si j'avois
+été dépourvue de toute espèce d'agrémens, peut-être n'aurois-je pu me
+défendre d'un peu d'aigreur contre les femmes assez heureuses pour
+plaire; mais je n'entends retentir autour de moi que des paroles
+flatteuses; ma position, me permet de rendre quelques services, et ne
+m'oblige jamais à en demander; je n'ai que des rapports de choix avec
+les personnes qui m'entourent; je ne recherche que celles que j'aime;
+je ne dis aucun mal des autres: pourquoi donc voudroit-on affliger une
+créature aussi _inoffensive_ que moi, et dont l'esprit, s'il est vrai
+que l'éducation que j'ai reçue m'ait donné cet avantage, dont
+l'esprit, dis-je, n'a d'autre mobile que le désir d'être agréable à
+ceux que je vois?
+
+Vous m'accusez de n'être pas aussi bonne catholique que vous, et de
+n'avoir pas assez de soumission pour les convenances arbitraires de la
+société. D'abord, loin de blâmer votre dévotion, ma chère cousine,
+n'en ai-je pas toujours parlé avec respect; je sais qu'elle est
+sincère, et quoiquelle n'ait pas encore entièrement adouci ce que vous
+avez peut-être de trop âpre dans le caractère, je crois qu'elle
+contribue à votre bonheur, et je ne me permettrai jamais de
+l'attaquer, ni par des raisonnemens ni par des plaisanteries; mais
+j'ai reçu une éducation tout-à-fait différente de la vôtre. Mon
+respectable époux, en revenant de la guerre d'Amérique, s'étoit retiré
+dans la solitude, et s'y livroit à l'examen de toutes les questions
+morales que la réflexion peut approfondir. Il croyoit eu Dieu, il
+espéroit l'immortalité de l'âme; et la vertu fondée sur la bonté,
+étoit son culte envers l'Être suprême. Orpheline dès mon enfance, je
+n'ai compris des idées religieuses que ce que M. d'Albémar m'en a
+enseigné; et comme il remplissoit tous les devoirs de la justice et de
+la générosité, j'ai cru que ses principes dévoient suffire à tous les
+coeurs.
+
+M. d'Albémar connoissoit peu le monde, je commence à le croire; il
+n'examinoit jamais dans les actions que leur rapport avec ce qui est
+bien en soi, et ne songeoit point à l'impression que sa conduite
+pouvoit produire sur les autres. Si c'est être philosophe que penser
+ainsi, je vous avoue que je pourrais me croire des droits à ce titre,
+car je suis absolument à cet égard de l'opinion de M. d'Albémar; mais
+si vous entendiez par philosophie, la plus légère indifférence pour
+les vertus pures et délicates de notre sexe; si vous entendiez même
+par philosophie, la force qui rend inaccessible aux peines de la vie,
+certes je n'aurois mérité ni cette injure ni cette louange; et vous
+savez bien que je suis une femme, avec les qualités et les défauts que
+cette destinée foible et dépendante peut entraîner.
+
+J'entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l'esprit, de
+la jeunesse et de la fortune; pourquoi ces dons de la Providence ne me
+rendroient-ils pas heureuse? pourquoi me tourmenterois-je des opinions
+que je n'ai pas, des convenances que j'ignore? La morale et la
+religion du coeur ont servi d'appui à des hommes qui avoient à
+parcourir une carrière bien plus difficile que la mienne: ces guides
+me suffiront.
+
+Quant à vous, ma chère cousine, souffrez que je vous le dise: vous
+aviez peut-être besoin d'une règle plus rigoureuse pour réprimer un
+caractère moins doux; mais ne pouvons-nous donc nous aimer malgré la
+différence de nos goûts et de nos opinions? Vous savez combien je
+considère vos vertus; ce sera pour moi un vif plaisir de contribuer à
+rendre votre destinée heureuse; mais laissez chacun en paix chercher
+au fond de son coeur le soutien qui convient le mieux à son caractère
+et à sa conscience; imitez votre mère, qui n'a jamais de discussion
+avec vous, quoique vos idées diffèrent souvent des siennes. Nous
+aimons toutes deux un Être bienfaisant, vers lequel nos âmes
+s'élèvent; c'est assez de ce rapport, c'est assez de ce lien qui
+réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande
+et la plus fraternelle de toutes.
+
+Je retournerai dans deux jours à Paris; nous ne parlerons plus du
+sujet de nos lettres, et vous m'accorderez le bonheur de vous être
+utile, sans le troubler par des réflexions qui blessent toujours un
+peu, quelques efforts qu'on fasse sur soi-même pour ne pas s'en
+offenser. Je vous embrasse, ma chère cousine, et je vous assure qu'à
+la fin de ma lettre, je ne sens plus la moindre trace de la
+disposition pénible qui m'avoit inspiré les premières lignes.
+
+DELPHINE D'ALBÉMAR.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+Delphine d'Albémar à madame de Vernon.
+
+Bellerive, ce 16 avril 1790.
+
+
+Ma chère tante, ma chère amie, pourquoi m'avez-vous mise en
+correspondance avec ma cousine sur un sujet qui ne devoit être traité
+qu'avec vous? Vous savez que Matilde et moi nous ne nous convenons pas
+toujours, et je m'entends si bien avec vous! Quand j'ai pu vous être
+utile, vous avez si noblement accepté le dévouement de mon coeur, vous
+l'avez récompensé par un sentiment qui me rend la vie si douce! Ne
+voulez-vous donc plus que ce soit à vous, à vous seule que je
+m'adresse?
+
+Si cependant je vous avois déplu par ma réponse à Matilde, si vous ne
+me jugiez plus digne d'assurer le bonheur de votre fille! Mais non,
+vous connoissez la vivacité de mes premiers mouvemens; vous me les
+pardonnez, vous qui conservez toujours sur vous-même cet empire qui
+sert au bonheur de vos amis, plus encore qu'au vôtre. Je n'ai rien à
+redouter de votre caractère généreux et fier: il reçoit les services,
+comme il les rendroit, avec simplicité; cependant rassurez-moi avant
+que je vous revoie; je sais bien que vous n'aimez pas à écrire, mais
+il me faut un mot qui me dise que vous persistez dans la permission
+que vous m'avez accordée.
+
+Je le répète encore, vous n'affligerez pas profondément votre amie; je
+serois la première personne du monde à qui vous auriez fait de la
+peine: si j'ai eu tort, c'est alors surtout que, prévoyant les
+reproches que je me ferois, vous ne voudrez pas que ce tort ait des
+suites amères; j'attends quelques ligues de vous, ma chère Sophie,
+avec une inquiétude que je n'avois point encore ressentie.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+Madame de Vernon à Delphine.
+
+Paris, ce 17 avril.
+
+
+Vous êtes des enfans, Matilde et vous; ce n'est pas ainsi qu'il faut
+traiter des objets sérieux, nous en causerons ensemble; mais n'ayez
+jamais d'inquiétude, ma chère Delphine, quand ce que vous désirez
+dépend de moi.
+
+SOPHIE DE VERNON.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 19
+
+
+Une légère altercation qui s'étoit élevée entre Matilde et moi, il y a
+quelques jours, m'avoit assez inquiétée, ma chère soeur; je vous
+envoie la copie de nos lettres, pour que vous en soyez juge. Mais
+combien je voudrois que vous fussiez près de moi! Je cherche à me
+rappeler sans cesse ce que vous m'avez dit: il me sembloit autrefois
+que votre excellent frère, dans nos entretiens, m'avoit donné des
+règles de conduite qui devoient me guider dans toutes les situations
+de la vie; et maintenant je suis troublée par les inquiétudes qui me
+sont personnelles, comme si les idées générales que j'ai conçues ne
+suffisoient point pour m'éclairer sur les circonstances particulières.
+Néanmoins ma destinée est simple, et je n'éprouve et je n'éprouverai
+jamais, j'espère, aucun sentiment qui puisse l'agiter.
+
+Madame de Vernon que vous n'aimez pas, quoiqu'elle vous aime; madame
+de Vernon est certainement la personne la plus spirituelle, la plus
+aimable, la plus éclairée dont je puisse me faire l'idée: cependant il
+m'est impossible de discuter avec elle jusques au fond de mes pensées
+et de mes sentimens. D'abord elle ne se plaît pas beaucoup dans les
+conversations prolongées; mais ce qui surtout abrège les développemens
+dans les entretiens avec elle, c'est que son esprit va toujours droit
+aux résultats, et semble dédaigner tout le reste. Ce n'est ni la
+moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l'âme
+qu'elle a profondément étudié, mais les conséquences et les effets de
+ces actions; et, quoiqu'elle soit elle-même une personne douée des
+plus excellentes qualités, l'on diroit qu'elle compte pour tout le
+succès, et pour très-peu le principe de la conduite des hommes. Cette
+sorte d'esprit la rend un meilleur juge des événemens de la vie, que
+des peines secrètes; il me reste donc toujours dans le coeur quelques
+sentimens que je ne lui ai pas exprimés, quelques sentimens que je
+retiens comme inutiles à lui dire, et dont j'éprouve pourtant la
+puissance en moi-même. Il n'existe aucune borne à ma confiance en
+elle; mais, sans que j'y réfléchisse, je me trouve naturellement
+disposée à ne lui dire que ce qui peut l'intéresser; je renvoie
+toujours au lendemain pour lui parler des pensées qui m'occupent, mais
+qui n'ont point d'analogie avec sa manière de voir et de sentir: mon
+désir de lui plaire est mêlé d'une sorte d'inquiétude qui fixe mon
+attention sur les moyens de lui être agréable, et met dans mon amitié
+pour elle encore plus pour ainsi dire de coquetterie que de confiance.
+
+Mon âme s'ouvriroit entièrement avec vous, ma chère Louise; vous
+l'avez formée, en me tenant lieu de mère; vous avez toujours été mon,
+amie; je conserve pour vous cette douce confiance du premier âge de la
+vie, de cet âge où l'on croit avoir tout fait pour ceux qu'on aime, en
+leur montrant ses sentimens, et en leur développant ses pensées.
+
+Dites-moi donc, ma chère soeur, quel est cet obstacle qui s'oppose à
+ce que vous quittiez votre couvent pour vous établir à Paris avec moi?
+Vous m'avez fait un secret jusqu'à présent de vos motifs,
+supportez-vous l'idée qu'il existe un secret entre nous?
+
+Je vous ai promis, en vous quittant, de vous écrire mon journal tous
+les soirs; vous vouliez, disiez-vous, veiller sur mes impressions.
+Oui, vous serez mon ange tutélaire, vous conserverez dans mon âme les
+vertus que vous avez su m'inspirer; mais ne serions-nous pas bien plus
+heureuses si nous étions réunies? et nos lettres peuvent-elles jamais
+suppléer à nos entretiens?
+
+Après avoir reçu le billet de madame de Vernon, je partis le jour même
+pour l'aller voir; je quittai Bellerive à cinq heures du soir, et je
+fus chez elle à huit. Elle étoit dans son cabinet avec sa fille; à mon
+arrivée, elle fit signe à Matilde de s'éloigner; j'étois contente, et
+néanmoins embarrassée de me trouver seule avec elle: j'ai éprouvé
+souvent une sorte de gêne auprès de madame de Vernon, jusques à ce que
+la gaîté de son esprit m'ait fait oublier ce qu'il y a de réservé et
+de contenu dans ses manières: je ne sais si c'est un défaut en elle;
+mais ce défaut même sert à donner plus de prix aux témoignages de son
+affection.
+
+--Hé bien! me dit-elle en souriant, Matilde a donc voulu vous
+convertir?--Je ne puis vous dire, ma chère tante, lui répondis-je,
+combien sa lettre m'a fait de peine; elle a provoqué ma réponse, et je
+m'en suis bientôt repentie: j'avois une frayeur mortelle de vous avoir
+déplu.--En vérité je l'ai à peine lue, reprit madame de Vernon; j'y ai
+reconnu votre bon coeur, votre mauvaise tête, tout ce qui fait de vous
+une personne charmante; je n'ai rien remarqué que cela: quant au fond
+de l'affaire, l'homme chargé de dresser le contrat y insérera les
+conditions que vous voulez bien offrir; mais il faut que vous
+permettiez qu'on mette dans l'article que c'est une donation faite en
+dédommagement de l'héritage de M. d'Albémar. Si madame de Mondoville
+croyoit que c'est par une simple générosité de votre part, que ma
+fille est dotée, son orgueil en souffriroit tellement qu'elle romproit
+le mariage.--J'éprouvai, je l'avoue, une sorte de répugnance pour
+cette proposition, et je voulois la combattre; mais madame de Vernon
+m'interrompit, et me dit: Madame de Mondoville ne sait pas combien on
+peut être fière d'être comblée des bienfaits d'une amie telle que
+vous: vous m'avez déjà retirée une fois de l'abîme où m'avoit jetée un
+négociant infidèle; vous allez maintenant marier ma fille, le seul
+objet de mes sollicitudes, et il faut que je condamne ma
+reconnoissance au silence le plus absolu: tel est le caractère de
+madame de Mondoville. Si vous exigiez que le service que vous me
+rendez fût connu, je serois forcée de le refuser, car il deviendroit
+inutile; mais il vous suffit, n'est-il pas vrai, ma chère Delphine, du
+sentiment que j'éprouve; de ce sentiment qui me permet de vous tout
+devoir, parce que mon coeur est certain de tout acquitter.--Ces
+derniers mots furent prononcés avec cette grâce enchanteresse qui
+n'appartient qu'à madame de Vernon; elle n'avoit pas l'air de douter
+de mon consentement; et lui en faire naître l'idée, c'étoit refroidir
+tous ses sentimens: elle s'y abandonne si rarement qu'on craint encore
+plus d'en troubler les témoignages; les motifs de ma répugnance
+étoient bien purs: mais j'avois une sorte de honte néanmoins
+d'insister pour que mon nom fût proclamé à côté du service que je
+rendois; et je fus irrésistiblement entraînée à céder aux désirs de
+madame de Vernon.
+
+Je lui dis cependant:--J'ai quelque regret de me servir du nom de M.
+d'Albémar dans une circonstance si opposée à ses intentions; mais,
+s'il étoit témoin du culte que vous rendez à ses vertus, s'il vous
+entendoit parler de lui, comme vous en parlez avec moi,
+peut-être...... Sans doute, interrompit madame de Vernon; et ce mot
+finit la conversation sur ce sujet.
+
+Un moment de silence s'ensuivit; mais, bientôt reprenant sa grâce et
+sa gaîté naturelles, madame de Vernon dit:--A propos, dois-je vous
+envoyer M. l'évêque de L., pour vous confesser à lui, comme Matilde
+vous le propose?--Je vous en conjure, lui répondis-je; dites-moi:
+donc, ma chère tante, pourquoi vous avez donné à Matilde une éducation
+presque superstitieuse, et qui a si peu de rapport avec l'étendue de
+votre esprit et l'indépendance de vos opinions. Elle redevint sérieuse
+un moment, et me dit:--Vous m'avez fait vingt fois cette question, je
+ne voulois pas y répondre; mais je vous dois tous les secrets de mon
+coeur.
+
+Vous savez, continua-t-elle, tout ce que j'ai eu à souffrir de M. de
+Vernon, proche parent de votre mari; il étoit impossible de lui moins
+ressembler: sa fortune et ma pauvreté furent les seuls motifs qui
+décidèrent notre mariage: j'en fus long-temps très-malheureuse; à la
+fin cependant, je parvins à m'aguerrir contre les défauts de M. de
+Vernon; j'adoucis un peu sa rudesse: il existe une manière de prendre
+tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver, si
+elles veulent vivre en paix sur cette terre où leur sort est
+entièrement dans la dépendance des hommes. Je n'avois pu néanmoins
+obtenir que ma fille me fût confiée, et son père la dirigeoit seul; il
+mourut qu'elle avoit onze ans; et pouvant alors m'occuper uniquement
+d'elle, je remarquai qu'elle avoit dans son caractère une singulière
+âpreté, s'assez peu de sensibilité, et un esprit plus opiniâtre
+qu'étendu: je reconnus bientôt que mes leçons ne suffisoient pas pour
+corriger de tels défauts: j'ai de l'indolence dans le caractère,
+inconvénient qui est le résultat naturel de l'habitude de la
+résignation; j'ai peu d'autorité dans ma manière de m'exprimer,
+quoique ma décision intérieure soit très-positive. Je mets d'ailleurs
+trop peu d'importance à la plupart des intérêts de la vie, pour avoir
+le sérieux nécessaire à l'enseignement. Je me jugeai comme je jugerois
+un autre; vous savez que cela m'est facile; et je résolus de confier à
+M. l'évêque de L. l'éducation de ma fille. Après y avoir bien
+réfléchi, je crus que la religion, et une religion positive, étoit le
+seul frein assez fort pour dompter le caractère de Matilde; ce
+caractère auroit pu contribuer utilement à l'avancement d'un homme; il
+présentoit l'idée d'une âme ferme et capable de servir d'appui; mais
+les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver, dans les
+défauts et dans les qualités même d'un caractère fort, que des
+occasions de douleur. Mon projet a réussi: la religion, sans avoir
+entièrement changé le caractère de ma fille, lui a ôté ses
+inconvéniens les plus graves; et comme le sentiment du devoir se mêle
+à toutes ses résolutions, et presque à toutes ses paroles, on ne
+s'aperçoit plus des défauts qu'elle avoit naturellement, que par un
+peu de froideur et de sécheresse dans les relations de la vie, jamais
+par aucun tort réel. Son esprit est assez borné; mais comme elle
+respecte tous les préjugés, et se soumet à toutes les convenances,
+elle ne sera jamais exposée aux critiques du monde: sa beauté, qui est
+parfaite, ne lui fera courir aucun risque, car ses principes sont
+d'une inébranlable austérité. Elle est disposée aux plus grands
+sacrifices ainsi qu'aux plus petits; et la roideur de son caractère
+lui fait aimer la gêne comme un autre se plairoit dans l'abandon.
+C'eût été bien dommage, ma chère Delphine, qu'une personne aussi
+aimable, aussi spirituelle que vous, se fût imposée un joug qui l'eût
+privée de mille charmes; mais réfléchissez à ce qu'est ma fille, et
+vous verrez que le parti que j'ai pris étoit le seul qui pût la
+garantir de tous les malheurs que lui préparoit sa triste conformité
+avec son père. Je ne parlerois à personne, ma chère Delphine, avec la
+confiance que je viens de vous témoigner; mais je n'ai pas voulu que
+l'amie de mon coeur, celle qui veut assurer le bonheur de Matilde,
+ignorât plus long-temps les motifs qui m'ont déterminée dans la plus
+importante de mes résolutions, dans celle qui concerne l'éducation de
+ma fille.
+
+Vous ne pouvez jamais parler sans convaincre, ma chère tante, lui
+répondis-je; mais vous-même cependant, ne pouviez-vous pas guider
+votre fille? vos opinions ne sont-elles pas en tout conformes à celles
+que la raison....--Oh! mes opinions, répondit-elle en souriant et
+m'interrompant, personne ne les connoît; et comme elles n'influent
+point sur mes sentimens, ma chère Delphine, vous n'avez pas besoin de
+les savoir.--En achevant ces mots, elle se leva, me prit par la main,
+et me conduisit dans le salon où plusieurs personnes étoient déjà
+rassemblées.
+
+Elle entra, et leur fit des excuses avec cette grâce inimitable que
+vous-même lui reconnoissez. Quoiqu'elle ait au moins quarante ans,
+elle paroît encore charmante, même au milieu des jeunes femmes; sa
+pâleur, ses traits un peu abattus, rappellent la langueur de la
+maladie et non la décadence des années; sa manière de se mettre
+toujours négligée est d'accord avec cette impression. On se dit
+qu'elle seroit parfaitement jolie, si un jour elle se portoit mieux,
+si elle vouloit se parer comme les autres; ce jour n'arrive jamais,
+mais on y croit, et c'est assez pour que l'imagination ajoute encore à
+l'effet naturel de ses agrémens.
+
+Dans un des coins de la chambre étoit madame du Marset. Vous ai-je dit
+que c'est une femme qui ne peut me supporter, quoique je n'aie jamais
+eu et ne veuille jamais avoir le moindre tort avec elle? Elle a pris,
+dès mon arrivée, parti contre la bienveillance qu'on m'a témoignée, et
+l'a considérée comme un affront qui lui seroit personnel. J'ai,
+pendant quelque temps, essayé de l'adoucir; mais quand j'ai vu qu'elle
+avoit contracté aux yeux du monde l'engagement de me détester, et que
+ne pouvant se faire une existence par ses amis, elle espéroit s'en
+faire une par ses haines, j'ai résolu de dédaigner ce qu'il y avoit de
+réel dans son aversion pour moi. Elle prétend, ne sachant trop de quoi
+m'accuser, que j'aime et que j'approuve beaucoup trop la révolution de
+France. Je la laisse dire, elle a cinquante ans et nulle bonté dans le
+caractère; c'est assez de chagrins pour lui permettre beaucoup
+d'humeur.
+
+Derrière elle étoit M. de Fierville, son fidèle adorateur, malgré son
+âge avancé: il a plus d'esprit qu'elle et moins de caractère, ce qui
+fait qu'elle le domine entièrement; il se plaît quelquefois à causer
+avec moi: mais, comme par complaisance pour madame du Marset, il me
+critique souvent quand je n'y suis pas, il fait sans cesse des
+réserves dans les complimens qu'il m'adresse, pour se mettre, s'il est
+possible, un peu d'accord avec lui-même. Je le laisse s'agiter dans
+ses petits remords, parce que je n'aime de lui que son esprit, et
+qu'il ne peut m'empêcher d'en jouir quand il me parle.
+
+Au milieu de la société, Matilde ne songe pas un instant à s'amuser;
+elle exerce toujours un devoir dans les actions les plus indifférentes
+de sa vie; elle se place constamment à côté des personnes les moins
+aimables, arrange les parties, prépare le thé, sonne pour qu'on
+entretienne le feu; enfin s'occupe d'un salon comme d'un ménage, sans
+donner un instant à l'entraînement de la conversation. On pourroit
+admirer ce besoin continuel de tout changer en devoir, s'il exigeoit
+d'elle le sacrifice de ses goûts; mais elle se plaît réellement dans
+cette existence toute méthodique, et blâme au fond de son coeur ceux
+qui ne l'imitent pas.
+
+Madame de Vernon aime beaucoup à jouer; quoiqu'elle pût être
+très-distinguée dans la conversation, elle l'évite; on diroit qu'elle
+n'aime à développer ni ce qu'elle sent, ni ce qu'elle pense. Ce goût
+du jeu, et trop de prodigalité dans sa dépense, sont les seuls défauts
+que je lui connoisse.
+
+Elle choisit pour sa partie hier au soir madame du Marset et M. de
+Fierville; je lui en fis quelques reproches tout bas, parce qu'elle
+m'avoit dit plusieurs fois assez de mal de tous les deux.--La critique
+ou la louange, me répondit-elle, sont un amusement de l'esprit; mais
+ménager les hommes est nécessaire pour vivre avec eux.--Estimer ou
+mépriser, repris-je avec chaleur, est un besoin de l'âme; c'est une
+leçon, c'est un exemple utile à donner.--Vous avez raison, me
+dit-elle avec précipitation, vous avez raison sous le rapport de la
+morale; ce que je vous disois ne faisoit allusion qu'aux intérêts du
+monde.--Elle me serra la main en s'éloignant, avec une expression
+parfaitement aimable.
+
+Je restai à causer auprès de la cheminée avec plusieurs hommes dont la
+conversation, surtout dans ce moment, inspire le plus vif intérêt à
+tous les esprits capables de réflexion et d'enthousiasme. Je me
+reproche quelquefois de me livrer trop aux charmes de cette
+conversation si piquante; c'est peut-être blesser un peu les
+convenances, que se mêler ainsi aux entretiens les plus importans;
+mais, quand madame de Vernon et les dames de sa société sont établies
+au jeu, je me trouve presque seule avec Matilde qui ne dit pas un mot:
+et l'empressement que me témoignent les hommes distingués m'entraîne à
+les écouter et à leur répondre.
+
+Cependant, peut-être est-il vrai que je me livre souvent avec trop de
+chaleur à l'esprit que je peux avoir; je ne sais pas résister assez
+aux succès que j'obtiens en société, et qui doivent quelquefois
+déplaire aux autres femmes. Combien j'aurois besoin d'un guide!
+Pourquoi suis-je seule ici! Je finis cette lettre, ma chère soeur, en
+vous répétant ma prière; venez près de moi, n'abandonnez pas votre
+Delphine dans un monde si nouveau pour elle; il m'inspire une sorte de
+crainte vague que ne peut dissiper le plaisir même que j'y trouve.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine,
+
+Montpellier, 25 avril 1790.
+
+
+Ma chère Delphine, je suis fâchée que vous vous montriez si généreuse
+envers ces Vernon; mon frère aimoit encore mieux la fille que la mère,
+quoique la mère ait beaucoup plus d'agrémens que la fille; il croyoit
+madame de Vernon fausse jusqu'à la perfidie. Pardon, si je me sers de
+ces mots; mais je ne sais pas comment dire leur équivalent, et je me
+confie en votre bonne amitié pour m'excuser. Mon frère pensoit que
+madame de Vernon dans le fond du coeur n'aimoit rien, ne croyoit à
+rien, ne s'embarrassoit de rien, et que sa seule idée étoit de
+réussir, elle et les siens, dans, tous les intérêts dont se compose la
+vie du monde, la fortune et la considération. Je sais bien qu'elle a
+supporté avec une douceur exemplaire le plus odieux des maris, et
+qu'elle n'a point eu d'amans, quoiqu'elle fût bien jolie. Il n'y a
+jamais eu un mot à dire contre elle; mais dussiez-vous me trouver
+injuste, je vous avouerai que c'est précisément cette conduite
+régulière, qui ne me paroît pas du tout s'accorder avec la légèreté de
+ses principes et l'insouciance de son caractère. Pourquoi s'est-elle
+pliée à tous les devoirs, même à tous les calculs, elle qui a l'air de
+n'attacher d'importance à aucun? Malgré les motifs qu'elle donne de
+l'éducation de sa fille, ne faut-il pas avoir bien peu de sensibilité,
+pour ne pas former soi-même, et selon son propre caractère, la
+personne qu'on aime le plus, pour ne lui donner rien de son âme, et se
+la rendre étrangère par les opinions qui exercent le plus d'influence
+sur toute notre manière d'être?
+
+Il se peut que j'aie tort de juger si défavorablement une personne
+dont je ne connois aucune action blâmable; mais sa physionomie, tout
+agréable qu'elle est, suffiroit seule pour m'empêcher d'avoir la
+moindre confiance en elle. Je suis fermement convaincue que les
+sentimens habituels de l'âme laissent une trace très-remarquable sur
+le visage: grâce à cet avertissement de la nature, il n'y a point de
+dissimulation complète dans le monde. Je ne suis pas défiante vous le
+savez; mais je regarde, et si l'on peut me tromper sur les faits, je
+démêle assez bien les caractères; c'est tout ce qu'il faut pour ne
+jamais mal placer ses affections: que m'importe ce qu'il peut arriver
+de mes autres intérêts!
+
+Pour vous, ma chère Delphine, vous vous laissez entraîner par le
+charme de l'esprit, et je crains bien que si vous livrez votre coeur à
+cette femme, elle ne le fasse cruellement souffrir; rendez-lui
+service, je ne suis pas difficile sur les qualités des personnes qu'on
+peut obliger; mais on confie à ceux qu'on aime ce qu'il y a de plus
+délicat dans le bonheur, et moi seule, ma chère Delphine, je vous aime
+assez pour ménager toujours votre sensibilité vive et profonde. C'est
+pour vous arracher à la séduction de cette femme, que je voudrois
+aller à Paris; mais je ne m'en sens pas la force, il m'est absolument
+impossible de vaincre la répugnance que j'éprouve à sortir de ma
+solitude.
+
+Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à
+vous l'écrire; mais je n'aurois jamais pu me résoudre à vous en
+parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet
+que je n'aime pas à traiter. Vous savez que j'ai l'extérieur du monde
+le moins agréable; ma taille est contrefaite, et ma figure n'a point
+de grâce; je n'ai jamais voulu me marier quoique ma fortune attirât
+beaucoup de prétendans; j'ai vécu presque toujours seule, et je serois
+un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des
+passions de la vie; mais j'en sais assez pour avoir remarqué qu'une
+femme disgraciée de la nature est l'être le plus malheureux
+lorsqu'elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de
+manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne
+s'intéresse vivement à elle; on l'humilie à chaque instant sans le
+vouloir, et il n'est pas un seul des discours qui se tiennent devant
+elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux.
+
+J'aurois pu jouir, il est vrai, du bonheur d'avoir des enfans: mais
+que ne souffrirois-je pas, si j'avois transmis à ma fille les
+désavantages de ma figure! si je la voyois destinée comme moi à ne
+jamais connoître le bonheur suprême d'être le premier objet d'un homme
+sensible! Je ne le confie qu'à vous, ma chère Delphine; mais parce que
+je ne suis point faite pour inspirer de l'amour, il ne s'ensuit pas
+que mon coeur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres;
+j'ai senti, presqu'au sortir de l'enfance, qu'avec ma figure, il étoit
+ridicule d'aimer. Imaginez-vous de quels sentimens amers j'ai dû
+m'abreuver; il étoit ridicule pour moi d'aimer, et jamais cependant la
+nature n'avoit formé un coeur à qui ce bonheur fût plus nécessaire.
+
+Un homme dont les défauts extérieurs seroient très-marquans, pourroit
+encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux.
+Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature;
+mais les femmes n'ont d'existence que par l'amour; l'histoire de leur
+vie commence et finit avec l'amour: et comment pourroient-elles
+inspirer ce sentiment sans quelques agrémens qui puissent plaire aux
+yeux! La société fortifie à cet égard l'intention de la nature au lieu
+d'en modifier les effets, elle rejette de son sein la femme infortunée
+que l'amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines
+dévorantes n'a-t-elle point à souffrir dans le secret de son coeur!
+
+J'ai été romanesque, comme si je vous ressemblois, ma chère Delphine,
+mais j'ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les
+regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère.
+Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui
+m'étoient échues? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant
+sur votre tête tous mes intérêts, tous mes voeux, tous mes sentimens;
+je me disois que j'aurois été vous, si la nature m'eût accordé vos
+grâces et vos charmes; et secondant de toute mon âme l'inclination de
+mon frère, je l'ai conjuré de vous laisser la portion de son bien
+qu'il me destinoit.
+
+Qu'aurois-je fait de la richesse? j'en ai ce qu'il faut pour rendre
+heureux ce qui m'entoure, pour soulager l'infortune autour de moi;
+mais quel autre usage de l'argent pourrois-je imaginer qui n'eût
+ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme? Aurois-je embelli
+ma maison pour moi, mes jardins pour moi? et jamais la reconnoissance
+d'un être chéri ne m'auroit récompensée de mes soins! Aurois-je réuni
+beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les
+autres possèdent et de ce qui me manque? aurois-je voulu courir le
+risque des propositions de mariage qu'on pouvoit adresser à ma
+fortune, et me serois-je condamnée à supporter tous les détours
+qu'auroit pris l'intérêt avide pour endormir ma vanité et m'ôter
+jusqu'à l'estime de moi-même?
+
+Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me
+restoit qu'un bonheur à espérer; je l'ai goûté, je vous ai adoptée
+pour ma fille, j'avois manqué la vie, j'ai voulu vous donner tous les
+moyens d'en jouir. Je serois sans doute bien heureuse d'être près de
+vous, de vous voir, de vous entendre; mais avec vous seroient les
+plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mou coeur
+qui n'a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son
+isolement, quand tous les objets que je verrois m'en renouvelleroient
+la pensée.
+
+Les peines d'imagination dépendent presque entièrement des
+circonstances qui nous les retracent; elles s'effacent d'elles-mêmes,
+lorsque l'on ne voit ni n'entend rien qui en réveille le souvenir,
+mais leur puissance devient terrible et profonde quand l'esprit est
+forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles.
+Il faut pouvoir détourner son attention d'une douleur importune et
+s'en distraire avec adresse, car il faut de l'adresse vis-à-vis de
+soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connois guère les autres,
+ma chère Delphine, mais assez bien moi; c'est le fruit de la solitude.
+Je suis parvenue avec assez d'efforts à me faire une existence qui me
+préserve des chagrins vifs; j'ai des occupations pour chaque heure,
+quoique rien ne remplisse mon existence entière; j'unis les jours aux
+jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n'ose changer de
+place, agiter mon sort ni mon âme; j'ai peur de perdre le résultat de
+mes réflexions et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus
+nécessaires, parce qu'elles me dispensent de réflexions même, et font
+passer le temps sans que je m'en mêle.
+
+Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours; il ne
+faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que j'y pense;
+je vis en vous; laissez-moi vous suivre de mes voeux, vous aider de
+mes conseils, si j'en peux donner pour ce monde que j'ignore.
+Apprenez-moi successivement et régulièrement les événemens qui vous
+intéressent, je croirai presque avoir vécu dans votre histoire; je
+conserverai des souvenirs; je jouirai par vous des sentimens que je
+n'ai pu ni inspirer, ni connoître.
+
+Savez-vous que je suis presque fâchée que vous avez fait le mariage de
+Matilde avec Léonce de Mondoville? j'entends-dire qu'il est si beau,
+si aimable et si fier, qu'il me sembloit digne de ma Delphine; mais je
+l'espère, elle trouvera celui qui doit la rendre heureuse: alors
+seulement, je serai vraiment tranquille. Quelque distinguée que vous
+soyez, que feriez-vous sans appui? vous exciteriez l'envie, et elle
+vous persécuteroit. Votre esprit, quelque supérieur qu'il soit, ne
+peut rien pour sa propre défense; la nature a voulu que tous les dons
+des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d'usage
+pour elles-mêmes. Adieu, ma chère Delphine; je vous remercie de
+conserver l'habitude de votre enfance et de m'écrire tous les soirs ce
+qui vous a occupée pendant le jour: nous lirons ensemble dans votre
+âme, et peut-être qu'à deux nous aurons assez de force pour assurer
+votre bonheur.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, 1er mai.
+
+
+Pourquoi m'avez-vous interdit de vous répondre, ma chère soeur, sur
+les motifs qui vous éloignent de Paris? Votre lettre excite en moi
+tant de sentimens que j'aurois le besoin d'exprimer! Ah! j'irai
+bientôt vous rejoindre; j'irai passer toutes mes années près de vous:
+croyez-moi, cette vie de jeunesse et d'amour est moins heureuse que
+vous ne pensez. Je suis uniquement occupée depuis quelques jours du
+sort d'une de mes amies, madame d'Ervins; c'est sa beauté même et les
+sentimens qu'elle inspire qui sont la source de ses erreurs et de ses
+peines.
+
+Vous savez que lorsque je vous quittai, il y a un an, je tombai
+dangereusement malade à Bordeaux; Madame d'Ervins, dont la terre étoit
+voisine de cette ville, étoit venue pendant l'absence de son mari y
+passer quelques jours; elle apprit mon nom, elle sut mon état, et vint
+avec une ineffable bonté s'établir chez moi pour me soigner: elle me
+veilla pendant quinze jours, et je suis convaincue que je lui dois la
+vie. Sa présence calmoit les agitations de mon sang, et quand je
+craignois de mourir, il me suffisoit de regarder son aimable figure,
+pour croire à de plus doux présages. Lorsque je commençai à me
+rétablir, je voulus connoître celle qui méritoit déjà toute mon
+amitié; j'appris que c'étoit une Italienne dont la famille habitoit
+Avignon; on l'avoit mariée à quatorze ans à M. d'Ervins, qui avoit
+vingt-cinq ans de plus qu'elle, et la retenoit depuis dix ans dans la
+plus triste terre du monde.
+
+Thérèse d'Ervins est la beauté la plus séduisante que j'aie jamais
+rencontrée; une expression à la fois naïve et passionnée donne à toute
+sa personne je ne sais quelle volupté d'amour et d'innocence
+singulièrement aimable. Elle n'a point reçu d'instruction, mais ses
+manières sont nobles et son langage est pur; elle est dévote et
+superstitieuse comme les Italiennes, et n'a jamais réfléchi
+sérieusement sur la morale, quoiqu'elle se soit souvent occupée de la
+religion; mais elle est si parfaitement bonne et tendre qu'elle
+n'auroit manqué à aucun devoir, si elle avoit eu pour époux un homme
+digne d'être aimé. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête
+lorsque l'on est heureux; mais quand le hasard et la société vous
+condamnent à lutter contre votre coeur, il faut des principes
+réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus
+aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus
+exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité.
+
+Le visage et les manières de Thérèse sont si jeunes, qu'on a de la
+peine à croire qu'elle soit déjà la mère d'une fille de neuf ans; elle
+ne s'en sépare jamais; et la tendresse extrême qu'elle lui témoigne
+étonne cette pauvre petite, qui éprouve confusément le besoin de la
+protection, plutôt que celui d'un sentiment passionné. Son âme
+enfantine est surprise des vives émotions qu'elle excite, une
+affection raisonnable et des conseils utiles la toucheroient peut-être
+davantage.
+
+Madame d'Ervins a vécu très-bien avec son mari pendant dix ans; la
+solitude et le défaut d'instruction ont prolongé son enfance, mais le
+monde étoit à craindre pour son repos, et je suis malheureusement la
+première cause du temps qu'elle a passé à Bordeaux et de l'occasion
+qui s'est offerte pour elle de connoître M. de Serbellane; c'est un
+Toscan, âgé de trente ans, qui avoit quitté l'Italie depuis trois
+mois, attiré en France par la révolution. Ami de la liberté, il
+vouloit se fixer dans le pays qui combattoit pour elle; il vint me
+voir parce qu'il existoit d'anciennes relations entre sa famille et la
+mienne: je partis peu de jours après; mais j'avois déjà des raisons de
+craindre qu'il n'eût fait une impression profonde sur le coeur de
+Thérèse. Depuis six mois, elle m'a souvent écrit qu'elle souffroit,
+qu'elle étoit malheureuse, mais sans m'expliquer le sujet de ses
+peines. M. de Serbellane est arrivé à Paris depuis quelques jours; il
+est venu me voir, et ne m'ayant point trouvée, il m'a envoyé une
+lettre de Thérèse qui contient son histoire.
+
+M. de Serbellane a sauvé son mari et elle, un mois après mon départ,
+des dangers que leur avoit fait courir la haine des paysans contre M.
+d'Ervins. Le courage, le sang-froid, la fermeté que M. de Serbellane a
+montrés dans cette circonstance ont touché jusqu'à l'orgueilleuse
+vanité de M. d'Ervins; il l'a prié de demeurer chez lui, il y a passé
+six mois, et Thérèse pendant ce temps n'a pu résister à l'amour
+qu'elle ressentoit: les remords se sont bientôt emparés de son âme;
+sans rien ôter à la violence de sa passion, ils multiplioient ses
+dangers, ils exposoient son secret. Son amour et les reproches qu'elle
+se faisoit de cet amour compromettoient également sa destinée. M. de
+Serbellane a craint que M. d'Ervins ne s'aperçût du sentiment de sa
+femme, et que l'amour-propre même qui servoit à l'aveugler ne portât
+sa fureur au comble, s'il découvrait jamais la vérité. Thérèse
+elle-même a désiré que son amant s'éloignât; mais quand il a été
+parti, elle en a conçu une telle douleur, que d'un jour à l'autre il
+est à craindre qu'elle ne demande à son mari de la conduire à Paris.
+
+Il faut que je vous fasse connoître M. de Serbellane pour que vous
+conceviez comment avec beaucoup de raison et même assez de calme dans
+ses affections, il a pu inspirer à Thérèse un sentiment si vif:
+d'abord je crois, en général, qu'un homme d'un caractère froid se fait
+aimer facilement d'une âme passionnée; il captive et soutient
+l'intérêt en vous faisant supposer un secret au-delà de ce qu'il
+exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins,
+exciter davantage l'inquiétude et la sensibilité d'une femme; les
+liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les
+plus durables, mais elles agitent davantage le coeur assez foible pour
+s'y livrer. Thérèse solitaire, exaltée et malheureuse, a été tellement
+entraînée par ses propres sentimens, qu'on ne peut accuser M. de
+Serbellane de l'avoir séduite. Il y a beaucoup de charme et de dignité
+dans sa contenance, son visage a l'expression des habitans du Midi, et
+ses manières vous feroient croire qu'il est Anglois. Le contraste de
+sa figure animée avec son accent calme et sa conduite toujours
+mesurée, a quelque chose de très-piquant. Son âme est forte et
+sérieuse; son défaut selon moi, c'est de ne jamais mettre complètement
+à l'aise ceux même qui lui sont chers; il est tellement maître de lui,
+qu'on trouve toujours une sorte d'inégalité dans les rapports qu'on
+entretient avec un homme qui n'a jamais dit à la fin du jour un seul
+mot involontaire. Il ne faut attribuer cette réserve à aucun sentiment
+de dissimulation ou de défiance, mais à l'habitude constante de se
+dominer lui-même et d'observer les autres.
+
+Un grand fonds de bonté, une disposition secrète à la mélancolie
+rassurent ceux qui l'aiment, et donnent le besoin de mériter son
+estime. Des mots fins et délicats font entrevoir son caractère; il
+semble qu'il comprend, qu'il partage même tout bas la sensibilité des
+autres, et que dans le secret de son coeur, il répond à l'émotion
+qu'on lui exprime; mais tout ce qu'il éprouve en ce genre vous
+apparoît comme derrière un nuage, et l'imagination des personnes vives
+n'est jamais, avec lui, ni totalement découragée, ni entièrement
+satisfaite.
+
+Un tel homme devoit nécessairement prendre un grand empire sur
+Thérèse; mais son sort n'en est pas plus heureux, car il se joint à
+toutes ses peines l'inquiétude continuelle de se perdre même dans
+l'estime de son amant. Tourmentée par les sentimens les plus opposés,
+par le remords d'avoir aimé, par la crainte de n'être pas assez aimée,
+ses lettres peignent une âme si agitée qu'on peut tout redouter de ces
+combats plus forts que son esprit et sa raison.
+
+Je rencontrai M. de Serbellane chez madame de Vernon le soir du jour
+où j'avois reçu la lettre de Thérèse; je m'approchai de lui et je lui
+dis que je souhaitois de lui parler; il se leva pour me suivre dans le
+jardin avec son expression de calme accoutumée. Je lui appris, sans
+entrer dans aucun détail, que j'avois su par madame d'Ervins tout ce
+qui l'intéressoit, mais que je frémissois de son projet de venir à
+Paris.--Il est impossible, continuai-je, avec le caractère que vous
+connoissez à Thérèse, que son sentiment pour vous ne soit pas bientôt
+découvert par les observateurs oisifs et pénétrans de ce pays-ci. M.
+d'Ervins apprendra les torts de sa femme par de perfides
+plaisanteries, et la blessure d'amour-propre qu'il en recevra sera
+bien plus terrible. Écrivez donc à madame d'Ervins; c'est à vous à la
+détourner de son dessein.--Madame, répondit M. de Serbellane, si je
+lui écrivois de ne pas me rejoindre, elle ne verroit, dans cette
+conduite, que le refroidissement de ma tendresse pour elle, et la
+douleur que je lui causerois seroit la plus amère de toutes. Me
+convient-il, à moi qui suis coupable de l'avoir entraînée, de prendre
+maintenant le langage de l'amitié pour la diriger? je révolterois son
+âme, je la ferois souffrir, et ma conduite ne seroit pas véritablement
+délicate, car il n'y a de délicat que la parfaite bonté.--Mais, lui
+dis-je alors, vous montrez cependant dans toutes les circonstances une
+raison si forte....--J'en ai quelquefois, interrompit M. de
+Serbellane, lorsqu'il ne s'agit que de moi; mais je trouve une sorte
+de barbarie, dans la raison appliquée à la douleur d'un autre, et je
+ne m'en sers point dans une pareille situation.--Que ferez-vous
+cependant, lui dis-je, si madame d'Ervins vient dans ces lieux, si
+elle se perd, si son mari l'abandonne?--Je souhaite, madame, me
+répondit M. de Serbellane, que Thérèse ne vienne point à Paris. Je
+consentirois au douloureux sacrifice de ne plus la revoir, si son
+repos pouvoit en dépendre; mais si elle arrive ici et qu'elle se
+brouille avec son mari, je lui dévouerai ma vie; et en supposant que
+les lois de France me permettent le divorce, je l'épouserai.--Y
+pensez-vous? m'écriai-je, l'épouser! elle qui est catholique,
+dévote!--Je vous parle uniquement, reprit avec tranquillité M. de
+Serbellane, de ce que je suis prêt à faire pour elle, si son bonheur
+l'exige; mais il vaut mieux pour tous les deux que nos destinées
+restent dans l'ordre; et j'espère que vous la déciderez à ne pas
+venir.--Me permettrez-vous de le dire, monsieur? lui répondis-je; il y
+a dans votre conversation un singulier mélange d'exaltation et de
+froideur.--Vous vous persuadez un peu légèrement, madame, répliqua M.
+de Serbellane, que j'ai de la froideur dans le caractère; dès mon
+enfance la timidité et la fierté réunies m'ont donné l'habitude de
+réprimer les signes extérieurs de mon émotion. Sans vous occuper trop
+long-temps de moi, je vous dirai que j'ai fait, comme la plupart des
+jeunes gens de mon âge, beaucoup de fautes en entrant dans le monde;
+que ces fautes, par une combinaison de circonstances, ont eu des
+suites funestes, et qu'il m'est resté, de toutes les peines que j'ai
+éprouvées, assez de calme dans mes propres impressions, mais un
+profond respect pour la destinée des personnes qui de quelque manière
+dépendent de moi. Les passions impétueuses ont toujours pour but notre
+satisfaction personnelle, ces passions sont très-refroidies dans mon
+coeur; mais je ne suis point blasé sur mes devoirs, et je n'ai rien de
+mieux à faire de moi que d'épargner de la douleur à ceux qui m'aiment,
+maintenant que je ne peux plus avoir ni goût vif, ni volonté forte qui
+ait pour objet mon propre bonheur.--En achevant ces mots, une
+expression de mélancolie se peignit sur le visage de M. de Serbellane;
+j'éprouvai pour lui ce sentiment que fait naître en nous le malheur
+d'un homme distingué. Je lui pris moi-même la main comme à mon frère;
+il comprit ce que j'éprouvois, il m'en sut gré; mais son coeur se
+referma bientôt après; je crus même entrevoir qu'il redoutoit d'être
+entraîné à parler plus long-temps de lui, et je le suivis dans le
+salon où il remontoit de son propre mouvement. Depuis cette
+conversation je l'ai vu deux fois, il a toujours évité de s'entretenir
+seul avec moi, et il y a dans ses manières une froideur qui rend
+impossible l'intimité: cependant il me regarde avec plus d'intérêt,
+s'adresse à moi dans la conversation générale, et je croirois qu'il
+veut m'indiquer que la personne à qui il a ouvert son coeur, même une
+seule fois, sera toujours pour lui un être à part. Mais hélas! mon
+amie ne sera point heureuse, elle ne le sera point, et le remords et
+l'amour la déchireront eu même temps. Que je bénis le ciel des
+principes de morale que vous m'avez inspirés, et peut-être même aussi
+des sentimens qu'on pourroit appeler romanesques, mais qui, donnant
+une haute idée de soi-même et de l'amour, préservent des séductions du
+monde comme trop au-dessous des chimères que l'on auroit pu redouter!
+
+Je consacrerai ma vie, je l'espère, à m'occuper du sort de mes amis,
+et je ferai ma destinée de leur bonheur. Je prends un grand intérêt au
+mariage de Matilde; j'y trouverois plus de plaisir encore, si elle
+répondoit vivement à mon amitié; mais toutes ses démarches sont
+calculées, toutes ses paroles préparées; je prévois sa réponse, je
+m'attends à sa visite; quoiqu'il n'y ait point de fausseté dans son
+caractère, il y a si peu d'abandon, qu'on sait avec elle la vie
+d'avance, comme si l'avenir étoit déjà du passé.
+
+Ma chère Louise, je vous le repète, je veux retourner vers vous,
+puisque vous ne voulez pas venir à Paris; comment pourrois-je renoncer
+aux douceurs parfaites de notre intimité! Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre près de Montpellier.
+
+Paris, ce 2 mai.
+
+
+Toujours des inquiétudes, mon cher Clarimin, sur la dette que j'ai
+contractée avec vous! Ne vous ai-je pas mandé plusieurs fois que les
+réclamations de madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon
+étoient arrangées par le mariage de son fils avec ma fille? Je
+constitue en dot à Matilde la terre d'Andelys, de vingt mille livres
+de rente. C'est beaucoup plus que la fortune de son père; je ne lui
+devrai donc aucun compte de ma tutelle. Je n'étois gênée que par ce
+compte et par les diverses sommes que je devois rembourser à madame de
+Mondoville sur la succession de M. de Vernon. Mais il sera convenu
+dans le contrat que ces dettes ne seront payées qu'après moi, et je me
+trouve ainsi dispensée de rendre à Matilde le bien de son père. Je
+puis donc vous garantir que vos soixante mille livres vous seront
+remises avant deux mois.
+
+J'ajouterai, pour achever de vous rassurer, que je n'achète point la
+terre d'Andelys; c'est madame d'Albémar qui la donne à ma fille.
+J'avois cru jusqu'à présent cette confidence superflue: et je vous
+demande un profond secret. Madame d'Albémar est très riche: je ne
+pense pas manquer de délicatesse en acceptant d'elle un don qui, tout
+considérable qu'il paroît, n'est pas un tiers de la fortune qu'elle
+tient de son mari. Cette fortune, vous le savez, devoit nous revenir
+en grande partie. J'ai cru qu'il ne m'étoit pas interdit de profiter
+de la bienveillance de madame d'Albémar pour l'intérêt de ma fille et
+pour celui de mes créanciers; mais il est pourtant inutile que ce
+détail soit connu.
+
+Votre homme d'affaires vous a alarmé en vous donnant comme une
+nouvelle certaine, que je voulois rembourser tout de suite à madame
+d'Albémar les quarante mille livres qu'elle m'a prêtées à Montpellier.
+Il n'en est rien, elle ne pense point à me les demander. Vous
+m'écririez vingt lettres sur votre dette, avant que madame d'Albémar
+me dît un mot de la sienne. Ceci soit dit sans vous fâcher, mon cher
+Clarimin. L'on ne pense pas à vingt ans comme à quarante, et si
+l'oubli de soi-même est un agrément dans une jeune personne,
+l'appréciation de nos intérêts est une chose très-naturelle à notre
+âge.
+
+Madame d'Albémar, la plus jolie et la plus spirituelle femme qu'il y
+ait, ne s'imagine pas qu'elle doive soumettre sa conduite à aucun
+genre de calcul; c'est ce qui fait qu'elle peut se nuire beaucoup à
+elle-même, jamais aux autres. Elle voit tout, elle devine tout quand
+il s'agit de considérer les hommes et les idées sous un point de vue
+général; mais dans ses affaires et ses affections, c'est une personne
+toute de premier mouvement, et ne se servant jamais de son esprit pour
+éclairer ses sentimens, de peur peut-être qu'il se détruisît les
+illusions dont elle a besoin. Elle a reçu de son bizarre époux et
+d'une soeur contrefaite, une éducation à la fois toute philosophique
+et toute romanesque; mais que nous importe? elle n'en est que plus
+aimable; les gens calmes aiment assez à rencontrer ces caractères
+exaltés qui leur offrent toujours quelque prise. Remettez-vous-en donc
+à moi, mon cher Clarimin; laissez-moi terminer le mariage qui
+m'occupe, et qui m'est nécessaire pour satisfaire à vos justes
+prétentions; et voyez dans cette lettre, la plus longue, je crois, que
+j'aie écrite de ma vie, mon désir de vous ôter toute crainte, et la
+confiance d'une ancienne et bien fidèle amitié.
+
+SOPHIE DE VERNON.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 3 mai
+
+
+J'ai passé hier, chez madame de Vernon, une soirée qui a
+singulièrement excité ma curiosité; je ne sais si vous en recevrez la
+même impression que moi. L'ambassadeur d'Espagne présenta hier à ma
+tante un vieux duc espagnol, M. de Mendoce, qui alloit remplir une
+place diplomatique en Allemagne; comme il venoit de Madrid, et qu'il
+étoit parent de madame de Mondoville, madame de Vernon lui fit des
+questions très-simples sur Léonce de Mondoville; il parut d'abord
+extrêmement embarrassé dans ses réponses. L'ambassadeur d'Espagne
+s'approchant de lui comme il parloit, il dit à très-haute voix que
+depuis six semaines il n'avoit point vu M. de Mondoville, et qu'il
+n'étoit pas retourné chez sa mère. L'affectation qu'il mit à
+s'exprimer ainsi me donna de l'inquiétude; et comme madame de Vernon
+la partageoit, je cherchai tous les moyens d'en savoir davantage. Je
+me mis à causer avec un Espagnol que j'avois déjà vu une ou deux fois,
+et que j'avois remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu
+frondeur. Je lui demandai s'il connoissoit le duc de Mendoce.--Fort
+peu, répondit-il; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme
+dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir.
+C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre; ses
+épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une
+activité tout-à-fait amusantes; et quand il se relève, il le regarde
+avec un air si obligeant, si affectueux, je dirois presque si
+attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui
+ont eu du crédit à la cour d'Espagne depuis trente ans. Sa
+conservation n'est pas moins curieuse que ses démonstrations
+extérieures; il commence des phrases, pour que le ministre les
+finisse; il finit celles que le ministre a commencées; sur quelque
+sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un
+sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une
+basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais
+probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut
+trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend
+de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle
+énergie il met dans ces vérités dangereuses; on croiroit, au ton de sa
+voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience; et ce n'est
+qu'à la réflexion qu'on observe que, pour varier la flatterie fade, il
+essaie de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce
+n'est pas un méchant homme; il préfère ne pas faire du mal, et ne s'y
+décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut le dire, l'innocence
+de la bassesse; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un
+autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir: il tient pour
+fou, je dirois presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas
+comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à
+l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme
+une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s'il
+l'a vu, il répond: Vous sentez bien que dans les circonstances
+actuelles je n'ai pu... et s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui
+signifie toujours l'importance qu'il attache à la défaveur du maître.
+Mais si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous
+dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu'en
+auroit un honnête homme, en vous déclarant qu'il a cessé de voir un
+ami qu'il n'estimoit plus. Il n'a pas de considération à la cour de
+Madrid; cependant il obtient toujours des missions importantes: car
+les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais
+non pas à leur préférer les hommes courageux; et les flatteurs
+parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper;
+mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à
+l'autorité.
+
+Ce portrait que me confirmoient la physionomie et les manières de M.
+le duc de Mendoce, me rassura un peu sur l'embarras qu'il avoit
+témoigné en parlant de M. de Mondoville; mais je résolus cependant
+d'en savoir davantage; et après avoir remercié le spirituel Espagnol,
+j'allai me rejoindre à la société. Je retins le duc sous divers
+prétextes; et quand l'ambassadeur d'Espagne fut parti, et qu'il ne
+resta presque plus personne, madame de Vernon et moi nous prîmes le
+duc à part, et je lui demandai formellement s'il ne savoit rien de M.
+de Mondoville, qui pût intéresser les amis de sa mère. Il regarda de
+tous les côtés pour s'assurer mieux encore que son ambassadeur n'y
+étoit plus, et me dit:--Je vais vous parler naturellement, madame,
+puisque vous vous intéressez à Léonce; sa position est mauvaise, mais
+je ne la tiens pas pour désespérée, si l'on parvient à lui faire
+entendre raison; c'est un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une figure
+charmante; vous ne connoissez rien ici qui en approche: spirituel,
+mais très-mauvaise tête; fou de ce qu'il appelle la réputation,
+l'opinion publique, et prêt à sacrifier pour cette opinion ou pour son
+ombre même, les intérêts les plus importans de la vie; voici ce qui
+est arrivé. Un des cousins de M. de Mondoville, très-bon et très-joli
+jeune homme, a fait sa cour, cet hiver, à mademoiselle de Sorane, la
+nièce de notre ministre actuel, Son Excellence M. le comte de Sorane.
+Il a su en très-peu de temps lui plaire et la séduire. Je dois vous
+avouer, puisque nous parlons ici confidentiellement, que mademoiselle
+de Sorane, âgée de vingt-cinq ans, et ayant perdu son père et sa mère
+de bonne heure, vivoit depuis plusieurs années dans le monde avec trop
+de liberté; l'on avoit soupçonné sa conduite, soit à tort, soit
+justement; mais enfin pour cette fois elle voulut se marier, et fit
+connoître clairement son intention à cet égard, et celle du ministre
+son oncle. Il n'y avoit pas à hésiter; Charles de Mondoville ne
+pouvoit pas faire un meilleur mariage: fortune, crédit, naissance,
+tout y étoit, et je sais positivement que lui-même en jugeoit ainsi;
+mais Léonce, qui exerce dans sa famille une autorité qui ne convient
+pas à son âge, Léonce qu'ils consultent tous comme l'oracle de
+l'honneur, déclara qu'il trouvoit indigne de son cousin d'épouser une
+femme qui avoit eu une conduite méprisable; et, ce qui est vraiment de
+la folie, il ajouta que c'étoit précisément parce qu'elle étoit la
+nièce d'un homme très-puissant qu'il falloit se garder de
+l'épouser.--Mon cousin, disoit-il, pourroit faire un mauvais mariage,
+s'il étoit bien clair que l'amour seul l'y entraînât; mais dès que
+l'on peut soupçonner qu'il y est forcé par une considération d'intérêt
+ou de crainte, je ne le reverrai jamais s'il y consent.--Le frère de
+mademoiselle de Sorane se battit avec le parent de M. de Mondoville,
+et fut grièvement blessé. Tout Madrid croyoit qu'à sa guérison le
+mariage se feroit: on répandoit que le ministre avoit déclaré qu'il
+enverroit le régiment de Charles de Mondoville dans les
+Indes-Occidentales, s'il n'épousoit pas mademoiselle de Sorane, qui
+étoit, disoit-on, singulièrement attachée à son futur époux; mais
+Léonce, par un entêtement que je m'abstiens de qualifier, dédaigna la
+menace du ministre, chercha toutes les occasions de faire savoir qu'il
+la bravoit, excita son cousin à rompre ouvertement avec la famille de
+mademoiselle de Sorane, dit, à qui voulut l'entendre, qu'il
+n'attendoit que la guérison du frère de mademoiselle de Sorane pour se
+battre avec lui, s'il vouloit bien lui donner la préférence sur son
+cousin. Les deux familles se sont brouillées, Charles de Mondoville a
+reçu l'ordre de partir pour les Indes; mademoiselle de Sorane a été au
+désespoir, tout-à-fait perdue de réputation, et pour comble de malheur
+enfin, Léonce a tellement déplu au roi, qu'il n'est plus retourné à la
+cour. Vous comprenez que depuis ce temps je ne l'ai pas revu; et comme
+je suis parti d'Espagne avant que le frère de mademoiselle de Sorane
+fût guéri, je ne sais pas les suites de cette affaire; mais je crains
+bien qu'elles ne soient très-sérieuses, et qu'elles ne fassent
+beaucoup de tort à Léonce.
+
+L'Espagnol que j'avois interrogé sur le caractère du duc de Mendoce,
+s'approcha de nous dans ce moment; et entendant que l'on parloit de M.
+de Mondoville, il dit:--Je le connois, et je sais tous les détails de
+l'événement dont M. le duc vient de vous parler; permettez-moi d'y
+joindre quelques observations que je crois nécessaires. Léonce, il est
+vrai, s'est conduit, dans cette circonstance, avec beaucoup de
+hauteur, mais on n'a pu s'empêcher de l'admirer, précisément par les
+motifs qui aggravent ses torts dans l'opinion de M. le duc; le crédit
+de la famille de mademoiselle de Sorane étoit si grand, les menaces du
+ministre si publiques, et la conduite de mademoiselle de Sorane avoit
+été si mauvaise, qu'il étoit impossible qu'on n'accusât pas de
+foiblesse celui qui l'épouseroit. M. de Mondoville auroit peut-être dû
+laisser son cousin se décider seul; mais il l'a conseillé comme il
+auroit agi, il s'est mis en avant autant qu'il lui a été possible,
+pour détourner le danger sur lui-même, et peut-être ne sera-t-il que
+trop prouvé dans la suite, qu'il y est bien parvenu. Il a donné une
+partie de sa fortune à son cousin, pour le dédommager d'aller aux
+Indes; enfin sa conduite a montré qu'aucun genre de sacrifice
+personnel ne lui coûtoit, quand il s'agissoit de préserver de la
+moindre tache la réputation d'un homme qui portoit son nom. Le
+caractère de M. de Mondoville réunit, au plus haut degré, la fierté,
+le courage, l'intrépidité, tout ce qui peut enfin inspirer du respect;
+les jeunes gens de son âge ont, sans qu'il le veuille, et presque
+malgré lui, une grande déférence pour ses conseils; il y a dans son
+âme une force, une énergie, qui, tempérées par la bonté, inspirent
+pour lui la plus haute considération, et j'ai vu, plusieurs fois,
+qu'on se rangeoit quand il passoit, par un mouvement involontaire,
+dont ses amis rioient à la réflexion, mais qui les reprenoit à leur
+insu, comme toutes les impressions naturelles. Il est vrai néanmoins
+que Léonce de Mondoville porte peut-être jusqu'à l'exagération, le
+respect de l'opinion, et l'on pourroit désirer, pour son bonheur,
+qu'il sût s'en affranchir davantage; mais dans la circonstance dont M.
+le duc vient de parler, sa conduite lui a valu l'estime générale, et
+je pense que tous ceux qui l'aiment doivent en être fiers.
+
+Le duc ne répliqua point au défenseur de Léonce; il ne lui étoit point
+utile de le combattre: et les hommes qui prennent leur intérêt pour
+guide de toute leur vie, ne mettent aucune chaleur ni aux opinions
+qu'ils soutiennent, ni à celles qu'on leur dispute: céder et se taire
+est tellement leur habitude, qu'ils la pratiquent avec leurs égaux,
+pour s'y préparer avec leurs supérieurs.
+
+Il résulta pour moi, de toute cette discussion, une grande curiosité
+de connoître le caractère de Léonce. Son précepteur et son meilleur
+ami, celui qui lui a tenu lieu de père depuis dix ans, M. Barton, doit
+être ici demain; je croirai ce qu'il me dira de son élève. Mais
+n'est-ce pas déjà un trait honorable pour un jeune homme, que d'avoir
+conservé non-seulement de l'estime, mais de l'attachement et de la
+confiance pour l'homme qui a dû nécessairement contrarier ses défauts
+et même ses goûts? Tous les sentimens qui naissent de la
+reconnoissance ont un caractère religieux; ils élèvent l'âme qui les
+éprouve. Ah! combien je désire que madame de Vernon ait fait un bon
+choix! Le charme de sa vie intérieure dépendra nécessairement de
+l'époux de sa fille; Matilde elle-même ne sera jamais ni
+très-heureuse, ni très-malheureuse: il ne peut en être ainsi de madame
+de Vernon. Espérons que Léonce, si fier, si irritable, si généralement
+admiré, aura cette bonté sans laquelle il faut redouter une âme forte
+et un esprit supérieur, bien loin de désirer de s'en rapprocher.
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 4 mai.
+
+
+M. Barton est arrivé hier. En entrant dans le salon de madame de
+Vernon, j'ai deviné tout de suite que c'étoit lui. L'on jouoit et l'on
+causoit: il étoit seul au coin de la cheminée; Matilde, de l'autre
+côté, ne se permettoit pas de lui adresser la parole; il paroissoit
+embarrassé de sa contenance au milieu de tant de gens qui ne le
+connoissoient pas: la société de Paris est peut-être la société du
+monde où un étranger cause d'abord le plus de gêne; on est accoutumé à
+se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d'idées reçues, à
+tant d'usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l'on craint
+d'être obligé de recourir à un commentaire pour chaque parole, dès
+qu'un homme nouveau est introduit dans le cercle. J'éprouvai de
+l'intérêt pour la situation embarrassante de M. Barton, et j'allai à
+lui sans hésiter: il me semble qu'on fait un bien réel à celui qu'on
+soulage des peines de ce genre, de quelque peu d'importance qu'elles
+soient en elles-mêmes.
+
+M. Barton est un homme d'une physionomie respectable, vêtu de brun,
+coiffé sans poudre; son extérieur est imposant, on croit voir un
+Anglais ou un Américain, plutôt qu'un Français. N'avez-vous pas
+remarqué combien il est facile de reconnoître au premier coup-d'oeil
+le rang qu'un François occupe dans le monde? ses prétentions et ses
+inquiétudes le trahissent presque toujours, dès qu'il peut craindre
+d'être considéré comme inférieur; tandis que les Anglois et les
+Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de
+les juger, ni de les classer légèrement. Je parlai d'abord à M. Barton
+de sujets indifférens; il me répondit avec politesse, mais brièvement;
+j'aperçus très-vite qu'il n'avoit point le désir de faire remarquer
+son esprit, et qu'on ne pouvoit pas l'intéresser par son amour-propre:
+je cédai donc à l'envie que j'avois de l'interroger sur M. de
+Mondoville, et son visage prit alors une expression nouvelle; je vis
+bien que depuis long-temps il ne s'animoit qu'à ce nom. Comme M.
+Barton me savoit proche parente de Matilde, il se livra presque de
+lui-même à me parler sur tous les détails qui concernoient Léonce; il
+m'apprit qu'il avoit passé son enfance alternativement en Espagne, la
+patrie de sa mère, et en France, celle de son père; qu'il parloit
+également bien les deux langues, et s'exprimoit toujours avec grâce et
+facilité. Je compris, dans la conversation, que madame de Mondoville
+avoit dans les manières une hauteur très-pénible à supporter, et que
+Léonce, adoucissant par une bonté attentive et délicate, ce qui
+pouvoit blesser son précepteur, lui avoit inspiré autant d'affection
+que d'enthousiasme. J'essayai de faire parler M. Barton sur ce qui
+nous avoit été dit par le duc de Mendoce; il évita de me répondre: je
+crus remarquer cependant qu'il étoit vrai qu'à travers toutes les
+rares qualités de Léonce, on pouvoit lui reprocher trop de véhémence
+dans le caractère, et surtout une crainte du blâme, portée si loin,
+qu'il ne lui suffisoit pas de son propre témoignage pour être heureux
+et tranquille; mais je le devinai plutôt que M. Barton ne me le dit.
+Il s'abandonnoit à louer l'esprit et l'âme de M. de Mondoville avec
+une conviction tout-à-fait persuasive, je me plus presque tout le soir
+à causer avec lui. Sa simplicité me faisoit remarquer dans les grâces
+un peu recherchées du cercle le plus brillant de Paris, une sorte de
+ridicule qui ne m'avoit point encore frappée. On s'habitue à ces
+grâces qui s'accordent assez bien avec l'élégance des grandes
+sociétés; mais, quand un caractère naturel se trouve au milieu
+d'elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances
+d'affectation.
+
+Je causai presque tout le soir avec M. Barton; il parloit de M. de
+Mondoville avec tant de chaleur et d'intérêt, que j'étois captivée par
+le plaisir même que je lui faisois en l'écoutant; d'ailleurs, un homme
+simple et vrai parlant du sentiment qui l'a occupé toute sa vie,
+excite toujours l'attention d'une âme capable de l'entendre.
+
+M. de Serbellane et M. de Fierville vinrent cependant auprès de moi me
+reprocher de n'être pas, selon ma coutume, ce qu'ils appellent
+_brillante_: je m'impatientai contre eux de leurs persécutions, et je
+m'en délivrai en rentrant chez moi de bonne heure.
+
+Que la destinée de ma cousine sera belle, ma chère Louise, si Léonce
+est tel que M. Barton me l'a peint! Elle ne souffrira pas même du seul
+défaut qu'il soit possible de lui supposer, et que peut-être on
+exagère beaucoup. Matilde ne hasarde rien; elle ne s'expose jamais au
+blâme; elle conviendra donc parfaitement à Léonce: moi, je ne saurois
+pas... mais ce n'est pas de moi dont il s'agit, c'est de Matilde: elle
+sera bien plus heureuse que je ne puis jamais l'être. Adieu, ma chère
+Louise, je vous quitte; j'éprouve ce soir un sentiment vague de
+tristesse, que le jour dissipera sans doute. Encore une fois, adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 8 mai.
+
+
+Je suis mécontente de moi, ma chère Louise, et pour me punir, je me
+condamne à vous faire le récit d'un mouvement blâmable que j'ai à me
+reprocher. Il a été si passager, que je pourrois me le nier à
+moi-même; mais, pour conserver son coeur dans toute sa pureté, il ne
+faut pas repousser l'examen de soi; il faut triompher de la répugnance
+qu'on éprouve à s'avouer les mauvais sentimens qui se cachent
+long-temps au fond de notre coeur, avant d'en usurper l'empire.
+
+Depuis quelques jours M. Barton me parloit sans cesse de Léonce; il me
+racontoit des traits de sa vie, qui le caractérisent comme la plus
+noble des créatures. Il m'avoit une fois montré un portrait de lui,
+que Matilde avoit refusé de voir, avec une exagération de pruderie qui
+n'étoit en vérité que ridicule; et ce portrait, je l'avoue, m'avoit
+frappé. Enfin M. Barton, se plaisant tous les jours plus avec moi, me
+laissa entrevoir, avant-hier, à la fin de notre conversation, qu'il ne
+croyoit pas le caractère de Matilde propre à rendre Léonce heureux, et
+que j'étois la seule femme qui lui eût paru digne de son élève. De
+quelques détours qu'il enveloppât cette insinuation, je l'entendis
+très-vite; elle m'émut profondément; je quittai M. Barton à l'instant
+même, et je revins chez moi inquiète de l'impression que j'en avois
+reçue. Il me suffit cependant d'un moment de réflexion pour rejeter
+loin de moi des sentimens confus, que je devois bannir dès que j'avois
+pu les reconnoître. Je résolus de ne plus m'entretenir en particulier
+avec M. Barton, et je crus que cette décision avoit fait entièrement
+disparoître l'image qui m'occupoit. Mais hier, au moment où j'arrivai
+chez madame de Vernon, M. Barton s'approcha de moi, et me dit: «Je
+viens de recevoir une lettre de M. de Mondoville, qui m'annonce son
+départ d'Espagne; ayez la bonté de la lire.» En achevant ces mots, il
+me tendit cette lettre. Quel prétexte pour la refuser? D'ailleurs ma
+curiosité précéda ma réflexion; mes yeux tombèrent sur les premières
+lignes de la lettre, et il me fut impossible de ne pas l'achever. En
+effet, ma chère Louise, jamais on n'a réuni dans un style si simple
+tant de charmes différens! de la noblesse et de la bonté, des
+expressions toujours naturelles, mais qui toutes appartenoient à une
+affection vraie, et à une idée originale; aucune de ces phrases usées,
+qui ne peignent rien que le vide de l'âme; de la mesure sans froideur,
+une confiance sérieuse, telle qu'elle peut exister entre un jeune
+homme et son instituteur; mille nuances qui semblent de peu de valeur,
+et qui caractérisent cependant les habitudes de la vie entière, et
+cette élévation de sentimens, la première des qualités, celle qui agit
+comme par magie sur les âmes de la même nature. Cette lettre étoit
+terminée par une phrase douce et mélancolique sur l'avenir qui
+l'attendoit, sur ce mariage décidé sans qu'il eût jamais vu Matilde:
+la volonté de sa mère, disoit-il, avoit pu seule le contraindre à s'y
+résigner. Je relus ce peu de mots plusieurs fois. Je crois que M.
+Barton le remarqua, car il me dit:--Madame, croyez-vous que la
+froideur de mademoiselle de Vernon puisse rendre heureux un homme
+d'une sensibilité si véritable?--Je ne sais ce que j'allois lui
+répondre, lorsque M. de Serbellane, se donnant à peine le temps de
+saluer madame de Vernon, me pria d'aller avec lui dans le jardin. Il y
+a tant de réserve et de calme dans les manières habituelles de M. de
+Serbellane, que je fus troublée par cet empressement inusité, comme
+s'il devoit annoncer un événement extraordinaire; et craignant quelque
+malheur pour Thérèse, je suivis son ami en quittant précipitamment M.
+Barton.--Elle arrive dans huit jours, me dit M. de Serbellane; vous
+n'avez plus le temps de lui écrire, il faut s'occuper uniquement
+d'écarter d'elle, s'il est possible, les dangers de cette
+démarche.--Ah! mon Dieu, que m'apprenez-vous? lui répondis-je.
+Comment! vous n'avez pu réussir....--J'en ai peut-être trop fait,
+interrompit-il, car je crois entrevoir que l'inquiétude qu'elle
+éprouve sur mes sentimens, est la principale cause de ce voyage. Je la
+rassurerai sur cette inquiétude, ajouta-t-il, car je lui suis dévoué
+pour ma vie; mais quand vous verrez M. d'Ervins, vous comprendrez
+combien je dois être effrayé. Le despotisme et la violence de son
+caractère me font tout craindre pour Thérèse, s'il découvre ses
+sentimens; et quoiqu'il ait peu d'esprit, son amour-propre est
+toujours si éveillé, que dans beaucoup de circonstances il peut lui
+tenir lieu de finesse et de sagacité.--M. de Serbellane continua cette
+conversation pendant quelque temps, et j'y mettois un intérêt si vif
+qu'elle se prolongea sans que j'y songeasse; enfin je la terminai en
+recommandant Thérèse à la protection de M. de Serbellane.--Oui, lui
+dis-je, je ne craindrai point de demander à celui même qui l'a
+entraînée, de devenir son guide et son frère dans cette situation
+difficile; Thérèse est plus passionnée que vous, elle vous aime plus
+que vous ne l'aimez; c'est donc à vous à la diriger; celui des deux
+qui ne peut vivre sans l'autre est l'être soumis et dominé. Thérèse
+n'a point ici de parens ni d'amis, veillez sur elle en défenseur
+généreux et tendre, réparez vos torts par ces vertus du coeur qui
+naissent toutes de la bonté.--Je m'animai en parlant ainsi, et je
+posai ma main sur le bras de M. de Serbellane; il la prit et
+l'approcha de ses lèvres avec un sentiment dont Thérèse seule étoit
+l'objet. M. Barton, dans ce moment, entroit dans l'allée où nous
+étions; en nous apercevant, il retourna très-promptement sur ses pas,
+comme pour nous laisser libres; je compris dans l'instant son idée, et
+je l'atteignis avant qu'il fût rentré dans le salon.--Pourquoi vous
+éloignez-vous de nous? lui dis-je avec assez de vivacité.--Par
+discrétion, madame; par discrétion, me répéta-t-il d'une manière un
+peu affectée.--Je le vois, repris-je vous croyez que j'aime M. de
+Serbellane.--Concevez-vous, ma chère Louise, que j'aie manqué de
+mesure au point de parler ainsi à un homme que je connoissois à peine?
+Mais j'avois eu trop d'émotion depuis une heure, et j'étois si agitée
+que mon trouble même me faisoit parler sans avoir le temps de
+réfléchir à ce que je disois,--Je ne crois rien, madame, me répondit
+M Barton; de quel droit....--Ah! que je déteste ces tournures, lui
+dis-je, avec une personne de mon caractère!--Mais permettez-moi,
+madame, de vous faire observer, interrompit M. Barton, que je n'ai pas
+l'honneur de vous connoître depuis long-temps.--C'est vrai; lui
+dis-je, cependant il me semble qu'il est bien facile de me juger en
+peu de momens; mais je vous le répète, je n'aime point M. de
+Serbellane, je ne l'aime point; s'il en étoit autrement, je vous le
+dirois.--Vous auriez tort, me répondit M, Barton; je n'ai pas encore
+mérité cette confiance.--Toujours plus déconcertée par sa raison, et
+cependant toujours plus inquiète de l'opinion qu'il pouvoit prendre de
+mes sentimens pour M. de Serbellane, une vivacité que je ne puis
+concevoir, que je ne puis me pardonner, me fit dire à M. Barton:--Ce
+n'est pas de moi, je vous jure, que M. de Serbellane est occupé.--Je
+n'achevai pas cette phrase toute insignifiante qu'elle étoit, je ne
+l'achevai pas, ma soeur, je vous l'atteste; elle ne pouvoit rien
+apprendre ni rien indiquer à M. Barton: néanmoins je fus saisie d'un
+remords véritable au premier mot qui m'échappa; je cherchai l'occasion
+de me retirer; et réfléchissant sur moi-même, je fus indignée du motif
+coupable qui m'avoit causé tant d'émotion.
+
+Je craignois, je ne puis me le cacher, je craignois que M. Barton ne
+dît à Léonce que mes affections étoient engagées; je voulois donc que
+Léonce pût me préférer à ma cousine; c'est moi qui fais ce mariage;
+c'est moi qui suis liée par un sentiment presque aussi fort que la
+reconnoissance, par les services que j'ai rendus, les remercîmens que
+j'en ai recueillis, la récompense que j'en ai goûtée; mon amie se
+flatte du bonheur de sa fille, elle croit me le devoir, et ce seroit
+moi qui songerois à le lui ravir? Quel motif m'inspire cette pensée!
+un penchant de pure imagination, pour un homme que je n'ai jamais vu,
+qui peut-être me déplairoit si je le connoissois! Que seroit-ce donc
+si je l'aimois! Et néanmoins les sentimens de délicatesse les plus
+impérieux ne devroient-ils pas imposer silence même à un attachement
+véritable? Ne pensez pas cependant, ma chère Louise, autant de mal de
+moi que ce récit le mérite: n'avez-vous pas éprouvé vous-même qu'il
+existe quelquefois en nous des mouvemens passagers les plus contraires
+à notre nature? C'est pour expliquer ces contradictions du coeur
+humain, qu'on s'est servi de cette expression: _ce sont des pensées du
+démon_. Les bons sentimens prennent leur source au fond de notre
+coeur; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère,
+qui trouble l'ordre et l'ensemble de nos réflexions et de notre
+caractère. Je vous demande de fortifier mon coeur par vos conseils: la
+voix qui nous guida dans notre enfance se confond pour nous avec la
+voix du ciel.
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, ce 14 mai.
+
+
+Non, ma chère enfant, je ne vous aurois point trouvée coupable de vous
+livrer à quelque intérêt pour Léonce, et s'il avoit été digne de vous,
+s'il vous avoit aimée, je n'aurois pas trop conçu pourquoi vous auriez
+sacrifié votre bonheur, non à la reconnoissance que vous devez, mais à
+celle que vous avez méritée. Quoi qu'il en soit, hélas! il n'est plus
+temps de faire ces réflexions: il n'est que trop vraisemblable qu'en
+ce moment, ce malheureux jeune homme n'existe plus pour personne! J'ai
+la triste mission de vous envoyer cette lettre. Il faut la montrer à
+M. Barton, et prévenir madame de Vernon et sa fille de la perte de
+leurs plus brillantes espérances. C'est le seul moment où j'aie
+éprouvé quelques bons sentimens pour madame de Vernon; mais il n'est
+pas nécessaire de me joindre à tout ce que vous lui témoignerez. Celle
+qui est aimée de vous, ma chère Delphine, ne manque jamais des
+consolations les plus tendres; et c'est vous que je plains quand vos
+amis sont malheureux.
+
+Je ne doute pas que ce ne soit l'indigne frère de mademoiselle de
+Sorane qui doive être accusé de ce crime abominable.
+
+
+Baïonne, le 10 mai 1790.
+
+
+Comme vous êtes parente de madame de Vernon, mademoiselle, vous avez
+sans doute son adresse à Paris, et vous ferez parvenir à un M. Barton,
+qui doit être chez elle à présent, la nouvelle du triste accident
+arrivé à son élève, qui n'a voulu dire qu'un seul mot, c'est qu'il
+désiroit voir son instituteur, actuellement à Paris chez madame de
+Vernon. Ce pauvre M. Léonce de Mondoville m'étoit recommandé par un
+négociant de Madrid, et je l'attendois hier au soir; mais je ne
+croyois pas qu'on me l'apportât dans ce triste état.
+
+En traversant les Pyrénées, il a fait quelques pas à pied, laissant
+passer sa voiture devant lui avec son domestique; à la nuit tombante
+il a reçu deux coups de poignard près du coeur, par deux hommes qu'il
+connoît, à ce que j'ai pu comprendre d'après quelques mots qu'il a
+prononcés, mais qu'il n'a jamais voulu nommer. Son domestique ne le
+voyant point venir, est retourné sur ses pas, et l'a trouvé sans
+connoissance au milieu du chemin de la forêt: on a appelé des paysans,
+et avec leur secours, il a été apporté chez moi sans reprendre ses
+sens: on le croyoit mort. Cependant depuis une heure il a parlé, comme
+je l'ai dit, pour demander que son instituteur vînt en toute hâte
+auprès de lui, et qu'on se gardât bien d'informer sa mère de son état.
+
+Le juge s'est transporté chez moi pour écrire sa déposition sur les
+assassins. Il a refusé de rien répondre, ce qui me paroît vraiment
+trop beau; mais du reste, il est impossible d'être plus intéressant:
+et c'est avec une vraie douleur, mademoiselle, que je me vois forcé de
+vous apprendre que les médecins ont déclaré ses blessures mortelles.
+Il est si beau, si jeune, si bon, que cela fait pleurer tout le monde;
+et ma pauvre famille en particulier s'en désole vivement. Ne perdez
+pas de temps, je vous prie, mademoiselle, pour faire venir son
+instituteur. Il arrivera trop tard; mais enfin il nous dira ce que
+nous avons à faire.
+
+J'ai l'honneur d'être, avec respect, mademoiselle, votre très-humble
+et très-obéissant serviteur,
+
+TÉLIN, négociant à Bayonne.
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 19 mai.
+
+
+Ah! ma chère soeur! quelle nouvelle vous m'apprenez! Je suis dans une
+angoisse inexprimable, craignant de perdre une minute pour avertir M.
+Barton, et frémissant de la douleur que je suis condamnée à lui
+causer. Il faut aussi prévenir madame de Vernon et Matilde. Combien je
+sens vivement leurs peines! Ma pauvre Sophie! le fils de son ami!
+l'époux de sa fille, et Matilde! Ah! que je me reproche d'avoir blâmé
+l'excès de sa dévotion! Elle ne sera peut-être jamais heureuse; si
+elle avoit livré son coeur à l'espérance d'être aimée, que
+deviendroit-elle à présent? Néanmoins, elle ne l'a jamais vu. Mais moi
+aussi, je ne l'ai jamais vu! et les larmes m'oppressent, et la force
+me manque pour remplir mon triste devoir! Allons, je m'y soumets, je
+sors: adieu. Ce soir je vous rendrai compte de cette cruelle journée.
+
+
+Minuit.
+
+
+M. Barton est parti depuis une heure, ma chère Louise. Excellent
+homme, qu'il est malheureux! Ah! que les peines de l'âge avancé
+portent un caractère déchirant! Hélas! la vieillesse elle-même est une
+douleur habituelle, dont l'amertume aigrit tous les chagrins que l'on
+éprouve.
+
+J'ai été chez madame de Vernon à six heures; j'ai fait demander M.
+Barton à sa porte; il est venu à l'instant même avec un air
+d'empressement et de gaîté qui m'a fait bien mal: rien n'est plus
+touchant que l'ignorance d'un malheur déjà arrivé, et le calme qui se
+peint sur un visage qu'un seul mot va bouleverser. M. Barton monta
+dans ma voiture, et je donnai l'ordre de nous conduire loin de Paris;
+j'avois imaginé plusieurs moyens de lui annoncer cet affreux
+événement; mais il remarqua bientôt l'altération de mes traits, et me
+demanda avec sensibilité s'il m'étoit arrivé quelque malheur.
+L'intérêt même qu'il prenoit à moi l'éloignoit entièrement de l'idée
+que la peine dont il s'agissoit pût le concerner. J'hésitois encore
+sur ce que je lui dirois; mais enfin, je pensai qu'il n'y avoit point
+de préparation possible pour une telle douleur, et je lui remis la
+fatale lettre.
+
+--Lisez, lui dis-je, avec courage, avec résignation, et sans oublier
+les amis qui vous restent, et que votre malheur attache à vous pour
+jamais.--A peine cet excellent homme eut-il vu le nom de Léonce, qu'il
+pâlit; il lut cette lettre deux fois, comme s'il ne pouvoit la croire.
+Enfin, il la laissa tomber, couvrit son visage de ses deux mains, et
+pleura amèrement sans dire un seul mot. Je versois des larmes à côté
+de lui, effrayée de son silence, attendant que ses premières paroles
+m'indiquassent dans quel sens il cherchoit des consolations. Je
+demandois au ciel la voix qui peut adoucir les blessures du coeur.--O
+Léonce! s'écria-t-il enfin, gloire de ma vie, seul intérêt d'un homme
+sans carrière, sans nom, sans destinée, étoit-ce à moi de vous
+survivre? que fait ce vieux sang dans mes veines, quand tout le vôtre
+a coulé? quelle fin de vie m'est réservée! Ah! madame, me dit-il, vous
+êtes jeune, belle, vous avez pitié d'un vieillard, mais vous ne pouvez
+pas vous faire une idée des dernières douleurs d'une existence sans
+avenir, sans espoir! vous ne le connoissiez pas, mon ami, mon noble
+ami, que des monstres ont assassiné. Pourquoi ne veut-il pas les
+nommer? je les connois, je les ferai connoître, ils ne vivront point
+après avoir fait périr ce que le ciel avoit formé de meilleur.--Alors
+il se rappeloit les traits les plus aimables de l'enfance et de la
+jeunesse de son élève; ce n'étoit plus le beau, le fier, le spirituel
+Léonce qu'il me peignoit: il ne se retraçoit plus les grâces et les
+talens qui devoient plaire dans le monde; il ne parloit que des
+qualités touchantes dont le souvenir s'unit, avec tant d'amertume, à
+l'idée d'une séparation éternelle.
+
+J'étois agitée par une incertitude cruelle. Devois-je, en rappelant à
+M. Barton que Léonce le demandoit auprès de lui, fixer son imagination
+sur la possibilité de le revoir encore, et de contribuer peut-être à
+le guérir? M. Barton ne m'avoit pas dit un seul mot qui indiquât cette
+pensée; la craignoit-il? redoutoit-il une seconde douleur après un
+nouvel espoir? Ma chère Louise, avec quel tremblement l'on parle à un
+homme vraiment malheureux! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu'il
+faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d'un coeur
+déchiré!
+
+Enfin, je dis à M. Barton qu'il devoit partir, et que peut-être il
+pouvoit encore se flatter de retrouver Léonce: ce dernier mot, dont
+j'attendois tant d'effet, n'en produisit aucun; il m'entendit tout de
+suite, mais sans se livrer à l'espoir que je lui offrois. A l'âge de
+M. Barton, le coeur n'est point mobile, les impressions ne se
+renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun
+intervalle de soulagement.
+
+Néanmoins, depuis cet instant, il ne parla plus que de son départ: il
+me demanda de retourner chez madame de Vernon; j'en donnai l'ordre. Je
+convins avec lui qu'il partiroit le soir même avec ma voiture, et que
+l'un de mes domestiques, plus jeune que le sien, courroit devant lui
+pour hâter son voyage. Il étoit un peu ranimé par l'occupation de ces
+détails: tant qu'il reste une action à faire pour l'être qui nous
+intéresse, les forces se soutiennent et le coeur ne succombe pas. Nous
+arrivâmes enfin chez ma tante: en songeant à la peine qu'elle alloit
+éprouver, j'étois saisie moi-même de la plus vive émotion; je laissai
+M. Barton entrer seul chez madame de Vernon, et je restai quelque
+minutes dans le salon pour reprendre mes sens: enfin, domptant cette
+foiblesse qui m'empêchoit de consoler mon amie, j'entrai chez elle: je
+la trouvai plus calme que je ne l'espérois. M. Barton gardoit le
+silence, Matilde se contenoit avec quelque effort; madame de Vernon
+vint à moi et m'embrassa: je voulus m'approcher de Matilde, je la vis
+rougir et pâlir; elle me serra la main amicalement, mais elle sortit
+de la chambre à l'instant même, se faisant un scrupule, je crois,
+d'éprouver ou de montrer aucune émotion vive.
+
+Madame de Vernon me dit alors:--Imaginez que dans ce moment même je
+viens de recevoir une lettre de madame de Mondoville, pour m'apprendre
+son consentement au mariage, d'après les nouvelles propositions que je
+lui avois faites! Elle m'annonce en même temps le départ de son
+fils.--Je serrai une seconde fois madame de Vernon dans mes
+bras.--Enfin, me dit-elle avec le courage qui lui est propre,
+occupons-nous de hâter le départ de M. Barton, et soumettons-nous aux
+événemens.--Il n'y a rien à faire pour mon voyage, dit M. Barton, avec
+un accent qui exprimait, je crois, une humeur un peu injuste sur le
+calme apparent de madame de Vernon; madame d'Albémar a bien voulu
+pourvoir à tout, et je pars.--C'est très-bien, répliqua madame de
+Vernon, qui s'aperçut du mécontentement de M. Barton; et s'adressant à
+moi, elle me dit comme à demi-voix:--Quel zèle et quelle affection il
+témoigne à son élève!--Vous avez remarqué quelquefois que madame de
+Vernon avoit l'habitude de louer ainsi, comme par distraction et en
+parlant à un tiers; mais le malheureux Barton n'y donna pas la moindre
+attention; il étoit bien loin de penser à l'impression que sa douleur
+pourroit produire sur les autres. S'il lui étoit resté quelque
+présence d'esprit, c'eût été pour la cacher et non pour s'en parer.
+
+Absorbé dans son inquiétude, il sortit sans dire un mot à madame de
+Vernon; je le suivis pour le conduire chez moi, où il devoit trouver
+tout ce qui lui étoit nécessaire pour sa route. Lorsque nous fûmes en
+voiture, il dit en se parlant à lui-même:--Mon cher Léonce, vos seuls
+amis, c'est votre malheureux instituteur; c'est aussi votre pauvre
+mère.--Et se retournant vers moi:--Oui, s'écria-t-il, j'irai nuit et
+jour pour le rejoindre, peut-être me dira-t-il encore un dernier
+adieu, et je resterai près de sa tombe pour soigner ses derniers
+restes, et mériter ainsi d'être enseveli près de lui.--En disant ces
+mots, cet infortuné vieillard se livroit à un nouvel accès de
+désespoir,--Madame, me dit-il alors, devant vous je pleure; tout à
+l'heure j'étois calme; votre bonté ne repoussera pas cette triste
+preuve de confiance, j'en suis sûr, vous ne la repousserez pas.
+
+Nous arrivâmes chez moi, je pris toutes les précautions que je pus
+imaginer pour que le voyage de M. Barton fût le plus commode et le
+plus rapide possible; il fut touché de ces soins, et, prêt à monter en
+voiture, il me dit:--Madame, s'il vient en mon absence quelques
+lettres de Bayonne, je n'ose pas dire de Léonce, enfin aussi de Léonce
+même, ouvrez-les, vous verrez ce qu'il faut faire d'après ces lettres,
+et vous me l'écrirez à Bordeaux.--N'est-ce pas madame de Vernon, lui
+dis je, qui devroit....--Non, me répondit-il; madame, permettez-moi de
+vous répéter que je veux que ce soit vous; hélas! dans ce dernier
+moment, lorsqu'il n'est que trop probable que jamais je ne vous
+reverrai, qu'il me soit permis de vous dire une idée, peut-être
+insensée, que j'avois conçue pour mon malheureux élève. Je ne trouvois
+point que mademoiselle de Vernon pût lui convenir, et j'osois
+remarquer en vous tout ce qui s'accordoit le mieux avec son esprit et
+son âme.--J'allois lui répondre, mais il me serra la main avec une
+affection paternelle; cette affection me rappelle M. d'Albémar, et
+jamais je ne l'ai retrouvée sans émotion. Il me dit alors:--Ne vous
+offensez pas, madame, de cette hardiesse d'un vieillard qui chérit
+Léonce comme son fils, et que vos bontés ont profondément touché.
+Hélas! ces douces chimères sont remplacées par la mort! la mort! ah
+Dieu!--Il se précipita hors de ma chambre, et se jeta au fond de la
+voiture, dans un accablement qui redoubla ma pitié.
+
+Restée seule, je pus me livrer enfin à la douleur que moi aussi
+j'éprouvois; je n'avois dû m'occuper que des peines des autres: mais
+celle que je ressentois n'étoit pas moins vive, quoique la destinée de
+ce malheureux jeune homme fût étrangère à la mienne. Ma tante et ma
+cousine le regrettent pour elles, pour le bonheur qu'il devoit leur
+procurer; moi, que le sort séparoit irrévocablement de lui, je pleure
+une âme si belle, un être si libéralement doué, périssant ainsi dans
+les premières années de sa vie. Oui, s'il meurt je lui vouerai un
+culte dans mon coeur; je croirai l'avoir aimé, l'avoir perdu, et je
+serai fidèle au souvenir que je garderai de lui; ce sera un sentiment
+doux, l'objet d'une mélancolie sans amertume. Je demanderai son
+portrait à M. Barton, et toujours je conserverai cette image comme
+celle d'un héros de roman dont le modèle n'existe plus. Déjà, depuis
+quelque temps, je perdois l'espoir de rencontrer celui qui posséderoit
+toutes les affections de mon coeur; j'en suis sûre maintenant, et
+cette certitude est tout ce qu'il faut pour vieillir en paix.
+
+Mais peut-être que Léonce vivra; s'il vit, il sera l'époux de Matilde,
+et plus de chimères alors; mais aussi plus de regrets. Adieu, ma chère
+Louise; il est possible que dans peu je me réunisse à vous pour
+toujours.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 22 mai.
+
+
+J'ai trouvé ce soir plus de charmes que jamais dans l'entretien de
+madame de Vernon, et cependant, pour la première fois, mon coeur lui a
+fait un véritable reproche. Quand je vous parle d'elle avec tant de
+franchise, ma chère Louise, je vous donne la plus grande marque
+possible de confiance; n'en concluez, je vous prie, rien de
+défavorable à mon amie. Je puis me tromper sur un tort que mille
+motifs doivent excuser; mais j'ai sûrement raison, quand je crois que
+les qualités les plus intimes de l'âme peuvent seules inspirer cette
+délicatesse parfaite dans les discours et dans les moindres paroles,
+qui rend la conversation de madame de Vernon si séduisante.
+
+J'avois été douloureusement émue tout le jour; l'image de Léonce me
+poursuivoit, je n'avois pu fermer l'oeil sans le voir sanglant,
+blessé, prêt à mourir. Je me le représentois sous les traits les plus
+touchans, et ce tableau m'arrachoit sans cesse des larmes. J'allai
+vers huit heures du soir chez madame de Vernon; Matilde avoit passé
+tout le jour à l'église, et s'étoit couchée en revenant, sans avoir
+témoigné le moindre désir de s'entretenir avec sa mère; je trouvai
+donc Sophie seule et assez triste; je l'étois bien plus encore. Nous
+nous assîmes sur un banc de son jardin, d'abord sans parler; mais
+bientôt elle s'anima, et me fit passer une heure dans une situation
+d'âme beaucoup meilleure que je ne pouvois m'y attendre. La douceur,
+et, pour ainsi dire, la mollesse même de sa conversation, ont je ne
+sais quelle grâce qui suspendit ma peine. Elle suivoit mes impressions
+pour les adoucir, elle ne combattoit aucun de mes sentimens, mais elle
+savoit les modifier à mon insu; j'étois moins triste sans en savoir la
+cause; mais enfin auprès d'elle je l'étois moins.
+
+Je dirigeai notre conversation sur ces grandes pensées vers lesquelles
+la mélancolie nous ramène invinciblement: l'incertitude de la destinée
+humaine, l'ambition de nos désirs, l'amertume de nos regrets, l'effroi
+de la mort, la fatigue de la vie, tout ce vague du coeur, enfin, dans
+lequel les âmes sensibles aiment tant à s'égarer, fut l'objet de notre
+entretien. Elle se plaisoit à m'entendre, et m'excitant à parler, elle
+mêloit des mots précis et justes à mes discours, et soutenoit et
+ranimoit mes pensées toutes les fois que j'en avois besoin. Lorsque
+j'arrivai chez elle, j'étois abattue et mécontente de mes sentimens
+sans vouloir me l'avouer. Je crois qu'elle devina tout ce qui
+m'occupoit, car elle me dit exactement ce que j'avois besoin
+d'entendre. Elle me releva par degrés dans ma propre estime; j'étois
+mieux avec moi-même, et je ne m'apercevois qu'à la réflexion, que
+c'étoit elle qui modifioit ainsi mes pensées les plus secrètes. Enfin,
+j'éprouvois au fond de l'âme un grand soulagement, et je sentois bien
+en même temps, qu'en m'éloignant de Sophie, le chagrin et l'inquiétude
+me ressaisiroient de nouveau.
+
+Je m'écriai donc dans une sorte d'enthousiasme:--Ah! mon amie, ne me
+quittez pas, passons de longues heures à causer ensemble; je serai si
+mal quand vous ne me parlerez plus!--Comme je prononçois ces mots, un
+domestique entra, et dit à madame de Vernon que M. de Fierville
+demandoit à la voir, quoiqu'on lui eût déclaré à sa porte qu'elle ne
+recevoit personne.--Refusez-le, je vous en conjure, ma chère Sophie,
+dis-je avec instance.--Savez-vous, interrompit madame de Vernon, si
+le neveu de madame de Marset a gagné ou perdu ce grand procès dont
+dépendoit toute sa fortune?--Mon Dieu! interrompis-je, on m'a dit hier
+qu'il l'a voit gagné; ainsi, vous n'avez point à consoler M. de
+Fierville des chagrins de son amie; refusez-le.--Il faut que je le
+voie, dit alors madame de Vernon.--Et elle fit signe à son domestique
+de le faire monter. Je me sentis blessée, je l'avoue, et ma
+physionomie l'exprima. Madame de Vernon s'en aperçut, et me dit:--Ce
+n'est pas pour moi, c'est pour ma fille....--Quoi! m'écriai-je assez
+vivement, vous songez déjà à remplacer Léonce? Pauvre jeune homme!
+vous n'êtes pas long-temps regretté par l'amie de votre mère.--Je me
+reprochai ces paroles à l'instant même, car madame de Vernon rougit en
+les entendant; et comme elle me laissoit partir sans essayer de me
+retenir, je restai, quelques minutes après l'arrivée de M. de
+Fierville, la main appuyée sur la clef de la porte du salon, et
+tardant à l'ouvrir. Madame de Vernon enfin le remarqua; elle vint à
+moi, et sans me faire aucun reproche, elle insista beaucoup sur le
+prix qu'elle mettoit à l'union de sa fille avec Léonce, sur toutes les
+circonstances qui lui rendoient ce mariage mille fois préférable à
+tout autre: elle reprit par degrés sa grâce accoutumée, et je partis
+après l'avoir embrassée; mais je conservai cependant quelques nuages
+de ce qui venoit de se passer.
+
+Concevez-vous ma folie, ma chère Louise? Ce qui m'a blessé peut-être
+si vivement, c'est un témoignage d'indifférence pour Léonce! Pourquoi
+vouloir que madame de Vernon le regrette profondément, qu'elle ne
+cherche point un autre époux pour sa fille? elle ne l'a jamais vu:
+cependant n'est-il pas vrai, ma chère Louise, que c'est se consoler
+trop tôt de la perte d'un jeune homme si distingué? Ah! s'il étoit
+possible qu'on le sauvât! ce seroit Matilde qui goûteroit le bonheur
+d'en être aimée, elle n'auroit pas souffert de son danger; il
+renaîtroit pour elle; le calme de son imagination et de son âme la
+préserve des peines les plus amères de la vie. Louise, votre Delphine
+ne lui ressemble pas.
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, 20 mai 1790.
+
+
+Je me hâte de vous dire, ma chère Delphine, que M. de Mondoville est
+mieux; un chirurgien habile l'a soigné avec beaucoup de bonheur, et
+lorsque la perte de son sang a été arrêtée, il s'est trouvé très-vite
+hors de tout danger. Il auroit déjà repris sa route, si l'on ne
+craignoit que sa blessure ne se rouvrît en voyageant. Il a écrit à M.
+Barton une lettre que Télin m'a adressée, pour vous prier de la faire
+parvenir sûrement; je vous l'envoie.
+
+Il faut que Léonce ait quelque chose de bien aimable, pour que ce
+vieux négociant de Bayonne, Télin, qui de sa vie n'a pensé qu'aux
+moyens de gagner de l'argent, écrive des lettres toutes remplies
+d'éloges sur les qualités généreuses de M. de Mondoville; en vérité,
+je crois qu'il a fait de Télin une mauvaise tête! Sérieusement, c'est
+un rare mérite que celui qui est vivement senti même par les hommes
+vulgaires, et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de
+l'effet sur tout le monde, qu'à ces supériorités mystérieuses, qui ne
+sont reconnues que par des adeptes. Chère Delphine, il est
+très-vraisemblable à présent que vous allez voir M. de Mondoville;
+votre imagination est singulièrement préparée à recevoir une grande
+impression par sa présence: défendiez-vous de cette disposition, je
+vous en conjure, et rendez à votre esprit toute l'indépendance dont il
+a besoin pour bien juger.
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, 25 mai.
+
+
+La lettre de Léonce que vous m'envoyez, ma chère soeur, est
+extrêmement remarquable; comme M. Barton m'avoit demandé de l'ouvrir,
+je l'ai lue; depuis deux heures qu'elle est entre mes mains, elle a
+fait naître en moi une foule de pensées qui m'étoient nouvelles. Je
+vous ferai part de mes réflexions une autre fois; le seul mot que je
+sois pressée de vous dire, c'est que la lecture de cette lettre a
+tout-à-fait calmé les idées qui me troubloient, et que je n'ai plus à
+craindre le mauvais mouvement qui me faisoit envier le sort de ma
+cousine.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII
+
+[Cette lettre est celle que mademoiselle d'Albémar a fait parvenir à
+Delphine.].
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Bayonne, 17 mai 1790.
+
+
+Je crains, mon cher ami, que vous ne soyez déjà parti sur la nouvelle
+de mon accident, et lorsque vous aurez su que j'avois témoigné le
+désir de vous voir. J'aurois dû vous épargner la fatigue d'un tel
+voyage; mais vous pardonnerez à votre élève le besoin qu'il avoit de
+vous dire adieu au moment de mourir. Si vous êtes encore à Paris,
+attendez-moi; je serai en état de voyager sous peu de jours. On me
+défend de parler, de peur que mes blessures à la poitrine ne se
+rouvrent; j'ai du temps au moins pour vous écrire tout ce qui tient à
+l'événement, dont vous seul devez connoître le secret.
+
+Je sais quel est le furieux qui a voulu m'assassiner et qui m'a
+attaqué, ayant pour second son domestique, sans me laisser aucun moyen
+de me défendre. Il m'a dit avec fureur, en me poignardant: _Je venge
+ma soeur déshonorée_. J'aurois nommé l'auteur de cette action infâme,
+si les motifs qui l'ont irrité contre moi ne méritoient une sorte
+d'indulgence: vous les savez, ces motifs, et vous devinez mon
+assassin.
+
+Mon cousin, en se soumettant à mes conseils, les a suivis néanmoins de
+la manière du monde la plus foible et la plus inconséquente; il m'a
+prouvé qu'il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent
+de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux:
+l'homme foible ne hasarde rien; l'homme fort soutient tout ce qu'il
+avance; mais l'homme foible, conseillé par l'homme fort, marche, pour
+ainsi dire, par saccades, entreprend plus qu'il ne peut, se donne des
+défis à lui-même, exagère ce qu'il ne sait pas imiter, et tombe dans
+les fautes les plus disparates: il réunit les inconvéniens des
+caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers
+avantages.
+
+Charles de Mondoville a laissé pénétrer à la famille de mademoiselle
+de Sorane qu'il suivoit mes avis presque malgré lui; c'est ainsi qu'il
+a dirigé sur moi toute leur haine. M. de Sorane a été obligé de faire
+faire un très-mauvais mariage à sa soeur, pour étouffer le plus
+promptement possible l'éclat de son aventure; la crainte de ce même
+éclat l'a empêché de se battre avec moi; il a regardé l'assassinat
+comme une vengeance plus obscure et plus certaine, et il avoit imaginé
+sans doute que si j'étois tué dans les montagnes des Pyrénées, on
+attribuerait ma mort à des voleurs françois ou espagnols, qui sont en
+assez grand nombre sur les frontières des deux pays.
+
+Si je ne savois pas que M. de Sorane a été réellement très-malheureux
+de la honte de sa soeur, s'il n'avoit pas raison de m'accuser de la
+résistance de mon cousin à ses désirs, je livrerois son crime à la
+justice des lois. Mais, m'étant vu forcé, par un concours funeste de
+circonstances, à sacrifier la réputation de mademoiselle de Sorane à
+l'honneur de ma famille, j'ai cru devoir taire le nom d'un homme qui
+n'étoit devenu mon assassin que pour venger sa soeur. Sa haine contre
+moi étoit naturelle; le mal que je lui avois fait tenoit peut-être à
+un défaut de mon caractère: vous m'avez souvent dit que l'opinion
+avoit trop d'empire sur moi: s'il est vrai que M. de Sorane ait
+réellement à se plaindre de ma conduite, je lui dois le secret sur un
+crime que j'ai provoqué; je le lui ai gardé: il vous sera sacré comme
+à moi-même.
+
+Mais je le prévois, mon cher Barton, tremblant encore du danger que
+j'ai couru, vous aurez une aimable colère contre votre élève, pour
+avoir exposé si légèrement cette vie dont vous et ma mère daignez
+avoir besoin. Cette pensée m'est venue, non sans quelques regrets,
+lorsque je me croyois près de mourir. Peut-être aurois-je pu laisser
+mon parent à lui-même, quoiqu'il fût de mon sang, quoiqu'il portât mon
+nom; mais, je vous le demande, à vous, qui avez bien plus de
+modération que moi dans votre manière de juger, et qui n'attachez pas
+autant d'importance à ce qu'on peut dire dans le monde: si je m'étois
+trouvé dans la même situation que Charles de Mondoville, n'auriez-vous
+pas été le premier à me détourner d'épouser une femme généralement
+mésestimée, quand même je l'aurois aimée?
+
+Pendant les jours que je viens de passer entre la vie et la mort, j'ai
+réfléchi beaucoup à ce que vous m'avez constamment dit, sur la
+nécessité de ne soumettre sa conduite qu'au témoignage de sa
+conscience et de sa raison. Vous êtes chrétien et philosophe tout à la
+fois; vous vous confiez en Dieu, et vous comptez pour rien les
+injustices des hommes; j'ai peu de disposition, vous le savez, à aucun
+genre de croyance religieuse, et moins encore à la patience et à la
+résignation que la foi, dit-on, doit nous inspirer. Quoique j'aie
+reçu, grâce à vous, une éducation éclairée, cependant une sorte
+d'instinct militaire, des préjugés, si vous le voulez, mais les
+préjugés de mes aïeux, ceux qui conviennent si parfaitement à la
+fierté et à l'impétuosité de mon âme, sont les mobiles les plus
+puissans de toutes les actions de ma vie. Mon front se couvre de sueur
+quand je me figure un instant, que même à cent lieues de moi, un homme
+quelconque pourroit se permettre de prononcer mon nom ou celui des
+miens avec peu d'égards, et que je ne serois pas là pour m'en venger.
+La plupart des hommes, dites-vous, ne méritent pas qu'on attache le
+moindre prix à leurs discours. Leur haine peut n'être rien, mais leur
+insulte est toujours quelque chose; ils s'égalent à vous; ils font
+plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient; faut-il
+leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir?
+
+Avez-vous d'ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme
+peut se déconsidérer sans retour? S'il est indifférent aux premiers
+mots qu'on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger
+nuage, quel sentiment l'avertira que c'en est trop? D'abord de faux
+bruits circuleront, et ils s'établiront bientôt après comme vrais dans
+la tête de ceux qui ne le connoissent pas; alors il s'en irritera,
+mais trop tard. Quand il se hâteroit de chercher vingt occasions de
+duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation
+de son caractère? Tous ces efforts, tous ces mouvemens présentent
+l'idée de l'agitation, et l'on ne respecte point celui qui s'agite: le
+calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est
+l'ouvrage du temps, et néanmoins la colère ne vous permettant pas le
+repos, vous rend incapable de trouver ou d'attendre le remède à votre
+malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde;
+mais l'enfer de celui-ci pour un homme qui a de la fierté, c'est
+d'avoir à supporter la moindre altération de cette intacte renommée
+d'honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie.
+
+J'ai cessé de combattre en moi ces sentimens, je les ai reconnus pour
+invincibles; toutefois s'ils pouvoient jamais se trouver en opposition
+avec la véritable morale, j'en triompherois, du moins je le crois, et
+c'est à vos leçons, mon cher maître, que je dois cet espoir; mais dans
+toutes les résolutions qui ne regardent que moi seul, j'aurois tort de
+vouloir lutter contre un défaut que je ne puis braver, qu'en
+sacrifiant tout mon bonheur. Il vaut mieux exposer mille fois sa vie
+que de faire souffrir son caractère.
+
+J'ose croire que je ne rends pas malheureux ce qui m'entoure; pourquoi
+donc voudrois-je me tourmenter par des efforts peut-être inutiles, et
+sûrement très-douloureux? La considération que je veux obtenir dans le
+monde ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui m'aime? Un homme
+n'est-il pas le protecteur de sa mère, de sa soeur, et surtout de sa
+femme? Ne faut-il pas qu'il donne à la compagne de sa vie l'exemple de
+ce respect pour l'opinion qu'il doit à son tour exiger d'elle?
+Savez-vous pourquoi, jusqu'à présent, je me suis défendu contre
+l'amour, quoique je sentisse bien avec quelle violence il pourroit
+s'emparer de moi? C'est que j'ai craint d'aimer une femme qui ne fût
+point d'accord avec moi sur l'importance que j'attache à l'opinion, et
+dont le charme m'entraînât, quoique sa manière de penser me fît
+souffrir. J'ai peur d'être déchiré par deux puissances égales, un
+coeur sensible et passionné, un caractère fier et irritable.
+
+Ma mère a peut-être raison, mon cher Barton, en me faisant épouser une
+personne qui n'exercera pas un grand empire sur moi, mais dont la
+conduite est dirigée par les principes les plus sévères. Cependant,
+hélas! je vais donc à vingt-cinq ans renoncer pour toujours à l'espoir
+de m'unir à la femme que j'aimerois, à celle qui combleroit le vide de
+mon coeur par toutes les délices d'une affection mutuelle! Non, la vie
+n'est pas cet enchantement que mon imagination à rêvé quelquefois,
+elle offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa
+réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent; il faut
+marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se
+garantir du blâme en renonçant au bonheur.
+
+Après avoir lu cette lettre, serez-vous content de moi, mon cher
+maître? Songez cependant avec quelque plaisir que votre élève n'a pas
+une pensée secrète pour vous, et que vos conseils lui seront toujours
+nécessaires.
+
+LÉONCE.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 27 mai.
+
+
+J'ai relu plusieurs fois la lettre où Léonce peint son propre
+caractère avec la vérité la plus parfaite; vous n'avez pas conclu, je
+l'espère, de quelques lignes que je vous écrivis dans le premier
+moment, que mon estime pour M. de Mondoville fût le moins du monde
+altérée? Non assurément, rien de pareil n'est vrai; sa lettre à M.
+Barton indique au contraire des qualités rares, et une grande
+supériorité d'esprit; mais ce qui m'a frappée comme une lumière
+subite, c'est l'étonnant contraste de nos caractères.
+
+Il soumet les actions les plus importantes de sa vie à l'opinion; moi,
+je pourrois à peine consentir à ce qu'elle influât sur ma décision
+dans les plus petites circonstances: les idées religieuses ne sont
+rien pour lui; cela doit être ainsi, puisque l'honneur du monde est
+tout. Quant à moi, vous le savez, grâce à l'heureuse éducation que
+vous et votre frère m'avez donnée, c'est de mon Dieu et de mon propre
+coeur que je fais dépendre ma conduite. Loin de chercher les suffrages
+du plus grand nombre, par les ménagemens nécessaires pour se les
+concilier, je serois presque tentée de croire que l'approbation des
+hommes flétrit un peu ce qu'il y a de plus pur dans la vertu, et que
+le plaisir qu'on pourroit prendre à cette approbation, finiroit par
+gâter les mouvemens simples et irréfléchis d'une bonne nature.
+
+Sans doute, à travers l'irritabilité de Léonce sur tout ce qui tient à
+l'opinion, il est impossible de ne pas reconnoître en lui une âme
+vraiment sensible; néanmoins ne regrettez plus, ma soeur, ses
+engagemens avec Matilde; réjouissez-vous au contraire de ce qu'il ne
+sera jamais rien pour moi: les oppositions qui existent dans nos
+manières d'être, sont précisément celles qui rendroient profondément
+malheureux deux êtres qui s'aimeroient, sans les détacher l'un de
+l'autre.
+
+Il me seroit impossible, quelle que fût ma résolution à cet égard, de
+veiller assez sur toutes mes actions pour qu'elles ne prêtassent point
+aux fausses interprétations de la société; et que ne souffrirois-je
+pas, si celui que j'aimerois ne supportoit pas sans douleur le mal que
+l'on pourroit dire de moi; si j'étois obligée de redouter les jugemens
+des indifférens, à cause de leur influence sur l'objet qui me seroit
+cher, de craindre toutes les calomnies parce qu'il souffriroit de
+toutes, et de me courber devant l'opinion, parce que j'aimerois un
+homme qui seroit son premier esclave!
+
+Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine; ah!
+combien les sentimens de votre généreux frère, mon noble protecteur,
+répondoient mieux à mon coeur! il me répétoit souvent qu'une âme bien
+née n'avoit qu'un seul principe à observer dans le monde, faire
+toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu'importe à celle qui
+croit à la protection de l'Être suprême et vit en sa présence, à celle
+qui possède un caractère élevé, et jouit en elle-même du sentiment de
+la vertu, que lui importe, me disoit M. d'Albémar, les discours des
+hommes? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c'est de la vérité
+que l'opinion publique relève en dernier ressort; mais il faut savoir
+mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise
+et l'envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutoit, j'en
+conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes
+convenoit peut-être mieux encore à un homme qu'à une femme; mais il
+croyoit aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes
+à se voir mal jugées, il falloit d'avarice fortifier leur âme contre
+ce malheur. La crainte de l'opinion rend tant de femmes dissimulées,
+que pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d'Albémar
+travailloit de tout son pouvoir à m'affranchir de ce joug. Il y a
+réussi; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon
+coeur, ou le reproche injuste de mes amis: mais que l'opinion publique
+me recherche ou m'abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces
+jouissances de l'âme et de la pensée, qui m'occupent et m'absorbent
+tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur, qui se
+renouvellera toujours, tant que je pourrai regarder le ciel, et sentir
+mon coeur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté.
+
+Ce bonheur ou ce calme dont je jouis, que deviendroient-ils néanmoins,
+si par un renversement bizarre, c'étoit moi, foible femme, moi dont la
+destinée réclame; un soutien, qui savois mépriser l'opinion des
+homélies, tandis que l'être fort, celui qui doit me guider, celui qui
+doit me servir d'appui, auroit horreur du moindre blâme? Vainement je
+tâcherois, de me conformer à tous ses désirs; en adoptant une conduite
+qui ne me seroit point naturelle, je n'éviterois pas d'y commettre des
+fautes, et notre vie bientôt troublée auroit peut-être un jour une
+funeste fin.
+
+Non, je ne veux point aimer Léonce; quand il seroit libre, je ne le
+voudrois point. J'ai eu besoin de me le répéter, de relire sa lettre,
+de détruire par de longues réflexions l'impression que m'avoit faite
+le danger qu'il vient de courir, mais j'y suis parvenue; mon âme s'est
+affermie, et je puis le voir maintenant avec le plus grand calme et la
+plus ferme résolution de ne considérer désormais en lui que l'époux de
+Matilde.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 31 mai.
+
+
+Que vous disois-je dans ma dernière lettre, ma chère Louise? il me
+semble que je vais le démentir; je l'ai vu, Léonce. Ah! je n'ai plus
+aucun souvenir de ce que je pensois contre lui: comment pouvois-je
+mettre tant d'importance à ce que j'appelois ses défauts? Pourquoi le
+juger sur une lettre? l'expression de son visage le fait bien mieux
+connaître.
+
+J'avois reçu hier une lettre de M. Barton, qui m'annonçoit qu'il avoit
+rencontré M. de Mondoville à Bordeaux, et qu'ils revendent ensemble:
+j'allai chez madame de Vernon pour lui porter ces bonnes nouvelles;
+j'avois l'esprit tout-à-fait libre; la lettre de Léonce avoit changé
+mes idées sur lui: je ne sais pas pourquoi elle avoit produit cette
+impression; en y pensant bien aujourd'hui, je trouve que c'étoit
+absurde; mais enfin, Léonce n'étoit plus pour moi que le mari de
+Matilde, le gendre de mon amie, et j'entretins pendant deux heures
+madame de Vernon de tout ce qui pouvoit avoir rapport à ce mariage,
+avec un sentiment d'intérêt qui lui fit beaucoup de plaisir. Elle ne
+s'étoit pas doutée, je crois, des pensées qui m'avoient troublée
+pendant quelques jours: mais la conversation ne s'étoit point
+prolongée sur Léonce, parce que je la laissois tomber involontairement;
+tandis qu'hier, par je ne sais quelle sécurité, à la veille même du
+danger, j'étois inépuisable sur les motifs qui dévoient attacher
+madame de Vernon à ses projets pour sa fille. Je ne conçois pas encore
+d'où me venoit ce bizarre mouvement; je voulois prendre, je crois, des
+engagemens avec moi-même, car cette vivacité ne pouvoit pas être
+naturelle: elle plut à madame de Vernon, qui me pressa vivement de
+passer le lendemain le jour entier avec elle.
+
+Après dîner l'on annonça tout à coup M. Barton: sa figure me parut
+triste; je craignis quelque événement funeste, et je l'interrogeai
+avec crainte.--M. de Mondoville, nous dit-il, est arrivé hier avec
+moi; mais en chemin sa blessure s'est rouverte, et je crains que le
+sang qu'il a perdu ne mette en danger sa vie: il est dans un état de
+foiblesse et d'abattement qui m'inquiète extrêmement; il a repris la
+fièvre depuis huit jours, et il est maintenant hors d'état
+non-seulement de sortir, mais même de se tenir debout. Il voudroit,
+dit M. Barton en se retournant vers madame de Vernon, vous remettre
+des lettres de sa mère; il prend la liberté de vous demander de venir
+le voir: il n'ose se flatter que mademoiselle de Vernon consente à
+vous accompagner; cependant il me semble qu'à présent que les articles
+sont signés par madame de Mondoville, il n'y auroit point
+d'inconvenance....--Matilde interrompit M, Barton, et lui dit en se
+levant, d'un ton de voix assez sec:--Je n'irai point, monsieur; je
+suis décidée à n'y point aller.
+
+Madame de Vernon n'essaie jamais de lutter contre les volontés de sa
+fille si positivement exprimées; elle a dans le caractère une sorte de
+douceur et même d'indolence, qui lui fait craindre toute espèce de
+discussion; ce n'est jamais par un moyen de force, de quelque nature
+qu'il soit, qu'elle veut atteindre à son but. Sans répondre donc à
+Matilde, elle s'adressa à moi, et me dit:--Ma chère Delphine, ce sera
+vous qui m'accompagnerez, n'est-ce pas? nous irons avec M. Barton chez
+Léonce.--Je m'en défendis d'abord, quoique par un mouvement assez
+inexplicable j'éprouvasse tant d'humeur du refus de Matilde, qu'il
+m'étoit doux d'opposer mon empressement à sa pruderie. Madame de
+Vernon insista: elle s'inquiétoit de la sorte de timidité dont elle
+est quelquefois susceptible avec une personne nouvelle: elle craignoit
+ces premiers mouvemens dans lesquels Léonce pouvoit se livrer à
+l'attendrissement. J'ai toujours vu madame de Vernon redouter tout ce
+qui oblige à des témoignages extérieurs, lors même que son sentiment
+est véritable. On l'accuse de fausseté, et c'est cependant une
+personne tout-à-fait incapable d'affectation. Une réunion si
+singulière est-elle possible? je ne le crois pas.
+
+Lorsque enfin je ne pus douter que madame de Vernon ne désirât
+vivement que j'allasse avec elle, j'y consentis. Cependant quand nous
+fûmes en voiture, je me rappelai la lettre de Léonce à M. Barton, et
+il me vint dans l'esprit qu'un homme si délicat sur tout ce qui tient
+aux convenances, trouveroit peut-être un peu léger qu'une femme de mon
+âge vînt le voir ainsi chez lui sans le connoître. Cette pensée me
+blessa et changea tellement ma disposition, que je montai l'escalier
+de Léonce avec assez d'humeur; mais au moment où nous entrâmes dans sa
+chambre, lorsque je le vis étendu sur un canapé, pâle, pouvant à peine
+soulever sa tête pour me saluer, et néanmoins semblable en cet état à
+la plus noble, à la plus touchante image de la mélancolie et de la
+douleur, j'éprouvai à l'instant une émotion très-vive.
+
+La pitié me saisit en même temps que l'attrait: tous les sentimens de
+mon âme me parloient à la fois pour ce malheureux jeune homme. Sa
+taille élégante avoit du charme, malgré l'extrême foiblesse qui ne lui
+permettoit pas de se soutenir. Il n'y avoit pas un trait de son visage
+qui, dans son abattement même, n'eût une expression séduisante. Je
+restai quelques instans debout, derrière M. Barton et madame de
+Vernon. Léonce adressa quelques remercîmens aimables à ma tante avec
+un son de voix doux, et cependant encore assez ferme; sa manière
+d'accentuer donnoit aux paroles les plus simples, une expression
+nouvelle; mais à chaque mot qu'il disoit, sa pâleur sembloit
+augmenter, et par un mouvement involontaire, je retenois ma
+respiration quand il parloit, comme si j'avois pu soulager et diminuer
+ainsi ses efforts.
+
+Nous nous assîmes; il me vit alors.--Est-ce mademoiselle de Vernon?
+dit-il à ma tante.--Non, répondit madame de Vernon: elle n'ose point
+encore venir vous voir; c'est ma nièce, madame d'Albémar.--Madame
+d'Albémar! reprit Léonce assez vivement, celle qui a bien voulu prêter
+sa voiture à M. Barton pour venir me chercher! celle qui a daigné
+s'intéresser à mon sort avant de me connoître! Je suis bien honteux,
+répéta-t-il en tâchant d'élever la voix, je suis bien honteux d'être
+si mal en état de lui témoigner ma reconnoissance!--J'allois lui
+répondre lorsqu'en finissant ces mots, sa tête retomba sur sa main; je
+fis un mouvement pour me lever et lui porter du secours; mais
+rougissant aussitôt de mon dessein, je me rassis, et je gardai le
+silence. Léonce se tut aussi pendant quelques minutes. Tant de douceur
+et de sensibilité se peignit alors sur son visage, que j'oubliai
+entièrement l'opinion que j'avois eue de lui, et qui pouvoit garantir
+mon coeur. Mon attendrissement devenoit à chaque instant plus
+difficile à cacher. Les yeux et les paupières noires de Léonce accablé
+par son mal, se baissoient malgré lui; mais quand il parvenoit à
+soulever son regard et qu'il le dirigeoit sur moi, il me sembloit
+qu'il falloit répondre à ce regard; qu'il sollicitait l'intérêt, qu'il
+expliquoit sa pensée; et je me sentois émue, comme s'il m'avoit
+long-temps parlé.
+
+N'ayez pas honte pour moi, ma Louise, de cette impression subite et
+profonde; c'est la pitié qui la produisoit, j'en suis sûre: votre
+Delphine ne seroit pas ainsi, dès la première vue, accessible à
+l'amour; c'étoit la douleur, la toute-puissante douleur qui réveilloit
+en moi le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des
+sentimens du coeur, la sympathie.
+
+Léonce s'aperçut, je crois, de l'intérêt que je prenois à sa
+situation; quoique je n'eusse pas parlé, c'est moi qu'il rassura.--Ce
+n'est rien, dit-il, madame; la fatigue de la route a rouvert ma
+blessure, mais elle est maintenant refermée, et dans quelques jours je
+serai mieux.--Je voulus essayer de lui répondre; mais je craignis
+qu'en parlant ma voix ne fût trop altérée, et j'interrompis ma phrase
+sans la finir. Madame de Vernon lui demanda des nouvelles de madame de
+Mondoville, lui dit quelques mots aimables sur l'impatience qu'elle
+avoit de le voir. Il répondit à tout d'un ton abattu, mais avec grâce.
+Madame de Vernon, craignant de le fatiguer, se leva, lui prit la main
+affectueusement, et donna le bras à M. Barton pour sortir.
+
+Je m'avançai après elle, voulant enfin prendre sur moi d'exprimer mon
+intérêt à M. de Mondoville. Il se leva pour me remercier avant que je
+pusse l'en empêcher, et voulut faire quelques pas pour me reconduire;
+mais un étourdissement très-effrayant le saisit tout à coup; il
+cherchoit à s'appuyer pour ne pas tomber: je lui offris mon bras
+involontairement, et sa tête se pencha sur mon épaule; je crus qu'il
+alloit expirer. Ah! ma Louise, qui n'auroit pas été troublé dans un
+tel moment!--Je perdis toute idée de moi-même et des autres; je
+m'écriai:--Ma tante, venez à son secours, regardez-le, il va
+mourir.--Et mon visage fut couvert de larmes. M. Barton se retourna
+précipitamment, soutint Léonce dans ses bras, et le reconduisit
+jusqu'au sopha. Léonce revint à lui; il ouvrit les yeux avant que
+j'eusse essuyé mes pleurs; et les regards les plus reconnoissans
+m'apprirent qu'il avoit remarqué mon émotion.
+
+Je m'éloignai alors, et madame de Vernon me suivit: il faisoit nuit
+quand nous revînmes; elle ne put, je crois, s'apercevoir de la peine
+que j'avois à me remettre, et d'ailleurs n'étoit-il pas naturel que je
+fusse inquiète de l'état où j'avois vu Léonce? J'appris à la porte de
+madame de Vernon que M. de Serbellane étoit venu me demander deux
+fois, et je me servis de ce prétexte pour rentrer chez moi: je m'y
+suis renfermée pour vous écrire.
+
+Après ce récit, ma chère Louise, vous tremblerez pour mon bonheur:
+cependant n'oubliez pas combien la pitié a eu de part à mon émotion.
+L'intérêt qu'inspire la souffrance trompe une âme sensible: il peut
+arriver de croire qu'on aime, lorsque seulement on plaint. Cependant
+je n'accompagnerai plus madame de Vernon chez M. de Mondoville; il
+connoîtra bientôt Matilde, il sera frappé de sa beauté, et je pourrai
+le voir alors avec les sentimens que me commandent la délicatesse et
+la raison.
+
+Mon amie, ma chère Louise, je suis déjà plus calme; mais c'est un
+malheur que de l'avoir vu ainsi entouré de tout le prestige du danger
+et de la souffrance. Pourquoi le mari de Matilde ne s'est-il pas
+d'abord offert à moi au milieu de toutes les prospérités qui
+l'attendent? Qu'avoit-il à faire de ma pitié?
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Ce 1er juin.
+
+
+Ma mère me mande, mon cher Barton, qu'elle vous écrit pour vous
+charger de quelques affaires à Mondoville, qu'il faut terminer,
+dit-elle, avant mon mariage. Je voudrais bien que vous ne partissiez
+pas encore pour cette terre. C'est à votre réveil que vous avez
+coutume de régler vos projets. Mon domestique vous portera cette
+lettre demain à huit heures, dans votre nouveau logement; vous ne me
+direz donc pas que vos arrangemens étoient pris pour partir, et que
+vous ne pouvez plus y rien changer. Dans quelques jours je pourrai
+sortir, et l'on me montrera enfin mademoiselle de Vernon. Peut-on
+regarder un mariage comme décidé, quand on n'a jamais vu celle qu'on
+doit épouser? Ah! que vous aviez raison de me parler de madame
+d'Albémar, comme de la plus charmante personne du monde! Vous m'avez
+vanté le charme de son entretien, la noblesse et la bonté de son
+caractère; mais vous n'auriez pu me peindre la grâce enchanteresse de
+sa figure, cette taille svelte, souple, élégante; ces cheveux blonds,
+qui couvrent à moitié des yeux si doux, et en même temps si animés;
+cette physionomie mobile, et cet air d'abandon plus pur, plus modeste,
+plus innocent encore qu'une réserve austère. J'étois entre la mort et
+la vie, quand je l'entendis crier: _ah! ma tante, venez, venez, il va
+mourir_. Je crus, pendant un moment, avoir déjà passé dans un autre
+monde, et que c'étoit la voix des anges qui réveilloit mon âme au
+bonheur des immortels.
+
+Quand j'ouvris les yeux, Delphine ne s'attendoit point à mes regards,
+et tout son visage exprimoit encore une compassion céleste. Elle
+s'éloigna, mais je n'oublierai jamais sa physionomie dans cet instant.
+O pitié! douce pitié! s'il suffit de ton émotion pour la rendre si
+belle, que seroit-elle donc si l'amour répandoit son charme sur ses
+traits? Oui, mon ami, chacune des grâces de cette figure est le signe
+aimable d'une qualité de l'âme. Sa taille qui se balance et se plie
+mollement quand elle marche, comme si ses pas avoient besoin d'appui;
+ses regards qui peignent une intelligence supérieure, et cependant un
+caractère timide; tout exprime en elle ce rare contraste que vous
+m'aviez vous-même indiqué, lorsque dans notre voyage vous me disiez,
+qu'elle réunissoit un esprit très-indépendant à un coeur dévoué, et
+facilement asservi quand elle aime. C'est ainsi que vous m'expliquiez
+son amitié presque soumise pour madame de Vernon. N'allez pas vous
+reprocher, mon cher Barton, l'impression que madame d'Albémar m'a
+faite; je n'ai rien appris de vous, ce sont ses regards qui m'ont tout
+dit.
+
+Ne croyez pas, cependant, que je me livre sans réflexion à l'attrait
+qu'elle m'inspire; je sais quels sont mes devoirs envers ma mère; je
+n'ai point encore examiné la force des engagemens qu'elle a pris avec
+madame de Vernon, jusques à quel point ils me lient; mais je ne vous
+cache point que depuis que j'ai vu madame d'Albémar, il me seroit
+odieux de me prononcer que je ne suis plus libre; il se peut que je ne
+le sois plus, mais laissez-moi le temps d'en juger moi-même. Mon cher
+maître, si de la manière la plus indirecte, je crois l'honneur de ma
+mère intéressé à mon mariage avec mademoiselle de Vernon, il sera
+fait, vous n'en doutez pas. Pourquoi craindriez-vous donc de m'aider à
+gagner du temps? Adieu, je vous attends ce matin; mais je suis bien
+aise de vous avoir écrit tout ce que contient cette lettre; vous le
+savez à présent, et il m'en auroit coûté de vous le dire.
+
+
+
+
+LETTRE XXII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 3 juin.
+
+
+Léonce est beaucoup mieux: il sortira bientôt; je ne l'ai pas revu.
+Madame de Vernon est retournée seule chez lui; je ne l'aurois pas
+suivie, mais elle ne me l'a pas proposé. Je n'ai pas non plus aperçu
+M. Barton; il a quitté Léonce pour ses affaires, qui sont sans doute
+les affaires du mariage. Quand je reverrai M. de Mondoville, ce sera
+peut-être pour signer son contrat comme parente de son épouse. Ma
+Louise, Léonce m'est apparu comme un songe, et le reste de ma vie n'en
+sera point changé. Qui pense à l'impression qu'il m'a faite? ni lui,
+ni personne. Allons, il ne faut plus vous en entretenir.
+
+J'ai été d'ailleurs vivement occupée par l'arrivée de Thérèse. M. de
+Serbellane est venu ce matin chez moi pour me l'annoncer: il étoit
+abattu; et malgré l'habitude qu'il a prise de contenir toutes ses
+impressions, ses yeux se remplissoient quelquefois de larmes: il me
+conjura de venir voir madame d'Ervins.--Hélas! me disoit-il, elle se
+perdra! son âme est agitée par l'amour et le remords, avec une telle
+violence, qu'elle peut se trahir à chaque instant devant son mari,
+devant l'homme le plus irritable et le plus emporté. Si elle vouloit
+le fuir avec moi, il y auroit quelque chose de raisonnable dans son
+exaltation même; mais par une funeste bizarrerie, la religion la
+domine autant que l'amour, et son âme foible et passionnée s'expose à
+tous les dangers des sentimens les plus opposés. Elle peut aujourd'hui
+même avouer sa faute à son mari, et demain s'empoisonner, s'il nous
+sépare. Malheureuse et touchante personne! pourquoi l'ai-je
+connue!--Je vais la voir, lui dis-je, ses soins me sauvèrent la vie,
+ne pourrai-je donc rien pour son bonheur?--J'arrivai chez madame
+d'Ervins; la pauvre petite se jeta dans mes bras en pleurant. Je
+n'avois pas encore vu son mari, et son extérieur confirma l'opinion
+qu'on m'avoit donnée de lui. Il me reçut avec politesse, mais avec une
+importance qui me faisoit sentir, non le prix qu'il attachoit à moi,
+mais celui qu'il mettoit à lui-même. Il m'offrit à déjeûner, et notre
+conversation fut contrainte et gênée, comme elle doit toujours l'être
+avec un homme qui n'a de sentimens vrais sur rien, et dont l'esprit ne
+s'exerce qu'à la défense de son amour-propre. Il me parla
+continuellement de lui, sans remarquer le moins du monde si mon
+intérêt répondoit à la vivacité du sien. Quand il se croyoit prêt à
+dire un mot spirituel, ses petits yeux brilloient à l'avance d'une
+joie qu'il ne pouvoit réprimer; il me regardoit après avoir parlé pour
+juger si j'avois su l'entendre, et lorsque son émotion d'amour-propre
+étoit calmée, il reprenoit un air imposant, par égard pour son propre
+caractère; passant tour à tour des intérêts de son esprit à ceux de sa
+considération, et secrètement inquiet d'avoir été trop badin pour un
+homme sérieux, ou trop sérieux pour un homme aimable.
+
+Après une heure consacrée au déjeûner, il se leva et m'expliqua
+lentement comment des affaires indispensables, que la bonté de son
+coeur lui avoit suscitées, des visites chez quelques ministres qu'il
+ne pouvoit retarder sans craindre de les offenser grièvement,
+l'obligeoient à me quitter. Je vis qu'il me regardoit avec
+bienveillance, pour adoucir la peine que je devois ressentir de son
+absence; j'aurois eu envie de le tranquilliser sur le chagrin qu'il me
+supposoit, mais ne voulant pas déplaire au mari de mon amie, je lui
+fis la révérence avec l'air sérieux qu'il désiroit, et son dernier
+salut me prouva qu'il en étoit content.
+
+Restée seule avec Thérèse, je réunis tout ce que la raison et l'amitié
+peuvent inspirer pour lui faire goûter de sages conseils; mais ses
+larmes, ses regrets, ses résolutions combattues et démenties sans
+cesse, me firent éprouver une profonde pitié. Elle n'a point reçu
+cette éducation cultivée qui porte à réfléchir sur soi-même; on l'a
+jetée dans la vie avec une religion superstitieuse et une âme ardente;
+elle n'a lu, je crois, que des romans et la Vie des Saints; elle ne
+connoît que des martyrs d'amour et de dévotion; et l'on ne sait
+comment l'arracher à son amant, sans la livrer à des excès insensés de
+pénitence. La crainte de cesser de voir M. de Serbellane est la seule
+pensée qui puisse la contenir; si on l'obligeoit à se séparer de lui,
+elle avoueroit tout à son mari; elle a beaucoup d'esprit naturel, mais
+il ne lui sert qu'à trouver des raisons pour justifier son caractère;
+elle aime sa fille, mais sans pouvoir s'occuper de son éducation.
+Cette pauvre enfant, en voyant pleurer sa mère tout le jour, est dans
+un état d'attendrissement continuel qui nuit à ses forces morales et
+physiques; et M. d'Ervins ne se doute de rien au milieu de toutes ces
+scènes. Quand il surprend sa femme et sa fille en larmes, il leur
+demande pardon de les avoir trop peu vues, d'être resté trop
+long-temps dans son cabinet, ou chez ses amis; et il leur promet de ne
+plus s'éloigner à l'avenir. Cet aveuglement pourroit durer dans la
+retraite; mais à Paris, il se rencontre tant de gens qui ont envie
+d'humilier un sot, ou d'irriter un méchant homme!
+
+J'ai peint à Thérèse quelle seroit sa situation, si M. d'Ervins
+faisoit tomber sur elle sa colère et son despotisme; que
+deviendroit-elle sans parens, sans fortune, sans appui? Elle me répond
+alors, que son dessein est de s'enfermer dans un couvent pour le reste
+de sa vie; et si je lui dis qu'il vaudroit peut-être mieux que M. de
+Serbellane allât passer quelque temps en Portugal auprès d'un de ses
+parens, comme c'étoit son projet en quittant l'Italie, elle tombe à
+cette idée dans un désespoir qui me fait frémir. Ah! Louise, quelles
+douleurs que celles de l'amour! Pauvre Thérèse! en l'écoutant, mon âme
+n'étoit point uniquement occupée d'elle; je pensois à Léonce, à ce que
+j'aurois pu souffrir. De quel secours me seroit un esprit plus éclairé
+que celui de Thérèse? La passion fait tourner toutes nos forces contre
+nous-mêmes: mais écartons ces pensées: c'est de ma malheureuse amie
+que je dois m'occuper. Le ciel en récompense se chargera peut-être de
+mon sort.
+
+M. d'Ervins rentra, et M. de Serbellane vint quelques momens après.
+Thérèse nous retint: je vis avec plaisir pendant le reste de la
+journée que M. de Serbellane n'avoit point cherché à se lier avec M.
+d'Ervins: plus il étoit facile de captiver un tel homme en flattant sa
+vanité, plus je sus gré à l'ami de Thérèse de n'être pas devenu celui
+de son époux. Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les
+sentimens qu'on éprouve, mais il n'y a que l'avilissement du caractère
+qui rende capable de feindre ceux que l'on n'a pas.
+
+Mon estime pour M. de Serbellane s'accrut donc encore, par sa froideur
+avec M. d'Ervins. Il m'intéressoit aussi par le soin qu'il mettoit à
+veiller continuellement sur les imprudences de Thérèse. Elle
+rougissoit et pâlissoit tour à tour quand on prononçoit le nom du
+Portugal; M. de Serbellane détournoit à l'instant la conversation et
+protégeoit Thérèse, sans néanmoins la blesser en se montrant
+indifférent à son amour. Je fus cruellement effrayée de l'état où je
+la voyois; je la pris à part avant de la quitter, et je lui fis
+remarquer la délicatesse de la conduite de son ami et l'inconséquence
+de la sienne.--Je le sais, me répondit-elle, c'est le meilleur et le
+plus généreux des hommes. Je lui suis bien à charge sans doute, je
+ferois mieux de délivrer de moi ceux qui m'aiment, d'aller me jeter
+aux pieds de M. d'Ervins et de lui tout avouer.--En prononçant ces
+paroles, ses regards se troubloient; je craignis qu'elle ne voulût
+accomplir ce dessein à l'heure même; je la serrai dans mes bras, et je
+lui demandai la promesse de s'en remettre entièrement à moi.
+
+--Écoutez, me dit-elle, je suis poursuivie par une crainte qui est, je
+crois, la principale cause de l'égarement où vous me voyez: je me
+persuade qu'il se croira obligé de partir sans m'en avertir, ou que
+mon mari me séparera de lui tout à coup, avant que j'aie pu lui dire
+adieu. Si vous obtenez de M. de Serbellane le serment qu'il ne s'en
+ira jamais sans m'en avoir prévenue, et si vous me donnez votre parole
+de me prêter votre secours pour le voir une heure seulement, une
+heure, quoi qu'il arrive, avant de le quitter pour toujours, alors je
+serai plus tranquille; je ne croirai pas, chaque fois qu'il me
+parlera, que ce sont les derniers mots que j'entendrai jamais de lui;
+je ne serai pas sans cesse agitée par tout ce que je voudrois lui dire
+encore, je serai calme.--Eh bien! lui répondis-je avec chaleur, à
+l'instant même vous allez être satisfaite.--M. d'Ervins parloit à un
+homme qui l'écoutoit avec la plus grande condescendance, il ne pensoit
+point à nous: j'appelai M. de Serbellane; il promit solennellement ce
+que désiroit Thérèse: je l'assurai moi-même aussi que je lui ferois
+avoir de quelque manière un dernier entretien avec M. de Serbellane,
+si jamais M. d'Ervins lui défendoit de le revoir. En donnant cette
+promesse, je ne sais quelle crainte me troubla; mais avant de
+connoître Léonce, je n'aurois pas seulement pensé qu'un tel engagement
+pouvoit un jour me compromettre. Je m'applaudis cependant de l'avoir
+pris, en voyant à quel point il avoit raffermi le coeur de Thérèse;
+elle m'entendit parler avec résignation des circonstances qui
+pourroient obliger M. de Serbellane à s'éloigner, et quand je la
+quittai, elle me parut tranquille. Je n'allai point le soir chez
+madame de Vernon, il ne m'étoit pas permis de lui confier le secret de
+Thérèse, je ne pouvois lui parler de Léonce, et comment éloigner d'une
+conversation intime les idées qui nous dominent? C'est causer avec son
+amie comme avec les indifférens, chercher des sujets de conversation
+au lieu de s'abandonner à ce qui nous occupe, et se garder, pour ainsi
+dire, des pensées et des sentimens dont l'âme est remplie. Il vaut
+mieux alors ne pas se voir.
+
+Pour vous, ma Louise, à qui je ne veux rien taire, je n'éprouve jamais
+la moindre gêne en vous écrivant; je m'examine avec vous, je vous
+prends pour juge de mon coeur, et ma conscience elle-même ne me dit
+rien que je vous laisse ignorer.
+
+
+
+
+LETTRE XXIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 5 juin.
+
+
+Je l'ai revu, ma soeur, je l'ai revu: non ce n'est plus l'impression
+de la pitié, c'est l'estime, l'attrait, tous les sentimens qui
+auroient assuré le bonheur de ma vie. Ah! qu'ai-je fait! Par quels
+liens d'amitié, de confiance, me suis-je enchaînée? Mais lui, que
+pense-t-il? que veut-il? car enfin, pourroit-on le contraindre, s'il
+n'aimoit pas ma cousine, si.... De quels vains sophismes je cherche à
+m'appuyer! ne seroit-ce pas pour moi qu'il romproit ce mariage.
+J'aurois eu l'air de l'assurer par mes dons, et je le ferois manquer
+par ce qu'on appelleroit ma séduction. Je suis plus riche que Matilde;
+on pourroit croire que j'ai abusé de cet avantage; enfin, surtout, je
+blesserois le coeur de madame de Vernon: elle m'accuseroit de manquer
+à la délicatesse, elle dont l'estime m'est si nécessaire! Mais à quoi
+servent tous ces raisonnemens, Léonce m'aime-t-il? Léonce se
+dégageroit-il jamais de la promesse donnée par sa mère? Vous allez
+juger à quels signes fugitifs j'ai cru deviner son affection. Ah!
+journée trop heureuse, la première et la dernière peut-être de cette
+vie d'enchantement, que la merveilleuse puissance d'un sentiment m'a
+fait connoître pendant quelques heures!
+
+On annonça M. de Mondoville hier chez madame de Vernon; il étoit moins
+pâle que la première fois que je l'avois vu, mais sa figure conservoit
+toujours le charme touchant qui m'avoit si vivement attendrie, et le
+retour de ses forces rendoit plus remarquable ce qu'il y a de noble et
+de sérieux dans l'expression de ses traits. Il me salua la première,
+et je me sentis fière de cette marque d'intérêt, comme si les moindres
+signes de sa faveur marquoient à chaque personne son rang dans la vie.
+Madame de Vernon le présenta à Matilde, elle rougit; je la trouvai
+bien belle: cependant, Louise, j'en suis sûre, lorsque Léonce après
+l'avoir très-froidement observée, se tourna vers moi, ses regards
+avoient seulement alors toute leur sensibilité naturelle.
+
+M. Barton s'étoit assis à côté de moi sur la terrasse du jardin,
+Léonce vint se placer près de lui; madame de Vernon lui proposa de
+passer la soirée chez elle, il y consentit.
+
+J'éprouvai tout à coup dans ce moment une tranquillité délicieuse; il
+y avoit trois heures devant moi pendant lesquelles j'étois certaine de
+le voir; sa santé ne me causoit plus d'inquiétude, et je n'étois
+troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps
+avec lui, devant lui, pour lui; le plaisir que je trouvois à cet
+entretien m'étoit entièrement nouveau; je n'avois considéré la
+conversation jusqu'à présent que comme une manière de montrer ce que
+je pouvois avoir d'étendue ou de finesse dans les idées, mais je
+cherchois avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux
+affections de l'âme: nous parlâmes des romans, nous parcourûmes
+successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu'aux plus
+secrètes douleurs des caractères sensibles. J'éprouvois une émotion
+intérieure qui animoit tous mes discours: mon coeur n'a pas cessé de
+battre un seul instant, lors même que notre discussion devenoit
+purement littéraire; mon esprit avoit conservé de l'aisance et de la
+facilité, mais je sentois mon âme agitée, comme dans les circonstances
+les plus importantes de la vie, et je ne pouvois le soir me persuader,
+qu'il ne s'étoit passé autour de moi aucun événement extraordinaire.
+
+Chaque mot de Léonce ajoutait à mon estime, à mon admiration pour lui:
+sa manière de parler étoit concise, mais énergique; et quand il se
+servoit même d'expressions pleines de force et d'éloquence, on croyoit
+entrevoir qu'il ne disoit qu'à demi sa pensée, et que dans le fond de
+son coeur restoient encore des richesses de sentiment et de passion
+qu'il se refusoit à prodiguer. Avec quelle promptitude il m'entendoit!
+avec quel intérêt il daignoit m'écouter! Non, je ne me fais pas l'idée
+d'une plus douce situation, la pensée excitée par les mouvemens de
+l'âme, les succès de l'amour-propre changés en jouissances du coeur,
+oh! quels heureux momens! et la vie en seroit dépouillée!
+
+Je m'aperçus cependant que Matilde, par ses gestes et sa physionomie,
+témoignoit assez d'humeur. Madame de Vernon, qui se plaît
+ordinairement à causer avec moi, parloit à son voisin sans avoir l'air
+de s'intéresser à notre conversation; enfin elle prit le bras de
+madame du Marset, et lui dit assez haut pour que je l'entendisse:--Ne
+voulez-vous pas jouer, madame? ce qu'on dit est trop beau pour
+nous.--Je rougis extrêmement à ces mots, je me levai pour déclarer que
+je voulois être aussi de la partie; Léonce m'en fit des reproches par
+ses regards. M. Barton vint vers moi, et me dit avec une bienveillance
+qui me toucha:--Je croirois presque vous avoir entendue pour la
+première fois aujourd'hui, madame; jamais le charme de votre
+conversation ne m'avoit tant frappé.--Ah! qu'il m'étoit doux d'être
+louée en présence de Léonce! Il soupira, et s'appuya sur la chaise que
+je venois de quitter. M. Barton lui dit à demi-voix:--Ne voulez-vous
+pas vous approcher de mademoiselle de Vernon?--De grâce, laissez-moi
+ici, répondit Léonce.--Ces mots, je les ai entendus, Louise, et leur
+accent surtout ne peut être oublié.
+
+Quand la partie fut arrangée, Léonce, resté presque seul avec Matilde,
+vint lui parler; mais la conversation me parut froide et embarrassée.
+Je ne savois ce que je faisois au jeu: madame du Marset en prenoit
+beaucoup d'humeur: madame de Vernon excusoit mes fautes avec une bonté
+charmante: sa grâce fut parfaite pendant cette partie, et j'en fus si
+touchée, que je ne me rapprochai plus de Léonce; il me sembloit que la
+douceur de madame de Vernon l'exigeoit de moi. Elle voulut me retenir
+pour causer seule avec elle; je m'y refusai; je ne veux pas lui cacher
+ce que j'éprouve: qu'elle le devine, j'y consens, je le souhaite
+peut-être; mais je ne puis me résoudre à lui en parler la première. Ne
+seroit-ce pas indiquer le sacrifice que je désire? Je m'en sentirois
+plus à l'aise avec elle, si c'étoit moi qui lui dusse de la
+reconnoissance; alors je lui avouerois ma folie, je m'en remettrois à
+sa générosité; mais ce que je crains avant tout, c'est d'abuser un
+instant du service que j'ai pu lui rendre.
+
+Ma soeur, consultez votre délicatesse naturelle, non votre injuste
+prévention contre madame de Vernon, et dites-moi ce que je devrois
+faire, s'il m'aimoit, s'il se croyoit libre. Hélas! ce conseil sera
+peut-être bien inutile; peut-être redoute-je des combats qu'il
+m'épargnera!
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+Léonce à M. Barton, à Mondoville.
+
+Paris, ce 6 juin.
+
+
+Vous êtes parti pour Mondoville par condescendance pour une seconde
+lettre de ma mère; je vous prie, mon cher Barton, d'y rester quelque
+temps. Je me servirai de ce prétexte pour retarder toute explication
+avec madame de Vernon sur mon mariage, et je pourrai écrire à ma mère,
+et peut-être trouver quelques moyens de me délivrer de sa promesse.
+Mon cher maître, vous le sentez vous-même, j'en suis sûr, quoique vous
+vous soyez refusé à me l'avouer; j'ai connu madame d'Albémar, je ne
+peux jamais aimer Matilde.
+
+Pensez-vous que l'impression de la journée d'hier puisse s'effacer de
+mou coeur? Sans doute elle est belle, Matilde; vous me l'avez dit, je
+le crois; mais ai-je pu seulement la regarder? Je voyois, j'écoutois
+une femme comme il n'en exista jamais. C'est un être inspiré, que
+Delphine! L'avez-vous remarquée, lorsqu'elle s'adressoit à moi?
+J'étois assis à quelques pas d'elle dans le jardin: sa voix s'animoit,
+ses yeux-ravissans regardoient le ciel comme pour le prendre à témoin
+de ses nobles pensées; ses bras charmans se plaçoient naturellement de
+la manière la plus agréable et la plus élégante. Le vent ramenoit
+souvent ses cheveux blonds sur son visage; elle les écartoit avec une
+grâce, une négligence, qui donnoient à chacun de ses mouvemens une
+séduction nouvelle. Croyez-vous, mon cher Barton, qu'elle parlât avec
+plus d'intérêt à cause de moi? Vous m'avez dit que vous ne l'aviez
+jamais trouvée si aimable: auroit-elle voulu me plaire? Cependant elle
+m'a quitté si brusquement! mais c'étoit dans la crainte d'affliger
+madame de Vernon. Oh! sans doute nos âmes s'entendroient si j'étois
+libre, si je pouvois m'exprimer de toute la force de mon émotion et de
+ma pensée! Mais il faudra se réprimer long-temps encore, et
+saura-t-elle me deviner à travers tant de contraintes? elle, dont tout
+le charme est dans l'abandon, croira-t-elle aux sentimens contenus?
+saurat-elle que le coeur qui les renferme en est dévoré?
+
+Je n'imaginois pas qu'il fût possible, mon cher Barton, qu'une seule
+personne réunît tant de grâces variées, tant de grâces qui
+sembleroient devoir appartenir aux manières d'être les plus
+différentes. Des expressions toujours choisies, et un mouvement
+toujours naturel, de la gaîté dans l'esprit, et de la mélancolie dans
+les sentimens, de l'exaltation et de la simplicité, de l'entraînement
+et de l'énergie! mélange adorable de génie et de candeur, de douceur
+et de force! possédant au même degré tout ce qui peut inspirer de
+l'admiration aux penseurs les plus profonds, tout ce qui doit mettre à
+l'aise les esprits les plus ordinaires, s'ils ont de la bonté, s'ils
+aiment à retrouver cette qualité touchante, sous les formes les plus
+faciles et les plus nobles, les plus séduisantes et les plus naïves.
+
+Delphine anime la conversation en mettant de l'intérêt à ce qu'elle
+dit, de l'intérêt à ce qu'elle entend; nulle prétention, nulle
+contraints: elle cherche à plaire, mais elle ne veut y réussir qu'en
+développant ses qualités naturelles. Toutes les femmes que j'ai
+connues, s'arrangeoient plus ou moins pour faire effet sur les autres;
+Delphine, elle seule, est tout à la fois assez fière et assez simple,
+pour se croire d'autant plus aimable, qu'elle se livre davantage à
+montrer ce qu'elle éprouve.
+
+Avec quel enthousiasme elle parle de la vertu! Elle l'aime comme la
+première beauté de la nature morale; elle respire ce qui est bien,
+comme un air pur, comme le seul dans lequel son âme généreuse puisse
+vivre. Si l'étendue de son esprit lui donne de l'indépendance, son
+caractère a besoin d'appui; elle a dans le regard quelque chose de
+sensible et de tremblant, qui semble invoquer un secours contre les
+peines de la vie; et son âme n'est pas faite pour résister seule aux
+orages du sort. O mon ami! qu'il sera heureux, celui qu'elle choisira
+pour protéger sa destinée, qu'elle élèvera jusqu'à elle, et qui la
+défendra de la méchanceté des hommes!
+
+Vous le voyez, ce n'est point une impression légère que j'ai reçue:
+j'ai observé Delphine, je l'ai jugée, je la connois; je ne suis plus
+libre. Je veux écrire à manière; promettez-moi seulement, mon cher
+Barton, de faire naître des incidens qui vous retiennent un mois à
+Mondoville.
+
+P. S. Je reçois à l'instant une lettre d'Espagne, qui m'est assez
+pénible; ma mère me mande que madame du Marset, qui lui écrit souvent
+comme vous le savez, l'a prévenue que mademoiselle de Vernon avoit une
+cousine très-spirituelle, mais singulièrement philosophe dans ses
+principes et dans sa conduite, enthousiaste des idées politiques
+actuelles, etc., et dont la société ne vaut rien pour moi. Ma mère me
+recommande de ne point me lier avec madame d'Albémar; c'est une
+prévention absurde que je parviendrai sûrement à détruire. Cependant
+je suis indigné contre madame du Marset, et je saisirai la première
+occasion de le lui faire sentir.
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 10 juin,
+
+Il m'a parlé, ma chère, avec intérêt, avec intimité! Mon Dieu, combien
+je m'en suis sentie honorée! Écoutez-moi, ce jour contient plus d'un
+événement qui peut hâter la décision de mon sort.
+
+J'avois dîné chez madame de Vernon avec madame du Marset, et son
+inséparable ami M. de Fierville; je ne sais par quel hasard, à l'heure
+même où Léonce a coutume de venir chez madame de Vernon, elle mit la
+conversation sur les événemens politiques. Madame du Marset se
+déchaîna contre ce qu'il y a de noble et de grand dans l'amour de la
+liberté, comme elle auroit pu le faire en parlant des malheurs que les
+révolutions entraînent; je la laissai dire pendant assez long-temps;
+mais quelques plaisanteries de M. de Fierville contre un Anglois, qui
+combattoit les absurdités de madame du Marset, m'impatientèrent. M. de
+Fierville vient toujours au secours de la déraison de son amie, en
+tournant en ridicule le sérieux que l'on peut mettre à quelque sujet
+que ce soit; et il effraie ceux qui ne sont pas bien sûrs de leur
+esprit, en leur faisant entendre que quiconque n'est pas un moqueur,
+est nécessairement un pédant. J'eus envie de secourir l'Anglois,
+nouvellement arrivé en France, que cette ruse intimidoit, et j'entrai
+malgré moi dans la discussion.
+
+Madame du Marset a retenu quelques phrases d'injures contre Rousseau,
+qu'on lui fait débiter quand on veut; madame de Vernon la provoqua, je
+lui répondis assez dédaigneusement. Madame du Marset piquée, se
+retourna vers madame de Vernon, et lui dit:--Au reste, madame, quoi
+qu'en dise madame votre nièce, ce n'est pas une opinion si ridicule
+que la mienne; madame de Mondoville, à qui j'écrivois encore hier sur
+tout ce qui se passe en France, est entièrement de mon avis.--En
+apprenant que madame du Marset écrivoit à madame de Mondoville, l'idée
+me vint à l'instant qu'elle lui parloit peut-être de moi, qu'elle lui
+manderoit peut-être la conversation même que nous venions d'avoir, et
+qu'elle me peindroit comme une insensée à madame de Mondoville, qui
+est singulièrement exagérée dans sa haine contre la révolution de
+France. J'éprouvai un tel saisissement par cette réflexion, qu'il me
+fut impossible de prononcer un mot de plus.
+
+Madame du Marset me dit, avec ce rire qui caractérise tous les
+amours-propres, dont la prétention est de feindre une assurance qu'ils
+n'ont pas:--Eh bien! madame, vous ne répondez rien? aurois-je raison,
+par hasard? aurois-je réduit votre grand esprit au silence?--On
+annonça Léonce: quels voeux je faisois pour que cette fatale
+conversation ne recommençât pas! Mais madame de Vernon,
+impitoyablement, appelle M. de Mondoville, et lui dit:--Est-il vrai
+que madame votre mère déteste Rousseau? madame d'Albémar, qui est
+très-enthousiaste, et de ses écrits et de ses idées politiques, les
+soutient contre madame du Marset, qui s'appuie du sentiment de madame
+votre mère?
+
+Je tremblois pendant ce discours, et j'attendois sans respirer la
+réponse de Léonce. Au nom de madame du Marset, il se retourna vers
+elle; je ne voyois pas son visage, mais il y avoit dans l'attitude de
+sa tête quelque chose de méprisant pour madame du Marset, qui d'abord
+me rassura. Madame du Marset, qui avoit en face d'elle le regard de
+Léonce, en fut sans doute troublée, car elle articula foiblement ces
+mots:--Oui, monsieur, madame votre mère est absolument de mon opinion,
+elle me l'a écrit plusieurs fois,--Je ne sais, madame, lui dit Léonce
+avec un son de voix que je ne lui connoissois pas, mais qui me pénétra
+de respect et de crainte, je ne sais ce que vous écrit ma mère, mais
+je voudrois ignorer ce que vous lui répondez.--Laissons tout cela, dit
+assez vivement madame de Vernon, et allons nous promener dans mon
+jardin.
+
+Je désirois extrêmement avoir l'explication des paroles de Léonce,
+j'espérois avec délices que sa colère venoit de son intérêt pour moi;
+mais j'avois besoin qu'il me le dît lui-même. Je restai naturellement
+de quelques pas en arrière dans la promenade; je crus remarquer un
+moment d'hésitation dans Léonce: cependant il prit une feuille sur le
+même arbre où j'en cueillois une, et je commençai alors la
+conversation.
+
+-Ne vous dois-je pas quelques remercîmens, lui dis-je, pour le secours
+que vous m'avez accordé?--Je vous défendrai toujours avec bonheur,
+madame, me répondit-il, quand même je me permettrois de ne pas vous
+approuver.--Et quel tort avois-je donc? lui dis-je avec assez
+d'émotion.--Pourquoi, belle Delphine! reprit-il, pourquoi
+soutenez-vous des opinions qui réveillent tant de passions haineuses,
+et contre lesquelles, peut-être avec raison, les personnes de votre
+classe ont un si grand éloignement?--Pour la première fois, ma chère
+Louise, je me rappelai cette lettre à M. Barton, que j'avois
+entièrement oubliée depuis que je voyois Léonce; l'accent de sa voix,
+l'expression de sa figure, la retracèrent à ma mémoire; et je répondis
+avec plus de froideur que je ne l'aurois fait peut-être sans ce
+souvenir.--Monsieur, lui dis-je, il ne convient point à une femme de
+prendre parti dans les débats politiques; sa destinée la met à l'abri
+de tous les dangers qu'ils entraînent, et ses actions ne peuvent
+jamais donner de l'importance ni de la dignité à ses paroles; mais si
+vous voulez connoître ce que je pense, je ne craindrai point de vous
+dire, que de tous les sentimens, l'amour de la liberté me paroît le
+plus digne d'un caractère généreux.--Vous ne m'avez pas compris,
+répondit Léonce, avec un regard plus doux, et qui n'étoit pas sans
+quelque mélange de tristesse; je n'ai pas entendu discuter avec vous
+des opinions sur lesquelles le caractère de ma mère, et, si vous le
+voulez, les préjugés et les moeurs du pays où j'ai été élevé ne me
+permettent pas d'hésiter; je désirerois seulement savoir s'il est vrai
+que vous vous livriez souvent à témoigner votre sentiment à ce sujet,
+et si nul intérêt ne pourroit vous en détourner. Ces questions sont
+bien indiscrètes et bien inconvenables, mais je vous crois cette
+intelligence supérieure qui pénètre jusqu'à l'intention, de quelques
+nuages qu'elle soit enveloppée: vous devez donc me pardonner.
+
+Ces derniers mots attirèrent toute ma confiance; et, me laissant aller
+à ce mouvement, je lui dis avec assez de chaleur:--Je vous atteste,
+monsieur, que je n'ai jamais pris à ces opinions d'autre part que
+celle qui résulte de la conversation; elle promène l'esprit sur tous
+les sujets, celui-là revient plus souvent maintenant, et j'ai
+quelquefois cédé à l'intérêt qu'il inspire; mais si j'avois eu des
+amis qui attachassent le moindre prix à mon silence, ils l'auroient
+bien facilement obtenu. Comment une femme peut-elle être fortement
+dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du coeur,
+ou qui n'y ramènent pas de quelque manière? Si mon frère, mon époux,
+mon ami, mon père jouoient un rôle dans les affaires publiques, alors
+toute mon âme pourroit s'y livrer; mais des combinaisons qui sont pour
+moi purement abstraites, me persuadent sans m'entraîner; je suis
+libre, tristement libre de ma destinée: je n'ai plus de liens,
+personne n'exige rien de moi; mes opinions n'influent sur le sort de
+personne: mes paroles ont suivi mes pensées; il m'eût été plus doux de
+les taire, si, par ce léger sacrifice, j'avois pu faire quelque
+plaisir à quelqu'un.--Quoi! me dit-il, avec un charme inexprimable,
+si vous aviez un ami qui désirât vous rapprocher de sa mère, qui
+craignît tout ce qui pourroit s'opposer à ce désir, vous céderiez à
+ses conseils?--Oui, lui répondis-je; l'amitié vaut bien plus qu'une
+telle condescendance.
+
+Il prit ma main, et après l'avoir portée à ses lèvres, avant de la
+quitter il la pressa sur son coeur. Ah! ce mouvement me parut le plus
+doux, le plus tendre de tous; ce n'étoit point le simple hommage de la
+galanterie; Léonce n'auroit point pressé ma main sur son noble coeur,
+s'il n'avoit pas voulu l'engager pour témoin de ses affections. Nous
+nous quittâmes tous les deux alors, comme d'un commun accord; je
+voulois conserver dans mon âme l'impression qu'elle venait d'éprouver,
+et je craignois un mot de plus, même de lui.
+
+Nous gardâmes l'un et l'autre le silence pendant le reste, de la
+soirée. Madame de Vernon me retint lorsque tout le monde fut parti; je
+crus qu'elle alloit m'interroger. Quoique j'eusse voulu retarder de
+quelques jours encore l'aveu que je ne pouvois plus taire, j'étois
+décidée à ne lui point cacher les sentimens qui m'agitoient; mais elle
+parut ou les ignorer, ou vouloir en repousser la confidence; peut-être
+se servant d'un moyen plus cruel et plus délicat, croyoit-elle
+enchaîner mon coeur, par la sécurité même qu'elle me montroit. Elle
+s'applaudit du choix de Léonce pour sa fille, et m'associant à tout ce
+qu'elle disoit, elle répéta plusieurs fois ces mots:--Nous avons
+assuré son bonheur; nous avons.... Ah! quel _nous_, dans ma situation!
+Elle me rappela plusieurs fois que c'étoit à moi seule qu'elle devoit
+l'établissement de sa fille; elle me retraça tous les services que je
+lui avois rendus dans d'autres temps; et revenant à parler de Matilde,
+elle m'entretint des défauts de son caractère, avec plus de confiance
+que jamais.
+
+--Je le sais, me dit-elle, quoique sa beauté soit remarquable, jamais
+elle ne pourroit lutter avec avantage contre une femme qui chercheroit
+à plaire; elle ne s'apercevroit seulement pas des efforts qu'on feroit
+pour lui enlever celui qu'elle aimeroit, et surtout elle ne sauroit
+point le retenir. Si vous n'aviez, point assuré son sort par de
+généreux sacrifices, personne ne l'auroit épousée par inclination;
+elle ne devoit pas se flatter de se marier jamais à un homme de la
+fortune et de l'éclat de Léonce.--Pourquoi, lui dis-je, un autre
+n'auroit-il pas réuni des avantages à peu près semblables? Ce neveu de
+M. de Fierville auquel vous aviez pensé....--Je ne connoissois pas
+Léonce alors, interrompit-elle; comment une mère pourroit-elle
+comparer ces deux hommes, lorsqu'il s'agit du bonheur de sa fille?
+D'ailleurs le neveu de M. de Fierville a perdu son procès qu'il avoit
+d'abord gagné; il n'a plus rien; la succession de M. de Vernon doit
+une somme très-forte à madame de Mondoville, et comme je ne puis la
+payer sans ce mariage, je serois ruinée s'il manquoit: ne cherchez
+point à diminuer, ma chère, le service que vous me rendez; il est
+immense, et tout le bonheur de ma vie en dépend.
+
+Je me jetai dans les bras de madame de Vernon; j'allois parler, mais
+elle m'interrompit précipitamment, pour me dire que son homme
+d'affaires lui avoit apporté, le matin, l'acte de donation de la terre
+d'Andelys, parfaitement rédigé comme nous en étions convenues, et
+qu'elle me prioit de le signer, pour que tout fût en règle, avant de
+dresser le contrat de Léonce et de Matilde. A ce mot je sentis mon
+sang se glacer; mais un mouvement presque aussi rapide succédant au
+premier, j'eus honte d'avouer mon secret à madame de Vernon, dans le
+moment même où j'allois m'engager au don que j'avois promis, et je
+craignis de m'exposer ainsi à ce qu'il fût refusé.
+
+Je me levai donc pour la suivre dans son cabinet: en passant devant
+une glace, je fus frappée de ma pâleur, et je m'arrêtai quelques
+instans; mais enfin je triomphai de moi, je pris la plume et je signai
+avec une grande promptitude, car j'avois extrêmement peur de me
+trahir; et malgré tous mes efforts, je ne conçois pas encore comment
+madame de Vernon ne s'est pas aperçue de mon trouble. Je sortis
+presqu'à l'instant même; je voulois être seule pour penser à ce que
+j'avois fait; madame de Vernon ne me retint pas, et ne prononça pas un
+seul mot d'inquiétude sur mon agitation.
+
+Rentrée chez moi, je tremblois, j'éprouvois une terreur secrète, comme
+si j'avois mis une barrière insurmontable entre Léonce et moi: je
+réfléchis cependant que la terre que je venois d'assigner à Matilde,
+serviroit également à faciliter un autre mariage, si l'on pouvoit
+l'amener à y consentir. Un autre mariage! Ah! puis-je me dissimuler
+que rien au monde ne consolera jamais personne de la perte de Léonce.
+Quel art madame de Vernon n'a-t-elle pas employé pour entourer mon
+coeur par ces liens de délicatesse et de sensibilité qui vous
+saisissent de partout! Combien elle seroit étonnée si je ne répondois
+pas à sa confiance! elle a l'air de repousser bien loin d'elle cette
+crainte. Ah! si du moins elle vouloit me soupçonner! Mais rien, rien
+ne peut l'y engager; il faudra lui parler, il le faudra, j'y suis
+résolue; dussé-je tout sacrifier, elle ne doit pas ignorer ce qu'il
+m'en coûte! Mais ce premier mot qui dira tout, que de douleur
+j'éprouverai pour le prononcer!
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 20 juin.
+
+
+Vous êtes bien dangereuse pour moi, ma chère Louise; je vous conjure
+de me fortifier dans mes cruels combats, et vous m'écrivez une lettre,
+dans laquelle vous rassemblez tous les motifs que mon coeur pourroit
+me suggérer, pour me livrer aux sentimens que j'éprouve. Vous voulez
+me persuader que Matilde ne sera point malheureuse de la perte de
+Léonce; vous me rappelez que madame de Vernon étoit disposée à
+s'occuper d'un autre choix, lorsque la vie de Léonce étoit en danger;
+vous prétendez que j'ai fait assez pour mon amie, en lui prêtant une
+fois quarante mille livres, et en assurant, par mes dons, la fortune
+de sa fille: mais vous n'aimez pas madame de Vernon; mais vous ne
+sentez pas combien l'affection que je lui ai témoignée, le goût vif
+que j'ai toujours eu pour son esprit et pour son caractère, me
+rendroient douloureux ce qui pourroit lui déplaire. Je l'aime depuis
+l'âge de quinze ans, je lui dois les momens les plus agréables de ma
+vie; tout ce qui tient à elle ébranle fortement mon âme: je me suis
+accoutumée à croire que son bonheur importoit plus que le mien; il me
+sembloit que mon âme orageuse n'étoit destinée qu'à souffrir; mais je
+me flattois du moins que je préserverois de toutes les peines l'être
+doux et paisible qui se confioit à mon amitié. Je vais perdre six
+années d'affections et de souvenirs, pour ce sentiment nouveau qui
+peut-être sera brisé par le caractère de Léonce; je crains déjà même
+que vous n'en soyez convaincue par ce que je vais vous dire.
+
+Thérèse étoit hier plus tourmentée que jamais: on a commencé à mettre
+dans la tête de M. d'Ervins, que les opinions politiques de M. de
+Serbellane étoient très-dangereuses, et qu'il ne convenoit pas à un
+défenseur de la cour de voir souvent un tel homme. Il le reçoit donc
+beaucoup plus froidement, et ne l'invite presque plus: Thérèse en est
+au désespoir, et vouloit m'engager à avoir chez moi tous les jours M.
+de Serbellane avec elle; je m'y suis refusée; je ne puis protéger une
+liaison contraire à ses devoirs, je lui donnerai tous les soins qui
+peuvent consoler son coeur, mais si les circonstances la ramènent dans
+la route de la morale, je ne repousserai point le secours que la
+Providence lui donne. Elle a écouté mon refus avec douceur, en me
+rappelant seulement la promesse que je lui avois faite, si M. de
+Serbellane étoit obligé de partir; je l'ai confirmée, cette promesse;
+j'avois quelque embarras de m'être montrée si sévère; hélas! en ai-je
+encore le droit? Thérèse se livra bientôt après à me peindre tous les
+sentimens de douleur qui l'agitoient: elle ne savoit pas combien elle
+me faisoit mal; je lui disois à voix basse quelques mots de calme et
+de raison, mais j'étois prête à me jeter dans ses bras, à confondre ma
+douleur avec la sienne, à me livrer avec elle à l'expression du
+sentiment dont je voulois la défendre; je me retins cependant, je le
+devois; il faut que je la soutienne encore de ma main mal assurée.
+
+Cet après-midi M. de Serbellane est venu me voir; il m'a parlé de
+Thérèse, et ce n'est jamais sans attendrissement que je retrouve en
+lui le touchant mélange d'une protection fraternelle, et de la
+délicatesse de l'amour. Il avoit encore quelques détails essentiels à
+me dire; l'heure me pressoit pour me rendre au concert que donnoit
+madame de Vernon; il me proposa de m'accompagner: il m'est arrivé
+plusieurs fois de faire des visites avec M. de Serbellane; vous savez
+que je ne consens point à me gêner pour ces prétendues convenances de
+société auxquelles on s'astreint si facilement, quand on a
+véritablement intérêt à dissimuler sa conduite; mais il me vint dans
+l'esprit que je pourrois déplaire à Léonce, en arrivant avec un jeune
+homme, et j'hésitois à répondre. M. de Serbellane le remarqua, et me
+dit:--Est-ce que vous ne voulez pas que j'aille avec vous?--J'étois
+honteuse de mon embarras; je ne savois que faire de cette apparence de
+pruderie qui convient si mal à un caractère naturel; et ne pouvant ni
+dire la vérité, ni me résoudre a me laisser soupçonner d'affectation,
+j'acceptai la main que m'offroit M. de Serbellane, et nous partîmes
+ensemble.
+
+J'espérois que Léonce ne seroit point encore chez madame de Vernon; il
+y étoit déjà: je reconnus en entrant sa voiture dans la cour; un des
+amis de M. de Serbellane le retint sur l'escalier: je le précédai d'un
+demi-quart d'heure, et je croyois avoir évité ce que je redoutois;
+mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais
+par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n'étions pas venus
+ensemble; il répondit fort simplement que oui. A ce mot Léonce
+tressaillit, il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi, avec
+l'expression la plus amère, et je ne sus pendant un moment si je
+n'avois pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j'en suis
+sûre, la colère de Léonce; mais voulant me ménager, il s'assit
+négligemment à côté d'une femme, dont il ne cessa pas d'avoir l'air
+fort occupé.
+
+Léonce alla se placer à l'extrémité de la salle, et me regarda d'abord
+avec un air de dédain: j'étois profondément irritée; et ce mouvement
+se seroit soutenu, si, tout à coup, une pâleur mortelle couvrant son
+visage, ne m'avoit rappelé l'état où il étoit, quand je le vis pour la
+première fois. Le souvenir d'une impression si profonde l'emporta
+bientôt malgré moi sur mon ressentiment. Léonce s'aperçut que je le
+regardois, il détourna la tête, et parut faire un effort sur lui-même
+pour se relever et reprendre à la vie.
+
+Matilde chanta bien, mais froidement; Léonce ne l'applaudit point; le
+concert continua sans qu'il eût l'air de l'entendre, et sans que
+l'expression sévère et sombre de son visage s'adoucît un instant.
+J'étois accablée de tristesse; votre lettre, je l'avoue, avoit un peu
+affoibli l'idée que je me faisois des obstacles qui me séparaient de
+Léonce: j'étois arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me
+présentant tous les inconvéniens de son caractère, sembloit élever de
+nouvelles barrières entre nous. Peut-être étoit-il jaloux, peut-être
+blâmoit-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une
+conduite qu'il trouvoit légère: l'un et l'autre pouvoit être vrai,
+mais je ne savois comment parvenir à m'expliquer avec lui.
+
+Le concert fini, tout le monde se leva; j'essayai deux fois de parler
+à ceux qui étoient près de Léonce; deux fois il quitta la conversation
+dont je m'étois mêlée, et s'éloigna pour m'éviter. Mon indignation
+m'avoit reprise, et je me préparois à partir, lorsque madame de Vernon
+dit à quelques femmes qui restoient, qu'elle les invitoit au bal
+qu'elle donneroit à sa fille jeudi prochain, pour la convalescence de
+M. de Mondoville. Jugez de l'effet que produisirent sur moi ces
+derniers mots; je crus que c'étoit la fête de la noce; que Léonce
+s'étoit expliqué positivement; que le jour étoit fixé: je fus obligée
+de m'appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m'évanouir.
+Léonce me regarda fixement, et levant les yeux tout à coup avec une
+sorte de transport, il s'avança au milieu du cercle, et prononça ces
+paroles avec l'accent le plus vif et le plus distinct:--On
+s'étonneroit, je pense, dit-il, de la bonté que, madame de Vernon me
+témoigne, si l'on ne savoit pas que ma mère est son intime amie, et
+qu'à ce titre elle veut bien s'intéresser à moi.--Quand ces mots
+furent achevés, je respirai, je le compris; tout fut réparé. Madame de
+Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d'esprit
+accoutumées:--Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour
+lui-même, je dirai qu'il le doit tout entier à sa mère; mais je
+persiste dans l'invitation du bal.
+
+La société se dispersa; il ne resta pour le souper que quelques
+personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix,
+me demanda de chanter avec Matilde et lui, ce trio de Didon que votre
+frère aimoit tant: je refusois; Léonce dit un mot, j'acceptai. Matilde
+se mit au piano avec assez de complaisance: elle a pris plus de
+douceur dans les manières depuis qu'elle voit Léonce, sans qu'il y ait
+d'ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de
+Didon; Léonce s'assit presque en face de nous, s'appuyant sur le
+piano: je pouvois à peine articuler les premiers sons; mais en
+regardant Léonce, je crus voir que son visage avoit repris son
+expression naturelle; et toutes mes forces se ranimèrent, lorsque je
+vins à ces paroles sur une mélodie si touchante:
+
+ Tu sais si mon coeur est sensible;
+ Épargne-le s'il est possible:
+ Veux-tu m'accabler de douleur?
+
+La beauté de cet air, l'ébranlement de mon coeur donnèrent, je le
+crois, à mon accent toute l'émotion, toute la vérité de la situation
+même. Léonce, mon cher Léonce laissa tomber sa tête sur le piano:
+j'entendois sa respiration agitée, et quelquefois il relevoit, pour me
+regarder, son visage baigné de larmes. Jamais, jamais je ne me suis
+sentie tellement au-dessus de moi-même; je découvrois dans la musique,
+dans la poésie, des charmes, une puissance qui m'étoient inconnus: il
+me sembloit que l'enchantement des beaux-arts s'emparoit pour la
+première fois de mon être, et j'éprouvois un enthousiasme, une
+élévation d'âme dont l'amour étoit la première cause, mais qui étoit
+plus pure encore que l'amour même.
+
+L'air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour
+cacher son trouble. Il y resta long-temps, je m'en inquiétois;
+personne ne parloit de lui; je n'osois pas commencer; il me sembloit
+que prononcer son nom c'étoit me trahir. Heureusement il prit au neveu
+de madame du Marset l'envie de nous faire remarquer ses connoissances
+en astronomie; il s'avança vers la terrasse pour nous démontrer les
+étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint; il me
+saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion
+profonde:--Non, vous n'aimez pas M. de Serbellane, ce n'est pas pour
+lui que vous avez chanté, ce n'est pas lui que vous avez
+regardé.--Non, sans doute, m'écriai-je, j'en atteste le ciel et mon
+coeur!--Madame de Vernon nous interrompit aussitôt; je ne sus pas si
+elle avoit entendu ce que je disois, mais j'étois résolue à lui tout
+avouer: je ne craignois plus rien.
+
+On rentra dans le salon; Léonce étoit d'une gaîté extraordinaire;
+jamais je ne lui avois vu tant de liberté d'esprit; il étoit
+impossible de ne pas reconnoître en lui la joie d'un homme échappé à
+une grande peine. Sa disposition devint la mienne; nous inventâmes
+mille jeux, nous avions l'un et l'autre un sentiment intérieur de
+contentement qui avoit besoin de se répandre. Il me fit indirectement
+quelques épigrammes aimables sur ce qu'il appeloit ma philosophie,
+l'indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la
+société; mais il étoit heureux, mais il s'établissoit entre nous cette
+douée familiarité, la preuve la plus intime des affections de l'âme;
+il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles
+étoient levés, tous les sermens prononcés; et cependant je ne
+connoissois rien de ses projets, nous n'avions pas encore eu un quart
+d'heure de conversation ensemble; mais j'étois sûre qu'il m'aimoit, et
+rien alors dans le monde ne me paroissoit incertain.
+
+Je m'approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même
+une heure d'entretien; elle me refusa en se disant malade: je proposai
+le lendemain; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvois
+avoir à lui dire; elle m'assura que jusqu'à ce jour elle n'auroit pas
+un moment de libre. Je m'y soumis, quoiqu'il me fût aisé d'apercevoir
+qu'elle cherchoit des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit
+qu'elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui
+parlerai; quand elle saura tout, quand je lui aurai offert de quitter
+Paris, d'aller m'enfermer dans une retraite pour le reste de mes
+jours, afin d'y conserver sans crime le souvenir de Léonce, elle
+prononcera sur mon sort, je l'en ferai l'arbitre; et quel que soit le
+parti qu'elle prenne, je n'aurai plus du moins à rougir devant elle.
+Ma chère Louise, je goûte quelque calme depuis que je n'hésite plus
+sur la conduite que je dois suivre.
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Paris, ce 29 juin.
+
+
+Mon sort est décidé, mon cher maître, jamais un autre objet que
+Delphine n'aura d'empire sur mon coeur: hier au bal, hier elle s'est
+presque compromise pour moi. Ah! que je la remercie de m'avoir donné
+des devoirs envers elle! je n'ai plus de doutes, plus d'incertitudes;
+il ne s'agit plus que d'exécuter ma résolution, et je ne vous consulte
+que sur les moyens d'y parvenir.
+
+Je serai le 4 juillet à Mondoville; nous concerterons ensemble ce
+qu'il faut écrire à ma mère; madame de Vernon ne m'a pas encore dit un
+mot du mariage projeté; à mon retour de Mondoville, je lui parlerai le
+premier; c'est une femme d'esprit, elle est amie de Delphine: dès
+qu'elle sera bien assurée de ma résolution, elle la servira. Je ne
+craignois que la force des engagemens contractés; ma mère a évité de
+me répondre sur ce sujet; il faut qu'elle n'y croie pas son honneur
+intéressé; elle n'auroit pas tardé d'un jour à me donner un ordre
+impérieux, si elle avoit cru sa délicatesse compromise par ma
+désobéissance. Elle n'insiste dans ses lettres que sur les prétendus
+défauts de madame d'Albémar: on lui a persuadé qu'elle étoit légère,
+imprudente; qu'elle compromettoit sans cesse sa réputation, et ne
+manquoit pas une occasion d'exprimer les opinions les plus contraires
+à celles qu'on doit chérir et respecter. C'est à vous, mon cher
+Barton, de faire connoître madame d'Albémar à ma mère; elle vous
+croira plus que moi.
+
+Sans doute Delphine se fie trop à ses qualités naturelles, et ne
+s'occupe pas assez de l'impression que sa conduite peut produire sur
+les autres. Elle a besoin de diriger son esprit vers la connoissance
+du monde, et de se garantir de son indifférence pour cette opinion
+publique, sur laquelle les hommes médiocres ont au moins autant
+d'influence que les hommes supérieurs. Il est possible que nous ayons
+des défauts entièrement opposés; eh bien! à présent je crois que notre
+bonheur et nos vertus s'accroîtront par cette différence même; elle
+soumettra, j'en suis sûr, ses actions à mes désirs, et sa manière de
+penser affranchira peut-être; la mienne: elle calmera du moins cette,
+ardente susceptibilité qui m'a déjà fait beaucoup souffrir. Mon ami,
+tout est bien, tout est bien, si je suis son époux.
+
+Hier enfin.... Mais comment vous raconter ce jour? c'est replonger une
+âme dans le trouble qui l'égare. Quel sentiment que l'amour! quelle
+autre vie dans la vie! Il y a dans mon coeur des souvenirs, des
+pensées si vives de bonheur, que je jouis d'exister chaque fois que je
+respire. Ah! que mon ennemi m'auroit fait de mal en me tuant! Ma
+blessure m'inquiète à présent: il m'arrive de craindre qu'elle ne se
+rouvre; des mouvemens si passionnés m'agitent, que j'éprouve, le
+croiriez-vous, la peur de mourir avant demain, avant une heure, avant
+l'instant où je dois la revoir.
+
+Ne pensez pas cependant que je vous exprime l'amour d'un jeune homme,
+l'amour qu'un sage ami devroit blâmer. Quoique vous vous soyez imposé
+de ne point contrarier les vues de ma mère, vous désirez qu'elle
+préfère madame d'Albémar à Matilde. Oui, mon cher maître, votre raison
+est d'accord avec le choix de votre élève; ne vous en défendez pas.
+Ah! si vous saviez combien vous m'en êtes plus cher!
+
+J'avois reçu, avant d'aller au bal de madame de Vernon, une réponse de
+vous sur M. de Serbellane. Vous conveniez que c'étoit l'homme que
+madame d'Albémar vous avoit toujours paru distinguer le plus; et
+quoique vous cherchassiez à calmer mon inquiétude, votre lettre
+l'avoit ranimée. J'arrivai donc au bal de madame de Vernon avec une
+disposition assez triste; Matilde s'étoit parée d'un habit à
+l'espagnole, qui relevoit singulièrement la beauté de sa taille et de
+sa figure: elle ne m'a jamais témoigné de préférence; mais je crus
+voir une intention aimable pour moi dans le choix de cet habit: je
+voulus lui parler, et je m'assis près d'elle, après l'avoir engagée à
+se rapprocher de la porte d'entrée vers laquelle je retournois sans
+cesse la tête. J'étois si vivement ému par l'impatience de voir
+arriver Delphine, que je ne pouvois pas même suivre, avec Matilde,
+cette conversation de bal si facile à conduire.
+
+Tout à coup je sentis un air embaumé; je reconnus le parfum des fleurs
+que Delphine a coutume de porter, et je tressaillis; elle entra sans
+me voir: je n'allai pas à l'instant vers elle; je goûtai d'abord le
+plaisir de la savoir dans le même lieu que moi. Je ménageai avec
+volupté les délices de la plus heureuse journée de ma vie: je laissai
+Delphine faire le tour du bal avant de m'approcher d'elle; je
+remarquai seulement qu'elle cherchoit quelqu'un encore, quoique tout
+le monde se fût empressé de l'entourer. Elle étoit vêtue d'une simple
+robe blanche, et ses beaux cheveux étoient rattachés ensemble sans
+aucun ornement, mais avec une grâce et une variété tout à-fait
+inimitables. Ah! qu'en la regardant j'étois ingrat pour la parure de
+Matilde; c'étoit celle de Delphine qu'il falloit choisir. Que me font
+les souvenirs de l'Espagne? Je ne me rappelle rien, que depuis le jour
+où j'ai vu madame d'Albémar.
+
+Elle me reconnut dans l'embrasure d'une fenêtre, où j'avois été me
+placer pour la regarder. Elle eut un mouvement de joie que je ne
+perdis point; bientôt après elle aperçut Matilde, et son costume la
+frappa tellement, qu'elle resta debout devant elle, rêveuse, distraite
+et sans lui parler. Une jeune et jolie Italienne, qu'on nomme madame
+d'Ervins, aborda Delphine et la pria de la suivre dans le salon à
+côté. Delphine hésitoit, et j'en suis sûr, pour me parler; cependant
+madame d'Ervins eut l'air affligée de sa résistance, et Delphine
+n'hésita plus.
+
+Cet entretien avec madame d'Ervins fut assez long, et je le souffrois
+impatiemment, lorsque Delphine revint à moi et me dit:--Il est
+peut-être bien ridicule de vous rendre compte de mes actions sans
+savoir si vous vous y intéressez; enfin dussiez-vous trouver cette
+démarche imprudente, vous penserez de mon caractère ce que vous en
+pensez peut-être déjà, mais vous ne concevrez pas du moins sur moi des
+soupçons injustes. Un intérêt, qu'il m'est interdit de vous confier,
+me force à causer quelques instans seule avec M. de Serbellane; cet
+intérêt est le plus étranger du monde à mes affections personnelles;
+je connoîtrois bien mal Léonce, s'il pouvoit se méprendre à l'accent
+de la vérité, et si je n'étois pas sûre de le convaincre, quand
+j'atteste son estime pour moi, de la sincérité de mes paroles.--La
+dignité et la simplicité de ce discours me firent une impression
+profonde: ah! Delphine! quelle seroit votre perfidie, si vous faisiez
+servir au mensonge tant de charmes qui ne semblent créés que pour
+rendre plus aimables encore les premiers mouvemens, les affections
+involontaires, pour réunir enfin dans une même femme les grâces
+élégantes du monde à toute la simplicité des sentimens naturels!
+
+Quand la conversation de madame d'Albémar avec M. de Serbellane fut
+terminée, elle revint dans le bal; et M. d'Orsan, ce neveu de madame
+du Marset, qui a toujours besoin d'occuper de ses talens, parce qu'ils
+lui tiennent lieu d'esprit, pria Delphine de danser une polonoise,
+qu'un Russe leur avoit apprise à tous les deux, et dont on étoit
+très-curieux dans le bal. Delphine fut comme forcée de céder à son
+importunité, mais il y avoit quelque chose de bien aimable dans les
+regards qu'elle m'adressa; elle se plaignoit à moi de l'ennui que lui
+causoit M. d'Orsan; notre intelligence s'étoit établie d'elle-même,
+son sourire m'associoit à ses observations doucement malicieuses.
+
+Les hommes et les femmes montèrent sur les bancs pour voir danser
+Delphine; je sentis mon coeur battre avec une grande violence, quand
+tous les yeux se tournèrent sur elle: je souffrois de l'accord même de
+toutes ces pensées avec la mienne; j'eusse été plus heureux si je
+l'avois regardée seul.
+
+Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur une assemblée nombreuse
+un effet plus extraordinaire; cette danse étrangère a un charme dont
+rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée; c'est un mélange
+d'indolence et de vivacité, de mélancolie et de gaîté tout-à-fait
+asiatique. Quelquefois, quand l'air devenoit plus doux, Delphine
+marchoit quelques pas la tête penchée, les bras croisés, comme si
+quelques souvenirs, quelques regrets étoient venus se mêler soudain à
+tout l'éclat d'une fête; mais, bientôt reprenant la danse vive et
+légère, elle s'entouroit d'un schall indien, qui, dessinant sa taille,
+et retombant avec ses longs cheveux, faisoit de toute sa personne un
+tableau ravissant.
+
+Cette danse expressive et, pour ainsi dire, inspirée, exerce sur
+l'imagination un grand pouvoir; elle vous retrace les idées et les
+sensations poétiques que, sous le ciel de l'Orient, les plus beaux
+vers peuvent à peine décrire.
+
+Quand Delphine eut cessé de danser, de si vifs applaudissemens se
+firent entendre, qu'on put croire pour un moment tous les hommes
+amoureux, et toutes les femmes subjuguées.
+
+Quoique je sois encore foible et qu'on m'ait défendu tout exercice qui
+pourroit enflammer le sang, je ne sus pas résister au désir de danser
+une angloise avec Delphine; il s'en formoit une de toute la longueur
+de la galerie; je demandai à madame d'Albémar de la descendre avec
+moi.--Le pouvez-vous, me répondit-elle, sans risquer de vous faire
+mal?--Ne craignez rien pour moi, répondis-je, je tiendrai votre
+main.--La danse commença, et plusieurs fois mes bras serrèrent cette
+taille souple et légère qui enchantoit mes regards: une fois, en
+tournant avec Delphine, je sentis son coeur battre sous ma main; ce
+coeur, que toutes les puissances divines ont doué, s'animoit-il pour
+moi d'une émotion plus tendre?
+
+J'étois si heureux, si transporté, que je voulus recommencer encore
+une fois la même contredanse; la musique étoit ravissante; deux
+harpes mélodieuses accompagnoient les instrumens à vent, et
+jouoient un air à la fois vif et sensible; la danse de Delphine
+prenoit par degrés un caractère plus animé, ses regards
+s'attachoient sur moi avec plus d'expression; quand les figures de
+la danse nous ramenoient l'un vers l'autre, il me sembloit que ses
+bras s'ouvroient presque involontairement pour me rappeler, et que,
+malgré sa légèreté parfaite, elle se plaisoit souvent à s'appuyer
+sur moi; les délices dont je m'enivrois me firent oublier que ma
+blessure n'étoit pas parfaitement guérie: comme nous étions arrivés
+au dernier couple qui terminoit le rang, j'éprouvai tout à coup un
+sentiment de foiblesse qui faisoit fléchir mes genoux; j'attirai
+Delphine, par un dernier effort, encore plus près de moi, et je lui
+dis à voix basse:--Delphine, Delphine! si je mourois ainsi, me
+trouveriez-vous à plaindre?--Mon Dieu! interrompit-elle d'une voix
+émue, mon Dieu! qu'avez-vous?--L'altération de mon visage la
+frappa; nous étions arrivés à la fin de la danse; je m'appuyai
+contre la cheminée, et je portai sans y penser la main sur ma
+blessure, qui me faisoit beaucoup souffrir. Delphine ne fut plus
+maîtresse de son trouble, et s'y livra tellement, qu'à travers ma
+foiblesse je vis que tous les regards se fixoient sur elle; la
+crainte de la compromettre me redonna des forces, et je voulus
+passer dans la chambre voisine de celle où l'on dansoit. Il y avoit
+quelques pas à faire. Delphine n'observant rien que l'état où
+j'étois, traversa toute la salle sans saluer personne, me suivit,
+et me voyant chanceler en marchant, s'approcha de moi pour me
+soutenir; j'eus beau lui répéter que j'allois mieux, qu'en
+respirant l'air je serois guéri, elle ne songeoit qu'à mon danger,
+et laissa voir à tout le monde l'excès de sa peine et la vivacité
+de son intérêt.
+
+O Delphine! dans ce moment, comme au pied de l'autel, j'ai juré d'être
+ton époux: j'ai reçu ta foi, j'ai reçu le dépôt de ton innocente
+destinée, lorsqu'un nuage s'est élevé sur ta réputation, à cause de
+moi!
+
+Quand je fus près d'une fenêtre, je me remis entièrement; alors
+Delphine, se rappelant ce qui venoit de se passer, me dit les larmes
+aux yeux:--Je viens d'avoir la conduite du monde la plus
+extraordinaire; votre imprudence, en persistant à danser, a mis mon
+coeur à cette cruelle épreuve. Léonce, Léonce, aviez-vous besoin de me
+faire souffrir pour me deviner?--Pourriez-vous me soupçonner, lui
+dis-je, d'exposer volontairement aux regards des autres ce que j'ose à
+peine recueillir avec respect, avec amour, dans mon coeur? Mais si
+vous redoutez le blâme de la société, je saurai bientôt...--Le blâme
+de la société, interrompit-elle, avec une expression d'insouciance
+singulièrement piquante; je ne le crains pas: mais mon secret sera
+connu avant que je l'aie confié à l'amitié, et vous ne savez pas
+combien cette conduite me rend coupable!--Elle alloit continuer,
+lorsque nous entendîmes du bruit dans le salon, et le nom de madame
+d'Ervins plusieurs fois répété. Delphine me quitta précipitamment,
+pour demander la cause de l'agitation de la société.--Madame d'Ervins,
+lui répondit M. de Fierville, vient de tomber sans connoissance, et on
+l'emporte dans sa voiture, par ordre de M. d'Ervins; il ne veut pas
+qu'elle reçoive des secours ailleurs que chez elle.
+
+A peine Delphine eut-elle entendu ces dernières paroles, qu'elle
+s'élança sur l'escalier. atteignit M. d'Ervins, monta dans sa voiture
+sans rien lui dire, et partit à l'instant même; c'est tout ce que je
+pus apercevoir. Le mouvement rapide d'une bonté passionnée
+l'entraînoit. Elle me laissa seul au milieu de cette fête, que je ne
+reconnoissois plus. Je cherchois en vain les plaisirs qui se
+confondoient dans mon âme avec l'amour; mais j'étois pénétré de cette
+émotion tendre, et néanmoins sérieuse, qui remplit le coeur d'un
+honnête homme, lorsqu'il a donné sa vie, lorsqu'il s'est chargé du
+bonheur de celle d'un autre.
+
+Je ne sais si j'abuse de votre amitié en vous confiant les sentimens
+que j'éprouve; mais pourquoi la gravité de votre âge et de votre
+caractère me défendroit-elle de vous peindre ce pur amour qui me guide
+dans le choix de la compagne de ma vie? Mon cher maître! ils vous
+seront doux les récits du bonheur de votre élève; s'ils vous
+rappellent votre jeunesse, ce sera sans amertume, car tous vos
+souvenirs tiennent à la même pensée; ils se rattachent tous à la
+vertu.
+
+J'attendrai pour m'expliquer entièrement avec madame d'Albémar, que
+j'aie reçu la réponse de ma mère. Dans quelques jours je serai près de
+vous à Mondoville, puisque vous y avez besoin de moi. Je veux que nous
+écrivions ensemble à ma mère, de ce lieu même où elle a passé les
+premières années de son mariage et de mon enfance; ces souvenirs la
+disposeront à m'être favorable.
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+Madame de Vernon à M. de Clarimin.
+
+Paris, ce 30 juin 1790.
+
+
+On vous a mandé que M. de Mondoville étoit très-occupé de madame
+d'Albémar, et qu'il paroissoit la préférer à ma fille; vous en avez
+conclu que le mariage que j'ai projeté n'auroit pas lieu. Vous devriez
+avoir cependant un peu plus de confiance dans l'esprit que vous me
+connoissez. Je suis témoin de tout ce qui se passe; Léonce et Delphine
+n'ont pas un seul mouvement que je n'aperçoive, et vous imaginez que
+je ne saurai pas prévenir à temps cette liaison qui renverseroit tous
+mes projets de bonheur et de fortune!
+
+J'ai fait quelquefois usage de mon adresse pour de très-légers
+intérêts; aujourd'hui c'est mon devoir de protéger ma fille, et je n'y
+réussirois pas! Vous me dites que madame d'Albémar me cache son
+affection pour Léonce. Mon Dieu! je vous assure que j'aurai sa
+confiance quand je le voudrai; je ne suis occupée qu'à une chose,
+c'est à l'éviter; car elle m'engageroit, et il me plaît de rester
+libre.
+
+Les caractères de Léonce et de Delphine ne se conviennent point;
+Léonce est orgueilleux comme un Espagnol, épris de la considération
+presque autant que de Delphine, aimable, très-aimable; mais il faut
+les séparer pour leur intérêt à tous les deux. L'occasion s'en
+présentera; il ne faut que du temps, et je défie bien Léonce et
+Delphine de presser les événemens que j'ai résolu de ralentir.
+Personne ne sait mieux que moi faire usage de l'indolence: elle me
+sert à déjouer naturellement l'activité des autres. Je veux le mariage
+de Léonce et de Maltide. Je ne me suis pas donné la peine de vouloir
+quatre fois en ma vie; mais quand j'ai tant fait que de prendre cette
+fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l'atteins; comptez-y.
+
+Je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez; mais quand il y
+va du sort de ma fille, de ma ruine ou de mon aisance, de tout enfin
+pour moi, pensez-vous que je puisse rien négliger? Je me garde bien
+cependant d'agir dans un grand intérêt, avec plus de vivacité que dans
+un petit; car ce qui arrange tout, c'est la patience et le secret.
+Adieu donc, mon cher Clarimin; comme j'espère vous voir à Paris dans
+peu de temps, je vous y invite pour les noces de ma fille.
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 2 juillet.
+
+
+Thérèse est perdue, ma chère Louise, et je ne sais à quel parti
+m'arrêter pour adoucir sa cruelle situation. J'entrevoyois quelque
+espoir pour mon bonheur, il y a deux jours, à la fête de madame de
+Vernon; Léonce et moi, nous nous étions presque expliqués; mais depuis
+le malheur arrivé à Thérèse, je suis tellement émue, que j'ai laissé
+passer deux soirées sans oser aller chez madame de Vernon. Léonce
+auroit remarqué ma tristesse, et je n'aurois pu lui en avouer la
+cause; s'il est un devoir sacré pour moi, c'est celui de garder
+inviolablement le secret de mon amie; et comment ne pas se laisser
+pénétrer par ce qu'on aime? Je ne sais donc rien de Léonce; et madame
+d'Ervins occupe seule tous mes momens.
+
+Madame du Marset, cette cruelle ennemie de tous les sentimens, qu'elle
+ne peut plus inspirer ni ressentir, a connu M. d'Ervins à Paris il y a
+quinze ans, avant qu'il eût épousé Thérèse. Avant-hier au bal, madame
+du Marset, placée à côté de lui, n'a cessé de lui parler bas, pendant
+que Thérèse dansoit avec M. de Serbellane; je ne crois point que
+madame du Marset ait été capable d'exciter positivement les soupçons
+de M. d'Ervins; les caractères les plus méchans ne veulent pas
+s'avouer qu'ils le sont, et se réservent toujours quelques moyens
+d'excuse vis-à-vis des autres et d'eux-mêmes; mais j'ai cru
+reconnoître par quelques mots échappés à la fureur de M. d'Ervins, que
+madame du Marset, en apprenant que M. de Serbellane avoit passé six
+mois dans son château avec sa femme, s'étoit moquée du rôle ridicule
+qu'il devoit avoir joué, en tiers avec ces deux jeunes gens; et de
+tous les mots qu'elle pouvoit choisir, le plus perfide étoit celui de
+_ridicule_; depuis, M. d'Ervins l'a répété sans cesse dans sa fureur,
+et quand elle s'apaisoit, il lui suffisoit de se le prononcer à
+lui-même, pour qu'elle recommençât plus violente que jamais.
+
+Je passai devant M. d'Ervins, quelques momens après sa conversation
+avec madame du Marset, et je fus frappée de son air sérieux; comme je
+ne connois rien en lui de profond que son amour-propre, je ne doutai
+pas qu'il ne fût offensé de quelque manière. Thérèse me fit part des
+mêmes observations, et cependant, soit, comme elle me l'a dit depuis,
+qu'un sentiment funeste l'agitât, soit que cette fête, nouvelle pour
+elle, l'étourdît, et lui otât le pouvoir de réfléchir, son occupation
+de M. de Serbellane n'étoit que trop remarquable pour des regards
+attentifs. M. d'Ervins affecta de s'éloigner d'elle; mais j'aperçus
+clairement qu'il ne la perdoit pas de vue: j'en avertis M. de
+Serbellane; je comptais sur sa prudence: en effet, il évita
+constamment de parler à Thérèse. Si je n'avois pas quitté madame
+d'Ervins alors, peut-être aurois-je calmé le trouble où la jetoit
+l'apparente, froideur de M. de Serbellane: elle en savoit la cause, et
+cependant elle ne pouvoit en supporter la vue. Entièrement occupée de
+Léonce, le reste de la soirée, j'oubliai madame d'Ervins: c'est à
+cette faute, hélas! qu'est peut-être due son infortune.
+
+Je parlois encore à Léonce, lorsque j'appris subitement qu'on
+emportoit madame d'Ervins sans connoissance; je courus après son mari
+qui la suivoit, je montai dans sa voiture presque malgré lui, et je
+pris dans mes bras la pauvre Thérèse, qui étoit tombée dans un
+évanouissement si profond, qu'elle ne donnoit plus un signe de
+vie.--Grand Dieu! dis-je à M. d'Ervins, qui l'a mise en cet état?--Sa
+conscience, madame, me répondit-il; sa conscience!--Et il me raconta
+alors ce qui s'étoit passé, avec un tremblement de colère dans lequel
+il n'entroit pas un seul sentiment de pitié pour cette charmante
+figure mourant devant ses yeux.
+
+Placé derrière une porte au moment où sa femme passoit d'une chambre à
+l'autre, il l'avoit entendu faire à M. de Serbellane des reproches
+dont l'expression supposoit une liaison intime: il s'étoit avancé
+alors, et prenant la main de sa femme, il lui avoit dit à voix basse,
+mais avec fureur:--Regardez-le, ce perfide étranger; regardez-le, car
+jamais vous ne le reverrez. A ces mots Thérèse étoit tombée comme
+morte à ses pieds; M. d'Ervins étoit fier de la douleur qu'il lui
+avoit causée; son orgueil ne se reposoit que sur cette cruelle
+jouissance.
+
+Quand nous arrivâmes à la maison de madame d'Ervins, sa fille Isore,
+la voyant rapporter dans cet état, jetoit des cris pitoyables,
+auxquels M. d'Ervins ne daignoit pas faire la moindre attention. On
+posa Thérèse sur son lit, revêtue, comme elle l'étoit encore, de
+guirlandes de fleurs et de toutes les parures du bal; elle avoit l'air
+d'avoir été frappée de la foudre au milieu d'une fête.
+
+Mes soins la rappelèrent à la vie; mais elle étoit dans un délire qui
+trahissoit à chaque instant son secret. Je voulois que M. d'Ervins me
+laissât seule avec elle; mais loin qu'il y consentît, il s'approcha de
+moi pour me dire que ma voiture étoit arrivée, et que dans ce moment
+il désiroit d'entretenir sa femme sans témoins.--Au nom de votre
+fille, lui dis-je, M. d'Ervins, ménagez Thérèse; n'oubliez pas dix ans
+de bonheur; n'oubliez pas....--Je sais, madame, interrompit-il, ce que
+je me dois à moi même: croyez que j'aurai toujours présent à l'esprit
+ma dignité personnelle.--Et n'aurez-vous pas, repris-je, n'aurez-vous
+pas présent à l'esprit le danger de Thérèse?--Ce qui est convenable
+doit être accompli, répondit-il, quoi qu'il en coûte; elle a l'honneur
+de porter mon nom, je verrai ce qu'exigent à ce titre et son devoir et
+le mien.--Je quittai cet homme odieux, cet homme incapable de rien
+voir dans la nature que lui seul, et dans lui-même, que son orgueil.
+Je retournai encore une fois vers l'infortunée Thérèse; je l'embrassai
+en lui jurant l'amitié la plus tendre, et lui recommandant la prudence
+et le courage; elle ne me répondit à demi-voix que ces seuls
+mots:--Faites que je le revoie.--Je partis le coeur déchiré.
+
+En rentrant chez moi vers deux heures du matin, je trouvai M. de
+Serbellane qui m'attendoit: combien je fus touché de sa douleur! ces
+caractères habituellement froids sortent quelquefois d'eux-mêmes, et
+produisent alors une impression ineffaçable. Il se faisoit une
+violence infinie pour contenir sa fureur contre M. d'Ervins; cependant
+il lui échappa une fois de dire:--Qu'il ne me fasse pas craindre pour
+sa femme; qu'il ne la menace pas d'indignes traitemens; car alors je
+trouverai qu'il vaut mieux se battre avec lui, le tuer, et délivrer
+Thérèse; et si jamais j'arrivois à trouver ce parti le plus
+raisonnable, ah!--que je le prendrois avec joie!--Je le calmai en lui
+disant que je reverrois le lendemain Thérèse, et que je lui
+raconterois fidèlement dans quelle situation je la trouverois. Nous
+nous quittâmes après qu'il m'eut promis de ne prendre aucun parti sans
+m'avoir revue.
+
+Aujourd'hui je n'ai pu être reçue chez Thérèse qu'à huit heures du
+soir; j'y ai été dix fois inutilement; son mari la tenoit enfermée;
+son état m'a plus effrayée encore que la veille. Ah! mon Dieu, quelle
+destinée! M. d'Ervins ne l'avoit pas quittée un seul instant, ni la
+nuit ni le jour; il l'avoit accablée des reproches les plus
+outrageans; il avoit obtenu d'elle tous les aveux qui l'accusoient, en
+la menaçant toujours, si elle le trompoit, d'interroger lui-même M. de
+Serbellane. Enfin il avoit fini par lui déclarer qu'il exigeoit que M.
+de Serbellane quittât la France dans vingt-quatre heures.--Je ne
+m'informe pas, lui dit-il, des moyens que vous prendrez pour l'obtenir
+de lui; vous pouvez lui écrire une lettre que je ne verrai pas; mais
+si après-demain, à dix heures du soir, il est encore à Paris, j'irai
+le trouver, et nous nous expliquerons ensemble: aussi-bien je penche
+beaucoup pour ce dernier moyen, et il ne peut être évité que s'il me
+donne une satisfaction éclatante, en s'éloignant au premier signe de
+ma volonté.
+
+Thérèse avoit tout promis; mais ce qui l'occupoit peut-être le plus,
+c'étoit la parole que je lui avois donnée il y a quinze jours,
+d'assurer ses derniers adieux; son imagination étoit moins frappée de
+la crainte d'un duel entre son amant et son mari, que de l'idée
+qu'elle ne reverroit plus M. de Serbellane; elle s'est jetée à mes
+pieds pour me conjurer de détourner d'elle une telle douleur. Ces mots
+terribles que M. d'Ervins a prononcés au bal, ces mots: _vous ne le
+verrez plus_, retentissent toujours dans son coeur: en les répétant,
+elle est dans un tel état, qu'il semble qu'avec ces seules paroles on
+pourroit lui donner la mort: elle dit que si ce sort jeté sur elle ne
+s'accomplit pas, si elle revoit encore une fois M. de Serbellane, elle
+sera sûre que leur séparation ne doit point être éternelle, elle aura
+la force de supporter son départ; mais que si ce dernier adieu n'est
+pas accordé, elle ne peut répondre d'y survivre. J'ai voulu détourner
+son attention; mais elle me répétoit toujours:--Le verrai-je, lui
+dirai-je encore adieu?--Et mon silence la plongeoit dans un tel
+désespoir, que j'ai fini par lui promettre que je consentirois à tout
+ce que voudroit M. de Serbellane; eh bien! dit-elle alors, je suis
+tranquille, car je lui ai écrit des prières irrésistibles.
+
+Vous trouverez peut-être, ma chère Louise, vous qui êtes un ange de
+bonté, que je ne devois pas hésiter à satisfaire Thérèse, surtout
+après l'engagement que j'avois pris antérieurement avec elle. Faut-il
+vous avouer le sentiment qui me faisoit craindre de consentir à ce
+qu'elle désiroit? Si Léonce apprend par quelque hasard que j'ai réuni
+chez moi une femme mariée avec son amant, malgré la défense expresse
+de son époux, m'approuvera-t-il? Léonce, Léonce! est-il donc devenu ma
+conscience, et ne suis-je donc plus capable de juger par moi-même ce
+que la générosité et la pitié peuvent exiger de moi?
+
+En sortant de chez Thérèse, j'allai chez madame de Vernon; Léonce en
+étoit parti; il m'avoit cherchée chez moi, et s'étoit plaint, à ce que
+m'a dit Matilde fort naturellement, du temps que je passois chez M.
+d'Ervins. M. de Fierville me fit alors quelques plaisanteries sur
+l'emploi de mes heures. Ces plaisanteries me firent tout à coup
+comprendre qu'il avoit vu sortir M. de Serbellane, à trois heures du
+matin, de chez moi, le jour du bal. J'en éprouvai une douleur
+insensée; je ne voyois aucun moyen de me justifier de cette
+accusation; je frémissois de l'idée que Léonce auroit pu l'entendre.
+M. de Serbellane arriva dans ce moment, il venoit de chez moi; il me
+le dit. M. de Fierville sourit encore; ce sourire me parut celui de la
+malice infernale; mais, au lieu de m'exciter à me défendre, il me
+glaça d'effroi, et je reçus M. de Serbellane avec une froideur inouïe.
+Il en fut tellement étonné, qu'il ne pouvoit y croire, et son regard
+sembloit me dire: mais où êtes-vous, mais que vous est-il arrivé? Sa
+surprise me rendit à moi-même. Non, Léonce, me répétai-je tout bas,
+vous pouvez tout sur moi; mais je ne vous sacrifierai pas la bonté, la
+généreuse bonté, le culte de toute ma vie. Je me décidai alors à
+prendre M. de Serbellane à part, et lui rendant compte en peu de mots
+de ce qui s'étoit passé, je lui dis qu'une lettre de Thérèse
+l'attendoit chez lui, et il partit pour la lire.
+
+Après cet acte de courage et d'honnêteté, car c'étoit moi que je
+sacrifiois, je voulus tenter de ramener M. de Fierville; je me
+demandai pourquoi je ne pourrois pas me servir de mon esprit pour
+écarter des soupçons injustes; mais M. de Fierville étoit calme, et
+j'étois émue; mais toutes mes paroles se ressentoient de mon trouble,
+tandis qu'il acéroit de sang-froid toutes les siennes. J'essayai
+d'être gaie pour montrer combien j'attachois peu de prix à ce qu'il
+croyoit important; mes plaisanteries étoient contraintes, et l'aisance
+la plus parfaite rendoit les siennes piquantes. Je revins au sérieux,
+espérant parvenir de quelque manière à le convaincre; mais il
+repoussoit par l'ironie l'intérêt trop vif que je ne pouvois cacher.
+Jamais je n'ai mieux éprouvé qu'il est de certains hommes sur lesquels
+glissent, pour ainsi dire, les discours et les sentimens les plus
+propres à faire impression; ils sont occupés à se défendre de la
+vérité par le persiflage; et comme leur triomphe est de ne pas vous
+entendre, c'est en vain que vous vous efforcez d'être compris.
+
+Je souffrois beaucoup cependant de mon embarrassante situation,
+lorsque madame de Vernon vint me délivrer; elle fit quelques
+plaisanteries à M. de Fierville, qui valoient mieux que les siennes,
+et l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre, en me disant tout bas
+qu'elle alloit le détromper sur tout ce qui m'inquiétoit, si je la
+laissois seule avec lui. Je ne puis vous dire, ma chère Louise,
+combien je fus touchée de cette action, de ce secours accordé dans une
+véritable détresse. Je serrai la main de madame de Vernon, les larmes
+aux yeux, et je me promis de la voir demain, pour ne plus conserver un
+secret qui me pèse; vous saurez donc demain, ma Louise, ce qu'il doit
+arriver de moi.
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 4 juillet.
+
+
+J'ai passé un jour très-agité, ma chère Louise, quoique je n'aie pu
+parvenir encore à parler à madame de Vernon. Il a eu des momens doux,
+ce jour, mais il m'a laissé de cruelles inquiétudes. En m'éveillant,
+j'écrivis à madame de Vernon, pour lui demander de me recevoir seule,
+à l'heure de son déjeûner; et sans lui dire précisément le sujet dont
+je voulois lui parler, il me semble que je l'indiquois assez
+clairement. Elle fit attendre mon domestique deux heures, et me le
+renvoya enfin avec un billet, dans lequel elle s'excusoit de ne pas
+pouvoir accepter mon offre, et finissoit par ces mots remarquables:
+_Au reste, ma chère Delphine, je lis dans votre coeur aussi bien que
+vous-même, mais je ne crois pas que ce soit encore le moment de nous
+parler_.
+
+J'ai réfléchi long-temps sur cette phrase, et je ne la comprends pas
+bien encore. Pourquoi veut-elle éviter cet entretien? Elle m'a dit
+elle-même, il y a deux jours, qu'elle n'avoit point eu, jusqu'à
+présent, de conversation avec Léonce, relativement au projet du
+mariage; auroit-elle deviné mon sentiment pour lui? Seroit-elle assez
+généreuse, assez sensible pour vouloir rompre cet hymen à cause de
+moi, et sans m'en parler? Combien j'aurois à rougir d'une si noble
+conduite! Qu'aurois-je fait pour mériter un si grand sacrifice? Mais
+si elle en avoit l'idée, comment exposeroit-elle Matilde à voir tous
+les jours Léonce? Enfin, dans ce doute insupportable, je résolus
+d'aller chez elle, et de la forcer à m'écouter.
+
+Qu'avois-je à lui dire cependant? Que j'aimois Léonce, que je voulois
+m'opposer au bonheur de sa fille, traverser les projets que nous
+avions formés ensemble! Ah! ma Louise, vous donnez trop
+d'encouragement à ma foiblesse; au moins je ne me livrerai point à
+l'espérance avant que madame de Vernon m'ait entendue, ait décidé de
+mon sort.
+
+M. de Serbellane arriva chez moi comme j'allois sortir; le changement
+de son visage me fit de la peine, je vis bien qu'il souffroit
+cruellement.--J'ai lu sa lettre, me dit-il; elle m'a fait mal: j'avois
+espéré que ma vie ne seroit funeste à personne, et voilà que j'ai
+perdu la destinée de la plus sensible des femmes. Voyons enfin, me
+dit-il en reprenant de l'empire sur lui-même, voyons ce qu'il reste à
+faire. Quoiqu'il me soit très-pénible d'avoir l'air de céder, en
+partant, à la volonté de M. d'Ervins, j'y consens, puisque Thérèse le
+désire; je ne crains pas que personne imagine que c'est ma vie que
+j'ai ménagée. Vous, madame, ajouta-t-il, que j'ai connue par tant de
+preuves d'une angélique bonté, il faut que vous m'en donniez une
+dernière; il faut que vous receviez après-demain, dans la soirée,
+Thérèse et moi chez vous. Je partirai ce matin ostensiblement; M.
+d'Ervins se croira sûr que je suis en route pour le Portugal; quelques
+affaires l'appellent à Saint-Germain, et pendant qu'il y sera, Thérèse
+viendra chez vous en secret. Je sais que la demande que je vous fais
+seroit refusée par une femme commune, accordée sans réflexion par une
+femme légère; je l'obtiendrai de votre sensibilité. Je n'ai peut-être
+pas toujours partagé l'impétuosité des sentimens de Thérèse; mais
+aujourd'hui cet adieu m'est aussi nécessaire qu'à elle; ces derniers
+événemens ont produit sur mon caractère une impression dont je ne le
+croyois pas susceptible; je veux que Thérèse entende ce que j'ai à lui
+dire sur sa situation.
+
+M. de Serbellane s'arrêta, étonné de mon silence; ce qui s'étoit passé
+hier avec M. de Fierville me donnoit encore plus de répugnance pour
+une nouvelle démarche: la calomnie ou la médisance peuvent me perdre
+auprès de Léonce. Je n'osois pas cependant refuser M. de Serbellane:
+quel motif lui donner? J'aurois rougi de prétexter un scrupule de
+morale, quand ce n'étoit pas la véritable cause de mon incertitude:
+honte éternelle à qui pourroit vouloir usurper un sentiment d'estime!
+
+Je ne sais si M. de Serbellane s'aperçut de mes combats, mais, me
+prenant la main, il me dit, avec ce calme qui donne toujours l'idée
+d'une raison supérieure:--Vous l'avez promis à Thérèse; j'en suis
+témoin, elle y a compté; tromperez-vous sa confiance? Serez-vous
+insensible à son désespoir?--Non, lui répondis-je, quoi qu'il puisse
+en arriver, je ne lui causerai pas une telle douleur; employez cette
+entrevue à calmer son esprit, à la ramener aux devoirs que sa destinée
+lui impose, et s'il en résulte pour moi quelque grand malheur, du
+moins je n'aurai jamais été dure envers un autre, j'aurai droit à la
+pitié.--Généreuse amie! s'écria M. de Serbellane, vous serez heureuse
+dans vos sentimens; je les ai devinés, j'ose les approuver, et tous
+les voeux de mon âme sont pour votre félicité. Je mettrai tant de
+prudence et de secret dans cette entrevue, que je vous promets d'en
+écarter tous les inconvéniens. Je ferai servir ces dernières heures à
+fortifier la raison de Thérèse, et dans votre maison il ne sera
+prononcé que des paroles dignes de vous; la nuit suivante je pars, je
+quitte peut-être pour jamais la femme qui m'a le plus aimé, et vous,
+madame, et vous dont le caractère est si noble, si sensible et si
+vrai.--C'étoit la première fois que M. de Serbellane m'exprimoit
+vivement son estime: j'en fus émue. Cet homme a l'art de toucher par
+ses moindres paroles; le courage qu'il avoit su m'inspirer me soutint
+quelques momens; mais à peine fut-il parti, que je fus saisie d'un
+profond sentiment de tristesse, en pensant à tous les hasards de
+l'engagement que je venois de prendre.
+
+Si j'avois pu consulter Léonce, ne m'auroit-il pas désapprouvée? il ne
+voudroit pas au moins, j'en suis sûre, que sa femme se permît une
+conduite aussi foible. Ah! pourquoi n'ai-je pas dès à présent la
+conduite qu'il exigeroit de sa femme! Cependant ma promesse
+n'étoit-elle pas donnée? pouvois-je supporter d'être la cause
+volontaire de la douleur la plus déchirante? Non, mais que ce jour
+n'est-il passé!
+
+Je suivis mon projet d'aller chez madame de Vernon, quoique je fusse
+bien peu capable de lui parler, dans la distraction où me jetoit le
+consentement que M. de Serbellane avoit obtenu de moi. Je trouvai
+Léonce avec madame de Vernon: il venoit prendre congé d'elle, avant
+d'aller passer quelques jours à Mondoville; il se plaignit de ne
+m'avoir pas vue, mais avec des mots si doux sur mon dévouement à
+l'amitié, que je dus espérer qu'il m'en aimoit davantage. Il soutint
+la conversation avec un esprit très-libre; il me parut, en
+l'observant, que son parti étoit pris; jusqu'alors il avoit eu l'air
+entraîné, mais non résolu; j'espérai beaucoup pour moi de son calme:
+s'il m'avoit sacrifiée, il auroit été impossible qu'il me regardât
+d'un air serein.
+
+Madame de Vernon alloit aux Tuileries faire sa cour à la reine; elle
+me pria de l'accompagner. Léonce dit qu'il iroit aussi; je rentrai
+chez moi pour m'habiller, et un quart d'heure après, Léonce et madame
+de Vernon vinrent me chercher.
+
+Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec
+quarante femmes les plus remarquables de Paris: madame de R. arriva:
+c'est une personne très-inconséquente, et qui s'est perdue de
+réputation, par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je
+l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante madame d'Artenas; j'ai
+toujours évité avec soin toute liaison avec elle, mais j'ai eu
+l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de
+bonté: je ne sais comment elle eut l'imprudence de paroître sans sa
+tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu'aucune femme ne
+veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon,
+mesdames de Sainte-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les
+exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la
+vertu, leur arrogance naturelle; mesdames de Sainte-Albe et de Tésin
+quittèrent la place où elles étoient assises, du même côté que madame
+de R.; à l'instant toutes les autres femmes se levèrent, par bon air
+ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la
+chambre madame de Vernon, madame du Marset et moi. Tous les hommes
+bientôt après suivirent cet exemple, car ils veulent, en séduisant les
+femmes, conserver le droit de les en punir.
+
+Madame de R. restoit seule l'objet de tous les regards, voyant le
+cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisoit pour s'en approcher, et
+ne pouvant cacher sa confusion. Le moment alloit arriver où la reine
+nous feroit entrer, ou sortiroit pour nous recevoir: je prévis que la
+scène deviendroit alors encore plus cruelle. Les yeux de madame de R.
+se remplissoient de larmes; elle nous regardoit toutes, comme pour
+implorer le secours d'une de nous; je ne pouvois pas résister à ce
+malheur; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours
+présente me retenoit encore; mais un dernier regard jeté sur madame de
+R. m'attendrit tellement, que par un mouvement complètement
+involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté
+d'elle: oui, me disois-je alors, puisque encore une fois les
+convenances de la société sont en opposition avec la véritable volonté
+de l'âme, qu'encore une fois elles soient sacrifiées.
+
+Madame de R. me reçut comme si je lui avois rendu la vie; en effet,
+c'est la vie que le soulagement de ces douleurs, que la société peut
+imposer quand elle exerce sans pitié toute sa puissance. A peine
+eus-je parlé à madame de R. que je ne pus m'empêcher de regarder
+Léonce: je vis de l'embarras sur sa physionomie, mais point de
+mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouroient l'assemblée
+avec inquiétude, pour juger de l'impression que je produisois, mais
+que la sienne étoit douce.
+
+Madame de Vernon ne cessa point de causer avec M. de Fierville, et
+n'eut pas l'air d'apercevoir ce qui se passoit; je soutins assez bien
+jusqu'à la fin ce qu'il pouvoit y avoir d'un peu gênant dans le rôle
+que je m'étois imposé. En sortant de l'appartement de la reine, madame
+de R. me dit, avec une émotion qui me récompensa mille fois de mon
+sacrifice:--Généreuse Delphine! vous m'avez donné la seule leçon qui
+pût faire impression sur moi! Vous m'avez fait aimer la vertu, son
+courage et son ascendant. Vous apprendrez dans quelques années, qu'à
+compter de ce jour je ne serai plus la même. Il me faudra long-temps
+avant de me croire digne de vous voir; mais c'est le but que je me
+proposerai, c'est l'espoir qui me soutiendra.--je lui pris la main à
+ces derniers mots, et je la serrai affectueusement. Un sourire amer de
+madame du Marset, un regard de M. de Fierville m'annoncèrent leur
+désapprobation; ils parloient tous les deux à Léonce, et je crus voir
+qu'il étoit péniblement affecté de ce qu'il entendoit: je cherchai des
+yeux madame de Vernon; elle étoit encore chez la reine. Pendant ce
+moment d'incertitude, Léonce m'aborda, et me demanda avec assez de
+sérieux la permission de me voir seule chez moi, dès qu'il auroit
+reconduit madame de Vernon. J'y consentis par un signe de tête;
+j'étois trop émue pour parler.
+
+Je retournai chez moi; j'essayai de lire en attendant l'arrivée de
+Léonce. Mais lorsque trois heures furent sonnées, je me persuadai que
+madame de Vernon l'avoit retenu, qu'il s'étoit expliqué avec elle,
+qu'elle avoit intéressé sa délicatesse à tenir les engagemens de sa
+mère, et qu'il alloit m'écrire pour s'excuser de venir me voir. Un
+domestique entra pendant que je faisois ces réflexions; il portoit un
+billet à la main, et je ne doutai pas que ce billet ne fût l'excuse de
+Léonce. Je le pris sans rien voir; un nuage couvroit mes yeux: mais
+quand j'aperçus la signature de Thérèse, j'éprouvai une joie bien
+vive; elle me demandoit de venir le soir chez elle: je répondis que
+j'irois avec un empressement extrême: je crois que j'étois
+reconnoissante envers Thérèse, de ce que c'étoit elle qui m'avoit
+écrit.
+
+Je me rassis avec plus de calme; mais peu de temps après mon
+inquiétude recommença; j'avois appris depuis une heure à distinguer
+parfaitement tous les bruits de voiture: je reconnoissois à l'instant
+celles qui venoient du côté de la maison de madame de Vernon. Quand
+elles approchoient, je retenois ma respiration pour mieux entendre, et
+quand elles avoient passé ma porte, je tombois dans le plus pénible
+abattement. Enfin, une s'arrête, on frappe, on ouvre, et j'aperçois le
+carrosse bleu de Léonce qui m'étoit si bien connu. Je fus bien
+honteuse alors de l'état dans lequel j'avois été; il me sembloit que
+Léonce pouvoit le deviner, et je me hâtai de reprendre un livre, et de
+me préparer à recevoir comme une visite, avec les formes accoutumées
+de la société, celui que j'attendois avec un battement de coeur qui
+soulevoit ma robe sur mon sein.
+
+Léonce enfin parut; l'air en devint plus léger et plus pur. Il
+commença par me dire que madame de Vernon l'avoit retenu avec une
+insistance singulière, sans lui parler d'aucun sujet intéressant; mais
+le rappelant sans cesse pour le charger des commissions les plus
+indifférentes. Elle doit, lui dis-je, en faisant effort sur moi-même,
+chercher tous les moyens de vous captiver; vous ne pouvez en être
+surpris.--Ce n'est pas elle, reprit Léonce avec une expression assez
+triste, qui peut influer sur mon sort, vous seule exercez cet empire;
+je ne sais pas si vous vous en servirez pour mon bonheur.--Ce doute
+m'étonna; je gardai le silence; il continua:--Si j'avois eu la gloire
+de vous intéresser, ne penseriez-vous pas aux prétextes que vous
+donnez à la méchanceté; oublieriez-vous le caractère de ma mère, et
+les obstacles.... Il s'arrêta, et appuya sa tête sur sa main:--Que me
+reprochez-vous, Léonce? lui dis-je; je veux l'entendre avant de me
+justifier.--Votre liaison intime avec madame de R.; madame d'Albémar
+devoit-elle choisir une telle amie?--Je la voyois pour la troisième
+fois, répondis-je, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais été chez
+elle, elle n'est jamais venue chez moi.--Quoi! s'écria Léonce, et
+madame du Marset a osé me dire....--Vous l'avez écoutée; c'est vous
+qui êtes bien plus coupable.
+
+Ce n'est pas tout encore, ajoutai-je; ne m'avez-vous pas désapprouvée
+d'avoir été me placer à côté d'elle?--Non, répondit Léonce, je
+souffrois, mais je ne vous blâmois pas.--Vous souffriez, repris-je
+avec assez de chaleur, quand je me livrois à un sentiment généreux;
+ah! Léonce, c'étoit du malheur de cette infortunée qu'il falloit
+s'affliger, et non de l'heureuse occasion qui me permettoit de la
+secourir. Sans doute madame de R. a dégradé sa vie; mais pouvons-nous
+savoir toutes les circonstances qui l'ont perdue? a-t-elle eu pour
+époux un protecteur, ou un homme indigne d'être aimé? ses parens
+ont-ils soigné son éducation? le premier objet de son choix a-t-il
+ménagé sa destinée? n'a-t-il pas flétri dans son coeur toute espérance
+d'amour, tout sentiment de délicatesse? Ah! de combien de manières le
+sort des femmes dépend des hommes! d'ailleurs, je ne me vanterai point
+d'avoir pensé ce matin à la conduite de madame de R., ni à
+l'indulgence qu'elle peut mériter; j'ai été entraînée vers elle par un
+mouvement de pitié tout-à-fait irréfléchi. Je n'étois point son juge,
+et il falloit être plus que son juge pour se refuser à la soulager
+d'un grand supplice, l'humiliation publique. Ces mêmes femmes qui
+l'ont outragée, pensez-vous que si elles l'eussent rencontrée seule à
+la campagne, elles se fussent éloignées d'elle? Non, elles lui
+auroient parlé; leur indignation vertueuse, se trouvant sans témoins,
+ne se seroit point réveillée. Que de petitesses vaniteuses et de
+cruautés froides, dans cette ostentation de vertus, dans ce sacrifice
+d'une victime humaine, non à la morale, mais à l'orgueil! Écoutez-moi,
+Léonce, lui dis-je avec enthousiasme, je vous aime, vous le savez, je
+ne chercherois point à vous le cacher, quand même vous l'ignoreriez
+encore; loin de moi toutes les ruses du coeur, même les plus
+innocentes: mais je l'espère, je ne sacrifierai pas à cette affection
+toute-puissante les qualités que je dois aux chers amis qui ont élevé
+mon enfance: je braverai le plus grand des dangers pour moi, la
+crainte de vous déplaire, oui, je le braverai, quand il s'agira de
+porter quelque consolation à un être malheureux.
+
+Long-temps avant d'avoir fini de parler, j'avois vu sur le visage de
+Léonce que j'avois triomphé de toutes ses dispositions sévères; mais
+il se plaisoit à m'entendre, et je continuois, encouragée par ses
+regards.--Delphine, me dit-il, en me prenant la main, céleste
+Delphine, il n'est plus temps de vous résister. Qu'importé si nos
+caractères et nos opinions s'accordent en tout, il n'y a pas dans
+l'univers une autre femme de la même nature que vous! aucune n'a dans
+les traits cette empreinte divine que le ciel y a gravée, pour qu'on
+ne pût jamais vous comparer à personne; cette âme, cette voix, ce
+regard se sont emparés de mon être; je ne sais quel sera mon sort avec
+vous, mais sans vous il n'y a plus sur la terre pour moi que des
+couleurs effacées, des images confuses, des ombres errantes; et rien
+n'existe, rien n'est animé quand vous n'êtes pas là. Soyez donc,
+s'écria-t-il en se jetant à mes pieds, soyez donc la compagne de ma
+destinée, l'ange qui marchera devant moi, pendant les années que je
+dois encore parcourir. Soignez mon bonheur que je vous livre avec ma
+vie, ménagez mes défauts; ils naissent, comme mon amour, d'un
+caractère passionné; et demandez au ciel pour moi, le jour de notre
+union, que je meure jeune, aimé de vous, sans avoir jamais éprouvé le
+moindre refroidissement dans cette affection touchante, que votre
+coeur m'a généreusement accordée.
+
+Ah! Louise, quels sentimens j'éprouvois! je serrois ses mains dans les
+miennes, je pleurois, je craignois d'interrompre par un seul mot ces
+paroles enivrantes! Léonce me dit qu'il alloit écrire à sa mère pour
+lui déclarer formellement son intention, et il sollicita de moi la
+promesse de m'unir à lui, quelle que fût la réponse d'Espagne, au
+moment où elle seroit arrivée. Je consentois avec transport au bonheur
+de ma vie, quand tout à coup je réfléchis que cette demande ne pouvoit
+s'accorder avec la résolution que j'avois formée de confier mon secret
+à madame de Vernon, avant d'avoir pris aucun engagement. La
+délicatesse me faisoit une loi de ne donner aucune réponse décisive,
+sans lui avoir parlé. Je ne voulus pas dire à Léonce ma résolution à
+cet égard, dans la crainte de l'irriter; je lui répondis donc, que je
+lui demandois de n'exiger de moi aucune promesse avant son retour; il
+recula d'étonnement à ces mots, et sa figure devint très-sombre;
+j'allois le rassurer, lorsque tout à coup ma porte s'ouvrit, et je vis
+entrer madame de Vernon, sa fille et M. de Fierville. Je fus
+extrêmement troublée de leur présence, et je regrettois surtout de
+n'avoir pu m'expliquer avec Léonce, sur le refus qui l'avoit blessé.
+Madame de Vernon ne m'observa pas, et s'assit fort simplement, en
+m'annonçant qu'elle venoit me chercher pour dîner chez elle: Matilde
+eut un moment d'étonnement lorsqu'elle vit Léonce chez moi; mais cet
+étonnement se passa sans exciter en elle aucun soupçon: la lenteur de
+ses idées et leur fixité la préservent de la jalousie.--A propos, me
+dit madame de Vernon, est-il vrai que M. de Serbellane part
+après-demain pour le Portugal?--Je rougis à ce mot extrêmement, dans
+la crainte qu'il ne compromît Thérèse, et je me hâtai de dire qu'il
+étoit parti ce matin même. Léonce me regarda avec une attention
+très-vive, puis il tomba dans la rêverie. Je sentis de nouveau le
+malheur du secret auquel j'étois condamnée, et je tressaillis en
+moi-même, comme si mon bonheur eût, couru quelque grand hasard. Madame
+de Vernon me proposa de partir; elle insista, mais foiblement, pour
+que Léonce vînt chez elle: M. Barton l'attendoit; il refusa. Comme je
+montois en voiture, il me dit a voix basse, mais avec un ton
+très-solennel:--N'oubliez pas qu'avec un caractère tel que le mien, un
+tort du coeur, une dissimulation, détruiroit sans retour et mon
+bonheur et ma confiance.--Je le regardai pour me plaindre, ne pouvant
+lui parler entourée comme je l'étois; il m'entendit, me serra la main
+et s'éloigna; mais depuis une oppression douloureuse ne m'a point
+quittée.
+
+Il est enfin convenu que demain au soir madame de Vernon me recevra
+seule. Avant cette heure, Thérèse et son amant se seront rencontrés
+chez moi; c'est trop pour demain. J'ai vu ce soir Thérèse; elle savoit
+ma promesse par un mot de M. de Serbellane; je n'aurois pu lui
+persuader moi-même, quand je l'aurois voulu, que j'étois capable de me
+rétracter. Son mari croit M. de Serbellane en route; il va demain à
+Saint-Germain; tout est arrangé d'une manière irrévocable, je suis
+liée de mille noeuds; mais je l'espère au moins, c'est le dernier
+secret qui existera jamais entre Léonce et moi. Vous, ma soeur, à qui
+j'ai tout dit, songez à moi; mon sort sera bientôt décidé.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+Léonce à sa mère.
+
+Mondoville, 6 juillet 1790.
+
+
+Je suis dans cette terre où vous avez passé les plus heureuses années
+de votre mariage; c'est ici, mon excellente mère, que vous avez élevé
+mon enfance; tous ces lieux sont remplis de mes plus doux souvenirs,
+et je retrouve en les voyant cette confiance dans l'avenir, bonheur
+des premiers temps de la vie. J'y ressens aussi mon affection pour
+vous avec une nouvelle force; cette affection de choix que mon coeur
+vous accorderoit, quand le devoir le plus sacré ne me l'imposeroit
+pas. Vous me connoissez d'autant mieux, qu'à beaucoup d'égards je vous
+ressemble; fixez donc, je vous en conjure, toute votre attention, et
+tout votre intérêt sur la demande que je vais vous faire.
+
+Je puis être malheureux de beaucoup de manières; mon âme irritable est
+accessible à des peines de tout genre; mais il n'existe pour moi
+qu'une seule source de bonheur, et je n'en goûterai point sur la
+terre, si je n'ai pas pour femme un être que j'aime, et dont l'esprit
+intéresse le mien. Ce n'est point le rapide enthousiasme d'un jeune
+homme pour une jolie femme, que je prends pour l'attachement
+nécessaire à toute ma vie; vous savez que la réflexion se mêle
+toujours à mes sentimens les plus passionnés: je suis profondément
+amoureux de madame d'Albémar; mais je n'en suis pas moins certain, que
+c'est la raison qui me guide, dans le choix que j'ai fait d'elle, pour
+lui confier ma destinée.
+
+Mademoiselle de Vernon est une personne belle, sage et raisonnable; je
+suis convaincu qu'elle ne donnera jamais à son époux aucun sujet de
+plainte, et que sa conduite sera conforme aux principes les plus
+réguliers; mais est-ce l'absence des peines que je cherche dans le
+mariage? je ferois tout aussi bien alors de rester libre. D'ailleurs
+je n'atteindrois pas même à ce but, en me résignant à l'union que l'on
+me propose. Que ferois-je de l'âme et de l'esprit que j'ai, avec une
+femme d'une nature tout-à-fait différente? N'avez-vous pas souvent
+remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes
+distinguées s'accordent mal ensemble! Les esprits tout-à-fait
+vulgaires s'arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs; mais
+la médiocrité ne suppose rien au-delà de sa propre intelligence, et
+regarde comme folie tout ce qui la dépasse. Mademoiselle de Vernon a
+déjà un caractère et un esprit arrêtés, qui ne peuvent plus ni se
+modifier, ni se changer; elle a des raisonnemens pour tout, et les
+pensées des autres ne pénètrent jamais dans sa tête. Elle oppose
+constamment une idée commune à toute idée nouvelle, et croit en avoir
+triomphé. Quel plaisir la conversation pourroit-elle donner avec une
+telle femme! et l'un des premiers bonheurs de la vie intime n'est-il
+pas de s'entendre et de se répondre? Que de mouvemens, que de
+réflexions, que de pensées, que d'observations ne me seroit-il pas
+impossible de communiquer à Matilde! et que ferois-je de tout ce que
+je ne pourrois pas lui confier, de cette moitié de ma vie à laquelle
+je ne pourrois jamais l'associer!
+
+Ah! ma mère, je serai seul, pour jamais seul, avec toute autre femme
+que Delphine, et c'est une douleur toujours plus amère avec le temps,
+que cette solitude de l'esprit et du coeur, à côté de l'objet qui vers
+la fin de la vie doit être votre unique bien. Je ne supporterois point
+une telle situation; j'irois chercher ailleurs cette société parfaite,
+cette harmonie des âmes, dont jamais l'homme ne peut se passer; et
+quand je serois vieux, je rapporterois mes tristes jours à celle à qui
+je n'aurois pu donner un doux souvenir de mes jeunes années.
+
+Quel avenir! ma mère, pouvez-vous y condamner votre fils, quand le
+hasard le plus favorable lui présente l'objet qui feroit le bonheur de
+toutes les époques de sa vie, la plus belle des femmes, et cependant
+celle qui, dépouillée de tous les agrémens de la jeunesse, posséderoit
+encore les trésors du temps; la douceur, l'esprit et la bonté! Vous
+avez donné, par une éducation forte, une grande activité à mes vertus,
+comme à mes défauts; pensez-vous qu'un tel caractère soit facile à
+rendre heureux?
+
+Si vous eussiez pris des engagemens indissolubles, des engagemens
+consacrés par l'honneur, c'en étoit fait, j'immolois ma vie à votre
+parole; mais sans doute votre consentement n'avoit point un semblable
+caractère, puisque vous ne m'avez jamais fait cette objection, en
+réponse à dix lettres, qui vous interrogeoient, à cet égard. Vous ne
+m'avez parlé que des injustes préventions qu'on vous a données contre
+madame d'Albémar.
+
+On vous a dit qu'elle étoit légère, imprudente, coquette, philosophe;
+tout ce qui vous déplaît en tout genre, on l'a réuni sur Delphine. Ne
+pouvez-vous donc pas, ma mère, en croire votre fils autant que madame
+du Marset? Delphine a été élevée dans la solitude, par des personnes
+qui n'avoient point la connoissance du monde, et dont l'esprit étoit
+cependant fort éclairé; elle ne vit à Paris que depuis un an, et n'a
+point appris à se défier des jugemens des hommes. Elle croit que la
+morale suffit à tout, et qu'il faut dédaigner les préjugés reçus, les
+convenances admises, quand la vertu n'y est point intéressée! Mais le
+soin de mon bonheur la corrigera de ce défaut; car ce qu'elle est
+avant tout, c'est bonne et sensible; elle m'aime, que n'obtiendrai-je
+donc pas d'elle, et pour vous, et pour moi?
+
+On vous a parlé de la supériorité de son esprit; et comme à ma prière
+vous avez consenti à venir vivre chez moi l'année prochaine, vous
+craignez de rencontrer dans votre belle-fille un caractère despotique.
+Matilde, dont l'esprit est borné, a des volontés positives sur les
+plus petites circonstances de la vie domestique; Delphine n'a que deux
+intérêts au monde, le sentiment et la pensée relie est sans désirs,
+comme sans avis sur les détails journaliers, et s'abandonne avec joie
+à tous les goûts des autres; elle n'attache du prix qu'à plaire et à
+être aimée. Vous serez l'objet continuel de ses soins les plus
+assidus; je la vois avec madame de Vernon; jamais l'amour filial,
+l'amitié complaisante et dévouée ne pourroient inspirer une conduite
+plus aimable. Ah! ma mère, c'est votre bonheur autant que le mien, que
+j'assure en épousant madame d'Albémar.
+
+Vous n'avez pas réfléchi combien vous auriez de peine à ménager
+l'amour-propre d'une personne médiocre: tout est si doux, tout est si
+facile avec un être vraiment supérieur! Les opinions même de Delphine
+sont mille fois plus aisées à modifier, que celles de Matilde.
+Delphine ne peut jamais craindre d'être humiliée; Delphine ne peut
+jamais éprouver les inquiétudes de la vanité; son esprit est prêt à
+reconnoître une erreur, accoutumé qu'il est à découvrir tant de
+vérités nouvelles, et son coeur se plaît à céder aux lumières de ceux
+qu'elle aime.
+
+On vous a dit encore, j'ai honte de l'écrire, qu'elle étoit fausse et
+dissimulée; que j'ignorois sa vie passée et ses affections présentes:
+sa vie passée! tout le monde la sait; ses affections présentes! que
+vous a-t-on mandé sur M. de Serbellane? pourquoi me le nommez-vous?
+Non, Delphine ne m'a rien caché. Delphine fausse! dissimulée!... Si
+cela pouvoit être vrai, son caractère seroit le plus méprisable de
+tous; car elle profaneroit indignement les plus beaux dons que la
+nature ait jamais faits, pour entraîner et convaincre.
+
+Enfin, j'oserai vous le dire, sans porter atteinte au respect profond
+que j'aime à vous consacrer; je suis résolu à épouser madame
+d'Albémar, à moins que vous ne me prouviez qu'une loi de l'honneur s'y
+oppose. Le sacrifice que je ferois alors seroit bientôt suivi de celui
+de ma vie: l'honneur peut l'exiger; mais vous, ma mère, seriez-vous
+heureuse à ce prix?
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 6 juillet.
+
+
+Ma chère soeur, j'étois sans doute avertie par quelque pressentiment
+du ciel, lorsque j'éprouvois un si grand effroi de la journée d'hier.
+Oh! de quel événement ma fatale complaisance est la première cause!
+J'éprouve autant de remords que si j'étois coupable, et je n'échappe à
+ces réflexions que par une douleur plus vive encore, parle spectacle
+du désespoir de Thérèse. Et Léonce! Léonce! juste ciel! quelle
+impression recevra-t-il de mon imprudente conduite? Ma Louise, je me
+dis à chaque instant que si vous aviez été près de moi, aucun de ces
+malheurs ne me seroit arrivé. Mais la bonté, mais la pitié naturelles
+à mon caractère m'égarent, loin d'un guide qui sauroit joindre à ces
+qualités une raison plus ferme que la mienne.
+
+Hier à deux heures après midi, M. d'Ervins alla dîner à Saint-Germain
+chez un de ses amis, se croyant assuré du départ de M. de Serbellane.
+Madame d'Ervins arriva chez moi vers cinq heures, seule, à pied, dans
+un état déplorable; et peu de momens après, M. de Serbellane vint
+très-secrètement pour lui dire un adieu, qui sera plus long, hélas!
+qu'ils ne l'imaginoient alors. Ma porte étoit défendue pour tout le
+monde, et pour M. d'Ervins en particulier; on disoit chez moi que
+j'étois partie pour Bellerive, et tous mes volets fermés du côté de la
+cour, servoient à le persuader. Je fus témoin, pendant trois heures,
+de la douleur la plus déchirante; je versai beaucoup de larmes avec
+Thérèse, et j'étois déjà bien abattue lorsque la plus terrible épreuve
+tomba sur moi.
+
+Au moment où j'avois obtenu de Thérèse et de M. de Serbellane qu'ils
+se séparassent, un de mes gens entra, et me dit qu'un domestique de
+madame de Vernon m'apportoit un billet d'elle, et demandoit à me
+parler; je sors et je vois, jugez de ma terreur, je vois M. d'Ervins!
+Il étoit déjà dans la chambre voisine, et se débarrassant d'une
+redingotte à la livrée des gens de madame de Vernon, dont il s'étoit
+revêtu pour se déguiser: il s'avance tout à coup, malgré mes efforts,
+se précipite sur la porte de mon salon, l'ouvre, et trouve M. de
+Serbellane à genoux devant Thérèse, la tête baissée sur sa main.
+Thérèse reconnoît son mari la première, et tombe sans connoissance sur
+le plancher. M. de Serbellane la relève dans ses bras, avant d'avoir
+encore aperçu M. d'Ervins, et croyant que la douleur des adieux étoit
+la seule cause de l'état où il voyoit Thérèse. M. d'Ervins arrache sa
+femme des bras de son amant, et la jette sur une chaise, en
+l'abandonnant à mes secours; il se retourne ensuite vers M. de
+Serbellane, et tire son épée sans remarquer que son adversaire n'en
+avoit pas: les cris qui m'échappèrent attirèrent mes gens; M. de
+Serbellane leur ordonna de s'éloigner, et, s'adressant à M. d'Ervins,
+il lui dit:--Vous devez croire à madame d'Ervins, monsieur, des torts
+qu'elle n'a pas; je la quittois, je la priois de recevoir mes adieux.
+
+M. d'Ervins alors entra dans une colère, dont les expressions étoient
+à la fois insolentes, ignobles et furieuses. A travers tous ses
+discours, on voyoit cependant la plus ferme résolution de se battre
+avec M. de Serbellane. J'essayai de persuader à M. d'Ervins que cette
+scène pourroit être ignorée de tout le monde; mais je compris par ses
+réponses une partie de ce que j'ai su depuis avec détail; c'est que M.
+de Fierville savoit tout, avoit tout dit, et que cette raison, plus
+qu'aucune autre encore, animoit le courage de M. d'Ervins.
+
+M. de Serbellane souffroit de la manière la plus cruelle; je voyois
+sur son visage le combat de toutes les passions généreuses et fières;
+il étoit immobile devant une fenêtre, mordant ses lèvres, écoutant en
+silence les folles provocations de M. d'Ervins, et regardant seulement
+quelquefois le visage pâle et mourant de Thérèse, comme s'il avoit
+besoin de trouver dans ce spectacle des motifs pour se contenir.
+
+Il me vint dans l'esprit, après avoir tout épuisé pour calmer M.
+d'Ervins, de détourner sa colère sur moi, et j'essayai de lui dire que
+c'étoit moi qui avois engagé madame d'Ervins à venir: je commençois à
+peine ces mots, que se rappelant ce qu'il avoit oublié, c'est que le
+rendez-vous s'étoit donné dans ma maison, il se permit sur ma conduite
+les réflexions les plus insultantes. M. de Serbellane alors ne se
+contint plus, et saisissant la main de M. d'Ervins, il lui dit:--C'en
+est assez, monsieur; c'en est assez; vous n'aurez plus affaire qu'à
+moi, et je vous satisferai.--Thérèse revint à elle dans ce moment.
+Quelle scène pour elle, grand Dieu! une épée nue, la fureur qui se
+peignoit dans les regards de son amant et de son mari, lui apprirent
+bientôt de quel événement elle étoit menacée; elle se jeta aux pieds
+de M. d'Ervins pour l'implorer.
+
+Alors, soit que prêt à se battre, il éprouvât un ressentiment plus
+âpre encore contre celle qui en étoit la cause, soit qu'il fût dans
+son caractère de se plaire dans les menaces, il lui déclara qu'elle
+devoit s'attendre aux plus cruels traitemens, qu'il lui retireroit sa
+fille, qu'il l'enfermeroit dans une terre pour le reste de ses jours,
+et que l'univers entier connoîtroit sa honte, puisqu'il alloit s'en
+laver lui-même dans le sang de son amant. A ces atroces discours, M.
+de Serbellane fut saisi d'une colère telle, que je frémis encore en me
+la rappelant: ses lèvres étoient pâles et tremblantes, son visage
+n'avoit plus qu'une expression convulsive; il me dit à voix basse en
+s'approchant de moi:--Voyez-vous cet homme, il est mort; il vient de
+se condamner; je perdrai Thérèse pour toujours, mais je la laisserai
+libre, et je lui conserverai sa fille.--A ces mots, avec une action
+plus prompte que le regard, il prit M. d'Ervins par le bras et sortit.
+
+Thérèse et moi nous les suivîmes tous les deux; ils étoient déjà dans
+la rue. Thérèse, en se précipitant sur l'escalier, tomba de quelques
+marches; je la relevai, j'aidai à la reporter sur mon lit, et je
+chargeai Antoine, le valet de chambre intelligent que vous m'avez
+donné, de rejoindre M. d'Ervins et M. de Serbellane, et de nous
+rapporter à l'instant ce qui se seroit passé.
+
+Je tins serrée dans mes bras pendant cette cruelle incertitude la
+malheureuse Thérèse, qui n'avoit qu'une idée, qui ne craignoit au
+monde que le danger de M. de Serbellane.
+
+Antoine revint enfin, et nous apprit que dans le fatal combat, M.
+d'Ervins avoit été tué sur la place. Thérèse, en l'apprenant, se jeta
+à genoux, et s'écria:--Mon Dieu, ne condamnez pas aux peines
+éternelles la criminelle Thérèse! accordez-lui les bienfaits de la
+pénitence; sa vie ne sera plus qu'une expiation sévère, ses derniers
+jours seront consacrés à mériter votre miséricorde!--En effet, depuis
+ce moment toutes ses idées semblent changées; le repentir et la
+dévotion se sont emparés de son esprit troublé: elle ne s'est pas
+permis de me prononcer une seule fois le nom de son amant.
+
+Antoine, après nous avoir dit l'affreuse issue du combat, nous apprit
+qu'il avoit eu lieu dans les Champs-Élysées, presque devant le jardin
+de madame de Vernon. Lorsque M. d'Ervins fut tombé, M. de Serbellane
+vit Antoine et l'appela; il le chargea de me dire, n'osant pas
+prononcer le nom de Thérèse, qu'après un tel événement il étoit obligé
+de partir à l'instant même pour Lisbonne, mais qu'il m'écriroit dès
+qu'il y seroit arrivé. Ces derniers mots furent entendus de quelques
+personnes qui s'étoient rassemblées autour du corps de M. d'Ervins, et
+mon nom seul fut répété dans la foule. Antoine, appelé comme témoin
+par la justice, ne déposera rien qui puisse compromettre Thérèse, et
+mon nom seul, s'il le faut, sera prononcé; j'espère donc que je
+sauverai à Thérèse l'horrible malheur de passer pour la cause de la
+mort de son mari.
+
+M. d'Ervins a un frère méchant et dur, qui seroit capable, pour
+enlever à Thérèse sa fille, et la direction de sa fortune, de
+l'accuser publiquement d'avoir excité son amant au meurtre de son
+mari. Thérèse me fit part de ses craintes, dont Isore seule étoit
+l'objet. Nous convînmes ensemble que nous ferions dire partout qu'une
+querelle politique, que je n'avois pu réussir à calmer, étoit la cause
+de ce duel. Je priai seulement madame d'Ervins de me permettre de tout
+confier à madame de Vernon, parce qu'elle étoit plus en état que
+personne de diriger l'opinion de la société sur cette affaire, et
+qu'elle avoit de l'ascendant sur M. de Fierville, qui paroissoit le
+seul instruit de la vérité. Je demandai aussi à Thérèse de me donner
+une grande preuve d'amitié, en consentant à ce que Léonce fût
+dépositaire de son secret; je lui avouai mon sentiment pour lui, et à
+ce mot Thérèse ne résista plus.
+
+C'étoit peut-être trop exiger d'elle; mais redoutant l'éclat de cette
+aventure, à laquelle mon nom dans les premiers temps pouvoit être
+malignement associé, il m'étoit impossible de me résoudre à courir ce
+hasard auprès de Léonce. Je crains, je n'ai que trop de raisons de
+craindre qu'il ne blâme ma conduite, mais je veux au moins qu'il en
+connoisse parfaitement tous les motifs: il fut aussi décidé que
+j'emmenerois madame d'Ervins le soir même à ma campagne, et que nous y
+resterions quelques jours ensemble sans voir personne, jusques à ce
+qu'elle eût des nouvelles de la famille de son mari.
+
+On vint me dire que madame de Vernon me demandoit. J'allai la recevoir
+dans mon cabinet; il falloit enfin que cette journée si douloureuse se
+terminât par quelques sentimens consolateurs. Je l'ai souvent
+remarqué, un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un
+soulagement à notre âme, lorsque ses forces sont prêtes à
+l'abandonner. Quelle affection madame de Vernon me témoigna! avec quel
+intérêt elle me questionna sur tous les détails de cet affreux
+événement! elle-même me raconta ce qui avoit été la première cause de
+notre malheur.
+
+Hier au soir madame du Marset crut apercevoir dans la rue M. de
+Serbellane enveloppé dans un manteau, et le raconta à M. de Fierville.
+Celui-ci, dînant avec M. d'Ervins, à Saint-Germain, lui soutint que M.
+de Serbellane n'étoit pas parti pour le Portugal hier matin, comme il
+le croyoit: il paroît que M. de Fierville le dit d'abord sans mauvaise
+intention, mais il le soutint ensuite, malgré l'émotion qu'il remarqua
+chez M. d'Ervins, parce que la crainte de faire du mal ne l'arrête
+point, et qu'il aime assez les brouilleries quand il peut y jouer un
+rôle.
+
+M. d'Ervins voulut partir à l'instant même; cet empressement piqua la
+curiosité de M. de Fierville: il lui demanda de l'accompagner. M.
+d'Ervins passa d'abord chez lui, et n'y trouva point sa femme: il vint
+à ma porte; on la lui refusa, en lui disant que j'étois à Bellerive;
+mais M. de Fierville prétendit qu'il avoit aperçu à travers une
+jalousie ma femme de chambre qui travailloit, et suggéra lui-même à M.
+d'Ervins, comme une bonne plaisanterie, d'aller secrètement chez
+madame de Vernon, et de donner un louis à son domestique pour qu'il
+lui prêtât sa redingotte.--Et vous ne fermerez pas votre porte à M. de
+Fierville! dis-je à madame de Vernon avec indignation.--Mon Dieu! je
+vous assure, me répondit-elle, qu'il ne se doutoit pas des
+conséquences de ce qu'il faisoit.--Et n'est-ce pas assez, lui dis-je,
+de cette existence sans but, de cette vie sans devoirs, de ce coeur
+sans bonté, de cette tête sans occupation? n'est-il pas le fléau de la
+société, qu'il examine sans relâche, et trouble avec malignité?--Ah!
+dit madame de Vernon, il faut être indulgent pour la vieillesse et
+pour l'oisiveté; mais laissons cela pour nous occuper de vous;--et me
+parlant alors de Léonce, elle vint elle-même au-devant de la confiance
+que je voulois avoir en elle.
+
+Combien elle me parut noble et sensible dans cet entretien! elle
+m'avoua que depuis long-temps elle m'avoit devinée, mais qu'elle avoit
+voulu savoir si Léonce me préféroit réellement à sa fille, et qu'en
+étant maintenant convaincue, elle ne feroit rien pour s'opposer au
+sentiment qui l'attachoit à moi. Elle ne me cacha point que la rupture
+de ce mariage lui étoit pénible; elle exprima ses regrets pour sa
+fille avec la plus touchante vérité. Néanmoins sa tendre amitié la
+ramenant bientôt à ce qui me concernoit, elle parut se consoler par
+l'espérance de mon bonheur. Je n'avois point d'expressions assez vives
+pour lui témoigner ma reconnoissance; je lui confiai mes craintes sur
+l'éclat qui venoit de se passer; je lui avouai que je redoutois
+l'impression qu'il pouvoit faire sur Léonce. Elle m'écouta avec la
+plus grande attention, et me dit après y avoir beaucoup pensé:--Il
+faut me charger de lui parler à son arrivée, avant qu'il ait appris
+tout ce qu'on ne manquera pas de dire contre vous. Il sait que je
+m'entends mieux qu'une autre à conjurer ces orages d'un jour; je le
+tranquilliserai.--Quoi! lui dis-je, vous me défendrez auprès de lui,
+avec ce talent sans égal, que je vous ai vu quelquefois?--En
+doutez-vous? me répondit-elle.--Son accent me pénétra.
+
+Je veux lui écrire, lui dis-je; vous lui remettrez ma
+lettre.--Pourquoi lui écrire? reprit-elle; vos chevaux sont prêts pour
+partir, la nuit est déjà venue; vous n'auriez pas le temps de raconter
+toute cette histoire.--J'éprouve de la répugnance, lui répondis-je, à
+hasarder dans une lettre le secret de mon amie; mais je manderai
+seulement à Léonce que je vous ai tout confié, qu'il peut tout savoir
+de vous; et s'il vous témoigne le désir de venir à Bellerive, vous
+voudrez bien lui dire que je l'y recevrai.--Oui, reprit-elle vivement;
+c'est mieux comme cela; vous avez raison.
+
+Je pris la plume, et je sentis une sorte de gêne, en écrivant à Léonce
+en présence de madame de Vernon; mon billet fut plus court et plus
+froid que je ne l'aurois voulu; tel qu'il étoit, je le remis à madame
+de Vernon; elle le lut attentivement, le cacheta, et me dit qu'il
+étoit à merveille, et que j'y conservois la dignité qui me convenoit.
+C'étoit à elle, ajouta-t-elle, à suppléer à ce que je ne disois pas;
+elle me rassura sur ce que je redoutois; elle me parut convaincue
+qu'elle me justifieroit entièrement auprès de Léonce; elle en prit
+presque l'engagement, et se plaisant à me raconter ce qu'elle lui
+diroit, elle me parla de moi sous cette forme indirecte, avec tant de
+grâce, de charme et même d'adresse, que je bénis le ciel d'avoir eu
+l'idée de lui confier ma défense. Non, il n'existe point de femme au
+monde qui sache faire valoir aussi habilement ceux qu'elle aime. Elle
+seule connoît assez bien le monde, pour rassurer Léonce sur l'éclat
+que peut avoir le funeste événement auquel mon nom est mêlé. Un
+sentiment indomptable d'amour et de fierté me rendroit impossible de
+m'excuser auprès de lui, si son premier mouvement ne m'étoit pas
+favorable.
+
+Je finis en recommandant à madame de Vernon de veiller sur la
+réputation de Thérèse, de ne nommer que moi dans le monde, de me
+livrer mille fois plutôt qu'elle, et de raconter l'histoire du duel,
+telle que nous avions décidé qu'on la feroit; elle me le promit: je
+l'embrassai; nous nous séparâmes; j'emmenai Thérèse et sa fille, et
+nous arrivâmes à trois heures du matin à Bellerive: quel voyage!
+quelle journée, ma chère Louise! J'enverrai cette lettre à Paris
+demain, de peur que la nouvelle de la mort de M. d'Ervins ne vous
+arrive avant ma lettre, et ne vous effraie pour moi.
+
+Ce soir, pendant que l'infortunée Thérèse avoit désiré d'être seule,
+je me suis promenée sur le bord de la rivière; j'ai voulu me livrer au
+souvenir de Léonce; mais je ne sais, une inquiétude que j'avois de la
+peine à m'avouer, m'empêchoit de m'abandonner au charme de cette idée.
+Je me rappelai quelques traits sévères de son caractère, ce qu'il en
+disoit lui-même dans sa lettre à M. Barton. Ce n'étoit plus un amant,
+c'étoit un juge que je croyois voir dans Léonce; et des mouvemens
+d'une fierté douloureuse s'emparoient de mon âme en pensant à lui.
+Enfin, me retraçant tout ce que madame de Vernon m'avoit dit pour me
+rassurer, je me suis répété qu'un trait de bonté même indiscret ne
+pouvoit détruire les sentimens qu'il m'a témoignés, et je suis rentrée
+chez moi plus tranquille.
+
+Hélas! Thérèse, l'infortunée Thérèse est la seule à plaindre! combien
+vous vous intéresserez à son malheur, bonne, excellente Louise!
+combien vous serez disposée à me pardonner ce que j'ai fait pour elle!
+Ce n'est pas vous qui seriez sévère envers les égaremens même de la
+pitié.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, 9 juillet.
+
+
+Depuis trois jours, le croirez-vous, ma chère Louise, je n'ai pas reçu
+une seule lettre de madame de Vernon; je n'ai pas entendu parler de
+Léonce! peut-être n'est-il pas encore revenu de Mondoville! J'ai reçu
+seulement une lettre de madame d'Artenas, la tante de madame de R.,
+qui me mande que la mort de M. d'Ervins fait un bruit horrible dans
+Paris, et que beaucoup de gens me blâment: elle me demande de
+l'instruire de la vérité des faits, pour qu'elle puisse me défendre.
+Eh! que m'importe ce qu'on dira de moi? c'est l'opinion de Léonce que
+je veux savoir.
+
+J'avois envie d'aller à Paris pour parler encore à madame de Vernon;
+je ne puis abandonner Thérèse; elle a pris la fièvre avec un délire
+violent; elle veut me voir à tous les instans; hier j'étois sortie de
+sa chambre pendant quelques minutes, elle me demanda, et ne me
+trouvant point auprès d'elle, elle tomba dans un accès de pleurs qui
+me fit une peine profonde; non, je ne la quitterai point.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, 10 juillet.
+
+
+Ce jour s'est encore passé sans nouvelles, et cependant Léonce est
+arrivé; un de mes gens, revenu ce soir de Paris, a rencontré un des
+siens. Je suis descendue vingt fois pendant le jour dans mon avenue,
+regardant si je ne voyois venir personne, reconnoissant de loin le
+facteur des lettres, courant d'abord au-devant de lui, mais bientôt
+forcée de m'appuyer contre un arbre pour l'attendre: les battemens de
+coeur qui me saisissoient m'ôtoient la force de marcher.
+
+J'ai épuisé toutes les informations que l'on peut prendre sur les
+lettres, sur les moyens d'en recevoir, sur la possibilité d'en perdre;
+je suis honteuse auprès de mes gens de ces innombrables questions; je
+les ai cessées, n'en espérant plus rien.
+
+Il est clair que madame de Vernon n'a pas été contente de Léonce,
+puisqu'elle ne m'a pas mandé à l'instant même ce qu'il lui a dit; elle
+espère le ramener. Non, je ne lui écrirai point; non, je n'entrerai
+avec lui dans aucune justification; je n'irai point à Paris pour le
+prévenir, pour lui demander grâce; je peux avoir eu tort selon son
+opinion, mais quand je lui confie mes motifs, mais quand je sollicite
+presque mon pardon, par l'entremise de mon amie; enfin, quand je suis
+seule ici dans la douleur, auprès du lit d'une infortunée, qui
+succombe aux tourmens du repentir et de l'amour, c'est à Léonce à
+venir me chercher.
+
+
+
+
+LETTRE XXXV.
+
+Léonce à sa mère.
+
+Paris, 11 juillet.
+
+
+Je vous ai écrit, je crois, il y a quatre jours, de Mondoville, ma
+chère mère, une lettre que je désavoue entièrement; vous aviez raison
+de choisir mademoiselle de Vernon pour ma femme. Madame de Vernon m'a
+remis une lettre de vous décisive; le contrat est signé d'hier au
+soir, et cependant je vis, vous ne pouvez rien désirer de plus.
+
+J'avois abrégé mon séjour à Mondoville, mais ce n'étoit pas dans ce
+but. A mon arrivée, j'apprends que M. de Serbellane a tué M. d'Ervins
+à la suite d'une querelle politique chez madame d'Albémar; tout Paris
+retentit de cet éclat scandaleux; sur le champ de bataille même M. de
+Serbellane a nommé madame d'Albémar; il étoit renfermé chez elle
+depuis vingt-quatre heures; elle m'avoit dit qu'il étoit parti pour le
+Portugal; dans huit jours elle part pour Montpellier, d'où elle se
+rendra à Lisbonne, s'il n'est pas permis à M. de Serbellane de revenir
+en France pour l'épouser. Elle-même m'a écrit que madame de Vernon
+m'apprendroit toute son histoire. Enfin de quoi me plaindrois-je? elle
+est libre, son caractère devoit m'être connu: ne m'aviez-vous pas dit,
+ma mère, qu'il ne s'accorderoit jamais avec le mien? pardonnez-moi de
+vous en avoir parlé: oubliez-la.
+
+Je le sais; il ne m'est pas permis d'en finir; l'existence que vous
+m'avez donnée vous appartient; j'ai éprouvé une émotion assez forte de
+tout ceci; mais ce n'est pas en vain que votre sang m'a transmis le
+courage et la fierté; j'en aurai, je serai dans deux jours l'époux de
+Matilde. Que dira madame d'Albémar alors, que pensera-t-elle? Mais
+qu'importe ce qu'elle pensera? ma mère, vous serez obéie.
+
+Le pauvre Barton s'est démis le bras en tombant de cheval; il est
+obligé de rester à Mondoville encore quelque temps; il s'est aussi
+comme moi cruellement trompé; mais qu'en résulte-t-il pour lui? rien.
+Adieu, ma mère.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, dans la nuit du 12 juillet.
+
+
+Je n'ai plus rien à vous dire sur moi; aujourd'hui, à six heures du
+soir, mon sort a fini, et à neuf, j'ai reçu la lettre qui me
+l'annonce. J'existe; je crois que je ne mourrai pas; j'irai vous
+rejoindre dès que madame d'Ervins sera rétablie. Il y a quelques
+heures que je me suis crue très-mal, mais c'est une des illusions de
+la douleur: souffrir, ce n'est pas mourir, c'est vivre.
+
+Lisez cette lettre; je suis parvenue à vous la copier; mais il faut
+que j'en conserve l'original toujours sous mes yeux; si je ne la
+voyois pas, je n'y croirois plus; j'irois trouver Léonce, j'irois lui
+dire que je l'aime encore; et de ma vie je ne dois le voir, ni lui
+parler.
+
+
+_Madame de Vernon à madame d'Albémar._
+
+Ce 10 juillet.
+
+La peine que je vais vous causer, ma chère Delphine, m'est extrêmement
+douloureuse. J'ai remis votre billet à Léonce; je lui ai parlé avec la
+plus grande vivacité, mais il étoit déjà tellement prévenu par le
+bruit qu'a fait cette malheureuse aventure, qu'il m'a été impossible
+de le ramener; il prétend que vos caractères ne se conviennent point,
+que vous l'offenseriez sans cesse dans ce qu'il a de plus cher au
+monde, le respect pour l'opinion, et que vous vous rendriez malheureux
+mutuellement. Il avoit, d'ailleurs, reçu une lettre de sa mère, qui
+s'opposoit formellement à ce qu'il vous épousât, et le sommoit de
+remplir ses engagemens avec ma fille.
+
+J'ai voulu lui rendre à cet égard toute sa liberté, mais il l'a
+refusée; et comme il étoit décidé à ne point s'unir avec vous, il m'a
+paru naturel de revenir à nos anciens projets; le contrat de Matilde
+et de Léonce a donc été signé aujourd'hui, et après-demain, à six
+heures du soir, ils se marient; je voudrois vous voir avant cet
+instant si solennel pour moi; venez demain à Paris, et j'irai chez
+vous. Adieu, je suis bien affectée de votre chagrin.
+
+SOPHIE DE VERNON
+
+Cette lettre, qui m'est parvenue par la poste, devoit, d'après la
+date, m'arriver avant-hier: est-ce la fatalité, ou madame de Vernon
+vouloit-elle s'épargner mes plaintes? Oh! j'en suis sûre, elle a
+froidement servi ma cause; je me suis confiée dans son amitié pour
+moi, et j'avois tort; son affection pour sa fille a sans doute
+affoibli toutes ses expressions en ma faveur. Mais Léonce! juste ciel!
+Léonce devoit-il avoir besoin qu'on me défendît? la vérité ne lui
+suffisoit-elle pas?
+
+Ce matin je m'éveillois aux espérances des plus tendres affections du
+coeur; la nature me sembloit la même; je pensois, j'aimois, j'étois
+moi; et il se préparoit à conduire une autre femme à l'autel! Il ne me
+donnoit pas même un regret! il me croyoit indigne de son nom! Je
+voulois ce soir même aller trouver Léonce, oui, l'époux de Matilde,
+lui demander la raison de cette cruauté, de ce mépris qui l'avoient
+forcé de rompre nos liens. Mais quelle honte, grand Dieu! l'implorer!
+lui, qui me croit dégradée dans l'opinion des hommes! Ah! que je
+meure, mais que je meure immobile à la place où j'ai reçu le coup
+mortel.
+
+Qu'avois-je donc fait, cependant, qui pût inspirer à Léonce cette
+haine subite contre moi? J'avois cédé à la pitié que m'inspiroit
+l'amour de Thérèse: ne la comprend-il donc pas, cette pitié? Se
+croit-il certain de n'en avoir jamais besoin? Ma condescendance peut
+être blâmée, je le sais; mais pouvois-je aimer comme j'aimois Léonce,
+et n'avoir pas un coeur accessible à la compassion? L'amour et la
+bonté ne viennent-ils pas de la même source?
+
+Non, ce ne sont pas les motifs de mon action qu'il juge, c'est ce que
+les autres en ont dit; c'est leur opinion qu'il consulte, pour savoir
+ce qu'il doit penser de moi; jamais il ne m'auroit rendue heureuse,
+jamais. Ah! qu'ai-je dit, Louise? aucune femme sur la terre ne
+l'auroit été comme moi: je me serois conformée à son caractère, je
+l'aurois consulté sur toutes mes actions; il m'aimoit, j'en suis sûre!
+sans cet éclat cruel.... Ah! Thérèse, vous nous avez perdues toutes
+les deux!
+
+J'ai eu soin de lui cacher qu'elle étoit la cause de mon désespoir:
+elle est assez malheureuse. Cependant elle n'a point à se plaindre de
+son amant; c'est le sort qui les sépare. Mais Léonce, ce sort, c'est
+ta volonté, c'est toi.... Louise, est-il sûr qu'ils sont mariés
+maintenant! qui le sait, qui me le dira? Sans doute, ils le sont
+depuis plusieurs heures; tout est irrévocable.
+
+J'irai pourtant à Paris demain; je n'y verrai personne, je ne verrai
+pas madame de Vernon. Qu'a-t-elle affaire de moi? mais je saurai
+l'heure, le lieu, les circonstances; je veux me représenter
+l'événement qui sera désormais l'unique souvenir de ma vie: je veux
+d'autres douleurs que cette lettre, d'autres pensées non moins
+déchirantes, mais qui soulagent un peu ma tête: elle est là devant
+moi, cette lettre, je la regarde sans cesse, comme si elle devoit
+s'animer, et répondre à mes avides questions.
+
+Louise, vous aviez raison de craindre le monde pour votre malheureuse
+Delphine; voilà mon âme bouleversée; le calme n'y rentrera plus, la
+tempête a triomphé de moi; vous qui m'aimez encore, il faut que vous
+me le pardonniez, mais je crois que je ne peux plus vivre; j'ai
+horreur de la société, et la solitude me rend insensée; il n'y a plus
+de place sur la terre où je puisse me reposer.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, le 13 juillet, à minuit.
+
+
+Louise, hier il n'étoit pas marié, non il ne l'étoit pas encore! Juste
+ciel! seule maintenant, abandonnée de tout ce que j'aimois, vous
+dirai-je ce que mon désespoir peut à peine me persuader encore!
+Écoutez-moi: si je me rappelle ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti,
+ma raison n'est pas encore entièrement égarée.
+
+Il me fut impossible de rester plus longtemps à Bellerive; l'inaction
+du corps, quand l'âme est agitée, est un supplice que la nature ne
+peut supporter; je montai en voiture; j'ordonnai qu'on me conduisît à
+Paris, sans aucun projet, sans aucune idée qu'il me fût possible de
+m'avouer; je sentois encore, non de l'espérance, mais quelque chose
+qui différoit cependant de l'impression qu'une nouvelle certaine fait
+éprouver. A force de réfléchir, mes idées s'étoient obscurcies, et
+j'étois parvenue à douter.
+
+Je contemplois tous les objets dans le chemin avec ce regard fixe qui
+ne permet de rien distinguer: j'aperçus cependant un pauvre vieillard
+sur la route; je fis arrêter ma voiture pour lui donner de l'argent;
+ce mouvement n'appartenoit point à la bienfaisance; il étoit inspiré
+par l'idée confuse qu'une action charitable détourneroit de moi le
+malheur qui me menaçoit; je frémis en découvrant quelques restes
+d'espoir dans mon âme, en sentant que je n'étois pas encore au dernier
+terme de la douleur; je tombai à genoux dans ma voiture sans avoir la
+force de prier, et j'arrivai dans une anxiété inexprimable.
+
+Antoine étoit chez moi; je n'osai lui faire une question directe; mais
+je lui dis, sur madame de Vernon, un mot qui devoit l'amener à me
+parler d'elle.--Sans doute, me répondit-il, madame vient ici pour
+assister au mariage de mademoiselle Matilde avec M. de Mondoville:
+c'est à six heures, à Sainte-Marie, près de Chaillot, à l'extrémité du
+faubourg, dans l'église du couvent où mademoiselle de Vernon a été
+élevée: il n'est pas cinq heures. Madame a bien le temps de faire sa
+toilette.--Oh! Louise! il n'étoit pas encore son époux! j'étois à
+cinquante pas de lui, je pouvois aller me jeter en travers de la
+porte, et sa voiture auroit passé sur mon coeur avant que le mariage
+s'accomplît!
+
+Non, jamais une heure n'a fait naître tant de pensées diverses, tant
+de projets adoptés, rejetés à l'instant! je me suis crue vingt fois
+décidée à tout hasarder pour lui parler encore, avant qu'il eût
+prononcé le serment éternel; et vingt fois la fierté, la timidité
+glacèrent mes mouvemens, et renfermèrent en moi-même la passion qui me
+consumoit: je me disois: Léonce, que mon imprudence a détaché de moi,
+que pensera-t-il d'une action inconsidérée? Faut-il le voir marcher à
+l'autel après avoir foulé ma prière! Cette réflexion m'arrêtoit, mais
+le souvenir des jours où il m'avoit aimée la combattoit bientôt avec
+force. Pendant ces incertitudes je voyois l'heure s'écouler, et le
+temps décidoit pour moi de l'irrévocable destinée.
+
+Je ne sais par quel mouvement je pris tout à coup un parti, dont
+l'idée me donna d'abord quelque soulagement. Je résolus d'aller
+moi-même, couverte d'un voile, à cette église où ils devoient se
+marier, et d'être ainsi témoin de la cérémonie. Je ne comprends pas
+encore quel étoit mon projet; je n'avois pas celui de m'opposer au
+mariage, d'oser faire un tel scandale; j'espérois, je crois, que je
+mourrois; ou plutôt, la réflexion ne me guidoit pas: la douleur me
+poursuivoit, et je fuyois devant elle. Je sortis seule, et tellement
+enveloppée d'un voile et d'un vêtement blanc, qu'on ne me reconnut
+point à ma porte; je marchois dans la rue rapidement; je ne sais d'où
+me venoit tant de force; mais il y avoit sans doute dans ma démarche
+quelque chose de convulsif, car je voyois ceux qui passoient s'arrêter
+en me regardant; une agitation intérieure me soutenoit; je craignois
+de ne pas arriver à temps, j'étois pressée de mon supplice; il me
+sembloit qu'en atteignant au plus haut degré de la souffrance, quelque
+chose se briseroit dans ma tête ou dans mon coeur, et qu'alors
+j'oublierois tout.
+
+J'entrai dans l'église sans avoir repris ma raison; la fraîcheur du
+lieu me calma pendant quelques instans; il y avoit très-peu de monde;
+je pus choisir la place que je voulois, et je m'assis derrière une
+colonne qui me déroboit aux regards; mais cependant, hélas! me
+permettoit de tout voir. J'aperçus quelques femmes âgées dans le fond
+de l'église, qui prioient avec recueillement; et comparant le calme de
+leur situation avec la violence de la mienne, je haïssois ma jeunesse
+qui donnoit à mon sang cette activité de malheur.
+
+Des instrumens de fête se firent entendre en dehors de l'église; ils
+annonçoient l'arrivée de Léonce; les orgues bientôt aussi la
+célébrèrent, et mon coeur seul mêloit le désespoir à tant de joie.
+Cette musique produisit sur mes sens un effet surnaturel; dans quelque
+lieu que j'entendisse l'air que l'on a joué, il seroit pour moi comme
+un chant de mort. Je m'abandonnai, en l'écoutant, à des torrens de
+larmes, et cette émotion profonde fut un secours du ciel; j'éprouvai
+tout à coup un mouvement d'exaltation qui soutint mon âme abattue: la
+pensée de l'Être suprême s'empara de moi: je sentis qu'elle me
+relevoit à mes propres yeux: Non, me dis-je à moi-même, je ne suis
+point coupable; et lorsque tout bonheur m'est enlevé, le refuge de ma
+conscience, le secours d'une Providence miséricordieuse me restera. Je
+vivrai de larmes; mais aucun remords ne pouvant s'y mêler, je ne
+verrai dans la mort que le repos. Ah! que j'ai besoin de ce repos!
+
+Je n'avois pas encore osé lever les yeux; mais quand les sons eurent
+cessé, cette douleur déchirante qu'ils avoient un moment suspendue, me
+saisit de nouveau; je vis Léonce à la clarté des flambeaux; pour la
+dernière fois sans doute je le vis! il donnoit la main à Matilde; elle
+étoit belle, car elle étoit heureuse; et moi, mon visage couvert de
+pleurs ne pouvoit inspirer que de la pitié.
+
+Léonce, est-ce encore une illusion de mon coeur? Léonce me parut
+plongé dans la tristesse; ses traits me sembloient altérés, et ses
+regards erroient dans l'église, comme s'il eût voulu éviter ceux de
+Matilde. Le prêtre commença ses exhortations, et lorsqu'il se tourna
+vers Léonce pour lui adresser des conseils sur le sentiment qu'il
+devoit à sa femme, Léonce soupira profondément, et sa tête se baissa
+sur sa poitrine.
+
+Vous le dirai-je! un instant après je crus le voir qui cherchoit dans
+l'ombre ma figure appuyée sur la colonne, et je prononçai dans mon
+égarement ces mots d'une voix basse:--_C'étoit à Delphine, Léonce, que
+cette affection étoit promise; oui, Léonce la devoit à Delphine; elle
+n'a point cessé de la mériter_.--Il se troubla visiblement, quoiqu'il
+ne pût m'entendre; madame de Vernon se leva pour lui parler; elle se
+mit entre lui et moi: il s'avança cependant encore pour regarder la
+colonne; son ombre s'y peignit encore une fois.
+
+J'entendis la question solennelle qui devoit décider de moi, un
+frissonnement glacé me saisit; je me penchai en avant, j'étendis la
+main; mais bientôt épouvantée de la sainteté du lieu, du silence
+universel, de l'éclat que feroit ma présence, je me retirai par un
+dernier effort, et j'allai tomber sans connoissance derrière la
+colonne. Je ne sais ce qui s'est passé depuis; je n'ai point entendu
+le _oui_ fatal; le froid bienfaisant de la mort m'a sauvé cette
+angoisse.
+
+A dix heures du soir, le gardien de l'église, au moment où il alloit
+la fermer, s'est aperçu qu'une femme étoit étendue sur le marbre; il
+m'a relevée, il m'a portée à l'air; enfin, il m'a rendu cette fièvre
+douloureuse qu'on appelle la vie: je me suis fait conduire chez moi;
+j'ai trouvé mes gens inquiets, et de quoi, juste ciel! que ne
+pleuroient-ils de me revoir!
+
+Après trois heures d'une immobilité stupide, j'ai retrouvé la force de
+vous écrire; Louise, ma seule amie, rappelez-moi près de vous; ils
+sont tous heureux ici, qu'ai-je à faire dans ce pays de joie?
+Peut-être les lieux que vous habitez ranimeront-ils en moi les
+sentimens que j'y ai long-temps éprouvés; une année ne peut-elle se
+retrancher de la vie? mais un jour, un seul jour! Ah! c'est celui-là
+qui ne s'effacera point.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVIII.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Paris, ce 14 juillet.
+
+
+Je vous ai mandé ma résolution: sachez à présent que je suis marié;
+oui, depuis hier, à Matilde, je suis marié: je vous ai épargné tout ce
+que j'ai souffert; pourquoi mêler à vos douleurs les inquiétudes de
+l'amitié? Mais il faut cependant, si je ne veux pas devenir fou, que
+je vous confie une seule chose; et que direz-vous de moi si ce secret
+impossible à garder est une apparition, un fantôme, une chimère? Voilà
+ce qu'est devenu votre misérable ami, voilà dans quel état elle m'a
+jeté par sa perfidie.
+
+Je savois hier que madame d'Albémar étoit à Bellerive, s'occupant de
+son départ pour Lisbonne; je le savois; eh bien! au milieu de la
+cérémonie imposante, qui pour jamais disposoit de mon sort; dans cette
+église, où la fierté, le devoir, la volonté de ma mère m'ont entraîné,
+j'ai cru voir, derrière une colonne, madame d'Albémar couverte d'un
+voile blanc; mais sa figure s'offrit à mes regards si pâle et si
+changée, que c'est ainsi que son image devroit m'apparaître après sa
+mort. Plus je fixois les yeux sur cette colonne, plus mon illusion
+devenoit forte, et je crus que mon nom et le sien avoient été
+prononcés par sa voix, que j'entends souvent, il est vrai, quand je
+suis seul.
+
+Madame de Vernon s'approcha de moi, et me rappela doucement à ce que
+je devois à Matilde: je me levai pour prononcer le serment
+irrévocable; à l'instant même je vis cette même ombre s'avancer,
+étendre la main, et mon trouble fut tel qu'un nuage couvrit mes yeux.
+Je fis cependant un nouvel effort pour examiner cette colonne, dont
+j'avois cru voir sortir l'image persécutrice de ma vie; mais je
+n'aperçus plus rien; l'effet des lumières dans cette vaste église, et
+mon imagination agitée avoient sans doute créé cette chimère.
+
+Mon silence et mon trouble, cependant, embarrassoient Matilde; je me
+hâtai de dire _oui_, comme dans l'égarement d'un rêve. Mon âme tout
+entière étoit ailleurs; n'importe, le lien est serré, je suis l'époux
+de Matilde! quand il seroit vrai que Delphine m'auroit aimé quelques
+instans, elle a senti, je n'en puis douter, qu'après l'éclat de son
+aventure, elle seroit perdue, si elle n'épousoit pas M. de Serbellane;
+mais si je savois au moins qu'elle m'a regretté! indigne foiblesse!
+Delphine m'a trompé, la nature n'a plus rien de vrai.
+
+Vous saurez une fois, si je puis raconter ces derniers jours sans
+tomber dans des accès de rage et de douleur, vous saurez une fois tout
+ce qui s'est passé. Mais ce fantôme blanc, hier, qu'étoit-il? Je le
+vois encore.... Ah! mon ami, quand vous serez guéri, venez; j'ai plus
+besoin de vous que dans les débiles jours de mon enfance; ma raison
+est sans force, et je n'ai plus d'un homme que la violence des
+passions.
+
+SECONDE PARTIE.
+
+
+
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, 20 juillet 1790.
+
+
+Après avoir reçu votre lettre, j'ai passé le jour entier dans les
+larmes, et je peux à peine voir assez pour vous écrire, tant mes yeux
+sont fatigués de pleurer. Ma chère enfant, à quelles douleurs vous
+avez été livrée! ah! que n'étois-je là, pour exprimer ma haine contre
+les méchans, et pour consoler la bonté malheureuse! Je m'étois
+attachée à Léonce, je le regardois déjà comme un époux, comme un ami
+digne de vous; il a été capable d'une telle cruauté; il a
+volontairement renoncé à la plus aimable femme du monde, parce qu'il
+avoit à lui reprocher une faute dont toutes les vertus généreuses
+étoient la cause; une faute, comme les anges en commettroient s'ils
+étoient témoins des foiblesses et des souffrances des hommes!
+
+Sans doute, madame de Vernon n'a point su vous défendre; je vais plus
+loin, et je la soupçonne d'avoir empoisonné l'action qu'elle étoit
+chargée de justifier; mais ce n'est point une excuse pour Léonce.
+Celui que vous aviez daigné préférer devoit-il avoir besoin d'un guide
+pour vous juger? Non, il ne vous a jamais aimée; il faut l'oublier et
+relever votre âme par le sentiment de ce que vous valez. Ma chère
+Delphine, la vie n'est jamais perdue à vingt ans; la nature, dans la
+jeunesse, vient au secours des douleurs, les forces morales
+s'accroissent encore à cet âge, et ce n'est que dans le déclin que
+sont les maux irréparables.
+
+J'ose vous le conseiller, quittez pour quelque temps le monde, et
+venez auprès de moi; je l'entrevois confusément ce monde, mais il me
+semble qu'il ne suffit pas de toutes les qualités du coeur et de
+l'esprit pour y vivre en paix; il exige une certaine science qui n'est
+pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant
+dans le secret du vice, et dans la défiance que les hommes doivent
+inspirer. Vous avez l'esprit le plus étendu, mais votre âme est trop
+jeune, trop prompte à se livrer; mettez votre sensibilité sous l'abri
+de la solitude, fortifiez-vous par la retraite, et retournez ensuite
+dans la société; si vous y restiez maintenant, vous ne guéririez point
+des peines que vous avez éprouvées.
+
+Venez goûter le calme, venez vous reposer par l'absence des objets
+pénibles, et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle;
+ce tableau sans couleurs n'a rien d'attirant, mais, à la longue, une
+situation monotone fait du bien; si les consolations qu'il faut puiser
+en soi-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable.
+
+Je ne vous parle point de mon affection, c'est avec timidité que je la
+rappelle, quand il s'agit des peines de l'amour; cependant une fois,
+je l'espère, votre âme tendre y trouvera peut être encore quelque
+douceur.
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar,
+
+Bellerive, 26 juillet 1790.
+
+
+Oui, j'irai vous rejoindre et pour toujours; cependant, pourquoi
+dites-vous qu'il ne m'a jamais aimée? Je sais bien que je n'ai plus
+d'avenir, mais il ne faut pas m'ôter le passé.
+
+Au concert, au bal, la dernière fois que je l'ai vu, j'en suis sûre,
+il m'aimoit! il y a maintenant douze jours que je ne fais plus que
+repasser sur les mêmes souvenirs; je me suis rappelé des mots, des
+regards, des accens dont je n'avois pas assez joui, mais qui doivent
+me convaincre de son affection. Il m'aimoit, j'étois libre, et il est
+l'époux d'une autre; ne croyez pas que jamais ma pensée puisse sortir
+de ce cercle cruel que les regrets tracent autour de moi. Depuis le
+jour où j'aurois dû mourir, j'ai vécu seule, je n'ai vu que Thérèse,
+je n'ai point répondu aux lettres de madame de Vernon, je lui ai fait
+dire que je ne pouvois pas la voir, vous-même vous ne m'auriez pas
+fait du bien.
+
+Je saurai recouvrer quelque empire sur moi-même, mais le bonheur!
+votre raison même vous dira qu'il n'en est plus pour moi. Vous ne
+pensez pas que jamais je puisse aimer un autre homme que Léonce; ce
+charme irrésistible, qui m'avoit inspiré la première passion de ma
+vie, vous ne pensez pas que jamais je puisse l'oublier. Eh bien! le
+sort d'une femme est fini quand elle n'a pas épousé celui qu'elle
+aime; la société n'a laissé dans la destinée des femmes qu'un espoir;
+quand le lot est tiré et qu'on a perdu, tout est dit: on essaie de
+vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de
+réparer un irréparable malheur; mais cette inutile lutte contre le
+sort ne fait qu'agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les
+dernières années de ces souvenirs de vertu, l'unique gloire de la
+vieillesse et du tombeau.
+
+Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a
+ravi le bien suprême, l'amour dans le mariage? que faut-il donc faire,
+quand vous êtes condamnée à ne jamais le connoître? Éteindre ses
+sentimens, se rendre aride, comme tant d'êtres qui disent qu'ils s'en
+trouvent bien; étouffer ces élans de l'âme qui appellent le bonheur et
+se brisent contre la nécessité; j'y ai presque réussi, c'est aux
+dépens de mes qualités, je le sais; mais qu'importe! pour qui
+maintenant les conserverois-je?
+
+Je suis moins tendre avec Thérèse; j'ai quelque chose de contraint
+dans mes paroles, dans mon air, qui m'inspire de la déplaisance pour
+moi-même; ces défauts me conviennent: Léonce ne m'a-t-il pas jugée
+indigne de lui! pourquoi ne lui donnerois-je pas raison? Vous voulez
+que je retourne vers vous, ma chère Louise; mais pourrez-vous me
+reconnoître? J'ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré
+ce que j'avois d'aimable; ne falloit-il pas roidir son âme pour
+supporter ce que je souffre! S'éveiller sans espoir, traîner chaque
+minute d'un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver
+d'intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la
+nature sans plaisir, l'avenir sans projet; juste ciel, quelle
+destinée! et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est
+l'idée, l'indigne idée qui s'empare de moi? le besoin d'une
+explication avec Léonce.
+
+Il me semble que je lui dirois des paroles qui me vengeroient...; mais
+à quoi me serviroit-il de me venger? la fierté seule peut me conserver
+quelques restes de son estime. Cependant pourra t-il éviter de me
+voir? c'est à moi de m'y refuser, je le dois, je le veux; Louise, ce
+qui m'a perdue, c'est trop d'abandon dans le caractère; je me sens de
+l'admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent
+de l'ascendant des autres. J'aime, j'estime la froideur, le dédain, le
+ressentiment; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui
+ressembler.... Que verra-t-il? Il ne me regarde plus; je m'agite, et
+il est en paix. Ma vie n'est de rien dans la sienne; il continue sa
+route et me laisse en arrière, après m'avoir vue tomber du char qui
+l'entraîne.
+
+Vous me parlez de la retraite! j'ai le monde en horreur, mais la
+solitude aussi m'est pénible. Dans le silence qui m'environne, je suis
+poursuivie par l'idée que personne sur la terre ne s'intéresse à moi;
+personne! ah! pardonnez, c'est à Léonce seul que je pensois; funeste
+sentiment, qui dévaste le coeur, et n'y laisse plus subsister aucune
+des affections douces qui le remplissoient! C'est pour vous, pour vous
+seule, ma soeur, que j'essaie de vivre; madame de Vernon que j'ai tant
+aimée ne m'est plus qu'une pensée douloureuse; je lui adresse, au fond
+de mon coeur, des reproches pleins d'amertume; hélas! peut-être que
+Léonce seul les mérite; je veux me préserver du premier tort des
+malheureux, de l'injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu'elle
+veut me voir: elle m'écrit que mon refus l'afflige; oh! je ne veux pas
+l'affliger: peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme.
+
+Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoqueroit les
+dons les plus merveilleux de l'existence; il me semble que cesser de
+souffrir est impossible, et qu'il n'y a plus au monde que de la
+douleur.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 30 juillet.
+
+
+J'ai vu madame de Vernon; elle est venue passer deux jours à
+Bellerive; je me promenois seule sur ma terrasse, lorsque de loin je
+l'ai aperçue: j'ai été saisie d'un tel tremblement à sa vue, que je me
+suis hâtée de m'asseoir pour ne pas tomber; mais cependant, comme elle
+approchoit, un sentiment d'irritation et de fierté m'a soutenue, et je
+me suis levée pour lui cacher mon trouble.
+
+Toute l'expression de son visage étoit triste et abattue; nous avons
+gardé l'une et l'autre le silence; enfin elle l'a rompu, en me disant
+que sa fille alloit la quitter, et s'établir avec son mari dans une
+maison séparée.--Ce projet n'étoit pas le vôtre, lui ai-je dit.--Non,
+répondit-elle; il dérange, et mon aisance de fortune, et l'espoir que
+j'avois d'être entourée de ma famille; mais qui peut prétendre au
+bonheur!--J'ai soupiré.--Vous avez fait cependant, lui dis-je avec
+amertume, beaucoup de sacrifices à votre fille; elle, du moins, vous
+devroit de la reconnoissance.--Vous m'accusez, répondit-elle après
+quelques momens de réflexion, vous m'accusez de vous avoir mal
+défendue auprès de Léonce; je peux mériter ce reproche; cependant je
+vous l'assure, son irritation ne pouvoit être calmée; vos ennemis
+l'avoient prévenu avant que je le visse; le blâme que vous avez
+encouru avoit particulièrement offensé son respect pour l'opinion
+publique, et vos caractères se convenoient si peu, que vous auriez été
+très malheureux ensemble.--Vous avois-je chargée d'en juger, lui
+dis-je, et n'aviez-vous pas accepté, ou plutôt recherché le devoir de
+me justifier?--Et vous aussi, s'écria-t-elle, vous voulez
+m'abandonner! vous en avez plus le droit que ma fille, et je me
+résigne à mon sort, sans vouloir lutter contre lui.--Elle s'assit en
+finissant ces mots; je la vis pâlir et trembler; je l'avouerai,
+d'abord je n'en fus point émue; j'ai tant souffert depuis huit jours,
+que mon âme est devenue plus ferme contre la douleur des autres;
+cependant lorsqu'elle versa des larmes, je me sentis attendrie, je lui
+pris la main, je lui demandai de se justifier; elle se tut, et
+continua de pleurer. C'étoit la première fois de ma vie que je la
+voyois dans cet état; tous mes souvenirs parlèrent pour elle dans mon
+coeur.--Eh bien! lui dis-je, eh bien! je puis vous aimer assez pour
+vous pardonner le malheur de ma vie; vous ne m'avez point servie
+auprès de Léonce, mais en effet c'étoit à son coeur à plaider pour
+moi; lui qui étoit l'objet de ma tendresse, lui qui ne pouvoit douter
+de mon amour, ne savoit-il pas ma meilleure excuse? Cependant, comment
+avez-vous pu vous résoudre à précipiter ce mariage? n'aviez-vous pas
+besoin de mon consentement, après l'aveu que je vous avois fait? Vous
+étiez mère; mais n'étois-je pas devenue votre fille en vous confiant
+mon sort?--Oui! s'écria-t elle en soupirant, ma fille, et bien plus
+tendre que ma fille: je suis coupable, je le suis.--Et sa pâleur et
+l'altération de ses traits devenoient à chaque instant plus
+remarquables. Je ne pus résister à ce spectacle, et je me jetai dans
+ses bras en lui disant:--Je vous pardonne; si j'en meurs,
+souvenez-vous que je vous ai pardonné.--Elle me regarda avec une
+émotion extrême; elle eut presque le mouvement de se jeter à mes
+pieds; mais se reprenant tout à coup, elle se leva, et me demanda la
+permission de se promener un instant seule.
+
+Je résolus, pendant qu'elle fut loin de moi, de l'interroger sur tout
+ce qui s'étoit passé. Quand elle revint, je le tentai: cette
+conversation lui étoit pénible, et j'étois sans cesse combattue entre
+l'intérêt qui me faisoit dévorer ses réponses, et le sentiment de
+pitié qui me défendait d'insister: si elle avoit voulu se vanter et me
+tromper, notre liaison étoit rompue; mais elle me peignit avec une
+telle vérité les nuances précises de son désir secret en faveur de sa
+fille, et de son exactitude cependant à dire ce que j'avois exigé
+d'elle, qu'elle exerça sur moi l'empire de la vérité. Je la
+condamnois, mais je l'aimois toujours; et comme ses manières étoient
+restées naturelles, son charme existoit encore.
+
+Elle m'avoua, avec confusion, qu'elle avoit en effet pressé Léonce de
+conclure son mariage avec sa fille; mais elle m'affirma que jamais il
+ne m'auroit épousée, après l'éclat du duel de M. de Serbellane. Il
+étoit convaincu, me dit-elle, que tout le monde sauroit un jour que
+j'avois réuni chez moi une femme avec son amant, à l'insu de son mari,
+et que la mort de M. d'Ervins en étant la suite, on ne me pardonnerait
+jamais. Le prétexte dont on vouloit couvrir ce malheur, les opinions
+politiques, lui déplaisoit presque autant que la vérité même. Enfin,
+madame de Vernon ajouta que Léonce avoit reçu la lettre de sa mère la
+plus vive contre moi, et ne cessa de me répéter que ma destinée eût
+été très-malheureuse, avec deux personnes qui auroient traité la
+plupart de mes qualités comme des défauts.
+
+Je repoussai ces consolations pénibles, et je ne lui trouvois pas le
+droit de me les donner. Je n'aimois pas davantage ses conseils répétés
+de fuir Léonce, et d'aller passer quelque temps auprès de vous,
+jusques à ce qu'il partît pour l'Espagne, comme c'étoit son dessein;
+ces conseils étoient d'accord avec mes résolutions; mais je n'avois
+pas rendu à madame de Vernon le pouvoir de me diriger; et c'étoit
+presque malgré moi que je me laissois captiver par sa grâce et sa
+douceur.
+
+Dans le cours de cette conversation, je lui demandai une fois si
+Léonce n'avoit pas imaginé que je m'intéressois trop vivement à M. de
+Serbellane; mais elle repoussa bien facilement cette supposition, qui
+m'auroit été plus douce. En effet, la jalousie que M. de Serbellane
+avoit un moment inspirée à Léonce, n'étoit-elle pas tout-à-fait
+détruite, par la confidence même du secret de madame d'Ervins? Non,
+Louise, il ne reste aucune pensée sur laquelle mon coeur puisse se
+reposer.
+
+Madame de Vernon me parla ensuite de Matilde et de Léonce.--Il ne
+l'aime pas, me dit-elle; depuis leur mariage, il la voit à peine, mais
+elle lui convient mieux qu'aucune autre, parce qu'elle ne fera jamais
+parler d'elle, et que c'est ainsi que doit être la femme d'un homme si
+sensible au moindre blâme. Quant à Matilde, elle aimera Léonce de
+toutes les puissances de son âme; mais elle a une telle confiance dans
+l'ascendant du devoir, qu'elle ne forme pas un doute sur l'affection
+de son mari pour elle; elle n'observe rien, et passe la plus grande
+partie de sa journée dans les pratiques de dévotion. Elle ne sera
+point ombrageuse en jalousie; mais si quelques circonstances
+frappantes lui découvroient l'attachement de Léonce pour une autre
+femme, elle seroit aussi véhémente qu'elle est calme, et la roideur
+même de son esprit et l'inflexibilité de ses principes ne lui
+permettroient plus ni tolérance, ni repos.--Hélas! m'écriai-je, ce ne
+sera pas moi qui troublerai son bonheur; l'on n'a rien à craindre de
+moi; ne suis-je pas un être immolé, anéanti: Ah! Sophie, lui dis-je,
+deviez-vous.... Mais ne parlons plus ensemble de Léonce, afin que je
+puisse goûter le seul plaisir dont mon âme soit encore susceptible, le
+charme de votre entretien.
+
+Madame de Vernon vouloit voir madame d'Ervins, elle s'y est refusée;
+Thérèse ne se montrant pas, pendant que madame de Vernon étoit à
+Bellerive, j'ai passé deux jours tête-à-tête avec elle. Je l'avoue, le
+second jour j'éprouvai quelque soulagement; il y a dans l'attrait que
+je ressens pour madame de Vernon à présent quelque chose
+d'inexplicable: elle ne m'inspire plus une estime partaite, ma
+confiance n'est plus sans bornes; mais sa grâce me captive; quand je
+la vois, je m'en crois aimée, je suis moins oppressée auprès d'elle,
+et je ne puis l'entendre quelques heures, sans imaginer confusément
+qu'elle m'a offert des consolations inattendues. Hélas! cette illusion
+a peu duré! Quand madame de Vernon a été partie, je me suis retrouvée
+plus mal qu'avant son arrivée: le bien qu'elle fait au coeur n'y reste
+pas.
+
+Quel trouble je sens dans mon âme! mes idées, mes sentimens sont
+bouleversés: je ne sais pour quel but, ni dans quel espoir je dois me
+créer un esprit, une manière d'être nouvelle! je flotte dans la plus
+cruelle des incertitudes, entre ce que j'étois, et ce que je veux
+devenir; la douleur, la douleur est tout ce qu'il y a de fixe en moi:
+c'est elle qui me sert à me reconnoître. Mes projets varient, mes
+desseins se combattent; mon malheur reste le même; je souffre, et je
+change de résolution pour souffrir encore. Louise, faut-il vivre,
+quand on craint l'heure qui suit, le jour qui s'avance, comme une
+succession de pensées amères et déchirantes? Si le temps ne me soulage
+pas, tout n'est-il pas dit? Le secret de la raison, c'est d'attendre;
+mais qui attend en vain n'a plus qu'à mourir.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Paris, ce 5 août.
+
+
+Vous me demandez comment je passe ma vie avec Matilde: ma vie! elle
+n'est pas là. Je me promène seul tout le jour, et Matilde ne s'en
+inquiète pas; pendant ce temps elle va à la messe, elle voit son
+évêque, ses religieuses, que sais-je? elle est bien. Quand je la
+retrouve, de la politesse et de la douceur lui paroissent du
+sentiment; elle s'en contente, et cependant elle m'aime. La fille de
+la personne du monde qui a le plus de finesse dans l'esprit et de
+flexibilité dans le caractère, marche droit dans la ligne qu'elle
+s'est tracée sans apercevoir jamais rien de ce qu'on ne lui dit pas.
+Tant mieux.... Je ne la rendrai pas malheureuse. Et que m'importe son
+esprit, puisque je ne veux jamais lui communiquer mes pensées?
+
+Nous avancerons l'un à côté de l'autre dans cette route vers la tombe,
+que nous devons faire ensemble; ce voyage sera silencieux et sombre
+comme le but. Pourquoi s'en affliger? Un seul être au monde changeoit
+en pompe de bonheur cette fête de mort que les hommes ont nommée le
+mariage; mais cet être étoit perfide, et un abîme nous a séparés.
+
+Mon ami, je voudrois venger M. d'Ervins. Pourquoi M. de Serbellane
+existe-t-il après avoir tué un homme? n'a-t-il tué que ce d'Ervins? Et
+moi, juste ciel! est-ce que je vis? Je ne suis pas content de ma tête,
+elle s'égare quelquefois; ce que j'éprouve surtout, c'est de la
+colère: une irritabilité que vous aviez adoucie ne me laisse plus de
+repos; je n'ai pas un sentiment doux. Si je pense que je pourrois la
+rencontrer, je ne me plais qu'à lui parler avec insulte; il n'y a plus
+de bonté en moi: mais qu'en ferois-je? ne disoit-on pas que Delphine
+étoit remarquable par la bonté? je ne veux pas lui ressembler.
+
+Tous les jours une circonstance nouvelle accroît mon amertume; j'étois
+étonné de ce que le départ de madame d'Albémar n'avoit pas encore eu
+lieu; je remarquois le séjour de madame d'Ervins chez elle, et j'avois
+fait de ce séjour même une sorte d'excuse à sa conduite; je me disois
+qu'apparemment elle n'avoit point pris avec trop de chaleur et d'éclat
+le parti de M. de Serbellane, puisque la femme de M. d'Ervins avoit
+choisi sa maison pour asile; et, quoique cette circonstance ne
+changeât rien aux relations de madame d'Albémar avec M. de Serbellane,
+à ces vingt-quatre heures passées chez elle, misérable que je suis! je
+sentois mon ressentiment adouci: mais hier, mon banquier, chez qui
+j'étois entré pour je ne sais quelle affaire, reçut devant moi deux
+lettres de M. de Serbellane pour madame d'Albémar, et les lui adressa
+dans l'instant même, en faisant une plaisanterie sur ce qu'elle avoit
+envoyé plusieurs fois demander si ces lettres étoient arrivées. Je
+n'apprenois rien par cet incident; eh bien! j'en ai été comme fou tout
+le jour.
+
+Que me demandez-vous encore? si Matilde et moi nous restons chez
+madame de Vernon? Matilde veut avoir un établissement séparé; elle
+aime l'indépendance dans les arrangemens domestiques, et d'ailleurs la
+vie de sa mère n'est point d'accord avec ses goûts. Madame de Vernon
+se couche tard, aime le jeu, voit beaucoup de monde; Matilde veut
+régler son temps d'après ses principes de dévotion. Je la laisse libre
+de déterminer ce qui lui convient: comment, dans l'état où je suis,
+pourrois-je avoir la moindre décision sur quelque objet que ce soit?
+Je ne remarque rien, je ne sens la différence de rien; j'ai une pensée
+qui me dévore, et je fais des efforts pour la cacher; voilà tout ce
+qui se passe en moi.
+
+Il m'a paru cependant que madame de Vernon étoit plus affectée du
+projet de sa fille, que je ne m'y serois attendu d'un caractère aussi
+ferme que le sien; elle a prononcé à demi-voix, et avec émotion, les
+mots d'_isolement_ et d'_oubli_; mais, reprenant bientôt les manières
+indifférentes dont elle sait si bien couvrir ce qu'elle
+éprouve:--Faites ce que vous voudrez, ma fille, a-t-elle dit; il ne
+faut vivre ensemble que si l'on y trouve réciproquement du
+bonheur.--Et en finissant ces mots, elle est sortie de la chambre.
+Singulière femme! Excepté un seul et funeste jour, elle ne m'a jamais
+parlé avec confiance, avec chaleur, sur aucun sujet; mais, ce jour-là,
+elle exerça sur moi un ascendant inconcevable.
+
+Ah! quels mouvemens de fureur et d'humiliation ce qu'elle m'a dit ne
+m'a-t-il pas fait éprouver! Ne me demandez jamais de vous en parler;
+je ne le puis. Je veux aller en Espagne voir ma mère, m'éloigner
+d'ici; je l'ai annoncé à Matilde; je pars dans un mois, plus tôt
+peut-être, quand je serai sûr de ne pas rencontrer madame d'Albémar
+sur la route.
+
+Un homme de mes amis m'a assuré que madame de Vernon avoit beaucoup de
+dettes, cela se peut; la précipitation avec laquelle j'ai tout signé
+ne m'a permis de rien examiner. Si madame de Vernon a des dettes, il
+est du devoir de sa fille de les payer; ce mariage avec Matilde me
+ruinera peut-être entièrement; eh bien! cette idée me satisfait;
+madame d'Albémar aura jeté sur moi tous les genres d'adversités; elle
+ne croira pas du moins qu'en m'unissant à une autre, je me sois ménagé
+pour le reste de ma vie aucune jouissance, ni même aucun repos. Elle
+ne croira pas.... Mais insensé que je suis, s'occupe-t-elle de moi?
+n'écrit-elle pas à M. de Serbellane? ne reçoit-elle pas de ses
+lettres? ne doit-elle pas le rejoindre?... Ah! que je souffre! Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 4 août.
+
+
+Depuis que j'existe, vous le savez, ma soeur, l'idée d'un Dieu
+puissant et miséricordieux ne m'a jamais abandonnée; néanmoins dans
+mon désespoir je n'en avois tiré aucun secours: le sentiment amer de
+l'injustice que j'avois éprouvée s'étoit mêlé aux peines de mon coeur,
+et je me refusois aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux
+idées religieuses tout leur empire; hier je passai quelques instans
+plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel.
+
+Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant
+quelque temps, avec assez d'austérité, sur la destinée des
+âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchois à repousser
+l'attendrissement que me causoit l'image de Léonce; je voulois le
+confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le
+coeur qui se livre à leurs coups. J'essayai d'étouffer les sentimens
+jeunes et tendres dont j'ai goûté le charme depuis mon enfance. La
+vie, me disois-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la
+raison. Au sommet des montagnes, à l'extrémité de l'horizon, la pensée
+cherche un avenir, un autre monde, où l'âme puisse se reposer, où la
+bonté jouisse d'elle-même, où l'amour enfin ne se change jamais en
+soupçons amers, en ressentimens douloureux: mais dans la réalité, dans
+cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut,
+pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère,
+réprimer l'entraînement de la confiance et de l'affection, irriter son
+coeur lorsqu'on le sent trop foible, et contenir dans son sein les
+qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentimens
+qu'on inspire.
+
+Je me ferai, disois-je encore, une destinée fixe, uniforme,
+inaccessible aux jouissances comme à la douleur; les jours qui me sont
+comptés seront remplis seulement par mes devoirs. Je tâcherai surtout
+de me défendre de cette rêverie funeste, qui replonge l'âme dans le
+vague des espérances et des regrets; en s'y livrant, on éprouve une
+sensation d'abord si douce, et ensuite si cruelle! on se croit attiré
+par une puissance surnaturelle, elle vous fait pressentir le bonheur à
+travers un nuage; mais ce nuage s'éclaircit par degrés, et découvre
+enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et
+de félicités.
+
+Oui, me répétois-je, j'étoufferai en moi tout ce qui me distinguoit
+parmi les femmes, pensées naturelles, mouvemens passionnés, élans
+généreux de l'enthousiasme; mais j'éviterai la douleur, la redoutable
+douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma raison, et
+je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les
+autres.
+
+Sans interrompre ces réflexions, je me levai, et je marchai d'un pas
+plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m'arrêtai près des
+orangers que vous m'avez envoyés de Provence; leurs parfums délicieux
+me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi
+croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un
+de ces orgues que j'ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur
+le chemin, et joua des airs qui m'ont fait danser quand j'étois
+enfant. Je voulois m'éloigner, un charme irrésistible me retint; je me
+retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection
+pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchoit à
+m'environner, la douce idée que je me faisois, dans ce temps, de mon
+sort et de la société; combien j'étois convaincue qu'il suffisoit
+d'être aimable et bonne pour que tous les coeurs s'ouvrissent à votre
+aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu'un échange
+continuel de reconnoissance et d'affection. Hélas! en comparant ces
+délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme,
+j'éprouvai des convulsions de larmes, je me jetai sur la terre avec
+des sanglots qui sembloient devoir m'étouffer: j'aurois voulu que
+cette terre m'ouvrît son repos éternel.
+
+En me relevant j'aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et
+si beau.--O Dieu! m'écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour,
+si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté! les
+souffrances d'un seul être se perdent-elles dans cette immensité? ou
+votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les
+faire servir à la vertu? Non, vous n'êtes point indifférent à la
+douleur; c'est elle qui contient tout le secret de l'univers;
+secourez-moi, grand Dieu! secourez-moi. Ah! pour avoir aimé, je n'ai
+pas mérité d'être oubliée de vous! Aucun être, dans le petit nombre
+d'années que j'ai passées sur cette terre, aucun être n'a souffert par
+moi; vous n'avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon
+existence; j'ai été jusqu'à ce jour une créature innocente; pourquoi
+donc me livrez-vous à des tourmens si cruels? Ma Louise, en prononçant
+ces mots, j'avois pitié de moi-même: ce sentiment a quelque douceur.
+
+Un secours plus efficace pénétra dans mon coeur; je me blâmai d'avoir
+tardé si longtemps à recourir à la prière; je repoussai le système que
+je m'étois fait de froideur et d'insensibilité: ce que je craignois,
+c'étoit l'amour, c'étoit la foiblesse, qui m'inspiroit quelquefois le
+désir d'aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de
+braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentimens délicats:
+je trouvai bien plus de ressource contre ces indignes mouvemens dans
+l'élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui
+fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez moi plus
+satisfaite de mes résolutions.
+
+Depuis, je me suis occupée de Thérèse; il y avoit quelques jours que
+je ne l'avois vue: elle passe presque toutes ses heures seule avec un
+prêtre vénérable qui a pris beaucoup d'ascendant sur elle; son dessein
+est d'aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu'elle se
+croira sûre de n'avoir rien à craindre de la famille de son mari.
+Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane
+que mon banquier m'envoyoit, parce que c'est sous mon nom qu'il écrit
+à Thérèse; je les lui remis; elle pleura beaucoup en les lisant et me
+dit:--Il m'est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois
+je ne le pourrai plus.--Je voulois qu'elle s'expliquât davantage; elle
+s'y refusa: je n'osai pas insister. J'ignore par quelles pratiques,
+par quelles pénitences elle essaie de se consoler; sans partager ses
+opinions, je n'ai point cherché jusqu'à ce jour à les combattre; qui
+sait, Louise, s'il n'y a pas des malheurs pour lesquels toutes les
+idées raisonnables sont insuffisantes?
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 6 août.
+
+
+Je me croyois mieux, ma soeur, la dernière fois que je vous ai écrit;
+aujourd'hui les circonstances les plus simples, telles qu'il en naîtra
+chaque jour de semblables, ont rempli mon âme d'amertume: le fond
+triste et sombre sur lequel repose ma destinée ne peut varier, et
+cependant ma douleur se renouvelle sous mille formes, et chacune
+d'elles exige un nouveau combat pour en triompher. Oh! qui pourroit
+supporter long-temps l'existence à ce prix?
+
+Ce matin un de mes gens m'a apporté de Paris des lettres assez
+insignifiantes, et la liste des personnes qui sont venues me voir
+pendant mon absence: je regardais avec distraction ces détails de la
+société, qui m'intéressent si peu maintenant, lorsqu'une lettre
+imprimée, que je n'avois point remarquée, attira mon attention; je
+l'ouvris et j'y vis ces mots: _M. Léonce de Mondoville a l'honneur de
+vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Vernon._ Le mal
+que m'a fait cette vaine formalité est insensé; mais tout n'est-il pas
+folie dans les sensations des malheureux? J'ai été indignée contre
+Léonce; il me semblent qu'il auroit dû veiller à ce qu'on ne suivît
+pas l'usage envers moi: je trouvois de l'insulte dans cet envoi d'une
+annonce à ma porte, comme s'il avoit oublié que c'étoit une sentence
+de mort qu'il m'adressoit ainsi, par forme de circulaire, sans daigner
+y joindre je ne sais quel mot de douceur ou de pitié. Je passai la
+matinée entière dans un sentiment d'irritation inexprimable. Le
+croiriez-vous? je commençai vingt lettres à Léonce pour m'abandonner à
+peindre ce qui m'oppressoit; mais je savois, en les écrivant, que je
+les brûlerois toutes; soyez-en sûre, je le savois: je ne puis répondre
+des mouvemens qui m'agitent, mais quand il s'agira des actions, ne
+doutez pas de moi.
+
+Ce jour si péniblement commencé me réservoit encore des impressions
+plus cruelles: madame de Vernon vint me demander à dîner. Une
+demi-heure après son arrivée, comme j'étois appuyée sur ma fenêtre, je
+vis dans mon avenue cette voiture bleue de Léonce qui m'étoit si bien
+connue; un tremblement affreux me saisit; je crus qu'il venoit avec sa
+femme accomplir encore son barbare cérémonial: j'étois dans un état
+d'agitation inexprimable, je regardai madame de Vernon, et ma pâleur
+l'effraya tellement, qu'elle avança rapidement vers moi pour me
+soutenir. Elle aperçut alors cette voiture que je regardois fixement,
+sans pouvoir en détourner les jeux.--C'est ma fille seule, me dit-elle
+promptement; il n'y sera pas, j'en suis sûre; il ne viendroit pas chez
+vous.--Ces mots produisirent sur moi les impressions les plus
+diverses; je respirai de ce qu'il ne venoit pas. L'attente d'une si
+douloureuse émotion me faisoit éprouver une terreur insupportable;
+mais je fus couverte de rougeur, en me répétant les paroles de madame
+de Vernon: il ne viendrait pas chez vous. Elle sait donc qu'il me
+croit indigne de sa présence, ou qu'il a pitié de ma foiblesse, de
+l'amour qu'il me croit encore pour lui. Ah! si je le voyois, combien
+je serois calme, fière, dédaigneuse! Pendant que je cherchois à
+reprendre quelque force, les deux battans de mon salon s'ouvrirent, et
+l'on annonça madame de Mondoville.
+
+Louise, c'est ainsi que l'heureuse Delphine se fût appelée, si
+Thérèse.....Ah! ce n'est pas Thérèse; c'est lui, c'est lui seul! A
+l'abri de ce nom de Mondoville, si doux, si harmonieux quand il
+présageoit sa présence; à l'abri de ce nom, Matilde s'avançoit avec
+fierté, avec confiance; et moi qu'il en a dépouillée, je n'osois lever
+les regards sur elle, je pouvois à peine me soutenir. Elle m'aborda
+fort simplement, et ne me parut pas avoir la moindre idée des motifs
+de mon absence; elle attribua tout à mes soins pour madame d'Ervins,
+et me parut avoir gagné depuis qu'elle passoit sa vie avec Léonce. _Je
+ne suis pas la rose_, dit un poète oriental, _mais j'ai habité avec
+elle_. Dieu! que deviendrai-je, moi condamnée à ne plus le revoir!
+
+Une fois, dans la conversation, il me sembla que Matilde avoit pris un
+geste, un mot familier à Léonce; mon sang s'arrêta tout à coup à ce
+souvenir, si doux en lui-même, si amer quand c'étoit Matilde qui me le
+retraçoit. Un des gens de Léonce servoit Matilde à table; tous ces
+détails de la vie intime me faisoient mal. Si je restois ici,
+j'éprouverois à chaque instant une douleur nouvelle. Voir sans cesse
+Matilde, sentir son bonheur goutte à goutte! non, je ne le puis. Quand
+il falloit m'adresser à elle, lui offrir ce qui se trouvoit sur la
+table, j'évitois de lui donner aucun nom; madame de Vernon l'appeloit
+souvent madame de Mondoville, et chaque fois je tressaillois.
+
+Je m'aperçus aisément que madame de Vernon étoit blessée contre sa
+fille; mais je gardois le silence sur tout ce qui pouvoit amener une
+conversation animée; à peine pouvois-je articuler les mots les plus
+insignifians sans me trahir. Enfin, après le dîner, madame de Vernon
+demanda à Matilde quand son nouvel appartement seroit prêt.--Dans six
+jours, répondit Matilde; et se retournant vers moi, elle me dit: Je
+vois bien que cet arrangement déplaît à ma mère, mais je vous en fais
+juge, ma cousine, n'est-il pas convenable que nous vivions dans des
+maisons séparées? nos goûts et nos opinions diffèrent extrêmement; ma
+mère aime le jeu, elle passe une partie de la nuit au milieu du monde,
+la solitude me convient, et nous serons beaucoup plus heureuses toutes
+les deux, en nous voyant souvent, mais en n'habitant pas sous le même
+toit.--Finissons-en sur ce sujet, lui dit madame de Vernon assez
+vivement; j'aurois modifié mes habitudes avec plaisir, je les aurois
+même sacrifiées, si je m'étois crue nécessaire à votre bonheur: quant
+à vos opinions, puisque c'est moi qui ai dirigé votre éducation, il
+n'y a pas apparence que je ne sache pas ménager une manière de penser
+que j'ai voulu vous inspirer; mais vous parlez de goûts, d'habitudes,
+et jamais d'affections; celle que vous avez pour moi, en effet, a bien
+peu d'ascendant sur votre vie; n'en parlons plus: j'avois encore une
+illusion, vous venez de me prouver qu'il suffit d'en avoir une,
+quelque aride que soit d'ailleurs la vie, pour éprouver de la
+douleur.--Matilde rougit, je serrai la main de madame de Vernon, et
+nous gardâmes toutes les trois le silence pendant quelques minutes;
+enfin madame de Vernon le rompit, en demandant à Matilde si elle avoit
+été voir sa cousine madame de Lebensei.--Je ne pense pas assurement,
+répondit Matilde, que vous exigiez de moi d'aller voir une femme qui
+s'est remariée pendant que son premier mari vivoit encore; un pareil
+scandale ne sera jamais autorisé par ma présence.--Mais son premier
+mari étoit étranger et protestant, lui répondit madame de Vernon; elle
+a fait divorce avec lui selon les lois de son pays.--Et sa religion, à
+elle-même, reprit Matilde, la comptez-vous pour rien? Elle est
+catholique: pouvoit-elle se croire libre, quand sa religion ne le
+permettoit pas?--Vous savez, reprit madame de Vernon, que son premier
+mari étoit un homme très-méprisable; qu'elle aime le second depuis six
+ans; qu'il lui a rendu des services généreux.--Je ne m'attendois pas,
+je l'avoue, interrompit Matilde, que ma mère justifieroit la conduite
+de madame de Lebensei.--Je ne sais si je la justifie, répondit madame
+de Vernon; mais quand madame de Lebensei auroit commis une faute, la
+charité chrétienne commanderoit l'indulgence envers elle.--La charité
+chrétienne, répondit Matilde, est toujours accessible au repentir;
+mais quand on persiste dans le crime, elle ordonne au moins de
+s'éloigner des coupables.--Et vous voudriez, ma fille, que madame de
+Lebensei quittât maintenant M. de Lebensei?--Oui, je le voudrois,
+s'écria Matilde, car il n'est point, car il ne peut être son mari. On
+dit de plus que c'est un homme dont les opinions politiques et
+religieuses ne valent rien; mais je ne m'en mêle point: il est
+protestant, il est tout simple que sa morale soit fort relâchée. Il
+n'en est pas de même de madame de Lebensei, elle est catholique, elle
+est ma parente; je vous le répète, ma conscience ne me permet pas de
+la voir.--Eh bien, j'irai seule chez elle, répondit madame de
+Vernon.--Je vous y accompagnerai, ma chère tante, lui dis-je, si vous
+le permettez.--Aimable Delphine! s'écria madame de Vernon en
+soupirant! eh bien! nous irons ensemble; elle demeure à deux lieues de
+chez vous, elle passe sa vie dans la retraite, elle sait combien sa
+conduite a été, non-seulement blâmée, mais calomniée; elle ne veut
+point s'exposer à la société qui est très-mal pour elle.--Dites-lui
+bien, reprit Matilde avec assez de vivacité, que ce n'est point ce
+qu'on peut dire d'elle qui m'empêche d'aller la voir; je ne suis point
+soumise à l'opinion, et personne ne sauroit la braver plus volontiers
+que moi, si le moindre de mes devoirs y étoit intéressé; au premier
+signe de repentir que donnera madame de Lebensei, je volerai auprès
+d'elle, et je la servirai de tout mon pouvoir. Matilde, m'écriai-je
+involontairement, Matilde, croyez-vous qu'on se repente d'avoir épousé
+ce qu'on aime?--A peine ces mois m'étoient-ils échappés, que je
+craignis d'avoir attiré son attention sur le sentiment qui me les
+avoit inspirés; mais je me trompois; elle ne vit dans ces paroles
+qu'une opinion qui lui parut immorale, et la combattit dans ce sens.
+Je me tus, elle et sa mère repartirent pour Paris, et je vis ainsi
+finir une contrainte douloureuse. Mais que de sentimens amers se sont
+ranimés dans mon coeur! Quelle conduite que celle de Léonce! Il ne me
+fait pas dire un mot, il ne veut pas me voir, il m'accable de
+mépris!... Louise, j'ai écrit ce mot; malgré ce qu'il m'en a coûté,
+j'ai pu l'écrire! car c'est de toute la hauteur de mon âme que je
+considère l'injustice même de Léonce. Je voudrois cependant, je
+voudrois au prix de ma misérable vie, qu'il me fût possible de le
+rencontrer encore une fois par hasard, sans qu'il put me soupçonner de
+l'avoir recherché. Je saurois alors, soyez-en sûre, je saurois
+reconquérir son estime; je m'enorgueillis à cette idée; je l'aime
+peut-être encore; mais ce qui m'est nécessaire surtout, c'est qu'il me
+rende cette considération à laquelle il a sacrifié son bonheur, oui,
+son bonheur.... Je valois mieux pour lui que Matilde. Se peut-il qu'un
+mouvement de regret ne lui inspire pas le besoin de me parler! Louise,
+ne condamnez pas celle que vous avez élevée; ce souhait, Le ciel m'en
+est témoin, je ne le forme point pour me livrer aux sentimens les plus
+criminels. Mais je voudrois du moins refuser de le voir, qu'il le sût,
+qu'il en souffrît un moment, et qu'il cessât de me croire le plus
+foible des êtres, le plus indigne de son inflexible caractère. Louise,
+j'éprouve les douleurs les plus poignantes, et celles que je confie,
+et celles qui me font mal à développer! Pardonnez-moi si j'y succombe;
+c'est pour vous seule que je vis encore.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 8 août.
+
+
+Ne puis-je donc faire un pas qui ne renouvelle plus cruellement encore
+les chagrins que je ressens? pourquoi m'a-t-on conduite chez madame de
+Lebensei? Elle est heureuse par le mariage; elle l'est parce que son
+mari a su braver l'opinion, parce qu'il a méprisé les vains discours
+du monde, et qu'à cet égard il est en tout l'opposé de Léonce. Madame
+de Lebensei est heureuse, et je l'aurois été bien plus qu'elle, car
+son caractère ne la met point entièrement au-dessus du blâme; son
+coeur est bien loin d'aimer comme le mien; et quel homme, en effet,
+pourroit inspirer à personne ce que j'éprouve pour Léonce?
+
+Madame de Vernon vint me prendre hier pour aller à Cernay comme nous
+en étions convenues. En arrivant nous apprîmes que M. de Lebensei
+étoit absent. Madame de Lebensei, en nous voyant, fut émue; elle
+cherchoit à le cacher, mais il étoit aisé de démêler cependant qu'une
+visite de ses parens étoit un événement pour elle, dans la
+proscription sociale où elle vivoit. Vous avez connu madame de
+Lebensei à Montpellier: elle a près de trente ans; sa figure, calme et
+régulière, est toujours restée la même. Nous parlâmes quelque temps
+sur tous les sujets convenus dans le monde, pour éviter de se
+connoître et de se pénétrer: cette manière de causer n'intéressoit
+point une personne qui, comme madame de Lebensei, passe sa vie dans la
+retraite; néanmoins elle craignoit de s'approcher la première d'aucun
+sujet qui pût nous engager à lui parler de sa situation. J'essayai de
+nommer quelques personnes de sa connoissance; il me parut, par ce
+qu'elle m'en dit qu'elle ne les voyoit plus; je remarquai bien qu'elle
+souffroit d'en avoir été abandonnée, mais je ne m'en aperçus qu'à la
+fierté même avec laquelle elle repoussoit tout ce qui pouvoit
+ressembler à une tentative pour se justifier, ou à des efforts pour se
+rapprocher du monde. Elle veut briser ce qu'elle pourroit conserver
+encore de liens avec la société, non par indifférence, mais pour
+n'avoir plus aucune communication avec ce qui lui fait mal.
+
+Madame de Lebensei a pris tellement l'habitude de se contenir en
+présence des autres, qu'il étoit difficile de l'amener à nous parler
+avec confiance. Cependant, comme madame de Vernon lui faisoit quelques
+excuses polies sur l'absence de sa fille, il lui échappa de
+dire:--Vous avez la bonté de me cacher, madame, la véritable raison de
+cette absence; madame de Mondoville ne veut pas me voir depuis que
+j'ai épousé M. de Lebensei.--Madame de Vernon sourit doucement, je
+rougis, et madame de Lebensei continua.--Vous, madame, dit-elle en
+s'adressant à madame de Vernon, vous, qui m'avez connue dans mon
+enfance, et qui avez été l'amie de ma famille, je vous remercie d'être
+venue me trouver dans cette circonstance; je remercie madame d'Albémar
+de vous avoir accompagnée ici; je ne cherche pas le monde; je ne veux
+pas lui donner le droit de troubler mon bonheur intérieur; mais une
+marque de bienveillance m'est singulièrement précieuse, et je sais la
+sentir.--Ses yeux se remplirent alors de larmes; et, se levant pour
+nous les dérober, elle nous mena voir son jardin et le reste de sa
+maison.
+
+L'un et l'autre étoit arrangé avec soin, goût et simplicité; c'étoit
+un établissement pour la vie, rien n'y étoit négligé: tout rappeloit
+le temps qu'on avoit déjà passé dans cette demeure, et celui plus long
+encore qu'on se proposoit d'y rester. Madame de Lebensei me parut une
+femme d'un esprit sage sans rien de brillant, éclairée, raisonnable,
+plutôt qu'exaltée. Je ne concevois pas bien comment, avec un tel
+caractère, sa conduite avoit été celle d'une personne passionnée, et
+j'avois un grand désir de l'apprendre d'elle; mais madame de Vernon ne
+m'aidoit point à l'y engager; elle étoit triste et rêveuse, et ne se
+mêloit point à la conversation.
+
+En parcourant les jardins de madame de Lebensei, je découvris, dans un
+bois retiré, un autel élevé sur quelques marches de gazon; j'y lus ces
+mots: _A six ans de bonheur, Élise et Henri_. Et plus bas: _L'amour et
+le courage réunissent toujours les coeurs qui s'aiment_. Ces paroles
+me frappèrent; il me sembla qu'elles faisoient un douloureux contraste
+avec ma destinée; et je restai tristement absorbée devant ce monument
+du bonheur. Madame de Lebensei s'approcha de moi; et, troublée comme
+je l'étois, je m'écriai involontairement:--Ah! ne m'apprendrez-vous
+donc pas ce que vous avez fait pour être heureuse? Hélas! je ne
+croyois plus que personne le fût sur la terre.--Madame de Lebensei,
+touchée, sans doute, de mon attendrissement, me dit avec un mouvement
+très-aimable:--Vous saurez, madame, puisque vous le désirez, tout ce
+qui concerne mon sort; je ne puis être insensible à l'espoir de
+captiver votre estime. Un sentiment de timidité, que vous trouverez
+naturel, me rendroit pénible de parler long-temps de moi; j'aurai plus
+de confiance en écrivant.--Madame de Vernon nous rejoignit alors, et
+fut témoin de l'expression de ma reconnoissance.
+
+Madame de Lebensei nous pria toutes les deux de rester chez elle
+quelques jours; je m'y refusai pour cette fois, n'en ayant pas prévenu
+Thérèse; mais nous promîmes de revenir; je désirois revoir madame de
+Lebensei, et j'aurois craint de la blesser en la refusant: on a de la
+susceptibilité dans sa situation, et cette susceptibilité, les âmes
+sensibles doivent la ménager, car elle donne aux plus petites choses
+une grande influence sur le bonheur.
+
+En revenant avec madame de Vernon, je fus encore plus frappée que je
+ne l'avois été le matin de sa pâleur et de sa tristesse, et je lui
+demandai à quelle heure elle s'étoit couchée la nuit dernière.--A cinq
+heures du matin, me répondit-elle.--Vous avez donc joué?--Oui.--Mon
+Dieu! repris-je, comment pouvez-vous vous abandonner à ce goût
+funeste? vous y aviez renoncé depuis si long-temps!--Je m'ennuie dans
+la vie, me répondit-elle; je manque d'intérêt, de mouvement, et mon
+repos n'a point de charmes: le jeu m'anime sans m'émouvoir
+douloureusement; il me distrait de toute autre idée, et je consume
+ainsi quelques heures sans les sentir.--Est-ce à vous, lui dis-je, de
+tenir ce langage? votre esprit....--Mon esprit! interrompit-elle; vous
+savez bien que je n'en ai que pour causer, et point du tout pour lire,
+ni pour réfléchir; j'ai été élevée comme cela; je pense dans le monde;
+seule, je m'ennuie ou je souffre.--Mais ne savez-vous donc pas, lui
+dis-je, jouir des sentimens que vous inspirez?--Vous voyez quelle a
+été la conduite de ma fille pour moi, me répondit-elle; de ma fille à
+qui j'avois fait tant de sacrifices; peut-être qu'en voulant la
+servir, je me suis rendue moins digne de votre amitié; vous me
+l'accordez encore, mais votre confiance en moi n'est plus la même;
+tout est donc altéré pour moi. Néanmoins les momens que je passe avec
+vous sont encore les plus agréables de tous; ainsi ne parlons pas de
+mes peines dans le seul instant où je les oublie.--Alors elle ramena
+la conversation sur madame de Lebensei; et comme elle a tout à la fois
+de la grâce et de la dignité dans les manières, il est impossible de
+persister à lui parler d'un sujet qu'elle évite, ni de résister au
+charme de ce qu'elle dit.
+
+Elle fut si parfaitement aimable pendant la route, qu'elle suspendit
+un moment l'amertume de mes chagrins. La finesse de son esprit, la
+délicatesse de ses expressions, un air de douceur et de négligence,
+qui obtient tout sans rien demander; ce talent de mettre son âme
+tellement en harmonie avec la vôtre, que vous croyez sentir avec elle,
+en même temps qu'elle, tout ce que son esprit développe en vous; ces
+avantages qui n'appartiennent qu'à elle, ne peuvent jamais perdre
+entièrement leur ascendant. Il me semble impossible, quand je vois
+madame de Vernon, de ne pas me confier à son amitié; et cependant, dès
+que je suis loin d'elle, le doute me ressaisit de nouveau: que le
+coeur humain est bizarre! on a des sentimens que l'on cherche à se
+justifier, parce qu'on a toujours en soi quelque chose qui les blâme;
+et l'on cède à de certains agrémens, à de certains esprits, avec une
+sorte de crainte, qui ajoute peut-être encore à l'attrait qu'ils
+inspirent et qu'on voudroit combattre.
+
+Ce matin, comme je me levois, ayant passé presque toute la nuit à
+réfléchir sur l'heureux et doux asile de Cernay, je reçus la lettre
+que madame de Lebensei m'avoit promis de m'écrire: la voici; jugez,
+Louise, de ce que j'ai dû souffrir en la lisant.
+
+Madame de Lebensei à madame d'Albémar.
+
+PARMI les sacrifices qui me sont imposés, madame, le seul que j'aurois
+de la peine à supporter, ce seroit de vous avoir connue, et de ne pas
+chercher à vous prouver que je ne mérite point l'injustice dont on a
+voulu me rendre victime. Mettez quelque prix à mes efforts pour
+obtenir votre approbation; car jusqu'à ce jour, satisfaite de mon
+bonheur, et fière de mon choix, je n'ai pas fait une démarche pour
+expliquer ma conduite.
+
+En prenant la résolution de faire divorce avec mon premier mari, et
+d'épouser quelques années après M. de Lebensei, j'ai parfaitement
+senti que je me perdois dans le monde, et j'ai formé, dès cet instant,
+le dessein de n'y jamais reparoître. Lutter contre l'opinion, au
+milieu de la société, est le plus grand supplice dont je puisse me
+faire l'idée. Il faut être, ou bien audacieuse, ou bien humble pour
+s'y exposer. Je n'étois ni l'une ni l'autre, et je compris très-vite
+qu'une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans
+la retraite, pour conserver son repos et sa dignité; mais il y a une
+grande différence entre ce qui est mal en soi, et ce qui ne l'est
+qu'aux yeux des autres; la solitude aigrit les remords de la
+conscience, tandis qu'elle console de l'injustice des hommes.
+
+Si j'avois été très-aimable, très-remarquable par la grâce et l'esprit
+de société, le sacrifice de mes succès m'eût peut-être été pénible;
+mais j'étois une femme ordinaire dans la conversation, quoique j'eusse
+une manière de sentir très-forte et très-profonde; je pouvois donc
+renoncer au monde, sans craindre ces regrets continuels de
+l'amour-propre, qui troublent tôt ou tard les affections les plus
+tendres.
+
+Je n'avois point à redouter non plus le réveil des passions exaltées;
+j'ai de la raison, quoique ma conduite ne soit pas d'accord avec ce
+qu'on appelle communément ainsi. C'est d'après des réflexions sages et
+calmes, que j'ai pris un parti qui sort de toutes les règles communes;
+et rien de ce qui m'a décidée ne peut changer, car c'est d'après mon
+caractère et celui de Henri que je me suis déterminée.
+
+Les événemens de ma vie sont très-simples et peu multipliés; la suite
+de mes impressions est le seul intérêt de mon histoire.
+
+Un Hollandois, M. de T., avoit rapporté des colonies une très-grande
+fortune; il passa quelque temps à Montpellier pour rétablir sa santé.
+Il se prit, je ne sais pourquoi, d'une passion très-vive pour moi, me
+demanda, m'obtint, et m'enmena dans son pays, où je ne connoissois
+personne. Il fallut, à dix-huit ans, rompre avec tous les souvenirs de
+ma vie. Je voulois m'attacher à mon mari: il y avoit, dans nos esprits
+et dans nos caractères, une opposition continuelle; il étoit amoureux
+de moi, parce qu'il me trouvoit jolie: car, d'ailleurs, il sembloit
+qu'il auroit dû me haïr. Cette espèce d'attachement que je lui
+inspirois ajoutoit donc encore à mon malheur; car si ma figure ne lui
+avoit pas été agréable, il se seroit éloigné de moi, et je n'aurois
+pas senti à chaque instant de la journée les défauts qui me le
+rendoient insupportable.
+
+Avarice, dureté, entêtement, toutes les bornes de l'esprit et de l'âme
+se trouvoient en lui. Je me brisois sans cesse contre elles;
+j'essayois sans cesse un plan quelconque de bonheur, et tous
+échouoient contre son active et revécue médiocrité.
+
+Il avoit fait sa fortune en Amérique, en exerçant sur ses malheureux
+esclaves un despotisme tyrannique; il y avoit contracté l'habitude de
+se croire supérieur à tout ce qui l'entouroit; les sentimens nobles,
+les idées élevées lui paraissoient de l'affectation ou de la
+niaiserie: exerciez-vous une vertu généreuse a vos dépens; il se
+moquoit de vous: l'opposiez-vous à ses désirs; non-seulement il
+s'irritoit contre vous, mais il cherchoit à dégrader vos motifs; il
+vouloit qu'il n'y eût qu'une seule chose de considérée dans le monde,
+l'art de s'enrichir, et le talent de faire prospérer, en tout genre,
+ses propres intérêts. Enfin, je l'ai doublement senti, dans le temps
+de mon malheur et dans les années heureuses qui l'ont suivi, l'étendue
+des lumières, le caractère et les idées que l'on nomme philosophiques,
+sont aussi nécessaires au charme, à l'indépendance, et à la douceur de
+la vie privée, qu'elles peuvent l'être à l'éclat de toute autre
+carrière.
+
+Il falloit, pour vivre bien avec M. de T. que je renonçasse à tout ce
+que j'avois de bon en moi; je n'aurois pu me créer un rapport avec lui
+qu'en me livrant à un mauvais sentiment.
+
+Quoiqu'il ne cherchât point à plaire, il étoit très-inquiet de ce
+qu'on disoit de lui; il n'avoit ni l'indifférence sur les jugemens des
+hommes, que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour
+l'opinion, qu'auroit dû lui suggérer son désir de la captiver. Il
+vouloit obtenir ce qu'il étoit résolu de ne pas mériter, et cette
+manière d'être lui donnoit de la fausseté dans ses rapports avec les
+étrangers, et de la violence dans ses relations domestiques.
+
+Il songeoit du matin au soir à l'accroissement de sa fortune; et je ne
+pouvois pas même me représenter cet accroissement comme de nouvelles
+jouissances, car j'étois assurée qu'une augmentation de richesses lui
+faisoit toujours naître l'idée d'une diminution de dépense, et je ne
+disputois sur rien avec lui dans la crainte de prolonger l'entretien,
+et de sentir nos âmes de trop près dans la vivacité de la querelle.
+
+L'exercice d'aucune vertu ne m'étoit permis; tout mon temps étoit pris
+par le despotisme ou l'oisiveté de mon mari. Quelquefois les idées
+religieuses venoient à mon secours; néanmoins combien elles ont acquis
+plus d'influence sur moi depuis que je suis heureuse! Des souffrances
+arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être
+indigne de soi, gâtent le caractère, au lieu de le perfectionner.
+L'âme qui n'a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne
+et douce; si je conserve encore quelque sécheresse dans le caractère,
+c'est à ces années de douleur que je le dois. Oui, je ne crains pas de
+le dire, s'il étoit une circonstance qui pût nous permettre une
+plainte contre notre Créateur, ce seroit du sein d'un mariage mal
+assorti que cette plainte échapperoit; c'est sur le seuil de la maison
+habitée par ces époux infortunés qu'il faudroit placer ces belles
+paroles du Dante, qui proscrivent l'espérance. Non, Dieu ne nous a
+point condamnés à supporter un tel malheur! le vice s'y soumet en
+apparence, et s'en affranchit chaque jour; la vertu doit le briser,
+quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur
+d'aimer, à ce bonheur dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature
+que le mépris de la mort.
+
+Je ne vous développerai point ici mon opinion sur le divorce; quand M.
+de Lebensei sera assez heureux pour vous connoître, madame, il vous
+dira mieux que personne les raisonnemens qui m'ont convaincue; je ne
+veux vous peindre que les sentimens qui ont décidé de mon sort.
+
+Un jour, à La Haye, chez l'ambassadeur de France, on m'annonça qu'un
+jeune François étoit arrivé le matin de Paris, et devoit nous être
+présenté le soir même. Une femme me dit que ce François passoit pour
+sauvage, savant et philosophe, que sais-je? tout ce que les François
+sont rarement à vingt-cinq ans; elle ajouta qu'il avoit fait ses
+études à Cambridge, et que sans doute il s'étoit gâté par les manières
+angloises; mais comme il n'existe pas, selon mon opinion, de plus
+noble caractère que celui des Anglois, je ne me sentois point prévenue
+contre l'homme qui leur ressembloit. Je demandai son nom, elle me
+nomma Henri de Lebensei, gentilhomme protestant du Languedoc; sa
+famille étoit alliée de la mienne; je ne l'avois jamais vu, mais il
+connoissoit le séjour de mon enfance; il étoit François; il avoit au
+moins entendu parler de mes parens; cette idée, dans l'éloignement où
+je vivois de tout ce qui m'avoit été cher, cette idée m'émut
+profondément.
+
+M. de Lebensei entra chez l'ambassadeur avec plusieurs autres jeunes
+gens; je reconnus à l'instant l'image que je m'en étois faite: il
+avoit l'habillement et l'extérieur d'un Anglois, rien de remarquable
+dans la figure, que de l'élégance, de la noblesse, et une expression,
+très-spirituelle. Je ne fus point frappée en le voyant, mais plus je
+causai avec lui, plus j'admirai l'étendue et la force de son esprit,
+et plus je sentis qu'aucun caractère ne convenoit mieux au mien.
+
+Depuis ce jour jusqu'à présent, depuis six années, loin de me
+reprocher d'aimer Henri de Lebensei, il m'a semblé toujours que si je
+l'éloignois de moi je repousserois une faveur spéciale de la
+Providence, le signe le plus manifeste de sa protection, l'ami qui me
+rend l'usage de mes qualités naturelles, et me conduit dans la route
+de la morale, de l'ordre et du bonheur.
+
+Vous avez peut-être su les cruels traitemens que M. de T. me fit
+éprouver quand il sut que j'aimois M. de Lebensei. Je n'avois point
+d'enfans; je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T.,
+avant d'y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à
+toute ma fortune; quand je la refusai, il m'enferma dans sa terre et
+me menaça de la mort; son amour s'étoit changé en haine, et toute sa
+conduite étoit alors soumise à sa passion dominante, à l'avidité.
+Henri me sauva par son courage, exposa mille fois sa vie pour me
+délivrer, et me ramena enfin en France après deux années, pendant
+lesquelles il m'avoit rendu tous les services que l'amour et la
+générosité peuvent inspirer.
+
+Mon divorce fut prononcé; je ne vous fatiguerai point des peines qu'il
+m'en coûta pour l'obtenir; c'est Henri que je veux vous faire
+connoître, toute ma destinée est en lui. Je vais peut-être vous
+étonner, jeune et charmante Delphine; mais ce n'est point la passion
+de l'amour, telle qu'on peut la ressentir dans l'effervescence de la
+jeunesse, qui m'a décidée à choisir Henri pour le dépositaire de mon
+sort; il y a de la raison dans mon sentiment pour lui, de cette raison
+qui calcule l'avenir autant que le présent, et se rend compte des
+qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On
+parle beaucoup des folies que l'amour fait commettre: je trouve plus
+de vraie sensibilité dans la sagesse du coeur que dans son égarement;
+mais toute cette sagesse consiste à n'aimer, quand on est jeune, que
+celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel
+doux précepte de morale et de bonheur! Et la morale et le bonheur sont
+inséparables, quand les combinaisons factices de la société ne
+viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle.
+
+Henri de Lebensei est certainement l'homme le plus remarquable par
+l'esprit qu'il soit possible de rencontrer; une éducation sérieuse et
+forte lui a donné sur tous les objets philosophiques des connoissances
+infinies, et une imagination très-vive lui inspire des idées nouvelles
+sur tous les faits qu'il a recueillis. Il se plaît à causer avec moi,
+d'autant plus qu'une sorte de timidité sauvage et fière le rend
+souvent taciturne dans le monde; comme son esprit est animé et son
+caractère assez sérieux, plus le cercle se resserre, plus il déploie
+dans la conversation d'agrémens et de ressources, et seul avec moi il
+est plus aimable encore qu'il ne s'est jamais montré aux autres. Il
+réserve pour moi des trésors de pensées et de grâce, tandis que le
+commun des hommes s'exalte pour les auditeurs, s'enflamme par
+l'amour-propre, et se refroidit dans l'intimité: tous ceux qui aiment
+la solitude, ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous
+diront de quel prix est dans les jouissances habituelles ce besoin de
+communiquer ses idées, de développer ses sentimens, ce goût de
+conversation qui jette de l'intérêt dans une vie où le calme s'achète
+d'ordinaire aux dépens de la variété; et ne croyez point que cet
+empressement de Henri pour mon entretien naisse seulement de son amour
+pour moi; ma raison m'auroit dit encore qu'il ne faut jamais compter
+sur les qualités que l'amour donne, ou se croire préservé des défauts
+dont il corrige. Ce qui me rend certaine de mon bonheur avec Henri,
+c'est que je connois parfaitement son caractère tel qu'il est,
+indépendamment de l'affection que je lui inspire, et que je suis la
+seule personne au monde avec laquelle il ait entièrement développé ses
+vertus comme ses défauts.
+
+Henri possède un genre d'agrément et de gaîté qui ne peut se
+développer que dans la familiarité de sentimens intimes; ce n'est
+point une grâce de parure, mais une grâce d'originalité dont la
+parfaite aisance augmente beaucoup le charme: quand l'intimité est
+arrivée à ce point, qui fait trouver du charme dans des jeux d'enfans,
+dans une plaisanterie vingt fois répétée, dans de petits détails sans
+fin auxquels personne que vous deux ne pourroit jamais rien
+comprendre; mille liens sont enlacés autour du coeur, et il suffiroit
+d'un mot, d'un signe, de l'allusion la plus légère à des souvenirs si
+doux, pour rappeler ce qu'on aime du bout du monde.
+
+J'ai de la disposition à la jalousie; Henri ne m'en fait jamais
+éprouver le moindre mouvement: je sais que seule je le connois, que
+seule je l'entends, et qu'il jouit d'être senti, d'être estimé par
+moi, sans avoir jamais besoin de mettre en dehors ce qu'il éprouve. Il
+a des opinions très-indépendantes, assez de mépris pour les hommes en
+général, quoiqu'il ait beaucoup de bienveillance pour chacun d'eux en
+particulier. On a dit assez de mal de lui, surtout depuis que, dans
+les querelles politiques, il s'est montré partisan de la révolution;
+il tient cette injustice pour acceptée, et rien au monde ne pourroit
+le contraindre à une justification, pas même à une démonstration de ce
+qu'il est: dès que cette démonstration peut être demandée, elle lui
+devient impossible. Le parfait naturel de son caractère m'est encore
+un garant de sa fidélité; s'il formoit une nouvelle liaison, il seroit
+obligé d'entrer dans des explications sur lui-même, sur ses défauts,
+sur ses qualités, dont sa conduite envers moi le dispense; il m'a
+parlé par ses actions, et c'est de cette manière qu'un caractère fier
+et souvent calomnié aime à se faire connoître.
+
+Sous des formes froides et quelquefois sévères, il est plus accessible
+que personne à la pitié; il cache ce secret, de peur qu'on n'en abuse;
+mais moi, je le sais et je m'y confie. Sans doute je serois bien
+malheureuse, s'il n'étoit retenu près de moi que par la crainte de
+m'affliger en s'éloignant; mais tout en jouissant de l'amour que je
+lui inspire, je songe avec bonheur que deux vertus me répondent de son
+coeur, la vérité et la bonté. Nous nous faisons illusion; mais quand
+on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu
+besoin des femmes; tant d'intérêts divers animent leur vie, que ce
+n'est pas assez du goût le plus vif, de l'attrait le plus tendre, pour
+répondre de la durée d'une liaison: il faut encore que des principes
+et des qualités invariables préservent l'esprit de se livrer à une
+affection nouvelle, arrêtent les caprices de l'imagination, et
+garantissent le coeur long-temps avant le combat; car s'il y avoit
+combat, le triomphe même ne seroit plus du bonheur.
+
+Que de qualités cependant, que de singularités même ne faut-il pas
+trouver réunies dans le caractère d'un homme, pour avoir la certitude
+complète de son affection constante et dévouée! et, sans cette
+certitude, combien le parti que j'ai adopté seroit insensé! car
+lorsqu'on prend une résolution contraire à l'opinion générale, rien ne
+vous soutient que vous-même: vous avez contracté l'engagement d'être
+heureuse, et si jamais vous laissiez échapper quelques regrets, le
+public et vos amis seroient prêts à les repousser au fond de votre
+coeur comme dans leur seul asile.
+
+Je ne le dissimulerai point, les opinions philosophiques de Henri, la
+force de son caractère, son indifférence absolue pour la manière de
+penser des autres, quand elle n'est pas la sienne, tous ces appuis
+m'ont été bien nécessaires pour lutter contre la défaveur du monde. Un
+homme s'affranchit aisément de tout ce qui n'est pas sa conscience, et
+s'il possède des talens vraiment distingués, c'est en obtenant de la
+gloire qu'il cherche à captiver l'opinion publique; la gloire commence
+à une grande distance du cercle passager de nos relations
+particulières, et n'y pénètre même qu'à la longue. M. de Lebensei, par
+un contraste singulier, mais naturel, est parfaitement indifférent à
+l'opinion de ce qu'on appelle la société, et très-ambitieux
+d'atteindre un jour à l'approbation du monde éclairé: moi, qui ne puis
+être connue qu'autour de moi, je ne nie point que je ne sois affligée
+quelquefois d'être généralement blâmée; mais comme ce blâme ne produit
+pas sur Henri la plus légère impression, comme je suis assurée qu'il y
+est tout-à-fait indifférent, je me distrais facilement de ma peine.
+L'on n'est inconsolable, dans un sentiment vrai, que de la douleur de
+ce qu'on aime; l'on finit toujours par oublier la sienne propre.
+
+J'étois convaincue que la morale et la religion bien entendues ne me
+défendoient point d'épouser Henri, puisque je ne troublois, par cette
+résolution, la destinée de personne, et que je n'avois à rendre compte
+qu'à Dieu de mon bonheur. Devois-je donc, quand le ciel m'avoit fait
+rencontrer le seul caractère qui pût s'identifier avec le mien, le
+seul homme qui pût tirer de mes qualités et de mes défauts des sources
+de félicité pour tous les deux; devois-je sacrifier ce sort unique au
+mal que pouvoient dire de moi de froids amis qui m'ont bientôt
+oubliée, des indifférens qui savent à peine mon nom? Ils me
+conseilleroient de renoncer au seul être qui m'aime, au seul être qui
+me protège dans ce monde, tout en se préparant à me refuser du secours
+si j'en avois besoin, si, redevenue isolée par déférence pour leurs
+avis, j'allois leur demander l'un des milliers de services qu'Henri me
+rendroit sans les compter.
+
+Non, ce n'est point à l'opinion des hommes, c'est à la vertu seule
+qu'on peut immoler les affections du coeur; entre Dieu et l'amour, je
+ne reconnois d'autre médiateur que la conscience.
+
+De quoi vous menace donc la société? de ne plus vous voir? la punition
+n'est pas égale à la sévérité des lois qu'elle impose. Cependant, je
+le répète à vous, madame, qui êtes encore dans les premières années de
+la jeunesse, mon exemple ne doit entraîner personne à m'imiter. C'est
+un grand hasard à courir pour une femme, que de braver l'opinion; il
+faut, pour l'oser, se sentir, suivant la comparaison d'un poète, _un
+triple airain autour du coeur_, se rendre inaccessible aux traits de
+la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses
+sentimens; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les
+ressources qui permettent de s'en passer, et ne pas être douée
+cependant d'un esprit ou d'une beauté rare, qui feroient regretter les
+succès pour toujours perdus. Enfin, il faut trouver dans l'objet de
+nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du
+coeur et de la raison, et traverser la vie appuyés l'un sur l'autre,
+en s'aimant et faisant le bien.
+
+Vous connoissez maintenant ma situation, madame; vous aurez aperçu que
+mon bonheur n'est pas sans mélange; mais le bonheur parfait ne peut
+jamais être le partage d'une femme à qui l'erreur de ses parens ou la
+sienne propre ont fait contracter un mauvais mariage. Si l'enfant que,
+je porte dans mon sein est une fille, ah! combien je veillerai sur son
+choix! combien je lui répéterai que, pour les femmes, toutes les
+années de la vie dépendent d'un jour! et que d'un seul acte de leur
+volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur
+destinée.
+
+Quand des personnes que j'estime condamnent la résolution que j'ai
+prise; quand j'éprouve la foiblesse ou la dureté de mes amis,
+quelquefois je ne retrouve plus, même dans la solitude, le repos que
+j'espérois, et le souvenir du monde s'y introduit pour la troubler.
+Mais dans les momens où je suis le plus abattue, un beau jour avec
+Henri relève mon âme: nous sommes jeunes encore l'un et l'autre, et
+néanmoins nous parlons souvent ensemble de la mort, nous cherchons
+dans nos bois quelque retraite paisible pour y déposer nos cendres;
+là, nous serons unis, sans que les générations successives qui
+fouleront notre tombe nous reprochent encore notre affection mutuelle!
+
+Nous nous entretenons souvent sur les idées religieuses, nous
+interrogeons le ciel par des regards d'amour: nos âmes, plus fortes de
+leur intimité, essaient de pénétrer à deux dans les mystères éternels.
+Nous existons par nous mêmes, sans aucun appui, sans aucun secours des
+hommes. M. de Lebensei, je l'espère, est plus heureux que moi, car il
+est beaucoup plus indépendant des autres. Quand les chagrins, causés
+par l'opinion, me font souffrir, je me dis que j'aurois été trop
+heureuse, si les hommes avoient joint leur suffrage à ma félicité
+intérieure, si j'avois vu, pour ainsi dire, mon bonheur se répéter de
+mille manières dans leurs regards approbateurs. L'imparfaite destinée
+jette toujours des regrets à travers les plus pures jouissances; la
+peine que j'éprouve, la seule de ma vie, me garantit peut-être la
+possession de tout ce qui m'est cher; elle m'acquitte envers la
+douleur, qui ne veut pas qu'on l'oublie, et j'obtiendrai peut-être en
+compensation le seul bien que je demande maintenant au ciel.........
+Mourir avant Henri, recevoir ses soins à ma dernière heure, entendre
+sa douce voix me remercier de l'avoir rendu heureux, de l'avoir
+préféré à tout sur cette terre; alors j'aurai vécu de la vraie
+destinée pour laquelle les femmes sont faites; aimer, encore aimer, et
+rendre enfin au Dieu qui nous l'a donnée une âme que les affections
+sensibles auront seules occupée.
+
+ÉLISE DE LEBENSEI.
+
+
+Ah! ma chère Louise, maintenant que vous avez fini cette lettre,
+avez-vous donné quelques larmes aux regrets qu'elle a ranimés dans mon
+coeur? Avez-vous pressenti toutes les réflexions amères qu'elle m'a
+suggérées? Que d'obstacles M. de Lebensei n'a-t-il pas eus à vaincre
+pour épouser celle qu'il aimoit! Et Léonce, comme aisément il y a
+renoncé! C'est madame de Lebensei qui pense à la défaveur de
+l'opinion; mais son mari ne s'en est pas occupé un seul instant; il ne
+dépend que de ses propres affections, il ne se soumet qu'à ce qu'il
+aime; et Léonce.... Ne croyez pas cependant que son caractère ait
+moins de force, qu'il soit en rien inférieur à personne; mais il a
+manqué d'amour: je veux en vain me faire illusion, tout le mal est là.
+
+Hélas! sans le savoir, madame de Lebensei condamne à chaque ligne la
+conduite de Léonce. La douleur que m'a causée cette lettre ne me sera
+point inutile; si je le revoyois, je pourrois lui parler, je serois
+calme et fière en sa présence.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+
+Louise, qu'ai-je éprouvé? Que m'a-t-il dit? Je n'en sais rien; je l'ai
+vu; mon âme est bouleversée; je croyois entrevoir une espérance,
+madame de Vernon me l'a presque entièrement ravie. Pouvez-vous
+m'éclairer sur mon sort? Ah! je ne suis plus capable de rien juger par
+moi-même.
+
+Je reçus hier à Paris, où j'étois venue pour reconduire madame de
+Vernon, une lettre vraiment touchante de madame d'Ervins. Dans cette
+lettre, elle me conjurait d'aller chez un peintre au Louvre, où le
+portrait de M. de Serbellane étoit encore, et de le lui apporter pour
+le considérer une dernière fois. Elle me disoit: «Je me suis persuadée
+la nuit passée que ses traits étoient effacés de mon souvenir; je les
+cherchois comme à travers des nuages qui se plaçoient toujours entre
+ma mémoire et moi: je le sais, c'est une chimère insensée; mais il
+faut que j'essaie de me calmer avant le dernier sacrifice. Ces
+condescendances que j'ai encore pour mes foiblesses ne vous
+compromettront plus long-temps, ma chère amie; ma résolution est
+prise, et tout ce qui semble m'en écarter m'y conduit.»
+
+Je n'hésitai pas à donner à Thérèse la consolation qu'elle désiroit,
+et madame de Vernon, à qui j'en parlai, fut entièrement de mon avis.
+
+J'allai donc ce matin au Louvre; mais avant d'arriver à l'atelier du
+peintre de M. de Serbellane, je m'arrêtai dans la galerie des
+tableaux; il y en avoit un qu'un jeune artiste venoit de terminer [Le
+Marcus Sextus de Guérin.]: il me frappa tellement, qu'à l'instant où
+je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous
+les arts, c'est à la peinture que je suis le moins sensible; mais ce
+tableau produisit sur moi l'impression vive et pénétrante, que
+jusqu'alors je n'avois jamais éprouvée que par la poésie ou la
+musique.
+
+Il représente Marcus Sextus, revenant à Rome après les proscriptions
+de Sylla. En rentrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue
+sans vie, sur son lit; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à
+ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la
+sienne; il ne regarde pas encore son visage; il a peur de ce qu'il va
+souffrir; ses cheveux se hérissent, il est immobile; mais tous ses
+membres sont dans la contraction du désespoir. L'excès de l'agitation
+de l'âme semble lui commander l'inaction du corps. La lampe s'éteint,
+le trépied qui la soutient se renverse, tout rappelle la mort dans ce
+tableau; il n'y a de vivant que la douleur.
+
+Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions
+n'excitent jamais dans notre coeur, sans un retour sur nous-mêmes; et
+je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée
+au milieu de la mer, j'avois vu de loin, sur les flots, les débris
+d'un naufrage.
+
+Je fus tirée de ma rêverie par l'arrivée du peintre qui me mena dans
+son atelier; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de
+ressemblance. Je demandai qu'on le portât dans ma voiture: pendant
+qu'on l'arrangeoit, je revins dans la galerie pour revoir encore le
+tableau de Marcus Sextus.
+
+En entrant, j'aperçois Léonce placé comme je l'étois devant ce
+tableau, et paroissant ému comme moi de son expression; sa présence
+m'ôta dans l'instant toute puissance de réflexion, et je m'avançai
+vers lui sans savoir ce que je faisois. Il leva les yeux sur moi, et
+ne parut point surpris de me voir. Son âme étoit déjà ébranlée; il me
+sembla que j'arrivois comme il pensoit à moi, et que ses réflexions le
+préparoient à ma présence.
+
+--On plaint, me dit-il avec une sorte d'égarement tout-à-fait
+extraordinaire, et presque sans me regarder, oui, l'on plaint ce
+Romain infortuné qui, revenant dans sa patrie, ne trouve plus que les
+restes inanimés de l'objet de sa tendresse; eh bien! il seroit mille
+fois plus malheureux s'il avoit été trompé par la femme qu'il adoroit,
+s'il ne pouvoit plus l'estimer ni la regretter sans s'avilir. Quand la
+mort a frappé celle qu'on aime, la mort aussi peut réunir à elle;
+notre âme, en s'échappant de notre sein, croit s'élancer vers une
+image adorée; mais si son souvenir même est un souvenir d'amertume, si
+vous ne pouvez penser à elle sans un mélange d'indignation et d'amour,
+si vous souffrez au dedans de vous par des sentimens toujours
+combattus, quel soulagement trouverez-vous dans la tombe? Ah!
+regardez-le encore, madame, cet homme malheureux qui va succomber sous
+le poids de ses peines; il ne connoissoit pas les douleurs les plus
+déchirantes; la nature, inépuisable en souffrances, l'avoit encore
+épargné. Il tient, s'écria Léonce avec l'accent le plus amer, et en me
+saisissant le bras comme un furieux, il tient la main décolorée de la
+compagne de sa vie; mais la main cruelle de celle qui lui fut chère
+n'a pas plongé dans son sein un fer empoisonné.
+
+--Effrayée de son mouvement, ne pouvant comprendre ses discours, je
+voulois lui répondre, l'interroger, me justifier; un de mes gens
+apporta dans cet instant le portrait de M. de Serbellane, et le
+peintre qui le suivoit lui dit:--Mettez ce tableau avec beaucoup de
+soin dans la voiture de madame d'Albémar.--Léonce me quitte,
+s'approche du portrait, lève la toile qui le couvroit, la rejette avec
+violence, et se retournant vers moi avec l'expression de visage la
+plus insultante:--Pardonnez-moi, me dit-il, madame, les momens que je
+vous ai fait perdre; je ne sais ce qui m'avoit troublé; mais ce qui
+est certain, ajouta-t-il en pesant sur ce mot de toute la fierté de
+son âme, ce qui est certain, c'est que je suis calme à présent.--En
+prononçant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux, et
+disparut.
+
+Je restai confondue de cette scène, immobile à la place où Léonce
+m'avoit laissée, et cherchant a deviner le sens des reproches sanglans
+qu'il m'avoit adressés: cependant une idée me saisit, c'est que tout
+ce qu'il m'avoit dit, et l'impression qu'avoit produite sur lui le
+portrait de M. de Serbellane pouvoit appartenir à la jalousie; cette
+pensée, peut-être douce, n'étoit encore que confuse dans ma tête,
+lorsque madame de Vernon arriva; je ne l'attendois point; elle avoit
+été chez moi, ne me croyant pas encore partie, et voulant m'amener
+elle-même chez le peintre. Je lui exprimai dans mon premier mouvement
+toutes les idées qui m'agitoient, et je lui demandai vivement comment
+il seroit possible que Léonce pût croire que j'aimois M. de Serbellane,
+lui qui devoit savoir l'histoire de madame d'Ervins.--Aussi, me
+répondit-elle, ne le croit-il pas. Mais vous n'avez pas d'idée de son
+caractère, et de l'irritation qu'il éprouve sur tout ce qui vous
+regarde.--Cette réponse ne me satisfit pas, et je regardai madame de
+Vernon avec étonnement; je ne sais ce qui se passa dans son esprit
+alors; mais elle se tut pendant quelques instans, et reprit ensuite
+d'un ton ferme, qui me fit rougir des pensées que j'avois eues, et ne
+me prouva que trop combien elles étoient fausses.
+
+--Je pénètre, me dit madame de Vernon, l'injuste défiance que vous
+avez contre moi, je ne puis la supporter, il faut que tout soit
+éclairci; je forcerai Léonce, malgré les motifs qu'il pourroit
+m'opposer, à vous expliquer lui-même les raisons qui l'ont déterminé à
+ne pas s'unir à vous. Je fais peut-être une démarche contraire à mon
+devoir de mère, en vous rapprochant du mari de ma fille, car
+certainement il ne pourra jamais vous voir sans émotion, quelle que
+soit son opinion sur votre conduite; mais ce qu'il m'est impossible de
+tolérer, c'est votre défiance, et pour qu'elle finisse, je vais écrire
+dès demain à Léonce que je le prie d'avoir un entretien avec vous.
+
+--Jugez, ma soeur, de l'effroi qu'un tel dessein dut me causer; je
+conjurai madame de Vernon d'y renoncer; elle me quitta sans vouloir me
+dire ce qu'elle feroit; elle étoit blessée, je n'en pus obtenir un
+seul mot; mais je pars à l'instant même pour passer deux jours à
+Cernay chez madame de Lebensei; si madame de Vernon, malgré mes
+instances, me ménage assez peu pour demandera Léonce de me voir, au
+moins il saura que je n'ai point consenti à cette humiliation; il ne
+me trouvera point chez moi, à Paris, ni à Bellerive.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+Madame de Vernon à Léonce.
+
+
+Après tout ce que je vous ai dit, après tout ce qui s'est passé, votre
+agitation, en parlant hier matin à madame d'Albémar, l'a fort étonnée,
+mon cher Léonce: elle voudroit ne point partir sans que vous fussiez
+en bonne amitié l'un avec l'autre; elle pense avec raison qu'étant
+devenus proches parens par votre mariage avec ma fille, vous ne devez
+pas rester brouillés; je désirerois donc que vous vous rencontrassiez
+tous les deux chez moi demain soir; le voulez-vous?
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+Réponse de Léonce à madame de Vernon.
+
+
+Je n'ai rien à dire à madame d'Albémar, madame, qui pût motiver
+l'entretien que vous me demandez. Nous sommes et nous resterons
+parfaitement étrangers l'un à l'autre: l'amitié comme l'amour doivent
+être fondés sur l'estime, et quand je suis forcé d'y renoncer,
+dispensez-moi de le déclarer.
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Paris, ce 14 août.
+
+
+Je l'ai offensée, mortellement offensée, mon ami, je le voulois, et
+néanmoins je m'en repens avec amertume; mais aussi comment se peut-il
+que le jour même où j'apprends par hasard de madame de Vernon, que
+madame d'Albémar doit aller chez le peintre de M. de Serbellane, le
+jour où je la vois emporter ce portrait avec elle, madame de Vernon
+me propose de rencontrer chez elle madame d'Albémar, de lui dire
+adieu, lorsqu'elle part pour rejoindre M. de Serbellane! et de quels
+termes madame de Vernon, inspirée sans doute par madame d'Albémar, se
+sert-elle pour m'y engager! elle me rappelle l'amitié, les liens de
+famille qui doivent me rapprocher de sa nièce! Non, je ne suis ni le
+parent, ni l'ami de Delphine; je la hais ou je l'adore, mais rien ne
+sera simple entre nous, rien ne se passera selon les règles communes.
+Il est vrai, je ne devois pas me servir d'expressions blessantes en
+refusant de la voir; tant de circonstances cependant s'étoient
+réunies pour m'irriter! je fus tout le jour assez content de
+moi-même, mais la nuit, mais le lendemain qui suivit, je ne pus me
+défendre du remords d'avoir outragé celle que j'ai si tendrement
+aimée. J'allai chez madame de Vernon pour la conjurer de ne pas
+montrer ma réponse à madame d'Albémar. Madame de Vernon étoit partie
+pour la campagne de madame de Lebensei; il n'y avoit pas une heure,
+me dit-on, qu'elle étoit en route: j'eus l'espoir, en montant à
+cheval, de la rejoindre, et je partis à l'instant; j'arrive à Cernay,
+sans rencontrer madame de Vernon; un de mes gens me précède, on ouvre
+la grille, j'entre, et j'aperçois d'abord la voiture de madame
+d'Albémar, qui étoit avancée devant la porte de l'intérieur de la
+maison. J'imaginai que madame d'Albémar étoit au moment de partir, et
+je ne sais par quelle inconséquence du coeur, quoique je ne fusse pas
+venu dans l'intention de la voir, je ne supportai pas l'idée que cela
+me seroit impossible. Sans projet ni réflexion, j'avance et je crie
+au cocher:--Reculez.--J'attends madame, me répondit-il.--Reculez, lui
+dis-je;--et je sautai en bas de mon cheval avec une action si
+véhémente, qu'il m'obéit de frayeur. Je fus honteux de ma folle
+colère, quand je me trouvai seul au milieu de la cour, examiné par
+tous les domestiques qui y étoient. Celui de madame d'Albémar, se
+ressouvenant du temps où sa maîtresse avoit du plaisir à me voir, me
+dit qu'elle étoit dans le jardin; j'y entrai par la porte de la cour,
+toujours dans le même égarement; j'étois dans une maison étrangère,
+je n'y connoissois personne, mais j'allois où elle étoit, comme un
+malheureux entraîné par une force surnaturelle. Il étoit neuf heures
+du soir, le ciel étoit parfaitement serein, et la beauté de la nuit
+auroit calmé tout autre coeur que le mien; mais dans mon agitation,
+je ne pouvois éprouver aucune impression douce. Je la cherchois, et
+mes yeux repoussoient tout ce qui n'étoit pas elle. J'aperçus d'une
+des hauteurs du jardin, à travers l'ombre des arbres, cette charmante
+figure que je ne puis méconnoître; elle étoit appuyée sur un monument
+qu'elle sembloit considérer avec attention; une petite fille à ses
+pieds, habillée de noir, la tiroit par sa robe pour la rappeler à
+elle. Je m'approchai sans me montrer: Delphine levoit ses beaux yeux
+vers le ciel, et je crus la voir pâle et tremblante, telle que son
+image m'étoit apparue à l'église. Elle prioit, car toute l'expression
+de son visage peignoit l'enthousiasme de l'inspiration. Le vent
+venoit de son côté, il agitoit les plis de sa robe avant d'arriver
+jusqu'à moi; en respirant cet air je croyois m'enivrer d'elle; il
+m'apportoit un souffle divin. Je restai quelques instans dans cette
+situation: depuis un mois, mon coeur oppressé n'avoit pas cessé de me
+faire mal; je le sentois alors battre avec moins de peine, j'y
+pouvois poser la main sans douleur. Je serois resté long-temps dans
+cet état, si je n'avois pas vu Delphine sortir du bosquet, pour lire,
+aux rayons de la lune, une lettre qu'elle tenoit entre ses mains: il
+me vint dans l'esprit que c'étoit celle que j'avois écrite à madame
+de Vernon, et que les signes de douleur que je remarquois sur le
+visage de Delphine, venoient peut-être de la peine que je lui avois
+causée. Je ne pus résister à cette idée; je m'approchai
+précipitamment de madame d'Albémar; elle se retourna, tressaillit, et
+prête à tomber, elle s'appuya sur un arbre. Je reconnus ma lettre
+qu'elle regardoit encore: j'allois m'en saisir pour la déchirer,
+lorsque Delphine, reprenant ses forces, s'avança vers moi, et tenant
+ma lettre dans l'une de ses mains, elle leva l'autre vers le ciel.
+Jamais je ne l'avois vue si ravissante; je crus un moment que moi
+seul j'étois coupable, il me sembloit que j'entendois les anges
+qu'elle invoquoit à son secours parler pour elle et m'accuser. Je
+tombai à genoux devant le ciel, devant elle, devant la beauté; je ne
+sais ce que j'adorois, mais je n'étois plus à moi.--Parlez,
+m'écriai-je, parlez; prosterné devant vous, je vous demande de vous
+justifier.--Non, me dit-elle en mettant sa main sur son coeur, ma
+réponse est là, celui qui put m'offenser n'a pas mérité de
+l'entendre.--Elle s'éloigna de moi, je la conjurai de s'arrêter, mais
+en vain; je vis de loin madame de Vernon qui venoit rapidement vers
+nous avec madame de Lebensei; je fis un dernier effort pour obtenir
+un mot, il fut inutile, et mon coeur irrité reprit l'indignation que
+le regard de Delphine avoit comme suspendue. Je voulus paroître calme
+en présence des étrangers, et ne pas rendre Delphine témoin de mon
+abattement. Je parlai vite, je rassemblai au hasard tout ce que je
+pouvois dire à madame de Lebensei et à madame de Vernon, et quand je
+crus en avoir assez fait pour avoir l'air d'être tranquille, je
+regardai Delphine, d'abord avec assurance. Elle n'avoit point essayé,
+comme moi, de cacher son émotion; elle s'appuyoit sur la fille de
+madame d'Ervins, marchoit avec peine, ne répondoit à rien, et
+cherchoit seulement avec ses regards la route qui conduisoit hors du
+parc. Dès que je vis sa tristesse, je me tus, et je la suivis en
+silence; madame de Vernon et madame de Lebensei tâchoient en vain de
+soutenir la conversation; au, moment où nous approchâmes de la porte,
+les yeux de madame d'Albémar tombèrent sur moi; si je n'avois vu que
+ce regard, il me semble que ma situation ne seroit point amère, mais
+elle a refusé de se justifier.... Insensé que je suis! que
+pouvoit-elle me dire? désavouera-t-elle son choix? ne m'a-t-elle pas
+trompé? peut-elle anéantir le passé? mais pourquoi donc voulois-je la
+voir, et pourquoi ne puis-je jamais oublier cette expression de
+douleur qui s'est peinte dans tous ses traits? Est-ce encore un art
+perfide? mais de l'art avec ce visage, avec cet accent! feignoit-elle
+aussi l'état où je l'ai vue, lorsqu'elle ne pouvoit m'apercevoir? Sa
+voiture en s'en allant passoit devant une des allées du parc; j'ai
+fait quelques pas derrière les arbres, pour la suivre encore des
+yeux; la fille de madame d'Ervins avoit jeté ses bras autour d'elle,
+et Delphine la tenoit serrée contre son coeur, avec un abandon si
+tendre, une expression si touchante! il m'a semblé que sa poitrine se
+soulevoit par des sanglots. Une femme dissimulée pourroit-elle
+presser ainsi un enfant contre son sein? cet âge si vrai, si pur,
+seroit-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté? non,
+elle a été émue en me revoyant; non, ce sentiment n'étoit point un
+mensonge; mais elle est liée à M. de Serbellane, elle n'auroit pu me
+le nier; je devois m'y attendre, je ne la chercherai plus. Avant de
+l'avoir rencontrée, j'espérois toujours que si je la revoyois, cet
+instant changeroit mon sort. Je l'ai revue, et c'en est fait. Je n'en
+suis que plus malheureux. Que venois-je faire chez madame de
+Lebensei? Pourquoi madame d'Albémar y étoit-elle? C'est une maison
+qui me déplaît sous tous les rapports. M. de Lebensei étoit absent,
+je ne le regrettai point. M. de Lebensei n'a-t-il pas entraîné la
+femme qu'il aimoit dans une démarche qui l'expose au blâme universel?
+Je suis sûr qu'elle n'est point heureuse, quoiqu'elle ait eu soin de
+répéter plusieurs fois qu'elle l'étoit: son inquiétude secrète, son
+calme apparent, ce mélange de timidité et de fierté qui rend ses
+manières incertaines, tout en elle est une preuve indubitable qu'on
+ne peut braver l'opinion sans en souffrir cruellement; mais moi qui
+la respecte, mais moi qui n'ai rien fait que l'on puisse me
+reprocher, en suis-je plus heureux? mon ami, il n'est pas d'homme sur
+la terre aussi misérable.
+
+Pourquoi, tout en m'écrivant avec intérêt, avec affection, ne me
+dites-vous rien sur le sujet de mes peines? craignez-vous de me
+montrer que vous aimez encore madame d'Albémar? j'y consens, je suis
+peut-être même assez foible pour le désirer; mais de grâce, parlez-moi
+d'elle, et ne m'abandonnez pas seul au tourment de mes pensées.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, 23 août.
+
+
+Pour la première fois, ma chère amie, je désapprouve entièrement les
+sentimens que vous m'exprimez. Quoi! Léonce, en se refusant à vous
+voir, écrit formellement qu'il a cessé de vous estimer, et dans le
+moment où cette conduite révoltante ne devroit vous inspirer que de
+l'indignation, votre lettre à moi [Cette lettre, ainsi que quelques
+autres dont il est parlé, ne se trouve pas dans le recueil.] n'est
+remplie que du regret de ne lui avoir pas parlé, de n'avoir pas essayé
+de vous justifier à ses yeux! on diroit que vous devenez plus foible,
+quand il se montre plus injuste; vainement vous vous faites illusion,
+en m'assurant que ce n'est point l'amour, mais la fierté, mais le
+sentiment de votre dignité blessée, qui ne vous permet pas de
+supporter qu'il se croye le droit de vous offenser, en parlant, en
+pensant mal de vous. Voulez-vous savoir la vérité? La lettre de Léonce
+vous cause une douleur plus vive que toutes celles que vous aviez
+ressenties, et vous n'avez plus la force de vous y résigner: ce n'est
+pas tout encore; en revoyant ce redoutable Léonce, votre sentiment
+pour lui s'est ranimé, et peut-être, pardonnez-moi de vous le dire, il
+le faut pour vous éclairer sur vous-même, peut-être avez-vous aperçu
+qu'il avoit éprouvé près de vous une émotion profonde, et qu'un plus
+long entretien le rameneroit à vos pieds. Pardon encore une fois,
+votre coeur ne s'est pas rendu compte de ses impressions, mais pensez
+à l'irréparable malheur d'exciter dans le coeur de Léonce une passion
+qui lui inspireroit sans doute de l'éloignement pour Matilde!
+
+Delphine, souvenez-vous que, dans vos conversations avec mon frère,
+vous répétiez souvent que la vertu dont toutes les autres dérivoient,
+c'étoit la bonté, et que l'être qui n'avoit jamais fait de mal à
+personne étoit exempt de fautes au tribunal de sa conscience. Je le
+crois comme vous, la véritable révélation de la morale naturelle est
+dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver, et vous
+braveriez ce sentiment, vous Delphine! Je ne raisonnerai point avec
+vous sur vos devoirs, mais je vous dirai: songez à Matilde; elle a
+dix-huit ans, elle a confié son bonheur et sa vie à Léonce,
+abuserez-vous des charmes que la nature vous a donnés, pour lui ravir
+le coeur que Dieu et la société lui ont accordé pour son appui? Vous
+ne le voulez pas, mais que d'écueils dans votre situation, si vous
+n'avez pas le courage de quitter Paris, et de revenir auprès de moi!
+
+Je songe aussi avec inquiétude que cette madame de Vernon, dont la
+conduite est si compliquée, quoique sa conversation soit si simple,
+est la seule personne qui ait du crédit sur vous à Paris; pourquoi ne
+répondez-vous pas à l'empressement que madame d'Artenas a pour vous,
+depuis que vous avez rendu service à sa nièce, madame de R.? Elle m'a
+écrit plusieurs fois qu'elle désireroit se lier plus intimement avec
+vous; je sais que quand elle vint nous voir à Montpellier, à son
+retour de Barège, vous ne me permettiez pas de la comparer à madame de
+Vernon. Elle est certainement moins aimable; elle n'a pas surtout
+cette apparence de sensibilité, cette douceur dans les discours, cet
+air de rêverie dans le silence, qui vous plaisent dans madame de
+Vernon; mais son caractère a bien plus de vérité: elle a une parfaite
+connoissance du monde; je conviens qu'elle y attache trop de prix, et
+que si elle n'avoit pas vraiment beaucoup d'esprit, l'importance
+qu'elle met à tout ce qu'on dit à Paris pourroit passer pour du
+_comérage_: néanmoins personne ne donne de meilleurs conseils, et soit
+vertu, soit raison, elle est toujours pour le parti le plus honnête.
+
+Ne vous refusez pas à l'écouter: vous ne lui parlerez pas, je le
+comprends, des sentimens qu'on ne peut confier qu'à des âmes restées
+jeunes; mais elle vous donnera des avis utiles; tandis que madame de
+Vernon, qui ne cherche qu'à vous plaire, ne songe point à vous servir.
+
+Je vous en conjure aussi, ma chère Delphine, continuez à ne rien me
+cacher de tout ce qui se passe dans votre coeur et dans votre vie;
+vous avez besoin d'être soutenue dans la noble résolution de partir.
+Croyez-moi, dans cette occasion, si la passion ne vous troubloit pas,
+quel être sur la terre seroit assez présomptueux pour comparer sa
+raison à la vôtre? mais vous aimez Léonce, et je n'aime que vous;
+confiez-vous donc sans réserve à ma tendresse, et laissez-vous guider
+par elle.
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+Madame d'Artenas à madame de R.
+
+Paris, ce 1er septembre 1790.
+
+
+Revenez donc à Paris, ma chère nièce; vous avez pris cette année trop
+de goût pour la solitude; depuis cette malheureuse scène des
+Tuileries, vous êtes triste; je voulois bien que vous sentissiez un
+peu la nécessité d'en croire mes conseil, mais je serois bien fâchée
+que votre caractère perdît sa gaîté naturelle.
+
+J'ai enfin rencontré chez elle madame d'Albémar que vous m'aviez
+chargée de voir, et que je rechercherois volontiers pour moi-même,
+tant je la trouve aimable et bonne. J'aurois désiré qu'elle me parlât
+avec confiance sur sa situation actuelle; mais madame de Vernon
+possède seule toute son amitié, et je doute fort cependant qu'elle en
+fasse un bon usage. J'ai trouvé madame d'Albémar triste, et surtout
+fort agitée, elle avoit l'air d'une personne tourmentée par une
+indécision cruelle; il étoit neuf heures du soir, elle étoit encore
+vêtue de sa robe du matin, ses beaux cheveux n'avoient point encore
+été rattachés; à l'extérieur négligé de sa personne, à sa démarche
+lente, à sa tète baissée, l'on auroit dit que depuis long-temps elle
+n'avoit rien fait que songer à la même pensée, et souffrir de la même
+douleur.
+
+Dans cet état cependant, elle étoit jolie comme le jour, et je ne pus
+m'empêcher de le lui dire.--Moi, jolie! me répondit-elle, je ne dois
+plus l'être.--Et elle se tut. Je voulois apprendre d'elle quelles sont
+à présent ses relations avec M. de Serbellane; on rapporte à ce sujet
+des choses très-diverses dans Paris; les uns disent qu'elle ne part
+pour le Languedoc que pour aller de là rejoindre M. de Serbellane,
+s'il n'obtient pas, à cause de son duel, la permission de revenir en
+France: d'autres murmurent tout bas que madame d'Albémar a été fort
+coquette pour M. de Mondoville, et que M. de Serbellane irrité s'est
+brouillé tout-à-fait avec elle: enfin une lettre de Bordeaux m'avoit
+fait naître une idée très-différente de toutes celles-là, et je
+l'avois gardée jusqu'à présent pour moi seule; je pensois qu'il se
+pourroit bien que M. de Serbellane fût l'amant de madame d'Ervins, et
+que madame d'Albémar les ayant réunis tous les deux chez elle un peu
+indiscrètement, M. d'Ervins les y eût surpris, et se fût battu avec M.
+de Serbellane, pour se venger de l'infidélité de sa femme.
+
+J'essayai de provoquer la confiance de madame d'Albémar, en lui disant
+ce qui étoit vrai, c'est que je voyois avec peine que les différens
+bruits qui se répandoient dans Paris sur son compte, pouvoient nuire à
+sa réputation; elle me répondit avec un découragement qui me toucha
+beaucoup:--Il fut une époque de ma vie dans laquelle j'aurois attaché
+de l'importance à ce qu'on pouvoit dire de moi; mais à présent que mon
+nom ne doit plus être uni à celui de personne, je ne m'inquiète plus
+de l'injustice dont ce nom peut être l'objet.--Ces paroles me
+persuadèrent qu'elle étoit en effet brouillée avec M. de Serbellane,
+et comme je commençois à lui donner des consolations douces sur la
+peine qu'elle devoit en éprouver, elle m'arrêta pour me demander de
+m'expliquer mieux, et lorsque je l'eus fait, elle eut l'air étonné;
+mais, sans y mettre un intérêt très-vif, elle me déclara qu'elle
+n'avoit jamais pensé à épouser M. de Serbellane.
+
+Le soupçon que j'avois formé sur madame d'Ervins me revint à
+l'instant, et je le dis à Delphine, en lui avouant que je regardois
+dans ce cas madame d'Ervins comme la véritable cause de la mort de son
+mari. Delphine ne m'eut pas plus tôt comprise que, se relevant de
+l'abattement où je l'avois vue jusqu'alors, elle me protesta que je me
+trompois. Je persistai dans mon opinion, et je lui dis positivement
+qu'un duel aussi sanglant ne pouvoit avoir été provoqué par de simples
+discussions politiques, et que l'amour de M. de Serbellane pour elle
+ou pour madame d'Ervins en devoit être la cause: quand madame
+d'Albémar vit que cette opinion étoit arrêtée dans ma tête, elle finit
+par me laisser croire tout ce que je voulus sur son attachement pour
+M. de Serbellane, exigeant seulement que je n'accusasse pas madame
+d'Ervins.
+
+Que vous dirai-je, ma chère nièce? Il me fut impossible de démêler la
+vérité. Ce n'est pas qu'assurément madame d'Albémar ne soit la femme
+la plus vraie que j'aie jamais connue; mais il y a dans son caractère
+une générosité si singulière, que je ne suis pas parvenue à découvrir
+avec certitude si tout le mystère ne vient pas de la crainte qu'elle a
+de compromettre madame d'Ervins. Aime-t-elle réellement M. de
+Serbellane? sa tristesse vient-elle de leur séparation, et peut-être
+de leur brouillerie? ou bien a-t-elle consenti à tout ce qu'on
+pourroit dire d'elle et de lui, pour détourner l'attention qui se
+seroit portée sur madame d'Ervins, et la sauver de l'indignation
+qu'elle auroit excitée dans le public, et dans la famille de son mari?
+Je l'ignore, mais j'exige de vous le plus profond secret sur cette
+dernière supposition; vous en sentez les conséquences.
+
+Quoi qu'il en soit, madame d'Albémar a rendu ma pénétration
+tout-à-fait inutile; je me vante de deviner les caractères dissimulés;
+mais quand une âme franche ne veut pas laisser connoître un secret, sa
+réserve simple et naturelle déconcerte les efforts de l'esprit
+observateur.
+
+Après quelques momens de silence, je n'insistai plus; et me bornant à
+tâcher d'éclairer Delphine sur madame de Vernon, je lui dis:--Quels
+que soient vos motifs pour ne pas donner à ceux qui s'intéressent à
+vous le moyen de répondre clairement aux malveillans qui vous
+supposent des torts, de bons amis en imposent toujours, quand ils le
+veulent, aux discours médisans de la société de Paris: pourquoi donc
+madame de Vernon, qui se dit votre amie, ne fait-elle pas taire la
+phalange des sots? Ils attaquent, il est vrai, de préférence, les
+personnes distinguées; mais ils ne s'y hasardent cependant que dans
+les momens où ils ne les croient pas courageusement défendues par
+leurs parens ou leurs amis.--Je dois croire, me répondit Delphine en
+retombant dans cet état de tristesse insouciante dont elle étoit un
+moment sortie, je dois croire que madame de Vernon est mon amie.--Je
+n'ai pas entendu dire, répondis-je, qu'elle se permît aucun genre de
+blâme sur vous, ma chère Delphine; mais cependant je n'ai pas une
+confiance entière dans son amitié; ceux qui l'entourent se montrent
+souvent mal pour vous; rarement on peut se tromper à cet indice; on
+inspire à ses amis ce que l'on éprouve sincèrement; et, dans son
+cercle du moins, une femme sait faire aimer ce qu'elle aime; elle vous
+loue beaucoup, j'en conviens, mais à haute voix, comme s'il lui
+importoit surtout qu'on vous le répétât; et je ne vois pas dans sa
+conversation, quand il s'agit de vous, ce talent conciliateur qu'elle
+porte sur tous les autres sujets: elle dit souvent que vous êtes la
+plus jolie, la plus spirituelle; mais c'est à des femmes qu'elle
+s'adresse, pour vous donner cet éloge qui peut les humilier; et je ne
+l'entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de
+cette sensibilité touchante qui pourroient vous faire pardonner tous
+vos charmes, par celles même qui en sont jalouses. Enfin, souffrez que
+je vous le dise, on pourroit croire, en entendant madame de Vernon
+parler de vous, qu'elle s'acquitte par ses discours plutôt qu'elle ne
+jouit par ses sentimens, et que, prévoyant d'une manière confuse que
+votre amitié finira peut-être un jour, elle ne veut pas à tout hasard
+vous donner des armes contre elle, en contribuant elle même à
+consolider votre réputation.
+
+--Si vous avez raison, me repondit Delphine, je n'en suis que plus à
+plaindre; je l'aime, je l'ai aimée, madame de Vernon, de l'attrait du
+monde le plus vif et le plus tendre; si tant de dévouement, tant
+d'affection n'ont point obtenu son amitié, il est donc vrai qu'il
+n'est rien en moi qui puisse attacher à mon sort, il est donc vrai que
+je ne puis être aimée.--Vous vous trompez, ma chère Delphine,
+repris-je alors vivement; vous méritez d'avoir des amis plus que
+personne au monde; mais vous ne savez pas encore ce que c'est que la
+vie: vous vous croyez deux excellens guides, l'esprit et la bonté; eh
+bien! ma chère, ce n'est pas assez d'être aimable et excellente, pour
+se démêler heureusement des difficultés du monde; il y a d'utiles
+défauts, tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup
+mieux pour égide que vos qualités mêmes; tout au moins faut-il diriger
+ces qualités avec une grande force de raison: moi qui ne suis pas née
+très-sensible, j'ai deviné le monde assez vite; laissez-moi vous
+l'apprendre. Madame de Vernon vous paroit plus digne de votre amitié,
+elle sait mieux vous tenir le langage qui vous séduit: moi, je reste
+toujours ce que je suis; je n'ai pas assez d'imagination pour feindre,
+je le voudrais en vain; je ne suis plus jeune, mon esprit n'est plus
+flexible, il ne peut aller que dans sa ligne; mais je sais que mes
+avertissemens vous sont nécessaires, et c'est cette conviction qui me
+fait solliciter votre confiance. On vous l'aura dit, je crois;
+d'ordinaire, je ne me mets pas en avant: je suis sur la défensive avec
+la société, et c'est ainsi qu'il faut être; je m'offre à vous
+cependant, ma chère Delphine, parce que vous avez un caractère qui
+donne tout et n'abuse de rien: servez-vous donc de moi, si je puis
+vous être utile; ce sera ce que je pourrai faire de mieux de mon
+oisive existence.
+
+--Madame d'Albémar parut fort touchée des preuves d'amitié que je lui
+donnois, et je croyois même l'avoir un peu ébranlée dans son aveugle
+amitié pour madame de Vernon; mais le surlendemain elle est revenue
+chez moi, presque uniquement pour me dire qu'elle avoit revu depuis
+moi madame de Vernon, et s'étoit assurée qu'elle n'avoit aucun
+tort.--Elle n'auroit pu me défendre, continua madame d'Albémar, sans
+compromettre mes amis; elle a bien fait de se conduire avec prudence,
+et de ne pas se livrer à son sentiment.--Je vous le répète, ma chère
+nièce, on ne peut arracher madame d'Albémar à l'empire de madame de
+Vernon.
+
+Je l'ai souvent remarqué en vivant dans leur société, madame de Vernon
+met beaucoup d'intérêt à captiver Delphine; elle est avec elle fière,
+sensible, délicate; elle rend hommage au caractère de son amie, en
+imitant toutes les vertus pour lui plaire: moi, je ne puis ni ne veux
+me montrer autrement que la nature ne m'a faite, bonne et raisonnable,
+mais point du tout exaltée; je vaux mieux réellement que madame de
+Vernon; Delphine a tort de ne pas s'en apercevoir.
+
+J'obtiendrai cependant un jour l'amitié de madame d'Albémar, si
+quelques circonstances me mettent dans le cas de la servir; je vous
+promets que je veillerai sur elle comme sur ma fille; vous aussi, ma
+chère nièce, vous allez devenir l'objet de tous mes soins, si vous
+continuez à m'écouter et à me croire.
+
+H. D'ARTENAS.
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+Delphine a mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 3 septembre.
+
+
+Non, vous l'exigez en vain; non, je n'ai pas la force de souffrir une
+telle incertitude; qu'il me dise ce qu'il éprouve, que je connoisse la
+cause de l'état extraordinaire où je le vois, et je me soumets à mon
+sort; mais le doute, le doute! cette douleur qui prend toutes les
+formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme
+pour l'atteindre; je ne puis me résoudre à la supporter: les
+malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils
+sont punis, et moi je l'ignore: ce que je croyois ne me paroît plus
+vraisemblable; écoutez ce qui s'est passé hier, et, si vous le pouvez,
+continuez à me commander de partir sans le voir.
+
+On jouoit hier Tancrède; madame de Vernon me proposa d'y aller: j'y
+consentis, parce que de toutes les tragédies c'est celle qui m'a fait
+verser le plus de larmes: nous nous plaçâmes dans la loge de madame de
+Vernon, qui est en bas, sur l'orchestre. Pendant le premier acte, je
+remarquai à quelque distance de nous un homme enveloppé d'un manteau,
+la tête appuyée sur le banc de devant, couvrant son visage avec ses
+mains, et mettant du soin à se cacher. Malgré tous ses efforts je
+reconnus Léonce; il y a tant de noblesse dans sa taille que rien ne
+peut la déguiser.
+
+Mes yeux étoient fixés sur lui, je n'entendois presque rien de la
+pièce, mais je le regardois; il tressaillit en écoutant la scène où
+Tancrède apprend l'infidélité d'Aménaïde: son émotion, depuis cet
+instant, sembloit s'accroître toujours; il cherchoit à la dérober à
+tous les regards, mais je ne pouvois m'y méprendre. Ah! que j'aurois
+voulu m'approcher de lui! combien j'étois touchée de ses larmes!
+C'étoient les premières que je voyois répandre à cet homme d'un
+caractère si ferme et si soutenu: étoit-ce pour moi qu'il pleuroit?
+seroit-il possible que son âme fût ainsi bouleversée, si Matilde
+suffisoit à son bonheur? ne donnoit-il point de regrets à celle qui
+entend mieux les sentimens d'Aménaïde, qui est plus digne d'admirer
+avec lui le langage que le génie prête à l'amour?
+
+Enfin, au quatrième acte, il me parut qu'il n'avoit plus le pouvoir de
+se contraindre; je vis son visage baigné de pleurs, et je remarquai
+dans toute sa personne un air de souffrance qui m'effraya; je crois
+même que, dans mon trouble, je fis un mouvement qu'il aperçut, car à
+l'instant même il se baissa de nouveau pour se dérober à mes regards;
+mais lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphé pour Aménaïde,
+revient avec la résolution de mourir; lorsqu'un souvenir mélancolique,
+dernier regret vers l'amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus
+touchans qu'il y ait au monde:
+
+ Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle
+ L'image des vertus que je crus voir en elle!
+ Toi qui me fais descendre avec tant de tourment
+ Dans l'horreur du tombeau dont je t'ai délivrée,
+ Odieuse coupable!... et peut-être adorée!
+ Toi qui fais mon destin jusqu'au dernier moment!
+ Ah! s'il étoit possible! ah! si tu pouvois être
+ Ce que mes yeux trompés t'ont vu toujours paroître!
+ Non, ce n'est qu'en mourant que je peux l'oublier.
+
+Un soupir, un cri même étouffé sortit du coeur de Léonce; tous les
+yeux se tournèrent vers lui: il se leva avec précipitation et se hâta
+de s'en aller, mais il chanceloit en marchant, et s'arrêta quelques
+instans pour s'appuyer; son visage me parut d'une pâleur mortelle, et
+comme on refermoit la porte sur lui, je crus le voir manquer de force
+et tomber.
+
+Dieu! comment ne l'ai-je pas suivi! La présence de madame de Vernon,
+qui me regardoit attentivement, et la curiosité des spectateurs que
+j'aurois attirée sur moi, me retinrent; mais jamais un sentiment plus
+passionné ne m'avoit entraînée vers Léonce: il me suffisoit de le
+retrouver sensible; j'oubliois qu'il ne l'étoit plus pour moi, et
+qu'il avoit pris volontairement des liens qui nous séparoient pour
+toujours; je me hâtai de revenir chez moi, et quand je fus seule, une
+réflexion me saisit fortement; je crus voir quelques rapports entre
+les vers qui avoient touché Léonce, et les sentimens qu'il pouvoit
+éprouver, s'il m'aimoit encore et me croyoit coupable. Néanmoins,
+quelque exagéré que soit Léonce sur les vertus qu'impose le monde,
+pourroit-il donner le nom de crime à la conduite que j'ai tenue? Non!
+m'écriai-je seule avec transport, on m'a calomniée près de lui, je ne
+puis deviner de quelle manière, mais il faut qu'il m'entende, il le
+faut à tout prix! Louise, il n'est aucun devoir sur la terre qui pût
+me faire consentir à lui laisser une opinion injuste de moi: que je
+meure, mais qu'il me regrette; n'exigez pas que je vive avec son
+mépris.
+
+Cependant, en me rappelant la lettre qu'il a répondue, la seule pensée
+de lui écrire, de le chercher, me fait mourir de honte. Quoi qu'il
+arrive, je ne confierai point à madame de Vernon les pensées qui
+m'agitent; je ne sais ce qu'elle a cru devoir ou me dire ou me taire,
+mais la voix seule de Léonce peut me persuader maintenant; c'est de
+lui seul que j'apprendrai s'il me hait ou s'il m'aime, s'il est
+injuste ou malheureux. C'est à lui.... Eh quoi! bravant tout ce qui
+devroit me retenir, j'irois implorer une explication de ce caractère
+si soupçonneux, si rigide et si fier! Quelle perplexité cruelle!
+comment jamais en sortir!
+
+Ne me dites pas que tout est fini, qu'il est marié, que je dois
+renoncer à son opinion comme à son amour; son estime est encore mon
+seul bien sur la terre; il a besoin des suffrages de tous, je ne veux
+que le sien, mais il faut que je l'emporte dans ma retraite: si je ne
+l'obtenois pas, vous me verriez poursuivie par une agitation que rien
+ne pourroit calmer; je n'aurois pas le repos que peut donner le
+malheur même, quand il n'y a plus rien à faire ni rien à vouloir. Je
+ne me résignerois jamais; et en expirant, ma dernière parole seroit
+encore pour me justifier auprès de lui.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Ce 4 septembre 1790
+
+
+Je vous envoie un courrier qui a ordre de revenir dans vingt-quatre
+heures avec une lettre de vous. Vous ne répondez pas depuis huit jours
+aux lettres que je vous ai écrites sur ce qui s'étoit passé entre
+madame d'Albémar et moi. Quel est le motif de votre silence? pourquoi
+ne m'avez-vous pas écrit? Me trouvez-vous injuste envers Delphine? et
+si vous le croyez, juste ciel! pensez-vous que ce seroit me faire du
+mal que de me le dire?
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+Réponse de M. Barton à Léonce.
+
+Mondoville, 6 septembre.
+
+
+Vous avez eu tort d'attacher tant d'importance à un silence de
+quelques jours: je souffre toujours de mon bras, et j'ai de la peine à
+écrire jusqu'à ce que je sois guéri.
+
+Vous êtes l'époux de mademoiselle de Vernon; c'est une personne
+très-vertueuse, uniquement attachée à vous; il me semble que vous ne
+devez plus vous occuper des circonstances qui ont précédé votre
+mariage. Je ne puis les approfondir de loin; ce que vous m'en avez dit
+ne suffit pas pour juger une femme à qui j'ai voué de l'estime et de
+l'attachement; mais ce dont je me crois sûr, c'est qu'elle-même à
+présent désire que vous soyez occupé de votre bonheur et de celui de
+Matilde, et que vous oubliiez entièrement l'affection que vous avez pu
+concevoir l'un pour l'autre, quand vous étiez libres.
+
+Je vous en conjure, mon cher élève, calmez-vous sur toutes ces idées,
+le temps en est passé; votre sort est fixé comme votre devoir;
+rappelez-vous ce que vous avez toujours pensé des liens que vous venez
+de contracter, et songez qu'il faut se soumettre, quand la passion
+nous aveugle, aux jugemens qu'on a prononcés dans le calme de sa
+raison. Je suis désolé d'être hors d'état d'aller en voiture; je
+pourrois espérer que nos entretiens vous feroient du bien. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+Madame de R. à madame d'Artenas.
+
+Ce 14 septembre.
+
+
+Je suis arrivée, il y a deux jours, pour vous voir, mon aimable tante,
+et l'on m'a dit chez vous que vous étiez à la campagne; vous auriez dû
+m'en prévenir; je ne reviens à Paris que pour vous: quand nous serons
+bien seules une fois, je vous expliquerai mon goût pour la retraite;
+vous m'encouragerez à vous en parler, car ce sujet m'est pénible.
+
+J'ai commencé par m'informer de madame d'Albémar, je ne veux point
+aller chez elle; hélas! je sais trop que sa liaison avec moi ne
+pourroit que lui nuire; mais je n'ai pas dans le coeur un sentiment
+plus vif que mon intérêt pour son sort. Madame de Vernon me fit
+inviter hier à une grande assemblée qu'elle donnoit, et j'y allai dans
+l'espérance de rencontrer madame d'Albémar qui n'y fut point. En
+traversant les appartemens de madame de Vernon, je me rappelai la
+dernière fois que j'y vins, le jour de ce grand bal où Delphine eut
+tant de succès, et montra si visiblement son intérêt pour M. de
+Mondoville; je réfléchissois aux événemens inattendus qui avoient
+suivi ce jour, lorsque M. de Mondoville entra dans le salon avec sa
+femme.
+
+Je vous ai dit, je crois, ma tante, que la première fois que j'avois
+vu Léonce, je fus si frappée du charme et de la noblesse de sa figure,
+que tout à coup l'impression que j'en reçus me fit réfléchir avec
+amertume sur les torts de ma vie. Je sentis que je n'étois pas digne
+d'intéresser un tel homme, et madame d'Albémar me parut la seule femme
+qui méritât de lui plaire. Eh bien! hier, l'expression du visage de
+Léonce étoit entièrement changée; la beauté de ses traits restoit
+toujours la même, mais son regard sombre et distrait ne s'arrêtoit
+plus sur aucune femme. Il se hâta de saluer, et s'assit dans un coin
+de la chambre où il n'y avoit personne à qui parler. Sa femme
+s'approcha de lui; je ne sais ce qu'elle lui demandoit: il lui
+répondit d'un air doux, mais dès qu'elle l'eut quitté, il soupira
+comme s'il venoit de se contraindre.
+
+Une fois madame de Vernon voulut conduire son gendre auprès d'une dame
+étrangère qui ne le connoissoit pas: je crus voir dans les manières de
+Léonce une répugnance secrète à se laisser ainsi présenter comme un
+nouvel époux; il restoit en arrière, suivoit avec peine, et se prêtait
+gauchement à tout ce qui pouvoit ressembler à des félicitations.
+
+Madame du Marset, placée à côté de moi, vit que j'observois
+attentivement monsieur et madame de Mondoville, et me dit tout bas en
+souriant:--J'ai été leur rendre visite deux ou trois fois, et les ai
+vus souvent chez madame de Vernon; il n'y a rien de si singulier que
+la conduite de Léonce, il semble qu'il veuille être, comme le disoit
+le duc de B., _le moins marié qu'il est possible_; il évite avec un
+soin extraordinaire les sociétés, les occupations communes avec sa
+femme. Matilde, charmée de sa douceur, de sa politesse, de la liberté
+qu'il lui laisse, ne remarque pas l'indifférence qu'il a pour elle, et
+la crainte qu'il éprouve de resserrer ses liens, en se servant du
+pouvoir qu'ils lui donnent. Matilde a de l'amour pour son mari, et se
+persuade fermement qu'il en a pour elle: ces dévotes ont en toutes
+choses une merveilleuse faculté de croire. On diroit que Léonce attend
+toujours quelque événement extraordinaire, et qu'il n'est dans sa
+maison qu'en passant; il n'arrange rien chez lui, n'a pas seulement
+encore fait ouvrir la caisse de ses livres, aucun de ses meubles n'est
+à sa place; ce sont de petites observations, mais qui n'en prouvent
+pas moins l'état de son âme: tout ce qui lui rappelle sa situation lui
+fait mal, et quoiqu'il ne puisse la changer, il s'épargne autant qu'il
+peut les circonstances journalières qui lui retracent la grande
+douleur de sa vie, son mariage: enfin je vous garantis qu'il est
+très-malheureux.
+
+--J'allois répondre à madame du Marset et l'interroger encore, mais
+notre conversation fut interrompue. Comme il y avoit beaucoup de
+jeunes personnes dans la chambre, on proposa de danser, une femme se
+mit au clavecin, une autre prit la harpe, moi je regardois Léonce; il
+cherchoit les moyens de sortir de la chambre: mais un homme âgé, qui
+lui parloit, le retenoit impitoyablement. Je compris que la danse
+devoit lui rappeler des souvenirs pénibles, et j'espérois qu'on ne lui
+proposeroit pas de s'en mêler, lorsque madame du Marset prenant la
+main de Matilde et la mettant dans celle de Léonce, leur dit:--Allons
+les jeunes mariés, dansez ensemble.--_Bravo_! se mit-on à crier de
+toutes parts, _oui, qu'ils dansent ensemble_. La musique commence à
+l'instant, et tout le monde s'écarte pour laisser Matilde et Léonce
+seuls au milieu de la chambre.
+
+Tout cela s'étoit fait si rapidement, que Léonce, toujours absorbé, ne
+sut pas d'abord ce qu'on vouloit de lui; mais quand il entendit la
+musique, qu'il vit le cercle formé, et près de lui Matilde qui se
+préparoit à danser, saisi à l'instant comme par un sentiment d'effroi,
+frappé sans doute du souvenir de Delphine que tout lui retraçoit, il
+rejeta la main de Matilde avec violence, recula de quelques pas devant
+elle, puis se retournant tout à coup, il sortit en un clin d'oeil de
+la chambre et s'élança dans le jardin: le cercle qui l'entouroit
+s'ouvrit subitement pour le laisser passer; la vivacité de son action
+faisoit tant d'impression sur tout le monde, que personne n'eut l'idée
+de prononcer un mot pour l'arrêter.
+
+Madame de Vernon, remarquant l'étonnement de la société, se hâta de
+dire que M. de Mondoville ne pouvoit supporter d'être l'objet de
+l'attention générale, et qu'il étoit très-timide, malgré les bonnes
+raisons qu'on pouvoit lui trouver de ne pas l'être. Chacun eut l'air
+de le croire; et, chose étonnante, Matilde qui aime certainement son
+mari, fut la première à se tranquilliser complètement, et se mit à
+danser à la même place où Léonce l'avoit quittée.
+
+Je sortis pour prendre l'air; à l'extrémité du jardin de madame de
+Vernon, je trouvai Léonce assis sur un banc, et profondément rêveur;
+il me vit pourtant au moment où je me détournois pour ne pas le
+troubler; et lui, qui jusqu'alors ne m'avoit jamais adressé la parole,
+vint à moi, et me dit:--Madame de R., la dernière fois que je vous ai
+vue, vous étiez avec madame d'Albémar: vous en souvenez-vous?--Oui,
+sûrement, lui répondis-je, je ne l'oublierai jamais.--Eh bien! dit-il
+alors, asseyez-vous sur ce banc avec moi; cela vous fera-t-il de la
+peine de quitter le bal?--Non, je vous assure, lui répétai-je
+plusieurs fois.--Mais lorsque nous fûmes assis, il garda le silence et
+n'eut plus l'air de se souvenir que c'étoit lui qui vouloit me parler.
+J'éprouvois un embarras qui ne me convient plus, et je me hâtai d'en
+sortir par mes anciennes manières étourdies et coquettes; car c'est
+une coquetterie que de parler à un homme de ses sentimens, même pour
+une autre femme.--Que vous est-il donc arrivé, lui dis-je, en mon
+absence? Je croyois avoir remarqué que madame d'Albémar vous aimoit,
+que vous aimiez madame d'Albémar; je vais passer un mois à la
+campagne, je reviens, tout est changé: une aventure cruelle fait un
+bruit épouvantable; madame d'Albémar, dit-on, doit épouser M. de
+Serbellane, je vous retrouve l'époux de Matilde, et cependant vous
+êtes triste; madame d'Albémar ne part point, et ne voit plus personne;
+qu'est-ce que cela signifie?--Léonce reprit l'air de réserve qu'il
+avoit un moment perdu, et me dit assez froidement:--Madame d'Albémar
+sera sans doute très-heureuse dans le choix qu'elle a fait de M. de
+Serbellane.--On ne m'ôtera pas de l'esprit, repartis-je, qu'elle vous
+préfère à tout; mais il est inutile de vous en parler à présent que
+vous êtes marié; ainsi donc, adieu.--Je me levois pour m'en aller;
+Léonce me retint par ma robe, et me dit:--Vous êtes bonne, quoiqu'un
+peu légère; vous n'avez pas voulu me faire de la peine, expliquez-vous
+davantage.--Je ne sais rien, repris-je, je vous assure; je me souviens
+seulement d'avoir vu madame d'Albémar traverser ici la salle du bal,
+un soir où vous étiez prêt à vous trouver mal après avoir dansé avec
+elle. L'émotion qui la trahissoit ce jour-là ne peut appartenir qu'à
+un sentiment vrai, pur, abandonné, tel qu'on l'éprouve, ajoutai-je en
+soupirant, quand d'illusions en illusions on n'a pas flétri son coeur:
+il se peut qu'elle ait eu des engagemens antérieurs avec M. de
+Serbellane; mais je suis convaincue qu'elle ne l'épousera pas, parce
+qu'elle vous aime, et qu'elle a rompu ses liens avec lui à cause de
+vous.
+
+--Léonce parut frappé de ce que je venois de lui dire. Madame de
+Vernon étant venue nous rejoindre, je rentrai dans le salon, et ne
+parlai plus à M. de Mondoville de la soirée, qu'un moment lorsque je
+m'en allois, et qu'il venoit d'avoir un assez long entretien seul avec
+sa belle-mère.--N'écoutez pas trop madame de Vernon, lui dis-je tout
+bas; je me méfie beaucoup, même de son amitié pour madame d'Albémar;
+elle est bien fine, madame de Vernon; elle n'est point dévote, elle
+n'a guère de principes sur rien, elle a beaucoup d'esprit, elle n'a
+point aimé son mari, et cependant elle n'a jamais eu d'amant.
+Défiez-vous de ces caractères-là, il faut que leur activité s'exerce
+de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui, comme moi, se
+sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes, ont été bien moins occupées
+d'en faire aux autres.--Hélas! me répondit Léonce, en me donnant la
+main pour me reconduire jusqu'à ma voiture, il y a peut-être une vie
+dont le sort a été décidé par ce que vous dites si gaîment.
+
+Madame de Mondoville sortoit en même temps que moi; elle exprima son
+mécontentement d'une manière très-visible de la politesse que me
+faisoit Léonce; ce n'étoit pas la jalousie qui l'irritoit: votre
+pauvre nièce ne passera jamais pour attirer l'attention de Léonce;
+mais madame de Mondoville, avant son mariage comme depuis, n'a jamais
+manqué d'exercer sur moi toute la rigueur de sa pruderie; je le mérite
+peut-être, mais que la charmante Delphine, aussi pure que Matilde, et
+mille fois plus aimable, sait mieux trouver l'art de faire aimer la
+vertu!
+
+Adieu ma chère tante; revenez, revenez vite, je puis vous promettre
+avec certitude, que désormais je contribuerai tous les jours plus à
+votre bonheur.
+
+CÉCILE DE R.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Paris, ce 15 septembre.
+
+
+Enfin, je suis décidé, mon cher maître, sur le parti que je dois
+prendre; je verrai madame d'Albémar avant d'aller en Espagne: une
+femme à qui je n'aurois pas permis dans le temps heureux de ma vie, de
+prononcer le nom de Delphine, madame de R., m'a expliqué, je le crois,
+les contradictions qui m'étonnoient dans la conduite de madame
+d'Albémar. Avant mon arrivée, elle avoit contracté des engagemens avec
+M. de Serbellane; mais il est vrai que depuis elle m'a aimé, et
+peut-être l'est-il aussi que ce sentiment a blessé M. de Serbellane,
+et qu'ils sont maintenant brouillés. Le séjour de madame d'Albémar à
+Bellerive, son trouble, son embarras en me voyant, tout peut se
+comprendre, si, en effet, elle se reproche de n'avoir pas été vraie
+avec moi.
+
+Je ne puis plus avoir pour elle cet enthousiasme sans bornes, qui me
+la représentoit comme une créature sublime; mais n'est-il pas simple
+que si elle a sacrifié ses liens avec M. de Serbellane à son
+attachement pour moi, j'éprouve encore pour elle un attendrissement
+profond? Cependant... ne me connoissoit-elle pas lorsque son amant a
+passé vingt-quatre heures chez elle? Oh! pensée de l'enfer!
+écartons-la s'il est possible; je veux revoir Delphine, c'est un ange
+tombé, mais il lui reste encore quelque chose de son origine.
+
+Je lui dois, d'ailleurs, quelques excuses avant de la quitter pour
+toujours; elle a peut-être souffert quand elle m'a su l'époux de
+Matilde; c'étoit une action dure de me marier, de rompre avec elle,
+sans l'informer même par un mot de mon dessein.
+
+Madame de Vernon m'a fortement pressé hier encore d'aller en Espagne;
+elle craint, je crois, que je ne lui fasse des reproches sur ses
+pertes continuelles au jeu: son inquiétude est mal fondée; c'est le
+moment d'avoir des torts avec moi; je ne me souviens de rien, je suis
+insensible à tout: mais pourquoi madame de Vernon ne m'a-t-elle jamais
+dit que Delphine m'avoit aimé, qu'elle désiroit pouvoir rompre avec
+son premier choix? Madame de Vernon avoit-elle peur qu'après tout ce
+qui s'étoit passé, je consentisse à remplacer M. de Serbellane?
+c'étoit bien peu me connoître! mais elle ne devoit pas se refuser à me
+donner un sentiment doux quand j'étois irrité, dévoré; quand un mot
+qui m'eût laissé respirer, m'auroit fait plus de bien qu'une goutte
+d'eau dans le désert.
+
+Le soulagement dont j'ai besoin, je le trouverai peut-être dans une
+conversation de quelques heures avec madame d'Albémar. Je suis donc
+résolu de lui écrire pour lui demander de me recevoir à Bellerive. Ce
+n'est point à Paris, c'est dans la solitude que je veux lui parler;
+elle y retournera demain, ma lettre lui sera remise après-demain, à
+son réveil.
+
+Vous n'avez rien à redouter pour mes devoirs, de cette explication,
+mon cher maître; j'apprendrois que Delphine m'aime encore, que mes
+résolutions ne seroient point changées; elle ne peut plus se montrer à
+moi telle que je la croyois, et l'idée parfaite que j'avois d'elle
+pourroit seule décider de mon sort. Si, comme je l'espère, madame
+d'Albémar consent à me recevoir, si elle me montre quelques regrets,
+je saurai me tracer un plan de vie triste, mais calme. Je partirai
+pour l'Espagne, j'y resterai quelques années, dussé-je y faire venir
+madame de Mondoville. Je veux quitter la France après avoir vu madame
+d'Albémar; nous nous séparerons sans amertume; je pourrai supporter
+mon sort; mes regrets ne finiront point, mais la plupart des hommes ne
+vivent-ils pas avec un sentiment pénible au fond du coeur?
+
+Enfin ne me blâmez pas, j'ose vous le répéter, ne me blâmez pas; on
+doit permettre aux caractères passionnés, de chercher une situation
+d'âme quelconque, qui leur rende l'existence tolérable. Pensez-vous
+que je puisse vivre plus long-temps dans l'état où je suis depuis deux
+mois? Il me faut une autre impression, fût-ce une autre douleur, il me
+la faut! Vous me connoissez de la force, de la fermeté; je sais
+souffrir; eh bien! je vous le dis, je succombois, et ce cri de
+miséricorde ne m'échappe qu'après les combats les plus violens que le
+caractère et le sentiment, la raison et la souffrance, se soient
+jamais livrés.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+M. de Serbellane à madame d'Albémar.
+
+[Cette lettre fut remise le 16 septembre au soir à madame d'Albémar.]
+
+Lisbonne, ce 4 septembre 1790.
+
+
+Je viens vous demander, madame, le plus éminent service, le seul qui
+puisse détourner l'irréparable malheur dont je suis menacé.
+
+Thérèse, après avoir assuré le sort de sa fille, en passant quelques
+mois dans ses terres près de Bordeaux, veut obtenir de la famille de
+son mari, la permission de vous confier l'éducation d'Isore, et
+tranquille alors sur le sort de cet enfant, elle est résolue à se
+faire religieuse dans un couvent, dont le père Antoine, son confesseur
+actuel, a la direction: ainsi mourroit au monde et à moi, la meilleure
+et la plus charmante créature que le ciel ait jamais formée. Le Dieu
+que Thérèse adore seroit-il un Dieu de bonté, s'il lui commandoit un
+tel supplice!
+
+Les coutumes barbares des sociétés civilisées ont fait de Thérèse, à
+quatorze ans, l'épouse d'un homme indigne d'elle; la nature, en
+faisant naître M. d'Ervins vingt-cinq ans avant Thérèse, sembloit
+avoir pris soin de les séparer; les indignes calculs d'une famille
+insensible les ont réunis, et Thérèse seroit coupable de m'avoir
+choisi pour le compagnon de sa vie!
+
+Il est impossible, je le sens, qu'au milieu du monde elle porte le nom
+de mon épouse; il faut respecter la morale publique qui le défend:
+elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses
+austérités, soit dans ses indulgences; néanmoins telle qu'elle est, il
+ne faut pas la braver, car elle tient à quelques vertus dans l'opinion
+de ceux qui l'adoptent. Mais quel devoir, quel sentiment peut empêcher
+Thérèse de changer de nom, et d'aller en Amérique m'épouser et
+s'établir avec moi? Vous trouverez ce projet bien romanesque pour le
+caractère que vous me connoissez; il m'est inspiré par un sentiment
+honnête et réfléchi. J'ai fait imprudemment le malheur d'une innocente
+personne; je dois lui consacrer ma vie, quand cette vie peut lui faire
+quelque bien. D'ailleurs si la disposition de mon âme me rend peu
+capable de passions très-vives, elle me rend aussi les sacrifices plus
+faciles. L'Europe, l'Amérique, tous les pays du monde me sont égaux.
+Quand une fois on connoît bien les hommes, aucune préférence vive
+n'est possible pour telle ou telle nation, et l'habitude qui supplée à
+la préférence n'existe pas en moi, puisque j'ai constamment voyagé;
+peut-être même est-il assez doux, lorsque l'on n'est point poursuivi
+par les remords, de rompre tous ces rapports que la durée de la vie
+vous a fait contracter avec les hommes, de s'affranchir ainsi de cette
+foule de souvenirs pénibles qui oppressent l'âme, et souvent arrêtent
+ses élans les plus généreux; je me replacerai au milieu de la nature
+avec un être aimable qui partagera toutes mes impressions. J'essaierai
+sur cette terre ce qu'est peut-être la vie à venir, l'oubli de tout,
+hors le sentiment et la vertu.
+
+Thérèse est beaucoup plus digne qu'aucune autre femme de la destinée
+que je lui propose; en s'enfermant dans un couvent pendant le reste de
+ses jours, elle exerce plus de courage pour le malheur, que je ne lui
+en demande pour le bonheur. Un principe de devoir fortifié par la
+religion, peut seul, j'en suis sûr, la déterminer à se sacrifier
+ainsi; mais en quoi consiste-t-il donc ce devoir, à quelle expiation
+est-elle obligée? Quel bien peut-il résulter pour les morts comme pour
+les vivans, du malheur qu'elle veut subir? Si elle se croit des torts,
+ne vaut-il pas mieux les réparer par des vertus actives? Nous
+emploierons en Amérique la fortune que je possède à des établissemens
+utiles, à une bienfaisance éclairée: Thérèse n'aura pas rempli, j'en
+conviens, les devoirs que les hommes lui avoient imposés; mais ceux
+qu'elle a choisis, mais ceux que son coeur lui permettoit d'accomplir,
+elle y sera fidèle.
+
+Il faut que je la voie; c'est le seul moyen qui me reste pour la faire
+renoncer à sa cruelle résolution; toute autre tentative seroit vaine:
+mes lettres n'ont rien produit, le spectacle seul de ma douleur peut
+la toucher. Obtenez-moi donc, madame, un sauf-conduit pour passer
+quinze jours en France. L'envoyé de Toscane le demandera, si vous le
+désirez; je voulois arriver sans toutes ces précautions misérables,
+mais j'ai craint pour Thérèse l'éclat que pourroit avoir mon
+emprisonnement, si la famille de M. d'Ervins l'obtenoit. Je ne doute
+pas que l'intention de cette famille ne soit de persécuter Thérèse;
+mais ce ne sont point de semblables motifs qui pourront l'engager à me
+croire; il n'y a que ma peine qui puisse agir sur elle, et jamais il
+n'en exista de plus profonde.
+
+Depuis qu'une expérience rapide m'a donné de bonne heure les qualités
+des vieillards, en me décourageant, comme eux, de l'espérance, je ne
+fatiguois plus le ciel par la diversité des voeux d'un jeune homme; je
+ne lui demandois qu'une grâce, c'étoit de n'avoir jamais à me
+reprocher le malheur d'un autre; car le remords est la seule douleur
+de l'âme, que le temps et la réflexion n'adoucissent pas. Elle va me
+poursuivre, cette douleur; c'est en vain que j'avois émoussé la
+vivacité de tous mes sentimens; la raison aura détruit mon illusion
+sur les plaisirs, sans adoucir l'âpreté de mes chagrins.
+
+L'image de cette douce, de cette angélique Thérèse, immolant sa
+jeunesse, ensevelissant elle-même sa destinée, cette image enveloppée
+des voiles de la mort, me poursuivra jusqu'au tombeau. Vous, madame,
+qui avez le génie de la bonté, la passion du bien, et tout l'esprit
+des anges, secourez-moi.
+
+Je vous envoie un ami fidèle qui, après vous avoir remis cette lettre
+et reçu votre réponse, doit revenir sur les frontières de France, où
+je l'attendrai. C'est à lui seul que vous voudrez bien donner le
+sauf-conduit que je désire si ardemment: vous l'obtiendrez, car jamais
+rien n'a pu être refusé à vos prières, et vous sauverez Thérèse et moi
+d'un malheur, d'un supplice éternel. Adieu, madame; je me confie à
+votre bonté, elle ne trompera point mon espoir.
+
+CH. DE SERBELLANE.
+
+P. S. Il importe que madame d'Ervins ne sache pas que mon intention
+est de revenir en France.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Paris, ce 17 septembre.
+
+
+Les nouveaux devoirs que j'ai contractés doivent désormais me rendre
+étranger à votre avenir: cependant ne me refusez pas de le connoître;
+permettez-moi de m'entretenir quelques instans seul avec vous, à
+l'heure que vous voudrez bien m'indiquer. Je pars pour l'Espagne après
+vous avoir vue: cette grâce que je vous demande, sera sans doute le
+dernier rapport que vous aurez jamais avec ma triste vie. Je ne
+devrois plus conserver aucun doute sur vos torts envers vous-même,
+comme envers moi; cependant si vous aviez des chagrins, si je pouvois
+vous pardonner, je partirois plus calme, et peut-être moins
+malheureux.
+
+LÉONCE.
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+Delphine à Léonce.
+
+Ce 17 septembre,
+
+
+Me _pardonner_! Je vous verrai, monsieur; quoique votre billet ne
+mérite peut-être pas cette réponse, j'ai besoin, pour ma propre
+dignité, d'une explication avec vous. Je dois consacrer ce jour tout
+entier à des devoirs d'amitié que vous ne m'apprendrez point à
+négliger; mais demain, choisissez l'instant que vous préférerez; je
+vous forcerai, je l'espère, à me rendre toute l'estime que vous me
+devez; c'est dans ce but seul que je consens à vous entretenir. Je ne
+puis concevoir ce que vous voulez me demander sur mon avenir, il vous
+est facile de le deviner; je vais passer le reste de mes jours avec ma
+belle-soeur, et je n'ai plus dans ce monde, où ma confiance a été
+trompée, ni un intérêt, ni un espoir de bonheur.
+
+DELPHINE.
+
+
+
+
+LETTRE XXII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 17 septembre au soir.
+
+
+Léonce m'a écrit pour me demander de me voir, je n'ai point hésité à y
+consentir; je dirai plus, j'ai regardé comme une faveur du ciel
+l'occasion qui m'étoit offerte de connoître enfin les torts dont il
+m'accuse, et d'y répondre avec vérité, peut-être avec hauteur.
+
+Ne vous livrez, ma soeur, à aucune inquiétude, en apprenant que je
+n'ai pas cédé à vos conseils; Léonce n'est point à craindre pour moi,
+quels que soient les sentimens qu'il m'exprime; s'il vouloit faire
+renaître dans mon âme la passion qui m'attachoit à lui; s'il vouloit
+me rendre méprisable par cet amour même dont il auroit pu faire ma
+gloire et son bonheur....
+
+--Non, Léonce, non, celle que vous n'avez pas jugée digne d'être votre
+femme n'accepteroit pas vos regrets, si vous en éprouviez; je ne suis
+pas comme vous, impitoyable envers des torts de convenance, des fautes
+apparentes, des actions condamnées par la société, mais que le coeur
+justifie; je vous montrerai que la véritable vertu a d'autant plus de
+force sur mon âme, que j'abjure tout autre empire. Cette Delphine que
+vous croyez si foible, si entraînée, sera courageuse et ferme contre
+l'affection la plus passionnée de son coeur, contre vous;--oui, je le
+serai, ma soeur, quoique je donnasse ma vie pour obtenir encore une
+heure, pendant laquelle je pusse me persuader qu'il m'aime, et qu'il
+n'est pas l'époux de Matilde.
+
+C'est demain que Léonce doit venir! j'ai eu la force de m'occuper
+encore aujourd'hui de faire avoir à M. de Serbellane un sauf-conduit
+pour rentrer en France; il m'avoit écrit pour m'en conjurer, et j'ai
+trouvé son désir bon et raisonnable; car je crois comme lui qu'il
+n'existe aucun autre moyen d'empêcher Thérèse de se faire religieuse.
+Elle ne m'a point encore confié cette funeste résolution; mais M. de
+Serbellane m'a mandé qu'il la sait d'elle, et toutes mes observations
+me confirment ce qu'il m'écrit. J'ai donc été à Paris ce matin pour
+voir l'envoyé de Toscane; il étoit absent, mais comme il doit passer
+la soirée chez madame de Vernon, je l'ai priée de lui remettre une
+lettre de moi qui contient ma demande pour M. de Serbellane, et de
+l'appuyer en la lui donnant. Madame de Vernon réussira tout aussi bien
+que moi dans cette affaire; et troublée comme je le suis, il m'étoit
+impossible de paroître au milieu du monde.
+
+Je suis donc revenue ce soir même à Bellerive; il est déjà tard, le
+jour qui précède demain va finir; l'agitation de mon coeur est
+violente, et cependant je n'ai pas d'incertitude; il ne peut m'arriver
+rien de nouveau que plus ou moins de douleur dans un adieu sans
+espoir. Ma soeur, du haut du ciel, votre frère, mon protecteur, veille
+sur moi; il ne souffrira pas que Delphine infortunée, mais pure, mais
+irréprochable, déshonore ses soins, ses bontés, son affection, en se
+permettant des sentimens coupables! Je ne sais ce que j'éprouve
+maintenant dans cette émotion de l'attente, qui suspend toutes les
+puissances de l'âme; mais quand Léonce sera venu, mon âme se relèvera,
+et dût la vertu m'ordonner de le voir demain pour la dernière fois de
+ma vie, Louise, j'obéirai.
+
+
+
+
+LETTRE XXIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 18 septembre, à minuit.
+
+
+J'avois tort, ma soeur, véritablement tort de m'occuper de la conduite
+que je tiendrois avec M. de Mondoville; il se préparoit à m'en
+épargner le soin; il ne vouloit sans doute que m'éprouver, savoir si
+je serois assez foible pour consentir à le revoir; il se jouoit de mon
+coeur avec insulte: il est parti la nuit dernière pour l'Espagne; la
+nuit dernière, et c'étoit aujourd'hui.... Ah! c'en est trop, toute mon
+âme est changée; je vous parlerai de lui avec sang-froid, avec dédain;
+ce départ est mille fois plus coupable que son mariage! aucune erreur,
+de quelque nature qu'elle soit, ne peut l'expliquer! c'est de la
+barbarie froide, légère; je ne retrouve pas même ses défauts dans
+cette conduite; je me suis trompée, j'ai mis une illusion, la plus
+noble, la plus séduisante de toutes, à la place de son caractère; eh
+bien! renonçons à cette illusion comme à toutes celles dont le coeur
+est avide; il faut, tant qu'il est ordonné de vivre, repousser les
+affections qui rattachent à l'idée du bonheur: dès qu'elles le
+promettent, elles trompent. Adieu, Louise; je n'ai que des sentimens
+amers, je répugne à les exprimer; adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 21 septembre.
+
+
+Je n'ai pas eu depuis deux jours la force de vous écrire; je
+craindrois cependant qu'un plus long silence ne vous inquiétât, je ne
+veux pas le prolonger; mais que puis-je dire maintenant? rien, plus
+rien du tout; il n'y a pas même dans ma vie de la douleur à confier.
+J'ai du dégoût de moi puisque je ne peux plus penser à lui; il n'y a
+rien dans mon âme, rien dans mon esprit qui m'intéresse. Je ne pars
+pas immédiatement, parce que Thérèse reste encore quelque temps chez
+moi, et que madame de Vernon est malade, peut-être ruinée; je veux la
+consoler et réparer ainsi mes injustes soupçons contre elle. J'ai
+encore en ma puissance de la fortune et des soins, je veux faire de ce
+qui me reste du bien à quelqu'un, et, s'il se peut, surtout à madame
+de Vernon. Je m'étonne que je puisse servir à quoi que ce soit dans ce
+monde, mais enfin si je le puis, je le dois.
+
+Je veux tâcher d'engager madame de Vernon à venir avec moi dans les
+provinces méridionales; ce voyage est nécessaire à l'état menaçant de
+sa poitrine. Si elle a dérangé sa fortune, je lui offrirai les
+services que je peux lui rendre, mais je ne lui donnerai point de
+conseils sur la conduite qu'elle doit tenir désormais; hélas! sais-je
+juger, sais-je découvrir la vérité! sur quoi pourroit-on s'en
+rapporter à moi, quand je ne puis me guider moi-même! ma tête est
+exaltée; je n'observe point, je crois voir ce que j'imagine; mon coeur
+est sensible, mais il se donne à qui veut le déchirer. Je vous le dis,
+Louise, je ne suis plus rien qu'un être assez bon, mais qu'il faut
+diriger, et dont surtout il ne faut jamais parler à personne au monde,
+comme d'une femme distinguée sous quelque rapport que ce soit.
+
+J'ai pourtant encore une sorte de besoin de vous raconter les
+dernières heures dont je gardai l'idée, celles qui ont terminé
+l'histoire de ma vie; je ne veux pas que vous ignoriez ce que j'ai
+encore éprouvé pendant que j'existois: seulement ne me répondez pas
+sur ce sujet, ne me parlez que de vous, et de ce que je peux faire
+pour vous; ne me dites rien de moi: il n'y a plus de Delphine,
+puisqu'il n'y a plus de Léonce! crainte, espoir, tout s'est évanoui
+avec mon estime pour lui; le monde et mon coeur sont vides.
+
+Il faut l'avouer pour m'en punir, le jour où je l'attendois, il
+m'étoit plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis
+l'instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui
+s'écouloit! de combien de manières je calculai quand il étoit
+vraisemblable qu'il viendroit! d'abord il me parut qu'il devoit
+arriver à l'heure qu'il supposoit celle de mon réveil, afin d'être
+certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai
+que j'avois eu tort d'imaginer qu'il la choisiroit, et je comptai sur
+lui entre midi et trois heures; à chaque bruit que j'entendois, je
+combinois par mille raisons minutieuses s'il viendroit à cheval ou en
+voiture. Je n'allai pas chez Thérèse, je n'ouvris pas un livre, je ne
+me promenai pas, je restai à la place d'où l'on voyoit le chemin.
+L'horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures;
+j'avois ma montre devant moi, et je la regardois quand mes yeux
+pouvoient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixois à moi-même un
+espace de temps que je me promettois de consacrer à me distraire; ce
+temps étoit précisément celui pendant lequel mon âme étoit le plus
+violemment agitée.
+
+Ce que j'éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut
+l'instant où le soleil se coucha; je l'avois vu se lever lorsque mon
+coeur étoit ému par la plus douce espérance; il me sembloit qu'en
+disparoissant, il m'enlevoit tous les sentimens dont j'avois été
+remplie à son aspect. Cependant, à cette heure de découragement
+succéda bientôt une idée qui me ranima; je m'étonnai de n'avoir pas
+songé que c'étoit le soir que Léonce choisiroit pour s'entretenir plus
+long-temps avec moi, et je retombai dans cet état, le plus cruel de
+tous, où l'espoir même fait presque autant de mal que l'inquiétude.
+L'obscurité ne me permettoit plus de distinguer de loin les objets;
+j'en étois réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus
+la nuit approchoit, plus ma souffrance étoit uniforme et pesante;
+combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures
+m'avoient été si pénibles!
+
+Enfin, j'entends une voiture, elle s'approche, elle arrive, je ne
+doute plus; j'entends monter mon escalier, je n'ose avancer; mes gens
+ouvrent les deux battans, apportent des lumières, et je vois entrer
+madame de Mondoville et madame de Vernon! Non, vous ne pouvez pas vous
+peindre ce qu'on éprouve, lorsque après le supplice de l'attente, on
+passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que,
+trompé tout à coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus
+désespéré qu'avant le soulagement passager qu'on vient d'éprouver.
+
+Je n'avois pas la force de me soutenir; l'idée me vint que Léonce
+alloit arriver, qu'il s'en iroit en apprenant que je n'étois pas
+seule, et que je ne retrouverois peut-être jamais l'occasion de lui
+parler. Je reçus madame de Mondoville et sa mère avec une distraction
+inouïe; je me levai, je me rassis, je me relevai pour sonner, je
+demandai du thé, et craignant tout à coup que cet établissement ne les
+retînt, je leur dis:--Mais vous voulez peut-être retourner à Paris ce
+soir?--Elles arrivoient, rien n'étoit plus absurde; mais je ne pouvois
+supporter la contrariété que leur présence me faisoit éprouver.
+
+Madame de Vernon s'approchoit de moi pour me prendre à part avec
+l'attention la plus aimable, lorsque madame de Mondoville la prévint
+et me dit:--J'ai voulu accompagner ma mère ici ce soir; son intention
+étoit de venir seule, mais j'avois besoin de votre société, pour me
+distraire du chagrin que j'ai éprouvé ce matin, en apprenant que mon
+mari avoit été obligé de partir cette nuit pour l'Espagne.--A ces
+mots, un nuage couvrit mes yeux, et je ne vis plus rien autour de moi.
+Madame de Mondoville se seroit aperçue de mon état, si sa mère, avec
+cette promptitude et cette présence d'esprit qui n'appartiennent qu'à
+elle, ne se fût placée entre sa fille et moi, comme je retombois sur
+ma chaise, et ne l'eût priée très-instamment d'aller dire à un de ses
+gens de lui apporter une lettre qu'elle avoit oubliée dans sa voiture.
+
+Pendant que Matilde étoit sortie, madame de Vernon me porta presque
+entre ses bras dans la chambre à côté, et me dit:--Attendez-moi, je
+vais vous rejoindre.--Elle alla conseiller à sa fille de monter dans
+la chambre qui lui étoit destinée, et lui dit que j'avois besoin de
+repos; sa fille ne demanda pas mieux que de se retirer, et ne conçut
+pas le moindre soupçon de ce qui se passoit. Madame de Vernon revint;
+j'avois à peine repris mes sens, et lorsqu'elle s'approcha de moi,
+oubliant entièrement les soupçons que j'avois conçus, je me jetai dans
+ses bras avec la confiance la plus absolue; ah! j'avois tant de besoin
+d'une amie! je l'aurois forcée à l'être, quand son coeur n'y auroit
+pas été disposé.
+
+Combien de fois lui répétai-je avec déchirement:--Il est parti,
+Sophie, quand il devoit me voir, aujourd'hui même; quelle insulte!
+quel mépris!--J'avouai tout à madame de Vernon, elle avoit tout
+deviné; elle me fit sentir avec une grande délicatesse, quoique avec
+une parfaite évidence, à quel point j'avois eu tort de me défier
+d'elle.--Ne voyez-vous pas, me dit-elle, combien un homme qui se
+conduit ainsi avoit de préventions contre vous! vous avez cru qu'il
+étoit jaloux de M. de Serbellane; pouvoit-il l'être après la
+confidence que je lui avois faite de votre part? le dernier billet
+même que vous lui avez écrit, où vous lui annoncez, me dites-vous,
+votre résolution de rester en Languedoc, ce billet ne détruisoit-il
+pas tout ce qu'on a répandu sur votre prétendu voyage en Portugal?
+non, je vous le dis, c'est un homme qui a conservé du goût pour vous,
+ce qui est bien naturel, mais qui ne veut pas s'y livrer, parce que
+votre caractère ne lui convient pas; et quand son goût l'entraîne, il
+prend des partis décisifs pour s'y arracher. Il n'y a rien de plus
+violent que Léonce; vous le savez, sa conduite le prouve; il s'en est
+allé cette nuit sans me prévenir; il a instruit seulement sa femme par
+un billet assez froid, qu'une lettre de sa mère le forçoit à partir à
+l'instant, et j'ai su positivement par ses gens qu'il n'avoit point
+reçu de lettres d'Espagne; c'étoit donc vous qu'il évitoit: cette
+crainte même est une preuve qu'il redoute votre ascendant, mais jamais
+il ne s'y soumettra, quand votre délicetesse pourroit vous permettre à
+présent de le désirer.
+
+--Je voulus me justifier auprès de madame de Vernon de la moindre
+pensée qui pût offenser Matilde; mais cette généreuse amie s'indigna
+que je crusse cette explication nécessaire; elle me témoigna la plus
+parfaite estime; l'embarras que je remarque quelquefois en elle étoit
+entièrement dissipé, et du moins, à travers ma douleur, j'acquis plus
+de certitude que jamais, qu'elle m'aimoit avec tendresse. Hélas! sa
+santé est bien mauvaise, les veilles ont abîmé sa poitrine. J'ai voulu
+l'engager à parler d'elle, de ses affaires, de ses projets, mais elle
+ramenoit sans cesse la conversation sur moi, avec cette grâce qui lui
+est propre; ne se lassant pas de m'interroger, cherchant, découvrant
+toutes les nuances de mes sentimens, réussissant quelquefois à me
+soulager, et n'oubliant rien de tout ce que l'on pouvoit dire sur mes
+peines: enfin sans elle, je ne sais si j'aurois supporté cette
+dernière douleur Ce que je ressentois étoit amer et humiliant; Sophie
+m'a relevée à mes propres yeux; elle a su adoucir mes impressions, et
+me préserver du moins d'une irritation, d'un ressentiment qui auroit
+dénaturé mon caractère.
+
+Louise, vous n'étiez pas auprès de moi, il a bien fallu qu'une autre
+me secourût; mais dès que Thérèse m'aura quittée, dans un mois, je
+viendrai, je m'abandonnerai à vous, et si je ne puis vivre, vous me le
+pardonnerez.
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Bordeaux, 23 septembre.
+
+
+L'auriez-vous cru, que ce seroit de cette ville que vous recevriez ma
+première lettre? Je devois la voir, et je suis parti; je suis venu
+sans m'arrêter jusqu'ici; je comptais aller de même, jusqu'à ce que
+j'eusse rencontré cet homme insolemment heureux, que l'on fait revenir
+en France; la fièvre m'a pris avec tant de violence, qu'il faut bien
+suspendre mon voyage; mais M. de Serbellane passe par ici, je le sais;
+il a mandé qu'il y viendroit, il est peut-être plus sûr de l'y
+attendre.
+
+Oui, je suis parti, lorsqu'elle avoit consenti à me voir, lorsqu'elle
+avoit, sans doute, préparé quelques ruses pour me tromper; je suis
+parti sans regrets, mais avec un sentiment d'indignation qui a changé
+totalement ma disposition pour elle. Mon ami, lisez bien ces mots qui
+m'étonnent plus que vous-même en les traçant: _Madame d'Albémar n'a
+mérité ni votre estime ni mon amour_.
+
+Quand elle me répondit qu'elle me recevroit, je n'osai pas vous
+l'écrire, mon cher maître; mais je ne pouvois contenir dans mon sein
+la joie que je ressentois; je me promenois dans ma chambre avec des
+transports dont je n'étois plus le maître: quelquefois cette vive
+émotion de bonheur m'oppressoit tellement, que je voulois la calmer en
+me rappelant tout ce qu'il y avoit de cruel dans ma situation, dans
+mes liens; mais il est des momens où l'âme repousse toute espèce de
+peines, et ces idées tristes qui, la veille, me pénétroient si
+profondément, glissoient alors sur mon coeur, comme s'il avoit été
+invulnérable.
+
+Je m'étois enfermé; un de mes gens frappa à ma porte; je tressaillis à
+ce bruit; tout événement inattendu me faisoit peur; je redoutois même
+une lettre de madame d'Albémar; je craignais une émotion, fût-elle
+douce! On me remit un billet de madame de Vernon, qui me demandoit de
+venir la voir à l'instant, pour une affaire de famille importante; il
+fallut y aller; madame de Vernon me dit d'abord ce dont il s'agissoit,
+et je regrettai, je l'avoue, d'être venu pour un si foible intérêt;
+l'instant d'après elle prit à part l'envoyé de Toscane qui étoit chez
+elle, et me pria d'attendre un moment pour qu'elle pût me parler
+encore.
+
+Je l'entendis qui lui disoit:--Voici la lettre de madame d'Albémar;
+appuyez auprès du ministre sa demande en faveur de M. de
+Serbellane.--A ce nom, je me levai, je m'approchai de madame de
+Vernon, malgré l'inconvenance de cette brusque interruption; elle
+continua de parler devant moi, et j'appris, juste ciel! j'appris que
+madame d'Albémar avoit été le matin même chez l'envoyé de Toscane,
+pour obtenir, par son crédit, un sauf-conduit qui permît à M. de
+Serbellane de revenir en France, malgré son duel. N'ayant point trouvé
+l'envoyé de Toscane, elle lui écrivoit pour lui renouveler cette
+demande; elle en chargeoit madame de Vernon. J'ai vu l'écriture de
+madame d'Albémar; elle a obtenu ce qu'elle désiroit, et dans quinze
+jours M. de Serbellane doit être en France; oui, il y sera; mais il
+m'y trouvera; je le forcerai bien à me donner un prétexte de
+vengeance.
+
+Mon parti fut pris tout à coup; je résolus d'aller au-devant de M. de
+Serbellane, et de partir sans délai. Si j'étois resté un seul jour, je
+n'aurois pu résister au besoin de voir madame d'Albémar, pour
+l'accabler des reproches les plus insultans, et c'étoit encore lui
+accorder une sorte de triomphe; mais ce départ, à l'instant même où
+son billet foible et trompeur me donne la permission de la voir, ce
+départ, sans un mot d'excuse ni de souvenir, l'aura, je l'espère,
+offensée.
+
+J'ai écrit à madame de Mondoville, pour lui donner un prétexte
+quelconque de mon voyage; je n'ai voulu dire adieu à personne; mes
+gens, en recevant mes ordres pour mon départ, me regardoient avec
+étonnement; je me croyois calme, et sans doute quelque chose
+trahissoit en moi l'état où j'étois. Si j'avois vu quelqu'un, mon
+agitation eût été remarquée; peut-être Delphine l'auroit-elle apprise!
+il faut qu'elle me croye dédaigneux et tranquille, c'est tout ce que
+je désire: si je mourois du mal qui me consume, mon ami, jamais vous
+ne lui diriez que c'est elle qui me tue; j'en exige votre serment; je
+me sentirois une sorte de rage contre ma fièvre, si je pensois qu'elle
+pût l'attribuer à l'amour.
+
+J'ai voulu m'éloigner aussi de madame de Vernon; je la hais; c'est
+injuste, je le sais; mais enfin, toutes les peines que j'ai éprouvées,
+c'est elle qui me les a annoncées; depuis mon mariage même, chaque
+fois qu'une idée, une circonstance me faisoit du bien, le hasard
+amenoit de quelque manière cette femme pour me découvrir la vérité,
+j'en conviens, la vérité, mais celle qu'on ne peut entendre sans
+détester qui vous la dit. Ne combattez pas cette prévention, je la
+condamne; mais que ne condamné-je pas en moi! et je ne puis me vaincre
+sur rien! Ah! qu'il seroit heureux que je mourusse! cependant ne
+craignez pas que M. de Serbellane me tue; non, il n'est pas juste que
+tout lui réussisse; il me semble que c'est assez des prospérités dont
+il a joui; s'il met le pied en France, il en trouvera le terme.
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, 2 octobre.
+
+
+Hé bien! Thérèse est inflexible; hé bien! celle à qui j'ai sacrifié
+tout le bonheur de ma vie, ne jouira pas un seul jour du funeste
+dévouement de ma trop facile amitié. Louise, le récit que je vais vous
+faire vous inspirera de la pitié pour Thérèse; il m'en faut aussi pour
+moi. Ah! que de douleurs sur la terre! où sont-ils les heureux? en
+est-il parmi ceux qui seroient dignes du bonheur?
+
+Depuis quelque temps, je voyois madame d'Ervins plus rarement; un
+prêtre d'un couvent voisin, d'un extérieur simple et respectable,
+passoit beaucoup d'heures seul avec elle; moi-même, accablée de
+douleur, et craignant, si je confiois mes peines à Thérèse, de ne
+pouvoir lui cacher qu'elle en étoit la cause involontaire, je me
+résignois à son goût pour la retraite, et je ne voulois pas lui parler
+des projets que je lui connoissois. Je comptois sur l'arrivée de M. de
+Serbellane et sur ses prières pour l'y faire renoncer; mais le frère
+de M. d'Ervins étant venu à Paris, Thérèse eut hier matin un long
+entretien avec lui, et je me hâtai d'aller chez elle, quand il fut
+parti, pour en savoir le résultat.
+
+J'ai retenu toutes les paroles de Thérèse, et je vous les transmettrai
+fidèlement. Qui pourroit oublier un langage si plein d'amour et de
+repentir?--J'ai apaisé le frère de M. d'Ervins, me dit-elle;
+maintenant qu'il sait ma résolution, il n'a plus de haine contre moi;
+cette résolution met la paix entre les ennemis; Dieu qui l'inspire la
+rend efficace; mais vous à qui je dois tant, vous qui avez peut-être
+fait pour moi plus de sacrifices que vous ne m'en avez avoué vous avez
+failli me perdre dans un mouvement de bonté; vous aviez encouragé M.
+de Serbellane à revenir; je l'ai appris à temps, j'ai pu le lui
+défendre; il sera instruit que s'il me voyoit, il ne pourroit me faire
+changer de dessein, mais qu'il renouvelleroit, par son retour, le
+courroux des parens de M. d'Ervins, et qu'il perdroit ma fille en
+déshonorant sa mère.
+
+Je voulus l'interrompre, elle m'arrêta.--Demain, me dit-elle, venez me
+chercher en vous levant, nous nous promènerons ensemble; je vous dirai
+tout ce qui se passe en moi; je n'en ai pas la force ce soir; il me
+semble que quand la nuit est venue, la présence d'un Dieu protecteur
+se fait moins sentir, et j'ai besoin de son appui pour vous annoncer
+avec courage mes résolutions. A demain donc, avec le jour, avec le
+soleil.
+
+Quand elle m'eut quittée, je réfléchis douloureusement sur les
+obstacles que sa ferveur religieuse opposeroit à mes efforts, et je
+plaignis le triste destin de deux nobles créatures, Thérèse et son
+ami. C'étoit moi, moi si malheureuse, qui devois essayer de soutenir
+le courage de madame d'Ervins, et mon coeur au désespoir étoit chargé
+de la consoler! Ah! combien souvent dans la vie cet exemple s'est
+présenté, et que d'infortunés ont encore trouvé l'art de secourir des
+infortunés comme eux!
+
+J'entrai chez Thérèse de très-bonne heure, et je la trouvai tout
+habillée, priant dans son cabinet devant un crucifix qu'elle y a
+placé, et aux pieds duquel elle a déjà répandu bien des larmes. Elle
+se leva en me voyant, ouvrit son bureau, et me dit:--Tenez, voilà
+toutes les lettres de M. de Serbellane, que j'ai reçues depuis deux
+mois, je vous les remets avec son portrait; il ne vous est point
+ordonné à vous de les brûler, conservez-les pour qu'elles me survivent
+et que rien de lui ne périsse avant moi.--J'insistai pour qu'elle
+connût la lettre que m'avoit écrite M. de Serbellane; en la lisant,
+elle rougit et pâlit plusieurs fois.--Il m'a fait dans ses lettres,
+reprit-elle, l'offre dont il vous parle; il me l'a faite avec une
+expression bien plus vive, bien plus sensible encore, et cependant ma
+résolution est restée inébranlable. Descendons dans le jardin, je ne
+suis pas bien ici; l'air me donnera des forces, il m'en faut pour vous
+ouvrir encore une fois ce coeur qui doit se refermer pour
+toujours.--Je la suivis; ses cheveux noirs, son teint pâle, ses
+regards qui exprimoient alternativement l'amour et la dévotion,
+donnoient à son visage un caractère de beauté que je ne lui avois
+jamais vu. Nous nous assîmes sous quelques arbres encore verds;
+Thérèse alors, tournant vers l'horizon, des regards vraiment inspirés,
+me dit:
+
+« Ma chère Delphine, je vous le confie, en présence de ce soleil qui
+semble nous écouter au nom de son divin maître, l'objet de mon
+malheureux amour n'est point encore effacé de mon coeur. Avant qu'un
+prêtre vénérable eût accepté le serment que j'ai fait de me consacrer
+à Dieu, je lui ai demandé si, parmi les devoirs que j'allois
+m'imposer, il en étoit un qui m'interdît les souvenirs que je ne puis
+étouffer; il m'a répondu que le sacrifice de ma vie étoit le seul qui
+fût en ma puissance; il m'a permis de mêler aux pleurs que je
+verserois sur mes fautes, le regret de n'avoir pas été la femme de
+celui qui me fut cher, et de n'avoir pu concilier ainsi l'amour et la
+vertu. Je ne craignois, dans l'état que je vais embrasser, que des
+luttes intérieures contre ma pensée; dès qu'on n'exige que mes
+actions, je me voue avec bonheur à l'expiation de la mort de M.
+d'Ervins,
+
+» M. de Serbellane m'offre de m'épouser et de passer le reste de sa
+vie en Amérique avec moi; juste ciel! avec quel transport je
+l'accepterois! quel sentiment presque idolâtre n'éprouverois-je pas
+pour lui! Mais le sang, la mort nous sépare, un spectre défend ma main
+de la sienne, et l'enfer s'est ouvert entre nous deux. Si je
+succombois, j'entraînerois ce que j'aime dans mon crime; le
+malheureux! il partageroit mon supplice éternel, et je n'obtiendrois
+pas de la Providence, comme des hommes, de ne condamner que moi seule.
+Mes pleurs et mon sacrifice serviront peut-être aussi sa cause dans le
+ciel.--Oui, s'écria-t-elle, d'une voix plus élevée; oui, je prierai
+sans cesse; et si mes prières touchent l'Être suprême, ô mon ami!
+c'est loi qu'il sauvera.--Delphine, me dit-elle en m'embrassant,
+pardonnez, je ne puis parler de lui sans m'égarer, et je confonds
+ensemble et l'amour et le sentiment qui m'ordonne d'immoler l'amour.
+Mais ils m'ont dit que dans le temple, après de longs exercices de
+piété, mes idées deviendroient plus calmes; je les crois, ces bons
+prêtres, qui ont fait entendre à mon âme le seul langage qui l'ait
+consolée.
+
+» Il m'eût été beaucoup plus difficile de vivre au milieu du monde, en
+renonçant à M. de Serbellane, que de lui prouver encore par la
+résolution que je prends, combien mon âme est profondément atteinte.
+Ce motif n'est pas digne de l'auguste état que j'embrasse; mais ne
+faut-il pas aider de toutes les manières la foiblesse de notre nature?
+et si je me sens plus de force pour revêtir les habits de la mort, en
+pensant que ce sacrifice obtiendra de lui des larmes plus tendres,
+pourquoi m'interdirois-je les idées qui me soutiennent, dans ce grand
+combat du coeur?
+
+» Un seul devoir, un seul, pouvoit me retenir dans le monde; c'étoit
+l'éducation d'Isore. Ma chère Delphine, c'est vous qui m'avez
+tranquillisée sur cette inquiétude; je vous remettrai ma fille, la
+fille du malheureux dont j'ai causé la mort; vous êtes bien plus digne
+que moi de former son esprit et son âme; mon éducation négligée ne me
+permet pas de contribuer à son instruction, et mon coeur est trop
+troublé pour être jamais capable de fortifier son caractère contre le
+malheur. Elle a dix ans, et j'en ai vingt-six; le spectacle de ma
+douleur agit déjà trop sur ses jeunes organes. Hélas! ma chère
+Delphine, vous n'êtes pas heureuse vous-même; j'ai peut-être à jamais
+perdu votre destinée; mais votre âme, plus habituée que la mienne à la
+réflexion, sait mieux contenir aux regards d'un enfant les sentimens
+qu'il faut lui laisser ignorer. L'étendue de votre esprit, la variété
+de vos connoissances vous permettent de vous occuper et d'occuper les
+autres de diverses idées. Pour moi, je vis et je meurs d'amour. Dans
+cette religion à laquelle je me livre, je ne comprends rien que son
+empire sur les peines du coeur, et je n'ai pas, dans ma foible et
+pauvre tête, une seule pensée qui ne soit née de l'amour,
+
+» Hélas! le parti que je vais prendre affligera sans doute M. de
+Serbellane; peut-être auroit-il goûté quelque bonheur avec moi: ce
+sanglant hyménée ne lui inspiroit point d'horreur; et pendant quelques
+années du moins, il n'auroit point été troublé par l'attente d'une
+autre vie. Oh! Delphine, il m'en a coûté longtemps pour lui causer
+cette peine; il me sembloit qu'un jour de la douleur d'un tel homme
+comptoit plus que toutes mes larmes: cependant une idée que l'orgueil
+auroit repoussée m'a soulagée enfin de la plus accablante de mes
+craintes. Je lui suis chère, il est vrai, mais c'est moi qui l'aime
+mille fois plus qu'il ne m'a jamais aimée; une carrière, un but à
+venir lui reste; il ne donnera jamais à personne, je le crois, cette
+tendresse première dont je faisois ma gloire, alors même qu'elle me
+coûtoit l'honneur et la vertu; l'amour finit avec moi pour lui; mais
+une existence forte, énergique, peut le remplir encore de généreuses
+espérances.
+
+» Quant à moi, ma chère Delphine, puisqu'un devoir impérieux me sépare
+de lui, qu'est-ce donc que je sacrifie en me faisant religieuse? J'ai
+éprouvé la vie, elle m'a tout dit; il ne me reste plus que de
+nouvelles larmes à joindre à celles que j'ai déjà répandues. Si je
+conservois ma liberté, je ne pourrois écarter de moi l'idée vague de
+la possibilité d'aller le rejoindre. J'aurois besoin chaque jour de
+lutter contre cette idée, avec toutes les forces de ma volonté; jamais
+je n'obtiendrois le repos. Mon amie, croyez-moi, il n'est pour les
+femmes sur cette terre que deux asiles, l'amour et la religion; je ne
+puis reposer ma tête dans les bras de l'homme que j'aime, j'appelle à
+mon secours un autre protecteur qui me soutiendra, quand je penche
+vers la terre, quand je voudrois déjà qu'elle me reçût dans son sein.
+
+» Le malheur a ses ressources; depuis un mois, je l'ai appris; j'ai
+trouvé dans les impressions qu'autrefois je laissois échapper sans les
+recueillir, dans les merveilles de la nature, que je ne regardois pas,
+des secours, des consolations qui me feront trouver du calme dans
+l'état que je vais embrasser. Enfin, il me sera permis de rêver et de
+prier; ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la
+terre aux âmes exilées de l'amour.
+
+» Peut-être que, par une faveur spéciale, les femmes éprouvent
+d'avance les sentimens qui doivent être un jour le partage des élus du
+ciel; mais si j'en crois mon coeur, elles ne peuvent exister de cette
+vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts
+du monde; il leur faut quelque chose d'exalté, d'enthousiaste, de
+surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées.
+
+» J'ai confondu dans mon coeur l'amour avec la vertu, et ce sentiment
+étoit le seul qui pût me conduire au crime par une suite de mouvemens
+nobles et généreux; mais que le réveil de cette illusion est terrible!
+il a fallu, pour la faire cesser, que je devinsse l'assassin de
+l'homme que j'avois juré d'aimer. Oh! quel affreux souvenir! et quel
+seroit mon désespoir, si la religion ne m'avoit pas offert un
+sacrifice assez grand, pour me réconcilier avec moi-même!
+
+» Il est fait, ce sacrifice, et Dieu m'a pardonné, je le sais, je le
+sens; mes remords sont apaisés, la mélancolie des âmes tendres et
+douces est rentrée dans mon coeur; je communique encore par elle avec
+l'Être suprême; et si dans un autre monde mon malheureux époux a perdu
+son irritable orgueil, s'il lit au fond des coeurs, lui-même aussi,
+lui-même aura pitié de moi.»
+
+--Thérèse s'arrêta en prononçant ces dernières paroles, et retint
+quelques larmes qui remplissoient ses yeux. J'étois aussi profondément
+émue, et je rassemblois toutes mes pensées pour combattre le dessein
+de Thérèse; mais au fond de mon coeur, je vous l'avouerai, je ne le
+désapprouvois pas; je n'ai point les mêmes opinions qu'elle sur la
+religion; mais j'aimerois cette vie solitaire, enchaînée, régulière,
+qui doit calmer enfin les mouvemens désordonnés du coeur. Je voulus
+cependant épouvanter Thérèse, en lui peignant les regrets auxquels
+elle s'exposoit; mais elle m'arrêta tout à coup.
+
+«Oh! que me direz-vous, mon amie, s'écria-t-elle, qu'il ne m'ait pas
+écrit! que mon amour, plus éloquent encore que lui, n'ait pas plaidé
+pour sa cause dans mon coeur! Ne parlons plus sur l'irrévocable,
+dit-elle en m'imposant doucement silence; mes sermens sont déjà
+déposés aux pieds du Tout-Puissant; il me reste à les faire entendre
+aux hommes; mais le lien éternel m'enchaîne déjà sans retour.
+
+»Je ne vous ai point dit que je serois heureuse; il n'y avoit de
+bonheur sur la terre que quand je le voyois, quand il me parloit; sa
+voix seule ranimoit dans mon sein les jouissances vives de
+l'existence; mais je n'ai plus à craindre ces peines violentes où la
+vengeance divine imprime son redoutable pouvoir. Désormais étrangère à
+la vie, je la regarderai couler comme ce ruisseau qui passe devant
+nous, et dont le mouvement égal finit par nous communiquer une sorte
+de calme. Le souvenir de ma destinée agitera peut-être encore quelque
+temps ma solitude; mais enfin ils me l'ont promis, ce souvenir
+s'affoiblira, le retentissement lointain ne se fera plus entendre que
+confusément; c'est ainsi que je commencerai à mourir, et que je
+m'endormirai, bénie d'un Dieu clément, et chère peut-être encore à
+ceux qui m'ont aimée.
+
+»Je pars aujourd'hui pour Bordeaux avec mon beau-frère, continua
+Thérèse, j'y resterai quelques mois. Je reviendrai chez vous, avant de
+prendre le voile, pour vous ramener Isore, et vous remettre tous mes
+droits sur elle. Je vous en conjure, ma chère Delphine, ne nous
+abandonnons plus à notre émotion; je n'ai pu contenir mon âme en vous
+parlant aujourd'hui; vous avez dû voir que Thérèse n'étoit pas encore
+devenue insensible, jamais elle ne le sera; mais je dois tâcher de le
+paroître, pour recueillir quelque bien de la résolution que j'ai
+prise. Il faut se dominer, il faut ne plus exprimer ce qu'on éprouve,
+c'est ainsi qu'on peut étouffer, m'a-t-on dit, les sentimens dont la
+religion doit triompher. Ma chère Delphine, ma généreuse amie, retenez
+ce dernier accent, ce sont les adieux qui précèdent la mort, vous
+n'entendrez plus la voix qui sort du coeur; adieu!»
+
+--Thérèse me quitta, je ne la suivis point; je restai quelque temps
+seule, pour me livrer à mes larmes. Je sentis d'ailleurs que ce
+n'étoit pas au moment de son départ, que je pourrois produire aucune
+impression sur elle; et j'espérai davantage de mes lettres pendant son
+absence. Quand je rentrai, le frère de M. d'Ervins étoit arrivé;
+Thérèse fit les préparatifs de son voyage avec une singulière fermeté;
+Isore pleura beaucoup en me quittant; sa mère en descendant pour
+partir, détourna la tête plusieurs fois, afin de ne pas voir l'émotion
+de cette pauvre petite. Thérèse monta en voiture sans me dire un mot;
+mais en prenant sa main, je reconnus à son tremblement quelle douleur
+elle éprouvoit.
+
+Thérèse! être si tendre et si doux, me répétai-je souvent quand elle
+fut partie, cette force que vous ne tenez pas de vous-même, vous
+soutiendra-t-elle constamment? ne sentirez-vous pas se refroidir en
+vous l'exaltation d'une religion qui a tant besoin d'enthousiasme? et
+ne perdrez-vous pas un jour cette foi du coeur, qui vous aveugle sur
+tout le reste?--Hélas! et moi qui me crois plus éclairée, que
+deviendrai-je? l'espérance d'une vie à venir, les principes qui m'ont
+été donnés par un être parfaitement bon, les idées religieuses,
+raisonnables et sensibles, ne me rendront-elles donc pas à moi-même?
+et l'amour ne peut-il être combattu que par des fantômes superstitieux
+qui remplissent notre âme de terreur? Louise, la douleur remet tout en
+doute, et l'on n'est contente d'aucune de ses facultés, d'aucune de
+ses opinions, quand on n'a pu s'en servir contre les peines de la vie.
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 14 octobre.
+
+
+Je vous prie, ma chère Louise, de remettre à M. de Clarimin ce billet,
+par lequel je me rends caution de soixante mille livres que madame de
+Vernon lui doit: obtenez de lui, je vous en conjure, qu'il cesse de la
+calomnier. Il est dans sa terre, à quelques lieues de vous, il vous
+sera facile de l'engager à venir vous parler. Dès que j'aurai reçu
+votre réponse, et que je pourrai tranquilliser madame de Vernon, les
+affaires qui la retiennent ici seront terminées, et nous partirons
+ensemble pour le Languedoc; moi, pour vous rejoindre; elle, pour
+m'accompagner, et pour passer l'hiver dans les pays chauds. Les
+médecins disent que sa poitrine est très-affectée, elle paroît
+elle-même se croire en danger, mais elle s'en occupe singulièrement
+peu; ah! si j'étois condamnée à la perdre, cette amère douleur
+m'ôteroit le reste de mes forces.
+
+Je n'ai point appris par madame de Vernon l'embarras dans lequel elle
+se trouvoit; le hasard me l'a fait découvrir, et je le savois
+seulement de la veille, lorsque madame de Mondoville et madame de
+Vernon vinrent avant-hier chez moi. Je pris madame de Mondoville à
+part, et je lui demandai si ce que l'on m'avoit dit des plaintes de M.
+de Clarimin contre sa mère étoit vrai.--Oui, me répondit-elle, ma mère
+vouloit que je m'engageasse pour les soixante mille livres qu'elle lui
+doit, pendant l'absence de M. de Mondoville; je l'ai refusé, car je
+n'ai le droit de disposer de rien sans le consentement de mon mari, et
+ma mère ne veut pas que je le demande. Vous savez que je mets fort peu
+d'importance à la fortune; mais je prétends être stricte dans
+l'accomplissement de mes devoirs.--Elle disoit vrai, Louise, elle ne
+met point d'importance à l'argent; mais sa mère seroit mourante,
+qu'elle ne sacrifieroit pas une seule de ses idées sur la conduite
+qu'elle croit devoir tenir.
+
+--Je ne sais pas bien, lui dis-je vivement, quel est le devoir au monde
+qui peut empêcher d'être utile à sa mère; mais enfin....--Elle
+m'interrompit à ces mots avec humeur, car les attaques directes
+l'irritent d'autant plus qu'elle n'aperçoit jamais que celles-là.--Vous
+croyez apparemment, ma cousine, me dit-elle, qu'il n'y a de principes
+fixes sur rien; et que seroit donc la vertu, si l'on se laissoit aller
+à tous ses mouvemens?--Et la vertu, lui dis-je, est-elle autre chose
+que la continuité des mouvemens généreux? Enfin, laissons ce sujet,
+c'est moi qu'il regarde, et moi seule.
+
+Madame de Vernon, s'approchant de nous, interrompit notre entretien;
+en la voyant au grand jour, je fus douloureusement frappée de sa
+maigreur et de son abattement; jamais je n'avois senti pour elle une
+amitié plus tendre. Madame de Mondoville retourna à Paris; je gardai
+madame de Vernon chez moi, et le lendemain matin, à son réveil, je lui
+portai une assignation de soixante mille livres sur mon banquier, en
+la suppliant de l'accepter.--Non, me dit-elle, je ne le puis; c'étoit
+à ma fille, à ma fille pour qui j'ai tout fait, de me tirer de
+l'embarras où je suis; elle ne le veut pas, c'est peut-être juste; je
+ne l'ai pas assez formée pour moi, j'ai remis son éducation à
+d'autres; nous ne pouvons ni nous entendre, ni nous convenir; mais ce
+n'est pas vous, non, ce n'est pas vous, en vérité, ma chère Delphine,
+qui devez me rendre un tel service.--Pourquoi donc me refusez-vous ce
+bonheur? lui dis-je; il y a deux ans que vous y aviez consenti:
+nouvellement encore, dans le mariage de votre fille....--Ah!
+s'écria-t-elle, le mariage de ma fille....--Et puis tout à coup
+s'arrêtant, elle reprit:--Depuis quelque temps j'ai du malheur en
+tout, peut-être des torts; mais enfin, dans l'état où je suis, tout
+cela ne sera pas long.--Ne voulez-vous pas empêcher que M. de Clarimin
+ne vous accuse?--Je le croyois mon ami, me dit-elle en soupirant; se
+peut-il que je me sois fait des illusions! je n'y étois pas cependant
+disposée. Enfin il veut me perdre dans le monde, et me ruiner en
+saisissant ce que je possède; il a tort, car je dois mourir bientôt,
+et il est dur de m'ôter à présent l'existence à laquelle j'ai sacrifié
+toute ma vie.--Au nom de Dieu, lui dis-je en versant des larmes,
+repoussez ces horribles idées, et ne refusez pas le service que je
+vous conjure d'accepter: j'ai des peines, de cruelles peines, vous le
+savez; voulez-vous me ravir le seul bonheur que je puisse tirer de mon
+inutile fortune?--Eh bien! me répondit madame de Vernon, je vous crois
+généreuse: quand je mourrai, quoi qu'il arrive après moi, vous ne vous
+repentirez point de m'avoir rendu un dernier service. Il n'est pas
+nécessaire que vous me prêtiez ce que je dois; votre caution suffit,
+et je l'accepte.
+
+Il y avoit dans l'accent de madame de Vernon quelque chose de triste
+et de sombre qui me fit beaucoup de peine. Pauvre femme! les
+injustices des hommes ont peut-être aigri ce caractère si doux,
+troublé cette âme si tranquille. Ah! que les coeurs durs font de mal!
+Je lui dis quelques mots sur son goût pour le jeu.--Hélas!
+reprit-elle, vous ne savez pas combien il est difficile d'être femme,
+sans fortune, sans jeunesse, et sans enfans qui nous entourent; on
+essaie de tout pour oublier cette pénible destinée.--Je ne voulus pas
+insister sur les pertes qu'elle s'exposoit à faire, dans un moment où
+je venois de lui rendre service, et je cherchai à la ramener sur
+d'autres sujets de conversation.
+
+Le soir il vint assez de monde me voir: on savoit que madame d'Ervins,
+pour qui j'avois dit que je quittois la société, n'étoit plus à
+Bellerive: mon départ annoncé avoit attiré chez moi plusieurs
+personnes, qui croient toutes qu'elles me regrettent, et dont la
+bienveillance s'est singulièrement ranimée en ma faveur, par l'idée de
+ma prochaine absence.
+
+Pendant que ce cercle étoit réuni dans le salon, de Bellerive, madame
+de Lebensei y arriva avec son mari, qu'elle m'avoit promis de
+m'amener. Quand elle vit cette société nombreuse, elle fut entièrement
+déconcertée, et descendit dans le jardin, sous le prétexte de prendre
+l'air; il me fut impossible de la retenir, et peut-être valoit-il
+mieux en effet qu'elle s'éloignât, car tous les visages de femmes
+s'étoient déjà composés pour cette circonstance. M. de Lebensei ne
+s'en alla point: je remarquai même que c'étoit avec intention qu'il
+restoit; il vouloit trouver l'occasion de témoigner son indifférence
+pour les malveillantes dispositions de la société; il avoit raison,
+car sous la proscription de l'opinion, une femme s'affoiblit, mais un
+homme se relève; il semble qu'ayant fait les lois, les hommes sont les
+maîtres de les interpréter ou de les braver.
+
+L'esprit de M. de Lebensei me frappa beaucoup; il n'eut pas l'air de
+se douter du froid accueil qu'on destinoit à sa femme: il parla sur
+des objets sérieux avec une grande supériorité, n'adressa la parole à
+personne, excepté à moi, et trouva l'art d'indiquer son dédain pour la
+censure dont il pouvoit être l'objet, sans jamais l'exprimer; un air
+insouciant, un ton calme, des manières nobles, remettoient chacun à sa
+place; il ne changeoit peut-être rien à la manière de penser, mais il
+forçoit du moins au silence, et c'est beaucoup; car, dans ce genre,
+l'on s'exalte par ce qu'on se permet de dire, et l'homme qui oblige à
+des égards en sa présence, est encore ménagé lorsqu'il est absent.
+
+Quand madame de Lebensei fut revenue près de nous, après le départ de
+la société, M. de Lebensei continua à montrer l'indépendance de
+caractère et d'opinion qui le distingue, et je sentis que sa
+conversation, en fortifiant mon esprit, me faisoit du bien: du bien!
+ah! de quel mot je me suis servie! Hélas! si vous saviez dans quel
+état est mon âme.... Mais puisque je me suis promis de me contraindre,
+il faut en avoir la force, même avec vous.
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 16 octobre.
+
+
+Avant de nous réunir pour toujours, ma chère soeur, il faut que je
+m'explique avec vous sur un sujet que j'avois négligé, mais que vous
+développez trop clairement dans votre dernière lettre [Cette lettre
+est supprimée.] pour que je puisse me dispenser d'y répondre. Vous me
+dites que M. de Valorbe a toujours conservé le même sentiment pour
+moi, qu'il n'a pu quitter depuis un an sa mère qui est mourante, mais
+qu'il vous a constamment écrit pour vous parler de son désir de me
+voir, et de son besoin de me plaire: vous me rappelez aussi ce que je
+ne puis jamais oublier, c'est qu'il a sauvé la vie à M. d'Albémar, il
+y a dix ans, et que votre frère conservoit pour lui la plus vive
+reconnoissance. Vous ajoutez à tout cela quelques éloges sur le
+caractère et l'esprit de M. de Valorbe: je pourrois bien n'être pas, à
+cet égard, de votre avis, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Si
+vous aviez connu Léonce, vous ne croiriez pas possible que jamais je
+devinsse la femme d'un autre; je serois très-affligée, je l'avoue, si
+les obligations que nous avons à M. de Valorbe vous imposoient le
+devoir de l'admettre souvent chez vous. Je ne pense pas, vous le
+croyez bien, à revoir Léonce de ma vie; mais s'il apprenoit que je
+permets à quelqu'un de me rechercher, il croiroit que je me console;
+il n'auroit pas l'idée qui peut lui venir une fois de plaindre mon
+sort; et tous les hommages de l'univers ne me dédommageroient pas de
+la pitié de Léonce. C'en est assez: maintenant que vous connoissez les
+craintes que j'éprouve, je suis bien sûre que tous chercherez à me les
+épargner.
+
+Dès que vous m'aurez mandé si M. de Clarimin accepte ma caution, nous
+partirons: madame de Vernon désire que je vous prie de l'accueillir
+avec amitié; ma chère soeur, je vous en conjure, ne soyez pas injuste
+pour elle; si je ne puis vaincre les préventions que vous m'exprimez
+encore dans votre dernière lettre, au moins soyez touchée des soins
+infinis qu'elle a eus pour moi; ces soins supposent beaucoup de bonté.
+Depuis le départ de Léonce pour l'Espagne, je suis presque
+méconnoissable. Une femme d'esprit a dit que _la perte de l'espérance
+changeait entièrement le caractère_, Je l'éprouve: j'avois, vous le
+savez, beaucoup de gaîté dans l'esprit je m'intéressois aux événemens,
+aux idées; maintenant rien ne me plaît, rien ne m'attire, et j'ai
+perdu avec le bonheur tout ce qui me rendoit aimable. Quel état
+cependant pour une personne dont l'âme étoit si vivement accessible, à
+toutes les jouissances de l'esprit et de la sensibilité! J'aimois la
+société presque trop, elle m'étoit souvent nécessaire et toujours
+agréable; à présent Je n'en puis supporter qu'une seule, celle de
+madame de Vernon. Louise, récompensez-la donc par votre bienveillance
+des consolations qu'elle m'a données.
+
+Jamais on n'a mis dans l'intimité tant de désir de plaire! Jamais on
+n'a consacré un esprit si fait pour le monde au soulagement de la
+douleur solitaire! Je vous le dis, ma soeur, et vous finirez par
+l'éprouver; madame de Vernon est une personne d'un agrément
+irrésistible. J'ai connu des femmes piquantes et spirituelles; je
+comprenois facilement, quand elles parloient, comment on étoit aimable
+comme elles, et si je l'avois voulu, j'aurois réussi par les mêmes
+moyens; mais chaque mot de madame de Vernon est inattendu, et vous ne
+pouvez suivre les traces de son esprit, ni pour l'imiter, ni pour le
+prévoir. Si elle vous aime, elle vous l'exprime avec une sorte de
+négligence qui porte la conviction dans votre âme. Il semble que c'est
+à elle-même qu'elle parle, quand des mots sensibles lui échappent, et
+vous les recueillez quand elle les laisse tomber.
+
+Ma vie n'appartient plus qu'à vous et à madame de Vernon; de grâce,
+que je ne vous voie pas désunies! elle m'est devenue plus nécessaire
+encore qu'elle ne me l'étoit; c'est un dernier sentiment que j'ai
+saisi plus fortement que jamais, dans le naufrage de mon bonheur; mais
+je n'ai pas besoin d'insister davantage; vous la trouverez, hélas!
+assez triste et bien malade; votre bon coeur s'intéressera sûrement
+pour elle.
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Bordeaux, ce 20 octobre.
+
+
+Une fièvre violente m'a forcé de rester ici près d'un mois; je l'ai
+caché à ma famille à Paris, ma mère seule l'a su; je ne voulois pas
+que personne, excepté elle, se mêlât de s'intéresser à moi. Le premier
+jour de cette fièvre, je vous ai écrit je ne sais quelle lettre
+insensée, qui contenoit, je crois, des expressions insultantes pour
+madame d'Albémar; je vous prie de la brûler, j'étois dans le délire;
+ce n'est pas que rien justifie Delphine des torts dont je l'accuse;
+mais pour tout autre que moi, elle est, elle doit être un ange. Si
+vous saviez comme on parle d'elle ici! Elle n'y a demeuré que deux
+mois; mais n'est-ce pas assez pour qu'on ne puisse pas l'oublier!
+
+J'essaierai demain de pénétrer jusqu'à madame d'Ervins; elle ne veut
+voir personne: elle est résolue, m'a-t-on appris, à se faire
+religieuse; elle doit remettre sa fille à madame d'Albémar: cet enfant
+parle de Delphine avec transport; je verrai au moins cet enfant. Ne
+trouvez-vous pas qu'il y a un mystère singulier dans tout?
+
+Il me semble que dans votre dernière lettre vous vous exprimez moins
+bien sur madame d'Albémar: vous avez eu tort de recevoir aucune
+impression par ce que je vous ai écrit; je n'en dois faire sur
+personne. Conservez votre admiration pour madame d'Albémar; je serois
+malheureux de penser que je l'ai diminuée. Il circule des bruits sur
+madame d'Ervins; mais c'est impossible: la première fois qu'on me les
+a dits, j'ai tressailli; depuis, on les a démentis, tout-à-fait
+démentis. Adieu, mon cher maître, j'irai voir madame d'Ervins. D'où
+vient que cette idée me bouleverse? elle est l'amie de Delphine. M. de
+Serbellane est allé en Toscane par mer; il ne vouloit donc pas venir
+en France... je ne sais où j'en suis.
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Bordeaux, ce 22 octobre.
+
+
+Delphine, oh! femme autrefois tant aimée! un enfant m'a-t-il révélé ce
+que la perfidie la plus noire auroit trouvé l'art de me cacher? La
+voix des hommes vous avoit accusée; la voix d'un enfant, cette voix du
+ciel vous auroit-elle justifiée? Écoutez-moi: voici l'instant le plus
+solennel de votre vie. Je suis lié pour toujours, je le sais; il n'est
+plus de bonheur pour moi; mais si j'étois seul coupable, et que
+Delphine fût innocente, mon coeur auroit encore du courage pour
+souffrir.
+
+Hier j'ai été chez madame d'Ervins: quelque irrité que je fusse, je
+voulois entendre parler de vous par ceux qui vous aiment. Madame
+d'Ervins, toujours livrée aux exercices de piété, a refusé de me voir.
+Isore, sa fille, jouoit dans le jardin; je me suis approché d'elle; on
+m'avoit dit qu'elle vous aimoit à la folie; je l'ai fait parler de
+vous, et j'ai vu que l'impression que vous produisez étoit déjà
+sentie, même à cet âge. Vous l'avouerai-je, enfin? j'ai osé interroger
+Isore sur vos sentimens: des circonstances inouïes avoient plusieurs
+fois ranimé et détruit mon espoir; j'en accusois quelquefois
+confusément l'adresse d'une femme, j'espérai que la candeur d'un
+enfant déconcerteroit les calculs les plus habiles.
+
+--Madame d'Albémar doit se charger de vous, ai-je dit à Isore; elle
+vous emmènera sûrement en Toscane.--En Toscane! pourquoi?
+répondit-elle; je serois bien fâchée d'aller en Italie: c'est lorsque
+maman a tant aimé ce pays-là que nous avons été si malheureux.--Mais
+votre mère, lui dis-je, n'a-t-elle pas toujours aimé l'Italie? elle y
+est née.--Oh! reprit Isore, elle l'avoit quittée si enfant qu'elle ne
+s'en souvenoit plus; mais M. de Serbellane lui a tout rappelé.--M. de
+Serbellane vous déplaît-il? continuai-je.--Non, il ne me déplaît pas,
+répondit Isore; mais depuis qu'il est venu chez maman, elle a toujours
+pleuré.--Toujours pleuré! répétai-je avec une vive émotion. Et madame
+d'Albémar, que faisoit-elle alors?--Elle consoloit maman: elle est si
+bonne!--Oh! sans doute, elle l'est! m'écriai-je.--Et dans ce moment,
+Delphine, je sentis mon coeur revenir à vous.--Mais cependant,
+ajoutai-je, elle épousera M. de Serbellane?--M. de Serbellane!
+interrompit Isore avec la vivacité qu'ont les enfans quand ils croient
+avoir raison; M. de Serbellane! oh! c'est maman qui l'aimoit, ce n'est
+pas madame d'Albémar; et puisque maman veut se faire religieuse, elle
+n'épousera pas M. de Serbellane, et madame d'Albémar n'ira sûrement pas
+en Italie.--A ces mots, la gouvernante d'Isore la prit brusquement par
+la main, et l'emmena en lui faisant une sévère réprimande. Je ne
+prévoyois pas que j'entraînois cet enfant à faire du tort à sa mère;
+mais ce mot qu'elle m'a dit, grand Dieu! que signifie-t-il? Ce seroit
+madame d'Ervins qui auroit aimé M. de Serbellane! ce seroit pour la
+sauver que vous auriez pris aux yeux du monde l'apparence de tous les
+torts! vous seriez une créature sublime, quand je vous accusois de
+parjure! et moi, je mériterois.... Non, je ne mériterois pas ce que
+j'ai souffert.
+
+Cependant comment puis-je le croire? n'ai-je pas une lettre de vous
+que je tiens de madame de Vernon, dans laquelle vous me dites de m'en
+rapporter à ce qu'elle me confiera de votre part? N'a-t-elle pas gardé
+le silence? ne s'est-elle pas embarrassée, comme une amie confuse de
+vos torts envers moi, lorsque je l'ai interrogée sur les détails que
+j'avois appris en arrivant à Paris, et qui se répandoient dans la
+société, à l'occasion de la mort de M. d'Ervins? Ces détails, qui me
+causoient tous une douleur nouvelle, c'étoient votre attachement pour
+M. de Serbellane, vos engagemens pris à Bordeaux avec lui, l'instant
+d'incertitude que mes sentimens pour vous avoient fait naître dans
+votre âme, la délicatesse qui vous avoit ramenée à votre premier
+amour, l'obligation où vous étiez de suivre M. de Serbellane, après
+qu'il s'étoit battu pour vous, et lorsque le séjour de la France lui
+étoit interdit. Ne m'avez-vous pas dit vous-même qu'il étoit parti,
+quand il ne l'étoit pas? n'a-t-il pas passé vingt-quatre heures
+enfermé chez vous?.... Oh! je reprends, en écrivant ces mots, tous les
+mouvemens que je croyois calmés! M. de Serbellane, à l'instant même où
+il avoit tué M. d'Ervins, ne vous a-t-il pas nommée? Vos gens, au
+tribunal, ne vous ont-ils pas citée seule? n'avez-vous pas été
+chercher le portrait de M. de Serbellane? ne receviez-vous pas sans
+cesse de ses lettres? avez-vous nié à personne que vous dussiez
+l'épouser? n'avez-vous pas demandé un sauf-conduit pour lui? Mais si
+toute cette conduite n'étoit qu'un dévouement continuel à l'amitié,
+vous seriez bien imprudente, je serois bien malheureux! Mais vous
+n'auriez pas cessé de m'aimer, et il vaudroit encore la peine de
+vivre.
+
+Si vous n'avez pas été coupable, si madame de Vernon a su la vérité,
+si vous l'aviez chargée de me la dire, jamais la fausseté n'a employé
+des moyens plus infâmes, plus artificieux, mieux combinés. Je serai
+vengé, si son coeur insensible peut recevoir une blessure, si.... Mais
+ce n'est pas de son sort que je dois vous occuper.
+
+Qui pourra jamais comprendre ce génie du mal, qui a disposé de moi!
+Madame de Vernon me remit une lettre de ma mère, qui me conjuroit de
+tenir la promesse qu'elle avoit donnée de me marier avec Matilde; elle
+me parloit de vous avec amertume: dans un autre temps, rien de ce
+qu'elle auroit pu me dire n'auroit fait impression sur moi; mais il me
+sembloit que sa voix étoit prophétique, et me prédisoit l'événement
+qui venoit d'anéantir mon sort. Ma mère m'adjuroit, au nom du repos de
+sa vie, d'accomplir sa promesse; il ne suffisoit pas de mon devoir
+envers elle pour me condamner au malheur que j'ai subi; il falloit que
+madame de Vernon s'emparât de mon caractère, avec une habileté que je
+ne sentis pas alors, mais qui depuis, en souvenir, m'a quelquefois
+saisi d'un insurmontable effroi.
+
+Il n'y avoit pas un défaut en moi qu'elle n'irritât. Elle vous
+défendoit avec chaleur, et me blessoit jusqu'au fond de l'âme par sa
+manière de vous justifier; elle m'exagéroit le tort que vous vous
+étiez fait dans le monde, en passant pour la cause du duel de M.
+d'Ervins avec M. de Serbellane, et me proposoit en même temps de vous
+engager, au nom de mon désespoir, à m'accorder votre main; c'est ainsi
+qu'elle révoltoit ma fierté. En me rappelant aujourd'hui tous ses
+discours, il se peut qu'elle ne m'ait pas dit précisément que vous
+aimiez M. de Serbellane; mais elle a mis, si cela n'est pas, plus de
+ruse à me le faire croire, qu'il n'en falloit pour le dire.
+J'éprouvois, en l'écoutant, une contraction inouïe; j'avois le front
+couvert de sueur, je me promenois à grands pas dans sa chambre, je
+m'écartois et je me rapprochois d'elle, avide de ses discours, et
+redoutant leur effet; mon âme étoit fatiguée de cette conversation,
+comme par une suite de sensations amères, par une longue vie de
+peines; et cette fatigue cependant ne lassoit point mon agitation;
+elle me rendoit seulement tous les mouvemens plus douloureux.
+
+Cette femme, je ne sais par quelle puissance, agitoit mes passions
+comme un instrument qui s'ébranloit à sa volonté; toutes les pensées
+que je fuyois, elle me les offroit en face; tous les mots qui me
+faisoient mal, elle les répétoit; et cependant ce n'étoit pas contre
+elle que j'étois irrité; car il me sembloit toujours qu'elle vouloit
+me consoler, et que la peine que j'éprouvois n'étoit causée que par
+des vérités qui lui échappoient, ou qu'elle ne pouvoit réussir à me
+cacher.
+
+Elle alloit chercher en moi tout ce que je peux avoir d'irritabilité
+sur tout ce qui tient à l'opinion et à l'honneur, pour me convaincre,
+sans me le prononcer, que je serois avili, si je montrois encore mon
+attachement pour une femme publiquement livrée à un autre, ou si
+seulement je paroissois indifférent au scandale qu'avoit causé la mort
+de M. d'Ervins. Ce qu'elle disoit pouvoit convenir également aux torts
+de légèreté (si je ne vous avois crue coupable que de ceux-là), ou aux
+torts du sentiment; mais je saisissois surtout ce qui aigrissoit ma
+jalousie. Madame de Vernon a fait de moi ce qu'elle a voulu, non par
+l'empire des affections, mais en excitant tous les mouvemens amers que
+le ressentiment peut inspirer. Quel art! si c'est de l'art.
+
+Je n'ai rien encore entrevu que confusément; mais les plus généreuses
+vertus et les plus vils des crimes ne pourroient-ils pas s'être réunis
+pour me perdre? Delphine, si cette espérance que je saisis m'a déçu,
+si l'enfant n'a pas dit la vérité, ne me répondez pas, j'entendrai
+votre silence, et je retomberai dans l'état dont je suis un moment
+sorti. Que signifioit une lettre de votre propre main? Comment
+falloit-il la comprendre? et tous les mystères du jour fatal, des
+jours qui l'ont précédé, de ceux qui l'ont suivi? Ah! ne me cachez
+rien, le secret fait tant de mal!
+
+Depuis mon mariage même, depuis bientôt cinq mois, madame de Vernon se
+seroit-elle encore servie de sa fatale connoissance de mon caractère,
+pour irriter en moi la jalousie par la fierté, la fierté par la
+jalousie; pour empoisonner les peines de l'amour par l'orgueil, et me
+déchirer à la fois par tous les bons et les mauvais mouvemens de mon
+âme? Delphine, le coeur de Léonce est resté le même; si le vôtre n'a
+point été coupable, souvenez-vous du temps où vous vous confiiez à
+lui; hélas! hélas! depuis ce temps, un lien funeste... et ce seroit la
+fausseté la plus insigne qui.... Ne craignez rien pour madame de
+Vernon, ni pour sa fille; qu'une bonté cruelle ne vous inspire pas
+encore de me sacrifier à des ménagemens pour les autres!
+
+Je voulois, après avoir vu Isore, retourner à l'instant même à Paris;
+mais j'ai reçu une lettre de ma mère, qui s'inquiétant de mon séjour à
+Bordeaux, et me croyant fort malade, vouloit, malgré l'état de sa
+santé, se mettre en route pour me rejoindre; j'ai dû la prévenir, et
+je pars. Si c'est vous dont l'image doit régner sur ma vie, je pars
+pour accomplir envers ma mère les devoirs que vous me recommanderiez;
+s'il faut vous perdre, c'est en Espagne que reposent les cendres de
+mon père, c'est en Espagne qu'il faut aller mourir.
+
+Delphine, songez avec quelle émotion je vais passer les jours qui me
+séparent de votre réponse. Je serai à Madrid le premier de novembre;
+si vous êtes à Bellerive, ma lettre aura pu retarder de quelques
+jours; jusqu'au vingt-cinq, pendant un mois, j'attendrai; j'ai fixé ce
+terme à mon espérance. Jusqu'au vingt-cinq, mon anxiété sera sans
+doute cruelle; mais que serviroit-il de vous la peindre? elle ne vous
+impose qu'un devoir, la vérité.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 26 octobre.
+
+
+Louise, quelle lettre Léonce vient de m'écrire! tout est révélé, tout
+est éclairci; madame de Vernon! vous-même, vous n'auriez jamais pensé
+qu'elle pût en être capable! elle a profité de tous les prétextes que
+lui fournissoit ma confiance, pour induire Léonce à croire que
+j'aimois M. de Serbellane, que je l'avois reçu chez moi pendant
+vingt-quatre heures, et que je partois pour l'épouser. Juste ciel!
+vous croyez que c'est à moi que je pense, et que je goûterai quelque
+joie en apprenant que Léonce m'aime encore! non, je ne sens qu'une
+douleur, je n'ai qu'une idée; c'est l'amitié trahie, l'amitié la plus
+tendre, la plus fidèle: on s'attend peut-être, sans se l'avouer, que
+le temps amenera des changemens dans les sentimens passionnés; mais
+tout l'avenir repose sur les affections qui s'entretiennent par la
+certitude et la confiance.
+
+Mon amie, si vous me trompiez, croyez-vous que je pusse supporter un
+tel malheur? Eh bien! j'aimois madame de Vernon autant que vous,
+peut-être plus encore: je m'en accuse, je m'humilie; mais son esprit
+séducteur avoit un empire inconcevable sur moi. J'ai eu des momens de
+doute sur elle depuis le mariage de Léonce, mais elle en avoit
+triomphé, mais mon coeur lui étoit plus livré que jamais.
+
+Je suis troublée, tremblante, irritée comme s'il s'agissoit de Léonce.
+Ah! quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d'années
+à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on
+éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus!
+Loin de vous, qui trouverai-je jamais que j'aie aimé depuis mon
+enfance avec cette confiance, avec cette candeur? Une autre amie que
+j'aurois après madame de Vernon, je la jugerois, je l'examinerois, je
+serois susceptible de crainte, de soupçon; mais Sophie, je l'ai aimée
+dans une époque de ma vie où j'étois si tendre et si vraie! Je ne puis
+plus offrir à personne ce coeur qui se livroit sans réserve, et dont
+elle a possédé les premières affections. J'aimerai si l'on m'aime, je
+serai reconnoissante des marques d'intérêt que l'on pourra me donner;
+mais cette tendresse vive, involontaire, que des agrémens nouveaux
+pour moi m'avoient inspirée, je ne l'éprouverai plus. Je regrette
+Sophie et moi-même; car je ne vaudrai jamais pour personne ce que je
+valois pour elle.
+
+Se peut-il qu'elle ait pu accepter tant de preuves d'amitié, si elle
+ne sentoit pas qu'elle m'aimoit, qu'elle m'aimoit pour la vie! De tous
+les vices humains, l'ingratitude n'est-il pas le plus dur, celui qui
+suppose le plus de sécheresse dans l'âme, le plus d'oubli du passé, de
+ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles? et moi-même
+aussi, faut-il que je ne conserve plus aucune trace de ce passé
+qu'elle a trahi? Si je cède à mon coeur, si je confirme tous les
+soupçons de Léonce, ne vais-je pas l'irriter mortellement contre la
+mère de sa femme? Je connois sa véhémence, sa généreuse indignation,
+il défendra à Matilde de voir sa mère; je ne veux pas perdre madame de
+Vernon, je le dois à mes souvenirs; je veux respecter en elle l'amitié
+qu'elle m'avoit inspirée: cependant, rester coupable aux yeux de
+Léonce est un sacrifice au-dessus de mes forces! Que faire donc, que
+devenir? J'écrirai à M. Barton, je lui demanderai de se charger
+d'éclairer Léonce, en modérant les effets de son premier mouvement.
+
+Eh quoi! je me refuserois au bonheur d'écrire cette simple ligne:
+_Delphine n a jamais aimé que Léonce_. Il l'espère, il l'attend; ah!
+quelle affreuse perplexité! Je vais aller chez madame de Vernon; je
+lui parlerai, je n'épargnerai pas son coeur, s'il peut encore être
+ému; vous saurez, en finissant cette lettre, ce qu'elle m'aura dit;
+mais que peut-elle me dire? Je veux que du moins une fois elle entende
+les plaintes amères qu'elle ne pourra jamais se rappeler sans rougir.
+
+Minuit.
+
+Non, je ne conçois point ce qu'est devenue l'idée que je m'étois faite
+de madame de Vernon; je viens de passer deux heures avec elle sans
+avoir pu lui arracher un seul mot qui rappelât en rien cette
+sensibilité naturelle et aimable que je lui ai trouvée tant de fois;
+il semble que dès qu'elle a vu son caractère dévoilé, elle ne s'est
+plus embarrassée de feindre, et si elle s'étoit jamais montrée à moi
+comme aujourd'hui, mon coeur ne s'y seroit point trompé.
+
+Après avoir reçu la lettre de Léonce, après m'être livrée, en vous
+écrivant, à toutes les impressions douces et cruelles qu'elle faisoit
+naître en moi, j'allai chez madame de Vernon. Je ne vous peindrai
+point avec quel serrement de coeur je faisois cette même route,
+j'entrois dans cette même maison que je croyois hier plus à moi que la
+mienne; le spectacle des lieux toujours invariables, quand notre coeur
+est si changé, produit une impression amère et triste; je m'arrêtai
+néanmoins dans l'antichambre de madame de Vernon, pour demander de ses
+nouvelles avant d'entrer chez elle; je sentois que si elle avoit été
+malade, je serois retournée chez moi. On me dit qu'elle se portoit
+beaucoup mieux, et qu'elle avoit dormi jusqu'à midi; alors je hâtai
+mes pas et j'ouvris brusquement sa porte; elle étoit seule, et vint à
+moi avec cet air d'empressement qui avoit coutume de me charmer. J'en
+fus irritée, et par un mouvement très-vif, je jetai sur une table,
+devant elle, la lettre de Léonce, et je lui dis de la lire.
+
+Elle la prit, rougit d'abord d'une manière très-marquée, mais
+prolongeant à dessein la lecture pour se remettre; quand elle se
+sentit enfin tout-à-fait calme, elle me dit assez froidement:--Vous
+êtes la maîtresse de semer la haine dans une famille unie; mais vous
+auriez dû penser plus tôt qu'il étoit juste que je fisse tous les
+efforts qui dépendoient de moi pour bien marier ma fille, et vous
+empêcher de lui enlever l'époux qui lui étoit promis.--Grand Dieu!
+m'écriai-je, il étoit juste que vous abusassiez de mon amitié pour
+vous, de la confiance absolue qu'elle m'inspiroit....--Et vous,
+interrompit-elle, n'abusiez-vous pas de ce que je vous recevois tous
+les jours chez moi, pour venir, dans ma maison même, ravir à ma fille
+l'affection de Léonce?--Vous ai-je rien caché? répondis-je avec
+chaleur; ne vous ai-je pas chargée vous-même d'expliquer ma conduite
+et mes sentimens à Léonce?--En vérité, interrompit madame de Vernon,
+si vous me permettez de vous le dire, il falloit être trop naïve pour
+me choisir, moi, pour engager Léonce à vous épouser.--Trop naïve!
+répétai-je avec indignation, trop naïve! est-ce vous, madame, qui
+parlez avec dérision des sentimens généreux? Ah! j'en atteste le ciel,
+dans ce moment où j'apprends que mon estime pour votre caractère a
+détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir
+offert une dupe si facile; je jouis avec orgueil d'avoir un esprit
+incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer
+comme d'un enfant.
+
+--Léonce lui-même vous avoue, me répondit-elle, que ce n'est pas moi
+qui lui ai appris ce que l'on répandoit dans le monde; je me suis
+contentée de ne pas le nier; c'étoit bien le moins dans ma situation.
+Quant à tout l'esprit que fait Léonce, à propos du prétendu pouvoir
+que j'ai exercé sur lui, c'est une excuse qu'il veut vous donner; on
+ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère; l'éclat
+de votre aventure lui déplaisoit; l'imprudence de votre conduite,
+l'indépendance de vos opinions blessoient extrêmement sa manière de
+voir, voilà tout.--Non, repris-je vivement, ce n'est pas tout; vous
+voulez, par des paroles légères, confondre le bien avec le mal, et
+cacher vos actions dans le nuage de vos discours; préparez pour le
+monde ces habiles moyens, un coeur blessé ne peut s'y méprendre.
+Écoutez chaque mot de la lettre de Léonce.--Comme je voulois la
+reprendre pour la relire, madame de Vernon la retint, et me dit
+négligemment:--Ne voulez-vous pas occuper tout Paris de nos querelles
+de famille, et montrer à vos amis cette lettre de Léonce?--En
+prononçant ces paroles, elle la jeta dans le feu. Cette action
+m'indigna; mais plus mon impression étoit vive, plus je voulus la
+réprimer, et je me levai pour sortir. Madame de Vernon reprit la
+parole assez vite; elle recommença l'entretien, afin qu'il ne se
+terminât pas par l'action qu'elle venoit de se permettre.--J'avois de
+l'amitié pour vous, me dit-elle; mais les intérêts de ma fille
+devoient m'être encore plus chers.--Eh quoi! répondis-je, ne les
+avois-je pas assurés, ces intérêts, lorsque je lui donnai la terre
+d'Andelys, lorsque je vous ai préservée deux fois de la
+ruine?--Delphine, interrompit madame de Vernon, il n'y a rien de plus
+indélicat que de reprocher les services qu'on a rendus.--Vous savez
+mieux que personne, madame, continuai-je froidement, combien j'attache
+peu de prix à ce que je puis faire pour les autres; quand il m'est
+arrivé de rendre des services à ceux que je n'aimois pas, je n'en ai
+jamais gardé le moindre souvenir; mais c'est avec confiance, avec
+tendresse, que je me suis vouée à vous être utile: les preuves
+d'amitié que je vous ai données, c'est aux sentimens que je croyois
+vous avoir inspirés qu'elles s'adressoient; si vous n'aviez pas ces
+sentimens, pourquoi donc avez-vous disposé de moi? pourquoi vous
+exposiez-vous au reproche le plus humiliant, le plus cruel, à celui de
+l'ingratitude?--L'ingratitude! me dit madame de Vernon, c'est un
+grand mot, dont on abuse beaucoup; on se sert parce que l'on s'aime,
+et quand on ne s'aime plus, l'on est quitte; on ne fait rien dans la
+vie que par calcul ou par goût; je ne vois pas ce que la
+reconnoissance peut avoir à faire dans l'un ou dans l'autre.--Je ne
+daigne pas répondre, lui dis-je, à ce détestable sophisme; mais vous
+n'aviez donc pas d'amitié pour moi, quand vous me montriez tant
+d'intérêt et d'affection? l'attachement que j'avois pour vous ne vous
+avoit donc pas touchée? est-il donc vrai que depuis six ans nos
+conversations, nos lettres, notre intimité, tout fût mensonge de votre
+part? En me retraçant les années heureuses que j'ai passées avec vous,
+j'éprouve l'insupportable peine de ne pouvoir me flatter qu'il ait
+existé un temps où vous m'aimiez sincèrement: quand donc avez-vous
+commencé à me tromper? dites-le moi, je vous en conjure, pour que du
+moins je puisse conserver quelques souvenirs doux de tous les jours
+qui ont précédé cette funeste époque.--En parlant ainsi, j'étois
+inondée de larmes, et je souffrois extrêmement de n'avoir pu les
+retenir, car madame de Vernon me paroissoit avoir conservé le plus
+grand sang-froid; cependant, quand elle reprit la parole, sa voix
+étoit altérée.
+
+--Tout est fini entre nous, me dit-elle en se levant; avec votre
+caractère, vous n'entendriez raison sur rien; vous êtes trop exaltée
+pour qu'on puisse vous faire comprendre le réel de la vie. Si je meurs
+de la maladie qui me menace, peut-être vous expliquerai-je ma
+conduite; mais tant que je vivrai, il me convient de soutenir mon
+existence, ma manière d'être dans le monde, telle qu'elle est; je veux
+aussi éviter les émotions pénibles que votre présence et les scènes
+douloureuses qu'elle entraîne me causeroient; il vaut donc mieux ne
+plus nous revoir.--Vous le dirai-je, ma chère Louise? je frémis à ces
+derniers mots; j'étois bien décidée à ne plus être liée avec madame de
+Vernon; je sentois que je ne pouvois répéter des reproches de cette
+nature, et qu'il me seroit impossible de la revoir sans les
+renouveler; mais je ne m'étois pas dit que ce jour finiroit tout entre
+nous, et la rapidité de cette décision, quelque inévitable qu'elle
+fût, me faisoit peur.--Quoi! lui dis-je, vous ne pouvez pas trouver
+quelques excuses qui puissent affoiblir mon ressentiment?--Le prestige
+de tout ce que j'étois pour vous est détruit, me dit madame de Vernon;
+je suis trop fière pour essayer de le faire renaître.--Trop fière!
+m'écriai-je, vous qui avez pu me tromper!.....--Laissons ces
+reproches, reprit-elle impatiemment, je vaux peut-être mieux que je ne
+parois; mais, quoi qu'il en soit, je ne veux pas m'entendre dire le
+mal que l'on peut penser de moi.
+
+Vous êtes la maîtresse, ajouta-t-elle, de rendre les derniers jours de
+vie qui me restent horriblement malheureux, en révélant tout à Léonce;
+vous pouvez user de cette puissance, je n'essaierai point de vous en
+détourner.--Ah! m'écriai-je, vous ne savez pas encore ce que vous
+pourriez sur moi, si le repentir....--Du repentir, interrompit-elle
+avec l'accent le plus ironique; voilà bien une idée dans votre
+genre!--A cette réponse, à cet air, je repris toute mon indignation,
+et m'avançai vers la porte pour m'en aller; mais tout à coup je
+m'arrêtai, je regardai cette chambre dans laquelle j'avois passé des
+heures si douces, et je songeai que j'allois en sortir pour n'y plus
+rentrer jamais.
+
+--Hélas! lui dis-je alors avec douceur, combien vous avez mal connu la
+route de votre bonheur! vous avez rencontré au milieu de votre
+carrière une personne jeune, qui vous aimoit de sa première amitié,
+sentiment presque aussi profond que le premier amour; une personne
+singulièrement captivée par le charme de votre esprit et de vos
+manières, et qui ne concevoit pas le moindre doute sur la moralité de
+votre caractère: vous le savez, autour de moi j'avois souvent entendu
+dire du mal de vous; mais en vous justifiant toujours, je m'étois plus
+attachée aux qualités que je vous attribuois, que si je n'avois jamais
+eu besoin de vous défendre: vous avez brisé ce coeur qui vous étoit
+acquis, sans que même une telle dureté fût nécessaire à aucun de vos
+intérêts; vous auriez obtenu de moi d'immoler mon bonheur à mon
+attachement pour vous; vous m'avez trompée par goût pour la
+dissimulation, car la vérité eût atteint le même but, et vous avez
+voulu dérober, par la fausseté, ce que l'amitié généreuse s'offroit à
+vous sacrifier. Je souhaite néanmoins, oui, je souhaite du fond du
+coeur que vous soyez heureuse; mais je vous prédis que vous ne serez
+plus aimée comme je vous ai prouvé qu'on aime: on ne forme pas deux
+fois des liaisons telles que la nôtre, et quelque aimable que vous
+soyez, vous ne retrouverez pas l'amitié, le dévouement, l'illusion de
+Delphine; je vous quitte dans cet instant pour ne plus vous revoir, et
+c'est moi qui suis émue, moi seule. Ah! n'essaierez-vous donc pas
+d'adoucir le sentiment que je vais emporter avec moi! ce talent de
+feindre, dont vous avez si cruellement abusé, vous manque-t-il donc
+seulement alors qu'il pourroit rendre nos derniers momens moins
+cruels?--Je ne le puis, me dit-elle, je ne le puis; il faut éloigner
+de soi les sentimens pénibles, et ne point recommencer des liens qui
+désormais ne seroient que douloureux; il n'est plus en votre puissance
+de ne pas troubler mon repos; adieu donc, c'est du repos que je veux,
+si je dois vivre encore; si non....--Elle s'arrêta, comme si elle
+avoit eu l'idée de me parler, mais changeant de résolution: Adieu,
+Delphine, me dit-elle d'une voix assez précipitée, et elle rentra dans
+son cabinet.
+
+Je restai quelque temps à la même place; mais enfin, honteuse de mon
+émotion, de cette foiblesse de coeur qui avoit entièrement changé nos
+rôles, et fait de celle qui étoit mortellement offensée celle qui
+étoit prête à supplier l'autre, je quittai cette maison pour toujours,
+et je revins impatiente de vous apprendre ce qui s'étoit passé. S'il
+ne se mêloit pas à votre affection pour moi des vertus maternelles, si
+vous ne m'inspiriez pas ces sentimens qui appartiennent à l'amour
+filial, et que la mort prématurée de mes parens ne m'a permis de
+connoître que pour vous, j'aurois quelque embarras à vous peindre la
+douleur que m'a causée ma rupture avec madame de Vernon: mais votre
+coeur n'est point accessible même à la plus noble des jalousies. Vous
+avez de l'indulgence pour votre enfant; vous lui pardonnez cette
+amitié vive que les premiers goûts de l'esprit et les premiers
+plaisirs de la société avoient fait naître; elle existait à côté de
+l'amour le plus passionné, cette amitié funeste; elle ne portoit donc
+pas atteinte à la tendresse reconnoissante que je ne puis éprouver que
+pour vous seule.
+
+Maintenant quel parti prendre? Ma conversation avec madame de Vernon
+m'a bien prouvé qu'elle redoutoit extrêmement, pour le repos de sa
+famille, que Léonce ne connût la vérité; mais que dois-je à madame de
+Vernon? mais quelle puissance sur la terre pourroit obtenir de moi que
+je consentisse une seconde fois à être méconnue de Léonce? Eh! que
+parlé-je de puissance? il n'en est qu'une à craindre, c'est la voix de
+mon propre coeur! mais est-il vrai qu'elle me le demande? Non, il faut
+aussi que je compte mon sort pour quelque chose, que la bonté
+m'inspire quelque compassion pour moi-même. J'ai le temps encore de
+consulter M. Barton, d'avoir sa réponse; la vôtre aussi peut me
+parvenir; il faut quatorze jours pour que les lettres arrivent à
+Madrid. Léonce, jusqu'au vingt-cinq novembre, attendra sans me
+condamner. Ah! ma soeur, que m'écrirez-vous? dans le combat qui me
+déchire, à quel sentiment prêterez-vous votre appui?
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 2 novembre 1790.
+
+
+J'attends impatiemment votre réponse et celle de M. Barton; je compte
+les jours, et je les redoute; je consume mes heures dans des
+réflexions qui me déchirent, en se combattant mutuellement;
+quelquefois je trouve de la douceur à penser que si l'on n'avoit pas
+excité la jalousie de Léonce, toute autre prévention ne l'eût jamais
+assez éloigné de moi pour qu'il consentît à devenir l'époux de
+Matilde; et l'instant d'après je me livre au désespoir, en songeant
+que le plus simple hasard pouvoit tout éclaircir, et que si j'avois eu
+le courage d'aller vers lui, peut-être encore au dernier moment, un
+mot, un seul mot faisoit de la plus misérable des femmes, la plus
+heureuse.
+
+Quel sentiment éprouvera-t-il, quand il saura mon innocence! Oui, sans
+doute il la saura; l'on n'exigera pas de moi que je renonce à me
+justifier auprès de lui. Cependant quel trouble je vais porter dans
+ses affections, dans ses devoirs, si je l'instruis positivement de la
+vérité! Ne vaut-il pas mieux que le temps et ma conduite l'éclairent?
+Mais si je garde le silence, il m'annonce qu'il me croira coupable, il
+croira que dans le moment même où je paroissois l'aimer, je le
+trompois; non, cette pensée est intolérable: si j'étois mourante,
+n'obtiendrois-je pas le droit de tout révéler après moi? hélas!
+l'aurois-je même alors? le bonheur des autres ne doit-il pas nous être
+sacré, tant qu'il peut dépendre de notre volonté!
+
+Cruelle femme! c'est encore pour vous que j'éprouve ces affreuses
+incertitudes; c'est votre repos, c'est votre bonheur qui lutte encore
+dans mon coeur contre un désir inexprimable! Et Matilde aussi, ne
+souffrira-t-elle pas de ce que je dirai? puis-je écrire à Léonce ce
+qui doit lui faire haïr sa belle-mère, et l'éloigner encore plus de sa
+femme? Ah! jamais, jamais personne ne s'est trouvé dans une situation
+où les deux partis à prendre paroissent tous deux également
+impossibles.
+
+Enfin il le faut, je le dois; attendons les conseils qui peuvent
+m'éclairer.
+
+Mon voyage près de vous est forcément retardé de quelques jours, parce
+que je ne vais plus avec madame de Vernon. J'avois remis toutes mes
+affaires entre les mains d'un homme à elle; il faut tout séparer,
+après avoir cru que tout étoit en commun pour la vie. J'ai honte de
+vous avouer combien je suis foible! encore ce matin, je suis montée en
+voiture pour aller chez mon notaire; mais comme il falloit, pour
+arriver à sa maison, passer devant la porte de madame de Vernon, je
+n'en ai pas eu le courage; j'ai tiré le cordon de ma voiture au milieu
+de la rue, et j'ai donné l'ordre de retourner chez moi. J'ai voulu
+ranger mes papiers avant mon départ; je trouvois partout des lettres
+et des billets de madame de Vernon: il a fallu ôter son portrait de
+mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu'elle m'avoit prêtés;
+c'est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les
+affections qui restent alors répandent encore de la douceur sur les
+dernières volontés; mais dans une rupture, tous les détails de la
+séparation déchirent, et rien de sensible ne s'y mêle, et ne fait
+trouver du plaisir à pleurer.
+
+Je n'ai plus personne à consulter sur les circonstances journalières
+de la vie; je me sens indécise sur tout. Je pense avec une sorte de
+plaisir que, par délicatesse pour madame de Vernon, je m'étois isolée
+de la plupart des femmes qui me témoignoient de l'amitié; je ne
+voulois confier à aucune autre ce que je lui disois; j'étois jalouse
+de moi pour elle.
+
+Au milieu de ces pensées, plus douces mille fois qu'une amie si
+coupable ne devoit les attendre de moi, madame de Lebensei a trouvé le
+secret, hier, de me faire parler très-amèrement de madame de Vernon;
+elle étoit arrivée de la campagne exprès pour me questionner; madame
+de Vernon l'avoit vue, et avoit su la captiver entièrement, soit par
+l'empire de son charme, soit que, dans la situation de madame de
+Lebensei, l'on ne veuille se brouiller avec personne, et que l'on
+devienne même très-aisément favorable à tous ceux qui vous traitent
+bien.
+
+Je trouvai d'abord mauvais que madame de Vernon eût confié, sans mon
+aveu, à madame de Lebensei, mon sentiment pour Léonce; mais la
+justification de madame de Vernon, que me rapporta madame de Lebensei
+assez maladroitement, m'irrita bien plus encore. Elle se fondoit
+entièrement sur les dispositions que madame de Vernon supposoit à
+Léonce, son éloignement pour les femmes qui ne respectoient pas
+l'opinion, l'irrésolution de ses projets relativement à moi, le peu de
+convenance qui existoit entre nos manières de penser. Madame de Vernon
+se représentoit enfin, me dit madame de Lebensei, comme n'ayant fait
+que conseiller Léonce selon son bonheur, et peut-être son penchant:
+c'étoit me blesser jusqu'au fond du coeur, que se servir d'un tel
+prétexte. Si quelqu'un avoit senti fortement les torts de madame de
+Vernon envers moi, peut-être aurois-je adouci moi-même les coups qu'on
+vouloit lui porter; mais les formes tranchantes de madame de Lebensei,
+son parti pris d'avance, les petits mots qu'elle me disoit, et qui
+m'annonçoient que madame de Vernon l'avoit prévenue que j'étois
+très-exagérée dans mon ressentiment; tout cet appareil d'impartialité,
+quand il s'agissoit de décider entre la générosité et la perfidie,
+m'offensa tellement, que je perdis, je le crois, toute mesure; et
+faisant à madame de Lebensei, avec beaucoup de chaleur, le tableau de
+ma conduite et de celle de madame de Vernon, je lui déclarai que je ne
+voulois point écouter ceux qui me parleroient pour elle, et que je la
+priois seulement de raconter à madame de Vernon ce que j'avois dit, et
+les propres termes dont je m'étois servie.
+
+Quand madame de Lebensei fut partie, je sentis que j'avois eu tort; je
+ne me repentis ni d'avoir excité le ressentiment de madame de Vernon,
+ni d'avoir attaché plus vivement madame de Lebensei à ses intérêts: il
+est assez doux de se faire du mal à soi-même, en attaquant une
+personne qui nous fut chère; on aime à briser tous les calculs, en se
+livrant à ce douloureux mouvement; mais je me repentis d'avoir
+dénaturé ce que j'éprouvois, et de m'être donné des torts de paroles,
+quand mes sentimens et mes actions n'en avoient aucun. J'étois aussi,
+je l'avoue, vivement irritée, en apprenant que madame de Vernon
+cherchoit encore à me nuire, dans le moment même où j'hésitois si je
+ne sacrifierois pas le bonheur de toute ma vie à son repos.
+
+Cependant que deviendrai-je, tant que Léonce me soupçonnera? la
+solitude et le temps ne feront rien à cette douleur; elle renaîtra
+chaque jour, car chaque jour j'essaierai de raisonner avec moi-même,
+pour me prouver que je dois répondre à Léonce. Mais pourquoi donc
+supposer que ma conscience me le défende? Ah! je l'espère, vous et M.
+Barton, vous penserez que Léonce aura assez de calme, assez de vertu,
+pour apprendre la vérité sans punir celle qui fut coupable; ah! s'il
+sait pardonner, ne puis-je pas tout lui dire!
+
+P. S. Vous ne m'avez pas répondu sur l'affaire de M. de Clarimin: je
+suis bien sûre que vous sentez comme moi que je dois mettre plus
+d'importance que jamais à lui faire accepter ma caution. Si par hasard
+vous ne l'aviez pas encore offerte, ce qui vient de se passer vous
+inspirera, j'en suis sûre, le désir de vous hâter.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIII.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, ce 4 novembre.
+
+
+Ma chère Delphine, mon élève chérie, dans quel monde êtes-vous tombée?
+pourquoi faut-il que madame de Vernon, cette femme perfide que mon
+pauvre frère détestoit avec tant de raison, vous ait captivée par son
+esprit séducteur? Pourquoi n'ai-je pas su réunir à mon affection pour
+vous cet art d'être aimable, qui pouvoit satisfaire votre imagination?
+vous n'auriez eu besoin d'aucun autre sentiment, et votre coeur n'eût
+jamais été trompé.
+
+Vous me demandez un conseil sur la conduite que vous devez tenir avec
+Léonce: comment oserois-je vous le donner? Je ne pense pas que vous
+deviez en rien vous sacrifier pour l'indigne madame de Vernon; mais
+quand Léonce saura que vous n'avez jamais cessé de l'aimer,
+pourra-t-il supporter Matilde? pourra-t-il se résoudre à ne pas vous
+revoir? aurez-vous la force de le lui défendre? Cependant faut-il que,
+pouvant vous justifier, vous vous donniez l'air coupable?
+Supporterez-vous une telle douleur? Non, l'amitié ne sauroit s'arroger
+le droit de conseiller une action héroïque. Si vous répondez à Léonce,
+si vous l'instruisez de la vérité, vous ne ferez peut-être rien de
+vraiment mal, rien que personne surtout pût se permettre de condamner;
+mais si, pour mieux assurer son repos domestique, si, pour l'éloigner
+plus sûrement de vous, vous vous taisez, vous aurez surpassé de
+beaucoup ce que l'on pourroit attendre de la vertu la plus sévère.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIV.
+
+M. Barton à Madame d'Albémar.
+
+Mondoville, 6 novembre.
+
+
+J'ai été quelques jours, madame, sans pouvoir me déterminer à vous
+écrire; ce que je devois vous conseiller me sembloit trop pénible pour
+vous: cependant je me suis résolu à vous donner la plus grande preuve
+de mon estime, en répondant avec une sévère franchise à la généreuse
+question que vous daignez me faire.
+
+M. de Mondoville, indignement trompé sur vos sentimens, a épousé
+mademoiselle de Vernon; il a repoussé le bonheur que j'espérois pour
+lui; il a gâté sa vie, mais il faut au moins qu'il respecte ses
+devoirs; il lui restera toujours une destinée supportable, tant qu'il
+n'aura pas perdu l'estime de lui-même.
+
+Sans pouvoir deviner le secret habilement conduit dont vous avez été
+la victime, je n'ai jamais cru que vous fussiez capable de tromper,
+mais j'ai toujours refusé de m'expliquer avec Léonce sur ce sujet.
+J'ai reçu une lettre de lui, deux jours avant la vôtre, dans laquelle
+il m'apprend qu'il vous a écrit, et qu'il vous demande de lui dévoiler
+ce qu'il commence enfin à entrevoir, les criminelles ruses de madame
+de Vernon. Il se contient avec vous, me dit-il; mais il s'exprime,
+dans sa confiance en moi, avec une telle fureur, que je frémis du
+parti qu'il prendra, quand il saura la conduite de madame de Vernon
+envers lui.
+
+Il est résolu d'abord de défendre à madame de Mondoville de voir sa
+mère, et, si elle lui désobéit, il veut se séparer d'elle. Il forme
+encore mille autres projets extravagans de vengeance contre madame de
+Vernon. Je ne doute pas qu'il ne renonce à ce qui seroit indigne de
+lui; mais tel que je le connois, je suis sûr qu'il suivra le dessein
+qu'il m'annonce, de forcer madame de Mondoville à rompre avec sa mère.
+Quel trouble cependant ne va-t-il pas en résulter!
+
+Quelque coupable que soit madame de Vernon, vous la plaindriez d'être
+condamnée à ne jamais revoir sa fille; et si, comme je n'en doute pas,
+madame de Mondoville croit de son devoir de s'y refuser, quel scandale
+que la séparation de Léonce avec sa femme pour une telle cause! C'est
+vous seule, madame, qui pouvez encore être l'ange sauveur de cette
+famille, l'ange sauveur de celle même qui vous a cruellement
+persécutée.
+
+Je ne me permettrai pas de vous dicter la conduite que vous devez
+tenir; j'ai dû seulement vous instruire des dispositions de Léonce. Il
+est impossible, quand il saura tout, de se flatter de l'apaiser; il
+est malheureusement très-emporté, et jamais, il faut en convenir,
+jamais un homme n'a été offensé à ce point dans son amour et dans son
+caractère. Jugez vous-même, madame, de ce qu'il importe de cacher à
+Léonce, jugez des sacrifices que votre âme généreuse est capable de
+faire! Je ne vous demande point de me pardonner, car je crois vous
+honorer par ma sincérité autant que vous méritez de l'être, et mon
+admiration respectueuse donne beaucoup de force à cette expression.
+
+P. BARTON.
+
+
+
+
+LETTRE XXXV.
+
+Réponse de Delphine à M. Barton.
+
+Paris, ce 8 novembre.
+
+
+Vous ne savez pas quelle douleur vous m'avez causée! je croyois
+pouvoir le détromper, je croyois toucher au moment de recouvrer toute
+son estime; vous m'avez montré mon devoir, le véritable devoir, celui
+qui a pour but d'épargner des souffrances aux autres: je l'ai reconnu,
+je m'y soumets, je n'écrirai point: mais souffrez que je le dise, pour
+la première fois j'ai senti que je m'élevois jusqu'à la vertu: oui,
+c'est de la vertu qu'un tel sacrifice, et ce qu'il me coûte mérite le
+suffrage d'un honnête homme et la pitié du ciel.
+
+Il attend ma réponse pour un jour fixe, pour le vingt-cinq novembre.
+Mon silence, dit-il, sera pour lui l'aveu de la perfidie dont on
+m'avoit accusée; ne pouvez-vous lui écrire que ce silence est un
+mystère que je ne veux jamais éclaircir, mais qu'il ne doit lui donner
+aucune interprétation décisive? ne pouvez-vous pas lui dire au moins
+que je pars pour le Languedoc, d'où je ne sortirai jamais? Est-ce trop
+demander, et ne défais-je pas ainsi, foiblesse après foiblesse,
+l'action que je nommois généreuse?
+
+Je vous laisse l'arbitre de ce que vous pouvez dire; vous comprenez ce
+que je souffre, ce que je souffrirai toujours, tant qu'il me croira
+coupable. Si le ciel vous inspire un moyen de me secourir, sans porter
+atteinte au bonheur des autres, vous le saisirez, j'ose en être sûre;
+s'il faut me sacrifier, je vous en donne le pouvoir, je saurai vous en
+estimer. Je dépose entre vos mains la promesse de m'éloigner, de ne
+point écrire, de ne rien me permettre enfin pour moi-même, que de vous
+demander quelquefois si vous avez affoibli dans le coeur de Léonce la
+juste haine qu'il va de nouveau ressentir contre moi.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVI.
+
+Madame d'Artenas à Delphine.
+
+Paris, 10 novembre.
+
+
+J'ai passé hier chez vous, ma chère Delphine, mais en vain; votre
+porte est toujours fermée. Je suis obligée de partir pour ma terre,
+près de Fontainebleau; mais je ne veux pas différer à vous demander de
+m'apprendre les causes d'un événement qui occupe toute la société de
+Paris. Vous êtes brouillée avec madame de Vernon; vous ne vous voyez
+plus; je crois bien aisément qu'elle a tort, et que vous avez raison;
+mais pourquoi vous brouiller avec elle? pourquoi vous brouiller avec
+personne? Cela peut avoir les plus graves inconvéniens.
+
+Vous avez découvert qu'elle vous trompoit: il y a long-temps que je
+m'en serois doutée, à votre place; mais c'est précisément parce
+qu'elle a un caractère adroit et dissimulé, qu'il étoit sage de la
+ménager: votre conduite a été le contraire de ce qu'elle devoit être;
+il falloit ne pas l'aimer avec tant d'aveuglement avant la découverte,
+et ne pas rompre depuis avec tant de véhémence. Madame de Vernon est
+établie à Paris depuis beaucoup plus long-temps que vous; elle y a
+beaucoup plus de relations; et vous savez qu'on est toujours ici
+soutenu par ses parens, non parce qu'ils vous aiment, mais parce
+qu'ils regardent comme un devoir de vous justifier. Il y a si peu de
+véritable amitié dans le grand monde, qu'encore vaut-il mieux compter
+sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le
+font volontairement. Vous allez vous trouver nécessairement mal avec
+votre famille, si vous ne voyez plus madame de Vernon; car madame de
+Mondoville, dans cette circonstance, ne se séparera sûrement pas de sa
+mère. Il faut tâcher de vous raccommoder avec tout cela: pensez-en ce
+que j'en pense; mais soyez avec madame de Vernon dans une bonne
+mesure, quoique sans fausseté.
+
+Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant
+répond à tout; cette magie reste encore au courage, il affranchit
+honorablement des liens qu'impose la société; ces liens sont les plus
+subtils, et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme
+sans père ou sans mari, quelque distinguée qu'elle soit, n'a point de
+force réelle ni de place marquée au milieu du monde. Il faut donc se
+tirer d'affaire habilement, gouverner les bons sentimens avec encore
+plus de soin que les mauvais, renoncer à cette exaltation romanesque
+qui ne convient qu'à la vie solitaire, et se préserver surtout de ce
+naturel inconsidéré, la première des grâces en conversation, la plus
+dangereuse des qualités en fait de conduite.
+
+Vous aimez, quoi que vous en puissiez dire, le mouvement et la variété
+de la société de Paris; sachez donc vous maintenir dans cette société,
+sans donner prise sur vous à personne. Avant les chagrins que vous
+avez éprouvés, vous aimiez aussi, et cela devoit être, les succès sans
+exemple que vous obteniez toujours quand on vous voyoit et quand on
+vous entendoit. Défiez-vous de ces succès; qu'ils vous rendent
+d'autant plus prudente; car en excitant l'envie, ils vous obligent à
+craindre madame de Vernon. Je pourrois, moi, me brouiller avec elle;
+nous sommes à force égale, vieille et oubliée que je suis; mais vous,
+la plus belle, la plus jeune, la plus aimable des femmes, on croira
+tout ce que madame de Vernon dira contre vous, et, pour ne vous rien
+cacher, on le croit déjà.
+
+J'avois commencé ma lettre avec l'intention de vous laisser ignorer ce
+que madame de Vernon allègue en sa faveur; mais je réfléchis qu'il
+faut que vous connoissiez tous les motifs qui doivent diriger votre
+conduite. Elle prétend que vous l'aviez chargée d'engager Léonce à
+vous épouser, que, depuis l'esclandre du duel de M. de Serbellane, il
+ne l'a pas voulu, et que vous ne lui avez jamais pardonné son
+infructueuse négociation. Elle affirme que vous avez dit à tout le
+monde un mal abominable d'elle, et que vous lui avez reproché de
+prétendus services avec indélicatesse et amertume. Jugez combien les
+ingrats et ceux qui auraient envie de l'être trouvent mauvais qu'on se
+souvienne des services qu'on a rendus! Elle assure enfin que c'est
+elle qui n'a plus voulu vous voir, parce que vous ne veniez dans sa
+maison que pour vous faire aimer du mari de sa fille, et cette
+dernière accusation lui rallie toutes les dévotes. Vous voyez qu'elle
+sait se concilier les bons et les méchans, et de plus, cette nombreuse
+classe d'indifférens paisibles, qui, ayant beaucoup plus entendu
+parler de madame d'Albémar que de madame de Vernon, croient qu'il est
+de leur dignité de gens médiocres de blâmer celle qui a le plus
+d'éclat.
+
+Ne vous exagérez pas cependant l'effet des discours de madame de
+Vernon, nous sommes en état de nous en défendre; mais il est
+indispensable que vous commenciez par vous raccommoder avec elle, et
+je vous réponds qu'elle ne demanderoit pas mieux; car dans toutes ces
+querelles, en présence du tribunal de l'opinion, chacun a peur de
+l'autre. Retournez à ses soupers, cessez de lui faire aucun reproche,
+n'en dites plus aucun mal; et si elle continue à chercher à vous
+nuire, je me charge, moi, de lui jouer quelques tours de vieille
+guerre. Je connois les ruses de madame de Vernon, je ne m'en sers pas,
+mais j'en sais assez pour les dévoiler; et elle vous ménagera, quand
+elle apprendra que vos qualités vives et brillantes sont sous la
+protection de ma prudence et de mon sang-froid. Adieu, ma chère
+Delphine; suivez mes conseils, et tout ira bien.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVII.
+
+Delphine à madame d'Artenas.
+
+Paris, 14 novembre.
+
+
+Je suis touchée, madame, de l'intérêt que vous voulez bien me
+témoigner, mais je ne puis suivre le conseil que vous avez la bonté de
+me donner. J'ai aimé tendrement madame de Vernon; comment me seroit-il
+possible de renouer avec elle par des motifs tirés de mon intérêt
+personnel? je suis bien peu capable de cette conduite, même avec les
+indifférens; mais j'aurois une répugnance invincible à dégrader les
+sentimens que j'ai éprouvés, en les soumettant à des calculs. Comment
+pourrois-je revoir avec calme, dans les rapports communs du monde, une
+personne qui a été l'objet de ma plus tendre amitié, et qui s'est
+montrée ma plus cruelle ennemie? Non, la société ne vaut pas ce qu'il
+en coûteroit pour torturer à ce point son caractère naturel; de tels
+efforts feroient plus que contraindre les mouvemens vrais du coeur;
+ils finiroient par le dépraver.
+
+Je suis singulièrement blessée, je l'avoue, des discours que madame de
+Vernon tient sur moi; mais c'est précisément parce que ces discours
+sont écoutés, que je ne veux pas me rapprocher d'elle. J'aurois
+peut-être été assez foible pour le désirer, s'il étoit arrivé ce qui,
+je crois, étoit juste, si on n'eût blâmé qu'elle seule; mais
+puisqu'elle m'accuse et qu'on la soutient, puisque j'ai quelque chose
+encore à craindre d'elle, je ne la reverrai jamais.
+
+C'est auprès de vous, madame, que je voudrois me justifier. Madame de
+Vernon m'a reproché _d'avoir dit du mal d'elle_, et vous me conseillez
+_de la ménager_; tous ces mots me paroissent bien étranges, dans un
+sentiment de la nature de celui que j'avois pour madame de Vernon. Une
+seule fois j'ai parlé d'elle avec amertume, en m'adressant à une
+personne qui l'aime beaucoup, et que je rattachois à elle, au lieu de
+l'en détacher, par la vivacité même qui me donnoit l'air d'avoir tort.
+Vous n'aimez pas madame de Vernon, et je m'interdis de vous en parler,
+à vous que je désirerois si vivement éclairer sur les absurdes
+calomnies dont je suis l'objet.
+
+J'ai reproché à madame de Vernon les services que je lui ai rendus;
+_et tous les services du monde_, dit-elle, _sont effacés parles
+reproches_. Vous sentez aisément, madame, combien il seroit facile de
+se dégager ainsi de la reconnoissance. On blesseroit le coeur d'une
+personne qui se seroit conduite généreusement envers nous; elle s'en
+plaindroit, et l'on diroit ensuite que _toutes ses actions sont
+effacées par ses paroles_. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit
+entre madame de Vernon et moi; si je lui ai reproché son ingratitude,
+c'est celle du coeur dont je l'ai accusée, et c'est en confondant
+ensemble, en plaçant sur la même ligne le jour où je lui ai serré la
+main avec tendresse, et celui où j'aurois engagé la moitié de ma
+fortune pour elle, que j'ai eu le droit de lui rappeler tout ce qui
+lui a prouvé que je l'aimois.
+
+Je rougis jusqu'au fond de l'âme des autres torts qu'elle m'impute;
+mais si je les repoussois, ce seroit alors que je serois vraiment
+blâmable; je nuirois à madame de Vernon, et jusqu'à présent vous voyez
+que j'ai trouvé le secret de ne nuire qu'à moi-même; je m'en
+applaudis. Je ne veux pas _ménager_ madame de Vernon par les motifs
+que vous me présentez; je ne veux point la désarmer, mais je
+craindrois encore de lui faire du mal. Hélas! elle apprendra bientôt à
+quel point je l'ai craint!
+
+Mes plaintes contre elle, quand je m'en permets, ont toutes un
+caractère de sensibilité romanesque qui, vous le savez, n'associera
+pas les salons de Paris à mon ressentiment. Je ne suis pas
+indifférente au blâme de la société; mais je ne ferai, pour m'y
+soustraire, que ce que je ferois pour la satisfaction de ma
+conscience; la vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous
+apprendre à nous en passer.
+
+Je mettrois peut-être plus de prix à l'opinion, si j'étois unie à la
+destinée d'un homme qui me fût cher; mais condamnée à vivre seule, à
+supporter seule mon sort, je n'ai point d'intérêt à me défendre; qui
+jouiroit de mon triomphe, si je le remportois? et n'est-il pas assez
+sage de ne point lutter contre la méchanceté des hommes, quand l'on
+n'a d'autre bien à espérer de ses efforts que quelques douleurs de
+moins? Cette indifférence sur ce qu'on peut dire de moi m'est beaucoup
+plus facile maintenant, que je suis résolue à quitter Paris. Je vais
+m'enfermer pour toujours dans la retraite où vit ma belle-soeur; j'y
+emporterai le souvenir le plus tendre de vos bontés, et le regret de
+n'en avoir pas joui plus longtemps.
+
+DELPHINE D'ALBÉMAR.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVIII.
+
+Réponse de madame d'Artenas à Delphine,
+
+Fontainebleau, ce 19 novembre.
+
+
+Vous prenez beaucoup trop vivement, ma chère Delphine, les peines
+passagères de la vie. Que de candeur, de noblesse et de bonté dans
+votre lettre! mais que vous êtes encore jeune! Je ne me souviens pas,
+en vérité, d'avoir eu cette bonne foi dans mon enfance, et je ne suis
+pourtant, Dieu merci! ni méchante, ni fausse; mais j'ai vécu au
+milieu, du monde, et je suis détrompée du plaisir d'être dupe.
+
+Quoi qu'il en soit, je ne veux pas exiger de vous ce qui seroit trop
+opposé à votre caractère, et nous atteindrons au même but par une
+conduite négative. Dans la société de Paris, ce qu'on ne fait pas vaut
+presque toujours autant que ce qu'on pourroit faire. Vous ne passerez
+point votre vie dans le Languedoc, mais vous y resterez six mois;
+pendant ce temps tout sera oublié. On vous a accueillie avec transport
+à votre arrivée à Paris, c'est à présent le tour de l'envie; quand
+vous reviendrez, on sera las de l'envie même, et curieux de vous
+revoir; et comme rien de ce qu'on a dit n'a pu laisser de trace, on ne
+s'en souviendra plus; ce n'est pas pour de telles causes que la
+réputation se perd: si vous éprouviez ce malheur, quelque injuste
+qu'il pût être, votre philosophie ne tiendroit pas contre lui; il a
+des pointes trop acérées; mais il n'en est pas question, et je vous
+réponds de réparer cet hiver, et ce que le duel de M. de Serbellane a
+fait dire, et ce que madame de Vernon y a ajouté.
+
+Je vous demande seulement de vous arrêter dans ma terre, qui est sur
+votre route en allant à Montpellier. Ma nièce, pour qui vous avez été
+si bonne, et que vous avez rendue raisonnable, vous en prie
+instamment; j'ose l'exiger de vous.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Fontainebleau, ce 25 novembre.
+
+
+J'ai déjà fait vingt lieues pour me rapprocher devons, ma chère
+Louise; mon voyage est commencé, je suis partie de Paris, je ne
+reverrai plus les lieux où j'ai connu Léonce; je les ai quittés le
+jour même où, rempli de mon souvenir, il attendoit à deux cents lieues
+de moi la réponse qui devoit me justifier; et je ne l'ai pas faite
+cette réponse. Ah! d'où vient qu'un sacrifice si grand ne me donne
+point le repos que l'on doit attendre de la satisfaction de sa
+conscience? Hélas! les peines de l'amour étouffent toutes les
+jouissances attachées à l'accomplissement du devoir, et le bonheur
+succombe alors même que la vertu résiste. N'importe, ce n'est pas pour
+notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été
+données, c'est pour seconder la pensée de l'Être suprême, en épargnant
+du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu'il a
+créés.
+
+J'ai regretté M. de Lebensei en quittant Paris; je l'avois vu tous les
+jours qui ont précédé mon départ: il craignoit que ma dernière
+conversation avec sa femme ne m'eût éloigné d'elle, et il paroissoit
+mettre du prix à nous rapprocher. J'ai promis de rester en
+correspondance avec lui; c'est un homme d'un esprit si étendu, il a
+réfléchi si profondément sur les sentimens et les idées, que peut-être
+il calmera mon coeur eu m'accoutumant à considérer la vie sous un
+point de vue plus général.
+
+Madame d'Artenas veut que je passe huit jours ici dans sa terre, qui
+est agréablement située au milieu de la forêt de Fontainebleau: j'ai
+cédé à ses instances, et surtout à celles de sa nièce, madame de R....
+Elle a mis beaucoup de délicatesse à ne jamais me rechercher à Paris,
+et semble attacher un grand prix à ces jours passés avec elle: je ne
+continuerai donc mon voyage vers vous que dans huit jours. Madame de
+Mondoville est venue me voir à Paris un soir que j'étois à Bellerive;
+je lui ai rendu le lendemain sa visite, mais en m'assurant auparavant
+qu'elle n'y étoit pas. Je craignois d'y trouver sa mère, et j'avois
+raison d'avoir peur de l'émotion que j'éprouverois, si j'en juge par
+celle que m'a causée le seul moment où, depuis notre rupture, j'aie
+entrevu madame de Vernon.
+
+Je sortois de Paris, ce matin, avec ma voiture chargée pour le voyage,
+et conduite par des chevaux de poste; les postillons, en tournant,
+accrochèrent assez violemment un carrosse à deux chevaux; inquiète, je
+m'avançai pour voir s'il n'étoit pas renversé; j'aperçus dans ce
+carrosse madame de Vernon seule, et la tête appuyée contre un des
+côtés de la voiture. Je ne sais si c'étoit l'imagination ou la vérité,
+mais je la trouvai singulièrement pâle et défaite; un cri d'étonnement
+m'échappa en la voyant: elle me regarda d'un air qui me parut triste
+et doux. Vous l'avouerai-je? un mouvement involontaire me fit porter
+ma main au cordon de la voiture pour l'arrêter; il n'y en avoit point,
+et les chevaux m'avoient déjà emportée à cent pas d'elle; mais je
+sentis, par cette épreuve et par l'émotion qu'elle me causa le reste
+du jour, combien j'avois eu raison en évitant de revoir madame de
+Vernon.
+
+Les souvenirs d'une longue et tendre amitié se renouvellent toujours,
+quand on se représente celle que l'on a aimée comme souffrante ou
+malheureuse; mais je sais trop bien que madame de Vernon ne me
+regrette point, n'a pas besoin de moi, et je m'éloigne d'elle sans
+avoir, à cet égard, le moindre doute.
+
+
+
+
+LETTRE XL.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Fontainebleau, ce 27 novembre.
+
+
+Ah! mon Dieu! que j'étois loin de prévoir l'événement qui me rappelle
+à l'instant même à Paris! La pauvre madame de Vernon! il ne me reste
+plus de traces de mon ressentiment contre elle; je me reproche
+même.... Je ne sais ce que je me reproche; mais je serai bien
+malheureuse d'avoir été brouillée avec elle, si je ne puis la revoir
+encore, la soigner, lui prouver que j'ai tout oublié. Je crains de
+perdre un moment, même avec vous, ma chère Louise; je vous envoie la
+lettre de madame de Mondoville, et je pars.
+
+Madame de Mondoville à madame d'Albémar.
+
+Paris, ce 26 novembre.
+
+
+J'ai à vous annoncer, ma chère cousine, un cruel malheur: cette nuit,
+ma mère a pris un vomissement de sang qui ne s'est point arrêté
+pendant plusieurs heures, et que les médecins regardent comme mortel;
+sa poitrine est déjà très-attaquée depuis plusieurs mois, par des
+veilles continuelles: l'on croit ce dernier accident sans remède dans
+son état, et le péril même en paroît extrêmement prochain. Elle avoit
+tout-à-fait perdu connoissance vers la fin de la nuit; en revenant à
+elle, elle a fait quelques questions à son médecin; et comprenant
+parfaitement sa situation, elle lui a dit, avec l'air le plus calme et
+le plus doux:--J'aurois besoin, monsieur, de trois ou quatre jours
+pour régler divers intérêts; donnez-moi les remèdes qui peuvent me
+soutenir: peu importe, comme vous le sentez bien, s'ils conviennent au
+fond de la maladie; elle est jugée, elle est sans ressources; mais
+indiquez-moi ce qu'il faut faire pour avoir un peu de force jusqu'à la
+fin de ma vie, je vous en serai sensiblement obligée.--Alors se
+retournant vers moi, elle me dit:--C'est pour voir madame d'Albémar,
+que je souhaite encore de vivre quelques jours; je l'ai rencontrée
+hier matin partant pour Montpellier; je crois qu'un courrier peut la
+rejoindre, faites-le partir à l'instant; je connois son coeur, je suis
+sûre qu'elle n'hésitera pas à revenir; dites-lui seulement mon désir
+et mon état.--Je crois, comme ma mère, ma chère cousine, que vous êtes
+trop bonne pour hésiter à satisfaire les voeux d'une femme mourante,
+quand même, ce que j'ai toujours voulu ignorer, vous croiriez avoir à
+vous plaindre d'elle. Vous n'avez pas un moment à perdre pour lui
+donner la satisfaction de vous revoir, et pour contribuer au salut de
+son âme; car je ne doute pas que, malgré nos différences d'opinion,
+vous ne vous joigniez à moi pour l'engager à remplir les devoirs
+sacrés dont dépend son bonheur à venir: c'est le premier intérêt dont
+je veux vous parler: vous lui ferez plus d'impression que moi, si vous
+vous joignez à mes instances; vous ne voulez pas, j'en suis sûre,
+exposer ma pauvre mère à mourir sans avoir reçu les secours de la
+religion. Je retourne auprès d'elle, et je vous attends impatiemment;
+sans ma confiance en Dieu, la douleur que je ressens me paroîtroit
+bien pénible à supporter. Adieu, ma chère cousine; je viens de
+demander qu'on fit dans mon couvent des prières pour ma mère; je les
+ai obtenues, j'y joins les miennes; j'espère que vous rendrez les
+vôtres efficaces, en vous réunissant à moi dans les pieux efforts qui
+me sont commandés.
+
+
+
+
+LETTRE XLI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 29 novembre.
+
+
+Elle vit encore! ma chère Louise, et c'est tout ce que je puis vous
+dire; je n'ai point d'espérance, et jamais je n'aurois eu plus besoin
+d'en concevoir. Je me suis rattachée à madame de Vernon par des
+sentimens qui ne sont pas en tout semblables à ceux que j'éprouvois
+pour elle, mais la pitié les rend aussi tendres. Que ne puis-je
+prolonger ses jours! Si elle revenoit de son état maintenant, elle se
+corrigeroit de ses défauts, parce qu'elle seroit éclairée sur ses
+erreurs; mais, hélas! il semble que la nature ne donne sa plus
+terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la
+vie les sentimens qu'ont inspirés les approches de la mort.
+
+Je puis vous écrire pendant que madame de Vernon essaie de se reposer;
+on lui a expressément défendu de parler, ce qui m'oblige à m'éloigner
+souvent d'elle. Votre intérêt sera douloureusement captivé par le
+récit de la conduite qu'elle tient; vous serez aussi, je le crois,
+frappée de la singulière lettre qu'elle m'a écrite: je vous l'envoie,
+en vous priant de me la conserver. oh! que le coeur humain est
+inattendu dans ses développemens! les moralistes méditent sans cesse
+sur les passions et les caractères, et tous les jours il s'en découvre
+que la réflexion n'avoit pas prévus, et contre lesquels ni l'âme ni
+l'esprit n'ont été mis en garde.
+
+Je suis arrivée hier chez madame de Vernon, et j'éprouvois, en entrant
+chez elle, tous les genres d'émotion réunis; l'embarras mêlé à la plus
+profonde pitié, un intérêt véritable, joint à de l'incertitude sur les
+témoignages que j'en devois donner. J'avois su, par un courrier que
+j'envoyai à l'avance, que madame de Vernon étoit un peu mieux, mais
+toujours dans un grand danger: je montai les escaliers en tremblant;
+madame de Mondoville vint au-devant de moi:--Ma mère étoit bien
+impatiente de vous voir, me dit-elle; elle vous a écrit hier tout le
+jour, quoiqu'on lui eût interdit cette occupation; elle a mis en ordre
+ses affaires; venez, vous la trouverez plus touchante que jamais elle
+ne l'a été; mais jusqu'à présent je n'ai pu lui faire encore entendre
+qu'elle est assez dangereusement malade pour se confesser. Les
+médecins disent que l'effrayer sur son état pourroit lui faire mal;
+mais qui, juste ciel! oseroit prendre sur soi de ménager son corps aux
+dépens de son âme? Je vous en avertis, je lui parlerai, si vous ne
+vous en chargez pas.--Attendez de grâce, répondis-je à madame de
+Mondoville, que je me sois entretenue avec madame votre mère.
+
+--Matilde me conduisit enfin chez la pauvre malade; la chambre étoit
+obscure: à travers le jour sombre qui l'éclairoit, j'aperçus madame de
+Vernon couchée sur un canapé, les cheveux détachés, vêtue de blanc, et
+d'une pâleur effrayante. Elle vit l'émotion que j'éprouvois:
+Remettez-vous, ma chère Delphine, me dit-elle; c'est bon à vous d'être
+si troublée.--Je pris sa main et je la baisai tendrement; elle me fit
+signe de m'asseoir, et m'adressa d'abord des questions indifférentes
+sur mon voyage, sur le lieu où le courrier m'avoit rencontrée, sur la
+santé de madame d'Artenas, etc. Je répondis à tout par des
+monosyllabes, n'osant commencer moi-même à lui parler de son état, et
+souffrant cruellement néanmoins de prendre part à des conversations si
+étrangères au sentiment qui m'occupoit. Sa fille se leva et nous
+laissa seules; je crus qu'elle alloit me parler avec confiance, mais
+continuant à l'éviter, elle me raconta son accident, les suites qu'il
+devoit avoir, la certitude qu'elle avoit de mourir dans trois ou
+quatre jours, avec une simplicité et un calme tout-à-fait semblables à
+sa manière habituelle, à cette manière qui lui donnoit toujours, soit
+dans le sérieux, soit dans la plaisanterie, de la grâce et de la
+dignité.
+
+Elle prit son mouchoir en me parlant, l'approcha de sa bouche, et le
+reposa, sans s'interrompre, sur la table; je le vis plein de sang, je
+tressaillis; et penchant ma tête sur sa main, je fondis en larmes, en
+l'appelant plusieurs fois du nom que j'aimois à lui donner, Sophie, ma
+chère Sophie!--Généreuse Delphine, me dit-elle, vous m'aimez encore:
+ah! cela vaut mieux que vivre! Je vous ai écrit, ajouta-t-elle, afin
+d'éviter une conversation trop pénible pour nous deux; ma lettre
+contient tout ce que je pourrois dire; je n'ai pas prétendu me
+justifier, mais vous expliquer ma conduite par mon caractère et ma
+manière de voir. Vous ne trouverez pas peut-être mes sentimens
+meilleurs après cette explication, mais vous comprendrez comment ils
+sont dans la nature; et si je vous montre les causes des plus grands
+torts, vous serez un peu plus disposée à les pardonner. Ce que je vous
+demande instamment, c'est, après avoir lu cette lettre, de n'en pas
+causer avec moi; j'ai toujours craint les fortes émotions; je ne suis
+pas assez contente de moi, pour aimer à m'abandonner à mes mouvemens,
+ni à ceux des autres. Le repentir seul convient à ma situation, et je
+ne veux pas m'y livrer; je suis mieux en tout quand je me contiens, et
+l'entraînement me fait mal. Écrivez-moi seulement deux lignes, qui me
+disent que vous conserverez un souvenir encore doux de votre ancienne
+amie; je les mettrai, ces deux lignes, sur ma poitrine déjà
+mortellement atteinte, et ce remède me fera peut-être mourir sans
+douleur.--En disant ces derniers mots, elle sonna, comme si elle eût
+redouté les pleurs que je répandois, et la prolongation de sa propre
+émotion.
+
+Ses femmes entrèrent; elle me renvoya doucement chez moi. Je montai
+dans une chambre que je m'étois fait donner pour ne pas sortir de la
+maison, et je lus avec un serrement de coeur continuel la lettre que
+voici:
+
+Madame de Vernon à madame d'Albémar.
+
+
+Je n'ai été aimée dans ma vie que par vous; beaucoup de gens m'ont
+trouvée aimable, ont recherché ma société; mais vous êtes la seule
+personne qui m'ayez rendu service sans intérêt personnel, sans autre
+objet que de satisfaire votre générosité et votre amitié; et cependant
+vous êtes l'être du monde envers lequel j'ai eu les torts les plus
+graves; peut-être même n'y a-t-il que vous qui ayez véritablement le
+droit de me faire des reproches; comment vous expliquer, comment
+m'expliquer à moi-même une telle conduite? Au moins, je n'en adoucis
+pas les couleurs; je m'interdis, pour la première fois de ma vie, tout
+autre secours que celui de la vérité. C'est à votre esprit seul que je
+m'adresserai, dans cette peinture fidèle de mon caractère, et je
+n'abuserai point de ma situation, pour obtenir mon pardon de
+l'attendrissement qu'elle pourroit vous causer.
+
+Les circonstances qui présidèrent à mon éducation ont altéré mon
+naturel; il étoit doux et flexible; on auroit pu, je crois, le
+développer d'une manière plus heureuse. Personne ne s'est occupé de
+moi dans mon enfance, lorsqu'il eût été si facile de former mon coeur
+à la confiance et à l'affection. Mon père et ma mère sont morts que je
+n'avois pas trois ans, et ceux qui m'ont élevée ne méritaient point
+mon attachement. Un parent très-éloigné et très-insouciant fut mon
+tuteur; il me donnoit des maîtres en tout genre, sans prendre le
+moindre intérêt ni à ma santé, ni à mes qualités morales; il vouloit
+être bien pour moi; mais comme il n'étoit averti de rien par son
+coeur, sa conduite tenoit au hasard de sa mémoire, ou de sa
+disposition; il regardoit d'ailleurs les femmes comme des jouets, dans
+leur enfance, et, dans leur jeunesse, comme des maîtresses plus ou
+moins jolies, que l'on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable.
+
+Je m'aperçus assez vite que les sentimens que j'exprimois étoient
+tournés en plaisanterie, et que l'on faisoit taire mon esprit, comme
+s'il ne convenoit pas à une femme d'en avoir. Je renfermai donc en
+moi-même tout ce que j'éprouvois; j'acquis de bonne heure ainsi l'art
+de la dissimulation, et j'étouffai la sensibilité que la nature
+m'avoit donnée. Une seule de mes qualités, la fierté, échappa à mes
+efforts pour les contraindre toutes; quand on me surprenoit dans un
+mensonge, je n'en donnois aucun motif, je ne cherchois point à
+m'excuser, je me taisois; mais je trouvois assez injuste que ceux qui
+comptoient les femmes pour rien, qui ne leur accordoient aucun droit
+et presque aucune faculté, que ceux-là même voulussent exiger d'elles
+les vertus de la force et de l'indépendance, la franchise et la
+sincérité.
+
+Mon tuteur, assez fatigué de moi, parce que je n'avois point de
+fortune, vint me dire un matin qu'il falloit épouser M. de Vernon. Je
+l'avois vu pour la première fois la veille; il m'avoit souverainement
+déplu; je m'abandonnai au seul mouvement involontaire que je me sois
+permis de montrer en ma vie; je résistai avec assez de véhémence; mon
+tuteur me menaça de me faire enfermer pour le reste de mes jours dans
+un couvent, si je refusois M. de Vernon; et comme je ne possédois rien
+au monde, je n'avois point l'espoir de m'affranchir de son despotisme.
+J'examinai ma situation; je vis que j'étois sans force; une lutte
+inutile me parut la conduite d'un enfant; j'y renonçai, mais avec un
+sentiment de haine contre la société qui ne prenoit pas ma défense, et
+ne me laissoit d'autres ressources que la dissimulation. Depuis cette
+époque, mon parti fut irrévocablement pris d'y avoir recours, chaque
+fois que je le jugerois nécessaire. Je crus fermement que le sort des
+femmes les condamnoit à la fausseté; je me confirmai dans l'idée
+conçue dès mon enfance, que j'étois, par mon sexe et par le peu de
+fortune que je possédois, une malheureuse esclave à qui toutes les
+ruses étoient permises avec son tyran. Je ne réfléchis point sur la
+morale, je ne pensois pas qu'elle pût regarder les opprimés. Je
+n'étouffai point ma conscience, car en vérité, jusqu'au jour où je
+vous ai trompée, elle ne m'a rien reproché.
+
+M. de Vernon n'étoit point un caractère insouciant comme mon tuteur,
+mais il avoit, avant tout, la peur d'être gouverné, et néanmoins une
+si grande disposition à être dupe, qu'il donnoit toujours la tentation
+de le tromper: cela étoit si facile, et il y avoit tant d'inconvénient
+à lui dire la vérité la plus innocente, qu'il auroit fallu, je vous
+l'atteste, une sorte de chevalerie dans le caractère, pour parler avec
+sincérité à un tel homme. J'ai pris pendant quinze ans l'habitude de
+ne devoir aucun de mes plaisirs qu'à l'art de cacher mes goûts et mes
+penchans, et j'ai fini par me faire, pour ainsi dire, un principe de
+cet art même, parce que je le regardois comme le seul moyen de défense
+qui restât aux femmes, contre l'injustice de leurs maîtres.
+
+J'engageai M. de Vernon avec tant d'adresse à passer plusieurs années
+à Paris, qu'il crut y aller malgré moi; j'aimois le luxe, et je ne
+connois personne qui, par son caractère, ses fantaisies et sa
+prodigalité, ait plus besoin, que moi d'une grande fortune. M. de
+Vernon s'étoit enrichi par l'économie; je sus cependant exciter si
+bien son amour-propre, qu'à sa mort il étoit presque ruiné, et avoit
+contracté, vous le savez, une dette assez forte avec la famille de
+Léonce. Je disposois de M. de Vernon, et cependant il me traitoit
+toujours avec une grande dureté; il ne se doutoit pas que j'eusse de
+l'ascendant sur ses actions; mais, pour mieux se prouver à lui-même
+qu'il étoit le maître, il me parloit toujours avec rudesse.
+
+Ma fierté se révoltoit souvent en secret de tout ce que j'étois
+obligée de faire pour alléger ma servitude; mais si je m'étois séparée
+de M. de Vernon, je serois retombée dans la pauvreté, et j'étois
+convaincue que de toutes les humiliations, la plus difficile à
+supporter au milieu de la société, c'était le manque de fortune, et la
+dépendance, que cette privation entraîne.
+
+Je ne voulus point avoir d'amans, quoique je fusse jolie et
+spirituelle; je craignois l'empire de l'amour; je sentois qu'il ne
+pouvoit s'allier avec la nécessité de la dissimulation; j'avois pris
+d'ailleurs tellement l'habitude de me contraindre, qu'aucune affection
+ne pouvoit naître malgré moi dans mon coeur; les inconvéniens de la
+galanterie me frappèrent très-vivement, et, ne me sentant pas les
+qualités qui peuvent excuser les torts d'entraînement, je résolus de
+conserver intacte ma considération au milieu de Paris. Je crois que
+personne n'a mieux jugé que moi le prix de cette considération, et les
+élémens dont elle se compose; mais les liens d'amour, tels qu'on peut
+les former dans le monde, valent-ils mieux qu'elle? je ne le pense
+pas.
+
+J'avois eu d'abord l'idée d'élever ma fille d'après mes idées, et de
+lui inspirer mon caractère; mais j'éprouvai une sorte de dégoût de
+former une autre à l'art de feindre: j'avois de la répugnance à donner
+les leçons de ma doctrine; ma fille montroit dans son enfance assez
+d'attachement pour moi; je ne voulois ni lui dire le secret de mon
+caractère, ni la tromper. Cependant j'étois convaincue, et je le suis
+encore, que les femmes étant victimes de toutes les institutions de la
+société, elles sont dévouées au malheur, si elles s'abandonnent le
+moins du monde à leurs sentimens, si elles perdent de quelque manière
+l'empire d'elles-mêmes. Je me déterminai, après y avoir bien réfléchi,
+à donner à Matilde, dont le caractère, je vous l'ai dit, s'annonçoit
+de bonne heure comme très-âpre, le frein de la religion catholique; et
+je m'applaudis d'avoir trouvé le moyen de soumettre ma fille à tous
+les jougs de la destinée de femme, sans altérer sa sincérité
+naturelle. Vous voyez, d'après cela, que je n'aimois pas ma manière
+d'être, quoique je fusse convaincue que je ne pouvois m'en passer.
+
+M. de Vernon mourut: l'état de sa fortune me rendoit impossible de
+rester à Paris; j'en fus très-affligée: j'aime la société, ou, pour
+mieux dire, je n'aime pas la solitude; je n'ai pas pris l'habitude de
+m'occuper, et je n'ai pas assez d'imagination pour avoir dans la
+retraite aucun amusement, aucune variété par le secours de mes propres
+idées; j'aime le monde, le jeu, etc. Tout ce qui remue au dehors me
+plaît, tout ce qui agite au dedans m'est odieux; je suis incapable de
+vives jouissances, et, par cette raison même, je déteste la peine; je
+l'ai évitée avec un soin constant et une volonté inébranlable.
+
+J'allai à Montpellier; c'est alors que je vous connus, il y a six ans:
+vous en aviez seize, et moi près de quarante. M. d'Albémar, qui vous
+avoit élevée, devoit, quoiqu'il eût déjà soixante ans, vous épouser
+l'année suivante: ce mariage me déplaisoit extrêmement; il m'ôtoit
+tout espoir d'obtenir une part quelconque dans l'héritage de M.
+d'Albémar, et de voir finir la gêne d'argent qui m'étoit
+singulièrement odieuse. J'avois d'abord assez de prévention contre
+vous; mais je vous l'atteste, et j'ai bien le droit d'être crue, après
+tant de pénibles aveux, vous me parûtes extrêmement aimable, et dans
+les trois années que j'ai passées à Montpellier, je trouvois dans
+votre entretien un plaisir toujours nouveau.
+
+Cependant mon âme n'étoit plus accessible à des sentimens assez forts
+pour me changer; il falloit, pour être aimée d'une personne comme
+vous, que je cachasse mon véritable caractère, et j'étudiois le vôtre
+pour y conformer en apparence le mien. Cette feinte, quoiqu'elle eût
+pour but de vous plaire, dénaturoit extrêmement le charme de l'amitié.
+Votre mari mourut. Je vous avois dit que je désirois achever
+l'éducation de ma fille à Paris; vous m'offrîtes aussitôt d'y venir
+avec moi, et de me prêter quarante mille livres, qui m'étoient
+nécessaires pour m'y établir; j'acceptai ce service, et voilà ce qui a
+commencé à dépraver mon attachement pour vous.
+
+Vous étiez si jeune et si vive, que je ne vous regardois absolument
+que comme un plaisir dans ma vie; de ce moment, je pensai que vous
+pouviez m'être utile, et j'examinai votre caractère sous ce rapport.
+J'aperçus bientôt que vous étiez dominée par vos qualités, la bonté,
+la générosité, la confiance, comme on l'est par des passions, et qu'il
+vous étoit presque aussi difficile de résister à vos vertus, peut-être
+inconsidérées, qu'à d'autres de combattre leurs vices. L'indépendance
+de vos opinions, la tournure romanesque de votre manière de voir et
+d'agir, me parurent en contraste avec la société dans laquelle vos
+goûts, vos succès, votre rang et vos richesses devoient vous placer.
+Je prévis aisément que vos agrémens et vos avantages inspireroient
+pour vous des sentimens passionnés, mais vous feroient des ennemis;
+et, dans la lutte que vous étiez destinée à soutenir contre l'envie et
+l'amour, je pensai que je pourrois aisément prendre un grand ascendant
+sur vous.
+
+Je n'avois alors, je vous le jure, d'autre intention que de faire
+servir cet ascendant à notre bonheur réciproque. Mais le sentiment que
+vous inspirâtes à Léonce changea ma disposition. Je mettois une grande
+importance au mariage de ma fille avec lui, et je vous en ai, dans le
+temps, développé tous les motifs; ils étoient tels, que votre
+générosité même ne pouvoit diminuer leur influence sur mon sort: je ne
+pouvois, sans ce mariage, être dispensée de rendre compte de la
+fortune de M. de Vernon, ni donner une existence convenable à ma
+fille, ni conserver mon état à Paris.
+
+Il y avoit quelques-unes de mes dettes que je ne vous avois pas
+avouées, entre autres celle à M. de Clarimin; je me croyois sûre de
+son silence; j'étois loin de penser qu'il fût capable de la conduite
+qu'il a tenue envers moi; je le connoissois depuis mon enfance; c'est
+le seul homme qui m'ait trompée: parce que, de tout temps, il s'est
+montré à moi comme très-immoral, et que j'ai cru par conséquent qu'il
+ne me cachoit rien. Une fois, malgré ma prudence accoutumée, je lui
+répondis une lettre un peu vive [Cette lettre ne s'est pas trouvée.];
+elle l'a blessé. L'un des inconvéniens de l'habitude de la
+dissimulation, c'est qu'une seule faute peut détruire tout le fruit
+des plus grands efforts: le caractère naturel porte en lui-même de
+quoi réparer ses torts; le caractère qu'on s'est fait peut se
+soutenir, mais non se relever.
+
+Je vous sus mauvais gré de vouloir enlever Léonce à ma fille, après
+que nous étions convenues ensemble de ce mariage. Si je vous avois
+parlé franchement, vous vous seriez sans doute justifiée; mais j'ai
+une aversion particulière pour les explications: décidée à ne pas
+faire connoître en entier ce que je pense, je déteste les momens que
+l'on destine à se tout dire; je conservai donc mon ressentiment contre
+vous, et il devint plus amer, étant contenu.
+
+Le jour de la mort de M. d'Ervins, au moment même du dénoûment de
+cette funeste histoire, lorsque j'avois tout préparé pour m'opposer à
+votre mariage, vous m'avez montré tant de confiance, que je fus prête
+à vous avouer ce qui se passoit en moi; mais ce mouvement étoit si
+contraire à ma nature et à mes habitudes, que j'éprouvai dans tout mon
+être comme une sorte de roideur qui s'y opposoit. Mille hasards se
+réunirent pour aider à mes desseins: une lettre de la mère de Léonce,
+qui s'opposoit de la manière la plus solennelle à son mariage avec
+vous, arriva la veille même du jour où je devois lui parler; le public
+étoit convaincu que c'étoit l'amour de M. de Serbellane pour vous, qui
+l'avoit si vivement irrité contre un mot blessant que vous avoit dit
+M. d'Ervins. Ce que vous écriviez à Léonce étoit assez vague pour
+s'accorder avec ce qu'on pouvoit insinuer ou taire; les soins que vous
+preniez pour sauver la réputation de madame d'Ervins vous
+compromettoient nécessairement dans l'opinion; je me vis environnée de
+ces facilités funestes, qui achèvent d'entraîner dans le combat de
+l'intérêt avec l'honnêteté.
+
+J'hésitois encore cependant, je vous le jure, et deux fois j'ai
+demandé mes chevaux pour aller à Bellerive; mais enfin ma fille, dans
+une conversation que nous eûmes ensemble, le matin même du retour de
+Léonce, me dit qu'elle l'aimoit, et que le bonheur de sa vie étoit
+attaché à l'épouser. Alors je fus décidée: je me dis qu'en donnant à
+Matilde l'espérance d'être la femme de Léonce, en lui faisant voir
+tous les jours un jeune homme aussi remarquable, j'avois contracté
+l'obligation de l'unir à lui, et que je ne faisois qu'accomplir mon
+devoir de mère, en employant tous les moyens possibles pour déterminer
+Léonce à l'épouser.
+
+A cet intérêt se joignit une opinion qui ne peut pas m'excuser à vos
+yeux, mais dont je conserve néanmoins encore la conviction intime: je
+ne crois pas que le caractère de Léonce eût jamais pu vous rendre
+heureuse. Je sais qu'il a de grandes qualités par lesquelles vous
+pouvez vous ressembler; mais, je l'ai remarqué, dans cet entretien
+même où j'ai mérité tous mes malheurs en trahissant votre confiance,
+ce n'étoit point la jalousie seule qui agissoit sur lui: j'exercois un
+grand empire sur les mouvemens de son âme, en lui disant que l'opinion
+générale vous étoit contraire, et qu'on le blâmeroit de rechercher une
+femme qui s'étoit publiquement compromise. Chaque fois que j'en
+appelois, pour le décider, à ce qu'il devoit à sa propre
+considération, je lui causois une rougeur, une agitation qui ne se
+seroit pas entièrement calmée, quand même on lui auroit prouvé que les
+apparences seules étoient contre vous.
+
+Vous savez maintenant, non mon excuse, mais l'explication de ma
+conduite. Mon plus grand tort fut d'arracher à Léonce son
+consentement, et de l'entraîner à l'église avant que vous eussiez eu
+le temps de vous revoir: j'en ai été punie; il n'est résulté pour moi
+que des peines de ce malheureux mariage: ma fille s'est éloignée de
+moi; elle n'a voulu se prêter à rien de ce que je souhaitois: je me
+suis jetée dans les distractions qui suspendent toutes les inquiétudes
+de l'âme; j'ai joué, j'ai veillé toutes les nuits; je sentois qu'en me
+conduisant ainsi j'abrégeois ma vie, et cette idée m'étoit assez
+douce.
+
+Je craignois à chaque instant que le hasard n'amenât un
+éclaircissement entre Léonce et vous: si j'ai mis alors tant d'intérêt
+à l'empêcher, c'étoit surtout dans l'espoir de conserver ou de dérober
+même votre amitié que je ne méritois plus: le mariage que je voulois
+étoit conclu, mais il falloit que l'absence de Léonce me laissât le
+temps de vous engager à l'oublier, et peut-être alors auriez-vous
+formé d'autres liens, qui vous auroient rendue plus indifférente aux
+moyens employés pour vous brouiller avec M. de Mondoville. Pendant
+deux mois qu'il a différé le voyage qu'il projetoit, j'ai su tout ce
+que vous faisiez l'un et l'autre, afin de prévenir l'explication que
+je redoutois mortellement. Votre caractère et celui de Léonce
+rendoient cette entreprise plus facile; vous vous occupiez de M. de
+Serbellane, à cause de madame d'Ervins, sans songer qu'à votre âge
+vous pouviez nuire ainsi très-sérieusement à votre réputation; et
+Léonce a non-seulement de la jalousie dans le caractère, mais une
+sorte de susceptibilité sur les torts d'une femme envers lui, ou sur
+ceux qu'elle peut avoir aux yeux des autres, dont il est aisé de tirer
+avantage pour l'irriter même contre celle qu'il aime. Enfin Léonce
+partit pour l'Espagne: vous me proposâtes d'aller avec vous à
+Montpellier; et me croyant sûre, Léonce étant absent, de pouvoir
+conserver votre amitié, je revins à vous du fond de mon coeur, avec la
+tendresse la plus vive que j'aie jamais éprouvée pour personne. Quand
+j'acceptai de vous un nouveau service, j'étois digne de le recevoir;
+je crus au bonheur plus que je n'y avois cru de ma vie: ma santé se
+rétablissoit, et l'espoir de passer le reste de mes jours avec vous
+rafraîchissoit mon âme flétrie: c'est alors qu'un enfant a découvert
+le secret le mieux caché; c'est la punition d'une femme qui se croyoit
+habile en dissimulation, que d'être déjouée par un enfant, quand elle
+avoit réussi à tromper les hommes.
+
+Cet événement m'a tuée; la maladie dont je meurs vient de là. Vous
+avez été offensée, avec raison, de la manière dont je me suis
+conduite, lorsque tout vous fut révélé; mais notre liaison ne pouvant
+plus subsister, je voulois éviter des scènes douloureuses. Plus je me
+sentois coupable, plus je souffrois, plus je voulois vous le cacher.
+Vous pouviez me perdre auprès de Léonce; je ne cherchai point à vous
+adoucir; je pouvois, il est vrai, me confier en votre générosité; mais
+ne repoussez pas le peu de bien que je dis de moi-même; c'est, je vous
+le jure, parce que je vous aimois encore, qu'il me fut impossible de
+vous implorer.
+
+Il ne me convenoit pas, tant que je continuois à vivre dans le monde,
+que l'on connût la véritable cause de notre brouillerie. Je me
+trouvois engagée à suivre mon caractère, à mettre de l'art dans ma
+défense; cependant ce caractère éprouvoit déjà beaucoup de changement
+dans le secret de moi-même; mais après quarante ans, les habitudes
+dirigent encore, alors même que les sentimens ne sont plus d'accord
+avec elles. Il faut de longues réflexions ou de fortes secousses, pour
+corriger les défauts de toute la vie; un repentir de quelques jours
+n'a pas ce pouvoir.
+
+Quand je vous rencontrai avant-hier, au moment de votre départ, quand
+je vis le regard doux et sensible que vous jetâtes sur moi, j'éprouvai
+une émotion si profonde et si vive qu'elle a beaucoup hâté la fin de
+ma vie. J'aurois voulu vous retenir à l'instant, pour vous révéler mes
+secrets; mais il falloit l'approche de la mort pour me donner la
+confiance de parler de moi-même. Je suis timide malgré la présence
+d'esprit que j'ai su toujours montrer; mon caractère est fier, quoique
+ma conduite ait été souple et dissimulée; il y a en moi je ne sais
+quel contraste qui m'a souvent empêchée de me livrer aux bons
+mouvemens que j'éprouvois.
+
+Enfin je vais mourir, et toute cette vie d'efforts et de combinaisons
+est déjà finie; je jouis de ces derniers jours pendant lesquels mon
+esprit n'a plus rien à ménager. Je croyois, il y a quelque temps, que
+j'avois seule bien entendu la vie, et que tous ceux qui me parloient
+de sentimens dévoués et de vertus exaltées, étoient des charlatans ou
+des dupes; depuis que je vous connois, il m'est venu par intervalles
+d'autres idées; mais je ne sais encore si mon aride système étoit
+complètement erroné, et s'il n'est pas vrai qu'avec toute autre
+personne que vous, les seules relations raisonnables sont les
+relations calculées.
+
+Quoi qu'il en soit, je ne crois pas avoir été méchante: j'avois
+mauvaise opinion des hommes, et je m'armois à l'avance contre leurs
+intentions malveillantes; mais je n'avois point d'amertume dans l'âme;
+j'ai rendu fort heureux tous mes inférieurs, tous ceux qui ont été
+dans ma dépendance; et lorsque j'ai usé de la dissimulation envers
+ceux qui avoient des droits sur moi, c'étoit encore en leur rendant la
+vie plus agréable. J'ai eu tort envers vous, Delphine, envers vous qui
+êtes, je vous le répète, ce que j'ai le plus aimé: inconcevable
+bizarrerie! que ne me suis-je livrée à l'impression que vous faisiez
+sur moi! Mais je la combattois comme une folie, comme une foiblesse
+qui dérangeoit une vie politiquement ordonnée, tandis que ce sentiment
+auroit aussi bien servi mes intérêts que mon bonheur.
+
+J'ai tout dit dans cette lettre; je ne vous ai point exagéré les
+motifs qui pouvoient m'excuser. J'ai donné à mes sentimens pour ma
+fille, à mes calculs personnels, leur véritable part; croyez-moi donc
+sur le seul intérêt qui me reste, croyez que je meurs en vous aimant.
+
+J'ai vécu pénétrée d'un profond mépris pour les hommes, d'une grande
+incrédulité sur toutes les vertus, comme sur toutes les affections.
+Vous êtes la seule personne au monde que j'aie trouvée tout à la fois
+supérieure et naturelle, simple dans ses manières, généreuse dans ses
+sacrifices, constante et passionnée, spirituelle comme les plus
+habiles, confiante comme les meilleurs; enfin, un être si bon et si
+tendre que, malgré tant d'aveux indignes de pardon, c'est en vous
+seule que j'espère pour verser des larmes sur ma tombe, et conserver
+un souvenir de moi qui tienne encore à quelque chose de sensible.
+
+SOPHIE DE VERNON.
+
+
+Quelle lettre que celle que vous venez de lire, ma chère Louise!
+n'augmente-t-elle pas votre pitié pour la malheureuse Sophie? quelle
+vie froide et contrainte elle a menée! quelle honte, et quelle douleur
+qu'une dissimulation habituelle! comment pourrai-je lui inspirer
+quelques-uns de ces sentimens qui peuvent seuls soutenir dans la
+dernière scène de la vie! Oh! je lui pardonne, et du fond de mon
+coeur; mais je voudrois que son âme s'endormît dans des idées, dans
+des espérances qui pussent l'élever jusqu'à son Dieu. Je vais
+retourner vers elle, et demain je vous écrirai.
+
+
+
+
+LETTRE XLII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 31 novembre.
+
+
+Madame de Vernon a été aujourd'hui véritablement sublime; plus son
+danger augmente, plus son âme s'élève. Ah! que ne peut-elle vivre
+encore! elle donneroit, j'en suis sûre, pendant le reste de sa vie,
+l'exemple de toutes les vertus. Sa fille, qui avoit passé la nuit à la
+veiller, est montée chez moi ce matin; elle m'a dit que sa mère étoit
+plus mal que le jour précédent, et qu'il ne restoit plus aucun
+espoir.--Il faut donc, ajouta-t-elle, il faut absolument que vous lui
+parliez de la nécessité d'accomplir ses devoirs de religion: je vous
+en conjure, ayez ce courage; il aura plus de mérite avec vos opinions
+qu'avec les miennes, et vous m'éviterez le plus cruel des malheurs, en
+sauvant ma pauvre mère de la perdition qui la menace. Mon confesseur
+est ici, c'est un prêtre d'une dévotion exemplaire; il prie pour nous
+dans ma chambre, et m'a déjà dit la messe pour obtenir du ciel que ma
+mère meure dans le sein de notre Église: cependant que peuvent ses
+prières, si ma mère n'y réunit pas les siennes! Ma chère cousine,
+persuadez-la! quelle que soit sa réponse, je lui parlerai, c'est mon
+devoir; mais si elle étoit bien préparée, si elle savoit qu'une
+personne aussi philosophe.... Je ne le dis pas pour vous offenser,
+vous le croyez bien; mais enfin, si elle savoit qu'une personne du
+monde, comme vous, est d'avis qu'elle doit se conformer aux devoirs de
+sa religion, peut-être qu'elle ne seroit pas retenue par le faux amour
+propre qui l'endurcit. Ma chère cousine, je vous en conjure....--Et
+elle me serroit les mains en me suppliant, avec une ardeur que je ne
+lui avois jamais connue. Je m'engageai de nouveau à parler à madame de
+Vernon; je pensois en effet qu'on devoit du respect aux cérémonies de
+la religion qu'on professe; et d'ailleurs les scrupules même les moins
+fondés des personnes qui nous aiment, méritent des égards; je demandai
+toutefois instamment à Matilde, de se conduire dans cette occasion
+avec beaucoup de douceur, de remplir ce qu'elle croyoit son devoir,
+mais de ne point tourmenter sa mère. Je descendis chez madame de
+Vernon, j'y trouvai madame de Lebensei. Madame de Mondoville, en la
+voyant, recula brusquement, et ne voulut point entrer. Madame de
+Lebensei me laissa seule avec madame de Vernon, en promettant de
+revenir le soir même passer la nuit auprès d'elle avec moi.--Eh bien!
+me dit madame de Vernon en me tendant la main quand nous fûmes seules,
+un mot de vous sur ma lettre, j'en ai besoin.--Sophie, lui
+répondis-je, je demande au ciel de vous rendre la vie, et je suis sûre
+de ramener votre coeur à tous les sentimens pour lesquels il étoit
+fait.--Ah! la vie, me dit-elle, il ne s'agit plus de cela; mais si
+votre amitié me reste, je me croirai moins coupable, et je mourrai
+tranquille.--Ah! sans doute, repris-je, elle vous reste, elle vous est
+rendue cette amitié si tendre; à la voix de ce qui nous fut cher, le
+souvenir du passé doit toujours renaître, rien ne peut l'anéantir; il
+se retire au fond de notre coeur, lors même qu'on croit l'avoir
+oublié: jugez ce que j'éprouve à présent que vous souffrez, que vous
+m'aimez, et que je vous vois prête à devenir ce que je vous croyois,
+ce que la nature avoit voulu que vous fussiez!--Douce personne!
+interrompit-elle, vos paroles me font du bien, et je meurs plus
+tranquillement que je ne l'ai mérité.
+
+--Il me reste, lui dis-je, un pénible devoir à remplir auprès de vous;
+mais votre raison est si forte, que je ne crains point de vous
+présenter des idées qui pourroient effrayer toute autre femme. Votre
+fille désire avec ardeur que vous remplissiez les devoirs que la
+religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades;
+elle y attache le plus grand prix; il me semble que vous devez lui
+accorder cette satisfaction. D'ailleurs vous donnerez un bon exemple,
+en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui
+édifient les catholiques; le commun des hommes croit y voir une preuve
+de respect pour la morale et la Divinité.--Madame de Vernon réfléchit
+un moment, avant de me répondre; puis elle me dit:--Ma chère Delphine,
+je ne consentirai point à ce que vous me demandez; ce qui a souillé ma
+vie, c'est la dissimulation; je ne veux pas que le dernier acte de mon
+existence participe à ce caractère. J'ai toujours blâmé les cérémonies
+des catholiques auprès des mourans; elles ont quelque chose de sombre
+et de terrible, qui ne s'allie point avec l'idée que je me fais de la
+bonté de l'Être suprême. J'ai surtout une invincible répugnance pour
+ouvrir mon âme à un prêtre, peut-être même à toute autre personne qu'à
+vous; je sens qu'il me seroit impossible de parler avec confiance à un
+homme que je ne connois point, ni de recevoir aucune consolation de
+cette voix, jusqu'alors étrangère à mon coeur. Je crois que si l'on me
+contraignoit à voir un prêtre, je ne lui dirois pas une seule de mes
+pensées ni de mes actions secrètes; j'aurois l'air de me confesser, et
+je ne me confesserois sûrement pas; je me donnerois ainsi la fausse
+apparence de la foi que je n'aurois point. J'ai trop usé de la feinte;
+c'en est assez, je ne veux point interrompre la jouissance, hélas!
+trop nouvelle, que la sincérité me fait goûter, depuis que mon âme s'y
+est livrée. Ce n'est pas assurément que je repousse les idées
+religieuses; mon coeur les embrasse avec joie, et c'est en vous que
+j'espère, ma chère Delphine, pour me soutenir dans cette disposition;
+mais si je mêlois à ce que j'éprouve réellement des démonstrations
+forcées, je tarirois la source de l'émotion salutaire que vous avez
+fait naître en moi. Madame de Lebensei voulant me veiller cette nuit,
+ma fille choisira ce temps pour se reposer; restez avec moi, chère
+Delphine, consacrez ces momens, qui sont peut-être les derniers, à
+remplir mon âme de toutes les idées qui peuvent à la fois la fortifier
+et l'attendrir; mais ayez la bonté d'annoncer à ma fille mes refus;
+ils sont irrévocables.--Je connoissois le caractère positif de madame
+de Vernon; mon insistance eût été inutile; je lui promis donc ce
+qu'elle désiroit.--Suivez, ma chère Sophie, lui dis-je, suivez les
+impulsions de votre coeur; quand elles sont pures, elles élèvent
+toutes vers un Dieu qui se manifeste à nous, par chacun des bons
+mouvemens de notre âme.
+
+--Je me suis occupée, ajouta madame de Vernon, de tous les intérêts
+qui pouvoient dépendre de moi; j'ai assuré autant qu'il m'étoit
+possible vos créances sur mon héritage; j'ai réglé avec le plus grand
+soin les intérêts de ma fille; enfin, et ce devoir étoit le plus
+impérieux de tous, j'ai écrit à Léonce une lettre qui contient dans
+les plus grands détails, l'histoire malheureuse des torts que j'ai eus
+envers vous deux. Cette lettre lui apprendra aussi les services que
+vous m'avez rendus; je lui dis positivement que c'est à votre
+générosité que ma fille doit la terre qu'elle lui a apportée en dot.
+Cette lettre sera remise par un de mes gens au courrier de
+l'ambassadeur d'Espagne, et dans huit jours vous serez justifiée
+auprès de Léonce. Je le renvoie à vous, pour savoir si j'ai mérité
+qu'il me pardonne. Je n'ai pu prendre sur moi de rien mettre dans
+cette lettre qui l'adoucît en ma faveur; ma fierté souffroit, je
+l'avoue, de faire des aveux si humilians à un homme qui ne m'a jamais
+aimée, et qui éprouvera sûrement, en lisant ma lettre, le dernier
+degré de l'indignation. Cette pensée, qui m'étoit toujours présente,
+m'a peut-être inspiré des expressions dont la sécheresse ne s'accorde
+pas avec ce que j'éprouve. Mais enfin, c'est à vous, à vous seule, que
+je pouvois confier mon repentir. Je n'ai pas dit à Léonce dans quel
+état de santé j'étois; ma mort le lui apprendra: je n'ai pu même me
+résoudre à lui recommander le bonheur de Matilde; une prière de moi ne
+peut que l'irriter: mais c'est entre vos mains, ma chère Delphine, que
+je remets le sort de ma fille. Je n'ai pas, assurément, le droit de
+donner des conseils à la vertu même; cependant, je vous en conjure,
+contentez-vous de reconquérir l'estime et l'admiration de Léonce, et
+ne rallumez pas un sentiment qui, j'en suis sûre, rendroit trois
+personnes très-malheureuses.--Nous irons ensemble, je l'espère, lui
+répondis-je, auprès de ma belle-soeur, comme nous en avions formé le
+projet, et je ne quitterai plus sa retraite.
+
+--Nous irons! ce mot ne me convient plus; mais j'ose encore m'en
+flatter, s'écria madame de Vernon en joignant les mains avec ardeur,
+le ciel réparera le mal que j'ai fait, et vous donnera de nouveaux
+moyens de bonheur. Votre belle-soeur doit me haïr; adoucissez ce
+sentiment, afin qu'elle puisse, sans amertume, vous entendre
+quelquefois parler avec bonté de votre coupable amie.--Elle continua
+pendant assez long-temps encore à m'entretenir avec la même douceur,
+le même calme, et la même certitude de mourir. Il sembloit que cette
+conviction eût dégagé son esprit de toutes les fausses idées dont elle
+s'étoit fait un système. Ses qualités naturelles reparoissoient, elle
+se plaisoit dans les bons sentimens auxquels elle se livroit; et
+quoique la retrouver ainsi dût augmenter mes regrets, j'éprouvois une
+sorte de bien-être en revenant à l'estimer. Je jouissois de ce qu'elle
+me rendoit son image, et me permettoit de me souvenir d'elle, sans
+rougir de l'avoir si tendrement aimée. Quoiqu'il ne me restât plus
+l'espérance de la conserver, il m'étoit cependant très-pénible de
+l'entendre parler si long-temps, malgré la défense des médecins. Je la
+lui rappelai avec instance.--Quoi! me dit-elle, ne voyez vous pas
+qu'il me reste à peine vingt-quatre heures à vivre! il y a seulement
+trois jours, ma chère Delphine, que je suis contente de moi;
+laissez-moi donc vous communiquer toutes mes pensées, apprendre de
+vous si elles sont bonnes, si elles sont dignes de ce Dieu protecteur
+que vous prierez pour moi, avec cette voix angélique qui doit pénétrer
+jusqu'à lui; mais allez vous reposer, ajouta-t-elle; vous redescendrez
+dans quelques heures: j'entends madame de Lebensei qui revient; elle
+me plaît, elle a l'air de m'aimer: et ma fille, hélas! j'ai mérité ce
+que j'éprouve, jamais aucune confiance n'a existé entre nous. Adieu
+pour un moment, Delphine; mon cher enfant, adieu.--Elle me dit ces
+derniers mots avec le même accent, le même geste que dans sa grâce et
+dans sa santé parfaites. Cet éclair de vie, à travers les ombres de la
+mort, m'émut profondément, et je m'éloignai pour lui cacher mes
+pleurs.
+
+En remontant chez moi, je trouvai Matilde qui m'attendoit: il fallut
+lui dire le refus de sa mère; elle en éprouva d'abord une douleur qui
+me toucha: mais bientôt, m'annonçant ce qu'elle appeloit son devoir,
+j'eus à combattre les projets les plus durs et les plus violens. Elle
+me répéta plusieurs fois qu'elle vouloit entrer chez sa mère, lui
+mener le prêtre quand il reviendroit, et la sauver enfin à tout prix.
+Elle accusoit madame de Lebensei de tout le mal, et se croyoit obligée
+de ne pas approcher du lit de sa mère mourante, tant qu'auprès de ce
+lit il y avoit une femme divorcée. Que sais-je! ses discours étoient
+un mélange de tout ce qu'un esprit borné et une superstition fanatique
+peuvent produire, dans une personne qui n'est pas méchante, mais dont
+le coeur n'est pas assez sensible pour l'emporter sur toutes ses
+erreurs. Ce ne sont point ses opinions seules qu'il faut en accuser:
+Thérèse en a de semblables; mais son caractère doux et tendre puise à
+la même source des sentimens tout-à-fait opposés.
+
+J'essayai vainement, pendant une heure, toutes les armes de la raison,
+pour arriver jusqu'à la conviction de Matilde; on l'avoit munie d'une
+phrase contre tous les argumens possibles. Cette phrase ne répondoit à
+rien; mais elle suffisoit pour l'entretenir dans son opiniâtreté. Je
+n'aurois rien obtenu d'elle, si j'avois continué à chercher à la
+persuader; mais j'eus heureusement l'idée de lui proposer un délai de
+vingt-quatre heures; elle saisit cette offre, qui, peut-être, la
+tiroit de son embarras intérieur. Hélas! qui sait si Sophie sera en
+vie dans vingt-quatre heures! je ne la quitterai plus, de peur que
+Matilde, revenant à ses premières idées, ne la tourmentât pendant que
+je n'y serois pas.
+
+Quoique je sois vivement occupée de l'état de madame de Vernon, je ne
+puis repousser une idée qui me revient sans cesse. Il y a sept jours
+aujourd'hui que Léonce attendoit ma justification, et qu'il ne l'a pas
+reçue; dans huit jours, il apprendra tout par la lettre de madame de
+Vernon; quelle impression recevra-t-il alors? quel sentiment
+éprouvera-t-il pour moi? Ah! je ne le saurai pas, je ne dois pas le
+savoir. Adieu, ma soeur; hélas! mon voyage ne sera pas long-temps
+retardé, et la pauvre Sophie aura cessé de vivre, avant même que M. de
+Mondoville ait pu répondre à sa lettre.
+
+
+
+
+LETTRE XLIII.
+
+Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 2 décembre.
+
+
+Quelle cruelle scène, mademoiselle, je suis chargée de vous raconter!
+madame d'Albémar est dans son lit, avec une fièvre ardente, et j'ai
+moi-même à peine la force de remplir les devoirs que m'impose mon
+amitié pour vous et pour elle. Vous avez daigné, m'a-t-elle dit, vous
+souvenir de moi avec intérêt, et c'est peut-être à vous que je dois la
+bienveillance de cette créature parfaite: comment pourrai-je jamais
+reconnoître un tel service? quelle âme, quel caractère! et se peut-il
+que les plus funestes circonstances privent à jamais une telle femme
+de tout espoir de bonheur!
+
+Madame de Vernon n'est plus; hier, à onze heures du matin, elle expira
+dans les bras de Delphine: une fatalité malheureuse a rendu ses
+derniers momens terribles. Je vais mettre, si je le peux, de la suite
+dans le récit de ces douze heures, dont je ne perdrai jamais le
+souvenir; pardonnez-moi mon trouble, si je ne parviens pas à le
+surmonter.
+
+Avant-hier, à minuit, madame d'Albémar redescendit dans la chambre de
+madame de Vernon; elle la trouva sur une chaise longue, son oppression
+ne lui avoit pas permis de rester dans son lit; l'effrayante pâleur de
+son visage auroit fait douter de sa vie, si de temps en temps ses yeux
+ne s'étoient ranimés en regardant Delphine. Delphine chercha dans
+quelques moralistes, anciens et modernes, religieux et philosophes, ce
+qui étoit le plus propre à soutenir l'âme défaillante devant la
+terreur de la mort. La chambre étoit foiblement éclairée; madame
+d'Albémar se plaça à côté d'une lampe dont la lumière voilée répandoit
+sur son visage quelque chose de mystérieux. Elle s'animoit en lisant
+ces écrits, dans lesquels les âmes sensibles et les génies élevés ont
+déposé leurs pensées généreuses. Vous connoissez son enthousiasme pour
+tout ce qui est grand et noble: cette disposition habituelle étoit
+augmentée par le désir de faire une impression profonde sur le coeur
+de madame de Vernon; sa voix si touchante avoit quelque chose de
+solennel, souvent elle élevoit vers l'Être suprême des regards dignes
+de l'implorer; sa main prenoit le ciel à témoin de la vérité de ses
+paroles, et toute son attitude avoit une grâce et une majesté
+inexprimables.
+
+Je ne sais où Delphine trouvoit ce qu'elle lisoit, ce qui peut-être
+lui étoit inspiré; mais jamais on n'environna la mort d'images et
+d'idées plus calmes, jamais on n'a su mieux réveiller au fond du coeur
+ces impressions sensibles et religieuses, qui font passer doucement
+des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau.
+
+Tout à coup, à quelque distance de la maison de madame de Vernon, une
+fenêtre s'ouvrit, et nous entendîmes une musique brillante, dont le
+son parvenoit jusqu'à nous: dans le silence de la nuit, à cette heure,
+ce devoit être une fête qui duroit encore. Madame de Vernon, maîtresse
+d'elle-même jusqu'alors, fondit en larmes à cette idée; la même
+émotion nous saisit, Delphine et moi, mais elle se remit la première,
+et prenant la main de madame de Vernon avec tendresse:--Oui, lui
+dit-elle, ma chère amie, à quelques pas de nous il y a des plaisirs,
+ici de la douleur; mais avant peu d'années, ceux qui se réjouissent
+pleureront, et l'âme, réconciliée avec son Dieu comme avec elle-même,
+dans ces temps-là, ne souffrira plus.--Madame de Vernon parut calmée
+par les paroles de Delphine, et presque au même instant tous les
+instrumens cessèrent.
+
+Quel tableau cependant que celui dont j'étois témoin! un rapprochement
+singulièrement remarquable en augmentoit encore l'impression; je
+venois d'apprendre par madame de Vernon elle-même, qu'elle avoit les
+plus grands torts à se reprocher envers madame d'Albémar; et je
+réfléchissois sur l'enchaînement de circonstances qui donnoit à madame
+de Vernon, si accueillie, si recherchée dans le monde, pour unique
+appui, pour seule amie, la femme qu'elle avoit le plus cruellement
+offensée.
+
+Quand madame de Vernon vouloit parler à Delphine de son repentir, elle
+repoussoit doucement cette conversation, l'entretenoit de son amitié
+pour elle, avec une sorte de mesure et de délicatesse qui écartoit le
+souvenir de la conduite de madame de Vernon, et ne rappeloit que ses
+qualités aimables. Delphine apportoit attentivement à son amie
+mourante les secours momentanés qui calmoient ses douleurs; elle la
+replaçoit doucement et mieux sur son sopha, elle l'interrogeoit sur
+ses souffrances avec les ménagemens les plus délicats, et, sans
+montrer ses craintes, elle laissoit voir toute sa pitié; enfin le
+génie de la bonté inspiroit Delphine, et sa figure, devenue plus
+enchanteresse encore par les mouvemens de son âme, donnoit une telle
+magie à toutes ses actions, que j'étois tentée de lui demander s'il ne
+s'opéroit point quelque miracle en elle; mais il n'y en avoit point
+d'autre que l'étonnante réunion de la sensibilité, de la grâce, de
+l'esprit et de la beauté!
+
+Pauvre madame de Vernon! elle a du moins joui de quelques heures
+très-douces, et pendant cette nuit, j'ai vu sur son visage une
+expression plus calme et plus pure, que dans les momens les plus
+brillans de sa vie. J'espère encore que son âme n'a pas perdu tout le
+fruit du noble enthousiasme que Delphine avoit su lui inspirer. Enfin
+le jour commença, c'étoit un des plus sombres et des plus glacés de
+l'hiver; il neigeoit abondamment, et le froid intérieur qu'on
+ressentoit ajoutoit encore à tout ce que cette journée devoit avoir
+d'effroyable; je voyois que madame de Vernon s'affoiblissoit toujours
+plus, et que ses vomissemens de sang devenoient plus fréquens et plus
+douloureux. Je suis convaincue que quand même elle eût évité les
+cruelles épreuves qu'elle a souffertes, elle n'auroit pu vivre un jour
+de plus.
+
+Le médecin arriva, et bientôt après madame de Mondoville; je dois lui
+rendre la justice que son visage étoit fort altéré, elle avoit l'air
+d'avoir beaucoup pleuré; madame de Vernon le remarqua et lui fit un
+accueil très-tendre. Le médecin, après avoir examiné l'état de madame
+de Vernon, qui ne l'interrogea même pas, sortit avec madame de
+Mondoville; il est probable qu'il lui annonça que sa mère n'avoit plus
+que quelques heures à vivre. Alors le confesseur de Matilde, qui n'a
+pas la modération et la bonté de quelques hommes de son état, décida
+l'aveugle personne dont il disposoit à le conduire chez sa mère,
+malgré le refus qu'elle avoit fait de le voir.
+
+Au moment où nous vîmes Matilde entrer dans la chambre, accompagnée de
+son prêtre, nous tressaillîmes, madame d'Albémar et moi; mais il
+n'étoit plus temps de rien empêcher. Matilde, avec d'autant plus de
+véhémence qu'il lui en coûtoit peut-être davantage, dit à madame de
+Vernon:--Ma mère, si vous ne voulez pas me faire mourir de douleur, ne
+vous refusez pas aux secours qui peuvent seuls vous sauver des peines
+éternelles, je vous en conjure au nom de Dieu et de Jésus-Christ.--En
+achevant ces mots, elle se jeta à genoux devant sa mère.--Insensée!
+s'écria Delphine, pensez-vous servir l'Être souverainement bon, en
+causant à votre mère l'émotion la plus douloureuse?--Vous perdez ma
+mère, s'écria Matilde avec indignation, vous, Delphine, par vos
+ménagemens pusillanimes, vos incertitudes, et vos doutes; et vous,
+madame, dit-elle en se retournant vers moi, par l'intérêt que vous
+avez à écarter la religion qui vous condamne.--J'entendois ces paroles
+sans aucune espèce de colère, tant la situation de madame de Vernon et
+l'anxiété de Delphine m'occupoient: je remarquai seulement dans le
+visage de madame de Vernon une expression très-vive, et bientôt après,
+elle prit la parole avec une force extraordinaire dans son état.
+
+--Ma fille, dit-elle à Matilde, je pardonne a votre zèle inconsidéré;
+je dois tout vous pardonner, car j'ai eu le tort de ne point vous
+élever moi-même; je n'ai point éclairé votre esprit, et les rapports
+intimes de la confiance n'ont point existé entre nous; j'ai soigné vos
+intérêts, mais je n'ai point cultivé vos sentimens, et j'en reçois la
+punition, puisque dans cet instant même la mort ne sauroit rapprocher
+nos coeurs: la mère et la fille ne peuvent s'entendre au moins une
+fois, en se disant un dernier adieu. Mais vous, monsieur,
+continua-t-elle en s'adressant au prêtre, qui jusqu'alors s'étoit tenu
+dans le fond de la chambre, les yeux baissés, l'air grave, et ne
+prononçant pas un seul mot; mais vous, monsieur, pourquoi vous
+servez-vous de votre ascendant sur une tête foible, pour l'exposer à
+un grand malheur, celui d'affliger une mère mourante? J'ai beaucoup de
+respect pour la religion; mon coeur est rempli d'amour pour un Dieu
+bienfaisant, et sa bonté me pénètre de l'espoir d'une autre vie; mais
+ce seroit mal me présenter au juge de toute vérité, que de trahir ma
+pensée, par des témoignages extérieurs qui ne sont point d'accord avec
+mes opinions; j'aime mieux me confesser à Dieu dans mon coeur, qu'à
+vous, monsieur, que je ne connois point, ou qu'à tout autre prêtre
+avec lequel je n'aurois point contracté des liens d'amitié ou de
+confiance; je suis plus sûre de la sincérité de mes regrets que de la
+franchise de mes aveux; nul homme ne peut m'apprendre si Dieu m'a
+pardonné, la voix de ma conscience m'en instruira mieux que vous.
+Laissez-moi donc mourir en paix, entourée de mes amis, de ceux avec
+qui j'ai vécu, et sur le bonheur desquels ma vie n'a que trop exercé
+d'influence; s'ils sont revenus à moi, s'ils ont été touchés de mon
+repentir, leurs prières imploreront la miséricorde divine en ma
+faveur, et leurs prières seront écoutées; je n'en veux point d'autres:
+cet ange, ajouta-t-elle en montrant Delphine, cet ange que j'ai
+offensé, intercédera pour moi auprès de l'Être suprême; retirez-vous
+maintenant, monsieur; votre ministère est fini, quand vous n'avez pas
+convaincu; si vous vouliez employer tout autre moyen pour parvenir à
+votre but, vous ne vous montreriez pas digne de la sainteté de votre
+mission.
+
+--Dès que madame de Vernon eut fini de parler, le prêtre se mit à
+genoux, et, baisant la croix qu'il portoit sur sa poitrine, il dit
+avec un ton solennel, qui me parut dur et affecté:--Malheur à l'homme
+qui veut sonder les voies du Christ, et méconnoître son autorité!
+malheur à lui, s'il meurt dans l'impénitence finale!--Et faisant signe
+à Matilde de le suivre, ils s'éloignèrent tous les deux dans le plus
+profond silence.
+
+Soit que madame de Mondoville voulût retenir le prêtre, pour le
+ramener auprès de sa mère, lorsqu'elle n'auroit plus la force de s'y
+opposer; soit qu'elle crût que le service divin qu'on feroit pour
+madame de Vernon, pendant qu'elle vivoit encore, seroit plus efficace;
+elle s'enferma dans son appartement pour dire des prières avec son
+confesseur, et quelques domestiques attachés aux mêmes opinions
+qu'elle: ainsi donc elle s'éloigna de sa mère dans ses derniers
+momens, et ne lui rendit point les soins qu'elle lui devoit. Un
+bizarre mélange de superstition, d'opiniâtreté, d'amour mal entendu du
+devoir, se combinoit dans son âme avec une véritable affection pour sa
+mère, mais une affection dont les preuves amères et cruelles faisoient
+souffrir toutes les deux. Quoi qu'il en soit, c'est à cette singulière
+absence de la chambre de madame de Vernon, que Matilde a dû de n'être
+pas témoin d'une scène qui l'auroit pour jamais privée du repos et du
+bonheur.
+
+Lorsque madame de Mondoville et le confesseur furent éloignés,
+l'effort que madame de Vernon avoit fait, l'émotion qu'elle avoit
+éprouvée, lui causèrent un vomissement de sang si terrible, qu'elle
+perdit tout-à-fait connoissance dans les bras de madame d'Albémar. Nos
+soins la rappelèrent encore à la vie; mais Delphine, profondément
+effrayée de cet accident que nous avions cru le dernier, étoit à
+genoux devant la chaise longue de madame de Vernon, le visage penché
+sur ses deux mains pour essayer de les réchauffer; ses beaux cheveux
+blonds, s'étant détachés, tomboient en désordre.... Dans ce moment,
+j'entendis ouvrir deux portes avec une violence remarquable, dans une
+maison où les plus grandes précautions étoient prises contre le
+moindre bruit qui pût agiter madame de Vernon. Un pas précipité frappe
+mon oreille, je me lève, et je vois entrer Léonce une lettre à la main
+(c'étoit celle de madame de Vernon qui contenoit l'aveu de sa
+conduite). Il étoit tremblant de colère, pâle de froid, tout son
+extérieur annonçoit qu'il venoit de faire un long voyage: en effet,
+depuis sept jours et sept nuits, par les glaces de l'hiver, il étoit
+venu de Madrid sans s'arrêter un moment; il étoit entré dans la maison
+de madame de Vernon sans parler à personne, et comme enivré
+d'agitations et de souffrances physiques et morales.
+
+Delphine tourna la tête, jeta un cri en voyant Léonce, étendit les
+bras vers lui sans savoir ce qu'elle faisoit; ce mouvement et
+l'altération des traits de Delphine achevèrent de déranger presque
+entièrement la raison de Léonce, et prenant vivement le bras de
+Delphine, comme pour l'entraîner:--Que faites-vous, s'écria-t-il en
+s'adressant à madame de Vernon (dont il ne pouvoit voir le visage,
+parce qu'un rideau à demi tiré devant sa chaise longue la cachoit),
+que faites-vous de cette pauvre infortunée? quelle nouvelle perfidie
+employez-vous contre elle? Cette lettre que vous m'avez adressée en
+Espagne, le courrier qui la portoit me l'a remise comme j'arrivois,
+comme je venois m'éclaircir enfin du doute affreux que le silence de
+Delphine et la lettre d'un ami faisoient peser sur moi: la voilà cette
+lettre, elle contient le récit de vos barbares mensonges. Je ne
+devois, disiez-vous, la recevoir qu'après le départ de Delphine;
+étoit-ce encore une ruse pour empêcher mon retour ici, pour faire
+tomber dans quelque piège, en mon absence, la malheureuse
+Delphine?--Léonce, dit madame d'Albémar, que vous êtes injuste et
+cruel! madame de Vernon est mourante, ne le savez-vous donc pas?--
+Mourante! répéta Léonce; non, je ne le crois pas; le feint-elle pour
+vous attendrir? vous laisserez-vous encore tromper par sa détestable
+adresse? Quoi, Delphine! vous m'aviez écrit que je devois en croire
+madame de Vernon, et elle s'est servie de cette preuve même de votre
+confiance pour me convaincre que vous aimiez M. de Serbellane, tandis
+que, victime généreuse, vous vous étiez sacrifiée à la réputation de
+madame d'Ervins! et vous, Delphine, et vous qui me jugiez instruit de
+la vérité, vous avez dû penser que j'étois le plus foible, le plus
+ingrat, le plus insensible des hommes; que je vous blâmois de vos
+vertus, que je vous abandonnois à cause de vos malheurs. J'ai des
+défauts; on s'en est servi pour donner quelque vraisemblance à la
+conduite la plus cruelle, envers l'être le plus aimable et le plus
+doux. Ce n'est pas tout encore; un obstacle de fortune me séparoit de
+Matilde; cet obstacle est levé par Delphine, l'exemple d'une
+générosité sans bornes, la victime d'une ingratitude sans pudeur. On
+me laisse ignorer ce service, on la punit de l'avoir rendu; tout est
+mystère autour de moi, je suis enlacé de mensonges, et quand
+j'apprends que je suis aimé, que je l'ai toujours été (dit-il avec un
+son de voix qui déchiroit le coeur), je suis lié, lié pour jamais! Je
+la vois, cet objet de mon amour, de mon éternel amour; elle tend les
+bras vers son malheureux ami; tout son visage porte l'empreinte de la
+douleur, et je ne puis rien pour elle! et je l'ai repoussée, quand
+elle se donnoit à moi, quand elle versoit peut-être des larmes amères
+sur ma perte! et c'est vous, répéta-t-il en interpellant madame de
+Vernon, c'est vous!...--
+
+L'inexprimable angoisse de cette malheureuse femme me faisoit une
+pitié profonde; Delphine, qui en souffroit plus encore que moi,
+s'écria:--Léonce, arrêtez! arrêtez! un accident funeste l'a mise au
+bord de la tombe; si vous saviez, depuis ce temps, par combien de
+regrets touchans et sincères elle a tâché de réparer la faute que
+l'amour maternel l'avoit entraînée à commettre!--Elle sera bien punie,
+s'écria Léonce, si c'est sa fille qu'elle a voulu servir; elle se
+reprochera son malheur comme le mien. Rompez, femme perfide, dit-il à
+madame de Vernon, rompez le lien que vous avez tissu de faussetés;
+rendez-moi ce jour, le matin de ce jour où je n'avois pas entendu
+votre langage trompeur, où j'étois libre encore d'épouser Delphine,
+rendez-le-moi.--Oh Léonce! répondit madame de Vernon, ne me poursuivez
+pas jusque dans la mort, acceptez mon repentir.--Revenez à vous-même,
+interrompit Delphine en s'adressant à Léonce; voyez l'état de cette
+infortunée; pourriez-vous être inaccessible à la pitié?--Pour qui, de
+la pitié? reprit-il avec un égarement farouche, pour qui? pour elle?
+ah! s'il est vrai qu'elle se meure, faites que le ciel m'accorde de
+changer de sort avec elle; que je sois sur ce lit de douleur, regretté
+par Delphine, et qu'elle porte à ma place les liens de fer dont elle
+m'a chargé; qu'elle acquitte cette longue destinée de peines à
+laquelle sa dissimulation profonde m'a condamné.--Barbare! s'écria
+Delphine, que faut-il pour vous attendrir, pour obtenir de vous une
+parole douce qui console les derniers momens de la pauvre Sophie? Et
+moi donc aussi, n'ai-je pas souffert? depuis que j'ai perdu l'espoir
+d'être unie à vous, un jour s'est-il passé sans que j'aie détesté la
+vie? je vous demande au nom de mes pleurs....--Au nom de vos malheurs
+qu'elle a causés, interrompit Léonce, que me demandez-vous?
+
+Delphine alloit répondre; madame de Vernon, se levant presque comme
+une ombre du fond du cercueil, et s'appuyant sur moi, fit signe à
+Delphine de la laisser parler. Comme elle s'avançoit soutenue de mon
+bras, elle sortit de l'enfoncement dans lequel étoit placée sa chaise
+longue; et le jour éclairant toute sa personne, Léonce fut frappé de
+son état, qu'il n'avoit pu juger encore: ce spectacle abattit tout à
+coup sa fureur; il soupira, baissa les yeux, et je vis, même avant que
+madame de Vernon se fût fait entendre, combien toute la disposition de
+son âme étoit changée.
+
+--Delphine, dit alors madame de Vernon, ne demandez pas à Léonce un
+pardon qu'il ne peut m'accorder, puisque tout son coeur le désavoue;
+j'ai peut-être mérité le supplice qu'il me fait éprouver; vous aviez,
+chère Delphine, répandu trop de douceur sur la fin de ma vie, je
+n'étois pas assez punie; mais obtenez seulement qu'il me jure de ne
+pas faire le malheur de Matilde, que mes fautes soient ensevelies avec
+moi, que leurs suites funestes ne poursuivent pas ma mémoire; obtenez
+de lui qu'il cache à Matilde l'histoire de son mariage et de ses
+sentimens pour vous.--A qui voulez-vous, répondit Léonce, dont
+l'indignation avoit fait place au plus profond accablement, à qui
+voulez-vous que je promette du bonheur? hélas! je n'ai, je ne puis
+répandre autour de moi que de la douleur.--Si vous me refusez aussi
+cette prière, répondit madame de Vernon, ce sera trop de dureté pour
+moi, oui, trop en vérité.--Je la sentis défaillir entre mes bras, et
+je me hâtai de la replacer sur son sopha.
+
+Delphine, animée par un mouvement généreux, qui l'élevoit au-dessus
+même de son amour pour Léonce, s'approcha de madame de Vernon, et lui
+dit avec une voix solennelle, avec un accent inspiré:--Oui, c'est
+trop, pauvre créature! et ce cruel, insensible à nos prières, n'est
+point auprès de toi l'interprète de la justice du ciel. Je te prends
+sous ma protection; s'il t'injurie, c'est moi qu'il offensera; s'il ne
+prononce pas à tes pieds les paroles qui font du bien à l'âme, c'est
+mon coeur qu'il aliénera: tu lui demandes de respecter le bonheur de
+ta fille, eh bien! je réponds, moi, de ce bonheur; il me sera sacré,
+je le jure à sa mère expirante; et si Léonce veut conserver mon
+estime, et ce souvenir d'amour qui nous est cher encore au milieu de
+nos regrets, s'il le veut, il ne troublera point le repos de Matilde,
+il n'altérera jamais le respect qu'elle doit à la mémoire de sa mère.
+Femme trop malheureuse! dont Léonce n'a point craint de déchirer le
+coeur, je me rends garant de l'accomplissement de vos souhaits,
+écoutez-moi de grâce, n'écoutez plus que moi seule.--Oui, dit madame
+de Vernon d'une voix à peine intelligible, je t'entends, Delphine, je
+te bénis; la bénédiction des morts est toujours sainte, reçois-la,
+viens près de moi....--Elle posa sa tête sur l'épaule de Delphine;
+Léonce, en voyant ce spectacle, tombe à genoux au pied du lit de
+madame de Vernon, et s'écrie:--Oui, je suis un misérable furieux; oui,
+Delphine est un ange; pardonnez-moi, pour qu'elle me pardonne,
+pardonnez-moi le mal que j'ai pu vous faire.--Entendez-vous, Sophie,
+dit madame d'Albémar à madame de Vernon, qui ne répondoit plus rien à
+Léonce; entendez-vous? son injustice est déjà passée, il revient à
+vous.--Oui, répondit Léonce, il revient à vous, et peut être il va
+mourir....--En effet, tant d'agitations, un voyage si long au milieu
+de l'hiver et sans aucun repos l'avoient jeté dans un tel état qu'il
+tomba sans connoissance devant nous.
+
+Jugez de mon effroi, jugez de ce qu'éprouvoit Delphine! les mains déjà
+glacées de madame de Vernon retenoient les siennes; elle ne pouvoit
+s'en éloigner, et cependant elle voyoit devant elle Léonce étendu
+comme sans vie sur le plancher. Madame de Vernon, au milieu des
+convulsions de l'agonie, saisit encore une fois la main de Delphine
+avant que d'expirer. Delphine, dans un état impossible à dépeindre,
+soutenoit dans ses bras le corps de son amie, et me répétoit, les yeux
+fixés sur Léonce:--Madame de Lebensei, juste ciel! vit-il encore?...
+dites-le moi....--A mes cris madame de Mondoville arriva
+précipitamment; sa mère ne vivoit plus, et son mari, qu'elle croyoit
+en Espagne, étoit sans connoissance devant ses yeux: elle attribua son
+état au saisissement causé par la mort de sa mère, et profondément
+touchée de le voir ainsi, elle montra, pour le secourir, une présence
+d'esprit et une sensibilité qui pouvoient intéresser à elle.
+
+On transporta Léonce dans une autre chambre; Delphine étoit restée
+pendant ce temps immobile, et dans l'égarement. Son amie, qui n'étoit
+plus, reposoit toujours sur son sein: elle m'interrogeoit des yeux sur
+ce que je pensois de l'état de Léonce; je l'assurai qu'il seroit
+bientôt rétabli, et que l'émotion et la fatigue avoient seules causé
+l'accident qu'il venoit d'éprouver. Madame de Mondoville rentra dans
+ce moment avec ses prêtres, et tout l'appareil de la mort; Delphine
+comprit alors que madame de Vernon avoit cessé de vivre, et plaçant
+doucement sur son lit cette femme à la fois intéressante et coupable,
+elle se mit à genoux devant elle, baisa sa main avec attendrissement
+et respect, et s'éloignant, elle se laissa ramener par moi, dans sa
+maison, sans rien dire.
+
+Je l'ai fait mettre au lit parce qu'elle avoit une fièvre très-forte.
+Nous avons envoyé plusieurs fois savoir des nouvelles de Léonce: il
+est revenu de son évanouissement assez malade, mais sans danger. M.
+Barton qui, par un heureux hasard, étoit arrivé hier au soir, est venu
+pour voir Delphine ce matin; elle étoit si agitée, qu'il n'eût pas été
+prudent de la laisser s'entretenir avec lui. Il m'a dit seulement
+qu'ayant obtenu de madame d'Albémar de ne pas écrire à Léonce, de peur
+de l'irriter contre sa belle-mère, il avoit cru cependant devoir dire
+quelques mots, pour le calmer, dans une lettre qu'il lui avoit
+adressée; mais l'obscurité même de cette lettre et le silence de
+Delphine avoient jeté Léonce dans une si violente incertitude, qu'il
+étoit parti d'Espagne à l'instant même, se flattant d'arriver à Paris
+avant le départ de madame d'Albémar pour le Languedoc.
+
+M. Barton ne m'a point caché qu'il étoit inquiet des résolutions de
+Léonce; il reçoit les soins de madame de Mondoville avec douceur, mais
+quand il est seul avec M. Barton, il paroît invariablement décidé à
+passer sa vie avec madame d'Albémar: sa passion pour elle est
+maintenant portée à un tel excès, qu'il semble imposssible de la
+contenir. M. Barton n'espère que dans le courage et la vertu de madame
+d'Albémar. Il croit qu'elle doit se refuser à revoir Léonce, et suivre
+son projet de retourner vers vous: c'est aussi la détermination de
+Delphine; je n'en puis douter, car je l'ai entendue répéter tout bas,
+quand elle se croyoit seule, _non je ne dois pas le revoir, je l'aime
+trop, il m'aime aussi, non je ne le dois pas; il faut partir_.
+
+Cependant, que vont devenir Léonce et Delphine? avec leurs sentimens,
+et dans leur situation, comment vivre ni séparés ni réunis? mon mari
+est venu me rejoindre, il m'a rendu le courage qui m'abandonnoit. Il
+dit qu'il veut essayer d'offrir des consolations à madame d'Albémar;
+mais quel bien lui-même, le plus éclairé, le plus spirituel des
+hommes, quel bien peut-il lui faire? Votre parfaite amitié,
+mademoiselle, vous fera-t-elle découvrir des consolations que je
+cherche en vain? Je crois à l'énergie du caractère de madame
+d'Albémar, à la sévérité de ses principes; mais ce qui n'est, hélas!
+que trop certain, c'est qu'il n'existe aucune résolution qui puisse
+désormais concilier son bonheur et ses devoirs.
+
+Agréez, mademoiselle, l'hommage de mes sentimens pour vous.
+
+ÉLISE DE LEBENSEI.
+
+
+FIN DU PREMIER VOLUME.
+
+
+
+
+
+
+
+DELPHINE.
+
+
+
+
+TROISIEME PARTIE.
+
+
+
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Paris, ce 4 décembre 1790.
+
+
+La perfidie des hommes nous a séparés, ma Delphine; que l'amour nous
+réunisse: effaçons le passé de notre souvenir; que nous font les
+circonstances extérieures dont nous sommes environnés? N'aperçois-tu
+pas tous les objets qui nous entourent comme à travers un nuage?
+Sens-tu leur réalité? Je ne crois à rien qu'à toi: je sais confusément
+qu'on m'a indignement trompé; que je l'ai reproché à une femme
+mourante; que sa fille se dit ma femme; je le sais: mais une seule
+image se détache de l'obscurité, de l'incertitude de mes souvenirs,
+c'est toi, Delphine: je te vois au pied de ce lit de mort, cherchant à
+contenir ma fureur, me regardant avec douceur, avec amour; je veux
+encore ce regard; seul, il peut calmer l'agitation brûlante qui
+m'empêche de reprendre des forces.
+
+Mon excellent ami Barton n'a-t-il pas prétendu hier que ton intention
+étoit de partir, et de partir sans me voir! Je ne l'ai pas cru, mon
+amie: quel plaisir ton âme douce trouveroit-elle à me faire courir en
+insensé sur tes traces? Tu n'as pas l'idée, jamais tu ne peux l'avoir,
+que je me résigne à vivre sans toi! Non, parce que la plus atroce
+combinaison m'a empêché d'être ton époux, je ne consentirai point à te
+voir un jour, une heure de moins que si nous étions unis l'un à
+l'autre; nous le sommes, tout est mensonge dans mes autres liens, il
+n'y a de vrai que mon amour, que le tien; car tu m'aimes, Delphine! Je
+t'en conjure, dis-moi, le jour, le jour où j'ai formé cet hymen qui ne
+peut exister qu'aux yeux du monde, cet hymen dont tous les sermens
+sont nuls, puisqu'ils supposoient tous que tu avois cessé de m'aimer,
+n'étois-tu pas derrière une colonne, témoin de cette fatale cérémonie?
+Je crus alors que mon imagination seule avoit créé cette illusion;
+mais s'il est vrai que c'étoit toi-même que je voyois, comment ne
+t'es-tu pas jetée dans mes bras? Pourquoi n'as-tu pas redemandé ton
+amant à la face du ciel? Ah! j'aurois reconnu ta voix; ton accent eût
+suffi pour me convaincre de ton innocence; et, devant ce même autel,
+plaçant ta main sur mon coeur, c'est à toi que j'aurois juré l'amour
+que je ne ressentois que pour toi seule.
+
+Mais qu'importe cette cérémonie! elle est vaine, puisque c'est à
+Matilde qu'elle m'a lié. Ce n'est pas Delphine, dont l'esprit
+supérieur s'affranchit à son gré de l'opinion du monde, ce n'est pas
+elle qui repoussera l'amour par un timide respect pour les jugemens
+des hommes. Ton véritable devoir, c'est de m'aimer; ne suis-je pas ton
+premier choix? Ne suis-je pas le seul être pour qui ton âme céleste
+ait senti cette affection durable et profonde, dont le sort de ta vie
+dépendra? Oh! mon amie, quoique personne ne puisse te voir sans
+t'admirer, moi seul je puis jouir avec délices de chacune de tes
+paroles; moi seul je ne perds pas le moindre de tes regards. Aime-moi,
+pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes. Aime-moi,
+pour être fière de toi-même; car je t'apprendrai tout ce que tu vaux.
+Je te découvrirai des vertus, des qualités, des séductions que tu
+possèdes sans le savoir.
+
+Oh Delphine! les lois de la société ont été faites pour l'universalité
+des hommes; mais quand un amour sans exemple dévore le coeur, quand
+une perfidie presque aussi rare a séparé deux êtres qui s'étoient
+choisis, qui s'étoient aimés, qui s'étoient promis l'un à l'autre,
+penses-tu qu'aucune de ces lois, calculées pour les circonstances
+ordinaires de la vie, doive subjuger de tels sentimens? Si devant les
+tribunaux, je démontrois que c'est par l'artifice le plus infâme qu'on
+a extorqué mon consentement, ne décideroient-ils pas que mon mariage
+doit être cassé? Et parce que je n'ai que des preuves morales à
+alléguer, et parce que l'honneur du monde ne me permet pas de les
+donner, ne puis-je donc pas prononcer dans ma conscience le jugement
+que confirmeroient les lois, si je les interrogeois? Ne puis-je pas me
+déclarer libre au fond de mon coeur?
+
+Hélas! je le sais, il m'est interdit de te donner mon nom, de me
+glorifier de mon amour en présence de toute la terre, de te défendre,
+de te protéger comme ton époux; il faut que tu renonces pour moi à
+l'existence que je ne puis te promettre dans le monde, et que tant
+d'autres mettroient à tes pieds. Mais, j'en suis sûr, tu me feras
+volontiers ce sacrifice, tu ne voudras pas punir un malheureux de
+l'indigne fausseté dont il a été la victime. Ah! s'il s'accusoit,
+l'infortuné, d'avoir cru trop facilement la calomnie, s'il se
+reprochoit sa conduite avec désespoir, s'il étoit prêt à détester son
+caractère, c'est alors surtout, c'est alors, Delphine, que tu
+sentirois le besoin de consoler cet ami, qui ne pourroit trouver aucun
+repos au fond de son coeur. Oui, je hais tour à tour les auteurs de
+mes maux et moi-même; mes amères pensées me promènent sans cesse de
+l'indignation contre la conduite des autres, à l'indignation contre
+mes propres fautes.
+
+Je ne veux te rien cacher, Delphine; en te faisant connoître tous les
+sacrifices que je te demande, je n'effraierai point ton coeur
+généreux. Notre union, quels que soient mes soins pour honorer et
+respecter ce que j'adore, nuira plus à ta réputation qu'à la mienne.
+Cette crainte t'arrêteroit-elle? J'aurois moins le droit qu'un autre
+de la condamner; mais entends-moi, Delphine, que des motifs
+raisonnables ou puériles, nobles ou foibles, t'éloignent de moi,
+n'importe! je ne survivrai point à notre séparation. Maintenant que tu
+le sais, c'est à toi seule qu'il appartient de juger quelle est la
+puissance de ta volonté; a-t-elle assez de force pour te soutenir
+contre le regret de ma mort? Delphine, en es-tu certaine? prends
+garde, je ne le crois pas.
+
+Si je t'avois rencontrée depuis que ma destinée est enchaînée à
+Matilde, j'aurois dû, j'aurois peut-être su résister à l'amour; mais
+t'avoir connue quand j'étois libre! avoir été l'objet de ton choix, et
+s'être lié à une autre! c'est un crime qui doit être puni; et je me
+prendrai pour victime, si tu attaches à ma faille des suites si
+funestes, que mon coeur soit à jamais dévoré par le repentir.
+
+Quoi! mon bonheur me seroit ravi, non par la nécessité, non par le
+hasard, mais par une action volontaire, par une action irréparable!
+qu'ils vivent ceux qui peuvent soutenir ce mot, _l'irréparable_! Moi,
+je le crois sorti des enfers, il n'est pas de la langue des hommes;
+leur imagination ne peut le supporter; c'est l'éternité des peines
+qu'il annonce; il exprime à lui seul ses tourmens les plus cruels.
+
+Les emportemens de mon caractère ne m'avoient jamais donné l'idée de
+la fureur qui s'empare de moi, quand je me dis que je pourrais te
+perdre, et te perdre par l'effet de mes propres résolutions, des
+sentimens auxquels je me suis livré, des mots que j'ai prononcés.
+Delphine, en exprimant cette crainte, qui me poursuit sans relâche,
+j'ai été obligé de m'interrompre; j'étois retombé dans l'accès de rage
+où tu m'as vu, lorsque j'accusois sans pitié madame de Vernon. Je me
+suis répété, pour me calmer, que tu ne braverois pas mon désespoir.
+Oh! ma Delphine, je te verrai, je te verrai sans cesse.
+
+Demain, on m'assure que je serai en état de sortir, j'irai chez vous:
+votre porte pourroit-elle m'être refusée? Mais d'où vient cette
+terreur! ne connois-je pas ton coeur généreux, ton esprit éminemment
+doué de courage et d'indépendance! Quel motif pourroit t'empêcher
+d'avoir pitié d'un malheureux qui t'est cher, et qui ne peut plus
+vivre sans toi?
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+Réponse de Delphine à Léonce.
+
+
+_Quel motif pourrait m'empêcher de vous voir?_ Léonce, des sentimens
+personnels ou timides n'exercent aucun pouvoir sur moi. Dieu m'est
+témoin que, pour tous les intérêts réunis, je ne céderois pas une
+heure, une heure qu'il me seroit accordé de passer avec vous sans
+remords; mais ce qui me donne la force de dédaigner toutes les
+apparences, et de m'élever au-dessus de l'opinion publique elle-même,
+c'est la certitude que je n'ai rien fait de mal; je ne crains point
+les hommes, tant que ma conscience ne me reproche rien; ils me
+feroient trembler, si j'avois perdu cet appui.
+
+Nous sommes bien malheureux: oh! Léonce, croyez-vous que je ne le
+sente pas? Tout sembloit d'accord il y a quelques mois, pour nous
+assurer la félicité la plus pure. J'étois libre, ma situation et ma
+fortune m'assuroient une parfaite indépendance; je vous ai vu, je vous
+ai aimé de toutes les facultés de mon âme, et le coup le plus fatal,
+celui que la plus légère circonstance, le moindre mot auroit pu
+détourner, nous a séparés pour toujours! Mon ami, ne vous reprochez
+point notre sort; c'est la destinée, la destinée seule, qui nous a
+perdus tous les deux.
+
+Pensez-vous que je ne doive pas aussi m'accuser de mon malheur?
+Souvent je me révolte contre cette destinée irrévocable, je m'agite
+dans le passé comme s'il étoit encore de l'avenir; je me repens avec
+amertume de n'avoir pas été vous trouver, lorsque cent fois je l'ai
+voulu. Le désespoir me saisit, au souvenir de cette fierté, de cette
+crainte misérable, qui ont enchaîné mes actions, quand mon coeur
+m'inspirait l'abandon et le courage.
+
+S'il vous est plus doux, Léonce, quand vous souffrez, de songer, à
+quelque heure que ce puisse être, que dans le même instant, Delphine,
+votre pauvre amie, accablée de ses peines, implore le ciel pour les
+supporter; le ciel qui, jusqu'alors, l'avoit toujours secourue, et
+qu'elle implore maintenant en vain: si cette idée tout à la fois
+cruelle et douce vous fait du bien, ah! vous pouvez vous y livrer!
+Mais que font nos douleurs à nos devoirs? La vertu, que nous adorions
+dans nos jours de prospérité, n'est-elle pas restée la même? Doit-elle
+avoir moins d'empire sur nous, parce que l'instant d'accomplir ce que
+nous admirions est arrivé?
+
+Le sort n'a pas voulu que les plus pures jouissances de la morale et
+du sentiment nous fussent accordées. Peut-être, mon ami, la Providence
+nous a-t-elle jugés dignes de ce qu'il y a de plus noble au monde, le
+sacrifice de l'amour à la vertu. Peut-être.....hélas! j'ai besoin,
+pour me soutenir, de ranimer en moi tout ce qui peut exalter mon
+enthousiasme, et je sens avec douleur que pour toi, pour toi seul! ô
+Léonce, j'éprouve ces élans de l'âme que m'inspiroit jadis le culte
+généreux de la vertu.
+
+Ce qui dépend encore de nous, c'est de commander à nos actions; notre
+bonheur n'est plus en notre puissance, remettons-en le soin au ciel;
+après beaucoup d'efforts, il nous donnera du moins le calme, oui, le
+calme à la fin! Quel avenir! de longues douleurs, et le repos des
+morts pour unique espoir; n'importe; il faut, Léonce, il faut ou
+désavouer les nobles principes dont nous étions si fiers, ou nous
+immoler nous-mêmes à ce qu'ils exigent de nous.
+
+Vous apercevrez aisément dans cette lettre à quels combats je suis
+livrée. Si vous en concevez plus d'espoir, vous vous tromperez. Je
+sais que les devoirs que j'aimois n'ont plus de charmes à mes yeux,
+que l'amour a décoloré tous les autres sentimens de ma vie, que j'ai
+besoin de lutter à chaque instant contre les affections de mon coeur,
+qui m'entraînent toutes vers vous; je le sais, je consens à vous
+l'apprendre; mais c'est parce que je suis résolue à ne plus vous voir.
+Vous dirois-je le secret de ma foiblesse, si, déterminée au plus
+grand, au plus cruel, au plus courageux des sacrifices, je ne me
+croyais pas dispensée de tout autre effort?
+
+Je suivrai le projet que j'avois formé avant votre retour d'Espagne;
+qu'y a-t-il de changé depuis ce retour? Je vous ai vu, et voilà ce qui
+me persuade que de nouveaux obstacles s'opposent à mon départ. Le plus
+grand des dangers, c'est de vous voir; c'est contre ce seul péril, ce
+seul bonheur, qu'il faut s'armer. Ne vous irritez pas de cette
+détermination, songez à ce qu'elle me coûte, ayez pitié de moi, que
+tout votre amour soit de la pitié!
+
+Je m'essaie à roidir mon âme pour exécuter ma résolution; mais
+savez-vous quelle est ma vie, le savez-vous?.....Je ne me permets pas
+un instant de loisir, afin d'étourdir, s'il se peut, mon coeur.
+J'invente une multitude d'occupations inutiles, pour amortir sous leur
+poids l'activité de mes pensées; tantôt je me promène dans mon jardin
+avec rapidité, pour obtenir le sommeil par la fatigue; tantôt
+désespérant d'y parvenir, je prends de l'opium le soir, afin de
+m'endormir quelques heures. Je crains d'être seule avec la nuit, qui
+laisse toute sa puissance à la douleur, et n'affoiblit que la raison.
+
+Je serois déjà partie, si vous ne m'aviez pas annoncé que vous me
+suivriez; je vous demande votre parole de ne pas exécuter ce projet.
+Quel éclat, qu'une telle démarche! Quel tort envers votre femme, dont
+le bonheur, à plusieurs titres, doit m'être toujours sacré! et que
+gagneriez-vous, si vous persistiez dans cette résolution insensée? Au
+milieu de la route, dans quelques lieux glacés par l'hiver, je vous
+reverrois encore, et je mourrois de douleur à vos pieds, si je ne me
+sentois pas la force de remplir mon devoir en vous quittant pour
+jamais.
+
+Léonce, il y a dans la destinée des événemens dont jamais on ne se
+relève, et lutter contre leur pouvoir, c'est tomber plus bas encore
+dans l'abîme des douleurs. Méritons par nos vertus la protection d'un
+Dieu de bonté; nous ne pouvons plus rien faire pour nous qui nous
+réussisse; essayons d'une vie dévouée, d'une vie de sacrifices et de
+devoirs; elle a donné presque du bonheur à des âmes vertueuses.
+Regardez madame d'Ervins, victime de l'amour et du repentir, elle va
+s'enfermer pour jamais dans un couvent: elle a refusé la main de son
+amant, elle renonce à la félicité suprême, et cette félicité cependant
+n'auroit coûté de larmes à personne.
+
+C'est moi qui résiste à vos prières, et c'est moi cependant qui
+emporterai dans mon coeur un sentiment que rien ne pourra détruire.
+Quand je me croyois dédaignée, insultée même par vous, je vous aimois,
+je cherchois à me trouver des torts pour excuser votre injustice. Ah!
+ne m'oubliez pas; y a-t-il un devoir qui vous commande de m'oublier?
+Quand il existeroit, ce devoir, qu'il soit désobéi. Si je me sentois
+une seconde fois abandonnée de votre affection, s'il falloit rentrer
+dans la ténébreuse solitude de la vie, je ne le supporterois plus.
+
+Léonce, établissons entre nous quelques rapports qui nous soient à
+jamais chers. Tous les ans, le deux de décembre, le jour où vous avez
+cessé de me croire coupable, allez dans cette église où je vous ai vu,
+car je ne puis me résoudre à le nier, dans cette église où je vous ai
+vu donner votre main à Matilde. Pensez à moi dans ce lieu même,
+appuyez-vous sur la colonne derrière laquelle j'ai entendu le serment
+qui devoit causer ma douleur éternelle. Ah! pourquoi mes cris ne se
+sont-ils pas fait entendre! je n'aurois bravé que les hommes, et
+maintenant je braverois Dieu même, en me livrant à vous voir.
+
+Léonce, jusqu'à ce jour je puis présenter une vie sans tache à l'Être
+suprême; si tu ne veux pas que je conserve ce trésor, prononce que
+j'ai assez vécu, j'en recevrai l'ordre de ta main avec joie. Quand je
+me sentirai prête à mourir, j'aurai encore un moment de bonheur qui
+vaut tout ce qui m'attend; je me permettrai de t'appeler auprès de
+moi, de te répéter que je t'aime; le veux-tu? dis-le moi. Va, ce désir
+ne seroit point cruel: ne te suffit-il pas que mon coeur, juge du
+tien, en fût reconnoissant?
+
+Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même;
+il faut encore que je m'interdise ce dernier plaisir. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+Vous partiriez sans me voir! vous! La terre manqueroit sous mes pas,
+avant que je cessasse de vous suivre! avez-vous pu penser que vous
+échapperiez à mon amour? Il dompteroit tout, et vous-même. Respectez
+un sentiment passionné, Delphine, je vous le répète, respectez-le;
+vous ne savez pas; en le bravant, quels maux vous attireriez sur nos
+têtes.
+
+J'ai été ce matin à votre porte; faible encore, je pouvois à peine me
+soutenir; on a refusé de me recevoir! j'ai fait quelques pas dans
+votre cour; vos gens ont persisté à m'interdire d'aller plus loin.
+Madame d'Artenas étoit chez vous, je n'ai pas voulu faire un éclat;
+j'ai levé les yeux vers votre appartement, j'ai cru voir derrière un
+rideau votre élégante figure; mais l'ombre même de vous a bientôt
+disparu, et votre femme de chambre est venue m'apporter votre lettre,
+en me priant, de votre part, de la lire, avant de demander à vous
+voir; j'ai obéi, je ne sais quel trouble que je me reproche a disposé
+de moi. Si vous alliez quitter votre demeure, si vous partiez à mon
+insu, si j'ignorois où vous êtes allée! Non, vous ne voulez pas
+condamner votre malheureux amant à vous demander en vain dans chaque
+lieu, croyant sans cesse vous voir eu sans cesse vous perdre, et se
+précipitant par de vains efforts vers votre image, comme dans ces
+songes funestes dont la douleur ne pourroit se prolonger sans donner
+la mort.
+
+Delphine! vous qui n'avez jamais pu supporter le spectacle de la
+souffrance, est-ce donc moi seul que vous exceptez de votre bonté
+compatissante? parce que je vous aime, parce que vous m'aimez aussi,
+ma douleur n'est-elle rien? ne regardez-vous pas comme un devoir de la
+soulager? oh! qu'avois-je fait aux hommes, qu'avois-je fait à cette
+perfide qui m'a donné sa fille, quand je devois consacrer mon sort au
+vôtre? Et vous, qui me demandiez de pardonner, de quel droit le
+demandiez-vous, si vous êtes plus inflexible pour moi que vous ne
+l'avez été pour mes persécuteurs?
+
+Vous refusez de m'entendre, et vous ne savez pas ce que j'ai besoin de
+vous dire; jamais, Delphine, jamais je n'ai pu te parler du fond du
+coeur, mille circonstances nous ont empêché de nous voir librement;
+s'il m'est accordé de t'entretenir une fois, une fois seulement, sans
+craindre d'être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te
+persuaderai. Tu verras que rien de pareil à notre situation ne s'est
+encore rencontré; que nous nous sommes choisis, quand nous pouvions
+nous choisir, quand nous étions maîtres de disposer de nous-mêmes: il
+a fallu nous tromper pour nous désunir; notre âme n'a pris aucun
+engagement volontaire; devant ton Dieu, nous sommes libres: ô
+Delphine, toi qui respectes, toi qui fais aimer la Providence
+éternelle, crois-tu qu'elle m'ait donné les sentimens que j'éprouve,
+pour me condamner à les vaincre? quand la nature frémit à l'approche
+de la douleur, la nature avertit l'homme de l'éviter; son instinct
+seroit-il moins puissant dans les peines de l'âme? si la mienne se
+bouleverse par l'idée de te perdre, dois-je m'y résigner? Non, non,
+Delphine, je sais ce que les moralistes les plus sévères ont exigé de
+l'homme; mais lorsqu'une puissance inconnue met dans mon coeur le
+besoin dévorant de te revoir encore, cette puissance, de quelque nom
+que tu la nommes, défend impérieusement que je me sépare de toi.
+
+Mon amie, je te le promets, dès que je t'aurai vue, c'est à toi que je
+m'en remettrai pour décider de notre sort; mais il faut que je
+t'exprime les sentimens qui m'oppressent. Le jour, la nuit, je te
+parle, et il me semble que je te montre dans mes sentimens, dans notre
+situation, des vérités que tu ignorois, et que seul je puis
+t'apprendre; je ne retrouve plus, quand je t'écris, ce que j'avois
+pensé: je ne puis aussi, je ne puis communiquer à mes lettres cet
+accent que le ciel nous a donné pour convaincre; et s'il est vrai
+cependant que si je te parlois, tu consentirois à passer tes jours
+avec moi, dans quel état ne me jetteriez-vous pas, Delphine, en me
+condamnant, sans m'avoir permis de plaider moi-même pour ma vie?
+
+Vous êtes si forte contre mon malheur! vous devez vous croire certaine
+de me refuser, même après m'avoir écouté. Pourquoi donc ne pas me
+calmer un moment par ce vain essai, dont votre fermeté triomphera?
+Delphine, s'il falloit nous quitter, s'il le falloit, voudriez-vous me
+laisser un sentiment amer contre vous? ange de douceur, le
+voudriez-vous? Vous n'avez point refusé vos soins, vos consolations
+célestes à madame de Vernon, à celle qui nous avoit séparés; et moi,
+Delphine, et moi, me croyez-vous si loin de la mort, qu'au moins un
+adieu ne me soit pas dû?
+
+Vous avez vu la violence de mon caractère, dans ce jour funeste où,
+sans vous, je me serois montré plus implacable encore. Songez quel est
+mon supplice, maintenant que je suis renfermé dans ma maison, avec une
+femme qui a pris ta place! O Delphine! je suis à cinquante pas de toi,
+et je ne puis néanmoins obtenir de te voir! J'envoie dix fois le jour
+pour m'assurer que vous n'avez point ordonné les préparatifs de votre
+départ; je tressaille comme un enfant à chaque bruit; je fais des plus
+simples événemens des présages; tout me semble annoncer que je ne te
+verrai plus. Tu parles de ta douleur, Delphine, ton âme douce n'a
+jamais éprouvé que des impressions qu'elle pouvoit dominer: mais la
+douleur d'un homme est âpre et violente; la force ne peut lutter
+long-temps sans triompher ou périr.
+
+Comment as-tu la puissance de supporter l'état où je suis? de refuser
+un mot qui le feroit cesser comme par enchantement? je ne te reconnois
+pas, mon amie; tu permets à tes idées sur la vertu d'altérer ton
+caractère: prends garde, tu vas l'endurcir, tu vas perdre cette bonté
+parfaite, le véritable signe de ta nature divine; quand tu te seras
+rendue inflexible à ce que j'éprouve, quelle est donc la douleur qui
+jamais t'attendrira? c'est la sensibilité qui répand sur tes charmes
+une expression céleste; quel échange tu feras, si, en accomplissant ce
+que tu nommes des devoirs, tu dessèches ton âme, tu étouffes tous ces
+mouvemens involontaires, qui t'inspiroient tes vertus et ton amour!
+
+Ne va point, par de vaines subtilités, distinguer en toi-même ta
+conscience de ton coeur; interroge-le ce coeur, repousse-t-il l'idée
+de me voir, comme il repousseroit une action vile ou cruelle? non, il
+t'entraîne vers moi; c'est ton Dieu, c'est la nature, c'est ton amant
+qui te parle, écoute une de ces puissances protectrices de ta
+destinée; écoute-les, car c'est au fond de ton âme qu'elles exercent
+leur empire; oublie tout ce qui n'est pas nous, nos âmes se suffisent,
+anéantissons l'univers dans notre pensée, et soyons heureux.
+
+Heureux!--Sais-tu ce que j'appelle le bonheur? c'est une heure, une
+heure d'entretien avec toi, et tu me la refuserois! je me contiens, je
+te cache ce que j'éprouve à cette idée; ce n'est point en effrayant
+ton âme que je veux la toucher; que ta tendresse seule te fléchisse!
+Delphine, une heure! et tu pourras après..... si ton coeur conserve
+encore cette barbare volonté, oui, tu pourras après..... te séparer de
+moi.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+Réponse de Delphine à Léonce.
+
+
+Si je vous revois, Léonce, jamais je n'aurai la force de me séparer de
+vous. Vous refuserois-je ce dernier entretien, le refuserois-je à mes
+voeux ardens, si je ne savois pas que vous revoir et partir est
+impossible! Que parlez-vous de vertu, d'inflexibilité? C'est vous qui
+devez plaindre ma foiblesse, et me laisser accomplir le sacrifice qui
+peut seul me répondre de moi. Quoi qu'il m'en coûte pour vous peindre
+ce que j'éprouve, il faut que vous connoissiez tout votre empire; vous
+prononcerez vous-même alors que j'ai dû quitter ma maison pour me
+dérober à vous.
+
+Vous m'aviez écrit que vous viendriez chez moi ce matin, et j'avois eu
+la force d'ordonner qu'on ne vous reçût pas. J'avois passé une partie
+de la nuit à vous écrire, je voulois être seule tout le jour; j'avois
+besoin, quand je m'interdisois votre présence, de ne m'occuper que de
+vous. Madame d'Artenas se fit ouvrir ma porte d'autorité; mais je
+l'engageai, sous un prétexte, à lire dans mon cabinet un livre qui
+l'intéressoit, et je restai dans ma chambre, debout, derrière le
+rideau de ma fenêtre, les yeux fixés sur l'entrée de la maison, tenant
+à ma main la lettre que je vous avois écrite, et qui devoit, du moins
+je l'espérois, adoucir mon refus.
+
+Je demeurai ainsi pendant près d'une heure, dans un état d'anxiété qui
+vous toucheroit peut-être, si vous pouviez cesser d'être irrité contre
+moi. Quand je n'entendois aucun bruit, je me confirmois dans la
+résolution que m'impose le devoir; mais, quand ma porte s'ouvroit, je
+sentois mon coeur défaillir, et le besoin de revoir encore celui que
+je dois quitter pour toujours, triomphoit alors de moi. Enfin vous
+paroissez, vous faites quelques pas vers l'homme qui devoit vous dire
+que je ne pouvois pas vous recevoir; votre marche se ressentoit encore
+de la foiblesse de la maladie, vos traits me parurent altérés; mais
+cependant, jamais, je vous l'avoue, jamais je n'ai trouvé dans votre
+visage, dans votre expression, un charme séducteur qui pénétrât plus
+avant dans mon âme.
+
+Vous changeâtes de couleur au refus réitéré de mes gens; il me sembla
+que je vous voyois chanceler, et dans cet instant vous l'emportâtes
+sur toutes mes résolutions: je m'élançai hors de ma chambre pour
+courir à vous, pour me jeter peut-être à vos pieds, aux yeux de tous,
+et vous demander pardon d'avoir pu songer à me défendre de votre
+volonté; j'éprouvois comme un transport généreux, il me sembloit que
+j'allois me dévouer à la vertu, en me livrant à ma passion pour vous;
+j'étois enivrée de cette pitié d'amour, le plus irrésistible des
+mouvemens de l'âme; toute autre pensée avoit disparu.
+
+Je rencontrai madame d'Artenas comme je descendois dans cet
+égarement:--Mon Dieu, qu'avez-vous? me dit-elle.--Cette question me
+fit rougir de moi-même.--Je vais envoyer une lettre, toi
+répondis-je;--et, soutenue par sa présence, et par des réflexions
+qu'un moment avoit fait renaître, je donnai l'ordre de vous porter ma
+lettre, et de vous demander de retourner chez vous pour la lire.
+
+C'est alors que j'ai senti combien le péril de vous voir étoit plus
+grand encore que je ne le croyois! votre présence, dans aucun temps,
+n'avoit produit un tel effet sur moi; je tremblois, je pâlissois; si
+j'avois entendu votre voix, si vous m'aviez parlé, j'aurois perdu la
+force de me soutenir. L'apparition d'un être surnaturel, portant à la
+fois dans le coeur l'enchantement et la crainte, ne donneroit point
+encore l'idée de ce que j'éprouvai, quand vos yeux se levèrent vers ma
+fenêtre comme pour m'implorer, quand devant ma maison, depuis si
+long-temps solitaire, je vis celui que j'ai tant pleuré. Léonce, je
+l'ai quittée, cette maison que vous veniez de me rendre chère, je l'ai
+quittée à l'instant même; il le falloit: si vous étiez revenu, tout
+étoit dit, je ne partois plus. Après le récit que je me suis
+condamnée, non sans honte, à vous faire, serez-vous indigné contre
+moi? Vous inspirerai-je le sentiment amer dont vous m'avez menacée? Ne
+me rendrez-vous pas enfin la liberté d'aller en Languedoc? Je suis
+cachée dans un lieu où vous ne pouvez me découvrir; et je n'attends
+pour me mettre en route, que votre promesse de ne pas me suivre. Ah!
+Léonce, quand je sacrifie toute ma destinée à Matilde, voulez-vous
+qu'un éclat funeste empoisonne sa vie, sans nous réunir!
+
+Oui, Léonce, votre devoir et le mien, c'est de ne pas rendre Matilde
+infortunée. La morale, qui défend de jamais causer le malheur de
+personne, est au-dessus de tous les doutes du coeur et de la raison;
+plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir; et ma sympathie
+pour la douleur des autres s'augmente avec mes propres douleurs: ne
+vous appuyez point de ce sentiment pour me reprocher vos peines. Votre
+malheur à vous, Léonce, c'est le mien; je ne puis tromper assez ma
+conscience, pour me persuader que la bonté me commande de ne pas vous
+affliger. Ah! c'est à moi, c'est à ma passion que je céderois en
+consolant votre coeur; je ne ferai jamais rien pour toi qui ne soit
+inspiré par l'amour.
+
+Léonce, pourquoi vous le cacherois-je? je ne dois rien taire après ce
+que j'ai dit. Si je n'avois compromis que moi, en passant ma vie avec
+vous, si je n'avois détruit que ma réputation et ce contentement
+intérieur dont je faisois ma gloire et mon repos, j'aurois livré mon
+sort à toutes les adversités qu'entraîne un sentiment condamnable;
+j'aurois prosterné devant toi cette fierté, le premier de mes biens,
+quand je ne te connoissois pas: quoi qu'il pût en arriver, je te
+reverrois, et ce bonheur me feroit vivre, ou me consoleroit de mourir.
+Mais il sagit du sort d'une autre, et l'amour même ne pourroit
+triompher dans mon coeur des remords que j'éprouverois, si j'immolois
+Matilde à mon bonheur. J'ai promis à sa mère mourante de la protéger,
+et quelque coupable que fût la malheureuse Sophie, c'est sur cette
+promesse que s'est reposée sa dernière pensée. Qui pourroit absoudre
+d'un crime envers les morts? Quelle voix diroit qu'ils ont pardonné?
+
+Matilde elle-même n'est-elle pas la compagne de mon enfance? Ne me
+suis-je pas liée à son sort en le protégeant? Je recevrois votre vie
+qui lui est due; je la dépouillerois à dix-huit ans de tout son
+avenir; non, Léonce, accordez à Matilde ce qui suffit à son repos,
+votre temps, vos soins; elle ignore que vous m'aimez, elle me devra de
+l'ignorer toujours: cette idée me calmera, je l'espère, dans les
+momens de désespoir dont je ne puis encore me défendre. Léonce, vous
+serez heureux un jour par les affections de famille; vous n'oublierez
+pas alors que j'ai renoncé à tout dans cette vie, pour vous assurer le
+bonheur des liens domestiques, et vous pourrez mêler un souvenir
+tendre de moi à vos jouissances les plus pures.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+Léonce à Delphine,
+
+
+Vous n'êtes plus dans votre maison, vous l'avez quittée pour me fuir;
+je ne puis retrouver vos traces; je parcours, comme un furieux, tous
+les lieux où vous pouvez être. Non, ce n'est pas de la vertu qu'une
+telle conduite; pour y persister, il faut être insensible. A quoi me
+serviroit de vous peindre mes douleurs? vous avez bravé tout ce que
+pouvoit m'inspirer mon désespoir! Cependant rassemblez tout ce que
+vous avez de forces, car je mettrai votre âme à de rudes épreuves; et
+s'il vous reste encore quelque bonté, votre résolution vous coûtera
+cher.
+
+J'ai été à Bellerive, à Cernay chez madame de Lebensei; elle m'a juré,
+d'un air qui me sembloit vrai, qu'elle ignoroit où vous étiez. Je suis
+revenu, j'ai été trouver votre valet de chambre Antoine; vous
+raconterai-je ce que j'ai fait pour obtenir de lui votre secret? Je
+crois qu'il le sait, car il m'a presque promis de vous faire parvenir
+demain cette lettre; mais rien n'a pu l'engager à me le dire. Je me
+suis promené le reste du jour, enveloppé de mon manteau, dans votre
+rue, ou dans celles qui y conduisent: j'étois là pour m'attacher aux
+pas d'Antoine; malheureux que je suis! réduit à me servir des plus
+odieux moyens, pour obtenir de vous, qui croyez m'aimer, une grâce que
+vous ne devriez pas refuser au dernier des hommes.
+
+Chaque fois que de loin j'apercevois une femme qui pouvoit me faire un
+instant d'illusion, j'approchois avec un saisissement douloureux, et
+je reculois bientôt, indigné d'avoir pu m'y méprendre. Je me sentois
+de l'irritation contre tous les êtres qui alloient, venoient,
+s'agitoient, passoient à côté de moi, sans avoir rien à me dire de
+vous, sans s'inquiéter de mon supplice. Le soir, ne craignant plus
+enfin d'être reconnu, j'ai pu me reposer quelques momens sur un banc
+près de votre porte, et recevoir sur ma tête la pluie glacée qui
+tomboit hier. Mais le douloureux plaisir de m'abandonner à mes
+réflexions, ne m'étoit pas même accordé. J'écoutois, je regardois avec
+une attention soutenue, tout ce qui pouvoit se passer autour de votre
+maison; mes pensées étoient sans cesse interrompues, sans que mon âme
+fût un instant soulagée. Je me le vois à chaque moment, croyant voir
+Antoine qui revenoit en cherchant à m'éviter; quand je faisois
+quelques pas dans un sens, je retournois tout à coup, me persuadant
+que c'étoit du côté opposé que j'aurois découvert ce que je cherchois.
+
+Les heures se passoient, je restois seul dans les rues; il devenoit à
+chaque instant plus invraisemblable qu'au milieu de la nuit je pusse
+rien apprendre. Mais dès que je me décidois à m'en aller, j'étois
+saisi d'un désir si vif de rester, que je le prenois pour un
+pressentiment; et, quoique vingt fois trompé, je cédois aux agitations
+de mon coeur, comme à des avertissemens surnaturels. Enfin le jour est
+arrivé; j'ai pris pour vous écrire, une chambre en face de votre
+maison; j'y suis maintenant, appuyé sur la fenêtre d'où l'on voit
+votre porte, et mes yeux ne peuvent se fixer un instant de suite sur
+mon papier. Pourrez-vous lire ces caractères, tracés au milieu des
+convulsions de douleur que vous me causez? Si je passe encore
+vingt-quatre heures dans cet état, je vous haïrai; oui, les anges
+seroient haïs, s'ils condamnoient au supplice que vous me faites
+souffrir. Ce supplice dénature mon caractère, mon amour, ma morale
+elle-même. Si vous prolongez cette situation, savez-vous qui souffrira
+de ma douleur? Matilde, oui, Matilde, à qui vous me sacrifiez.
+
+J'aurois eu des soins pour elle, si vous m'aviez aimé, si je vous
+avois vue; mais je déteste en elle l'hommage que vous lui faites de
+mon sort. Je la regarde comme l'idole devant laquelle il vous a plu de
+m'immoler, et du moins je jouis de penser que vos vertus imprudentes
+autant qu'obstinées n'auront fait que du mal à tous les trois.
+
+Si vous me cachez où vous êtes, si vous continuez à refuser de me
+voir, ma résolution est prise (et vous savez si je suis capable de
+quelque fermeté); je révélerai à Matilde par quelle suite de mensonges
+l'on m'a fait son époux; et, lui déclarant en même temps que dans le
+fond de mon coeur je regarde notre mariage comme nul, je lui
+abandonnerai la moitié de ma fortune, elle conservera mon nom, et ne
+me reverra jamais. Je passerai ce qu'il me restera de temps à vivre
+auprès de ma mère, en Espagne; et celle à qui vous aviez jugé
+convenable de me dévouer, n'en tendra parler de moi qu'à ma mort.
+
+Que m'importe ce qu'on peut me dire sur le devoir! Les tourmens
+n'affranchissent-ils pas des devoirs? Quand la fièvre vient assaillir
+un homme, on n'exige plus rien de lui; on le laisse se débattre avec
+la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus.
+N'ai-je pas aussi mon délire? Peut-on rien attendre de moi? Je n'ai
+qu'une idée, qu'une sensation; parlez-moi de vous revoir, et je vous
+écouterai, et toutes les vertus rentreront dans mon âme; sans cet
+espoir, qui pourra me faire renoncer à mes projets? Qui découvrira un
+moyen d'agir sur ma volonté? Personne, jamais personne. Et vous
+surtout, Delphine, de quel droit m'offririez-vous des conseils pour le
+malheur que vous m'imposez? C'est le dernier degré de l'insulte, que
+de vouloir être à la fois l'assassin et le consolateur.
+
+Vous le voyez, tout est dit. J'instruirai Matilde, par une lettre, des
+circonstances de notre mariage, de mon amour pour vous, et de la
+décision où je suis de vivre loin d'elle. Dans vingt-quatre heures
+elle saura tout, si vous ne m'écrivez pas que vos résolutions sont
+changées, ou seulement si vous gardez le silence. Ce que contiendra ma
+lettre une fois dit est irrévocable. Si les paroles que je prononcerai
+sont amères, vous saurez qui les a dictées; et si je plonge la douleur
+dans le sein de Matilde, ce n'est pas ma main égarée qu'il faut en
+accuser, c'est le sang-froid, c'est la raison tyrannique qui vous sert
+à me rendre insensé.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+Réponse de Delphine à Léonce.
+
+
+Vous avez cru m'effrayer par votre indigne menace: depuis que je vous
+connois, je me suis senti de la force contre vous une seule fois,
+c'est après avoir lu votre lettre. J'ai imaginé pendant quelques
+instans que vous pouviez faire ce que vous m'annonciez, et je pensois
+à vous sans trouble, car j'avois cessé de vous estimer.
+
+Léonce, ce moment d'une tranquillité cruelle n'a pas duré; j'ai rougi
+d'avoir craint que vous fussiez capable de l'action la plus dure et la
+plus immorale, que jamais homme pût se permettre! Vous, Léonce, vous
+condamneriez au plus cruel isolement une femme aussi vertueuse que
+Matilde! Elle vient de perdre sa mère, et vous lui ôteriez son époux!
+Vous lui laisseriez, dites-vous, votre nom et votre bien; c'est-à-dire
+que vous seriez sans reproches aux yeux du monde, qui juge si
+différemment les devoirs des maris et des femmes. Mais que feriez-vous
+réellement pour Matilde? Avez-vous réfléchi au malheur d'une femme
+dont tous les liens naturels sont brisés? Savez-vous que par la
+dépendance de notre sort et la foiblesse de notre coeur, nous ne
+pouvons marcher seules dans la vie? Matilde est très-religieuse, mais
+sa raison a besoin de guide. S'il ne lui restoit plus une seule
+affection sur la terre, les chagrins, exaltant sa dévotion déjà
+superstitieuse, la porteraient bientôt à un enthousiasme fanatique
+dont on ne peut prévoir les effets.
+
+Quel crime a-t-elle commis envers vous, pour la punir ainsi? Sa mère
+l'estimoit assez, pour n'avoir pas osé lui confier les ruses qui
+cependant avoient servi à son bonheur. Matilde vous a vu, Matilde vous
+a aimé. Elle savoit qu'elle étoit destinée à vous épouser; elle a cru
+suivre son devoir, en se livrant à l'attachement que vous lui
+inspiriez. Et moi, juste ciel! et moi, qui dois si bien comprendre ce
+que votre perte peut faire souffrir, je causerois à Matilde la douleur
+au-dessus de toutes les douleurs! Car, ne vous y trompez pas, Léonce,
+si vous vous rendiez coupable de l'action dont vous me menacez, c'est
+moi que j'en accuserois; non parce que j'aurois refusé de vous voir,
+non pour avoir tenté de triompher de ma foiblesse, mais pour vous
+avoir laissé lire dans ce coeur, qui devoit se fermer pour jamais, du
+moment où vous n'étiez plus libre.
+
+Je m'accuserois d'avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre
+meilleur l'objet que j'aime, lui auroit fait perdre ses vertus.
+Léonce, est-ce ainsi que nous sommes faits pour nous aimer? Ce
+sentiment qui, je le crois, ne s'éteindra jamais, ne devoit-il pas
+servir à perfectionner notre âme? Oh! qu'est-ce que l'amour sans
+enthousiasme? Et peut-il exister de l'enthousiasme, sans que le
+respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu'on
+éprouve? Si je cessois d'estimer votre caractère, que seriez-vous pour
+moi, Léonce? le plus aimable, le plus séduisant des hommes; mais ce
+n'est point par ces charmes seuls que mon coeur eût été subjugué. Ce
+qui a décidé de ma vie, c'est que vos qualités, c'est que vos défauts
+même, me sembloient appartenir à une âme noble et fière: j'ai reconnu
+en vous la passion de l'honneur, exagérée, s'il est possible, mais
+inséparable, je l'imaginois, des véritables vertus; je vous ai cru le
+besoin de votre propre approbation, plus encore que celui du suffrage
+des autres hommes. Jamais on n'a prononcé devant vous une parole
+généreuse ou sensible, sans que je vous aie vu tressaillir; jamais
+vous n'avez entendu raconter une belle action, sans que vos regards
+aient exprimé cette émotion profonde, qui désigne l'une à l'autre les
+âmes d'une nature supérieure. Voudriez-vous abjurer tout ce qui fut la
+cause de mon amour?
+
+Dans ce moment où je me condamne au sacrifice le plus cruel que le
+devoir puisse exiger, l'idée que je me suis faite de vous me soutient
+et me relève; je souffre pour mériter votre estime; peut-être ce motif
+a-t-il plus d'empire sur moi, que je ne le crois encore. Vous
+sacrifieriez l'amour et son bonheur à l'opinion publique, Léonce, vous
+le feriez, je le sais; et que penseriez-vous donc de moi, si Dieu et
+ma conscience avoient moins d'empire sur ma conduite, que l'honneur du
+monde sur la vôtre? Il me reste encore quelques forces, je dois m'en
+servir pour fuir le remords. Si malgré mes efforts les plus sincères,
+vous parvenez à renverser mes résolutions, il n'y aura point de terme
+aux malheurs qui nous poursuivront. Ma réputation s'altérera bientôt,
+et peut-être m'en aimerez-vous moins. Juste ciel! pouvez-vous rien
+imaginer qui alors égalât mon supplice! Les sacrifices que j'aurois
+faits à votre amour, me flétriroient à vos yeux mêmes. Et qui sait
+s'il seroit temps encore de ranimer votre coeur par une action
+désespérée, et de reconquérir pour ma mémoire l'affection pure et vive
+que le blâme du monde auroit ternie!
+
+Léonce, des craintes, des réflexions sans nombre se pressent dans ma
+pensée, et luttent contre le sentiment qui m'entraîne vers toi. Ah!
+que n'en coûte-t-il pas pour s'arracher au bien suprême! Mais d'où
+vient donc l'effroi qui me saisit, lorsque je me sens prête à céder à
+vos voeux? C'est la protection du ciel qui m'inspire cet effroi
+salutaire: peut-être l'ombre d'un ami que j'ai perdu, fait-elle un
+dernier effort pour me sauver, et gémit-elle autour de moi, sans que
+mes sens puissent saisir, ni ses paroles, ni son image.
+
+Léonce, si j'ai cessé de vous entretenir de Matilde, dont j'étois
+d'abord uniquement occupée, c'est que je ne crains plus le projet que
+l'égarement d'un instant vous avoit inspiré; je n'ai pas besoin de
+votre réponse pour être sûre que vous y avez renoncé. Je ne sais dans
+quel endroit de cette lettre, j'ai éprouvé tout à coup la certitude
+que je vous avois persuadé, mais cette impression ne m'a pas trompée.
+O Léonce! nous ne sommes pas encore tout-à-fait séparés; mes propres
+mouvemens m'apprennent ce que vous ressentez. Il est resté dans mon
+coeur je ne sais quelle intelligence, quelle communication avec vous,
+qui me révèle vos pensées.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+Oui, je vous obéirai, vous avez raison de n'en pas douter; je cède à
+la vérité, quand c'est vous qui me l'annoncez. N'aurai-je donc pas le
+pouvoir de vous persuader à mon tour?
+
+Il est impossible que vous eussiez la force de vous montrer cruelle
+envers moi, si j'avois su vous convaincre que la plus parfaite vertu
+vous permettoit, vous ordonnoit même peut-être, de condescendre à ma
+prière. Je ne sais si dans le délire de la fièvre, j'ai conçu
+l'espérance que vous seriez l'épouse de mon choix, que vous tiendriez
+les sermens que vous auriez prononcés, si dans ce jour affreux j'avois
+saisi votre main, que vous tendiez vers moi, et que je l'eusse
+présentée à la bénédiction du ciel; mais j'en prends à témoin l'amour
+et l'honneur, je ne vous demande qu'un lien pur comme votre âme, un
+lien sans lequel je ne puis exercer aucune vertu, ni faire le bonheur
+de personne.
+
+Vous m'ordonnez de rester auprès de Matilde, j'obéirai; mais le
+spectacle de mon désespoir ne l'éclairera-t-il pas tôt ou tard sur mes
+sentimens? Si vous m'ôtez l'émulation de vous plaire, si des
+entretiens fréquens avec vous ne raniment pas mon esprit découragé, ne
+me rendent pas le libre usage des qualités et des talens que je
+possédois peut-être, mais que je perds sans vous, que ferai-je dans la
+vie? comment serai-je distingué dans aucun genre? comment avancerai-je
+vers un but glorieux, quel qu'il soit? Aucun intérêt, aucun mouvement
+spontané ne me dira ce qu'il faut faire; et loin d'éprouver de
+l'ambition, je m'acquitterai des devoirs de la vie, comme une ombre
+qui se promeneroit au milieu des êtres vivans.
+
+Puis-je cultiver mon esprit, quand il n'est plus capable d'une
+attention suivie? lorsqu'il ne saisit une idée que par un effort?
+quand je ne puis rien concevoir, rien faire sans une lutte pénible
+contre la pensée qui me domine? Quelle est la carrière que l'on peut
+suivre, quelle est la réputation qu'on peut atteindre par des efforts
+continuels? Quand la nature n'inspire plus lien que de la douleur, se
+fait-il jamais rien de bon et de grand? Un revers éclatant peut donner
+de nouvelles forces à une âme fière, mais un chagrin continuel est le
+poison de toutes les vertus, de tous les talens, et les ressorts de
+l'âme s'affaissent entièrement par l'habitude de la souffrance.
+
+Vous croyez que je serai plus capable de remplir mes devoirs
+domestiques, si vous m'arrachez les jouissances que je voudrois
+trouver dans votre amitié; eh bien! ce sont des devoirs constans et
+doux qui exigent une sorte de calme, qu'un peu de bonheur pourroit
+seul me donner. Oui, Delphine, je vous le devrois ce calme; votre
+figure enchanteresse enflamme et trouble souvent mon coeur; mais votre
+esprit, mais votre âme me font goûter des délices pures et
+tranquilles. Quand, chez madame de Vernon, je vous entendois parler
+sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes,
+démêler les rapports les plus délicats, je m'éclairois en vous
+écoutant: je comprenois mieux le but de l'existence, je pressentois
+avec plaisir l'utile direction que je pourrais donner à mes pensées.
+L'amour, quand c'est vous qui l'inspirez, ennoblit l'âme, développe
+l'esprit, perfectionne le caractère; vous exercez votre pouvoir, comme
+une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur. Depuis que
+je ne vous vois plus, je me sens dégradé, je ne fais plus rien de
+moi-même; je compare, en frémissant, la douleur qui m'attend, à celle
+que j'ai déjà sentie: j'essaie de recourir à des distractions
+impuissantes, et je me dis souvent, qu'il vaudroit mieux se donner la
+mort, qu'être occupé sans cesse à fuir la vie.
+
+Delphine, ce ne sont pas là les peines ordinaires d'un amour
+malheureux, celles dont le temps, ou l'absence, ou la raison peuvent
+triompher; c'est un besoin de l'âme, toujours plus impérieux, plus on
+veut le combattre. Votre visage ne feroit pas l'enchantement de mes
+regards, la jeunesse ne prodiguerait pas tous ses charmes à votre
+taille ravissante, que j'éprouverois encore pour vous le sentiment le
+plus tendre. Vos idées et vos paroles auroient sur moi tant d'empire,
+qu'après vous avoir entendue, jamais je ne pourrais aimer une autre
+femme.
+
+Ah! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi? l'univers et les siècles se
+fatiguent à parler d'amour, mais une fois, dans je ne sais combien de
+milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés
+de leur esprit et de leur âme; ils ne sont heureux qu'ensemble,
+animés, que lorsqu'ils se parlent; la nature n'a rien voulu donner à
+chacun des deux qu'à demi, et la pensée de l'un ne se termine que par
+la pensée de l'autre.
+
+S'il en est ainsi de nous, ma Delphine, quels efforts insensés veux-tu
+donc essayer? Tu me reviendras dans quelques années; si je vis, si
+nous vivons tu me reviendras, ne pouvant plus lutter contre la
+destinée du coeur; mais alors il ne nous restera que des âmes abattues
+par une trop longue infortune. Nous n'aurons plus la force de nous
+relever, et de soutenir, sans en être accablés, cette masse de
+douleurs, que la nature fait peser sur la fin de la vie.
+
+Delphine! Delphine! crois-moi quand je te jure de respecter tous les
+devoirs, toutes les vertus que tu me commandes; après un tel serment,
+tu n'as pas le droit de me refuser. Tu parles de ta faiblesse, tu
+prétends la craindre; ah, cruelle! combien tu, te trompes! Mais enfin
+tu dirois vrai, que moi, l'amant qui t'adore, je te préserverai, si
+ton coeur se confie au mien; je respecterai ta vertu, ta céleste
+délicatesse, tout ce qui fait de toi l'ange des anges! Je veux que ton
+image reste en tout semblable à celle qui remplit maintenant mon
+coeur; et la plus légère altération dans tes qualités me causeroit une
+douleur que toutes les jouissances de l'amour ne pourroient racheter.
+
+Vous protégez Matilde, je m'occuperai attentivement de son bonheur;
+vous connoissez son caractère, son genre de vie, la nature de son
+esprit, vous savez combien il est aisé de lui cacher ce qui se passe
+dans le monde et même autour d'elle; je la rendrai plus heureuse, par
+les soins que je croirai lui devoir en compensation du bonheur que je
+goûterai sans elle; je la rendrai plus heureuse en réparant ainsi les
+torts qu'elle ignorera, que si, l'âme déchirée, je traînois quelque
+temps encore loin de vous, une vie de désespoir. Delphine, tout est
+prévu, j'ai répondu à tout, il ne reste plus de défense à votre coeur,
+mon innocente prière ne peut plus être refusée.
+
+Me condamneriez-vous à repousser un soupçon que vous me faites
+entrevoir? Vous avez le droit de m'accabler de mes défauts, après le
+malheur dans lequel ils m'ont précipité; cependant deviez-vous me dire
+que je vous aimerois moins, si votre réputation étoit altérée, si elle
+l'étoit par votre condescendance même pour mon bonheur? Mon amie,
+rejette loin de toi ces craintes indignes de tous deux, laisse-moi
+passer chaque jour une heure auprès de toi; le charme de cette heure
+se répandra sur le reste de ma vie, je l'attendrai, je m'en
+souviendrai; mon sang en circulant dans mes veines, ne m'y causera
+plus une douleur brûlante. Je pourrai penser, agir, faire du bien aux
+autres, remplir les devoirs de ma vie, et mourir regretté de toi.
+
+Je vais porter cette lettre à votre porte, l'espérance me ranime; si
+tu as dit vrai, Delphine, si nos coeurs se devinent encore, cette
+espérance est le présage assuré de ta réponse.
+
+A onze heures du soir.
+
+J'arrive chez vous, et j'apprends que vous êtes partie. Partie! et
+l'on ne veut pas me dire par quelle route! qu'espèrent-ils ceux qui
+s'obstinent à garder ce barbare silence? pensent-ils que sur la terre
+je ne saurai pas vous trouver? Si cette lettre vous arrive avant moi,
+préparez votre coeur, votre coeur, quelque dur qu'il soit, à beaucoup
+souffrir; car vous serez inflexible, je dois le croire à présent, et
+néanmoins il est des événemens funestes, que vous ne verrez pas sans
+frémir. Adieu; je ne m'arrête plus que je n'aie rencontré la mort ou
+vous.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 14 décembre 1790.
+
+
+Je reste, ma chère Louise! ce mot est peut-être bien coupable, mais si
+vous le pardonnez, tout ce que j'ai à vous dire ne servira qu'à me
+justifier.
+
+Vous savez dans quel état j'étois quand je me défendois de le voir; je
+prenois ma douleur pour le trouble le plus coupable et le plus
+dangereux: maintenant que je suis résolue à ne plus le quitter, je
+suis calme, je ne me crains plus; ce qu'il me falloit, c'étoit le voir
+et lui parler. Je ne forme pas un souhait, à présent que ce bonheur
+m'est assuré; je suis certaine de passer ainsi toutes les années de ma
+jeunesse, sans avoir même à combattre un seul mouvement condamnable.
+Je serai son amie, tous les sentimens de mon coeur lui seront
+consacrés, mais cette union ne nous inspirera jamais que les plus
+nobles vertus.
+
+Louise, je luttois contre la nature et la morale, en me séparant de
+lui. Je voulois triompher de l'horreur que m'inspiroit l'idée de le
+faire souffrir, je devois donc être agitée sans cesse par une
+incertitude déchirante; ne sachant si j'étois vertueuse ou criminelle,
+barbare ou généreuse, tout étoit confondu dans mon esprit. Je crois
+comprendre à présent ce qu'il faut accorder à mes devoirs, et je les
+concilierai. Peut-être ne pourrai-je conserver ce qu'on appelle dans
+le monde une existence et de la réputation; mais songez-vous pour quel
+prix je les expose? c'est pour le voir et le voir sans remords! Que
+les ennemis inventent à leur gré des calomnies, des persécutions, des
+peines, ils n'en trouveront point que je ne méprise au sein d'un tel
+bonheur. L'amour tel que je le sens, ne me laisse craindre que le
+crime ou la mort: le reste des maux de la vie ne s'offre à moi que
+comme ces brouillards lointains et passagers qui fixent à peine un
+instant nos regards.
+
+Il faut vous raconter, ma soeur, la scène terrible et douce qui a
+décidé de mon sort.
+
+Madame d'Artenas, témoin, malgré moi, de mon refus de voir mon ami, et
+de la douleur que j'en éprouvois, s'étoit rendue maîtresse de mon
+secret, et m'avoit emmenée chez elle à l'insu de Léonce, pour me
+dérober à ses recherches. J'étois convaincue, par ses lettres, que je
+ne pourrois jamais obtenir de lui la promesse de ne pas me suivre.
+Craignant que d'un instant à l'autre il ne découvrît ma retraite, je
+me décidai à partir, en faisant un détour, pour regagner la route du
+midi. Le soir même où je vous le mandai, ma résolution fut prise et
+exécutée. J'étois soutenue, je crois, dans ce grand effort, par la
+fièvre que la solitude et la douleur m'avoient donnée; une exaltation
+forcée m'animoit, et j'étois si pressée d'accomplir mon cruel
+sacrifice, que je montai dans ma voiture un quart d'heure après m'être
+déterminée à m'en aller. Je laissai Antoine à Paris pour arranger mes
+affaires, et n'ayant avec moi que ma femme de chambre, je partis dans
+un état qui ressembloit bien plus à l'égarement du délire, qu'au
+triomphe de la raison.
+
+La nuit étoit noire et le froid assez vif; je jetai mon mouchoir sur
+ma tête, et m'enfonçant dans ma voiture, son mouvement m'emporta
+pendant trois heures, sans me faire changer d'attitude. Étourdie par
+cette course rapide, je ne suivois aucune idée, je les repoussois
+toutes successivement: néanmoins c'étoit en vain que je cherchois à
+confondre, dans mon trouble, les souvenirs et les regrets qui se
+présentoient à moi; je parvenois à obscurcir ce qui se passoit dans
+mon esprit, mais rien ne calmoit ma douleur. Je m'imagine que l'état
+de mon âme avoit quelque ressemblance alors avec celui des malheureux
+condamnés à la mort, lorsque, ne se sentant pas la force d'envisager
+cette idée, ils essaient d'étouffer en eux toute faculté de réflexion.
+
+Un air glacé, dont je ne m'étois point garantie, me causoit de temps
+en temps des sensations assez pénibles, et cette souffrance me faisoit
+un peu de bien. Je pressois quelquefois mon mouchoir sur ma bouche,
+jusqu'au point de m'ôter la respiration pendant un moment, afin de
+détourner par un autre genre de douleur, la pensée que je redoutois
+comme un fantôme persécuteur. Je ne sais ce qui me seroit arrivé,
+lorsque après de vains efforts pour échapper à moi-même, j'aurois
+considéré dans son entier le sort que je m'imposois. Mais j'étois
+parvenue, je crois, à cet excès de malheur qui fait descendre sur nous
+le secours de la clémence divine.
+
+Un événement que je pourrois appeler surnaturel, du moins par
+l'impression que j'en ai reçue, vint tout à coup changer mon état, et
+me délivrer des tourmens du désespoir. J'entendis mes postillons qui
+crioient:--_Pourquoi voulez-vous nous arrêter? Qui êtes-vous?
+Rangez-vous à l'instant, rangez-vous._--Je crus d'abord que des
+voleurs vouloient profiter de la nuit pour nous attaquer, et moi, que
+vous connoissez craintive, j'éprouvai une émotion presque douce.
+L'idée me vint que Dieu avoit pitié de moi, et m'envoyoit la mort.
+J'avançai précipitamment ma tête à la portière, avide du péril quel
+qu'il fût, qui devoit m'arracher aux impressions que j'éprouvois.
+
+Je ne pouvois rien voir, mais j'entendis une voix qui, depuis la
+première fois qu'elle m'a frappée, n'est jamais sortie de mon coeur,
+prononcer ces mots: _Faites avancer vos chevaux si vous voulez,
+écrasez-moi, mais je ne reculerai pas_.--Arrêtez, m'écriai-je,
+arrêtez.--Les postillons ne distinguoient point mes paroles, et je
+crus qu'ils se préparaient à partir en renversant celui qui s'étoit
+placé devant eux; je fis des efforts pour ouvrir la portière; le
+tremblement de ma main m'empêchoit d'y réussir; ce tremblement
+augmentait à chaque seconde qu'il me faisoit perdre. Je sentois que si
+je ne parvenois pas à descendre, les postillons ne me comprenant pas,
+attribueroient mes cris à l'effroi, et prenant Léonce pour un
+assassin, pourraient l'écraser à l'instant sous les pieds des chevaux
+et les roues de ma voiture. Non, jamais un supplice de cette nature ne
+sauroit se peindre! Enfin je m'élançai hors de cette fatale portière;
+Léonce qui m'avoit entendue, s'étoit jeté en bas de son cheval, et
+courant vers moi, il me reçut dans ses bras.
+
+Divinité des justes! que ferez-vous de plus pour la vertu? Que
+réservez-vous pour elle dans les cieux, quand sur la terre vous nous
+avez donné l'amour? Je le retrouvois le jour même où je m'étois
+condamnée à le quitter pour toujours. Mon coeur reposoit sur le sien,
+au moment où j'avois cru sentir la voiture qui me traînoit, se
+soulever en passant sur son corps; non, je n'aurois pas été un être
+sensible et vrai, si je n'avois pas été résolue dans cet instant, à
+donner ma vie à celui dont la présence venoit de me faire goûter de
+telles délices. Ah! Louise, qui pourroit se replonger dans le
+désespoir, quand un coup du sort l'en a retiré? qui pourroit se
+rejeter volontairement dans l'abîme, reprendre toutes les sensations
+douloureuses, suspendues, effacées par la confiance que le bonheur
+inspire si rapidement? Non, j'ose l'affirmer, le coeur humain n'a pas
+cette force.
+
+Léonce me porta pendant quelques pas; il me croyoit évanouie, je ne
+l'étois point; j'avois conservé le sentiment de l'existence pour jouir
+de cet instant, peut-être marqué par le ciel, comme le dernier et le
+plus haut degré de la félicité qu'il me destine. Le premier mot que je
+dis à Léonce, fut la promesse de renoncer à mon projet de départ; ce
+départ m'étoit devenu désormais impossible, et je ne voulois pas qu'il
+pût en douter un instant, après que ma décision étoit prise. Ah!
+Louise, quelle reconnoissance il m'exprima! quel sentiment délicieux
+le bonheur de ce qu'on aime ne fait-il pas éprouver! Je ne sais quelle
+terreur, créée par l'imagination, avoit effrayé, troublé mon esprit
+depuis quinze jours. Pourquoi donc, pourquoi voulois-je me séparer de
+Léonce? N'existe-t-il pas des soeurs qui passent leur vie avec leurs
+frères? des hommes dont l'amitié honore et console les femmes les plus
+respectables? Pourquoi m'estimois-je si peu que de ne pas me croire
+capable d'épurer tous les sentimens de mon coeur; et de goûter à la
+fois la tendresse et la vertu?
+
+Dès que Léonce me vit résolue a ne pas me séparer de lui, il s'établit
+entre nous la plus douce intelligence; il donna avec une grâce
+charmante des ordres tout autour de moi, plaça ma femme de chambre
+dans le cabriolet d'Antoine, qui étoit venu me rejoindre, et se mêla
+enfin de tous les détails, avec la vivacité la plus aimable, comme
+s'il eût cru prendre ainsi possession de ma vie.
+
+Après m'avoir fait remonter dans ma voiture, il me montra, par les
+soins les plus tendres, son inquiétude sur l'état de tremblement où
+j'étois; il m'entoura de son manteau, ouvrit et referma les glaces
+plusieurs fois, pour essayer ce qui pourroit me faire du bien; je
+voyois en lui une activité de bonheur, une sorte d'impossibilité de
+contenir sa joie, qui me jetoit dans une rêverie enchanteresse; je me
+taisois, parce qu'il parloit; j'étois calme, parce que l'expression de
+ses sentimens étoit vive. Oh, Louise! personne, personne au monde, se
+faisant l'idée de cette félicité, ne renonceroit à l'éprouver!
+
+Il fut convenu entre Léonce et moi que je dirois, à mon retour à
+Paris, que la fièvre m'avoit saisie eu route et m'avoit obligée de
+revenir. J'écoutai ses projets pour nous voir, chaque jour, sans
+jamais causer la moindre peine à Matilde; ils étoient tels que je
+pouvois les désirer; il revint souvent aussi à m'entretenir des
+ménagemens qu'il auroit pour ma réputation.--Léonce, lui répondis-je,
+ne faites désormais rien pour moi qui ne soit nécessaire à vous; je ne
+suis plus à présent qu'un être qui vit pour celui qu'elle aime, et
+n'existe que dans l'intérêt et la gloire de l'objet qu'elle a choisi.
+Tant que vous m'aimerez, vous aurez assez fait pour mon bonheur; mon
+amour-propre, mes penchans, mes désirs sont tous renfermés dans ma
+tendresse. Ne tourmentez ni ma conscience ni mon amour, et décidez de
+ma vie sous tous les autres rapports; je me mets, avec fierté comme
+avec joie, dans la dépendance absolue de votre volonté.
+
+--Louise, avec quelle passion, avec quels transports Léonce me
+remercia! Votre heureuse Delphine entendit pendant trois heures le
+langage le plus éloquent de l'amour le plus tendre. Léonce n'eut pas
+un instant, j'en suis sûre, l'idée de se permettre une expression, un
+regard qui pût me déplaire. Que le coeur est bon! qu'il est pur! qu'il
+est enthousiaste, alors qu'il est heureux!
+
+Je trouvai, en arrivant chez moi, la dernière lettre que Léonce
+m'avoit écrite, et que je n'avois point reçue; il me sembla qu'elle
+eût suffit pour m'entraîner; mais qu'il étoit doux de la lire
+ensemble! Les expressions de la douleur de Léonce me faisoient jouir
+encore plus de son bonheur actuel, et je me plaisois à lui faire
+répéter les prières qu'il m'avoit adressées, pour m'en laisser toucher
+une seconde fois. Mais enfin, je m'aperçus qu'il étoit trois heures du
+matin; au premier mot que je dis à Léonce, il obéit, et me quitta pour
+retourner chez lui.
+
+J'avois perdu le repos depuis plusieurs mois; j'ai dormi profondément
+le reste de cette nuit. Quand je me suis réveillée, un beau soleil
+d'hiver éclairoit ma chambre; il avoit ses rayons de fête, et
+condescendoit à mon bonheur. Je priai Dieu long-temps, je n'avois rien
+dans l'âme que je craignisse de lui confier; après avoir prié, je vous
+ai écrit. Ma soeur, je l'espère, vous ne me condamnerez pas; nous
+avons toujours eu tant de rapports dans notre manière de penser et de
+sentir! comment se pourroit-il que je fusse contente de moi, et que
+vous trouvassiez ma conduite condamnable? Cependant, Louise,
+hâtez-vous de me répondre. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+Mon amie, quoi qu'il puisse nous arriver, remercions le ciel de nous
+avoir donné la vie. Arrête ta pensée sur ce jour qui vient de
+s'écouler; il a fait une trace lumineuse dans le cours de nos années,
+et nous tournerons nos regards vers lui, quelque avenir que le sort
+nous destine.
+
+Dès mon enfance, un pressentiment assez vif, assez habituel, m'a
+persuadé que je périrois d'une mort violente: ce matin cette idée
+m'est revenue à travers les délices de mes sentimens, mais elle avoit
+pris un caractère nouveau; je n'étois plus effrayé du présage, je ne
+désirois plus de le détourner; je ne voyois plus la vie que dans
+l'amour, et je me plaisois à penser que si je périssois foudroyé dans
+la jeunesse par quelqu'un des événemens qui menacent un caractère tel
+que le mien, je périrois dans l'ardeur de ma passion pour toi, et
+long-temps avant que l'âge eût refroidi mon coeur.
+
+Dis-moi, Delphine, pourquoi la pensée de la mort se mêle avec une
+sorte de charme aux transports de l'amour? Ces transports vous
+font-ils toucher aux limites de l'existence? Est-ce qu'on éprouve en
+soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature
+humaine, des émotions qui font désirer à l'âme de briser tous ses
+liens pour s'unir, pour se confondre plus intimement encore avec
+l'objet qu'elle aime? Ah! Delphine, que je suis heureux! que je suis
+attendri! mes yeux sans cesse remplis de larmes, ma voix émue, mes pas
+lents et rêveurs, pourroient me donner l'apparence du plus foible des
+êtres. Mon caractère, cependant, est loin d'être amolli, mais c'est un
+état extraordinaire que cette inépuisable source d'impressions
+sensibles, qui se répand dans tout mon être. L'air déchiroit hier ma
+poitrine oppressée, ce matin il me semble que je respire l'amour et le
+bonheur.
+
+Ah! que j'aime la vie! chaque mouvement, chaque pensée qui me rappelle
+l'existence est un plaisir que je voudrois prolonger; je retiens le
+temps comme un bienfaiteur.
+
+Delphine, nous serons une fois malheureux, ainsi le veut la destinée;
+mais nous n'aurons jamais le droit de nous plaindre. J'ai senti les
+battemens de ton coeur sur le mien, tes bras m'ont serré de toute la
+puissance de ton âme; ces peines, ces inquiétudes, ces doutes qui
+pèsent toujours au dedans de nous-mêmes, et troublent en secret nos
+meilleurs sentimens, ces infirmités de l'être moral enfin avoient
+disparu tout à coup en moi. J'étois libre, généreux, fier, éloquent;
+s'il eût fallu dans ce moment étonner les hommes par le plus intrépide
+courage, les entraîner par des expressions enflammées, j'en étois
+capable, j'en étois digne, et nul génie mortel n'auroit pu s'égaler à
+ton heureux amant. C'est avec cet enthousiasme d'amour, que toi seule
+au monde peux inspirer, que je saurai tromper l'ivresse où me jette ta
+beauté; si quelquefois cet effort m'est pénible, rappelle-moi que tu
+tiens de mon aveu même qu'hier, hier! rien ne manquoit à mon bonheur.
+
+Delphine, je te verrai ce soir, je le puis sans le moindre
+inconvénient: tout s'arrange, tout est facile, les plus petites
+circonstances secondent mes désirs; je suis un être favorisé du ciel à
+cause de toi. Tu m'instruiras dans ta religion, je ne m'en étois pas
+occupé jusqu'à ce jour; mais j'ai tant de bonheur, qu'il me faut où
+porter ma reconnoissance! ce n'est pas assez du culte que je te rends,
+il faut me dire à qui je dois ta vie, qui te l'a donnée, qui te la
+conserve. Impose-moi quelques sacrifices, quelques peines; mais il n'y
+en a plus au monde. Comment faire pour découvrir quelques devoirs qui
+me coûtent, quelques actions qui puissent m'être comptées, quand je te
+verrai tous les jours? Oh, Delphine! calme-moi, s'il est possible; sur
+l'excès de mon bonheur, sur sa durée. Dis-moi que le ciel t'a permis
+de me donner un sort qui n'étoit pas fait pour les hommes; je puis
+tout espérer, je puis tout croire! Quel miracle m'étonneroit, quand un
+moment a changé la nature entière à mes yeux!
+
+Oui, je possède cette félicité, la mort seule la terminera; il n'y en
+aura plus de ces terribles jours, pendant lesquels je ne te voyois
+pas. Mon amie, la force de les concevoir et de les supporter n'existe
+plus en moi; j'ai perdu en un instant toute puissance sur mon âme; le
+bonheur est devenu mon habitude, mon droit; il faut me ménager avec
+bien plus de soin que dans le temps de mon désespoir. Je suis heureux,
+mais tout mon être est ébranlé; les palpitations de mon coeur sont
+rapides; je sens dans mon sein une vie tremblante, que la moindre
+peine anéantirait à l'instant. Oh, Delphine! le bonheur parfait étonne
+la nature humaine; ma tête se trouble, et je suis prêt à devenir
+misérablement superstitieux, depuis que je possède tous les biens du
+coeur.
+
+Adieu, Delphine, adieu; je veux en vain m'exprimer: il y a dans les
+passions violentes une ardeur, une intensité dont l'âme seule a le
+secret. Une sympathie céleste, une étincelle d'amour te révélera
+peut-être ce que j'éprouve.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, ce 20 décembre.
+
+
+Je le crois, j'en suis sûre, ma chère Delphine, puisque vous êtes
+heureuse, vous n'avez pas dans le coeur un seul désir, une seule
+pensée que la vertu la plus parfaite ne puisse approuver: mais hélas!
+vous ne vous doutez pas de tous les périls de votre situation; faut-il
+que je sois forcée par les devoirs de l'amitié, à ne pas partager avec
+vous le premier sentiment de joie que vous m'ayez confié depuis six
+mois! Je ne vous demande point ce qu'il n'est plus temps d'obtenir; en
+lisant vos expressions passionnées, je me suis convaincue que vous
+n'êtes plus capable du grand sacrifice pour lequel vous avez
+courageusement lutté; mais du moins réfléchissez sur les chagrins dont
+vous êtes menacée, afin qu'une crainte salutaire vous serve de guide
+encore, s'il est possible. Vous croyez que Léonce n'exigera jamais de
+vous de renoncer aux principes de vertu, sans lesquels une âme comme
+la vôtre ne pourroit trouver aucun bonheur; je crois que dans ce
+moment son coeur est satisfait par un bien inespéré; mais si vous ne
+pouvez supporter son malheur, pensez-vous qu'il n'essaiera pas de ce
+moyen puissant pour tourmenter votre vie? Vous triompherez, je le
+crois; mais au prix de quelle douleur! l'avez-vous prévu?
+
+Quand vous parviendriez à guider les sentimens de Léonce dans ses
+rapports avec vous, pouvez-vous oublier son caractère? Il ne s'en
+souvient plus lui-même à présent, il ne sent que son amour: mais ne
+savez-vous pas que les défauts qui tiennent à notre nature ou aux
+habitudes de toute notre vie, renaissent toujours dès qu'il existe une
+circonstance qui les blesse! Vous abandonnez, dites-vous, le soin de
+votre réputation, il vous suffit de veiller à la rectitude de votre
+conduite; mais s'il arrive ce qui ne peut manquer d'arriver, si l'on
+soupçonne et si l'on blâme votre liaison avec Léonce, il souffrira
+lui-même beaucoup du tort qu'elle vous fera, et vous retrouverez
+peut-être avec amertume son irritabilité sur tout ce qui tient à
+l'opinion.
+
+Enfin, pouvez-vous vous flatter que Matilde, malgré tous vos
+ménagemens pour elle, ne découvre pas une fois les sentimens que vous
+inspirez à Léonce? et croyez-vous qu'elle fût heureuse, en apprenant
+qu'elle vous doit jusques aux soins même de son époux, et que sa
+conduite envers elle dépend entièrement de votre volonté?
+
+Je vous le répète, je ne vous donne point les conseils rigoureux qui
+seroient maintenant inutiles; mais songez que c'est dans le bonheur
+qu'il est aisé de fortifier sa raison. Je n'exige rien des malheureux,
+ils ont assez à faire de vivre; il n'en est pas de même de vous,
+Delphine; vous jouissez maintenant d'une situation qui vous enchante,
+c'est ce moment qu'il faut saisir pour vous accoutumer, par la
+réflexion, à supporter un avenir peut-être, hélas! trop vraisemblable.
+Il m'en coûte de vous le dire, mais je n'ai pas vu un seul exemple de
+bonheur et de vertu dans le genre de liaison que vous projetez.
+L'exemple de la vertu, vous le donnerez, mais non celui du bonheur. Ce
+qu'on prévoit et ce qu'on ne prévoit pas brise des noeuds trop chers
+et trop peu garantis; la société étant tout entière ordonnée d'après
+des principes contraires à ces relations de simple choix, elle pèse
+sur elles de toute sa force, et finit toujours par les rompre; alors
+le reste des années est dévoré d'avance; on ne peut plus reprendre à
+ces intérêts, à ces goûts simples qui font passer doucement les jours
+que la Providence nous destine. L'on a connu, l'on a éprouvé cette
+existence animée que donnent les sentimens passionnés, et l'on n'est
+plus accessible à aucune des jouissances communes de la vie. La
+puissance de la raison sert à supporter le malheur, mais la raison ne
+peut jamais nous créer un seul plaisir; et quand l'amour a consumé le
+coeur, il faudroit un miracle pour faire rejaillir de ce coeur ainsi
+consumé, la source des plaisirs doux et tranquilles.
+
+Oh, Delphine! pauvre Delphine! vous immolez tout à quelques années, à
+moins encore, peut-être! Je vous en conjure, regardez votre séjour ici
+comme un asile, ne renoncez pas à y venir, n'ajoutez pas
+l'imprévoyance et l'aveugle sécurité à tous les sentimens qui vous
+captivent. Reposez-vous un moment dans le bonheur, mais afin de
+reprendre des forces pour continuer la route de la vie. Hélas! vous
+n'avez pas fini de souffrir, ne relâchez pas tous les liens qui vous
+soutenoient; tous ces liens, qui sont plus souvent encore un appui
+qu'une gêne, ils ne vous seront que trop nécessaires. Mon amie, nous
+l'avons dit souvent ensemble, la société, la Providence même,
+peut-être, n'a permis qu'un seul bonheur aux femmes, l'amour dans le
+mariage; et quand on en est privé, il est aussi impossible de réparer
+cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les
+dons immédiats de la nature, et dont elle dispose seule.
+
+Il en coûte, je le sens, de se prononcer que l'on ne peut plus être
+heureux; mais il seroit plus amer encore de se faire illusion sur
+cette vérité; et, dans de certaines situations, c'est un grand mal que
+l'espérance; sans elle, le repos naîtroit de la nécessité. Delphine,
+l'amitié doit réserver ses foiblesses pour l'instant de la douleur; au
+milieu des prospérités, il faut qu'elle fasse entendre une voix
+sévère.
+
+Je ne vous ai parlé que des peines qui menacent le sentiment auquel
+vous vous livrez; je ne me suis pas permis de craindre pour vous le
+plus grand des malheurs, le remords. Ah! vous avez fait une cruelle
+expérience de la douleur, et cependant vous ne connoissez pas encore
+tout ce que le coeur peut souffrir; vous l'apprendriez, si vous aviez
+manqué à vos devoirs. Aussi long-temps que vous les respecterez, mon
+amie, la faveur du ciel peut encore vous protéger.
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Paris, ce 29 décembre.
+
+
+Vous êtes heureuse, ma Delphine, mon coeur ne devroit plus rien
+désirer; il y a quinze jours que je ne croyois pas même à la
+possibilité de la peine; il me sembloit qu'elle ne rentreroit jamais
+dans mon coeur; cependant je suis inquiet, presque triste; je voulois
+te le cacher, mais j'ai senti que j'offenserois cette intimité
+parfaite, qui confond nos âmes, si je laissois s'établir le moindre
+secret entre nous.
+
+Je vous en conjure, Delphine, n'interprétez pas mal ce que je vais
+vous dire. Ce ne sont point des sentimens réprimés, quoique
+invincibles, qui troublent déjà mon bonheur; ce n'est pas non plus la
+jalousie qui s'empare de moi; comment pourroit-elle m'atteindre? mon
+coeur en est préservé par mon estime, par mon admiration pour toi:
+mais je hais cette vie du monde dans laquelle vous avez reparu avec
+tant d'éclat. Quand je vais chez vous, j'y rencontre sans cesse des
+visites, je ne suis jamais sûr d'un instant de conversation tête à
+tête; plusieurs fois les importuns pour qui vous êtes charmante, sont
+demeurés à causer avec vous, jusqu'à l'heure où la prudence ne me
+permettoit plus de rester.
+
+Hier au soir, par exemple, hier j'ai passé quatre heures avec vous, et
+pendant ces quatre heures, qui pourroit le croire! je n'ai éprouvé que
+des sentimens pénibles. Madame d'Artenas vous avoit persécutée pour
+souper chez elle, vous aviez cru devoir y consentir: c'étoit,
+m'avez-vous dit, afin de prouver par l'accueil même que vous recevriez
+au milieu de la meilleure société de Paris, que l'impression des
+bruits répandus contre vous étoit entièrement effacée; car vous aussi,
+Delphine, vous vous occupez de captiver l'opinion du monde, et vous y
+réussissez parfaitement; je vous ai suivie dans ce tourbillon, et si
+je n'y avois pas été, je ne vous aurois pas vue de tout le jour.
+
+J'arrivai avant vous, vous entrâtes; jamais je ne vous avois vue si
+belle! cet habit noir sur lequel retomboient vos cheveux blonds, ce
+crêpe qui environnoit votre taille et faisoit ressortir la plus
+éclatante blancheur, toute votre parure enfin contribuoit à vous
+rendre éblouissante. J'entendis des murmures d'admiration de toutes
+parts, et je ne sais pourquoi je ne me sentis pas fier de votre
+succès; il me sembloit que vous deviez votre éclat au désir de plaire
+généralement, et non à votre attachement pour moi seul; cette
+impression fut la première que j'éprouvai en vous voyant, et le reste
+de la soirée ne fut que trop d'accord avec ce pénible sentiment.
+
+Jamais vous n'avez produit tant d'effet par votre présence et par
+votre conversation! jamais vous n'avez montré un esprit plus séduisant
+et plus aimable! Trois rangs d'hommes et de femmes faisoient cercle
+autour de vous, pour vous voir et vous entendre. La jalousie, la
+rivalité étoient pour un moment suspendues; on étoit avec vous comme
+les courtisans avec la puissance; ils cherchent à s'en approcher sans
+se comparer avec elle; chacun étoit glorieux de bien comprendre tout
+le charme de vos expressions, et pour un moment les amours-propres
+luttoient seulement ensemble à qui vous admireroit le plus. Moi, je me
+tins à quelque distance de vous, sans perdre un mot de votre
+entretien. J'entendis aussi les exclamations d'enthousiasme, je dirois
+presque d'amour, de tous ceux qui vous entouroient. Tandis que votre
+esprit se montroit plus libre, plus brillant que jamais, il m'étoit
+impossible de me mêler à la conversation; vous étiez gaie et j'étois
+sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi je suis heureux.
+Pourquoi donc étois-je si embarrassé, si triste? expliquez-moi la
+raison de cette différence; oh! si vous alliez découvrir que c'est
+parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m'aimez!
+
+Certainement, la vie de Paris ne peut convenir à l'amour; le sentiment
+que vous avez daigné m'accorder s'affoibliroit au milieu de tant
+d'impressions variées. Je le sais, votre coeur est trop sensible pour
+que l'amour-propre puisse le distraire des affections véritables; mais
+enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours, dès que vous
+paroissez, ne vous causent-ils pas quelques plaisirs? et ces plaisirs
+ne viennent pas de moi; ce seroient eux, au contraire, qui pourroient
+vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de
+votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver
+cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun. objet, mais
+s'attache aux moindres nuances des sentimens du coeur; ces suffrages
+qui se pressent autour de vous, il me semble qu'ils nous séparent; ces
+éloges que l'on vous prodigue, donnent à tant d'autres l'occasion de
+vous nommer, de s'entretenir de vous, de prononcer des paroles
+flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que
+je serai sans doute entraîné à vous redire encore!
+
+Oh! mon amie, puisque vous ne m'appartiendrez jamais entièrement,
+puisque ces charmes qui enivrent tous les regards ne seront jamais
+livrés à mon amour, il faut me pardonner d'être prêt à m'irriter,
+quand on vous voit, quand on vous entend, quand on goûte presque alors
+les mêmes jouissances que moi. Pardon, ma Delphine, j'ai blasphémé; tu
+m'aimes, à qui donc puis-je me comparer sur la terre? Mais je ne puis
+jouir de mon sort au milieu du monde; l'observation qui nous environne
+m'importune; je ne suis bien que seul avec toi; dans toute autre
+situation je souffre, je sens avec une nouvelle amertume le désespoir
+de n'être pas ton époux. Tu veux que je sois heureux, eh bien! j'ose
+te supplier de retourner à Bellerive; la saison est rude encore; mais
+n'est-il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourroit
+déplaire à d'autres femmes?
+
+Les devoirs que tu m'imposes envers Matilde, ne me permettront pas de
+te voir avant sept heures du soir; tu seras souvent seule jusqu'alors,
+mais tu goûteras quelque plaisir par les pensées solitaires qui
+gravent plus avant toutes les impressions dans le coeur. Je demande à
+la femme de France qui voit à ses pieds le plus d'hommages et de
+succès, de s'enfermer dans une campagne, au milieu des neiges de
+l'hiver; mais cette femme sait aimer, cette femme quittoit tout pour
+me fuir, quand un scrupule insensé l'égaroit; ne quittera-t-elle pas
+tout plus volontiers encore, pour satisfaire mon coeur avide d'amour,
+de solitude, d'enthousiasme, de toutes ces jouissances que le monde
+ravit à l'âme, en la flétrissant? Je déteste ces heures que consume
+une vie oiseuse. Depuis six mois, j'ai perdu l'habitude de
+l'occupation; si tu le veux, nous donnerons quelques momens à des
+lectures communes; j'aime cette douce manière de tromper, s'il est
+possible, les sentimens qui me dévorent.
+
+Les pratiques religieuses et la société des dévotes remplissent
+presque toutes les soirées de madame de Mondoville; elle ne m'a jamais
+demandé de venir avec elle aux assemblées qui se tiennent chez
+l'évêque de M., et je crois même qu'elle seroit fort embarrassée de
+m'y mener; elle ne se permet jamais d'aller au spectacle; elle fait
+des difficultés sur les trois quarts des femmes que nous serions
+appelés à voir; il arrive donc tout simplement que je deviens chaque
+jour plus étranger à sa société. Elle m'aime, et cependant elle ne
+souffre point de cette sorte de séparation. Quand les principes
+rigoureux du catholicisme s'emparent d'un caractère qui n'est pas
+naturellement très-sensible, ils régularisent tout, décident de tout,
+et ne laissent ni assez de loisir, ni assez de connoissance du monde,
+pour être susceptible de jalousie: je ferai donc plutôt du plaisir que
+de la peine à Matilde, en la laissant libre de se réunir tous les
+soirs avec les personnes de son opinion; et pourvu que je ne dîne pas
+hors de chez elle, elle sera contente de moi.
+
+Tous les jours donc, quand six heures sonneront, je monterai à cheval
+pour aller à Bellerive, ma vie ne commencera qu'alors; j'arriverai à
+sept heures, je reviendrai à minuit; quoique je pusse être censé
+veiller plus tard dans les sociétés de Paris, je serai exact à ce
+moment, pour ne pas inquiéter madame de Mondoville. Delphine, vous
+voyez avec quel soin je vais au-devant de vos généreuses craintes: je
+ne vivrai que quatre heures; mais pendant le reste du temps, j'aurai
+ces quatre heures en perspective, et je traînerai ma chaîne pour y
+arriver. O mon amie! ne vous opposez point à ce projet, il m'enchante;
+j'avois commencé cette lettre dans le plus grand abattement; en
+traçant notre plan de vie, j'ai senti mon coeur se ranimer; je
+t'enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même
+la disposition des momens que je passerai sans te voir; je suis
+exigeant, tyrannique; mais je t'aime avec tant d'idolâtrie, que je ne
+puis jamais avoir tort avec toi.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+Delphine à Léonce.
+
+30 décembre 1790.
+
+
+Léonce, après demain, le premier jour de l'année qui va commencer, je
+vous attendrai à Bellerive; j'aime à fêter avec vous une de ces
+époques du temps, elles me serviront, je l'espère, à compter les
+années de mon bonheur: toutes les solennités qui signalent le cours de
+la vie ont du charme, quand on est heureux; mais que le retour seroit
+amer, s'il ne rappeloit que des regrets!
+
+Mon ami, j'ai voulu que mes premières paroles fussent un consentement
+à ce que vous souhaitez; maintenant, qu'il me soit permis de vous le
+dire, votre lettre m'a fait de la peine. Que de motifs vous me donnez
+pour le plus simple désir! pensiez-vous qu'il m'en coûteroit de
+quitter le monde? ai-je un intérêt, une jouissance, un but indépendant
+de vous? Quelle inquiétude, quelle agitation se fait sentir, comme
+malgré vous, dans ce que vous m'avez écrit! J'avois reçu, peu d'heures
+auparavant, une lettre de ma belle-soeur, qui cherchoit à m'éclairer
+sur les périls auxquels je m'expose, et j'ai cru déjà voir dans
+quelques-unes de vos plaintes détournées, le présage des malheurs dont
+elle me menaçoit.
+
+Quoi! Léonce, il n'y a pas un mois que d'une séparation absolue, d'un
+long supplice, nous sommes passés à nous voir tous les jours; et déjà
+votre coeur est tourmenté, et me cache peut-être ce qu'il éprouve, ce
+qu'il ne lui est pas permis d'avouer. A peine ai-je assez de mes
+pensées, de mes sentimens pour connoître, pour goûter tout mon
+bonheur, et vous, vous paroissez mécontent, vous vous plaignez de
+votre sort; dans ces entretiens tête-à-tête que vous désirez, vous ne
+cessez de me parler de vos sacrifices. O Léonce, Léonce! les délices
+du sentiment seroient-elles épuisées pour vous? ne me dites pas que
+votre coeur a plus de passion que le mien; croyez-moi, dans notre
+situation, le plus heureux des deux est sûrement le plus sensible.
+
+Je veux me persuader, néanmoins, que c'est uniquement l'importunité du
+monde qui vous a déplu; je vais vous expliquer les motifs qui m'y
+avoient condamnée. Je savois que pendant quelque temps on avoit dit
+assez de mal de moi, et je croyois utile de ramener ceux sur l'esprit
+desquels ces propos injustes avoient produit quelque effet. Madame
+d'Artenas jugeoit convenable que je reparusse dans la société, et
+c'est par bonté qu'elle rassembla chez elle hier ce que l'on appelle à
+Paris les _chefs de bande_ de l'opinion, afin que j'eusse l'occasion,
+non de me justifier, je ne m'y serois pas soumise, mais de me remettre
+à ma place dans une réunion d'éclat. Ai-je besoin de vous le dire,
+Léonce? c'est pour vous que je prends soin de désarmer la calomnie;
+j'y serois insensible, si elle ne m'arrivoit pas à travers
+l'impression qu'elle peut vous faire. Le secret de ma conduite depuis
+quinze jours, étoit peut-être le désir d'offrir à vos yeux celle que
+votre mère n'avoit pas jugée digne de vous, entourée de considération
+et d'hommages.
+
+Vous me reprochez presque ma gaîté; hélas! hier, en entrant dans le
+salon de madame d'Artenas, j'éprouvai d'abord une impression de
+tristesse; je revoyois le monde pour la première fois depuis la mort
+de madame de Vernon, et, pardonnez-le moi, je ne puis penser à elle
+sans attendrissement; cependant je sentis la nécessité de cacher cette
+disposition. Si j'avois montré de la tristesse au milieu du monde,
+loin de l'attribuer aux regrets qui la causoient, on auroit dit que
+j'étois inquiète de ce qui s'étoit répandu sur M. de Serbellane et
+moi, et j'aurois manqué le but que je m'étois proposé: il faut fuir le
+monde, ou ne s'y montrer que triomphante; la société de Paris est
+celle de toutes dont la pitié se change le plus vite en blâme.
+
+Ce fut donc par un effort que je débutai dans cette carrière de
+succès, que vous vous plaisiez à peindre avec amertume; cependant,
+j'en conviens, je m'animai par la conversation; je m'animai, faut-il
+vous le dire? par le plaisir de briller devant vous; je vous sentois
+près de moi, je vous regardois souvent pour deviner votre opinion; un
+sourire de vous me persuadoit que j'avois parlé avec grâce, et le
+mouvement que cause la société, quand on s'y livre, étoit
+singulièrement excité par votre présence. L'émotion qu'elle me faisoit
+éprouver m'inspiroit les pensées et les paroles qui plaisoient autour
+de moi. Je m'adressois à vous par des allusions détournées, et, dans
+les questions les plus générales, je ne disois pas un mot qui n'eût un
+rapport avec vous, un rapport que vous seul pouviez saisir, et que
+vous avez feint de ne pas remarquer.
+
+N'importe, vous pouvez m'en croire, celle qui ne voit que vous dans le
+monde, doit se plaire mille fois davantage dans la retraite avec vous;
+et j'aurois eu la première l'idée d'aller à Bellerive, si je n'avois
+pas craint qu'en m'établissant au milieu de l'hiver à la campagne, je
+n'attirasse l'attention sur mes sentimens. Les habitués du monde de
+Paris ne conçoivent pas comment il est possible de supporter la
+solitude, et s'acharnent à dénigrer les motifs de ceux qui prennent le
+parti de la retraite. Je vous en préviens, afin que si la résolution
+que je vais prendre nuit à ma réputation, vous y soyez préparé, et que
+vous n'oubliiez point que vous l'avez voulu. Dans les malheurs qui
+peuvent m'atteindre, je ne crains que ce qui pourroit blesser votre
+caractère.
+
+Le genre de vie que vous me proposez, a mille fois plus de charmes
+encore pour moi que pour vous. Je hais la dissimulation qui me seroit
+commandée au milieu du monde; je croirai respirer un air plus pur,
+quand je ne verrai personne devant qui je doive cacher l'unique
+intérêt qui m'occupe. Je ne mets qu'une condition à ma condescendance
+(condition toujours la même, quoi qu'il puisse nous arriver), c'est
+que vous ne me laisserez point ignorer ce que Matilde pourroit savoir
+de notre affection l'un pour l'autre, et que si jamais elle en étoit
+malheureuse, je partirois à l'instant, sans que vous me suivissiez;
+j'en ai votre parole: c'est cette assurance qui me permet de goûter
+sans un remords trop amer, le plaisir de vous voir. Hélas! me
+contenter de cette promesse, ce n'est pas être trop sévère envers
+moi-même. Adieu, Léonce; oui, chaque soir vous viendrez donc à
+Bellerive; ah! quelle douce espérance! Souvenez-vous cependant que de
+toutes les situations de la vie, la nôtre est la plus incertaine; nous
+sommes heureux, mais nous avons tout à craindre: mon ami, ménagez bien
+notre sort.
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+Léonce à Delphine.
+
+2 janvier 1791.
+
+
+ Unutterable happiness!
+ Which love alone bestows, and on a favoured few
+
+ [Bonheur inexprimable! que l'amour seul peut donner, et qu'il
+ n'accorde encore qu'à un petit nombre de favorisés! THOMPSON]
+
+
+O Delphine! que j'avois raison de désirer ce que ton coeur m'a si
+généreusement accordé! Combien j'ai été plus heureux hier à Bellerive,
+qu'à Paris, dans aucun des jours où je t'y ai vue! je te trouvois
+seule, et j'avois la certitude que ce bonheur ne seroit point
+interrompu; cette pensée mêloit un calme délicieux à mes transports.
+
+Quel charme tu as su répandre sur les détails de la vie, qui échappent
+au milieu du mouvement des villes! quels soins n'as-tu pas pris de
+moi! la neige en route, m'avoit un peu saisi, tes jolies mains furent
+long-temps occupées à ranimer le feu pour me réchauffer; combien il
+eût été moins aimable d'appeler tes gens pour nous servir! tu prenois
+aussi un plaisir extrême à me montrer les changemens que tu comptois
+faire pour embellir ta maison. Toi, que j'avois vue, jusqu'alors si
+indifférente pour ce genre de goût et d'occupation, il me sembloit, et
+tu en es convenue, que le bonheur te faisoit prendre intérêt à tout,
+et que tu te plaisois à parer les lieux que nous devions parcourir
+ensemble. Mon coeur n'a pas négligé la moindre observation qui pût me
+prouver ta tendresse; j'ai remarqué jusqu'à ces arbustes couverts de
+fleurs, nouvellement placés dans ton cabinet: cet appartement étoit
+presque négligé, quand tu le destinois à recevoir la plus brillante
+compagnie de la France; tu lui as donné un air de fête pour Léonce,
+pour ton ami.
+
+Oh! combien je jouissois de la vivacité pleine de charmes que tu
+mettois à me raconter les plus légères bagatelles! Une joie touchante
+t'animoit, et la gaîté n'étoit point alors un jeu de ton esprit, mais
+un besoin de ton coeur. J'ai ri de cette sérieuse occupation du
+souper, toi qui n'y as songé de ta vie! tu voulois t'assurer qu'on me
+donneroit ce qui pouvoit me faire du bien, après le froid que j'avois
+éprouvé. Je t'ai vu hier des agrémens nouveaux, que je ne te
+connoissois pas encore; les soins de la vie domestique ont une grâce
+singulière dans les femmes; la plus ravissante de toutes, la plus
+remarquable par son esprit et sa beauté, ne dédaigne point ces
+attentions bonnes et simples, qu'il est doux quelquefois de retrouver
+dans son intérieur. Oh! quelle femme j'aurois possédée! et j'ai pu
+m'unir à elle! je l'ai pu!... Malheureux! qu'ai-je dit? non, je ne
+suis pas malheureux; mais en t'aimant chaque jour davantage, chaque
+jour aussi cependant mes regrets deviennent plus cruels. Enfin
+apprends-moi, s'il est possible, à te soumettre jusqu'à mon amour.
+
+Avec quelle insistance vous avez voulu que nous fussions fidèles au
+projet formé, de remplir notre temps par des lectures communes! Ah!
+vous avez craint ces douces rêveries d'amour, qui suffisoient si bien
+à mon coeur! je voulois du moins que nous choisissions l'un de ces
+livres où j'aurois pu retrouver quelques peintures des sentimens qui
+m'animent; mais vous vous y êtes obstinément refusée. N'importe, ma
+Delphine, ta voix, quoi qu'elle me lise, ne m'inspirera que l'amour:
+parle en ton nom, parle au nom de Dieu même, si tu le veux, mais que
+ta main soit dans la mienne, et que je puisse souvent la presser sur
+mon coeur. Ange tutélaire de ma vie, adieu jusqu'à ce soir.
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+Je n'ai pas été contente de vous hier, mon cher Léonce; je ne vous
+croyois pas cette indifférence pour les idées religieuses, j'ose vous
+en blâmer. Votre morale n'est fondée que sur l'honneur; vous auriez
+été bien plus heureux, si vous aviez adopté les principes simples et
+vrais qui, en soumettant nos actions à notre conscience, nous
+affranchissent de tout autre joug. Vous le savez, l'éducation que j'ai
+reçue, loin d'asservir mon esprit, l'a peut-être rendu trop
+indépendant: il seroit possible que les superstitions même convinssent
+à la destinée des femmes; ces êtres chancelans ont besoin de plusieurs
+genres d'appui, et l'amour est une sorte de crédulité qui se lie
+peut-être avec toutes les autres; mais le généreux protecteur de mes
+premières années estimoit assez mon caractère, pour vouloir développer
+ma raison, et jamais il ne m'a fait admettre aucune opinion, sans
+l'approfondir moi-même, d'après mes propres lumières. Je puis donc
+vous parler sur la religion que j'aime, comme sur tous les sujets que
+mon coeur et mon esprit ont librement examinés; et vous ne pouvez
+attribuer ce que je vous dirai aux habitudes commandées, ni aux
+impressions irréfléchies de l'enfance. Jamais, je vous le jure, depuis
+que mon esprit est formé, je n'ai pu voir, sans répugnance et sans
+dédain, l'insouciance et la légèreté qu'on affecte dans le monde sur
+les idées religieuses. Qu'elles soient l'objet de la conviction, de
+l'espoir, ou du doute, n'importe; l'âme se prosterne devant une chance
+comme devant la certitude, quand il s'agit de la seule grande pensée
+qui plane encore sur la destinée des hommes.
+
+J'étois pénétrée de ces sentimens, Léonce, avant de connoître l'amour;
+ah! que ne dois-je pas éprouver maintenant, que cette passion profonde
+remplit mon coeur d'idées sans bornes, et de voeux sans fin! Je ne
+prétends point vous retracer les preuves de tout genre dont vous vous
+êtes sans doute occupé; mais dites-moi si, depuis que vous m'aimez,
+votre coeur ne sent rien qui lui révèle l'espérance de l'immortalité.
+
+Quand M. d'Albémar mourut, je croyois aux idées religieuses, mais sans
+avoir jamais eu le besoin d'y recourir. J'étois si jeune alors,
+qu'aucun sentiment de peine ne m'avoit encore atteinte; et quand on
+n'a point souffert, on a bien peu réfléchi; mais, à la mort de mon
+bienfaiteur, je me persuadai que je n'avois point assez fait pour son
+bonheur, et j'en éprouvai les remords les plus cruels. Depuis que
+j'étois devenue son épouse, l'extrême différence de nos âges
+m'inspiroit souvent des réflexions tristes sur mon sort; je craignis
+de les avoir quelquefois exprimées avec humeur, et je me le reprochai
+douloureusement, dès qu'il eut cessé de vivre. Rien ne peut donner
+l'idée du repentir qu'on éprouve, quand il n'est plus possible de rien
+expier, quand la mort a fermé sur vous tout espoir de réparer les
+torts dont on s'accuse. Cette douleur me poursuivoit tellement qu'elle
+auroit altéré ma raison, si l'excellente soeur de M. d'Albémar ne
+m'eût calmée, en me rappelant avec une nouvelle force l'existence de
+Dieu et l'immortalité de l'âme. Je sentis enfin que mon généreux ami,
+témoin de mes regrets, les avoit acceptés, et que son pardon avoit
+soulagé mon coeur.
+
+J'exécutai ses derniers ordres avec un scrupule religieux; chaque fois
+que je remplissois une de ses volontés, j'éprouvois une douce
+consolation qui m'assuroit que nos âmes communiquoient encore
+ensemble. Que serois-je devenue, si j'avois pensé qu'il n'existât plus
+rien de lui? Qu'aurois-je fait de mon repentir? Comment se seroit-il
+adouci? comment me serois-je consolée du moindre tort, s'il avoit reçu
+le sceau de l'éternité? Ces sentimens, ces regrets qui s'attachent aux
+morts, seroient-ils le seul mensonge de la nature, l'unique douleur
+sans objet, l'unique désir sans but? et la plus noble faculté de
+l'âme, le souvenir, ne seroit-elle destinée qu'à troubler nos jours,
+en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous
+aurions appelée nos amis.
+
+Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre; jamais je
+n'invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne: mais si
+tout à coup, l'affreux système dont l'anéantissement est le terme
+s'emparoit de mon âme, je ne sais quel effroi se mêleroit même à mon
+amour. Que signifieroit la tendresse profonde que je ressens pour toi,
+si tes qualités enchanteresses n'étoient qu'une de ces combinaisons
+heureuses du hasard, que le temps amène et qu'il détruit?
+Pourrions-nous dans l'intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les
+plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos
+réflexions serait le désespoir? Un trouble extraordinaire obscurcit ma
+pensée, quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans
+cette vie; je sens alors que tout est-prêt à me manquer; je ne crois
+plus à moi, je frémis de ne plus retrouver ce que j'aime; il me semble
+que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je
+suis environnée; je le vois placé sur le bord d'un abîme: chaque
+instant où je lui parle me paroît comme le dernier, puisqu'il doit en
+arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à
+craindre, au lieu de jouir d'aimer.
+
+Oh! combien le sentiment se raffermit et nous élève, lorsqu'on s'anime
+mutuellement à se confier dans l'Être suprême! Ne résistez pas,
+Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il
+n'est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par
+des raisonnemens positifs; mais la sensibilité nous apprend tout ce
+qu'il importe de savoir. Jetez un regard sur la destinée humaine:
+quelques momens enchanteurs de jeunesse et d'amour, et de longues
+années toujours descendantes, qui conduisent de regrets en regrets, et
+de terreurs en terreurs, jusqu'à cet état sombre et glacé, qu'on
+appelle la mort. L'homme a surtout besoin d'espérance, et cependant
+son sort, dès qu'il a atteint vingt-cinq ans, n'est qu'une suite de
+jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain: il se retient
+dans la pente, il s'attache à chaque branche, pour que ses pas
+l'entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau; il redoute
+sans cesse le temps pour lequel l'imagination est faite, le seul dont
+elle ne peut jamais se distraire, l'avenir. O Léonce! et ce seroit là
+tout! et cette âme de feu ne nous auroit été donnée que pour
+s'éteindre lentement dans l'agonie de l'âge!
+
+La puissance d'aimer me fait sentir en moi la source immortelle de la
+vie. Quoi! mes cendres seraient près des tiennes sans se réveiller!
+Nous serions pour jamais étrangers à cette nature, qui parle si
+vivement à notre âme! ce beau ciel, dont l'aspect fait naître tant de
+sentimens et de pensées, ces astres de la nuit et du jour se
+leveroient sur notre tombe, comme ils se sont levés sur nos heures
+trop heureuses, sans qu'il restât rien de nous pour les admirer! Non,
+Léonce, je n'ai pas moins d'horreur du néant que du crime, et la même
+conscience repousse loin de moi tous les deux.
+
+Mais que ferai-je de mon espérance, si tu ne la partages pas?
+Livrerai-je mon âme à un avenir que tu n'as pas reconnu pour le tien?
+Quelle idée mon imagination peut-elle me donner du bonheur, si ce
+n'est pas avec toi que je dois en jouir? Comment entretenir ces
+méditations solitaires que ta voix n'encourageroit pas? Je ne puis
+plus rien à moi seule, j'ai besoin de t'interroger sur toutes mes
+pensées, pour les juger, pour les admettre, pour les rattacher à mon
+amour. O Léonce, Léonce! viens croire avec moi, pour que j'espère en
+paix, pour que je suive ta trace brillante dans ce ciel, où mes
+regards cherchent ta place, avant d'aspirer à la mienne.
+
+Oui, Léonce, il existe un monde où les liens factices sont brisés, où
+l'on n'a rien promis que d'aimer ce qu'on aime; ne sois pas impie
+envers cette espérance! le bonheur que la sensibilité nous donne, loin
+de distraire comme tous les autres de la reconnoissance envers le
+Créateur, ramène sans cesse à lui; plus notre être se perfectionne,
+plus un Dieu lui devient nécessaire; et plus les jouissances du coeur
+sont vives et pures, moins il nous est possible de nous résigner aux
+bornes de cette vie. Léonce, je vous en conjure, ne plaisantez jamais
+sur le besoin que j'ai d'occuper votre âme des idées religieuses. Je
+douterois de votre amour pour moi, si je ne pouvois réussir à vous
+donner au moins du respect pour ces grandes questions, qui ont
+intéressé tant d'esprits éclairés, et calmé tant d'âmes souffrantes.
+
+La légèreté dans les principes conduiroit bientôt à la légèreté dans
+les sentimens; l'art de la parole peut aisément tourner en dérision ce
+qu'il y a de plus sacré sur la terre; mais les caractères passionnés
+repoussent ce dédain superficiel, qui s'attaque à toutes les
+affections fortes et profondes. L'enthousiasme que l'amour nous
+inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l'ont reçu;
+mais il est aussi inconnu à d'autres que l'existence à venir dont tu
+ne veux pas t'occuper. Nous sentons ce que le vulgaire des âmes ne
+peut comprendre, espérons donc aussi ce qui ne se présente encore à
+nous que confusément. Les pensées élevées sont aussi nécessaires à
+l'amour qu'à la vertu.
+
+Hélas! m'est-il permis de parler de vertu! la parfaite morale pourroit
+déjà, je le sais, réprouver ma conduite; et ma conscience me juge plus
+sévèrement que ne le feroient les opinions reçues dans le monde: mais
+j'aime mieux la justice du ciel que l'indulgence des hommes! et
+quoique je n'aie pas la force de renoncer à te voir, il me semble que
+j'altère moins mes qualités naturelles, en portant chaque jour mon
+repentir aux pieds de l'Être suprême, qu'en cherchant à douter de la
+puissance qui me condamne.
+
+Léonce, l'éducation que vous avez reçue, l'exemple et le souvenir des
+antiques moeurs espagnoles, les idées militaires et chevaleresques qui
+vous ont séduit dès votre enfance, vous semblent devoir tenir lieu des
+principes les plus délicats de la religion et de la morale. Tous les
+caractères généreux se plaisent dans les sacrifices, et vous vous êtes
+fait du sentiment de l'honneur, du respect presque superstitieux pour
+l'opinion publique, un culte auquel vous vous immoleriez avec joie.
+Mais si vous aviez eu des idées religieuses, vous auriez été moins
+sensible au blâme ou à la louange du monde; et peut-être, hélas! la
+calomnie ne seroit-elle pas si facilement parvenue à vous irriter et à
+vous convaincre. O mon ami! rendez au ciel un peu de ce que vous
+ôterez aux hommes. Vous trouverez alors dans le contentement de
+vous-même un asile que personne n'aura le pouvoir de troubler, et
+moi-même aussi je serai plus tranquille sur mon sort. Les idées
+religieuses, alors même qu'elles condamnent l'amour, n'en tarissent
+jamais entièrement la source, tandis que les mensonges perfides du
+monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et
+les écoute.
+
+Vous le voyez, Léonce, en méditant avec vous sur les pensées les plus
+graves, je reviens sans cesse à l'intérêt qui me domine, à votre
+sentiment pour moi. Non, cette lettre, non, aucune action de ma vie ne
+peut désormais m'être comptée comme vertu, et l'amour seul m'inspire
+le bien comme le mal. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+Réponse de Léonce à Delphine.
+
+ God is thy law, thou mine.
+ [Dieu est ta loi, tu es la mienne. MILTON]
+
+
+Ma Delphine, je ne voulois répondre à ta lettre qu'en te revoyant; je
+me serois jeté à tes genoux, je t'aurois dit: n'es-tu pas la maîtresse
+absolue de mon âme? fais-en, si tu veux, hommage à l'Être suprême,
+dispose de ce qui est à toi; adore en mon nom la Providence qui se
+manifeste mieux sans doute à la plus parfaite de ses créatures: moi,
+c'est pour toi seule que j'éprouve de l'enthousiasme; ces pensées
+mélancoliques, ces idées élevées qui te font sentir le besoin de la
+religion, c'est vers ton image qu'elles m'entraînent; et tu remplis
+entièrement pour moi ce vide du coeur, qui t'a rendu l'idée d'un Dieu
+si nécessaire. Cependant j'ai résolu de t'écrire avant de te parler,
+afin de te répondre avec un peu plus de calme.
+
+Je vais m'efforcer, non de combattre tes angéliques espérances,
+puissent-elles être vraies! mais de me justifier une fois des défauts
+dont tu m'accuses, et dont tu redoutes à tort la funeste influence.
+Hélas! je n'ai point oublié le jour qui a versé ses poisons sur toute
+ma vie. Néanmoins je ne pense pas qu'il faille en accuser mon
+caractère: c'est la jalousie qui m'a troublé; sans elle, tout se
+seroit promptement éclairci. Je mets de l'importance, il est vrai, à
+ma réputation, et je ne pourrois pas supporter la vie, si je croyois
+mon nom souillé par le moindre tort envers les lois de l'honneur; mais
+que peut craindre celle que j'aime, de ce sentiment? ne me
+donnera-t-il pas le droit, le bonheur de la défendre contre ceux qui
+oseroient la calomnier? On a dit souvent que les femmes devoient
+ménager l'opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes,
+je ne le pense pas; notre devoir à nous, c'est de protéger ce que nous
+aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre
+vie; si nous perdions cette gloire, rien ne pourroit nous la rendre;
+mais, quand même une femme seroit attaquée dans l'opinion, ne
+pourroit-elle pas se relever, en prenant le nom d'un homme honorable,
+en associant son existence à la sienne, et recevant sous son appui
+tutélaire les hommages qu'il sauroit lui ramener?
+
+Les femmes ont toutes de l'enthousiasme pour la valeur; cette qualité,
+dont on ne suppose pas qu'un homme puisse manquer, n'assure point
+assez encore sa considération, si elle n'est pas jointe à un caractère
+imposant. Il ne suffit pas d'une bravoure intrépide, pour obtenir le
+degré d'estime et de respect dont une âme fière a besoin; il n'y va
+pas de la mort ou de la vie, dans les circonstances journalières dont
+se compose l'ensemble de la considération; mais lorsque l'on a dans sa
+conduite habituelle une dignité convenable, des égards scrupuleux pour
+toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de
+l'honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l'on
+conserve cette réputation intacte, qui fonde véritablement l'existence
+d'un homme, en lui donnant le droit de punir par son mépris, ou de
+récompenser par son suffrage.
+
+Si je ne puis dérober aux regards du monde votre sentiment pour moi,
+j'espère au moins que ma réputation vous servira d'excuse. Vous ne
+voudriez pas, dites-vous, que je dépendisse de l'opinion des hommes;
+je n'ai jamais besoin de leur société, vous le savez; je veux passer
+ma vie à vos pieds, et c'est moi qui plus que vous encore chéris la
+solitude; mais je me sentirois importuné par la censure de ces mêmes
+hommes, qui, sous tout autre rapport, me sont complètement
+indifférent. Pourquoi cette manière de penser vous déplairoit-elle? La
+même ardeur de sang qui inspire les affections passionnées, fait
+ressentir vivement la moindre offense; les vertus fortes et
+guerrières, qui ont illustré les chevaliers de l'ancien temps,
+s'allioient bien avec l'amour; les idées religieuses ne sont pas les
+seules qui inspirent de l'enthousiasme; si nos ancêtres nous ont
+transmis un nom respecté, le désir de les imiter est honorable. Les
+jouissances de la fierté remuent l'âme, tout aussi profondément que
+les pieuses espérances des fidèles; et si je ne me livre pas au
+bonheur inconnu de te retrouver dans le ciel, je sens avec énergie que
+je te ferai respecter sur la terre, et qu'il me seroit doux d'exposer
+mille fois ma vie, pour écarter de toi l'ombre du blâme ou la plus
+légère peine.
+
+Delphine, ne dis pas que mon caractère t'inquiète et t'afflige; je ne
+sais si mon coeur s'est abusé, mais il m'a semblé que tu m'avois aimé
+pour les défauts même que tu crains. Ne te présentent-ils pas un appui
+sur lequel tu te plais à te reposer? Tes qualités adorables, ta
+beauté, ton esprit, excitent l'envie, et l'envie te crée des ennemis;
+tu prends peu de soin de ces convenances de société, qui en imposent
+aux esprits communs; ta grâce est dans l'abandon et le naturel; tu
+parles du premier mouvement, et ce premier mouvement est le vrai génie
+qui t'inspire; mais ce qui fait ton charme pour qui sait te connoître,
+est ton danger dans la conduite de la vie. Dis-le-moi donc, Delphine,
+n'étoit-ce pas moi, précisément moi, qu'il te falloit pour ami? Mon
+caractère assez contenu, assez froid en apparence, pourra servir de
+guide à ta bonté toujours entraînée; tu te hasardes, je te défendrai;
+tu appelles autour de toi, par les mêmes causes, l'admiration et la
+jalousie; ton esprit devroit intimider, mais ta douceur et ta
+bienveillance rassurent trop souvent ceux qui veulent te nuire; on
+verra près de toi un homme irritable et fier, qui ne permettra pas aux
+méchans du monde le double plaisir de jouir de tes agrémens, et de
+dénigrer tes qualités. Oh! si j'avois été ton époux, si j'avois acquis
+le droit de m'enorgueillir de mon amour aux yeux de tous, jamais la
+malignité n'auroit osé s'approcher de la trace de tes pas! et
+maintenant, quoi qu'il arrivât, faudroit-il dissimuler, le
+faudroit-il? non, j'ai reçu de ton amour le dépôt de ta gloire et de
+ton bonheur, c'est à moi de le conserver.
+
+Tu es convaincue que les idées religieuses sont un meilleur appui pour
+la morale, que le culte de l'honneur et de l'opinion publique.
+Crois-moi, l'honneur a sa conscience comme la religion; et rougir à
+ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les
+remords causés par la crainte ou l'espérance d'une vie à venir. Le
+frein du sentiment qui me domine est le plus impérieux de tous: j'ai
+lu dans un poète anglois, ces paroles que je ne puis jamais oublier:
+_Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte_. [nor
+tears, that wash out guilt, can wash out shame. PRIOR.]
+
+Le repentir absout les âmes religieuses; mais pour l'honneur, point de
+repentir: quelle pensée! et combien, dès l'enfance, elle donne
+l'habitude de ne jamais céder à des mouvemens de foiblesse, et de ne
+point repousser les avertissemens les plus secrets, quand la
+délicatesse les suggère!
+
+Si l'honneur cependant n'embrasse point toutes les parties de la
+morale, la sensibilité n'achève-t-elle pas ce qu'il laisse imparfait?
+A quel devoir pourroit-il donc manquer, l'homme qui se respecte et qui
+t'aime? Delphine, pardonne-moi de ne rien concevoir de ne rien désirer
+de plus. Je n'ignore pas, toutefois, combien ce que mon caractère a de
+sombre, de susceptible, de violent, peut empoisonner les qualités que
+je crois bonnes en elles-mêmes; ton empire sur moi modifiera mes
+défauts, mais il ne pourroit changer entièrement leur nature.
+
+J'ai dû me justifier, pour calmer tes inquiétudes; j'ai dû me
+justifier enfin, pour me présenter à toi, si je le pouvois, avec plus
+d'avantage. L'opinion du monde entier, quelque prix que j'y attache,
+ne m'eût jamais inspiré tant d'ardeur pour ma défense.
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+Madame d'Artenas à Delphine.
+
+Paris, ce 6 février 1791.
+
+
+Pourquoi prolongez-vous votre séjour à la campagne, ma chère Delphine?
+on s'étonne de vous voir quitter Paris au milieu de l'hiver, dans le
+moment même où vous vous étiez montrée d'une manière si brillante dans
+le monde. Quelques personnes commencent à dire tout bas que votre
+sentiment pour Léonce est l'unique cause de ce sacrifice: vous avez
+tort de vous éloigner; je vous l'ai dit plusieurs fois, votre grand
+moyen de succès, c'est la présence. Vous avez des manières si simples
+et si aimables, qu'elles vous font pardonner tout votre éclat; mais
+quand on ne vous voit plus, les amis se refroidissent, ce qui est dans
+la nature des amis; et les ennemis, au contraire, se raniment par
+l'espérance de réussir.
+
+Vous aviez entièrement réparé en quinze jours, le tort que vous
+avoient fait les propos tenus sur M. de Serbellane; et tout à coup
+vous cédez le terrain aux femmes envieuses, et aux hommes qu'elles
+font parler.
+
+Vous me répondrez qu'on jouit mieux de ses sentimens à la campagne,
+etc. Le hasard et votre confiance m'ayant instruit de votre
+attachement pour Léonce, je devrais vous faire de la bonne morale, sur
+le tort que vous avez de vous exposer ainsi à passer la moitié de
+votre vie seule avec lui; mais je m'en fie aux principes que je vous
+connois, et, m'en tenant à mes avis purement mondains, je vous dirai
+que, même pour entretenir l'enthousiasme que vous inspirez à Léonce,
+il faut continuer à l'éblouir par vos succès. Il étoit amoureux à en
+devenir fou, le soir que vous avez passé chez moi; et quoique, sans
+doute, il vous vante le charme des conversations tête à tête,
+croyez-moi, quand il a entendu répéter à tout Paris que vous êtes
+charmante, qu'aucune femme ne peut vous être comparée, il rentre chez
+lui plus flatté d'être aimé de vous, et par conséquent plus heureux.
+N'allez pas vous écrier qu'il n'y a rien de romanesque dans toute
+cette manière de voir; il faut conduire avec sagesse le bonheur du
+sentiment, comme tout autre bonheur; et pour conserver le plus
+long-temps possible le plaisir toujours dangereux d'être adorée, la
+raison même est encore nécessaire. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit
+pas de ce qui vaut le mieux pour être aimée, vous vous y entendez
+assez bien pour n'avoir pas besoin de mes conseils; mais ce qui
+importe, c'est votre existence dans le monde, et le murmure qui
+précède l'attaque s'est déjà fait entendre depuis quelques jours.
+
+Avant hier, madame de Croisy, qui jusqu'à présent avoit mis son
+amour-propre à vous admirer, disoit avec une voix aiguë, qu'elle monte
+toujours d'une octave pour les discours de sentiment:--Mon Dieu, que
+je suis fâchée que madame d'Albémar s'établisse à Bellerive! personne
+ne sait mieux que moi que c'est son goût pour l'étude qui l'a fixée
+dans la retraite; mais on dira toute autre chose, et il ne falloit pas
+s'y exposer.--Cette maligne preuve de l'intérêt de madame de Croisy,
+fut le premier signal du mal qu'on essaya de dire de vous. M. de
+Verneuil, qui a tant de peine à pardonner à votre esprit, à vos
+charmes et à votre bonté, reprit:--C'est une excellente personne que
+madame d'Albémar; mais j'ai peur qu'elle n'ait une mauvaise tête. Ces
+femmes d'esprit, je l'ai répété cinquante fois à ma pauvre soeur quand
+elle vivoit, il leur arrive toujours quelque malheur; j'en ai
+plusieurs exemples dans ma famille; aussi me suis-je voué au bon sens:
+personne ne dit que j'ai de l'esprit, parce que je ne veux pas qu'on
+le dise; et cependant quelle différence entre un homme et une femme!
+Il y a des occasions où il peut être utile à un homme de montrer à
+ceux qui en sont dupes ce qu'on appelle de l'esprit. Mais une femme,
+une femme! ah! mon Dieu, il ne lui sert qu'à faire des sottises. Quand
+je dis cela, ce n'est pas que je n'aime madame d'Albémar, mais je
+m'attends à quelque éclat fâcheux pour son repos. Sa conversation,
+quant à moi, m'amuse toujours beaucoup; néanmoins il ne seroit pas
+sage de s'attacher à elle, car je suis persuadé qu'un jour ou l'autre,
+il lui arrivera quelques peines, et je n'ai pas envie de me trouver là
+pour les partager.--Madame de Tésin, dont vous connoissez la double
+prétention à la sagesse et à l'esprit, interrompit M. de Verneuil, et
+lui dit:--Ce n'est point, monsieur, l'esprit qu'il faut blâmer; on
+connoît des personnes qui peuvent hardiment se comparer à madame
+d'Albémar sous ce rapport, mais qui ont beaucoup plus de connoissance
+du monde, et d'habitude de se conduire. Ces personnes ne se contentent
+pas de briller dans un salon, et se servent de leurs lumières pour
+éviter toutes les occasions de faire dire du mal d'elles. Distinguez
+donc, je vous en prie, monsieur, les torts de légèreté de madame
+d'Albémar, des inconvéniens de l'esprit en général. L'esprit est ce
+qui distingue éminemment les femmes citées pour leur raison.--Je me
+préparois à exciter une dispute sur ce sujet entre madame de Tésin et
+M. de Verneuil, lorsque madame du Marset et M. de Fierville, prévoyant
+mon intention, cherchèrent à ramener la conversation sur vous, et le
+firent avec une adresse vraiment perfide. Je voulois éviter même de
+vous défendre, parce que je sentois que c'étoit constater que vous
+aviez été attaquée, mais il fallut enfin arrêter leurs discours; j'eus
+au moins le bonheur de persuader entièrement ceux qui nous écoutaient:
+ce qui me le prouva, c'est que M. de Fierville, qui donne toujours à
+madame du Marset le signal de la retraite, parce qu'il a beaucoup
+moins d'amertume et de persistance dans ses méchancetés, se hâta de se
+replier, en vous donnant les plus grands éloges.
+
+J'aurois pu lui faire sentir combien il y avoit de contraste entre le
+commencement de sa conversation et la fin; mais je ne voulois pas
+intéresser son amour-propre à se montrer conséquent. J'ai remarqué
+plusieurs fois dans la société que l'on fait beaucoup de mal à ses
+amis, même en les justifiant, quand on irrite l'amour-propre de ceux
+qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on
+loue, que quand on blâme; si l'on veut se faire honneur en défendant
+ses amis, si l'on cherche à faire remarquer son caractère en vantant
+le leur, on leur nuit au lieu de les servir.
+
+Je croyois avant-hier que tout étoit fini; mais hier madame du Marset
+(je suis sûre que c'est elle) a mis en avant une femme toute
+insignifiante, mais dont elle dispose, et s'en est servie pour parler
+contre vous, tandis qu'elle-même, madame du Marset, n'auroit pas été
+écoutée. Cette femme donc, après un long soupir, s'est écriée tout à
+coup:--La pauvre madame de Mondoville!--On lui a demandé la raison de
+sa pitié; elle a répondu qu'elle la croyoit bien malheureuse du
+sentiment que Léonce avoit pour vous. A l'instant M. de Fierville, que
+vous connoissez pour l'homme le plus insouciant de la terre, a pris un
+air de componction vraiment risible. Madame du Marset a levé les yeux
+au ciel, espérant donner ainsi à sa figure un air de bonté; et ce
+qu'il y avoit dans la chambre de plus frivole et de moins scrupuleux,
+s'est empressé de débiter des maximes sévères, sur les ménagemens que
+vous deviez à madame de Mondoville.
+
+Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale _contre_
+quelqu'un, c'est alors surtout qu'elle est redoutable. La plupart des
+personnes qui composent cette société sont en général très-indulgentes
+pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des
+autres, lorsqu'elles n'ont pas intérêt à la blâmer; mais si, par
+malheur, il leur convient de saisir le côté sévère de la question,
+elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont
+beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères,
+résolues à se diriger elles-mêmes d'après ce qu'elles disent sur les
+autres. Les développemens de vertu qui servent à la jalousie ou à la
+malveillance, sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et
+les coquettes font le plus de _pathos_, dans de certaines occasions.
+
+Je le supportai quelque temps; mais enfin, appuyée de plusieurs de vos
+amis, je démontrai ce que je sais positivement; c'est que madame de
+Mondoville est très-heureuse, et les mauvaises intentions furent
+encore déjouées. Mais, dans ce genre, plusieurs victoires valent une
+défaite. Je vous en conjure donc, ma chère Delphine, revenez à Paris,
+et montrez-vous, afin d'étouffer ces haines obscures, par l'admiration
+que vous faites éprouver à tous ceux qui vous voient. Au milieu des
+plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui
+se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les
+soumettre ni à leurs prétentions, ni à celles des autres: ce grand
+nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous; mais ces mêmes
+gens, la plupart foibles et indifférens, laissent dire les méchans,
+quand vous n'êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas
+d'abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire; mais ils
+finissent par se persuader que tout le monde dit du mal de vous, et se
+rangent alors à l'avis qu'ils supposent général, et qu'ils ont rendu
+tel, sans l'avoir un moment sincèrement partagé.
+
+Cette histoire des progrès de la calomnie, pourroit s'appliquer aux
+plus grands intérêts publics, comme aux détails de la société privée;
+mais puisqu'elle nous est connue, tâchons de nous en garantir. Je
+finis en vous priant de nouveau, ma chère Delphine, d'en croire mes
+vieux conseils; ils sont inspirés par une amitié digne d'être jeune,
+car elle est vive et dévouée.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII.
+
+Réponse de Delphine à madame d'Artenas.
+
+Bellerive, ce 8 février.
+
+
+Tout ce que vous me dîtes, madame, est plein de justesse et d'esprit;
+et, ce qui me touche plus encore, votre amitié parfaite se retrouve à
+chaque ligne de votre lettre. Je me conformerois à vos conseils, si je
+n'étois pas résolue à passer ma vie dans la solitude: je sais combien
+je m'expose à la calomnie que vous essayez de combattre avec tant de
+bonté; mais, quand j'immole au bonheur de Léonce le devoir qui me
+défendroit peut-être de continuer à le voir, il suffit du moindre de
+ses désirs pour obtenir de moi le sacrifice de mon existence dans le
+monde. Il m'a demandé de rester à Bellerive; si je retournois à Paris,
+il en seroit malheureux; jugez si je puis songer à revenir. Ah! je
+devrois braver sa peine, pour me retirer en Languedoc, pour m'arracher
+au danger de sa présence, au tort que j'ai de partager un sentiment
+que je devrois repousser; mais lui causer un instant de chagrin, pour
+m'occuper de ce qu'on pourroit appeler mes intérêts, c'est ce que
+jamais je ne ferai.
+
+Je suis sûre que Matilde est heureuse, je m'informe jour par jour de
+sa vie, je sais jusqu'aux moindres nuances de ses impressions: si elle
+découvroit mon attachement pour Léonce; si cet attachement, resté pur,
+l'offensoit, je partirois à l'instant; je partirai peut-être même sans
+ce motif, si mes sentimens ne suffisent pas à Léonce, si, dans un
+moment de courage, je puis renoncer à une situation que je condamne.
+Jamais alors je ne reverrois Paris; ceux qui s'occupent de me juger ne
+me rencontreroient de leur vie, et rien ne pourroit me donner ni des
+consolations ni de la douleur.
+
+Ce que je n'oublierai point, quoi qu'il m'arrive, c'est l'amitié
+protectrice dont vous n'avez cessé de me donner des preuves. Au moment
+où j'ai reçu votre lettre, je me proposois d'aller passer quelques
+heures à Paris, pour vous exprimer ma reconnoissance; mais madame de
+Mondoville s'étant renfermée, à cause du carême, dans le couvent où
+elle a été élevée, j'ai choisi demain pour proposer à Léonce de
+visiter avec moi une famille du Languedoc, établie dans mon voisinage,
+et que depuis long-temps je veux aller voir. Dans peu de jours, je
+réparerai ce que je perds en ne vous voyant pas; c'est pour vous seule
+que je puis quitter ma retraite, pardonnez-moi de ne regretter à Paris
+que vous.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Paris, ce 10 février.
+
+
+Vous me demandez, mon ami, si je suis heureux: et, déposant la
+sévérité d'un maître, ce qui vous importe avant tout, m'écrivez-vous,
+c'est de lire au fond de mon coeur. Pourquoi ne l'avez-vous pas
+interrogé, il y a quelques jours? j'étois plus content de moi; je
+crains que la soirée d'hier ne m'ait jeté dans un trouble dont je ne
+pourrai plus sortir. Vous jugerez mieux de mes sentimens, si je vous
+raconte ce qui s'est passé; il m'est amer et doux de me le retracer.
+
+Depuis plus d'un mois, je goûtois le bonheur de voir tous les jours
+cet être angélique que vous aviez choisi pour la compagne de ma vie:
+des désirs impétueux, des regrets invincibles me saisissoient
+quelquefois, dans les momens les plus délicieux de nos entretiens;
+mais enfin, le bonheur l'emportoit sur la peine; je ne sais si
+maintenant la lutte n'est pas trop forte, si je pourrai jamais
+retrouver ces impressions douces, qui me permettoient de goûter les
+imparfaites jouissances de ma destinée.
+
+Hier, madame de Mondoville étant absente, je pouvois passer la journée
+entière à Bellerive: madame d'Albémar me proposa une promenade après
+dîner; elle me dit qu'il s'étoit établi près de chez elle une famille
+du Languedoc, dont elle croyoit connoître le nom, et qu'elle seroit
+bien aise que nous allassions nous en informer. Nous partîmes, et
+madame d'Albémar donna rendez-vous à sa voiture à une demi-lieue de
+Bellerive.
+
+Lorsque nous approchâmes de l'endroit qu'on nous avoit désigné, nous
+vîmes de loin une maison de paysan, petite, mais agréable, et nous
+entendîmes des voix et des instrumens, dont l'accord nous parut
+singulièrement harmonieux. Nous approchâmes: un enfant, qui étoit sur
+la porte à faire des boules de neige, nous offrit de monter; sa mère
+l'entendant, sortit de chez elle, et vint au-devant de nous. Madame
+d'Albémar reconnut d'abord, quoiqu'elle ne l'eût pas vue depuis dix
+ans, mademoiselle de Senanges qu'elle avoit rencontrée quelquefois
+dans la société de M. d'Albémar: mademoiselle de Senanges, à présent
+madame de Belmont, accueillit Delphine de l'air le plus aimable et le
+plus doux. Nous la suivîmes dans la petite chambre dont elle faisoit
+son salon, et nous vîmes un homme d'environ trente ans, placé devant
+un piano, et faisant chanter une petite fille de huit ans: il se leva
+à notre arrivée; sa femme s'approcha de lui aussitôt, et lui donna le
+bras pour avancer vers nous; nous aperçûmes alors qu'il étoit aveugle;
+mais sa figure avoit conservé de la noblesse et du charme, malgré la
+perte de la vue: il régnoit dans tous ses traits une expression de
+calme qui en imposoit à la pitié même.
+
+Delphine, dont le coeur est si accessible aux émotions de la bonté, se
+troubla visiblement, malgré ses efforts pour le cacher. Elle fit une
+question à madame de Belmont sur les motifs de son départ du
+Languedoc.--Un procès que nous avons perdu, M. de Belmont et moi, nous
+a ruinés tout-à-fait, répondit-elle; j'avois été déjà privée de la
+moitié de ma fortune, parce qu'une tante m'avoit déshéritée à cause de
+mon mariage. Il ne nous reste plus à mon mari, mes deux enfans et moi,
+que quatre-vingts louis de rente; nous avons mieux aimé vivre dans un
+pays où personne ne nous connoissoit, que de nous trouver engagés à
+conserver, sans fortune, nos anciennes habitudes de société. Ce
+climat, d'ailleurs, convient mieux à la santé de mon mari, que les
+chaleurs du midi; et depuis quinze jours que nous sommes ici, nous
+nous y trouvons parfaitement; bien.
+
+--M. de Belmont prit la parole pour se féliciter de connaître une
+personne telle que madame d'Albémar; il s'exprima avec beaucoup de
+grâce et de convenance, et sa femme, se rappelant avec plaisir qu'elle
+avoit vu madame d'Albémar encore enfant chez ses parens, lui parla de
+leurs relations communes avec une simplicité et une sérénité
+parfaites. Je la regardois attentivement, et je ne voyois pas dans
+toute sa manière la moindre trace d'une peine quelconque; elle ne
+paroissoit pas se douter qu'il y eût rien dans sa situation qui pût
+exciter un intérêt extraordinaire, et fut long--temps sans
+s'apercevoir de celui qu'elle nous inspiroit.
+
+Son mari voulut nous montrer son jardin; il donna le bras à sa femme
+pour y aller; elle paroissoit avoir tellement l'habitude de le
+conduire, que, pendant un moment qu'elle le remit à Delphine pour
+aller donner quelques ordres, elle marchoit avec inquiétude, se
+retournoit plusieurs fois, et paroissoit, non pas troublée, c'est une
+personne trop simple pour s'inquiéter sans motif, mais tout-à-fait
+déshabituée de faire un pas sans servir de guide à son mari.
+
+M. de Belmont nous intéressoit à tous les instans davantage par son
+esprit et sa raison; nous le ramenâmes plusieurs fois à parler de ses
+occupations, de ses intérêts; il nous répondit toujours avec plaisir,
+paroissant oublier complètement qu'il étoit aveugle et ruiné, et nous
+donnant l'idée d'un homme heureux et tranquille, qui n'a pas dans sa
+vie la moindre occasion d'exercer le courage, ni même la résignation:
+seulement, en prononçant le nom de sa femme, en l'appelant ma chère
+amie, il avoit un accent que je ne puis définir, mais qui retentissoit
+à tous les souvenirs de sa vie, et nous les indiquoit sans nous les
+exprimer.
+
+Nous rentrâmes dans la maison, le piano étoit encore ouvert; Delphine
+témoigna à M. et à madame de Belmont, le désir d'entendre de près la
+musique qui nous avoit charmés de loin; ils y consentirent, en nous
+prévenant que, chantant presque toujours des trio avec leur fille, ils
+alloient exécuter de la musique très-simple. Le père se mit à préluder
+au clavecin avec un talent supérieur et une sensibilité profonde. Je
+ne connois rien de si touchant qu'un aveugle qui se livre à
+l'inspiration de la musique; on diroit que la diversité des sons et
+des impressions qu'ils font naître, lui rend la nature entière dont il
+est privé. La timidité, naturellement inséparable d'une infirmité si
+malheureuse, défend d'entretenir les autres de la peine que l'on
+éprouve, et l'on évite presque toujours d'en parler; mais il semble,
+quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu'il
+vous apprend le secret de ses chagrins; il jouit d'avoir trouvé enfin
+un langage délicieux, qui permet d'attendrir le coeur, sans craindre
+de le fatiguer.
+
+Les beaux yeux de ma Delphine se remplirent de larmes, et je voyois à
+l'agitation de son sein, combien son âme étoit émue: mais quand M. de
+Belmont et sa femme chantèrent ensemble, et que leur fille, âgée de
+huit ans, vint joindre sa voix enfantine et pure à celle de ses
+parens, il devint impossible d'y résister. Ils nous firent entendre un
+air des moissonneurs du Languedoc, dont le refrain villageois est
+ainsi:
+
+Accordez-moi donc, ma mère, Pour mon époux, mon amant; Je l'aimerai
+tendrement, Comme vous aimez mon père.
+
+La petite fille levoit ses beaux yeux vers sa mère en chantant ces
+paroles; son visage étoit tout innocence, mais, élevée par des parens
+qui ne vivoient que d'affections tendres, elle avoit déjà dans le
+regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge,
+cette mélancolie, pressentiment de la destinée qui menace l'enfant à
+son insu. La mère reprit le même refrain, en disant:
+
+ Elle t'accorde, ta mère,
+ Pour ton époux, ton amant;
+ Tu l'aimeras tendrement,
+ Ainsi qu'elle aime ton père.
+
+A ces derniers mots, il y eut dans le regard de madame de Belmont
+quelque chose de si passionné, et tant de modestie succéda bientôt à
+ce mouvement, que je me sentis pénétré de respect et d'enthousiasme
+pour ces nobles liens de famille, dont on peut à la fois être si fier
+et si heureux. Enfin, le père chanta à son tour:
+
+ Ma fille, imite ta mère,
+ Prends pour époux ton amant;
+ Et chéris-le tendrement,
+ Comme elle a chéri ton père.
+
+La voix de M. de Belmont se brisa tout-à-fait en prononçant ces
+paroles, et ce fut avec effort qu'il la retrouva, pour répéter tous
+les trois ensemble le refrain, sur un air de montagne qui sembloit
+faire entendre encore les échos des Pyrénées.
+
+Leurs voix étoient d'une parfaite justesse; celle du mari, grave et
+sonore, mêloit une dignité mâle aux doux accens des femmes; leur
+situation, l'expression de leur visage, tout étoit en harmonie avec la
+sensibilité la plus pure; rien n'en distrayoit, rien ne manquoit même
+à l'imagination. Delphine me l'a dit depuis; l'attendrissement que lui
+faisoit éprouver une réunion si parfaite de tout ce qui peut émouvoir,
+cet attendrissement étoit tel, qu'elle n'avoit plus la force de le
+supporter. Ses larmes la suffoquoient, quand madame de Belmont, se
+jetant presque dans ses bras, lui dit:--Aimable Delphine, je vous
+reconnois, mais nous croiriez-vous malheureux? 'Ah! combien vous vous
+tromperiez!--Et comme si tout à coup la musique avoit fondé notre
+intimité, elle se plaça près de madame d'Albémar, et lui dit:
+
+--Quand je vous ai connue, il y a dix ans, M. de Belmont m'aimoit déjà
+depuis quelques années; mais comme on craignoit qu'il ne perdît la
+vue, mes parens s'opposoient à notre mariage: il devint entièrement
+aveugle, et je renonçai alors à tous les ménagemens que j'avois
+conservés avec ma famille. Chaque moment de retard, quand je lui étois
+devenue si nécessaire, me paroissoit insupportable; et, n'ayant ni
+père ni mère, je me crus permis de me décider seule. Je me mariai à
+l'insu de mes parens, et j'eus pendant quelque temps assez à souffrir
+des menaces qu'ils me firent de rompre mon mariage: quand il fut bien
+prouvé qu'ils ne le pouvoient pas, ils travaillèrent à nous ruiner,
+ils y réussirent; mais comme j'avois craint d'abord qu'ils ne
+parvinssent à me séparer de M. de Belmont, je ne fus presque pas
+sensible à la perte de notre fortune; mon imagination n'étoit frappée
+que du malheur que j'avois évité.
+
+Mon mari, continua-t-elle, donne des leçons à son fils; moi, j'élève
+ma fille; et notre pauvreté, nous rapprochant naturellement beaucoup
+plus de nos enfans, nous donne de nouvelles jouissances. Quand on est
+parfaitement heureux par ses affections, c'est peut-être une faveur de
+la Providence que certains revers, qui resserrent encore vos liens par
+la force même des choses. Je n'oserois pas le dire devant M. de
+Belmont, si je ne savois pas que sa cécité ne le rend point
+malheureux; mais cet accident fixe sa vie au sein de sa famille, cet
+accident lui rend mon bras, ma voix, ma présence à tous les instans
+nécessaires: il m'a vue dans les premiers jours de ma jeunesse, il
+conservera toujours le même souvenir de moi, et il me sera permis de
+l'aimer avec tout le charme, tout l'enthousiasme de l'amour, sans que
+la timidité causée par la perte des agrémens du visage en impose à
+l'expression de mes sentimens. Je le dirai devant M. de Belmont,
+madame, il faut qu'il entende ce que je pense de lui, puisque je ne
+veux pas le quitter un instant, même pour me livrer au plaisir de le
+louer: le premier bonheur d'une femme, c'est d'avoir épousé un homme
+qu'elle respecte autant qu'elle l'aime; qui lui est supérieur par son
+esprit et son caractère, et qui décide de tout pour elle, non parce
+qu'il opprime sa volonté, mais parce qu'il éclaire sa raison, et
+soutient sa foiblesse. Dans les circonstances même où elle auroit un
+avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui
+qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer
+une erreur, quand même il l'auroit commise. Pour que le mariage
+remplisse l'intention de la nature, il faut que l'homme ait par son
+mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu'elle
+reconnoisse et dont elle jouisse: malheur aux femmes obligées de
+conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les
+petitesses de leur mari, ou de s'en affranchir, en portant seules le
+poids de l'existence! Le plus grand des plaisirs, c'est cette
+admiration du coeur qui remplit tous les momens, donne un but à toutes
+les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de
+soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l'approbation de
+l'ami qui vous honore en vous aimant. Aimable Delphine, ne jugez pas
+le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la
+fortune où de la nature; connaissez le degré d'affection dont l'amour
+conjugal les fait jouir, et c'est alors seulement que vous saurez
+quelle est leur part de félicité sur la terre!
+
+--Elle ne vous a pas tout dit, ma douce amie, reprit M. de Belmont;
+elle ne vous a pas parlé du plaisir qu'elle a trouvé dans l'exercice
+d'une générosité sans exemple; elle a tout sacrifié pour moi, qui ne
+lui offrois qu'une suite de jours pendant lesquels il falloit tout
+sacrifier encore. Riche, jeune, brillante, elle a voulu consacrer sa
+vie à un aveugle sans fortune, et qui lui faisoit perdre toute celle
+qu'elle possédoit. Dans quelque trésor du ciel il existait un bien
+inestimable; il m'a été donné, ce bien, pour compenser un malheur que
+tant d'infortunés ont éprouvé dans l'isolement. Et telle est la
+puissance d'une affection profonde et pure, qu'elle change en
+jouissances les peines les plus réelles de la vie; je me plais à
+penser que je ne puis faire un pas sans la main de ma femme, que je ne
+saurois pas même me nourrir, si elle n'approchoit pas de moi les
+alimens qu'elle me destine. Aucune idée nouvelle ne ranimeroit mon
+imagination, si elle ne me lisoit pas les ouvrages que je désire
+connoître; aucune pensée ne parvient à mon esprit sans le charme que
+sa voix lui prête; toute l'existence morale m'arrive par elle,
+empreinte d'elle, et la Providence, en me donnant la vie, a laissé à
+ma femme le soin d'achever ce présent, qui seroit inutile et
+douloureux sans son secours.
+
+Je le crois, dit encore M. de Belmont, j'aime mieux que personne; car
+tout mon être est concentré dans le sentiment: mais comment se fait-il
+que tous les hommes ne cherchent pas à trouver le bonheur dans leur
+famille? Il est vrai que ma femme, et ma femme seule pouvoit faire du
+mariage un sort si délicieux. Cependant, il me manque de n'avoir
+jamais vu mes enfans, mais je me persuade qu'ils ressemblent à leur
+mère! de toutes les images que mes yeux ont autrefois recueillies, il
+n'en est qu'une qui soit restée parfaitement distincte dans mon
+souvenir, c'est la figure de ma femme; je ne me crois pas aveugle près
+d'elle, tant je me représente vivement ses traits! Avez-vous remarqué
+combien sa voix est douce? quand elle parle, elle accentue
+gracieusement et mollement, comme si elle aimoit à soigner les
+plaisirs qui me restent; je sens tout, je n'oublie rien; un serrement
+de main, une voix émue ne s'effacent jamais de mon souvenir. Ah! c'est
+une existence heureuse que de savourer ainsi les affections et leur
+charme; d'en jouir sans éprouver jamais une de ces inconstances du
+coeur, qu'amènent quelquefois les splendeurs éclatantes de la fortune,
+ou les dons brillans de la nature.
+
+Néanmoins, quoique mon sort ne puisse se comparer à celui de personne,
+je le dis, continua-t-il, aux grands de la terre, aux plus beaux, aux
+plus jeunes; il n'est de bonheur pendant la vie que dans cette union
+du mariage, que dans cette affection des enfans, qui n'est parfaite
+que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans
+leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux
+jouissances de la vie domestique; mais je ne sais quelle force secrète
+la Providence a mise dans la morale; les circonstances de la vie
+paraissent indépendantes d'elle, et c'est elle seule cependant qui
+finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent
+pas; des événemens terribles, ou des dégoûts naturels brisent les
+liens qu'on croyoit les plus solides; l'opinion vous poursuit,
+l'opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur.
+Et quand il seroit possible d'échapper à son empire, peut-on comparer
+le plaisir de se voir quelques heure au milieu du monde, quelques
+heures interrompues, avec l'intimité parfaite du mariage? Que
+serois-je devenu sans elle? moi qui ne devois porter mes malheurs qu'à
+celle qui pouvoit s'enorgueillir de les partager! Comment aurois-je
+fait pour lutter contre l'ordre de la société? moi que la nature avoit
+désarmé! Combien l'abri des vertus constantes et sûres ne m'étoit-il
+pas nécessaire à moi, qui ne pouvois rien conquérir, et qui n'avois
+pour espoir que le bonheur qui viendroit me chercher! Mais ce ne sont
+point des consolations que je possède, c'est la félicité même; et je
+le répète avec assurance, celui qui n'est point heureux par le mariage
+est seul, oui, partout seul; car il est tôt ou tard menacé de vivre
+sans être aimé.
+
+--M. de Belmont prononça ces paroles avec tant de chaleur, qu'elles
+jetèrent mon âme dans une situation violente; je vous l'avoue, ce que
+j'éprouve, quand une circonstance ranime en moi la douleur de n'avoir
+pas épousé madame d'Albémar, ce que j'éprouve tient beaucoup de cet
+état, que les anciens auroient expliqué par la vengeance des furies.
+Quelquefois cette douleur semble dormir dans mon sein; mais quand elle
+se réveille, je sens qu'elle ne m'a jamais quitté, et que tous les
+jours écoulés me sont retracés par les regrets les plus amers.
+
+Madame d'Albémar s'aperçut que j'étois saisi par ces mouvemens
+impétueux et déchirans. En effet, j'avois résisté long-temps; mais
+tant d'émotions, qui portoient sur la même blessure, l'avoient enfin
+rendue trop douloureuse. Delphine se leva, et dit qu'elle vouloit
+partir; le temps menaçoit de la neige, monsieur et madame de Belmont
+voulurent l'engager à, rester; elle me regarda, et vit, je crois, que
+mon visage étoit entièrement décomposé; car elle répéta vivement que
+sa voiture l'attendoit à quatre pas de la maison, et qu'elle étoit
+forcée de s'en aller. Elle promit de revenir; monsieur et madame de
+Belmont, et leurs deux enfans, la réconduisirent jusqu'à la porte,
+avec cette affection qu'elle inspire si vite à quiconque est digne de
+l'apprécier.
+
+Je lui donnai le bras sans rien dire, et nous marchâmes ainsi quelque
+temps. Arrivés à, l'endroit où sa voiture devoit l'attendre, nous ne
+la trouvâmes point; on avoit mal entendu nos ordres, et la neige
+commençoit à tomber avec une grande abondance.--J'ai bien froid, me
+dit-elle.--Ce mot me tira des pensées qui m'absorboient; je la
+regardai, elle étoit fort pâle, et je craignis que sa santé ne
+souffrît du chemin qui lui restoit encore à faire; je la suppliai de
+me permettre de la porter, pour que ses pieds au moins ne fussent pas
+dans la neige. Elle s'y refusa d'abord, mais son état étant devenu
+plus alarmant, j'insistai peut-être avec amertume, car j'étois agité
+par les sentimens les plus douloureux. Delphine consentit alors à ce
+que je désirois; elle espéroit, j'ai cru le voir, que mes impressions
+s'adouciroient par le plaisir de lui rendre au moins ce foible
+service.
+
+Mon ami, je la portai pendant une demi-lieue, avec des émotions d'une
+nature si vive et si différente, que mon âme en est restée
+bouleversée. Tantôt la fièvre de l'amour me saisissoit, en la pressant
+sur mon coeur, et je lui répétois qu'il falloit qu'elle fût à moi
+comme mon épouse, comme ma maîtresse, comme l'être enfin qui devoit
+confondre sa vie avec la mienne; elle me repoussoit, soupiroit, et me
+menaçoit de refuser mon secours. Une fois la rigueur du froid la
+saisit tellement, qu'elle pencha sa tête sur moi, et je la soulevois
+comme si elle eût été sans vie: je regardai le ciel dans un mouvement
+inexprimable; je ne sais ce que je voulois; mais si elle étoit morte
+dans mes bras, je l'aurois suivie, et je ne sentirois plus la douleur
+qui me poursuit. Enfin nous arrivâmes, et mes soins la rétablirent
+entièrement. J'étois impatient de la quitter; je ne me trouvois plus
+bien à Bellerive, dans ces lieux qui faisoient mes délices: malheureux
+que je suis! pourquoi falloit-il que je visse le spectacle d'une union
+si heureuse!
+
+Aveugles, ruinés, relégués dans un coin de la terre, ils sont heureux
+par l'amour dans le mariage; et moi, qui pouvois goûter ce bien au
+sein de toutes les prospérités humaines, j'ai livré mon coeur à des
+regrets dévorans, qui n'en sortiront qu'avec la vie.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+Hier, vous n'êtes resté qu'un quart d'heure avec moi; à peine
+m'avez-vous parlé: en me quittant, j'ai vu que vous alliez dans la
+forêt, au lieu de retourner à Paris; j'ai su depuis que vous n'êtes
+rentré chez vous qu'au jour. Vous avez passé cette nuit glacée seul, à
+cheval, non loin de ma demeure; c'étoit vous pourtant qui aviez voulu
+abréger notre soirée. Inquiète, troublée, je suis restée à ma fenêtre
+pendant cette même nuit. Léonce, occupés ainsi l'un de l'autre, nous
+craignions de nous parler: que me cachez-vous? juste ciel! ne
+pouvons-nous plus nous entendre?
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+J'ai passé une nuit plus douce que tous les jours qui me sont
+destinés: cette tristesse de l'hiver me plaisoit, je n'avois rien à
+reprocher à la nature. Mais vous, vous qui voyez dans quel état je
+suis, daignez-vous en avoir pitié? Ce frisson que les longues heures
+de la nuit me faisoient éprouver m'étoit assez doux; n'est-ce pas
+ainsi que s'annonce la mort? et ne sentez-vous pas qu'il faudra
+bientôt y recourir? Vous me demandez si je vous cache un secret!
+l'amour en a-t-il? Si vous partagiez ce que j'éprouve, ne me
+comprendriez-vous pas? Cependant vous me le demandez ce secret; le
+voici: je suis malheureux; n'exigez rien de plus.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+Delphine à Léonce,
+
+
+Vous êtes malheureux, Léonce! ah! le ciel m'inspiroit bien, quand je
+voulois partir, quand je refusois de croire à vos sermens; vous me
+juriez qu'en restant, je comblerois tous les voeux de votre coeur;
+vous m'avez séduite par cet espoir, et déjà vous ne craignez plus de
+me le ravir. Autrefois les mêmes sentimens nous animoient, et
+maintenant, hélas! qu'est devenu cet accord? savez-vous ce que
+j'éprouvois? je jouissois avec délices de notre situation. Insensée
+que je suis! j'étois heureuse, je vous l'aurois dit; oh! que vous avez
+bien réprimé cette confiance imprudente!
+
+Mais d'où vient donc, Léonce, cette funeste différence entre nous?
+Vous croiriez-vous le droit de me dire que vous êtes plus capable
+d'aimer que moi? avec quel dédain je recevrois ce reproche! je connois
+des sacrifices, que vous ne pourriez pas me faire; il n'en est pas un
+au monde qui me parût mériter seulement votre reconnoissance, tant il
+me coûteroit peu! Vous ai-je parlé du tort que me faisoit mon séjour à
+Bellerive? loin de redouter les peines que mon amour pourra me causer,
+quand je m'égare dans les chimères qui me plaisent, j'aime à supposer
+des dangers, des malheurs de tout genre, que je braverois avec
+transport pour vous.
+
+Oserez-vous prétendre que le don, ou plutôt l'avilissement de
+moi-même, est le sacrifice que je dois à ce que j'aime? Mon ami, ce
+seroit notre amour que j'immolerois, si je renonçois à cet
+enthousiasme généreux qui anime notre affection mutuelle. Si je cédois
+à vos désirs, nous ne serions bientôt plus que des amans sans passion,
+puisque nous serions sans vertu; et nous aurions ainsi bientôt
+désenchanté tous les sentimens de notre coeur.
+
+Si je pouvois manquer maintenant aux derniers devoirs que je respecte
+encore, quelle seroit ma conduite à mes propres yeux? Je me serois
+établie dans une solitude, pour y passer ma vie seule avec l'homme que
+j'aime, avec l'époux d'une autre; j'y resterois sans combats, sans
+remords, j'aurois été moi-même au-devant de ma honte: oh! Léonce, je
+ne suis déjà peut-être que trop coupable; veux-tu donc dégrader
+l'image de Delphine? Veux-tu la dégrader dans ton propre souvenir?
+qu'elle parte, et tu ne l'oublieras jamais; qu'elle meure, et tu
+verseras des larmes sur sa tombe; mais si tu la rendois criminelle, tu
+la chercherois vainement telle qu'elle étoit, dans le monde, dans ta
+mémoire, dans ton coeur; elle n'y seroit plus; et sa tête humiliée se
+pencheroit vers la terre, n'osant plus regarder ni le ciel ni Léonce.
+
+Hier, n'étois-tu pas égaré, quand tu me reprochois d'être insensible à
+l'amour? ton accent étoit âpre et sombre; tu m'accusois de ne pas
+savoir aimer! Ah! crois-tu que mon amour n'ait pas aussi sa volupté,
+son délire? la passion innocente a des plaisirs que ton coeur
+blasphème. Quand tu n'avois pas encore troublé mes espérances, quand
+je me flattois de passer ma vie entière avec toi, il n'existoit pas
+dans l'imagination un bonheur que l'on pût comparer au mien; aucun
+chagrin, aucune inquiétude ne me rendoient les heures difficiles; je
+me sentois portée dans la vie comme sur un nuage; à peine touchois-je
+la terre de mes pas; j'étois environnée d'un air azuré, à travers
+lequel tous les objets s'offroient à moi sous une couleur riante: si
+je lisois, mes yeux se remplissoient des plus douces larmes, à chaque
+mot que je rapportois à toi; je m'attendrissois en faisant de la
+musique, car je t'adressois toujours ce langage mystérieux, ces
+émotions indéfinissables que l'harmonie nous fait éprouver; j'avois en
+moi une existence surnaturelle que tu m'avois donnée, une inspiration
+d'amour et de vertu, qui faisoit battre mon coeur plus vite à tous les
+momens du jour.
+
+J'étois heureuse ainsi, même dans ton absence: l'heure de te voir
+approchoit, et la fièvre de l'espérance m'agitoit; cette fièvre se
+calmoit, quand tu entrois dans ma chambre; elle faisoit place aux
+sentimens délicieux qui se répandoient dans mon coeur: je te
+regardois, je considérois de nouveau tous les objets qui m'entourent,
+étonnée de la magie, de l'enchantement de ta présence, et demandant au
+ciel si c'étoit bien la vie qu'un tel bonheur, ou si mon âme déjà
+n'avoit pas quitté la terre! n'y avoit-il donc point d'amour dans
+cette ivresse? et quand tu m'environnois de tes bras, quand je
+reposois ma tête sur ton épaule, si je renfermois dans mon coeur
+quelques-uns de mes mouvemens, ce coeur en devenoit plus tendre; il
+eût perdu de sa sensibilité même, s'il n'avoit su rien réprimer.
+
+J'ai voulu, Léonce, ne voir dans votre peine que vos inquiétudes sur
+mon sentiment pour vous; j'ai dissipé ces inquiétudes: si vous vous
+permettiez encore les mêmes plaintes, il ne seroit plus digne de moi
+d'y répondre.
+
+
+
+
+LETTRE XXIII.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+Ma volonté est soumise à la vôtre; mais je ne sais quel accablement
+douloureux altère en moi les principes de la vie; hier, en revenant de
+chez vous, je pouvois à peine me soutenir sur mon cheval; j'essaierai
+d'aller à Bellerive ce soir; mais j'ai à peine la force d'écrire.
+Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+Léonce, je vous crois généreux, pourquoi donc vous cacherois-je ce qui
+est dangereux pour moi? Vous savez, vous devez savoir, que si vous me
+rendiez coupable, je n'y survivrois pas; et vous me connoissez assez
+pour ne pas imaginer que j'imite ces femmes dissimulées, qui veulent
+se laisser vaincre, après avoir long-temps, résisté. Si vous ne voulez
+pas que je meure de douleur ou de honte, je dois obtenir, en vous
+confiant le secret de ma foiblesse, que votre propre vertu m'en
+défende. O Léonce! si vous souffrez, si vos peines altèrent
+quelquefois votre santé, ne vous montrez pas à moi dans cet état.
+
+Hier, en vous voyant si pâle, si chancelant, je me sentis défaillir;
+quand l'image de votre danger se présente à moi, toute autre idée
+disparoît à mes yeux. Il se passoit hier dans mon coeur une émotion
+inconnue, qui affoiblissoit ma raison, ma vertu, toutes mes forces; et
+j'éprouvois un désir inexprimable de ranimer votre vie aux dépens de
+la mienne, de verser mon sang pour qu'il réchauffât le vôtre, et que
+mon dernier souffle rendît quelque chaleur à vos mains tremblantes.
+
+Léonce, en vous avouant l'empire de la souffrance sur mon coeur, c'est
+vous interdire à jamais de m'en rendre témoin; dérobez-la-moi, s'il
+est possible; cette prière n'est pas d'une âme dure, et vous
+l'adresser, c'est vous estimer beaucoup. Ne répondez pas à cette
+lettre; en l'écrivant, mon front s'est couvert de rougeur. Je vous ai
+imploré, protégez-moi; mais sans me rappeler que je vous l'ai demandé.
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+Delphine, je veux respecter vos volontés, je le veux; cette
+résignation est tout ce que je puis vous promettre. Vous ne connoissez
+pas les sentimens qui m'agitent; je leur impose silence, je ne puis
+vous les confier. Je vous adore, et je crains de vous parler d'amour!
+que deviendrai-je? et cependant tu m'aimes, et tu voudrois que je
+fusse heureux! J'ai cru que je le serois, je me suis trompé. Essayons
+de ne pas nous parler de nous, de transporter notre pensée sur je ne
+sais quel sujet étranger, dont nous ne nous occuperons qu'avec effort,
+oui, avec effort. Puis-je ne pas me contraindre? puis-je m'abandonner
+à ce que j'éprouve! Si je m'y livre un jour, dans l'état où m'ont jeté
+mes désirs et mes regrets, si je m'y livre un jour, l'un de nous deux
+est perdu.
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+L'homme d'affaires de madame de Mondoville est venu voir le mien, pour
+lui parler de soixante mille livres que j'ai cautionnées pour madame
+de Vernon, et de quarante autres que je lui avois prêtées, il y a deux
+ou trois ans: vous sentez bien que je ne veux pas que vous acquittiez
+ces dettes, surtout à présent que vos affaires sont en désordre; mais
+il seroit tout-à-fait inconvenable pour moi d'avoir l'air de rendre un
+service à madame de Mondoville. Hélas! j'ai des torts envers elle, et
+si jamais elle les découvre, je, ne veux pas qu'elle puisse penser que
+j'ai cherché à enchaîner son ressentiment par des obligations de cette
+nature. Ayez donc la bonté de dire à madame de Mondoville, que je ne
+veux pas que de dix ans, il soit question en aucune manière des dettes
+que sa mère a contractées avec moi; mais persuadez-lui bien que je me
+conduis ainsi par amitié pour vous, ou à cause d'une promesse faite à
+sa mère: supposez tout ce que vous voudrez seulement arrangez tout;
+pour que madame de Mondoville ne puisse pas se croire liée
+personnellement envers moi, par la reconnoissance.
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+J'ai exécuté fidèlement vos ordres auprès de madame de Mondoville. Que
+parlez-vous de lui épargner de la reconnoissance? avez-vous donc
+oublié que c'est vous qui l'avez dotée, que sans votre générosité
+fatale je serois peut-être libre encore: ah Dieu! ne puis-je donc
+repousser ce souvenir, et tout dans la vie doit-il me le rappeler!
+
+Je n'ai pu empêcher Matilde de vous aller voir demain; elle est
+touchée de vos procédés envers nous, quoique j'en aie diminué le
+mérite selon vos intentions; elle vouloit que je l'accompagnasse à
+Bellerive, cela m'est impossible; je ne veux pas vous voir ensemble,
+je ne veux pas la trouver dans les lieux que vous habitez, il me
+semble que son image y resteroit.... Permettez-moi de vous prier, ma
+Delphine, de recevoir Matilde comme vous l'auriez fait avant la mort
+de sa mère; vous êtes capable de vous troubler en la voyant, comme si
+vous aviez des torts envers elle: hélas! ne lui offrez-vous pas ma
+peine en sacrifice? n'est-ce point assez? conservez avec elle la
+supériorité qui vous convient. Il seroit difficile de lui donner des
+soupçons, jamais elle n'a été plus calme, plus heureuse; mais la seule
+personne qu'elle observe avec soin, c'est vous; non par jalousie, mais
+pour se démontrer à elle-même qu'il n'y a de bonheur que dans la
+dévotion; et que toutes vos qualités et vos agrémens vous sont
+inutiles, parce que vous n'êtes pas dans les mêmes opinions qu'elle.
+
+Ne lui montrez donc, je vous prie, ni tristesse, ni timidité; et
+souvenez-vous qu'elle vous doit, et uniquement à vous, la conduite que
+je tiens envers elle. C'est une personne à laquelle je n'ai rien à
+reprocher, mais qui me convient si peu, que j'aurois cherché des
+prétextes pour m'éloigner, si vous ne m'aviez pas imposé son bonheur
+pour prix de votre présence; je le fais, ce bonheur, sans qu'il m'en
+coûte, grâce au ciel! la moindre dissimulation. Elle ne compte dans la
+vie que les procédés, comme elle ne voit dans la religion que les
+pratiques; elle ne s'inquiète ni du regard, ni de l'accent, ni des
+paroles, qui sont mille fois plus involontaires que les actions. elle
+m'aime, je le crois; et si quelques circonstances éclatantes
+excitoient sa jalousie, elle pourroit être très-vive et très-amère;
+mais tant que je ne manquerai pas à la voir chaque jour, elle
+n'imaginera pas que mon coeur puisse être occupé d'un autre objet. Il
+importe donc à son repos comme à votre dignité ma chère Delphine, que
+vous ne changiez rien à votre manière d'être avec elle. Adieu, vous
+triomphez; sais-je assez me contenir? Je parle comme si mon coeur
+étoit calme.... Delphine, un jour, un jour! si tous ces efforts
+étoient vains, s'il falloit choisir entre ma vie et mon amour, ah! que
+prononceriez-vous?
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+Quels cruels momens je viens de passer! Matilde est venue à six heures
+du soir, et ne m'a quittée qu'à neuf: je crois qu'elle s'étoit
+prescrit à l'avance ces trois heures, les plus pénibles dont je puisse
+me faire l'idée. Je craignois d'être fausse en lui montrant de
+l'amitié; je trouvois imprudent et injuste de la traiter avec
+froideur, et chaque mot que je disois me coûtoit une délibération et
+une incertitude. Je ne pouvois me défendre aussi de l'observer, de la
+comparer à moi, et j'étois mécontente des diverses impressions que me
+causoient tour à tour la beauté qu'elle possède, et les grâces dont
+elle est privée. Enfin ce qui a fini par dominer en moi, c'est
+l'amitié d'enfance que j'ai toujours eue pour elle, et je me sentois
+attendrie par sa présence, sans qu'elle eût provoqué d'aucune manière
+cette disposition.
+
+Elle m'a demandé mes projets; je lui ai dit que je retournois ce
+printemps en Languedoc; il m'a été impossible de lui répondre
+autrement: je ne sais quelle voix a parlé pour moi, sans qu'aucune
+réflexion précédente m'eût suggéré ce dessein.
+
+Matilde m'a témoigné plus d'intérêt que jamais, et sa bienveillance me
+faisoit tellement souffrir que, s'il eût été dans son caractère de
+s'exprimer avec plus de sensibilité, je me serois peut-être jetée à
+ses pieds par un mouvement plus fort que ma volonté et ma raison: mais
+vous connoissez sa manière, elle éloigne la confiance, elle oblige les
+autres à se contenir, comme elle se contient elle-même; le seul moment
+où je lui ai trouvé un accent animé, et qui sortoit de ce ton uniforme
+et mesuré qu'elle conserve presque toujours, c'est lorsqu'elle m'a
+parlé de vous.--Tout mon bonheur est en lui, m'a-t-elle dit, et je
+n'ai point d'autre affection sur cette terre!--Ces mots m'ont
+ébranlée; mes yeux se sont remplis de larmes: mais alors Matilde,
+craignant, comme sa mère, tout ce qui peut conduire à l'émotion, s'est
+levée subitement, et m'a fait des questions sur l'arrangement de ma
+maison.
+
+Nous ne nous sommes entretenues depuis ce moment que sur les sujets
+les plus indifférens; et nous nous sommes quittées, après trois heures
+de tête-à-tête, comme si nous avions eu une conversation de quelques
+minutes, au milieu d'un cercle nombreux. Mais, pendant ces heures elle
+étoit calme, et moi, combien j'étois loin de l'être! Ah! Léonce, je
+suis coupable, je le suis, sûrement; car j'éprouvois tout ce qui
+caractérise le remords, le trouble, les craintes, la honte. Je
+redoutois de me trouver seule après son départ; puis-je méconnoître
+dans ce que je souffrois, les cruels symptômes du mécontentement de
+soi-même!
+
+J'ai reçu ce matin une lettre de madame d'Ervins, qui m'annonce son
+arrivée, dans un mois, et me parle avec estime et confiance de la
+sécurité qu'elle éprouve, en me remettant l'éducation de sa fille;
+dites-le moi, mon ami, puis-je accepter un tel dépôt? quel exemple
+Isore aura-t-elle sous les yeux? comment pourrai-je la convaincre de
+mon innocence, lorsque je dois surtout lui conseiller de ne pas imiter
+ma conduite. Sur mille femmes, à peine une échapperoit-elle aux
+séductions auxquelles je m'expose, Léonce, je ne suis pas encore
+criminelle, mais déjà je rougis, quand on parle des femmes qui le
+sont; j'éprouve un plaisir condamnable, quand j'apprends quelques
+traits des foiblesses du coeur; je me surprends à désirer de croire
+que la vertu n'existe plus j'étois d'accord avec moi-même autrefois;
+maintenant, je me raisonne sans cesse, comme si j'avois quelqu'un à
+convaincre; et quand je me demande à qui j'adresse ces discours
+continuels, je sens que c'est à ma conscience dont je voudrois couvrir
+la voix.
+
+Mon ami, si je persiste long-temps dans cet état, j'émousserai dans
+mon coeur cette délicatesse vive et pure, dont le plus léger
+avertissement disposoit souverainement de moi. Quel intérêt mettrai-je
+aux derniers restes de la morale que je conserve encore, si je flétris
+mon âme, en cessant d'aspirer à cette vertu parfaite, qui avoit été
+jusqu'à ce jour l'objet de mes espérances? Léonce, je t'aime avec
+idolâtrie; quand je te vois, je me sens comme transportée dans un
+monde de félicités idéales, et cependant je voudrois avoir la force de
+me séparer de toi: je voudrois avoir fait à la morale, à l'Être
+suprême cet héroïque sacrifice, et que ton souvenir, et que l'amour
+que tu m'inspires fusses à jamais gravés dans une âme, devenue sublime
+par son courage.
+
+O mon ami! que ne me soutiens-tu dans ces élans généreux! un jour,
+nous tenant par la main, nous nous présenterions avec confiance au
+Créateur de la nature: si l'homme juste, luttant contre l'adversité,
+est un spectacle digne du ciel, des êtres sensibles triomphant de
+l'amour, méritent plus encore l'approbation de Dieu même! Aide-moi, je
+puis me relever encore; mais si tu persistes, je ne serai bientôt plus
+qu'un caractère abattu sous le poids du repentir, une âme douce, mais
+commune; et la plus noble puissance du coeur, celle des sacrifices,
+s'affoiblira tout-à-fait en moi.
+
+Sais-je enfin si je ne devrois pas m'éloigner de vous, pour vous-même?
+Depuis quelque temps n'êtes-vous pas cruellement agité? puis-je,
+hélas! puis-je me dire du moins que c'est pour votre bonheur, que
+votre amie dégrade son coeur, en résistant à ses remords?
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+J'ai peut-être mérité, par le trouble, où m'ont jeté des sentimens
+trop irrésistibles, la cruelle lettre que vous m'écrivez; cependant je
+ne m'y attendois pas. Je vous ai parlé de ce qui manquoit à mon
+bonheur, et vous me proposez de vous séparer de moi! quelle foible
+idée vous ai-je donc donnée de mon amour! Avez-vous pu penser que
+j'existerois un instant après vous avoir perdue! Je ne sais si vous
+avez raison d'éprouver les regrets et les remords qui vous agitent; je
+ne demande rien, je n'exige rien; mais je veux seulement que vous
+lisiez dans mon âme. Aucune puissance humaine, aucun ordre de vous ne
+pourroit me faire supporter la vie, si je cessois de vous voir. C'est
+à vous d'examiner ce que vaut cette vie, quels intérêts peuvent
+l'emporter sur elle! Je ne murmurerai point contre votre décision,
+quand vous saurez clairement ce que vous prononcez.
+
+Je sens presque habituellement, à travers le bonheur dont je jouis
+près de toi, que la douleur n'est pas loin, qu'elle peut rentrer dans
+mon âme avec d'autant plus de force, que des instans heureux l'ont
+suspendue. Delphine, j'ai vingt-cinq ans; déjà je commence à voir
+l'avenir comme une longue perspective, qui doit se décolorer à mesure
+que l'on avance, Veux-tu que j'y renonce? je le ferai sans beaucoup de
+peine; mais je te défends de jamais parler de séparation. Dis-moi, _je
+crois ta mort nécessaire_, mon coeur n'en sera point révolté; mais
+j'éprouve une sorte d'irritation contre toi, quand tu peux me parler
+de ne plus se voir, comme d'une existence possible.
+
+Mon amie! j'ai eu tort de t'entretenir de mes chagrins, pardonne-moi
+mon égarement; en me présentant une idée horrible, tu m'as fait sentir
+combien j'étois insensé de me plaindre! Hélas! n'est-ce donc que par
+la douleur, que la raison peut rentrer dans le coeur de l'homme! et
+n'apprend-on que par elle à se reprocher des désirs trop ambitieux! Eh
+bien! eh bien! ne me parle plus d'absence, et je me tiens pour
+satisfait.
+
+Pourrois-je oublier quel charme je goûte, en te confiant mes pensées
+les plus intimes? lorsque nous regardons ensemble les événemens du
+monde, comme nous étant étrangers, comme nous faisant spectacle de
+loin, et que, nous suffisant l'un à l'autre, les circonstances
+extérieures ne nous paraissent qu'un sujet d'observations. Ah!
+Delphine, j'accepterois avec toi l'immortalité sur cette terre; les
+générations qui se succéderoient devant nous, ne rempliroient mon âme
+que d'une douce tristesse; je renouvellerais sans cesse avec toi mes
+sentimens et mes idées; je revivrois dans chaque entretien.
+
+--Mon amie; écartons de notre esprit toutes les inquiétudes que notre
+imagination pourroit exciter en nous; il n'y a rien de réel au monde
+qu'aimer; tout le reste disparoît, ou change de forme et d'importance,
+suivant notre disposition: mais le sentiment ne peut être blessé sans
+que la vie elle-même ne soit attaquée. Il régloit, il inspiroit tous
+les intérêts, toutes les actions; l'âme qu'il remplissoit ne sait plus
+quelle route suivre, et perdue dans le temps, toutes les heures ne lui
+présentent plus ni occupations, ni but, ni jouissances.
+
+Crois-moi, Delphine, il y a de la vertu dans l'amour, il y en a même
+dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes
+avec tant de force; mais comment peux-tu te croire coupable, quand la
+pure innocence guide tes actions et ton coeur? Comment peux-tu rougir
+de toi, lorsque je me sens pénétré d'une admiration si profonde pour
+ton caractère et ta conduite? Juge de tes vertus comme de tes charmes,
+par l'amour que je ressens pour toi. Ce n'est pas ta beauté seule qui
+l'a fait naître; tes perfection morales m'ont inspiré cet enthousiasme
+qui, tour à tour, exalte et combat mes désirs. O mon amie, abjure ta
+lettre, sois fière d'être aimée, et ne te repens pas de me consacrer
+ta vie.
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 2 avril 1791.
+
+
+Vous m'écrivez moins souvent, ma chère Louise, et vous évitez de me
+parler de Léonce; il n'y a pas moins de tendresse dans vos lettres,
+mais un sentiment secret de blâme s'y laisse entrevoir: ah! vous avez
+raison, je le mérite, ce blâme; j'ai perdu le moment du courageux
+sacrifice, jugez vous-même à présent s'il est possible: je vous envoie
+la dernière lettre que j'ai reçue de Léonce; puis-je partir après ces
+menaces funestes, le puis-je? Toutes les femmes qui ont aimé, je le
+sais, se sont crues dans une situation qui n'avoit jamais existé
+jusqu'alors; mais, néanmoins, ne trouvez-vous pas que le sentiment de
+Léonce pour moi n'a point d'exemple au monde?
+
+Cette tendresse profonde, dans une âme si forte, cet oubli de tout,
+dans un caractère qui sembloit devoir se livrer avec ardeur aux
+distinctions qui l'attendoient dans la vie; et quel homme étoit plus
+fait que Léonce pour aspirer à tous les genres de gloire? la noblesse
+de ses expressions, la dignité de ses regards, m'en imposent
+quelquefois à moi-même; je jouis de me sentir inférieure à lui. Jamais
+aucun triomphe n'a fait goûter autant de jouissances que j'en éprouve,
+en abaissant mon caractère devant celui de Léonce. Qui pourroit
+mesurer tout ce qu'il est déjà, et tout ce qu'il peut devenir? Par
+de-là les perfections que j'admire, j'en soupçonne de nouvelles qui me
+sont inconnues; et lorsqu'il se sert des expressions les plus
+ardentes, quelque chose de contenu dans son accent, de voilé dans ses
+regards, me persuade qu'il garde en lui-même des sentimens plus
+profonds encore que ceux qu'il consent à m'exprimer. Léonce exerce sur
+moi la toute-puissance que lui donnent à la fois son esprit, son
+caractère et son amour. Il me semble que je suis née pour lui obéir
+autant que pour l'adorer; seule, je me reproche la passion qu'il
+m'inspire; mais en sa présence, le mouvement involontaire de mon âme
+est de me croire coupable, quand j'ai pu le rendre malheureux. Il me
+semble que son visage, que sa voix, que ses paroles portent
+l'empreinte de la vertu même, et m'en dictent les lois. Ces
+récompenses célestes qu'on éprouve au fond de son coeur, quand on se
+livre à quelque généreux dessein, je crois les goûter quand il me
+parle; et lorsque, dans un noble transport, il me dit qu'il faut
+immoler sa vie à l'amour, je rougirois de moi-même, si je ne
+partageois pas son enthousiasme.
+
+Ne craignez pas, cependant, que son empire sur moi me rende
+criminelle; le même sentiment qui me soumet à ses volontés me défend
+contre la honte. Léonce commande à mon sort, parce que j'admire son
+caractère, parce qu'il réunit toutes les vertus que vous m'avez appris
+à chérir; je ne puis le quitter, s'il ne consent pas lui-même à ce
+sacrifice; mais, lorsque oubliant la différence de nos devoirs, il
+veut me faire manquer aux miens, je m'arme contre lui de ses qualités
+mêmes, et, certaine qu'il ne sacrifierait pas son honneur à l'amour,
+le désir de l'égaler m'inspire le courage de lui résister. Ah! Louise,
+c'est bien peu, sans doute, que de conserver une dernière vertu, quand
+on a déjà bravé tant d'égards, tant de devoirs, qui me paroissoient
+jadis aussi sacrés que ceux que je respecte encore; mais ne gardez pas
+sur ma situation ce silence cruel! ne croyez pas qu'il ne soit plus
+temps de me donner des conseils, que je n'en puisse recevoir aucun!
+une fois, peut-être, je les suivrai, je n'en sais rien; mais aimez-moi
+toujours.
+
+Hélas! notre situation peut à chaque instant être bouleversée. Je
+partirois, si Matilde, découvrant nos sentimens, désiroit que je
+m'éloignasse; je partirois, si Léonce cessoit un seul jour de me
+respecter, ou si l'opinion me poursuivoit au point de le rendre
+malheureux lui-même. Ah! de combien de manières prévues et imprévues,
+le bonheur dont je ne jouis qu'en tremblant ne peut-il pas m'être
+arraché! Louise, ne vous hâtez donc pas de prendre avec moi ce ton de
+froideur et de réserve, qu'il ne faut adresser qu'aux amis dont le
+sort est trop prospère; n'oubliez pas la pitié, je vous la demanderai
+peut-être bientôt.
+
+Déjà vous m'inquiétez, en m'annonçant que M. de Valorbe, ayant perdu
+sa mère, se prépare à partir pour Paris; il faudra que j'instruise
+Léonce, et de ses sentimens pour moi, et de ses droits à ma
+reconnoissance; mais de quelque manière que je les lui fasse
+connoître, sa présence lui sera toujours importune. Ne pouvez-vous
+donc pas détourner M. de Valorbe de venir ici? Vous savez que, sous
+des formes timides et contraintes, il a un amour-propre très-sombre et
+très-amer, et que tout ce qu'il dit de son dégoût de la vie, vient
+uniquement de ce qu'il a une opinion de lui qu'il ne peut faire
+partager aux autres; il a plus d'esprit qu'il n'en sait montrer, ce
+qui est précisément le contraire de ce qu'il faut pour réussir à
+Paris, où l'on n'a le temps de découvrir le mérite de personne. Quand
+il ne devineroit pas mes véritables sentimens, il suffiroit de la
+supériorité de Léonce pour lui donner de l'humeur; et que de malheurs
+ne peut-il pas en arriver! Essayez de lui persuader, ma chère Louise,
+que rien ne pourra jamais me décider à me remarier. Je ne puis vous
+exprimer assez combien il me sera pénible de revoir M. de Valorbe,
+s'il me faut supporter qu'il me parle encore de son amour. D'ailleurs
+ma société est maintenant si resserrée, qu'en y admettant M. de
+Valorbe, je m'expose à faire croire qu'il m'intéresse.
+
+Je ne vois habituellement que M. et madame de Lebensei, et
+quelquefois, mais plus rarement, M. et madame de Belmont; l'esprit de
+M. de Lebensei me plaît extrêmement, sa conversation m'est chaque jour
+plus agréable; il n'a de prévention ni de parti pris sur rien à
+l'avance, et sa raison lui sert pour tout examiner. La société d'un
+homme de ce genre vous promet toujours de la sécurité et de l'intérêt;
+on ne craint point de lui confier sa pensée, l'on est sûr de la
+confirmer ou de la rectifier en l'écoutant.
+
+Sa femme a moins d'esprit et surtout moins de calme que lui; sa
+situation dans la société la rend malheureuse, sans qu'elle consente
+même à se l'avouer; ce chagrin est fort augmenté par une inquiétude
+très-naturelle et très-vive qu'elle éprouve dans ce moment; elle est
+prête d'accoucher, et elle a des raisons de craindre que sa grand'mère
+et sa tante, qui sont toutes les deux très-dévotes, ne veuillent pas
+reconnoître son enfant. Elle m'a dit, sans vouloir s'expliquer
+davantage, qu'elle avoit un service à me demander auprès de ses
+parens, qui sont un peu les miens; je serai trop heureuse de le lui
+rendre. Je voudrois lui faire quelque bien. Elle est souvent honteuse
+de ses peines, et mécontente de sa sensibilité, dont les jouissances
+ne lui font pas oublier tout le reste; elle craint que son mari ne
+s'aperçoive de ses chagrins; et reprend un air gai chaque fois qu'il
+la regarde. Madame de Belmont, avec un mari aveugle et ruiné, jouit
+d'une félicité bien plus pure; elle ne vit pas plus dans le monde que
+madame de Lebensei, mais elle n'a pas l'idée qu'elle en soit écartée;
+elle choisit la solitude, et la pauvre Élise y est condamnée: je la
+plains, parce qu'elle souffre, car, à sa place, je serois parfaitement
+heureuse; elle se croit, et a raison de se croire innocente; elle a
+épousé ce qu'elle aime; et l'opinion la tourmente! quelle foiblesse!
+
+Adieu, ma soeur, ne m'abandonnez pas; reprenons l'habitude de nous
+écrire chaque jour tout ce que nous éprouvons; je ne me crois pas un
+sentiment dont votre coeur indulgent et tendre ne puisse accepter la
+confidence.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+Léonce à Delphine,
+
+
+Le neveu de madame du Marset est menacé de perdre son régiment, pour
+avoir montré, dit-on, une opinion contraire à la révolution. M. de
+Lebensei a beaucoup de crédit auprès des députés démocrates de
+l'assemblée constituante; madame du Marset est venue me demander de
+vous engager à le prier de sauver son neveu. Si M. d'Orsan perdoit son
+régiment, il manqueroit un mariage riche qui, dans son état de
+fortune, lui est indispensablement nécessaire: je sais quelle a été la
+conduite de madame du Marset envers vous, envers moi; mais je trouve
+plaisir à vous donner l'occasion d'une vengeance qui satisfait assez
+bien la fierté: car ce n'est point par bonté pure qu'on rend service à
+ceux dont on a raison de se plaindre; on jouit de ce qu'ils
+s'humilient en vous sollicitant, et l'on est bien aise de se donner le
+droit de dédaigner ceux qui avoient excité notre ressentiment. Cette
+raison, d'ailleurs, n'est pas la seule qui me fasse désirer que vous
+soyez utile à madame du Marset.
+
+Vous savez, quoique nous en parlions rarement ensemble, combien les
+querelles politiques s'aigrissent à présent; on a dit assez souvent,
+et madame du Marset a singulièrement contribué à le répandre, que vous
+étiez très-enthousiaste des principes de la révolution françoise: il
+me semble donc qu'il vous convient particulièrement d'être utile à ses
+ennemis; cette conduite peut faire tomber ce qu'on a dit contre vous à
+cet égard. En voyant le cours que prennent les événemens politiques de
+France, je souhaite tous les jours plus, que l'on ne vous soupçonne
+pas de vous intéresser aux succès de ceux qui les dirigent.
+
+Vous avez exigé de moi, mon amie, que j'accompagnasse Matilde à
+Mondoville; j'aurois plutôt obtenu d'elle que de vous la permission de
+m'en dispenser: savez-vous que ce voyage durera plus d'une semaine?
+Avez-vous songé à ce qu'il m'en coûte pour vous obéir? toutes les
+peines de l'absence, oubliées depuis trois mois, se sont représentées
+à mon souvenir. Je vous en prie, soyez fidèle à la promesse que vous
+m'avez faite de m'écrire exactement. Je sais d'avance les journées qui
+m'attendent; elles n'auroient point de but ni d'espérance, si je ne
+devois pas recevoir une lettre de vous. Shakespeare a dit, que la _vie
+étoit ennuyeuse comme un conte répété deux fois_. Ah! combien cela est
+vrai des momens passés loin de Delphine! quel fastidieux retour des
+mêmes ennuis et des mêmes peines!
+
+Adieu, mon amie; j'éprouve une tristesse profonde, et quand je
+m'interroge sur la cause de cette tristesse, je sens que ce sont ces
+huit jours qui me voilent le reste de l'avenir; et vous osiez penser à
+me quitter! N'en parlons plus; cette idée, je l'espère, ne vous est
+jamais venue sérieusement; vous vous en êtes servie pour m'effrayer de
+mes égaremens, et peut-être avez-vous réussi. Adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+M. de Lebensei, quelques heures après avoir reçu ma lettre, a terminé
+l'affaire de M. d'Orsan; vous pouvez mon cher Léonce, en instruire
+madame du Marset; je ne me soucie pas le moins du monde d'en avoir le
+mérite auprès d'elle, car il seroit usurpé. Je l'ai servie parce que
+vous le désiriez, et non par les motifs que vous m'avez présentés.
+Sans doute, je pense comme vous qu'il faut être utile même à ses
+ennemis, quand on en a la puissance; mais, comme les moyens de rendre
+service sont très bornés pour les particuliers, je ne m'occupe de
+faire du bien à mes ennemis, que quand il ne me reste pas un seul de
+mes amis qui ait besoin de moi; c'est un plaisir d'amour-propre, que
+de condamner à la reconnoissance les personnes dont on a de justes
+raisons de se plaindre; il ne faut jamais compter parmi les bonnes
+actions les jouissances de son orgueil.
+
+Quant à l'intérêt que je puis avoir à me faire aimer de ceux qui n'ont
+pas les mêmes opinions que moi, je n'y mettrois pas le moindre prix
+sans vous. Je déteste les haines de parti, j'en suis incapable; et
+quoique j'aime vivement et sincèrement la liberté, je ne me suis point
+livrée à cet enthousiasme, parce qu'il m'auroit lancée au milieu de
+passions qui ne conviennent point à une femme; mais, comme je ne veux
+en aucune manière désavouer mes opinions, je me sentirois plutôt de
+l'éloignement que du goût, pour un service qui auroit l'air d'une
+expiation: je dirai plus, il n'atteindroit pas son but; toutes les
+fois qu'on mêle un calcul à une action honnête, le calcul ne réussit
+pas.
+
+Je veux vous transcrire à ce sujet un passage de la lettre que m'a
+répondue M. de Lebensei: «Il faut, me dit-il, se dévouer, quand on le
+peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu'entraîne une révolution,
+et qui pèsent davantage encore sur les personnes opposées à cette
+révolution même; mais il ne faut pas compter en général sur le
+souvenir qu'elles en conserveront. Je me suis donné, il y a deux mois,
+beaucoup de peine pour faire sortir de prison un homme que je ne
+connois pas, mais qui auroit risqué de perdre la vie, pour un fait
+politique dont il étoit accusé: j'ai appris hier, qu'il disoit partout
+que j'étois un homme d'une activité très-dangereuse; j'ai chargé un de
+mes amis de lui rappeler que, sans cette prétendue activité, il
+n'existeroit plus, et qu'elle devoit au moins trouver grâce a ses
+yeux. Un tel _désappointement_ m'est fort égal, à moi qui suis
+tout-à-fait indifférent à ce que disent et pensent les personnes que
+je n'aime pas. Seulement je vous cite cet exemple, pour vous prouver
+qu'un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son
+aise celui qui lui a fait du bien, lorsqu'il n'est pas de la même
+opinion que lui; et peut-être arrive-t-il souvent que l'on invente,
+pour se dégager d'une reconnoissance pénible, mille calomnies
+auxquelles on n'auroit pas pensé, si l'on étoit resté tout-à-fait
+étrangers l'un à l'autre.» M. de Lebensei va peut-être un peu loin, en
+s'exprimant ainsi; mais j'ai voulu que vous sussiez bien, cher Léonce,
+que j'avois servi madame du Marset pour vous plaire, et sans aucun
+autre intérêt. Il m'a paru que dans cette affaire, M. de Lebensei
+accordoit une grande influence à votre nom; je crois qu'il seroit bien
+aise de se lier avec vous: voulez-vous qu'à votre retour je vous
+réunisse ensemble à dîner chez moi?
+
+Voilà une lettre, mon ami, qui ne contient rien que des affaires; vous
+l'avez voulu, en m'occupant de madame du Marset: j'aurois pu vous
+entretenir cependant de la douleur que me cause votre absence; quand
+il me faut passer la fin du jour seule; dans ces mêmes lieux où j'ai
+goûté le bonheur de vous voir, je me livre aux réflexions les plus
+cruelles. Hélas! ceux qui n'ont rien à se reprocher supportent
+doucement une séparation momentanée; mais quand on est mécontent de
+soi, l'on ne peut se faire illusion qu'en présence de ce qu'on aime.
+Gardez-vous cependant d'affliger Matilde en revenant avant elle:
+songez que pour calmer mes remords, j'ai besoin de me dire sans cesse
+que mes sentimens ne nuisent point au bonheur de Matilde, et qu'à ma
+prière même, vous lui rendez souvent des soins que peut-être sans moi
+vous négligeriez.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIII.
+
+Léonce à Delphine,
+
+Mondoville, ce 20 avril.
+
+
+Avant de quitter Mondoville, mon amie, je veux m'expliquer avec vous
+sur un mot de votre dernière lettre qui l'exige; car je ne puis
+souffrir d'employer des momens que nous passons ensemble à discuter
+les intérêts de la vie. Je ferai toujours tout ce que vous désirez;
+mais si vous ne l'exigez pas, je préfère ne pas me lier avec M. de
+Lebensei. Je puis, au milieu des événemens actuels, me trouver engagé,
+quoiqu'à regret, dans une guerre civile; et certainement je servirais
+alors dans un parti contraire à celui de M. de Lebensei.
+
+Je vous l'ai dit plusieurs fois, les querelles politiques de ce
+moment-ci n'excitent point en moi de colère; mon esprit conçoit
+très-bien les motifs qui peuvent déterminer les défenseurs de la
+révolution, mais je ne crois pas qu'il convienne à un homme de mon nom
+de s'unir à ceux qui veulent détruire la noblesse. J'aurois l'air, en
+les secondant, ou d'être dupe, ce qui est toujours ridicule; ou de me
+ranger par calcul du parti de la force, et je déteste la force, alors
+même qu'elle appuie la raison. Si j'avois le malheur d'être de l'avis
+du plus fort, je me tairois.
+
+D'autres sentimens encore; doivent me décider dans la circonstance
+présente; je conviens que, de moi-même, je n'aurois pas attaché le
+point d'honneur au maintien des privilèges de la noblesse; mais,
+puisqu'il y a de vieilles têtes de gentilshommes qui ont décidé que
+cela devoit être ainsi, c'en est assez pour que je ne puisse pas
+supporter l'idée de passer pour démocrate; et, dussé-je avoir mille
+fois raison en m'expliquant, je ne veux pas même qu'une explication
+soit nécessaire, dans tout ce qui tient à mon respect pour mes
+ancêtres, et aux devoirs qu'ils m'ont transmis. Si j'étois un homme de
+lettres, je chercherois en conscience les vérités philosophiques qui
+seront peut-être un jour généralement reconnues; mais, quand on a un
+caractère qui supporte impatiemment le blâme, il ne faut pas s'exposer
+à celui de ses contemporains, ni des personnes de sa classe. La gloire
+même qu'on pourroit acquérir dans la prospérité, ne sauroit en
+dédommager: certes, il n'est pas question de gloire maintenant dans le
+parti de la liberté; car les moyens employés pour arriver à ce but
+sont tellement condamnables, qu'ils nuisent aux individus, quand il se
+pourroit, ce que je ne crois pas, qu'ils servissent la cause.
+
+Vous aimez la liberté par un sentiment généreux, romanesque même, pour
+ainsi dire, puisqu'il se rapporte à des institutions politiques. Votre
+imagination a décoré ces institutions de tous les souvenirs
+historiques qui peuvent exciter l'enthousiasme. Vous aimez la liberté,
+comme la poésie, comme la religion, comme tout ce qui peut ennoblir et
+exalter l'humanité; et les idées que l'on croit devoir être étrangères
+aux femmes, se concilient parfaitement avec votre aimable nature, et
+semblent, quand vous les développez, intimement unies à la fierté et à
+la délicatesse de votre âme; cependant je suis toujours affligé, quand
+on vous cite pour aimer la révolution; il me semble qu'une femme ne
+sauroit avoir trop d'aristocratie dans ses opinions, comme, dans le
+choix de sa société; et tout ce qui peut établir une distance de plus
+me paroît convenir davantage à votre sexe et à votre rang. Il me
+semble aussi qu'il vous sied bien d'être toujours du parti des
+victimes; enfin, et c'est de tous les motifs celui qui influe le plus
+sur moi, on se fait trop d'ennemis dans la société où nous vivons, en
+adoptant les opinions politiques qui dominent aujourd'hui; et je
+crains toujours que vous ne souffriez une fois de la malveillance
+qu'elles excitent.
+
+N'ai-je pas trop abusé, ma Delphine, de la déférence que vous daignez
+avoir pour moi, en vous donnant presque des conseils? Mais vous
+m'inspirez je ne sais quel mélange, quelle réunion parfaite de tous
+les sentimens que le coeur peut éprouver. Je voudrois être à la fois
+votre protecteur et votre amant; je voudrois vous diriger et vous
+admirer en même temps: il me semble que je suis appelé à conduire dans
+le monde un ange qui n'en connoît pas encore parfaitement la route, et
+se laisse guider sur la terre par le mortel qui l'adore, loin des
+pièges inconnus dans le ciel dont il descend. Adieu; déjà je suis
+délivré de trois jours, sur les dix qu'il faut passer loin de vous.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIV.
+
+Delphine à Léonce.
+
+Bellerive, ce 24 avril.
+
+
+Je ne veux point combattre vos raisonnemens; mon respect pour vos
+qualités, pour vos défauts même, m'interdit d'insister jamais, dès que
+vous croyez votre honneur intéressé le moins du monde dans une opinion
+quelconque. Mais quand vous prononcez l'horrible mot de _guerre
+civile_, puis-je ne pas m'affliger profondément du peu d'importance
+que vous attachez à la conviction individuelle, dans les questions
+politiques? Vous parlez de se décider entre les deux partis, comme si
+c'étoit une affaire de choix, comme si l'on n'étoit pas invinciblement
+entraîné dans l'un ou l'autre sens, par sa raison et par son âme.
+
+Je n'ai point d'autre destinée que celle de vous plaire, je n'en veux
+jamais d'autre: vous êtes donc certain que j'éviterai avec soin de
+manifester une opinion que vous ne voulez pas que je témoigne; mais si
+j'étois un homme, il me seroit aussi impossible de ne pas aimer la
+liberté, de ne pas la servir, que de fermer mon coeur à la générosité,
+à l'amitié, à tous les sentimens les plus vrais et les plus purs. Ce
+ne sont pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter
+de semblables idées; il s'y mêle un enthousiasme généreux, qui
+s'empare de vous, comme toutes les passions nobles et fières, et vous
+domine impérieusement. Vous éprouveriez cette impression, si les
+opinions de votre mère et celle des grands seigneurs espagnols, avec
+qui vous avez vécu dès votre enfance, ne vous avoient point inspiré,
+pour la défense de la noblesse, les sentimens que vous deviez
+consacrer, peut-être, à la dignité et à l'indépendance de la nation
+entière. Mais c'est assez vous parler de votre manière de voir; avant
+tout, il s'agit de votre conduite.
+
+Quoi! Léonce, seriez-vous capable de faire la guerre à vos
+concitoyens, en faveur d'une cause dont vous n'êtes pas réellement
+enthousiaste? Je vous en donne pour preuve l'objection même que vous
+faites contre le parti qui soutient la révolution: _il est le plus
+fort_, dites-vous, _et je ne veux pas être soupçonné de céder à la
+force_; et ne craignez-vous pas aussi qu'on, ne vous accuse d'être
+déterminé par votre intérêt personnel, en défendant les privilèges de
+la noblesse? Croyez-moi, quelle que soit l'opinion que l'on embrasse,
+les ennemis trouvent aisément l'art de blesser la fierté par les
+motifs qu'ils vous supposent; il faut en revenir aux lumières de son
+esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l'on fasse,
+s'efforcent toujours de ternir l'éclat de nos sentimens les plus purs.
+Ce qui est surtout impossible, c'est de concilier entièrement en sa
+faveur l'opinion générale, lorsqu'un fanatisme quelconque divise
+nécessairement la société en deux bandes opposées. Tout vous prouvera
+ce que j'ai souvent osé vous dire, c'est qu'on ne peut jamais être sûr
+de sa conduite ni de son bonheur, quand on fait dépendre l'une et
+l'autre des jugemens des hommes. Quoi qu'il en soit, ce que j'ai voulu
+vous démontrer, c'est que vous n'étiez pas profondément persuadé de la
+justice de la cause que vous voulez soutenir, et qu'ainsi vous n'avez
+pas le droit d'exposer une goutte de votre sang, de ce sang qui est le
+mien, pour une opinion que vous avez jugée convenable, mais qu'une
+conviction vive ne vous a point inspirée; votre devoir, dans votre
+manière de penser, c'est l'inaction politique, et tout mon bonheur
+tient à l'accomplissement de ce devoir. Ah! mon ami, renoncez à ces
+passions qui paroissent factices auprès de la seule naturelle, de la
+seule qui pénètre l'âme tout entière, et change, comme par une sorte
+d'enchantement, tout ce qu'on voit en une source d'émotions heureuses!
+Soumettez les intérêts de convention à la puissance de l'amour;
+oubliez la destinée des empires pour la nôtre. L'égoïsme est permis
+aux âmes sensibles; et qui se concentre dans ses affections peut, sans
+remords, se détacher du reste du monde.
+
+
+
+
+LETTRE XXXV.
+
+Delphine à Léonce.
+
+Bellerive, ce 26 avril.
+
+
+Mon ami, je ne veux faire aucune démarche sans vous consulter; hélas!
+je sais trop ce qu'il m'en a coûté.
+
+Madame de Lebensei est accouchée, il y a huit jours, d'un fils; j'ai
+été chez elle ce matin, et je m'attendois à la trouver dans le plus
+heureux moment de sa vie; mais les fortes raisons qu'elle a de
+craindre que sa famille ne veuille pas reconnoître son enfant,
+changent en désespoir les pures jouissances de la maternité; elle veut
+faire une démarche simple, mais noble, aller elle-même chez sa
+grand'mère et chez sa tante, pour mettre son fils à leurs pieds; mais
+elle désire que je l'accompagne. Ces vieilles dames sont de mes
+parentes, et comme je leur ai toujours montré des égards, elles sont
+bien disposées pour moi. Madame de Lebensei m'a fait cette demande en
+tremblant, et j'ai vu, par l'état où elle étoit en me l'adressant,
+quelle importance elle y attachoit. Un mouvement tout-à-fait
+involontaire m'a entraînée à lui dire que j'y consentois: je la voyois
+souffrir, et j'avois besoin de la soulager; l'instant d'après, j'ai
+cru découvrir, en y réfléchissant, un rapport éloigné entre la
+résolution prompte que je venois de prendre, et ma facile
+condescendance pour Thérèse. A ce souvenir, j'ai frissonné; mais il
+m'a été impossible de détromper madame de Lebensei d'un espoir qu'elle
+avoit saisi si vivement, qu'il étoit presque devenu son droit; et j'ai
+continué à lui parler de choses indifférentes, pour qu'elle ne crût
+pas que je m'occupois de la promesse que je lui avois faite. En
+rentrant chez moi, cependant, j'ai résolu de soumettre cette promesse
+elle-même à votre volonté. Répondez-moi positivement avant votre
+retour. Je ne vous cache pas qu'il m'en coûteroit extrêmement de
+manquer de générosité envers madame de Lebensei, et de perdre dans
+l'estime de son mari que je considère beaucoup. Il vient de mettre une
+grâce parfaite à terminer l'affaire de madame du Marset, que je lui
+avois recommandée en votre nom. Me montrer froide et égoïste, quand je
+suis naturellement le contraire, seroit de tous les sacrifices le plus
+pénible pour moi. C'est presque refuser un bienfait du ciel, que
+d'éloigner l'occasion simple qui se présente de rendre un service
+essentiel, de causer un grand bonheur; néanmoins, jusqu'à la sympathie
+même, jusqu'à ce sentiment que je n'ai jamais repoussé, je suis prête
+à tout vous immoler. Si vous exigez que je me dégage avec monsieur et
+madame de Lebensei, je le ferai.
+
+Comment se peut-il faire qu'il vous échappe encore des plaintes amères
+dans votre dernière lettre! [Cette lettre ne s'est pas trouvée]
+Léonce, notre bonheur se conservera-t-il? Je crois voir approcher
+l'orage qui nous menace. Ah! que je meure avant qu'il éclate!
+
+
+
+
+LETTRE XXXVI.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Mondoville, ce 29 avril.
+
+
+Je ne veux pas contrarier les mouvemens généreux de votre âme, ma
+noble amie; j'espère qu'il ne résultera aucun mal de cette démarche.
+J'aurois désiré que madame de Lebensei vous l'eût épargnée; mais
+puisque vous avez donné votre parole, je pense comme vous, qu'il
+n'existe plus aucun moyen honorable de vous en dégager. Adieu, ma
+Delphine! malgré mes instances, madame de Mondoville ne veut partir
+que dans quatre jours; je serai à Bellerive seulement le 4 mai, à sept
+heures.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVII.
+
+Madame de Lebensei à madame d'Albémar.
+
+Cernay, ce 2 mai 1791.
+
+
+Vous m'avez rendu, madame, le bonheur que j'étois menacée de perdre
+sans retour! je ne pouvois supporter l'idée que mon fils ne seroit pas
+reconnu dans ma famille, et j'avois épuisé, pour y réussir, tous les
+moyens qu'un caractère assez fier pouvoit me suggérer. Vous avez paru,
+et tout a été changé; la vieillesse, les préjugés, l'embarras d'une
+longue injustice, rien n'a pu lutter contre la puissance irrésistible
+de votre éloquence et de la vraie sensibilité qui vous inspiroit.
+
+Je n'oublierai jamais cet instant où, vous mettant à genoux devant ma
+grand'mère, pour lui présenter mon enfant, elle a posé ses mains
+desséchées sur les cheveux charmans qui couvroient votre tête, et vous
+a bénie comme sa fille; ah! que je voudrois vous voir heureuse! Les
+prières de tous ceux que votre bonté a protégés, ne seront-elles donc
+jamais efficaces?
+
+M. de Lebensei est profondément reconnoissant de ce que vous venez de
+faire pour nous; il ne parle de vous, depuis qu'il vous connoît,
+qu'avec l'admiration la plus parfaite; permettez-moi de vous le dire,
+nous ne passons pas un jour sans nous affliger ensemble de ce que
+Léonce est l'époux de Matilde. Si M. de Mondoville, au milieu des
+événemens que prépare la révolution, pouvoit un jour trouver comme moi
+le moyen de rompre une union si mal assortie, mon mari seroit bien
+ardent à le lui conseiller; mais à quoi servent nos inutiles voeux?
+Qu'ils vous prouvent seulement combien nous nous occupons de vous!
+Pensez avec quelque douceur, madame, au ménage de Cernay; vous lui
+avez rendu la paix intérieure; ce bien, qui devoit nous consoler de la
+perte de tous les autres, nous étoit ravi sans vous.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 5 mai 1791.
+
+
+J'ai joui, jusqu'au fond du coeur, ma chère Louise, d'avoir réussi à
+réconcilier madame de Lebensei avec sa famille; mais ce sentiment est
+troublé maintenant par une inquiétude vive; Léonce est arrivé hier
+matin de Mondoville; je m'attendois à le voir dans la journée,
+lorsqu'à huit heures du soir un homme à cheval est venu m'annoncer, de
+sa part, qu'il ne pourrait pas venir; et cet homme, a qui j'ai parlé,
+m'a dit qu'il avoit laissé Léonce dans une assemblée très-nombreuse,
+chez madame du Marset: madame de Mondoville n'y étoit pas, et
+cependant, en envoyant chez moi, il a donné l'ordre qu'on ne lui
+amenât sa voiture qu'à une heure du matin. Comment se peut-il qu'il se
+soit si facilement résolu à ne pas me revoir, après quinze jours
+d'absence? Comment ne m'a-t-il pas écrit un seul mot? Seroit-il fâché
+de ma démarche pour madame de Lebensei, quand il y a consenti, quand
+il en sait l'heureux succès?
+
+Louise, j'ai déjà beaucoup souffert; mais si le coeur de Léonce se
+refroidissoit pour moi, vous qui blâmez ma conduite, trouveriez-vous
+que le ciel me punît justement? Non, vous ne le penseriez pas; non, le
+plus grand des crimes, si je l'avois commis, seroit ainsi trop expié.
+Mais pourquoi ces douloureuses craintes? ne peut-il pas avoir été
+retenu par une difficulté, par une affaire? Ah! s'il commence à
+calculer les affaires et les obstacles, si je ne suis plus pour lui
+qu'un des intérêts de sa vie, placé comme les autres à son temps, dans
+la mesure de ses droits, je ne consentirai point à ce prix au genre
+d'existence qu'il m'a forcée d'adopter. C'est en inspirant un
+sentiment enthousiaste et passionné, que je puis me relever à mes
+propres yeux, malgré le blâme auquel je m'expose: si Léonce me
+réduisoit à son estime, à ses soins, à son affection raisonnée, non,
+la douleur et la gloire des sacrifices vaudroient mille fois mieux.
+Louise, je me fais mal en développant cette idée et je m'efforce en
+vain de m'occuper d'aucune autre.
+
+Madame d'Ervins m'écrit qu'elle sera de retour à Bellerive avant trois
+semaines, pour me remettre sa fille et prendre le voile. M. de
+Serbellane, n'espérant plus la faire changer de dessein, s'est établi
+en Angleterre, où il vit plongé dans la tristesse la plus profonde:
+homme généreux et infortuné! Louise, quelquefois je me persuade que
+l'Être suprême a abandonné le monde aux méchans, et qu'il a réservé
+l'immortalité de l'âme seulement pour les justes: les méchans auront
+eu quelques années de plaisir, les coeurs vertueux de longues peines;
+mais la prospérité des uns finira par le néant, et l'adversité des
+autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée! qui
+consoleroit de tout, hors de n'être plus aimée; car l'imagination
+elle-même alors ne pourroit se former l'idée d'aucun bonheur à venir.
+
+Mon amie, combien je suis touchée de la dernière lettre que vous
+m'avez écrite! vous revenez à me demander avec instance tous les
+détails de ma vie, de cette vie que vous désapprouvez, et qui retarde
+sans cesse le moment où je dois vous rejoindre: ah! c'est vous qui
+savez aimer, c'est vous qui vous montrez toujours la même, qui n'avez
+ni caprices, ni préventions, ni négligences; c'est vous.... Hélas!
+croirois-je déjà que ce n'est plus lui!
+
+
+
+
+LETTRE XXXIX.
+
+Madame d'Artenas à madame d'Albémar.
+
+Paris, ce 5 mai.
+
+
+Il m'est vraiment douloureux, ma chère Delphine, d'être toujours
+chargée de vous inquiéter; mais la délicatesse de M. de Mondoville
+l'engageroit peut-être à vous cacher ce qui s'est passé hier au soir,
+et il faut absolument que vous le sachiez. Ma nièce, qui va dîner dans
+la vallée de Montmorenci, remettra cette lettre à votre porte.
+
+Je suis arrivée hier chez madame du Marset, à peu près dans le même
+moment que Léonce: il venoit pour annoncer à la maîtresse de la
+maison que son neveu conserveroit son régiment; elle lui en fit de
+vifs remercîmens, et le pria de passer la soirée chez elle; il s'y
+refusa: pendant ce temps on m'établit à une partie, qui m'empêcha
+de me mêler de la conversation. Il y avoit dans la chambre un vrai
+rassemblement des femmes de Paris les plus redoutables par leur
+âge, leur aristocratie, ou leur dévotion; et l'on n'y voyoit aucune
+de celles qui s'affranchissent de ces trois grandes dignités, par
+le désir d'être aimables. Léonce s'ennuyoit assez, à ce que je
+crois, en attendant que le quart d'heure qu'il destinoit à cette
+visite fût écoulé; il étoit debout devant la cheminée, à causer
+avec quatre ou cinq hommes, lorsque votre nom prononcé à demi-voix
+dans les chuchotemens des femmes, attira son attention; il ne se
+retourna pas d'abord, mais il cessa de parler pour mieux écouter,
+et il entendit très-distinctement ces mots prononcés par madame du
+Marset:--Savez-vous que madame d'Albémar a été présenter elle-même
+à madame de Cernay le bâtard de sa petite-fille, de madame de
+Lebensei? Singulier emploi pour une femme de vingt ans!
+
+--M. de Mondoville se retourna d'abord avec impétuosité, mais se
+retenant ensuite, pour mieux offenser par son mépris, il pria
+lentement madame du Marset de répéter ce qu'elle venoit de dire; il
+articula cette demande avec un accent d'indignation et de hauteur, qui
+fit trembler madame du Marset, et les témoins d'une scène qui
+commençoit ainsi. Madame du Marset se déconcerta; madame de Tesin, qui
+la protège dans sa carrière de méchanceté, et dont le caractère a plus
+d'énergie que le sien, la regarda pour lui faire sentir qu'elle devoit
+répondre. Madame du Marset reprit en disant:--Vous savez bien,
+monsieur, qu'on ne peut pas regarder madame de Lebensei comme
+légitimement mariée; ainsi, ainsi....--Je sais, interrompit M. de
+Mondoville, par quelles bizarres idées vous imaginez qu'une femme qui
+a fait divorce selon les lois établies dans le pays de son premier
+mari, n'a pas le droit de se regarder comme libre; mais ce que je
+sais, c'est qu'il doit vous suffire que madame d'Albémar reçoive
+madame de Lebensei, pour vous tenir pour honorée, si madame de
+Lebensei venoit chez vous.--
+
+Madame du Marset n'avoit plus la force de se défendre; elle pâlissoit,
+et cherchoit des yeux un appui. Madame de Tesin sentit avec son esprit
+ordinaire, que pour intéresser une partie de la société qui étoit
+présente à la cause de madame du Marset, il falloit y faire intervenir
+l'esprit de parti:--Quant à moi, dit-elle alors, ce que je ne
+concevrai jamais, c'est pourquoi madame d'Albémar reçoit
+habituellement un homme qui a des opinions politiques aussi
+détestables que celles de M. de Lebensei.--Madame du Marset, reprit
+vivement M. de Mondoville, sait mieux que personne les motifs qu'on
+peut avoir pour se lier avec M. de Lebensei; c'est à lui qu'elle doit
+que M. d'Orsan, son neveu, conserve son régiment; et c'est à la prière
+seule de madame d'Albémar que M. de Lebensei s'en est mêlé, car il ne
+connoît point madame du Marset: j'ai reçu vingt billets d'elle pour
+engager ma cousine, madame d'Albémar, à solliciter M. de Lebensei;
+elle l'a fait, elle y a réussi, et quand son adorable bonté l'engage à
+réunir une famille divisée, c'est madame du Marset qui se hasarde à
+blâmer la conduite de ma cousine; mais je m'arrête, dit-il, c'en est
+assez; il me suffit d'avoir prouvé à ceux qui m'écoutent que les
+propos inspirés par l'ingratitude et l'envie, méritent à peine qu'un
+honnête homme y réponde.--
+
+M. de Fierville sentit alors une sorte de honte de laisser ainsi
+humilier son amie, madame du Marset; il avoit jeté un coup d'oeil sur
+M. d'Orsan, pour l'engager à protéger sa tante; mais, comme il
+persistoit à se taire, M. de Fierville lui-même, quoique âgé de
+soixante et dix ans, ne put s'empêcher de dire à Léonce:--Vous aurez
+un peu de peine, monsieur, si vous voulez empêcher qu'on ne parle des
+imprudences sans nombre de madame d'Albémar; il ne suffit pas pour
+cela de faire taire les femmes.--Léonce à ce mot rougit et pâlit de
+colère: impatient de s'en prendre à quelqu'un de son âge, il s'avança
+au milieu du cercle, et quoiqu'il parlât à M de Fierville, il fixoit
+M. d'Orsan.--Vous ayez raison, dit-il, les vieillards et les femmes
+n'ont rien à faire dans cette occasion, et j'attends qu'un jeune homme
+soutienne ce que la foiblesse de votre âge vous a permis
+d'avancer.--Ces paroles furent prononcées avec un geste de tête d'une
+fierté inexprimable; un profond silence y succéda, ce silence étoit
+embarrassant pour tout le monde; mais personne n'osoit le rompre.
+
+M. d'Orsan, quoique brave, ne se soucioit point de se battre avec
+Léonce, et probablement ensuite avec M. de Lebensei, pour les propos
+de sa tante; il prit un air distrait, caressa le petit chien de madame
+du Marset, le seul qui au milieu de cette scène osât faire du bruit
+comme à l'ordinaire, et s'approcha avec empressement de la partie où
+j'étois, comme s'il eût été très-curieux de mon jeu. Madame de Tesin,
+vivement irritée du triomphe de Léonce, se leva brusquement, et
+traversa le cercle pour aller parler à M. d'Orsan: son mouvement fut
+si remarquable, que tout le monde comprit qu'elle vouloit décider le
+neveu de madame du Marset à répondre à Léonce. Une femme qui
+s'intéresse à M. d'Orsan tendit les bras involontairement, comme pour
+arrêter madame de Tesin; elle ne s'en aperçut seulement pas, et
+prenant M. d'Orsan à part, elle lui parla bas avec une grande
+activité. Léonce, qui ne perdoit de vue rien de ce qui se passoit, se
+retourna vers madame du Marset, et lui dit avec un sourire d'une
+orgueilleuse amertume:--J'accepte, madame, l'invitation que vous
+m'avez faite, je reste ici ce soir; je veux laisser du temps,
+ajouta-t-il d'une voix plus haute, à tous ceux qui délibèrent.--Il
+sortit alors pour donner un ordre à ses gens, et salua, en allant vers
+la porte, le tête-à-tête de madame de Tesin et de M. d'Orsan avec un
+dédain qui véritablement devoit les offenser.
+
+Pendant l'absence momentanée de Léonce, quelques femmes enhardies
+parlèrent un peu plus haut, et se hâtèrent de dire:--_Vous voyez que
+M. de Mondoville aime madame d'Albémar; il est bien clair quelle
+répond à son amour, elle ne s'est établie à Bellerive que pour être
+plus libre de le recevoir_. Léonce rentra, elles se turent subitement,
+avec un effroi ridicule: que pouvoient-elles craindre? Mais M. de
+Mondoville a un ascendant si marqué sur tout le monde, que les âmes
+qui ne sont point de sa trempe redoutent sa colère, sans même se faire
+une idée de l'effet qu'elle peut avoir. Il continua le reste de la
+soirée à examiner madame du Marset, madame de Tesin et M. d'Orsan; il
+réunissoit habilement dans son regard l'observation et l'indifférence,
+M. d'Orsan, qui s'étoit replacé près de notre partie, offrit d'en
+être, et s'y établit. Léonce vint deux fois près de la table; M.
+d'Orsan ne lui dit rien, et quand le jeu fut fini, il partit: Léonce
+alors s'en alla.
+
+Je restai, parce que je vis bien que les amies de madame du Marset,
+qui ne s'étoient point encore retirées, se préparoient à se déchaîner
+contre vous. Madame de Tesin commença par déclarer que M. d'Orsan
+devoit se battre avec M. de Mondoville, puisqu'il avoit insulté sa
+tante; je pris la parole avec chaleur, en disant que rien ne me
+paroissoit plus mal dans une femme que d'exciter les hommes au
+duel.--Il y a tout à la fois, ajoutai-je, de la cruauté, du caprice,
+et peu d'élévation, dans ce désir de faire naître des dangers qu'on ne
+partage pas, dans ce besoin orgueilleux d'être la cause, d'un
+événement funeste.--C'est bien vrai, s'écria un vieil officier, dont
+la bravoure ne pouvoit être suspecte, et qu'on n'avoit pas remarqué,
+parce qu'il s'étoit endormi derrière la chaise de madame du Marset; il
+se réveilla comme je parlois, et répétant encore une fois:--C'est bien
+vrai; il ajouta:--Si une femme m'avoit obligé à me battre, je le
+ferois, mais le lendemain je me raccommoderois avec mon adversaire, et
+je me brouillerois avec elle.--Madame de Tesin n'insista pas, et vous
+pouvez être bien sûre qu'il ne sera plus question de ce duel, dont la
+nécessité n'existoit que dans sa tête. Elle se mit alors à vous blâmer
+d'une manière générale, mais très-perfide; je la combattis sur tout ce
+qu'elle disoit; à la fin, plusieurs femmes se joignirent à moi, et mon
+vieux officier, qui ne vous a vue qu'une fois, sans entendre rien au
+sujet de notre conversation, répétait sans cesse des exclamations sur
+vos charmes.
+
+Ce que j'ai remarqué cependant, c'est à quel point on est aigri sur
+tout ce qui tient aux idées politiques; votre liaison avec M. de
+Lebensei vous fait plus d'ennemis que votre amour pour Léonce, et
+c'est à cause de vos opinions présumées qu'on sera sévère pour vos
+sentimens. Je sais bien qu'on n'obtiendra jamais de vous de renoncer à
+un de vos amis; mais évitez donc au moins tout ce qui peut avoir de
+l'éclat, ne rendez pas même de services lorsqu'ils sont de nature à
+être remarqués. Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle
+trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques
+chagrins. D'ailleurs, il n'y a rien qui soit également bon aux yeux de
+tout le monde; quand une action généreuse est, pour ainsi dire, forcée
+par votre situation, que c'est votre père, votre frère, votre époux
+que vous secourez, on l'approuve généralement; mais si la bonté vous
+entraîne hors de votre cercle naturel, celui que vous servez vous en
+sait gré pour le moment; mais tous les autres éprouvent un sentiment
+durable d'humeur et de jalousie, qui leur inspire tôt ou tard ce qu'il
+faut dire, pour empoisonner ce que vous avez fait. Enfin, Léonce a été
+trop peu maître de lui en vous entendant blâmer; ce n'est pas ainsi
+que l'on sert utilement ses amis. Venez me voir demain, je vous en
+prie; je fermerai ma porte, et nous causerons. Il est encore temps de
+remédier au mal qu'on a pu dire de vous; mais il devient absolument
+nécessaire que vous vous remettiez dans le monde; cette vie solitaire
+avec Léonce vous perdra; on s'occupe de vous comme si vous étiez au
+milieu de la société, et vous ne vous défendez pas plus que si vous
+viviez à deux cents lieues de Paris. Ma chère Delphine, laissez-vous
+donc conduire par votre vieille amie; toute la science de la vie est
+renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent: _si
+jeunesse savoit, et si vieillesse pouvoit;_ un grand mystère est
+contenu dans ce peu de mots, vous en êtes une preuve; vous êtes
+supérieure à tout ce que je connois, mais votre jeunesse est cause que
+votre esprit même ne gouverne encore ni votre imagination, ni votre
+caractère: je voudrois vous épargner l'expérience, qui n'est jamais
+que la leçon de la douleur. Adieu, ma jeune amie, à demain.
+
+
+
+
+LETTRE XL.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 6 mai.
+
+
+Après avoir reçu la lettre de madame d'Artenas que je vous envoie, ma
+chère Louise, j'attendois l'arrivée de Léonce avec une grande émotion;
+je ne pouvois me remettre de l'effroi que m'avoit causé le récit de ce
+qui s'étoit passé chez madame du Marset. J'étois touchée du vif
+intérêt que Léonce avoit montré pour ma défense; mais j'éprouvois je
+ne sais quel sentiment de peine, en réfléchissant à l'importance qu'il
+avoit mise à de misérables ennemis, et je craignois que, tout en les
+repoussant, il n'eût conservé de ce qu'ils avoient dit contre moi une
+impression défavorable. Ces idées s'effacèrent dès qu'il entra dans ma
+chambre; il étoit ravi de me revoir, après quinze jours d'absence; il
+m'exprima un enthousiasme plein d'illusion sur ma figure qu'il
+prétendit embellie, et je me rassurai d'abord; cependant, quand je lui
+parlai de la soirée de la veille, je vis qu'il en étoit malheureux,
+mais par des motifs pleins de générosité pour moi.
+
+--Madame d'Artenas vous a instruite de tout, me dit-il; ne croit-elle
+pas que je vous ai fait du tort dans le monde, en parlant de vous avec
+trop de chaleur?--Elle espère, répondis-je, qu'on pourra réparer une
+imprudence qu'il me seroit bien doux de vous pardonner, si vous
+n'aviez exposé que moi.--Hélas! reprit-il alors, depuis quelque temps
+j'ai toujours tort, mon coeur est dans une agitation continuelle; il
+faut en votre présence lutter contre l'amour qui me consume, et je
+m'abandonne, quand je ne vous vois pas, à des violences condamnables.
+Dans tout ce que j'ai fait, il n'y avoit de raisonnable que d'appeler
+une circonstance qui pût me délivrer de la vie.--Il prononça ces mots
+avec un accent si sombre, que je vis dans l'instant qu'une scène
+cruelle me menaçoit. J'essayai de la détourner, en lui parlant de M.
+de Lebensei, qui étoit allé le voir ce matin, pour le remercier de sa
+conduite, chez madame du Marset; on la lui avoit répétée le soir
+même.--M. de Lebensei, me répéta deux fois Léonce, comme si ce nom
+augmentoit son trouble, je l'ai vu, c'est sans doute un homme
+distingué; mais je ne sais par quel hasard il m'a dit tout ce qui
+pouvoit me faire souffrir davantage.
+
+--J'interrogeai Léonce sur sa conversation avec M. de Lebensei; il ne
+me la raconta qu'à demi: il me parut seulement qu'elle avoit eu
+surtout pour objet, de la part de M. de Lebensei, la nécessité de
+mépriser l'opinion, quand elle étoit injuste. Après avoir appuyé cette
+manière de voir par tous les raisonnemens d'un esprit supérieur, il
+avoit fini par ces paroles remarquables, que Léonce me répéta
+fidèlement: Je m'étois un moment flatté, lui a-t-il dit, que la
+félicité dont vous avez été privé vous seroit rendue; je croyois que
+l'assemblée constituante établiroit en France la loi du divorce, et je
+pensois avec joie que vous seriez heureux d'en profiter, pour rompre
+une union formée par le mensonge, et pour lier votre sort à la
+meilleure et à la plus aimable des femmes! Mais on a renoncé dans ce
+moment à ce projet, et mon espoir s'est évanoui, du moins pour un
+temps.--Je voulus interrompre Léonce, et lui exprimer l'éloignement
+que j'aurois pour une semblable proposition, si elle étoit possible;
+mais à l'instant il me saisit la main avec une action très-vive:--Au
+nom du ciel, ne prononcez pas un mot sur ce que je viens de vous dire!
+s'écria-t-il; vous ne pouvez pas prévoir l'effet d'un mot sur un tel
+sujet; laissez-moi.
+
+--Il descendit alors sur la terrasse, et marcha précipitamment dans
+l'allée qui borde mon ruisseau; je le suivis lentement: en revenant
+sur ses pas, il me vit, et se jetant à genoux devant moi:--Non!
+s'écria-t-il, il falloit ne pas te quitter; mais te revoir est une
+émotion si vive! il me semble que ta céleste figure a pris de nouveaux
+charmes qui m'enivrent d'amour et de douleur. Qu'est-il arrivé depuis
+quinze jours? que s'est-il passé hier? que m'a dit M. de Lebensei?
+qu'ai-je éprouvé en l'écoutant? Ah! Delphine, dit-il en s'appuyant sur
+ma main, et chancelant en se relevant, je voudrois mourir; viens,
+conduis-moi sur le banc vers ces derniers rayons du soleil, que je le
+regarde encore avec toi.--Et il me pressa sur son coeur avec un
+transport si touchant, que les anges l'auroient partagé.--Reste là,
+dit-il, Delphine; seulement quand tu restes là je cesse de souffrir.
+Ah! dis-le-moi, qu'arrivera-t-il de nous, de notre amour, de la
+fatalité qui nous sépare, de mon caractère aussi? car au milieu de la
+passion la plus violente, peut-être me poursuivroit-il. Que
+deviendrons-nous? J'aurois pu te posséder, tu voulois être ma femme;
+je pourrois être heureux encore, si ton inflexible coeur.... Mais,
+non, ce n'est pas là mon sort, je te verrai calomniée pour le
+sentiment qui nous lie, et ce sentiment, imparfait dans ton âme, me
+livrera sans cesse au tourment que j'endure. Qui m'en soulagera? M. de
+Lebensei ne m'a-t-il pas rendu mille fois plus malheureux! Je ne sais
+ce que j'éprouve, je me sens oppressé; s'il y avoit de l'air je
+souffrirois moins.--Et tournant sa tête du côté du vent, il le
+respiroit avec avidité, comme s'il eût voulu appeler un sentiment de
+repos et de fraîcheur, pour calmer les pensées brûlantes qui le
+dévoroient.
+
+Je lui pris la main, je m'assis à ses côtés, et pendant quelques
+instans, il me parut plus tranquille. C'était le premier beau soir du
+printemps, je revoyois Léonce; je sentois en moi le plaisir de vivre:
+il y a dans la jeunesse de ces momens où, sans aucune nouvelle raison
+d'espoir, au milieu même de beaucoup de peines, on éprouve tout à coup
+des impressions agréables qui n'ont point d'autre cause qu'un
+sentiment vif et doux de l'existence.--O Léonce! lui dis-je, ni ce
+ciel, ni cette nature, ni ma tendresse, ne peuvent rien pour ton
+bonheur!--Rien! me répondit-il, rien ne peut affoiblir la passion que
+j'ai pour toi; et cette passion à présent, me fait mal, toujours mal;
+tes yeux qui s'élèvent vers le ciel comme vers ta patrie, tes yeux
+implorent la force de me résister: Delphine, dans ces étoiles que tu
+contemples, dans ces mondes peut-être habités, s'il y a des êtres qui
+s'aiment, ils se réunissent; les hommes, la société, leurs vertus même
+ne les séparent point.--Cruel! m'écriai-je, et ne me suis-je donc pas
+donnée à toi? Ai-je une idée dont tu ne sois l'objet? mon coeur bat-il
+pour un autre nom que le tien?
+
+--Va, reprit Léonce, puisque ton amour est moins fort que ton devoir,
+ou ce que tu crois ton devoir, quel est-il cet amour? peut-il suffire
+au mien?--Et il me repoussa loin de lui, mais avec des mains
+tremblantes et des yeux voilés de pleurs.--Delphine! ajoutat-il, ta
+présence, tes regards, tout ce délire, tout ce charme qui réveille
+tant de regrets, c'en est trop, adieu.--Et se levant précipitamment,
+il voulut s'en aller.--Quoi! lui dis-je en le retenant, tu veux déjà
+me quitter? Est-ce ainsi que tu prodigues les heures qui nous restent?
+les heures d'une vie de si peu de durée pour tous les hommes, hélas!
+peut-être bien plus courte encore pour nous?--Oui, tu as raison,
+répondit-il en revenant, j'étois insensé de partir! je veux rester! je
+veux être heureux! Pourquoi suis-je dans cet état? Pourquoi,
+continua-t-il en mettant ma main sur son coeur, pourquoi y a-t-il là
+tant de douleurs? Ah! je ne suis pas fait pour la vie, je me sens
+comme étouffé dans ses liens; si je savois les rompre tous, tu serois
+à moi, je t'entraînerois. M. de Lebensei, M. de Lebensei! pourquoi
+m'as-tu fait connoître cet homme? Il a des idées insensées sur cette
+terre où règne l'opinion, cette ennemie triomphante et dédaigneuse.
+Mais ces idées insensées troublent la tête, les sens; je ne suis plus
+à moi; je ne peux plus guider mon sort: si dans un autre monde nous
+conservons la mémoire de nos sentimens, sans le souvenir cruel des
+peines qui les ont troublés, si tu peux croire à cette existence, ô!
+mon amie, hâtons-nous de la saisir ensemble; il faut renverser ces
+barrières qui sont entre nous, il faut les renverser par la mort, si
+la vie les consacre! Parle-moi, Delphine, j'ai besoin du son de ta
+voix, de cette mélodie si douce; elle calme un malheureux, déchiré par
+son amour et sa destinée! viens, ne t'éloigne pas.--En achevant ces
+mots, il s'appuya sur un arbre, et, passant ses bras autour de moi, il
+me serra avec une ardeur presque effrayante.
+
+Ne sens-tu pas, me dit-il, le besoin de confondre nos âmes? Tant que
+nous serons deux, ne souffriras-tu pas? Si mes bras te laissent
+échapper, n'éprouveras-tu pas quelque douleur qui puisse te donner une
+foible idée des miennes?--
+
+Mon émotion étoit très-vive; je tremblois, je faisois des efforts pour
+m'éloigner.--Tu pâlis, s'écria-t-il; je ne sais ce qui se passe dans
+ton âme; répond-elle à la mienne? Delphine, dit-il avec un accent
+désespéré, faut-il vivre? faut-il mourir?--Une terreur profonde me
+saisit, je voulois m'éloigner, mais les regards, mais les paroles de
+Léonce me firent craindre de le livrer à lui-même; je n'avois plus la
+force de supporter sa douleur, et cependant j'étois indignée des
+dangers auxquels m'exposoit sa passion coupable. Tout à coup me
+retraçant ce qui avoit commencé le trouble de cette journée, je ne
+sais quelle pensée m'inspira un moyen cruel, mais sûr, de le faire
+rougir de son égarement.
+
+--Léonce, lui dis-je alors avec un sentiment qui devoit lui en
+imposer, ce que vous voulez, c'est ma honte; notre bonheur innocent et
+pur ne vous suffit plus: vous m'accusez de ne pas vous aimer, quand
+mon coeur est mille fois plus dévoué que le vôtre; répondez-moi
+solennellement, songez que c'est au nom du ciel et de l'amour que je
+vous interroge: si, pour nous réunir l'un à l'autre, il falloit, comme
+M. et madame de Lebensei, nous perdre dans l'opinion, que
+feriez-vous?--Léonce frémit, recula, et se tut pendant un moment; je
+saisis ce moment, et je lui dis: Vous m'avez répondu: et vous osiez me
+demander de vous sacrifier l'estime de moi-même!--Cruelle! interrompit
+Léonce avec une expression de fureur dont rien ne peut donner l'idée,
+non je n'ai pas répondu; c'est un piège que vous avez voulu me tendre;
+vous joignez la ruse à la dureté, et, comme les tyrans, vous faites
+d'insidieuses questions aux victimes!--Ce reproche me perça le coeur,
+et je me repentis de l'avoir mérité.--Léonce, lui dis-je alors avec
+tendresse, ce n'est ni ton silence, ni ta réponse, qui auroient pu
+rien changer à ma résolution ni à notre sort; je ne cherche point à
+trouver dans ton caractère des raisons de résistance; ah! sous
+quelques formes que se montrent tes qualités et tes défauts même, je
+ne puis voir en toi que des séductions nouvelles; mais ne devois-je
+pas te rappeler quel joug la nécessité faisoit peser également sur
+nous deux; cette nécessité, c'est le devoir, c'est la vertu, c'est
+tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre. Léonce, écoute-moi, Dieu
+m'entend; si tu me fais subir une seconde fois d'indignes épreuves, ou
+je cesserai de vivre, ou je ne te reverrai plus.
+
+--Je ne sais, me répondit Léonce, alors profondément abattu, je ne
+sais quel est ton dessein, j'ignore ce que le souvenir de ce jour peut
+t'inspirer; si tu pars, je jure, et je n'ai pas besoin d'en appeler au
+ciel pour te convaincre, je jure de n'y pas survivre; si tu restes,
+peut-être ne m'est-il plus possible de te rendre heureuse; tu
+souffriras avec moi, ou je mourrai seul; réfléchis à ce choix:
+adieu.--Et sans ajouter un seul mot, il s'élança vers la grille du
+parc; je n'osai point le rappeler. je fis quelques pas seulement pour
+continuer à le voir: il partit, j'entendis long-temps encore de loin
+les pas de son cheval; enfin tout retomba dans le silence, et je
+restai seule avec moi.
+
+Mes réflexions furent amères; je vous en prie, ma soeur, n'y ajoutez
+rien; si la destinée, si Léonce me condamne au plus affreux sacrifice,
+n'en hâtez pas l'instant, ne précipitez pas les jours, on en donne
+pour se préparer à la mort; je me suis commandé de vous dire ce que
+j'aurois le plus souhaité de cacher: vous savez comme moi tout ce qui
+peut m'imposer la loi de m'éloigner de Léonce, je n'ai pas voulu
+repousser l'appui que vous pouvez prêter à mon courage; mais si Léonce
+m'épargnoit ce cruel effort, s'il consentoit à recommencer les mois
+qui viennent de s'écouler.... Ah! ne me dites pas que je ne dois plus
+m'en flatter.
+
+P. S. Madame d'Ervins doit arriver dans peu de jours; elle aussi se
+réunira sans doute à vous; qu'obtiendrez-vous toutes les deux de mon
+coeur déchiré?
+
+
+
+
+LETTRE XLI.
+
+M. de Valorbe à madame d'Albémar.
+
+Paris, ce l5 mai 1791.
+
+
+Je suis à Paris, madame, et ne vous y ayant point trouvée, je me
+propose d'aller à votre campagne. Je ne sais pas si vous êtes bien
+aise de mon arrivée; il ne tiendroit qu'à moi de croire, par quelques
+mots de votre belle-soeur, que vous n'avez pas un grand désir de me
+revoir; il me semble cependant que j'ai des droits à votre
+bienveillance; peut-être y a-t-il de la modestie à réclamer ses
+droits! Mais je rends justice aux autres et à moi-même; il faut encore
+s'estimer très-heureux, quand la reconnoissance n'est point oubliée.
+
+Vous savez avec quelle sincérité, avec quel dévouement je vous suis
+attaché depuis que je vous connois: je ne m'attends pas à ce que vous
+fassiez grand cas de tout cela à Paris; et je serai bien à mon
+désavantage à côté de tous les gens aimables qui vous entourent; mais
+à trente ans on a eu le temps d'apprendre que les succès valent peu de
+chose, et je me consolerois de n'en point avoir, si votre bonté pour
+moi n'en étoit point altérée. Je me sens triste et ennuyé; vous seule
+pouvez m'arracher à cette disposition; je ne connois que vous pour qui
+il vaille la peine de vivre; tout ce qu'on rencontre d'ailleurs est si
+inconséquent, et si absurde! Depuis un jour que je suis ici, j'ai déjà
+parlé à je ne sais combien de gens impolis, distraits, frivoles, et ne
+s'occupant sérieusement que d'eux-mêmes, enfin ils sont ainsi, c'est
+moi qui ai tort d'en être impatienté.
+
+Je ne suis venu que pour vous chercher, je ne reste que pour vous; ne
+vous effrayez pas cependant, je ne vous verrai pas tous les jours.
+J'ai un voyage à faire chez une de mes tantes, qui durera près d'un
+mois, et plusieurs autres affaires me prendront du temps: vous voyez
+que je veux vous rassurer. Toutefois, en m'exprimant ainsi, je
+souffre, et vous le croyez bien; ceux qui se condamnent à paroître
+calmes, n'en sont que plus agités au fond du coeur. Agréez, madame,
+mes respectueux hommages.
+
+A. DE VALORBE.
+
+
+
+
+LETTRE XLII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 18 mai.
+
+
+Je n'ai plus dans ma vie un seul jour sans douleur; il me semble que
+mon devoir se montre à moi sous toutes les formes. Le ciel m'avertit,
+par les peines que j'éprouve, qu'il est temps de renoncer au dangereux
+espoir de passer avec Léonce, dans la retraite, une vie heureuse et
+douce; il ne se contente plus du plaisir de nos entretiens, il cherche
+en vain à me cacher l'agitation qui le dévore, tout sert à la trahir;
+tantôt il m'accable des reproches les plus injustes, tantôt il se
+livre à un désespoir que je n'ai plus la puissance de calmer; quelle
+foiblesse de rester encore, quand je ne fais plus son bonheur!
+
+M. de Valorbe est arrivé hier à Bellerive, comme je recevois une
+lettre de lui qui me l'annonçoit; je n'avois pu en prévenir Léonce: il
+étoit près de sept heures, et je redoutois ce qu'éprouveroit mon ami,
+en voyant un inconnu chez moi, dans le moment même de la journée où
+j'ai coutume de le voir seul. Je ne l'avois point instruit à l'avance
+de la reconnoissance que je devois à M. de Valorbe, afin de n'être
+dans le cas ni de lui cacher ni de lui apprendre ses sentimens pour
+moi: la visite de M. de Valorbe m'inquiétoit donc beaucoup; cependant
+j'espérois que Léonce ne seroit pas assez injuste pour s'en fâcher. M.
+de Valorbe fut d'abord embarrassé en me voyant; cependant il cherchait
+à me le dissimuler; vous savez que c'est un homme qui dispute toujours
+contre lui-même: il veut passer pour maître de lui, et c'est un des
+caractères les plus violens qu'il y ait; il ne dit pas deux phrases
+sans exprimer, de quelque manière, son mépris pour l'opinion des
+autres, et dans le fond de son coeur, il est très-blessé de n'avoir
+pas dans le monde la réputation qu'il croit mériter; il est en
+amertume avec les hommes et avec la vie, et voudroit honorer ce
+sentiment du nom de mélancolie et d'indifférence philosophique.
+
+En l'écoutant me répéter, que rien n'étoit digne d'un vif intérêt,
+toujours moi excepté; que parmi les hommes qu'il avoit connus, il n'en
+avoit pas rencontré deux qui fussent estimables, je réfléchissois sur
+la prodigieuse différence de ce caractère avec celui de Léonce. Tous
+les deux susceptibles, mais l'un par amour-propre, et l'autre par
+fierté; tous les deux sensibles aux jugemens que l'on peut porter sur
+eux, mais l'un par le besoin de la louange, et l'autre par la crainte
+du blâme; l'un pour satisfaire sa vanité, l'autre pour préserver son
+honneur de la moindre atteinte; tous les deux passionnés, Léonce pour
+ses affections, M. de Valorbe pour ses haines; et ce dernier, quoique
+honnête homme au fond du coeur, capable de tout cependant, si son
+orgueil, la douleur habituelle de sa vie, étoit irrité. Il se
+remettoit par degrés, seul avec moi, de cette timidité souffrante qui
+est la véritable cause de son humeur, et il me parloit avec esprit et
+malignité sur les personnes qu'il connoissoit, lorsque Léonce entra.
+Il ne vit et ne remarqua que M. de Valorbe, dont la figure a de
+l'éclat, quoique sa tête couverte de cheveux noirs rabattus sur le
+front, et son visage trop coloré, lui donnent une expression rude, et
+que plus on l'observe, plus on ait de peine à retrouver la beauté
+qu'on lui croyoit d'abord.
+
+Rencontrer un homme jeune chez moi, me parlant avec intimité, étoit
+plus qu'il n'en falloit pour offenser Léonce; sa physionomie peignit à
+l'instant ce qu'il éprouvoit, d'une manière qui me fit trembler. M. de
+Valorbe soutint quelques momens encore la conversation; mais, quand il
+s'aperçut que Léonce affectoit de ne pas l'écouter, il se tut, et le
+regarda fixement. Léonce lui rendit ce regard, mais avec quel air! Il
+étoit appuyé sur la cheminée; et, considérant de haut M. de Valorbe
+qui étoit assis à côté de moi, il ressembloit à l'Apollon du Belvédère
+lançant la flèche au serpent. M. de Valorbe répondit par un sourire
+amer à cette expression qu'il ne pouvoit égaler, et sans doute il
+alloit parler, si je ne m'étois hâtée de dire à M. de Valorbe, que M.
+de Mondoville, mon cousin, étoit venu pour m'entretenir d'une affaire
+importante. M. de Valorbe réfléchit un moment, et se rappelant sans
+doute que Matilde de Vernon, ma cousine, avoit épousé M. de
+Mondoville, son visage se radoucit tout-à-fait.
+
+Il prit congé de moi, et salua Léonce qui resta appuyé, comme il
+étoit, sur la cheminée, sans donner un signe de tête ni des yeux qui
+pût ressembler à une révérence. M. de Valorbe surpris, voulut
+recommencer à le saluer pour le forcer à une politesse ou à une
+explication; je prévins cette intention en prenant tout de suite le
+bras de M. de Valorbe, pour l'emmener dans la chambre à côté, comme si
+j'avois eu quelques mots à lui dire. Cette familiarité amicale de ma
+part étoit si nouvelle pour M. de Valorbe, qu'elle lui fit tout
+oublier. Il me suivit avec beaucoup d'émotion, j'achevai de détourner
+ses observations, en lui disant; que _mon cousin_ étoit absorbé par
+une inquiétude très-sérieuse dont il venoit m'entretenir. Je consentis
+à revoir M. de Valorbe le lendemain matin, avant l'absence d'un mois
+qu'il projetait, et je lui laissai prendre ma main deux fois, quoique
+Léonce pût le voir. J'étois si pressée de faire partir M. de Valorbe,
+que je ne comptois pour rien l'impression que pouvoit faire ma
+conduite sur M. de Mondoville. Enfin M. de Valorbe s'en alla, et je
+rentrai dans la chambre où étoit Léonce. Non, Louise, vous ne pouvez
+pas vous faire une idée du dédain et de la fierté de ses premières
+paroles; je les supportai, pour me justifier plus tôt, en lui
+racontant mes rapports avec M. de Valorbe dans la plus exacte vérité,
+et je finis en insistant particulièrement sur la reconnoissance que je
+lui devois, pour avoir sauvé la vie de mon bienfaiteur, de M.
+d'Albémar.
+
+--Il se peut, me répondit Léonce, qu'il ait sauvé la vie de M.
+d'Albémar; mais moi, je ne lui dois rien, et nous verrons si je ne le
+fais pas renoncer aux droits qu'il se croit sur vous, et que vous
+autorisez.--Je fus blessé de cette réponse, et le souvenir de ce qui
+s'étoit passé, depuis le retour de Léonce ajoutant encore à cette
+impression, je lui dis vivement:--Vous flattez-vous de conserver un
+pouvoir absolu sur ma vie, quand tous mes jours se passent à repousser
+les plus indignes plaintes?--Il est vrai, répondit-il avec
+emportement, que je vous ai rendue témoin de mes souffrances, pardon
+de l'avoir osé; mais avez-vous pensé que ce tort vous donnât le droit
+de me trahir? Vous êtes-vous crue libre, parce que je suis malheureux?
+Votre erreur seroit grande, ou du moins votre nouvel amant ne seroit
+pas votre époux avant d'avoir appris quel sang il doit verser pour
+vous obtenir?--L'indignation me saisit à ces paroles, et ce mouvement
+enfin m'inspira ce qui pouvoit apaiser Léonce.--Je vous conseille, lui
+dis-je, de vous livrer à ces soupçons qui nous ont déjà séparés, quand
+nous devions être unis; ils sont plus justes cette seconde fois que la
+première, car j'ai mérité de perdre votre estime le jour où, cédant à
+vos prières, j'ai renoncé à mon départ, et où je suis revenue dans
+cette retraite me dévouer au coupable et funeste amour que je ressens
+pour vous.--A ces mots, Léonce perdit tout souvenir M. de Valorbe; il
+n'étoit plus irrité, mais je n'en espérai pas davantage pour notre
+bonheur à venir.
+
+Il ne me cacha plus ce que je n'avois que trop deviné; il m'avoua
+qu'il ne pouvoit plus supporter la vie, tant que notre sort resteroit
+le même; qu'il étoit jaloux, parce qu'il ne se croyoit aucun droit sur
+moi; il me répéta cet odieux reproche avec désespoir.--Je le sais, me
+dit-il, je peux être mille fois plus malheureux encore qu'à présent;
+il y a tant d'abîmes dans la douleur, que son dernier terme est
+inconnu; tant que vous ne m'avez pas abandonné, je vis, mais en
+furieux, en insensé....--J'allois l'interrompre, pour le rappeler à
+des sentimens plus doux, lorsqu'on vint m'annoncer que le courrier de
+madame d'Ervins étoit arrivé, et la précédoit de quelques minutes:
+
+Léonce voulut alors me quitter.--Je ne me sens pas en état, me dit-il,
+de voir madame d'Ervins; elle est à plaindre, je le sais; cependant
+j'ai besoin de me préparer à sa présence: c'est elle, je ne l'en
+accuse pas, mais enfin, c'est elle....--Il n'acheva point, me serra la
+main, et partit précipitamment; peu d'instans après son départ, madame
+d'Ervins arriva.
+
+Hélas! combien elle est changée! ses traits sont restés charmans; mais
+l'expression de son visage, sa pâleur, son abattement, ne permettent
+pas de la regarder sans attendrissement. Elle étoit si fatiguée, que
+je n'ai pu causer avec elle ce soir. Et pendant qu'elle repose, ma
+Louise, je vous écris; je veux aussi confier ma situation à Thérèse,
+j'espère en ses conseils, en son exemple; secondez-moi de vos voeux.
+
+
+
+
+LETTRE XLIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 21 mai.
+
+
+Oh! que d'émotions Thérèse m'a fait éprouver! Je ne sais point ce
+qu'on veut de moi, ce qu'on peut en obtenir, mon coeur succombe devant
+l'effort qu'on exige; une lettre de vous est venue se joindre aux
+exhortations de Thérèse; ne vous réunissez pas pour m'accabler; vous
+ne savez pas ce que vous me demandez! Dois-je renoncer à Léonce! Le
+voulez-vous? Ah! ne le prononcez pas; j'ai pressenti que vous alliez
+approcher de cette horrible idée dans votre lettre, je tremblois de la
+lire; et quand, par délicatesse, vous n'avez point achevé ce que vous
+aviez commencé, je me suis crue soulagée, comme si vous m'aviez
+affranchie de mes devoirs en ne me les exprimant pas. Je suis foible,
+je le sens; je n'ai point les vertus qui préparent aux grands
+sacrifices. Mon âme, livrée dés son enfance aux mouvemens naturels qui
+l'avoient toujours bien conduite, n'est point armée pour accomplir des
+devoirs si cruels: je n'ai point appris à me contraindre. Hélas! je ne
+croyois pas en avoir besoin. Que n'ai-je l'exaltation religieuse de
+Thérèse! Mais, quand j'implore le ciel, où ma raison et mon coeur
+placent un Être souverainement bon, il me semble qu'il ne condamne pas
+ce que j'éprouve; rien en moi ne m'avertit qu'aimer est un crime; plus
+je rêve, plus je prie, et plus mon âme se pénètre de Léonce.
+
+Je vous ai mandé que M. de Serbellane avoit quitté l'Italie, pour
+s'établir en Angleterre, et que désespérant de faire changer Thérèse
+de résolution, il ne voyoit plus personne, et paroissoit plongé dans
+la plus profonde mélancolie. Thérèse ne m'a pas prononcé son nom; une
+lettre de Londres m'avoit appris ces tristes détails, et je n'ai pas
+osé lui en parler. Qu'elle est noble et sensible, cependant, cette
+Thérèse que s'immole à son devoir! je la conduis après demain à son
+couvent; que n'ai-je la force de l'y suivre! C'est ainsi qu'il
+faudroit se séparer! Il est moins cruel de descendre dans ce religieux
+tombeau de toutes les pensées de la terre, que de vivre encore en ne
+voyant plus ce qu'on aime!
+
+Le lendemain de l'arrivée de Thérèse, je passai la matinée avec elle;
+j'entrevis dans ses discours qu'elle se croyoit coupable envers moi,
+et qu'elle en éprouvoit les regrets les plus amers; mais elle
+craignoit de m'en parler, et reculoit le moment de l'explication.
+Léonce vint le soir: au moment où madame d'Ervins entra dans ma
+chambre, il essaya de dissimuler l'impression qu'il éprouvoit; mais
+elle n'échappa point aux regards de Thérèse, et j'appris bientôt
+qu'elle savoit tout ce que je croyois lui avoir caché.
+
+--Monsieur, dit-elle à Léonce avec un ton de dignité que je n'avois
+jamais remarqué dans un caractère timide et presque soumis, je sais
+que par le concours des plus funestes circonstances, c'est moi qui ai
+été la cause de l'erreur fatale qui vous a séparé de madame d'Albémar;
+j'ai fait le sacrifice à Dieu de tout mon bonheur dans ce monde; il ne
+m'a pas encore donné la force de me consoler des peines que j'ai
+causées à ma généreuse amie; si je n'avois pas cru que de mon
+consentement vous étiez instruit de mon crime, à l'époque même de la
+mort de M. d'Ervins, je me serois hâtée de m'accuser devant vous; mais
+je n'ai découvert que depuis votre mariage la méprise cruelle, que la
+délicatesse de madame d'Albémar l'avoit engagée à me taire. J'aurois
+pu, dès que je le soupçonnai pendant mon séjour ici, et lorsque j'en
+eus acquis la certitude à Bordeaux, par les diverses questions que
+vous fîtes à ma fille, j'aurois pu, dis-je, publier la vérité; mais
+vous étiez marié: je ne pouvois rendre à mon amie le bonheur dont je
+l'ai privée, et j'avois les plus fortes raisons de craindre que la
+famille de mon mari ne m'enlevât ma fille, et ne se permît, pour me
+l'ôter, si je m'avouais coupable, le scandale d'un procès public. J'ai
+donc espéré que vous me pardonneriez d'avoir retardé la justification
+authentique que je dois à madame d'Albémar, jusqu'à ce jour, où j'ai
+fait signer d'une manière irrévocable à toute la famille de M.
+d'Ervins les arrangemens qui assurent la fortune d'Isore, et
+m'autorisent à la confier à madame d'Albémar. J'ai abandonné tous mes
+droits personnels sur les biens de mon malheureux époux, et j'entre
+après demain dans un couvent: je suis donc libre à présent de réparer
+aux yeux du monde le tort que j'ai pu faire à la réputation de madame
+d'Albémar; mais hélas! je le sais, je n'en aurai pas moins perdu sa
+destinée. Son cour, inépuisable en sentimens nobles et tendres, n'a
+pas cessé de m'aimer: vous, monsieur, ajouta-t-elle en tendant à
+Léonce, avec une douceur angélique, sa main tremblante, serez-vous
+plus inflexible qu'un Dieu de bonté qui, malgré mes offenses, a reçu
+mon repentir? me pardonnerez-vous?
+
+O ma soeur! que n'avez-vous pu voir Léonce en ce moment! Non, vous ne
+m'auriez plus demandé de le quitter; l'expression triste, sombre, et
+presque toujours contenue qu'il avoit depuis quelque temps, disparut
+entièrement, et son visage s'éclaira, pour ainsi dire, par le
+sentiment le plus pur et le plus doux. Il mit un genou en terre, pour
+recevoir la main de madame d'Ervins, et, de la voix la plus émue, il
+lui dit:--Pouvez-vous douter du pardon que vous daignez demander? Ce
+n'est pas vous, c'est moi qui suis le seul coupable; et cependant je
+vis, et cependant elle souffre mes plaintes, mes défauts, quelquefois
+même mes reproches. Aurois-je le droit de vous en adresser? non sans
+doute, et j'en ai moins encore le pouvoir; votre sort, votre courage,
+votre vertu, oui, votre vertu, entendez cette louange sans la
+repousser, me pénètrent de respect et de pitié; et si j'étois digne de
+me joindre à vos touchantes prières, je demanderois au ciel pour vous
+le calme que mon coeur déchiré ne connoît plus, mais qu'au prix de
+tant de sacrifices vous devez enfin obtenir.
+
+Ah! dit Thérèse en relevant Léonce, je vous remercie d'écarter de moi
+votre haine; mais ce n'est pas tout encore, il faudra que vous
+m'écoutiez sur votre sort à tous les deux: avant de vous en parler, je
+veux voir madame d'Artenas; je ne connois qu'elle à Paris, c'est une
+parente de M. d'Ervins, elle est aussi l'amie de madame d'Albémar; je
+dois lui faire part de la résolution que j'ai prise. Voulez-vous avoir
+la bonté, M. de Mondoville, de me conduire demain chez elle? J'entre,
+après demain, dans mon couvent, et, huit jours après, le premier de
+juin, je prendrai le voile de novice.
+
+--Ciel! dans huit jours! m'écriai-je.--C'est un secret, reprit
+Thérèse; vous savez que par les nouvelles lois on ne reconnoît plus
+les voeux; mais le prêtre vénérable qui me conduit a tout arrangé, et
+si l'on ne permettoit plus aux religieuses de vivre en France en
+communauté, il m'a assuré un asile dans un couvent en Espagne; je vous
+demanderai, ma chère Delphine, de me conduire vous-même dans ma
+retraite avec ma fille; je l'embrasserai sur le seuil du couvent pour
+la dernière fois, et, après cet instant, c'est vous qui serez sa mère.
+
+--Sa voix s'altéra en parlant de sa fille; mais faisant un nouvel
+effort, elle dit à Léonce:--Demain à midi, n'est-il pas vrai, M. de
+Mondoville, vous viendrez me chercher pour me mener chez madame
+d'Artenas?--Léonce consentit à ce qu'elle désiroit par un signe de
+tête; il ne pouvoit parler, il étoit trop ému. Ah! c'est une âme aussi
+tendre que fière! ce n'est pas l'amour seul qui le rend sensible, la
+nature lui a donné toutes les vertus. Thérèse le regardoit avec
+attendrissement, et c'est lui, j'en suis sûre, dont elle auroit
+imploré la protection, s'il lui étoit encore resté quelque intérêt
+dans le monde.
+
+Le lendemain, Léonce et madame d'Ervins revinrent ensemble à quatre
+heures de chez madame d'Artenas; je vis, sans en savoir la cause, que
+Léonce avoit été très-attendri: Thérèse, calme en apparence, demanda
+cependant à se retirer quelques heures dans sa chambre. Léonce, resté
+seul avec moi, me raconta ce qui venoit de se passer; il ne se doutoit
+point du projet de madame d'Ervins, en la conduisant chez madame
+d'Artenas, et dans la route elle n'avoit rien dit qui pût lui en
+donner l'idée. Ils arrivèrent ensemble chez madame d'Artenas, et la
+trouvèrent seule avec sa nièce, madame de R. Après que madame d'Ervins
+eut annoncé sa résolution à madame d'Artenas, elle lui fit le récit de
+la conduite que j'avois tenue envers elle, et attribuant à cette
+conduite un mérite bien supérieur à celui qu'elle peut avoir, elle
+avoua tout, excepté ce qui eût indiqué mes sentimens pour Léonce. Il
+m'a dit que de sa vie il n'avoit éprouvé, pour aucune femme, autant de
+respect que pour madame d'Ervins, dans le moment où elle croyoit faire
+un acte d'humilité. Léonce a remarqué que Thérèse avoit rougi
+plusieurs fois en parlant, mais sans jamais hésiter.--Et je voyois
+réunie en elle, a-t-il ajouté, la plus grande souffrance de la
+timidité et de la modestie, à la plus ferme volonté.--Elle finit en
+déclarant à madame d'Artenas, que loin de demander le secret sur ce
+qu'elle venoit de lui dire, elle désiroit qu'elle le publiât, chaque
+fois que ses relations dans le monde la mettroient à portée de
+repousser la calomnie dont je pourrois être l'objet.
+
+Elle se recueillit un instant, après avoir achevé ses pénibles aveux,
+pour chercher s'il ne lui restoit point encore quelque devoir à
+remplir; personne n'osa rompre le silence; elle avoit trop ému ceux
+qui l'écoutoient; pour qu'ils fussent en état de lui répondre; et
+comme sans doute elle craignoit toute conversation sur un pareil
+sujet, elle se leva pour la prévenir, en faisant une inclination de
+tête à madame d'Artenas et à sa nièce; elle sortit, sans leur avoir
+laissé le temps d'exprimer l'intérêt et l'attendrissement qu'elles
+éprouvoient. Vous concevez, ma chère Louise, combien cette scène m'a
+touchée. Admirable Thérèse! bien plus admirable que si jamais elle
+n'avoit commis de fautes; que de vertus elle a tirées du remords!
+combien elle vaut mieux que moi, qui me traîne sans forces sur les
+dernières limites de la morale, essayant de me persuader que je ne les
+ai pas franchies!
+
+Cette journée d'émotion n'étoit pas terminée; Thérèse n'avoit pas
+encore accompli tout ce que sa religion lui commandoit: elle vint
+rejoindre Léonce et moi, et comme j'allois vers elle pour lui exprimer
+ma reconnoissance:--Attendez, me dit-elle, car je crains bien d'être
+forcée de vous déplaire; mais demain je quitte le monde, et j'ai
+presque aujourd'hui les droits des mourans; écoutez-moi donc
+encore.--Elle s'assit alors, et s'adressant à Léonce et à moi, elle
+nous dit:
+
+--J'ai détruit votre bonheur; sans moi vous seriez unis, et la vertu
+contribueroit autant que l'amour à votre félicité; ce tort affreux, ce
+tort que je ne pourrai jamais expier, c'est mon crime qui en a été la
+cause; un malheur plus funeste encore, la mort de mon mari a été la
+suite immédiate de mon coupable amour. Ce n'est donc pas moi, non ce
+n'est pas moi qui pourrois me croire le droit de donner de sévères
+conseils à des âmes aussi pures que les vôtres; cependant Dieu peut
+choisir la voix des pécheurs pour faire entendre des avis salutaires
+aux coeurs les plus vertueux. Vous vous aimez; l'un de vous est lié
+par des chaînes sacrées, et vous vous voyez, et vous passez presque
+tous vos jours ensemble, vous fiant à la morale qui vous a préservés
+jusqu'à présent! Je n'avois point sans doute, vos lumières, je n'avois
+point vos vertus; mais je formai néanmoins les mêmes résolutions que
+vous, et le charme de la présence affoiblit par degrés tous les
+sentimens honnêtes sur lesquels je m'appuyois. Delphine, faudroit-il
+qu'après être tombée, je vous entraînasse dans ma chute! aurois-je à
+rendre compte de votre âme à l'Éternel! Ah! ce seroit moi seule qui
+mériterois d'être punie, mais vous ne seriez plus cet être
+incomparable que je retrouverai dans le ciel un jour, si mon repentir
+m'y fait recevoir.
+
+Et vous, Léonce, et vous, continua-t-elle; serez-vous heureux si vous
+entraînez mon amie? si vous égarez ce caractère noble et vertueux, que
+Dieu appellera plus particulièrement à lui, quand le malheur, ou ce
+qui est la même chose, une plus longue durée de la vie lui aura fait
+sentir la nécessité d'une religion positive? quand elle guidera ma
+fille dans le monde, au lieu d'y régner elle-même?....--Votre fille!
+m'écriai-je, pourquoi l'abandonnez-vous? pourquoi m'en remettez-vous
+le soin? je n'en suis pas digne.
+
+--Delphine, généreuse Delphine, interrompit Thérèse, me serois-je donc
+si mal fait comprendre que vous puissiez penser qu'il existe un être
+au monde que j'estime plus que vous! quand vous vous laisseriez
+entraîner par l'amour, je sais que votre coeur, resté pur, ne
+puiseroit-dans ses fautes qu'une connoissance plus cruelle, mais plus
+certaine de la nécessité de la morale. Les malheurs de mon amie me
+seroient, hélas! un garant de plus des soins qu'elle donneroit à
+l'éducation vertueuse de ma fille. Mais vous, mais vous, Delphine, que
+deviendrez-vous si vous êtes coupable? et par quel vain espoir vous
+flattez-vous de l'éviter? s'il gémit de votre résistance, s'il vous
+montre sa douleur, s'il vous la cache, et que ses traits altérés le
+trahissent, s'il est malheureux enfin; dites-moi donc, si vous le
+savez, comment vous ferez pour le supporter? Écoutez, je suis prête à
+m'ensevelir pour toujours, la main de Dieu est déjà sur moi; j'ai
+trouvé dans mon âme la force de tout briser, de renoncer à tout; eh
+bien! je ne me sentirois pas encore la puissance de voir souffrir ce
+que j'aime; et vous vous la croyez cette puissance! Delphine,
+insensée, il faut vous séparer de lui pour jamais, ou tomber à ses
+pieds, soumise à ses désirs. Vous ne pouvez trouver que dans
+l'exaltation d'un grand sacrifice des forces contre l'amour. Delphine,
+au nom du ciel....--Arrêtez, s'écria Léonce avec l'accent le plus
+douloureux; ce n'est point à Delphine que vous devez vous adresser,
+elle est libre et je suis lié pour jamais; elle vouloit s'unir à moi,
+je l'ai méconnue; s'il faut déchirer un coeur, choisissez le mien; je
+puis partir, je le puis; la guerre va bientôt s'allumer en France;
+j'irai me joindre à ceux dont je dois partager les opinions; dans ce
+parti sans puissance, se faire tuer n'est pas difficile. Si vous avez
+dans votre religion des ressources pour faire supporter à Delphine la
+mort de Léonce, si vous en avez, j'y consens et je vous le pardonne:
+mais pouvez-vous imaginer qu'après avoir passé près d'elle des jours
+orageux, et néanmoins pleins de délices, des jours pendant lesquels je
+lui ai confié mes peines les plus secrètes, mes sentimens les plus
+intimes, je vivrois privé tout à la fois de ma maîtresse et de mon
+amie! de celle qui devroit être ma femme, et que je ne reverrois plus!
+de celle qui dirige mes actions, donne un but à mes pensées, et m'est
+sans cesse présente? croyez-moi, sans avoir besoin de recourir à la
+résolution du désespoir, mon sang glacé cesseroit de ranimer mon
+coeur, si je ne vivois plus pour elle. Et c'est vous, madame, qui
+pouvez oublier tout ce que vous-même vous avez inspiré! tout ce
+qu'éprouve encore sans doute celui qui pleure loin de vous!--C'en est
+trop, s'écria Thérèse en pâlissant, avec un tremblement convulsif qui
+me causa le plus mortel effroi; c'en est trop: quel langage vous me
+faites entendre! me croyez-vous donc assez guérie pour n'en pas
+mourir? ignorez-vous ce qu'il m'en coûte? pouvez-vous réveiller ainsi
+tous mes souvenirs? Cessez! cessez! Delphine, soutenez-moi,
+éloignons-nous d'ici.
+
+Léonce, inconsolable de l'état où il avoit jeté madame d'Ervins,
+n'osoit approcher d'elle; on l'emporta dans sa chambre, je la suivis,
+et je fis dire à Léonce que je ne redescendrois pas. Je ne voulois pas
+quitter madame d'Ervins, et je me sentois aussi dans un trouble qui me
+rendoit impossible de parler à Léonce. Pourquoi le rendre témoin de
+mes cruelles incertitudes? des remords que madame d'Ervins a fait
+naître en moi? je veux me déterminer enfin, je le veux; mais je ne
+puis le revoir qu'après avoir pris une décision. Quelle sera-t-elle? ô
+mon Dieu!
+
+Madame d'Ervins passa près d'une heure sans prononcer une parole,
+m'écoutant quelquefois, et ne me répondant que par des pleurs; je crus
+que c'étoit le moment d'essayer encore de la détourner d'entrer au
+couvent: les premiers mots que je prononçai sur ce sujet lui rendirent
+tout à coup du calme; elle me demanda doucement de m'éloigner. J'ai
+appris depuis qu'elle avoit passé deux heures en prières, qu'après ces
+deux heures elle s'étoit couchée, et qu'elle avoit paisiblement dormi
+jusqu'au matin.
+
+Pour moi, j'ai passé cette nuit sans fermer l'oeil: infortunée que je
+suis! un esprit éclairé, quand l'âme est passionnée, ne fait que du
+mal; je ne puis, comme Thérèse, adopter aveuglément toutes les
+croyances qui remplissent son imagination, et mon coeur en auroit
+besoin. J'invoque une terreur, un fanatisme, une folie, un sentiment,
+quel qu'il soit, assez fort pour lutter contre l'amour. Quelquefois je
+suis prête à vous conjurer de venir ici; je voudrais m'en remettre à
+vous sur mon sort, vous parleriez à Léonce, vous le verriez et vous me
+jugeriez. Ah! ma soeur, cette prière seroit-elle trop exigeante?
+feriez-vous ce sacrifice à celle que vous avez élevée, et qui vous
+redemanderoit d'exercer de nouveau l'empire le plus absolu sur sa
+volonté?
+
+
+
+
+LETTRE XLIV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 26 mai 1791.
+
+
+Non, ne venez pas, tout est promis; je le crois, tout est décidé.
+Thérèse a trop usé peut-être de l'empire que mon attendrissement lui
+donnoit sur moi; mais enfin, j'ai cédé à ses larmes, à l'ardeur de ses
+prières. Son imagination étoit frappée de l'idée qu'elle auroit à se
+reprocher la perte de mon âme; son confesseur, je crois, l'avoit
+encore, la veille, pénétrée de nouveau de cette crainte. Sa douleur,
+son éloquence, m'ont entièrement bouleversée; je n'ai pas consenti
+cependant à m'éloigner de Léonce sans être rassurée sur son désespoir;
+je ne le puis, je ne le dois pas: le véritable crime seroit d'exposer
+sa vie; quel effroi peut l'emporter sur une telle crainte! le remords
+même est plus facile à braver.
+
+Thérèse veut que Léonce soit témoin avec moi de la cérémonie qui
+consacrera le moment où elle doit prendre le voile de novice. Elle
+compte sur l'impression de cette solennité, et, malgré la résistance
+qu'il a déjà opposée à ses prières, elle croit qu'au pied de l'autel,
+ses derniers adieux obtiendront de Léonce qu'il me laisse partir. Elle
+veut lui répéter alors ce dont elle est convaincue, c'est que son
+salut à elle-même dépend du mien, et qu'il ne peut sans barbarie se
+refuser au dernier effort qu'elle veut tenter, pour m'arracher aux
+malheurs qui me menacent; elle se croit sûre d'obtenir ainsi le
+consentement de Léonce. J'ai promis que si elle l'obtenoit en effet,
+je partirois a l'instant même; c'est dans six jours, et je dois
+jusque-là cacher à Léonce ce que j'éprouve; je l'ai juré. Je vous
+l'avoue, lorsque Thérèse m'a arraché tous les engagemens qu'elle a
+voulu, j'avois un espoir secret que rien ne pourrait décider Léonce à
+mon départ; mon opinion à présent n'est plus la même: Thérèse est si
+touchante! le moment qu'elle a choisi pour parler à Léonce est si
+propre à l'émouvoir! J'y joindrai moi-même mes instances, je le dois,
+je le ferai; mais se taire pendant ces six jours, le revoir avec
+l'idée que bientôt peut-être nous serons séparés! Thérèse a trop exigé
+de moi; sa dévotion, tout à la fois exaltée et romanesque, m'ébranle,
+m'entraîne, et ne me soutient pas.
+
+Elle m'a répété de mille manières, avec cet accent passionné qu'elle
+tient de l'amour et qu'elle consacre à la religion, que je ne pouvais
+pas me refuser à l'espoir qui lui restoit encore de me sauver, et
+d'obtenir l'absolution de ses fautes.--Je vous demande bien peu, me
+disoit-elle, je vous demande seulement la permission d'essayer dans un
+moment solennel, si je puis attendrir votre amant sur le sort auquel
+il vous livre; vous ne pouvez pas vous y opposer, sans vous avouer à
+vous-même que, dût-il accéder à votre départ, vous n'en seriez pas
+capable!--Je résistois encore à ce qu'elle désiroit, une crainte vague
+me retenoit; mais lorsque j'étois prête à la quitter, elle s'est
+précipitée à mes pieds avec sa fille, et m'a représenté avec une telle
+force ce que j'éprouverois si je me rendois coupable, ce qu'elle avoit
+souffert; parce que, éloignée de moi, une âme courageuse n'étoit point
+venue à son secours; elle a fait naître dans mon coeur une émotion si
+vive, que j'ai consenti à tout.
+
+Qu'en arrivera-t-il? une séparation déchirante: je suis comme égarée,
+on dispose de moi sans que ma volonté me guide, je ne sais ce que je
+dois craindre; peut-être de tels efforts augmenteront-ils les dangers
+même dont on veut me sauver.--Ah! Léonce, c'est à vous qu'on s'en
+remet, est-ce vous qui briserez nos liens?
+
+
+
+
+LETTRE XLV.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Paris, ce 28 mai.
+
+
+D'où vient le trouble que j'éprouve? jamais vous ne m'avez paru plus
+touchante, plus sensible qu'hier! J'étois dans l'ivresse auprès de
+vous, et quand je me suis rappelé notre soirée, je n'ai éprouvé qu'une
+inquiétude, une tristesse indéfinissable. Je vous ai trouvée vous
+faisant peindre pour moi; vous aviez revêtu un costume grec qui vous
+rendoit plus céleste encore, tous vos charmes se développoient à mes
+yeux; je vous ai regardée quelque temps, mais je me sentois dévoré par
+une passion qui consumoit ma vie; le peintre nous a quittés, je vous
+ai serrée dans mes bras, et deux fois vous avez penché votre tête sur
+mon épaule; mais je ne vous avois point communiqué l'ardeur que
+j'éprouvois. Vos yeux se remplissoient de larmes, votre visage étoit
+pâle, et votre regard abattu; si, dans cet état, il eût été possible
+que votre coeur vous livrât à mon amour, il me semble qu'un sentiment
+inconnu, mais tout puissant, m'eût interdit d'accepter le bonheur
+même.
+
+Je m'éloignois, je me rapprochois de vous, vous gardiez le silence;
+cependant vous m'aimiez, et j'éprouvois au dedans de moi-même une
+fièvre d'amour, un frisson de douleur tout-à-fait inexplicable. J'ai
+voulu vous demander de prendre votre harpe; vous savez combien vous me
+calmez en me faisant entendre votre voix unie à cet instrument.--Ah!
+m'avez-vous répondu vivement, je ne puis pas supporter la musique, ne
+m'en demandez pas.--Pourquoi ne pouvez-vous plus la supporter? Vous
+m'avez souvent répété ces paroles de Shakespeare: _l'âme qui repousse
+la musique est pleine de trahison et de perfidie._ Pourquoi la
+repoussez-vous?
+
+J'ai votre parole de ne jamais partir à mon insçu, je ne puis la
+révoquer en doute, vous me l'avez de nouveau répété; quelle est donc
+la cause de l'état où je vous ai vue? Ah! sentiriez-vous quelque
+atteinte de la douleur qui me tue? sentiriez-vous qu'il faut mourir,
+si nous ne nous appartenons pas l'un à l'autre? Non, vos yeux
+n'exprimoient ni l'entraînement ni l'abandon. Delphine, ton âme est si
+pure, si vraie, que rien ne peut la troubler sans que ton ami
+l'aperçoive; dis-moi donc quel est le sentiment qui t'occupoit hier.
+
+
+
+
+LETTRE XLVI.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Paris, ce 31 mai.
+
+
+L'un de vos amis vous a mandé qu'il m'avoit trouvé changé, et vous en
+êtes inquiet; je vous en prie, rassurez-vous; je souffre, mais il n'y
+a point de danger pour ma vie; j'ai assez souvent la fièvre le soir,
+ce sont les peines de mon âme qui me la donnent. Depuis quelque temps
+je crains sans cesse que madame d'Albémar ne s'éloigne de moi; le
+trouble qu'elle me cause excite dans mon sang une agitation
+continuelle; mais ce n'est pas, soyez-en sûr, la maladie qui me tuera.
+Ne venez point me voir, vous ne pourriez rien sur moi; jamais on n'a
+ressenti ce que j'éprouve! Je sortirai de cet état, il faut qu'il
+finisse à quelque prix que ce puisse être, il le faut. Attendez mon
+sort; je ne veux pas que votre vie paisible s'approche de la mienne,
+une influence fatale tomberoit sur vous.
+
+
+
+
+LETTRE XLVII.
+
+Delphine à Léonce.
+
+Bellerive, ce 1er juin, à 10 heures du matin.
+
+
+Madame d'Ervins m'écrit encore ce matin, qu'elle désire vivement que
+vous soyez témoin de la cérémonie de ce soir; venez me chercher à
+quatre heures pour me conduire à son couvent; elle le veut, nous ne
+pouvons pas le lui refuser.
+
+
+
+
+LETTRE XLVIII.
+
+Réponse de Léonce à Delphine.
+
+Paris, ce 1er juin, à midi.
+
+
+Si vous l'exigez, j'irai; mais essayez de m'en dispenser, j'ai peur
+des émotions; vous ne savez pas, dans la disposition actuelle de mon
+âme, combien elles me font mal! Je serai chez vous à quatre heures;
+mais, s'il est possible, écrivez à madame d'Ervins que vous irez
+seule.
+
+
+
+
+LETTRE XLIX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bellerive, ce 2 juin.
+
+
+Si je ne suis pas encore tout-à-fait indigne de vous, ma Louise, je ne
+sais à quel secours du ciel je le dois. Méritois-je ce secours, après
+des momens si coupables? Non, sans doute, mais il m'a été donné pour
+me livrer à la douleur, pour expier par mes regrets, ce jour où mes
+sentiment ont profané tout ce qu'il y a de plus respectable au monde.
+Je suis bien malade; on me croit en danger, on me défend d'écrire;
+mais si je dois mourir, je veux que vous connoissiez les dernières
+heures que j'ai passées. Elles ont été terribles! que le souvenir en
+demeure déposé dans votre sein! Apprenez quels sont les efforts qui
+peut-être ont précédé la fin de ma vie! Je crains que ma fièvre ne me
+fasse tomber dans le délire; je n'ai peut-être plus que quelques
+instans pour recueillir mes pensées, je vous les consacre encore.
+Aimez-moi! Si je meurs, je puis être pardonnée.
+
+Léonce, à regret, s'étoit enfin décidé à m'accompagner comme le
+désiroit madame d'Ervins; nous arrivons à la porte du couvent où je
+l'avois conduite la veille, et près duquel demeuroit son confesseur;
+un homme m'y attendoit, pour me remettre une lettre d'elle qui
+m'apprenoit qu'elle seroit reçue novice, dans quel lieu, juste ciel!
+dans l'église même où j'ai vu Léonce se marier! Thérèse me l'avoit
+caché, mais c'étoit sur ce moyen qu'elle comptoit, pour triompher de
+notre amour. J'hésitai, je l'avoue, si je continuerois ma route; mais
+la fin de la lettre de Thérèse étoit tellement pressante, elle me
+disoit avec tant de force qu'elle avoit besoin de me revoir encore,
+que je lui percerois le coeur en la privant dans un tel moment de la
+présence de sa seule amie, que je n'eus pas le courage de la refuser.
+Léonce, cette fois, voyant dans quel état d'émotion j'étois, insista
+pour ne pas m'abandonner seule à cette épreuve douloureuse. J'étois
+déjà dans un tel trouble que je cessai de vouloir, et je me laissai
+conduire sans réflexion ni résistance.
+
+Pendant la route qui nous restoit encore à faire, nous gardâmes l'un
+et l'autre le plus profond silence; néanmoins, à l'instant où ma
+voiture tourna dans le chemin qui conduit à l'église de Sainte-Marie,
+Léonce reconnoissant les lieux qu'il ne pouvoit oublier, dit avec un
+profond soupir:--C'étoit ainsi que j'allois avec Matilde; elle étoit
+là, s'écria-t-il en montrant ma place: oh! pourquoi suis-je venu! Je
+ne puis!...--Il sembloit vouloir fuir; mais en me regardant, ma pâleur
+et mon tremblement le frappèrent sans doute, car, s'arrêtant tout à
+coup, il ajouta:--Non, pauvre malheureuse, tu souffres, je ne te
+laisserai point souffrir seule, appuie-toi sur ton ami.--Nous
+descendîmes de la voiture; l'église étoit fermée pour tout le monde,
+excepté pour nous: un vieux prêtre vint à notre rencontre, et se
+souvenant mal des deux personnes qu'on l'avoit chargé de recevoir, il
+me dit en montrant Léonce: Madame, monsieur est sans doute votre
+mari?--Ah! Louise, ce mot si simple réveilloit tant de regrets et de
+remords, que je restai comme immobile devant la porte de l'église,
+n'osant en franchir le seuil.--Léonce prit la parole avec
+précipitation:--Je suis le parent de madame, répondit-il;--et
+m'entraînant après lui, nous entrâmes.
+
+Le prêtre nous fit asseoir sur un banc peu éloigné de la grille du
+choeur. Léonce se plaça de manière qu'il ne pût apercevoir l'autel
+devant lequel il s'étoit marié; sa respiration étoit haute et
+précipitée; moi, j'avois couvert mes yeux de mon mouchoir, je ne
+voyois rien, je pensois à peine, j'éprouvois seulement une agitation
+intérieure, une terreur sans objet fixe, qui troubloit entièrement mes
+réflexions. L'une des portes qui conduisoient dans l'intérieur du
+couvent s'ouvrit; des religieuses couvertes d'un voile noir, suivies
+par l'infortunée Thérèse, vêtue d'une robe blanche, s'avancent à
+quelque distance de nous, dans un profond silence; Thérèse s'appuyoit
+sur le bras de son confesseur; mais ses pas n'étoient point
+chancelans, on pouvoit même remarquer qu'une exaltation extraordinaire
+les rendoit trop rapides; pendant qu'elle marchoit, les prêtres
+chantoient un psaume lugubre, qu'accompagnoit un orgue assez doux;
+Thérèse quitta les religieuses pour venir vers moi; elle me serra la
+main avec une expression que je ne pourrai jamais oublier, et tendant
+une lettre à Léonce, elle lui dit à voix basse:--Quand la barrière
+éternelle sera refermée sur moi, lisez ce papier, dans cette église
+même, à la lueur de cette lampe qui brûle à quelques pas de l'autel où
+vous avez prononcé d'irrévocables sermens. Écoutez, pour vous préparer
+à ce que j'ose vous demander, les chants des religieuses qui vont
+consacrer mon entrée dans leur asile; quand ils auront cessé, je
+n'existerai plus pour le monde; mais, si vous exaucez mes prières,
+vous me réconcilierez avec Dieu; je ne serai plus coupable devant lui
+de votre perte à tous les deux; et toi, mon amie, me dit-elle, tu vois
+où l'amour m'a conduite, fuis mon exemple, adieu.--En achevant ces
+mots, elle s'approcha de la grille du choeur, tourna la tête encore
+une fois vers moi, et dans le moment où cette grille alloit nous
+séparer pour toujours, elle me fit un dernier signe, comme sur les
+confins de la terre et du ciel. Je crus la voir passer de la vie à la
+mort, et dans l'éloignement, elle m'apparoissoit telle qu'une ombre
+légère, déjà revêtue de l'immortalité.
+
+Léonce étoit resté immobile, tenant à la main la lettre de
+Thérèse.--Que contient-elle? me dit-il avec l'accent le plus sombre;
+que voulez-vous de moi? Seriez-vous d'accord avec elle?--Je vous en
+conjure! interrompis-je, obéissez à la prière de Thérèse, ne lisez
+point encore ce qu'elle vous écrit! Donnez un moment à la pitié pour
+elle! Je suis là, près de vous, mon ami; ah! pleurons encore quelques
+instans sans amertume!--Léonce, placé derrière moi, posa sa main sur
+le pilier qui me servoit d'appui; ma tête tomba sur cette main
+tremblante, et ce mouvement, je crois, suspendit quelque temps son
+agitation. La musique continua; l'impression qu'elle me causoit me
+plongea dans une rêverie extraordinaire, dont je n'ai pu conserver que
+des souvenirs confus; bientôt j'entendis les sanglots étouffés de mon
+malheureux ami, et je m'abandonnai sans contrainte à mes larmes.
+J'invoquai Dieu pour mourir dans cette situation, elle étoit pleine de
+délices; je n'imposois plus rien à mon âme, elle se livroit à une
+émotion sans bornes; il me sembloit que j'allois expirer à force de
+pleurs, et que ma vie s'éteignoit dans un excès immodéré
+d'attendrissement et de pitié. Je ne sais combien de temps dura cette
+sorte d'extase, mais je n'en fus tirée que par le bruit que firent les
+rideaux du choeur, lorsqu'on les ferma. La cérémonie terminée, les
+religieuses et les prêtres s'étant retirés, nous n'entendîmes plus,
+nous ne vîmes plus personne, et nous nous trouvâmes seuls dans
+l'église, Léonce et moi.
+
+Léonce, sans quitter ma main, s'approcha de la lumière, et lut la
+prière solennelle, éloquente et terrible, que Thérèse lui adressoit,
+pour l'engager à sauver mon âme, en rompant nos liens, et en cessant
+de nous voir. Je ne pus en saisir que quelques paroles, qu'il répétoit
+en frémissant. A peine l'eut-il finie que, levant sur moi des yeux
+pleins de douleur et de reproches, il me dit:--Est-ce vous qui avez
+combiné ces émotions funestes? Est-ce vous qui avez résolu de me
+quitter?--Consentez, lui dis-je avec effort, consentez à mon absence.
+Léonce, je t'en conjure, cède à la voix du ciel que Thérèse t'a fait
+entendre! Ne sens-tu pas que les forces de mon âme sont épuisées? Il
+faut que je m'éloigne, ou que je devienne criminelle! Un plus long
+combat n'est pas en ma puissance! Saisissons cet instant!...--Il est
+donc vrai, reprit Léonce, il est donc vrai que vous avez formé le
+dessein de me quitter! que tant de jours passés ensemble n'ont point
+laissé de trace dans votre coeur! Oui! c'en est fait! il n'y aura plus
+sur cette terre une heure de repos pour moi! Et quand devoit-elle
+commencer, cette séparation?--A l'heure même! m'écriai-je; tout est
+prêt, l'on m'attend, laissez-moi partir, que ce lieu soit témoin de ce
+noble effort!--Il sera témoin, s'écria-t-il, de ma mort; je me sens
+abattu, je n'ai plus l'espérance qui pourroit m'aider à triompher de
+votre dessein! Je me suis trompé! vous n'avez pas d'amour! vous n'en
+avez pas! vous pouvez partir. Eh bien! le sacrifice est fait, vous le
+pouvez. Adieu.
+
+--Louise, jamais la douleur de Léonce n'avoit été si profonde et si
+touchante; elle avoit changé son caractère. Il n'essayoit pas de me
+retenir; mais je voyois dans son regard une expression funeste, une
+désignation sombre qui me glaçoit de terreur. J'essayai de lui parler,
+il ne me répondoit plus; je ne pouvois supporter qu'il eût cessé de
+croire à ma passion pour lui; dix fois il en repoussa l'assurance, et
+sembloit craindre les sentimens les plus doux, comme si, décidé à
+mourir, il avoit eu peur de regretter la vie. Enfin, un accent plus
+tendre le ranima tout à coup, mais pour lui rendre un égarement non
+moins effrayant que l'accablement dont il sortoit. Eh bien! me dit-il,
+si tu veux que je croie à ton amour, si tu veux que je vive, il en
+existe encore un moyen! Il peut seul expier ce que tu m'as fait
+souffrir! il peut seul prévenir les tourmens qui m'attendent! Il faut
+te lier à l'instant même par un serment que tu nommeras sacrilège,
+mais sans lequel aucune puissance humaine ne peut me faire consentir à
+la vie.--Que veux-tu de moi? lui dis-je épouvantée; ne sais-tu pas que
+je t'adore? n'es-tu pas le souverain de ma vie?--Qui pourroit compter,
+me répondit-il avec amertume, qui pourroit compter sur ton âme
+incertaine, combattue, toujours prête à m'échapper? Il n'est qu'un
+lien sur la terre, il n'en est qu'un qui puisse répondre de toi! Et ce
+moment de désespoir est le dernier où la passion toujours repoussée,
+toujours vaincue par chaque nouveau repentir, puisse te demander,
+puisse obtenir l'engagement de l'amour. Qu'il soit donné dans ces
+lieux mêmes dont tu invoques sans cesse contre moi les cruels
+souvenirs! que l'horreur même de ce séjour consacre ta promesse ou ton
+refus irrévocable. Viens, suis-moi.--Je sentois qu'il vouloit
+m'entraîner vers l'autel fatal, près de la colonne derrière laquelle
+j'avois été témoin de son malheureux mariage; nous en étions encore à
+quelques pas, et je m'appuyois sur l'un des tombeaux que des regrets
+pieux ont consacrés dans cette église.
+
+--Restons ici, dis-je à Léonce, reposons-nous près des morts.--Non, me
+dit-il avec une voix qui retentit encore dans tout mon être, ne
+résiste point, suis mes pas.--Les forces me manquoient, il passa son
+bras autour de moi, et entraînée par lui, je me trouvai précisément en
+face de l'autel où le sacrifice de mon sort avoit été accompli. Je
+regardai Léonce, cherchant à découvrir sa pensée; ses cheveux étaient
+défaits, sa beauté, plus remarquable que dans aucun moment de sa vie,
+avoit pris un caractère surnaturel, et me pénétroit à la fois de
+crainte et d'amour.--Donne-moi ta main, s'écria-t-il, donne-la-moi;
+s'il est vrai que tu m'aimes, tu dois, infortunée, tu dois avoir
+besoin comme moi de bonheur; jure sur cet autel, oui, sur cet autel
+même dont il faut à jamais écarter le fantôme horrible d'un hymen
+odieux; jure de ne plus connoître d'autres liens, d'autres devoirs que
+l'amour; fais serment d'être à ton amant, ou je brise à tes yeux ma
+tête sur ces degrés de pierre, qui feront rejaillir mon sang jusqu'à
+toi; c'en est trop de douleurs; c'en est trop de combats; c'est dans
+ce sanctuaire, triste asile des larmes, que j'ose déclarer que je suis
+las de souffrir! je veux être heureux, je le veux; la trace de mes
+chagrins es trop profonde; rien ne peut faire cesser mes craintes; je
+te verrai toujours prête à m'échapper, si des liens chers et sacrés ne
+me répondent pas de notre union; le poids que je soulève pour respirer
+l'air m'oppresse trop péniblement; il faut que je m'enivre des
+plaisirs de la vie, ou que la mort m'arrache à ses peines. Si tu me
+refuses, Delphine, tiens, les lieux sont bien choisis; sous ces
+marbres sont des tombeaux, indique la pierre que tu me destines,
+fais-y graver quelques lignes, et tu seras quitte envers mon sort; que
+reste-t-il de tant d'hommes infortunés comme moi? des inscriptions
+presque effacées sur lesquelles le hasard porte encore quelquefois nos
+yeux inattentifs. Delphine, la mort est sous nos pas, repousse ton
+amant dans l'abîme, ou viens te jeter dans ses bras; il t'enlèvera
+loin de ces voûtes funestes, et nous retrouverons ensemble et le ciel
+et l'amour.--
+
+Ses regards me causoient une terreur inexprimable; je lui
+dis:--Léonce, sortons d'ici; je ne partirai pas; que veux-tu de moi?
+sortons d'ici.--Non! s'écria-t-il en me retenant avec violence, dans
+une heure tu reprendras sur moi ton funeste empire; je recommencerai
+cette misérable vie de tourmens, de craintes, de regrets; non, ce jour
+terminera cette existence insupportable; ton âme doit sentir en cet
+instant ce qu'elle peut pour moi: si tu résistes à l'état où je suis,
+au trouble qu'il te cause, c'en est fait, nos noeuds sont brisés. Fais
+le serment que j'exige, ou laisse-moi; reviens seulement demain à la
+même heure, les prêtres chanteront pour moi les mêmes hymnes que pour
+ton amie, tu seras seule au monde. Delphine, pauvre Delphine! ainsi
+séparée de tout ce qui te fut cher, ne regretteras-tu donc pas le
+malheureux insensé qui t'a si tendrement aimée?--Louise, mon coeur
+s'égaroit.--Cruel! m'écriai-je, quoi! c'est dans ce lieu même que tu
+peux exiger une semblable promesse! Oses-tu donc profaner tout ce
+qu'il y a de saint sur la terre?
+
+--Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais; je veux affranchir ton
+âme violemment et sans retour, de tous les scrupules vains qui la
+retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les
+volcans avoient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes
+que nous avons connus, croirois-tu faire un crime en t'unissant à ton
+amant? Eh bien! oublie l'univers, il n'est plus, il ne reste que notre
+amour. Tu ne l'as jamais connu, l'amour, fille du ciel! aucun mortel
+n'a possédé tes charmes. Quand ton âme sera tout entière livrée à moi,
+tu m'aimeras d'une affection que tu ne peux encore comprendre; il
+naîtra pour nous deux une seule et même vie, dont nos existences
+séparées n'ont pu te donner l'idée. Dis-moi donc, ne sens-tu pas ce
+que j'éprouve, un élan du coeur vers la félicité suprême, un délire
+d'espérance qu'on ne pourroit tromper sans que l'avenir fût flétri
+pour toujours? Écoute, Delphine, si tu sors de ces lieux sans que ta
+volonté soit vaincue, sans que tes desseins soient irrévocablement
+changés, j'en ai le pressentiment, tout est fini pour moi; tu auras
+horreur de ma violence, tu ne te souviendras que d'elle. Delphine,
+c'en est fait, prononce, jamais la mort ne fut plus près de moi! Quand
+tout mon sang, s'écria-t-il en frappant avec violence sa poitrine,
+quand tout mon sang sortit de cette blessure, j'avois mille fois plus
+de chances de vie qu'en cet instant!--Qui pourroit, juste ciel, se
+faire l'idée de l'expression de Léonce alors! il étoit tellement hors
+de lui-même, que je ne doutai pas du plus funeste dessein. J'allois
+perdre tout sentiment de moi-même, j'allois promettre, dans le
+sanctuaire des vertus, d'oublier tous mes devoirs; je me jetai à
+genoux cependant, par une dernière inspiration secourable, et
+j'adressai à Dieu la prière, qui, sans doute, a été entendue.
+
+--O Dieu! m'écriai-je, éclairez-moi d'une lumière soudaine! tous les
+souvenirs, toutes les réflexions de ma vie ne me servent plus; il me
+semble qu'il se passe en moi des transports inouïs qu'aucun devoir
+n'avoit prévus; si tant d'amour est une excuse à vos yeux, si, quand
+de tels sentimens peuvent exister, vous n'exigez pas des forces
+humaines de les combattre, suspendez cet effroi que j'éprouve encore,
+pour un serment que je crois impie! éloignez le remords de mon âme, et
+qu'oubliant tout ce que j'avois respecté, je fasse ma gloire, ma
+vertu, ma religion du bonheur de ce que j'aime. Mais si c'est un crime
+que ce serment, demandé avec tant de fureur, ô mon Dieu! ne me
+condamnez pas du moins à voir souffrir Léonce; anéantissez-moi à
+l'instant, dans ce temple saint tout rempli de votre présence! des
+sentimens d'une égale force s'emparent tour à tour de mon âme, vous
+pouvez seul faire cesser cette incertitude horrible. O mon Dieu! la
+paix du coeur, ou la paix des tombeaux, je l'appelle, je
+l'invoque....--Je ne sais ce que j'éprouvai alors, mais la violence de
+mes émotions surpassant mes forces, je crus que j'allois mourir, et
+frappée de l'idée qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cet
+effet de ma prière, en perdant connoissance, je pus encore articuler
+ces mots:--O mon Dieu! vous m'exaucez.--
+
+Léonce m'a dit depuis, qu'il se persuada, comme moi, que j'étois
+frappée par un coup du ciel, et qu'en me relevant dans ses bras, il
+douta quelques instans de ma vie: il me porta jusqu'à ma voiture, et
+j'arrivai à Bellerive, sans avoir repris mes sens. Lorsque j'ouvris
+les yeux, je trouvai Léonce au pied de mon lit; je fus long-temps sans
+me rappeler ce qui s'étoit passé; comme le jour commençoit à paroître,
+mes souvenirs revinrent par degrés, je frémis de ce qu'ils me
+retracèrent. Le remords, la honte, une vive impression de terreur me
+saisit, en me rappelant dans quel lieu l'on m'avoit demandé des
+sermens criminels; je détournai mes regards de Léonce, je le conjurai
+de me quitter, de retourner chez lui calmer l'inquiétude que son
+absence devoit causer à Matilde; je vis à son trouble qu'il craignoit
+les résolutions que je pourrois former, je lui jurai de l'attendre ce
+soir. Oh! je ne puis pas partir, je n'ai plus la force de rien.
+
+Louise, je crois, en effet, que ma prière a été réellement exaucée; ce
+que j'éprouve ressemble aux approches de la mort. J'ai pu du moins
+écrire jusqu'à la fin ce récit terrible; vous saurez, quoi qu'il
+m'arrive, quel combat j'ai soutenu, quelles douleurs.....ah! ce seront
+les dernières. Adieu, Louise; ma main tremble, je sens ma raison
+troublée; avec mes dernières forces, avec mon dernier accent, je vous
+dis encore que je vous aime.
+
+
+
+
+LETTRE L.
+
+Madame de Lebensei a mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 4 juin 1791.
+
+
+Je suis bien malheureuse, mademoiselle, d'avoir à vous causer la peine
+la plus cruelle. Madame d'Albémar est à toute extrémité; on l'a
+transportée à Paris dans le délire, et ce qu'elle dit dans cet état,
+fait trop voir que les peines de son coeur sont la cause de la maladie
+dont elle est atteinte. S'il en est encore temps, venez près d'elle;
+M. de Mondoville est dans un état qui ne diffère guère de celui de
+Delphine; mon mari seul conserve assez de présence d'esprit pour
+secourir ces deux infortunés. Madame d'Albémar a déjà prononcé
+plusieurs fois votre nom. Ah! que n'êtes-vous ici! que ne nous
+reste-t-il du moins l'espérance que vous y arriverez à temps!
+
+QUATRIÈME PARTIE.
+
+
+
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+Léonce à M, Barton.
+
+Paris, ce 10 juin 1791.
+
+
+On vous a écrit que j'avois la tête perdue, on a dit vrai; la vie de
+Delphine est en danger, je suis dans une chambre près de la sienne; je
+l'entends gémir; c'est moi, criminel que je suis, c'est moi qui l'ai
+jetée dans cet état: pensez-vous que, pour être calme, il suffise de
+la résolution de se tuer si elle meurt? Il y a des tourmens inouïs,
+tant que le sort est en suspens! Hier elle m'a regardé avec une
+douceur céleste, elle a reposé sa tête sur moi comme si elle vouloit
+recevoir quelque bien de moi, de ce furieux, l'unique cause... Non,
+elle ne mourra point, depuis quelques heures ses plaintes sont moins
+déchirantes.
+
+Elle n'a cessé, dans son délire, de rappeler une horrible scène dans
+une église.... La nuit dernière surtout, madame de Lebensei et moi
+nous veillions auprès de son lit; tout à coup elle a soulevé sa tète,
+ses cheveux sont tombés sur ses épaules, son visage étoit d'une pâleur
+mortelle, cependant il avoit je ne sais quel charme que je ne lui
+connoissois point encore; son regard pénétroit le coeur, et me faisoit
+éprouver un sentiment de pitié si douloureux, que j'aurois voulu
+mourir à l'instant pour en abréger la souffrance.--Léonce, me
+disoit-elle, Léonce, je t'en conjure, n'exige pas de moi, dans le lieu
+le plus saint, le serment le plus impie; ne me fais pas jurer mon
+déshonneur, ne me menace pas de ta mort, laisse-moi partir! rends-moi
+la promesse que je t'ai faite de rester, rends-la-moi!
+
+--Elle m'appeloit, et cependant elle ne me connoissoit pas; ses yeux
+me cherchoient dans la chambre, et ne pouvoient parvenir à me
+distinguer. Je m'écriai, en me jetant à genoux devant son lit, que je
+la dégageois de tout, qu'elle étoit libre de me quitter; que
+n'aurois-je pas fait pour la calmer! quel arrêt n'aurois-je pas
+prononcé contre moi-même! Mais, hélas! elle n'entendit point ma
+réponse, et, répétant sa prière, elle m'accusa de la refuser, et me
+demanda grâce avec un accent toujours plus déchirant, chaque fois
+qu'elle croyoit n'obtenir aucune réponse.
+
+Ah, ciel! concevez-vous un supplice égal à celui que j'éprouvois! on
+eût dit qu'un pouvoir magique nous empêchoit de nous comprendre; elle
+m'imploroit, et je lui paroissois inflexible. Elle se plaignoit de mon
+silence, et son délire l'empêchoit de m'entendre. Moi, qu'elle
+accusoit et supplioit tour à tour, j'étois là, près d'elle, essayant
+en vain de faire arriver jusqu'à son coeur une seule des paroles que
+mon désespoir lui prodiguoit, et ne pouvant ni la détromper ni la
+secourir. O mon maître! quelle âme m'avez-vous formée? D'où viennent
+tant de douleurs? Une fois, dans mon enfance, je m'en souviens, j'ai
+failli mourir dans vos bras; si vous eussiez prévu mes jours d'à
+présent, n'est-il pas vrai, vous ne m'auriez pas secouru? Je ne serois
+pas ici, ses cris ne perceroient pas jusqu'à ma tombe, j'y reposerois
+en paix depuis long-temps: O ciel! elle m'appelle!...
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Ce 12 juin.
+
+
+Tu vivras, ma Delphine, ils me l'ont juré! que le ciel les en
+récompense! Ah! combien il a duré, le temps qui vient de s'écouler!
+Est-il vrai que tu n'as été; en danger que pendant dix jours? Le
+souvenir de toutes mes années me semble moins long; tu es mieux, on
+m'en répond, je devrois en être certain; mais que je suis loin encore
+d'être rassuré! Les pensées qui t'agitent prolongent tes souffrances;
+que puis-je faire, que pourrois-je te dire qui portât du calme dans
+ton âme? As-tu besoin de m'entendre répéter que je déteste la scène
+criminelle qui a produit sur ton imagination un effet si terrible? Ah!
+tu n'en peux douter! Souviens-toi que je me refusois à te suivre dans
+cette fatale église; je me sentois depuis quelques jours dans un
+égarement qui m'ôtoit tout empire sur moi-même. Cette prière
+solennelle de Thérèse, que je croyois concertée avec toi, la terreur
+de ton départ, le souvenir d'un hymen funeste, cruellement retracé,
+l'amour, les regrets; que sais-je? l'homme peut-il se rendre compte de
+ce qui cause sa folie? J'étois insensé; mais tu ne dois pas craindre
+que désormais ce coupable délire puisse s'emparer de moi, tu ne le
+dois pas, si tu as quelque idée de l'impression qu'a faite sur mon
+coeur l'état où je t'ai vue; mon amour n'a rien perdu de sa force,
+mais il a changé de caractère.
+
+Il me sembloit, avant ta maladie, qu'une vie surnaturelle nous animoit
+tous les deux; j'avois oublié la mort, je ne pensois qu'à la passion,
+qu'à ses prodiges, qu'à son enthousiasme. Au milieu de cette ivresse,
+tout à coup la douleur t'a mise au bord du tombeau; oh! jamais un tel
+souvenir ne peut s'effacer! la destinée m'a replacé sous son joug,
+elle m'a rappelé son empire, je suis soumis. Toutes les craintes, tous
+les devoirs pourront m'en imposer maintenant: n'ai-je pas été au
+moment de te perdre? Suis-je sûr de te conserver encore? et mes
+emportemens criminels n'ont-ils pas rempli ton âme innocente de
+terreur et de remords?
+
+O Delphine! être que j'adore! ange de jeunesse et de beauté!
+relève-toi! ne te laisse plus abattre, comme si ma passion coupable
+avoit humilié l'âme sublime qui sut en triompher! Delphine! depuis que
+je t'ai vue prête à remonter dans le ciel, je te considère comme une
+divinité bienfaisante qui recevra mes voeux, mais dont je ne dois pas
+attendre des affections semblables aux miennes. Que se passe-t-il dans
+ton coeur? Tu parois indifférente à la vie, et cependant je suis là,
+près de toi; nous ne sommes pas séparés, nous nous voyons sans cesse,
+et tu veux mourir! Mon amie! les jours de Bellerive sont-ils donc
+entièrement effacés de ta mémoire? nous en avons eu de bien heureux,
+ne t'en souvient-il plus? ne veux-tu pas qu'ils renaissent? insensé
+que je suis! puis-je désirer encore que tu me confies ta destinée?
+Delphine, ton sort étoit paisible, tu étois l'admiration et l'amour de
+tous ceux qui te voyoient, je t'ai connue, et tu n'as plus éprouvé que
+des peines! Eh bien! douce créature, es-tu découragée de m'aimer? ce
+sentiment qui te consoloit de tout, est-il éteint? Tu n'as pu me
+parler; j'ignore ce qui t'occupe, je ne sais plus ce que je suis pour
+toi. Cependant, puisque je ne me sens pas seul au monde, sans doute tu
+m'aimes encore.
+
+J'ai craint de t'agiter trop vivement par un entretien; j'ai préféré
+de t'écrire pour te rassurer, pour te dire même que tu étois libre,
+oui, libre de me quitter! Si mon supplice, si mon désespoir.... Non,
+je ne veux point t'effrayer, je t'ai rendu le pouvoir absolu, à
+quelque prix que ce soit, tu peux en user: mais quand je te jure par
+tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, de te respecter comme un
+frère, Delphine, pourquoi changerois-tu rien à notre manière de vivre?
+Ne frémis-tu pas à l'idée de ces résolutions nouvelles qui
+bouleversent l'existence, quand tout est si bien! Coupable que je
+suis! pourquoi n'ai-je pas toujours pensé ainsi? Je suis résigné, tu
+n'as plus rien à craindre de moi, tu dois en être convaincue, nous
+nous connoissons trop pour ne pas répondre l'un de l'autre. Oh!
+n'est-il pas vrai qu'à présent, si tu le veux, tu seras bientôt
+guérie? tu en as le pouvoir; cet amour qui existe en nous peut appeler
+ou repousser la mort à son gré; il nous anime, il est notre vie;
+Delphine, il réchauffera ton sein. Sois heureuse, livre ton âme aux
+plus douces espérances; les douleurs que j'ai ressenties ont pour
+toujours enchaîné les passions furieuses de mon âme; oui, de quelque
+puissance que vienne cette horrible leçon, elle a été entendue. Mon
+amie, je vais te voir, je vais te porter cette lettre; après l'avoir
+lue, ne me dis rien, ne me réponds pas; un de tes regards m'apprendra
+tes plus secrètes pensées.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.
+
+Dijon, ce 14 juin 1791.
+
+
+Je serai à Paris, madame, le lendemain du jour où vous recevrez cette
+lettre; préparez Delphine à mon arrivée. O ma pauvre Delphine! dans
+quel état vais-je la trouver? Elle sera mieux, je l'espère; sa
+jeunesse, vos soins l'auront sauvée? De quel secours pourrai-je être à
+son bonheur? Mais elle m'a nommée, dites-vous, j'ai dû venir. Je vous
+en conjure, madame, épargnez-moi le plus que vous pourrez les
+occasions de voir du monde. Vous ne savez peut-être pas à quel point
+je souffre d'arriver à Paris; mais aucune considération n'a pu
+m'arrêter, quand il s'agissoit d'une personne si chère. Adieu, madame,
+je repars à l'instant pour continuer ma route.
+
+LOUISE D'ALBÉMAR.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+Madame de Lebensei à M. de Lebensei.
+
+Paris, ce 19 juin.
+
+
+Tu peux m'envoyer chercher demain, mon cher Henri, pour retourner près
+de toi. La belle-soeur de madame d'Albémar est arrivée depuis deux
+jours. Delphine est mieux, malgré l'émotion très-vive que lui a causée
+la présence de son amie; elle peut maintenant se passer de mes soins;
+quoique mon amitié pour elle soit la plus tendre de toutes, j'ai
+besoin de me retrouver dans notre doux intérieur: la vie m'est pénible
+loin de mon époux et de mon enfant.
+
+Madame d'Albémar a reçu une lettre de Léonce qui l'a un peu calmée, à
+ce que je crois, car au milieu de nous, elle a eu quelque retour de
+cet esprit aimable et piquant qui la rend si séduisante. Je ne pourrai
+jamais te peindre la reconnoissance qui animoit les regards de Léonce,
+à chaque mot qu'elle disoit. Depuis que nous craignons pour la vie de
+Delphine, j'ai pris pour M. de Mondoville un intérêt véritable; chaque
+jour il m'a donné une preuve nouvelle de la sensibilité la plus
+profonde. Quand Delphine souffroit, Léonce se tenoit attaché aux
+colonnes de son lit, dans un état de contraction qui étoit plus
+effrayant encore que celui de son amie. Souvent il se plaçoit devant
+elle, en l'observant avec des regards si fixes, si perçans, qu'il
+pressentoit tout ce qu'elle alloit éprouver, et rendoit compte de son
+mal aux médecins, avec une sagacité, avec une sollicitude qui étonnoit
+leur longue habitude de la douleur. As-tu remarqué l'autre jour l'art
+avec lequel il les interrogeoit, son besoin de savoir, ses efforts
+pour écarter une réponse funeste? J'étois convaincue, en le voyant,
+que si les médecins lui avoient prononcé que Delphine n'en reviendroit
+pas, il seroit tombé mort à leurs pieds.
+
+Depuis que tu nous as quittés, depuis que Delphine est presque
+convalescente, il invente mille soins nouveaux, comme l'amie la plus
+attentive; quand Delphine s'endort, il rougit et pâlit au moindre
+bruit qui pourroit l'éveiller; s'il essaie de lui faire la lecture, et
+que ses yeux se ferment en l'écoutant, il reste immobile à la même
+place pendant des heures entières, repoussant de la main les signes
+qu'on lui fait pour l'inviter à venir prendre l'air, et contemplant en
+silence, avec des yeux mouillés de larmes, cette belle et touchante
+créature que la mort a été si près de lui enlever. Enfin, je ne puis
+m'empêcher d'excuser Delphine, en voyant comme elle est aimée.
+
+La preuve touchante d'amitié que mademoiselle d'Albémar a donnée à sa
+belle-soeur, lui a causé beaucoup de joie; mais il m'a paru que M. de
+Mondoville étoit extrêmement troublé de l'arrivée de mademoiselle
+d'Albémar. Il s'imagine, je crois, qu'elle vient pour emmener
+Delphine, et si j'en juge par quelques mots qu'il a dits, ce projet ne
+s'accomplira pas facilement; cependant il seroit peut-être nécessaire
+qu'elle s'éloignât pendant quelque temps. Une femme de mes amies m'a
+assuré qu'on commencoit à dire assez de mal d'elle dans le monde; on a
+rencontré Léonce une fois revenant très-tard de Bellerive; les visites
+qu'il y faisoit chaque soir sont connues; la chaleur avec laquelle il
+a pris la défense de Delphine, lorsqu'elle s'est dévouée si
+généreusement pour nous, a donné de la consistance aux soupçons vagues
+qui existoient déjà. On se souvient encore des bruits qui ont été
+répandus sur M. de Serbellane; et quoique la noble démarche de madame
+d'Ervins, avant de prendre le voile, les ait formellement démentis, tu
+sais bien que dans un pays où l'on n'écoute point la réponse, une
+justification ne sert presque à rien. La première accusation fait
+perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation; elle pourrait
+la recouvrer, dans une société qui mettroit assez d'importance à la
+vertu pour chercher à savoir la vérité; mais à Paris l'on ne veut pas
+s'en donner la peine. Tu sais braver, mon cher Henri, toutes ces
+défaveurs de l'opinion, dont nous sommes tous les deux plus victimes
+que personne; mais Léonce n'a point à cet égard un caractère aussi
+fort que le tien. Ne vaudroit-il pas mieux pour Delphine ne pas le
+mettre à cette épreuve!
+
+Au reste, M. de Mondoville ne se doute pas du murmure encore sourd qui
+menace la considération de celle qu'il aime. Il n'a point été dans le
+monde depuis que Delphine est malade, il partage sa vie entre elle et
+sa femme, et je le crois fort occupé du désir de captiver la
+bienveillance de mademoiselle d'Albémar. Il lui-montre, une déférence
+et des égards dont elle est fort reconnoissante; ses désavantages
+naturels lui font éprouver une telle timidité, qu'elle a besoin d'être
+encouragée pour oser seulement entrer dans une chambre, et y prononcer
+à voix basse quelques mots toujours spirituels, mais dont elle a
+constamment l'air de douter.
+
+Mon ami, quel malheur que d'être ainsi privée de toute confiance en
+soi-même, et de ne pouvoir inspirer à aucun homme l'affection qui
+l'engageroit à vous servir d'appui! Si j'avois eu la figure et la
+taille de mademoiselle d'Albémar, vainement mon coeur et mon esprit
+eussent été les mêmes, je t'aurois aimé sans que jamais ton amour eût
+récompensé le mien.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 6 juillet.
+
+
+Pourquoi l'indisposition de votre fils ne vous a-t-elle pas permis de
+venir hier chez moi! Je le regrette vivement. Je ne sais quelle pensée
+douce et triste, quel pressentiment, qui tient peut-être à la
+foiblesse que la maladie m'a laissée, me dit que j'ai joui de mon
+dernier jour de bonheur. Pourquoi donc l'ai-je goûté sans vous? Quand
+mes amis célébroient ma convalescence, ne deviez-vous pas en être
+témoin? Vos soins m'ont sauvé la vie, et dût-elle ne pas être un
+bienfait pour moi, je chérirai toujours le sentiment qui vous a
+inspiré le désir de me la conserver.
+
+Vous aviez déjà remarqué les soins de Léonce pour ma belle-soeur; il
+cherchoit à se la rendre favorable, parce qu'il imaginoit que je la
+choisirois pour l'arbitre de notre sort. Nous ne nous en étions point
+parlé; mais il existe entre nos coeurs une si parfaite intelligence,
+qu'il devine même ce que je ne pense encore que confusément.
+Mademoiselle d'Albémar, par respect pour la mémoire de son frère, a
+introduit M. de Valorbe chez moi; Léonce, qui avoit ordonné qu'on lui
+fermât ma porte pendant que j'étois malade, le voyant amené par
+mademoiselle d'Albémar, ne s'y est point opposé, et cependant M. de
+Valorbe gâte assez, selon moi, le plaisir de notre intimité; mais
+Léonce met tant de prix à plaire à ma belle-soeur, qu'il ne veut en
+rien la contrarier. Je remarquois seulement, depuis quelques jours,
+que toutes les fois que l'on parloit du départ du roi, et de la
+cruelle manière dont il a été ramené à Paris, Léonce cherchoit à faire
+entendre qu'il croyoit le moment venu de se mêler activement des
+querelles politiques; et il m'étoit aisé de comprendre que son
+intention étoit de me menacer de quitter la France, et de servir
+contre elle, si je me séparois de lui.
+
+Je cherchois l'occasion de dire à Léonce que, ne me sentant plus la
+force de me replonger dans l'incertitude qui a failli me coûter la
+vie, je m'en remettois de mon sort à ma soeur; je voulois l'assurer en
+même temps que j'ignorois son opinion; car, par ménagement pour moi,
+elle n'a pas voulu, jusqu'à ce jour, m'entretenir un seul instant de
+ma situation. Mais hier, à six heures du soir, comme je devois
+descendre pour la première fois dans mon jardin, Léonce et ma
+belle-soeur me proposèrent d'aller à Bellerive: votre mari, qui étoit
+venu me voir, insista pour que j'acceptasse; M. de Valorbe se crut le
+droit de me prier aussi; il m'étoit pénible de n'être pas seule, en
+retournant dans des lieux si pleins de mes souvenirs; je cédai
+cependant au désir qu'on me témoignoit; je demandai Isore, qui m'est
+devenue plus chère encore par l'intérêt qu'elle m'a montré pendant ma
+maladie; on me dit qu'elle étoit sortie avec sa gouvernante, et nous
+partîmes. La voiture m'étourdit un peu; je me plaignois, pendant la
+route, de ce que nous arriverions de nuit; mais comme personne ne
+paroissoit s'en inquiéter, je me laissai conduire. Le long épuisement
+de mes forces m'a laissé de la rêverie et de l'abattement; je n'ai pas
+retrouvé la puissance de penser avec ordre, ni de vouloir avec suite.
+
+Nous entrâmes d'abord dans ma maison; elle étoit ouverte, et je
+m'étonnai de n'y trouver aucun de mes gens; mais au moment où j'ouvris
+la porte du salon, je vis le jardin tout entier illuminé, et
+j'entendis de loin une musique charmante; je compris alors l'intention
+de Léonce, et, soit que je fusse encore foible, ou que tout ce qui me
+vient de lui me cause une émotion excessive, je sentis mon visage
+couvert de larmes, à la première idée d'une fête donnée par Léonce
+pour mon retour à la vie.
+
+J'avançai dans le jardin; il étoit éclairé d'une manière tout-à-fait
+nouvelle; on n'apercevoit pas les lampions cachés sous les feuilles,
+et on croyoit voir un jour nouveau, plus doux que celui du soleil,
+mais qui ne rendoit pas moins visibles tous les objets de la nature.
+Le ruisseau qui traverse mon parc répétoit les lumières placées des
+deux côtés de son cours, et dérobées à la vue par les fleurs et les
+arbrisseaux qui le bordent. Mon jardin offroit de toutes parts un
+aspect enchanté; j'y reconnoissois encore les lieux où Léonce m'avoit
+parlé de son amour, mais le souvenir de mes peines en étoit effacé;
+mon imagination affoiblie ne m'offroit pas non plus les craintes de
+l'avenir, je n'avois de forces que pour le présent, et il s'emparoit
+délicieusement de tout mon être. La musique m'entretenoit dans cet
+état; je vous ai dit souvent combien elle a d'empire sur mon âme! On
+ne voyoit point les musiciens, on entendoit seulement des instrumens à
+vent; harmonieux et doux, les sons nous arrivoient comme s'ils
+descendoient du ciel; et quel langage en effet conviendroit mieux aux
+anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l'éloquence
+elle-même dans les affections de l'âme! il semble qu'elle nous exprime
+les sentimens indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole
+ne sauroit peindre.
+
+Je n'avois encore vu que la fête solitaire; au détour d'une allée,
+j'aperçus sur des degrés de gazon ma douce Isore entourée de jeunes
+filles, et dans l'enfoncement plusieurs habitans de Bellerive qui
+m'étoient connus. Isore vint à moi; elle voulut d'abord chanter je ne
+sais quels vers en mon honneur; mais son émotion l'emporta, et se
+jetant dans mes bras, avec cette grâce de l'enfance qui semble
+appartenir à un meilleur monde que le nôtre, elle me dit:--Maman, je
+t'aime, ne me demande rien de plus, je t'aime.--Je la serrai contre
+mon coeur, et je ne pus me défendre de penser à sa pauvre mère.
+Thérèse, me dis-je tout bas, faut-il que je reçoive seule ces
+innocentes caresses, dont votre coeur déchiré s'est imposé le
+sacrifice! Léonce me présenta successivement les habitans du village à
+qui j'avois rendu quelques services; il les savoit tous en détail, et
+me les dit l'un après l'autre, sans que je pensasse à l'interrompre;
+je le laissois me louer pour jouir de son accent, de ses regards, de
+tout ce qui me prouvoit son amour.
+
+Enfin, il fit approcher des vieillards que j'avois eu le bonheur de
+secourir, et leur dit:--Vous qui passez vos jours dans les prières,
+remerciez le ciel de vous avoir conservé celle qui a répandu tant de
+bienfaits sur votre vie! Nous avons tous failli la perdre, ajouta-t-il
+avec une voix étouffée, et dans ce moment la mort menaçoit de bien
+plus près encore le jeune homme que le vieillard; mais elle nous est
+rendue; célébrez tous ce jour, et s'il est un de vos souhaits que je
+puisse accomplir, vous obtiendrez tout de moi au nom de mon
+bonheur.--Je craignis dans ce moment que M. de Valorbe ne fût près de
+nous, et que ces paroles ne l'éclaircissent sur le sentiment de
+Léonce; votre mari, qui a pour ses amis une prévoyance tout-à-fait
+merveilleuse, l'avoit engagé dans une querelle politique, qui
+l'animoit tellement, qu'il fut près d'une heure loin de nous.
+
+Quand la danse commença, nous revînmes lentement, ma belle-soeur,
+Léonce et moi, vers cette partie du jardin réservée pour nous seuls,
+qui environnoit ma maison; nous y retrouvâmes la musique aérienne, les
+lumières voilées, toutes les sensations agréables et douces, si
+parfaitement d'accord avec l'état de l'âme dans la convalescence. Le
+temps étoit calme, le ciel pur, j'éprouvois des impressions
+tout-à-fait inconnues; si la raison pouvoit croire au surnaturel, s'il
+existoit une créature humaine qui méritât que l'Être suprême dérangeât
+ses lois pour elle, je penserois que, pendant ces heures, des
+pressentimens extraordinaires m'ont annoncé que bientôt je passerai
+dans un autre monde. Tous les objets extérieurs s'effaçoient par
+degrés devant moi; je n'entendois plus, je perdois mes forces, mes
+idées se troubloient; mais les sentimens de mon coeur acquéroient une
+nouvelle puissance, mon existence intérieure devenoit plus vive;
+jamais mon attachement pour Léonce n'avoit eu plus d'empire sur moi,
+et jamais il n'avoit été plus pur, plus dégagé des liens de la vie! Ma
+tête se pencha sur son épaule; il me répéta plusieurs fois avec
+crainte:--Mon amie! mon amie, souffrez-vous?--Je ne pouvois pas lui
+répondre, mon âme étoit presqu'à demi séparée de la terre; enfin les
+secours qu'on me donna me firent ouvrir les yeux, et me reconnoître
+entre ma soeur et Léonce.
+
+Il me regardoit en silence; sa délicatesse parfaite ne lui permettoit
+pas de m'interroger sur ce qui l'occupoit uniquement, dans un jour où
+ses soins pleins de bonté pouvoient lui donner de nouveaux droits;
+mais avois-je besoin qu'il me parlât pour lui répondre?--Léonce, lui
+dis-je en serrant ses mains dans les miennes, c'est à ma soeur que je
+remets le pouvoir de prononcer sur notre destinée; voyez-la demain,
+parlez-lui, et ce qu'elle décidera, je le regarde d'avance comme
+l'arrêt du ciel, j'y obéirai.--Qu'exigez-vous de moi? interrompit ma
+soeur.--Mon père, mon époux, mon protecteur revit en vous, lui dis-je;
+jugez de ma situation: vous connoissez maintenant Léonce, je n'ai plus
+rien à vous dire.--Ma soeur ne répondit point, Léonce se tut, et il
+me sembla que les plus profondes réflexions s'emparoient de lui; votre
+mari et M. de Valorbe nous rejoignirent, et nous revînmes tous à
+Paris. M. de Valorbe et M. de Lebensei causèrent ensemble pendant la
+route, sans que nous nous en mêlassions.
+
+Quel usage Louise fera-t-elle des droits que je lui ai remis? peut
+être prononcera-t-elle qu'il faut nous séparer! mais j'espère qu'elle
+me laissera encore un peu de temps, et si j'ai du temps, qui sait si
+je vivrai? Vous ne savez pas combien, dans de certaines situations,
+une grande maladie et la foiblesse qui lui succède donnent à l'âme de
+tranquillité. L'on ne regarde plus la vie comme une chose si certaine,
+et l'intensité de la douleur diminue avec l'idée confuse que tout peut
+bientôt finir; je m'explique ainsi le calme que j'éprouve, dans un
+moment où va se décider la résolution dont la seule pensée m'étoit si
+terrible. Je me refuse à souffrir; mes facultés ne sont plus les
+mêmes. Suis-je restée moi? hélas! sais-je si demain je ne sentirai pas
+toutes les douleurs que je crois émoussées!
+
+Je vous écrirai ce qui sera prononcé sur mon sort; vous vous
+intéressez à mon bonheur, vous me l'avez dit, vous me l'avez prouvé de
+mille manières; jamais mon coeur n'aura rien de caché pour vous.
+Adieu; cette longue lettre m'a fatiguée; mais je voulois que vous
+fussiez présente à cette fête qui vous étoit due, car personne n'a
+plus contribué que vous à mon rétablissement.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Paris, ce 8 juillet.
+
+
+J'aime mieux vous écrire que vous parler, ma chère Delphine; je ne
+veux pas prolonger votre anxiété, et je ne me sens pas la force, ce
+soir, après les heures que je viens de passer avec Léonce, de soutenir
+une émotion nouvelle. Vous avez voulu que je fusse l'arbitre de votre
+sort; est-ce par foiblesse, est-ce par courage que vous l'avez
+souhaité? je n'en sais rien; mais quoi qu'il dût m'en coûter, je ne
+pouvois me résoudre à repousser votre confiance; et puisque j'ai fait
+de votre destinée la mienne, j'ai presque le droit d'intervenir dans
+la plus importante décision de votre vie.
+
+Que vais-je vous dire cependant? je devrois avoir plus de force que
+vous, et je vous en montrerai peut-être moins; je devrois vous
+encourager dans le plus pénible effort, et je vais peut-être affoiblir
+les motifs qui vous en rendroient capable; j'aurai sûrement une
+conduite différente de celle que vous attendez; mais comme je me
+sacrifie moi-même au conseil que je vous donne, je suis sûre au moins
+que mon opinion n'est pas dirigée par ce qui entraîne les hommes au
+mal, l'intérêt personnel.
+
+Il est possible que vous ayez en moi un mauvais guide; je connois peu
+le monde, et le spectacle des passions, tout-à-fait nouveau pour moi,
+ébranle trop fortement mon âme; mais enfin, après avoir observé
+Léonce, après l'avoir écouté long-temps, je ne me crois pas permis de
+vous conseiller de vous séparer de lui maintenant. La douleur
+excessive qu'il m'a montrée, la douleur plus dévorante encore qu'il
+essayoit en vain de contenir, les résolutions funestes que dans les
+circonstances politiques où la France se trouve, vous pouvez seule
+l'empêcher d'adopter; tout m'effraie sur votre sort, si vous preniez
+un parti devenu trop cruel pour tous les deux. Delphine, après avoir
+laissé tant d'amour se développer dans le coeur de Léonce, il est du
+devoir d'une âme sensible de ménager avec les soins les plus délicats
+ce caractère passionné; je m'entends mal à déterminer les limites de
+l'empire entre la morale et l'amour, la destinée ne m'a point appris à
+les connoître; mais il me semble qu'après le mariage de Léonce, il
+falloit vous séparer de lui, mais que vous ne devez pas maintenant
+briser son coeur, en l'immolant tout à coup à des vertus
+_intempestives_.
+
+Je ne sais si le charme de Léonce a exercé sur moi trop de puissance;
+je le confesse, s'il existe une gloire pour les femmes hors de la
+route de la morale, cette gloire est sans doute d'être aimée d'un tel
+homme: ses qualités éminentes ne sont point un motif pour lui
+sacrifier vos principes, mais vous lui devez de chercher à les
+concilier avec son bonheur; un caractère si remarquable impose des
+devoirs à tous ceux qui peuvent influer sur son sort. En vous parlant
+ainsi, croyez bien que je me suis imposé celui de ne pas vous quitter;
+malgré mon éloignement pour Paris, je resterai jusques à ce que vous
+puissiez vous en aller avec moi, sans exposer les jours de Léonce.
+Vous voulez m'arranger un appartement chez vous, je l'accepte: M. de
+Mondoville se soumet à ne vous voir qu'avec moi; il proteste qu'après
+ce qu'il a craint, il sera heureux de votre seule présence, de votre
+entretien, de ce charme que vous savez répandre autour de vous, et
+dont je sens si bien la douce influence. Delphine, essayez ce nouveau
+genre de vie, il calmera par degrés la violence des sentimens de
+Léonce, et vous pourrez goûter un jour peut-être ensemble les pures
+jouissances de l'amitié.
+
+Ce que je crois certain, au moins selon les lumières de ma raison,
+c'est qu'il seroit mal de faire succéder tant de rigueur à tant de
+foiblesse, et de cesser tout à coup de voir Léonce, après six mois
+passés presque seule avec lui. Souffrez que je vous le dise, mon amie,
+la parfaite vertu préserve toujours de l'incertitude; mais, quand on
+s'est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les
+relations ne sont plus aussi simples, et il ne faut pas imaginer de
+tout expier par un sacrifice inconsidéré, qui déchireroit le coeur
+dont vous avez accepté l'amour. Si vous vous sépariez de Léonce avant
+d'avoir, s'il est possible, affoibli la douleur que cette idée lui
+cause, vous ne feriez qu'une action barbare autant qu'inconséquente,
+et vous le livreriez à un désespoir dont la cause seroit la passion
+même que vous avez excitée.
+
+En me permettant de prononcer un avis, que l'austère vertu
+condamneroit peut-être, j'ai réfléchi sur moi-même; il se peut que,
+n'ayant jamais été l'objet d'aucun sentiment d'amour, je sois moins
+accoutumée à résister à la pitié qu'il inspire; il se peut que,
+n'ayant jamais eu à triompher de mon propre coeur, j'hésite à
+conseiller un sacrifice dont je n'ai jamais mesuré la force; enfin, il
+se peut, surtout, qu'ayant passé ma triste vie sans avoir jamais été
+le premier objet des sentimens de personne, je tremble de briser
+l'image d'un tel bonheur, lorsqu'elle s'offre à moi; c'est à vous de
+juger des motifs qui ont influé sur mon opinion, mais quelles qu'en
+soient les causes, j'ai dû vous l'exprimer.
+
+Convaincue, comme je le suis, que si, dans la disposition actuelle de
+Léonce, vous persistiez à vouloir le quitter, il s'exposeroit à une
+mort inévitatble, je ne puis vous engager à partir. Je souffrirois en
+vous donnant un tel conseil, comme si je faisois une action injuste et
+cruelle; je ne vous le donnerai donc point.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 11 juillet.
+
+
+Ma soeur a décidé que je ne devois pas partir; Léonce a exercé sur
+elle cet ascendant irrésistible qui est peut-être aussi mon excuse;
+enfin, j'avois promis de me soumettre à ce qu'elle prononceroit. Elle
+sacrifie ses goûts à mon bonheur, elle vient rester près de moi pour
+veiller sur mon sort; les promesses de Léonce, les réflexions que j'ai
+faites pendant ma longue maladie, tout me répond de moi-même et de
+lui; j'éprouve donc depuis quelques jours, ma chère Élise, un
+sentiment de calme souvent assez doux: cependant, m'étoit-il permis de
+mettre ainsi l'opinion d'une autre à la place de ma conscience? Je ne
+sais, mais je n'avois plus la force de me guider, et j'éprouvois une
+telle anxiété, que peut-être je devois enfin compatir à moi-même, et
+chercher pour moi, comme pour un autre, une ressource quelconque, qui
+soulagent les maux que je ne pouvois plus supporter. Quand j'ai choisi
+pour arbitre l'âme la plus honnête et la plus pure, n'en ai-je pas
+assez fait? que peut-on exiger de plus?
+
+Léonce étoit hier parfaitement heureux; ma soeur nous regardoit avec
+attendrissement; il me sembloit que nous goûtions les plaisirs de
+l'innocence; ne peuvent-ils pas exister même dans notre situation, ou
+seroit-ce encore une des illusions de l'amour? J'ai néanmoins répété,
+en consentant à rester, que si Matilde exprimoit de l'inquiétude sur
+ma présence, je partirois; mais elle est venue me voir deux ou trois
+fois depuis ma convalescence, elle s'est fait écrire tous les jours
+chez moi quand j'étois malade, et je n'ai rien vu, ni dans ses
+manières, ni dans sa conduite, qui annonçât le plus léger changement
+dans ses dispositions pour moi; elle a l'air de la tranquillité la
+plus parfaite. Je ne conçois pas comment l'on peut être la femme d'un
+homme tel que Léonce, l'aimer sincèrement, et n'éprouver ni des
+sentimens exaltés, ni l'inquiétude qu'ils inspirent.
+
+Je ne veux point retourner à Bellerive, cette vie solitaire est trop
+dangereuse; je crains d'ailleurs de m'être fait assez de mal dans la
+société en m'en éloignant. Léonce n'a vu personne encore depuis ma
+maladie: est-il sûr qu'il n'apprendra rien sur ce qu'on dit de moi qui
+puisse le blesser? Hier, madame d'Artenas est venue me voir, j'étois
+seule; il m'a semblé qu'il y avoit dans sa conversation assez
+d'embarras; elle me donnoit des consolations, sans m'apprendre à quel
+malheur ces consolations s'adressoient; elle m'assuroit de son appui,
+sans me dire contre quel danger elle me l'offroit, et se répandit en
+idées générales sur la raison et la philosophie, d'une manière peu
+conforme à son caractère habituel. J'ai voulu l'engager à s'expliquer,
+elle m'a répondu vaguement que tout s'arrangeroit, quand je
+reparoîtrois dans le monde; et, ne voulant entrer dans aucun détail
+avec moi, elle m'a beaucoup pressée de venir chez elle. Telle que je
+connois madame d'Artenas, ses impressions viennent toutes de ce
+qu'elle entend dire dans les salons de Paris; son univers est là, tout
+son esprit s'y concentre: elle a sur ce terrain assez d'indépendance
+et de générosité; mais, n'ayant pas l'idée qu'on puisse trouver du
+bonheur, ou de la considération, hors de la bonne compagnie de France,
+elle vous plaint ou vous félicite d'après la disposition de cette
+bonne compagnie pour vous, comme s'il n'existoit pas d'autre intérêt
+dans le monde. Je suis persuadée qu'elle auroit fini par me parler
+sincèrement, si ma soeur n'étoit pas arrivée; mais elle a saisi ce
+prétexte pour partir, en me répétant avec amitié, qu'elle comptoit sur
+moi tous les soirs où elle a du monde chez elle.
+
+N'avez-vous rien appris, ma chère Élise, qui vous confirme les
+observations que j'ai faites sur madame d'Artenas? Ce n'est pas à vous
+qui avez sacrifié l'opinion à l'amour, que je devrois montrer le genre
+d'inquiétude qu'elle me cause; mais comment ne souffrirois-je pas de
+ce qui pourroit rendre Léonce malheureux? Les affaires publiques dont
+votre mari s'occupe lui donnent plus de rapport que vous avec la
+société; découvrez par lui, je vous en conjure, tout ce qui me
+concerne, tout ce que Léonce ne manquera pas de savoir, dès qu'il
+retournera dans le monde. Je ne puis interroger que vous sur un sujet
+si délicat; on craint de montrer aux autres de l'inquiétude sur ce
+qu'on dit de nous, car il est bien peu de personnes qui ne tirent de
+ce genre de confidence une raison d'être moins bien pour celle qui la
+leur fait.
+
+Mandez-moi donc ce que vous saurez, et pardonnez-moi, cette lettre que
+votre parfaite amitié peut seule autoriser.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 18 juillet.
+
+
+Votre réponse, ma chère Élise, ne m'a point entièrement rassurée; j'ai
+bien vu que votre intention étoit de me calmer, mais la vérité de
+votre caractère ne vous l'a pas permis; et vous savez, j'en suis sûre,
+ce que je n'ai que trop remarqué dans le monde, depuis que j'ai essayé
+d'y retourner. Certainement, ma position n'y est pas entièrement la
+même; je n'y suis pas mal encore, mais je ne me sens plus établie dans
+l'opinion, d'une manière aussi sûre ni aussi brillante qu'auparavant.
+
+Hier, par exemple, j'ai été chez madame d'Artenas; comme ma
+belle-soeur a une répugnance invincible pour se montrer, je ne la
+priai pas de m'accompagner: en arrivant, je vis quelques voitures des
+femmes de ma connoissance qui me suivoient, et, presque sans y
+réfléchir, je restai sur l'escalier assez de temps pour entrer avec
+elles: autrefois, il me plaisoit assez d'arriver seule; une inquiétude
+vague m'empêchoit hier de le désirer. On me témoigna presque le même
+empressement qu'à l'ordinaire; j'étois loin cependant de goûter dans
+cette société un plaisir égal à celui que j'y trouvois autrefois.
+
+Je mettois de l'importance à tout; les politesses de madame d'Artenas
+me sembloient plus marquées, comme si elle avoit cru nécessaire de me
+rassurer, et d'indiquer aux autres la conduite que l'on devoit tenir
+envers moi; la froideur de quelques femmes, dont je ne me serois pas
+occupée dans un autre temps, cette froideur qui peut-être étoit causée
+par des circonstances étrangères à celles qui m'occupoient,
+m'inquiétoit tellement, que je ne pouvois plus me livrer, comme je le
+faisois jadis si volontiers, au mouvement de la conversation; elle
+n'étoit plus pour moi un amusement, un repos agréable et varié; je
+faisois des observations sur chaque parole, sur chaque mouvement,
+comme un ambitieux au milieu d'une cour. En effet, celui dont je
+dépends n'y étoit-il pas! il me sembloit que je voyois quelques
+nuances d'embarras dans la figure de Léonce; il avoit plus de prudence
+dans sa conduite, il cherchoit à mieux cacher son sentiment: enfin, ce
+n'étoit pas encore la peine, mais tous les présages qui l'annoncent.
+
+Dès mon enfance, accoutumée à ne rencontrer que les hommages des
+hommes et la bienveillance des femmes, indépendante par ma situation
+et ma fortune, n'ayant jamais eu l'idée qu'il pût exister entre les
+autres et moi d'autres rapports que ceux des services que je pourrois
+leur rendre, ou de l'affection que je saurois leur inspirer, c'étoit
+la première fois que je voyois la société comme une sorte de pouvoir
+hostile, qui me menaçoit de ses armes, si je le provoquois de nouveau.
+
+Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère Élise, qu'aucune de ces
+réflexions n'approcheroit de mon esprit, si je n'attachois le plus
+grand prix à conserver aux yeux de Léonce cet éclat de réputation qui
+lui plaît, et dont il aime à jouir. Dès l'instant où la société
+m'auroit été moins agréable, je m'en serois éloignée pour toujours, et
+je ne suis pas assez foible pour m'affliger de la défaveur de
+l'opinion, avec un caractère qui me porte naturellement à ne pas la
+ménager; mais ce qu'il y a de pénible dans ma situation, c'est que mon
+sentiment pour Léonce m'expose au blâme, et que l'objet pour qui je
+braverois ce blâme avec joie, y est mille fois plus sensible que
+moi-même. Néanmoins, depuis cette soirée de madame d'Artenas, je n'ai
+rien aperçu dans la manière de mon ami qui me fit croire à la moindre
+inquiétude de sa part; je n'aurois pu la soupçonner qu'aux expressions
+plus aimables encore et plus sensibles qu'il m'adressoit le lendemain.
+
+M. de Mondoville ira sûrement bientôt à Cernay; en voyant tous les
+jours chez moi M. de Lebensei, pendant ma maladie, il a perdu les
+préventions politiques qui l'éloignoient de lui, et s'est pénétré
+d'estime pour son caractère, et d'admiration pour son esprit; il a
+pour vous, vous le savez, ma chère Élise, la plus sincère amitié: si
+par un mot de lui vous apprenez qu'il soit inquiet de ma situation
+dans le monde, instruisez-m'en, je vous en conjure, sans ménagement:
+c'est le seul sujet sur lequel Léonce ne me parleroit pas avec une
+confiance absolue; jugez donc, ma chère Élise, combien il m'importe
+qu'à cet égard vous ne me laissiez rien ignorer.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 1er août.
+
+
+Léonce ne vous a rien dit, je n'ai rien su de nouveau par madame
+d'Artenas ni par personne. J'espère donc que mon imagination m'avoit
+un peu exagéré ce que je craignois; mais dès qu'une inquiétude cesse
+une autre prend sa place; il semble qu'il faut toujours que la faculté
+de souffrir soit exercée.
+
+Les assiduités de M. de Valorbe commencent à déplaire visiblement à
+Léonce, et sa condescendance pour ma soeur est, à cet égard, presque
+entièrement épuisée. Je ne sais comment écarter M. de Valorbe, sans
+qu'il m'accuse de la plus indigne ingratitude, et vous jugerez
+vous-même si, d'après ce qui vient de se passer, je ne dois pas
+chercher un prétexte quelconque pour cesser de le voir. Il a été
+trouver ma soeur avant-hier, et lui a déclaré qu'il avoit découvert
+mon attachement pour Léonce. Son premier mouvement, a-t-il dit, avoit
+été de se battre avec lui; mais réfléchissant que c'étoit un moyen sûr
+de me perdre, il avoit trouvé plus convenable de m'arracher, au
+sentiment qui compromettoit ma réputation, ma morale et mon bonheur.
+Il venoit donc conjurer ma soeur de me décider à l'épouser: c'est un
+singulier rapprochement d'idées, que celui qui conduit un homme à
+désirer d'autant plus de se marier avec moi, qu'il se croit plus
+certain que j'en aime un autre. Mais tel est M. de Valorbe; son
+amour-propre seroit flatté d'obtenir ma main, il le seroit d'autant
+plus qu'il croiroit remporter ainsi un triomphe sur Léonce, dont la
+supériorité l'importune; et, quoiqu'il m'aime réellement, il
+s'inquiète moins de mes sentimens pour lui, que de la préférence
+extérieure qu'il voudroit que je lui accordasse. C'est un homme qui
+apprend des autres s'il est heureux, et qui a besoin d'exciter l'envie
+pour être content de sa situation; son orgueil combat et détruit tout
+ce qu'il a d'ailleurs de bonnes qualités, et je le redoute beaucoup,
+maintenant que je suis obligée de le blesser par un refus positif.
+
+Je répétois depuis plusieurs jours à ma soeur, combien je craignois
+qu'elle ne se repentît elle-même d'avoir amené si souvent M. de
+Valorbe chez moi, lorsque ce matin elle est venue, ce qui vous
+étonnera peut-être assez, me proposer sérieusement de l'épouser; elle
+m'a d'abord assuré qu'il m'aimoit avec idolâtrie, et que la plupart
+des défauts que je lui trouvois dans le monde, tenoient à l'embarras
+de sa situation vis-à-vis de moi.--C'est un homme, m'a-t-elle dit, que
+le succès et le bonheur rendront toujours très-bon; je ne réponds pas
+de lui dans l'adversité, mais comme il en serait à jamais préservé
+s'il vous épousoit, ma chère Delphine, vous pourriez compter sur ce
+qu'il y a d'honnête dans son caractère. Sans doute, après avoir aimé
+Léonce, vous n'éprouverez jamais un sentiment vif pour personne; mais
+dans un mariage de raison, vous pouvez goûter la douceur d'être mère;
+et croyez-moi, ma chère amie, il est si difficile d'avoir pour époux
+l'homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur,
+que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes
+consistât seulement dans les jouissances de la maternité; elle est la
+récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c'est le seul
+bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse.
+
+--Je vous l'avouerai, ma chère Élise, j'étois presque indignée que ma
+soeur, qui avoit elle-même reconnu que je ne pouvois, sans barbarie,
+me séparer de Léonce, vînt me proposer de le trahir. Comme j'exprimois
+ce sentiment avec assez de vivacité, elle m'interrompit pour me
+soutenir qu'elle m'offroit l'unique moyen de rendre Léonce à ses
+devoirs, aux intérêts naturels de sa vie; elle assura que tant que je
+serois libre, il ne feroit aucun effort sur lui-même pour renoncer à
+moi. Elle me dit enfin tout ce qu'on dit dans une semblable situation,
+quand, avec une âme tendre, on ne peut néanmoins concevoir une passion
+qui tient lieu de tout dans l'univers; une passion sans laquelle il
+n'existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la
+raison ou de la sensibilité commune, qu'on ne rejette intérieurement
+avec mépris: mais il est doux de se livrer à ce mépris que l'on
+prodigue au fond de son coeur à tous les rivaux de celui qu'on aime.
+
+La conversation finit bientôt sur ce sujet; quelques paroles de moi
+donnèrent promptement à ma soeur l'idée d'une résistance telle,
+qu'aucune force humaine ne pourroit imaginer de la vaincre, et je ne
+songeai plus qu'à supplier Louise d'éloigner M. de Valorbe. Elle me
+promit de s'en occuper, mais elle en conçoit peu d'espérance, soit à
+cause de l'entêtement qui le caractérise, soit parce qu'elle se sent
+foible contre un homme qui a été le sauveur de son frère.
+
+Demandez à M. de Lebensei, ma chère Élise, quel conseil il pourroit me
+donner pour sortir de cette perplexité. Il connoît M. de Valorbe, car
+ils causent souvent de politique ensemble. Quoique M. de Valorbe soit
+dans le fond du coeur ennemi de la révolution, il a en même temps la
+prétention de passer pour philosophe, et se donne beaucoup de peine
+pour expliquer à votre mari, que c'est comme homme d'état qu'il
+soutient les préjugés, et comme penseur qu'il les dédaigne. M. de
+Lebensei ne voit dans cette profondeur que de l'inconséquence, et M.
+de Valorbe sourit alors comme si votre mari faisoit semblant de ne pas
+l'entendre, et qu'ils fussent deux augures, dont l'un voudroit avoir
+l'air de ne pas comprendre l'autre. Dans toute autre disposition je
+m'amuserois de ces discussions, entre M. de Valorbe qui voudroit se
+faire admirer des deux parties et votre mari qui ne pense qu'à
+soutenir ce qu'il croit vrai; entre M. de Valorbe qui feint de
+mépriser les hommes, pour cacher l'importance qu'il met à leurs
+suffrages, et votre mari qui, étant indifférent à l'opinion de ce
+qu'on appelle le monde, n'a point de misanthropie, parce qu'il n'y a
+jamais de mécompte dans ses prétentions et ses succès. Mais ce qui
+m'importe, c'est de savoir si M. de Lebensei n'a point découvert dans
+tout le jeu de l'amour-propre de M. de Valorbe, quelque moyen de
+l'attacher à une idée, à un intérêt qui le détournât de son
+acharnement à s'occuper de moi.
+
+Je suis extrêmement inquiète des événemens que peuvent amener la
+fierté de Léonce et l'amour-propre de M. de Valorbe; quand il voit M.
+de Mondoville, il est contenu par cette dignité de caractère, qui rend
+impossible aux ennemis même de Léonce de lui manquer en présence; mais
+il s'indigne en secret, j'en suis sûre, de l'impression involontaire
+que Léonce lui fait éprouver; et l'effort dont il auroit besoin pour
+se révolter contre le respect importun qui l'arrête, pourroit
+l'emporter d'autant plus loin. Encore une fois, ma chère Élise,
+consultez pour moi votre mari, dans cette situation délicate; et
+gardez-vous de laisser apercevoir à Léonce ce que je viens de vous
+confier sur M. de Valorbe.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 5 août, à 11 heures du matin.
+
+
+Mon dieu! combien mes craintes étoient fondées! j'envoie chez vous à
+l'insu de Léonce, pour supplier M. de Lebensei de venir; je vous écris
+pendant que mon valet de chambre cherche un cheval pour aller à
+Cernay. Instruisez votre mari de tout, remettez-lui ma lettre pour
+qu'il la lise, et qu'il voie si, avant même de venir chez moi, il ne
+pourroit pas prendre un parti qui nous sauvât. Fatal événement! Ah! le
+sort me poursuit.
+
+Hier, Léonce me dit qu'il devoit y avoir une grande fête chez une de
+ses parentes qui demeure dans la même rue que moi; il ajouta qu'il
+croyoit nécessaire d'y aller, afin de ne pas trop faire remarquer son
+absence du monde; il m'étoit revenu le matin même, que M. de Valorbe
+parloit avec assez de confiance de ses prétentions sur moi, et je
+craignois qu'on n'en informât Léonce dans cette assemblée, où il
+devoit trouver tant de personnes réunies; mais comme je ne pouvois lui
+donner aucun motif raisonnable pour s'y refuser, je me tus; et ma
+soeur approuvant Léonce, il me quitta de bonne heure pour chercher un
+de ses amis qu'il conduisoit à cette fête. Un quart d'heure après, M.
+de Valorbe arriva chez moi assez troublé, et nous apprit que, s'étant
+mêlé d'une manière imprudente de ce qui concernoit le départ du roi,
+il avoit reçu l'avis à l'instant qu'un mandat d'arrêt étoit lancé
+contre lui et devoit s'exécuter dans quelques heures. Il venoit me
+demander de se cacher chez moi cette nuit même, et me prier d'obtenir
+de votre mari qu'il tâchât de lui faire avoir un moyen de partir
+aujourd'hui pour son régiment, et d'y rester jusques à ce que son
+affaire fût apaisée.
+
+Vous sentez, ma chère Élise, s'il étoit possible d'hésiter: un asile
+peut-il jamais être refusé! je l'accordai; il fut convenu que ma
+soeur, qui logeoit encore dans l'appartement d'une de ses parentes, où
+elle étoit descendue en arrivant, resteroit ce soir chez moi; que M.
+de Valorbe viendroit dans ma maison lorsque tous mes gens seroient
+couchés, et qu'Antoine seul veilleroit pour l'introduire secrètement.
+Il n'étoit encore que huit heures du soir; M. de Valorbe devoit aller
+terminer quelques affaires essentielles chez son notaire, et y rester
+le plus tard qu'il pourrait, pour attendre l'heure convenue. Tout ce
+qui concernent la sûreté de M. de Valorbe étant ainsi réglé, il
+partit, après m'avoir témoigné beaucoup plus de reconnaissance que je
+n'en méritais, puisque j'ignorois alors ce qu'il allait m'en coûter.
+
+Je me hâtai de rentrer chez moi pour écrire à Léonce, sous le sceau du
+secret, ce qui venoit de se passer; je n'avois point d'autre motif, en
+le lui mandant, que de l'instruire avec scrupule de toutes les actions
+de ma vie; j'ordonnai cependant qu'on remit avec soin ma lettre au
+cocher qui devoit aller le chercher dans la maison où il soupoit, si
+par hasard il y étoit déjà. Je m'endormis parfaitement tranquille,
+assurée que j'étois de l'approbation de Léonce pour une action
+généreuse, alors même que son rival en était l'objet.
+
+Ce matin, mademoiselle d'Albémar est entrée dans ma chambre, et j'ai
+compris à l'instant même, en la voyant, qu'elle avoit à m'annoncer un
+grand malheur.--Qu'est il arrivé? me suis-je écriée avec effroi.--Rien
+encore, me dit-elle; mais écoutez-moi, et voyez si vous avez quelques
+ressources contre le cruel événement qui nous menace.--Alors elle m'a
+raconté qu'elle avoit découvert, par quelques mots de M. de Valorbe,
+qu'il avoit rencontré Léonce cette nuit-même; mais comme il ne vouloit
+pas lui confier ce qui s'étoit passé, elle a écrit à huit heures du
+matin à M. de Mondoville, de manière à lui faire croire qu'elle savoit
+tout, et qu'il étoit inutile de lui rien cacher. Sa réponse contenoit
+les détails que je vais vous dire.
+
+Hier, en sortant du bal, Léonce, impatienté de ce que la foule
+empêchoit sa voiture d'avancer, se décida à l'aller chercher à pied au
+bout de la rue; il éprouvoit, il en convient, beaucoup d'humeur de ce
+que diverses personnes lui avoient annoncé mon mariage avec M. de
+Valorbe comme très-probable. Dans cette disposition, cependant, il se
+faisoit plaisir encore, dit-il, de revoir ma maison pendant mon
+sommeil, et choisit à dessein le côté de la rue qui le faisoit passer
+devant ma porte; il étoit alors une heure du matin. Par un funeste
+hasard, au moment où il approchoit de chez moi, M. de Valorbe se
+dérobant avec soin à tous les regards, enveloppé de son manteau, se
+glisse le long du mur, frappe à ma porte, et dans l'instant on l'ouvre
+pour le recevoir. Léonce reconnut Antoine, qui tenoit une lumière pour
+éclairer à M. de Valorbe. Léonce l'a dit, je le crois, il ne lui vint
+pas seulement dans la pensée que je pusse être d'accord avec M. de
+Valorbe; mais convaincu que sa conduite avoit pour but quelques
+desseins infâmes, il s'élança sur lui avant qu'il fût entré chez moi,
+le saisit au collet, et le tirant violemment loin de la porte, il lui
+demanda avec beaucoup de hauteur, quel motif le conduisoit, à cette
+heure et ainsi déguisé, chez madame d'Albémar. M. de Valorbe irrité,
+refusa de répondre; Léonce, dans le dernier degré de la colère, le
+saisit une seconde fois, et lui dit de le suivre, avec les expressions
+les plus méprisantes. M. de Valorbe étoit sans armes; la crainte
+d'être découvert lui revint à l'esprit; il répondit avec assez de
+calme à M. de Mondoville:--Vous ne doutez pas, je le pense, monsieur,
+qu'après l'insulte que vous m'avez faite, votre mort ou la mienne ne
+doive terminer cette affaire; mais je suis menacé d'être arrêté cette
+nuit pour des raisons politiques; c'est afin de me soustraire à ce
+danger, que madame d'Albémar m'a accordé un refuge; sa belle-soeur est
+venue s'établir chez elle ce soir même, pour m'autoriser, par sa
+présence, à profiter de la générosité de madame d'Albémar; je crains
+d'être poursuivi, si ma retraite est connue; remettons à demain une
+satisfaction qui, certes, m'intéresse plus que vous.--A ces mots,
+Léonce confus, couvrit ses yeux de sa main, et se retira sans rien
+dire. A quelques pas de là, il retrouva ses gens, on lui remit ma
+lettre, et il confesse qu'il fut très-honteux, en la lisant, de son
+impétuosité; mais il déclare en même temps, à ma belle-soeur, qu'il ne
+faut pas penser à en prévenir les suites.
+
+Lorsque mademoiselle d'Albémar fut instruite de tout, elle en parla à
+M. de Valorbe; il lui parut mortellement offensé, et n'admettant pas
+l'idée qu'une réconciliation fût possible. Cependant, il est certain
+que personne n'a été témoin de l'emportement de Léonce; votre mari ne
+peut-il pas être médiateur entre M. de Valorbe et M. de Mondoville?
+s'il obtient un passe-port pour M. de Valorbe, un pareil service ne
+lui donneroit-il aucun empire sur lui?
+
+Léonce doit venir me voir tout à l'heure; mais puis-je me flatter du
+moindre pouvoir sur sa conduite, dans une semblable question?
+cependant je lui parlerai, je conserve encore du calme; savez-vous ce
+qui m'en donne? c'est la certitude de ne pas survivre un jour à
+Léonce; le ciel même ne l'exigeroit pas de moi! Mais est-ce assez de
+cette certitude pour supporter le malheur qui me menace? s'il perdoit
+cette vie dont il fait un si noble usage, si son amour pour moi lui
+ravissoit tant de jours de gloire et de bonheur, que la nature lui
+avoit destinés, si sa mère redemandoit son fils, en maudissant ma
+mémoire! O Élise, Élise, les douleurs que j'éprouve, vous ne les avez
+jamais senties; et moi qui ai tant versé de pleurs, que j'étois loin
+d'avoir l'idée de ce que je souffre! Antoine arrive, il va partir; au
+nom du ciel, ne perdez pas un moment!
+
+
+
+
+LETTRE XL
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 8 août.
+
+
+Mes craintes sont dissipées; je dois beaucoup à votre mari, à M. de
+Valorbe lui-même: il est parti, tout est apaisé; mais suis-je contente
+de ma conduite? ce jour n'aura-t-il point de funestes effets? que
+puis-je me reprocher cependant, quand la vie de Léonce étoit en
+danger? votre mari reste encore ici jusqu'à demain, ce sera moi qui
+vous apprendrai tout ce que votre Henri a fait pour nous; mais que
+jamais un seul mot de vous, ma chère Élise, ne trahisse les secrets
+que je vais vous confier.
+
+Hier matin, Léonce arriva, comme je venois de vous envoyer ma lettre;
+il y avoit un peu d'embarras dans l'expression de son visage; je me
+hâtai de lui dire que s'il s'étoit mêlé le moindre soupçon sur moi à
+son emportement contre M. de Valorbe, jamais je n'aurais pu retrouver
+aucun bonheur dans notre sentiment mutuel; mais je le conjurai
+d'examiner s'il vouloit perdre un homme proscrit, qui pouvoit être
+obligé de quitter la France, et que l'éclat d'un duel feroit
+nécessairement découvrir.--Ma chère Delphine, me répondit Léonce,
+c'est moi qui ai insulté M. de Valorbe, lui seul a droit d'être
+offensé, je ne puis l'être, et ma volonté, dans cette affaire, doit se
+borner à lui accorder la satisfaction qu'il me demandera.--Quoi! lui
+dis-je, quand de votre propre aveu vous avez été injuste et cruel
+croyez-vous indigne de vous de le réparer?--Je ne sais, me dit-il, ce
+que M. de Valorbe entendroit par une réparation; comme il est
+malheureux dans ce moment, je pourrois me croire obligé d'être plus
+facile; mais cette réparation, je ne puis la donner que tête à tête:
+nous étions seuls, du moins je le crois, lorsque j'ai eu le tort
+d'offenser M. de Valorbe; mais trouvera-t-il que ce soit une raison
+pour se contenter d'excuses faites aussi sans témoins? je l'ignore. A
+sa place, rien ne me suffiroit; à la mienne, ce que je puis tient à de
+certaines règles que je ne dépasserai point.--Indomptable caractère!
+lui dis-je, alors avec une vive indignation, vous n'avez pas encore
+seulement daigné penser à moi; doutez-vous que le sujet de cette
+querelle ne soit bientôt connu, et qu'il ne me perde à jamais?--Le
+secret le plus profond, interrompit--il....--Ignorez-vous, repris-je,
+qu'il n'y a point de secret? mais je n'insisterai pas sur ce motif,
+c'est à vous et non à moi de le peser: sans doute, si vous triomphez,
+je suis déshonorée; si vous périssez, je meurs: mais l'intérêt
+supérieur à ces intérêts, c'est le remords que vous devez éprouver, si
+vous ne respectez pas la situation de M. de Valorbe; pouvez-vous vous
+battre avec lui, quand il doit se cacher, quand vous faites connaître
+ainsi sa retraite, quand vous le livrez aux tribunaux dans ces temps
+de trouble, où rien ne garantit la justice; le pouvez-vous?--Ma chère
+Delphine, répondit Léonce, plus ému qu'incertain, je vous le répète,
+c'est moi qui ai tort envers M. de Valorbe, je n'ai rien à faire qu'à
+l'attendre; la générosité ne convient pas à celui qui a offensé; c'est
+à M. de Valorbe à se décider; je lui dirai, s'il le veut, tout ce que
+je dois lui dire; il jugera si ce que je puis est assez.
+
+--Dans ce moment, M. de Lebensei entra; Antoine l'avoit rencontré à la
+barrière, il avoit ordre de remettre ma lettre à l'un de vous deux;
+votre excellent Henri la lut et ne perdit pas un instant pour se
+rendre chez moi; je lui répétai ce que je venois de dire, Léonce
+gardoit le silence.--Il faut d'abord, dit M. de Lebensei, que je
+m'informe des accusations qui peuvent exister contre M. de Valorbe:
+s'il est vraiment en danger, il importe de le mettre en sûreté. M. de
+Mondoville souhaite certainement avant tout, que M. de Valorbe ne soit
+pas exposé à être arrêté.--Sans doute, répliqua Léonce, mes torts
+envers lui m'imposent de grands devoirs; si je puis le servir, je le
+ferai avec zèle: mais vous me permettrez, dit-il plus bas à M. de
+Lebensei, de vous parler seul quelques instans.--D'où vient ce
+mystère? m'écriai-je; Léonce, suis-je indigne de vous entendre sur ce
+que vous croyez votre honneur? ne s'agit-il pas de ma vie comme de la
+vôtre? et pensez-vous que, si véritablement votre gloire étoit
+compromise, je ne trouverois pas, dans la résolution où je suis de
+mourir avec vous, la force de consentir à tous vos périls? Mais encore
+une fois, vous avez été souverainement injuste envers M. de Valorbe;
+il est proscrit; à ce titre, votre inflexible fierté devroit
+plier.--Eh bien! reprit Léonce, je ne dirai rien à M. de Lebensei que
+vous ne l'entendiez; je ne puis d'ailleurs lui rien apprendre sur la
+conduite que je dois tenir; ce qu'il feroit, je le ferai.--Je demande,
+reprit M. de Lebensei, que l'on attende les informations que je vais
+prendre sur tout ce qui concerne la situation de M. de Valorbe; dans
+peu d'heures je la connoîtrai.
+
+--M. de Lebensei nous quitta pour s'en occuper; mais en partant, il me
+dit:--M. de Mondoville a raison à quelques égards, c'est M. de Valorbe
+qui doit décider de cette affaire; voyez-le vous-même ce matin,
+essayez de le calmer.--Je voulois à l'instant même passer dans
+l'appartement de ma belle-soeur, où je devois trouver M. de Valorbe.
+Léonce me retint et me dit:--La pitié que m'inspire un homme
+malheureux, les torts que j'ai eus envers lui, la crainte de vous
+compromettre, tous ces motifs mettent obstacle à la conduite simple,
+qu'il est si convenable de suivre dans de semblables occasions; mais
+je vous en conjure, mon amie, ne vous permettez pas en mon absence un
+mot que je fusse forcé de désavouer: songez que l'on pourra croire que
+j'approuve tout ce que vous direz, et soyez plus fière que sensible,
+quand il s'agit de la réputation de votre ami. Je ne vous rappellerai
+point que je la préfère à ma vie, je rougirois d'avoir besoin de vous
+l'apprendre; mais quand votre sublime tendresse confond vos jours avec
+les miens, j'ose d'autant plus compter sur l'élévation de votre
+conduite; mon honneur sera le vôtre, et pour votre honneur, Delphine,
+vous ne craindriez point la mort. Adieu; il faut que je vous quitte,
+je dois rester chez moi tout le jour, pour y attendre des nouvelles de
+M. de Valorbe.--Il y avoit tant de calme et de fierté dans l'accent de
+Léonce, qu'un moment il me redonna des forces; mais elles
+m'abandonnèrent bientôt quand j'entrai chez ma belle-soeur, et que j'y
+vis M. de Valorbe.
+
+Louise se retira dans son cabinet pour nous laisser seuls; je ne
+savois de quelle manière commencer cette conversation: M. de Valorbe
+avoit l'air tout-à-fait résolu à l'éviter; j'hésitois si je devois
+essayer de lui parler avec franchise de mes sentimens pour Léonce;
+quoiqu'il les connût, je craignois qu'il ne se blessât de leur aveu.
+Je hasardai d'abord quelques mots sur les regrets qu'avoit éprouvés M.
+de Mondoville, lorsqu'il avoit appris la situation fâcheuse dans
+laquelle M. de Valorbe se trouvoit. Il répondit à ce que je disois
+d'une manière générale, mais sans prononcer un seul mot qui pût faire
+naître l'entretien que je désirois; et lui, qui manque souvent de
+mesure quand il est irrité, s'exprimoit avec un ton ferme et froid qui
+devoit m'ôter toute espérance. Je sentois néanmoins que la résolution
+de M. de Valorbe pouvoit dépendre de l'inspiration heureuse, qui me
+feroit trouver le moyen de l'attendrir. Il existait sans doute ce
+moyen, j'implorois les lumières de mon esprit pour le découvrir, et
+plus j'en avois besoin, plus je les sentois incertaines. Assez de
+temps se passa, sans même que M. de Valorbe me permît de commencer; il
+détournoit ce que je voulois lui dire, m'interrompoit, et repoussoit
+de mille manières le sujet dont j'avois à parler: j'éprouvois une
+contrainte douloureuse qu'il avoit l'art de prolonger. Enfin, je me
+décidai à lui représenter d'abord le tort irréparable que me feroit
+l'éclat d'un duel, et je lui demandai s'il étoit juste que le
+sentiment qui m'avoit porté à lui donner un asile, fût si cruellement
+puni; il sortit alors un peu de ses phrases insignifiantes pour me
+répondre, et me dit que la cause de sa querelle avec M. de Mondoville,
+ne pouvoit avoir été entendue que par un homme qu'il avoit cru
+remarquer près de là, mais qu'il ne connoissoit pas. Je me hâtai de
+lui dire ce que je croyois alors, et ce dont M. de Mondoville étoit
+persuadé comme moi, c'est que cet homme étoit un de ses gens qui
+s'approchoit de lui pour lui annoncer sa voiture, et qui n'avoit pas
+eu la moindre idée de ce qui s'étoit passé. M. de Valorbe parut
+réfléchir un moment à cette réponse et me dit ensuite:--Eh bien!
+madame, si personne ne nous a ni vus, ni entendus, vous ne serez point
+compromise, quoi qu'il puisse arriver entre M. de Mondoville et
+moi.--Je n'avois pas prévu ce raisonnement, et je crois encore ce que
+je soupçonnai dans le moment même; c'est que M. de Valorbe eut besoin
+de se recueillir pour ne pas me laisser apercevoir qu'il étoit adouci
+par l'idée que personne n'avoit été témoin de sa querelle avec Léonce:
+néanmoins, quelle que fût la pensée qui traversa son esprit, il voulut
+rompre la conversation, et se leva pour appeler mademoiselle
+d'Albémar.
+
+Elle vint; je ne savois plus que devenir, un froid mortel m'avoit
+saisie; je voyois devant moi celui qui vouloit tuer ce que j'aime, et
+ma langue se glaçoit quand je voulois l'implorer. Un billet de votre
+mari me fut apporté dans cet instant; il me disoit qu'il étoit vrai
+que les charges contre M. de Valorbe étoient très-sérieuses, qu'il
+importait extrêmement qu'il quittât Paris sans délai, et que ce soir à
+la nuit tombante il lui apporteroit un passe-port sous un faux nom,
+qui lui permettrait de s'éloigner: il se flattoit ensuite de parvenir
+à faire lever le mandat d'arrêt de M. de Valorbe; mais il insistoit
+beaucoup sur l'importance dont il étoit pour lui de n'être pas pris
+dans ce moment de fermentation. Je me hâtai de donner ce billet à M.
+de Valorbe, et j'eus tort de ne pas lui cacher le mouvement d'espoir
+que j'éprouvois, car il s'en aperçut; et s'offensant de ce que je
+pouvois supposer que les dangers dont on le menaçoit auroient de
+l'influence sur lui, il rentra dans sa chambre précipitamment, et en
+sortit peu d'instans après, avec une lettre pour M. de Mondoville; il
+la remit à un de mes gens, et lui dit assez haut pour que je
+l'entendisse, de la porter à son adresse. Il revint ensuite vers nous;
+ma pauvre belle-soeur étoit tremblante, et je me soutenois à peine.
+
+On annonça qu'on avoit servi; nous allâmes à table tous les trois; M.
+de Valorbe nous regardoit tour à tour Louise et moi, et le spectacle
+de notre douleur lui donnoit assez d'émotion, quoiqu'il fit des
+efforts pour la surmonter: il parla sans cesse pendant le dîner, avec
+plus d'activité peut-être qu'on n'en a dans une résolution calme et
+positive; il s'exaltoit d'une manière extraordinaire, par ses propres
+discours et par le vin qu'il prenoit: nous étions devant lui immobiles
+et pâles, sans prononcer un seul mot; nous sortîmes enfin de ce
+supplice. Quel repas, juste ciel! c'étoit le banquet de la mort; il
+parut lui-même presque honteux du rôle qu'il venoit de jouer, et se
+sentit le besoin de s'en excuser.
+
+--Vous m'avez secouru, me dit-il, et je vous afflige; mais jamais
+affront plus sanglant ne mérita la vengeance d'un honnête homme!--A
+ces mots, qui sembloient m'offrir au moins l'espoir d'être écoutée,
+j'allois répondre, il m'arrêta; et, se livrant alors à son goût
+naturel pour produire de grands effets, il me dit:--Tout est décidé.
+J'ai écrit à M. de Mondoville, le rendez-vous est donné, ici même, à
+six heures; nous partirons ensemble, nous nous arrêterons dans la
+forêt de Senars, à dix lieues de Paris; là, l'un de nous doit périr.
+Si M. de Mondoville meurt, je continuerai ma route avant d'être
+reconnu; si c'est moi, il reviendra vers vous. Maintenant, vous le
+voyez, les paroles irrévocables sont dites; rentrez dans votre
+appartement, et souhaitez qu'il me tue; vous n'avez plus que cet
+espoir.--Au moment où il me disoit ces effroyables paroles, la
+pendule avoit déjà sonné cinq heures, son aiguille marchoit vers le
+moment fixé, l'exactitude de Léonce n'étoit pas douteuse; ce départ,
+cette forêt, les paroles sanglantes de M. de Valorbe, tout ajoutait à
+l'horreur du duel. Ce que je craignois il y avoit quelques heures, ne
+pouvoit se comparer encore à l'effroi dont j'étois pénétrée: ma tête
+s'égaroit entièrement; la mort, la mort certaine de Léonce étoit
+devant mes yeux, et son meurtrier me parloit.
+
+Je ne sais quels cris de douleur échappèrent de mon sein; ils
+excitèrent dans le coeur de M. de Valorbe un mouvement impétueux qui
+le précipita à mes pieds.--Quoi! me dit-il, vous aimez Léonce, et vous
+espérez que je ménagerai sa vie! Je rends grâce au ciel de l'insulte
+qu'il m'a faite, elle me permet de punir une autre offense, et c'est
+pour celle-là, oui, c'est pour celle-là, dit-il avec un frémissement
+de rage, que je suis avide de son sang.--Dieu! qu'avez-vous fait,
+m'écriai-je, des sentimens de générosité qui vous méritoient une si
+haute estime? pouvez-vous souhaiter de m'épouser, quand mon coeur
+n'est pas libre?--Oui, dit-il, je le souhaite encore; le temps vous
+éclaireroit sur les sentimens que vous nourrissez au fond du coeur;
+vous respecteriez vos devoirs envers moi; vous avez des qualités si
+douces et si bonnes que, si j'étois votre époux, même avant d'avoir
+obtenu votre amour, je serois le plus heureux des hommes: mais non, il
+vous faut des victimes; vous en aurez, l'heure approche; quand le
+temps aura prononcé, vous ne serez plus écoutée.--Élise, ne
+frémissez-vous pas pour votre malheureuse amie? Ma tête s'égaroit; je
+suppliai M. de Valorbe, je le crois, avec un accent, avec des paroles
+de flamme; il repoussa tout, occupé d'une seule idée qui lui revenoit
+sans cesse.--Que ferez-vous pour moi, s'écrioit-il, si je suis
+déshonoré, si l'on sait l'outrage que j'ai reçu?--Rien ne sera connu,
+répétai-je, rien!--Et si cette espérance est trompée, dites-moi,
+s'écria-t-il avec fureur, dites-moi, vous qui ne m'offrez pas de
+l'amour, comment vous ferez pour que je supporte la honte!--Jamais
+elle ne vous atteindra, repris-je; mais si quelque peine pouvoit
+résulter pour vous du sacrifice que vous m'auriez fait, le dévouement
+de ma vie entière, reconnoissance, amitié, fortune, soins, tout ce que
+je puis donner est à vous.--Tout ce que vous pouvez donner, créature
+enchanteresse, interrompit-il; c'est toi qu'il faut posséder; tu
+pourrois seule faire oublier même le déshonneur! tu as peur du sang,
+tu veux écarter la mort...... Eh bien! eh bien! jure que je serai ton
+époux, cette gloire, cette ivresse....--
+
+En disant ces mots il me saisissoit la main avec transport; six heures
+sonnèrent, une voiture s'arrêta à la porte, il ne restoit plus qu'un
+instant pour éviter le plus grand des malheurs; tout ce qu'avoit dit
+M. de Valorbe me persuadoit que sa résolution n'étoit pas
+inébranlable, mais que jamais il n'y renonceroit, si je n'offrois pas
+un prétexte quelconque à son amour-propre: il reprit avec plus
+d'instance, en voyant que je me taisois, et me dit:--Permettez-moi de
+prendre ce silence pour une réponse favorable; elle restera secrète
+entre nous; je vous laisserai du temps; je n'abuserai point
+tyranniquement d'un consentement arraché par le trouble....--Le bruit
+de la voiture de Léonce entrant dans la cour se fit entendre; je puis
+à peine me rappeler ce qui se passoit en ce moment dans mon âme
+bouleversée, mais il me semble que je pensai qu'un scrupule insensé
+pouvoit seul m'engager à parler, quand peut-être il sufisoit de me
+taire pour sauver Léonce. La veille même, madame d'Artenas m'avoit
+vivement grondée de ce qu'elle appelait mes insupportables qualités,
+qui m'exposoient à tous les malheurs, sans me permettre jamais la
+moindre habileté pour m'en tirer; ses conseils me revinrent, je
+condamnai mon caractère, je m'ordonnai d'y manquer; enfin surtout,
+enfin les paroles qui exposoient les jours de Léonce ne pouvoient
+sortir de ma bouche. M. de Valorbe s'écria avec transport qu'il me
+remercioit de mon silence; je ne le désavouai point. Je le trompai
+donc; oui, grand Dieu! c'est la première fois que la dissimulation a
+souillé mon coeur! Léonce parut!....
+
+Quelle impression sa présence produisit sur tout ce qui étoit dans la
+chambre! Ma bonne soeur détourna la tête pour lui cacher ses pleurs;
+M. de Valorbe se hâta de recomposer son visage, et moi, qui ne savois
+pas si je venois de sauver ce que j'aime, ou seulement de me rendre
+indigne de lui, je pouvois à peine me soutenir. M. de Mondoville,
+voulant abréger cette scène, après avoir salué ma soeur et moi, avec
+cette grâce et cette noblesse que les indifférens même ne peuvent voir
+sans en être charmés, pria M. de Valorbe de le conduire dans son
+appartement: ils sortirent alors tous les deux, mes tourmens
+redoublèrent; je n'avois pas revu Léonce depuis le matin, j'ignorois
+ce que la journée avoit pu apporter de changemens dans ses
+dispositions. Le silence dont je m'étois, hélas! trop adroitement
+servie, avoit-il suffi pour désarmer M. de Valorbe? ou ne s'étoit-il
+pas dit que, dans un tel moment, il ne devoit y attacher aucune
+importance? Loin donc que ma douleur fût soulagée, elle étoit devenue
+plus amère encore, par l'espérance que j'avois entrevue, et que le
+temps n'avoit pu confirmer.
+
+Ce jour, déjà si cruel, fut encore marqué par un hasard bien
+malheureux: madame du Marset vint à ma porte demander mademoiselle
+d'Albémar; et mes gens, qui n'avoient point reçu l'ordre de ma
+belle-soeur, la laissèrent entrer. Elle arriva dans le salon même où
+j'étois avec mademoiselle d'Albémar; elle venoit lui faire une visite,
+et s'acquitter d'un de ces devoirs communs de la société, dont la
+froideur et l'insipidité font un si cruel contraste avec les passions
+violentes de l'âme. Représentez-vous, chère Élise, ce que je dus
+éprouver pendant une demi-heure qu'elle resta chez ma soeur! je ne
+pouvois m'en aller, parce que de l'a chambre où nous étions,
+j'entendois au moins la voix de Léonce et de M. de Valorbe; je
+m'assurois ainsi qu'ils étoient encore là, et je tâchois de deviner, à
+leur accent plus ou moins élevé, s'ils s'apaisoient ou s'irritoient de
+nouveau; mais je ne crois pas qu'il soit possible de se faire l'idée
+de l'horrible gêne que m'imposoit la présence de madame du Marset!
+voulant lui cacher mon trouble, et le trahissant encore plus;
+répondant à ses questions sans les entendre, et par des mots qui
+n'avoient sans doute aucun rapport avec ce qu'elle me disoit; car elle
+marquoit à chaque instant son étonnement, et prolongeoit, je crois, sa
+visite, par des intentions malignes et curieuses. Je ne sais combien
+de temps le supplice auroit duré, si mademoiselle d'Albémar, ne
+pouvant plus le supporter, n'eût pris sur elle de déclarer à madame du
+Marset que j'étois encore très-souffrante de ma dernière maladie, et
+que j'avois dans ce moment besoin de repos. Madame du Marset reçut ce
+congé avec un air assez méchant, et je ne doute pas, d'après ce que
+j'ai su depuis, qu'elle ne fût venue pour examiner ce qui se passoit
+chez moi.
+
+Quand elle fut sortie, Léonce ouvrit la porte et rentra avec M. de
+Valorbe; je voulus le questionner, mais la violence que je m'étois
+faite pendant la visite de madame du Marset, m'avoit jetée dans un tel
+état, qu'en essayant de parler, je tombai comme sans vie aux pieds de
+Léonce. Quand je revins à moi, on m'avoit transportée dans ma chambre;
+Léonce tenoit une de mes mains, ma soeur l'autre, et ma petite Isore
+pleuroit au pied de mon lit: il fut doux, ce moment, ma chère Élise,
+où je me retrouvois au milieu de mes affections les plus chères, où
+les regards de Léonce m'exprimoient un intérêt si tendre!--Ma douce
+amie, me dit-il, pourquoi vous effrayer ainsi? tout est terminé, tout
+l'est comme vous le désirez; calmez donc cette âme si sensible: ah!
+vous m'aimez, je veux vivre, ne craignez rien pour moi.
+
+Je lui demandai de me raconter ce qui venoit de se passer entre M. de
+Valorbe et lui.--Je le croyois décidé, me dit-il, quand j'arrivai;
+mais, comme j'avois vu M. de Lebensei, qui m'avoit donné de véritables
+inquiétudes sur les dangers que couroit M. de Valorbe, j'étois disposé
+à me prêter à la réconciliation, s'il la désiroit. Il a commencé par
+me demander si je pouvois lui garantir que rien de ce qui étoit arrivé
+hier au soir ne seroit jamais connu; je lui ai dit que je lui donnois
+ma parole, en mon nom et de la part de M. de Lebensei, que le secret
+seroit fidèlement gardé, et que je ne croyois pas que personne,
+excepté lui et moi, en fût instruit. Il m'a fait encore quelques
+questions, toujours relativement à la publicité possible de notre
+aventure; je l'ai rassuré à cet égard, autant que je le suis moi-même,
+sans pouvoir lui donner cependant une certitude positive; car j'étois
+trop ému hier au soir, pour avoir rien remarqué de ce qui se passoit
+autour de moi. M. de Valorbe a réfléchi quelques instans, puis il a
+prononcé votre nom à demi-voix; il s'est arrêté, ne voulant pas sans
+doute que je susse que vous seule décidiez de sa conduite dans cette
+circonstance; vous seule aussi, ma Delphine, vous m'aviez inspiré les
+mouvemens doux que j'éprouvois; votre souvenir étoit un ange de paix
+entre nous deux. M. de Valorbe m'a tendu la main, après un moment de
+silence, et je me suis permis alors de lui exprimer franchement et
+vivement tous les regrets que j'éprouvois de mon impardonnable
+vivacité. Nous sommes sortis alors pour vous rejoindre; depuis ce
+moment je n'ai pensé qu'à vous secourir, et j'ai laissé M. de Lebensei
+avec M. de Valorbe.
+
+Comme Léonce nommoit votre mari, il ouvrit ma porte, et me dit avec
+une vivacité qui ne lui est pas ordinaire:--Tout est prêt pour le
+voyage de M. de Valorbe, il demande à vous voir un moment; il convient
+de ne pas l'obliger à rendre M. de Mondoville témoin de sa douleur en
+vous quittant, et rien n'est plus pressé que son départ.--Léonce
+n'hésita point à se retirer, et M. de Lebensei, sans perdre un moment,
+fit entrer M. de Valorbe. Je fus touchée en le voyant, il étoit
+impossible d'avoir l'air plus malheureux; il s'approcha de mon lit, me
+prit la main, et se mettant à genoux devant moi, il me dit à voix
+basse:--Je pars, je ne sais ce que je vais devenir, peut-être suis-je
+menacé des événemens les plus malheureux; que mon honneur me reste, et
+je les supporterai tous! Souvenez-vous, cependant, que c'est à vous
+seule que j'ai fait le sacrifice de la résolution la plus juste et la
+plus nécessaire; songez, reprit-il en appuyant singulièrement sur
+chacune de ses expressions, songez à ce que vous ferez pour moi, si
+mon sort est perdu pour vous avoir obéi, pour m'être fié à vous. Je
+rougis en écoutant ces paroles, qui me rappeloient un tort véritable.
+M. de Valorbe vouloit rester encore; mais M. de Lebensei étoit si
+impatient de son départ, qu'il interrompit d'autorité notre entretien.
+M. de Valorbe se jeta sur ma main en la baignant de pleurs, et votre
+mari l'emmena.
+
+Dès que la voiture de M. de Valorbe fut partie, M. de Lebensei
+remonta, et je lui demandai d'où lui venoit une agitation que je ne
+lui avois jamais vue.--Hélas! me dit-il, je viens d'apprendre, comme
+j'arrivois chez vous, que M. de Fierville a été témoin de la scène
+d'hier au soir; il étoit sorti à pied, peu de momens après Léonce, de
+la maison où ils avoient soupé ensemble; il s'est glissé derrière les
+voitures pour n'être pas reconnu, et il a raconté aujourd'hui, dans un
+dîner, tout ce qu'il avoit entendu; je craignois donc extrêmement que
+M. de Valorbe ne le sût avant de partir, et que, changeant de dessein,
+il ne restât, malgré tout ce qui pouvoit lui en arriver.--Ah, mon
+Dieu! m'écriai-je, et M. de Valorbe ne sera-t-il pas déshonoré, pour
+ne s'être pas battu avec Léonce?--M. de Lebensei chercha à dissiper
+cette crainte, en m'assurant que l'on parviendroit à détruire l'effet
+des propos de M. de Fierville; mais, tout en me calmant sur ce sujet,
+il paroissoit troublé par une pensée qu'il n'a pas voulu me confier.
+
+Je suis restée, lorsqu'il m'a quittée, dans un trouble cruel;
+certainement je ne me repens pas d'avoir tout fait pour empêcher que
+M. de Valorbe ne se battît avec Léonce; je suis loin de me croire liée
+par un silence que doit excuser la violence de ma situation; ma soeur,
+qui a été témoin de tout, m'assure que M. de Valorbe lui-même n'a pas
+dû se persuader que je pusse prendre avec lui, dans l'état où j'étois,
+le moindre engagement: si M. de Valorbe étoit malheureux, je ferois
+pour lui certainement tout ce qui seroit en ma puissance; c'est en
+vain, cependant, que je me raisonne ainsi depuis plusieurs heures; ma
+joie est empoisonnée par cet instant de fausseté. Rien ne me feroit
+consentir à l'avouer à Léonce, et cependant c'est pour lui...; il faut
+donc que ce soit mal.... Je suis sûre que les plus cruelles peines me
+viendront de là. Les fautes que le caractère fait commettre, sont
+tellement d'accord avec la manière de sentir habituelle, qu'on finit
+toujours par se les pardonner; mais quand on se trouve entraînée,
+forcée même à un tort tout-à-fait en opposition avec sa nature, c'est
+un souvenir importun, douloureux, et qu'on veut en vain écarter. Ne
+m'en parlez jamais, je parviendrai peut-être à l'oublier.
+
+Remerciez votre Henri, quand vous le verrez, de la parfaite amitié
+qu'il m'a témoignée. Votre enfant est-il encore malade? ne pouvez-vous
+pas le quitter? J'irai vous voir dès que je serai mieux; mais ce que
+j'ai souffert m'a redonné la fièvre, on veut que je me ménage encore
+quelque temps.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 25 août.
+
+
+J'ai besoin, madame, de vous confier mes chagrins, de vous demander
+vos conseils. M. de Lebensei vous a-t-il dit comment l'indigne M. de
+Fierville, et son amie plus odieuse encore, ont trouvé l'art
+d'empoisonner l'aventure de M. de Valorbe? Ils ont répandu dans le
+monde que Delphine, notre angélique Delphine, avoit donné rendez-vous
+à deux hommes la même nuit, et qu'un malentendu sur les heures, avoit
+été la cause de la rencontre où Léonce avoit grièvement insulté M. de
+Valorbe. Non! je n'ai pu vous écrire une semblable infamie sans que
+mon front se couvrît de rougeur! Juste ciel! c'est donc ainsi qu'on
+veut punir une âme innocente de sa générosité même; c'est ainsi que
+l'on outrage le caractère le plus noble et le plus pur! deux êtres
+méchans, et le reste indifférent et foible, voilà ce qui décide de la
+réputation d'une femme au milieu de Paris.
+
+Madame du Marset et M. de Fierville ont voulu se venger ainsi, dit-on,
+d'un jour où Léonce les a profondément humiliés, en défendant madame
+d'Albémar. Maintenant, que faut-il faire pour la servir? Aidez-moi, je
+vous en conjure, et cachons-lui surtout qu'elle a pu être l'objet
+d'une pareille calomnie; sa santé la retient encore chez elle, et je
+lui ai conseillé de fermer sa porte. Léonce est allé conduire sa femme
+à la terre d'Andelys, qu'elle tient des dons de Delphine, et sans
+laquelle, hélas! elle n'eût jamais épousé M. de Mondoville. Je
+l'aurois consulté lui-même dans cette circonstance, puisque l'âge de
+M. de Fierville ne permet pas de craindre un événement funeste; mais
+il est absent, et je suis seule au milieu d'un monde bien nouveau pour
+moi, et dont la puissance me fait trembler: néanmoins, j'ai vaincu ma
+répugnance pour la société; j'y vais, j'irai chaque jour, j'y
+répéterai ce qui justifie glorieusement mon amie. Sans avouer le
+sentiment de Delphine pour Léonce, je ne le démentirai point; car je
+veux mettre toute ma force dans la vérité, il ne me reste qu'elle: je
+suis ici une étrangère, sans agrémens, sans appui, intimidée par ma
+figure et mon ignorance de la vie; n'importe, j'aime Delphine, et je
+soutiens la plus juste des causes.
+
+Je ne sais à qui m'adresser, je ne sais de quels moyens on se sert ici
+pour repousser la calomnie; mais je dirai tout ce que mon indignation
+m'inspirera: peut-être enfin triompherai-je de l'envie, seul genre de
+malveillance que ma douce et charmante amie puisse redouter. Je
+n'avois pas d'idée du mal que peut faire l'opinion de la société,
+quand on a trouvé l'art de l'égarer. Oui, ceux qu'on est convenu
+d'appeler des amis me font plus souffrir encore que les ennemis même;
+ils viennent se vanter auprès de vous des services qu'il prétendent
+vous avoir rendus, et l'on ne peut démêler avec certitude si, pour
+augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer
+les attaques dont ils prétendent avoir triomphé: d'autres se bornent à
+vous assurer que, quoi qu'il arrive, ils ne vous abandonneront pas, et
+vous ne pouvez, pas leur faire expliquer ce _quoi qu'il arrive_: il
+leur convient mieux de le laisser dans le vague. Quelques-uns me
+donnent le conseil d'emmener Delphine en Languedoc; et lorsque je veux
+leur prouver que le plus mauvais moment pour s'éloigner, c'est celui
+où l'on doit braver et confondre une indigne calomnie, ils me répètent
+le même conseil sans avoir fait attention à ma réponse, et, tout
+occupés de l'avis qu'ils ont proposé, ils y attachent leur
+amour-propre, et se croient dispensés de vous secourir, si vous ne le
+suivez pas: il est plus facile de se défendre contre des adversaires
+déclarés, que de s'astreindre à la conduite nécessaire avec de tels
+amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant
+combien est foible la résistance qu'ils ont à craindre; et cependant,
+s'ils se brouilloient avec vous, ils rendroient votre situation plus
+mauvaise. Ne commenceroient-ils pas leur phrase de renonciation par
+ces mots: _Moi qui aimais madame d'Albémar, je suis obligé de convenir
+qu'il n'y a pas moyen à présent de l'excuser_? funeste pays! où le nom
+d'ami, si légèrement prodigué, n'impose pas le devoir de défendre, et
+donne seulement plus de moyens de nuire si l'on abandonne!
+
+L'opinion apparoît en tout lieu, et vous ne pouvez la saisir nulle
+part; chacun me dit, qu'_on_ répand les plus indignes mensonges contre
+Delphine, et je ne parviens pas à découvrir si celui qui me parle les
+répète, ou les invente lui-même. Je me crois toujours environnée de
+moqueurs qui se trahissent par un regard ou par un sourire
+d'insouciance, dans le moment où ils me protestent qu'ils
+s'intéressent à ma peine. Je ne perds pas une occasion de raconter les
+motifs de reconnoissance qui devoient engager Delphine à donner un
+asile à M. de Valorbe, comme s'il falloit, pour rendre service à un
+malheureux, d'autres motifs que son malheur! En vérité, je le crois,
+il est ici plus dangereux d'exercer la vertu que de se livrer au vice;
+l'on ne veut pas croire aux sentimens généreux, et l'on cherche avec
+autant de soin à dénaturer la cause des bonnes actions, qu'à trouver
+des excuses pour les mauvaises.
+
+Ah! qu'il vaut mieux vivre obscure, et n'avoir jamais obtenu ces
+flatteuses louanges, avant-coureurs de la haine, et dont elle vient en
+hâte exiger de vous le prix! Pour la première fois, je me console
+d'avoir été bannie du monde par mes désavantages naturels: qu'ai-je
+dit? je me console! Delphine n'est-elle pas malheureuse, et quel calme
+puis-je jamais goûter, si l'on ne parvient pas à la justifier!
+Daignez, madame, vous concerter avec M. de Lebensei sur ce qu'il est
+possible de tenter, et accordez-moi l'un et l'autre le secours de vos
+lumières et de votre amitié.
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Cernay, ce 30 août 1791.
+
+
+L'émotion que m'a causée votre lettre, mademoiselle, a été la cause du
+premier tort que j'aie jamais eu avec Henri; après l'avoir lue, je
+m'écriai:--Ah! pourquoi suis-je privée de tout ascendant sur personne!
+proscrite que je suis par l'opinion, il ne me reste aucun moyen d'être
+utile à mes amis calomniés!--A peine avois-je dit ces mots, qu'un
+repentir profond, un tendre retour vers mon ami les suivit; mais je
+craignis pendant plusieurs heures que leur impression sur lui ne fût
+ineffaçable; enfin il m'a pardonné, parce que j'avois tort, grièvement
+tort, et qu'il lui étoit trop aisé de me le faire sentir, pour qu'il
+ne fût pas dans son caractère de s'y refuser. Il est parti pour Paris,
+dans l'intention de servir madame d'Albémar; mais il aura soin de
+faire répandre par d'autres ce qu'il faut que l'on dise; car les
+préjugés de la société sont tels contre les opinions politiques de M.
+de Lebensei, qu'il nuiroit à madame d'Albémar en se montrant son
+admirateur le plus zélé. Oh! que la malveillance a de ressources pour
+faire souffrir! ne sentez-vous pas les méchans comme un poids sur le
+coeur? ne vous semble-t-il pas qu'ils empêchent de respirer? lorsqu'on
+voudroit reprendre un peu d'espoir, leur souvenir le repousse
+douloureusement au fond de l'âme. Quelques heures après le départ de
+M. de Lebensei, mon enfant étant assez bien, je n'ai pu résister au
+désir que j'avais de causer avec vous et de voir madame d'Albémar, et
+je suis partie de Cernay assez tard, car je n'y suis revenue qu'à
+minuit. Vous étiez sortie, mais j'ai trouvé Delphine qui venoit de
+recevoir une lettre de Léonce; il annonçoit son retour dans huit
+jours, avec les expressions les plus tendres et les plus passionnées
+pour madame d'Albémar, et cependant elle m'a paru profondément triste.
+Je suis convaincue qu'elle sait ce que nous voulons lui cacher, mais
+que cette âme fière ne peut se résoudre à nous en parler. Elle n'avoit
+laissé sa porte ouverte que pour madame d'Artenas et pour moi; si elle
+a vu madame d'Artenas, elle est instruite de tout! Il n'est pas dans
+le caractère de cette femme de cacher, ce qui peut être pénible; elle
+sait servir utilement, plutôt que ménager avec délicatesse.
+
+J'ai demandé à madame d'Albémar ce qu'elle faisait depuis l'absence de
+Léonce.--Je donne des leçons à Isore, m'a-t-elle répondu; je me
+promène tous les jours seule avec elle, et je ne vois personne.--En
+achevant ces mots, elle a soupiré, et la conversation est tombée.--Ne
+serez-vous pas bien aise, ai-je repris, du retour de Léonce?--De son
+retour? m'a-t-elle dit vivement; qu'arrivera-t-il quand il reviendra?
+Puis s'arrêtant, elle a repris:--Pardonnez-moi, je suis triste et
+malade.--Et, jouant avec les jolis cheveux de la petite Isore, elle
+est retombée dans la distraction. J'hésitai si je me hasarderais à lui
+parler, mais elle ne paroissoit pas le désirer, et je craignis de me
+tromper sur la cause de son abattement, ou du moins de lui en dire
+plus qu'elle n'en savoit.
+
+Je l'ai quittée le coeur serré; elle n'a point essayé de me retenir;
+ses manières avec moi étoient moins tendres que de coutume, et tel que
+je connois son caractère, c'est une preuve qu'elle éprouve quelque
+grande peine. Dès qu'elle est heureuse, elle a besoin d'y associer ses
+amis, mais je l'ai toujours vue disposée à souffrir seule.
+
+Ah! de quelles douloureuses pensées n'ai-je pas été occupée en
+revenant chez moi! vous le voyez, il n'existe aucun moyen pour une
+femme de s'affranchir des peines causées par l'injustice de l'opinion.
+Delphine, l'indépendante Delphine elle-même en est atteinte, et ne
+peut se résoudre à nous le confier.
+
+P. S. J'en étois là de ma lettre, mademoiselle, lorsque Léonce, que
+nous n'attendions pas de huit jours, est venu jusqu'à la grille de
+Cernay, pour demander M. de Lebensei; dès qu'il a su qu'il n'y étoit
+pas, il est reparti comme un éclair pour retourner à Paris. Mes gens
+ont su de son domestique qui le suivoit, qu'il avoit laissé madame de
+Mondoville à Andelys, et qu'il en étoit parti tout à coup avec une
+diligence inconcevable: en arrivant à Paris, il est monté sur-le-champ
+à cheval pour venir ici sans s'arrêter. Mes gens m'ont aussi dit qu'il
+avoit l'air très-agité, et que, dans le peu de mots qu'il leur avoit
+adressés, il avoit changé de visage deux ou trois fois. Sans doute il
+a tout appris, et, sensible comme il l'est à la réputation de
+Delphine, je frémis de l'état où il doit être; ah, mon Dieu! que
+deviendront nos pauvres amis! si M. de Lebensei voit Léonce, je me
+hâterai de vous mander ce qu'il lui aura dit. Adieu, mademoiselle;
+combien je suis touchée de votre situation, et pénétrée d'estime pour
+l'amitié parfaite que vous témoignez à madame d'Albémar!
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+Delphine à M. de Lebensei.
+
+Ce 1er septembre.
+
+
+Je sais tout ce que mes amis ont voulu me cacher, j'ai tout appris, ou
+j'ai tout deviné. Ce que j'éprouve m'est amer; j'avois marqué à
+l'injustice sa sphère, je croyois qu'elle m'accuseroit d'imprudence,
+de foiblesse, de tous les torts, excepté de ceux qui peuvent avilir!
+Je vous l'avouerai donc, je souffre depuis quinze jours une sorte de
+peine dont il me seroit douloureux de m'entretenir, même avec vous.
+Cependant ma fierté doit triompher de ce chagrin, quelque cruel qu'il
+puisse être; mais ce qui déchire mon coeur, c'est la crainte de
+l'impression que Léonce peut en recevoir; il est arrivé hier
+d'Andelys, et n'est point encore venu chez moi; je sais qu'il a été à
+Cernay; vous a-t-il trouvé? que vous a-t-il dit?
+
+Ne craignez point, monsieur, de me parler avec une franchise sévère.
+Si j'étois réservée à la plus grande des souffrances, si l'affection
+de celui que j'aime étoit altérée par la calomnie dont je suis
+victime, j'opposerais encore du courage à ce dernier des malheurs;
+conseillez-moi, je me sens capable de tous les sacrifices; il y a des
+chagrins qui donnent de la force; ceux qui offensent une âme élevée
+sont de ce nombre.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+Léonce à M. de Lebensei.
+
+Paris, ce 1er septembre.
+
+
+J'ai reconnu en vous, monsieur, dans les divers rapports que nous
+avons eus ensemble, un esprit si ferme et si sage, que je veux m'en
+remettre à vos lumières, dans une circonstance où mon âme est trop
+agitée pour se servir de guide à elle-même. Un de mes amis m'a écrit à
+Andelys que la réputation de madame d'Albémar étoit indignement
+attaquée, et c'est à ma passion pour elle, aux fautes sans nombre que
+cette passion m'a fait commettre, que je dois attribuer son malheur et
+le mien. J'espérois savoir de vous le nom de l'infâme qui avoit
+calomnié mon amie, je ne vous ai pas trouvé, je suis revenu à Paris,
+et je n'ai eu que trop tôt la douleur d'apprendre qu'un vieillard
+étoit l'auteur de cette insigne lâcheté: je l'avois offensé, il y a
+quelques mois, vous le savez, et le misérable s'en est vengé sur
+madame d'Albémar.
+
+Après avoir accablé M. de Fierville de mon mépris, j'ai obtenu de lui,
+ce matin, mille inutiles promesses de désaveu, de secret, de repentir;
+mais à présent que l'horrible histoire qu'il a forgée est connue, ce
+n'est plus de lui qu'elle dépend. Ne puis-je pas découvrir un homme
+(ils ne sont pas tous des vieillards,) qui se soit permis de calomnier
+Delphine! Quand je me complais dans cette idée, quand elle me calme,
+une autre vient bientôt me troubler; puis-je me dire avec certitude
+que je ne compromettrai pas Delphine en la vengeant? qu'au lieu
+d'étouffer les bruits qu'on a répandus, je n'en augmenterai pas
+l'éclat? cependant faut-il laisser de telles calomnies impunies? me
+direz-vous que je le dois? n'hésiterez-vous pas, en me condamnant à ce
+supplice? Madame d'Albémar est parente de madame de Mondoville, elle
+n'a point de frère, point de protecteur naturel, n'est-ce pas à moi de
+lui en tenir lieu?
+
+La réputation de madame d'Albémar est sans doute le premier intérêt
+qu'il faut considérer; mais s'il ne vous est pas entièrement démontré
+que le devoir le plus impérieux me commande de me laisser dévorer par
+les sentimens que j'éprouve, vous ne l'exigerez pas de moi.
+
+Je n'ai pas encore vu madame d'Albémar; il me sembloit que je ne
+pouvois retourner vers elle qu'après avoir réparé de quelque manière
+l'affront dont je suis la première cause. Oh! je vous en conjure, si
+vous en connoissez un moyen, dites-le-moi; dois-je laisser sans
+défenseur une âme innocente qui n'a que moi pour appui?
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+Réponse de M. de Lebensei à Léonce.
+
+Cernay, ce 2 septembre.
+
+
+Oui, monsieur, il existe un moyen de réparer tous les malheurs de
+votre amie, mais ce n'est point celui que votre courage vous fait
+désirer. Madame d'Albémar a bien voulu, comme vous, me demander
+conseil; en lui répondant à l'instant même, je lui ai déclaré ce que
+mon amitié m'inspire pour votre bonheur à tous les deux, je vais lui
+envoyer ma lettre. Je ne puis me permettre, sans son aveu, de vous
+apprendre ce que cette lettre contient, elle vous le confiera sans
+doute. Tout ce que je puis vous dire maintenant, c'est qu'en vous
+livrant à une indignation bien naturelle, vous acheveriez de perdre
+sans retour la réputation de madame d'Albémar. Si votre nom n'étoit
+pas prononcé dans cette calomnie; si de tout ce qu'on dit, ce que l'on
+croit le plus n'étoit pas votre attachement pour madame d'Albémar,
+vous pourriez en imposer de quelque manière à ses ennemis. Encore
+faudroit-il que M. de Fierville eût un fils, un proche parent au
+moins, qui voulût répondre pour lui, et que l'on comprît d'abord
+pourquoi vous vous adressez à tel homme plutôt qu'à tel autre, pour
+venger la réputation de madame d'Albémar; car le public veut toujours
+qu'une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et,
+quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle
+héroïque, il la condamne sévèrement. Mais, dans votre situation
+actuelle, lors même qu'un homme moins âgé que M. de Fierville seroit
+reconnu pour être l'auteur de la calomnie dirigée contre madame
+d'Albémar, vous feriez un tort irréparable à votre amie, en vous
+chargeant de repousser l'offense qu'elle a reçue.
+
+On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés
+par elle, une femme, une soeur, une fille, mais jamais celle qui ne
+tient à nous que par l'amour; et vous, monsieur, qui possédez
+éminemment les qualités énergiques et imposantes, les seules dont
+l'éclat se réfléchisse sur les objets de notre affection, vous aspirez
+en vain à défendre la femme que vous aimez, ce bonheur vous est
+refusé.
+
+Madame d'Albémar a cependant plus que personne besoin d'appui au
+milieu du monde; sa conduite est parfaitement pure, et pourtant les
+apparences sont telles qu'elle doit passer pour coupable. Elle a un
+esprit supérieur, un coeur excellent, une figure charmante, de la
+jeunesse, de la fortune, mais tous ces avantages qui attirent des
+ennemis, rendent un protecteur encore plus nécessaire: son esprit
+éclairé donne de l'indépendance à ses opinions et à sa conduite; c'est
+un danger de plus pour son repos, puisqu'elle n'a ni frère ni mari qui
+lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces
+liens se sont placées, pour la plupart, à l'abri des préjugés reçus,
+comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre.
+
+La parfaite bonté de madame d'Albémar sembleroit devoir lui faire des
+amis de toutes les personnes qu'elle a servies, il n'en est rien; elle
+a déjà trouvé beaucoup d'ingrats, elle en rencontrera peut-être
+beaucoup encore; vous avez vu ce qui lui est arrivé avec madame du
+Marset. J'ai souvent remarqué que dans les sociétés de Paris,
+lorsqu'un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d'une
+reconnoissance importune envers un esprit supérieur, ils se
+choisissent quelques devoirs bien faciles, auprès d'une personne bien
+commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité,
+pour se dispenser de tout autre. Madame d'Albémar est trop distinguée,
+pour pouvoir compter sur la bienveillance durable de ceux qui ne sont
+pas dignes de l'aimer et de l'admirer, et c'est par l'autorité d'une
+situation qui en impose, bien plus que par ses qualités aimables,
+qu'elle peut désarmer la haine. Je la vois maintenant entourée de
+périls, menacée des chagrins les plus cruels, si elle n'en est
+préservée par un défenseur que la morale et la société puissent
+reconnoître pour tel.
+
+Tous ceux qui, éblouis de ses charmes, n'examinent point sa situation
+avec la sollicitude de l'amitié, croiront peut-être qu'elle est faite
+pour triompher de tout. Le triomphe seroit possible, mais il lui
+coûteroit tant de peines, que son bonheur du moins en seroit pour
+toujours altéré: je ne sais même si elle peut à elle seule
+aujourd'hui, effacer entièrement le mal que ses ennemis viennent de
+lui faire. Mais c'en est assez, je ne dois point insister sur vos
+peines, avant de savoir si vous consentirez à ce que je propose pour
+les faire cesser. Vous connoissez mes opinions, monsieur, je m'en
+honore, et j'ai supporté, sinon avec plaisir, du moins avec orgueil,
+les peines qu'elles m'attirent. Ce sont ces opinions qui m'ont suggéré
+le conseil que j'ai donné à madame d'Albémar; ce conseil est le seul
+qui puisse vous sauver des malheurs que vous éprouvez, et que vous
+devez craindre. Je crois digne de vous d'y accéder; et vous savez, je
+l'espère, de quelle estime et de quelle considération je suis pénétré
+pour vos lumières et pour vos vertus.
+
+HENRI DE LEBENSEI.
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+M. de Lebensei à Delphine.
+
+Cernay, ce 27 septembre 1791.
+
+
+Celui que vous aimez est toujours digne de vous, madame; mais son
+sentiment ni le vôtre ne peuvent rien contre la fatalité de votre
+situation. Il ne reste qu'un moyen de rétablir votre réputation, et de
+retrouver le bonheur; rassemblez pour m'entendre toutes les forces de
+votre sensibilité et de votre raison. Léonce n'est point
+irrévocablement lié à Matilde, Léonce peut encore être votre époux; le
+divorce doit être décrété dans un mois par l'assemblée constituante,
+j'en ai vu la loi, j'en suis sûr. Après avoir lu ces paroles, vous
+pressentirez, sans doute, quel est le sujet que je veux traiter avec
+vous; et l'émotion, l'incertitude, des sentimens divers et confus,
+vous auront tellement troublée que vous n'aurez pu d'abord continuer
+ma lettre; reprenez-la maintenant.
+
+Je ne connois point madame de Mondoville, sa conduite envers ma femme
+a dû m'offenser; je me défendrai cependant, soyez-en sûre, de cette
+prévention; votre bonheur est le seul intérêt qui m'occupe. J'ignore
+ce que vous et votre ami pensez du divorce, je me persuade aisément
+que l'amour suffiroit pour vous entraîner tous les deux à l'approuver;
+mais cependant, madame, je connois assez votre raison et votre âme
+pour croire que vous refuseriez le bonheur même, s'il n'étoit pas
+d'accord avec l'idée que vous vous êtes faite de la véritable vertu.
+Ceux qui condamnent le divorce prétendent que leur opinion est d'une
+moralité plus parfaite: s'il en était ainsi, il faudroit que les vrais
+philosophes l'adoptassent; car le premier but de la pensée est de
+connoître nos devoirs dans toute leur étendue; mais je veux examiner
+avec vous si les principes qui me font approuver le divorce, sont
+d'accord avec la nature de l'homme, et avec les intentions
+bienfaisantes que nous devons attribuer à la Divinité.
+
+C'est un grand mystère que l'amour; peut-être est-ce un bien céleste,
+qu'un ange a laissé sur la terre; peut-être est-ce une chimère de
+l'imagination, qu'elle poursuit jusqu'à ce que le coeur refroidi
+appartienne déjà plus à la mort qu'à la vie. N'importe; si je ne
+voyois dans votre sentiment pour Léonce que de l'amour, si je ne
+croyois pas que sa femme disconvient à son caractère et à son esprit
+sous mille rapports différens, je ne vous conseillerois pas de tout
+briser pour vous réunir; mais écoutez-moi, l'un et l'autre.
+
+De quelque manière que l'on combine les institutions humaines, bien
+peu d'hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui
+console de vivre; l'intime confiance, le rapport des sentimens et des
+idées, l'estime réciproque, et cet intérêt qui s'accroît avec les
+souvenirs. Ce n'est pas pour les jours de délices placés par la nature
+au commencement de notre carrière, afin de nous dérober la réflexion
+sur le reste de l'existence; ce n'est pas pour ces jours que la
+convenance des caractères est surtout nécessaire; c'est pour l'époque
+de la vie où l'on cherche à trouver dans le coeur l'un de l'autre,
+l'oubli du temps qui nous poursuit, et des hommes qui nous
+abandonnent. L'indissolubilité des mariages mal assortis prépare des
+malheurs sans espoir à la vieillesse; il semble qu'il ne s'agisse que
+de repousser les désirs des jeunes gens, et l'on oublie que les désirs
+repoussés des jeunes gens, deviendront les regrets éternels des
+vieillards. La jeunesse prend soin d'elle-même, on n'a pas besoin de
+s'en occuper; mais toutes les institutions, toutes les réflexions
+doivent avoir pour but de protéger à l'avance ces dernières années,
+que l'homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus
+intrépide sans effroi.
+
+Je ne nie point tous les inconvéniens du divorce, ou plutôt de la
+nature humaine qui l'exige; c'est aux moralistes, c'est à l'opinion à
+condamner ceux dont les motifs ne paroissent pas dignes d'excuse: mais
+au milieu d'une société civilisée qui introduit les mariages par
+convenance, les mariages dans un âge où l'on n'a nulle idée de
+l'avenir, lorsque les lois ne peuvent punir, ni les parens qui abusent
+de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l'un envers
+l'autre; en interdisant le divorce, la loi n'est sévère que pour les
+victimes, elle se charge de river les chaînes, sans pouvoir influer
+sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles; elle semble
+dire: Je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la
+durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de
+grands progrès, avant que l'on rencontre beaucoup d'époux qui se
+résignent au malheur, sans y échapper de quelque manière; et si l'on y
+échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la
+sévérité même des institutions, c'est alors que toutes les idées de
+devoir et de vertu sont confondues, et que l'on vit sous l'esclavage
+civil comme sous l'esclavage politique, dégagé par l'opinion des
+entraves imposées par la loi.
+
+Ce sont les circonstances particulières à chacun, qui déterminent si
+le divorce autorisé par la loi, peut être approuvé par le tribunal de
+l'opinion et de notre propre coeur. Un divorce qui auroit pour motif
+des malheurs survenus à l'un des deux époux, seroit l'action la plus
+vile que la pensée pût concevoir; car les affections du coeur, les
+liens de famille, ont précisément pour but de donner à l'homme des
+amis indépendans de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins
+quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglois,
+cette nation morale, religieuse et libre; les Anglois ont dans la
+liturgie du mariage une expression qui m'a touché: _Je l'accepte_,
+disent réciproquement la femme et le mari, _in health and in sickness,
+for better and for worse; dans la santé comme dans la maladie, dans
+ses meilleures circonstances, comme dans ses plus funestes_. La vertu,
+si même il en faut pour partager l'infortune, quand on a partagé le
+bonheur; la vertu n'exige alors qu'un dévouement tellement conforme à
+une nature généreuse, qu'il lui seroit tout-à-fait impossible d'agir
+autrement. Mais les Anglois, dont j'admire, sous presque tous les
+rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques, les
+Anglois ont eu tort de n'admettre le divorce que pour cause
+d'adultère: c'est rendre l'indépendance au vice, et n'enchaîner que la
+vertu; c'est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui
+peuvent exister entre les caractères, les sentimens et les principes.
+
+L'infidélité rompt le contrat, mais l'impossibilité de s'aimer
+dépouille la vie du premier bonheur que lui avoit destiné la nature;
+et quand cette impossibilité existe réellement, quand le temps, la
+réflexion, la raison même de nos amis et de nos parens la confirment,
+qui osera prononcer qu'un tel mariage est indissoluble? Une promesse
+inconsidérée, dans un âge où les lois ne permettent pas même de
+statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais
+du sort d'un être dont les années ne reviendront plus, qui doit
+mourir, et mourir sans avoir été aimé!
+
+La religion catholique est la seule qui consacre l'indissolubilité du
+mariage; mais c'est parce qu'il est dans l'esprit de cette religion
+d'imposer la douleur à l'homme sous mille formes différentes, comme le
+moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux.
+
+Depuis les macérations qu'on s'inflige à soi-même, jusques aux
+supplices que l'inquisition ordonnoit dans les siècles barbares, tout
+est souffrance et terreur dans les moyens employés par cette religion,
+pour forcer les hommes à la vertu. La nature, guidée par la
+Providence, suit une marche absolument opposée; elle conduit l'homme
+vers tout ce qui est bon, comme vers tout ce qui est bien, par
+l'attrait et le penchant le plus doux.
+
+La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de
+l'Évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni
+pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans
+les pays protestans, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en
+Amérique, les moeurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les
+lois plus humaines; tandis qu'en Espagne, en Italie, dans les pays où
+le catholicisme est dans tonte sa force, les institutions politiques
+et les moeurs privées se ressentent de l'erreur d'une religion qui
+regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen
+d'améliorer les hommes.
+
+Ce n'est pas tout encore: comme cet empire de la souffrance répugne à
+l'homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion
+catholique, si elle a quelques martyrs, fait un si grand nombre
+d'incrédules; on s'avouoit athée ouvertement en France, avant la
+révolution. Spinosa est italien: presque tous les systèmes du
+matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques, tandis
+qu'en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestans enfin,
+personne ne professe cette opinion malheureuse; l'athéisme, n'ayant
+dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paroîtroit que le
+destructeur des plus douces espérances de la vie.
+
+Les stoïciens, comme les catholiques, croyoient que le malheur rend
+l'homme plus vertueux; mais leur système, purement philosophique,
+étoit infiniment moins dangereux. Chaque homme, se l'appliquant à lui
+seul, l'interprétoit à sa manière; il n'étoit point uni à ces
+superstitions religieuses, qui n'ont ni bornes ni but. Il ne donnoit
+point à un corps de prêtres un ascendant incalculable sur l'espèce
+humaine; car l'imagination répugnant aux souffrances, elle est
+d'autant plus subjuguée, quand une fois elle s'y résout, qu'il lui en
+a coûté davantage; et l'on a bien plus de pouvoir sur les hommes que
+l'on a déterminés à s'imposer eux-mêmes de cruelles peines, que sur
+ceux qu'on a laissés dans leur bon sens naturel, en ne leur parlant
+que raison et bonheur.
+
+L'un des bienfaits de la morale évangélique, étoit d'adoucir les
+principes rigoureux du stoïcisme; le christianisme inspire surtout la
+bienfaisance et l'humanité; et par de singulières interprétations, il
+se trouve qu'on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à
+la volonté des prêtres, tandis que l'ancien rendoit indépendant de
+tous les hommes; un stoïcisme qui fait votre coeur humble, tandis que
+l'autre le rendoit fier; un stoïcisme qui vous détache des intérêts
+publics, tandis que l'autre vous dévouoit à votre patrie; un stoïcisme
+enfin qui se sert de la douleur pour enchaîner l'âme et la pensée,
+taudis que l'autre du moins la consacroit à fortifier l'esprit, en
+affranchissant la raison.
+
+Si ces réflexions, que je pourrais étendre beaucoup plus, si votre
+esprit, madame, ne savoit pas y suppléer; si ces réflexions, dis-je,
+vous ont convaincue que celui qui veut conduire les hommes à la vertu
+par la souffrance, méconnoit la bonté divine, et marche contre ses
+voies, vous serez d'accord avec moi dans toutes les conséquences que
+je veux en tirer.
+
+Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit; notre
+nature morale, je dirai plus, l'inpulsion de notre sang, tout ce qu'il
+y a d'involontaire en nous, nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un
+effort pour soigner nos parens, dont la seule voix retentit à tous les
+souvenirs de notre vie? Si l'on pouvoit se représenter une nécessité
+qui contraignît à les abandonner, c'est alors que l'âme seroit
+condamnée aux supplices les plus douloureux! Faut-il un effort pour
+protéger ses enfans? la nature a voulu que l'amour qu'ils inspirent
+fût encore plus puissant que toutes les autres passions du coeur. Qu'y
+auroit-il de plus cruel que d'être privé de ce devoir? parcourons
+toutes les vertus, fierté, franchise, pitié, humanité; quel travail ne
+faudroit-il pas faire sur son caractère, quel travail ne feroit-on pas
+en vain, pour obtenir de soi, malgré la révolte de sa nature, une
+bassesse, un mensonge, un acte de dureté? D'où vient donc ce sublime
+accord entre notre être et nos devoirs? de la même Providence, qui
+nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire
+à notre conservation. Quoi! la Divinité qui a voulu que tout fût
+facile et agréable pour le maintien de l'existence physique, auroit
+mis notre nature morale en opposition avec la vertu! La récompense
+nous en seroit promise dans un monde inconnu; mais pour celui dont la
+réalité pèse sur nous, il faudroit réprimer sans cesse l'élan toujours
+renaissant de l'âme vers le bonheur; il faudroit réprimer ce sentiment
+doux en lui-même, quand il n'est pas injustement contrarié.
+
+De quelles bizarreries les hommes n'ont-ils pas été capables? Le
+Créateur les avoit préservés de la cruauté par la sympathie, le
+fanatisme leur a fait braver cet instinct de l'âme, en leur persuadant
+que celui qui en avoit doué leur nature leur commandoit de l'étouffer.
+Un désir vif d'être heureux anime tous les hommes, des hypocrites ont
+représenté ce désir comme la tentation du crime. Ils ont ainsi
+blasphémé Dieu, car toute la création repose sur le besoin du bonheur.
+Sans doute on pourroit abuser de cette idée comme de toutes les
+autres, en la faisant sortir de ses limites. Il y a des circonstances
+où les sacrifices sont nécessaires; ce sont toutes celles où le
+bonheur des autres exige que vous vous immoliez vous-même à eux: mais
+c'est toujours dans le but d'une plus grande somme de félicité pour
+tous, que quelques-uns ont à souffrir; et le moyen de la nature, au
+moral comme au physique, ce sont les jouissances de la vie.
+
+Si ces principes sont vrais, peut-on croire que la Providence exige
+des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant
+à rester liés pour toujours à l'objet qui les rend profondément
+infortunés? Ce supplice seroit-il ordonné par la bonté suprême? Et la
+miséricorde divine l'exigeroit-elle pour expiation d'une erreur?
+
+Dieu a dit: _Il ne convient pas que l'homme soit seul_; cette
+intention bienfaisante ne seroit pas remplie, s'il n'existait aucun
+moyen de se séparer de la femme insensible ou stupide, ou coupable,
+qui n'entreroit jamais en partage de vos sentimens ni de vos pensées!
+Qu'il est insensé, celui qui a osé prononcer qu'il existoit des liens
+que le désespoir ne pouvoit pas rompre! La mort vient an secours des
+souffrances physiques, quand on n'a plus la force de les supporter, et
+les institutions sociales feroient de cette vie la prison d'Hugolin,
+qui n'avoit point d'issue! Ses enfans y périrent avec lui; les enfans
+aussi souffrent autant que leurs parens, quand ils sont renfermés avec
+eux dans le cercle éternel de douleurs, que forme une union mal
+assortie et indissoluble.
+
+La plus grande objection que l'on fait contre le divorce, ne concerne
+point la situation où se trouve M. de Mondoville, puisqu'il n'a point
+d'enfans; je ne rappellerai donc point tout ce qu'on pourrait répondre
+à cette difficulté. Néanmoins, je vous dirai que les moralistes qui
+ont écrit contre le divorce, en s'appuyant de l'intérêt des enfans,
+ont tout-à-fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur
+pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfans, qui seront
+des hommes à leur tour. On considère les enfans en général comme s'ils
+dévoient toujours rester tels; mais les enfans actuels sont des époux
+futurs; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause
+d'eux, l'âge viril d'un droit qui peut-être un jour les auroit sauvés
+du désespoir.
+
+J'ai dû, m'adressant à un esprit de votre force, discuter l'opinion
+qui vous intéresse sous un point de vue général; mais combien je suis
+plus sûr encore d'avoir raison, en ne considérant que votre position
+particulière! Léonce vouloit s'unir à vous; c'est par une supercherie
+qu'il est l'époux de mademoiselle de Vernon; vous n'avez pu renoncer
+l'un à l'autre, vous passez votre vie ensemble, Léonce n'aime que
+vous, n'existe que pour vous; sa femme l'ignore peut-être encore, mais
+elle ne peut tarder à le découvrir; votre généreuse conduite envers M.
+de Valorbe, a été la première cause des abominables injustices dont
+vous souffrez; mais il étoit impossible que, tôt ou tard, votre
+attachement pour Léonce ne vous fît pas beaucoup de tort dans
+l'opinion. Vous vivez, par un hasard que vous devez bénir, dans une de
+ces époques rares où la puissance ne méprise pas les lumières; dans un
+mois la loi du divorce sera décrétée, et Léonce, en devenant votre
+époux, vous honorera par son amour, au lieu de vous perdre en s'y
+livrant. Craindriez-vous la défaveur du monde? Vous avez vu ma femme
+la supporter peut-être avec peine; mais je vous prédis que cette
+défaveur ira chaque jour en décroissant; les moeurs deviendront plus
+austères, le mariage sera plus respecté, et l'on sentira que tous ces
+biens sont dus à la possibilité de trouver le bonheur dans le devoir.
+
+Il est vrai que le divorce, paraissant à quelques personnes le
+résultat d'une révolution qu'elles détestent, leur déplaît sous ce
+rapport beaucoup plus que sous tous les autres; et comme les haines
+politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme, il
+se peut que Léonce soit blâmé plus vivement que vous, en adoptant une
+résolution que l'esprit de parti réprouveroit. Mais s'il faut une
+sorte de raison hardie dans les femmes, pour se déterminer à devenir
+l'objet des jugemens du public, il ne doit rien en coûter à un homme
+sensible, pour assurer la gloire et la félicité de celle que son amour
+a pu compromettre.
+
+Je sais que M. de Mondoville a été élevé dans un pays où l'on tient
+beaucoup à toutes les idées, comme à tous les usages antiques; mais il
+est trop éclairé pour ne pas sentir que les illusions qui inspiroient
+autrefois de grandes vertus, n'ont pas assez de puissance maintenant
+pour les faire renaître. Ces souvenirs chancelans ne peuvent nous
+servir d'appui, et il faut fonder les vertus civiles et politiques sur
+des principes plus d'accord avec les lumières et la raison. Enfin, je
+n'en doute pas, il vous suffira d'apprendre à M. de Mondoville que le
+divorce devient possible, pour qu'il saisisse avec transport un tel
+espoir de bonheur; il seroit indigne de lui de sacrifier votre
+réputation à son amour, et de ne ménager que la sienne! il seroit
+indigne de lui, de s'affranchir comme il le fait du joug de son
+mariage, et de n'avoir pas la volonté de le briser légalement!
+Voudroit-il reconnoître que sa passion pour vous est plus forte que
+ses devoirs, mais qu'elle céderoit aux frivoles censures de la
+société? Je m'arrête; une telle supposition est impossible.
+
+J'ai toujours pensé qu'un homme ne peut répondre, ni de son bonheur,
+ni de celui de la femme qu'il aime, s'il ne sait pas dédaigner
+l'opinion ou la subjuguer. M. de Mondoville est, de tous les
+caractères, le plus fort, le plus ardent, le plus énergique; se
+pourroit-il qu'il fût dépendant des jugemens des autres, tandis qu'il
+semble plus fait que personne pour dominer tous les esprits? non, je
+ne puis le croire, et c'est de vous seule que dépendra sans, doute la
+décision de votre sort.
+
+Vous inspirez, madame, un intérêt si tendre et si profond, vous vous
+êtes conduite pour ma femme et pour moi avec une générosité si
+parfaite, que je donnerais beaucoup de mes années pour vous inspirer
+le courage d'être heureuse. Le ciel, l'amour, l'amitié, toutes les
+puissances généreuses seconderont, je l'espère, les voeux que je fais
+pour vous.
+
+HENRI DE LEBENSEI.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII
+
+Réponse de Delphine à M. de Lebensei.
+
+Paris, ce 3 septembre.
+
+
+Ah! quel mal vous m'avez fait! C'est votre amitié qui vous a inspiré;
+mais falloit-il renouveler les regrets d'un malheur irréparable? Oui,
+il l'est, et je serois indigne de votre estime, si j'acceptais un
+moment l'espoir que vous avez conçu pour moi: vous n'aimez point
+Matilde, vous avez même de justes raisons de vous en plaindre; il
+étoit donc naturel que vous vous fissiez illusion sur les devoirs de
+Léonce, et sur les miens envers elle. Cette erreur ne m'étoit pas
+possible, je ne l'ai pas admise un seul instant; mais il y a des
+paroles qui bouleversent l'âme, alors même qu'il n'en doit rien
+résulter: lorsque j'ai lu dans votre lettre, comme à travers un nuage,
+ces mots: _Léonce n'est point irrévocablement lié à Matilde, il peut
+encore devenir votre époux, _j'ai frissonné, j'ai éprouvé je ne sais
+quelle émotion indéfinissable, hors de l'existence, au-delà de ses
+bornes; je ne puis me faire maintenant aucune idée de cette
+impression. Si l'âme, dans une extase, avoit entrevu la destinée des
+bienheureux, et qu'elle retombât l'instant d'après sur les peines de
+la vie, comment pourroit-elle exprimer ce qu'elle auroit senti? cette
+sorte de confusion est dans ma tête; j'ai éprouvé au coeur, en lisant
+vos premières lignes, une sensation que je ne retrouverai jamais; elle
+est passée, mais ce souvenir rend l'existence réelle plus arrière.
+
+Je me hâte de vous répondre avant d'avoir vu Léonce; je désire qu'il
+ignore à jamais la proposition que vous m'avez faite; son consentement
+ou son refus me seroit également pénible. Ma situation est sans
+espoir, je le sais; tout ce que vous avez dit est vrai; des peines que
+vous ignorez encore me menacent; si Matilde vient à découvrir les
+sentimens qu'un hasard lui a dérobés jusqu'à présent, j'immolerai mon
+bonheur à Matilde, aptes avoir sacrifié ma réputation à Léonce. Tout
+me prouve, hélas! qu'il n'est point de félicité possible pour l'amour
+hors du mariage, point de repos pour la foiblesse encore vertueuse qui
+veut composer avec l'amour; mais cette douloureuse conviction ne peut
+me faire adopter le conseil que vous me donnez, il seroit criminel
+pour moi de le suivre; daignez m'entendre, je suis loin de vous
+offenser.
+
+Ne pensez pas que mon esprit repousse ce que la plus sage philosophie
+vous inspire: je pense, il est vrai, qu'à moins de circonstances
+semblables à celles où madame de Lebensei s'est trouvée, la
+délicatesse d'une femme doit lui inspirer beaucoup de répugnance pour
+le divorce; mais je ne crois point aux voeux irrévocables, ils ne
+sont, ce me semble, qu'un égarement de notre propre raison, sanctionné
+par l'ignorance ou le despotisme des législateurs. Mais, si j'étois
+capable d'exciter Léonce au divorce avec Matilde, si je considérois
+même cette idée comme un avenir, comme une chance possible, je
+désavouerois le principe de morale qui m'a toujours servi de guide; je
+sacrifierois le bonheur légitime d'une autre à moi; je ferois enfin ce
+qui me semblèrent condamnable, et celui qui brave sa conscience est
+toujours coupable. Nul repentir n'est imprévu, le remords s'annonce de
+loin; et qui sait interroger son coeur, connoît avant la faute, tout
+ce qu'il éprouvera quand elle sera commise.
+
+Le divorce jetteroit Matilde dans un profond désespoir, elle le
+regarderoit comme un crime, ne se considéreroit jamais comme libre, et
+s'enfermeroit dans un cloître pour le reste de ses jours. Je ne sais
+pas avec certitude quel degré de peine elle éprouveroit, si elle
+connoissoit l'attachement de Léonce pour moi; mais ce dont je ne puis
+douter, c'est qu'elle seroit à jamais infortunée, si Léonce, profitant
+de la loi du divorce, se permettoit une action qui serait, à ses yeux,
+un sacrilège impie. Quand ma coupable et malheureuse amie, madame de
+Vernon, trompa Léonce pour l'unir à sa fille, Matilde l'ignoroit; elle
+n'y auroit point consenti, elle s'est toujours conduite avec bonne
+foi; c'est une personne peu aimable, mais vertueuse. Elle n'est
+tourmentée ni par son imagination, ni par sa sensibilité; elle
+n'observe ni avec un esprit, ni avec un coeur inquiet la conduite de
+son époux; mais elle éprouveroit une douleur mortelle, si on venoit
+l'attaquer dans les idées où elle s'est retranchée, si l'on offensoit
+à la fois sa fierté et sa religion.
+
+Pour obtenir le bonheur d'être la femme de Léonce, je ne sais quel est
+le supplice qui ne me paroîtroit pas doux! Je vous l'avoue, dans la
+sincérité de mon coeur, j'accepterois avec délice trois mois de ce
+bonheur et la mort. Mais je le demande à vous-même, âme noble et
+généreuse! auriez-vous épousé votre Élise aux dépens du bonheur d'un
+autre? voudriez-vous de la félicité suprême à ce prix? Où se réfugier
+pour éviter le regret de la peine qu'on a causée? Connoissez-vous un
+sentiment qui poursuive le coeur avec une amertume si douloureuse!
+l'amour qui fait tout oublier, devoirs, craintes, sermens, l'amour
+même donne à la pitié une nouvelle force; ce sont des sentimens sortis
+de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l'un de l'autre.
+L'ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu'il a fait éprouver
+pour arriver à son but; mais le bonheur de l'amour dispose tellement
+le coeur à la sympathie, qu'il est impossible de braver, pour
+l'obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de
+beaucoup de torts; la vertu est dans la nature de l'homme; elle
+reparoît dans son âme après de longs égaremens, comme les forces
+renaissent dans la convalescence des maladies; mais, quand on a
+combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du
+coeur ne parlent plus.
+
+Oui, je repousserai loin de ma pensée lé bonheur qui me fut promis une
+fois sous les auspices de l'innocence et de la vertu, mais que rien
+désormais ne sauroit me rendre; je devrois faire plus, je devrois
+cesser de voir Léonce; mais je ne puis me le cacher, mon caractère n'a
+pas la force nécessaire pour les sacrifices; je remplis les devoirs
+que les qualités naturelles rendent faciles, je suis peu capable de
+ceux qui exigent un grand effort; peut-être dans votre système
+bienfaisant, qui fait du bonheur la source et le but de toutes les
+vertus, peut-être n'avez-vous pas assez réfléchi à ces combinaisons de
+la destinée qui commandent de se vaincre soi-même; je suis dans l'une
+de ces situations déchirantes, et je sens ce qu'il me manque pour
+suivre rigoureusement mon devoir.
+
+Il n'est pas vrai, comme votre coeur se plaît à le supposer, qu'il ne
+faille point d'effort pour être vertueux: c'est le bonheur, j'en
+conviens avec vous, qu'on doit considérer comme, le but de la
+Providence; mais la morale, qui est l'ordre donné à l'homme de remplir
+les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le
+bonheur particulier soit immolé au bonheur général. Jugez par moi de
+ce qu'il pourroit en coûter pour accomplir les devoirs dans toute leur
+étendue! Je crois que j'ai les vertus qu'une bonne nature peut
+inspirer, mais je n'atteins pas à celles qu'on ne peut exercer qu'en
+triomphant de son propre coeur. Je suis, je ne me le cache point, dans
+un rang inférieur parmi les âmes honnêtes: les vertus qui se composent
+de sacrifices, méritent peut-être plus d'estime que les meilleurs
+mouvemens.
+
+Dans cette circonstance au moins, je n'hésiterai pas sur mon devoir;
+l'opinion me persécutera, des malheurs de tout genre tomberont sur
+moi, je ne pourrois pas m'y dérober à présent, même en renonçant à
+Léonce: mais je suis plus loin encore de vouloir y échapper, en
+portant atteinte à la destinée de Matilde. Que mes fautes perdent mon
+bonheur, mais qu'elles ne causent de peines à personne! et que
+l'infortunée Delphine, seule punie de son amour, ne fasse jamais
+verser d'autres larmes que les siennes!
+
+En rejetant le conseil que votre amitié me donne, je ne sens pas moins
+vivement tout ce que je vous dois, monsieur, pour vous être occupé de
+moi avec tant de sollicitude; et c'est un souvenir qu'il m'est doux de
+joindre à tous ceux qui m'attachent pour la vie à vous et à votre
+Élise.
+
+
+
+
+LETTRE XIX
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 4 septembre.
+
+
+M. de Lebensei, ma chère Élise, en apprenant: à Léonce qu'il m'avoit
+écrit, m'a causé de nouveaux chagrins, quoique assurément son unique
+désir fût de me les épargner. Léonce, hier, est venu chez moi; il
+étoit depuis trois jours à Paris, sans avoir cherché à me voir; il
+falloit qu'il fût bien mécontent de hui-même, puisqu'il n'avoit pas
+besoin de m'ouvrir son coeur. J'étois seule; je vis sur sa
+physionomie, comme il entroit dans ma chambre, une vive expression
+d'inquiétude, et, sans me dire un mot ni de son absence, ni de son
+retour, ses premières paroles furent pour me demander si j'avois reçu
+une lettre de M. de Lebensei, et si j'y avois répondu; je fus très
+troublée de cette question; il insista, ma réponse n'étoit point
+encore partie. Léonce aperçut la lettre de votre mari et la mienne sur
+ma table, et me demanda de les lui montrer; je m'y refusai d'abord; il
+s'en plaignit avec une sorte de mécontentement sévère et triste qu'il
+m'est impossible de supporter; je me levai, désespérée de céder à ce
+qui me sembloit la nécessité, la volonté de Léonce, et je lui remis la
+lettre de M. de Lebensei et la mienne; j'aurois donné tout au monde
+pour les lui cacher, mais son regard ne me permit pas d'hésiter à lui
+obéir.
+
+En prenant ces lettres, il soupira et se tut; j'étois aussi moi-même
+dans l'anxiété la plus douloureuse; je ne sais ce que je désirois, je
+ne sais ce que je craignois d'entendre, mais je souffrois cruellement.
+Dès les premières lignes de la lettre de M. de Lebensei, Léonce
+changea de visage; il pâlit et rougit alternativement, sans lever les
+yeux sur moi, ni prononcer une seule parole, quoique tout trahît en
+lui l'émotion la plus profonde. Après avoir lu la lettre de M. de
+Lebensei, il prit la mienne, ses mains trembloient en la tenant; je
+m'efforçois pendant ce temps de paroître tranquille et de dissimuler
+ma violente agitation; il me sembloit qu'il y avoit une sorte de
+honte, dans cette situation, à laisser voir mon trouble.
+
+Quand Léonce fut à l'endroit de ma lettre où je repoussois avec
+vivacité l'idée du divorce, les larmes le suffoquèrent; il laissa
+tomber sa tête sur sa main, avec des sanglots qui me déchirèrent le
+coeur: je l'avois vu souvent attendri, mais c'étoit la première fois
+que, cessant de se retenir, il se livroit à ses pleurs, comme si
+toutes les puissances de son âme avoient à la fois cédé dans le même
+moment. Je fus bouleversée en le voyant dans cet état, quoique je n'en
+connusse pas bien la cause, et que je craignisse même de la pénétrer:
+mais qui peut peindre l'effet que produit un caractère fort, lorsqu'il
+est abattu par la sensibilité? jamais les larmes des femmes, jamais
+les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le coeur à cet
+excès, ne sauroient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si
+douloureux!--Léonce, mon cher Léonce, lui répétai-je plusieurs fois,
+quel est le sentiment qui vous oppresse? parlez sans crainte à votre
+amie, vous pouvez tout lui avouer: est-ce la calomnie qu'on a répandue
+sur moi, qui vous afflige si douloureusement? Est-ce cette proposition
+inattendue, mais vivement repoussée?--Je m'arrêtai, il ne répondit
+rien, ses, larmes redoubloient; il essayoit, mais en vain, de se
+contraindre; et rejetant sa tête en arrière, avec l'impatience de ne
+pouvoir triompher de son émotion, il couvrit son visage de son
+mouchoir, et des cris de douleur lui échappèrent.
+
+Il me fut impossible de supporter plus long-temps ce silence, ce
+désespoir extraordinaire, et je me jetai aux genoux de Léonce, pour le
+conjurer de me parler et de m'entendre. Ce mouvement fit sur lui
+l'impression la plus vive, il me regarda quelques instans avec
+étonnement, avec transport, comme si quelque chimère heureuse se fût
+réalisée à ses yeux; il me saisit dans ses bras, me replaça sur le
+canapé, et se prosternant à mes pieds, il me dit:--Oui, vous êtes un
+ange. Mais moi! mais moi....--Son visage redevint sombre, et il se
+releva.
+
+Le jour baissoit, un mouvement que je fis lui persuada que j'allois
+sonner pour demander de la lumière; il me saisit la main et me
+dit:--Restons dans cette obscurité; je ne veux pas que vous lisiez
+rien sur mon visage; je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui
+vous occupe, tout doit être mystère, rien ne peut plus se
+confier.--Grand Dieu! m'écriai-je, quel affreux changement!--J'allois
+continuer; j'allois le forcer à s'expliquer, lorsque ma soeur entra,
+et dans l'instant même Léonce disparut.
+
+Jugez quelles cruelles réflexions ont déchiré mon coeur! Est-ce
+l'opinion de M. de Lebensei sur la possibilité du divorce qui a jeté
+Léonce dans cet égarement? ou n'est-ce pas plutôt qu'il me croit
+perdue dans l'opinion, et que ce malheur est au-dessus de ses forces?
+Je saurai la vérité, le doute qui me tourmente ne peut subsister plus
+long-temps; mais je vous en conjure, ma chère Élise, priez votre mari
+de ne rappeler en aucune manière à Léonce l'idée qu'il avoit conçue;
+vous voyez bien que cette idée ne peut produire que des peines.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+Je veux, Léonce, que vous me parliez avec sincérité, avec courage
+même, dussiez-vous me faire beaucoup souffrir. Vous savez quels sont
+les chagrins cruels qui, depuis votre querelle avec M. de Valorbe, ont
+troublé ma vie; je vous l'avouerai, j'ai senti en vous revoyant, que
+tout ce qui m'affligeoit n'étoit rien, en comparaison des peines que
+vous seul pouvez me faire éprouver.
+
+Je vous ai promis, en présence de ma soeur, de ne jamais me séparer de
+vous, tant que le bonheur de Matilde ne l'exigeroit pas de moi;
+peut-être que bientôt, à son retour d'Andelys, elle sera informée à la
+fois et des calomnies et de la vérité; mais quand même un hasard
+inouï, prolongeroit sa sécurité, c'est vous que j'interroge, pour
+savoir si je ne dois pas m'éloigner. Ne croyez point que je veuille
+partir pour me dérober à la méchanceté dont je suis la victime; je
+puis peut-être m'en relever aux yeux des autres, je puis du moins
+trouver dans ma conscience qui est pure, et dans ma fierté qui est
+orgueilleuse, de quoi me rendre indépendante des accusations que je
+méprise; mais ce qu'il m'est impossible de supporter, c'est la moindre
+diminution dans le bonheur que mon attachement vous faisoit goûter.
+
+Examinez avec scrupule, je vous en conjure, l'impression qu'a produite
+sur vous l'horrible mal qu'on a dit de moi, et la dégradation sensible
+qui doit en résulter dans le rang que la société m'accordoit.
+Demandez-vous si cette espèce de prestige dont la faveur du monde
+entoure les femmes, ne séduisoit pas votre imagination, et si elle ne
+se refroidira pas, lorsque ceux que vous verrez, loin de partager
+votre enthousiasme pour moi, le combattront de toutes les manières. Il
+entre dans la passion de l'amour tant de sentimens inconnus à
+nous-mêmes, que la perte d'un seul pourroit flétrir tous les autres.
+Ah! s'il me falloit partir quand vous me regretteriez moins!
+Pardonnez, Léonce, je ne veux pas votre malheur: s'il faut nous
+séparer, je souhaite vivement que le temps et la raison adoucissent un
+jour votre peine; mais qui pourroit me condamner à désirer que vous
+supportiez plus facilement mon absence, parce que l'illusion qui me
+rendoit aimable à vos yeux auroit disparu!
+
+O Léonce! préservez-moi d'une telle douleur, laissez-moi vous quitter
+quand je vous suis chère encore, quand l'injustice des hommes n'a pas
+eu le temps d'agir sur vous, et que je puis disparoître, en vous
+laissant un souvenir qui n'est point altéré. Léonce, réfléchissez à ma
+demande, ne vous confiez pas même au premier mouvement généreux qui
+vous la feroit repousser. Songez que votre caractère peut vous dominer
+malgré vous, et que vous ne parviendriez jamais à me dérober vos
+impressions. L'amour ne seroit pas la plus pure, la plus céleste des
+affections du coeur, s'il étoit donné à la puissance de la volonté
+d'imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n'ont que de
+l'amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment; et nos
+âmes, long-temps confondues, ne peuvent plus se rien cacher l'une à
+l'autre.
+
+Consentez à mon départ dans ce moment, doux encore, puisque mes
+ennemis, en vous rendant malheureux, ne vous ont point détaché de moi.
+Loin de vous, je ne cesserai point de vous aimer; il me restera du
+passé quelques sentimens qui m'aideront à vivre; mais, si j'avois vu
+votre amour succomber lentement au souffle empoisonné de la calomnie,
+je n'éprouverois plus rien qui ne fût amer et désespéré.
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+Ai-je mérité la lettre que vous venez de m'écrire? Vous m'avez fait
+rougir de moi; il faut que je vous aie donné une bien misérable idée
+de mon caractère, pour que vous puissiez imaginer un instant que votre
+malheur ait affoibli mon attachement pour vous. O Delphine! avec quel
+profond dédain je repousserois une telle injustice, si vous n'en étiez
+pas l'auteur! qu'ai-je dit, qu'ai-je montré, qu'ai-je éprouvé, qui
+justifie ce soupçon indigne de vous?
+
+Vous m'avez vu avant-hier dans un état extraordinaire...... Une
+proposition frappante, quoique impossible, avoit renouvelé tous mes
+regrets.... Elle remplissoit mon coeur d'une foule de pensées
+douloureuses, contraires, diverses, et néanmoins si confuses, qu'il
+m'eût été pénible de les exprimer...... Voilà tout le secret de mon
+trouble.
+
+Sans doute, j'ai été affligé des calomnies que des infâmes ont
+répandues contre vous, mais c'est moi que j'accuse, comme la première
+cause de ce malheur. Le chagrin que j'en ai ressenti n'est-il pas de
+tous les sentimens le plus naturel? puis-je vous aimer et être
+indifférent à votre réputation? puis-je vous aimer et ne pas sentir
+avec désespoir, avec rage, les fatales circonstances qui me condamnent
+à l'impuissance de vous venger? Mais, Delphine, je te le jure, jamais
+ton amant ne t'a chérie plus profondément; il est vrai, je suis
+susceptible pour toi comme pour moi-même, ou plutôt mille fois plus
+encore! crois aux témoignages de sentiment qui s'accordent avec le
+caractère, ce sont les plus vrais de tous. Dans aucun moment je ne
+pourrois supporter ton absence; mais, s'il me falloit attribuer ton
+départ à la fausse idée que tu aurois conçue des dispositions de mon
+coeur, je te suivrois, pour te détromper, jusqu'au bout du monde.
+
+Quoi! mon amie, tu voudrois t'éloigner de moi, au premier chagrin qui
+a frappé ta vie brillante! tu ne me croirois donc qu'un compagnon de
+prospérités? tu n'aurois rien trouvé dans mon coeur qui valût pour
+l'infortune! Ah! que suis-je donc, si ce n'est pas moi que tu
+recherches dans la douleur, et si la voix de ton ami ne conjure pas
+loin de toi les peines de la destinée!
+
+Je ne veux point te dissimuler ce que j'éprouve; car je n'ai pas un
+sentiment qui ne soit une preuve de plus de mon amour. J'aimois le
+concert de louanges qui te suivoit partout, il retentissoit à mon
+coeur; j'aimois les hommes de t'admirer, je les haïrai de te
+méconnoître; mais quand nous ne parviendrions pas à te justifier, à
+prosterner à tes pieds et la haine et l'envie, ta présence seroit
+encore le seul bien qui pût m'attacher à l'existence! Ma Delphine,
+j'ai déjà beaucoup souffert, mon âme est péniblement ébranlée, prends
+garde pas m'ôter les seules jouissances qui me restent; je ne
+traînerai point la vie au milieu des douleurs, je me l'étois promis
+long-temps avant de t'avoir connue: crois-tu que ces jours de délices
+que j'ai passés à Bellerive m'aient appris à mieux supporter le
+malheur? jamais un coeur de quelque énergie ne pourra supporter de te
+perdre, après avoir été l'objet de ton amour.
+
+Tu parles quelquefois d'un éloignement momentané: mon amie,
+comprends-tu toi-même ce que c'est qu'une année, ce que c'est que bien
+moins encore, pour des âmes telles que les nôtres? Ah! je n'ai pas en
+moi ce pressentiment de vie qui rend si libéral du temps; si nous
+interrompons notre destinée actuelle, je ne sais ce qu'il arrivera,
+mais jamais, jamais nous ne nous réunirons! Delphine, frémis de ce
+présage, une voix au fond de mon coeur l'a prononcé.
+
+Cessez donc de supposer un instant que notre séparation soit possible;
+dans quelque lieu de la terre que vous allassiez, je vous y
+rejoindrois, n'en doutez pas; le mot de départ n'a plus aucun sens. Si
+vous quittez Paris, vous me forcez à m'éloigner de Matilde, pour
+habiter les mêmes lieux que vous; ce sera l'unique résultat du
+sacrifice dont vous persistez à me menacer. N'est-ce donc pas assez de
+ne vous voir presque jamais seule? de n'avoir plus ces doux et longs
+entretiens, qui perfectionnoient mon caractère en me comblant de
+bonheur? j'ai dompté mon amour; la terreur que m'a fait éprouver le
+danger où ma passion vous avoit précipitée, cette terreur réprime
+encore les mouvemens les plus impétueux de mon coeur; c'est assez de
+ces peines, je n'en supporterai plus de nouvelles, et dans quelque
+lieu que vous soyez, vous m'y trouverez.
+
+Je n'ai voulu, Delphine, vous implorer qu'au nom de mon amour; je veux
+que vous restiez pour moi; mais l'intérêt même de votre réputation
+suffiroit seul pour vous en faire la loi: seroit-il digne de vous, de
+vous éloigner dans ce moment? N'est-il pas certain qu'on répandroit
+que si vous aviez pu vous justifier, vous ne seriez pas partie? Madame
+d'Artenas, en qui vous avez de la confiance, me disoit hier encore que
+vous vous deviez de reparoître dans la société, et de triompher
+vous-même de vos ennemis: ne connoissez-vous pas le monde! si vous
+pliez sous le poids de son injustice, il n'attribuera point votre
+abattement à la douleur, à la sensibilité de votre caractère; vous
+êtes trop supérieure pour qu'on revienne à vous par de la pitié; c'est
+votre courage qu'il faut opposer aux mensonges de l'envie: si la bonté
+suffisoit pour la désarmer, vous auroit-elle jamais attaquée? Mon
+amie, si tu me rends le calme et la force, en m'assurant que rien
+n'est changé dans tes projets ni dans ton coeur, nous en imposerons
+aux méchans: ne saurois-tu pas, avec de l'esprit et de la bonté,
+réussir aussi-bien qu'eux, avec de la sottise et de la perfidie?
+Confions-nous un peu plus en nous-mêmes; les envieux nous avertissent
+de nos qualités par leur haine, eh bien! appuyons-nous sur ces
+qualités. Toi, Delphine, toi, surtout, il te suffit de paraître pour
+plaire, de parler pour être aimée; ose affronter cette société qui ne
+peut te braver qu'en ton absence; je te réponds du triomphe, et tu en
+jouiras pour moi. Mais quand nos communs efforts n'auroient pas le
+succès que j'en espère, quoi qu'il puisse arriver, n'ayez plus
+d'injuste défiance. Ne vous exagérez pas les foiblesses de votre ami;
+et que son amour vous réponde de son bonheur, tant qu'il pourra vous
+voir et que vous l'aimerez.
+
+
+
+
+LETTRE XXII.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 25 septembre.
+
+
+Combien vous m'avez témoigné d'amitié pendant les jours que vous avez
+passés près de moi! Je ne vous laisserai rien ignorer, ma chère Élise,
+de ce qui m'intéresse; j'ai le bonheur de croire que votre coeur en
+est vivement occupé. Léonce est parvenu à me rassurer sur son
+sentiment, nous avons ressaisi, pour la troisième fois, des espérances
+de bonheur qui étoient presque entièrement perdues; mais hélas! je n'y
+ai plus la même confiance.
+
+Quand Léonce a passé quelques jours sans aller dans le monde, il croit
+qu'il est devenu tout-à-fait insensible à cette injustice de l'opinion
+envers moi, qui l'a blessé si profondément; mais il ne sait pas que
+cette douleur, quand on en est susceptible, revient aussi facilement
+qu'elle se dissipe, cesse et renaît, mais ne se guérit jamais
+entièrement. Lorsque Léonce en est atteint, il cherche à me le
+dissimuler, il s'efforce d'être calme; mais je lis malgré lui dans son
+coeur; je vois qu'il souffre de cette peine, d'autant plus amère,
+qu'il craindroit de m'humilier en me l'avouant: voilà donc la plus
+douce de nos jouissances, la parfaite confiance déjà altérée! nous ne
+nous cachons rien; mais réciproquement, nous sentons que notre peine
+est moins douloureuse en ne nous en parlant pas.
+
+Je crains aussi de lui laisser apercevoir que mon coeur n'est pas en
+tout parfaitement satisfait de lui, je ne veux pas me prévaloir de ses
+torts pour l'affliger. Ah! ce n'est pas moi qui le punirai de ses
+défauts; hélas! les événemens ne s'en chargeront peut-être que trop!
+il désire, et, quoi qu'il m'en coûte, j'y souscris, que je recommence
+à sortir, à revoir mes anciennes relations; il croit que j'effacerai,
+si je le veux, la trace des calomnies qu'on a répandues sur moi; et je
+ne puis me dissimuler que son bonheur est attaché à mes succès à cet
+égard; je le ferai donc; mais quel effort pénible! Lorsque je suis
+entrée dans le monde, je croyois voir un ami dans tout homme qui se
+plaisoit à causer avec moi; j'éprouve à présent un sentiment bien
+contraire; je n'ose m'adresser à personne, parler à personne: une
+fierté timide m'empêche de rien essayer pour sortir de ma situation,
+et cependant elle me cause une douleur très-vive; je pense sans cesse
+avec amertume à ce qu'on a dit de moi, surtout à ce que Léonce a
+entendu! Les ennemis auroient-ils le courage de vous poursuivre, s'ils
+savoient qu'ils peuvent empoisonner jusqu'à l'affection même qui vous
+restoit, pour vous consoler de leur haine!
+
+La haine! juste ciel! comment l'ai-je méritée, ma chère Élise? à qui
+ai-je fait du mal? à qui n'ai-je pas fait tout le bien qui étoit en ma
+puissance? et d'où naissent-elles donc, ces fureurs cachées qui
+n'attendoient que le moment de la disgrâce pour éclater? est-ce à la
+jalousie qu'il faut les attribuer? Ah! quelques agrémens, dont je n'ai
+connu le prix que pour chercher à plaire et à être aimée, donnent-ils
+assez de bonheur pour exciter tant d'envie! et il faudra que je brave
+ces mauvais sentimens dont il m'eût été si doux de m'éloigner! deux
+ans d'absence auroient produit naturellement ce que je n'obtiendrai
+qu'au prix de mille souffrances: enfin, il le veut, ou plutôt, je sais
+quel prix il met à me revoir au rang que j'occupois dans l'opinion.
+
+Parviendrai-je jamais à dompter la malveillance? elle me glace à
+l'instant où je l'aperçois; je n'ai plus ni les armes de mon esprit ni
+celles de mon caractère devant les méchans: ce n'est point par
+foiblesse; vous savez si je manque de courage, quand il s'agit de
+défendre mes amis; mais j'ai peur de ceux qui me haïssent, parce que
+je ne sais pas leur opposer un sentiment de même nature; et les larmes
+me viennent plus facilement que les expressions méprisantes, quand je
+me vois l'objet de cet actif besoin de nuire qui remplit les vies
+désoeuvrées. N'importe, Léonce est malheureux, et, pour faire cesser
+sa peine, je saurai retrouver mes forces; la bonté les affoiblissoit;
+la fierté doit les relever. Mais la société, ce plaisir déjà si vide,
+si insuffisant en lui-même, que sera-t-elle pour moi, si je suis
+obligée d'en faire une lutte, une guerre, un sujet continuel
+d'observations et de craintes?
+
+Déjà depuis quinze jours, ne faut-il pas compter qui vient ou ne vient
+pas me voir? ne faut-il pas examiner la nuance des politesses des
+femmes, le degré de chaleur de leurs empressemens pour moi! j'ai senti
+battre mon coeur de crainte, pour une visite à recevoir, pour une
+misérable formule de politesse à remplir. Je ne connois pas une
+qualité forte de l'âme, une faculté supérieure de l'esprit qui ne se
+dégrade par une telle vie! l'idée générale de ménager l'opinion, de
+parvenir à la recouvrer, quand une injustice vous l'a ravie, ne
+rappelle rien à l'esprit qui ne soit sage et noble; mais combien tous
+les détails de cette entreprise répugnent à l'élévation des sentimens!
+combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance! et
+comme au milieu de ce pénible travail, un mouvement d'orgueil vous dit
+souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut le mieux à ce qui
+vaut le moins, et d'humilier un être distingué, devant la capricieuse
+faveur de tant d'individus sans nul mérite, de tant d'individus qui,
+si vous étiez dans la prospérité, se rendroient bientôt justice, et se
+placeroient d'eux-mêmes à cent pieds au-dessous de vous!
+
+Mais à quoi servent toutes ces plaintes, aux-quelles je m'abandonne en
+vous écrivant? Ne sais-je pas que je ferai ce que demandera Léonce; et
+sans même qu'il me le demande, ne sais-je pas que je ferai ce qui peut
+contribuer à me rendre plus aimable à ses yeux! Félicitez-vous, mon
+amie, d'avoir pour époux un homme affranchi du joug de l'opinion; vous
+êtes peut-être plus foible que lui à cet égard, mais cela vaut mieux
+que si vous aviez un caractère naturellement indépendant, dont vous ne
+pussiez tirer aucun secours, parce qu'il blesseroit ce que vous aimez.
+
+Je me rappelle qu'avant d'avoir vu Léonce, la première fois que je lus
+une lettre de lui, je sentis avec force que les différences de nos
+caractères nous rendroient, si nous nous aimions, profondément
+malheureux. Hélas! il n'est que trop vrai que, nous le sommes! mais ce
+que j'ignorois alors, c'est que le défaut même dont je me plains a je
+ne sais quel attrait, qui donne à mon sentiment de nouvelles forces.
+Un caractère ombrageux et susceptible vous occupe sans cesse par la
+crainte de lui déplaire. Vous attachez chaque jour plus de prix à
+satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l'honneur. Enfin,
+quand des défauts, qui appartiennent à l'exagération même de la
+fierté, ne détachent pas de ce qu'on aime, ils sont un lien de plus;
+et l'agitation qu'ils causent donne aux affections passionnées une
+nouvelle ardeur. Chère Élise, venez me voir, venez avec votre mari; sa
+conversation me rend le courage que la parfaite raison sait toujours
+inspirer.
+
+
+
+
+LETTRE XXIII
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 4 octobre.
+
+
+Samedi dernier, deux heures après votre départ, ma chère Élise, il est
+arrivé à ma belle-soeur une lettre de M. de Valorbe, datée de Moulins
+où son régiment est en garnison. Il lui annonce qu'il a fait son
+voyage heureusement; il rappelle indirectement les droits qu'il croit
+avoir acquis sur mon dévouement; mais il ne paroît pas avoir la
+moindre connoissance de ce qui a été dit à Paris relativement à lui;
+j'espère qu'il ne le saura point, et que les soins que Léonce a pris
+pour le justifier, auront réussi; c'est une telle autorité que Léonce,
+quand il s'agit de la bravoure d'un homme, que peut-être elle aura
+suffi pour défendre l'honneur de M. de Valorbe.
+
+J'ai fait hier enfin, ma chère Élise, le cercle de visites dont vous
+m'aviez recommandé de vous mander le résultat. Heureusement que je
+n'ai pas trouvé toutes les femmes que j'allois voir; celles qui ne
+sont que mes connoissances m'ont paru, à quelques nuances près, les
+mêmes pour moi, je ne leur demandois rien; mais quand j'ai voulu prier
+une ou deux femmes avec qui j'étois plus liée, d'expliquer la vérité,
+de repousser la calomnie dont j'avois été l'objet, elles se sont crues
+des personnes en place à qui l'on demande une grâce, et elles m'ont
+montré toute l'importance, toute la réserve, toute la froideur de la
+puissance envers la prière. Je me suis hâtée de leur dire que je
+renonçois à ce que je leur demandois, et leur visage s'est un peu
+éclairci, quand elles ont été bien certaines que je ne tirerois de
+leur politesse aucun droit sur leurs services.
+
+Si je puis rétablir ma réputation dans le monde, ce n'est point, j'en
+suis sûre, en recourant au zèle ou à l'amitié de quelques personnes en
+particulier; c'est un hasard heureux dans la vie que d'être secouru
+par les autres; il n'y faut point compter, il faut encore moins le
+demander; j'aime mieux reparoître courageusement dans la société; et
+me conduire comme si je méprisois tellement les mensonges qu'on a osé
+répandre, que je ne daignasse pas même m'en souvenir. Par degré, les
+foibles, me voyant de la force, se rapprocheront de moi, ils me
+reviendront dès qu'ils croiront que je puis me passer de leurs
+secours. Il y a dans le coeur de la plupart des hommes quelque chose
+de peu généreux, qui les porte à se mettre en garde contre les
+démarches les plus communes de la société, dès qu'ils aperçoivent
+qu'on les désire d'eux vivement. Ils craignent qu'on n'ait un intérêt
+caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se
+trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu'ils ne veulent.
+Élise, nous ne sommes pas ainsi, nous qui avons souffert: oui, dans
+toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c'est
+avec les opprimés qu'il faut vivre; la moitié des sentimens et des
+idées manquent à ceux qui sont heureux et puissans.
+
+Je me suis hâtée de finir mes pénibles courses par madame d'Artenas,
+sur laquelle je comptois, et avec raison, à beaucoup d'égards. Madame
+de R., sa nièce, étoit seule avec elle; madame d'Artenas m'a reçue
+avec le même empressement qu'à l'ordinaire, mais seulement avec une
+nuance de protection de plus. Qu'il est rare, ma chère Élise, que
+l'adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque, qui
+blesse la délicatesse! plus ou moins d'égards, une familiarité plus
+marquée, ou une aisance moins naturelle; tout est un sujet de peine ou
+d'observation pour celui qui est malheureux: soit qu'en effet il n'y
+ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument
+les mêmes, lorsqu'une idée nouvelle s'est introduite dans leurs
+relations avec nous; soit qu'un coeur souffrant, comme une santé
+foible, s'affecte de mille nuances que le bonheur et la force
+n'apercevroient pas.
+
+Je vous l'ai dit souvent; madame d'Artenas est bonne, mais elle n'est
+pas sensible; cette différence ne se remarque guère dans les
+circonstances habituelles de la vie; mais quand il faut traiter des
+sujets qui blessent de partout, l'on est étonné de la douleur que font
+éprouver ces expressions claires et positives qui ne changent rien à
+la situation, mais tourmentent l'imagination presque autant qu'une
+nouvelle peine. Madame d'Artenas me citoit sans cesse ce qu'elle avoit
+fait pour ramener l'opinion sur sa nièce; elle croyoit m'encourager
+par l'exemple des services qu'elle lui avoit rendus, comme si cette
+comparaison pouvoit se soutenir, comme si son premier soin n'auroit
+pas dû être de l'écarter!
+
+Madame de R. souffroit d'une manière très-aimable, d'un rapprochement
+qu'elle trouvoit tout-à-fait inconvenable. Chaque fois que madame
+d'Artenas se servoit d'un terme trop fort, elle l'interrompoit, pour
+adoucir par des modifications flatteuses ce que sa tante avoit trop
+prononcé. Je lui ai vu plusieurs fois les larmes aux yeux en me
+regardant; je savois beaucoup de gré à madame de R. de ses attentions
+délicates, mais je ne pouvois l'en remercier; toute ma force étoit
+employée à écouter avec douceur les avis utiles de madame d'Artenas;
+je rougissois et je pâlissois tour à tour, quand elle me répétoit ce
+qu'on avoit dit de moi, du ton d'un récit ordinaire. On auroit pu
+croire qu'elle racontait une histoire arrivée depuis cinquante ans, à
+des personnes tout-à-fait étrangères à cette histoire. Cependant,
+comme je ne pouvois douter que le but de tous ses discours ne fut de
+me rendre service, qu'elle en avoit un sincère désir, et me le
+témoignoit franchement, je m'imposois, quoi qu'il m'en coûtât, de
+l'entendre en silence, et de la remercier du moins par un signe de
+tête, lorsque la parole me manquoit. Je sentois, d'ailleurs, que la
+hauteur de l'innocence n'auroit paru que de l'exaltation à madame
+d'Artenas; je retenois les expressions élevées et presque
+orgueilleuses qui m'auroient satisfaite; et je m'interdisois cette
+langue sacrée des âmes fières, qu'il ne faut pas prodiguer à qui n'est
+pas digne de la comprendre.
+
+Le résultat de cette conversation fut qu'il falloit retourner dans le
+monde; et comme madame de Saint-Albe doit donner dans quelques
+semaines un grand concert, où la société de Paris sera réunie, madame
+d'Artenas, qui est sa parente, veut m'y faire inviter et m'y conduire.
+Elle croit que d'ici là mes amis auront eu le temps de me justifier,
+et de réparer entièrement le tort que m'a fait M. de Fierville. Il me
+sera pénible de me présenter ainsi à toute l'armée de l'opinion; mais
+Léonce le désire, je le ferai. Qui vous auroit dit cependant, ma chère
+Élise, que cette Delphine dont on envioit la situation, qu'on
+attendoit dans les nombreuses assemblées (j'ose le dire avec amertume)
+comme une partie de la fête; qui vous auroit dit que cette même
+Delphine, sans un tort réel, par une, suite de sentimens bons ou du
+moins excusables, se verroit réduite à implorer, pour oser reparoître,
+l'appui d'une femme d'un caractère et d'un esprit si inférieurs; et
+craindroit comme une puissance ennemie, cette même société, ces mêmes
+hommes qui sembloient ne pas trouver assez d'expressions pour
+l'enivrer de leurs éloges!
+
+Ah! quel autre que Léonce pourrait me faire subir le tourment que
+j'éprouve en courtisant l'opinion? J'en souffre à chaque heure, à
+chaque minute; et cette résolution, une fois prise, exige mille
+résolutions de détail qui sont toutes également pénibles. Je sais
+cependant que si rien de nouveau ne traverse ma vie, je me tirerai de
+ma situation actuelle, je me replacerai dans la société au rang que
+j'y occupois, et que Léonce regrette si vivement. Mais pourrai-je
+jamais oublier que, pour me relever, il a presque fallu supporter des
+humiliations? mon caractère reprendra-t-il son indépendance naturelle?
+et retrouverai-je jamais le plaisir et la sécurité que j'éprouvois au
+milieu du monde, avant qu'il m'eût fait connoître tout à la fois son
+injustice et son pouvoir?
+
+Combien vous avez mieux fait, ma chère Élise, de vous résigner
+noblement à la défaveur de la société! Il a pu vous en coûter, mais
+vos ennemis ne l'ont pas su, et vous n'avez pas fait un pas pour les
+rappeler. Je me replacerai peut-être extérieurement dans la même
+situation; mais ce qui me la rendoit agréable, mes propres impressions
+sont changées. Il me faut du calcul et presque de l'art pour captiver
+de nouveau les suffrages; ce calcul, cet art, m'ont fait découvrir le
+secret de tout; les illusions les plus douces se sont dissipées; j'ai
+analysé l'amitié comme la haine, et, pour reconquérir la société, je
+suis forcée de l'étudier sous un point de vue qui lui ôte sans retour
+le charme qu'elle avoit pour moi. Mais, Léonce! à ce nom, les
+sentimens les plus vrais me raniment! oubliez, ma chère Élise, les
+plaintes auxquelles je me suis livrée sur ce qu'il exige de moi; il
+m'en témoigne chaque jour une reconnoissance si tendre, qu'elle doit
+effacer toutes mes peines.
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Paris, ce 20 octobre.
+
+
+J'ai enfin, ma Delphine, une nouvelle heureuse à vous annoncer: madame
+de Mondoville est revenue depuis quelques jours, comme vous le savez;
+mais ce que vous ignorez, c'est qu'à son arrivée on n'a pas manqué de
+l'informer des bruits calomnieux qui s'étoient répandus; elle m'en a
+parlé, et je lui ai dit que ce qu'il y avoit de vrai dans cette
+histoire, c'étoit une action généreuse de vous, l'asile que vous aviez
+accordé à M. de Valorbe, au moment où il étoit poursuivi. Je dois à
+Matilde la justice, qu'il est impossible d'avoir mieux accueilli tout
+ce que mon indignation me suggéroit sur l'infâme conduite de M. de
+Fierville et de madame du Marset; et si quelque chose pouvoit me faire
+une sorte de peine, c'étoit de voir quel point il m'étoit facile de la
+persuader! J'ai senti dans cette occasion combien une morale, même
+exagérée, étoit un grand avantage dans les relations intimes de la
+vie.
+
+Le soir même de la conversation que j'avois eue avec Matilde, elle se
+trouva dans une société assez nombreuse où je n'étois pas, et, pendant
+mon absence, on osa vous attaquer assez vivement. Madame de
+Mondoville, je le sais d'un de mes amis qui s'y trouvoit, vous
+défendit avec une telle force, une telle hauteur, qu'elle sut en
+imposer à tout le monde; et sa manière de s'exprimer, et l'autorité de
+sa réputation, ont produit un tel effet, que mon ami, et quelques
+autres témoins de cette scène, sont tout-à-fait persuadés qu'elle a
+été la cause d'un changement décisif en votre faveur.
+
+Je ne puis vous dire, ma Delphine, combien je suis touché de la
+conduite de madame de Mondoville dans cette circonstance! son bonheur
+m'est devenu plus cher, plus sacré par cette action, que par tous les
+liens qui nous unissoient. Elle doit aller chez vous ce soir, je ne
+veux point m'y trouver en même temps qu'elle; je me priverai donc de
+vous tout le jour: mais qu'il m'est doux de penser que le danger dont
+vous me menaciez sans cesse n'existe plus; que toutes les inquiétudes
+sont à jamais écartées de l'esprit de Matilde; et que rien désormais,
+ô mon amie! ne peut plus me séparer de toi!
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+Léonce! Léonce! comment vous dire ce qui vient de m'arriver?
+Qu'allez-vous penser? quelle peine ressentirez-vous? obtiendrai-je mon
+pardon? serez-vous capable de me haïr, quand je me désespère d'avoir
+accompli ce qui peut-être étoit mon devoir, ce que du moins il étoit
+impossible de ne pas faire dans la circonstance où je me suis trouvée?
+Votre femme sait mon sentiment pour vous; et par qui l'a-t-elle
+appris? O ciel! par moi! Le mot affreux est dit; maintenant,
+écoutez-moi, ne rejetez pas ma lettre avec indignation, suivez dans
+mon récit les impressions qui m'ont agitée, et; si votre coeur se
+sépare un instant du mien, s'il éprouve un sentiment qui diffère de
+ceux qui m'ont émue, alors condamnez-moi.
+
+Madame de Mondoville est venue me voir il y a deux heures; j'étois
+seule; elle m'a montré beaucoup plus d'intérêt qu'il n'est dans son
+caractère d'en témoigner; j'évitois, autant qu'il étoit possible, une
+conversation plus intime, et je l'ai ramenée dix fois sur des sujets
+généraux; je respirois, lorsqu'elle renonçoit aux expressions directes
+d'estime et d'amitié: enfin, par une insistance qui ne lui est pas
+naturelle, et qui tenoit certainement à un vif sentiment de justice,
+et surtout de bonté, elle rompit tous mes détours, et me dit:--Ma
+chère cousine, j'ai appris combien on avoit été injuste envers vous;
+j'en ai éprouvé une véritable colère, et je vous ai défendue avec
+cette chaleur de conviction qui doit persuader.--Je baissai la tête
+sans rien dire; elle continua.--Quelle infamie de faire tourner contre
+vous le service que vous avez rendu à M. de Valorbe! et quelle
+absurdité en même temps de mêler mon mari dans cette histoire! Vous
+qui avez fait notre mariage, par votre généreuse conduite relativement
+à la terre. d'Andelys, vous que ma mère avoit consultée sur cette
+union, long-temps avant que je connusse M. de Mondoville, n'êtes-vous
+pas liée à mon sort par ce que vous avez fait pour moi? Votre amitié
+pour ma mère, quoiqu'elle ait été troublée un moment, a certainement
+conservé assez de droits sur vous, pour que le bonheur de sa fille
+vous soit cher.--Sans doute, essayai-je de lui répondre, je souhaite
+votre bonheur, j'y sacrifierois...--Elle m'interrompit en
+disant:--Vous n'avez pas besoin de me l'affirmer, ma cousine: si j'ai
+été froide quelquefois pour vous dans un autre temps, si la différence
+de nos opinions nous a quelquefois éloignées l'une de l'autre,
+permettez que je le répare dans ce moment où vous avez des peines;
+disposez de moi, et je m'applaudirai de l'ascendant que moi et mes
+amies nous pouvons avoir sur tout ce qui tient à la réputation d'une
+femme, puisque cet ascendant vous sera utile; j'animerai en votre
+faveur ce que vous appelez les dévotes, c'est-à-dire, des personnes
+assez pures et assez heureuses pour que, devant elles, la malignité
+soit toujours forcée de se taire.--Oh! vous êtes trop bonne, beaucoup
+trop bonne, m'écriai-je très-attendrie; mais je vous en conjure, ne
+faites plus rien pour moi, absolument rien, promettez-le moi, je
+l'exige, je vous en supplie....--Et d'où vient donc cette prière si
+vive? répondit Matilde; ma chère Delphine, est-ce que vous avez un tel
+éloignement pour moi, que vous ne me trouviez pas digne de vous
+servir?--Non, non, interrompis-je; c'est moi qui ne suis pas digne de
+vous.
+
+--Qui a pu vous inspirer cette cruelle idée, ma chère cousine?
+répondit-elle; vous n'avez pas les mêmes opinions que moi, j'en suis
+fâchée pour votre bonheur; mais me croyez-vous donc assez exagérée
+pour ne pas reconnoître vos rares qualités, et les services que vous
+m'avez rendus deux fois, avec tant de délicatesse? Suis-je donc
+incapable d'estimer la parfaite franchise qui ne vous a jamais permis
+l'ombre de la dissimulation? c'est cette vertu que j'admire en vous,
+et qui a toujours été le fondement de ma sécurité. J'ai souvent
+remarqué que Léonce se plaisoit beaucoup à vous voir; une fois même,
+vous vous en souvenez, j'allai vous chercher à Bellerive avec une
+sorte d'inquiétude, et peut-être même avois-je le désir de vous
+éprouver; mais je revins parfaitement convaincue que vous n'aimiez pas
+Léonce, puisque vous ne vous étiez point trahie quand je vous parlois
+de mon sentiment pour lui. Hier, quelqu'un, en me racontant l'histoire
+qu'on a faite sur vous, à l'occasion de M. de Valorbe, eut
+l'impertinence de me dire que j'étois bien dupe de croire à votre
+sincérité: j'aurois désiré que vous entendissiez avec quelle force,
+avec quel dédain je repoussai cette méprisable insinuation! combien je
+me plus à répéter, que non-seulement la dissimulation, mais le silence
+même, qui seroit aussi une fausseté, puisqu'il me tromperoit
+également, étoit loin de votre caractère, dans une circonstance qui
+exigeoit d'une âme honnête la plus entière vérité. J'aurois souhaité
+que pour vous justifier à jamais, l'on m'eût demandé de jurer pour
+vous....--Dans ce moment, Léonce, ma tête se perdit; il me sembla
+qu'il étoit infâme de recevoir ainsi des éloges si peu mérités,
+d'abuser de sa candeur. Ses discours étoient une interrogation sacrée,
+et me taire me parut de la perfidie; enfin, je ne raisonnai pas, mais
+j'éprouvai cette révolte du sang qui rend une action basse ou perfide
+tout-à-fait impossible, et je m'écriai:--Matilde, arrêtez! c'en est
+trop! oui, c'en est trop! Si je l'aimois, devrois-je vous le dire? si
+je l'aimois sans être coupable, en respectant vos droits, votre
+bonheur....--Mon trouble disoit encore plus que mes paroles.--Achevez,
+reprit Matilde avec chaleur, achevez! Delphine, l'aimeriez-vous?
+dites-le-moi, ne résistez pas au mouvement généreux que vous éprouvez!
+soyez vraie, soyez-le.--Que vous importe! lui répondis-je, regrettant
+déjà ce qui m'étoit échappé; si je l'aime, je partirai, je mourrai,
+laissez-moi.--Dans ce moment madame de Lebensei entra; et, soit que
+Matilde ne voulût pas rester avec elle, soit qu'elle eût besoin de
+réfléchir à ce qui s'étoit passé entre nous, elle sortit de ma chambre
+sans prononcer une parole, et je la laissai partir, confondue moi-même
+de ce que je venois de dire, ne sachant plus si c'étoit un crime ou
+une vertu, et n'étant digne, en effet, ni d'approbation ni de blâme;
+car je n'avois été qu'entraînée, et, n'ayant eu le temps d'aucune
+réflexion, je ne m'étois décidée à aucun sacrifice.
+
+Que va-t-il arriver maintenant, Léonce? je n'ose vous interroger sur
+ce que vous aura dit Matilde; je sais mon devoir, mais j'ignore encore
+comment il se manifestera à moi. Venez me voir, venez; jouissons de
+ces jours peut-être les derniers; Ah! pourquoi vous cacherois-je que
+mon coeur se brise, que j'éprouve comme une sorte de repentir...
+Qu'allons-nous devenir? du moins ne vous irritez pas contre moi,
+n'épuisons pas nos âmes en reproches et en justifications, souffrons
+comme un coup du sort les suites d'une action complètement
+involontaire, et cherchons ensemble s'il peut nous rester encore
+quelques ressources.
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Ce 28 octobre.
+
+
+Vous êtes partie fort inquiète, ma chère Élise, de ma conversation
+avec madame de Mondoville, et vous avez bien voulu me demander de vous
+écrire chaque jour ce qui pourroit en arriver; il s'en est déjà écoulé
+huit sans que j'aie entendu parler de Matilde; mais, loin que ce
+silence me tranquillise, il redouble mon inquiétude. Depuis ce temps,
+Léonce ne l'a point vue; elle s'est enfermée chez elle, ou elle est
+allée à l'église: son mari lui a fait demander plusieurs fois de la
+voir, elle l'a constamment refusé. Elle est sans doute bien
+malheureuse à présent, et elle étoit tranquille avant de m'avoir
+parlé. Oh! que je serois coupable, si, ne sachant avoir que la
+foiblesse des bons sentimens, et jamais leur force, je n'avois fait
+que troubler la vie de Matilde par ma franchise, sans avoir le courage
+nécessaire pour lui rendre le bonheur!
+
+Mademoiselle d'Albémar m'a blâmée assez vivement; Léonce a été
+généreux envers moi, mais il a surtout affecté de parler de cette
+circonstance comme peu décisive, et d'affirmer qu'il étoit certain
+d'en adoucir tous les effets. Je n'ai point combattu cette erreur;
+je sens approcher la résolution irrévocable, la nécessité
+toute-puissante, je ne dispute plus sur rien; ah! je parlois quand
+j'avois un besoin secret d'être convaincue, quand je souhaitois
+confusément qu'on s'opposât au sacrifice que je croyois vouloir!
+maintenant je me tairai; tout repose sur moi; devoir, malheur,
+amour, je dois tout contenir dans mon âme solitaire.
+
+Qu'il sera terrible, le moment de se séparer! il s'offre à moi déjà
+comme un nuage noir à l'horizon, prêt à s'avancer sur ma tête; ah! que
+ne puis-je mourir pendant qu'il est loin encore! Bonne Élise, heureuse
+Élise, adieu.
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Ce 4 novembre.
+
+
+Mon sort est décidé! il l'est depuis quatre jours; je n'ai pas eu la
+force de vous l'écrire. Si votre pressante lettre ne m'étoit pas
+arrivée ce matin, je ne sais si j'aurois pu prendre sur moi de
+raconter tant de douleurs. Je le vois encore, mais bientôt je ne le
+verrai plus; il ne le sait pas, il doit l'ignorer; il me regarde avec
+une expression déchirante: s'il a des craintes, il ne veut pas les
+exprimer, il semble qu'il croie m'enchaîner davantage en ne paroissant
+pas douter; oh! qu'il est touchant! qu'il est aimable! et dans un
+funeste moment, j'ai promis de le quitter! mes forets suffiront-elles
+à ce sacrifice?
+
+Mardi dernier, Léonce m'avoit dit qu'il étoit obligé de s'absenter le
+lendemain de Paris pour une affaire indispensable: je ne sais pourquoi
+l'idée ne me vint pas, que madame de Mondoville choisiroit ce jour
+pour me voir; mais quand on l'annonça, je fus saisie d'une surprise
+égale à ma douleur. J'étois avec ma belle-soeur: Matilde, en entrant,
+m'annonça solennellement qu'elle désiroit être seule avec moi, et
+qu'elle me prioit de faire fermer ma porte.
+
+Quand nous fûmes seules, elle me dit avec un ton triste, mais ferme,
+qu'il ne lui étoit plus permis de douter de l'amour qui existoit entre
+Léonce et moi; qu'elle s'étoit retracée plusieurs circonstances qui ne
+l'avoient pas frappée, lorsqu'elle expliquoit tout par l'amitié, mais
+qui ne prouvoient que trop clairement ce que mon trouble, dans notre
+dernière conversation, avoit commencé à lui révéler.--Une autre,
+ajouta-t-elle, dans une pareille situation, seroit votre ennemie; les
+obligations que je vous ai, votre mouvement de franchise auquel je
+dois mon premier avertissement, les sentimens chrétiens qui me font
+désirer de vous ramener à la vertu, ne me le permettent pas; je viens
+donc vous demander pour votre salut autant que pour mon bonheur, de
+quitter Paris, de ne pas permettre que Léonce vous suive, et de ne
+point semer la discorde entre nous deux, en lui disant que c'est moi
+qui vous ai priée de vous éloigner de lui.--Cette proposition dure et
+brusque, quoique d'accord avec mes réflexions, me révolta, je l'avoue;
+et je répondis assez froidement, que je ne voulois m'engager à rien
+avec personne qu'avec moi-même.
+
+--Vous me refusez! me dit Matilde, avec une expression, avec un accent
+d'une amertume et d'une âpreté remarquables; vous me refusez!
+répéta-t-elle encore avec des lèvres tremblantes: eh bien! sachez donc
+que je porte dans mon sein l'enfant de Léonce, et que la douleur que
+vous me causez vous rendra responsable de sa vie et de la mienne.--A
+ces mots, jugez de ce que j'éprouvai! j'ignorois son état, j'ignorois
+ses nouveaux droits. Des sanglots s'échappèrent de mon sein, ils
+adoucirent un peu Matilde.--Revenez à vos devoirs, à votre Dieu, me
+dit-elle, pauvre égarée; ne me condamnez pas à vous maudire: qui, moi!
+je donnerois le jour à un enfant que son père haïroit peut-être, parce
+que je suis sa mère! Le temps qui affoiblit les sentimens criminels,
+ramène aux affections légitimes; mais si Léonce vous voit chaque jour,
+il s'éloignera davantage encore de moi, et formera sans cesse avec
+vous de nouveaux liens, qui lui rendront odieux tout ce qu'il doit
+aimer.
+
+--Oubliez-vous, lui dis-je, Matilde, que notre attachement l'un pour
+l'autre n'a jamais été coupable?--Vous n'appelez coupable,
+reprit-elle, que le dernier tort qui vous eût avilie vous-même; mais
+quel nom donnez-vous à m'avoir ravi la tendresse de mon mari? à moi
+malheureuse, qui n'ai sur cette terre d'autres jouissances, que son
+affection, mon bien, mon droit légitime; son affection, qu'il m'a
+jurée au pied des autels! que ferai-je pour la regagner, quand vous
+l'avez enlacé des séductions que le ciel ne m'a point accordées, mais
+qui ne serviront qu'à votre malheur et à celui des autres! Quoi!
+depuis un an vous voyez Léonce tous les jours, et vous prétendez
+n'être pas coupable! Quels efforts avez-vous faits pour vaincre un
+sentiment criminel? vous êtes-vous séparée de mon époux? vous a-t-il
+en vain poursuivie? vos malheurs m'ont-ils appris votre amour? Non!
+c'est le plus simplement, le plus facilement du monde que vous passez
+votre vie avec un homme marié, pour qui vous avez une affection
+condamnable! Quelle innocence, juste ciel! et surtout quel soin, quel
+respect pour ma destinée! Vous aimiez ma mère, et vous ne craignez pas
+de désespérer sa fille! Reprenez les funestes dons avec lesquels vous
+m'avez mariée; je veux vous les rendre, je veux acquitter en même
+temps les dettes de ma mère envers vous; alors je quitterai la maison
+de Léonce, pauvre, isolée, trahie par mon époux, par celui que
+j'aimois peut-être plus que Dieu ne nous a permis d'aimer sa créature;
+mais en m'éloignant, je vous laisserai à l'un et à l'autre des remords
+plus cruels encore que tous mes maux.--
+
+Élise, Matilde auroit pu me parler longtemps sans que je
+l'interrompisse; je gardois le silence, parce que j'étois décidée; si
+j'avois hésité, ce qu'elle me disoit m'auroit déchiré le coeur. Mais
+qui pouvois-je plaindre, quand je me condamnois à quitter Léonce? qui,
+sur un brasier ardent, m'eût paru plus digne que moi de pitié?
+L'expression morne et contrainte des regards de Matilde m'avertit
+cependant de son incertitude, et je lui dis que j'étois résolue à tout
+ce qu'elle exigeroit de moi. Alors cette femme, oubliant et son
+ressentiment et sa roideur naturelle, me parla de sa reconnoissance
+pour ma promesse, de son amour pour son mari, avec un accent tout
+nouveau que Léonce pouvoit seul lui inspirer. Ah! pensai-je au fond de
+mon coeur, celle qui lui ressemble si peu, celle qu'il n'a jamais
+aimée, ressent néanmoins pour lui une passion si vive! et moi qui
+l'entends si bien, et moi qu'il chérit, et moi que son image seule
+occupe, je dois le quitter! j'ai juré à madame de Vernon, au lit de
+mort, de protéger le bonheur de sa fille; j'avois promis à Dieu, à ma
+conscience, de ne point faire souffrir un être innocent; je ne serai
+point parjure à ces voeux, les premiers que mon coeur ait prononcés;
+mais la crainte de la mort ne fait pas éprouver à celui qui s'approche
+de l'échafaud, une douleur plus grande que celle que je ressens en
+renonçant à Léonce.
+
+Je me taisois, plongée dans ces amères réflexions.--Ce n'est pas tout
+encore, ajouta Matilde, vous ne feriez rien pour mon bonheur, si
+Léonce pouvoit croire que c'est à ma prière que vous vous séparez de
+lui; il me haïroit en l'apprenant; si vous ne pouvez le lui cacher,
+restez plutôt; restez pour obtenir de lui qu'il soigne mon enfant, si
+je vis jusqu'à sa naissance, et qu'il donne après moi des larmes à mon
+souvenir. Il doit ignorer que je vous ai vue; je tâcherai de reprendre
+avec lui ma manière accoutumée. Delphine, si un seul mot vous trahit,
+votre promesse est vaine, ne l'exécutez pas.--Matilde, lui dis-je,
+votre secret sera gardé.--Si votre départ, reprit-elle, étoit prompt,
+Léonce soupçonneroit qu'il existe un rapport entre la conduite bizarre
+que je tiens depuis quelques jours, et votre résolution. Laissez-moi
+le temps de lui montrer de nouveau du calme, afin qu'il puisse
+supposer que mes inquiétudes se sont dissipées d'elles-mêmes; vous
+chercherez ensuite quelques prétextes raisonnables pour votre
+éloignement.--Matilde, lui dis-je alors, je vous remercie de m'estimer
+assez pour me croire capable de tant d'efforts; ils seront tous
+accomplis, je vous en donne ma parole. Je ferai plus encore; dans
+quelque lieu de la terre que j'allasse, Léonce me suivroit, j'en suis
+sûre; eh bien! je disparaîtrai du monde. Je ne sais ce que je
+deviendrai; mais ce n'est point un voyage, une absence ordinaire qui
+peut briser des sentimens tels que les miens; au reste, mon sort ne
+vous importe pas; ainsi donc, laissez-moi; j'aurois besoin d'être
+seule, adieu.--Matilde m'obéit sans rien dire, j'avois repris sur elle
+une sorte d'autorité; je la méritois, car dans cet instant, sans
+doute, mon âme, par son sacrifice, étoit devenue supérieure à la
+sienne.
+
+Je viens de vous confier, Élise, le secret le plus important de ma
+vie; si Léonce le découvroit, il ne pardonneroit point à Matilde la
+douleur que notre séparation lui causera, et je paroîtrois alors bien
+digne de mépris: j'aurois l'air de ne me montrer généreuse que pour
+être plus habilement perfide; jamais donc, après ma mort même, tant
+que Matilde existera, vous ne vous permettrez un mot sur ce sujet.
+
+Maintenant, il faut exécuter ce que j'ai promis, il faut tromper
+Léonce; car s'il devinoit mon dessein, si je voyois encore ses
+regrets, si j'entendois ses plaintes!.... Allons, il ne saura rien.
+J'ai quelque temps encore: Matilde elle-même l'exige; si ma tête se
+conserve pendant les jours qui me restent, je ferai ce que je dois;
+mais ne vous étonnez pas si, jusqu'à ce moment où mon sort me condamne
+à rompre avec la nature entière, je suis, même avec vous, toujours
+silencieuse et presque froide. Ne me parlez point de mon projet,
+laissez-moi lutter seule avec moi-même, rassembler en moi toutes mes
+forces; un mot raisonnable ou sensible pourroit me bouleverser, si je
+n'y étois pas préparée.
+
+Traitez-moi comme les mourans: leurs amis savent qu'ils vont périr,
+ils le savent eux-mêmes, mais ils évitent, mais on évite aussi autour
+d'eux de leur rien dire qui le rappelle; les mêmes ménagemens au moins
+me sont nécessaires.... Élise, je vous les demande.
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 10 novembre.
+
+
+Ma belle-soeur vous prie, ma chère Élise, de venir la voir demain; je
+me suis servie de divers prétextes pour la décider à partir, elle
+retourne à Montpellier dans deux jours; je lui ai caché mon véritable
+dessein, elle s'y seroit opposée, elle auroit voulu m'emmener avec
+elle; ce n'est pas ainsi que je veux me séparer de Léonce, ce n'est
+pas un autre genre de vie que je vais adopter, c'est je ne sais quelle
+mort que je voudrois embrasser; je ne connois encore que confusément
+mon avenir, mais quel qu'il soit, il sera sombre, et je n'y associerai
+personne.
+
+Ma belle-soeur déteste tellement Paris, que dès qu'elle a pu croire
+qu'elle ne m'y étoit plus nécessaire, elle a été très-impatiente de le
+quitter; l'annonce de son départ a produit sur Léonce un effet dont je
+devrois m'applaudir, et qui me perce le coeur; il est convaincu
+maintenant que je suis décidée à rester, puisque je laisse ma soeur
+s'en retourner seule. Matilde est redevenue la même avec Léonce; il me
+le dit souvent, et me croit entièrement rassurée à cet égard; enfin
+tout se calme autour de moi, et je porte seule le désespoir au fond de
+mon âme.
+
+Hier même, hier, madame d'Artenas est venue me rappeler l'engagement
+que j'avois pris d'aller au grand concert de madame de Saint-Albe, qui
+doit se donner la semaine prochaine; j'avois entièrement oublié depuis
+quinze jours tout ce qui a rapport à l'opinion du monde; une douleur
+réelle avoit fait disparoître toutes les peines de l'imagination, et
+je les estimois ce qu'elles valent. Madame d'Artenas me répéta ce que
+je sais d'ailleurs avec certitude, c'est que l'autorité de madame de
+Mondoville; l'influence de mes amis et de ceux de Léonce, enfin
+l'effet naturel de la vérité, ont effacé dans l'opinion les injustices
+dont j'ai souffert; je la retrouve, la faveur de ce monde, au moment
+où je le quitte; il revient à moi, quand le plus profond des malheurs
+me rend insensible à ce retour que j'avois tant désiré.
+
+J'ai refusé ce concert, malgré les vives instances de madame
+d'Artenas; elle a fini par me dire qu'elle en appelleroit à Léonce de
+ma décision; puisse-t-il ne pas exiger de moi d'y aller! il ne sait
+pas quel sentiment de désespoir il me condamneroit à porter au milieu
+d'une fête!
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+Delphine à Mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 16 novembre.
+
+
+Mon amie, comme le malheur s'appesantit sur moi! ah! ne regrettez pas
+de m'avoir quittée, rien ne peut me sauver. Je ne sais si je l'ai
+mérité; mais les plus grands criminels n'ont pas éprouvé comme moi
+l'acharnement de la fatalité. Ne me demandez pas de vous rejoindre, il
+faut que je vive seule, pour écarter de vous une destinée chaque jour
+plus malheureuse.
+
+Vous savez que, deux jours avant votre départ, je me refusai aux
+sollicitations de madame d'Artenas pour aller chez madame de
+Saint-Albe; la veille même de ce malheureux concert, Léonce m'avoua
+qu'il désiroit extrêmement que j'y allasse. Il savoit, ce qui étoit
+vrai alors, que j'étois beaucoup mieux dans l'opinion; il vouloit, je
+crois, jouir du triomphe qu'il s'attendoit, hélas! que je remporterois
+sur mes ennemis. Madame de Lebensei, qui redoute tant le monde pour
+elle-même, insista fortement pour que je cédasse à la demande de
+Léonce; je me troublai deux ou trois fois en résistant à leurs
+prières, je craignois de trahir devant Léonce les sentimens de douleur
+qui me rendoient une fête odieuse. Enfin, une idée que l'amour
+m'inspiroit s'empara de moi; je souhaitai, prête à me séparer de
+Léonce pour jamais, d'effacer entièrement toute impression qui
+pourroit m'être défavorable, dans la société dont il prise les
+suffrages, et au milieu de laquelle il doit vivre. Je souhaitai de me
+montrer encore une fois à lui, reconquérant cette existence qu'il
+avoit regrettée pour moi, et je voulus lui laisser mon souvenir aussi
+aimable et aussi séduisant qu'il pouvoit l'être; cette foiblesse de
+coeur m'entraîna: si ce sentiment étoit blâmable, il est impossible
+d'en avoir reçu une punition plus amère.
+
+Je promis d'aller chez madame de Saint-Albe. Le jour même de
+l'assemblée, à l'heure où j'attendois madame d'Artenas qui devoit
+venir me prendre, je reçois un billet d'elle, qui m'apprend qu'elle
+s'est foulé le pied en montant dans sa voiture, et qu'elle ne peut
+sortir; ses regrets étoient exprimés avec affection; elle me
+sollicitoit de ne pas renoncer au projet que j'avois formé d'aller
+chez madame de Saint-Albe, et m'assuroit qu'on m'y attendoit avec
+empressement et bienveillance; en effet, telle étoit la disposition de
+la veille: j'hésitai encore quelques instans; mais réfléchissant que
+Léonce étoit déjà parti, qu'il comptoit sur moi, je ne pus me résoudre
+à tromper son désir, et mon mauvais sort fit que je me décidai à
+suivre mon premier dessein.
+
+Comme il étoit déjà tard, tout le monde étoit rassemblé chez madame de
+Saint-Albe. Au moment où j'entrai dans la chambre, j'entendis autour
+de moi une espèce de murmure; je ne vis pas Léonce, qui étoit alors
+dans une pièce plus reculée. La maîtresse de la maison, la plus
+impitoyable femme du monde, quand elle croit que sa considération peut
+gagner à se montrer ainsi, fut long-temps sans s'avancer vers moi;
+enfin, elle se leva et m'offrit une chaise, avec une froideur qu'elle
+désiroit surtout faire remarquer; les deux femmes à côté de qui
+j'étois assise parlèrent bas chacune à leurs voisins; aucun homme ne
+s'approcha de moi, et toute l'assemblée sembloit enchaînée par ce
+silence désapprobateur, mystérieux et glacé, que la conscience même ni
+la raison ne peuvent braver en public. Je conçus d'abord, tant ma tête
+étoit troublée, le plus injuste soupçon contre madame d'Artenas; mille
+idées se succédoient dans mon esprit, et n'osant ni interroger
+personne, ni faire un mouvement pour me lever, pendant que tous les
+yeux étoient fixés sur moi, immobile à ma place, je sentois une sueur
+froide tomber de mon front.
+
+Madame de R. m'aperçut, se leva promptement, me prit par la main, et
+me conduisit dans l'embrasure de la fenêtre; je me crus sauvée,
+puisqu'un être vivant me parloit.--Il est arrivé cet après-midi même,
+me dit-elle, des lettres du régiment de M. de Valorbe, qui contiennent
+la nouvelle que des officiers de son corps, ayant appris qu'il avoit
+reçu de M. de Mondoville une insulte très-grave sans la venger, ont
+déclaré qu'ils ne serviroient plus avec lui; il s'est battu avec deux
+d'entre eux, il a blessé le premier, il a été blessé par le second;
+mais l'on croit que, malgré cette courageuse conduite, il sera obligé
+de quitter son régiment, et peut-être la France. Cet événement a
+produit un effet terrible contre vous, il a tout renouvelé, comme si
+l'on pouvoit vous accuser le moins du monde du triste sort de M. de
+Valorbe; on m'a tout raconté en arrivant ici, et j'allois envoyer chez
+vous pour vous conjurer de ne pas venir, lorsque malheureusement vous
+êtes entrée.
+
+Mon premier mouvement fut de m'informer de ce que savoit Léonce.--Dans
+ce moment, me dit madame de R., une de ses parentes l'instruit, dans
+la chambre à côté, de cette cruelle aventure. Au nom du ciel,
+remettez-vous à votre place, restez-y une heure, si vous le pouvez, et
+partez après naturellement.--Pendant qu'elle me parloit, M. de
+Montalte, cousin de M. de Valorbe, qui est venu quelquefois me voir
+avec lui, passa devant moi, me regarda avec affectation et ne me salua
+point; il repassa deux minutes après, et, entendant madame de R.
+nommer M. de Valorbe, il s'avança près de nous deux, et, s'adressant à
+madame de R., il dit assez haut pour que plusieurs personnes
+l'entendissent:--Madame d'Albémar a jugé à propos de déshonorer mon
+cousin pour plaire à M. de Mondoville; mais si elle a disposé d'un fou
+à qui elle a tourné la tête, il lui sera plus difficile d'imposer
+silence à ses parens.--Je sentis à ce discours un mouvement de
+hauteur, une inspiration de fierté qui me rendit mes forces, et
+j'allois prononcer des paroles qui, pour un moment du moins, auroient
+fait triompher la vérité, lorsque je vis Léonce rentrer dans la
+chambre où j'étois; je sentis à l'instant les conséquences d'un mot
+qui lui auroit appris que M. de Montalte m'avoit offensée, et je me
+tus subitement.
+
+Je cherchai des regards la place que j'avois occupée en arrivant, elle
+étoit prise; je fis le tour de la chambre, dans une espèce d'agitation
+qui me faisait craindre à chaque instant de tomber sans connoissance:
+aucune femme ne m'offrit une chaise à côté d'elle, aucun homme ne se
+leva pour me donner la sienne. Je commençois à voir les objets
+doubles, tant mon agitation augmentoit, à chaque pas inutile que je
+faisais; je me sentois regardée de toute part, quoique je n'osasse
+lever les yeux sur personne; à mesure que j'avançois, on reculait
+devant moi; les hommes et les femmes se retiroient pour me laisser
+passer, et je me trouvai seule au milieu du cercle, non telle qu'une
+reine respectueusement entourée, mais comme un proscrit dont
+l'approche seroit funeste. J'aperçus, dans mon désespoir, que la porte
+du salon étoit ouverte, et qu'il n'y avoit personne près de cette
+porte; cette issue, qui s'offroit à moi, me parut un secours inespéré;
+et, dans un égarement qui tenoit de la folie, je sortis de la chambre,
+je descendis l'escalier, je traversai la cour, et je me trouvai au
+milieu de la place Louis XV, sur laquelle demeuroit madame de
+Saint-Albe; seule, à pied, par le vent et la pluie, dans la parure
+d'une fête, sans avoir un instant réfléchi au mouvement qui
+m'entraînoit, je fuyois devant la malveillance et la haine, comme
+devant des pointes de fer qui me repoussoient toujours plus loin.
+
+A peine étois-je restée deux minutes sur la place, à chercher autour
+de moi ce que j'avois fait et ce que j'allois devenir, que Léonce
+m'atteignit; son émotion étoit sombre et terrible; il me prit le bras,
+le serra contre son coeur, et marcha avec moi sans que nous sussions,
+je crois, ni l'un ni l'autre, quel dessein nous faisoit avancer. Nous
+étions déjà sur le pont de Louis XVI, lorsque le saisissement du froid
+me força de m'arrêter, et je m'appuyai sur le parapet, incapable de
+faire un pas de plus; Léonce passa une de ses mains autour de
+moi:--Chère et noble infortunée, me dit-il, de quelle barbarie ils ont
+usé envers toi! veux-tu les fuir avec moi, ces cruels, dans le sein de
+la mort! dis un mot, et nous nous précipiterons ensemble dans ces
+flots, plus secourables que les êtres que nous venons de voir.
+Pourquoi lutter plus long-temps contre la vie? n'est-il pas certain
+que nous n'aurons plus que des douleurs! ce ciel qui nous regarde,
+nous a marqués pour ses victimes, sauvons-nous des hommes et de lui.
+
+--Alors il me souleva dans ses bras, je crus sa résolution prise, je
+penchai ma tête sur son sein, et je vous le jure, Louise, je
+n'éprouvai rien qui ne fût doux; tout à coup cependant il me remit à
+terre, et, reculant quelques pas, il dit, comme se parlant à
+lui-même:--Non, l'innocence ne doit pas périr, c'est à ses vils
+accusateurs que la mort est réservée. Delphine, tu seras vengée, tu le
+seras.--
+
+Comme il disoit ces mots, mes gens qui me cherchoient de tous les
+côtés, me découvrirent, et m'amenèrent ma voiture.--Au nom du-ciel,
+dis-je à Léonce, ne pensez point à la vengeance; voulez-vous achever
+ma ruine, le voulez-vous?--Non! me dit-il, ne craignez rien; ce ne
+sera point ce soir ni demain, je le jure; je saisirai une fois
+peut-être... dans quelque temps... un prétexte éloigné... sans nul
+rapport avec vous; mais s'ils périssent; ils sauront cependant que
+c'est pour vous avoir outragée. Je vous en conjure, ajouta-t-il, soyez
+tranquille; pensez-vous que dans un tel moment je voulusse vous
+compromettre encore! ce que je désire, ce qui est nécessaire,
+n'arrivera peut-être pas de long-temps, remontez dans votre voiture,
+de grâce....--Il voulut me suivre, je le refusai.
+
+Je ne l'ai pas revu depuis, et je veux, pendant quelques jours encore,
+me refuser à le recevoir; j'ai besoin de m'examiner seule; je veux
+savoir si je me sens réellement humiliée. Affreux doute! l'aurois-je
+cru possible! l'injustice de l'opinion, je l'avoue, peut faire un mal
+cruel; il faut quitter le monde pour jamais. Valorbe, le malheureux
+Valorbe, me poursuivra-t-il? Il ignorera, j'espère, ce que je serai
+devenue. Que pourrois-je pour lui, quand même je n'aimerois pas
+Léonce? Suis-je restée ce que j'étois? puis-je secourir personne? Les
+méchans ont enfin mortellement blessé mon âme. Ah! pourquoi Léonce
+n'a-t-il pas suivi son premier mouvement! Mais avois-je besoin de son
+secours pour me précipiter dans l'abîme? lui-même ne sentoit-il pas
+que c'étoit mon seul asile? Louise, n'est-il donc pas encore temps?
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+Madame de R. à madame d'Albémar.
+
+Paris, ce 17 novembre.
+
+
+Permettez à une personne qui vous doit la plus, profonde
+reconnoissance, dont vous avez changé la vie, et qui date du jour où
+vous l'avez secourue, le peu de bien qu'elle a pu faire,
+permettez-lui, madame, d'essayer de vous consoler, quelque supérieure
+que vous lui soyez. Ce que je vais vous dire me coûtera sans doute;
+mais, si l'effort que je fais m'est pénible, il me sera doux de penser
+qu'il m'acquitte un peu envers vous. Puis-je d'ailleurs être humiliée,
+si je vous soulage! Ah! de ma triste vie, ce sera l'action la plus
+honorable.
+
+Vous avez éprouvé avant-hier une scène très-cruelle; il y a dix-huit
+mois que votre bonté généreuse me sauva d'un éclat, semblable en
+apparence, mais dont la douleur ne peut être la même; car ce que je
+souffrois, à quelques égards, étoit mérité, et ce que l'on mérite doit
+durer toujours.
+
+En réfléchissant sur ce qui vous est arrivé chez madame de Saint-Albe,
+je me suis rappelé qu'une fois ma tante, très-maladroitement, vous
+avoit fait souffrir, en comparant votre situation à la mienne; j'ai
+donc pensé que si, sans aucun ménagement pour moi-même, je vous en
+faisois sentir l'extrême différence, vous y trouveriez peut-être
+quelques motifs de consolation. Votre âme est si noble, que j'ai été
+bien sûre que le mouvement qui m'excitoit à vous écrire, effaceroit à
+vos yeux ce qu'il faut malheureusement que je rappelle, en vous
+parlant de moi.
+
+L'envie est parvenue momentanément à vous faire assez de tort: à force
+d'art, on a perfidement interprété vos actions les plus généreuses; et
+tous ces êtres, incapables de se dévouer pendant un jour à leurs amis,
+ont été bien aises de faire tourner à mal les qualités qu'ils ne
+possédoient pas, espérant ainsi les discréditer dans le monde: mais,
+dans toutes les accusations qu'on a essayées contre vous, qu'y a-t-il
+de vrai que vos vertus, votre délicatesse, la pureté de votre âme et
+de vos sentimens? Soyez donc sûre que dans peu votre réputation sera
+justifiée. Les livres nous entretiennent souvent des succès de la
+calomnie; moi, qui ai tant à redouter les reproches que je puis
+mériter, je crains peu, je l'avoue, l'ascendant du mensonge, du moins
+à la longue. Si la bonté n'émoussoit pas les armes de votre esprit,
+tandis que la méchanceté aiguise celles des autres, rien ne vous
+seroit plus facile que de faire connoître votre innocence; vous
+semblez née pour convaincre; tous les moyens de persuasion vous sont
+donnés, et vous n'employeriez aucun de ces moyens, qu'en peu d'années,
+peut-être même en peu de mois, les faits se développeroient
+d'eux-mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la
+vérité, malgré tous les obstacles que l'on peut y opposer.
+
+Il faut agir, et agir sans cesse, pour établir ce qui est faux, tandis
+que l'inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai: ce
+temps est votre appui le plus sûr; mais loin de m'être favorable, il
+confirme chaque jour davantage le blâme, que désarmoit un peu
+l'intérêt inspiré par ma première jeunesse. J'approche de trente ans,
+de cette époque où la considération commence à devenir nécessaire, et
+je la vois reculer devant moi; souvent, avec le coeur le plus affligé,
+je tâche d'être aimable, parce que je sens qu'on a le droit de m'y
+condamner, puisque la plupart des femmes qui me voient s'en excusent
+sur quelques agrémens de mon esprit. Il ne m'est permis en société
+d'être ni triste, ni malade.
+
+Les femmes ne sont pas encore ce que je crains le plus, elles n'ont
+point de véritable irritation contre une personne qui ne leur fait
+point ombrage; les prudes même ne déploient toute leur sévérité que
+contre les femmes décidément supérieures; mais les hommes! si vous
+saviez quel mal ils me font, sans réflexion, sans méchanceté même!
+quelle légèreté dans les discours qu'ils me tiennent! combien il est
+difficile de leur apprendre que j'ai changé de vie, et que je n'aspire
+plus qu'aux égards dont je me riois autrefois!
+
+On vous calomnie quand vous n'y êtes pas, et vous en imposez presque
+toujours quand on vous voit. Moi, l'on ne se donne pas la peine de me
+dénigrer en mon absence; mais le ton avec lequel on m'adresse la
+parole, chaque circonstance, chaque forme de la société, me prouvent,
+non l'intention de me blesser, je le préférerois, mais le sentiment
+involontaire, qui se témoigne à l'insu même de ceux qui l'éprouvent.
+Si un homme, si une femme se permettoit de vous dire un mot offensant,
+vous pourriez, quand vous le voudriez, l'accabler de votre mépris, et
+moi, je n'ai pas le droit de mépriser; je suis obligée de ménager tout
+le monde; je ne ferois point de tort à celui dont je me plaindrais; je
+ne puis risquer de me brouiller avec personne; ainsi, dans un rang
+élevé, avec une fortune considérable, je me vois obligée de jouer le
+rôle d'une complaisante, je crains d'exciter la moindre malveillance,
+et de rappeler aux autres que mon existence dans le monde est
+précaire, et qu'il ne tiendroit qu'à un ennemi de me l'ôter de
+nouveau.
+
+Pourquoi, pourroit-on me dire, ne vivez-vous pas dans la retraite? Ah!
+madame, croyez-vous qu'après dix ans d'une vie comme la mienne, je
+puisse supporter la solitude? heureusement encore je suis restée
+bonne, mais ma sensibilité naturelle n'existe presque plus; je n'ai
+rien en moi qui renouvelle mes pensées, et seule, je suis poursuivie
+par des souvenirs tristes, contre lesquels je n'ai ni armes ni
+ressources. Parmi ceux que j'ai cru aimer, il en est que je regrette,
+mais sans compter sur leur estime, ni pouvoir m'intéresser à moi-même.
+Je sais bien que je vaux mieux que ma conduite, mais elle ne m'a pas
+laissé assez d'énergie dans le caractère, pour me changer entièrement;
+j'ai cessé d'avoir des torts, mais je ne retrouverai jamais le bonheur
+qu'ils m'ont fait perdre.
+
+Séparée depuis long-temps de mon mari, je n'ai point d'enfans, je suis
+privée du seul bien qui donne aux femmes un avenir, après trente ans;
+je crains l'ennui, je crains la réflexion, et je cours de distractions
+en distractions, pour échapper à la vie. Mais vous, noble Delphine,
+mais vous, votre âme vous appartient encore tout entière; vos
+affections sont ou vertueuses, ou tout au moins délicates; un esprit
+étendu vous offre dans la réflexion un intérêt toujours nouveau; vous
+avez des envieux et des calomniateurs, mais il n'en est pas un qui
+pense réellement ce qu'il dit; pas un qui ne se sentît confondu, si
+vous daigniez lui répondre; pas un qui ne vous désirât pour femme ou
+pour amie, quoiqu'il vous attaque sous ces noms sacrés; pas un enfin
+qui, s'il étoit malheureux ou proscrit, n'enviât le sort de ceux que
+vous aimez, et peut-être même ne s'adressât à vous qu'il auroit
+offensée, à vous, mille fois plutôt qu'à ses meilleurs amis.
+
+Courage donc, madame, courage! la conscience du passé, la certitude de
+l'avenir, n'est-ce donc pas assez pour traverser ce temps d'orage! ne
+donnez pas à l'envie et à la méchanceté, le spectacle qui leur est le
+plus agréable, celui d'une âme élevée, abattue sous leurs coups;
+redoublez plutôt leur fureur jalouse, en leur montrant que vous êtes
+calme, et que vous savez être heureuse. Dieu! si quelque puissance sur
+la terre pouvoit m'accorder tout à coup vos souvenirs et vos
+espérances, si j'en pouvois jouir un an, je donnerois pour cette année
+tout le temps qui me reste à vivre. Ah! madame, ah! Delphine, qui n'a
+pas été coupable, croyez-moi, n'a point souffert!
+
+Je ne pourrois relire cette lettre sans éprouver un embarras difficile
+à supporter; je me confie donc sans nouvelles réflexions au sentiment
+qui l'a dictée, et je vous l'envoie sans me laisser un moment de plus
+pour hésiter.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+Delphine à madame de R.
+
+
+Quand on est capable d'écrire la lettre que je viens de recevoir, il
+est impossible que les sentimens les plus vertueux et les plus purs ne
+finissent pas par triompher de toutes les foiblesses. Un mouvement si
+généreux m'a fait du bien, et j'ai retrouvé le plaisir d'estimer, que
+l'amertume et la défiance m'avoient fait perdre; ce soulagement est
+tout ce que ma situation peut permettre.
+
+Je n'ai plus rien à démêler avec le monde, mais je n'oublierai jamais
+le sentiment plein de délicatesse qui vous a portée, madame, à vouloir
+me consoler, aux dépens des considérations personnelles qui auroient
+arrêté toute autre femme.
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+Léonce à Delphine.
+
+
+Depuis quatre jours, vous vous êtes inflexiblement refusée à me voir.
+On m'a dit à Paris que vous étiez à Bellerive, à Bellerive que vous
+étiez à Paris; on a trompé votre ami à votre porte comme un étranger:
+Delphine, jamais vous n'avez été plus injuste, car jamais ma passion
+pour vous n'a exercé sur moi plus d'empire! je crois qu'elle a changé
+jusqu'à mon caractère; daignez m'entendre, vous jugerez mieux que
+moi-même de ce coeur, qui, se confiant tout entier à vous, attend
+votre approbation pour s'estimer encore.
+
+Sans doute, le jour de cette affreuse scène, quand je vous retrouvai
+presque égarée, la douleur de ce qui venoit de se passer, la rage
+d'être condamné à attendre un prétexte pour vous venger, me jetèrent
+dans le délire du désespoir. Je ne sais ce qui m'échappa dans ce
+moment; mais ce que je puis attester, c'est que, revenu à moi-même,
+j'éprouvai, ce que jamais encore je n'avois ressenti, un mépris
+profond pour l'opinion des hommes. Je me demandai comment j'avois pu
+attacher tant d'importance aux jugemens les plus injustes, à ceux qui
+osent attaquer avec indignité la créature la plus parfaite! et je
+m'attendris douloureusement sur vous, ma Delphine, sur votre destinée
+qui, sans mes torts et sans mon amour, eut été la plus brillante, la
+plus heureuse de toutes.
+
+En me livrant, mon amie, à ces pensées tristes, mais sensibles, à ces
+pensées qui adoucissoient entièrement mon caractère, puisqu'elles
+m'apprenoient à dédaigner ce qui m'avoit si cruellement irrité,
+j'ouvris un livre anglois que vous m'avez donné, et les premiers vers
+qui frappèrent mes regards, comme par un hasard secourable, furent un
+portrait de femme qui semble être le vôtre, et que je me plais à vous
+transcrire.
+
+ Made to engage all hearts, and charm all eyes;
+ Though meek, magnanimous; though witty, wise;
+ Polite, as all her life in courts had been;
+ Yet good, as she the world had never seen;
+ The noble fire of an exalted mind,
+ With gentle female tenderness combin'd;
+ Her speech was the melodious Voice of Love,
+ Her song, the warbling of the vernal grove;
+ Her eloquence was sweeter than her song,
+ Soft as her heart, and as her reason strong;
+ Her form each beauty of her mind express'd,
+ Her mind was Virtue by the Graces dress'd.
+
+ [Faite pour attirer tous les coeurs et charmer tous les yeux, à la
+ fois douce et magnanime, spirituelle et raisonnable, polie, comme si
+ elle avoit passé toute sa vie dans les cours, et bonne, comme si
+ elle n'avoit jamais vu le monde. Le noble feu d'une âme exaltée
+ étoit tempéré dans son caractère par la douce tendresse d'une femme;
+ quand elle parloit, on croyoit entendre la voix mélodieuse de
+ l'Amour; quand elle chantoit, l'oiseau qui, dans le printemps,
+ habite les bosquets de fleurs. Son éloquence étoit plus douce encore
+ que ses chants, sensible comme son coeur, et forte comme sa pensée;
+ sa figure exprimoit toutes les beautés de son âme; son âme offroit
+ la réunion de toutes les vertus et de tous les charmes.]
+
+Voilà, Delphine, voilà ce que vous êtes; jamais aucune femme avant
+vous n'a mérité ce portrait! mais l'imagination enflammée de Littleton
+le prêtoit à l'objet de son culte. Et cependant, combien encore je
+pourrois ajouter à ce tableau, qui semble renfermer tout ce qu'il y a
+de plus aimable!
+
+Peindrai-je le caractère vrai, confiant et pur, cette âme si
+facilement attendrie par le malheur des foibles, et si fière contre la
+prospérité des orgueilleux! Comment surtout, comment exprimer le
+charme indéfinissable que vous répandez autour de vous? ce soin
+continuel de plaire, cette flexibilité dans tous les détails de la
+vie, qui vous fait céder, sans y songer, à chacun des arrangement qui
+conviennent le mieux à vos amis! Le bonheur se respire autour de vous,
+comme s'il étoit dans l'air qui vous environne, comme si votre voix,
+vos goûts, vos talens, votre parure elle-même, tout ce qui est vous
+enfin, répandoit des sensations agréables. L'on est si bien auprès de
+vous, si naturellement bien, que je croyois souvent qu'il m'étoit
+arrivé quelque événement heureux dont j'éprouvois une satisfaction
+intérieure; et ce n'étoit qu'en vous quittant que je m'apercevois que
+vos paroles aimables, vos regards si doux, votre grâce inépuisable,
+charmoient ma vie, quelquefois à mon insu, comme la Providence se
+cache pour nous laisser penser que notre bonheur vient de nous. Être
+angélique! femme enchanteresse! c'est vous qui vous êtes l'objet de la
+malveillance publique, et je pourrois continuer à y attacher quelque
+prix! Non, si je vous ai fait souffrir en pensant ainsi, considérez la
+scène du concert comme une circonstance heureuse; elle a, je m'en
+crois sûr, elle a beaucoup changé mon caractère. Je ne vous dirai
+point cependant ce qui me revient de mille côtés différens; je ne vous
+dirai point que tous les hommes, toutes les femmes distinguées,
+s'indignent de ce qui s'est passé chez madame de Saint-Albe; qu'on en
+accuse son arrogance et sa sottise; que chacun affirme déjà que c'est
+par embarras qu'on ne vous a pas parlé, que si vous étiez restée, tout
+auroit changé; je n'écoute plus ces vaines excuses; le monde reviendra
+sans doute à vos pieds, je n'en doute pas, mais je ne l'en mépriserai
+pas moins.
+
+Ma Delphine, vivons l'un pour l'autre, oublions le reste de l'univers!
+mais ne me refuse pas de te voir, ne m'en crois pas indigne; je me
+sens ferme à présent contre l'injustice de l'opinion, contre ce
+malheur que mon âme n'avoit pas la force de soutenir. Mon amie, ce
+jour qui a été peut-être le plus malheureux de notre vie renouvellera
+notre destinée; les méchans qui ont voulu nous perdre, en révoltant
+mon caractère, l'ont affranchi du joug qu'il avoit trop long-temps
+porté; ils ont assuré notre bonheur.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIII.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 26 novembre.
+
+
+Je suis mieux que je n'étois la dernière fois que vous êtes venue ici,
+ma chère Élise. Léonce m'a écrit la plus aimable lettre; je l'ai revu
+plusieurs fois depuis, et jamais je n'ai trouvé plus d'amour et de
+sensibilité dans son entretien. Quelquefois il lui échappe encore des
+mots qui me font croire à des projets de vengeance; mais il les dément
+quand il voit l'effroi qu'ils me causent, et j'espère qu'après mon
+départ il y renoncera.
+
+Mon départ! Élise, vous m'avez vue parler à madame d'Artenas, à ceux
+qui sont venus chez moi, comme si mon intention étoit de passer
+l'hiver à Paris. Je ne voulois pas que l'on pût croire que je cédois à
+la douleur que j'avois éprouvée chez madame de Saint-Albe, je
+craignois d'éveiller les soupçons de Léonce. Mais hélas! puis-je
+oublier la promesse que j'ai donnée à Matilde!
+
+Léonce croira que je fuis par un sentiment pusillanime, parce que mes
+ennemis m'ont épouvantée; il le croira, et je suis condamnée à ne pas
+le détromper; il ignorera le véritable motif de mon sacrifice.
+Matilde, à combien de peines je me soumets pour vous! Je l'avouerai,
+après l'affreuse scène du concert, mon caractère m'abandonna pendant
+quelques jours; je sentis qu'une femme avoit tort de se croire
+indépendante de l'opinion, et qu'elle finissoit toujours par succomber
+sous le poids de l'injustice; mais, depuis que j'ai revu Léonce plus
+tendre que jamais pour moi, toute mon âme auroit repris à l'espérance
+du bonheur.
+
+Je ne sais quelle langueur secrète succède à de vives peines; les
+impressions douces que Léonce m'a fait goûter de nouveau, me sont
+mille fois plus chères encore qu'elles ne me l'étoient avant les
+douleurs que je viens d'éprouver. Jamais mon âme n'a été si foible,
+jamais je ne me suis sentie moins capable de l'effort qui m'est
+commandé.
+
+
+
+
+LETTRE XXXIV.
+
+Delphine à madame de Lebensei.
+
+Paris, ce 2 décembre.
+
+
+J'étois retombée, mon amie, dans les incertitudes les plus
+douloureuses; la tendresse que Léonce me témoignoit, le charme
+inexprimable de sa présence me captivoient plus que jamais; et, sans
+que je me l'avouasse encore, je ne pouvais me résoudre à mon départ.
+
+Avant-hier, j'appris que Matilde étoit malade, et Léonce lui-même me
+parut inquiet de son état; je fus douloureusement affligée de cette
+nouvelle, je craignis d'en être la cause, et je passai la nuit tout
+entière dans les combats les plus cruels; voulant me tromper sur mon
+devoir, espérant, quand je croyois tenir un raisonnement qui
+m'affranchissoit, et retombant l'instant d'après, lorsqu'une
+inspiration soudaine de la conscience renversoit tout ce qui me
+sembloit le plus spécieux.
+
+Agitée par une insomnie si douloureuse, je me levai hier à huit heures
+du matin, et je descendis de mon jardin dans les Champs-Élisées, pour
+essayer si l'exercice et le grand air me feroient du bien; je passai
+devant la maison qu'occupoit autrefois madame de Vernon; vous saviez
+qu'elle s'est fait ensevelir dans son jardin, et que sa fille,
+mécontente de cette volonté qu'elle ne trouve pas assez religieuse, a
+conservé la maison sans vouloir l'occuper. Je me reprochai de n'avoir
+pas été verser quelques pleurs sur ces cendres délaissées; je me
+rappelai que ce jour même étoit l'anniversaire de sa mort: la clef de
+mon jardin ouvroit aussi celui de madame de Vernon, nous l'avions
+ainsi voulu, dans les jours de notre liaison, j'essayai donc d'entrer
+par les Champs-Élisées. J'eus d'abord de la peine à ouvrir cette porte
+fermée depuis un an; enfin, j'y réussis, et je me trouvai dans ce
+jardin, où, pour la première fois, Léonce m'avoit parlé de son amour,
+quand la plus belle saison de l'année couvroit tous les arbustes de
+fleurs; il ne restoit pas une feuille sur aucun d'eux; cette maison,
+jadis si brillante, étoit fermée comme une habitation qu'on avoit
+abandonnée. Un brouillard froid et sombre obscurcissait tous les
+objets, et mes souvenirs se retraçoient à moi à travers la tristesse
+de la nature et de mon coeur.
+
+Ah! le passé, le passé! quels liens de douleur nous attachent à lui!
+Pourquoi les jours ne s'écoulent-ils pas sans laisser aucune trace?
+L'imagination peut-elle suffire à toutes ces formes du malheur, qu'on
+appelle les divers temps de la vie?
+
+Je cherchai quelques minutes, à travers les feuilles mortes qui
+étaient sur la terre, les sentiers du jardin qui pouvoient me conduire
+où je croyois que les restes de madame de Vernon étoient déposés;
+enfin, je trouvai l'urne qui désignoit sa tombe; je vis sur cette urne
+deux vers italiens qu'elle m'avoit souvent fait chanter, parce qu'elle
+en aimoit l'air.
+
+ E tu, chi sa se mai
+ Ti sovverrai di me!
+
+ [Et toi, qui sait si jamais tu te souviendrai de moi!]
+
+Il me sembla que cette inscription m'accusoit d'un long oubli; je me
+repentis d'avoir laissé passer une année sans venir auprès de ce
+monument. Ah! pourquoi, pensois-je en moi-même, pourquoi Sophie
+est-elle la cause de tous mes malheurs? Mes regrets, souvent troublés
+par cette idée, ne m'ont point ramenée dans ces lieux; je craignois
+d'offenser sa mémoire en y portant le sentiment de mes peines, et
+j'aimois mieux étouffer les pensées qui, tour à tour, m'éloignoient et
+m'attiroient vers elle.
+
+Adieu, Sophie, dis-je alors en versant beaucoup de larmes; je vais
+quitter pour jamais la France, je n'en reverrai plus même les
+tombeaux! je romps avec tout ce qui me fut cher, pour accomplir le
+serment que je t'ai fait; les pleurs que je verse en ce moment
+t'attestent encore que je n'ai conservé de notre amitié qu'un souvenir
+doux. Adieu.--Alors, après m'être penchée quelques instans sur cette
+urne avec affection et regret, je me relevai en répétant avec
+enthousiasme:--Oui, je tiendrai le serment que je t'ai fait; oui, je
+me sacrifierai pour le bonheur de ta fille!--Comme je me retournois,
+je vis Matilde qui m'avoit entendue, pâle, le visage altéré, et les
+yeux remplis de larmes qu'elle s'efforçoit de retenir.--Ce que
+j'entends est-il vrai? s'écria-t-elle en se jetant à genoux devant
+l'urne de sa mère. M'auroit-on trompée, dit-elle en me regardant,
+lorsqu'on m'assuroit que vous étiez résolue à passer l'hiver ici?
+Dieu! j'ai bien souffert depuis que je l'ai cru.--On vous a trompée,
+Matilde, lui dis-je en serrant ses deux mains qu'elle élevoit vers le
+ciel; ce que vous avez demandé vous est accordé; ce n'est qu'à moi que
+tout bonheur est refusé dans cette vie. Adieu.
+
+--Je quittai Matilde à ces mots, sans lui donner le temps de me
+répondre, et je revins chez moi, sans avoir réfléchi que je venois de
+me lier encore plus solennellement que jamais. Quand le mouvement
+exalté que j'avois éprouvé fut un peu calmé, je sentis en frémissant
+que tout étoit dit. Depuis ce moment cette douleur ne m'a plus laissé
+de relâche; j'ai vu Léonce, et dans doute je me serois trahie, s'il
+n'avoit pas attribué mon émotion à ce que je lui ai dit de ma visite
+au tombeau, en lui taisant que j'y avois trouvé Matilde. Si j'étois
+encore une fois seule avec lui, il sauroit tout; il faut partir, le
+délai n'est plus possible.
+
+J'ai envoyé ce matin un courrier à Mondoville pour conjurer M. Barton
+de venir. Je ne veux pas que Léonce, au moment où il apprendra mon
+départ, soit seul, sans un confident de notre amour, sans l'ami de son
+enfance: seul! hélas! et je le quitte, lui, qui depuis un an m'a donné
+tant d'heures délicieuses; lui qui m'aime avec une tendresse si vraie!
+Il croit encore, dans ce moment, que je n'ai pas là pensée de me
+séparer de lui; il se réveille chaque jour avec cette certitude qui
+lui est si douce; il arrange les heures de sa journée pour me voir, et
+bientôt on viendra lui dire que je suis partie, partie pour jamais,
+sans que l'on sache même dans quel lieu j'ai caché ma misérable
+destinée! je n'existerai plus pour Léonce que comme les morts qu'on
+regrette; il m'appellera, et je ne l'entendrai pas, moi que sa voix a
+toujours si profondément émue! moi qui, d'un accent si tendre,
+répondais à ses prières! Rien, rien de moi ne se ranimera autour de
+lui, pour lui répéter encore que je l'aime!
+
+Ma chère Élise, c'est à vous que je confie mes dernières volontés;
+après mon départ venez le voir, parlez-lui le langage consolateur que
+vous a sans doute appris l'amour! dites-lui tout ce que vous savez de
+ma douleur, tout, hors le vrai motif qui me détermine. Il croira que
+j'ai foibli devant la haine, et que l'intérêt de son bonheur ne m'a
+pas donné la force de la supporter. Hélas! il sera bien injuste, mais
+il n'accusera point sa femme, la mère de son enfant. Dites-lui que je
+jugerai de son respect pour mon souvenir, par sa conduit envers
+Matilde. Élise, vous écrirez à ma soeur, et j'apprendrai par ses
+lettres ce que j'ai besoin encore de savoir; car vous-même, won amie,
+vous ne saurez point où je vais; Léonce nous le demanderoit, comment
+pourriez-vous le lui cacher? Il me suivroit, et j'aurois une troisième
+fois essayé de m'éloigner pour retomber sous le charme; non, le devoir
+a parlé trop haut, qu'il soit obéi!
+
+Dans l'asile où je vais m'ensevelir, ce n'est pas l'oubli, la
+résignation même que j'espère; je cherche un lieu solitaire où l'on
+vive d'aimer, sans que ce sentiment, renfermé dans le coeur, nuise au
+bonheur de personne; sans qu'il existe une autre vie que la mienne
+tourmentée par l'affection que j'éprouve. Lui, cependant, hélas! ne
+souffrira-t-il pas longtemps encore? Mais pouvoit-il être heureux,
+agité sans cesse par ses devoirs, l'opinion et l'amour? Ne
+m'offrirai-je pas à sa mémoire, plus pure, plus intéressante que dans
+ce monde, où sans cesse il avoit besoin de me défendre, où sans cesse
+il souffroit pour moi? L'amour même, l'amour seul, ne devoit-il pas
+m'inspirer le besoin de renouveler mon image dans son souvenir, par
+l'absence et le malheur? que n'ai-je pas craint de la calomnie!
+Vainement paroît-elle apaisée; vainement Léonce assure-t-il qu'il est
+devenu insensible; dois-je y compter? Ah! qui peut prévoir de quelle
+douleur l'accomplissement d'un devoir nous préserve!
+
+Lorsque je serai partie pour toujours, je désire que, s'il est
+possible, mes amis détruisent entièrement tout ce qu'on a pu dire
+d'injuste sur moi. Quand je saurai qu'ils y ont réussi, je ne
+reviendrai pas, mais je penserai avec douceur que Léonce n'entend plus
+dire que du bien de son amie. Je prie M. de Lebensei d'entretenir des
+relations suivies avec M. de Mondoville; malgré la diversité de leurs
+manières de voir, il s'en est fait aimer par la supériorité de son
+esprit et la droiture de son caractère. Je le conjure de répéter
+souvent à Léonce, qu'il ne doit prendre aucun parti dans la guerre que
+les nobles offensés veulent exciter contre la France; je crains
+toujours que, loin de moi, les personnes de sa classe ne le
+déterminent, si cette guerre a lieu, à ce qu'elles représenteraient
+comme un devoir de l'honneur. S'il peut s'intéresser de nouveau aux
+études qui lui plaisent, l'occupation lui fera du bien, et ses regrets
+se changeront enfin, je l'espère, en une peine douce; et, dans cette
+vie de douleur, c'est l'état habituel des âmes sensibles.
+
+Oui, je souhaite, Élise, que vous deux, qui m'avez si tendrement
+aimée, vous soyez les amis de Léonce; ne m'est-il pas permis de
+désirer encore ce lien avec lui? Plus que celui-là, grand Dieu! tant
+que je vivrai! et le revoir encore une fois, si la mort, s'annonçant à
+moi d'avance avec certitude, me laisse le temps de le rappeler. Élise,
+adieu; quand nous retrouverons-nous? Si j'en crois les pressentimens
+que mes malheurs ont constamment justifiés, l'adieu que je vous dis
+sera long. Ah! quel effort! mais pourquoi murmurer?
+
+
+
+
+LETTRE XXXV.
+
+Delphine à Matilde.
+
+Paris, ce 4 décembre.
+
+
+Dans la nuit de demain, Matilde, je quitterai Paris, et peu de jours
+après, la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me
+retirerai; il ignorera de même, quoi qu'il arrive, que c'est pour
+votre bonheur que je sacrifie le mien. J'ose vous dire, Matilde, votre
+religion n'a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que
+je fais pour vous; et Dieu qui lit dans les coeurs, Dieu qui sait la
+douleur que j'éprouve, estime dans sa bonté cet effort ce qu'il vaut.
+Oui, j'ose vous le répéter, quand j'aime mieux mourir qu'avoir à me
+reprocher vos douleurs, j'ai plus qu'expié mes fautes; je me crois
+supérieure à celles qui n'auroient point les sentimens dont je
+triomphe.
+
+Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son coeur des droits que
+j'ai dû respecter; mais je l'aimois, mais vous n'avez pas su peut-être
+qu'avant de vous épouser.... Laissons les morts en paix. Vous m'avez
+adjurée de partir, au nom de la morale, au nom de la pitié même:
+pouvois-je résister, quand il devroit m'en coûter la vie! Matilde,
+vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce;
+femme bénie du ciel, écoutez-moi: si celui dont je me sépare me
+regrette, ne blessez point son coeur par des reproches; vous croyez
+qu'il suffit du devoir pour commander les affections du coeur, vous
+êtes faite ainsi; mais il existe des âmes passionnées, capables de
+générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout,
+si le sort ne leur avoit pas fait un crime de l'amour! Plaignez ces
+destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles;
+ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de
+bienveillance pour l'Être suprême, pour la source éternelle de toutes
+les affections du coeur.
+
+Matilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce; vous avez
+éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l'amour
+dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l'estime et
+l'intérêt qu'il conservera pour moi, vous m'offenseriez cruellement;
+il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus; et le dernier
+acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire!
+
+Adieu, Matilde; vous n'entendrez plus parler de moi; la compagne de
+votre enfance, l'amie de votre mère, celle qui vous a mariée, celle
+enfin qui n'a pu supporter votre peine, n'existe plus pour vous ni
+pour personne. Priez pour elle, non comme si elle étoit coupable,
+jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus
+ordonné de ne pas être sévère envers elle! mais priez pour une femme
+malheureuse, la plus malheureuse de toutes, pour celle qui consent à
+se déchirer le coeur, afin de vous épargner une foible partie de ce
+qu'elle se résigne à souffrir.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVI.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Lyon, ce 1er décembre 1791.
+
+[Cette lettre arriva le matin même du 5 décembre.]
+
+
+Je n'ai point reçu de lettres de vous depuis mon départ, ma chère
+Delphine; je me hâte d'arriver à Montpellier pour les trouver. J'ai vu
+ce malheureux Valorbe à mon passage à Moulins; il est encore retenu
+dans sort lit par ses blessures; mais, quand il sera guéri, sa
+situation sera bien plus déplorable; il ne peut pas rester dans son
+régiment; l'animadversion est telle contre lui, qu'il n'y éprouverait
+que des désagrémens insupportables: il sera forcé de tout quitter. Il
+m'a paru très-sombre, et parlant de vous avec un mélange de
+ressentiment et d'amour fort effrayant; il rappelle ce qu'il a fait
+pour vous, il se croit des droits sans bornes à votre reconnoissance,
+et laisse entendre que si vous les méconnoissez, il s'en vengera sur
+Léonce ou sur vous. Enfin, il m'a paru saisi d'une fureur réfléchie
+extrêmement redoutable; on diroit qu'après avoir beaucoup souffert, il
+éprouve le besoin de faire partager aux autres son malheur, et je ne
+l'ai plus trouvé le moins du monde accessible à cette crainte de vous
+affliger, qui avoit autrefois de l'empire sur lui; j'ai peur que vous
+n'ayez beaucoup à redouter de ses persécutions.
+
+Éloignez-vous de Léonce pour un temps, revenez près de moi, c'est le
+seul moyen d'apaiser M. de Valorbe, et d'éviter ainsi les plus grands
+malheurs. Ah! ma chère Delphine, que j'ai souffert dans Paris, dans
+cette ville que je déteste! En approchant de ma retraite, je sens mon
+âme se calmer; cependant je n'y serai point heureuse, si je ne vous y
+vois pas; vous avez encore ajouté, pendant les quatre mois que nous
+venons de passer ensemble, à ma tendresse pour vous. Au milieu de tant
+de peines, de tant d'injustices, il ne vous est pas échappé un seul
+sentiment amer, un seul mouvement de haine; vous avez supporté les
+torts les plus révoltans comme une nécessité, comme un accident du
+sort, et non comme un sujet de colère ou de ressentiment.
+
+Mon amie, j'en suis sûre, avec une âme si douce vous pourrez trouver
+du calme, et peut-être du bonheur dans la solitude; je vous y espère,
+je vous y attends avec un coeur tout à vous.
+
+
+
+
+LETTRE XXXVII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Melun, ce 6 décembre 1791.
+
+
+Le sacrifice est fait, la vie est finie. Pardonnez-moi si je suis
+long-temps sans vous écrire, si je ne vous rejoins pas, si je meurs
+pour vous, comme pour lui: ce que vous m'avez mandé sur M. de Valorbe
+ne m'ôte-t-il pas jusqu'à l'espoir du repos que je conservois encore!
+Quel asile puis-je trouver, qui soit assez impénétrable pour me cacher
+à celui qui me poursuit, comme à celui que j'aime?
+
+Je l'ai quitté! je l'ai quitté! Je ne le reverrai plus! pensez-vous
+qu'il puisse me rester aucune raison, aucune force? n'ai-je pas tout
+épuisé pour partir? A présent, j'erre avec cette pauvre Isore dans le
+vide immense où je suis jetée! Pleurez sur moi, ma soeur, vous, le
+seul être informé désormais de mon nom, de ma demeure, de mon
+existence! Sans l'enfant de Thérèse, sans vous, me serois-je condamnée
+à vivre?
+
+M. Barton est arrivé avant-hier d'après ma lettre: je lui ai tout
+confié, hors le vrai motif de mon départ; j'ai éprouvé peut-être
+encore un moment doux, lorsque cet honnête homme, me prenant la main,
+avec des larmes dans les yeux, me dit:--Madame, il ne convient pas à
+mon âge de s'abandonner à l'attendrissement que me fait éprouver votre
+résolution; cependant, qu'il me soit permis de vous dire que jamais
+mon coeur n'a été pénétré pour aucune femme d'autant d'intérêt ni
+d'admiration!--Louise, pourquoi l'approbation de la vertu ne
+m'a-t-elle pas fait plus de bien?
+
+Il fut convenu entre M. Barton et moi qu'après mon départ, il useroit
+de tout son ascendant sur Léonce, pour l'engager à demeurer auprès de
+Matilde, auprès de celle qui, dans quelques mois, doit être la mère de
+son enfant. Je ne voulois point écrire à Léonce; je ne sais si je
+l'aurois pu, sans anéantir le reste de mes forces: d'ailleurs, je ne
+pouvois pas lui apprendre ce qui s'étoit passé entre Matilde et moi,
+et comment retenir aucune de ses pensées en disant adieu à ce qu'on
+aime! Je priai néanmoins M. Barton de ne pas refuser à Léonce la
+consolation de savoir ce qu'il m'en avoit coûté pour partir; je lui
+recommandai de ne pas nous laisser seuls, Léonce et moi; dans l'état
+où j'étois, je n'aurois pu rien cacher. Je décidai que je partirois le
+lendemain; jour que Léonce disoit avoir choisi pour aller à la
+campagne avec madame de Mondoville; ainsi je me dérobois à ce que
+j'aime, avec les précautions qu'on pourroit prendre pour échapper à
+des persécuteurs.
+
+Léonce vint le soir, il étoit rêveur, et ne parut pas désirer lui-même
+que M. Barton s'éloignât. Après une heure de la conversation la plus
+pénible, et que de longs silences interrompoient souvent, Léonce se
+leva pour partir; dans ce moment un tremblement affreux me saisit, et
+je retombai sur ma chaise comme anéantie; lui-même, occupé sans doute
+de son dessein, que j'ignorois alors, étoit tout entier concentré dans
+sa propre émotion, et ne remarqua point ce qui auroit pu l'étonner
+dans la mienne; il pressa ma main sur ses lèvres avec une ardeur
+très-vive, et s'enfuit précipitamment, en m'écriant de la porte:
+--Delphine, ne m'oubliez jamais!--Je crus qu'il m'avoit devinée, je
+voulois le suivre, la force me manqua; et quand il fut parti, l'idée
+terrible que je l'avois vu pour la dernière fois me saisit, je ne
+pouvois m'y soumettre. Léonce, en me quittant plus tôt que je ne m'y
+attendois, avoit trop précipité mes impressions; mon âme n'avoit point
+passé par ces douleurs successives qui préparent à la dernière;
+j'avois reçu comme un coup subit dans le coeur, qui me faisoit un mal
+insupportable; je voulois, sans changer de résolution, voir encore une
+fois Léonce; je n'avois rien recueilli pour l'absence, je n'avois pas
+assez contemplé ses traits, je n'avois pu lui faire entendre un
+dernier accent qui restât dans son coeur.
+
+Je passai la nuit entière à combiner et repousser tour à tour mille
+projets divers pour l'apercevoir encore une fois, pour adoucir le mal
+que m'avoient fait de si brusques adieux. Immobile sur mon lit où je
+m'étois jetée, je n'osois, pendant cette cruelle agitation, ni me
+lever, ni faire un pas, ni changer de place, comme si le moindre
+mouvement avoit dû être une nouvelle douleur; le jour vint, et j'eus
+cependant la force de dire à Antoine, en lui recommandant le secret,
+que je partois à onze heures du soir. J'avois fixé ce moment, parce
+que M. Barton devoit revenir chez moi dans la soirée; à midi, l'on me
+remit votre lettre, où vous m'apprenez les cruelles dispositions de M.
+de Valorbe; l'effroi qu'elle me causa me donna de la force pendant
+quelques instans; cette persécution, cette fureur dont Léonce pouvait
+devenir l'objet, me fit sentir la nécessité de disparaître d'un monde
+où j'attirois sans cesse de nouveaux périls sur l'objet de ma
+tendresse. Je sentis aussi que si je différois à partir, ou si
+j'allois vers vous, M. de Valorbe, apprenant dans quel lieu il
+pourroit me trouver, ne tarderoit pas à venir me chercher; et que
+Léonce, indigné de le savoir près de moi, se hâteroit d'arriver pour
+l'en punir. Je n'hésitai donc plus, et je donnai, pendant quelques
+heures, des ordres pour mon départ, avec assez de calme; mais dans ce
+moment Isore, qui avoit découvert les préparatifs que j'avois
+commandés, vint, tout en chantant, se jeter dans mes bras, pour se
+réjouir de faire un voyage; sa gaîté me causa une émotion que je ne
+pus surmonter, et, l'éloignant de moi, je passai plusieurs heures à
+verser des larmes.
+
+Hélas! j'en répandois alors, pendant que je n'étois pas encore
+tout-à-fait loin de lui, pendant qu'il n'étoit pas encore absolument
+impossible qu'il entrât dans ma chambre, et me serrât dans ses bras.
+
+Le temps se passoit ainsi, lorsque peu de temps après dix heures M.
+Barton arriva; il étoit extrêmement troublé; je me hâtai de lui
+demander d'où lui venoit cette altération, s'il ne savoit rien de
+Léonce, s'il craignoit qu'il n'eût découvert mon départ.--Il l'ignore,
+me dit-il; mais je n'en suis pas moins dans une inquiétude mortelle;
+Léonce, sans en avoir averti personne, est revenu il y a une heure de
+la campagne, en y laissant madame de Mondoville. Il y a ce soir un
+grand bal masqué, où il veut aller; j'ai insisté pour connoître la
+cause de cet empressement, qui lui est si peu naturel; il n'a voulu
+d'abord me rien répondre; mais comme il partoit, quelques mots qu'il a
+dits à l'un de ses gens ont éveillé mes soupçons, et je l'ai forcé à
+m'avouer que dans cette fête, où les femmes vont déguisées, mais les
+hommes, à visage découvert, il croyoit très-facile de faire naître un
+sujet de querelle à l'instant même; et que, certain d'y rencontrer M.
+de Montalte, le cousin de M. de Valorbe, il avoit choisi ce jour pour
+se venger, sans vous compromettre, des propos insultans que, depuis le
+concert de madame de Saint-Albe, il n'a point cessé, me dit Léonce, de
+répéter contre vous.
+
+--Il est parti pour ce bal, m'écriai-je, dans cet affreux dessein! que
+ferons-nous? comment ne l'avois-je pas deviné? sa tristesse, hier en
+me quittant, ses dernières paroles ne m'annonçoient-elles pas un
+projet funeste? et la douleur atroce que j'ai éprouvée, quand il a
+disparu, n'est-elle pas un pressentiment que je ne le reverrai plus;
+il est parti, répétai-je à M. Barton; pourquoi ne l'avez-vous pas
+suivi?--Il ne l'auroit pas souffert, répondit M. Barton; il m'a dit
+qu'il alloit chercher un de ses amis pour se rendre ensemble au
+bal.--Eh bien! eh bien! interrompis-je, déterminée soudain, il est
+temps encore de se rendre à ce bal masqué: je n'y serai point
+reconnue, je reverrai Léonce encore, je lui parlerai, je l'empêcherai
+de provoquer M. de Montalte; oui, je tenterai ce dernier effort, je le
+dois, je le puis.--Et sans attendre l'avis de M. Barton, je sonnai
+pour qu'on m'apportât le domino noir qui devoit m'envelopper. M.
+Barton, ayant vainement essayé de me détourner de mon projet, me
+proposa de m'accompagner; je lui fis sentir que Léonce, étonné de le
+voir à ce bal, soupçonneroit la vérité, et s'éloigneroit à l'instant
+même de nous deux.
+
+Au moment où Isore vit pour la première fois cet habillement de bal,
+qui lui étoit tout-à-fait inconnu, elle en eut peur, et vainement mes
+femmes voulurent la rassurer, en lui disant que c'étoit une parure de
+fête; l'enfant, comme s'il eût été averti que ce vêtement de la gaîté
+cachoit le désespoir, répétoit sans cesse en pleurant:--Est-ce que ma
+seconde maman va faire comme la première, est-ce que je ne la reverrai
+plus?--Hélas! pauvre enfant, dis-je en moi-même, cette nuit sera
+peut-être en effet la dernière de ma vie! chaque moment de retard me
+paroissoit un danger de plus pour Léonce; je partis, et M. Barton
+monta avec moi dans ma voiture, résolu d'y rester pour m'attendre;
+enfin, j'arrivai à la porte de la fête, je descendis, j'entrai, et là
+commença pour moi ce supplice qui devoit toujours s'accroître; le
+contraste cruel de tout l'appareil de la joie, avec les tourmens
+affreux qui me déchiroient.
+
+Je traversai la foule de ceux qui se trouvoient peut-être tous, alors,
+dans le moment le plus gai de leur vie; tandis que moi, j'ignorais si
+je ne marchois pas à la mort. Je fus long-temps à parcourir la salle,
+sans découvrir d'aucun côté ni Léonce, ni M. de Montalte; errante
+ainsi, sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble le plus cruel
+que je pusse éprouver, des sensations extraordinaires s'emparèrent
+tout à coup de moi; j'avois peur de ma solitude, au milieu de la
+foule; de mon existence, invisible aux yeux des autres, puisque aucune
+de mes actions ne m'étoit attribuée. Il me sembloit que c'étoit mon
+fantôme qui se promenoit parmi les vivans, et je ne concevois pas
+mieux les plaisirs qui les agitoient, que si du sein des morts j'avois
+contemplé les intérêts de la terre. Je cherchois à travers toutes ces
+figures, que je voyois comme dans un rêve cruel, un seul homme, un
+seul être qui existoit encore pour moi, et me rendoit aux impressions
+réelles dans toute leur force et leur amertume. Je passois
+silencieusement au milieu des danses et des exclamations de joie, et
+je portois dans mon âme tout ce que la nature peut éprouver de
+douleur, sans jeter un cri, sans obtenir la compassion de personne. O
+souffrances morales! comme vous êtes cachées au fond du coeur dont
+vous faites votre proie! vous le dévorez en secret, vous le dévorez
+souvent au milieu des fêtes les plus brillantes; et tandis qu'un
+accident, une douleur physique, réveillent la sympathie des êtres les
+plus froids, une main de fer serre votre poitrine, vous ravit l'air,
+oppresse votre sein, sans qu'il vous soit permis d'arracher aux
+autres, par aucun signe extérieur, des paroles de commisération.
+
+Après avoir long-temps marché d'un bout de la salle à l'autre, avec
+une activité et une agitation continuelles, Léonce parut enfin dans
+une loge, regardant par toute la salle avec une impatience
+remarquable, pour découvrir quelqu'un qu'il cherchoit. Je montai
+quelques marches pour aller vers lui; et comme il devoit
+nécessairement passer devant moi, en rentrant dans la salle, je restai
+quelque temps appuyée sur la balustrade de l'escalier pour le regarder
+encore; ce plaisir, le dernier, me jetoit, malgré tout ce qui
+m'environnoit, dans une rêverie profonde; et tant que je pus le
+considérer ainsi, mes inquiétudes même pour lui sembloient être
+suspendues. Dès qu'il descendit, je me hâtai de le suivre, résolue de
+m'attacher à ses pas, et de lui parler en me faisant connoître, si
+j'apercevois M. de Montalte. Léonce se retourna deux ou trois fois,
+étonné de mon insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui
+l'importunoit, avec une expression d'indifférence très-dédaigneuse: ce
+regard, quoiqu'il ne s'adressât point à moi, me serra le coeur, et je
+mis ma main sur mes yeux pendant un moment, pour rassembler mes forces
+qui m'abandonnoient.
+
+Je relevai la tête; un flot de monde m'avoit déjà séparée de
+Léonce, et je le vis assez loin de moi, coudoyant M. de Montalte
+qui se retournoit pour lui en demander l'explication; je voulus
+m'avancer, la foule arrêtoit chacun de mes pas; je saisis le bras
+d'un homme que je connoissois à peine, et je le priai de m'aider à
+traverser la foule; cet homme odieux me retenoit pour examiner ma
+main, pour considérer mes yeux, et m'adressoit tous les fades
+propos de cette insipide fête, quand, à dix pas de moi, il
+s'agissoit de la vie de Léonce.--Aidez-moi, répétois-je à celui qui
+m'accompagnoit, aidez-moi, par pitié!--Et je le traînois de toute
+ma force, pour qu'il fendît la presse que je ne pouvois seule
+écarter; je voyois Léonce qui, après avoir parlé vivement à M. de
+Montalte, se dirigeoit avec lui vers la sortie de la salle; il
+marchoit, je le suivois, mais j'étois toujours à vingt pas de lui
+sans pouvoir jamais franchir cette infernale distance, qu'on eût
+dite défendue par un pouvoir magique; enfin, coupant seule par un
+détour dans les corridors, je crus pouvoir me trouver à la grande
+porte avant Léonce; mais comme j'y arrivois, je le vis qui sortoit
+par une autre issue; je courus encore quelques pas, je tendis les
+bras vers lui, je l'appelai; mais, soit que ma voix déjà trop
+affoiblie ne pût se faire entendre, soit qu'il fût uniquement
+occupé du sentiment qui l'animoit, il poursuivit sa route, et je le
+perdis de vue au milieu de la rue, me trouvant entourée de chevaux,
+de cochers qui me crioient de me ranger, de voitures qui venoient
+sur moi, sans que je fisse un pas pour les éviter: un de mes gens
+me reconnut, m'enleva sans que je le sentisse, et me porta dans ma
+voiture: quand j'y fus, la voix de M. Barton me rappelant à
+moi-même, j'eus encore la force de lui dire de suivre Léonce, et de
+lui montrer le côté de la rue par lequel il avoit passé avec M. de
+Montalte; ces mots prononcés, je perdis entièrement connaissance.
+
+Quand je rouvris les yeux, je me trouvai chez moi, entourée de mes
+femmes effrayées; je crus fermement d'abord que je venois de faire le
+plus horrible songe, et je les rassurai dans cette conviction;
+cependant par degrés, mes souvenirs me revinrent: quand le plus cruel
+de tous me saisit, je retombai dans l'état dont je venois de sortir.
+Enfin de funestes secours me rappelèrent à moi, et je passai trois
+heures telles, que des années de bonheur seroient trop achetées à ce
+prix; envoyant sans cesse chez M. Barton, chez Léonce, pour savoir
+s'ils étoient rentrés, écoutant chaque bruit, allant au-devant de
+chaque messager, qui me répondoit toujours: _Non, madame, ils ne sont
+pas encore rentrés_; comme si ces paroles étoient simples, comme si
+l'on pouvoit les prononcer sans frémir! J'avois épuisé tous le» moyens
+de découvrir ce qu'étoit devenu Léonce; j'étais retombée dans
+l'inaction du désespoir, et jetée sur un canapé, je cherchois des
+yeux, je combinois dans ma tête quels moyens pourroient me donner la
+mort, à l'instant même où j'apprendrois que Léonce n'étoit plus: quand
+j'entendis la voix de M. Barton, je tombai à genoux en me précipitant
+vers lui.--Il est sauvé, me dit-il; il n'est point blessé, son
+adversaire l'est seul, mais pas grièvement; tout est bien, tout est
+fini.
+
+Louise, une heure après avoir reçu cette assurance, j'étois encore
+dans des convulsions de larmes; mon âme ne pouvoit rentrer dans ses
+bornes. J'appris enfin que Léonce s'étoit battu avec M. de Montalte et
+l'avoit blessé; mais qu'il avoit montré dans ce duel tant de bravoure
+et de générosité, tant d'oubli de lui-même, tant de soins pour M. de
+Montalte, lorsqu'il avoit été hors de combat, qu'il avoit tout-à-fait
+subjugué son adversaire, et qu'il en avoit obtenu tout ce qu'il
+désiroit relativement à moi; la promesse d'attribuer leur duel à une
+querelle de bal masqué, et de chercher naturellement toutes les
+occasions de me justifier en public, sur tout ce qui concernoit M. de
+Valorbe. M, Barton étoit arrivé à temps pour être témoin du combat,
+après avoir inutilement cherché pendant plusieurs heures Léonce, qui
+attendoit le jour avec M. de Montalte, chez un de leurs amis communs.
+M. Barton étoit animé par l'enthousiasme en me parlant de Léonce; il
+est vrai que, pendant toute cette nuit, ses paroles et ses actions
+avoient eu constamment le plus sublime caractère, et c'étoit dans ce
+moment même qu'il falloit se séparer de lui!
+
+J'en sentois la nécessité plus que jamais, j'avois en horreur ce que
+je venois d'éprouver; et de tout ce qu'on peut souffrir sur la terre,
+ce qui me paroît le plus terrible, c'est de craindre pour la vie de
+celui qu'on aime. Je n'étois point à l'abri de cette douleur, elle
+pouvoit se renouveler; M. de Valorbe m'en menaçait: Cette idée vint
+s'unir au sentiment du devoir, qu'il ne m'étoit plus permis de
+repousser, et je partis sans rien voir, sans rien entendre, dans je ne
+sais quel égarement, dont je ne suis sortie que quand la fatigue
+d'Isore m'a forcée d'arrêter ici.
+
+Vous ne pouvez vous faire l'idée de ce que je souffre, de l'effort
+qu'il m'a fallu faire, même pour vous écrire! Quand je n'aurais pas
+besoin de cacher ma retraite à Léonce et à M. de Valorbe, je ne
+devrais pas aller vers vous; il faut, dans l'état où je suis,
+combattre seule avec soi-même; le froid de la solitude me redonnera
+des forces; je vous aime, je ne puis vous voir; l'attendrissement,
+l'affection me feroient trop de mal, la moindre émotion nouvelle
+pourrait m'anéantir; laissez-moi. Je vais en Suisse: Léonce m'a dit
+que dans ses voyages c'étoit le pays qu'il avoit préféré; s'il vient
+une fois verser des larmes sur ma tombe, j'aime à penser que ce sera
+près des lieux qui captivèrent son imagination, dans les premières
+années de sa vie; c'est assez de cette espérance pour déterminer ma
+route dans le vaste désert du monde, où je puis fixer ma demeure à mon
+choix.
+
+Louise, si je suis long-temps sans vous écrire, n'en soyez point
+inquiète, il faut que je vive, je me suis chargée d'Isore; je vais
+mander à sa mère que je m'y engage de nouveau; je veux l'élever, je
+veux laisser du moins après moi quelqu'un dont j'aurai fait le
+bonheur. Vous, ma soeur, écrivez-moi sous l'adresse que je vous
+envoie; vous saurez par madame de Lebensei l'effet que mon départ aura
+produit sur Léonce; mais prenez garde, en me l'apprenant, prenez garde
+à ma pauvre tête, elle est bien troublée; il faut la ménager, je me
+crains quelquefois moi-même. Cependant, pourquoi dans les longues
+heures de réflexion qui m'attendent ne saurois-je pas contempler avec
+fermeté mon sort? J'ai trop long-temps lutté pour être heureuse: le
+jour où il a été l'époux de Matilde, que ne m'étois-je dit que le ciel
+avoit prononcé contre moi!
+
+
+
+
+LETTRE XXXVIII.
+
+Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de Sainte-Marie, à
+Chaillot.
+
+Melun, ce 6 décembre.
+
+
+Des circonstances non moins cruelles, ma chère Thérèse, que celles qui
+ont décidé de votre sort me forcent à m'éloigner pour jamais de Paris
+et du monde; j'emmène votre fille avec moi, j'achèverai son éducation
+avec soin, et je lui assurerai la moitié de ma fortune. Elle en jouira
+peut-être bientôt, si je prends le même parti que vous, si je
+m'enferme pour jamais dans un couvent.
+
+Vous serez étonnée qu'un tel projet m'ait semblé possible avec les
+opinions que vous me connoissez; elles ne sont point changées: mais je
+voudrois mettre une barrière éternelle entre moi et les incertitudes
+douloureuses que les passions font toujours renaître dans le coeur.
+Dites-moi si vous croyez qu'il suffise d'une résignation courageuse et
+de la religion naturelle pour trouver du repos dans un asile semblable
+au vôtre; vous seule au monde savez que ce sombre dessein m'occupe,
+
+Isore vous écrit mon adresse, le nom que j'ai pris; il ne reste déjà
+plus de traces de moi; mais quelquefois je me sens un vif désir de
+revivre, et des voeux irrévocables pourroient seuls l'étouffer.
+
+
+
+
+
+DELPHINE.
+
+CINQUIÈME PARTIE.
+
+
+FRAGMENS
+
+DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE, PENDANT SON VOYAGE.
+
+
+
+
+PREMIER FRAGMENT.
+
+Ce 7 décembre 1791.
+
+
+Je suis seule, sans appui, sans consolateur; parcourant au hasard des
+pays inconnus, ne voyant que des visages étrangers, n'ayant pas même
+conservé mon nom, qui pourroit servir de guide à mes amis pour me
+retrouver! C'est à moi seule que je parle de ma douleur: ah! pour qui
+fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire!
+
+J'ai fait trente lieues de plus aujourd'hui: je suis de trente lieues
+plus éloignée de Léonce! Comme les chevaux alloient vite! les arbres,
+les rivières, les montagnes, tout s'enfuyoit derrière moi; et les
+dernières ombres du bonheur passé disparoissoient sans retour.
+Inflexible nature! je te l'ai redemandé, et tu ne m'as point offert
+ses traits; pourquoi donc, avec un des nuages que le vent agite,
+n'as-tu pas dessiné dans l'air cette forme céleste? Son image étoit
+digne du ciel, et mes yeux, fixés sur elle, ne se seroient plus
+baissés vers la terre!
+
+Le malheur m'accable, et cependant je sens en moi des élans
+d'enthousiasme, qui m'élèvent jusqu'au souverain Créateur; il est là,
+dans l'immensité de l'espace; mais aimer, fait arriver jusqu'à lui.
+Aimer!... O mon Dieu! dans l'infortune même où je suis plongée, je te
+remercie de m'avoir donné quelques jours de vie que j'ai consacrés à
+Léonce.
+
+Isore dort là, devant moi, et sa mère a tarit souffert! et moi aussi,
+qui me suis chargée d'elle, j'ai déjà versé tant de pleurs! Cher
+enfant, que t'arrivera-t-il? quel sera ton sort un jour? que ne
+peux-tu repousser la vie! et loin de la craindre, tu vas au-devant
+d'elle avec tant de joie.... Ah! comme elle t'en punira. Pauvre nature
+humaine, quelle pitié profonde je me sens pour elle! Dans la jeunesse,
+les peines de l'amour, et pour un autre âge que de douleurs encore!
+Deux vieillards se sont approchés ce soir de ma voiture, pour implorer
+ma pitié; ils avoient aussi leur cruelle part des maux de la vie, mais
+leur âme ne souffroit pas; un rayon du soleil leur causoit un plaisir
+assez vif, et moi, qui suis poursuivie par un chagrin amer, je
+n'éprouve aucune de ces sensations simples que la nature destine
+également à tous. Je suis jeune cependant; ne pourrois-je pas
+parcourir la terre, regarder le ciel, prendre possession de
+l'existence, qui m'offre encore tant d'avenir? Non, les affections du
+coeur me tuent. Quel est-il ce souvenir déchirant qui ne me laisse pas
+respirer? sur quelle hauteur, dans quel abîme le fuir?
+
+Ah! qu'elle est cruelle, la fixité de la douleur! n'obtiendrai-je pas
+une distraction, pas une idée, quelque passagère qu'elle soit, qui
+rafraîchisse mon sang pendant au moins quelques minutes: dans mon
+enfance, sans que rien fût changé autour de moi, la peine que
+j'éprouvois cessoit tout à coup d'elle-même; je ne sais quelle joie
+sans motif effaçoit les traces de ma douleur, et je me sentois
+consolée! Maintenant je n'ai plus de ressort en moi-même, je reste
+abattue, je ne puis me relever; je succombe à cette pensée
+terrible:--mon bonheur est fini!
+
+Que ne donnerois-je pas pour retrouver les impressions qui répandent
+tout à coup tant de charme et de sérénité dans le coeur! la puissance
+de la raison, que peut-elle nous inspirer? Le courage, la résignation,
+la patience; sentimens de deuil! cortège de l'infortune! le plus léger
+espoir fait plus de bien que vous!
+
+
+
+
+FRAGMENT II
+
+
+Le réveil! le réveil! quel moment pour les malheureux! Lorsque les
+images confuses de votre situation vous reviennent, on essaie de
+retenir le sommeil, on retarde le retour à l'existence; mais bientôt
+les efforts sont vains, et votre destinée tout entière vous apparoît
+de nouveau; fantôme menaçant! plus redoutable encore dans les premiers
+momens du jour, avant que quelques heures de mouvement et d'action
+vous habituent, pour ainsi dire, à porter le fardeau de vos peines.
+
+Ce jour, qui ne peut rien changer à mon sort, puisqu'il est impossible
+que je voie Léonce; ces froides heures qui m'attendent, et que je dois
+lentement traverser pour arriver jusqu'à la nuit, m'effraient encore
+plus d'avance que pendant qu'elles s'écoulent. La nature nous a donné
+un immense pouvoir de souffrir. Où s'arrête ce pouvoir? pourquoi ne
+connoissons-nous pas le degré de douleur que l'homme n'a jamais passé?
+L'imagination verroit un terme à son effroi.... Que d'idées, que de
+regrets, que de combats, que de remords ont occupé mon coeur depuis
+quelques jours! Le génie de la douleur est le plus fécond de tous.
+
+Quel chagrin amer j'éprouve en me retraçant les mots les plus simples,
+les moindres regards de Léonce! Ah! qu'il y a de charmes dans ce qu'on
+aime! quelle mystérieuse intelligence entre les qualités du coeur et
+les séductions de la figure! quelles paroles ont jamais exprimé les
+sentimens qu'une physionomie touchante et noble vous inspire! Comme sa
+voix se brisoit, quand il vouloit contenir l'émotion qu'il éprouvoit!
+quelle grâce dans sa démarche, dans son repos, dans chacun de ses
+mouvemens! Que ne donnerois-je pas pour le voir encore passer sans
+qu'il me parlât, sans qu'il me connût! Ce monde, cet espace vide qui
+m'entoure s'animeroit tout à coup; il traverseroit l'air que je
+respire, et pendant ce moment je cesserois de souffrir! O Léonce!
+quelle est ta pensée maintenant? Nos âmes se rencontrent-elles? tes
+yeux contemplent-ils le même point du ciel que moi? Quelles bizarres
+circonstances font un crime du plus pur, du plus noble des sentimens!
+Suis-je moins bonne et moins vraie, ai-je moins de fierté, moins
+d'élévation dans l'âme, parce que l'amour règne sur mon coeur? Non,
+jamais la vertu ne m'étoit plus chère que lorsque je l'avois vu; mais
+loin de lui, que suis-je? que peut être une femme chargée d'elle-même,
+et devant seule guider son existence sans but, son existence
+secondaire, que le ciel n'a créée que pour faire un dernier présent à
+l'homme? Ah! quel sacrifice le devoir exige de moi: que j'étois
+heureuse dans les premiers temps de mon séjour à Bellerive! je ne
+sentois plus aucune de ces contrariétés, aucune de ces craintes qui
+rendent la vie difficile. Le temps m'entraînoit, comme s'il m'eût
+emportée sur une route rapide et unie, dans un climat ravissant;
+toutes les occupations habituelles réveilloient en moi les pensées les
+plus douces: je sentois au fond de mon coeur une source vive
+d'affections tendres, je ne regardois jamais la nature, sans m'élever
+jusqu'aux pensées religieuses qui nous lient à ses majestueuses
+beautés; jamais je ne pouvois entendre un mot touchant, une plainte,
+un regret, sans que la sympathie ne m'inspirât les paroles qui
+pouvoient le le mieux, consoler la douleur. Mon âme constamment émue
+me transportoit hors de la vie réelle, quoique les objets extérieurs
+produisissent sur moi des impressions toujours vives; chacune de ces
+impressions me paroissoit un bienfait du ciel, et l'enchantement de
+mon coeur me faisoit croire à quelque chose de merveilleux dans tout
+ce qui m'environnoit.
+
+Hélas! d'où sont-ils revenus dans mon esprit, ces souvenirs, ces
+tableaux de bonheur? M'ont-ils fait illusion un instant?... Non, la
+souffrance restoit au fond de mon âme, sa cruelle serre ne lâchoit pas
+prise; les souvenirs de la vertu font jouir encore le coeur qui se les
+retrace, les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur.
+
+
+
+
+FRAGMENT III.
+
+
+Je suis bien foible, je me fais pitié! tant d'hommes, tant de femmes
+même marchent d'un pas assuré dans la route qui leur est tracée, et
+savent se contenter de ces jours réguliers et monotones, de ces jours
+tels que la nature en prodigue à qui les vent; et moi, je les traîne
+seconde après seconde, épuisant mon esprit à trouver l'art d'éviter le
+sentiment de la vie, à me préserver des retours sur moi-même, comme si
+j'étois coupable, et que le remords m'attendît au fond du coeur.
+
+J'ai voulu lire; j'ai cherché les tragédies, les romans que j'aime: je
+trouvois autrefois du charme dans l'émotion causée par ces ouvrages;
+je ne connoissois de la douleur que les tableaux tracés par
+l'imagination, et l'attendrissement qu'ils me faisoient éprouver étoit
+une de mes jouissances les plus douces: maintenant je ne puis lire un
+seul de ces mots, mis au hasard peut-être par celui qui les écrit, je
+ne le puis sans une impression cruelle. Le malheur n'est plus à mes
+yeux la touchante parure de l'amour et de la beauté, c'est-une
+sensation brûlante, aride; c'est le destructeur de la nature, séchant
+tous les germes d'espérance qui se développent dans notre sein.
+
+Combien il est peu d'écrits qui vous disent de la souffrance tout ce
+qu'il eu faut redouter! Oh! que l'homme auroit peur, s'il existoit un
+livre qui dévoilât véritablement le malheur; un livre qui fît
+connoître ce que l'on a toujours craint de représenter, les
+foiblesses, les misères, qui se traînent après les grands revers; les
+ennuis dont le désespoir ne guérit pas; le dégoût que n'amortit point
+l'âpreté de la souffrance; les petitesses à côté des plus nobles
+douleurs; et tous ces contrastes, et toutes ces inconséquences, qui ne
+s'accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même
+coeur par tous les genres de peines! Dans les ouvrages dramatiques,
+vous ne voyez l'être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble
+point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible;
+et moi, j'éprouve que dans la fatigue d'une longue douleur, il est des
+momens où l'âme se lasse de l'exaltation, et va chercher encore du
+poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails
+inaperçus, dont il semble qu'un grand revers devroit au moins
+affranchir.
+
+Ah! j'ai perdu trop tôt le bonheur! je suis trop jeune encore, mon âme
+n'a pas eu le temps de se préparer à souffrir. Une année, une seule
+heureuse année! Est-ce donc assez? O mon Dieu! les désirs de l'homme
+dépassent toujours les dons que vous lui faites; cependant je ne
+conçois rien, dans mon enthousiasme, par-delà les félicités que j'ai
+goûtées; je ne pressens rien au-dessus de l'amour! Rendez-le moi....
+malheureuse!.... Une telle prière n'est-elle pas impie? Ne dois-je pas
+la retirer, avant qu'elle soit montée jusqu'au ciel?
+
+
+
+
+FRAGMENT IV.
+
+
+Je me suis remise à donner exactement des leçons à mon Isore; j'avois
+tort envers elle; je n'ai pas assez cherché à tirer des consolations
+de cette pauvre petite; elle m'aime, cette affection me reste encore;
+pourquoi n'essayerois-je pas d'y trouver quelques soulagemens? Hélas!
+l'enfance fait peu de bien à la jeunesse; on éprouve comme une sorte
+de honte d'être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge
+innocent et calme; il s'étonne de vos peines, et ne peut comprendre
+les orages nés au fond du cour, quand rien autour de vous ne fait
+connoître la cause de vos souffrances.
+
+Pauvre Isore! que ferai-je pour la préserver de ce que j'ai souffert?
+que lui dirai-je pour la fortifier contre la destinée? me résoudrai-je
+à ne pas l'initier aux nobles sentimens, qui nous placent comme dans
+une région supérieure, et nous préparent, long-temps d'avance, pour le
+ciel, pour notre dernier asile?
+
+ To be or not to be; that is the question,
+ [Être ou n'être pas, voilà quelle est la question.]
+
+disoit Hamlet, lorsqu'il délibéroit entre la mort et la vie; mais
+développer son âme ou l'étouffer, l'exalter par des sentimens
+généreux, ou la courber sous de froids calculs, n'est-ce pas une
+alternative presque semblable? Cependant, quel sera le destin d'Isore?
+souffrira-t-elle autant que moi? Non, elle ne rencontrera pas Léonce;
+elle ne sera pas séparée de lui; insensée que je suis!.... Le malheur
+s'arrêtera-t-il à moi? d'autres peines ne saisiront-elles pas les
+enfans qui vont nous succéder! Les êtres distingués voudroient adapter
+le sort commun à leurs désirs; ils tourmentent la destinée humaine,
+pour la forcer à répondre à leurs voeux ardens; mais elle trompe leurs
+vains essais. O Dieu! que voulez vous faire de ces âmes de feu qui se
+dévorent elles-mêmes? A quelle pompe de la nature les destinez-vous
+pour victimes? Quelle vérité, quelle leçon doivent-elles servir à
+consacrer? dites-leur un peu de votre secret, un mot de plus,
+seulement un mot de plus! pour prendre courage, et pour arriver au
+terme sans avoir douté de la vertu. Mon Dieu! que dans le fond du
+coeur, un rayon de votre lumière éclaire encore celle qui a tout,
+perdu dans ce monde!
+
+
+
+FRAGMENT V.
+
+
+Ce jour m'a été plus pénible encore que tous les autres; j'ai traversé
+les montagnes qui séparent la France de la Suisse, elles étoient
+presque en entier couvertes de frimas; des sapins noirs interrompoient
+de distance en distance l'éclatante blancheur de la neige, et les
+torrens grossis se faisoient entendre dans le fond des précipices. La
+solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l'absence des
+hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres
+saisons de l'année, le chant des oiseaux, l'activité de la végétation
+animent la campagne, lors même qu'on n'y voit pas d'habitans; mais
+quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles, comme
+les rochers dont elles pendent; quand les brouillards confondent le
+ciel avec le sommet des montagnes, tout rappelle l'empire de la mort;
+vous marchez en frémissant an milieu de ce triste monde, qui subsiste
+sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son
+impassible repos.
+
+Arrivée sur la hauteur d'une des rapides montagnes du Jura, et
+m'avançant à travers un bois de sapins sur le bord d'un précipice, je
+me laissois aller à considérer son immense profondeur. Un sentiment
+toujours plus sombre s'emparoit de moi; de quel foible mouvement, me
+disois-je, j'aurois besoin pour mourir! un pas, et c'en est fait. Si
+je vis, à quel avenir je m'expose! un pressentiment qui ne m'a jamais
+trompée, me dit que de nouveaux malheurs me menacent encore. Chaque
+jour ne m'effacera-t-il pas du souvenir de Léonce, tandis que moi,
+solitaire, je vais conserver dans mon sein toute la véhémence des
+sentimens et des douleurs!--Je me livrois à ces réflexions, penchée
+sur le précipice, et ne m'appuyant plus que sur une branche que
+j'étois prête à laisser échapper.
+
+Dans ce moment des paysans passèrent, ils me virent vêtue de blanc au
+milieu de ces arbres noirs; mes cheveux détachés, et que le vent
+agitoit, attirèrent leur attention dans ce désert; et je les entendis
+vanter ma beauté dans leur langage: faut-il avouer ma foiblesse?
+L'admiration qu'ils exprimèrent m'inspira tout à coup une sorte de
+pitié pour moi-même. Je plaignis ma jeunesse, et, m'éloignant de la
+mort que je bravois il y avoit peu d'instans, je continuai ma route.
+
+Quelque temps après, les postillons arrêtèrent ma voiture, pour me
+montrer, de la hauteur de Saint-Cergues, l'aspect du lac de Genève et
+du pays de Vaud; il faisoit un beau soleil; la vue de tant
+d'habitations, et des plaines encore vertes qui les entouroient, me
+causa quelques momens de plaisir; mais bientôt je remarquai que
+j'avois passé la borne qui sépare la Suisse de la France; je marchois
+pour la première fois de ma vie sur une terre étrangère.
+
+O France! ma patrie, la sienne, séjour délicieux que je ne devois
+jamais quitter; France! dont le seul nom émeut si profondément tous
+ceux qui, dès leur enfance, ont respiré ton air si doux, et contemplé
+ton ciel serein! je te perds avec lui, tu es déjà plus loin que mon
+horizon, et comme l'infortunée Marie Stuart, il ne me reste plus qu'à
+invoquer _les nuages que le vent chasse vers la France, pour leur
+demander de porter à ce que j'aime et mes regrets et mes adieux...._
+
+Me voici jetée dans un pays où je n'ai pas un soutien, pas un asile
+naturel; un pays, dont ma fortune seule peut m'ouvrir les chemins, et
+que je parcours en entier de mes regards, sans pouvoir me dire:
+là-bas, dans ce long espace, j'aperçois du moins encore la demeure
+d'un ami. Eh bien! je l'ai voulu, j'ai choisi cette contrée où je
+n'avois aucune relation; je n'ai pas cherché ceux qui m'aiment, ils
+auroient pu me demander d'être heureuse; heureuse! juste ciel!...
+
+Léonce, Léonce! elle est seule dans l'univers, celle qui t'a quitté;
+mais toi, les liens de la société, les liens de famille te restent, et
+bientôt Matilde aura sur ton coeur les droits les plus chers.
+Infortunée que je suis! si j'avois été unie à toi, j'aurois connu tout
+le bonheur des sermens les plus passionnés et les plus purs, ton
+enfant eût été le mien; ah! le ciel est sur la terre! on peut épouser
+ce qu'on aime; ce sort devoit être le mien, et je l'ai perdu....
+
+
+
+FRAGMENT VI.
+
+
+Me voici à Lausanne, je suis dans une ville; oh! que je m'y sens
+seule, moi qui n'ai plus que la nature pour société! Impatiente de la
+revoir, hier je me promenois sur une hauteur, d'où je découvrois d'un
+côté l'entrée du Valais, et vers l'autre extrémité, la ville de
+Genève; il y avoit dans ces tableaux une grandeur imposante qui
+soulageoit ma douleur; je respirois plus facilement, je demandois un
+consolateur à ce vaste monde, qui me sembloit paisible et fier; je
+l'appelois, ce consolateur céleste, par mes regards et mes prières; je
+croyois éprouver un calme qui venoit de lui. Mais tout à coup j'ai
+entendu sonner sept heures; ce moment, jadis si doux pour moi, ce
+moment, qui m'annonçoit sa présence, passe maintenant comme tous les
+autres, sans espoir et sans avenir; à cette idée, les sentimens
+pénibles de mon cour se sont ranimés plus vivement que jamais, et j'ai
+hâté ma marche, ne pouvant plus supporter le repos.
+
+Je suis descendue vers le lac; un vent impétueux l'agitoit, les vagues
+avançoient vers le bord, comme une puissance ennemie prête à vous
+engloutir; j'aimois cette fureur de la nature qui sembloit dirigée
+contre l'homme. Je me plaisois dans la tempête; le bruit terrible des
+ondes et du ciel, me prouvoit que le monde physique n'étoit pas plus
+en paix que mon âme.--Dans ce trouble universel, me disois-je, une
+force inconnue dispose de moi; livrons-lui mon misérable cour, qu'elle
+le déchire; mais que je sois dispensée de combattre contre elle, et
+que la fatalité m'entraîne comme ces feuilles détachées, que je vois
+s'élever en tourbillon dans les airs.
+
+Vers le soir l'orage cessa, je remontai silencieusement vers la ville;
+j'entendois de toutes parts en revenant le chant des ouvriers qui
+retournoient dans leur ménage; je voyais des hommes, des femmes de
+diverses classes se hâter de se réunir en société; et si j'en jugeois
+d'après l'extérieur, partout il y avoit un intérêt, un mouvement, un
+plaisir d'exister qui sembloit accuser mon profond abattement.
+Peut-être qu'en effet ma raison est troublée; un caractère
+enthousiaste et passionné ne seroit-il qu'un premier pas vers la
+folie? Elle a son secret aussi, la folie, mais personne ne le devine,
+et chacun la tourne en dérision.
+
+Non, mes plaintes sont injustes; non, je veux en vain me le
+dissimuler, ce n'est pas pour mes vertus que je souffre, c'est pour
+mes torts; ai-je respecté la morale et mes devoirs dans toute leur
+étendue? Il n'y avoit rien de vil dans mon coeur, mais n'y avoit-il
+rien de coupable? Devois-je revoir Léonce chaque jour, l'écouter, lui
+répondre, absorber pour moi seule toutes les affections de son coeur;
+n'étoit-il pas l'époux de Matilde; m'étoit-il permis de l'aimer? Ah
+Dieu! mais tant d'êtres mille fois plus condamnables vivent heureux et
+tranquilles, et moi, la douleur ne me laissé pas respirer un seul
+instant; l'ai-je donc mérité?--
+
+L'Être suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d'après sa
+conscience! l'âme qui étoit plus délicate et plus pure, est punie pour
+de moindres fautes, parce qu'elle en avoit le sentiment et qu'elle l'a
+combattu, parce qu'elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis
+que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cour, vivent sans
+réfléchir et se dégradent sans remords. Oui, je m'arrête à cette
+dernière pensée, mes chagrins sont un châtiment du ciel! j'expie mon
+amour dans cette vie; ô mon Dieu! quand aurai-je assez souffert, quand
+sentirai-je au fond du cour que je suis pardonnée?
+
+Une idée m'a poursuivie depuis deux jours, comme dans le délire de la
+fièvre; mille fois j'ai cru sentir que je n'étois plus aimée de
+Léonce. Je me suis rappelée toutes les calomnies qui avoient été
+répandues sur moi, pendant les derniers temps que j'ai passés à Paris,
+et une rougeur brûlante m'a couvert le front, quand je me représentois
+Léonce entendant ces indignes accusations. Oh! que la calomnie est une
+puissance terrible! je me repens de l'avoir bravée.--Léonce, Léonce!
+maintenant que je suis séparée de vous, défendez-moi dans votre propre
+coeur.--
+
+Combien de momens de ma vie, que je trouvois douloureux, se présentent
+maintenant à moi comme des jours de délices! Pourquoi me suis-je
+plainte, tant que Léonce habitoit près de moi? Ah! si je retournois
+vers lui, si je me rendois encore un moment de bonheur! j'en suis
+sûre, son premier mouvement, en me revoyant, seroit de me serrer dans
+ses bras, et mon coeur a tant besoin qu'une main chérie le soulage! Je
+sens dans mes veines un froid qui passeroit à l'instant même où ma
+tête seroit appuyée sur son sein: si je sais mourir, pourquoi ne pas
+le revoir? Auroit-il le temps de blâmer celle qui tomberoit sans vie à
+ses pieds? Quand je ne serois plus, il ne verroit en moi que mes
+qualités: la mort justifie toujours les âmes sensibles; l'être qui fut
+bon trouve, quand il a cessé de vivre, des défenseurs parmi ceux même
+qui l'accusoient. Et Léonce, lui qui m'a tant aimée, me regretteroit
+profondément; mais dois-je troubler encore son sort et celui de sa
+femme? non, il faut rester où je suis.
+
+Ces cruelles incertitudes renaîtront sans cesse dans mon coeur, si je
+n'élève pas entre l'espérance et moi une barrière insurmontable.
+Suivrai-je le dessein que j'ai confié à madame d'Ervins; en aurai-je
+la force? et puis-je me croire permis de recourir à cet état, sans les
+opinions ni la foi qu'il suppose?
+
+
+
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+Madame d'Ervins à Delphine.
+
+Du couvent de Sainte-Marie, à Chaillot, ce 8 décembre 1791.
+
+
+Partout où vous emmenerez Isore avec vous, ma chère Delphine, je me
+croirai certaine de son bonheur; je vous l'ai donnée, je la suis de
+mes voeux; dites-lui de penser à moi comme à une mère qui n'est plus,
+mais dont les prières implorent la protection du Tout-Puissant pour sa
+fille.
+
+Vous me dites que vos chagrins vous ont inspiré le désir d'embrasser
+le même état que moi; je m'applaudis chaque jour du parti que j'ai
+pris, et je ne puis m'empêcher de désirer que vous suiviez mon
+exemple. Vous craignez, me dites-vous, que votre manière de penser ne
+s'accorde mal avec les dispositions qu'il faut apporter dans notre
+saint asile? Vos opinions changeront, ma chère amie: au milieu du
+monde, tous les raisonnemens qu'on entend égarent les meilleurs
+esprits; quand vous serez entourée de personnes respectables, toutes
+pénétrées de la même foi, vous perdrez chaque jour davantage le besoin
+et le goût d'examiner ce qu'il faut admettre de confiance pour vivre
+en paix avec soi-même et avec les autres. Je serois fâchée que des
+motifs purement humains vous décidassent à prononcer des voeux qui
+doivent être inspirés par la ferveur de la dévotion; cependant je vous
+dirai que le genre de vie que je mène me seroit doux, indépendamment
+même des grandes idées qui en sont le but.
+
+La régularité des occupations, le calme profond qui règne autour de
+nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre eux, cause
+d'abord quelque ennui; mais à la longue l'âme finit par prendre des
+habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs
+douloureux s'effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le coeur;
+il s'endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne
+fait plus souffrir. Une pensée, d'abord cruelle, fortifie la raison
+avec le temps; c'est la certitude que la situation où l'on se trouve
+est irrévocable, qu'il n'y a plus rien à faire pour soi, que
+l'irrésolution n'a plus d'objet, que la nécessité se charge de tout.
+Vous éprouveriez comme moi ce qu'il peut y avoir de bon dans cette
+situation, qui, selon l'heureuse expression d'une femme, _apaise la
+vie, quand il n'est plus temps d'en jouir_.
+
+Je juge de votre coeur par le mien: nous n'avons plus rien à espérer;
+alors, mon amie, il vaut mieux s'entourer d'objets plus sombres encore
+que son propre coeur; quand il faut porter de la tristesse au milieu
+des gens heureux, ce contraste peut inspirer une sorte d'âpreté dans
+les sentimens, qui finit par altérer le caractère. Je me permets de
+vous présenter ces considérations purement temporelles, parce je suis
+bien sûre que vous n'auriez pas passé un an dans un couvent, sans
+embrasser avec conviction la religion qu'on y professe.
+
+Si les excès dont on nous menace en France finissent par rendre
+impossible d'y vivre en communauté, je me retirerai dans les pays
+étrangers; peut-être pourrai-je vous rejoindre, retrouver ma fille
+avec vous! Non, je serois trop heureuse, je n'expierois pas ainsi mes
+fautes! mais qu'on a de peine à repousser les affections! elles
+rentrent dans le coeur avec tant de force!
+
+THÉRÈSE.
+
+
+
+
+SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT
+
+DES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE.
+
+
+Thérèse, que m'écrivez-vous?--Je voudrois lui répondre; mais non, je
+ne pourrois lui dire ce que je pense, ce seroit la troubler; qu'y
+a-t-il de plus à ménager au monde qu'une âme sensible qui a retrouvé
+la paix? Jamais, lui aurois-je dit, jamais je ne croirai qu'on plaise
+à l'Être suprême en s'arrachant à tous les devoirs de la vie, pour se
+consacrer à la stérile contemplation de dogmes mystiques, sans aucun
+rapport avec la morale! Si je m'enferme dans un couvent, ce sont les
+sentimens les plus profanes, c'est l'amour qui m'y conduira! Je veux
+qu'il sache que, condamnée à ne plus le voir, je n'ai pu supporter la
+vie! Je veux l'attendrir profondément par mon malheur, et qu'il lui
+soit impossible d'oublier celle qui souffrira toujours. Les années,
+qui refroidissent l'amour, laissent subsister la pitié; et dût-il me
+revoir encore quand le temps aura flétri mon visage, le voile noir
+dont il sera couvert, les images sombres qui m'environneront,
+m'offriront à ses yeux comme l'ombre de moi-même, et non comme un
+objet moins digne d'être aimé.
+
+Thérèse, est-ce avec de telles pensées qu'il faut entrer dans votre
+sanctuaire? Je n'ai pas vos opinions, mais je les respecte assez pour
+répugner à les braver, pour craindre surtout de tromper ceux qui
+croient, en ayant l'air d'adopter des sentimens que je ne partage pas.
+Mais si M. de Valorbe me poursuivoit, si je craignois qu'il n'excitât
+encore la jalousie de Léonce, ou qu'il ne voulût menacer sa vie, je ne
+sais quel parti je prendrois; ma raison n'a bientôt plus aucune force,
+j'ai peur d'un nouveau malheur; je crains son impression sur moi; la
+folie, les voeux irrévocables, la mort, tout est possible à l'état où
+je suis quelquefois, à l'état plus cruel encore où les peines qui me
+menacent pourroient me jeter.
+
+J'espérois trouver à Lausanne des lettres de ma soeur, je lui avois
+dit de m'oublier; mais devroit-elle m'en croire! Ah! qu'il est facile
+de disparoître du monde, et de mourir pour tout ce qui nous aimoit!
+Quels sont les liens qu'on ne parvient pas à déchirer? quels sont ceux
+qu'un effort de plus ne briseroit pas? Ma soeur ne savoit-elle pas que
+je n'espérois que d'elle quelques mots sur Léonce? Hélas! veut-elle me
+cacher que mon départ l'a détaché de moi? Quelle cruelle manière de
+ménager, que le silence! Abandonner le malheureux à son imagination,
+est-ce donc avoir pitié de lui?
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, ce 17 décembre.
+
+
+Je n'ai pas cru devoir vous cacher cette lettre, il ne faut rien
+dissimuler à une âme telle que la vôtre, il ne faut pas lui surprendre
+un sacrifice dont elle ignorerait l'étendue.
+
+
+ Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+
+ Hélas! que me demandez-vous, mademoiselle! Vous voulez que je vous
+ entretienne de l'état de Léonce; je ne l'ai pas vu dans les premiers
+ momens de sa douleur. M. Barton, qui s'étoit chargé de lui apprendre
+ le départ de Delphine, m'a dit qu'il avoit, pendant quelques jours,
+ presque désespéré de sa raison: son ressentiment contre elle prit
+ d'abord le caractère le plus sombre, et néanmoins il formoit, pour
+ la rejoindre, les projets les plus insensés, les plus contraires aux
+ principes qui servent habituellement de règle à sa conduite; enfin,
+ il a consenti à rester auprès de sa femme jusqu'à ce qu'elle fût
+ accouchée; c'est tout ce qu'il a promis.
+
+ La première fois que je l'ai vu, il y avoit encore un trouble
+ effrayant dans ses regards et dans ses expressions; il vouloit
+ savoir en quel lieu Delphine s'étoit retirée, c'étoit le seul
+ intérêt qui l'occupât, et cependant il s'arrêtoit au milieu de ses
+ questions pour se parler à lui-même. Ce qu'il disoit alors étoit
+ plein d'égarement et d'éloquence, il faisoit éprouver, tout à la
+ fois, de la pitié et de la terreur! On auroit pu croire souvent que
+ l'infortuné se rappeloit quelques-unes des paroles de Delphine, et
+ qu'il aimoit à se les prononcer; car sa manière habituelle étoit
+ changée, et ressembloit davantage au touchant enthousiasme de son
+ amie, qu'au langage ferme et contenu qui le caractérise. Il me
+ conjuroit de lui apprendre où il pourroit retrouver Delphine; il
+ vouloit paroître calme, dans l'espoir de mieux obtenir de moi ce
+ qu'il désiroit; mais quand je l'assurois que je l'ignorois, il
+ retomboit dans ses rêveries.
+
+ --Cette nuit, disoit-il, la rivière grossie menaçoit de nous
+ submerger; en traversant le pont, j'entendois les flots qui
+ mugissoient; ils se brisoient avec violence contre les arches: s'ils
+ avoient pu les enlever, je serois tombé dans l'abîme, et l'on
+ n'auroit plus eu qu'un dernier mot à dire de moi à celle qui m'a
+ quitté; mais les dangers s'éloignent du malheureux, ils laissent
+ tout à faire à sa volonté; je suis rentré chez moi; l'on n'entendoit
+ plus aucun bruit, le silence étoit profond; c'est dans une nuit
+ aussi tranquille qu'on dit que _même les mères qui ont perdu leur
+ enfant cèdent enfin au sommeil_. Et moi, je ne pouvois dormir! je
+ veillois et m'indignois de mon sort! je reprenois quelquefois contre
+ elle ces momens de fureur les plus amers de tous, puisqu'ils
+ irritent contre ce qu'on aime; mais ce n'est pas elle qu'il faut
+ accuser.--Léonce alors me reprochoit amèrement de lui avoir caché
+ les résolutions de Delphine.
+
+ --Si j'avois su d'avance son dessein, me répétoit-il, jamais elle ne
+ l'auroit accompli! Delphine, l'amie de mon coeur, n'auroit pas
+ résisté à mon désespoir! Il vous a fallu, je le pense, de cruels
+ efforts pour la décider à me causer une telle douleur! Que lui
+ avez-vous donc dit qui pût la persuader?--Je voulois me justifier,
+ mais il ne m'écoutoit pas; et, reprenant l'idée qui le dominoit, il
+ s'écrioit:--Vous savez quelle est la retraite que Delphine a
+ choisie, vous le savez, et vous vous taisez! Quel coeur avez-vous
+ reçu du ciel pour refuser de me le confier? C'est à elle aussi, je
+ vous le jure, c'est à votre amie que vous faites du mal, en me
+ cachant ce que je vous demande: pouvez-vous croire, disoit-il en me
+ serrant les mains avec une ardeur inexprimable, pouvez-vous croire
+ que si elle me revoyoit, elle n'en seroit pas heureuse? Je le sens,
+ j'en suis sûr, dans quelque lieu du monde qu'elle soit, elle
+ m'appelle par ses regrets; si j'arrivois, je n'étonnerois pas son
+ coeur, je répondrois peut-être à ses désirs secrets, à ceux qu'elle
+ combat, mais qu'elle éprouve! En nous précipitant l'un vers l'autre,
+ nos âmes seroient plus d'accord que jamais; vous nous déchirez tous
+ les deux: à qui faites-vous du bien par votre inflexibilité? Parlez,
+ au nom de l'amour qui vous rend heureuse! parlez!--Il m'eût été
+ bien difficile, mademoiselle, de garder le silence, si j'avois su le
+ secret qu'il vouloit découvrir; mais M. de Lebensei ayant assuré que
+ je l'ignorois, Léonce le crut enfin: à l'instant où cette conviction
+ l'atteignit, il retomba dans le silence, et peu d'instans après il
+ partit.
+
+ Il est revenu depuis assez souvent, mais pour quelques minutes, et
+ sans presque m'adresser la parole: seulement ses regards, en entrant
+ dans ma chambre, m'interrogeoient; et si mes premières paroles
+ portoient sur des sujets indifférens, certain que je n'avois rien à
+ lui apprendre, il retomboit dans son accablement accoutumé. Hier
+ cependant, j'obtins un peu plus de sa confiance, et, s'y laissant
+ aller, il me dit avec une tristesse qui m'a déchiré le coeur:--Vous
+ voulez que je me console, apprenez-moi donc ce que je puis faire qui
+ n'aigrisse pas ma douleur; j'ai voulu partager avec madame de
+ Mondoville ses occupations bienfaisantes; ce matin je suis entré
+ dans l'église des Invalides, je les ai vus en prière; la vieillesse,
+ les maladies, les blessures, tous les désastres de l'humanité
+ étoient rassemblés sous mes yeux. Eh bien! il y avoit sur ces
+ visages défigurés plus de calme que mon coeur n'en goûtera jamais.
+ Où faut-il aller? Le spectacle du bonheur m'offense; et, quand je
+ soulage le malheur, je suis poursuivi par l'idée amère que parmi les
+ maux dont j'ai pitié, il n'en est point d'aussi cruels que les
+ miens.
+
+ --Essayez, lui dis-je encore, des distractions du monde, recherchez
+ la société.--Ah! me répondit-il vivement avec une sorte d'orgueil
+ qui le ranimoit, qui pourroit-on écouter après avoir connu Delphine?
+ Dans la plupart des liaisons, l'esprit des hommes est à peine
+ compris par l'objet de leur amour, souvent aussi leur âme est seule
+ dans ses sentimens les plus élevés; mais l'heureux ami de Delphine
+ n'avoit pas une pensée qu'il ne partageât avec elle, et la voix la
+ plus douce et la plus tendre mêloit ses sons enchanteurs aux
+ conversations les plus sérieuses. Ah! madame, continua Léonce en
+ s'abandonnant toujours plus à son émotion, où voulez-vous que je
+ fuie son souvenir? Toutes les heures de ma vie me rappellent ses
+ soins pour mon bonheur; si je veux me livrer à l'étude, je me
+ souviens de ses conseils, de l'intérêt éclairé qu'elle savoit
+ prendre aux progrès de mon esprit; elle s'unissoit à tout, et tout
+ maintenant me fait sentir son absence. Oh! son accent, son regard
+ seulement, si je le rencontrois dans une autre femme, il me semble
+ que je ne serois plus complètement malheureux; mais rien, rien ne
+ ressemble à Delphine; je plains tous ceux que je vois, comme s'ils
+ devoient s'affliger d'être séparés d'elle; et moi, le plus
+ malheureux des hommes! je me plains aussi, car je sais ce qu'il me
+ faut de courage pour paroître encore ce que je suis à vos yeux, pour
+ ne pas succomber, pour ne pas pousser des cris de désespoir, pour ne
+ pas invoquer au hasard la commisération de celui qui me parle, comme
+ si tous les coeurs dévoient avoir pitié de mon isolement. La douleur
+ m'a dompté comme un misérable enfant.--A peine pus-je entendre ces
+ derniers mots, que les sanglots étouffèrent. En ce moment je blâmai
+ le sacrifice de Delphine, et Matilde ne m'inspiroit aucune pitié.
+
+ Cependant elle est devenue plus intéressante depuis le départ de
+ madame d'Albémar; sa tendresse pour Léonce a donné de la douceur à
+ son caractère; elle ne parloit pas autrefois à M. de Lebensei,
+ maintenant elle consent assez souvent à le voir chez elle. Il y a
+ deux jours que, l'entendant nommer madame d'Albémar, elle s'est
+ approchée de lui, et lui a dit avec vivacité:--C'est une personne
+ très-généreuse, que madame d'Albémar.--Ces mots signifioient
+ beaucoup dans la manière habituelle de Matilde.
+
+ Quelques paroles échappées à Léonce, me font craindre qu'il ne cède
+ une fois à l'impulsion donnée à la noblesse françoise, pour sortir
+ de France et porter les armes contre son pays; il n'est
+ malheureusement que trop dans le caractère de M. de Mondoville,
+ d'être sensible au déshonneur factice qu'on veut attacher à rester
+ en France. M. de Lebensei combat cette idée de toute la force de sa
+ raison; mais son moyen le plus puissant, c'est d'invoquer l'autorité
+ de Delphine. Léonce se tait à ce nom: ce qui me paroît certain pour
+ le moment, sans pouvoir répondre de l'avenir, c'est que M. de
+ Mondoville ne quittera point sa femme pendant sa grossesse; ainsi
+ nous avons du temps pour prévenir de nouveaux malheurs.
+
+ Voilà, mademoiselle, tout ce que j'ai recueilli qui puisse
+ intéresser notre amie; c'est à vous à juger de ce qu'il faut lui
+ dire ou lui cacher; parlez-lui du moins de l'inaltérable attachement
+ que M. de Lebensei et moi lui avons consacré, et daignez agréer
+ aussi, mademoiselle, l'hommage de nos sentimens.
+
+ ÉLISE DE LEBENSEI.
+
+
+Je partage du fond de mon coeur, mon amie, l'émotion que cette lettre
+vous aura causée; mais je vous en conjure, ne vous laissez pas
+ébranler dans vos généreuses résolutions: puisque vous avez pu partir,
+attendez que le temps ait changé la nature de vos sentimens; un jour
+Léonce sera votre ami, votre meilleur ami, et l'estime même que votre
+conduite lui aura inspirée consacrera son attachement pour vous.
+
+J'ai regretté d'abord vivement que vous eussiez pris le parti de ne
+pas me rejoindre, mais à présent je l'approuve; Léonce seroit venu
+certainement ici, s'il avoit su que vous y fussiez, et M. de Valorbe
+n'auroit pas perdu un moment pour se rapprocher de vous, et vous
+persécuter peut-être d'une manière cruelle. Dérobez-vous donc dans ce
+moment aux dangereux sentimens que vos charmes ont inspirés; mais
+songez que vous devez un jour vous réunir à moi, et qu'il ne vous est
+pas permis de vous séparer de celle qui n'a d'autre intérêt dans ce
+monde, que son attachement pour vous.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Lausanne, ce 24 décembre.
+
+
+Que de larmes j'ai versées en lisant la lettre de madame de Lebensei!
+cependant, ma chère Louise, elle m'a fait du bien, je suis plus calme
+qu'avant de l'avoir reçue; j'ai été profondément touchée de cette
+ressemblance, de cette harmonie de sentimens et d'expressions que la
+même douleur a fait naître entre Léonce et moi. Ah! nos âmes avoient
+été créées l'une pour l'autre: si nous différions quelquefois au
+milieu de la société, les fortes affections de l'âme, les cruelles
+peines du coeur font sur nous deux des impressions presque les mêmes.
+
+Enfin, il se soumet à ses devoirs; le temps adoucira ses regrets, sans
+m'effacer entièrement de son souvenir; Matilde est heureuse: ces
+pensées doivent être douces, une fois peut-être elles me rendront le
+repos, si M. de Valorbe ne s'acharne point à me le ravir; l'inquiétude
+la plus vive qui me reste, c'est que Léonce ne cède au désir de se
+mêler de la guerre, si elle est déclarée; mais comme il ne quittera
+sûrement pas sa femme pendant sa grossesse, ne peut-on pas espérer que
+d'ici à quelques mois, il arrivera des événemens qui détourneront les
+malheurs dont la France est menacée?
+
+Je veux m'établir dans un lieu moins habité que celui-ci, où le cruel
+amour de M. de Valorbe ne puisse pas me découvrir: il faut se
+résigner, les convulsions de la douleur doivent cesser, je ne serai
+jamais heureuse, jamais!.... Eh bien! quand cette certitude est une
+fois envisagée, pourquoi ne donneroit-elle pas du calme?
+
+Hier au soir, cependant, j'ai été bien foible encore; j'avois été
+moi-même à la poste pour chercher votre lettre, que j'attendois déjà
+le courrier précédent: on me la remit; je m'approchai, pour la lire,
+d'un réverbère qui est sur la place; mon émotion fut telle, que je fus
+prête à perdre connoissance; je m'appuyai contre la muraille pour me
+soutenir, et quand mes forces revinrent, je vis quelques personnes qui
+s'étoient arrêtées pour me regarder. Si j'étois tombée morte à leurs
+pieds, qui d'entre elles en eût été troublée? qui m'auroit regrettée,
+qui se seroit donné la peine d'examiner pendant quelques instans si
+j'avois en effet perdu la vie? Ah! que l'intérêt des autres est
+nécessaire, et que leur haine est redoutable! où les fuir, où les
+retrouver? Comment supporter leur malveillance? comment renoncer à
+leurs secours? Que le monde fait de mal! que la solitude est pesante!
+que l'existence morale enfin est difficile à traîner jusqu'à son
+terme!
+
+Je revins chez moi; Isore jouoit de la harpe: jusqu'à ce jour je
+l'avois priée de ne pas faire de la musique devant moi; mon âme
+n'étoit pas en état de la supporter; elle rappelle trop vivement tous
+les souvenirs; mais votre lettre, ma soeur, me permit d'y trouver
+quelques charmes; j'écoutois mon Isore, je lui donnai des leçons avec
+soin, et quand elle fut couchée, je me mis à jouer moi-même; je me
+livrai pendant plus de la moitié de la nuit à toutes les impressions
+que la musique m'inspiroit, je m'exaltois dans mes propres pensées, je
+suffisois à mon enthousiasme; cependant je m'arrêtai, comme fatiguée
+de cet état dont il n'est pas permis à notre âme de jouir trop
+longtemps; j'ouvris ma fenêtre, et considérant le silence de cette
+ville, si animée il y avoit quelques heures, je réfléchis sur le
+premier don de la nature, le sommeil; il enseigne la mort à l'homme,
+et semble fait pour le familiariser doucement avec elle. Quelle
+égalité règne dans l'univers pendant la nuit! les puissans sont sans
+force, les foibles sans maîtres, la plupart des êtres sans douleur!
+Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez
+doux; dans le jour, il vous semble que les témoins, que les juges
+assistent à vos plus secrètes réflexions; mais dans la solitude de la
+nuit, vous vous sentez indépendant; la haine dort, et des malheureux
+comme vous pourroient seuls encore vous entendre!
+
+Léonce, Léonce! m'écriai-je plusieurs fois en regardant le ciel, le
+repos est-il descendu sur toi, ou ton coeur agité cherche-t-il aussi
+quelques idées, quelques sentimens qui fassent supporter la perte de
+l'espérance? l'invincible sort s'en va flétrissant toutes les
+jouissances passionnées, faut-il leur survivre? Léonce! Léonce! je me
+plaisois à dire son nom, à le prononcer dans les airs, pour qu'il me
+revînt d'en haut, comme si le ciel l'avoit répété.
+
+Tout à coup j'entendis des gémissemens dans une maison vis-à-vis de la
+mienne, la fenêtre en étoit ouverte, et les plaintes arrivoient
+jusqu'à moi, qui, seule éveillée dans la ville, pouvois seule les
+entendre. Ces accens de la douleur me touchèrent profondément; il me
+sembloit que pour la première fois dans ces lieux, il existoit un être
+qui ne m'étoit plus étranger, puisqu'il pouvoit avoir besoin de ma
+pitié; j'élevai deux ou trois fois la voix pour offrir mes secours, on
+ne me répondit pas, et les gémissemens cessèrent; je demandai le matin
+qui demeuroit dans la maison d'où j'avois entendu partir des plaintes?
+et j'appris qu'elle étoit habitée par une femme âgée et malade, qui
+souffroit pendant la nuit, mais trouvoit assez de soulagement pendant
+le jour, dans les derniers plaisirs de l'existence physique qu'elle
+pouvoit encore supporter. Voilà donc, me dis-je alors, quelle est la
+perspective de la destinée humaine! quand les douleurs morales
+finiront, les douleurs physiques s'empareront de notre âme affoiblie!
+et la mort s'annoncera d'avance par la dégradation de notre être. Oh!
+la vie! la vie! que de fois, depuis que j'ai quitté Léonce, j'ai
+répété cette invocation! mais on l'interroge en vain, en vain on lui
+demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les
+cris ni les pleurs, la raison ni le courage, puissent jamais hâter ni
+retarder son cours.
+
+Louise, pardon de vous fatiguer ainsi de mon imagination égarée; mes
+réflexions me ramènent sans cesse vers les mêmes idées; je voudrois
+entendre souvent des paroles de mort, je voudrois être environnée de
+solennités sombres et terribles; ce que je redoute le plus, c'est que
+ma douleur ne devienne un état habituel, une existence comme toutes
+les autres, un mal que je porterai dans mon sein, et que les hommes me
+diront de supporter en silence.--Adieu; je croyois avoir repris des
+forces, et je suis retombée; allons, à demain.
+
+
+Berne, ce 25 décembre.
+
+
+P. S. Je n'avois pas fermé cette lettre, lorsqu'un accident cruel a
+failli rendre mon sort encore plus misérable: j'ai appris, par un de
+mes gens, que M. de Valorbe venoit d'arriver à Lausanne; heureusement
+il n'a pas su que j'y étois; mais il pourroit le découvrir d'un moment
+à l'autre, et la frayeur que j'en ai ressentie ne m'a pas permis d'y
+rester plus long-temps. Je suis partie à onze heures du soir, j'ai
+voyagé toute la nuit, et je ne me suis arrêtée qu'ici; se peut-il
+qu'une destinée sans espoir soit encore poursuivie par tant de
+craintes!
+
+Je vais à Zurich, j'y serai dans deux jours; écrivez-moi directement
+chez MM. de C., négocians; je leur suis recommandée sous un nom
+emprunté; adieu, ma soeur; je fuis de malheurs en malheurs, sans
+jamais trouver de repos.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+M. de Valorbe à M. de Montalte.
+
+Lausanne, ce 25 décembre 1791.
+
+
+Depuis long-temps je ne t'ai point écrit, Montalte. A quoi bon écrire?
+J'ai besoin cependant de parler une fois encore de moi; j'ai besoin
+d'en parler à quelqu'un qui m'ait connu, qui se rappelle ce que
+j'étois avant mon irréparable chute.
+
+Tu m'as défendu, je le sais, avec générosité, avec courage; mais que
+peux-tu, que pouvons-nous l'un et l'autre contre la honte que j'ai
+acceptée par le plus indigne amour? Madame d'Albémar m'a perdu. Ma
+réconciliation avec M. de Mondoville est une tache _que toutes les
+eaux de l'Océan ne peuvent laver_. Je me suis battu trois fois avec
+des officiers de mon régiment; tout a été vain. Je fuis, je quitte la
+France, repoussé de mon corps, ruiné, flétri, sans espoir, sans
+avenir. Les lois contre les émigrés vont m'atteindre; mes biens seront
+saisis, moi-même exilé, poursuivi par des créanciers avides, n'ayant
+plus de patrie, peut-être bientôt plus d'asile. Et pourquoi tant de
+malheurs! parce que les larmes d'une femme m'ont attendri, parce que
+ce caractère si dur, me dit-on, si personnel, si haineux, n'a pu
+résister à la douleur de Delphine. Et cette douleur, elle venoit de sa
+passion pour un autre! C'est mon rival que j'ai épargné, c'est mon
+rival dont j'ai soigné le bonheur. Et cet heureux Léonce, et cette
+Delphine, qui étoit naguère à mes pieds, marchent aujourd'hui tous
+deux, insoucians de ma destinée. Sans moi, leur amour étoit connu,
+sans moi, l'opinion s'élevoit contre eux; et parce que j'ai été bon,
+parce que j'ai été sensible, c'est contre moi qu'elle s'élève! Justice
+des hommes! c'est par des vertus que je péris. Si j'avois su être dur,
+inflexible, inexorable, l'estime m'environneroit encore; et ce seroit
+Léonce, ce seroit Delphine, qui gémiroient dans le malheur.
+
+Montalte, je ne te demande plus qu'un service. Je ne sais ce que les
+nouvelles lois ordonneront sur ma fortune. Je remets entre tes mains
+ce que tu pourras en sauver. Si je meurs, dispose de ces débris comme
+de ton bien. Malgré l'exemple général de l'ingratitude, il m'est
+encore doux d'être reconnoissant envers toi. Je veux découvrir madame
+d'Albémar, on dit qu'elle a quitté la France. Je la suis, je la
+cherche, je la trouverai. Si de ton côté tu en apprenois quelque
+chose, hâte-toi de me le mander.
+
+Si j'arrive enfin jusqu'à cette Delphine que j'ai tant aimée, que
+j'aime encore, elle décidera de mon sort et du sien; elle verra
+l'abîme dans lequel elle m'a précipité; ma santé détruite, chacun de
+mes jours marqué par de nouvelles douleurs, mes blessures me faisant
+éprouver encore des souffrances aiguës, toute carrière fermée devant
+moi, et mon nom déshonoré. J'apprendrai si cette femme d'une
+sensibilité si vantée, si ce caractère si doux, cette bienveillance si
+générale, rempliront les devoirs de la plus simple reconnoissance.
+
+Certes, quelle est la femme qui se croiroit permis d'hésiter, si elle
+voyoit devant elle l'infortuné qui a sauvé celui dont elle tient toute
+son existence, l'infortuné qui, par un sacrifice inouï, lui a immolé
+jusqu'à son honneur même; l'homme qu'elle auroit réduit à fuir son
+pays, à renoncer à sa fortune, à braver toute la rigueur des lois et
+toutes les souffrances de l'exil; si elle le voyoit à ses genoux, lui
+offrant un coeur que tant de peines n'ont pas aliéné, ne lui
+reprochant rien, n'écoutant encore que l'amour qui l'a perdu, la
+suppliant de céder à cet amour, de partager son sort, de colorer les
+dernières heures de sa destinée; je ne sais quelle âme il faudroit
+avoir pour repousser cette dernière prière.
+
+Madame d'Albémar la repoussera cependant, je le prévois. Des
+expressions douces, de la pitié, des protestations compatissantes,
+c'est là tout ce que j'obtiendrai d'elle. Et grâce à cette douceur de
+manières, à cette pitié qui n'oblige à rien, lorsqu'elle aura causé ma
+mort, c'est moi que l'on accusera; c'est moi dont on blâmera la
+violence, dont on noircira le caractère; et tous ces hommes qui m'ont
+sacrifié, qui ont disposé de moi par calcul et sans scrupule, comme
+d'un accessoire dans leur vie, comme d'un être insignifiant et
+subalterne, ces hommes me condamneront.
+
+Non, Montalte, il ne sera pas dit que ma vie aura toujours été la
+misérable conquête de quiconque aura voulu s'en emparer. Il ne sera
+pas dit que le sentiment irritable, mais profond, mais souvent
+généreux, qui me consume, aura toujours été habilement employé et
+constamment méconnu. Je la vaincrai, cette foiblesse, cette timidité
+douloureuse, qui me jette à la merci même de ceux que je n'aime pas,
+et qui, devant celle que j'aime, a fait taire jusqu'à mon amour.
+
+Je veux que Delphine soit ma femme, je le veux à tout prix. Elle s'est
+servie de mon caractère, elle m'a trompé par son silence, elle m'a
+subjugué par sa douleur; mais, quand il s'est agi de Léonce et de moi,
+elle n'a pas même daigné me compter. Elle croit sans doute que la même
+générosité, la même foiblesse, me rendront toujours impossible de
+résister à ses larmes.
+
+Je mourrai peut-être: tout me l'annonce. La vie m'est à charge; mais
+avant de mourir, je ferai revenir Delphine de l'idée qu'elle s'est
+faite de son ascendant sur moi. Quand je serai ce que les hommes se
+sont plu toujours à me supposer, quand je pourrai braver leurs
+souffrances, fermer l'oreille à leurs prières, ils sentiront le prix
+des qualités dont ils usoient avec insolence, sans les reconnoître ou
+m'en savoir gré.
+
+Sans doute il seroit plus commode de déplorer un instant ma perte,
+pour m'oublier ensuite à jamais. Delphine trouverait doux de verser
+quelques larmes sur ma tombe, de se montrer bonne en me plaignant,
+quand elle n'auroit plus à me craindre. Mais je ne puis me résoudre à
+mourir, aussi facilement que mes amis se résigneroient à me pleurer.
+
+Delphine m'appartiendra. Crime ou vertu, haine ou amour, sympathie ou
+cruauté, tous les moyens me sont égaux. Je tirerai parti de ses
+fautes, je profiterai de ses imprudences, j'encouragerai l'opinion qui
+déjà menace son nom trop souvent répété, et qui, comme toujours,
+s'arme contre elle de ce qu'elle a de meilleur et de plus noble dans
+le caractère. Je l'entourerai de mes ruses, je l'épouvanterai par mes
+fureurs.... Dans l'état où l'on m'a réduit, quel scrupule pourroit me
+rester encore? Les scrupules ne conviennent qu'aux heureux.
+
+Mon dessein d'ailleurs est-il si coupable? Je veux l'obtenir, mais
+c'est pour lui consacrer ma vie: je veux m'emparer de son existence,
+mais son empire sur moi n'a-t-il pas détruit la mienne? Si je puis
+l'attendrir, le bonheur m'est encore ouvert: si elle est inflexible,
+je veux la punir, je veux me venger.
+
+Cependant, Montalte, crois-moi, je ne suis pas encore l'homme féroce
+que cette lettre semble annoncer. Oh! si je retrouve un coeur qui me
+réponde, si l'estime d'un être sensible vient relever mon âme flétrie,
+si quelque ombre de justice envers mon malheureux caractère, me donne
+l'espérance qu'on n'en profitera pas toujours pour l'opprimer en le
+calomniant; si Delphine, touchée de mon sort, s'accusant de mes maux,
+consent à s'unir à moi, je puis renaître à la vie, je puis reprendre
+aux sentimens doux, je puis être heureux sur cette terre. Cet ange de
+paix, de grâce et de bonté, me consolera de tous les revers.
+
+Adieu, Montalte; pardonne-moi ce long délire et ces contradictions
+sans nombre, et les mouvemens opposés qui m'agitent et qui me
+déchirent. Tu m'as connu, tu sais si la nature m'avoit fait dur ou
+barbare. Pourquoi les hommes m'ont-ils irrité? pourquoi n'ont-ils
+jamais voulu me connoître? pourquoi n'ai-je trouvé nulle part un seul
+être qui m'appréciât ce que je vaux! Ne m'as-tu pas vu capable de
+dévouement, d'élévation, de tendresse et de sacrifice? Mais lorsque
+dans tout le cours de sa vie on se voit puni de ce qu'on a fait de
+bon, lorsqu'il est démontré que, dans chaque événement, c'est un
+mouvement généreux qui a donné prise à l'injustice; qui peut répondre
+de soi? quel caractère ne s'aigriroit pas? quelle morale résisteroit à
+cette funeste expérience?
+
+Quoi qu'il arrive, garde le silence à jamais sur moi. Je ne veux pas
+que les hommes s'intéressent à ma destinée; je ne veux pas me
+soumettre à ces juges plus personnels, plus égoïstes, plus coupables
+cent fois que celui qu'ils osent juger. Sois heureux, si tu peux
+l'être, arme-toi contre la société, contre l'opinion, contre ta propre
+pitié surtout. Tout ce que la nature nous donne de délicat ou de
+sensible, sont des endroits foibles où les hommes se hâtent de nous
+frapper.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Zurich, ce 28 décembre.
+
+
+Je crois avoir trouvé enfin l'asile qui me convient. A six lieues de
+Zurich, sur une rivière qui se jette dans le Rhin, il y a un couvent
+de chanoinesses religieuses, appelé l'abbaye du Paradis, où l'on
+reçoit des femmes comme pensionnaires; leur conduite est soumise à
+l'inspection de l'abbesse, elles ne peuvent sortir sans son
+consentement, quoiqu'elles ne fassent point de voeux. [Ces sortes de
+pensionnaires s'appellent des _données_.] La manière de vivre dans ce
+couvent est régulière sans être pénible; il y a moins de sévérité dans
+les statuts de cette maison que dans la plupart de celles du même
+genre; mais on est difficile sur le choix des personnes qui peuvent y
+être admises, et c'est une retraite très-honorable pour les femmes qui
+y sont reçues; je dois y aller demain matin, et je vous manderai si je
+puis m'y établir.
+
+J'éprouve une impatience singulière de trouver enfin une demeure fixe,
+une existence uniforme; chaque objet nouveau réveille en moi le même
+souvenir et la même douleur.
+
+
+Ce 29.
+
+Louise, l'auriez-vous prévu? L'abbesse de ce couvent, c'est madame de
+Ternan, la soeur de madame de Mondoville, la tante de Léonce; elle
+s'appelle Léontine, c'est d'elle qu'il tient son nom; elle lui
+ressemble, quoiqu'elle ait cinquante ans: il y a eu des momens,
+pendant notre longue conversation, où ces rapports de figure et de
+voix m'ont frappée jusqu'au point d'en tressaillir; elle a, dans sa
+manière de parler, cet accent un peu espagnol qui donne, vous le
+savez, tant de grâce et de noblesse au langage de Léonce; je ne
+pouvois me résoudre à m'éloigner d'elle, j'essayois mille sujets
+différens, dans l'espoir d'en découvrir un qui pût animer assez madame
+de Ternan, pour donner à ses mouvemens plus de jeunesse, plus de
+ressemblance avec ceux de Léonce. Je n'ai point cherché à connoître le
+caractère de madame de Ternan: ses gestes, ses regards m'occupoient
+uniquement. Je lui ai témoigné le plus grand désir de me fixer dans sa
+maison, sans que rien en elle m'ait fortement attiré, si ce n'est les
+traits de son visage et les accens de sa voix, qui rappellent Léonce.
+
+Elle a consenti à ce que je désirois; elle m'a promis le secret sur
+mon véritable nom, et m'a accueillie très-poliment, quoique avec un
+mélange de hauteur qui rappeloit ce qu'on m'a dit du caractère de sa
+soeur; elle m'a paru avoir de l'esprit, mais celui d'une femme qui a
+été très-jolie, et dont les manières se composent de la confiance
+qu'elle avoit autrefois dans sa figure, et de l'humeur qu'elle a
+maintenant de l'avoir perdue. Rien en elle ne peut expliquer pourquoi
+elle s'est faite religieuse, et quand elle cause, elle a l'air de
+l'oublier tout-à-fait; on m'a dit cependant qu'elle était très-sévère
+pour la manière de vivre des pensionnaires qu'elle admettoit chez
+elle, et que toute sa communauté avoit en général un grand esprit de
+rigueur. Quoi qu'il en soit, je veux m'établir dans ce couvent: que
+m'importe plus ou moins d'exigence! je n'ai rien à faire qu'à me
+dérober, s'il est possible, aux sentimens douloureux qui me
+poursuivent. Madame de Ternan obtiendra de moi ce qu'elle voudra, elle
+ne se doute pas de l'empire qu'elle a sur ma volonté; j'irois au bout
+du monde pour la voir habituellement.
+
+J'apprendrai, en vivant avec elle, tous les mots qu'elle prononce
+comme Léonce, toutes les impressions qui fortifient les traces de sa
+ressemblance avec lui, et je chercherai à faire reparoître plus
+souvent ces traces chéries.--O Léonce! me voilà un intérêt dans la
+vie: j'aimerai cette femme, quels que soient ses défauts; je la
+soignerai, pour qu'elle écrive une fois à votre mère que j'étois digne
+de vous.--Je ne serai pas séparée tout-à-fait de ce que j'aime; un
+rapport, quelque indirect qu'il soit, me restera encore avec lui; et
+quand, dans quelques années, je pourrai lui faire connoître ma
+retraite, lui raconter les jours que j'y ai passés, il sera touché des
+sentimens qui m'auront tout entière occupée.
+
+Ma soeur, votre dernière lettre m'a profondément attendrie; ne vous
+affligez pas tant de ma situation; elle vaut mieux depuis que j'ai
+choisi une retraite, depuis que j'ai pu, loin de Léonce, retrouver
+encore quelques liens avec lui.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Zurich, ce 31 décembre.
+
+
+Je viens d'éprouver une émotion très-vive, ma chère Louise, et je ne
+sais si je me suis bien ou mal conduite, dans une situation où des
+sentimens très-opposés m'agitoient. La maison que j'habite ici est
+près de celle de madame de Cerlebe, femme que tout le monde vante à
+Zurich, et qui m'a paru en effet très-aimable; j'étois recommandée par
+des négocians de Lausanne à son mari; je l'ai vue tous les jours, elle
+m'a montré plusieurs fois l'empressement le plus aimable, et vouloit
+m'emmener avec elle à la campagne, où elle demeure presque toute
+l'année, avec son père et ses enfans. Hier, j'allai la remercier et
+prendre congé d'elle; une impression d'inquiétude altéroit la sérénité
+habituelle de son visage:--J'ai chez moi, me dit-elle, depuis quatre
+jours, un François qu'un de mes amis de Lausanne m'a prié de recevoir,
+et dont il me dit le plus grand bien; le pauvre homme est tombé malade
+en arrivant, des suites de ses blessures, et je crois aussi que
+quelque chagrin secret lui fait beaucoup de mal.--Troublée de ce
+qu'elle me disoit, je lui demandai le nom de cet infortuné.--M. de
+Valorbe, reprit-elle.--Sans doute mon visage exprimoit ce qui se
+passoit en moi, car madame de Cerlebe me saisit la main et me dit:
+--Vous êtes madame d'Albémar; je le soupçonnois déjà, j'en suis sûre à
+présent; vous allez rendre la vie à M. de Valorbe, il vous nomme sans
+cesse, il prétend qu'il doit vous épouser, que vous le lui avez
+promis; il mourra s'il ne vous voit pas.--Je me taisois. Madame de
+Cerlebe continua le récit des souffrances de M. de Valorbe, et des
+preuves continuelles qu'il donnoit de sa passion pour moi; et tout en
+me parlant, elle se levoit et marchoit vers la porte; comme ne doutant
+pas que je ne la suivisse pour aller voir M. de Valorbe.
+
+Comment vous rendre compte de ce qui se passoit en moi? Si je n'avois
+jamais eu aucun tort envers M. de Valorbe, si ce silence qu'il n'a
+point oublié ne lui paroissoit pas une sorte de promesse, peut-être
+aurois-je été le voir; mais tel est le malheur d'un premier tort,
+qu'il vous force absolument à en avoir un second, pour éviter
+l'embarras cruel du reproche. Je ne savois d'ailleurs comment parler à
+M. de Valorbe; certainement sa situation m'inspiroit beaucoup de
+pitié; mais si j'exprimois cette pitié dans des termes vagues,
+n'exalterais-je pas ses espérances? et si je la restreignois par des
+expressions positives, ne le blesserois-je pas profondément? Je ne
+connois rien de si pénible que de voir un homme malheureux, lorsqu'on
+éprouve un sentiment intérieur de contrainte, qui oblige à mesurer les
+paroles qu'on lui adresse, avec un sang-froid presque semblable à la
+dureté. J'éprouvois enfin une répugnance invincible pour aller dans la
+chambre de M. de Valorbe; autrefois je l'aurois vaincue, cette
+répugnance; mais je souffre depuis si long-temps, que j'ai peut-être
+perdu quelque chose de cette bonté vive et involontaire, qui
+m'entraînoit sans réflexion, et souvent même malgré mes réflexions.
+
+Je refusai madame de Cerlebe, elle s'en étonna et n'insista point;
+mais seulement elle me demanda assez froidement la permission de me
+quitter, pour aller voir dans quel état se trouvoit M. de Valorbe. Je
+fus fâchée d'avoir été désapprouvée par madame de Cerlebe, car je me
+sens un véritable penchant pour elle, depuis le peu de temps que je la
+connois. Je descendis lentement son escalier, hésitant toujours, mais
+toujours animée par le désir de m'éloigner. Quand je fus à peu de
+distance de la porte, je m'arrêtai, et je vis à la fenêtre une figure
+presque méconnoissable; ses regards me parurent fixés sur moi; je fis
+quelques pas pour retourner, mais l'idée de Léonce me vint, je pensai
+que s'il étoit là, il me retiendroit; je levai les yeux vers la
+fenêtre, il me sembla que le visage de M. de Valorbe exprimoit, en me
+voyant approcher, une joie tout-à-fait effrayante; un sentiment de
+crainte me saisit, et je retournai chez moi sans m'arrêter.
+
+J'ai besoin de savoir, ma soeur, si vous me condamnerez ou si vous
+m'excuserez; je me retirerai demain dans un asile où personne du moins
+ne pourra plus prétendre à me voir.
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+M. de Valorbe à M. de Montalte.
+
+Zurich, le 1er janvier 1792.
+
+
+Je me trompois, Montalte, lorsque je vous écrivois que madame
+d'Albémar auroit au moins avec moi des formes polies et douces; elle
+n'a pas même voulu s'en donner la peine. Elle a été dans la même
+maison que moi sans daigner me voir; elle me savoit malade, mourant,
+mourant pour elle, et quelques pas qui l'auroient amenée près de mon
+lit de douleur, lui ont paru un effort trop pénible! Je l'ai vue
+hésiter, revenir, et céder enfin à l'impitoyable sentiment qui lui
+défendoit de me secourir.
+
+Je ne sais pourquoi je m'accuse quelquefois, ce sont les autres qui
+ont toujours eu tort envers moi; c'est Delphine qui est barbare, il
+faut qu'elle en soit punie. La nature aussi s'acharne sur ma misérable
+existence; je ne peux pas marcher, je ne peux pas me soutenir, je me
+sens une irritation inouïe, même contre les objets physiques qui
+m'environnent; une chaise qui me heurte, un papier que je ne trouve
+pas, une porte qui résiste, tout me cause une impatience douloureuse:
+que de maux sur la terre sont destinés à l'homme!
+
+Il faut les dompter; je sortirai, je trouverai celle qui n'a pas voulu
+me voir, aucun asile ne la soustraira à ma volonté; les souffrances
+que j'éprouve m'agitent, au lieu de m'abattre.--Delphine, vous
+regretterez l'indigne mouvement qui vous a pour jamais privée de tous
+vos droits à ma pitié.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 3 janvier 1792.
+
+
+Enfin, je suis ici; je ne sais si je dois m'applaudir d'avoir quitté
+Zurich sans avoir vu M. de Valorbe; madame de Cerlebe au moins m'a
+promis de lui exprimer mes regrets, de lui offrir tous les services
+qui sont en ma puissance, et que je serois si empressée de lui rendre.
+Madame de Cerlebe ne m'a point paru refroidie pour moi, et j'en ai
+joui, car je ne la vois jamais sans que mon amitié pour elle ne
+s'augmente.
+
+Elle connoît intimement une des religieuses du couvent où je suis,
+mais elle n'aime pas madame de Ternan; elle prétend que c'est une
+personne égoïste et hautaine, d'un esprit étroit et d'un coeur dur, et
+qu'elle n'a eu d'autre motif pour quitter le monde, que le chagrin de
+n'être plus-belle.
+
+--Vous ne savez pas, me disoit madame de Cerlebe, combien une vie
+frivole dessèche l'âme! Madame de Ternan avoit des enfans, elle ne
+s'en est pas fait aimer; elle avoit de l'esprit naturel, elle l'a si
+peu cultivé, que son entretien est souvent stérile: maintenant qu'elle
+est forcée de renoncer à tous les genres de conversation pour lesquels
+il faut nécessairement un joli visage, elle s'est retirée dans un
+couvent, afin d'exercer encore de l'empire par sa volonté, quand ses
+agrémens ne captivent plus personne; un fonds de personnalité
+très-ferme et très-suivi s'est montré tout à coup en elle, quand sa
+beauté n'a plus attiré les hommages: elle n'est dans la réalité ni
+très-sévère, ni très-religieuse; mais elle a pris de tout cela ce
+qu'il faut pour avoir le droit de commander aux autres. L'amour-propre
+lui a fait quitter le monde, l'amour-propre est son seul guide encore
+dans la solitude; elle conserve une sorte de grâce, reste de sa
+beauté, souvenir d'avoir été aimée, qui vous fera peut-être illusion
+sur son véritable caractère; mais si quelque circonstance vous mettoit
+jamais dans sa dépendance, vous verriez si je vous ai trompée, et vous
+vous repentiriez de ne m'avoir pas crue.--
+
+Ces observations, et plusieurs autres encore que madame de Cerlebe me
+présentoit avec beaucoup d'esprit et de chaleur, m'auroient peut-être
+fait impression, si madame de Ternan n'eût pas été la tante de Léonce;
+mais quels défauts pourroient l'emporter sur ce regard, sur ce son de
+voix qui me le rappellent! J'ai persisté dans mon dessein, et je suis
+établie ici depuis hier.
+
+Pauvre M. de Valorbe! que je voudrois diminuer son malheur!
+pourrois-je sans l'offenser lui offrir la moitié de ma fortune? Enfin,
+ma chère Louise, que votre coeur imagine ce qui pourrait adoucir sa
+situation! mais je ne puis me résoudre à le voir, les témoignages de
+son amour me seroient trop pénibles, loin de Léonce. Je ne sais par
+quelle bizarrerie cruelle on craint toujours d'être plus aimée par
+l'homme qu'on n'aime pas, que par celui qu'on préfère; il vaut mieux
+n'entendre aucune expression de tendresse, et que tout se taise, quand
+Léonce ne parle pas.
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan, sa soeur.
+
+Madrid, ce 17 janvier 1792.
+
+
+Vous m'apprenez, ma chère soeur, que madame d'Albémar est près de
+vous; mon fils ne le sait pas, gardez bien ce secret. Léonce a
+toujours la tête tournée d'elle, et, dans un moment où les indignes
+lois françoises vont permettre le divorce, j'éprouve une crainte
+mortelle qu'il ne se déshonore, en abandonnant Matilde pour cette
+Delphine, dont la séduction est, à ce qu'il paroît, véritablement
+redoutable: ne pourriez-vous pas prendre assez d'empire sur son
+esprit, pour l'engager à se marier avec un de ses adorateurs? je ne
+pourrai jamais ramener la raison de mon fils, s'il n'a pas à se
+plaindre d'elle.
+
+Je n'ai pas d'idée fixe sur cette femme, qui me paroît, d'après tout
+ce que j'entends dire, un être tout-à-fait extraordinaire; mais je
+serois désolée, quand même mon fils seroit libre, qu'il devînt son
+époux. On ne peut jamais soumettre ces esprits qu'on appelle
+supérieurs, aux convenances de la vie; il faut supporter qu'ils vous
+donnent un jugement nouveau sur tout, et qu'ils vous développent des
+principes à eux, qu'ils appellent de la raison; cette manière d'être
+me paroît, à moi, souverainement absurde, particulièrement dans une
+femme. Notre conduite est tracée, notre naissance nous marque notre
+place, notre état nous impose nos opinions; que faire donc de cet
+esprit d'examen qui perd toutes les têtes? la morale et la fierté sont
+très-anciennes; la religion et la noblesse le sont aussi; je ne vois
+pas bien ce qu'on veut faire des idées nouvelles, et je ne me soucie
+pas du tout qu'une femme qui les aime exerce de l'empire sur mon fils.
+Je vous prie donc instamment, ma soeur, puisque le hasard met madame
+d'Albémar dans votre dépendance, d'employer tout votre esprit à la
+séparer sans retour de Léonce.
+
+Comment vous trouvez-vous de votre établissement en Suisse? ne vous en
+lassez-vous point? et ne penserez-vous pas à venir dans un couvent en
+Espagne, pour me donner la douceur de finir mes jours auprès de vous?
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de Mondoville.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 30 janvier 1792.
+
+
+Je vois bien, ma soeur, que vous n'avez jamais vu madame d'Albémar; il
+se mêleroit à votre opinion, juste à quelques égards, un goût qu'il
+est impossible de ne pas ressentir pour elle: la facilité de son
+caractère et la grâce de son esprit sont très-séduisantes; sa figure a
+une expression de sensibilité si naturelle, si aimable, que les
+caractères les plus froids s'y laissent prendre; moi qui suis
+assurément bien revenue de toute espèce d'illusion, j'ai de l'attrait
+pour Delphine; mais soyez tranquille sur cet attrait; loin de nuire à
+vos projets, il y servira. Je veux la déterminer à se faire religieuse
+dans mon couvent, et je crois que j'y parviendrai; elle a beaucoup de
+mélancolie dans le caractère, un profond sentiment pour votre fils, et
+assez de vertu pour ne pas vouloir y céder; dans cette situation, que
+peut-elle faire de mieux que d'embrasser notre état? comment
+pourrois-je d'ailleurs être assurée de la garder près de moi, si elle
+ne le prenoit pas? elle me quitteroit nécessairement une fois, et ce
+seroit pour moi une véritable peine.
+
+J'avois pris assez d'humeur contre toutes les affections, depuis que
+je ne peux plus en inspirer; Delphine est néanmoins parvenue à
+m'intéresser; n'imaginez pas cependant que je me laisse dominer par ce
+sentiment, je le ferai servir à mon bonheur; l'on ne fait pas de
+fautes quand on n'a plus d'espérances, car on ne hasarde plus rien. Je
+tiens beaucoup à conserver Delphine auprès de moi; et, comme je ne
+puis m'en flatter qu'en la liant à notre communauté d'une manière
+indissoluble, j'y ferai tout ce qu'il me sera possible: c'est seconder
+vos vues; et de plus, je ne pense pas qu'on puisse m'accuser de
+personnalité dans ce dessein; qu'arrivera-t-il à Delphine en restant
+au milieu du monde? ce que j'ai éprouvé; ce que toutes les belles
+femmes sont destinées à souffrir; elle se verra par degrés abandonnée,
+elle verra l'admiration qu'elle inspire se changer en pitié, et des
+sentimens commandés prendre la place des sentimens involontaires.
+
+Hier, je parlois sur divers sujets avec assez de tristesse, vous savez
+que c'est en général à présent ma manière de sentir. Delphine
+m'écoutoit avec l'intérêt le plus aimable; je lui dis je ne sais quel
+mot qui apparemment la toucha, car tout à coup je la vis presque à
+genoux devant moi, me conjurer de l'aimer et de la protéger dans la
+vie. Le hasard avoit donné dans ce moment à sa figure une grâce
+nouvelle; elle étoit penchée d'une manière qui ajoutoit encore à la
+beauté de sa taille; sa robe s'étoit drapée comme un peintre l'auroit
+souhaité; et ses beaux cheveux, en tombant, avoient paré son visage du
+charme le plus attrayant. Vous l'avouerai-je, je me rappelai dans ce
+moment, que moi aussi j'avois été belle, et cette pensée m'absorba
+tout entière; je ne me sentis cependant aucun mouvement d'envie contre
+Delphine, et je désirai même plus vivement encore de la retenir auprès
+de moi. Elle me rend quelques-uns des plaisirs que j'ai perdus; elle
+me donne des témoignages d'amitié que je n'ai reçus que quand j'étois
+jeune; elle me joue des airs qui me plaisent; elle est malheureuse
+quoique jeune et belle, cela console d'être vieille et triste; il faut
+qu'elle reste auprès de moi.
+
+Pourquoi la détournerois-je de se fixer ici? pourquoi ferois-je ce
+sacrifice? les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils sont
+entourés d'amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes; mais
+quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l'on se dévoue,
+tant de gens l'exigent de vous, que par un mouvement assez naturel on
+est tenté de se faire une existence d'égoïsme, puisqu'on ne vous tient
+plus compte de l'oubli de vous-mêmes. Il est des qualités qu'il n'est
+doux d'exercer que quand les autres, s'y opposent; et croyez-moi, ma
+soeur, à cinquante ans personne ne nous aime autant que nous nous
+aimons nous-mêmes.
+
+Vous êtes bonne de me proposer de revenir près de vous; mais nous nous
+rappellerions notre jeunesse ensemble, et cela fait trop de mal;
+j'aime mieux vivre ici, où personne ne m'a connue que telle que je
+suis. Je m'intéresse à vous, à votre famille; je vous servirai dans
+toutes les circonstances; mais je mourrai dans le couvent où je suis:
+j'ai vu quelque part, dans les _Nuits d'Young_, qu'il faut que _la
+vieillesse se promène silencieusement sur le bord solennel du vaste
+Océan qu'elle doit bientôt traverser_; cela m'a frappée. J'étois bien
+légère autrefois, à présent je n'aime que les idées sombres; je
+voudrois me persuader que la vie ne vaut rien pour personne, et
+qu'après moi l'amour, la beauté, la jeunesse, ont fini.
+
+Vous n'avez pas ces mouvemens de tristesse, ma soeur; votre passion
+pour votre fils vous en a préservée; vous savez que le mien m'a
+abandonnée de très-bonne heure, je n'ai pu retenir aucune affection
+autour de moi, cependant j'en avois besoin; mais quand je les ai vues
+s'éloigner, un sentiment de fierté très-impérieux m'a empêchée de rien
+faire pour les rappeler; je me suis tracé une vie qui convient assez à
+mon caractère; l'extrême sévérité que j'ai établie parmi les
+religieuses chanoinesses qui me sont subordonnées, donne beaucoup de
+considération à l'abbaye que je gouverne; et vous l'avez remarqué
+comme moi, la considération est la seule jouissance des femmes dans
+leur vieillesse. Je ne pourrais pas facilement transporter en Espagne
+l'existence dont je jouis ici, il me faudroit plusieurs années pour
+préparer ce que je recueille maintenant; je ne dois donc pas songer à
+me réunir à vous: mais comptez toujours sur moi comme sur une soeur
+dévouée à tous vos intérêts, et qui partage la plupart de vos
+opinions, par goût et par sympathie.
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 2 février.
+
+
+Je ne vous ai point écrit depuis près d'un mois; j'ai voulu essayer si
+la vie uniforme que je mène me donneroit enfin du calme, et si, en
+m'interdisant de parler, même à vous, des sentimens que j'éprouve, je
+finirois par en être moins troublée. Hélas! tous ces sacrifices ne me
+réussissent point: une seule résolution pourroit plus que tant
+d'efforts: si je partois... si je revoyois Léonce.... Insensée que je
+suis! ah! c'est pour n'avoir plus ces pensées agitantes qu'il faudroit
+s'enchaîner ici. Madame de Ternan auroit envie de me garder pour
+toujours auprès d'elle; je suis sensible à ce désir; mais je ne sais
+pourquoi le plaisir même qu'elle trouve à me voir, ne me persuade pas
+qu'elle m'aime; je crains qu'il n'entre peu d'affection dans le besoin
+qu'elle peut avoir des autres: elle discerne parfaitement les
+personnes qui lui conviennent, et souhaite de les captiver; mais il
+semble qu'elle emploieroit le même accent pour s'assurer d'une maison
+qui lui plairoit, que pour retenir un ami.
+
+Elle exerce, malgré ses défauts, un grand empire sur ceux qui
+l'entourent. Il y a dans ses manières une dignité qui impose, et fait
+mettre beaucoup de prix à ses moindres expressions de confiance et de
+familiarité. Je crois, cependant, que sa ressemblance avec Léonce est
+la principale cause de son ascendant sur moi; car, pour peu qu'on
+pénètre jusqu'au fond de son âme, on y trouve je ne sais quoi d'aride,
+qui refroidit le coeur plus disposé à s'attacher.
+
+Hier, par exemple, j'avois joué sur ma harpe des airs qu'elle avoit
+entendus autrefois, et ma conversation l'intéressoit: elle me dit un
+mot assez mélancolique, qui m'encouragea à lui demander quels avoient
+été les motifs de sa retraite dans un couvent; elle hésita quelques
+momens, et d'un ton très-réservé, elle me tint d'abord les discours
+convenables à son état; cependant comme je la pressai davantage, et
+que j'osai lui parler de sa beauté passée:--Eh bien! me dit-elle,
+puisque vous vous intéressez à moi, je vous donnerai quelques lignes
+que j'avois écrites, non pour raconter ma vie, car, selon moi,
+l'histoire de toutes les femmes se ressemble, mais pour me rendre
+compte des motifs qui m'ont déterminée au parti que j'ai pris: cela
+n'est pas achevé, parce qu'on ne finit jamais ce qu'on écrit pour soi;
+mais il y en a assez pour satisfaire votre curiosité et pour vous
+prouver ma confiance.
+
+Je vous envoie, ma soeur, ce que madame de Ternan m'a remis; il y
+règne une impression de tristesse qui d'abord pourroit toucher; mais
+en y réfléchissant, on trouve dans cette tristesse bien plus
+d'amour-propre que de sensibilité; vous me direz l'impression que ce
+singulier écrit aura produite sur vous.
+
+
+_Raisons qui ont déterminé Léontine de Ternan à se faire religieuse._
+
+J'ai été fort belle, et j'ai cinquante ans; de ces deux événemens fort
+ordinaires, naissent toutes les impressions que j'ai éprouvées. Je ne
+sais pas si j'ai eu moins de raison qu'une autre, ou seulement un
+esprit plus observateur, plus pénétrant, et qui n'étoit pas
+susceptible de se conserver à lui-même des illusions; ce que je sais,
+c'est qu'en perdant ma jeunesse, je n'ai rien trouvé dans le monde qui
+pût remplir ma vie, et que je me suis sentie forcée à le quitter,
+parce que tous les liens qui m'y attachoient se sont relâchés comme
+d'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il ne m'en soit plus resté un seul que je
+pusse véritablement regretter.
+
+J'avois de l'esprit, j'en ai peut-être encore; mais on en peut
+difficilement juger, car cet esprit se développoit singulièrement par
+ma confiance dans ma figure; j'avois de l'imagination et beaucoup de
+gaîté, je contois d'une manière piquante, j'avois de l'humeur avec
+grâce, et, sûre de l'attrait que tout le monde, en me voyant,
+ressentoit pour moi, j'éprouvois un désir animé de plaire et une douce
+certitude d'y réussir; cette certitude m'inspiroit une foule d'idées
+et d'expressions que je n'ai jamais pu retrouver depuis.
+
+J'avois épousé un homme bon et raisonnable, qui m'aimoit à la folie;
+je lui fus fidèle, plus encore, je l'avouerai, par fierté que par
+vertu; je voulois être soignée, suivie, adorée, et je ne voulois pas
+accorder à un seul homme la préférence qui étoit l'objet de l'ambition
+de tous. Je n'eus donc pas de torts envers mon mari, mais je fus peu
+occupée de lui, et par degrés il prit habitude de s'intéresser
+vivement aux affaires, et de se distraire des sentimens qui l'avoient
+absorbé pendant quelques années. J'eus deux enfans, un fils et une
+fille; je les ai rendus fort heureux dans leur enfance; j'ai soigné
+leurs plaisirs, je leur ai donné tous les maîtres qui avoient le plus
+de réputation, et j'ai joui de leur tendresse jusqu'à ce que l'un eût
+atteint dix-huit ans et l'autre seize; c'est vers cette époque que
+commence la nouvelle perspective de ma vie, celle qui, se
+rembrunissant de plus en plus, s'est enfin terminée par le genre de
+vie que je mène ici, et qui ressemble autant qu'il se peut à la mort.
+
+Ma figure se conserva assez tard; néanmoins, depuis l'âge de trente
+ans, j'avois commencé à réfléchir sur le petit nombre d'années dont il
+me restoit à jouir; je m'étonnai d'une impression qui m'étoit
+tout-à-fait nouvelle, je craignois l'avenir au lieu de le désirer, je
+ne faisois plus de projets, je retenois les jours au lieu de les
+hâter. Je voulus devenir plus soigneuse pour mes amis; ils s'en
+étonnèrent, et ne m'en aimèrent pas davantage; je repris mes caprices,
+mon inconséquence; on n'y étoit plus préparé, et, sans que personne
+autour de moi se rendît compte d'aucun changement dans la nature de
+ses affections, je voyois déjà des différences dont personne que moi
+ne se doutoit encore.
+
+Il me vint l'idée de faire des liaisons nouvelles; il me semblait
+qu'elles ranimeroient mon esprit et ma vie. Mais je n'avois pas en moi
+la faculté d'aimer ceux que je n'avois point connus dans les premières
+années de ma jeunesse; et, quoique ma sensibilité n'eût peut-être
+jamais été très-profonde, il y avoit pourtant une distance infinie
+entre ces affections que je commandois, et les affections
+involontaires qui avoient décidé mes premières amitiés. Je répétois ce
+que j'avois dit autrefois avec une sorte d'exactitude, pour voir si je
+produirois le même effet; je croyois rencontrer des caractères
+différens, des situations entièrement changées, tandis que tout étoit
+de même, excepté moi. J'avois perdu, non pas encore les charmes de la
+jeunesse, mais cette espérance vive, indéfinie, entraînant avec elle
+tous ceux qui s'unissent confusément aux nombreuses chances d'un long
+avenir.
+
+Aucune de mes liaisons ne tenoit; rien ne s'arrangeoit de soi-même:
+toutes mes relations étoient, pour ainsi dire, faites à la main, et
+demandoient des soins continuels; j'en faisois trop ou trop peu pour
+les autres, je n'avois plus de mesure sur rien, parce qu'il n'y avoit
+point d'accord entre mes désirs et mes moyens; enfin, après sept ou
+huit ans de ces vains efforts pour obtenir de la vie ce qu'elle ne
+pouvoit plus me donner, je m'aperçus un jour que j'étois sensiblement
+changée, et je passai tout un bal sans qu'aucun homme m'adressât des
+complimens sur ma figure: on commença même à me parler avec ménagement
+des femmes jeunes et belles, et à ramener devant moi la conversation
+sur des sujets d'un genre plus grave; je sentis que tout étoit dit:
+les autres étoient enfin arrivés à découvrir ce que je prévoyois; il
+ne falloit plus lutter, et j'étois trop fière pour m'attacher à
+quelques foibles succès, que des efforts soutenus pouvoient encore
+faire naître.
+
+Je n'étois cependant alors qu'à la moitié de la carrière que la nature
+nous destine; et je ne voyois plus un avenir, ni une espérance, ni un
+but qui pût me concerner moi-même. Un homme à l'âge que j'avois alors
+auroit pu commencer une carrière nouvelle; jusqu'à la dernière année
+de la plus longue vie, un homme peut espérer une occasion de gloire,
+et la gloire, c'est comme l'amour, une illusion délicieuse, un bonheur
+qui ne se compose pas comme tous ceux que la simple raison nous offre,
+de sacrifices et d'efforts; mais les femmes, grand Dieu! les femmes!
+que leur destinée est triste! à la moitié de leur vie, il ne leur
+reste plus que des jours insipides, pâlissans d'année en année; des
+jours aussi monotones que la vie matérielle, aussi douloureux que
+l'existence morale.
+
+Et vos enfans, me dira-t-on, vos enfans! La nature, prodigue envers la
+jeunesse, nous a réservé les plus doux plaisirs de la maternité, pour
+l'époque de la vie qui permet encore les plus heureuses jouissances de
+l'amour; nous sommes le premier objet de l'affection de nos enfans, à
+l'âge où nous pouvons l'être encore de l'époux, de l'amant qui nous
+préfère; mais quand notre jeunesse finit, celle de nos enfans
+commence, et tout l'attrait de l'existence nous les enlève au moment
+même où nous aurions le plus besoin de nous reposer sur leurs
+sentimens.
+
+J'essayai de revenir à mon mari, il étoit bien pour moi; mais quand je
+voulois lui redemander ces soins, cet intérêt suivi, cet amour enfin
+que je lui inspirois vingt ans plus tôt, il ne me le refusoit pas,
+mais il en avoit aussi complètement perdu le souvenir que des jeux les
+plus frivoles de son enfance; cependant, quel plaisir peut-on trouver
+dans la société d'un homme à qui vous n'êtes pas essentiellement
+nécessaire, qui pourroit vivre sans vous comme avec vous, et prend à
+votre existence un intérêt plus foible que celui que vous y prenez
+vous-même?
+
+Quand les autres ne s'occupent plus naturellement de vous, on est
+assez tenté de devenir exigeante, et de reprendre par ses défauts une
+sorte d'empire qu'on ne peut plus espérer de ses grâces; moins
+j'inspirois d'amour, plus j'aurois voulu que mes enfans eussent, dans
+leur affection pour moi, cet entraînement et ce culte qui m'avoient
+rendu chers les hommages dont je m'étois vue l'objet; moins je
+trouvois dans le monde d'intérêt et de plaisir, plus j'avois besoin
+d'une société continuelle et douce dans mon intérieur; mais plus un
+sentiment, un plaisir, un but quelconque nous devient nécessaire, plus
+il est difficile de l'obtenir; la nature et la société suivent cette
+maxime connue de l'Évangile: _elles donnent à ceux qui ont_; mais ceux
+qui perdent, éprouvent une contagion de peines qui se succèdent
+rapidement et naissent les unes des autres.
+
+Je voulus essayer de m'occuper, mais aucun intérêt ne m'y excitoit:
+mes enfans étoient élevés, mon mari occupé des affaires, et accoutumé
+à moi de telle sorte que je ne pouvois plus rien changer à nos
+relations: quel motif me restoit-il donc pour une action quelconque?
+tout étoit égal, et je passois des heures entières dans l'incertitude
+sur les plus simples actions de la vie, parce qu'il n'y en avoit
+aucune qui me fût plus commandée, plus agréable ou plus utile que
+l'autre.
+
+Mon mari mourut; et, quoique nous ne fussions pas très-tendrement
+ensemble, je sentis cependant que sa perte ôtoit à mon existence son
+reste de charme et de considération; mes enfans étoient établis, l'un
+en Espagne, l'autre en Hollande; il n'y avoit plus aucune relation
+nécessaire entre personne et moi; quand on est jeune, les liens de
+parenté importunent, et l'on ne veut s'environner que de ceux que
+l'attrait réciproque rassemble autour de nous; mais, quand on est
+vieille, on souhaiteroit qu'il n'y eût plus rien d'arbitraire dans la
+vie, on voudroit que les sentimens et les liens qui en résultent
+fussent commandés à l'avance; on ne fonde aucun espoir sur le hasard
+ni sur le choix.
+
+Je ne pouvois plus concevoir comment il me seroit possible de filer
+cette multitude de jours, qui m'étoient peut-être réservés encore, et
+pour lesquels je ne prévoyois ni un intérêt, ni une variété, ni un
+plaisir, rien, qu'un murmure frivole d'idées insipides, qui ne
+m'endormiroit pas même doucement jusqu'au tombeau. L'amour-propre a
+nécessairement beaucoup d'influence sur le bonheur des femmes; comme
+elles n'ont pas d'affaires, point d'occupations forcées, elles fixent
+leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire
+la vie, qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les
+observations journalières. J'éprouvois donc une sorte d'agitation
+intérieure très-pénible, je remarquois tout, je me blessois de tout,
+je ne jouissois de rien; j'avois un fond de douleur qui se faisoit
+toujours sentir, ajoutoit à mes peines et retranchoit de mes plaisirs;
+et, dans les meilleurs momens même, l'affadissement de la vie me
+gagnoit chaque jour davantage.
+
+Enfin, une fois j'allai voir une religieuse de mes amies, qui
+jouissoit d'un calme parfait; elle me persuada facilement d'embrasser
+son état. Que perdois-je en effet? n'étois-je pas déjà sous l'empire
+de la mort? Elle commence, la mort, à la première affection qui
+s'éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui
+disparoît! Ses signes avant-coureurs se marquent tous à l'avance sur
+nos traits; l'on se voit privé par degrés des moyens d'exprimer ce que
+l'on sent; l'âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce
+qu'on éprouve, et les impressions de notre coeur, comme renfermées au
+dedans de nous-mêmes, n'ont plus ni regards ni physionomie. pour se
+faire entendre des autres; il faut alors mener une vie grave, et
+porter sur un visage abattu, cette tristesse de l'âge, tribut que la
+vieillesse doit à la nature qui l'opprime.
+
+On parle souvent de la timidité de la jeunesse; qu'il est doux, ce
+sentiment! ce sont les inquiétudes de l'espérance qui le causent; mais
+la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont je
+puisse me faire l'idée; elle se compose de tout ce qu'on peut éprouver
+de plus cruel, la souffrance qui ne se flatte plus d'inspirer
+l'intérêt, et la fierté qui craint de s'exposer au ridicule. Cette
+fierté, pour ainsi dire, négative, n'a d'autre objet que d'éviter
+toute occasion de se montrer; on sent confusément presque de la honte
+d'exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et
+que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui
+la dirigent et la possèdent dans toute sa force. Je désirai que la
+maison religieuse où je voulois me fixer fût loin de Paris; le bruit
+du monde fait mal, même dans la solitude la plus heureuse. On
+m'indiqua une abbaye à quelques lieues de Zurich; j'y vins il y a
+trois ans, et depuis ce temps, je dérobe du moins aux regards le
+spectacle lent et cruel de la destruction de l'âge. J'ai pris une
+manière de vivre qui, loin de combattre ma tristesse, la consacre,
+pour ainsi dire, comme l'unique occupation de ma vie; mais c'est une
+assez douce société que la tristesse, dès que l'on n'essaie plus de
+s'en distraire; enfin, que puis-je dire de plus? J'avois à vivre,
+voilà ce que j'ai essayé pour m'en tirer.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar,
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 6 février.
+
+
+Une crainte mortelle, ma chère Louise, est venue troubler le peu de
+calme dont je jouissois; un mot échappé à madame de Ternan me fait
+croire que la mère de Léonce lui a mandé que son fils se livroit
+vivement au projet de prendre parti dans la guerre dont la France est
+menacée; je sais bien qu'à présent il ne s'éloignera pas de Matilde;
+mais il peut contracter de tels engagemens à l'avance, qu'il n'existe
+plus aucun moyen de le détourner de les remplir; je ne vois auprès de
+lui que M. de Lebensei qui puisse mettre un vif intérêt à combattre ce
+funeste dessein, et je lui écris pour l'en conjurer. Envoyez ma lettre
+à M. de Lebensei, ma soeur, sans lui faire connoître d'aucune manière
+dans quel lieu je suis; cette lettre peut prévenir le malheur que je
+redoute, c'est assez vous la recommander.
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+Madame d'Albémar à M. de Lebensei.
+
+
+Je vous conjure de nouveau, vous qui m'avez comblée des plus
+touchantes preuves de votre amitié, d'employer toutes les armes que
+vous donne votre manière de penser et de vous exprimer, pour empêcher
+Léonce de quitter la France, et de se joindre au parti qui veut faire
+la guerre avec l'armée des étrangers; vous savez, comme moi, quels
+sont les scrupules d'honneur, les sentimens chevaleresques qui
+pourroient entraîner Léonce dans cette funeste résolution;
+combattez-les en les ménagéant. Servez-vous de mon nom, si vous croyez
+qu'il puisse ajouter quelque force à ce que vous direz; cachez
+pourtant à Léonce que, du fond de ma retraite, vous avez reçu une
+lettre de moi; il vous demanderoit peut-être de la voir. Il voudroit y
+répondre lui-même, et renouvelleroit, en m'écrivant, une lutte que je
+n'ai plus la force de supporter; mais si jamais je vous ai inspiré
+quelque intérêt ou quelque pitié, faites, au nom du ciel, que, dans le
+séjour où j'ai enseveli ma destinée, je ne sois pas tout à coup
+arrachée par de nouvelles craintes, au triste repos d'un malheur sans
+espoir.
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+M. de Lebensei à M. de Mondoville.
+
+Cernay, ce 18 février 1792.
+
+
+Souffrez, mon ami, que je me hasarde à pénétrer dans vos secrets, plus
+avant encore que vous ne me l'avez permis; j'ai remarqué, pendant le
+peu de jours que je suis resté dans votre maison à Paris, l'effet que
+l'on produisoit sur vous, en vous racontant que les nobles sortis de
+France depuis quelques mois, pensent et disent qu'il est honteux pour
+les personnes de leur classe de ne pas se joindre à eux, lorsqu'ils
+font la guerre pour rétablir l'autorité royale et leurs droits
+personnels. Vous ne m'avez point parlé de votre projet à cet égard; ma
+manière de penser en politique vous en a peut-être détourné. Vous avez
+même voulu contenir devant moi l'impression que vous receviez, en
+apprenant quelle étoit sur ce sujet l'opinion de presque tous les
+gentilshommes; mais je crains que vous ne cédiez à l'empire de cette
+opinion, maintenant que vous êtes séparé de la céleste amie qui
+l'auroit combattue. Avant de discuter avec vous les motifs de la
+guerre qui doit, dit-on, cette année, éclater contre la France, [Le 18
+février 1792, date de cette lettre, étoit trois mois avant le
+commencement de la guerre.] accordez: à l'amitié le droit de vous dire
+ce qui vous concerne particulièrement.
+
+Ce n'est point, je le sais, votre conviction personnelle qui vous
+anime dans cette cause; vous ne voulez en politique, comme dans toutes
+les actions de votre vie, que suivre scrupuleusement ce que l'honneur
+exige de vous, et vous prenez pour arbitre de l'honneur, l'approbation
+ou le blâme des hommes. Je suis convaincu que, même dans les temps les
+plus calmes, il faut savoir sacrifier l'opinion présente à l'opinion à
+venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes
+momentanées; mais si cela est vrai d'une manière générale, combien
+cela ne l'est-il pas davantage dans les circonstances où nous nous
+trouvons? Vous ne pouvez satisfaire maintenant que l'opinion d'un
+parti; ce qui vous vaudra l'estime de l'un vous ôtera celle de
+l'autre; et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d'en
+appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles, pendant lesquelles
+les hommes des bords opposés plaident contradictoirement, et
+s'objectent également la morale et l'honneur.
+
+Ce n'est pas tout: l'opinion même du parti que vous choisiriez
+pourroit changer; il y a dans la conduite privée des devoirs reconnus
+et positifs; on est toujours approuvé en les accomplissant, quelles
+qu'en soient les suites; mais dans les affaires publiques, le succès
+est, pour ainsi dire, ce qu'étoit autrefois _le jugement de Dieu_; les
+lumières manquent à la plupart des hommes, pour décider en politique,
+comme elles manquoient autrefois pour prononcer en jurisprudence; et
+l'on prend pour juge le succès, qui trompe sans cesse sur la vérité;
+il déclare, comme autrefois, quel est celui qui a raison, par les
+épreuves du fer et du feu; par ces épreuves dont le hasard ou la force
+décident bien plus souvent que l'innocence et la vertu.
+
+Si vous acquérez de l'influence dans votre parti, et qu'il soit
+vaincu, il vous accusera des démarches même qu'il vous aura demandées,
+et vous ne rencontrerez que des âmes vulgaires qui se plaindront
+d'avoir été entraînées par leurs chefs; les hommes médiocres se tirent
+toujours d'affaire; ils livrent les hommes distingués qui les ont
+guidés, aux hommes médiocres du parti contraire; les ennemis même se
+rapprochent, quand ils ont l'occasion de satisfaire ensemble la plus
+forte des haines, celle des esprits bornés contre les esprits
+supérieurs. Mais au milieu de toutes ces luttes d'amour-propre, de
+tous ces hasards de circonstance, de toutes ces préventions de parti,
+quand l'un vous injurie, quand l'autre vous loue, où donc est
+l'opinion? à quel signe peut-on la reconnoître?
+
+Me sera-t-il permis de m'offrir à vous pour exemple? si j'ai bravé
+toutes les clameurs de la société où vous vivez, ce n'est point que je
+sois indifférent au suffrage public; l'homme est juge de l'homme, et
+malheur à celui qui n'auroit pas l'espérance que sa tombe au moins
+sera honorée! Mais il falloit ou suivre les fluctuations de toutes les
+erreurs de son temps et de son cercle, ou examiner la vérité en
+elle-même, et traverser, pour arriver à elle, les divers nuages que la
+sottise ou la méchanceté élèvent sur la route.
+
+Dans les questions politiques qui divisent maintenant la France, où
+est la vérité, me direz-vous? Le devoir le plus sacré pour un homme
+n'est-il pas de ne jamais appeler les armées étrangères dans sa
+patrie? l'indépendance nationale n'est-elle pas le premier des biens,
+puisque l'avilissement est le seul malheur irréparable? Vainement on
+croit ramener les peuples par une force extérieure à de meilleures
+institutions politiques; le ressort des âmes une fois brisé, le mal,
+le bien, tout est égal; et vous trouvez dans le fond des coeurs je ne
+sais quelle indifférence, je ne sais quelle corruption, qui vous fait
+douter, au milieu d'une nation conquise et résignée à l'être, si vous
+vivez parmi vos semblables, ou si quelques êtres abâtardis ne sont pas
+venus habiter la terre que la nature avoit destinée à l'homme.
+
+Ce n'est pas tout encore: non-seulement l'intervention des étrangers
+devroit suffire pour vous éloigner du parti qui l'admet; mais la cause
+même que ce parti soutient, mérite-t-elle réellement votre appui?
+C'est un grand malheur, je le sais, que d'exister dans le temps des
+dissensions politiques, les actions ni les principes d'aucun parti ne
+peuvent contenter un homme vertueux et raisonnable. Cependant, toutes
+les fois qu'une nation s'efforce d'arriver à la liberté, je puis
+blâmer profondément les moyens qu'elle prend; mais il me seroit
+impossible de ne pas m'intéresser à son but.
+
+La liberté, vous l'avouerez avec moi, est le premier bonheur, la seule
+gloire de l'ordre social; l'histoire n'est décorée que par les vertus
+des peuples libres; les seuls noms qui retentissent de siècle en
+siècle à toutes les âmes généreuses, ce sont les noms de ceux qui ont
+aimé la liberté! nous avons en nous-mêmes une conscience pour la
+liberté comme pour la morale; aucun homme n'ose avouer qu'il veut la
+servitude, aucun homme n'en peut être accusé sans rougir; et les
+coeurs les plus froids, si leur vie n'a point été souillée,
+tressaillent encore lorsqu'ils voient en Angleterre les touchans
+exemples du respect des lois pour l'homme, et des hommes pour la loi;
+lorsqu'ils entendent le noble langage qu'ont prêté Corneille et
+Voltaire aux ombres sublimes des Romains.
+
+Cette belle cause, que de tout temps le génie et les vertus ont
+plaidée, est, j'en conviens, à beaucoup d'égards, mal défendue parmi
+nous; mais enfin, l'espérance de la liberté ne peut naître que des
+principes de la révolution; et se ranger dans le parti qui veut la
+renverser, c'est courir le risque de prêter son secours à des
+événemens qui étoufferoient toutes les idées que, depuis quatre
+siècles, les esprits éclairés ont travaillé à recueillir. Il y a dans
+le parti que vous voulez servir, des hommes qui, comme vous, ne
+désirent rien que d'honorable; mais, dans les temps où les passions
+politiques sont agitées, chaque faction est poussée jusqu'à l'extrême
+des opinions qu'elle soutient; et tel qui commence la guerre dans le
+seul but de rétablir l'ordre, entend bientôt dire autour de lui, qu'il
+n'y a de repos que dans l'esclavage, de sûreté que dans le despotisme,
+de morale que dans les préjugés, de religion que dans telle secte, et
+se trouve entraîné, soit qu'il résiste, soit qu'il cède, fort au-delà
+du but qu'il s'étoit proposé.
+
+Laissez donc, mon cher Léonce, se terminer sans vous ce grand débat du
+monde. Il n'y a point encore de nation en France; il faut de longs
+malheurs, pour former dans ce pays un esprit public, qui trace à
+l'homme courageux sa route, et lui présente au moins les suffrages de
+l'opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant, il
+y a parmi nous si peu d'élévation dans l'âme, et de justesse dans
+l'esprit, qu'on ne peut espérer d'autre sort dans la carrière
+politique, que du blâme sans pitié, si l'on est malheureux, et si l'on
+est puissant, de l'obéissance sans estime.
+
+A tous ces motifs qui, je l'espère, agiront sur votre esprit,
+laissez-moi joindre encore le plus sacré de tous, votre sentiment pour
+madame d'Albémar; son dernier voeu, sa dernière prière, en partant,
+fut pour me conjurer de vous détourner d'une guerre que ses opinions
+et ses sentimens lui faisoient également redouter; ce que je vous
+demande en son nom peut-il m'être refusé?
+
+Je sais que vous ne répondrez point à cette lettre; vous voulez
+envelopper du plus profond silence vos projets, quels qu'ils soient;
+on n'aime point à discuter le secret de son caractère. Je me soumets à
+votre silence, mais j'ose espérer que je produirai sur vous quelque
+impression. Je me flatte aussi que vous pardonnerez à mon amitié de
+vous avoir parlé avec franchise, sans y avoir été appelé par votre
+confiance.
+
+J'ai écrit à Moulins comme vous le désiriez, pour savoir ce qu'est
+devenu M. de Valorbe: on m'a répondu qu'on l'ignoroit; mais éloignez
+de voire esprit l'idée qui l'a troublé. M. de Valorbe ne sait pas où
+est madame d'Albémar; il est sûrement l'homme du monde à qui elle a
+caché le plus soigneusement le lieu de sa retraite.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 4 mars 1792.
+
+
+Je suis plus tranquille sur les terreurs que j'éprouvois, d'après ce
+que vous me mandez, ma chère Louise. [Cette lettre, et la plupart de
+celles que mademoiselle d'Albémar a écrites à madame d'Albémar, à
+l'abbaye du Paradis, ont été supprimées.] M. de Lebensei vous écrit
+qu'il est certain que Léonce n'a point encore formé de projet pour
+l'avenir. Hélas! il croit, me dites-vous, que Léonce ne pense à la
+guerre que par dégoût de la vie, _et peut-être_, ajoute-t-il, _quand
+M. de Mondoville sera père, il n'éprouvera plus de tels sentimens_.
+Ah! je le souhaite, je dois désirer même que la nouvelle affection
+dont il va jouir le console de ma perte.
+
+M. de Valorbe ne cesse de me persécuter: depuis un mois que sa santé
+lui permet de sortir, il m'écrit, il demande à me voir, et, si madame
+de Ternan ne mettoit pas un grand intérêt à l'empêcher, je ne sais
+comment j'aurois pu jusqu'à ce jour me dispenser de le recevoir.
+Madame de Cerlebe, dont l'amitié m'est chère, me désole par ses
+sollicitations continuelles en faveur de M. de Valorbe; chaque fois
+qu'elle vient dans ce couvent, elle m'en parle: elle s'est persuadée,
+je crois, que madame de Ternan veut m'engager à prendre le voile; elle
+en est inquiète, et voudrait que je sortisse d'ici pour épouser M. de
+Valorbe. Vous aussi, ma soeur, vous avez la bonté de craindre que
+madame de Ternan ne me détermine à me faire religieuse; je n'y pense
+point à présent: je vous avoue que cette idée m'a occupée quelque
+temps, sans que je voulusse vous le dire; mais en observant cet état
+de plus près, je me suis sentie de la répugnance à imiter madame de
+Ternan, en prononçant des voeux sans y être appelée par des sentimens
+de dévotion. J'ai beau répéter à madame de Cerlebe que telle est ma
+résolution, elle a une si grande idée de l'ascendant que madame de
+Ternan peut exercer sur moi, que rien ne la rassure.
+
+Je crois aussi qu'elle a su par M. de Valorbe mon attachement pour
+Léonce; la sévérité de ses principes me condamne, et elle veut essayer
+de m'arracher sans retour au sentiment qu'elle réprouve. Projet
+insensé! elle ne l'eût point formé, si j'avois osé lui parler avec
+confiance, si quelques mots lui avoient appris à connoître la
+toute-puissance du lien qu'elle voudroit briser! D'ailleurs, comme
+elle est très-heureuse par son père et par ses enfans, quoique son
+mari lui convienne très-peu, elle se persuade que je n'ai pas besoin
+d'aimer M. de Valorbe, pour trouver dans le mariage les jouissances
+qu'elle considère comme les premières de toutes, celles de la
+maternité: c'est, je crois, pour m'en présenter le tableau, qu'elle a
+mis une grande importance à ce que j'allasse voir demain la première
+communion de sa fille, dans l'église protestante voisine de sa
+campagne.
+
+Je craignois d'abord d'y rencontrer M. de Valorbe, mais elle m'a
+promis qu'il n'y seroit pas, et j'ai consenti à ce qu'elle désiroit;
+cependant, avant de lui donner ma parole, j'ai été demander à madame
+de Ternan la permission de m'absenter pour un jour.--Je n'aime pas
+beaucoup, m'a-t-elle dit, que mes pensionnaires sortent, et il est
+établi qu'elles ne passeront jamais une nuit hors du couvent; mais
+comme vous pouvez facilement être revenue avant cinq heures du soir,
+je ne m'y oppose pas. Je vous prie seulement de ne pas renouveler ces
+visites, qui sont d'un mauvais exemple pour les autres dames, à qui je
+les interdis.--Cette réponse me déplut assez; je trouvai madame de
+Ternan trop exigeante, et je ne retirai point la demande que j'avois
+faite.
+
+Vous m'écrivez, ma chère soeur, que le décret qui saisit les biens des
+émigrés va être porté, et que sûrement alors, M. de Valorbe ne
+persistera pas à refuser les offres que je lui ai déjà faites; ah!
+combien il me soulagera, s'il les accepte! je sentirai moins
+douloureusement les reproches que je me fais d'avoir été la cause de
+ses peines, pour prix de la reconnoissance que je lui dois. Mon
+excellente amie, votre délicatesse et votre bonté viennent sans cesse
+à mon secours.
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 6 mars.
+
+
+Je suis encore émue du spectacle dont j'ai été témoin hier; je me suis
+livrée aux sentimens que j'éprouvois, sans réfléchir aux projets que
+pouvoit avoir madame de Cerlebe, en me rendant témoin d'une scène si
+attendrissante; seulement, quand je l'ai quittée, elle m'a dit que sa
+première lettre m'apprendroit quel avoit été son dessein.
+
+C'est une chose touchante, que les cérémonies des protestans! Ils ne
+s'aident pour vous émouvoir que de la religion du coeur; ils la
+consacrent par les souvenirs imposans d'une antiquité respectable; ils
+parlent à l'imagination, sans laquelle nos pensées n'acquerroient
+aucune grandeur, sans laquelle nos sentimens ne s'étendroient point
+au-delà de nous-mêmes; mais l'imagination qu'ils veulent captiver,
+loin de lutter avec la raison, emprunte d'elle une nouvelle force. Les
+terreurs absurdes, les croyances bizarres, tout ce qui rétrécit
+l'esprit enfin, ne sauroit développer aucune autre faculté morale; les
+erreurs en tout genre resserrent l'empire de l'imagination au lieu de
+l'agrandir; il n'y a que la vérité qui n'ait point de bornes. Notre
+âme n'a pas besoin de superstition, pour recevoir une impression
+religieuse et profonde; le ciel et la vertu, l'amour et la mort, le
+bonheur et la souffrance, en disent assez à l'homme, et nul n'épuisera
+jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer.
+
+J'entendis, en arrivant dans l'église, les chants des enfans qui
+célébroient le premier acte de fraternité, la première promesse de
+vertu, que d'autres enfans comme eux alloient faire en entrant dans le
+monde; ces voix si pures remplirent mon âme du sentiment le plus doux;
+quelle heureuse époque de la vie, que celle qui précède tous les
+remords! les années se marquent par les fautes; si l'âme restoit
+innocente, le temps passeroit sur nous sans nous courber. C'étoit la
+fille de madame de Cerlebe qui devoit communier pour la première fois;
+vingt jeunes filles étoient admises en même temps qu'elle à cette
+auguste cérémonie; elles étoient toutes couvertes d'un voile blanc, on
+ne voyoit point leurs jolis visages, mais on entendoit leurs douces
+larmes; elles quittoient l'enfance pour la jeunesse, elles devenoient
+responsables d'elles-mêmes, tandis que, jusqu'alors, leurs parens
+pouvoient encore tout pardonner et tout absoudre. Elles soulevèrent
+leurs voiles en approchant de la table sainte; madame de Cerlebe alors
+me montra sa jeune fille; ses yeux attachés sur elle réfléchissoient,
+pour ainsi dire, la beauté de cette enfant, et l'expression de ses
+regards maternels indiquoit aux étrangers les grâces et les charmes
+qu'elle se plaisoit à considérer.
+
+Son fils, âgé de cinq ans, étoit assis à ses pieds; il regardoit sa
+mère et sa soeur, étonné de leur attendrissement, n'en comprenant
+point encore la cause, mais cherchant à donner à sa petite mine une
+expression de sérieux, puisque tous ses amis pleuroient autour de lui.
+
+J'étois déjà vivement intéressée, lorsque le père de madame de Cerlebe
+arriva. Il vint s'asseoir à côté d'elle, tout le monde s'étoit levé
+pour le laisser passer. C'est un homme très-considéré dans son pays,
+pour les services éminens qu'il a rendus; ses talens et ses vertus
+sont généralement admirés. En le voyant, l'expression de sa
+physionomie me frappa: c'est le premier homme d'un âge avancé qui
+m'ait paru conserver dans le regard toute la vivacité, toute la
+délicatesse des sentimens les plus tendres; j'aurois voulu que cet
+homme me parlât, j'aurois cru sa mission divine, et je l'aurois choisi
+pour mon guide. Je ne pus, pendant le temps que dura le cérémonie,
+détacher mes yeux de lui; toutes les nuances de ses affections se
+peignoient sur son visage, comme des rayons de lumière. Père de la
+première et de la seconde génération qui l'entouroit, il protégeoit
+l'une et l'autre, et des sentimens d'une nature différente, mais
+sortant de la même source, repandoient l'amour et la confiance sur les
+enfans comme sur leur mère.
+
+Enfin, quand il présenta la fille de sa fille à son Dieu, je vis la
+mère se retirer par un mouvement irréfléchi, pour laisser tomber plus
+directement sur son enfant la bénédiction de son père; on eût dit que,
+moins sûre de ses vertus, et se confiant davantage dans l'efficacité
+des prières paternelles, elle s'écartoit timidement, pour que son père
+traitât lui seul avec l'Être suprême de la destinée de son enfant. Oh!
+que les liens de la nature sont imposans et doux! quelle chaîne
+d'affection, de siècle en siècle, unit ensemble les familles! Et moi,
+malheureuse, je suis en dehors de cette chaîne; j'ai perdu mes parens,
+je n'aurai point d'enfans, et tous les sentimens de mon âme sont
+rassemblés sur un seul être, dont je suis séparée pour jamais!
+
+Louise, je ne supporte cette situation qu'en me livrant tous les jours
+davantage à mes rêveries. Je n'ai plus, pour ainsi dire, qu'une
+existence idéale, ce qui m'entoure n'est de rien dans ma vie: on me
+parle, je réponds; mais les objets que je vois pendant le jour
+laissent moins de traces dans mon souvenir, que les songes de la nuit,
+qui m'offrent souvent son image. J'ai les yeux sans cesse fixés sur
+les montagnes qui séparent la Suisse de la France; il vit par-delà,
+mais il ne m'a point oubliée; la douceur de mes pensées me l'assure.
+Quand je me promène sous les voûtes de la nuit, mes regrets ne sont
+point amers, et s'il avoit cessé de m'aimer, le frissonnement de la
+mort m'en auroit avertie.
+
+Le bien le plus précieux qui me reste encore, mon amie, c'est ma
+confiance dans votre coeur; il n'y a pas une de mes peines dont je
+n'adoucisse l'amertume, en la déposant dans votre sein.
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+Madame de Cerlebe à madame d'Albémar.
+
+Ce 7 mars.
+
+
+Ce n'est point sans dessein que je vous ai demandé d'assister à la
+plus douce époque de ma vie; j'espérois que les sentimens qu'elle vous
+inspireroit vous détourneroient des cruelles résolutions que je vous
+vois prête à suivre, et je me suis promis de vous exprimer avec
+sincérité toute la peine qu'elles me font éprouver.
+
+Vous refusez M. de Valorbe, et vous m'avez dit vous-même que vous
+l'estimiez; il vous aime avec passion, vous ne m'avez point nié que
+ses malheurs n'eussent été causés par son amour pour vous, et qu'avant
+ses malheurs même, vous ne crussiez lui devoir beaucoup de
+reconnoissance; j'examinerai avec vous, à la fin de cette lettre,
+quelles sont les obligations que la délicatesse vous impose vis-àvis
+de lui; mais c'est sous le rapport de votre bonheur, que je veux
+d'abord considérer ce que vous devez faire.
+
+Un attachement, dont j'ose vous parler la première, décide de votre
+vie; cet attachement est contraire à vos principes de morale, et, trop
+vertueuse pour vous y livrer, vous êtes assez passionnée pour y
+sacrifier, à vingt-deux ans, toute votre destinée, et renoncer à
+jamais au mariage et à la maternité. Il faut, pour attaquer cette
+résolution avec force, que je vous déclare d'abord que je ne crois
+point au bonheur de l'amour, et que je suis fermement convaincue qu'il
+n'existe dans le monde aucune autre jouissance durable, que celle
+qu'on peut tirer de l'exercice de ses devoirs. Ces maximes seroient
+d'une sévérité presque orgueilleuse, si je ne vous disois pas qu'il me
+fallut plusieurs années pour en être convaincue, et que si je n'avois
+pas eu pour père l'ange que vous vîtes hier présider à nos destinées,
+j'aurois souffert bien plus long-temps, avant de m'éclairer.
+
+Sans entrer dans les détails de mon affection pour M. de Cerlebe, vous
+savez que le bonheur de ma vie intérieure n'est fondé ni sur l'amour,
+ni sur rien de ce qui peut lui ressembler; je suis heureuse par les
+sentimens qui ne trompent jamais le coeur, l'amour filial et l'amour
+maternel.
+
+Dans les premiers jours de ma jeunesse, j'ai essayé de vivre dans le
+monde, pour y chercher l'oubli de quelques-unes de mes espérances
+déçues; mais, je ressentois dans ce monde une agitation semblable à
+celle que fait éprouver une voiture rapide, qui va plus vite que vos
+regards même, et vous présente des objets que vous n'avez pas le temps
+de considérer. Je ne pouvais me rendre compte de la durée des heures,
+ma vie m'était dérobée, et cet état, qui semble être celui du plus
+grand mouvement possible, me conduisoit cependant à la plus parfaite
+apathie morale; les impressions et des idées se succédoient sans
+laisser en moi aucune trace; il m'en restoit seulement une sorte de
+fièvre sans passion, de trouble sans intérêt; d'inquiétude sans objet,
+qui me rendoit ensuite incapable de m'occuper seule.
+
+C'est dans cette situation, qu'une voix qui, depuis que j'existe, a
+toujours fait tressaillir mon coeur, sut me rappeler à moi-même; mon
+père me conseilla de m'établir une grande partie de l'année à la
+campagne, et d'élever moi-même mes enfans. Je m'ennuyai d'abord un peu
+de la monotonie de mes occupations; mais, par degrés, je repris la
+possession de moi-même, et je goûtai les plaisirs qui ne se sentent
+que dans le silence de tous les autres, la réflexion, l'étude, et la
+contemplation de la nature. Je vis que le temps divisé n'est jamais
+long, et que la régularité abrège tout.
+
+Il n'y a pas un jour, parmi ceux qu'on passe dans le grand monde, où
+l'on n'éprouve quelques peines: misérables, si on les compte une à
+une; importantes, quand on considère leur influence sur l'ensemble de
+la destinée. Un calme doux et pur s'empare de l'âme dans la vie
+domestique, on est sûr de conserver jusqu'au soir la disposition du
+réveil; on jouit continuellement de n'avoir rien à craindre, et rien à
+faire pour n'avoir rien à craindre; l'existence ne repose plus sur le
+succès, mais sur le devoir; on goûte mieux la société des étrangers,
+parce qu'on se sent tout-à-fait hors de leur dépendance, et que les
+hommes dont on n'a pas besoin ont toujours assez d'avantages,
+puisqu'ils ne peuvent avoir aucun inconvénient.
+
+Quand je regrettais l'amour, et désirois le succès, la société, la
+nature, tout me paroissoit mal combiné, parce que je n'avois deviné le
+secret de rien: je me sentois hors de l'ordre, à l'extrémité du cercle
+de l'existence; mais rentrée dans la morale, je suis au centre de la
+vie, et loin d'être agitée par le mouvement universel, je le vois
+tourner autour de moi sans qu'il puisse m'atteindre.
+
+J'ai pour père un ami, le premier de mes amis; mais quand je serois
+seule, je pourrois trouver dans ma conscience le confident de toutes
+mes pensées. J'entends au dedans de moi-même la voix qui me répond; et
+cette voix acquiert chaque jour plus de force et de douceur. Le devoir
+m'ouvre tous ses trésors; et j'éprouve ce repos animé, ce repos qui
+n'exclut ni les idées les plus hautes, ni les affections les plus
+profondes, mais qui naît seulement de l'harmonie de vous-même avec la
+nature.
+
+Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous
+inspirent tour à tour du dégoût ou du regret; vous vous reprochez
+d'être oisif; vous vous fatiguez de travailler; vous êtes en présence
+de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connoître, le
+voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos
+propres goûts que les volontés d'un maître étranger. Dans la route du
+devoir, l'incertitude n'existe plus, la satiété n'est point à
+redouter; car dans le sentiment de la vertu, il y a jeunesse
+éternelle; quelquefois on regrette encore d'autres biens; mais le
+coeur, content de lui-même, peut se rappeler sans amertume les plus
+belles espérances de la vie: s'il pense au bonheur qu'il ne peut
+goûter, c'est avec un sentiment dont la douceur lui tient lieu de ce
+qu'il a perdu.
+
+Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l'éducation de ses enfans!
+Ce n'est pas seulement les espérances qu'elle renferme qui vous
+rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces
+coeurs si jeunes fait éprouver; leur ignorance des peines de la vie
+vous gagne par degrés; vous vous laissez entraîner dans leur monde, et
+vous les aimez non-seulement pour ce qu'ils promettent, mais pour ce
+qu'ils sont déjà; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts
+rafraîchissent la pensée; et si le temps que vous avez d'avance sur
+eux ne vous permet pas de partager tous leurs plaisirs, vous vous
+reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur; l'âme d'un enfant
+doucement soutenue, doucement conduite par l'amitié, conserve
+long-temps l'empreinte divine dans toute sa pureté; ces caractères
+innocens, qui s'étonnent du mal, et se confient dans la pitié, vous
+attendrissent profondément, et renouvellent dans votre coeur les
+sentimens bons et purs, que les hommes et la vie avoient troublés:
+pouvez-vous, madame, pouvez-vous renoncer pour toujours à ces émotions
+délicieuses?
+
+M. de Valorbe est un homme estimable, spirituel, digne de vous
+entendre. Nos destinées, sous ce rapport, seront au moins pareilles.
+Je l'avoue, il est un bonheur dont je jouis, et qui n'a été donné à
+personne sur la terre; c'est à lui peut-être que je dois mon retour
+aux résolutions que je vous conseille; il faut donc vous faire
+connoître ce sentiment, dans tout ce qu'il peut avoir de doux et de
+cruel.
+
+Vous avez entendu parler de l'esprit et des rares talens de mon père,
+mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite
+et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le
+plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l'unique but de
+ses étonnantes facultés est d'exercer la bonté, dans ses détails comme
+dans son ensemble? il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente; il
+a étudié le coeur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n'a
+jamais trouvé dans sa supériorité qu'un motif pour s'offenser plus
+tard, et pardonner plus tôt; s'il a de l'amour-propre, c'est celui des
+êtres d'une autre nature que la nôtre, qui seroient d'autant plus
+indulgens, qu'ils connoîtroient mieux toutes les inconséquences et
+toutes les foiblesses des hommes.
+
+La vieillesse est rarement aimable, parce que c'est l'époque de la vie
+où il n'est plus possible de cacher aucun défaut; toutes les
+ressources pour faire illusion ont disparu; il ne reste que la réalité
+des sentimens et des vertus; la plupart des caractères font naufrage
+avant d'arriver à la fin de la vie, et l'on ne voit souvent dans les
+hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme
+des fantômes menaçans, des corps à demi ruinés; mais, quand une noble
+vie a préparé la vieillesse, ce n'est plus la décadence qu'elle
+rappelle, ce sont les premiers jours de l'immortalité.
+
+L'homme que le temps n'a point abattu, en a reçu des présens que lui
+seul peut faire, une sagacité presque infaillible, une indulgence
+inépuisable, une sensibilité désintéressée. La tendresse que vous
+inspire un tel père est la plus profonde de toutes; l'affection qu'il
+a pour vous est d'une nature tout-à-fait divine. Il réunit sur vous
+seul tous les genres de sentimens; il vous protège, comme si vous
+étiez un enfant; vous lui plaisez, comme si vous étiez toujours jeune;
+il se confie à vous, comme si vous aviez atteint l'âge de maturité.
+
+Une incertitude presque habituelle, une réserve fière se mêlent à
+l'amour que vous inspirent vos enfans. Ils s'élancent vers tant de
+plaisirs qui doivent les séparer de vous; ils sont appelés à tant de
+vie après votre mort, qu'une timidité délicate vous commande de ne pas
+trop vous livrer, en leur présence, à vos sentimens pour eux. Vous
+voulez attendre, au lieu de prévenir, et conserver envers cette
+jeunesse resplendissante la dignité que l'on doit garder avec les
+puissans, alors même qu'on a pour eux la plus sincère amitié! Mais il
+n'en est pas ainsi de la tendresse filiale, elle peut s'exprimer sans
+crainte; elle est si sûre de l'impression qu'elle produit!
+
+Je ne suis pas personnelle, je crois que ma vie l'a prouvé; mais si
+vous saviez combien il m'est doux de me sentir environnée de l'intérêt
+de mon père! de ne jamais souffrir sans qu'il s'en occupe, de ne
+courir aucun danger sans me dire qu'il faut que je vive pour lui, moi
+qui suis le terme de son avenir! L'on nous assure souvent qu'on nous
+aime, mais peut-être est-il vrai que l'on n'est nécessaire qu'à son
+père? Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos
+contemporains de route; mais le charme enchanteur de la vieillesse
+qu'on aime, c'est qu'elle vous dit, c'est que l'on sait, que le vide
+qu'elle éprouveroit en vous perdant ne pourroit plus se combler.
+
+Si j'étois dangereusement malade, et que je fusse loin de mon père, je
+serois accessible à quelques frayeurs; mais s'il étoit là, je lui
+abandonnerois le soin de ma vie, qui l'intéresse plus que moi. Le
+coeur a besoin de quelque idée merveilleuse qui le calme, et le
+délivre des incertitudes et des terreurs sans nombre que l'imagination
+fait naître; je trouve ce repos nécessaire dans la conviction où je
+suis que mon père porte bonheur à ma destinée: quand je dors sous son
+toit, je ne crains point d'être réveillée par quelques nouvelles
+funestes; quand l'orage descend des montagnes et gronde sur notre
+maison, je mène mes enfans, dans la chambre de mon père, et, réunis
+autour de lui, nous nous croyons sûrs de vivre, ou nous ne craignons
+plus la mort, qui nous frapperoit tous ensemble.
+
+La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres,
+convient véritablement à l'autorité paternelle; c'est votre père qui,
+connoissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du
+ciel; c'est lui dont le pardon vous annonce celui d'un Dieu de bonté;
+c'est sur lui que vos regards se reposent avant de s'élever plus haut;
+c'est lui qui sera votre médiateur auprès de l'Être suprême, si, dans
+les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné
+votre coeur.
+
+Mais, que viens-je de vous dire, madame? n'allez-vous pas vous hâter
+de me répondre, que je jouis d'un bonheur qui ne vous est point
+accordé, et que c'est à ce bonheur seul que je dois la force de ne
+plus regretter l'amour. Vous ne savez donc pas quel attendrissement
+douloureux se mêle à ce que j'éprouve pour mon père? Croyez-moi, la
+nature n'a pas voulu que le premier objet de nos affections nous
+précédât de tant d'années dans la vie, et tout ce qu'elle n'a pas
+voulu fait mal. Chaque fois que mon père, ou par ses actions, ou par
+ses paroles, pénètre mon âme d'un sentiment indéfinissable de
+reconnoissance et de tendresse, une pensée foudroyante s'élève et me
+menace; elle change en douleur mes mouvemens les plus tendres, et ne
+me permet d'autre espoir que cette incertitude de la destinée, qui
+laisse errer la mort sur tous les âges.
+
+Non, il vaut mieux, dans la route du devoir, n'être pas assaillie par
+des affections si fortes; elles vous attendrissent trop profondément,
+elles vous détournent du but où vous devez arriver, elles vous
+accoutument à des jouissances qui ne dépendent pas de vous, et que
+l'exercice le plus pur de la morale ne peut pas vous assurer. Vous
+vous sentez exposée à ces douleurs déchirantes, dont l'accomplissement
+habituel des devoirs doit préserver; et si le malheur vous atteignoit,
+vous ne pourriez plus répondre de vous-même.
+
+Pour vous, madame, vous auriez dans votre famille moins de bonheur,
+mais moins de craintes; et vous rempliriez la douce intention de la
+nature, en reposant votre affection tout entière sur vos enfans, sur
+ces amis qui doivent nous survivre. Acceptez cet avenir, madame;
+éloignez de vous les chimères qui troublent votre destinée; elle sera
+bien plus malheureuse, si vous avez à vous reprocher le désespoir,
+peut-être la mort d'un honnête homme.
+
+M. de Valorbe souffre à cause de vous toutes les infortunes de la
+terre; ce n'est pas, je le sais, vous détourner de vous unir à lui,
+que de vous peindre l'amertume de son sort. Ses biens vont être
+séquestrés en France, et ses créanciers le poursuivent ici; je sais
+que vous lui avez offert, avec une grande générosité, de disposer de
+votre fortune; mais rien ne pourra l'y faire consentir si vous lui
+refusez votre main; un de ces jours il sera jeté dans quelque prison,
+et il mourra; car, dans l'état déplorable de sa santé, il ne pourroit
+supporter une telle situation sans périr.
+
+Vous exercez sur lui un empire presque surnaturel; je le vois passer
+de la vie à la mort, sur un mot que je lui dis, qui relève ou détruit
+ses espérances; ce n'est point pour répéter le langage ordinaire aux
+amans, c'est pour vous préserver d'un grand malheur que je vous
+annonce que M. de Valorbe ne survivra pas à la perte de toute
+espérance; et combien ne le regretterez-vous pas alors! Il ne vous
+touche pas maintenant, parce que vous redoutez ses instances; mais
+quand il n'existera plus, votre imagination sera pour lui, et vous
+vous reprocherez son sort. Contentez-vous d'être passionnément aimée;
+c'est encore un beau lot dans la vie, quand seulement on peut estimer
+celui qui nous adore.
+
+Dans quelques années, fussiez-vous unie à l'homme que vous aimez,
+votre sentiment finiroit par ressembler à ce que vous éprouveriez
+maintenant pour M. de Valorbe; ne vous est-il pas possible de vous
+transporter par la réflexion à cette époque? La morale nous rend
+l'avenir présent, c'est une de ses plus heureuses puissances;
+exercez-la pour votre bonheur, exercez-la pour sauver la vie à celui
+qui l'avoit conservée à M. d'Albémar.
+
+Je ne répéterai point les excuses que je vous dois pour cette lettre;
+je sais que mon amitié, ma considération pour vous, me l'ont inspirée;
+je me confie dans l'impression que fait toujours la vérité sur un
+caractère tel que le vôtre.
+
+HENRIETTE DE CERLEBE.
+
+
+
+
+LETTRE XVIII.
+
+Réponse de Delphine à madame de Cerlebe.
+
+Ce 8 mars 1792.
+
+
+Votre lettre, madame, m'a pénétrée d'admiration pour votre caractère,
+et m'a fait sentir combien ma position étoit malheureuse; car je ne
+pourrai jamais échapper au regret d'avoir été la cause des chagrins
+qu'éprouve M. de Valorbe; et cependant, permettez-moi de vous le dire,
+je ne me sens pas la force de m'unir à lui, et il me semble qu'aucun
+devoir ne m'y condamne.
+
+De tous les malheurs de la vie, je n'en conçois point qu'on puisse
+comparer aux peines dont une femme est menacée par une union mal
+assortie; je ne sais quelle ressource la religion et la morale peuvent
+offrir contre un tel sort, quand on y est enchaînée; mais le chercher
+volontairement me paroît un dévouement plus insensé que généreux, et
+je me sens mille fois plus disposée à m'ensevelir dans le cloître où
+je vis maintenant, à désarmer par cette sombre résolution les désirs
+persécuteurs de M. de Valorbe, qu'à me donner à lui, quand je porte au
+fond du coeur une autre image et d'éternels regrets.
+
+Que pourrois-je, en effet, pour le bonheur de M. de Valorbe, lorsque
+je me serois condamnée à ce mariage, sans amour, et bientôt après sans
+amitié? car jamais je ne me consolerois de la grandeur du sacrifice
+qu'il auroit exigé de moi, et toujours, à la place des sentimens
+pénibles qu'il me feroit éprouver, je rêverois au bonheur que j'aurois
+goûté, si j'eusse épousé l'objet que j'aime; comment suppléer en rien
+aux affections vraies et involontaires? Ah! bien heureusement pour
+nous, la vérité a mille expressions, mille charmes, tandis que
+l'effort ne peut trouver que des termes monotones, une physionomie
+contrainte, sur laquelle se peignent constamment les tristes signes de
+la résignation du coeur.
+
+Mon esprit plaît à M. de Valorbe; mais a-t-il réfléchi que cet esprit
+même ne peut être animé que par des sentimens naturels et confians? Je
+ne suis rien, si je ne puis être moi; dès que je serai poursuivie par
+une pensée qu'il faudra cacher, je ne songerai plus qu'à ce que je
+dois taire; mes facultés suffiront à peine pour dissimuler mon
+désespoir; m'en restera-t-il pour faire le bonheur de personne?
+
+Les détails de la vie domestique, source de tant de plaisirs, quand
+ils se rapportent tous à l'amour; ces détails me feroient mal, un à
+un, et tous les jours: il ne s'agiroit pas seulement d'un grand
+sacrifice, mais de peines qui se renouvelleroient sans cesse; je
+redouterois, chaque lien, quelque foible qu'il fût, après avoir
+contracté le plus fort de tous; et je chercherois, avec une
+continuelle inquiétude, les heures qui pourroient me rester, les
+occupations qui m'isoleroient, les plus petits intérêts qui pourroient
+n'appartenir qu'à moi.
+
+Quand le sort d'une femme est uni à celui de l'homme qu'elle aime,
+chaque fois qu'il rentre chez lui, qu'elle entend son pas, qu'il ouvre
+sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu'il fait concevoir
+comment la nature, en, ne donnant aux femmes que l'amour, n'a pas été
+cependant injuste envers elles; mais s'il faut que leur solitude ne
+soit interrompue que par des sentimens pénibles, s'il faut qu'elles
+aient la contrainte pour unique diversité de l'ennui, et l'effort
+d'une conversation gênée pour distraction de la retraite; c'est trop,
+oh! oui, c'est trop! A ce prix, qui peut vouloir de la vie? vaut-elle
+donc tant de persistance? faut-il mettre tant de scrupule à conserver
+tous les jours qu'elle nous a destinés?
+
+Ne vous offensez point pour M. de Valorbe, madame, de ce tableau trop
+vrai du malheur que me feroit éprouver notre union; je sais qu'il est
+digne de toute mon estime, mais vous n'avez jamais vu celui dont je me
+suis séparée pour toujours; jamais ceux qui l'ont connu ne pourroient
+me demander de l'oublier! Ce n'est pas du bonheur, dites-vous, que
+vous m'offrez, c'est l'accomplissement d'un devoir. Ah! sans doute, la
+situation de M. de Valorbe me désespère, il n'est point de preuve de
+dévouement que je ne lui donnasse, avec l'empressement le plus vif,
+s'il daignoit m'en accorder l'occasion; mais ce qu'il exige de moi,
+c'est la perte de ma jeunesse, c'est celle de toutes les années de ma
+vie, c'est peut-être même le sacrifice de la vie à venir que j'espère.
+
+Puis-je, en effet, répondre des mouvemens qui s'élèveront dans mon
+âme, quand j'aurai long-temps souffert, quand je verrai ma destinée ne
+laisser après elle, en s'écoulant, que d'amers souvenirs, pour aigrir
+d'amères douleurs? Ne finirai-je point par douter de la protection de
+la Providence, et mes résolutions vertueuses ne s'ébranleront-elles
+pas? les sentimens doux ne tariront-ils pas dans mon coeur? C'est du
+mariage que doivent dériver toutes les affections d'une femme, et si
+le mariage est malheureux, quelle confusion n'en résulte-t-il pas dans
+les idées, dans les devoirs, dans les qualités même! Ces qualités vous
+auroient rendue plus digne de l'objet de votre choix; mais elles
+peuvent dépraver le coeur qu'on a privé de toutes les jouissances: qui
+peut être certain alors de sa conduite? Vous, madame, parce que vous
+ne croyez plus à l'amour: mais moi, que son charme subjugue encore,
+quel est l'insensé qui veut de moi, qui veut d'une âme enthousiaste,
+alors qu'il ne l'a pas captivée!
+
+Vous me menacez de la mort de M. de Valorbe; cette crainte m'accable,
+je ne puis la braver. Si vous avez raison dans vos terreurs, il faut
+que je le prévienne; ensevelie dans cette retraite, me comptera-t-il
+parmi les vivans? voudroit-il plus encore? seroit-il plus calme, si je
+n'existois plus? je lui ferois facilement ce sacrifice; il a sauvé mon
+bienfaiteur, je croirois m'immoler à ce souvenir; mais qu'il me laisse
+expirer seule, et que ma fin ne soit point précédée par quelques
+années d'une union douloureuse et funeste! Ah! c'est surtout pour
+mourir qu'il faudroit être unie à l'objet de sa tendresse! soutenue,
+consolée par lui, sans doute on regretteroit davantage la vie, et
+cependant les derniers momens seroient moins cruels; ce qui est
+horrible, c'est de voir se refermer sur soi le cercle des années, sans
+avoir joui du bonheur.
+
+Une indignation amère et violente peut s'emparer de vous, en songeant
+qu'elle va passer, cette vie, sans qu'on ait goûté ses véritables
+biens; sans que le coeur, qui va s'éteindre, ait jamais cessé de
+souffrir; quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si
+l'on n'a pas connu l'amour sur la terre! Oh! que le ciel m'entende;
+qu'il me désigne, s'il le veut, pour une mort prématurée; mais que je
+la reçoive tandis que le même sentiment anime mon coeur, qu'un seul
+souvenir fait toute ma destinée, et que je n'ai jamais rien aimé que
+Léonce.
+
+Voilà ma réponse à M. de Valorbe, madame; confiez-la-lui, si vous le
+voulez; mon coeur, sans se trahir, n'en pourroit donner une autre.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+Monsieur de Valorbe à M. de Montalte.
+
+Zurich, ce 10 mars.
+
+
+J'ai reçu ta lettre, Montalte; dans toute autre circonstance,
+peut-être m'auroit-elle fait impression, peut-être aurois-je consenti
+à ménager madame d'Albémar; mais elle m'a donné le terrible droit de
+la haïr; si tu savois ce qu'elle a écrit à madame de Cerlebe! quel
+amour pour Léonce! quel mépris pour moi! Elle se flatte de se délivrer
+ainsi de mes poursuites, elle se trompe; c'est à présent surtout
+qu'elle doit me redouter. Ne me parle plus des égards qu'elle mérite;
+je punirai son ingratitude, je soumettrai son orgueil. Tant d'insultes
+ont soulevé mon âme, tout mon amour se change en indignation! Il faut
+que madame d'Albémar tombe en ma puissance; par quelques moyens que ce
+soit, il le faut. Adieu, Montalte, je serai maître d'elle, ou je
+n'existerai plus.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+Delphine à madame de Cerlebe.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 14 Mars.
+
+
+Enfin, madame, il se présente une occasion de soulager mon coeur, en
+donnant à M. de Valorbe une véritable preuve de mon intérêt.
+J'apprends à l'instant, par un homme à lui, qu'il est arrêté pour
+dettes à Zell, et qu'on l'a jeté dans une prison qui compromet sa vie,
+en le privant des secours nécessaires à son état de santé; je pars,
+afin d'offrir ma garantie à ceux qui le poursuivent, et de souscrire à
+tous les arrangemens qui pourront le délivrer.
+
+J'ai craint de m'exposer à l'humeur de madame de Ternan, en lui
+demandant la permission d'aller à Zell; c'est une personne si
+exigeante et si despotique, qu'il faut esquiver son caractère, quand
+on ne veut pas se brouiller avec elle: comme elle étoit un peu malade
+hier, elle dort encore, et je laisse un billet qui lui apprendra, à
+son réveil, que je serai absente seulement pour quelques heures. Zell
+n'étant qu'à trois lieues d'ici, je suis sûre d'être revenue ce soir,
+avant que le couvent soit fermé.
+
+Je vous avouerai qu'il m'est très-doux de trouver un moyen de montrer
+un grand empressement à M. de Valorbe. J'aurois pu me contenter de
+chercher quelqu'un qu'on pût envoyer à Zell; mais c'étoit perdre
+nécessairement deux ou trois jours, ce retard pouvoit être funeste à
+la santé de M. de Valorbe, et peut-être aussi refuseroit-il le service
+que je veux lui rendre, si je ne l'en sollicitois pas moi-même.
+
+Je sais bien que la démarche que je fais ne seroit pas jugée
+convenable, si elle étoit connue; mais ma conscience me dit que je
+remplis un devoir. M. d'Albémar, s'il vivoit encore, m'approuveroit de
+donner à l'homme qui l'a sauvé, ce témoignage de reconnoissance. Je ne
+me consolerois pas de posséder les biens que M. d'Albémar m'a laissés,
+tandis que M. de Valorbe seroit dans la détresse, et me refuseroit le
+bonheur de lui être utile; je ne veux pas m'exposer à cette peine, et
+j'espère qu'en présence il ne résistera point à mes prières.
+
+J'étois, d'ailleurs, je vous l'avoue, cruellement tourmentée de
+quelques torts que je me reprochois envers M. de Valorbe; mon silence
+a pu le tromper une fois; ce silence a obtenu de lui un sacrifice qui
+a rendu sa vie très-malheureuse. Depuis ce temps j'ai refusé de le
+voir, soit par embarras, soit par crainte d'offenser celui dont le
+souvenir règne encore sur ma vie; je me reproche ces mouvemens, que la
+reconnoissance et la générosité devoient m'interdire; je saisis donc
+avec vivacité une circonstance importante qui me permet de tout
+réparer, et je pars. Adieu, madame; vous m'avez flattée que vous
+viendriez demain me voir, ne l'oubliez pas.
+
+
+
+
+LETTRE XXI.
+
+Léonce à M. de Lebensei.
+
+Paris, ce 14 mars.
+
+
+Juste ciel! me cachiez-vous ce que je viens d'apprendre? M. de Valorbe
+est parti en disant qu'il alloit rejoindre madame d'Albémar, et l'on
+assure qu'il est auprès d'elle. Seroit-ce là le motif de l'absence de
+Delphine? Non, je ne le crois pas; mais il n'y a qu'elle au monde
+maintenant qui puisse m'ôter cette horrible idée. Je veux aller à
+Montpellier, parler à sa belle-soeur; savoir, oui, savoir enfin, et
+personne ne pourra me le refuser, dans quels lieux elle vit, dans
+quels lieux est M. de Valorbe.
+
+Si elle l'a vu, si elle lui a parlé, malgré les bruits qu'on a
+répandus sur leur attachement mutuel, après ce que j'en ai souffert,
+rien ne peut l'excuser; non, je ne puis rester un jour ici dans une
+anxiété si douloureuse; qu'on ne me parle plus de mes devoirs envers
+Matilde; Delphine oseroit-elle me les rappeler? a-t-elle respecté les
+liens qui l'attachoient à moi?... Ce que je dis est peut-être injuste;
+oui, je le crois, je suis injuste; mais j'ai beau me le répéter, je ne
+saurois me calmer! elle seule, elle seule peut m'ôter la douleur qu'on
+vient de jeter en mon sein. Tout ce que vous me diriez ne suffiroit
+pas... Mais que me diriez-vous, cependant? Au nom du ciel!
+répondez-moi... je n'attendrai point votre réponse.
+
+
+
+
+LETTRE XXII.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, ce 20 mars.
+
+
+Il faut donc, ma chère Delphine, que votre vie soit sans cesse
+troublée; et c'est moi qui suis condamnée à ranimer dans votre coeur
+les sentimens et les inquiétudes que la solitude avoit adoucis. C'est
+en vain que je désirois vous cacher tout ce je savois de l'agitation
+et du malheur de Léonce; je suis forcée de vous apprendre ce que son
+désespoir lui a inspiré; il est ici, et dans quelles circonstances,
+hélas! et pour quel but!
+
+Hier, j'étois seule, occupée de vos dernières lettres, cherchant par
+quel moyen je pourrois vous aider à sortir de la cruelle perplexité où
+vous jetoit l'amour de M. de Valorbe, lorsque je vis Léonce entrer
+dans ma chambre et s'avancer vers moi; hélas! qu'il est changé! ses
+yeux n'ont plus rien que de sombre; sa marche est lente, et comme
+abattue sous le poids de ses pensées; il vint à moi, me prit la main,
+et je sentis à l'instant même mes yeux remplis de larmes.--Vous me
+plaignez, me dit-il; elle ne m'a pas plaint, celle qui m'a quitté;
+mais ce n'est pas tout encore, s'il étoit possible, s'il étoit vrai
+que M. de Valorbe... alors il n'y auroit plus sur la terre que
+perfidie et confusion. Savez-vous que M. de Valorbe est parti de
+France en publiant qu'il alloit rejoindre Delphine? Savez-vous qu'on
+assure qu'il est près d'elle, qu'il sait le lieu de sa retraite, qu'il
+l'a vue? Je ne le crois pas; j'ai perdu ma vie pour un soupçon
+injuste, je les repousse tous loin de moi. Peut-être M. de Valorbe
+erre-t-il autour de la demeure de Delphine, et cherche-t-il ainsi à la
+compromettre dans le monde? Peut-être espère-t-il, la forcer à se
+donner à lui, en renouvelant les bruits déjà si cruellement répandus
+de leur attachement réciproque? Vous sentez que je ne puis vivre dans
+la situation d'âme où je suis; daignez donc me répondre, mademoiselle:
+que savez-vous de Delphine, de l'homme qui ose mettre son nom à côté
+du sien? Parlez, de grâce, parlez.
+
+--Je suis certaine, lui dis-je, que Delphine abhorre l'idée d'épouser
+M. de Valorbe.--Il en est donc question! s'écria-t-il avec violence:
+je ne le pensois pas, vous m'en apprenez plus que je n'en voulois
+croire; sait-il où elle est? l'a-t-il vue, l'a-t-il vue?--Sa fureur
+étoit telle que je n'osai lui dire même qu'il étoit près de vous,
+quoique vous ayez refusé de le voir. Je lui répondis que j'ignorois
+entièrement ce qu'il me demandoit, et que je savois seulement qu'une
+amie de M. de Valorbe, vous avoit envoyé une lettre de lui en écrivant
+en sa faveur, mais que vous y aviez répondu par le refus le plus
+formel.--Il peut donc lui écrire! s'écria-t-il; il a peut-être reçu
+des lettres d'elle et moi, depuis trois mois, je ne sais plus qu'elle
+existe que par le désespoir qu'elle me cause: non, il faut un
+événement pour tout changer; mon âme ne sera plus alors fatiguée par
+les mêmes souffrances.
+
+Cependant, ajouta-t-il, ma femme doit accoucher dans deux mois; il y a
+quelque chose de barbare à l'abandonner dans cette situation:
+n'importe, je le ferai, je compterai pour rien mes devoirs; c'est à
+ceux à qui le ciel a donné quelques jouissances qu'il peut demander
+compte de leurs actions! moi, je n'ai droit qu'à la pitié, je
+n'éprouve que de la douleur, qu'on me laisse la fuir! j'irai... je ne
+m'arrêterai pas que je n'aie rencontré Delphine, et si je trouve M. de
+Valorbe auprès d'elle, s'il a senti le bonheur de la voir quand je
+frappois ma tête contre terre, désespéré de son absence.... M. de
+Valorbe ou moi, nous serons victimes de l'amour funeste qu'elle a su
+nous inspirer.
+
+L'émotion de Léonce étoit si profonde, sa résolution si ferme, que je
+n'aurois pas eu l'espoir de l'ébranler, s'il ne m'étoit pas venu
+l'idée de lui proposer de vous écrire, et de vous demander de
+m'adresser ici pour lui une réponse formelle sur vos rapports avec M.
+de Valorbe. Cette offre le frappa tout à coup, et l'acceptant avec la
+vivacité qui lui est naturelle, il me dit, en me serrant les
+mains:--Eh bien! si je reçois, si je possède ces lignes que Delphine
+écrira pour moi, je retournerai vers Maltide, je me remettrai sous le
+joug de ma destinée; oui, je vous le promets. Ah! sans doute,
+ajouta-t-il, je sais que je ne suis pas libre, et j'exige cependant
+que Delphine refuse un lien qui, peut-être.... Il ne put achever ce
+qu'il avoit intention de dire.--N'importe, s'écria-t-il, si un homme
+étoit l'époux de Delphine, je ne lui laisserois pas la vie; peut-elle
+se marier, quand un vengeur est tout prêt? et si c'étoit moi qui dusse
+périr, a-t-elle donc tout-à-fait oublié son amour, ne frémiroit-elle
+donc pas pour moi?--Je le rassurai de mille manières sur le premier
+objet de ses craintes, et j'obtins de lui qu'il attendroit ici votre
+réponse.
+
+Hâtez-vous donc de me l'envoyer, ne perdez pas un jour, il les
+comptera tous avec une douloureuse anxiété; j'ai cru entrevoir, par
+quelques mots-qu'il m'a dits, que Matilde, pour la première fois, se
+plaignant sans réserve, avoit été profondément affligée de son
+absence, et qu'il craignoit d'exposer sa vie, s'il restoit loin d'elle
+au moment de ses couches. Calmez donc Léonce dans votre lettre, ma
+chère Delphine, autant qu'il vous sera possible; et refusez-vous
+absolument à voir M. de Valorbe. C'est moi qui ai à me reprocher de
+vous avoir trop souvent pressée de le traiter avec bonté, par
+considération pour la mémoire de mon frère; mais je vois clairement,
+que s'il revenoit à Léonce le moindre mot qui pût lui faire croire
+qu'on a seulement parlé de nouveau de vous et de M. de Valorbe, il
+seroit impossible de prévoir ce qu'il éprouveroit et ce qu'il feroit.
+Je chercherai quelques détours pour rendre service à M. de Valorbe,
+vous m'y aiderez, nous y parviendrons; mais Léonce est tellement
+irrité, au nom seul de M. de Valorbe, que si des calomnies, quelque
+absurdes qu'elles fussent, lui revenoient encore à ce sujet, son
+sentiment pour vous s'aigriroit, et sa colère contre M. de Valorbe ne
+connoîtroit plus de bornes.
+
+J'espère vous avoir détournée pour toujours de l'idée insensée de vous
+lier où vous êtes par des voeux religieux. Il me semble, au contraire,
+que si M. de Valorbe ne vouloit pas s'éloigner des environs de votre
+demeure, vous feriez bien de quitter la Suisse, et de venir vous
+établir près de moi, lorsque Léonce sera retourné à Paris. Vous savez
+quel bonheur j'éprouverois, en étant pour toujours réunie avec vous!
+
+
+
+
+LETTRE XXIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 28 mars.
+
+
+Remettez ce billet à Léonce, ma soeur; vous ne savez pas dans quel
+abîme de douleur je suis tombée! qu'il l'ignore surtout, et vous-même
+aussi.... Adieu, ne pensez plus à moi. Un événement cruel, inouï, fixe
+mon sort, et me rend désormais toute consolation inutile; adieu.
+
+Delphine à Léonce.
+
+Je jure à Léonce de ne jamais revoir M. de Valorbe; je lui proteste,
+pour la dernière fois, qu'il doit être content de mon malheureux
+coeur; maintenant, qu'il ne s'informe plus de ma destinée, et qu'il
+retourne auprès de Matilde.
+
+
+
+
+LETTRE XXIV.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine,
+
+Montpellier, ce 6 avril.
+
+
+Ma chère amie, il est parti plus calme, je ne lui ai point fait
+partager mes cruelles inquiétudes; que signifie ce que vous m'écrivez?
+d'où vient votre profonde douleur? que vous est-il arrivé? je ne puis
+rien deviner, mais vos paroles mystérieuses me glacent d'effroi.
+
+Dans quelque situation que vous soyez, vous avez besoin que je vous
+parle de Léonce. Je reviens aux derniers momens que j'ai passés avec
+lui. Je l'avois prévenu du jour où je pouvois recevoir votre lettre;
+le matin de ce jour, je savois que, depuis cinq heures, il s'étoit
+promené sur la route par laquelle le courrier devoit venir, sans
+pouvoir rester en repos une seconde; marchant à pas précipités,
+revenant après avoir avancé, tournant la tête à chaque pas, et dans un
+état d'agitation si remarquable, que plusieurs personnes s'étoient
+arrêtées dans le chemin, frappées de l'égarement et du trouble
+extraordinaire qu'exprimoit son visage; enfin, à dix heures du matin
+il entra chez moi, pâle et tremblant, et me dit, en se jetant sur une
+chaise près de la fenêtre, que le courrier étoit arrivé, et que je
+pouvois envoyer mon domestique chercher mes lettres. J'en donnai
+l'ordre, et je revins près de lui.
+
+Il se passa près d'une heure dans l'attente; je parlai plusieurs fois
+à Léonce, il ne me répondit point; mais je vis qu'il tâchoit de
+prendre beaucoup sur lui, et qu'il rassembloit toutes ses forces pour
+ne point se livrer à son émotion. La violence qu'il se faisoit
+l'agitoit cruellement; je ne sais à quels signes j'apercevois ce qu'il
+éprouvoit au fond de son coeur, mais à la fin de cette heure, passée
+dans le silence, j'étois abîmée de douleur, comme après la scène la
+plus violente, dont l'intérêt et l'émotion auroient toujours été en
+croissant. Il distingua le premier le bruit de la porte de ma maison
+qui s'ouvrit, et me dit d'une voix à peine intelligible:--Voilà votre
+domestique qui revient.--Je me levai pour aller au-devant de lui;
+Léonce ne me suivoit pas, il cachoit sa tête dans ses mains; il m'a
+dit depuis, que, dans cet instant, il auroit souhaité qu'il n'y eût
+point de lettre; il désiroit l'incertitude autant qu'il l'avoit
+jusqu'alors redoutée.
+
+Lorsque je reconnus votre écriture, je déchirai promptement
+l'enveloppe, pour que Léonce n'en vît pas le timbre; il croit que vous
+êtes en Suisse, mais il n'a pas la moindre idée du lieu même où vous
+demeurez. Je lus d'abord ce qui étoit pour Léonce, et, dans mon
+impatience de le lui porter, je ne vis point ce que vous m'écriviez;
+je rentrai, tenant à la main votre lettre, et je m'écriai:--Lisez,
+vous serez content.--Je serai content, s'écria-t-il: ah Dieu!--Et loin
+de saisir ce que je lui offrois, il répandoit des pleurs, et répétant
+toujours: _Je serai content_, avec une voix, avec un accent que je ne
+pourrai jamais oublier. Enfin, il prit votre lettre; et, après l'avoir
+lue plusieurs fois, il me regarda d'un air plein de douceur, me serra
+la main et sortit; il revint deux heures après, et m'annonça qu'il
+alloit retourner auprès de Matilde; il ne me demanda rien, ne me fit
+plus aucune question; seulement il me dit:--Soignez son bonheur, vous
+à qui le sort permet de vivre pour elle.--
+
+Quand il fut parti, je me croyois soulagée; et c'est alors que j'ai lu
+les lignes pleines de trouble et de douleur que vous m'adressiez: je
+ne savois que devenir, je voulois vous rejoindre, le misérable état de
+ma santé m'en ôte la force. Se peut-il que vous m'ayez laissée dans un
+doute si cruel? ne recevrai-je aucune lettre de vous, avant que vous
+répondiez à celle-ci?
+
+
+
+
+LETTRE XXV.
+
+Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.
+
+Zurich, ce 12 avril.
+
+
+Madame d'Albémar, mademoiselle, n'est pas en état de vous écrire; elle
+me condamne à la douloureuse tâche de vous apprendre sa situation:
+elle est horrible, elle est sans espoir, et mon amitié n'a pas su
+prévenir un malheur, que la générosité de madame d'Albémar devoit
+peut-être me faire craindre. Elle m'a raconté la scène la plus funeste
+par ses irréparables suites, et le coupable M. de Valorbe, dans une
+lettre pleine de délire, de regrets et d'amour, m'a confirmé tout ce
+que Delphine m'avoit appris. Il m'est imposé de vous en instruire,
+mademoiselle; votre amie veut que vous connoissiez les motifs du parti
+désespéré qu'elle a pris: ah! qui me donnera le moyen d'en adoucir
+pour vous l'amertume!
+
+M. de Valorbe avoit été mis en prison pour dettes à Zell, ville
+d'Allemagne, occupée maintenant par les Autrichiens; son valet de
+chambre de confiance informa madame d'Albémar de sa situation. Il
+n'est que trop certain que M. de Valorbe avoit commandé lui-même cette
+démarche, et que, connoissant la bonté de Delphine, et l'imprévoyante
+vivacité de ses mouvemens généreux, il avoit calculé le parti qu'il
+pouvoit tirer d'un imprudent témoignage d'inquiétude et de pitié.
+
+Madame d'Albémar m'écrivit en partant pour Zell; j'éprouvai, lorsque
+je reçus sa lettre, une vive inquiétude; je condamnai sa résolution,
+je redoutai le blâme qu'elle pouvoit attirer sur elle, et, comme vous
+allez le savoir, cette crainte que je ressentois, vague alors, devint
+bientôt la plus cruelle des anxiétés.
+
+Delphine partit à six heures du matin, sans avoir vu madame de Ternan;
+elle arriva à Zell à dix heures, accompagnée seulement d'un cocher et
+d'un domestique suisse, qui ne la connoissoient pas. Madame de Ternan
+avoit exigé, en prenant madame d'Albémar en pension dans son couvent,
+qu'elle renvoyât son valet de chambre à Zurich, et Delphine ne quitte
+jamais Isore sans laisser auprès d'elle sa femme de chambre, pour la
+soigner. Arrivée à Zell, madame d'Albémar s'aperçut qu'elle n'avoit
+point de passe-port: on lui demanda son nom à la porte; elle en donna
+un au hasard, se promettant de repartir dans peu d'heures, avant que
+l'officier autrichien qui commandoit la place eût le temps de
+s'informer d'elle.
+
+Elle descendit chez le négociant que l'homme de M. de Valorbe lui
+avoit indiqué, comme sachant seul tout ce qui avoit rapport à ses
+affaires; le négociant dit à Delphine que, par commisération pour
+l'état de santé de M. de Valorbe, on avoit, la veille, obtenu de ses
+créanciers sa sortie de prison, à condition qu'il seroit gardé chez
+lui. Madame d'Albémar voulut s'informer de ce que devoit M. de
+Valorbe, pour offrir son cautionnement, et repartir sans le voir. Le
+négociant lui dit que M. de Valorbe lui avoit expressément défendu de
+rien accepter de personne, et en particulier d'une femme qui devoit
+être elle, d'après le portrait qu'il lui en avoit fait. Alors madame
+d'Albémar pria le négociant de la conduire chez M. de Valorbe; il la
+mena jusqu'à la porte; mais quand elle y fut arrivée, il la quitta
+brusquement, en indiquant assez légèrement qu'elle arrangeroit mieux
+ses affaires sans lui. Madame d'Albémar m'a dit que se trouvant seule
+dans ce moment au bas de l'escalier de M. de Valorbe, elle éprouva un
+effroi dont elle ne put s'expliquer la cause; elle vouloit retourner
+sur ses pas, mais elle ne savoit quelle route suivre, dans une ville
+inconnue, et dont elle ignoroit la langue.
+
+Comme elle délibéroit sur ce qu'elle devoit faire, elle aperçut M. de
+Valorbe qui descendoit quelques marches pour venir à elle: son
+changement, qui étoit très-remarquable, écarta d'elle toute autre idée
+que celle de la pitié, et elle monta vers lui sans hésiter; il lui
+prit la main, et la conduisit dans sa chambre: la main qu'il lui donna
+trembloit tellement, m'a-t-elle dit, qu'elle se sentit embarrassée et
+touchée de l'émotion qu'il éprouvoit; elle se hâta de lui parler de
+l'objet de son voyage; il l'écoutoit à peine, et paroissoit occupé
+d'un grand débat avec lui-même.
+
+Delphine lui répéta deux fois la prière d'accepter le service qu'elle
+venoit lui offrir; et comme il ne lui répondoit rien, elle crut qu'il
+lui en coûtoit de prononcer positivement son consentement à ce qu'elle
+demandoit, et posant sur son bureau le papier sur lequel elle avoit
+signé la garantie de ses dettes, elle voulut se lever et partir: à ce
+double mouvement, M. de Valorbe sortit de son silence par une
+exclamation de fureur, et, saisissant Delphine par la main, il lui
+demanda, avec amertume, si elle le méprisoit assez pour croire qu'il
+recevroit jamais aucun service d'elle.
+
+--Je suis banni de mon pays, s'écria-t-il, ruiné, déshonoré; des
+douleurs continuelles mettent mon sang dans la fermentation la plus
+violente. Je souffre tous ces maux à cause de vous, de l'amour
+insensé que j'ai pour vous, et vous vous flattez de les réparer
+avec votre fortune! et vous imaginez que je vous laisserai le
+plaisir de vous croire dégagée de la reconnoissance, de la pitié,
+de tous les sentimens que vous me devez! Non, il faut qu'il existe
+du moins un lien, un douloureux lien entre nous, vos remords. Je ne
+vous laisserai pas vous en délivrer, je troublerai de quelque
+manière votre heureuse vie.--Heureuse! s'écria Delphine; M. de
+Valorbe, songez dans quel lieu je vis, songez à ce que j'ai quitté,
+et répétez-moi, si vous le pouvez encore, que je suis heureuse!--La
+voix brisée de Delphine attendrit un moment M. de Valorbe, et se
+jetant à ses pieds, il lui dit:--Eh bien! ange de douceur et de
+beauté, s'il est vrai que tu souffres, s'il est vrai que les peines
+de la vie ont aussi pesé sur toi, pourquoi refuserois-tu d'unir ta
+destinée à la mienne? Ah! je voudrois exister encore, le temps
+n'est point épuisé pour moi, il me reste des forces, je pourrois
+honorer encore mon nom, il y a des momens où j'ai horreur de ma
+fin; Delphine, consentez à m'épouser, et vous me sauverez.--N'avez-vous
+pas lu, répondit madame d'Albémar, ma lettre à madame de
+Cerlebe?--Oui, je l'ai lue, s'écria M. de Valorbe en se relevant
+avec colère; vous faites bien de me la rappeler, c'est en punition
+de cette lettre que vous êtes ici, c'est pour l'expier que je vous
+ai fait tomber en ma puissance, vous n'en sortirez plus.
+
+--Représentez-vous l'effroi de Delphine, à ces mots dont elle ne
+pouvoit encore comprendre le sens; elle s'élance précipitamment vers
+la porte; M. de Valorbe se saisit de la clef, la tourne deux fois, en
+mordant ses lèvres avec une expression de rage, et dans le même
+instant il va vers la fenêtre, l'ouvre, et jette cette clef dans le
+jardin qui environnoit la maison. Delphine poussa des cris perçans, et
+perdant la tête de douleur, elle appeloit à son secours de toutes les
+forces qui lui restoient.
+
+--Vous essayez en vain, lui dit M. de Valorbe en s'approchant d'elle
+avec toutes les fureurs de la haine et de l'amour, vous essayez en
+vain de me faire passer pour un assassin; tout est prévu, personne ne
+vous répondra; il n'y a dans la maison qu'un homme fidèle, qui, me
+voyant souffrir chaque jour tous les maux de l'enfer à cause de vous,
+ne sera pas sensible à vos douleurs; il a été témoin des miennes! Vous
+souffrez à présent, je le vois, mais il ne me reste plus de pitié pour
+personne: pourquoi serois-je le plus infortuné des hommes? pourquoi
+Léonce, l'orgueilleux, le superbe Léonce, jouiroit-il de tous les
+biens de la vie, de votre coeur, de vos regrets? tandis que moi je
+suis seul, seul en présence de la mort, que je hais d'autant plus, que
+je me sens poussé vers elle. Delphine, je n'étois pas né méchant, je
+suis devenu féroce; savez-vous combien les hommes aigrissent la
+douleur? ils m'ont abandonné, trahi, pas un coeur ne s'est ouvert à
+moi; les livres m'avoient appris qu'au milieu des ingrats, des
+perfides, l'infortuné trouvoit du moins un ami obscur qui venoit au
+secours de son coeur; eh bien! cet unique ami, je ne l'ai pas même
+rencontré! tous se sont réunis pour me faire du mal; je rendrai ce mal
+à quelqu'un. Pauvre créature! dit-il alors en regardant Delphine avec
+pitié, c'est injuste de te persécuter, car tu es bonne; mais je t'aime
+avec idolâtrie, tu es là devant moi, toi qui es le bonheur, l'oubli de
+toutes les peines, la magie de la destinée; et la mort est ici, dit-il
+en montrant ses pistolets armés sur la table. Il faut donc que tu sois
+à moi, il le faut.
+
+--M. de Valorbe, reprit Delphine avec plus de calme, et retrouvant
+dans le désespoir même le courage et la dignité; quand je vous
+estimois, j'ai refusé de m'unir à vous; quel espoir pouvez-vous former
+maintenant?--Vous me méprisez donc? s'écria-t-il avec un sourire amer;
+votre situation ne sera pas dans le monde bien différente de la
+mienne: vous n'avez pas réfléchi que votre réputation ne se relèvera
+pas de votre imprudente démarche; vous êtes ici seule, chez un jeune
+homme; vous y passez tout le jour; on vous attend à votre couvent, et
+vous n'y retournerez pas; tout le monde saura que nous sommes restés
+enfermés ensemble, que c'est vous qui êtes venue me chercher; en voilà
+plus qu'il n'en faut pour vous perdre dans l'opinion, si vous ne
+m'épousez pas: et si c'en est assez aux yeux de tous, que n'est-ce pas
+pour votre amant, pour Léonce, le plus irritable, le plus ombrageux,
+le plus susceptible des hommes!--A ces mots, Delphine se renversa sur
+sa chaise en s'écriant:--Malheureuse que je suis!--avec un accent si
+déchirant, que M. de Valorbe en frémit; et, pendant quelques instans,
+il assure qu'il eut horreur de lui-même; mais il s'étoit juré d'avance
+de résister à l'attendrissement qu'il pourroit éprouver; il mettoit de
+l'orgueil à lutter contre ses bons mouvemens.
+
+Delphine tout à coup s'avança vers lui, et lui dit:--Si je suis ici,
+c'est pour en avoir cru mon désir de vous rendre service; je n'ai
+point réfléchi sur les dangers que je pouvois courir, il ne m'est pas
+venu dans la pensée qu'ils fussent possibles. Si vous me perdez, c'est
+l'amitié que j'avois pour vous que vous, punissez; si vous me perdez,
+c'est ma confiance en vous dont vous démontrez la folie: arrêtez-vous
+au moment d'être coupable! me voici devant vous, sans appui, sans
+défenseur; je n'ai d'espoir qu'en faisant naître la pitié dans votre
+coeur, et jamais je n'en eus moins les moyens: je me sens glacée de
+terreur, l'étonnement que j'éprouve surpasse mon indignation; je ne
+puis me persuader ce que j'entends, je ne puis imaginer que ce soit
+vous, bien vous qui me parlez; vous me découvrez des abîmes du coeur
+humain qui passoient ma croyance, et vous me consolez presque de la
+mort à laquelle vous me condamnez, en m'apprenant qu'il existoit sur
+la terre tant de dépravation et de barbarie!--Ah! s'écria M. de
+Valorbe, il fut un temps où je vous aurois tout sacrifié, même le
+bonheur auquel j'aspire! Mais vous ne savez pas quel sentiment
+intérieur me dévore; tout me dit que je dois me tuer, le ciel et les
+hommes me le demandent, et tout me dit aussi que si vous m'aimiez, je
+vivrois. Mon amour pour vous affoiblit mon âme; mais toute sa fureur
+lui revient, quand vous me repoussez dans le tombeau, vous qui seule
+pouvez m'en sauver. Dites-moi, pourquoi voulez-vous qu'à trente ans je
+cesse de vivre? Cette arme que vous voyez là, savez-vous qu'il est
+affreux de la placer sur son coeur pour en chasser votre image? le
+sang, le froid, les convulsions de l'agonie, toutes les horreurs de la
+nature désorganisée s'offrent à moi, et vous m'y condamnez sans pitié!
+Je le sais bien, je n'intéresse personne; Léonce, vous, qui sais-je
+encore? tout le monde désire que je n'existe plus, que je fasse place
+à tous les heureux que j'importune; mais pourquoi n'entraînerois-je
+personne dans ma ruine?
+
+Vous a-t-on parlé de la fureur des mourans? elle porte un caractère
+terrible; prêts à s'enfoncer dans l'abîme, ils saisissent tout ce
+qu'ils peuvent atteindre; ils veulent faire tomber avec eux ceux même
+qui ne peuvent les secourir; ils font, avant de périr, un dernier
+effort vers la vie, plein d'acharnement et de rage. Voilà ce que
+j'éprouve! voilà ce qui me justifie! je ne sens plus le remords; je
+n'ai qu'un désir furieux d'exister encore, et néanmoins un sentiment
+secret que je n'y parviendrai pas, que tout ce que je fais ne sera
+pour moi que des douleurs de plus; n'importe, vous serez ma femme, ou
+vous souffrirez mille fois plus encore par les soupçons, et le mépris
+persécuteur de la vie! Je l'ai éprouvé, le mépris; je l'ai subi pour
+vous, il m'a rendu implacable, insensible à vos pleurs; jugez quel mal
+il doit faire!
+
+--Le jour avançoit pendant que M. de Valorbe parloit ainsi, l'heure se
+faisoit entendre, et Delphine sentoit que le moment de retourner à son
+couvent alloit passer; elle connoissoit madame de Ternan; elle savoit
+que si elle restoit une nuit hors du couvent sans l'en avoir prévenue,
+elle se brouilleroit avec elle: et quel éclat, pensoit-elle, que de se
+brouiller avec madame de Ternan, avec la soeur de madame de
+Mondoville, pour une visite à M. de Valorbe! rien ne pourroit la
+justifier aux yeux de Léonce! Elle auroit dû craindre aussi tous les
+coupables projets que pouvoit former M. de Valorbe, pendant qu'elle se
+trouvoit entièrement dans sa dépendance; mais elle m'a dit depuis
+qu'elle avoit un tel sentiment de mépris pour sa conduite, qu'il ne
+lui vint pas même dans l'esprit qu'il osât se prévaloir de son indigne
+ruse. D'ailleurs M. de Valorbe étoit lui-même si humilié devant celle
+qu'il opprimoit, que, par un contraste bizarre, il se sentoit pénétré
+du plus profond respect pour elle, en lui faisant la plus mortelle
+injure.
+
+Une seule idée donc occupoit Delphine, et faisoit disparoître toutes
+les autres; elle regardoit sans cesse le soleil prêt à se coucher, et
+la pendule qui marquoit les heures; elle voyoit, en comptant les
+minutes, qu'il lui restoit encore le temps de rentrer dans son
+couvent, avant qu'il fût fermé; alors elle conjuroit M. de Valorbe de
+la laisser partir, avec une instance, avec une si vive terreur de
+perdre un moment, que ses paroles se précipitoient, et qu'on pouvoit à
+peine les distinguer.--Mon cher M. de Valorbe, lui disoit-elle en
+serrant ses deux mains, sans penser à son amour pour elle, et sans
+qu'il osât lui-même le témoigner: mon cher M. de Valorbe, il y a
+quelques minutes encore, il y en a entre moi et la honte; je ne suis
+pas encore déshonorée, je puis encore retrouver un asile, laissez-moi
+l'aller chercher; si je reste encore, il faudra que je couche cette
+nuit sur la pierre, et qu'au jour je n'ose plus lever les yeux sur
+personne: voyez, je suis encore une femme que ses amis peuvent avouer,
+dont les peines excitent encore l'intérêt et la pitié; mais dans une
+heure, solitaire avec ma conscience, les hommes ne me croiront pas;
+celui que j'aime, enfin vous le savez, je l'aime, il ne reconnoîtra
+plus ma voix, et rougira des regrets qu'il donnoit à ma perte. O M. de
+Valorbe, que ne prenez-vous cette arme pour me tuer! Je vous
+pardonnerois; mais m'ôter son estime, mais l'avoir prévu, mais le
+vouloir, ô Dieu! L'heure se passe; vous le voyez, encore quelques
+minutes, encore....--Et elle se laissa tomber à ses pieds, en
+répétant ce mot: _encore! encore!_ de ses dernières forces.
+
+M. de Valorbe me l'a juré, et j'ai besoin de le croire, il se sentit
+vaincu dans ce moment, et, s'il garda le silence, ce fut pour jeter un
+dernier regard sur cette figure enchanteresse qu'il perdoit pour
+jamais, et qu'il voyoit à ses pieds dans un état d'émotion qui la
+rendoit encore plus ravissante. Mais on entendit un bruit
+extraordinaire dans la maison, on frappa d'abord avec violence à la
+porte, et des coups redoublés la faisant céder, des soldats entrèrent
+dans la chambre, un officier à leur tête. Delphine, sans s'étonner,
+sans s'informer du motif de leur arrivée, voulut sortir à l'instant,
+on la retint, et bientôt on lui fit savoir que c'étoit elle qui étoit
+suspecte; on la croyoit un émissaire des Français en Allemagne, et on
+venoit la chercher pour la conduire au commandant de la place.
+
+M. de Valorbe, en apprenant cet ordre, se livra à toute sa fureur; il
+ne pouvoit supporter le mal que d'autres que lui faisoient à Delphine,
+et, sans le vouloir, il aggrava sa situation par la violence de ses
+discours. Delphine, quand elle entendit sonner l'heure qui ne lui
+permettoit plus d'arriver à temps à son couvent, redevint calme tout à
+coup, et se laissa conduire chez le commandant; on ne permit pas à M.
+de Valorbe de la suivre.
+
+Le commandant autrichien prouva facilement à Delphine, en
+l'interrogeant, qu'elle n'avoit pas dit son vrai nom; car celui
+qu'elle s'étoit donné étoit suisse, et dès la première question, elle
+avoua qu'elle étoit Françoise; mais elle étoit décidée à ne se pas
+faire connoître, puisqu'elle avoit été trouvée seule, enfermée avec M.
+de Valorbe. Le négociant chez qui elle étoit descendue d'abord, avoit
+déposé qu'elle étoit venue pour le voir; quelques plaisanteries
+grossières de ceux qui l'entouroient, ne lui avoient que trop appris
+quelle idée ils s'étoient formée de ses relations avec M. de Valorbe;
+et, pour rien au monde, elle n'auroit voulu que dans de semblables
+circonstances son véritable nom fût connu. Elle se complaisoit dans
+l'espoir que son refus constant de le dire, irriteroit le commandant,
+confirmeroit ses soupçons, et qu'il l'enfermeroit peut-être dans
+quelque forteresse pour le reste de ses jours: la nuit entière se
+passa sans qu'elle voulût répondre.
+
+Quelle nuit! vous représentez-vous Delphine, seule, au milieu d'hommes
+durs et farouches, qui, d'heure en heure, revenoient l'interroger, et
+cherchoient à lui faire peur, pour en obtenir un aveu qu'ils croyoient
+être de la plus grande importance. Le commandant surtout, se flattoit
+de trouver dans une découverte essentielle un moyen d'avancement; et
+que peut-il exister de plus inflexible, qu'un ambitieux qui espère du
+bien pour lui, de la peine d'un autre! Delphine, vers le milieu de la
+nuit, avoit obtenu qu'on la laissât seule pendant quelques heures;
+elle s'endormit, accablée de fatigue et de douleur: quand elle se
+réveilla, et qu'elle se vit dans une chambre noire, délabrée,
+entendant le bruit des armes, les juremens des soldats, elle fut dans
+une sorte d'égarement qui subsistoit encore quand je la revis.
+
+Tout à coup le commandant entre chez elle, et lui demande pardon avec
+un ton respectueux, de ne l'avoir pas connue. M. de Valorbe, qui avoit
+pu enfin pénétrer jusqu'à lui, lui avoit appris, à travers les plus
+sanglans reproches, le nom de madame d'Albémar, et de quel couvent
+elle étoit pensionnaire. Comme dans cette abbaye il y avoit plusieurs
+femmes de la plus grande naissance d'Allemagne, et que madame de
+Ternan, en particulier, étoit très-considérée à Vienne, le commandant
+eut peur de lui avoir déplu, en maltraitant une personne qu'elle
+protégeoit; et changeant de conduite à l'instant, il donna un officier
+à madame d'Albémar pour la ramener jusqu'à l'abbaye, et se contenta de
+faire arrêter M. de Valorbe (qui est encore en prison), parce qu'il
+l'avoit offensé, en se plaignant avec hauteur des traitemens que
+madame d'Albémar avoit soufferts.
+
+Ce commandant avoit fait partir un officier une heure avant madame
+d'Albémar, avec le procès-verbal de tout ce qui s'étoit passé, et une
+lettre d'excuses à madame de Ternan, qui contenoit des insinuations
+très-libres sur la conduite de madame d'Albémar avec M. de Valorbe.
+J'étois au couvent, où depuis la veille au soir je souffrois les plus
+cruelles angoisses; lorsque cet officier arriva, madame de Ternan, qui
+avoit déjà exprimé de mille manières l'impression que lui faisoit
+l'inexplicable absence de Delphine, ordonna, après avoir lu la lettre
+de Zell, que les principales religieuses se réunissent chez elle, et
+refusa très-durement de me communiquer, et ce qu'elle avoit reçu, et
+ce qu'elle projetoit.
+
+L'infortunée Delphine arriva pendant que l'assemblée des religieuses
+duroit encore. J'eus le bonheur au moins d'aller au-devant d'elle; en
+descendant de voiture elle ne vit que moi; et lorsque je lui témoignai
+la plus tendre affection, elle me regarda avec étonnement, comme s'il
+n'étoit plus possible que personne prît le moindre intérêt à elle;
+nous nous retirâmes ensemble dans son appartement, et j'appris de
+Delphine, à travers son trouble, ce qui s'étoit passé; une inquiétude
+l'emportoit sur toutes les autres, et revenoit sans cesse à son
+esprit.--Léonce le saura, il me méprisera, disoit-elle en interrompant
+son récit.--Et quand elle avoit prononcé ces mots, elle ne savoit plus
+où reprendre ce récit, et les répétoit encore.
+
+J'essayois de la consoler; mais ce qui me causoit une inquiétude
+mortelle, c'étoit la décision qu'alloit prendre madame de Ternan. Elle
+entra dans ce moment, Delphine essaya de se lever, et retomba sur sa
+chaise; je souffrois de lui voir cet air coupable, quand jamais elle
+n'avoit eu plus de droits à l'estime et à la pitié. Madame de Ternan
+aimoit l'effet qu'elle produisoit; elle regardoit Delphine, non pas
+précisément avec dureté, mais comme une personne qui jouit d'une
+grande impression causée par sa présence, quel qu'en soit le
+motif.--Madame, dit-elle à Delphine, après ce qui s'est passé à Zell,
+après l'éclat de votre aventure, nos soeurs ont jugé que votre
+intention étoit sans doute d'épouser M. de Valorbe, et elles ont
+décidé que vous ne pouviez plus rester dans cette maison.--Ah! voilà
+le coup mortel! s'écria Delphine, et elle tomba sans connoissance sur
+le plancher.
+
+Je la pris dans mes bras; madame de Ternan s'approcha d'elle, nous la
+secourûmes. Quand elle parut revenir à elle, madame de Ternan, qui
+étoit placée derrière son lit, lui adressa quelques mots assez doux;
+Delphine égarée s'écria:--C'est la voix de Léonce; est-ce qu'il me
+plaint, est-ce qu'il a pitié de moi? Cependant je suis chassée,
+chassée de la maison de sa tante; c'est bien plus que quand je sortis
+de ce concert d'où la haine des méchans me repoussoit; et cependant
+que n'ai-je pas souffert alors! n'ai-je pas craint de perdre son
+affection! et maintenant qu'on m'a surprise enfermée avec son rival,
+qu'un acte authentique l'atteste, que je suis perdue, déshonorée, que
+des religieuses me chassent; ah! Dieu, Dieu, je suis innocente! je le
+suis, Léonce, Léonce!--Et elle retomba dans mes bras de nouveau, sans
+mouvement.
+
+--Laissez-moi seule avec elle, me dit madame de Ternan, j'entrevois un
+moyen de la sauver.--Si vous le pouvez, lui dis-je, c'est un ange que
+vous consolerez;--et je me hâtai de lui dire la vérité; elle
+l'entendit, et je crus même voir qu'elle y étoit préparée. Je ne
+compris pas alors comment elle n'avoit pas pris plus tôt la défense de
+Delphine; mais c'est une femme d'une telle personnalité, qu'on n'a
+l'espérance de la faire changer d'avis sur rien; car il faudroit lui
+découvrir dans son intérêt particulier quelques rapports qu'elle n'eût
+pas saisis, et elle s'en occupe tant que c'est presque impossible.
+
+Je me retirai: deux heures après il me fut permis de revenir; je
+trouvai un changement extraordinaire dans Delphine; elle étoit plus
+calme, et non moins triste; elle n'avoit plus cette expression
+d'abattement qui lui donnoit l'air coupable; sa tête s'étoit relevée,
+mais sa douleur sembloit plus profonde encore; l'on auroit dit
+seulement qu'elle s'y étoit vouée pour toujours. Elle me pria avec
+douceur de revenir la voir dans huit jours, et seulement dans huit
+jours. Je la quittai avec un sentiment de tristesse, plus douloureux
+que celui même que j'avois éprouvé, lorsque son désespoir s'exprimoit
+avec violence.
+
+Huit jours après, quand je la vis, elle venoit de recevoir une lettre
+de vous, qui lui annonçoit et l'arrivée de Léonce, et sa fureur, à la
+seule pensée qu'elle pouvoit avoir vu M. de Valorbe.--Lisez cette
+lettre, me dit Delphine; vous voyez que s'il apprenoit ce qui s'est
+passé à Zell, il ne me le pardonneroit pas; je le connois, il
+vengeroit mon offense sur M. de Valorbe; il exposeroit encore une fois
+sa vie pour moi; et quand même je pourrois un jour me justifier à ses
+yeux, ne sais-je pas ce qu'il souffriroit, en voyant celle qu'il aime
+flétrie dans l'opinion? Son caractère s'est manifesté malgré lui cent
+fois à cet égard, dans les momens où son amour pour moi le dominoit le
+plus; et quel éclat, grand Dieu! que celui qui me menaçoit il y a huit
+jours! quel homme, quel autre même que Léonce le supporteroit sans
+peine! Écoutez-moi, me dit-elle alors, sans m'interrompre, car vous
+serez tentée d'abord de me combattre, et vous finirez cependant par
+être de mon avis.
+
+Madame de Ternan m'a dit qu'il n'existoit qu'un moyen de rester dans
+le couvent où je suis, c'étoit de m'y faire religieuse; à cette
+condition, les soeurs consentent à me garder; le crédit de madame de
+Ternan fera disparoître toutes les traces de l'événement de Zell En
+prononçant les voeux de religieuse, je m'assure d'un repos que rien ne
+pourra troubler, j'y ai consenti. Je prends l'habit de novice après
+demain; ne frémissez pas, jugez-moi: voulez-vous que je sorte de cette
+maison comme une femme perdue? que Léonce apprenne que c'est pour M.
+de Valorbe que je suis bannie de l'asile que madame de Ternan m'avoit
+donné? que je me trouve aux prises de nouveau avec l'opinion, avec le
+monde, avec tout ce que j'ai souffert? Le nom de M. de Valorbe une
+seconde fois répété avec le mien ne s'oubliera plus, et Léonce saura
+que ma réputation est détruite sans retour; je resterai libre, mais
+j'aurai perdu tout le prix de moi-même, et je finirai par m'enfermer
+dans la retraite, sans avoir, comme à présent, la douce certitude que
+je suis restée pure dans le souvenir de Léonce, et que ses regrets me
+sont encore consacrés.
+
+Si madame de Ternan avoit voulu me rendre les mêmes services sans
+exiger de moi un grand sacrifice, je l'aurois préféré; car ni mon
+coeur, ni ma raison, ne m'appellent à l'état que je vais embrasser;
+mais elle n'avoit aucun motif pour s'intéresser à moi, si je ne cédois
+pas à sa volonté; elle pouvoit m'objecter toujours la résolution de
+ses compagnes. Je savois bien que cette résolution venoit d'elle, mais
+c'étoit une raison de plus pour croire qu'elle ne chercheroit pas à la
+faire changer; je n'avois que le choix du parti que j'ai pris, ou de
+trouver en sortant de cette maison tous les coeurs fermés pour moi,
+tous, ou du moins un seul, n'étoit-ce pas tout? Pouvois-je y survivre?
+Je n'ai pas su mourir, voilà tout ce que signifie la résolution, en
+apparence courageuse, que je viens d'adopter. Il ne me restoit pas
+d'alternative; vous-même, répondez, que m'auriez-vous conseillé?
+
+--Je ne sus que pleurer; que pouvois-je lui dire? Elle avoit raison.
+L'infâme M. de Valorbe! quels mouvemens de haine je sentois contre
+lui! mon émotion étoit extrême, mais je me taisois.--Ne vous affligez
+pas trop pour moi, reprit Delphine avec bonté; car dans ses plus
+grandes peines, vous le savez, elle s'occupe encore des impressions
+des autres:--Qu'est-ce donc que je sacrifie? une liberté dont je ne
+puis faire aucun usage; un monde où je ne veux pas retourner, qui a
+blessé mon coeur, dont l'opinion pourroit altérer l'affection de
+Léonce pour moi; je m'en sépare avec joie. Ma belle-soeur viendra
+peut-être me rejoindre un jour, et je passerai ma vie avec vous deux,
+qui connoissez mes affections et ma conduite comme moi-même.
+
+Je ne sais, ajouta-t-elle avec la plus vive émotion, si j'avois aimé
+un homme tout-à-fait indifférent aux opinions des autres hommes;
+bannie, chassée, humiliée, j'aurois pu l'aller trouver, et lui dire:
+voilà le même coeur, le même amour, la même innocence; eh bien! qu'y
+a-t-il de changé? Mais il vaut mieux mourir, que de se livrer à un
+sentiment de confiance ou d'abandon qui ne seroit pas entièrement
+partagé par ce qu'on aime. Ah! n'allez pas penser que Léonce ne soit
+pas l'être le plus parfait de la terre! le défaut qu'il peut avoir est
+inséparable de ses vertus: je ne conçois pas comment un homme qui
+n'auroit pas même ses torts pourroit jamais l'égaler; et n'est-ce pas
+moi d'ailleurs dont l'imprudente vie a fait souffrir son coeur?
+
+J'ai cru long-temps que mes malheurs venoient d'un sort funeste; mais
+il n'y a point eu, non, il n'y a point eu de hasard dans ma vie. Je
+n'ai pas éprouvé une seule peine dont je ne doive m'accuser. Je ne
+sais ce qui me manque pour conduire ma destinée, mais il est clair que
+je ne le puis. Je cède à des mouvemens inconsidérés; mes qualités les
+meilleures m'entraînent beaucoup trop loin, ma raison arrive trop tard
+pour me retenir, et cependant assez tôt pour donner à mes regrets tout
+ce qu'ils peuvent avoir d'amer; je vous le dis, l'action de vivre
+m'agite trop, mon coeur est trop ému; c'est à moi, à moi surtout, que
+conviennent ces retraites où l'on réduit l'existence à de moindres
+mouvemens; si la faculté de penser reste encore, les objets extérieurs
+ne l'excitent plus, et, n'ayant à faire qu'à soi-même, on doit finir
+par égaler ses forces à sa douleur.
+
+Il y a deux jours, avant que j'eusse donné à madame de Ternan une
+réponse décisive, mes promenades rêveuses me conduisirent jusqu'à la
+chute du Rhin, près de Schaffouse; je restai quelque temps à la
+contempler, je regardois ces flots qui tombent depuis tant de milliers
+d'années, sans interruption et sans repos. De tous les spectacles qui
+peuvent frapper l'imagination, il n'en est point qui réveille dans
+l'âme autant de pensées; il semble qu'on entende le bruit des
+générations qui se précipitent dans l'abîme éternel du temps; on croit
+voir l'image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les
+grands mouvemens de cette nature, toujours agissante et toujours
+impassible, renouvelant tout, et ne préservant rien de la
+destruction.--Oh! m'écriai-je, d'où vient donc que j'attache à mon
+avenir tant d'intérêt et d'importance? Voilà l'histoire de la vie!
+notre destinée, la voilà! des vagues engloutissant des vagues, et des
+milliers d'êtres sensibles, souffrant, désirant, périssant, comme ces
+bulles d'eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent. Il ne
+faut pas moins que le bouleversement des empires, pour attirer notre
+attention; et l'homme qui sembloit devoir se consumer de pitié,
+puisqu'il a seul la prévoyance et le souvenir de la douleur, l'homme
+ne détourne pas même la tête pour remarquer les souffrances de ses
+semblables! Qui donc entendra mes cris? est-ce la nature? comme elle
+suit son cours majestueusement! comme son mouvement et son repos sont
+indépendans de mes craintes et de mes espérances! Hélas! ne puis-je
+pas m'oublier comme elle m'oublie! ne puis-je pas, comme un de ces
+arbres, me laisser aller au vent du ciel, sans résister ni me
+plaindre!
+
+Non, ma chère Henriette, continua madame d'Albémar, il ne faut pas
+lutter longtemps contre le malheur; je me soumets au sort que m'impose
+madame de Ternan. Croyez-moi, je fais bien, je consacre ma mémoire
+dans le coeur de celui pour qui j'ai vécu; je me survis, mais pour
+apprendre qu'il me regrette, et que rien ne pourra plus altérer ce
+sentiment. Les anciens croyoient que les âmes de ceux qui n'avoient
+pas reçu les honneurs de la sépulture, erroient long-temps sur les
+bords du fleuve de la mort; il me semble qu'une situation presque
+semblable m'est réservée. Je serai sur les confins de cette vie et de
+l'autre, et la rêverie me fera passer doucement les longues années qui
+ne seront remplies que par mes souvenirs.
+
+Je voudrois pouvoir unir à ce grand sacrifice l'idée qu'il est
+agréable à Dieu, mais je ne puis me tromper moi-même à cet égard. Je
+n'ai jamais cru qu'un Dieu de bonté exigeât de nous ce qui ne pouvoit
+servir à notre bonheur ni à celui des autres. En brisant mes liens
+avec le monde, je ne sens au fond de mon coeur que l'amour qui m'y
+condamne, et l'amour qui m'en récompense; oui, c'est pour son estime,
+c'est pour ne point exposer sa vie, c'est pour sauver la réputation de
+celle qu'il a honorée de son choix, que je m'enferme ici pour jamais!
+Pardonne, ô mon Dieu! l'on exige de moi que je prononce ton nom; mais
+tu lis au fond de mon âme, et tu sais que je ne t'offre point une
+action dont tu n'es pas l'objet! je t'offre tout ce que je ferai
+jamais de bon, d'humain, de raisonnable; mais ce que le désespoir
+m'inspire, ce sont les passions du coeur qui l'ont obtenu de moi!
+
+Je suis fière, cependant, reprit Delphine, d'immoler mon sort à
+Léonce; je traverserai le temps qui me reste comme un désert aride,
+qui conduit du bonheur que j'ai perdu, au bonheur que je retrouverai
+peut-être un jour dans le ciel. Je tâcherai d'exercer quelques vertus
+dans cet intervalle, quelques vertus qui me fassent pardonner mes
+fautes, et soutiennent en moi jusque dans la vieillesse l'élévation de
+l'âme. Voilà tous mes desseins, voilà toutes mes espérances! ne
+discutez rien, n'ébranlez rien en me parlant, ma chère Henriette; vous
+pourriez me faire beaucoup de mal, mais vous ne changeriez rien à mon
+sort: le déshonneur est sur le seuil de ce couvent: si j'en sors, il
+m'atteint; s'il m'atteint, Léonce me venge, son sentiment est altéré,
+je crains pour sa vie, et je perds son amour! Grand Dieu! qui oseroit
+me conseiller de quitter cette demeure, fût-elle mon tombeau? qui ne
+me retiendrait pas par pitié, si mes pas m'entraînoient hors de cette
+enceinte?
+
+--En l'écoutant, mademoiselle, je ne conservois qu'un espoir, c'est
+l'année de noviciat qui nous reste. Ne peut-on pas obtenir pendant ce
+temps de madame de Ternan qu'elle conserve Delphine dans sa maison, et
+qu'elle étouffe par tous ses moyens l'éclat de son aventure, sans
+exiger d'elle de prendre le voile? Mais cet espoir, s'il existe
+encore, ne dépend point de Delphine, je ne devois donc pas risquer de
+lui en parler. Je l'embrassai en pleurant; elle me chargea de vous
+écrire, et nous nous quittâmes, sans que j'eusse tâché d'ébranler dans
+ce moment sa résolution.
+
+Je vais laisser passer quelques jours, afin que Delphine ait le temps
+d'adoucir, par sa présence, les cruelles préventions de ses compagnes;
+et je retournerai chez madame de Ternan, pour essayer ce que je puis
+sur elle. Vous aussi, mademoiselle, écrivez à Delphine; servez-vous de
+votre ascendant pour la détourner de son projet, et consacrons nos
+efforts réunis à la sauver du malheur qui la menace.
+
+
+
+
+LETTRE XXVI.
+
+Mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+
+Montpellier, ce 18 avril.
+
+
+Ma chère Delphine, je frémis de la lettre de madame de Cerlebe, que je
+viens de recevoir! Au nom du ciel! retirez le consentement que vous
+avez donné à madame de Ternan; je sens tout ce qu'il y a de cruel dans
+votre situation, mais rien ne doit vous décider à un engagement
+irrévocable; ni vos opinions ni votre caractère ne sont d'accord avec
+les obligations que vous voulez vous imposer; votre pitié généreuse
+vous a fait commettre une grande imprudence, mais il n'est point
+impossible de faire connoître le véritable motif de votre démarche.
+
+M. de Valorbe ne peut-il pas se repentir et vous justifier
+authentiquement? pensez-vous que le reste de votre vie dépende de ce
+qui sera dit pendant quelques jours, dans un coin de la Suisse ou de
+l'Allemagne? Si vous n'aviez pas peur d'être condamnée par Léonce,
+combien il vous seroit facile de braver l'injustice de l'opinion! vous
+que j'ai vue trop disposée à la dédaigner, vous lui sacrifiez votre
+vie tout entière; quel délire de passion! car, ne vous y trompez pas,
+votre seul motif, c'est la crainte d'être un instant soupçonnée par
+Léonce, ou d'en être moins aimée, quand même il connoîtroit votre
+innocence, si votre réputation restoit altérée. Mon amie, peut-on
+immoler sa destinée entière à de semblables motifs!
+
+Le plus grand malheur des femmes, c'est de ne compter dans leur vie
+que leur jeunesse; mais il faut pourtant que je vous le dise, dussé-je
+vous indigner! dans dix ans, vous n'éprouverez plus les sentimens qui
+vous dominent à présent; dans vingt ans, vous en aurez perdu même le
+souvenir; mais le malheur auquel vous vous dévouez ne passera point,
+et vous vous désespérerez d'avoir soumis votre destinée entière à la
+passion d'un jour; encore une fois, pardonnez, je reviens à ce que
+vous pouvez entendre sans vous révolter contre la froideur de ma
+raison.
+
+Avez-vous pensé que vous mettiez une barrière éternelle entre Léonce
+et vous? S'il étoit libre une fois, si jamais... juste ciel!
+dites-moi, l'imagination la plus exaltée auroit-elle pu inventer des
+douleurs aussi déchirantes que le seroient les vôtres? Vous vous êtes
+mal trouvée de vous livrer à l'enthousiasme de votre caractère, la
+réalité des choses n'est point faite pour cette manière de sentir;
+vous mettez dans la vie ce qui n'y est pas, ce qu'elle ne peut
+contenir; au nom de notre amitié, au nom encore plus sacré de celui
+que vous nommez votre bienfaiteur, de mon frère, renoncez à votre
+noviciat avant que l'année soit écoulée! le temps amènera ce que la
+pensée ne pouvoit prévoir; mais que peut-il, le temps, contre les
+engagemens irrévocables?
+
+Je crains beaucoup l'ascendant qu'a pris sur vous madame de Ternan; sa
+ressemblance avec Léonce en est, j'en suis sûre, la principale cause:
+elle agit sur vous, sans que vous puissiez vous en défendre; sans
+cette fatale ressemblance, madame de Ternan vous déplairoit
+certainement: la femme qui n'a pu se consoler de n'être plus belle,
+doit avoir l'âme la plus froide et l'esprit le plus léger. Moi qui ai
+été vieille dès mes premiers ans, puisque ma figure ne pouvoit plaire,
+j'ai su trouver des jouissances dans mes affections; et si vous étiez
+heureuse, j'aimerois la vie. Madame de Ternan avoit des enfans,
+pourquoi n'a-t-elle pas désiré de vivre auprès d'eux? Elle étoit
+riche, pourquoi n'a-t-elle pas mis son bonheur dans la bienfaisance?
+elle n'a vu dans la vie qu'elle, et dans elle que son amour-propre. Si
+elle avoit été un homme, elle auroit fait souffrir les autres; elle
+étoit femme, elle a souffert elle-même; mais je ne vois en elle aucune
+trace de bonté, et, sans la bonté, pourquoi la douleur même
+inspireroit-elle de l'intérêt? en a-t-elle pour vous, cette femme
+cruelle, quand elle vous offre l'alternative du déshonneur, ou d'une
+vie qui ressemble à la mort?
+
+Vous avez la tête presque perdue, vous ne croyez plus à l'avenir; vous
+êtes saisie par une fièvre de l'âme qui ne se manifeste point aux yeux
+des autres, mais qui vous égare entièrement. Je conçois qu'il est des
+momens où l'on voudroit abdiquer l'empire de soi, il n'y a point de
+volonté qu'on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut
+s'emparer de vous le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir,
+de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille
+situation, ce qu'il faut, mon amie, c'est ne prendre aucune
+résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentimens qui nous
+agitent, employer toute sa force à rester immobile, et six mois jamais
+ne se sont écoulés sans qu'il y ait eu un changement remarquable en
+nous-mêmes et autour de nous.
+
+Ma chère Delphine, avant que votre année de noviciat soit finie,
+j'irai vous chercher; et si mes raisons ne vous ont pas persuadée,
+j'oserai, pour la première fois, exiger votre déférence.
+
+
+
+
+LETTRE XXVII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 1er mai.
+
+
+Pardonnez, ma soeur, si je ne puis vous peindre avec détail les
+sentimens de mon âme; parler de moi me fait mal. Ce que je puis vous
+dire seulement, c'est que je souhaiterois sans doute qu'avant la fin
+de mon noviciat, une circonstance heureuse me permît de ne pas
+prononcer mes voeux; mais tant que je n'aurai que l'alternative de ces
+voeux ou de mon déshonneur, rien ne peut faire que j'hésite à les
+prononcer; pardon encore de repousser ainsi vos conseils et votre
+amitié; mais il y a des situations et des douleurs dans la vie, dont
+personne ne peut juger que nous-mêmes.
+
+
+
+
+LETTRE XXVIII.
+
+Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur, madame de Ternan.
+
+Madrid, ce 15 mai 1792.
+
+
+Vainement, ma chère soeur, vous vous croyez certaine d'avoir fixé
+madame d'Albémar auprès de vous; vainement vous pensez que je n'ai
+plus rien à craindre du fol amour de mon fils pour elle; tous vos
+projets peuvent être renversés, si vous ne suivez pas le conseil que
+je vais vous donner.
+
+Une lettre de Paris m'apprend que Matilde est malade, elle le cache à
+tout le monde, et plus soigneusement encore à mon fils; mais le jeûne
+rigoureux auquel elle s'est astreinte cette année, quoiqu'elle fût
+grosse, lui a fait un mal peut-être irréparable; et l'on m'écrit que
+si, dans cet état, elle persiste à vouloir nourrir son enfant,
+certainement elle n'y résistera pas deux mois: si elle meurt, mon fils
+ne perdra pas un jour pour découvrir la retraite de madame d'Albémar;
+il l'engagera bien aisément à renoncer à son noviciat, et rien au
+monde alors ne pourra l'empêcher de l'épouser; quelle est donc la
+ressource qui peut nous rester contre ce malheur? une seule, et la
+voici:
+
+Il faut obtenir des dispenses de noviciat pour madame d'Albémar, et
+lui faire prononcer ses voeux tout de suite; rien de plus facile et
+rien de plus sûr que ce moyen: j'ai déjà parlé au nonce du pape en
+Espagne; il a écrit en Italie, l'on ne vous refusera point ce que vous
+demanderez; envoyez un courrier à Rome, donnez les prétextes
+ordinaires en pareils cas, et quand vous aurez obtenu la dispense,
+offrez, comme vous l'avez déjà fait, à madame d'Albémar, le choix de
+prononcer ses voeux, ou de sortir de votre maison; elle n'hésitera
+pas, et nous n'aurons plus d'inquiétude, quoi qu'il puisse arriver.
+
+Nous ne pouvons nous reprocher en aucune manière d'abréger le noviciat
+de madame d'Albémar; elle a manifesté son intention de se faire
+religieuse, elle a vingt-deux ans, elle est veuve, personne n'est plus
+en état qu'elle de se décider, et ce n'est pas la différence de
+quelques mois qui rendra ses voeux moins libres et moins légitimes;
+mais de quelle importance n'est-il pas pour nous, de ne pas nous
+exposer à attendre les couches de Matilde? Si elle meurt, madame
+d'Albémar vous quitte; vous perdez ainsi pour jamais une société qui
+vous est devenue nécessaire; et moi, j'aurai pour belle-fille un
+caractère inconsidéré, une tête imprudente, qui mettra le trouble dans
+ma famille.
+
+Je suis vieille, assez malade, je veux mourir en paix, et rappeler
+près de moi mon fils; soit que Matilde vive ou qu'elle meure, Léonce
+m'aimera toujours par-dessus tout, s'il n'est pas lié à une femme dont
+il soit amoureux, et qui absorbe entièrement toutes ses affections;
+mon esprit, au moins à présent, lui est nécessaire: s'il a une femme
+qui ait aussi de l'esprit, et de plus, de la jeunesse et de la beauté,
+que serai-je pour lui? Vous m'avez avoué, ma soeur, que vous vous
+préfériez aux autres: moi, si je suis personnelle, c'est dans le
+sentiment que je le suis; je donnerois ma vie avec joie pour le
+bonheur de mon fils; mais je ne voudrois pas qu'une autre que moi fit
+ce bonheur, et je me sens de la haine pour une personne qu'il aime
+mieux que moi.
+
+Vous voyez, chère soeur, avec quelle franchise je vous parle; mais
+songez surtout combien il est essentiel de ne pas perdre un moment,
+pour nous préserver des chagrins qui nous menacent.
+
+
+
+
+LETTRE XXIX.
+
+Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 20 juin.
+
+
+Tout est dit, le temps sur lequel je comptais nous est arraché. Les
+voeux éternels sont prononcés! Ah! nous avons été entraînées par je ne
+sais quelle puissance inexplicable, et maintenant qu'il faut que je
+vous rende compte de ces malheureux jours, leur souvenir se perd dans
+le trouble qui nous a peut-être empêchées de faire usage de notre
+raison.
+
+Depuis près de trois mois, que madame d'Albémar étoit novice, madame
+de Ternan avoit cherché tous les moyens de prendre de l'ascendant sur
+elle; ce n'étoit point par de l'art ou de la fausseté qu'elle y étoit
+parvenue; il faut rendre à madame de Ternan la justice qu'elle a
+beaucoup de vérité dans le caractère, mais tant d'humeur et de
+personnalité, qu'il faut, ou se brouiller avec elle, ou céder à ses
+volontés. Combien, dans la plupart des associations de la vie, n'y
+a-t-il pas d'exemples de l'empire de l'humeur et de l'exigeance, sur
+la douceur et la raison: dès qu'un lien est formé de manière qu'on ne
+puisse plus le rompre sans de graves inconvéniens, c'est le plus
+personnel des deux qui dispose de l'autre.
+
+Je me croyois sûre cependant que nous avions encore plusieurs mois
+devant nous; je comptois sur votre arrivée, que vous aviez annoncée;
+je me flattois que pendant ce temps il surviendroit des incidens qui
+délivreroient madame d'Albémar sans la compromettre: lorsqu'il y a
+trois jours, je vins la voir à son couvent, je la trouvai beaucoup
+plus triste qu'elle ne l'avoit été jusqu'alors; interrogée par moi,
+elle me dit que madame de Ternan avoit obtenu à Rome des dispenses de
+noviciat, et qu'elle vouloit l'obliger à prononcer ses voeux dans
+trois jours: indignée de cette résolution, j'en demandai les
+motifs.--Elle ne me les a pas fait connoître, répondit madame
+d'Albémar, elle s'est retranchée dans la phrase ordinaire dont elle se
+sert, quand elle a de l'humeur contre moi; elle m'a dit que si je ne
+voulois pas suivre ses conseils, elle rendrait publique la lettre du
+commandant de Zell, et se conformeroit à la délibération des soeurs
+qui, en conséquence de cette lettre, avoient décidé qu'elles ne me
+garderoient pas dans leur couvent. J'ai cependant persisté dans mon
+refus d'abréger mon noviciat, continua Delphine; mais cette affreuse
+menace me remplit de terreur.--J'essayai alors de rassurer madame
+d'Albémar, et je me déterminai à parler à madame de Ternan, malgré
+l'éloignement qu'elle m'inspire: je lui fis demander de la voir; elle
+me fit dire capricieusement de revenir le lendemain.
+
+En arrivant, je lui expliquai l'objet de ma visite; elle me dit, avec
+une franchise d'égoïsme tout-à-fait originale, qu'elle avoit des
+raisons de craindre que si le noviciat de Delphine duroit un an, les
+circonstances ou ses amis ne la fissent renoncer au projet de se faire
+religieuse, et qu'elle ne vouloit pas s'exposer à perdre la société
+d'une personne qui lui plaisoit extrêmement. Je voulus lui parler
+alors du plaisir d'être généreuse envers ses amis, de se sacrifier
+pour eux; elle me répondit honnêtement, mais comme s'il falloit de la
+politesse pour ne pas se moquer de ce qu'elle appeloit ma mauvaise
+tête; et non-seulement elle n'étoit pas ébranlée par tout ce que je
+pouvois lui dire, mais elle n'avoit pas l'air de croire qu'on pût
+hésiter sur ce que je proposois, et répétoit sans cesse:--Comment
+peut-on me demander de ne pas employer tous mes moyens pour faire
+réussir une chose que je souhaite? c'est vraiment de la folie.
+
+--Je retournai ensuite vers Delphine, et je voulus l'engager à sortir
+de l'abbaye, à braver ce qu'on pourroit dire, en venant s'établir
+chez, moi; mais je vis avec douleur qu'elle n'en avoit pas la
+force.--Autrefois, me dit-elle, je ne craignois pas du tout l'opinion,
+et je ne consultois jamais que le propre témoignage de ma conscience;
+mais depuis que le monde a trouvé l'art de me faire mal dans mes
+affections les plus intimes, depuis que j'ai vu qu'il n'y avoit pas
+d'asile contre la calomnie, même dans le coeur de ce qu'on aime, j'ai
+peur des hommes, et je tremble devant leur injustice, presque autant
+que devant mes remords; enfin, j'ai tant souffert, que je n'ai plus
+qu'un vif désir, celui d'éviter de nouvelles peines.--C'est ainsi,
+mademoiselle, que me trouvant entre l'inflexible personnalité de
+madame de Ternan, et l'effroi que causoit à Delphine la seule idée
+d'un éclat déshonorant, tous mes efforts auprès de l'une et l'autre
+étoient inutiles.
+
+Cependant je me flattois, avec raison, d'avoir plus d'ascendant sur
+Delphine; elle redoutoit les voeux précipités qu'on exigeoit d'elle,
+et souhaitoit extrêmement de pouvoir y échapper: j'étois avec elle, et
+nous cherchions ensemble s'il existoit un moyen d'ébranler la
+résolution de madame de Ternan, lorsqu'elle entra dans la chambre avec
+un air d'indignation qui me fit battre le coeur.--Voilà, madame,
+dit-elle à Delphine, la lettre que vous m'attirez; c'en est trop, il
+faut pourtant que vous cessiez de porter le trouble dans cette
+maison.--Je lus à Delphine tremblante la lettre que madame de Ternan
+consentit à me donner; elle contenoit des menaces insensées et
+offensantes, que M. de Valorbe écrivoit à madame de Ternan; il lui
+déclaroit qu'il avoit appris qu'elle vouloit forcer madame d'Albémar à
+se faire religieuse, et que, dans peu de jours, espérant obtenir sa
+liberté du gouvernement autrichien, il viendroit réclamer lui-même
+madame d'Albémar, et accuser publiquement quiconque voudroit la
+retenir: il ajoutoit à ces menaces, déjà très-blessantes, quelques
+mots qui indiquoient le peu de dévotion de madame de Ternan, et les
+motifs de vanité qui lui avoient fait haïr le monde. Après une telle
+lettre, il n'étoit plus possible d'espérer que madame de Ternan
+fléchît jamais sur la volonté qu'elle avoit exprimée; le malheureux
+Valorbe n'avoit certainement dans cette circonstance que le désir
+d'être utile à madame d'Albémar, et pour la seconde fois il la
+perdoit.
+
+Madame de Ternan étoit irritée à un degré excessif; c'est une personne
+qu'on ne peut plus ramener, quand une fois son amour-propre est
+offensé. Madame d'Albémar voulut dire quelques mots sur ce qu'il
+seroit injuste de la rendre responsable du caractère de M. de Valorbe,
+elle qui en avoit été si cruellement victime.--Que vous soyez
+innocente ou non, madame, de son insolente folie, répondit madame de
+Ternan, il n'en est pas moins vrai qu'il veut vous enlever d'ici,
+quand il aura recouvré sa liberté. Pour prévenir cette scène
+scandaleuse, il ne reste que deux partis à prendre; ou vous ferez
+perdre toute espérance à M. de Valorbe, en vous fixant dans cette
+maison pour toujours, ou vous voudrez bien en sortir; et comme il ne
+faut pas que M. de Valorbe puisse se flatter que ces menaces m'ont
+fait peur, je ferai connoître la délibération de nos soeurs et ses
+motifs.--J'espérai un moment que le ton impérieux de madame de Ternan
+avoit révolté Delphine, et qu'elle alloit tout braver pour lui
+résister, car elle lui répondit, avec beaucoup de dignité:--Vous
+abusez trop, madame, de mon malheur, et vous comptez trop peu sur mon
+courage.
+
+--Dans ce moment on apporta une lettre de vous; pardonnez-moi,
+mademoiselle, la peine que je vais vous causer; ne vous accusez pas
+cependant, car je suis sûre que cette lettre n'a rien changé à
+l'événement, il étoit inévitable. Madame de Ternan prit, avec sa
+hauteur accoutumée, votre lettre adressée à madame d'Albémar, et dit à
+Delphine:--Tant que vous êtes novice dans ma maison, madame, j'ai le
+droit de lire vos lettres: la voici, continua-t-elle, après l'avoir
+parcourue; on y parle seulement de mon neveu et de l'heureux
+accouchement de sa femme.--Delphine tressaillit au nom de Léonce, et
+la main qu'elle tendit pour recevoir la lettre trembloit extrêmement.
+Vous savez que vous lui mandiez que Matilde étoit accouchée d'un fils,
+et que sans doute elle se portoit bien, puisqu'elle étoit décidée à
+nourrir son enfant; vous ajoutiez que Léonce paroissoit sentir
+vivement le bonheur d'être père.
+
+Delphine baissa son voile, pour lire cette lettre, afin de cacher son
+trouble; je lui demandai de la voir, et comme elle me la donnoit, sa
+main souleva par hasard ce voile, et nous vîmes baigné de pleurs ce
+visage céleste, que toutes les impressions de l'âme, même les plus
+douloureuses, embellissent encore. Elle rougit extrêmement, quand elle
+s'aperçut que son émotion, dans une pareille circonstance, et pour un
+semblable sujet, avoit été connue; et c'est alors qu'avec l'accent le
+plus sombre, et l'expression de découragement la plus déchirante, elle
+dit:--C'est assez résister, c'est assez combattre pour une existence
+infortunée, contre tous les événemens et tous les caractères; mes
+amis, le monde et mon propre coeur sont lassés de moi, c'est assez;
+demain, madame, continua-t-elle en s'adressant à madame de Ternan,
+demain, à pareille heure, je me lierai par les sermens que vous me
+demandez. Que personne n'en soit témoin, je vous en conjure; ma
+disposition ne me rend pas digne de l'appareil qui donneroit à cette
+cérémonie un caractère imposant; séparez-moi du passé, de l'avenir, de
+la vie; c'est tout ce que je veux, c'est tout ce que je puis.--Madame
+de Ternan embrassa Delphine avec une sorte de triomphe qui me fit bien
+mal; ce qui lui causoit le plus de plaisir encore dans la résolution
+de Delphine, c'étoit d'être parvenue à se faire obéir. Elle me demanda
+de la laisser seule avec madame d'Albémar tout le jour, pour la
+préparer au lendemain; il fallut m'éloigner. Delphine, profondément
+absorbée, ne remarqua point mon départ.
+
+Le lendemain, j'arrivai de bonne heure au couvent; les religieuses
+entouroient Delphine, et lui demandoient si elle sentoit la grâce
+descendre dans son coeur; elle ne répondoit rien, pour ne pas les
+scandaliser ni les tromper; mais elle m'a dit depuis, que dans aucun
+temps de sa vie, elle n'avoit éprouvé des sentimens moins conformes à
+la situation où elle se trouvoit; car rien ne lui paroissoit plus
+contraire à l'idée qu'elle a toujours nourrie de la véritable piété,
+que ces institutions exagérées qui font de la souffrance le culte d'un
+Dieu de bonté. Les cérémonies de deuil dont on l'entouroit ne
+produisirent aucune impression; une fois, m'a-t-elle dit, elle avoit
+été profondément touchée d'une semblable cérémonie, mais son âme étoit
+maintenant si fort occupée, qu'aucun objet extérieur ne frappoit même
+son imagination.
+
+L'abbesse arriva; elle avoit mis du soin dans l'arrangement de son
+costume, elle avoit l'air plus jeune, et sans doute elle rappeloit
+davantage Léonce; car Delphine, s'approchant de moi, me
+dit:--Considérez madame de Ternan, c'est la ressemblance de Léonce que
+je vois, c'est elle qui marche devant moi, puis-je me tromper en la
+suivant? N'y a-t-il pas quelque chose de surnaturel dans cette ombre
+de lui qui me conduit à l'autel? O mon Dieu! continua-t-elle à voix
+basse, ce n'est pas à vous que je me sacrifie, ce n'est pas vous qui
+exigez l'engagement insensé que je vais prendre; c'est l'amour qui
+m'entraîne, c'est l'injustice des hommes qui m'y condamne; pardonnez
+si l'on me force à prononcer votre nom, je ne cherche ici qu'un asile;
+c'est dans mon coeur qu'est votre culte. Toutes ces vaines
+démonstrations, toutes ces folles promesses, je vous en demande le
+pardon, loin d'en espérer la récompense.--Je ne puis vous peindre,
+mademoiselle, ce qu'il y avoit d'effrayant dans ce discours, et dans
+l'expression de douleur qu'on voyoit alors sur le visage de Delphine;
+si elle s'étoit faite religieuse avec les sentimens de cet état,
+j'aurois versé plus de larmes, mais j'aurois moins souffert; il me
+sembloit que je la voyois marcher à la mort, sans réflexion, sans
+terreur, avec cet égarement qui a quelquefois le caractère de
+l'insouciance, mais qui ne vient cependant que de l'excès même du
+désespoir.
+
+Les religieuses accompagnèrent Delphine sans ordre, sans
+recueillement; elles avoient, sans s'en rendre compte, une idée
+confuse du motif de tout ce qui se passoit. Delphine étoit plus belle
+que je ne l'ai vue de ma vie; mais ces charmes ne venoient point de
+l'abattement ni de la pâleur qui la rendoient si intéressante depuis
+quelque temps; elle avoit, au contraire, une expression animée, qui
+tenoit, je crois, à de la fièvre; elle ne leva pas même une seule fois
+les yeux vers le ciel, comme si elle eût craint de l'attester dans une
+pareille circonstance.
+
+Madame de Ternan remplissoit les devoirs de sa place avec décence,
+mais sans que rien en elle pût émouvoir le coeur par des sentimens
+religieux; un prêtre d'un talent médiocre fit un discours que personne
+n'écouta fort attentivement: cependant lorsqu'à la fin, suivant
+l'usage, il interpella formellement la novice, pour lui recommander de
+ne point embrasser l'état de religieuse par des _motifs humains_,
+Delphine tressaillit, et, laissant tomber sa tête sur ses deux mains,
+elle fut absorbée dans une méditation si profonde, qu'aucun des objets
+qui l'entouroient ne paroissoit attirer son attention; elle devoit,
+dans un moment convenu, s'avancer au milieu du choeur; et, comme elle
+n'avoit pas l'air de penser à quitter sa place, j'eus un moment
+l'espoir qu'elle alloit refuser de prononcer ses voeux, mais cet
+espoir dura peu. L'abbesse commença la première à chanter, ainsi que
+cela est ordonné dans ces cérémonies, un psaume très-solennel, dont
+les paroles sont:
+
+ Souviens-toi qu'il faut mourir.
+
+ [Mémento mori.]
+
+La voix de madame de Ternan est belle et jeune encore: je reconnus
+dans sa manière de prononcer cet accent espagnol dont madame d'Albémar
+m'avoit souvent parlé, et je compris d'abord, à l'extrême émotion de
+Delphine, que tout lui rappeloit Léonce; enfin elle se leva, et se dit
+à elle-même, assez haut cependant pour que je l'entendisse:--Eh bien!
+puisque le ciel se sert de cette voix pour m'ordonner de mourir, il
+n'y faut pas résister. Léonce, Léonce! répéta-t-elle encore en se
+jetant à genoux, reçois mon sacrifice!--Sa beauté, en ce moment, étoit
+enchanteresse, et je pensois, avec un mélange d'étonnement et de
+terreur, à cet amour tout-puissant, à cet homme inconnu, mais sans
+doute extraordinaire, puisque son souvenir occupoit entièrement cette
+charmante créature, qui s'immoloit à sa tendresse pour lui.
+
+Pendant le reste de la cérémonie, Delphine montra assez de force; et
+ce qui acheva de me confondre, c'est que, rentrée chez elle avec moi,
+lorsque tout fut terminé, elle ne paroissoit pas se ressouvenir
+qu'elle eût changé d'état: elle ne disoit plus rien qui eût aucun
+rapport avec ce qui venoit de se passer, et s'occupoit seulement de la
+lettre qu'elle vouloit écrire à M. de Valorbe, en lui apprenant la
+résolution qu'elle venoit d'accomplir, et le priant d'accepter une
+partie de sa fortune. Je ne combattis point cette généreuse pensée;
+madame d'Albémar ne peut se soutenir dans sa situation que par
+l'enthousiasme; tant qu'il lui restera quelque action noble à faire,
+elle ne sentira pas tout ce que son état a de cruel.
+
+Elle a pris de grandes précautions pour qu'on ne sache point son nom,
+afin que de long-temps Léonce ne puisse découvrir ce qu'elle est
+devenue, ni les motifs qui l'ont forcée à se faire religieuse; elle
+craindroit qu'il ne s'en vengeât sur M. de Valorbe. Enfin, je l'ai
+vue, pendant les deux heures que j'ai passées avec elle, constamment
+occupée des autres, et, dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté,
+parlant d'elle-même comme si elle eût déjà cessé d'exister.
+
+Maintenant, hélas! mademoiselle, en écrivant à votre amie, songez que
+son malheur est sans ressource, encouragez-la à le supporter; vous
+avez de l'empire sur elle, faites-en l'usage que la nécessité
+commande. Ne me haïssez pas de n'avoir pu sauver Delphine! j'ai assez
+souffert pour que vous ne puissiez pas douter des sentimens dont je
+suis pénétrée.
+
+
+
+
+LETTRE XXX.
+
+M. de Valorbe à madame d'Albémar.
+
+Zell, ce 24 juin.
+
+
+Vous avez eu tort de vous faire religieuse, vous avez craint d'être
+déshonorée par les heures passées à Zell, et vous n'avez pas daigné
+penser que je vous justifierois avant de mourir; en mourant, je ferai
+connoître la vérité; elle parviendra à Montalte, qui est maintenant en
+Languedoc; je lui permettrai d'en instruire Léonce, une fois, dans
+quelque temps, quand mes cendres seront assez refroidies, pour que
+votre triomphe ne les insulte pas; vous serez alors bien affligée de
+vous être séparée pour jamais du monde; mais pourquoi n'avez-vous pas
+compté sur ma mort? Je vous l'avois promise, il falloit m'en croire.
+
+Si quelqu'un avoit voulu m'aimer, je sens que je me serois adouci, je
+serois redevenu digne de ce qu'on auroit fait pour moi; mais à qui
+importoit-il que je vécusse?
+
+Savez-vous ce qu'il y a d'horrible dans ma situation? Ce n'est pas de
+terminer une vie que la ruine, les souffrances, le déshonneur me
+rendent odieuse; mais c'est de n'avoir pas au fond du coeur un seul
+sentiment doux, de ne pouvoir verser des pleurs sur mon sort, d'être
+dur pour moi, comme l'a été le reste des hommes; de me haïr, de
+repousser l'instinct de la nature, par une sorte de férocité qui
+m'inspire la dérision de mes propres douleurs. Oui, les hommes m'ont
+enfin mis de leur parti, je me traite comme ils m'ont traité; et si
+c'est un crime de repousser tous les secours qui pourroient conserver
+la vie, je le commets, ce crime, avec le sang-froid barbare qui feroit
+immoler un ennemi long-temps détesté.
+
+Delphine, vous que j'aimois, vous qui pouviez tirer encore des larmes
+de ce coeur desséché, vous avez mieux aimé nous tuer tous les deux,
+que de réunir nos malheureuses destinées. Écoutez-moi, je vous ai
+pardonné, vous valiez encore mieux que le reste de la terre; votre
+réputation sera complètement rétablie, elle le sera par moi; Léonce ne
+pourra pas former contre vous le moindre soupçon. Malheureux que je
+suis! il y aura encore de l'amour après moi, il y aura des coeurs qui
+seront heureux... Qu'ai-je dit, hélas! pauvre Delphine, ce ne sera pas
+vous qui jouirez de la vie. Je vous le répète encore, pourquoi vous
+êtes-vous faite religieuse? C'étoit moi que vous vouliez fuir, et vous
+préfériez le tombeau à notre hymen. Mais ne pouviez-vous pas attendre
+quelques momens, quelques jours? je n'en demandois pas plus pour
+achever de vivre. Oh! que je souffre! mourir est plus douloureux
+encore que je ne croyois.
+
+
+
+
+LETTRE XXXI.
+
+Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.
+
+Zurich, ce 28 juin 1792.
+
+
+L'infortuné Valorbe n'est plus; en mourant, il a écrit à madame
+d'Albémar qu'il la justifieroit dans l'opinion; ainsi, huit jours
+après avoir prononcé ses voeux, elle apprend que le sacrifice affreux
+qu'elle a fait est devenu inutile.
+
+La mort de M. de Valorbe a été terrible. En recevant la lettre de
+madame d'Albémar, qui lui apprenoit qu'elle avoit prononcé ses voeux,
+il est tombé dans un accès de désespoir tel, qu'il a déchiré lui-même
+ses blessures déjà rouvertes, et, pendant trois jours, il a refusé
+tous les secours qu'on vouloit lui donner pour le sauver; mais, par
+une inconséquence déplorable, quand il n'y avoit plus de ressource, il
+a vivement désiré qu'on pût en trouver. Violent et foible jusqu'au
+dernier moment, il a regretté la vie, quand sa volonté avoit appelé la
+mort; irrité par ses douleurs, irrité par la résistance que la nature
+opposoit à ses désirs, il a éprouvé comme une sorte de rage de mourir,
+après avoir maudit l'existence, tant qu'il étoit en son pouvoir de la
+conserver. Plusieurs fois, en expirant, il a nommé madame d'Albémar,
+et l'a accusée de son sort.
+
+Madame de Ternan, qui ne ménage jamais les autres, a remis à Delphine
+une lettre de Zell, qui contenoit tous ces détails; et quand je suis
+arrivée à l'abbaye, madame d'Albémar savoit tout, et, se jetant dans
+mes bras, elle m'a dit:--Jusqu'à ce jour, je n'avois fait de mal qu'à
+moi, et maintenant je suis coupable de la mort d'un homme, d'un homme
+qui avoit conservé la vie à mon bienfaiteur! Oh! que j'ai pitié de
+lui; oh! que je voudrois, aux dépens de ma vie, l'avoir sauvé! Il
+vivroit, s'il ne m'eût pas connue! malheureuse, pourquoi suis-je
+née!--J'ai dit à Delphine tout ce qui pouvoit lui persuader qu'elle ne
+devoit point se reprocher la mort de M. de Valorbe.--Je sais bien, me
+répondit-elle, que je ne suis pas méchante, mais j'ai d'autres défauts
+qui causent autant de malheurs autour de moi, l'imprudence,
+l'entraînement, les sentimens irréfléchis et passionnés. Je n'ai pas
+su guider ma vie, et j'ai précipité les autres avec moi.--Je vous en
+conjure, lui dis-je, ne considérez pas les malheurs que vous éprouvez
+comme le résultat de vos erreurs et de vos fautes. Les résolutions que
+vous avez prises appartenoient à des sentimens tout-à-fait
+involontaires. Il y a de la fatalité, en nous comme hors de nous, et
+il ne faut pas plus se révolter contre soi, que contre les
+autres.--Ah! reprit Delphine, tout pouvoit encore se supporter; mais
+la mort! l'irréparable mort!--
+
+J'essayai de lui parler du soin que M. de Valorbe avoit pris de la
+justifier dans l'esprit de Léonce.--Le malheureux, s'écria-t-elle,
+c'est un trait de bonté qui doit l'absoudre de tout, il m'a justifiée!
+Voilà donc, dit-elle en s'arrêtant subitement comme si une pensée
+tout-à-fait imprévue se fût emparée d'elle, voilà déjà la moitié de la
+prédiction de ma soeur qui s'est accomplie! ne m'a-t-elle pas dit que
+la vérité seroit connue sur mon voyage à Zell? elle le sera. Ne
+m'a-t-elle pas dit aussi que peut-être un jour Léonce seroit libre?
+Oh! d'où vient que cette idée, la plus invraisemblable de toutes,
+m'est revenue dans cet instant? c'est parce que mon sort est
+maintenant irrévocable, que je crois aux événemens qui me paroissoient
+impossibles il y a quelque temps: funeste imagination! s'écria-t-elle,
+ah Dieu!--Et elle resta plongée dans le plus profond silence.
+
+Madame d'Albémar n'est pas encore en état de vous écrire,
+mademoiselle, elle m'a demandé de m'en charger; c'est toujours à vous
+qu'elle pense au milieu de ses plus grandes peines. Ah! mademoiselle,
+venez, venez ici. Votre présence est le seul bien qui puisse consoler
+cette jeune infortunée, privée de tout autre espoir pour le cours de
+sa longue vie.
+
+H. DE CERLEBE.
+
+
+
+
+LETTRE XXXII.
+
+Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 30 juin 1792.
+
+
+Madame de Mondoville est tombée tout à coup très-malade, mademoiselle;
+elle s'obstine à vouloir nourrir son enfant, dans cet état, et si l'on
+n'obtient pas d'elle d'y renoncer, sa mort est certaine. Je vous
+donnerai de ses nouvelles exactement; mon mari ne quitte pas M. de
+Mondoville. Ne mandez pas à madame d'Albémar la situation de Matilde;
+il faut lui épargner des impressions trop mêlées, trop diverses, pour
+ne pas agiter vivement son coeur. Soyez sûre que je ne passerai pas un
+jour sans vous informer de la santé de madame de Mondoville. Nous nous
+entendons sans nous exprimer. Adieu, mademoiselle.
+
+ÉLISE DE LEBENSEI.
+
+SIXIÈME PARTIE.
+
+
+
+
+LETTRE PREMIÈRE.
+
+Delphine, à mademoiselle d'Albémar.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 1er juillet 1792.
+
+
+Mon amie, j'ai causé la mort d'un homme! c'est en vain que je cherche
+dans ma pensée des excuses, des explications; je n'ai pas eu des
+intentions coupables, mais sans doute je n'ai pas su ménager le
+caractère de M. de Valorbe; je n'aurois pas dû lui donner un asile
+dans ma propre maison: un bon sentiment m'y portoit; mais la destinée
+des femmes leur permet-elle de se livrer à tout ce qui est bien en
+soi? Ne falloit-il pas calculer les suites d'une action même honnête,
+et trouver une manière plus sage de concilier la bonté du coeur avec
+les devoirs imposés par la société? Si je n'avois pas des reproches à
+me faire, serois-je si malheureuse? on ne souffre jamais à ce point
+sans avoir commis de grandes fautes.
+
+Je repasse sans cesse dans ma pensée ce que j'aurois pu écrire à M. de
+Valorbe, qui eût adouci son désespoir, quand je lui annonçai mon
+nouvel état: il me semble que la crainte fugitive de ce qui vient
+d'arriver a traversé mon esprit, et que je ne m'y suis pas assez
+arrêtée. Je cherche à me rappeler le moment où cette crainte m'est
+venue, le degré d'attention que j'y ai donné, les pensées qui m'en ont
+détournée. Je m'efforce de suivre en arrière les plus légères traces
+de mes réflexions, pour m'accuser ou m'absoudre. Je me reproche enfin
+de ne pas accorder à la mémoire de M. de Valorbe les sentimens qu'il
+demandoit de moi, de ne pas regretter assez celui qui est mort pour
+m'avoir aimée; je n'ose me livrer à m'occuper de Léonce: il me semble
+que M. de Valorbe me poursuit de ses plaintes, il n'y a plus de
+solitude pour moi, les morts sont partout.
+
+Vous le savez, autrefois, quand j'étois près de vous, je me plaisois
+dans la vie contemplative; le bruit du vent et des vagues de la mer,
+qu'on entendoit souvent dans notre demeure, me faisoit éprouver les
+sensations les plus douces; je rêvois l'avenir, en écoutant ces bruits
+harmonieux, et, confondant les espérances de la jeunesse avec celles
+d'un autre monde, je me perdois délicieusement dans toutes les chances
+de bonheur que m'offroit le temps, sous mille formes différentes. Cet
+été même, quand je n'avois plus à attendre que des peines, vingt fois,
+au milieu de la nuit, me promenant dans le jardin de l'abbaye, je
+regardois les Alpes et le ciel, je me retraçois les écrits sublimes
+qui, dès mon enfance, ont consacré ma vie au culte de tout ce qui est
+grand et bon: les chants d'Ossian, les hymnes de Thompson à la nature
+et à son Créateur, toute cette poésie de l'âme qui lui fait pressentir
+un secret, un mystère, un avenir, dans le silence du ciel et dans la
+beauté de la terre; le merveilleux de l'imagination, enfin, m'élevoit
+quelquefois dans la solitude au-dessus de la douleur même; je me
+rappelois alors la destinée de tout ce qui a été distingué dans le
+monde, et je n'y voyois que des malheurs. Amour, vertu, génie, tout ce
+qui a honoré l'homme, l'homme l'a persécuté. Pourquoi donc, me
+disois-je, serois-je révoltée de mon sort? quand j'ai osé sentir,
+penser, aimer, ne me suis-je pas condamnée à souffrir! Et je levois
+des regards plus fiers vers ces astres, qui ont recueilli toutes les
+idées, toutes les affections que les vulgaires habitans de ce monde
+ont repoussées. Cette disposition de mon coeur m'étoit assez douce,
+elle m'aidoit à supporter le nouvel état que j'ai embrassé; mais
+depuis la mort de M. de Valorbe, je ne sais quelle inquiétude, quel
+sentiment amer ne me permet plus d'être bien quand je suis seule.
+
+Il faut que j'essaie d'une vie plus utilement employée, et que je
+fasse servir mon existence au bien des autres, pour parvenir à la
+supporter moi-même. Les plaisirs d'une bienfaisance continuelle,
+l'espoir de perfectionner mon âme, en soulageant l'infortune, me
+ranimeront peut-être: les heures oisives que l'on passe ici me
+deviennent trop pénibles; la rêverie me consume, au lieu de me calmer;
+je ne puis échapper à moi, qu'en m'occupant sans cesse à secourir les
+souffrances de l'humanité; écoutez mon projet, ma soeur, et
+secondez-le.
+
+La société de madame de Ternan me devient chaque jour moins agréable;
+je ne lui plais plus, depuis que les malheurs que j'ai éprouvés me
+rendent incapable de chercher à la distraire; elle a un fond de
+tristesse sans sujet, qui lui fait détester dans les autres les peines
+qui ont une cause réelle; et jamais personne n'a été moins propre à
+consoler, car elle n'observe jamais que ce qui la regarde
+personnellement; on diroit qu'elle ne croit à rien qu'à ce qu'elle
+éprouve, et que tout ce qui l'environne lui paroît devoir être une
+modification d'elle-même. Je voudrois quitter cette femme qui m'a fait
+tant de mal, et me réunir à quelque association religieuse, mais
+consacrée à la bienfaisance. Je n'ai pas la moindre vocation pour le
+genre de vie qu'on mène ici; les pratiques continuelles et minutieuses
+que l'on m'impose sont, avec ma manière de voir, une sorte
+d'hypocrisie qui révolte mon caractère. Je ne veux pas cependant,
+comme madame de Ternan, m'affranchir presque entièrement des exercices
+religieux qu'on exige de nous; je craindrois d'affliger, par mon
+exemple, mes compagnes qui s'y soumettent, mais je voudrois remplir
+quelques devoirs qui fussent analogues aux idées que j'ai sur la
+vertu.
+
+Hier, un religieux du mont Saint-Bernard est venu dans notre couvent;
+je lui trouvois une expression de calme et de sensibilité que n'ont
+point nos religieuses. Je me promenai quelque temps avec lui; il me
+raconta par hasard, et sans y attacher lui-même autant d'importance
+que moi, un trait qui pénétra mon coeur. Un vieillard de son ordre,
+accablé d'infirmités, et retiré dans l'hospice des malades, apprit cet
+hiver qu'un voyageur, tombé dans les neiges à peu de distance de son
+couvent, étoit près de mourir; il se trouvoit seul alors, tous ses
+frères étant absens pour rendre d'autres services; il n'hésita pas, il
+partit, et trouva le malheureux voyageur expirant au milieu des
+neiges; il n'étoit plus possible de le transporter, il entendoit avec
+difficulté ce qu'on lui disoit; le vieillard se mit à genoux près de
+lui, sur les glaces qui l'environnoient, il se pencha vers son
+oreille, et tâcha de lui faire comprendre les paroles qui donnent
+encore de l'espérance au dernier terme de la vie; il resta près d'une
+heure dans cette situation, recevant sur sa tête blanchie et sur son
+corps infirme la pluie et les frimas, qui sont mortels au sommet des
+Alpes pour la jeunesse elle-même. Le vieillard élevoit la voix ou
+l'adoucissoit, suivant l'expression du visage de son infortuné malade;
+il faisoit pénétrer des consolations à travers les souffrances de
+l'agonie, et suivoit l'âme enfin jusqu'à son dernier souffle, pour
+apaiser les peines morales, quand la nature physique se déchiroit et
+s'anéantissoit. Peu de jours après, ce bon vieillard mourut du froid
+qu'il avoit souffert. Celui qui me racontoit ce généreux dévouement,
+s'étonnoit de mon émotion.
+
+--Croyez-moi, ma chère soeur, me dit-il, on est heureux de consacrer
+sa vie et sa mort au bien des autres; que signifieroient nos
+engagemens, nos sacrifices, s'ils n'avoient pas pour but de secourir
+les misérables? La prière est un doux moment, mais c'est quand on a
+fait beaucoup de bien aux hommes, que l'on jouit de s'en entretenir
+avec Dieu; la piété se renouvelle par la vertu, les exercices
+religieux sont la récompense et non le but de notre vie. Nous mettons
+de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous; c'est
+alors seulement que la protection divine se fait sentir au fond de
+notre coeur.--Voilà, ma chère Louise, ce qui peut être utile dans
+l'état religieux; voilà le genre de vie que je veux adopter, que je
+veux suivre.
+
+Hélas! si l'infortuné Valorbe m'avoit justifiée pendant sa vie, comme
+il l'a fait à sa mort, je serois libre encore; mais pourquoi regretter
+les voeux que j'ai faits? ils m'ont été arrachés dans un moment de
+délire, ils n'avoient pour objet que d'échapper au plus grand des
+malheurs; mais ces voeux me lieront plus fortement encore à
+l'accomplissement de tous les devoirs de la morale; et si je puis
+consacrer toutes les heures de ma journée à des actes d'humanité,
+j'espère que je reprendrai du calme. Non, mon amie, je le sens, je
+n'ai pas mérité de souffrir toujours; et si je conforme ma vie à la
+plus parfaite vertu, la paix de l'âme doit m'être un jour rendue.
+
+Existe-t-il encore, ma chère Louise, dans le Languedoc ou la Provence,
+quelques établissemens de charité tels que je les désire? je pourrois
+peut-être obtenir de mes supérieurs la permission de m'y retirer, et
+je finirois près de vous ma vie qui ne peut être longue. Ma soeur,
+dites-moi que vous désirez me revoir; je n'en doute pas, mais il me
+sera doux de me l'entendre répéter.
+
+
+
+
+LETTRE II.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+De l'abbaye du Paradis, ce 15 juillet 1792.
+
+
+--_Ne quittez pas le lieu où vous êtes, la retraite inconnue où vous
+vivez; ne venez pas près de moi à présent; au nom du ciel, n'y venez
+pas!_--Voilà ce que vous m'écrivez! Est-ce vous que mon malheur a
+lassée? est-ce vous qui, fatiguée de mes égaremens, ne voulez plus me
+tendre une main protectrice? Écoutez, Louise, j'ai perdu
+successivement toutes mes illusions, toutes mes espérances; mais si
+vous n'êtes pas ce qu'il y a de plus noble et de meilleur au monde,
+j'ignore ce que je suis moi-même; je ne puis plus rien juger, rien
+aimer; le ciel et la terre sont confondus à mes yeux; je ne sais où
+poser mes pas, et je demande à la nature ce qu'elle veut faire de moi,
+quand elle m'ôte le seul appui sur lequel je reposois encore mon âme.
+Mais non, j'en suis sûre, vous m'expliquerez le mystère qui règne dans
+votre lettre: le sort renferme mille événemens extraordinaires,
+toutefois il en est un impossible, c'est que la bonté se démente,
+c'est que l'amitié sincère se détache par le malheur, c'est que vous
+ne soyez pas une amie parfaitement bonne et généreuse! Réveillez-vous,
+Louise, réveillez-vous! un motif qui m'est inconnu vous a dicté votre
+incroyable refus; mais quel qu'il soit, ce motif, il ne doit rien
+valoir.
+
+Peut-être croyez-vous qu'il est plus convenable pour moi de rester
+ici, que je ferois mieux de ne pas aller en France; ah! ne me déchirez
+pas le coeur, pour ce que vous croyez mon bien; la douleur que vous
+m'avez causée est au-dessus de toutes celles que vous voudriez
+m'épargner; les chances de l'avenir sont incertaines, et la douleur
+présente est le véritable mal. Plus je relis votre lettre, plus je me
+persuade que ce n'est point un sentiment froid, raisonnable, calculé,
+qui vous l'a dictée; il y règne un trouble, une obscurité, une
+contradiction qui me font craindre pour vous, pour moi, quelque grand
+malheur que vous redoutez, que vous me cachez. Léonce est-il malade?
+est-il menacé de quelque péril?
+
+Vous dirai-je que de malheureuses superstitions se sont emparées de
+moi, depuis que votre lettre a frappé mon esprit de terreur. Le
+dernier mot que M. de Valorbe a écrit en mourant, c'étoit pour
+exprimer son désir d'être enseveli dans notre église; nos religieuses
+s'y refusoient d'abord, parce que l'on avoit répandu le bruit qu'il
+s'étoit tué; mais j'ai mis tant de chaleur dans ma demande, que je
+l'ai enfin obtenue; j'attachois un grand prix à rendre à cet infortuné
+ce dernier hommage. Hier au soir, je voulus aller visiter son tombeau;
+votre lettre m'avoit inspiré plus de désir encore d'apaiser ses mânes.
+Je craignois pour Léonce; j'avois besoin d'implorer toutes les
+protections invisibles que les infortunés appellent sans cesse, dans
+leurs impuissantes douleurs. J'arrive près du tombeau de M. de
+Valorbe, je frémis du profond silence qui m'environnoit, près d'un
+coeur si passionné, près d'un homme que la violence de ses sentimens
+avoit fait mourir. Je me mis à genoux, et je me penchai sur la pierre
+qui couvroit sa cendre. J'y versai long-temps des pleurs de pitié, de
+regret et de crainte. Quand je me relevai, mon premier mouvement fut
+de tirer de mon sein le portrait de Léonce, que j'y ai toujours
+conservé; je voulus justifier auprès de lui la pitié que m'inspiroit
+M. de Valorbe; mais je trouvai le portrait entièrement méconnoissable;
+le marbre du tombeau de M. de Valorbe, sur lequel je m'étois courbée,
+l'avoit brisé sur mon coeur!
+
+Plaignez-moi; cette circonstance si simple me parut un présage; il me
+sembla que du sein des morts, M. de Valorbe se vengeoit de son rival,
+et qu'un jour Léonce devoit périr dans mes bras. Ce jour
+approche-t-il? le savez-vous? voulez-vous me le cacher? Ah! cessez de
+vous montrer insensible à mon sort! je ne puis le croire, je ne puis
+soupçonner votre coeur; et toutes les chimères les plus cruelles
+s'offrent à moi, pour expliquer ce que je ne saurais comprendre.
+
+
+
+
+LETTRE III.
+
+Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 15 juillet 1792.
+
+
+Les médecins ont déclaré que si Matilde persistoit à nourrir son
+enfant, elle étoit perdue, et que son enfant même ne lui survivrait
+peut-être pas. Un confesseur et un médecin amené par ce confesseur,
+soutiennent l'opinion contraire, et Matilde ne veut croire qu'eux.
+Léonce s'est emporté contre le prêtre qui la dirige; il a supplié
+Matilde à genoux de renoncer à sa résolution; mais jusqu'à présent il
+n'a pu rien obtenir. Elle se persuade que toutes les femmes qui sont
+un peu malades se font conseiller de ne pas nourrir, pour se dispenser
+d'un devoir; et rien au monde ne peut la faire sortir de cette
+opinion. Elle sait une phrase pour répondre à tout; elle dit que,
+quand elle se sentira malade, elle cessera de nourrir; mais que,
+n'éprouvant aucune douleur à présent, elle n'a point de motif pour
+céder à ce qu'on lui demande. On lui parle de son changement; on lui
+retrace tous les symptômes alarmans de son état; on veut l'effrayer
+sur le mal qu'elle peut faire à son fils: elle répond qu'elle n'y
+croit pas; que le lait de la mère convient à l'enfant; qu'un
+changement de nourriture seroit très-dangereux pour lui, et qu'elle
+doit savoir, mieux que personne, ce qui est bon pour son fils et pour
+elle-même. Ces deux ou trois phrases répondent à toutes les
+conversations qu'on veut avoir avec elle, elle les répète toujours,
+les varie à peine; et l'on sent en lui parlant, m'a dit M. de
+Lebensei, la résistance de l'entêtement comme un obstacle physique,
+sur lequel la force des raisonnemens ne peut rien.
+
+Quel triste spectacle cependant que cette altération du jugement,
+cette folie véritable, revêtue des formes les plus froides et les plus
+régulières! Léonce est au désespoir, surtout pour son fils. J'espère
+qu'il triomphera de la résistance de Matilde; elle l'aime, c'est le
+seul sentiment qui ait sur elle un pouvoir indépendant de sa volonté.
+M. de Lebensei ne quitte pas Léonce; il ne se montre pas toujours à
+Matilde, mais il est habituellement dans la chambre de M. de
+Mondoville, pour le soutenir et le consoler. Léonce, depuis huit
+jours, n'a pas prononcé le nom de madame d'Albémar. J'aime ce respect
+et cette pitié pour la situation de sa femme. Jamais, cependant, je
+crois, il ne fut plus occupé de Delphine! Agréez, mademoiselle, mes
+tendres hommages.
+
+ÉLISE DE LEBENSEI.
+
+
+
+
+LETTRE IV.
+
+M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 21 juillet 1792.
+
+
+Hier, la femme de Léonce a cessé de vivre! c'est vous, mademoiselle,
+qui l'apprendrez à madame d'Albémar. Je ne puis me refuser à vous
+exprimer la pitié que j'ai ressentie pour les derniers momens de cette
+jeune Matilde; je suis sûr que votre noble amie, loin de me blâmer, la
+partagera.
+
+Depuis un mois, l'opiniâtreté de madame de Mondoville avoit révolté
+tout ce qui l'entouroit. Léonce, surtout, inquiet pour son enfant, et
+ne sachant quel parti prendre, entre la crainte de réduire Matilde au
+désespoir, et le danger de son fils, n'avoit cessé de montrer à
+Matilde un sentiment contenu, mais très-blessé; lorsqu'il y a quatre
+jours, une nuit plus alarmante que toutes les autres convainquit
+Matilde de son état; elle fit venir Léonce, et, lui remettant son fils
+entre les bras, elle lui dit:--Il se peut que j'aie eu tort de vous
+résister si long-temps; mais les opinions que je vous opposois
+exercent un tel empire sur moi, que je leur sacrifie sans regrets, à
+vingt ans, une vie que vous rendiez heureuse. Pardonnez, si votre
+volonté n'a pas d'abord obtenu ce que je ne faisois pas pour la
+conservation de ma propre existence. Je crains que la roideur de mon
+caractère ne vous ait donné de l'éloignement pour la religion que je
+professe; ce seroit la pensée la plus amère que je pusse emporter au
+tombeau: n'attribuez point mes défauts à ma religion, elle n'a pu les
+corriger tous; mais sans elle, ils auroient fait mon malheur et celui
+des autres; c'est elle qui m'inspire la force de quitter avec courage
+ce que Dieu même me permettoit d'appeler le bonheur, une union intime
+avec le seul homme que j'aie aimé sur la terre.--Ces derniers mots
+touchèrent Léonce; Matilde s'en aperçut, et lui prenant la
+main:--Croyez-moi, lui dit-elle, ce coeur n'étoit pas si froid que
+vous le pensiez! mais ne falloit-il pas l'habituer à la contrainte? la
+vie religieuse est une oeuvre d'efforts, et l'entraînement trop vif
+vers les penchans les plus purs, détourne l'âme de son Dieu.
+
+--Trois jours après cette conversation, Matilde, se sentant
+tout-à-fait mal, voulut causer seule avec Léonce, pour lui confier
+tout ce qui s'étoit passé entre elle et madame d'Albémar. Elle remit à
+son mari la lettre qu'elle avoit reçue de Delphine, et qui exprime si
+noblement tous les sentimens généreux de cette âme angélique. Léonce,
+qui avoit toujours conservé une sorte de ressentiment du départ de
+Delphine, éprouva l'émotion la plus vive en en apprenant la cause; et,
+malgré tous ses efforts, il lui fut impossible, m'a-t-il avoué, de
+cacher à Matilde l'admiration qu'il éprouvoit pour la conduite de
+madame d'Albémar.--Vous l'aimez, lui dit Matilde avec douceur, vous
+l'aimez encore! et je meurs. Eh bien! avouez donc que Dieu me protège!
+Croyez en lui, Léonce, et ne rendez pas inutiles les prières que je
+fais pour vous!--Ces mots si sensibles causèrent un remords douloureux
+à Léonce; il se jeta au pied du lit de Matilde, et couvrit sa main de
+larmes. Matilde reprit de la force; son coeur étoit satisfait de
+l'attendrissement de Léonce.--Vous épouserez madame d'Albémar,
+continua-t-elle; c'est une âme sensible et généreuse; mais je pense
+avec peine que votre bonheur, à l'un et à l'autre, est bien dépendant
+des hommes et des circonstances. L'honneur est votre guide, le
+sentiment est le sien; mais vous n'avez point en vous-même un appui
+qui vous réponde de votre sort; prenez-y garde, Léonce, Dieu veut être
+notre premier ami, notre seul maître, et la soumission entière à sa
+volonté est l'unique moyen d'être affranchi de tout autre joug.
+Léonce, ajouta-t-elle d'une voix émue, Léonce! je voudrois emporter
+l'idée que vous serez heureux; mais je crains bien que vous n'en ayez
+pas pris la route. Si je pouvois obtenir de vous que vous élevassiez
+notre enfant dans mes principes! mais, hélas! ce pauvre enfant, qui
+sait s'il vivra? Il sera bientôt, peut-être, un ange dans le sein de
+Dieu.--Tout à coup elle s'arrêta, comme si une idée l'avoit troublée,
+et demanda son confesseur avec instance; Léonce crut apercevoir
+qu'elle étoit inquiète d'avoir nourri son enfant trop long-temps. Il
+alla chercher le confesseur, et lui dit:--Monsieur, vous nous avez
+fait bien du mal, tâchez de le réparer autant qu'il est en votre
+puissance; écartez de Matilde toute idée de remords.--Je ferai mon
+devoir, répondit le confesseur, et il entra chez Matilde.--C'est un
+homme tout à la fois rempli de fanatisme et d'adresse; convaincu des
+opinions qu'il professe, et mettant cependant à convaincre les autres
+de ces opinions, tout l'art qu'un homme perfide pourroit employer;
+imperturbable dans les dégoûts qu'il éprouve, et toujours actif pour
+les succès qu'il peut obtenir; portant enfin dans une persévérance que
+rien ne rebute, cette dignité religieuse qui s'honore des
+humiliations, et place son orgueil dans les souffrances même et dans
+l'abaissement.
+
+Il resta plusieurs heures enfermé avec Matilde, et quand Léonce la
+revit, elle lui parut calme et ferme, et ne cherchant aucune occasion
+de lui parler seule. Pendant toute la nuit qui précéda sa mort, cette
+jeune et belle Matilde supporta courageusement toutes les cérémonies
+dont les catholiques environnent les mourans. J'étois retiré dans un
+coin de la chambre, derrière les domestiques qui écoutoient à genoux
+les prières des agonisans; j'apercevois dans une glace le lit de
+Matilde, et je voyois son confesseur approcher souvent la croix de ses
+lèvres mourantes. J'éprouvois à ce spectacle un tressaillement
+intérieur que tout l'effort de ma volonté ne pouvoit vaincre. A-t-on
+raison, me disois-je, d'entourer nos derniers momens d'un appareil si
+sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant
+d'idées terribles l'imagination des infortunés qui expirent? le
+sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs? ne
+vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l'homme comme celle du jour,
+et faire ressembler, autant qu'il est possible, le sommeil de la mort
+au sommeil de la vie! Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce
+qu'il aime doit écarter de lui cette pompe funèbre; l'affection
+l'accompagne jusqu'à son dernier adieu, il dépose sa mémoire dans les
+coeurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour
+lui la bienveillance du ciel; mais l'être infortuné qui périt seul, a
+peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel; que
+des ministres de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes,
+qui expriment la compassion du ciel pour l'homme, et que le plus grand
+mystère de la nature, la mort, ne s'accomplisse pas sans causer à
+personne ni pitié ni terreur.
+
+Léonce étoit resté toute la nuit appuyé sur le pied du lit de Matilde,
+absorbé dans les impressions profondes qu'il éprouvoit. Il m'a dit
+depuis, qu'en voyant mourir avec le calme le plus parfait, une femme
+si belle et si jeune, il se demandoit pourquoi dans les peines du
+coeur on s'efforçoit de vivre, puisque la mort causoit si peu
+d'effroi, même au milieu de toutes les prospérités de la vie; tant il
+est vrai que, dans la destinée la plus heureuse, il y a toujours une
+fatigue secrète d'exister, qui console d'arriver au terme, quelque
+court qu'ait été le voyage!
+
+Vous savez combien la physionomie de Léonce est expressive, et surtout
+combien la douleur s'y peint avec un charme et une énergie singulière;
+il avoit passé la nuit dans la même attitude, debout et immobile; ses
+cheveux étoient défaits, et sa beauté étoit vraiment alors
+très-remarquable. Matilde, qui avoit fermé les yeux depuis assez
+long-temps, les ouvrit; le premier objet qui frappa ses regards, ce
+fut Léonce.--O mon Dieu! s'écria-t-elle, est-ce mon époux? est-ce un
+messager du ciel que je vois?--A peine eut-elle dit ces mots, que son
+visage pâle se couvrit d'une vive rougeur; elle appela son confesseur,
+et lui parla bas pendant quelques minutes; j'entendis seulement qu'il
+lui répondoit:--Vous pouvez, madame, dire à M. de Mondoville un
+dernier adieu, vous le pouvez; mais, après l'avoir prononcé, vous
+devez rester seule avec nous.--Léonce, dit alors Matilde en serrant
+la main de son époux dans les siennes, Léonce, répéta-t-elle avec un
+regard où se peignoient à la fois elles ombres de la mort, et le
+sentiment le plus vif de la vie, je vous ai toujours aimé; ne
+conservez de moi que ce souvenir! Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas
+dit qu'il _seroit beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé_? ne
+dédaignez point ma mémoire, ne foulez point aux pieds, sans
+tressaillir, le tombeau de celle qui n'a chéri que vous sur la
+terre.--Léonce se précipita vers Matilde en pleurant; peu de secondes
+après, le confesseur s'approcha du lit, et dit à Léonce:
+Éloignez-vous, monsieur; madame de Mondoville ne se doit plus
+maintenant qu'à la prière et aux intérêts du ciel.--Léonce irrité se
+releva, Matilde prévit qu'il alloit exprimer sa colère, et se hâta de
+lui dire:--Léonce, c'est mon dernier, c'est mon plus grand sacrifice;
+mais il le faut, il le faut!--Léonce, accablé par cet ordre, se
+retira, et ne revit plus Matilde; une heure après elle expira.
+
+Depuis ce moment, Léonce n'a point quitté son fils, dont l'état est
+fort dangereux, et je suis bien sûr qu'il n'a pas l'idée de s'en
+éloigner dans ce moment. Mais je ne doute pas non plus que, si son
+enfant étoit mieux, il ne partît à l'instant pour rejoindre Delphine.
+Il ne m'a pas encore prononcé son nom; mais ce matin, comme nous
+étions ensemble à la fenêtre, au moment où le jour commencoit à
+paroître, il me dit:--Voyez, mon ami! c'est du côté de la Suisse que
+le soleil se lève, c'est de là que viennent tous ses rayons!--Et il se
+tut, craignant d'exprimer ses pensées secrètes; mais son visage
+trahissoit des sentimens d'espoir qu'il auroit voulu cacher.
+
+Mandez-moi dans quel lieu demeure Delphine, il faut en instruire
+Léonce; ah! maintenant, rien ne s'oppose plus à son bonheur! Que
+l'infortunée Matilde le pardonne, mais je bénis le ciel d'avoir enfin
+réuni pour toujours deux êtres qui s'aimoient, et qui désormais ne
+seront plus séparés! Élise et moi, mademoiselle, nous vous offrons nos
+tendres et respectueux hommages.
+
+HENRI DE LEBENSEI.
+
+
+
+
+LETTRE V.
+
+Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei.
+
+Montpellier, ce 27 juillet.
+
+
+Gardez-vous bien, monsieur, de laisser partir Léonce pour la Suisse;
+il n'est point de dessein plus funeste. Il faut vous révéler un secret
+affreux, un secret qui anéantit toutes nos espérances, au moment où le
+sort avoit écarté tous les obstacles. Les persécutions de M. de
+Valorbe, la barbare personnalité d'une femme, un enchaînement de
+circonstances enfin, dont l'ascendant étoit inévitable, ont précipité
+madame d'Albémar dans la plus malheureuse des résolutions; elle est
+religieuse dans l'abbaye du Paradis, à quatre lieues de Zurich. M. de
+Valorbe, l'auteur de tous les chagrins de Delphine, est mort
+désespéré, lorsqu'il ne pouvoit plus rien réparer. Madame d'Albémar ne
+se repent que trop, je le crois, des voeux imprudens qui la lient pour
+jamais; et cependant elle ignore encore la mort de Matilde! Je ne puis
+penser sans horreur au désespoir que vont éprouver Léonce et Delphine,
+quand elle apprendra qu'il est libre, quand il saura qu'elle ne l'est
+plus. On ne peut éviter qu'ils ne connoissent une fois leur sort; mais
+il faut les y préparer, si toutefois il est possible qu'ils
+l'apprennent sans en mourir.
+
+Je suis retenue dans mon lit par un accident assez fâcheux; remplissez
+à ma place, monsieur, les devoirs de l'amitié; vous avez plus de force
+et de caractère que moi, vos conseils leur seront plus utiles que mes
+larmes; secourez nos amis, jamais ils ne furent plus malheureux.
+
+
+
+
+LETTRE VI.
+
+M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Paris, ce 2 août.
+
+
+Quelle nouvelle vous m'apprenez, juste ciel! et il est parti ce matin,
+avant que votre lettre me fût arrivée! Je vais le rejoindre; dans deux
+heures j'aurai mon passe-port, et je serai sur ses traces. J'ignore ce
+que je lui dirai, ce que je pourrai faire pour lui; mais enfin il ne
+sera pas seul. L'infortuné! quels événemens funestes ont précédé le
+malheur qui va l'accabler! Avant-hier, il reçut la nouvelle qu'une
+maladie violente l'avoit privé de sa mère, et deux heures après, son
+fils est mort dans ses bras! Au moment où ce pauvre enfant a cessé de
+vivre, Léonce s'est jeté sur son berceau, avec des convulsions de
+douleur qui me faisoient craindre pour lui:--Mon ami, s'est-il écrié,
+tous mes liens sont brisés, tous, hors un seul! mais celui-là, si je
+le retrouve, je puis vivre; oui, sur le tombeau de ma famille entière,
+barbare que je suis, l'amour peut encore me rendre heureux.--Hélas! et
+j'entendois ces paroles sans me douter de ce qu'elles avoient
+d'horrible. Je croyois à l'espérance qu'il invoquoit alors à son
+secours: depuis ce moment il ne m'a plus prononcé le nom de Delphine.
+
+Le lendemain, il a suivi l'enterrement de son fils jusqu'au cimetière
+de Bellerive, où il a voulu qu'on l'ensevelît. J'y ai été avec lui;
+rien n'est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d'un
+enfant: cette cérémonie n'a rien de sombre; il semble qu'on devroit
+plaindre davantage celui qui perd la vie avant d'avoir goûté ses beaux
+jours, et cependant j'éprouvois un sentiment tout-à-fait contraire: ce
+qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l'ont
+précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n'ont pu
+conduire au but, et n'ont creusé que l'abîme où le temps et la douleur
+précipitent tous les hommes; mais j'aime ces mots d'Hervey sur la
+tombe d'un enfant: _«La coupe de la vie lui a paru trop amère, il a
+détourné la tête.»_ Heureux enfant! dispensé de l'épreuve! pauvre
+enfant! que va devenir ton père? prieras-tu pour lui dans le ciel? ta
+mère se réunira-t-elle à toi? Oh! quel est l'esprit assez fort pour ne
+pas appeler ceux qui ne sont plus, au secours des vivans qu'ils ont
+aimés! Quel est le coeur qui n'invoque pas ce qu'il ignore, quand il
+succombe à ce qu'il éprouve! Hélas! maintenant que je sais de quel
+sort Léonce est menacé, il me semble que l'expression de sa
+physionomie en étoit le présage; il y avoit des rayons d'espoir qui
+l'illuminoient tout à coup; mais il retomboit l'instant d'après dans
+la tristesse la plus profonde, comme si l'image du bonheur lui étoit
+apparue, et qu'une voix secrète eût empêché son âme de s'y confier.
+
+Quand la cérémonie fut achevée, il se mit à genoux sur le gazon qui
+recouvroit les restes de son fils. Je n'avois jamais pensé qu'à la
+douleur d'une mère; lorsque je vis la mâle expression des regrets
+paternels, ce jeune homme pleurant sur l'enfance, cette âme forte
+abattue, je fus touché profondément; les femmes sont destinées à
+verser des larmes; mais quand les hommes en répandent, je ne sais
+quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du
+coeur.
+
+En sortant de l'église, Léonce me demanda d'aller avec lui dans le
+jardin de Bellerive; quand nous fûmes arrivés à la grille du parc, il
+s'appuya sur un des barreaux sans l'ouvrir, et, après quelques minutes
+d'hésitation, il me dit:--Non, cela me feroit mal, de me rappeler le
+passé; qui sait si j'ai un avenir, qui le sait? et sans cet espoir,
+comment affronter ces lieux! Mon enfant, dit-il en levant les yeux sur
+l'église de Bellerive, mon enfant! tu reposes près du séjour où ton
+père a goûté les seuls instans fortunés de sa vie; toutes les
+espérances de mon coeur sont ensevelies ici. O destinée! que me
+rendrez-vous?--Sa voix s'altéra en prononçant ces derniers mots; mais
+vous savez combien il a d'empire sur lui-même; il reprit des forces,
+s'éloigna du jardin, et me fit signe de remonter en voiture avec lui.
+
+Il ne me dit rien pendant la route; mais quand nous fûmes arrivés chez
+lui, il m'annonça qu'il partoit pendant la nuit.--Vous savez où je
+vais, me dit-il; mon fils, ma femme, ma mère n'existent plus; il n'y a
+plus qu'un seul objet d'espoir pour moi sur la terre; si je l'ai
+conservé, je vivrai; s'il m'étoit ravi, quel droit le ciel même
+auroit-il sur l'être privé de tout ce qui lui fut cher? Adieu.--Peu
+d'heures après, Léonce étoit parti, et ce n'est que ce matin que j'ai
+reçu votre lettre. Je me suis décidé à l'instant même; je suivrai
+Léonce, et dès que je l'aurai retrouvé, je verrai ce que m'inspirera
+sa situation. Mais quand je pourrois lui proposer une ressource
+salutaire, ses opinions lui permettroient-elles de l'accepter? Enfin,
+il faut le rejoindre, il faut qu'un ami soit près de lui, dans le plus
+cruel moment de sa vie. Madame de Lebensei a consenti à mon absence;
+j'ai obtenu un passe-port pour un mois; ma première lettre sera datée
+de Suisse. Adieu, mademoiselle, adieu, bonne et malheureuse amie; que
+pourrons-nous faire pour sauver Delphine et Léonce? quels conseils
+suivront-ils, si l'on osoit leur en donner?
+
+
+
+
+LETTRE VII.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Lausanne, ce 5 août.
+
+
+Je suis venu ici en moins de trois jours; je puis m'arrêter,
+maintenant que j'habite une ville où elle a été; je n'ai pas encore de
+renseignemens précis sur son séjour actuel; mais me voici sur ses
+traces, et bientôt je l'atteindrai. Mon cher Barton, que je suis
+honteux de l'état de mon âme! je viens de perdre une mère que je
+chérissois, une femme estimable, un fils qui m'avoit fait connoître
+les plus tendres affections de la paternité. Eh bien! vous
+l'avouerai-je? il y a des momens où mon coeur tressaille de joie.
+L'idée de revoir Delphine, de la retrouver libre, d'unir mon sort au
+sien; cette idée efface tout, l'emporte sur tout; cependant ne croyez
+pas que j'aie foiblement senti les malheurs qui m'ont frappé: mon état
+est extraordinaire, mais mon âme n'est pas dure, jamais même elle ne
+fut plus sensible! J'éprouve au fond du coeur une tristesse profonde,
+je ne puis être seul sans verser des larmes; quand j'aurai retrouvé
+Delphine, je me livrerai à mes regrets, je pleurerai à ses pieds; de
+long-temps, même auprès d'elle, je ne serai consolé; mais dans
+l'attente où je suis, ce que je sens ne peut être ni du plaisir ni de
+la peine; c'est une agitation qui confond dans le trouble l'espérance
+comme la douleur.
+
+Vous m'avez connu de la fermeté, eh bien! à présent je suis
+très-foible, je crains, comme une femme, tous les mouvemens subits; ce
+qui va se décider pour moi est trop fort; il y a trop loin du
+désespoir à ce bonheur; j'ai peur des émotions même que me causera sa
+présence, et je me surprends à souhaiter un sommeil éternel, plutôt
+que ces secousses morales, si violentes que la nature frémit de les
+éprouver.--Ah, Delphine! qu'ai-je dit! c'est toi, oui, c'est toi qui
+fermeras toutes les blessures de mon coeur! Le premier son de ta voix,
+de ta voix fidèle à l'amour, va me rendre en un moment toutes les
+jouissances de la vie. Il me reste toi, toi que j'ai tant aimée; d'où
+viennent, donc mes inquiétudes?--Mon ami! ne sais-je pas qu'elle
+m'aime, ne connois-je pas son caractère vrai, tendre, dévoué? Je
+crains, parce que la revoir me semble un bonheur surnaturel; depuis
+huit mois j'invoque en vain son image, depuis huit mois je souffre à
+tous les instans, je n'ai plus foi au bonheur; mais c'est une
+foiblesse que ce doute; n'a-t-il pas existé un temps où je la voyois?
+un temps où chaque jour je passois trois heures avec elle? Pourquoi
+ces heures ne reviendroient-elles pas? elles ont été dans ma vie,
+elles peuvent encore s'y retrouver.
+
+
+
+
+LETTRE VIII.
+
+Léonce à M. Barton.
+
+Zurich, ce 7 août.
+
+
+Je suis à six lieues de madame d'Albémar, je viens de le savoir,
+presque avec certitude; je ne doute pas, d'après ce qu'on m'a dit, que
+ce ne soit elle qui s'est retirée, il y a trois mois, dans l'abbaye du
+Paradis; sensible Delphine! c'est dans la retraite la plus profonde
+qu'elle a passé le temps de notre séparation: depuis qu'elle a quitté
+Zurich, on n'a pas une seule fois entendu parler d'elle; personne,
+même ici, ne la connoît sous son véritable nom; mais sa généreuse
+conduite dans tous les détails de la vie, mais l'impression que ses
+charmes ont produite sur ceux qui l'ont vue, ne me permettent pas de
+m'y méprendre. J'ai reconnu ses traces divines, mon coeur en est
+assuré; il est sept heures du soir, les couvens ne s'ouvrent pas
+pendant la nuit, mais demain, avec le jour, demain je la verrai!
+
+O mon cher maître! quel avenir se prépare pour moi! comme l'espérance
+ouvre mon âme à toutes les plus nobles pensées! comme elle la dispose
+à la vertu! ah! qu'elle me deviendra facile, quand cet ange sera ma
+femme! elle sera un de mes devoirs; elle, un devoir! Félicités
+éternelles, divinités tutélaires! toutes mes veines battent pour le
+bonheur; que les morts me le pardonnent! j'irai peut-être les
+rejoindre bientôt, une vie si heureuse ne sauroit être longue; mais
+qu'on me laisse m'enivrer de ce moment.
+
+P. S. J'apprends à l'instant que Henri de Lebensei est arrivé de
+Paris, et qu'il demande à me voir. Quel peut être le motif de ce
+voyage? J'aime M. de Lebensei, mais je ne sais pourquoi j'aurois voulu
+qu'il ne vînt point; je n'ai besoin de me confier à personne, mon âme
+est toute remplie d'elle-même; il m'en coûte de parler. C'est à vous
+seul, mon ami, qu'il m'étoit doux d'exprimer ce que j'éprouve. Combien
+je suis fâché que M. de Lebensei soit ici!
+
+
+
+
+LETTRE IX.
+
+M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 7 août.
+
+
+Il est minuit; j'ai vu Léonce ce soir, et je n'ai pu me résoudre à lui
+annoncer son malheur. Il lui reste une ressource, s'il avoit le
+courage de l'embrasser; j'essaierai de l'y préparer. Je verrai madame
+d'Albémar dans peu d'heures, et je ferai tout pour secourir ces
+infortunés! Jamais aucun des événemens de ma propre vie n'a si
+vivement agité mon coeur!
+
+Depuis sept heures du soir, je suis à Zurich; Léonce y étoit arrivé le
+même jour. J'ai appris d'abord où il demeuroit; je l'ai prévenu par un
+mot de mon arrivée, et j'ai été le voir un quart d'heure après; il m'a
+bien reçu, mais avec une distraction très-visible; j'ai supposé qu'une
+affaire personnelle m'avoit obligé de venir à Zurich; il ne m'écoutoit
+pas; enfin, je lui ai dit que j'avois reçu de vos nouvelles; votre nom
+rappela son attention, et il me dit qu'il partoit à quatre heures du
+matin pour être à l'abbaye du Paradis, au moment où l'on en ouvroit
+les portes; il ajouta qu'il se croyoit sûr d'y trouver Delphine. Je
+frémis de son projet, et j'eus la présence d'esprit de lui dire sans
+hésiter, que vous me mandiez par votre dernière lettre que madame
+d'Albémar avoit quitté ce couvent depuis quinze jours, pour se retirer
+dans une campagne près de Francfort; il tressaillit à ces mots, et me
+dit:--Encore quatre jours, quand je comptois sur demain!--Et il porta
+sa main à son front avec douleur.--Si vous voulez, repris-je, je vous
+accompagnerai jusqu'à Francfort.--Je proposois ce voyage seulement
+dans l'intention de gagner encore quelques jours.--Vous êtes bon, me
+répondit-il, peut-être accepterai-je votre offre, nous en parlerons
+demain matin.--Je voulois insister, et savoir quelque chose de plus
+sur ses projets, mais il me regardoit avec une sorte d'inquiétude qui
+me faisoit mal, et je résolus d'aller d'abord, sans qu'il le sût, chez
+madame d'Albémar, pour la prévenir à tout événement de l'arrivée de
+Léonce. Ce dessein arrêté, je me promis de laisser encore à mon
+malheureux ami ce jour de repos, et je lui proposai d'aller nous
+promener ensemble sur le bord du lac de Zurich; il y consentit, et ne
+me dit pas un mot pendant le chemin.
+
+Arrivés dans une allée de peupliers qui conduit au tombeau de
+Gessner, nous nous avançâmes jusque sur le rivage du lac; Léonce
+regarda tour à tour pendant quelque temps le ciel parsemé
+d'étoiles, et les ondes qui les répétaient:--Mon ami, me dit-il
+alors, croyez-vous qu'enfin je doive être heureux?--Et il s'arrêta
+pour attendre ma réponse; je baissai la tête, en signe de
+consentement, mais je ne pus articuler un seul mot; il ne remarqua
+point ce qui se passoit en moi, tant il étoit absorbé dans ses
+pensées.--Pourquoi ne le serois-je pas? continua-t-il. Ceux qui ne
+se sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous
+l'objet du courroux de la Divinité qu'ils auroient ignorée? Il y a
+tant de mystères dans l'homme, hors de l'homme; celui qui ne les a
+pas compris, doit-il en être puni? sera-t-il condamné sur cette
+terre à ne jamais posséder ce qu'il aime? s'il a respecté la
+morale, s'il a servi l'humanité, s'il n'a point flétri dans son âme
+l'enthousiasme de la vertu, n'a-t-il pas rendu un culte à ce qu'il
+y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu'il ait attribué au
+principe de tout bien? Il est vrai, je l'avoue, j'ai attaché trop
+de prix à l'estime et à l'opinion publique; mais qu'ai-je fait de
+condamnable pour les obtenir? Ce que j'ai fait! s'écria-t-il, j'ai
+soupçonné Delphine! je pouvois l'épouser, et j'ai pris Matilde pour
+femme! Matilde que je n'aimois point, et que je n'ai pas su rendre
+aussi heureuse qu'elle le méritoit. Mon cher Henri, reprit Léonce
+d'une voix plus sombre, quel homme, en examinant sa vie, peut se
+trouver digne du bonheur! et cependant comment l'espérer, si l'on
+n'en est pas digne?--Combien n'y a-t-il pas dans votre vie, lui
+dis-je, de bonnes et de nobles actions, qui doivent vous inspirer
+de la confiance?--Oh! reprit-il, la source de ce qui est bien
+est-elle entièrement pure? On veut les suffrages des hommes pour
+récompense d'une bonne conduite, et c'est ainsi que la vertu n'est
+jamais sans mélange; mais dans le mal, il n'y a que du mal. Je
+repasse toute ma jeunesse dans mon souvenir, et j'y découvre des
+torts qui ne m'avoient point frappé. Serai-je heureux, serai-je
+heureux! Est-il vrai que je vais revoir Delphine, m'unir à son sort
+pour toujours? Je suis foible, bien foible, il suffit du moindre
+présage, de votre silence, quand je vous interroge, pour
+m'effrayer.--Je voulus m'excuser alors.--Asseyons-nous, me dit-il;
+j'ai une palpitation de coeur très-douloureuse, parlez-moi, je ne
+peux plus parler; mais ayez soin de ne me rien dire qui me trouble.
+Je vous en prie, donnez-moi du calme, si vous le pouvez.--
+
+Vous concevez, mademoiselle, ce que je devois souffrir; je voyois mon
+malheureux ami comme un homme frappé de mort à son insu, et je n'osois
+ni le consoler ni l'inquiéter, car il auroit suffi d'un mot pour
+bouleverser son âme; je voulus tâcher de découvrir sa disposition sur
+les idées qui m'occupoient, et je lui demandai si, pour posséder
+Delphine, il s'exposeroit cette fois, s'il le falloit, au blâme
+universel de la société.--Pourquoi cette question? s'écria-t-il, en se
+levant avec colère. Madame d'Albémar n'est-elle pas le choix le plus
+honorable, le caractère le plus estimé? Que savez-vous? que
+croyez-vous?--Je ne sais rien, interrompis-je, qui ne soit à la gloire
+de celle que vous aimez; mais dans les momens les plus agités de la
+vie, j'aime qu'on soit capable de réfléchir et de raisonner.--Je ne le
+suis pas, me répondit-il brusquement, et il s'éloigna.--Je le suivis,
+la bonté de son caractère le ramena; il revint à moi et me dit, en me
+tendant la main:--Vous qui saviez si bien trouver, il y a quelques
+mois, ce que j'avois besoin d'entendre, pourquoi, depuis que vous êtes
+ici, l'état de mon âme est-il beaucoup moins doux?--C'est que
+l'attente se prolonge, lui répondis-je. Partons demain pour
+Francfort.--Eh bien! oui, me répondit-il, je vous verrai demain.--Et
+il me quitta pour rentrer chez lui.
+
+Dans quelques heures, je serai à l'abbaye du Paradis; madame d'Albémar
+soutiendra, je le crois, avec plus de force la nouvelle que j'ai à lui
+annoncer, elle n'a pas un instant cessé de souffrir; mais ce qui me
+fait trembler pour Léonce, c'est qu'il a repris à l'espoir du bonheur,
+avec confiance et vivacité. Je vous apprendrai dans ma première lettre
+comment j'aurai trouvé madame d'Albémar, et quel conseil elle adoptera
+dans son malheur. Ah! je voudrois qu'elle se confiât entièrement à mes
+avis, sa situation ne seroit pas encore désespérée.
+
+Je ne vous dis pas, mademoiselle, combien vos peines m'affligent! je
+fais mieux que vous plaindre, je souffre autant que vous.
+
+
+
+
+LETTRE X.
+
+M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Près de l'abbaye du Paradis, ce 9 août.
+
+
+Tous mes efforts ont été vains; ce que je craignois le plus est
+arrivé; sans le souvenir de ma femme et de mon enfant, je ne sais si
+ma raison me suffirait pour supporter l'affreux spectacle de douleur
+dont je suis témoin. Il paroît que Léonce ne s'étoit pas entièrement
+confié à ce que je lui avois dit du prétendu départ de Delphine pour
+Francfort, ou qu'il vouloit du moins s'informer d'elle dans un lieu
+qu'elle avoit habité long-temps. Hier matin, il partit sans m'en
+prévenir pour l'abbaye du Paradis; je le sus un quart d'heure après,
+au moment où je montois moi-même à cheval pour m'y rendre. Je me
+flattois encore de le rejoindre avant qu'il fût arrivé, et jamais, je
+crois, on n'a fait une course plus rapide que la mienne. Le soleil
+commençoit à se lever, je parcourois le plus beau pays du monde sans
+distinguer un seul objet. J'aperçus enfin Léonce à un quart de lieue
+de l'abbaye, mais à deux cents pas de moi; je redoublai d'efforts pour
+l'atteindre, et, comme s'il eût craint que je ne le joignisse, il
+hâtoit tellement le pas de son cheval, qu'il m'étoit impossible
+d'approcher de lui, même à la distance de la voix. Enfin, il descendit
+à la porte de l'abbaye, et dit à l'instant même, ainsi que je l'ai su
+depuis, qu'il demandoit à parler à une dame qui demeuroit dans le
+couvent, de la part de mademoiselle d'Albémar. Je ne sais par quel
+malheureux hasard la tourrière qui se trouvoit là, se rappela que ce
+nom avoit été souvent prononcé par Delphine; elle monta pour la
+prévenir que quelqu'un vouloit la voir de la part de mademoiselle
+d'Albémar; et j'arrivois lorsqu'on disoit à Léonce que la personne
+qu'il demandoit étoit prête à le recevoir.
+
+Je voulus le retenir au moment où il montoit les premières marches de
+l'escalier du couvent.--Au nom du ciel! m'écriai-je, écoutez-moi,
+Léonce, arrêtez!--M'arrêter! dit-il en se retournant vers moi; qui sur
+la terre oseroit me le proposer?--Daignez m'entendre, répétai-je, vous
+ne savez pas....--Je sais que Delphine est ici, interrompit-il avec
+fureur, et que vous vouliez me le cacher! c'en est trop, ne prononcez
+pas un mot de plus!--Il ouvrit la porte en finissant ces dernières
+paroles; il n'étoit plus temps de rien essayer, le sort avoit tout
+décidé.
+
+Comme Léonce entroit dans le parloir, Delphine parut revêtue de son
+voile noir derrière la fatale grille; à ce spectacle, un tremblement
+affreux saisit Léonce; il regardoit tour à tour Delphine et moi, avec
+des yeux dont l'expression appeloit et repoussoit la vérité presque en
+même temps:--Est-elle religieuse! s'écria-t-il; l'est-elle!--A ces
+accens, Delphine reconnut Léonce; elle tendit les bras vers lui; il
+s'élança vers la grille qu'il saisit, qu'il ébranla de ses deux mains,
+avec une contraction de nerfs impossible à voir sans frémir, et dit
+avec une voix dont les accens ne sortiront jamais de mon
+souvenir:--Matilde est morte; Delphine, pouvez-vous être à moi?--Non,
+lui répondit-elle, mais je puis mourir!--Et elle tomba par terre sans
+mouvement.
+
+Léonce la considéra quelque temps avec un regard fixe et terrible;
+puis, se retournant vers moi, il s'appuya sur mon bras et s'assit avec
+un calme apparent, que démentoit l'affreuse altération de son visage;
+il se mit à me parler alors, mais il m'étoit impossible de le
+comprendre, car ses dents frappoient les unes contre les autres avec
+une grande violence, et ses idées se troubloient tellement, qu'il n'y
+avoit plus aucun sens dans ce qu'il disoit. Delphine, revenant à elle,
+fit demander à l'abbesse la permission d'entrer dans la chambre
+extérieure; madame de Ternan, effrayée de l'arrivée de son neveu,
+n'osa ni se montrer, ni refuser ce que lui demandoit Delphine. Mon
+malheureux ami n'entendoit déjà ni ne voyoit plus rien; lorsqu'on
+ouvrit la grille à Delphine, elle se précipita dans l'instant aux
+genoux de Léonce, et tint ses mains glacées dans les siennes, en lui
+prodiguant les noms les plus tendres. Léonce alors, sans revenir
+tout-à-fait à lui, reconnut cependant son amie, et la prenant dans ses
+bras, il la pressa sur son coeur avec un mouvement si passionné, des
+regards tellement enthousiastes, qu'involontairement je levai les
+mains au ciel pour le prier de les réunir tous les deux! Peut-être
+m'a-t-il exaucé! Léonce, serrant dans ses mains tremblantes les mains
+tremblantes de Delphine, et déjà dans le délire de la fièvre qui ne
+l'a point quitté depuis, lui disoit:--D'où vient donc, mon amie, que
+tu m'apparois couverte de ce voile? quel présage m'annonce cet habit
+lugubre? n'est-ce pas avec des parures de fête que notre hymen doit
+être célébré? Oh! dégage-toi de ces ombres noires qui t'environnent,
+viens à moi vêtue de blanc, dans tout l'éclat de ta jeunesse et de ta
+beauté; viens, l'épouse de mon coeur, toi sur qui je repose ma vie.
+Mais pourquoi pleures-tu sur mon sein? tes larmes me brûlent; quelle
+est la cause de ta douleur? N'es-tu pas à moi, pour jamais à moi, à
+moi!...--Sa voix s'affoiblissoit toujours plus; en répétant ces
+paroles déchirantes, il pencha sa tête sur mon épaule, et perdit
+absolument connoissance.
+
+Delphine me reconnut alors, et me dit:--Vous le voyez, je lui donne la
+mort; je ne sais quel être je suis, je porte le malheur avec moi, je
+ne fais rien que de funeste; sauvez-le, sauvez-le.--Écoutez-moi, lui
+dis-je, vos voeux ne sont point irrévocables, ils peuvent être brisés,
+ils le seront.--Ces paroles la firent frissonner, mais elle les
+entendit sans en conserver le souvenir; elle posa la tête défaillante
+de son ami sur son sein, et m'envoya chercher du secours; je revins
+avec deux tourières du couvent. Tous nos efforts pour rappeler Léonce
+à la vie furent d'abord vains; Delphine, dont l'effroi redoubloit à
+chaque instant, pressant Léonce dans ses bras, cherchoit à le
+soutenir, à le ranimer, et lui répétoit, avec cet abandon de tendresse
+qui fait d'une femme un être céleste, un être qui n'exprime et ne
+respire que l'amour:--Mon ami, mon amant, ange de ma vie! ouvre les
+yeux; n'entends-tu donc plus cette voix d'amour qui t'appelle, cette
+voix de ta Delphine? nous mourrons ensemble, mais reviens à toi, pour
+me dire encore une fois que tu m'aimes; ne sens-tu pas mon coeur sur
+ton coeur? ma main qui presse la tienne? Je ne sais ce que je suis, je
+ne sais quels liens m'enchaînent, mais mon âme est restée libre, et je
+t'adore: l'excès du sentiment que j'éprouve n'auroit-il donc aucune
+puissance? la vie qui me dévore, ne puis-je la faire passer dans tes
+veines? Léonce, Léonce!--Il ouvrit les yeux à ces accens, mais il les
+referma bientôt après, repoussant de sa main Delphine même, comme s'il
+ne se trouvoit bien que dans l'engourdissement de la mort.
+
+Je remarquai l'embarras des religieuses, témoins de cette scène, et je
+résolus de faire transporter Léonce dans une maison voisine du
+couvent, où l'on pourroit le secourir. Delphine ne s'opposa point aux
+ordres que je donnai, et quand on emporta l'infortuné Léonce, sans
+qu'il eût repris ses sens, elle se mit à genoux sur le seuil de la
+porte, le suivit de ses regards tant qu'elle put l'apercevoir, et
+baissant ensuite son voile, elle se releva, et rentra dans son
+couvent.
+
+Depuis ce moment, je n'ai pas quitté Léonce; il n'a pas cessé d'être
+en délire; cependant les médecins me donnent l'espoir de sa guérison.
+Je vous manderai dans peu de jours, mademoiselle, ce que je veux
+tenter pour nos malheureux amis; il faut que je recueille mes pensées,
+pour l'importante résolution que je dois leur proposer; en attendant,
+je leur prodiguerai tous les soins qui peuvent conserver leur vie. Ne
+vous affligez pas trop d'être loin d'eux; daignez croire que mon
+amitié ne négligera rien pour les secourir.
+
+
+
+
+LETTRE XI.
+
+M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Près l'abbaye du Paradis, ce 11 août 1792.
+
+
+Léonce ne peut pas survivre à son malheur, et je suis certain qu'il a
+résolu de terminer sa vie. Il m'a interrogé plusieurs fois sur le
+récit que Delphine m'a fait des événemens qui l'ont amenée à se faire
+religieuse; une circonstance se retrace sans cesse à lui, c'est la
+terrible crainte qu'a éprouvée Delphine de se voir perdue de
+réputation; il sent que c'est surtout à cause de lui qu'elle n'a pu
+supporter l'idée d'être même injustement soupçonnée, et il se regarde
+comme l'auteur de son propre malheur. Sa fièvre a cessé, mais c'est
+parce qu'il est décidé, qu'il est calme: il m'a annoncé, avec une
+sorte de solennité, que dans quatre jours il vouloit avoir un
+entretien, seul avec Delphine.--Madame de Ternan, me dit-il, ne me le
+refusera pas, après le mal qu'elle m'a fait; elle me craint, elle
+redoute de me parler, mais elle n'osera pas s'exposer inconsidérément
+à m'irriter. Je veux revoir Delphine près de cette église où elle a
+permis que les restes de M. de Valorbe fussent déposés.--Je connois
+Léonce, son caractère, sa passion, sa douleur; je ne sais ce que
+moi-même je trouverois à lui dire dans sa situation, pour l'engager à
+vivre, mais je sais mieux encore qu'il ne veut rien écouter. Delphine,
+vous n'en doutez pas, n'existera pas un jour après Léonce, et je
+laisserois périr ainsi ces deux nobles créatures! Non, que tous les
+préjugés de la terre s'arment contre moi, n'importe! je suis sûr que
+je fais une bonne action, en essayant de rendre à la vie deux êtres
+dignes du bonheur et de la vertu; je dédaigne ceux qui me blâmeront,
+ils ne m'atteindront pas dans l'asile de mon coeur, où je suis content
+de moi; ils n'ébranleront point cette parfaite conviction de l'esprit,
+qui est aussi une conscience pour l'homme éclairé. Vous saurez dans
+deux jours, mademoiselle, l'issue de mon projet; j'espère que vous
+l'approuverez; votre suffrage m'est nécessaire; et plus je sais
+m'affranchir des vaines clameurs, plus j'ai besoin de l'estime de mes
+amis.
+
+
+
+
+LETTRE XII.
+
+M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 13 août, près de l'abbaye du Paradis.
+
+
+Je crois que mon projet a réussi, cependant vous en allez juger;
+madame d'Albémar m'a particulièrement recommandé de ne vous laisser
+rien ignorer. J'ai été la voir hier matin.--Léonce va terminer sa vie,
+lui ai-je dit, sa résolution est irrévocablement prise, voulez-vous le
+sauver?--Dieu! s'écria-t-elle, comment pouvez-vous me parler ainsi!
+ai-je un autre espoir que de mourir avec lui? peut-il en exister un
+autre? que prétendez-vous, en faisant naître en moi des émotions si
+violentes? laissez-moi périr résignée.--Vous avez fait des voeux,
+repris-je, sans aucune des formalités ordonnées, ils vous ont été
+surpris cruellement; je suis fermement convaincu que les scrupules les
+plus religieux pourroient vous permettre de réclamer votre liberté, si
+vous en aviez le moyen; ce moyen, je vous l'offre. Il existe un pays,
+et ce pays, c'est la France, où l'on a brisé par les lois tous les
+voeux monastiques; venez l'habiter avec Léonce, et, bravant l'un et
+l'autre d'absurdes préjugés, unissez-vous pour jamais à la face du
+ciel qui l'approuvera.--Que me proposez-vous? s'écria-t-elle avec un
+tremblement affreux, puis-je y consentir sans honte? le croyez-vous?
+seroit-il possible?--Vous souvenez-vous, lui dis-je, qu'il y a près
+d'un an, lorsque je vous écrivis sur la possibilité du divorce, vous
+me répondîtes que vous ne connoissiez qu'un devoir, un devoir dont ils
+dérivoient tous, celui de faire le plus de bien possible, et de ne
+jamais nuire à qui que ce fût sur la terre; eh bien! je vous le
+demande, qui faites-vous souffrir en brisant ces voeux insensés que le
+désespoir seul a pu vous arracher? et vous sauvez Léonce! lui, pour
+qui vous avez pris la fatale résolution qui vous perd! Ne m'avez-vous
+pas avoué que l'amour seul vous l'avoit inspirée! eh bien! que l'amour
+délie les noeuds funestes qu'il a formés!--Quoi! me dit encore
+Delphine, vous croyez impossible de consoler Léonce, de fortifier
+assez son âme pour qu'il puisse consacrer sa vie à la gloire et à la
+vertu? Ne vous embarrassez pas de mon sort, je me sens frappée à mort,
+je sens que la nature va bientôt venir à mon secours: s'il veut vivre,
+je pourrai mourir en paix.--Non, lui répondis-je, je ne dois pas vous
+le cacher, rien ne peut engager Léonce à supporter sa destinée.--Et
+lui-même, reprit Delphine, accepteroit-il un parti si contraire à ses
+idées habituelles, à l'opinion, qu'il a toujours profondément
+respectée?--Les grands malheurs, lui répondis-je, les malheurs réels
+font disparoître les défauts qui sont l'ouvrage des combinaisons
+factices de la société; les loisirs et l'agitation du monde irritent
+les peines de l'imagination; mais aux approches de la mort, on ne sent
+plus que la vérité; Léonce, prêt à périr, saisira avec transport le
+moyen secourable qui ferme le tombeau sous ses pas; permettez
+seulement que je lui donne cet espoir.--Laissez-moi, interrompit
+Delphine, j'ai besoin de quelques heures pour réfléchir sur l'idée la
+plus inattendue, sur celle qui bouleverse tout à coup mes esprits.
+Avant que le jour soit fini, vous aurez ma réponse.--Je la quittai; le
+soir, elle m'envoya la lettre qu'elle avoit reçue de Léonce, avec la
+réponse qu'elle m'avoit promise; les voici toutes deux.
+
+
+Léonce à Delphine.
+
+Delphine, dans le jardin de ta prison, non loin des lieux où tu n'as
+pas refusé un sombre asile même à ton ennemi, je veux te voir; ne sois
+pas effrayée, j'ai besoin de quelques momens doux avant le dernier, je
+ne veux pas cesser de vivre dans la disposition où je suis; il faut
+que ta voix m'ait attendri; il ne faut pas que mon âme s'exhale dans
+un moment de fureur; rends-la digne du ciel vers lequel elle va
+remonter. Infortunée! veux-tu mourir avec moi, le veux-tu? c'est
+quelque chose qui ressemble au bonheur, que de quitter la vie
+ensemble; je te donnerai le poignard qu'il faut plonger dans mon
+coeur; tu le sentiras, ce coeur, à ses palpitations terribles; je
+guiderai le fer et ta main. Bientôt après tu me suivras... non...
+attends encore, je le veux; mais qui oseroit exiger de moi que je
+survécusse à cette rage du destin qui nous sépare, lorsque tant de
+hasards nous réunissoient! Je reste seul dans cet univers, où rien de
+ce qui me fut cher n'est plus auprès de moi. Qui maintenant a le
+secret de mes douleurs? qui a connu ma vie passée? pour qui ne suis-je
+pas un être nouveau? faudroit-il recommencer l'existence avec un coeur
+déchiré? je la supportois avec peine, même avant d'avoir souffert; que
+ferois-je maintenant?
+
+Ah! Delphine, donnons un dernier jour à nous voir, à nous entendre; il
+y a, crois-moi, beaucoup de douceur dans la mort, je veux la savourer
+tout entière. Je me fais de ce jour un long avenir; oui, tous les
+sentimens que l'homme peut éprouver se trouveront réunis, confondus,
+et quand le soleil se couchera, la nature, qui m'aura laissé goûter
+toutes les affections les plus tendres, ne sera-t-elle pas quitte
+envers moi?
+
+Lorsque je te reverrai, je porterai déjà la mort dans mon sein: vers
+la fin du jour, mes yeux s'obscurciront par degrés; mais les derniers
+traits que j'apercevrai seront les tiens. Delphine, demain je te dirai
+tout ce que je pense, dans cette situation sans avenir, sans
+espérance; mon âme s'épanchera tout entière dans la tienne; je
+goûterai les délices de l'abandon le plus parfait; les liens de la vie
+seront brisés d'avance, je n'attendrai plus rien d'elle qu'un dernier
+jour, une dernière heure d'amour passée près de toi. Delphine, ne
+crains rien, demain te laissera un doux souvenir; espère demain, au
+lieu de le redouter. Que la mort de ton amant, ainsi préparée, te
+paroisse ce qu'elle est pour lui, un heureux moment dans un sort
+funeste! Adieu.
+
+
+Delphine à M. de Lebensei.
+
+Voilà sa lettre, monsieur, elle achève de me déterminer; écrivez-lui
+vos motifs; ce qu'il décidera, je l'accepterai.
+
+J'aurois voulu pouvoir consulter une amie, madame de Cerlebe, que la
+maladie de son père retient loin de moi depuis plusieurs jours; son
+esprit n'égale sûrement pas le vôtre; mais elle est femme, et son
+opinion sur les devoirs d'une femme doit être plus scrupuleuse;
+n'importe, je m'en remets à vous. Je n'ignore pas cependant à quel
+malheur je m'expose; il se peut que Léonce condamne ma résolution, et
+que je sois moins aimée de lui pour l'avoir prise; je préférerois les
+tourmens les plus affreux à ce danger; mais il s'agit de la vie de
+Léonce, et non de la mienne, tout disparoît devant cette pensée. Je
+n'ai pu goûter un moment de repos, depuis qu'un homme que je n'aimois
+point a péri pour moi, et je serois destinée à donner la mort au plus
+aimable, au plus généreux des hommes! Non, la honte même, la honte, du
+moins celle qui n'est point unie aux remords, est plus facile à
+supporter que le désespoir de ce qu'on aime!
+
+Au fond de mon coeur, je ne me crois point coupable; mais tout
+m'annonce que je serai jugée ainsi, que j'offense l'opinion dans toute
+sa force, dans toute sa violence. Il suffira peut-être à Léonce de
+savoir que je n'ai pas repoussé un tel dessein, pour cesser de
+m'aimer. Eh bien! néanmoins qu'il sache que je ne l'ai pas repoussé!
+Si je lui deviens moins chère, il pourra vivre sans moi, je n'aspire
+qu'à sa vie, tous les sacrifices sont possibles quand il s'agit de le
+sauver. Demain, il veut mourir; demain, s'éteindroit dans mes bras
+cette âme héroïque et pure: la dernière fois que je l'ai vu, mes cris,
+mes pleurs l'ont ranimé, et dans quelques jours il seroit de même
+étendu sans mouvement à mes pieds, de même, mais pour toujours! Je me
+dégrade peut-être à ses yeux; mais soit qu'il refuse ou qu'il accepte,
+il vivra; l'impression qu'il recevra de ce que vous allez lui proposer
+arrêtera son funeste projet: si je détruis ainsi l'amour de Léonce
+pour moi, je saurai mourir, mais alors il me survivra; c'est tout ce
+que je veux. Écrivez-lui donc, j'y consens.
+
+DELPHINE.
+
+
+Après avoir reçu la lettre de Delphine, j'écrivis à l'instant à Léonce
+ce que vous allez lire.
+
+
+M. de Lebensei à M. de Mondoville.
+
+Serez-vous capable d'écouter un conseil courageux, salutaire,
+énergique; un conseil qui vous sauve de l'abîme du malheur, pour
+élever Delphine et vous à la destinée la plus parfaite et la plus
+pure? Saurez-vous suivre un parti qui blesse, il est vrai, ce que vous
+avez ménagé toute votre vie, les convenances; mais qui s'accorde avec
+la morale, la raison et l'humanité?
+
+Je suis né protestant, je n'ai point été élevé, j'en conviens, dans le
+respect des institutions insensées et barbares qui dévouent tant
+d'êtres innocens au sacrifice des affections naturelles; mais faut-il
+moins en croire mon jugement, parce qu'aucune prévention n'influe sur
+lui? l'homme fier, l'homme vertueux ne doit obéir qu'à la morale
+universelle; que signifient ces devoirs qui tiennent aux
+circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des
+prêtres, et soumettent la conscience de l'homme à la décision d'autres
+hommes, asservis depuis long-temps sous le joug des mêmes préjugés, et
+surtout des mêmes intérêts? Certes, la morale est d'une assez haute
+importance, pour que l'Être suprême ait accordé à chacune de ses
+créatures ce qu'il faut de lumières pour la comprendre et pour la
+pratiquer; et ce qui répugne aux coeurs les plus purs, ne peut jamais
+être un devoir! écoutez-moi. Les lois de France dégagent Delphine des
+voeux que de fatales circonstances ont arrachés d'elle; venez vivre
+sur le sol fortuné de votre patrie, et, vous unissant à celle que vous
+aimez, soyez l'homme le plus heureux et le plus digne de l'être. Vous
+voulez mourir plutôt que de renoncer à Delphine, et l'idée que je vous
+présente ne s'est point encore offerte à votre esprit! est-ce un époux
+qui vous enlève votre amie? quel est le devoir véritable qui la sépare
+de vous? un serment fait à Dieu? ah! nous connoissons bien peu nos
+rapports avec l'Être suprême; mais sans doute il sait trop bien quelle
+est notre nature, pour accepter jamais des engagemens irrévocables.
+
+La veille du jour où madame d'Albémar a prononcé ses voeux, toute son
+âme n'étoit-elle pas livrée aux plus cruelles incertitudes? ces
+funestes voeux ne furent que l'acte d'un moment, suivi du plus amer
+repentir; et toute sa destinée seroit attachée à cet instant
+passionné, qui l'entraîna comme une force extérieure, dont elle ne
+seroit en rien responsable! Hélas! d'un âge à l'autre, il y a souvent
+dans le même caractère plus de différence, qu'entre deux êtres qui se
+seroient totalement étrangers; et l'homme d'un jour enchaîneroit
+l'homme de toute la vie! qu'est-ce que l'imagination n'a pas inventé
+pour se fixer elle-même! mais de toutes ses chimères, les voeux
+éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature
+morale se soulève, à l'idée de cet esclavage complet de tout notre
+avenir; il nous avoit été donné libre, pour y placer l'espérance, et
+le crime seul pouvoit nous en priver sans retour.
+
+Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans
+doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée; mais
+l'Être tout-puissant et souverainement bon n'a pas besoin que sa
+créature soit fidèle aux voeux imprudens qu'elle lui a faits. Dieu,
+qui parle à l'homme par la voix de la nature, lui interdit d'avance
+des engagemens contraires à tous les sentimens, comme à toutes les
+vertus sociales; et si d'infortunés téméraires ont abjuré, dans un
+moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n'est pas le
+bienfaiteur dont ils les tiennent, qui peut leur défendre d'appeler de
+ce suicide, pour faire du bien et pour aimer.
+
+Je n'ai pas besoin de vous parler davantage sur la folie des voeux
+religieux, vous pensez à cet égard comme moi; mais si le malheur ne
+vous a point changé, la crainte du blâme agit fortement sur vous; et
+lorsqu'à Zurich je voulois vous préparer à l'événement cruel qui vous
+menaçoit, je vous vis tressaillir, au moment où j'osai vous conseiller
+le mépris de l'opinion, ce mépris sans lequel je prévoyois que le
+bonheur ne pouvoit vous être rendu. Peut-être aussi éprouvez-vous de
+la répugnance à faire usage des lois françoises, qui sont la suite
+d'une révolution que vous n'aimez pas.
+
+Mon ami, cette révolution que beaucoup d'attentats ont malheureusement
+souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu'elle assurera
+à la France; s'il n'en devoit résulter que diverses formes
+d'esclavage, ce seroit la période de l'histoire la plus honteuse; mais
+si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce
+qu'il y a de noble dans l'espèce humaine est si intimement uni à la
+liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événemens qui
+l'ont amenée!
+
+Au reste, ai-je besoin de discuter avec vous ce qu'on doit penser des
+lois de France? jugez vous-même les circonstances qui ont accompagné
+les voeux de Delphine, la précipitation de ces voeux, les moyens
+employés par madame de Ternan pour abréger le noviciat; quel est le
+tribunal d'équité, dans quelque lieu, dans quelque époque que ce fût,
+qui ne releveroit pas Delphine de semblables engagemens! Aucun
+sentiment de délicatesse, aucun scrupule de conscience, ne s'opposent
+au parti que je vous propose; il n'est donc question que d'un seul
+obstacle, d'un seul danger, le blâme de la plupart des personnes de
+votre classe avec qui vous avez l'habitude de vivre.
+
+Avez-vous bien réfléchi, mon cher Léonce, sur la peine que vous
+causera cet injuste blâme, quand il seroit vrai qu'il fût impossible
+de l'apaiser? Heureux, le plus heureux des mortels dans votre
+intérieur, vivez dans la solitude, et renoncez à voir ceux dont
+l'opinion ne seroit pas d'accord avec la vôtre. Vous oublierez les
+hommes que vous ne verrez pas, et vous transporterez ailleurs qu'au
+milieu d'eux, votre considération et votre existence. L'imagination ne
+peut se guérir, quand la présence des mêmes objets renouvelle ses
+impressions; mais elle se calme, lorsque pendant long-temps rien ne
+lui rappelle ce qui la blesse. Il y a dans presque tous les hommes
+quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui
+les fait souffrir, une foiblesse qu'ils n'avouent jamais, et qui a
+plus d'empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent;
+c'est comme une manie de l'âme, que des circonstances particulières à
+chaque homme ont fait naître; il faut la traiter soi-même, comme elle
+le seroit par des médecins éclairés, si elle avoit dérangé
+complètement les organes de la raison; il faut éviter les objets qui
+réveilleroient cette manie, se faire un genre de vie et des
+occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au
+lieu de vouloir l'asservir; car elle influe toujours sur notre
+bonheur, alors même qu'on l'empêche de diriger notre conduite. Je ne
+viens donc point avec des lieux communs de philosophie, vous
+conseiller de triompher de vos inquiétudes sur tout ce qui tient à
+l'opinion; mais je vous dis d'adopter une manière de vivre qui vous
+mette à l'abri de ces inquiétudes.
+
+Votre amour pour Delphine doit vous rendre la solitude bien douce avec
+elle; n'admettez dans votre intimité que quelques amis exempts de
+préjugés et qui jouiront de votre bonheur. Vous voulez mourir,
+dites-vous? Mais n'est-ce pas immoler aussi Delphine? elle ne vous
+survivra pas, vous n'en pouvez douter; et vous renonceriez l'un et
+l'autre à la plus belle des destinées, à l'amour dans le mariage,
+parce qu'il existera quelques hommes qui vous blâmeront! Rappelez-vous
+un à un ces hommes dont vous redoutez le jugement; en est-il qui vous
+parussent mériter le sacrifice d'un jour, d'une heure de la société de
+Delphine? et pour tous réunis, vous lui donneriez la mort! Vous pouvez
+généraliser d'une manière assez noble les sentimens qu'inspire la
+crainte de blesser l'opinion des hommes, mais représentez-vous en
+détail ce que vous redoutez. Une visite qu'on ne fera pas à votre
+femme, une invitation qu'elle ne recevra pas, une révérence qui lui
+sera refusée; vous aurez honte de mettre en balance le bonheur et
+l'amour avec ces misérables égards de politesse, que le pouvoir
+obtient toujours, quelque mal qu'il ait fait, chaque fois qu'il menace
+d'en faire plus encore.
+
+Ah! si votre conscience étoit d'accord avec ce que les hommes diroient
+de vous, chacun d'eux pourroit vous humilier, car votre coeur ne
+conserveroit en lui-même aucune force pour se relever; mais est-ce
+vous, Léonce, est-ce vous à qui l'amour et la vertu, les affections du
+coeur et le repos de la conscience ne suffiroient pas pour supporter
+la vie! Si vous vous trouviez tout à coup transporté sur les rives de
+l'Orénoque avec Delphine, vous y seriez heureux, parfaitement heureux.
+Eh bien! vous avez de plus les plaisirs et les jouissances que la
+fortune et les arts de la civilisation peuvent donner. Seroit-il
+possible, que des êtres qui n'ont pour vous aucun genre d'attachement,
+des êtres qui emploieroient un quart d'heure de leur journée à vous
+blâmer, mais qui n'en auroient pas consacré autant à vous rendre le
+plus important service, seroit-il possible qu'ils se plaçassent entre
+Delphine et vous, et vous empêchassent de vous réunir! Ils seroient
+bien étonnés, Léonce, des sacrifices que vous leur feriez, ces
+redoutables censeurs; ils seroient bien fiers d'avoir blessé de leurs
+petites armes, un caractère qu'ils croyoient eux-mêmes au-dessus de
+leurs atteintes!
+
+Votre sang, celui de Delphine, couleroient, non pour l'amour, non pour
+le remords, mais pour les frivoles discours de telle société, de tel
+cercle de femmes, parmi lesquelles vous ne daigneriez pas choisir une
+amie, mais à qui vous croyez devoir immoler celle que le ciel vous a
+donnée dans un jour de munificence!
+
+Léonce, j'ai réduit votre désespoir à son unique cause; désormais il
+ne peut plus en exister d'autres; j'ai dégradé dans votre esprit
+jusqu'à votre douleur. Repoussez les fantômes qui pourraient vous
+intimider encore; regardez le ciel, revoyez la nature, parcourez
+pendant quelques heures les montagnes qui nous environnent, considérez
+la terre de leur sommet, et dites-moi si vous ne sentez pas que toutes
+les misérables peines de la société restent au niveau du brouillard
+des villes, et ne s'élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports
+continuels avec les hommes troublent les lumières de l'esprit,
+étouffent dans l'âme les principes de l'énergie et de l'élévation; le
+talent, l'amour, la morale, ces feux du ciel, ne s'enflamment que dans
+la solitude. Léonce, vous pouvez être heureux dans la retraite, vous
+le serez avec Delphine. Vous êtes tous les deux pleins de jeunesse,
+d'amour et de vertu, et vous formez le projet d'anéantir tous ces dons
+avec la vie! Dans les beaux jours de l'été, sous un ciel serein, la
+nature vous appelle, et la méchanceté des hommes vous rendroit sourds
+à sa voix! L'intention du Créateur ne se manifeste qu'obscurément dans
+toutes ces combinaisons de la société, que les passions et les
+intérêts ont compliquées de tant de manières; mais le but sublime d'un
+Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre coeur, vous le
+comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l'adorerez aux
+pieds de Delphine! Mon ami, c'en est assez, votre coeur doit
+s'indigner de mon insistance.
+
+Delphine sait le conseil que je vous donne, Delphine l'approuve; c'est
+aux femmes peut-être qu'il est permis de trembler devant l'opinion;
+mais c'est aux hommes, c'est à Léonce surtout qu'il convient de la
+diriger, ou de s'en affranchir.
+
+H. DE LEBENSEI.
+
+
+On porta cette lettre à M. de Mondoville; il resta trois heures
+enfermé, depuis le moment où elle lui fut remise; enfin, après ce
+temps, il donna sa réponse à mon domestique, d'un air calme, mais
+sérieux. Il ne me fit point demander; il défendit à ses gens d'entrer
+dans sa chambre le reste de la soirée. Voici cette réponse.
+
+
+M. de Mondoville à M. de Lebensei.
+
+Delphine a donné son consentement à votre proposition, je l'accepte;
+elle change mon sort, elle change le sien; nous vivrons, et nous
+vivrons ensemble, quel avenir inattendu! demain devoit être mon
+dernier jour, il sera le premier d'une existence nouvelle; Delphine
+enfin sera donc heureuse! Adieu, mon ami; je vous dois la vie; je vous
+dois bien plus, puisque vous croyez que Delphine ne m'auroit pas
+survécu; achevez de terminer les arrangemens nécessaires à notre
+départ et à notre établissement, je me sens incapable de tout, après
+de si violentes secousses.
+
+LÉONCE DE MONDOVILLE.
+
+
+Dans les premiers momens, j'étois parfaitement content de cette
+lettre, et je la portai, plein de joie, à Delphine; elle la lut
+d'abord vite, une seconde fois lentement; puis me la remettant, elle
+me dit:--Le parti qu'il prend lui coûte cruellement; examinez quelle
+est sa première pensée, le consentement que j'ai donné à ce parti; et
+plus loin, il espère _que je serai heureuse_! dit-il un seul mot de
+lui? et cette manière de vous charger de tous les détails, n'est-ce
+pas une preuve qu'ils lui sont tous pénibles? et bien d'autres nuances
+encore... Mais il vivra, l'impression est faite, il vivra. Mon ami,
+ajouta-t-elle, ne terminez rien, je veux seule conserver la décision
+de mon sort. J'obtiendrai de madame de Ternan, que ma douleur fatigue,
+et qui redoute le ressentiment de Léonce, la permission, d'aller
+prendre les eaux de Baden, près de Zurich; l'état de ma santé motive
+cette demande, elle ne me sera point refusée. Je serai seule avec
+Léonce, nous causerons librement ensemble, et, quoi qu'il arrive, je
+l'aurai fait du moins renoncer au projet funeste qui menaçoit sa
+vie.--
+
+Voilà, mademoiselle, dans quelle situation se trouvent maintenant, les
+deux personnes du monde qui mériteroient le plus d'être heureuses.
+J'espère que pendant le séjour de madame d'Albémar à Baden, ses
+inquiétudes et les peines de Léonce se dissiperont entièrement; je
+leur ai donné tous les secours que l'amour peut recevoir de l'amitié;
+leur sort maintenant ne dépend plus que d'eux seuls. [C'est ici que
+commençoit l'ancien dénoûment de Delphine; je remplis les intentions
+de ma mère, en y substituant celui que l'on va lire, tel que je l'ai
+trouvé dans ses manuscrits. Mais comme l'ancien dénoûment contient des
+beautés que l'on peut admirer, indépendamment de leur liaison avec le
+reste du tableau, je l'ai placé, en variante, à la fin de ce volume.
+(Note de l'Éditeur.)]
+
+
+
+La lettre de Léonce à M. de Lebensei donna, comme on le voit, beaucoup
+d'inquiétude à Delphine. Cependant, l'espoir de s'unir à Léonce lui
+causoit tant de bonheur, qu'elle écartoit sans s'en apercevoir tout ce
+qui pouvoit troubler une impression si douce; elle résolut cependant
+de ne prendre aucun parti avant deux mois, et de passer ce temps avec
+Léonce aux eaux de Baden; le mauvais état de sa santé, et la crainte
+qu'avoit madame de Ternan de rien refuser à Léonce, rendoient facile
+pour elle d'obtenir la permission de s'absenter pendant quelque temps;
+elle prit donc une maison de campagne assez solitaire, auprès de
+Baden, et c'est là qu'elle revit Léonce. En se retrouvant, ils
+éprouvèrent un sentiment de bonheur qui s'exprima par beaucoup de
+larmes. Je ne sais s'il existoit au fond du coeur de l'un et de
+l'autre des pensées pénibles, si la délicatesse de Delphine lui
+reprochoit de rompre ses voeux, et si Léonce pressentoit confusément
+ce qu'il éprouveroit, lorsque le monde sauroit la résolution de
+Delphine et la sienne, mais tous les deux évitoient de se parler sur
+leur avenir, et sembloient goûter le présent en repoussant la crainte,
+et même l'espérance. A Bellerive, Léonce souhaitoit avec fureur de
+posséder celle qu'il aimoit; dans la solitude, près de Baden, il ne se
+seroit pas permis un témoignage d'amour qui auroit pu faire croire à
+Delphine qu'il n'étoit pas déterminé à l'épouser. Ses manières avec
+elle étoient tendres et respectueuses; il tomboit souvent dans de
+profondes rêveries; en la regardant, ses yeux se remplissoient de
+pleurs. Quand Delphine lui adressoit quelques paroles sensibles, et
+souvent même aussi quand elle paroissoit calme et heureuse, Léonce
+éprouvoit une émotion qui sembloit autant appartenir à la mélancolie
+qu'à la joie. Ils lisoient ensemble, ils faisoient de la musique
+ensemble, ils éprouvoient chaque jour davantage que leur esprit et
+leur âme étoient parfaitement en harmonie; cependant, il y avoit _un
+point par où leurs coeurs ne se touchaient pas_, et, d'un commun
+accord, ils évitoient ce qui pouvoit le leur faire sentir.
+
+Delphine étoit inépuisable dans la solitude; elle embellissoit de
+mille manières cette existence idéale, que l'imagination et l'amour
+peuvent rendre si animée et si douce; elle savoit trouver dans les
+poètes, dans les ouvrages dramatiques, ces morceaux qui appartiennent
+aux plus heureux momens de l'inspiration, et font éprouver à l'âme la
+délicieuse sensation de l'enthousiasme, le pur sentiment de
+l'élévation: ils sont en petit nombre, ces vers délicieux, ou ces
+pages sensibles, qui répondent parfaitement à nos impressions
+secrètes, et développent en nous une existence nouvelle: il suffit
+d'un mot froid ou déplacé, pour nous tirer tout à coup de cette extase
+du coeur qui fait oublier le reste du monde; mais, quand l'émotion est
+complète, quand rien n'en détourne, et que l'on peut admirer de toute
+la puissance de sa sensibilité, quel bonheur de faire partager cette
+impression à ce qu'on aime, de pleurer près de lui, de voir son
+attendrissement, de sentir sa main pressée par la sienne, d'être
+averti enfin, par les plus douces impressions, que le même sentiment
+remplit deux âmes à la fois, et que si les portes du ciel s'ouvroient
+dans cet instant, elles y entreroient ensemble!
+
+Léonce et Delphine passoient de la poésie à la musique, mystérieuse
+puissance qui jette dans le vague nos pensées, et nous plonge
+quelquefois dans une rêverie toute céleste. Il semble que c'est aux
+sons de la musique qu'on voudroit passer de ce monde dans une
+meilleure vie; il semble qu'il y a des secrets de notre nature que
+notre esprit ne peut découvrir, et qui nous sont comme indiqués par
+l'exaltation qu'inspire la musique; et, s'il nous arrive souvent
+d'éprouver cette exaltation dans la solitude, quelles paroles pourront
+la peindre, quand elle est partagée par ce qu'on aime! Delphine, en
+jouant de la harpe, en écoutant Isore, qu'un maître habile
+accompagnoit, savoit Léonce près d'elle; elle se sentoit regardée par
+lui, environnée de son intérêt protecteur; elle éprouvoit ce repos
+délicieux qu'on ne peut goûter que quand le coeur est parfaitement
+satisfait. Sa santé étoit moins bonne qu'autrefois; mais cet état de
+foiblesse ajoutoit au charme de sa situation. Quand il lui venoit
+quelques inquiétudes sur les dispositions futures de Léonce, sur le
+bonheur qu'il goûteroit, lorsqu'il seroit uni avec elle, l'idée
+confuse que peut-être elle ne vivroit pas longtemps amortissoit ses
+inquiétudes; un nuage couvroit ses craintes, et laissoit à sa félicité
+présente toute sa vivacité. On s'étonnera peut-être que Delphine, dont
+l'esprit étoit si pénétrant, ne cherchât point à découvrir l'avenir
+avec certitude; mais qui n'a pas éprouvé cette sorte d'aveuglement,
+quand le bonheur présent avoit une grande force! Ne se fait-on pas
+quelquefois illusion jusqu'au moment du départ, sur la douleur même de
+la séparation? Tant que l'on voit l'objet qu'on aime, on n'a pas
+l'idée de l'absence, et l'imagination, ébranlée par le coeur, est
+tantôt follement inquiète, tantôt follement rassurée.
+
+Léonce et Delphine se promenoient ensemble dans ce beau pays, où la
+nature est si poétique; ils en sentoient les merveilles avec délices;
+quelquefois ils s'arrêtoient pour considérer les accidens des nuages
+au milieu des montagnes; ils écoutoient le vent, ils regardoient
+tomber les torrens, et trouvoient je ne sais quel charme dans le
+frémissement qu'inspire une nature sombre, dans le besoin qu'elle
+donne de s'appuyer l'un sur l'autre, et d'animer le désert par nos
+sentimens et nos espérances. Quelquefois il échappoit à Léonce de
+dire: «Oh! que la nature seroit belle, si le souvenir des hommes ne
+nous y poursuivoit pas!» et il parloit avec amertume de la société.
+Delphine exprimoit des sentimens plus doux; elle se sentoit heureuse,
+son coeur étoit plein d'indulgence. «Qui peut, disoit-elle à Léonce,
+connoître et mesurer les diverses circonstances qui disposent de la
+conduite et des opinions des hommes; je pardonne beaucoup, par
+exemple, à ceux qui souffrent, de quelque manière que ce soit. On ne
+sait pas quel ravage le malheur produit dans le coeur; je ne suis
+sévère que pour la prospérité, et c'est bien rarement qu'on la
+rencontre. Il y a tant de souffrances cachées au fond de l'âme! Mon
+ami, il faut beaucoup plaindre; car la plupart des torts sont précédés
+par de grandes douleurs.--Oui, dit Léonce en soupirant; mais
+pourquoi?... Puis il s'arrêta, et voulut rassurer Delphine, comme s'il
+lui eût confié ce qui l'occupoit Elle le regarda avec étonnement; un
+sentiment de terreur s'empara d'elle; Léonce le vit et le dissipa; car
+il aimoit, car il étoit aimé, et rien ne résiste à cette magie.
+Delphine étoit véritablement fascinée par l'amour: après deux années
+de peines, elle avoit tellement besoin d'être heureuse, qu'elle
+rejetoit loin d'elle tous les doutes, comme cette mère qui répétoit
+sans cesse pendant la maladie de son enfant: _Il ne mourra pas, non,
+il ne mourra pas, car Dieu sait que je ne pourrois pas le supporter._
+
+Léonce reçut une lettre d'un de ses amis émigrés, qui le prioit
+d'aller le trouver à son passage à Lausanne. Delphine ne put voir
+Léonce s'éloigner, même pour peu de jours, sans éprouver une peine
+très-vive: peut-être craignoit-elle d'avoir du temps pour réfléchir,
+et pour approfondir ce qu'elle ne vouloit pas s'avouer; mais elle
+versa beaucoup de larmes avant de le quitter; et, descendant pour
+l'accompagner jusque sur le seuil de la porte, elle répéta: «O mon
+Dieu! protégez-nous, bénissez-nous!» Léonce s'arrêta, prêt à monter à
+cheval, et lui demanda avec inquiétude, quel sentiment lui inspiroit
+cette prière. «Aucun qui doive vous alarmer, lui dit-elle; mais quand
+le coeur est plein d'affection, ne faut-il pas prier Dieu pour ce
+qu'on aime? Nos plus vifs sentimens ont si peu de puissance, comment
+ne pas frémir en se séparant, si l'on n'en appelle pas au secours du
+ciel.»
+
+Léonce écrivit à Delphine pendant son absence, qui se prolongea
+quelques jours; ses lettres étoient tendres, mais courtes; il donnoit
+toujours un prétexte pour les abréger; il étoit aisé de voir qu'il
+craignoit de développer ses sentimens. Les impressions qu'on éprouve
+se trahissent plus facilement encore peut-être dans les lettres que
+dans la conversation. La présence de la personne qu'on aime vous
+attendrit toujours, quand vous lui parlez; mais séparé d'elle, ce que
+vous écrivez appartient à vos sentimens les plus profonds et les plus
+habituels. Si vous aimez parfaitement, si vous êtes dans une situation
+simple, vous êtes inépuisable en expressions passionnées; mais, s'il
+faut expliquer des combats, modifier des sentimens, on a peur des mots
+dont on se sert, des paroles qui vont prendre un caractère de fixité,
+qui seront relues vingt fois, et dont l'impression profonde ne pourra
+peut-être plus s'effacer.
+
+Delphine, en recevant les lettres de Léonce, éprouvoit d'abord une
+sensation très-pénible; mais, comme il se servoit cependant des mêmes
+termes de tendresse, elle se disoit que ses lettres prouvoient sa
+sécurité, et que l'amour, certain d'obtenir ce qu'il souhaite, ne
+pouvoit pas avoir le même langage que la passion agitée. Elle relisoit
+ces lettres; elle cherchoit, dans une expression contenue, les trésors
+de sentiment dont son coeur avoit besoin; elle retardoit enfin de tous
+ses efforts ce cruel moment où l'on commence à juger ce qu'on aime, à
+connoître avec précision le degré de sentiment que l'on inspire.
+
+Léonce cependant n'étoit pas moins amoureux de Delphine; elle lui
+étoit aussi chère que jamais; mais il frémissoit à la pensée de
+l'effet que produiroit dans le monde son mariage avec une femme qui
+rompoit ses voeux, quittoit l'état de religieuse, et s'appuyoit de
+lois que l'opinion n'avoit point encore sanctionnées, pour faire une
+démarche si hasardée. Il n'avoit osé parler de son projet à aucun des
+amis qu'il avoit rencontrés à Lausanne; mais il avoit essayé, dans la
+conversation générale, de mettre en avant quelques thèses qui pussent
+les engager à montrer leur manière de voir, et tous ses essais avoient
+été les plus malheureux du monde. Ses amis quittoient la France par
+haine des principes qui auroient pu favoriser la rupture des voeux; et
+tout ce qu'ils disoient, trop d'accord avec les idées de Léonce, lui
+faisoit souffrir mille morts. Il revint à Baden, plus décidé que
+jamais à se séparer entièrement du monde; il se flattoit encore que,
+s'il ne rencontroit personne qui lui parlât de sa situation, il
+parviendroit à oublier ce que les autres en pourroient penser. Mais
+tous ces combats qui se passoient en lui-même, remplissoient son coeur
+de tristesse, et il revit Delphine sans que cette tristesse fût
+dissipée. Elle n'osa pas l'interroger sur le sentiment qui l'occupoit;
+et, gardant Isore auprès d'elle, elle évita de rester seule avec lui.
+
+Isore vouloit fêter le retour de Léonce; elle avoit préparé pour le
+lendemain, avec quelques-unes de ses petites compagnes, dans un
+bosquet du jardin, des fleurs, de la danse et de la musique. Delphine
+ne s'opposa point au désir d'Isore, et conduisit vers le soir Léonce
+près des lieux que sa petite amie avoit entourés de guirlandes. Léonce
+éprouva d'abord un sentiment d'inquiétude sur cette fête; il craignoit
+ce qu'Isore pouvoit dire; il craignoit sa propre émotion; enfin, il
+avoit au fond du coeur un malaise qu'il parvenoit à cacher, lorsque
+rien d'inattendu ne le surprenoit, mais qui lui faisoit craindre
+vivement tout ce qui pouvoit troubler son âme. Cependant, la grâce
+charmante d'Isore, sa gaîté, la simplicité de ses chants, qui
+n'exprimoient que la reconnoissance, le calme et le bonheur, tout ce
+qu'il y avoit de champêtre et de paisible dans sa petite fête éloigna
+par degrés de la mémoire de Léonce, les souvenirs importuns de la
+société, et il se livra sans arrière-pensée aux douces émotions qu'il
+éprouvoit. Au milieu de cette fête, et dans le moment où il regardoit
+son amie avec le plus d'amour et d'espoir, deux instrumens à vent,
+d'une justesse et d'une beauté parfaites, se firent entendre à quelque
+distance, et les petites filles elles-mêmes suspendirent leur danse,
+pour écouter ces sons si doux et si mélancoliques. «Pourquoi, dit
+Léonce à Delphine, mêler aux joies de l'enfance des impressions d'une
+nature si sérieuse?» Delphine ne répondit rien, et les instrumens
+continuèrent à jouer la complainte de Marie Stuart, air écossais de la
+plus touchante et de la plus noble simplicité. Léonce, profondément
+ému, répéta encore avec un accent douloureux: «Delphine, pourquoi des
+larmes au milieu du bonheur? Vous me faites mal, bien mal!--Léonce,
+lui dit-elle alors, j'ai voulu attacher mon souvenir à cet air; dans
+quelque lieu du monde que vous l'entendiez, je veux qu'il vous
+rappelle Delphine.--Grand Dieu! reprit-il avec force, est-ce que vous
+vous imaginez que nous serons jamais séparés? que voulez-vous dire?
+expliquez-vous.» et il l'entraîna loin du jardin et de la fête.
+
+Ils se trouvèrent ensemble dans le bois qui environnoit leur maison,
+près d'une salle de verdure, où les habitans de Baden avoient coutume
+de se réunir. Delphine gardoit le silence, et les vives prières de
+Léonce ne pouvoient pas obtenir d'elle une seule réponse; elle
+marchoit appuyée sur lui; elle vouloit parler, mais elle frémissoit de
+tout ce qui pouvoit naître du premier mot, et prolongeoit le vague du
+silence aussi long-temps qu'elle pouvoit. Tout à coup ils entendirent
+dans le lointain une marche vive et animée; et, s'approchant pour
+l'écouter, ils virent passer des jeunes filles qui ramenoient de
+l'église une charmante personne, qui venoit de se marier avec l'homme
+qu'elle aimoit; Léonce et Delphine les avoient entendu nommer; ils les
+avoient vus passer une fois, et les reconnurent à l'instant. Une
+émotion inexplicable s'empara de tous les deux au même moment; ils
+s'approchèrent de la salle de danse où se rendoit la joyeuse troupe,
+et ils contemplèrent long-temps le jeune homme et la jeune femme, qui
+étoient l'image du plus parfait bonheur: la physionomie de l'homme
+exprimoit cet intérêt calme et tendre, qui devoit servir de guide et
+d'appui à sa douce compagne; sa femme le regardoit avec confiance,
+comme le généreux souverain de son coeur et de sa vie; ils
+s'avançoient ensemble, comme Adam et Ève dans le paradis, la main dans
+la main, _hand in hand_, et goûtoient tous les plaisirs de la vie;
+exaltés par l'amour, ils dansoient avec une légèreté, avec une gaîté
+remarquable; les airs vifs des allemandes-suisses étoient encore
+animés par un tambour qui marquoit la mesure avec force; ils
+regardoient les compagnons de leur enfance, ils s'entremêloient à
+leurs danses, pour se montrer reconnoissans de la bienveillance qu'on
+leur témoignoit; mais on voyoit bien qu'ils existaient seuls l'un pour
+l'autre dans l'univers. Ils se cherchoient, ils ne se perdoient pas de
+vue, et quand ils se retrouvoient, il sembloit que la terre bondissoit
+sous leurs pieds, et qu'ils étaient portés dans l'air sur les ailes
+d'un bonheur céleste. Quel spectacle pour Delphine! Il y avoit bien
+long-temps qu'elle n'avoit vu de fête, et depuis un an surtout, elle
+n'avoit vécu que dans la retraite et la douleur; elle se sentit comme
+étourdie par tant de sensations diverses; et, s'appuyant contre un
+arbre, ses regards étoient attachés sur cette femme couronnée de
+fleurs, entourée des bras de son ami, et s'enivrant de la plus
+délicieuse coupe de la vie, de l'amour dans le mariage.
+
+Léonce étoit près de Delphine; et quoiqu'il ne parlât point, Delphine
+sentoit qu'il partageoit toutes ses impressions. Il avoit des regards
+si éloquens, une expression si touchante! «Léonce, lui dit-elle en lui
+montrant l'heureux couple, ils sont heureux, et moi, jamais!
+jamais!--Il faut que je vous parle, s'écria Léonce, il le faut;
+écoutez-moi ce soir, je le veux.--Moi, répondit-elle, je le veux
+aussi;» et ils s'éloignèrent en silence. Il étoit tard quand ils
+revinrent chez eux; tout dormoit dans la maison; Léonce, en se voyant
+seul avec Delphine, se jeta à ses pieds, et lui avoua toutes les
+pensées qui l'avoient troublé. Elle voulut à l'instant lui rendre sa
+parole, retourner dans son couvent; mais il lui exprima son amour avec
+tant de vérité, mais il chercha tellement à la convaincre que, dans la
+solitude, avec elle, il seroit parfaitement heureux, qu'elle consentit
+doucement à l'entendre développer ses projets. Il étoit parti de
+France avec un passe-port; il pouvoit y retourner sans danger; il lui
+proposa de la mener à sa terre de Mondoville, de l'épouser à son
+arrivée, et de s'y fixer pour toujours. Quand elle s'inquiétoit des
+sacrifices qu'il lui faisoit, en quittant ainsi le monde, il lui
+représentoit qu'au milieu des événemens cruels qui déchiroient son
+pays, il n'y avoit ni honneur, ni sûreté que dans la solitude.
+Delphine revenoit souvent à la crainte qui l'agitoit le plus; elle
+demandoit à Léonce si, dans le fond de son coeur, il ne l'estimoit pas
+moins, pour le sacrifice même qu'elle étoit disposée à lui faire. «Je
+sais, lui dit-elle, que l'amour, et l'amour seul, pouvoit vaincre la
+répugnance que j'éprouve à sortir de ma retraite; je ne m'explique pas
+précisément la nature du devoir qui pouvoit m'y retenir; mais je sens
+cependant que, de quelque manière que les voeux m'aient été arrachés,
+il eût été plus délicat de m'y soumettre; je le sens, et mon
+irrésistible passion pour toi m'entraîne; le reste du monde ne recevra
+pas cette excuse; mais si tu l'acceptes, Léonce, c'en est assez. Ah,
+Dieu! si ton coeur se blâsoit sur l'excès même de mon affection, si
+ton imagination, qui ne peut rien souhaiter au-delà de ce que
+j'éprouve, se lassoit de notre bonheur, alors, tu réfléchirois sur ma
+faute.»
+
+Léonce interrompit Delphine par les protestations les plus vives et
+les plus sincères. Dans ce moment, le jour commençoit à paroître; leur
+entretien avoit duré toute la nuit sans qu'ils s'en fussent doutés.
+Les premiers rayons du soleil levant leur causèrent à tous deux une
+grande émotion; ils se sentirent un témoin, et, s'avançant vers la
+fenêtre, ils se dirent qu'ils s'aimoient en présence du ciel. L'aspect
+de l'horizon étoit singulièrement majestueux; la nature se réveilloit,
+les êtres vivans dormoient encore; Léonce et Delphine célébroient
+seuls la toute-puissance du Créateur. Léonce, qui jusqu'alors s'étoit
+peu occupé d'idées religieuses, parut les saisir avec ardeur; il
+vouloit échapper aux hommes; il cherchoit un asile au fond de sa
+conscience: car dans le sein de l'homme vertueux, dit Sénèque, _Je ne
+sais quel Dieu, mais il habite un Dieu_. Tous les sentimens
+désintéressés, toutes les idées élevées, toutes les affections
+profondes, ont un caractère religieux; chacun entend à sa manière
+cette révélation de l'âme; mais il n'existe aucune émotion tendre et
+généreuse qui ne nous fasse désirer un autre monde, une autre vie, une
+région plus pure, où la vertu retrouve sa patrie. Léonce mit un genou
+en terre devant Delphine; Delphine se pencha sur lui, et ses cheveux
+couvrirent presque en entier la belle tête de son amant. Il se releva
+en la pressant sur son coeur; et, passant à son doigt un anneau, gage
+de sa foi, il lui promit devant Dieu de la prendre pour son épouse.
+«Être tout-puissant, s'écria Delphine en élevant ses mains vers le
+ciel, je n'aurai jamais ni plus de bonheur ni plus d'amour: fermez mes
+yeux pour toujours; en ce moment, j'ai touché les bornes de
+l'existence! pourquoi redescendre vers l'incertain avenir!--Quel
+souhait! s'écria Léonce; arrête! arrête!» et il trembloit, comme si
+les paroles de Delphine avoient pu attirer la mort sur sa tête.
+Pourquoi trembloit-il? pourquoi crioit-il, arrête? Quand la pauvre
+Delphine formoit ce voeu, peut-être étoit-il inspiré par son bon
+génie.
+
+Le lendemain, Léonce et Delphine partirent pour Mondoville, et ce
+voyage fut encore très-heureux. Il n'y a rien de si doux que de
+voyager avec ce qu'on aime! Le sentiment d'isolement que fait éprouver
+cette situation, ce sentiment pénible, quand on est seul, est
+précisément ce qui rend les jouissances de l'affection plus
+délicieuses. Vous ne connoissez personne, personne ne vous connoît;
+vous traversez des pays nouveaux, votre curiosité est agréablement
+satisfaite, mais rien ne vous distrait de l'idée profonde qui remplit
+votre coeur; vous aimez à sentir à chaque instant la différence de cet
+univers étranger qui passe devant vos yeux, avec cet être si cher, si
+intime, que vous avez près de vous, et qu'aucune affaire, aucune
+relation de société ne vous enlèvera, même pour un moment.
+
+La santé de Delphine étoit restée très-foible, depuis les peines
+qu'elle avoit éprouvées à l'abbaye du Paradis; les soins de Léonce
+pour elle étoient inépuisables; elle étoit placée dans sa voiture
+entre Isore et lui, et l'enfance et l'amour rivalisoient auprès d'elle
+de tendresse. Léonce étoit l'ange tutélaire de son amie, dans les plus
+petites comme dans les plus grandes circonstances. Cette protection
+habituelle, le commencement de la vie domestique, plongeoit Delphine
+dans la rêverie enchanteresse du bonheur; à chaque poste elle
+s'étonnoit que le chemin fût si court; elle perdoit du temps sous
+mille prétextes; elle ralentissoit le voyage, elle craignoit
+d'arriver, soit qu'un pressentiment l'avertît qu'elle devoit craindre
+le séjour de Mondoville, soit que dans un état heureux, le moindre
+changement fasse peur. Tout conspire en nous-mêmes comme au dehors de
+nous, contre ces impressions si délicates et si vives, qui satisfont à
+la fois l'imagination et le coeur, et le plus simple hasard suffit
+pour les détruire.
+
+Léonce fut reçu avec beaucoup d'affection et de respect, dans la terre
+qu'avoient habitée long-temps son père et sa mère. Mondoville étoit
+près de la Vendée, où se rassembloient les royalistes, et l'ancienne
+considération que l'on avoit pour les seigneurs de terres s'y étoit
+conservée; on y détestoit assez généralement tout ce qui tenoit à la
+révolution, et les opinions nouvelles n'y avoient point encore
+pénétré. Delphine s'enferma chez elle avec Isore, pendant que Léonce
+vit les personnes auxquelles il avoit affaire. Léonce, en arrivant,
+donna quelques jours à la vive douleur que lui causa la nouvelle de la
+mort de son respectable ami, M. Barton: il vouloit le consulter, se
+confier à lui: il n'étoit plus. A peine eut-il passé quelque temps à
+Mondoville, que le bruit s'y répandit sourdement qu'il avoit amené
+avec lui une religieuse, et qu'il comptoit l'épouser; il ne sut point
+précisément quel effet produisit ce bruit; personne ne l'en avertit,
+mais il vit une sorte de contrainte dans la manière de quelques vieux
+serviteurs de ses parens, et, comme il craignoit d'en découvrir la
+cause, il n'interrogea personne; mais chaque jour il devenoit plus
+sombre, et, sous des prétextes divers, il éloignoit souvent les
+occasions de s'entretenir avec Delphine. Delphine s'en aperçut
+promptement. La crainte d'être moins aimée l'emportant sur tout,
+l'empêchoit de réfléchir sur ce que sa situation avoit d'horrible;
+mais néanmoins un sentiment d'humiliation aiguisoit quelquefois son
+désespoir; sa dépendance, son isolement, le sacrifice de sa
+réputation, de son existence, toutes ces preuves de dévouement qu'il
+lui avoit été si doux de donner, lui causoient quelquefois, non des
+regrets, mais une crainte délicate et naturelle: elle sentoit que
+Léonce se croiroit obligé à l'épouser, et cette idée lui étoit
+affreuse. Enfin, un matin, l'altération de Delphine, dont la santé
+dépérissoit chaque jour, frappa tellement Léonce, qu'il fut tout à
+coup saisi par un sentiment de terreur et de remords; et, après lui
+avoir prodigué les expressions d'amour les plus tendres, il sortit de
+chez elle, résolu d'aller à l'instant chez le maire, pour déclarer
+l'intention où il étoit de se marier, et de choisir le jour où il
+conduiroit Delphine à l'autel.
+
+Au moment où il arriva, l'on recevoit la nouvelle des massacres qui
+avoient eu lieu le deux septembre à Paris, et toutes les femmes
+s'étoient précipitées dans la salle de l'hôtel de ville, pour en
+apprendre les détails. Plusieurs d'entre elles connoissoient
+quelques-uns de ceux qui avoient péri, et tous les esprits étoient
+très-agités par cette horrible nouvelle. Léonce étoit tellement
+troublé de ce qu'il alloit faire, qu'il ne s'informa point du sujet de
+la rumeur générale; et, s'avançant rapidement vers le maire, il lui
+annonça, avec une voix d'autant plus haute et d'autant plus ferme,
+qu'il vouloit cacher son agitation intérieure, la résolution où il
+étoit d'épouser madame d'Albémar. Le maire, qui avoit été autrefois
+attaché à la famille de Mondoville, baissa les yeux, soupira, et
+écrivit en silence le nom de Léonce, et celui de madame d'Albémar. A
+l'instant un murmure retentit dans toute la salle, et Léonce entendit
+plusieurs voix qui disoient: _Quoi, notre jeune seigneur va épouser
+une religieuse qui fuit de son couvent! quoi, il déshonore ainsi son
+nom! ah! que diraient ses parens, s'ils vivaient encore!_ Aucun homme
+sur la terre ne pouvoit éprouver une douleur égale à celle que ces
+paroles causèrent à Léonce; cependant, il fit effort sur lui pour
+marcher à travers la foule avec sa contenance accoutumée; on se tut en
+le voyant passer; mais il aperçut sur tous les visages cette
+désapprobation muette, tourment de ceux qui ont besoin de l'estime des
+autres. En sortant, il trouva rangés devant la porte de l'hôtel de
+ville quelques soldats qui avoient autrefois servi dans son régiment;
+ils lui présentèrent les armes; mais l'instant d'après, par un
+mouvement tout-à-fait irréfléchi, ils baissèrent tristement leurs
+fusils devant lui, comme ils ont coutume de le faire devant des
+funérailles illustres. Léonce, frappé de cette action, leur dit: «Vous
+avez raison, mes amis; ce n'est plus moi, c'est à peine mon ombre: je
+vous remercie de me pleurer.» et il s'éloigna rapidement.
+
+Passant devant l'église, il vit ouverte la porte qui conduisoit à la
+chapelle où tous ses ancêtres avoient été ensevelis; il recula d'abord
+en l'apercevant; puis, triomphant de sa première impression, il entra
+dans la chapelle, pour épuiser toutes les douleurs dans un même jour.
+La première pierre qu'il aperçut étoit celle qui couvroit la tombe de
+son respectable ami Barton: il en fut à peine ému. «Je suis bien aise,
+dit-il tout haut, que tu ne sois pas témoin de cela;» et il se reposa
+quelques momens sur cette pierre. Il vit dans le fond de la chapelle
+un tombeau plus remarquable que tous les autres, et qui n'y étoit
+point encore lorsqu'il avoit quitté Mondoville; il frémit à cet
+aspect, sans pouvoir comprendre lui-même d'où venoit son effroi. Dans
+ce moment, un vieil officier, qui avoit servi sous son père, entra
+dans l'église, le reconnut, et se jeta à ses pieds. «Que faites-vous,
+s'écria Léonce; que faites-vous?--Je suis arrivé hier, lui dit-il, de
+la campagne où je vis, pour vous voir, pour embrasser encore une fois
+avant de mourir le fils de mon général; j'ai appris, faut-il le
+croire! que vous, noble jeune homme, que vous, héritier d'un sang
+illustre, vous alliez faire une action déshonorante; je ne sais pas ce
+qu'on peut dire pour excuser votre résolution, mais je sais que vous
+n'oserez plus regarder sans rougir les anciens amis de vos parens, et
+je viens vous supplier, pendant qu'il en est temps encore, d'abjurer
+cette erreur d'un jour, que démentent votre caractère et votre
+vie.--Laissez-moi, s'écria Léonce, laissez-moi; vous ne savez
+pas!...--Oserez-vous me refuser, dit le vieillard en se relevant, si
+j'embrasse ce tombeau en suppliant?» et il alla s'appuyer, les mains
+jointes, sur le marbre noir qui étoit placé au fond de la chapelle.
+«Quel est ce tombeau, s'écria Léonce; quel est-il?--C'est celui de
+votre mère, répondit le vieil officier; elle m'a ordonné d'apporter
+ici son coeur. Je suis venu du fond de l'Espagne avec ces précieux
+restes, elle m'a commandé de les déposer dans cette chapelle, pour
+reposer près de vous, quand le temps vous auroit frappé à votre tour;
+mais si votre conduite flétrit la gloire de votre famille, au nom de
+votre mère, si noble, si fière, si délicate sur l'honneur, je vous
+défends de placer votre tombe auprès de la sienne; je bannis votre
+cendre loin des cendres de vos aïeux!» Pendant qu'il parloit, Léonce
+fit quelques pas en chancelant, pour arriver jusqu'au tombeau de sa
+mère; mais l'excès de son émotion surpassant enfin ses forces, il
+tomba comme mort sur le pavé de l'église; on le transporta chez lui,
+et la malheureuse Delphine le vit arriver dans cet état. Comme elle se
+jetoit sur lui pour l'embrasser et mourir avec lui, l'impitoyable
+vieillard qui l'avoit suivi, lui dit: «Madame, c'est vous qui plongez
+M. de Mondoville dans le désespoir; c'est le combat de l'amour et de
+l'honneur, c'est l'effroi que lui cause la honte à laquelle vous le
+condamnez en vous épousant, qui causera sa mort; de grâce,
+éloignez-vous, ne sentez-vous pas que vous le devez à vous-même?» Il
+n'en falloit pas tant pour anéantir Delphine; et, malgré son
+inquiétude mortelle pour Léonce, elle tomba sur une chaise, derrière
+le lit où on l'avoit posé, et ne prononça pas un seul mot. Léonce, en
+revenant à lui, ne la vit pas; il aperçut l'officier, dont les paroles
+avoient produit sur lui une impression si terrible qu'il étoit encore
+dans le délire. «Malheureux, s'écria-t-il, vous voulez que je lui
+plonge un poignard dans le sein! que je l'abandonne, quand elle a tout
+sacrifié pour moi, quand elle sera seule dans cet univers, quand elle
+mourra! et moi, qu'est-ce que je veux? le déshonneur, la honte?
+Opinion! exécrable fantôme! me poursuivras-tu jusque dans la retraite,
+jusqu'auprès de cet ange qui m'aime? Non, ce n'est pas l'ombre de ma
+mère, homme cruel, que vous avez fait parler; non, ce n'est pas elle,
+c'est l'opinion; c'est son inflexible puissance que vous avez armée
+contre moi. Si les morts pensent encore à nous, c'est avec des
+sentimens plus doux, plus purs, plus dégagés des misérables préjugés
+des hommes; mais, moi, comment ferai-je pour supporter la honte, ces
+soldats, ces femmes, ces tombeaux? Tuez-moi, s'écria-t-il en regardant
+le vieillard qui se taisoit; tuez-moi,» et il s'élança pour saisir son
+épée. Dans ce moment, un cri de Delphine la fit reconnoître; il
+comprit qu'elle avoit tout entendu; il voulut s'approcher d'elle, la
+prendre dans ses bras; un froid mortel l'avoit déjà saisie, elle ne
+pouvoit plus ni parler ni faire un mouvement; elle n'étoit pas tombée
+sans connoissance, mais son état étoit plus effrayant. Encore
+immobile, le regard fixe, on auroit dit qu'elle se relevoit du
+cercueil, sans avoir repris la vie. Léonce la porta dans sa chambre,
+et renvoya avec fureur, loin du château, tous ceux dont la vue pouvoit
+retracer à Delphine ce qui venoit de se passer. Pendant dix jours et
+dix nuits, il ne la quitta pas un instant; mais tous ses soins furent
+inutiles, le poignard étoit entré dans le coeur, et de ses coups
+jamais on ne revient. Delphine cependant recouvra la parole, et quand,
+examinant son état, elle se crut certaine que sa maladie étoit
+mortelle, elle fut plus calme.
+
+Lorsque Léonce vit combien l'état de Delphine étoit dangereux, il
+tomba dans le plus sombre désespoir, et, se reprochant avec amertume
+d'être la cause de sa mort, irrité contre son propre caractère, il
+conçut pour lui-même un sentiment de haine qui suffit à lui seul pour
+rendre la vie odieuse, et il résolut fermement de ne pas survivre à
+son amie. Elle s'aperçut de ce dessein; des paroles échappées à Léonce
+l'en informèrent, et surtout une résignation triste et sombre qui
+n'étoit pas dans le caractère de son ami. Quand le médecin vouloit lui
+donner quelque espérance sur l'état de Delphine, il la repoussoit, et
+disoit presque froidement devant elle, qu'il étoit certain qu'elle ne
+pouvoit être sauvée. «Mais, généreuse Delphine, ajoutoit-il, ton coeur
+a tant de bonté, que tu consentiras sans peine à ce départ de la vie,
+avec le coupable ami qui t'a percé le coeur.» Quelquefois cependant il
+perdoit entièrement cette sorte de calme qui lui coûtoit tant
+d'efforts; et considérant son amie, que la douleur avoit déjà si fort
+changée, il se jetoit par terre, avec des convulsions de désespoir.
+«C'est moi, s'écrioit-il, c'est moi qui prive le monde de cette douce
+et noble créature; c'est moi qui ai empoisonné sa jeunesse; c'est moi
+qui la traîne dans le tombeau! qu'importe que je l'y suive, moi, si
+violent, si amer, si irritable; c'est du repos pour moi que la mort:
+mais elle, qui n'a jamais éprouvé que des sentimens d'affection et de
+bonté, pourquoi faut-il qu'elle meure désespérée? Innocent objet,
+s'écria-t-il en se jetant au pied de son lit, tu me regardes encore
+avec une expression si touchante, tu sembles me demander de vivre;
+hélas! je ne puis te sauver; je t'ai déchiré le coeur, mais je n'ai
+pas la puissance de te soulager; tu sais bien que le mal est
+irréparable! Insensé que j'étois! j'ai foulé sous mes pas ta destinée,
+et je voudrois te relever maintenant, pauvre fleur que j'ai flétrie;
+mais tu retombes, et l'inflexible nature me punit. Ah! Delphine, si la
+mort ne dépendoit pas de nous, si je ne pouvois pas te suivre, quel
+supplice, quel tourment égaleroit ce qui se passe dans mon sein! Mais,
+Delphine, entends-moi; je ne te quitte pas, je suis là, près de toi;
+je t'accompagne dans la mort, dans ses mystères; ton ami sera près de
+toi, Delphine! Delphine!» Il l'appeloit; son amie vouloit répondre,
+mais sa foiblesse ne lui permettant pas de parler long-temps, elle lui
+dit qu'elle désiroit d'être seule; et quand il l'eut laissée aux soins
+de ses femmes et d'Isore, elle essaya de lui écrire, et lui fit dire
+plusieurs fois, lorsqu'il vouloit rentrer chez elle, qu'elle lui
+demandoit encore quelques instans, pour achever de lui faire connoître
+ses derniers sentimens et ses dernières volontés. Voici ce qui fut
+remis, de sa part, à M. de Mondoville.
+
+
+
+
+LETTRE XIII ET DERNIÈRE.
+
+Delphine à Léonce.
+
+
+Je vois avec douleur, mon ami, combien vous vous reprochez la peine
+que vous croyez m'avoir causée, et je frémis des résolutions que vous
+vous plaisez à entretenir. La plus douce pensée qui me reste, c'est
+l'espoir que vous me survivrez, et que le noble objet de toutes mes
+affections sur cette terre, conservera de moi ce qui vaut la peine
+d'être sauvé, mon souvenir. Il ne faut pas beaucoup regretter ma vie;
+je suis convaincue que j'avois un caractère qui ne m'auroit jamais
+permis d'être heureuse; je ne sais si c'est le monde ou ma disposition
+qu'il faut blâmer, mais il est certain que j'ai toujours senti entre
+ma manière de voir et celle de la société, une sorte de désaccord qui
+devoit, tôt ou tard, me causer de grands chagrins. Il me semble qu'il
+y a de la dureté dans la plupart des hommes, de la dureté surtout pour
+les peines du coeur. On parvient assez à inspirer de la pitié pour ces
+maux qu'on appelle incontestables, et que les êtres les plus vulgaires
+redoutent pour eux-mêmes; mais on froisse, mais on déchire sans
+scrupule les âmes sensibles: leur délicatesse, leur exaltation,
+s'appellent bientôt de la folie, et quand on a dit à ces pauvres
+personnes qu'elles n'ont pas raison de souffrir, on passe, assez
+satisfait de la barbare consolation qu'on croit leur avoir donnée.
+Voyez ce vieillard qui nous a fait tant de mal; il m'a dit les paroles
+les plus cruelles sans en éprouver le moindre remords, et cependant,
+je le sais, ce n'est pas un méchant homme: si mes peines avoient été
+dans l'ordre de ses idées, dans le cours des sentimens qu'il conçoit,
+il m'auroit volontiers secourue; mais parce que ma situation heurtoit
+ses préjugés, il a été sans pitié; le monde est ainsi, et
+l'indépendance et l'irréflexion même de mon caractère, m'exposent sans
+cesse à irriter contre moi ce monde qui trouve toujours le moyen de se
+venger. On ne peut, quoi qu'on fasse, s'isoler entièrement de la
+société, et l'opinion des autres est une sorte de poison qui s'insinue
+dans l'air que l'on respire.
+
+Ne vous blâmez point, mon ami, d'avoir frémi en voyant l'effet que
+produiroit votre mariage avec moi: c'est un sentiment naturel dans un
+homme d'honneur; c'est moi qui ai eu tort, extrêmement tort de ne
+considérer que votre sentiment et le mien. Si le coeur pouvoit ainsi
+porter son univers avec lui, l'existence seroit trop douce; Dieu, sans
+doute, a voulu que quelque chose consolât de mourir, et c'est la
+société, ce sont nos relations nécessaires avec elle qui nous lassent
+de vivre. Un coeur long-temps flétri par l'injustice, l'ingratitude et
+la dureté, se repose dans le tombeau, et, toute jeune que je suis, je
+sens déjà cette fatigue qui doit accabler à la fin du voyage. Mon ami,
+j'avois quelques défauts, peut-être même quelques qualités, qui me
+livroient sans défense à tous les coups de la destinée; j'ai pensé
+souvent que mon malheur ne venoit que de la fatalité des
+circonstances; mais je le crois à présent, la plupart de nos
+circonstances sont en nous-mêmes, et le tissu de notre histoire est
+toujours formé par notre caractère et nos relations.
+
+Léonce, vous me regretterez: je ne puis souhaiter que vous m'oubliiez.
+Je ne vaux rien pour moi, je valois peut-être quelque chose pour vous:
+car une affection complète et profonde ne se trouve pas deux fois,
+dans la vie même de l'homme le plus brillant et le plus aimable; mais
+vous auriez été malheureux par la situation où mes propres imprudences
+m'ont placée. Dieu, qui m'auroit trouvée trop punie, si j'avois vu
+votre attachement pour moi diminuer, m'a rappelée à lui, et je sens
+que j'y serai bien. En effet, n'est-il pas temps que votre pauvre amie
+ne souffre plus? mon coeur est épuisé; il a reçu je ne sais quelle
+blessure qui m'empêche de respirer, et tout, dans ma nature désolée,
+appelle le sommeil de la mort. Ne savez-vous pas que je joins à une
+grande sensibilité, une imagination qui m'offre sans cesse, sous mille
+formes différentes, ou le passé ou l'avenir? des regrets, des craintes
+agitent mon âme, et tous ces regrets, et toutes ces craintes, inspirés
+par mes affections, me font éprouver une oppression, un serrement de
+coeur qui auroit dû me donner déjà plusieurs fois la secourable
+maladie dont je meurs. Pardon, Léonce, de nommer ainsi ce qui me
+sépare de toi: mais ne falloit-il pas te quitter? Et quel supplice que
+de vivre, après avoir déchiré tous nos liens! quelle occupation, quel
+intérêt me seroit-il resté, qui ne renouvelât ton souvenir? Je n'ai eu
+dans ma vie qu'une idée, qu'un sentiment, c'est toi: tout est empreint
+de ton image; mon esprit, je le développois pour toi; mes talens
+avoient pour but de te plaire; ma rêverie ou ma gaîté, les plus petits
+de mes plaisirs, les plus grandes de mes pensées, tout me ramenoit à
+toi. Léonce, que ferois-je seule? nulle femme n'a plus besoin d'appui
+que moi: je n'ai point de confiance en mes propres forces: j'invoque
+un bras protecteur sur cette terre, comme un juge miséricordieux dans
+le ciel: je ne puis rien pour moi-même; ce qu'on appeloit ma
+supériorité, n'est qu'une vaine louange donnée à quelques dons
+brillans et inutiles; mon âme est foible et tremblante, et tout ce que
+cette âme peut éprouver de souffrances, je le sentirois loin de toi.
+Léonce, ne m'envie pas la mort; songe au cruel changement de destinée
+qui me menaçoit; songe à tous ces longs jours recommencés sans toi, à
+cette solitude, à cette lutte pour vivre, à ces heures si délicieuses
+pendant nos entretiens, arides et brûlantes lorsque leur poids
+retomberoit sur moi seule; songe enfin que peut-être, au milieu de ces
+peines insupportables, je finirois par m'aigrir contre toi, par te
+blâmer de mon malheur: mon caractère, qui est doux, deviendrait âpre,
+irritable, douloureux pour moi-même et pour les autres. Léonce, je
+meurs sans avoir un moment cessé de t'admirer, sans avoir éprouvé
+contre toi un seul sentiment amer. Ah! qu'il eût été horrible, le
+moment où tout cet amour que j'ai pour toi m'eût excitée à me
+plaindre, à t'accuser! et qui peut se répondre que la douleur à la fin
+n'altère pas le caractère? Nous avons tant besoin d'être heureux, que
+nous perdons toute justice quand tout espoir nous est ôté. Et que
+deviendrois-je, le jour où je te croirois coupable de ma douleur, où
+j'éprouverois un sentiment amer en pensant à toi? Ah, Léonce! qu'il
+est doux de mourir, lorsque les affections sont encore dans tout leur
+charme, et lorsque l'on peut exhaler une âme douce et pure dans le
+sein de celui qui nous l'a donnée!
+
+Mais vous, Léonce; mais vous, pourquoi voudriez-vous me suivre? Sans
+doute, je le sais, vous serez quelque temps malheureux; vous le serez
+jusqu'au moment où de grands intérêts, le désir d'être utile à vos
+amis ou à votre patrie, ranimeront votre espérance. Le bonheur d'un
+homme se recommence, sa destinée se répare, son avenir renaît; mais ce
+coeur tout plein d'affection, que les pauvres femmes possèdent, ce
+coeur qui ne sait qu'aimer, qui ne voit dans les idées, dans les
+opinions, dans les succès, que des moyens d'être aimé, que voulez-vous
+qu'il devienne, quand la source de sa félicité est tarie? Léonce,
+laisse-moi te précéder dans ce monde inconnu qui m'attend. Oui,
+peut-être ai-je épuisé sur cette terre toutes les douleurs que je
+méritois, et ne trouverai-je qu'indulgence auprès du Tout-Puissant!
+S'il en est ainsi, je demanderai de revenir, quand il sera temps,
+auprès de ton lit de mort, et d'accompagner ton âme dans ce cruel
+passage. Mon ami, j'en conviens, il me cause quelque effroi: je crains
+la mort, sans regretter la vie; l'être le plus malheureux ne voit pas
+approcher sans terreur cet inconcevable moment, dont la jeunesse et
+l'amour écartoient si doucement l'idée; je me contemple avec une sorte
+de pitié: ces yeux éteints qui t'exprimoient autrefois tant de
+tendresse, ces traits abattus, ces mains déjà sans couleur.
+
+O Léonce! te souviens-tu de ce jour de fête où nous dansâmes ensemble?
+que de roses alors ornoient ma tête! que d'espérances remplissoient
+mon coeur! Il y a à peine trois années depuis ce temps, et tout est
+dit. Mais je ne meurs pas seule: ta main chérie soutiendra ma tête,
+que je n'ai déjà plus la force de soulever; je vais te rappeler, et de
+cet instant tu ne me quitteras plus: mon avenir est court, mais il est
+sans nuage, et les dernières lueurs que j'apercevrai te montreront
+encore à moi. Ah, cher Léonce! et tant d'amour cependant ne pouvoit
+nous donner une félicité parfaite! Madame de Vernon ne m'a-t-elle pas
+répété que les différences de nos caractères nous auraient empêchés
+d'être heureux ensemble, quand même aucun obstacle ne se seroit opposé
+à notre union? J'ai toujours repoussé cette idée, et cependant il me
+semble que je l'accepte, à présent qu'il faut me détacher de la vie;
+je craindrois de mourir désespérée, si je me persuadois que des
+événemens seuls se sont opposés au bonheur suprême que je pouvois
+goûter avec toi; mais quand je me dis qu'une fatalité invincible nous
+séparoit, qu'il y avoit en moi des défauts qui ne m'empêchoient pas de
+te paroître aimable, mais qui troubloient ton repos et inquiétoient
+ton caractère: je suis bien aise de cesser de vivre; je me détache de
+moi sans peine, puisque je ne pouvois rendre ta destinée tout-à-fait
+heureuse. Adieu, Léonce; adieu! je laisse à la douce Isore la plus
+grande partie de ma fortune; tu la conduiras près de ma bonne amie,
+mademoiselle d'Albémar. Songe que cette pauvre petite va se trouver
+seule dans le monde, et que tu me dois de ne la pas quitter avant de
+l'avoir remise entre les mains de ma soeur; c'est le seul devoir que
+je laisse après moi: mon ami, il faut que tu l'accomplisses. Adieu
+encore, tu vas revenir; ne parlons plus de la mort: que mes derniers
+momens ne soient remplis que de ma tendresse pour toi; je me sens
+beaucoup de calme, aucun départ ne m'a causé moins d'effroi; ne
+trouble pas la bienfaisante intention de la Providence, elle veut que
+je meure en paix dans tes bras: ouvre-les pour me recevoir: je croirai
+que le ciel descend au-devant de moi, et que le précurseur des anges
+me console, et me rassure en leur nom.
+
+
+
+Cette lettre ne changea point les résolutions de Léonce, mais elle le
+détermina à faire sur lui-même un effort presque surnaturel pour
+montrer du courage à son amie dans ses derniers momens. Il rentra dans
+la chambre de Delphine; elle le reçut avec un sourire angélique, et
+lui fit signe de s'asseoir auprès de son lit: elle fit venir Isore qui
+la croyoit seulement indisposée, et ne se doutoit pas de son danger.
+Delphine ne vouloit pas épouvanter l'enfance par cette idée de la mort
+que la nature ne lui révèle que plus tard; elle lui parla seulement de
+la confiance qu'elle devoit avoir en Léonce. La petite l'écoutoit avec
+attention, et, quand Delphine lui parloit de l'amitié que M. de
+Mondoville auroit pour elle, elle répondoit toujours: «Mais, maman, je
+n'ai pas besoin d'un autre ami que toi.» Cette simple réponse émut
+Delphine; et, se sentant affoiblir, elle ordonna qu'on éloignât Isore,
+et elle pria une de ses femmes de lui lire quelques morceaux qu'elle
+préféroit dans les Psaumes, dans l'Évangile, et dans quelques
+écrivains religieux: tous ceux qu'elle avoit choisis étoient pleins de
+douceur et de miséricorde. «Tu le vois, dit-elle à Léonce, ce sont des
+paroles de paix; écoute-les dans tes jours malheureux, elles
+rameneront le calme dans ton coeur. Il y a quelques rapports secrets,
+quelque noble intelligence entre nous et l'idée d'un Dieu
+souverainement bon. Je ne sais si toutes les espérances qu'elle
+inspire à notre âme se réaliseront, mais il me semble impossible de se
+résigner à ce qui nous est donné sur cette terre: le coeur mérite
+mieux que cela; il faut donc qu'il ait une autre destinée. O Léonce!
+si je la connois avant toi, ne pourrai-je pas t'en informer par
+quelques douces et secrètes pensées?» Le désespoir de Léonce
+l'emportoit toujours davantage sur ses résolutions, et Delphine sentit
+qu'elle devoit éviter de l'entretenir trop long-temps, puisque chacune
+de ses paroles ajoutoit à sa douleur. «Écoute, dit-elle à Léonce, le
+jour baisse; quand il fera nuit, nous serons plus tristes encore; je
+voudrais cependant vivre jusqu'à l'aurore de demain; tu sauras
+pourquoi je le voudrois. Fais venir dans la chambre à côté de la
+mienne, cet orgue dont les sons harmonieux ont attiré notre attention
+l'autre jour: j'ai toujours pensé qu'il me seroit doux de mourir en
+entendant une musique belle et simple. Oh! je suis plus heureuse que
+je ne l'espérois; je comptois tirer de moi seule les consolations que
+ta présence me donnera. O mon ami! mets ta main sur mon coeur; ne
+sens-tu pas qu'il bat doucement? je te le dis, je suis heureuse; mais
+ne t'éloigne pas. Peut-être est-il barbare d'exiger de toi que tu sois
+témoin de ma mort: mais nous avons toujours trouvé de la douceur l'un
+et l'autre à nous pénétrer de notre amour; et quelque amer que soit
+cet instant, si c'est celui où nous nous sommes le plus aimés, il ne
+faut pas l'abréger.»
+
+Léonce se leva pour ordonner ce que Delphine avoit demandé; il se
+promena quelque temps dans sa chambre, tourmenté par le désir le plus
+violent de finir sa vie avant que Delphine eût expiré, et se
+reprochant néanmoins la cruauté qu'il y auroit à l'abandonner ainsi.
+Pendant que ce combat absorboit ses pensées, la musique que Delphine
+avoit demandée se fit entendre; et sa douceur pénétrant jusque dans
+l'âme de Léonce, il put se jeter au pied du lit de Delphine, et
+répandre, pendant long-temps, des torrens de larmes. Enfin, soulevant
+sa tête, et regardant le malheureux objet de sa tendresse: «Céleste
+créature, lui dit-il, que j'ai précipitée dans le tombeau, est-il vrai
+que tu voies sans horreur ce coupable ami, plein d'orgueil,
+d'irritation, d'injustice; mais cet ami, qui cependant n'a jamais
+cessé de t'adorer, et qui, du jour où il t'a vue, n'a plus eu dans le
+coeur un sentiment dont tu ne fusses l'objet? hélas! cet amour ne t'a
+conduite qu'à la mort! Ange de beauté, de jeunesse, te voilà donc
+frappée par moi, immolée par moi; peux-tu pardonner à ton assassin? et
+s'il te rejoint bientôt, ton ombre indignée ne se détournera-t-elle
+pas de lui?--Te pardonner, s'écria Delphine avec toute la force
+qu'elle put rassembler, ah! ne m'as-tu pas tendrement aimée? Après un
+tel bonheur, tu pouvois me causer de grandes peines sans épuiser le
+don que tu m'as fait, sans en effacer la reconnoissance; tu m'avois
+aimée, tu m'aimes encore, toutes les jouissances du coeur subsistent
+encore pour moi; je n'ai pas un sentiment amer, pas une inquiétude, je
+m'endors, et voilà tout. Ah! Léonce, cesse de t'accuser; mais si tu
+m'accordes quelques droits sur les volontés, jure-moi de me survivre,
+jure-le devant Dieu, désormais l'unique protecteur de ton amie, et ne
+l'irrite pas contre nous deux, en trahissant tes devoirs et ta
+promesse!--Va, lui dit Léonce, je pourrois te tromper, pour rendre tes
+derniers momens plus calmes; mais toi, qui oses me demander de vivre,
+réponds-moi, supporterois-tu l'existence, si c'étoit moi que tu visses
+sur ce lit de douleur?» Delphine se tut un moment; mais bientôt après,
+désespérée du trouble qu'elle avoit montré, elle s'efforçoit avec
+agitation et avec crainte, de dissimuler la cause de son silence: «Ne
+cherche pas à cacher ta pensée, noble Delphine, reprit Léonce; dans
+toute la force de ton esprit, jamais tu n'en eus le pouvoir, et ta
+touchante foiblesse me laisse plus facilement encore lire au fond de
+ton âme. Mais écoute-moi: Je conduirai Isore près de ton amie, et
+j'irai servir ensuite dans le parti que je crois le plus malheureux et
+le plus juste; n'exige rien, ne demande rien de contraire à ce projet;
+et si j'ose encore en appeler à l'ascendant que j'avois sur toi, ne
+prononce pas un mot sur une résolution invariable.» Le respect que
+Delphine avoit toute sa vie ressenti pour Léonce, lui imposa même
+encore dans ce dernier moment, et elle espéra d'ailleurs que Léonce
+retrouveroit à la guerre un genre d'intérêt qui pourroit le rattacher
+à la vie.
+
+Une grande partie de la nuit s'étoit déjà passée, et plusieurs fois
+Delphine étoit tombée dans des évanouissemens si profonds, qu'on avoit
+craint de ne pouvoir la ranimer. En revenant de cet état, elle dit à
+Léonce: «Je vais me lever, pour m'approcher de la fenêtre; je voudrois
+encore revoir le soleil.» Léonce s'éloigna quelques instans; Delphine
+fit placer son fauteuil en face du jour, qui ne devoit pas tarder à
+paroître. Au moment où Léonce rentroit, l'orgue qui s'étoit souvent
+fait entendre pendant la nuit, de distance en distance, exécuta une
+marche que Delphine et Léonce reconnurent à l'instant pour celle qui
+avoit été jouée dans l'église, lorsque Léonce et Matilde alloient
+ensemble à l'autel. «Ah! c'en est trop, s'écria Léonce; cessez,
+répéta-t-il avec les cris les plus sombres, cessez!» La musique
+s'arrêta; Delphine, que cet air avoit aussi vivement émue, se remit
+bientôt cependant, et dit à Léonce: «Mon ami, pourquoi ce désespoir?
+pourquoi repousser le souvenir que le ciel nous envoie dans ce moment?
+Ne dois-je pas reconnoître sa bonté dans le hasard qui me rappelle ce
+que j'ai souffert de plus cruel pendant la vie, au moment où je dois
+braver la mort. Ah! depuis l'époque terrible et solennelle de ton
+mariage avec Matilde, ai-je goûté un seul jour de véritable bonheur?
+pourquoi donc ces déchiremens? pourquoi ce désespoir? mon ami, mon
+ami! entends encore ma voix mourante; ne repousse pas cette main qui
+s'avance vers toi; retiens, si tu peux, le reste de chaleur qui
+l'anime encore.» A ce mot, Léonce, qui étoit tombé à terre, se releva,
+prit cette main, et la réchauffa contre son coeur; il sembloit se
+flatter, dans son ardeur, de prolonger ainsi l'existence de Delphine:
+elle fit signe à la femme qui la servoit de lui donner l'anneau
+qu'elle avoit reçu de Léonce, et qu'elle ne pouvoit plus porter depuis
+quelques jours, à cause de son extrême maigreur; elle le mit à son
+doigt, et dans ce moment les rayons du soleil commencèrent à pénétrer
+dans sa chambre. «Reconnois-tu cet anneau, dit-elle à Léonce, et te
+rappelles-tu quand je l'ai reçu de toi? de même l'aurore commençoit à
+paroître, de même tu étois à mes pieds; tu jurois alors d'unir ton
+sort au mien; eh bien! l'accomplissement de ta promesse n'est que
+retardé. O Dieu! dit-elle en se soulevant sur le bras de Léonce, ce
+soleil que vous envoyez pour saluer mes derniers instans, il fut
+témoin du plus beau moment de ma vie; il sembloit alors éclairer pour
+moi tous les plaisirs de la terre; puisse-t-il maintenant me tracer ma
+route vers le ciel! O Léonce! Léonce! le nuage s'élève, je ne te vois
+plus; es-tu là? Adieu.» Léonce prit Delphine dans ses bras avec des
+convulsions de douleur; il l'appela, répéta son nom, lui adressa les
+paroles les plus passionnées; elle parut les entendre encore,
+tressaillit, et expira.
+
+Un mois après, Léonce, ayant recouvré quelque force, conduisit Isore à
+l'infortunée mademoiselle d'Albémar, qui ne pouvoit survivre à
+Delphine que pour accomplir ses dernières volontés; il se rendit
+ensuite immédiatement à la Vendée, et se fit tuer à la première action
+où il se trouva.
+
+O mort! ô douce mort! quel bien vous faites à ceux qui s'aiment,
+lorsqu'ils sont pour jamais séparés!
+
+
+
+ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE.
+
+
+
+
+LETTRE XIII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bade, ce 18 août 1792.
+
+
+Vous avez su, ma soeur, par M. de Lebensei, tout ce qui me concerne;
+les nouvelles de France l'ont forcé à nous quitter, son inquiétude
+pour sa femme ne lui laissoit plus un moment de repos. Ce matin, à mon
+arrivée à Bade, il est venu me voir avec Léonce, pour prendre congé de
+moi; je n'avois pas revu Léonce depuis les propositions faites par M.
+de Lebensei, j'avois cru plus convenable de lui défendre de revenir à
+mon couvent; mais cependant sa résignation à cet ordre m'a étonnée.
+Son émotion, en me retrouvant ce matin, m'a profondément touchée, et
+du moins j'ai vu que je n'avois rien perdu dans son coeur. Nous ne
+nous sommes point parlé seuls; je le craignois, mais lui aussi ne l'a
+pas cherché; nous nous sommes uniquement occupés l'un et l'autre du
+départ de M. de Lebensei: il étoit simple que moi je ne parlasse que
+de ce départ; mais, Léonce, pourquoi ne me forçoit-il pas à
+m'entretenir d'un autre sujet?
+
+Louise, cet espoir d'être à Léonce, en rompant mes voeux, ne m'avoit
+d'abord inspiré que de la terreur; il s'est emparé de mon âme
+maintenant avec toutes ses séductions: ne croyez pas cependant que si
+je démêle dans Léonce une peine, un regret, je ne sache pas briser ce
+dernier lien, avec la vie que l'amitié de M. de Lebensei a su tout à
+coup renouer pour moi.--Non, Léonce, si mon coeur n'est pas content du
+tien, je ne t'en accuserai point, je te pardonnerai, mais je saurai te
+rendre au monde, à ses gloires; et, quand ma perte ne sera plus pour
+toi qu'un regret qui te permettra de vivre, il me sera libre de
+mourir.--Il y a bien longtemps, ma chère Louise, que je n'ai reçu de
+vos lettres; êtes-vous malade, ou plutôt ne voulez-vous pas me parler
+sur ma situation? Vous avez raison, je craindrois de connoître votre
+opinion, si elle ne s'accorde pas avec mes désirs. Je suis dans un de
+ces momens de la vie où l'on ne veut se soumettre qu'aux événemens; je
+ne demande aucun conseil, je suis entraînée par un sentiment tellement
+irrésistible, que rien de ce qui n'est pas lui ne peut avoir d'empire
+sur moi; je ne crois point, non, je ne crois point que je prenne
+l'heureuse et terrible résolution qui me rendroit libre; mais ce n'est
+aucun des motifs qu'on pourroit me présenter qui me fait hésiter. Je
+suis fière de ma passion pour Léonce, elle est ma gloire et ma
+destinée, tout ce qui est d'accord avec elle m'honore à mes propres
+yeux: depuis que je ne crains plus de troubler par mon amour le
+bonheur de personne, je m'y abandonne comme les âmes pieuses à leur
+culte. Je ne suis rien que par Léonce; s'il m'aime, s'il me choisit
+pour compagne, devant qui pourrois-je rougir? Qui ne seroit pas
+au-dessous de moi! Mais lui que pense-t-il? qu'éprouve-t-il? ma soeur,
+le devinez-vous? pourriez-vous me l'apprendre? Ah! ne me parlez que de
+lui.
+
+
+
+
+LETTRE XIV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bade, ce 20 août.
+
+
+Non, il ne s'abandonne pas sans regrets à notre avenir, non! Hier au
+soir, nous nous sommes trouvés seuls pour la première fois depuis près
+d'une année, après tant d'événemens terribles pour tous les deux; en
+entrant, il a cherché des yeux M. de Lebensei, qu'il ne savoit pas
+encore parti; autrefois, en me voyant, il ne cherchoit plus personne!
+il s'est approché de moi et m'a dit:--Ma chère Delphine, j'ai perdu ma
+respectable mère, mon fils, ma famille entière.--Il s'est arrêté, puis
+il a repris:--Mais je vais m'unir à toi, je serai encore trop
+heureux.--J'ai serré sa main sans rien dire; il faut, hélas! il faut
+que je l'observe. Heureux le temps où je lisois dans mon propre coeur
+tout ce que le sien éprouvoit!
+
+Un silence a suivi les derniers mots de Léonce, puis il a passé ses
+bras autour de moi, et m'a dit:--Delphine, te voilà, c'est bien toi,
+tu as quitté cet habit qui ressembloit aux ombres de la mort; ah!
+combien je t'en remercie!--Oui, lui dis-je, je l'ai quitté pour un
+temps.--Pour toujours! reprit-il; c'étoit pour moi que tu avois
+prononcé ces voeux, je dois les rompre, je dois te rendre l'existence
+que tu as sacrifiée pour moi, je dois....--II s'arrêta lui-même, comme
+s'il avoit senti que ce mot de devoir, si souvent répété, pouvoit
+blesser mon coeur.-Ah! reprit-il, j'ai tant souffert depuis quelque
+temps, que je suis encore triste, comme si le malheur n'étoit pas
+passé.--Nous parlerons ensemble, répondis-je, de tout ce qui nous
+intéresse, de notre avenir....--De quoi parlerons-nous? interrompit-il
+précipitamment; tout n'est-il pas décidé? il n'y a rien à dire.--Plus
+rien à dire! repris-je. Ah, Léonce! est-ce ainsi....--II ne me laissa
+pas finir le reproche inconsidéré que j'allois prononcer. Il se jeta à
+mes pieds, et m'exprima tant d'amour, que je perdis par degrés, en
+l'écoutant, toutes mes inquiétudes; quand il me vit rassurée, il se
+tut, et retomba de nouveau dans ses rêveries. Il vouloit que je fusse
+heureuse; mais quand il croyoit que je l'étois, il n'avoit plus besoin
+de me parler.
+
+Je veux qu'il s'explique, je le veux. Qui, moi, j'accepterois sa main,
+s'il croyoit faire un sacrifice en la donnant! Son caractère nous a
+déjà séparés: s'il doit nous désunir encore, que ce soit sans retour!
+Si ce dernier espoir est trompé, tout est fini, jusqu'au charme même
+des regrets: dans quel asile assez sombre pourrois-je cacher tous les
+sentimens que j'éprouverois? Suffiroit-il de la mort pour en effacer
+jusqu'à la moindre trace? Ah, ma soeur! est-ce mon imagination qui
+s'égare? est-il vrai?... Non, je ne le crois point encore; non, ne le
+croyez jamais.
+
+
+
+
+LETTRE XV.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Bade, ce 24 août.
+
+
+Aujourd'hui, Léonce et moi, nous sommes sortis ensemble pour aller sur
+les montagnes et dans les bois qui environnent Bade; il étoit huit
+heures du matin, jamais le temps n'avoit été si beau.--Ah! me dit
+Léonce quand nous fûmes à quelque distance de la ville, qu'il est doux
+de contempler la nature! elle fait oublier les hommes! Enfonçons-nous
+dans ce bois, que je ne voie plus les habitations, qu'il n'y ait que
+toi et moi dans l'univers; ah! que nous y serions bien alors!--Et quel
+mal nous font, lui répondis-je, d'autres êtres qui vivent et meurent
+comme nous, s'aiment peut-être, souffrent du moins presque autant que
+s'ils s'aimoient, et méritent notre pitié, alors même que nous avons
+le plus de droit à la leur?--Quel mal ils nous font? reprit Léonce
+avec véhémence, ils nous jugent! mais n'importe, oublions-les!--Et il
+marcha plus vite vers la forêt où il me conduisoit: je pâlis, les
+forces me manquèrent; depuis quelque temps, je souffre assez, et
+peut-être la nature me délivrera-t-elle des perplexités de mon sort.
+Léonce vit l'altération de mes traits; il en éprouva la peine la plus
+vive et la plus touchante; il me conjura de m'asseoir, et, me
+prodiguant les expressions et les promesses les plus tendres, il ne
+s'aperçut pas qu'en me rassurant sur ses pensées les plus secrètes, il
+me les révéloit, et m'apprenoit ce qu'il ne m'avoit pas dit encore.
+
+Je ne laissai rien échapper, en lui répondant, qui pût lui faire
+remarquer ce que j'avois observé; mais je revins, résolue de
+l'interroger demain solennellement, et de le dégager de toutes les
+promesses qu'il m'avoit faites; mais dans quel état sera-t-il, quand
+je lui découvrirai son propre coeur? que deviendrai-je moi-même? Je
+cherche en vain une ressource, toutes me sont ravies; une idée me
+vient, je la saisis d'abord, et la réflexion me prouve qu'elle est
+impossible. Quand tout espoir est perdu, quand il ne reste plus une
+situation où l'on puisse être, je ne dis pas heureux, mais soulagé, la
+vie ne devroit-elle pas cesser d'elle-même? Mais, hélas! la nature,
+prodigue de douleurs, semble s'arrêter mystérieusement avant la
+dernière, avant celle qui, surpassant nos forces, nous délivreroit de
+l'existence.
+
+Je croyois avoir beaucoup souffert, et cependant je ne connoissois pas
+le supplice d'être contrainte avec celui qu'on aime; de sentir,
+lorsqu'on est seule avec lui, le malaise qu'on éprouveroit, s'il y
+avoit dans la chambre un tiers qui vous empêchât de lui parler. Quand
+Léonce étoit absent, je l'appelois de mes regrets; maintenant il est
+près de moi, et je n'ai pas retrouvé le bonheur; il m'aime, je le
+sens, autant qu'il m'a jamais aimée, et néanmoins nous ne nous
+entendons pas, nos âmes s'évitent; jamais les devoirs qui nous
+séparoient, les torts même qu'il m'a supposés, n'ont mis entre nous
+une semblable barrière! une explication la renverseroit; mais nous
+frémissons l'un et l'autre de cette explication, parce que nous
+sentons bien qu'il y va de la vie. Je l'exigerai de Léonce cependant,
+une fois; mais chaque mot qu'il me dira, oui, chaque mot sera
+irréparable! C'est le fond de son coeur que je veux connoître, ce sont
+les sentimens intimes qui renaîtroient bientôt dans toute leur force,
+quand un mouvement d'amour les lui auroit fait oublier.
+
+Enfin, demain... non... c'est trop tôt; je veux me donner quelques
+jours pour reprendre des forces; quoi, demain, je saurois tout! Non,
+retardons encore, conservons ces impressions vagues et indécises qui
+me suspendent sur l'abîme, mais ne m'y précipitent pas sans retour.
+Louise, ne me refusez pas votre pitié, jamais le malheur ne m'y a
+donné plus de droits.
+
+
+
+
+LETTRE XVI.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 30 août.
+
+
+Mon sort n'est pas encore décidé, mais l'instant irrévocable approche.
+Hier, Léonce m'entretint des événemens politiques de la France, de
+l'indignation qu'il en éprouvoit, et du désir qu'il avoit eu de
+rejoindre les émigrés, pour faire la guerre avec la noblesse
+françoise; il lui échappa même quelques mots qui pouvoient indiquer
+qu'il avoit encore ce désir. Je restai confondue; c'étoit la première
+fois qu'il me parloit de lui, indépendamment de moi; c'étoit la
+première fois qu'il m'exprimoit un sentiment, ou me faisoit connoître
+un dessein, sans le rattacher, ou du moins sans chercher à le
+rattacher à l'amour; un froid mortel me saisit au coeur; il me sembla
+que la nuit couvroit toute la terre, et je n'eus pas la force de
+prononcer un mot.
+
+Léonce voulut continuer, et fit un grand effort pour articuler ces
+mots en se levant:--Pourquoi ne suivrois-je pas ce que l'honneur me
+commande?--Je crus alors que tout étoit dit, et sans doute mon visage
+exprima le désespoir, car Léonce m'ayant regardée, s'écria:--Barbare
+que je suis!--et tomba sans connoissance à mes pieds. Dieu! que
+n'éprouvai-je pas en le voyant ainsi! les mouvemens les plus
+passionnés de l'amour rentrèrent dans mon âme, je rappelai Léonce à la
+vie, et quand il put m'entendre, je voulus renoncer à tout, et lui
+pardonner jusqu'aux sentimens qui nous séparoient; mais chaque fois
+que je commençois à m'expliquer, il m'interrompoit en me disant:--Au
+nom du ciel, arrête, je souffre trop; veux-tu me faire mourir?--Et
+l'altération de ses traits me faisoit craindre qu'il ne retombât dans
+l'état dont il venoit de sortir.
+
+--C'est au coeur, me dit-il, que j'éprouve une souffrance aiguë.--Et
+il y portoit la main, comme pour soulager une douleur insupportable;
+j'étois dans un trouble, dans une émotion qui surpassoit tout ce que
+j'ai jamais éprouvé; je craignois le mal que je pouvois lui faire en
+lui parlant, et cependant je souhaitois vivement lui rendre la
+liberté, et le délivrer d'un combat qui offensoit mon coeur, quoique
+la peine qu'il en ressentoit dût me toucher. Toute explication me fut
+impossible; il évita, il repoussa tout, et me quitta, pouvant à peine
+se soutenir, mais ne voulant ni rester plus long-temps, ni rompre le
+silence.
+
+Ah! puis-je me dissimuler encore quels sont les sentimens qui
+l'agitent! Ma soeur, pourquoi faut-il que j'aie eu de l'espérance! ne
+savois-je donc pas que je n'échapperois jamais au malheur!
+
+
+
+
+LETTRE XVII.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+Ce 8 septembre 1792.
+
+
+Le hasard a tout fait, je sais tout, mon parti est pris; mais, je
+l'espère, il me coûtera la vie! Depuis la dernière scène qui s'étoit
+passée entre Léonce et moi, nous continuions, par une terreur secrète,
+par un accord singulier, à ne nous point parler de nos projets à
+venir, et l'on auroit dit, à nos entretiens, que nous n'avions aucun
+parti à prendre, aucun plan à former, mais seulement une situation
+douce et mélancolique.
+
+Nous avions ainsi passé la matinée, tous les deux rêveurs, tous les
+deux craignant de mettre un terme à ces jours où nous tenant par la
+main, nous nous promenions encore appuyés l'un sur l'autre. J'avois
+remarqué que Léonce prenoit constamment un détour, pour éviter de
+traverser la ville en me ramenant à ma maison; je m'attendois ce matin
+qu'il feroit ce même détour, lorsque nous vîmes quelques personnes qui
+se hâtoient d'aller à la poste, parce qu'on y racontoit,
+disoient-elles, de très-mauvaises nouvelles de France; un mouvement
+irréfléchi nous engagea à les suivre, Léonce et moi; mais lorsque nous
+fûmes au milieu du groupe qui environnoit la maison de la poste,
+j'entendis des voix autour de moi qui murmuroient: _Voyez-vous cette
+religieuse, qui fuit de son couvent pour épouser ce jeune homme!_ Des
+femmes d'une figure aigre et désagréable, disoient: _c'est avec ces
+beaux principes qu'on assassine en France! comment souffre-t-on un tel
+scandale ici!_ Léonce fit un geste menaçant; je l'arrêtai.--Que
+voulez-vous? lui dis-je; redoutez un éclat qui seroit plus funeste
+encore; éloignons-nous.--Il m'obéit; mais je vis des gouttes de sueur
+tomber en abondance de son front pendant le chemin qui nous restoit à
+faire, et tour à tour la pâleur et la rougeur couvroient son visage.
+
+Quand nous fûmes montés dans ma chambre, il se jeta sur un canapé, et
+se parlant à lui-même, en oubliant que j'étois là, il s'écria:--Non,
+la vie ne peut se supporter sans l'honneur! et l'honneur, ce sont les
+jugemens des hommes qui le dispensent, il faut les fuir dans le
+tombeau.--Ces paroles, la violence de l'émotion qu'il éprouvoit en les
+prononçant, ce que je venois d'entendre au milieu de la foule, tout
+enfin m'éclaira sur ma faute! je vis la vérité, comme si je
+l'apercevois pour la première fois; et je ne conçois pas encore
+comment j'ai pu croire que M. de Mondoville sauroit braver la
+situation où nous nous serions trouvés, si nous avions suivi les
+conseils de M. de Lebensei.
+
+--Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent; je renonce
+pour jamais à la folle espérance qui avoit rempli mon âme; demain
+je vous quitte; adieu.--Adieu? répéta-t-il. Juste ciel, qu'ai-je
+donc dit?--Il se leva comme égaré, et retomba l'instant d'après
+dans l'accablement de la douleur; je me plaçai près de lui, et avec
+plus de courage que je ne me flattois d'en avoir, je lui
+dis:--Léonce, ne vous faites point de reproches, nous nous sommes
+abusés l'un et l'autre; non-seulement un caractère aussi délicat
+que le vôtre ne devoit pas maintenant supporter l'idée de notre
+union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habitudes et
+ses réflexions n'ont pas affranchi du monde; elle attirera sur vous
+le blâme universel, il faut y renoncer.--Misérable que je suis!
+dit-il; oui, je l'avouerai, aujourd'hui j'ai souffert; la honte
+m'auroit-elle atteint? La honte avec toi! quoi! prêt à te posséder,
+je te perdrois! mon indomptable caractère nous sépareroit encore
+une fois! Si tu n'avois pas consenti à me suivre, si tu l'avois
+regardé comme impossible, je serois mort avec une idée douce, je
+serois mort sans me détester moi-même; mais à présent tu te donnes
+à moi, je puis être ton époux, et cette infernale puissance, qu'on
+appelle l'opinion des hommes, s'élève entre nous deux pour nous
+désunir! Exécrable fantôme! s'écria-t-il dans un véritable accès de
+délire; que veux-tu de moi, en me représentant sans cesse sous les
+plus noires couleurs le mépris! le mépris? qui a pu prononcer ce
+nom? qui oseroit en témoigner pour moi, pour elle? ne puis-je pas
+poignarder tous ceux qui auroient l'audace de nous blâmer? Mais il
+en renaîtra de leur sang, pour nous insulter encore; où trouver
+l'opinion, comment l'enchaîner, où la saisir? O Dieu! je veux
+déchirer ce coeur, qui ne sait ni tout immoler à l'amour, ni
+sacrifier l'amour à l'honneur; j'ai soif de la mort! Dieu qui m'as
+créé pour tant de maux, détruis ton ouvrage, je t'invoque, je
+t'offense, anéantis-moi!--Arrête, lui dis-je, arrête; il fera mieux
+pour nous, ce Dieu que tu méconnois; je me sens mourir.--En effet,
+j'en éprouvois alors l'espérance.--Tu meurs, reprit Léonce, et tu
+aurois vécu pour moi, tu aurois été ma femme! viens à l'autel,
+viens à l'instant même; quand je te posséderai, je serai dans
+l'ivresse, je ne sentirai rien que mon bonheur; suis-moi, décidons
+dans ce moment de notre vie; il est des résolutions qu'il faut
+prendre avec transport, ne laissons pas aux réflexions amères le
+temps de renaître! livrons-nous à l'amour qui nous inspire, ne
+laissons pas le froid de la pensée nous gagner; je t'en conjure,
+n'hésite plus, ne tarde plus....--Insensé que vous êtes!
+interrompis-je; quel bonheur maintenant pourrois-je goûter avec
+vous? Si j'avois découvert un seul regret dans votre coeur, il eût
+suffi pour empoisonner ma vie; et j'oublierois les atroces combats
+que je viens de voir, je les oublierois! Je fais devant toi, lui
+dis-je avec force, un serment plus sacré que tous ceux que je
+voulois rompre, car il est libre, car il est fait dans toute la
+force de ma raison: Que le ciel me fasse périr à tes yeux, si
+jamais je suis ton épouse!--Eh bien! s'écria Léonce, que je perde
+et ton amour et jusqu'à ta pitié, si je survis à cette
+imprécation!--Et il voulut sortir à l'instant.
+
+Épouvanté de son dessein, je me jetai à genoux pour le conjurer de
+rester; il fut ému à cet aspect, la pâleur mortelle de mon visage le
+toucha; il me prit dans ses bras, et me dit d'une voix plus
+douce:--Pourquoi t'affligerois-tu de ma perte? ne vois-tu pas que nous
+avons flétri notre sentiment, que je t'ai offensée, que tu dois me
+haïr, que je déteste ma foiblesse, et que je ne puis en guérir? tout
+est contraste, tout est douleur dans mon existence, laisse-moi mourir!
+la fièvre intérieure qui m'agite cessera par degrés, quand mes forces
+m'abandonneront; mais j'ai trop de vie encore, et les hommes, les
+hommes savent si bien irriter la puissance de la douleur! comment se
+venger de ce qu'ils font souffrir? comment satisfaire le mouvement de
+rage qu'ils excitent?--Dans ce moment, un régiment passa sous mes
+fenêtres, et une musique militaire très-belle se fit entendre. Léonce,
+en l'écoutant, releva la tête, avec une expression de noblesse et
+d'enthousiasme si imposante et si sublime, qu'oubliant toutes mes
+douleurs, encore une fois je m'enivrai d'amour en le regardant; il
+devina mes sentimens, et laissant tomber sa tête sur mes mains, je les
+sentis inondées de ses pleurs. La musique cessa; Léonce, paroissant
+alors avoir retrouvé du calme, me dit:--Mon âme est plus tranquille,
+il m'est venu d'en haut, de l'intelligence céleste qui veille sur toi,
+un secours véritablement salutaire; adieu, mon amie, j'ai besoin de
+repos; à demain.--A demain, répétai-je.--Oui, répondit-il, adieu!--Et
+il me quitta sans rien ajouter.
+
+Il n'a point voulu me dire quels sentimens l'avoient occupé pendant
+qu'il écoutoit cette musique. Auroit-elle réveillé dans son âme le
+dessein d'aller à la guerre? Ah Dieu! dans quelle situation mes
+malheurs et mes fautes m'ont précipitée! Demain je veux annoncer à
+Léonce que je retourne dans mon couvent, que je m'y renferme pour
+toujours; il saura demain que je lui pardonne, que je le conjure de
+m'oublier oui, demain... Ah! qu'arrivera-t-il?....
+
+
+
+
+LETTRE XVIII.
+
+Léonce à Delphine.
+
+Ce 8 septembre 1792.
+
+
+En remontant chez moi, j'ai appris les massacres qui ont ensanglanté
+Paris; tout est douleur, tout est crime! qui a pu se flatter d'être
+heureux dans ce temps effroyable? Ne vois-tu pas dans l'air quelque
+chose de sombre, quelques signes, avant-coureurs des événemens
+funestes? Non, je ne te reverrai plus; écoute-moi... que vais-je te
+dire? Je pars, eh bien! tu le sais... n'entends-tu pas le reste?....
+
+Notre situation étoit horrible, je rougissois de mes foiblesses sans
+pouvoir en triompher, tout étoit bouleversé dans nos rapports
+ensemble. Je te repoussois, toi que j'adore, je repoussois le bonheur
+sans lequel je ne puis vivre; la douleur alloit faire de moi le plus
+méprisable insensé, lorsque hier, en écoutant cette musique qui
+rappeloit les combats, je me suis senti ranimé. J'ai su depuis
+d'affreuses nouvelles, elles ont achevé de me décider. Dans les
+combats, les hasards m'appartiennent; et je saurai, quand je voudrai,
+les diriger sur ma tête. Non, ce n'est qu'au milieu de la guerre que
+je pouvois soutenir la douleur de te quitter; c'est là que la mort
+toujours facile, toujours présente, vous aide à supporter quelques
+derniers jours de vie, consacrés à la gloire; c'est là que
+j'éprouverai des mouvemens qui soulagent le désespoir même, le sang
+qu'on doit verser, le péril qui vous menace, l'horreur qui vous
+environne, et tous ces cris de haine qui suspendent pour un temps les
+douleurs de l'amour; je serai bien, tant que le glaive sera levé sur
+moi; je serai mieux encore, quand il aura pénétré jusqu'à mon coeur.
+
+O mon amie! ne crois pas que ma passion pour toi se soit affoiblie
+dans cette lutte de mon caractère contre mon amour; je n'ai pu les
+accorder que par le sacrifice de ma vie, ce n'est pas te moins aimer;
+mais devois-je m'unir à toi sans t'honorer, sans pouvoir repousser
+loin de toi les traits cruels de la censure publique? Falloit-il
+éprouver, au milieu du bonheur suprême, un sentiment d'amertume?
+rougir de soi-même, parce qu'on n'a pas la force de dompter ce
+sentiment? rougir devant les autres alors qu'ils le devinent? aimer
+avec idolâtrie, et n'être pas heureux avec ce qu'on aime? t'estimer,
+t'adorer à l'égal des anges, et te voir flétrie dans l'opinion? garder
+dans le fond de son âme une peine qu'il aurait fallu te cacher? Ah!
+cette existence étoit odieuse! De tous les supplices les plus affreux,
+le plus extraordinaire n'est-il pas de trouver dans son propre coeur
+un sentiment qui nous sépare de l'objet de notre tendresse? d'avoir en
+soi l'obstacle, quand tous les autres ont disparu? Malheureux! je
+souffrois encore pendant que je serrois dans mes bras celle que
+j'adore, pendant que le feu de l'amour couloit dans mes veines;
+cependant, après avoir pu devenir ton époux, comment souffrir le jour,
+en s'accusant de la perte d'un tel sort! comment recommencer cette
+douleur déjà éprouvée, mais la recommencer en se disant à toutes les
+heures: si je le veux, elle est à moi, et je m'éloigne d'elle, et je
+la laisse languir dans une solitude déplorable où son amour pour moi
+l'a précipitée!--Non, non, ma Delphine, quand ces contrastes, ces
+inconséquences, ces douleurs opposées se sont emparées d'un
+malheureux, il faut qu'il meure, car il ne peut ni se décider, ni
+rester incertain, ni vivre après avoir choisi.
+
+Et toi, mon amie, et toi, quelle douleur je te fais éprouver! quel
+prix de ta tendresse! Mais déjà le trouble que je n'ai pu cacher
+n'a-t-il point altéré ton affection pour moi? Ne m'as-tu pas dit que
+jamais tu n'oublierois le moment fatal, l'instant d'incertitude qui
+avoit désenchanté notre avenir? Ah! je me suis montré si peu digne de
+ton amour, que peut-être ce souvenir te consolera de ma perte.
+
+O ma Delphine! crois-mois cependant, je t'ai passionnément aimée; non,
+jamais, jamais tu n'oublieras cet ami plein de défauts, d'orgueil, de
+véhémence, mais cet ami qui, du jour où il t'a vue, sentit que seule
+dans cet univers tu remplissois son âme, et que sa destinée se
+composeroit de toi seule.
+
+Oh! c'en est donc fait, et ma volonté nous sépare. Puis-je avoir un
+ennemi plus cruel que moi-même! te ferai-je jamais comprendre comment
+il se peut que je te quitte et que je t'adore, que je cherche la mort,
+quand un bonheur tant souhaité m'étoit offert, et que ma passion pour
+toi soit au comble de sa violence, dans le moment même où cette
+passion ne peut dompter mon caractère! O toi, si douce et si tendre!
+toi qui toujours as su lire dans mon coeur, vois au fond de ce coeur
+les tourmens qui le déchirent, vois ce que je ne puis dire, et ce que
+je ne puis supporter; et tout coupable qu'il est, prends encore pitié
+de ton malheureux ami.
+
+Je ne te demande point de regrets trop amers; vis, ange de paix, pour
+répandre encore sur les malheureux la douce influence de ta bonté;
+vis, pour que ma dernière pensée retourne à toi, et que mon nom,
+inconnu sur la terre, tombant un jour sous tes yeux, parmi les listes
+des morts, obtienne encore quelques larmes, quelques souvenirs qui te
+rappellent les jours heureux où tu m'aimois, où je me croyois digne de
+toi! Ah! je pouvois les recommencer encore... Non, je ne le pouvois
+plus. Un regret étoit un outrage qui auroit profané ton culte et le
+bonheur... Allons... Adieu; encore une prière, si tu me pardonnes. Oh!
+la meilleure des femmes! quand je ne serai plus, informe-toi de ma
+tombe, viens te reposer sur la place où mon coeur sera enseveli; je te
+sentirai près de moi, et je tressaillerai dans les bras de la mort.
+
+
+
+
+LETTRE XIX.
+
+Delphine à Léonce.
+
+[Cette lettre, écrite le 9 septembre, après le départ de Léonce, ne
+lui parvint pas.]
+
+
+Tu me quittes, tu pars... je te suivrai... mais, barbare, tu m'as
+caché ta route... je ne sais où te chercher sur la terre, jamais tant
+de cruauté!... l'infortuné, non il n'est pas cruel, il va mourir... Je
+veux te retrouver... je veux te dire...; mais seule, où courir? quel
+isolement affreux! ah! mon Dieu! mon Dieu, un secours, un appui... On
+me demande; qui veut me voir? Ce n'est pas lui, qui donc? O divine
+Providence, m'avez-vous exaucée? C'est un ami, c'est M. de Serbellane.
+
+
+
+
+LETTRE XX.
+
+Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+
+De tous les hommes, le meilleur, le plus compatissant, c'est M. de
+Serbellane. Si je meurs, qu'après moi tous mes amis lui témoignent une
+profonde reconnoissance. Il a rencontré Léonce, et sait dans quels
+lieux il va chercher la mort; ce généreux ami n'a pu ramener Léonce,
+mais il me conduit vers lui; il espère, il croit que si je le revois,
+j'apaiserai son désespoir. M. de Serbellane, cet homme dont tout le
+monde vante la raison parfaite, a pitié de mon coeur égaré, il ne
+condamne point les conseils du désespoir, il sait secourir la douleur
+comme elle veut être secourue. Ah! je le bénis, c'est lui qui sera mon
+ange tutélaire, c'est lui qui me rendra le bonheur... le bonheur!
+Hélas! de quel mot ai-je osé me servir! pourquoi l'effacerois-je?
+Louise, je le jure, vous n'entendrez plus parler que de mon bonheur:
+sur la terre ou dans le ciel; vous me saurez heureuse.
+
+
+
+
+CONCLUSION.
+
+Les lettres nous ont manqué pour continuer cette histoire, mais M. de
+Serbellane et quelques autres amis de madame d'Albémar nous ont
+transmis les détails que l'on va lire. M. de Serbellane, effrayé de
+l'état où il avoit vu M. de Mondoville, ne résista point au désir et à
+la douleur de madame d'Albémar, et la conduisit sur les traces de
+Léonce, à travers l'Allemagne. Suivant toujours M. de Mondoville, sans
+pouvoir l'atteindre, ils arrivèrent jusqu'à Verdun, où l'armée qui
+entroit en France se trouvoit réunie. Ce voyage fut cruel, mais la
+fermeté de M. de Serbellane et sa bonté délicate, tour à tour
+contenoient et soulageoient les mortelles inquiétudes de madame
+d'Albémar.
+
+Quand elle entra dans la ville de Verdun, elle frémit, et son
+impatience parut s'arrêter au moment de tout savoir; elle pria M. de
+Serbellane d'aller s'informer de M. de Mondoville, et descendit dans
+une auberge, en attendant son retour. Pendant qu'elle y étoit, un
+jeune François blessé fut rapporté dans une chambre voisine de la
+sienne: elle demanda son nom; on lui dit que c'étoit Charles de
+Ternan; elle ne l'avoit jamais rencontré, mais elle savoit qu'il étoit
+parent de M. de Mondoville, et pensant qu'il pouvoit l'avoir vu, elle
+entra dans sa chambre, par un mouvement tout-à-fait irréfléchi;
+cependant l'embarras la retint sur le seuil de la porte, et elle
+entendit M. de Ternan qui disoit:--Non, ce n'est pas de moi qu'il faut
+s'occuper, mais de mon brave compagnon, de mon généreux ami: ne
+peut-on envoyer personne au camp françois pour le réclamer? Il ne
+servoit point dans l'armée des étrangers, il venoit seulement
+d'arriver à Verdun; en nous promenant ensemble, je me suis trop écarté
+des limites du camp, que mon ami ne connoissoit point; nous avons été
+attaqués par une patrouille républicaine, j'ai été blessé au premier
+coup de fusil, et mon ami, sachant que si j'avois été fait prisonnier,
+j'étois perdu, n'a pris les armes que pour me sauver; je suis arrivé
+trop tard à son secours, il était déjà pris, emmené à Chaumont, pour
+être jugé, pour être fusillé. Juste ciel, si vous saviez quel mépris
+de la vie, quel héroïsme d'amitié il a montré!--Delphine, entendant
+ces paroles, ne douta presque plus de son malheur: couverte d'un voile
+qui empêchoit de remarquer son éclatante figure, elle s'avança dans la
+chambre, et, tendant les bras vers M. de Ternan, elle s'écria:--Cet
+homme généreux, intrépide, infortuné, c'est Léonce de
+Mondoville?--Oui, répondit M. de Ternan, en retournant la tête; qui
+l'a deviné?--Moi, répondit Delphine en perdant connoissance: on courut
+à son secours, on détacha son voile, et ses cheveux tombèrent sur son
+visage, comme pour le couvrir encore. M. de Serbellane, en arrivant,
+la vit entourée d'hommes, qui croyoient presque qu'il y avoit quelque
+chose de surnaturel dans cette apparition d'une femme inconnue, si
+belle et si touchante.
+
+Il avoit appris de son côté ce que Delphine venoit de découvrir. Quand
+elle revint à elle, saisissant les mains de M. de Serbellane, avec une
+force convulsive, elle lui dit:--Vous viendrez avec moi: nous irons à
+son aide; votre pays n'est point en guerre avec les François; ils vous
+écouteront, je les implorerai: n'y a-t-il pas des accens de douleur
+auxquels nul homme n'a résisté? Partons.--
+
+M. de Serbellane n'hésita pas: il avoit déjà formé le dessein d'aller
+à Chaumont, et portoit avec lui les passe-ports nécessaires pour s'y
+rendre: il comprit qu'il étoit impossible de détourner Delphine de le
+suivre, et ne voulut pas même le lui proposer. Son caractère étoit
+aussi calme que celui de Delphine étoit passionné; mais quand les
+grandes affections de l'âme sont compromises, tous les êtres généreux
+s'entendent et suivent la même conduite.
+
+Ils partirent ensemble, et furent à Chaumont en moins de dix heures.
+Peu de momens avant d'arriver, Delphine, se ressouvenant que M. de
+Serbellane lui avoit dit autrefois qu'il existoit en Italie un poison
+doux mais rapide, qui terminoit la vie en très-peu de temps, rappela à
+M. de Serbellane ce poison dont ils s'étoient une fois entretenus
+ensemble.--Il est dans cette bague, répondit M. de Serbellane en la
+montrant, je la porte toujours depuis que j'ai perdu Thérèse; je me
+sentois plus calme et plus libre, en pensant que si la vie me devenoit
+insupportable, j'avois avec moi ce qui pouvoit facilement m'en
+délivrer.--Delphine alors, quelle que fût son intention secrète, et
+l'idée vague et terrible qui l'occupoit, donna pour motif à M. de
+Serbellane, en lui demandant cette bague, le désir qu'auroit Léonce,
+fier et irritable comme il l'étoit, d'échapper au supplice, dans un
+temps où le peuple pouvoit se permettre des insultes contre l'homme
+qui lui seroit désigné comme son ennemi.--Je crois à la vérité de ce
+que vous me dites, répondit M. de Serbellane: si vous vouliez mourir,
+vous ne me le cacheriez pas; nous parlerions ensemble de ce dessein,
+avec le courage qui convient à une âme telle que la vôtre, et je vous
+en détournerois, je l'espère: je vous dirois ce que j'ai éprouvé,
+c'est qu'on peut encore faire servir au bonheur des autres une vie qui
+ne nous promet à nous-mêmes que des chagrins, et cette espérance vous
+la feroit supporter.--Madame d'Albémar répéta avec une sombre
+tristesse que son dessein, en lui demandant ce funeste présent, étoit
+de le donner à Léonce, s'il étoit condamné.--Alors M. de Serbellane
+tira sa bague de son doigt, et la remit à Delphine.--Voilà donc,
+s'écria-t-elle, voilà donc, ô Léonce! ce qui doit nous réunir! voilà
+l'anneau nuptial que j'étois destinée à te présenter! O mon Dieu!
+ajouta-t-elle, donnez-moi de la force jusqu'au dernier moment!
+
+Dès qu'ils furent arrivés à Chaumont, M. de Serbellane alla demander
+la permission de voir M. de Mondoville. Madame d'Albémar, en
+l'attendant, s'assit sur un banc, en face de la prison où elle avoit
+appris que M. de Mondoville étoit renfermé. La beauté de Delphine, et
+la douleur qui se peignoit dans toute sa personne, avoient attiré
+l'attention de plusieurs femmes, enfans et vieillards, qui
+l'environnoient sans qu'elle s'en aperçût; mais au moment où elle se
+leva, pour aller au-devant de M. de Serbellane qui lui apportoit la
+permission d'entrer dans la prison, les pauvres gens qui l'avoient vue
+pleurer, lui dirent: _Vous avez du chagrin, ma bonne dame, nous
+prierons Dieu pour vous_.--Je vous en remercie, répondit-elle: priez
+pour un ami que j'ai dans ce monde, et que l'on veut faire périr. Il y
+a parmi vous peut-être des créatures bien plus innocentes que moi,
+Dieu les écoutera plus favorablement. Priez donc pour qu'il me fasse
+grâce; et si vous avez sur la terre un être que vous aimiez, que cet
+être vous récompense du bien que vous m'aurez fait!--En parlant ainsi,
+elle attendrit ceux qui l'écoutoient, mais ils ne pouvoient la servir.
+
+M. de Serbellane annonça à Delphine qu'elle pouvoit voir Léonce à
+l'instant, et qu'il lui resteroit encore le temps d'entretenir celui
+qui devoit présider le tribunal, avant qu'il s'assemblât pour
+prononcer sur la vie de Léonce. M. de Serbellane, pendant que Delphine
+seroit dans la prison, devoit continuer à voir tous ceux qui, dans la
+ville, pouvoient avoir quelque influence sur le tribunal, et venir
+reprendre Delphine, quand elle auroit vu M. de Mondoville, et qu'elle
+auroit su de lui toutes les circonstances qui pouvoient servir à le
+justifier.
+
+La permission étant présentée au geôlier, il ouvrit la porte de la
+prison, et Delphine, en entrant dans ce lieu de douleur, vit son amant
+qui écrivoit avec beaucoup de calme. Le bruit de la porte lui fit
+lever la tête, et, se jetant à genoux devant elle, il s'écria:--Juste
+ciel, quel miracle s'accomplit pour moi! est-ce mon imagination qui me
+la représente? Je l'invoquois, et la voilà! tous ses traits, tous ses
+charmes sont-ils devant mes yeux! Delphine, Delphine, est-ce toi?--Et,
+la serrant dans ses bras, il perdit entièrement le souvenir de sa
+situation; mais le coeur de Delphine n'étoit pas soulagé, et les
+transports de son amant ne lui donnèrent pas même un instant
+d'illusion.
+
+--Delphine, lui dit encore Léonce en découvrant sa poitrine, vois-tu
+ce médaillon qui contient tes cheveux? je n'ai défendu que lui; ils
+n'ont pu me l'arracher. Si tu n'étois venue près de moi, c'est à lui
+seul que j'aurois confié mes adieux. Ah! Delphine, pourquoi t'ai-je
+quittée?--C'est moi qui suis coupable de ton sort, répondit-elle, je
+le sais; si je n'avois pas consenti à sortir de mon couvent, si...;
+mais que fait cette douleur de plus dans l'abîme des douleurs!
+Dites-moi seulement ce que je puis dire à vos juges; j'ignore si
+j'espère encore, mais je veux leur parler.--Vous n'obtiendrez rien,
+mon amie, reprit Léonce; cependant je pourrois consentir à vivre
+maintenant: il s'est fait un grand changement dans ma manière de voir.
+Au milieu des malheurs que je viens d'éprouver, et de la destinée qui
+me menace, je me suis senti comme humilié d'avoir attaché tant de prix
+aux jugemens des hommes. La présence de la mort m'a éclairé sur ce
+qu'il y a de réel dans la vie; je ne le cache point, j'ai regretté
+d'avoir sacrifié les jours que tu protégeois. J'ai connu le prix de
+l'existence simple et douce que j'aurois goûtée près de toi. S'il en
+étoit temps encore, aucun nuage ne troubleroit plus notre bonheur:
+vois donc, ô ma Delphine! si tu peux me sauver, je l'accepte.--O mon
+Dieu! s'écria Delphine,--et les sanglots étouffèrent sa voix.
+
+--Je ne sais, réprit Léonce, ce qu'on peut dire pour ma défense;
+cependant il me semble que, dans l'opinion même de ceux qui vont me
+juger, je ne suis pas coupable. J'étois arrivé à Verdun le matin du
+jour où l'on m'a fait prisonnier; je cherchois la mort, il est vrai,
+mais je ne savois point encore quel moyen je prendrois pour atteindre
+ce but facile. J'ai suivi sans dessein le jeune Ternan, mon ami
+d'enfance. Je n'étois pas reçu dans l'armée, mon nom même n'y étoit
+point encore connu. Charles Ternan s'est imprudemment éloigné des
+limites du camp, une patrouille nous a attaqués, le premier coup de
+fusil a blessé Charles Ternan; il ne pouvoit plus se défendre, et,
+pris en uniforme les armes à la main, son sort n'étoit pas douteux. Je
+lui ai crié de tâcher de s'éloigner, pendant que j'arrêterois la
+patrouille par ma résistance, et, afin de le déterminer à me quitter,
+j'ai ajouté qu'il devoit retourner au camp pour demander du secours;
+mais avant que le secours arrivât, le nombre m'a accablé: je ne sais
+par quel hasard je n'ai pas été tué, mais je crois que je le dois au
+désir que j'avois de prolonger le combat, pour donner à Ternan plus de
+temps pour s'éloigner: voilà ce qui s'est passé, ma Delphine; ton
+esprit secourable peut-il trouver dans ce récit les moyens de me
+justifier avec honneur?--Généreuse conduite! répondit Delphine; mais y
+croiront-ils? mais en seront-ils émus? Ah! mon ami, sans le secours de
+la Providence, sans la plus signalée de ses faveurs, quel espoir nous
+reste-t-il! Cède, ajouta-t-elle, cède à ce que tu pourrois appeler une
+superstition du coeur; quand même ce que je vais te demander ne te
+paroîtroit qu'une foiblesse, cède encore; viens prier avec moi le
+protecteur des malheureux, de m'accorder l'éloquence qui entraîne la
+volonté des hommes; viens, prions ensemble. Léonce eut un moment
+d'embarras; mais bientôt, s'abandonnant au mouvement inspiré par
+Delphine, il se mit à genoux devant les rayons du soleil, qui
+perçoient à travers les barreaux de sa prison, et dit:--Être
+tout-puissant, être inconnu! je t'implore pour la première fois de ma
+vie, je ne mérite pas que tu m'exauces; mais l'un de tes anges attache
+sa vie à la mienne; sauve-moi, puisqu'elle le souhaite, et je jure de
+consacrer le reste de mes jours à suivre ton culte; mon amie me
+l'enseignera.--Delphine, en écoutant ces paroles, eut un moment
+d'espoir.--Ah! s'écria-t-elle, quelque insensés, quelque coupables que
+nous soyons, peut-être le Dieu de bonté, qui ne nous a donné que des
+commandemens d'amour, a-t-il entendu nos prières, a-t-il pris pitié de
+nous! Adieu, Léonce; à ce soir, il y a encore ce soir. Adieu!--Et elle
+le quitta en réprimant son émotion. La nature donne toujours un moment
+de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un
+instant de mieux avant la mort; c'est un dernier recueillement de
+toutes les forces, c'est l'heure de la prière ou des adieux.
+
+Delphine, en sortant de la prison, rencontra M. de Serbellane qui
+venoit la chercher; il la conduisit chez le président du tribunal.
+Arrivés devant la maison de celui dont dépendoit la vie de Léonce,
+Delphine tressaillit, et, comme elle franchissoit le seuil de la
+porte, elle se sépara de M. de Serbellane, avec un dernier regard qui
+lui demandoit de faire des voeux pour elle. Elle entra, et trouva le
+président entouré de quelques secrétaires: elle lui demanda s'il lui
+seroit permis de l'entretenir sans témoins.--Je n'ai de secrets pour
+personne, répondit-il en élevant d'autant plus la voix que Delphine
+cherchoit à la baisser; il ne faut pas qu'un homme public mette de
+mystère dans sa conduite.--Hélas! monsieur, reprit Delphine, sans
+doute vous n'avez point de secret, mais je puis en avoir un; me
+refuserez-vous de ne le confier qu'à vous?--Je vous ai déjà dit,
+reprit le juge, que je ne veux point éloigner de moi ceux qui
+m'entourent; je ne le dois point.--Delphine, se retournant alors vers
+ceux qui étoient dans la chambre, leur dit avec une noble
+douceur:--Messieurs, je vous en conjure, éloignez-vous pendant
+quelques momens; soyez assez généreux pour me prouver ainsi votre
+pitié.--La voix et le regard de Delphine exprimoient l'émotion la plus
+profonde, et produisirent un effet inespéré; tous ceux qui étoient
+dans la chambre s'éloignèrent doucement, sans proférer un seul mot.
+
+Quand Delphine se vit seule avec celui qui pouvoit absoudre ou
+condamner son amant, ses lèvres tremblèrent avant de prononcer les
+paroles qui devoient appeler ou repousser la conviction, donner la vie
+ou causer la mort: tout annonçoit dans le juge un homme inflexible;
+cependant Delphine avoit aperçu sur son bureau le portrait d'une femme
+tenant un enfant dans ses bras, et ce tableau, lui apprenant qu'il
+étoit époux et père, lui avoit un moment donné l'espoir de
+l'attendrir. Elle tâcha d'exposer avec calme le récit des faits qui
+prouvoient que Léonce n'avoit pris aucun grade dans l'armée ennemie,
+que le danger seul de son ami l'avoit forcé à le secourir; et,
+racontant avec courage et simplicité toutes les circonstances qui
+avoient engagé Léonce à quitter la Suisse, elle se donna tous les
+torts, en cherchant à prouver au juge que Léonce n'avoit cédé qu'à la
+douleur qu'il éprouvoit, et qu'aucun motif politique, aucune
+résolution ennemie n'étoit entrée pour rien dans les circonstances qui
+l'avoient conduit à Verdun. Le juge s'étoit d'abord montré
+inaccessible à la conviction; et, regardant Léonce comme coupable, il
+étoit résolu à le condamner; le récit déchirant de Delphine lui
+persuada que la conduite de Léonce n'avoit pas été telle qu'il se
+l'imaginoit; mais il sentit l'impossibilité de persuader à ses
+collègues que Léonce pouvoit être absous, quand toutes les apparences
+l'accusoient; ne voulant pas prendre sur lui de le faire mettre en
+liberté sans qu'il eût été jugé, il ne voyoit aucun moyen de le
+sauver; et, la pitié que lui inspirait madame d'Albémar le faisant
+souffrir, il cherchoit à lui répondre en termes vagues, et à terminer
+le plus tôt possible ce cruel entretien. Une timidité douloureuse
+enchaînoit Delphine; elle sentoit qu'il n'existoit plus pour elle
+qu'une ressource, c'étoit de se livrer sans contrainte à toute
+l'émotion qu'elle éprouvoit; mais l'idée que cet espoir une fois
+détruit il n'en resteroit plus, lui faisoit essayer des moyens d'un
+autre genre, qui n'épuisoient pas encore sa dernière espérance. Enfin,
+le juge fit quelques pas pour sortir, en déclarant que, dans cette
+affaire, il ne pouvoit être éclairé que par l'opinion de ses
+collègues, et que c'étoit à eux seuls qu'il vouloit s'en remettre.
+
+L'infortunée Delphine, à ces mots, ne se connoissant plus, se
+précipita vers la porte et s'écria:--Non, vous n'avancerez pas, non,
+vous n'irez pas commettre l'action la plus barbare! il n'est pas
+criminel, celui que vous allez condamner, il ne l'est pas, vous le
+savez; je vous ai prouvé qu'il n'avoit point porté les armes, qu'il
+n'étoit pas votre ennemi, que la générosité, l'amitié, l'avoient
+seules entraîné; et quand il seroit vrai que vos opinions et les
+siennes sur la guerre actuelle ne fussent pas d'accord, n'est-il pas
+le meilleur et le plus sensible des êtres, celui que le hasard a jeté
+dans un parti différent du vôtre? Les hommes se ressemblent comme
+pères, comme amis, comme fils; c'est par ces affections de la nature
+que tous les coeurs se répondent, mais les fureurs des factions ne
+peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu'on peut
+sentir contre des ennemis puissans, mais qui s'éteignent à l'instant,
+quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que
+vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentimens et
+leur malheur. Ah! celui pour qui je vous implore, si vous étiez en
+péril, et que je lui demandasse de vous sauver, il n'hésiteroit pas,
+non-seulement à vous absoudre, mais à vous secourir de tous ses
+moyens, de tous ses efforts; si vous donnez la mort à qui ne l'a pas
+méritée, vous, ne savez pas quelle destinée vous vous préparez, vous
+ne savez pas quels remords vous attendent! plus de repos, plus de
+douces jouissances; au sein de votre famille, au milieu de vos
+concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation
+continuelle; vous ne compterez plus sur l'estime; vous ne vous fierez
+plus à l'amitié; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous
+feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous
+accuserez de l'avoir mérité, et votre propre pitié vous manquera dans
+vos propres maux.--Jeune femme, vous m'insultez, lui dit le juge,
+parce que je veux obéir aux lois de mon pays.--Moi, je vous insulte!
+s'écria Delphine en se jetant à ses pieds; ô Dieu! s'il m'est échappé
+une seule parole qui puisse vous blesser, si mon trouble ne m'a pas
+permis d'être maîtresse de mes discours, ah! n'en punissez pas mon
+ami. Est-il coupable de mon imprudence, de ma foiblesse, de ma folie?
+Dites, seroit-ce moi qui vous irriterois contre lui, moi qui ai déjà
+fait tomber tant de douleurs sur sa vie! Ah! je me prosterne devant
+vous; juste ciel! voudrois-je vous offenser? quelle réparation
+voulez-vous? parlez;--et l'infortunée, à genoux, penchoit son visage
+jusqu'à terre, dans un état si déplorable que le juge en fut
+touché.--Non, madame, lui dit-il en la relevant; vous ne m'avez point
+offensé; non, soyez tranquille, si je pouvois sauver M. de Mondoville,
+ce seroit pour vous que je le ferois.--Delphine étonnée, saisie d'un
+premier espoir qui redoubloit encore la violence de son état, s'appuya
+sur le bras de cet homme qui ne l'effrayoit plus, et lui dit dans une
+sorte d'égarement:--Ce seroit pour moi que vous le sauveriez! vous
+savez donc que je vais mourir aussi? En effet, vous n'avez pu croire
+que je survécusse à cet être si bon et si tendre. Il va porter dans le
+tombeau tant d'affection pour moi, pour moi, pauvre insensée, qui ne
+lui ai fait que du mal! Qu'importe au reste que je meure! la mort est
+mon unique espoir; mais vous qui pouvez tout, me refuserez-vous ce mot
+sacré, ce mot du ciel qui absout l'innocent et rend la vie aux
+infortunés qui le chérissent? Hélas! dans les temps orageux où nous
+vivons, savez-vous quel sera votre avenir? il y a six mois que toutes
+les prospérités de la terre environnoient mon malheureux ami; et
+maintenant, jeté dans les prisons, près de périr, il n'a plus qu'une
+amie qui verse des pleurs sur son sort. Vous êtes le président du
+tribunal; vous pouvez, je le sais, s'il vous est prouvé que M. de
+Mondoville ne servoit pas dans l'armée ennemie, vous pouvez décider
+qu'il n'y a pas lieu à le juger criminellement, et le faire mettre en
+liberté.--Vous ne savez pas, madame, interrompit le juge, en cessant
+de se contraindre et laissant voir un caractère qui avoit en effet
+beaucoup de bonté, vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous
+ignorez à quels périls je m'exposerois si je voulois soustraire M. de
+Mondoville au cours naturel des lois. Sans doute j'aurois souhaité que
+la liberté pût s'établir en France, sans qu'un seul homme pérît pour
+une opinion politique; mais puisque la guerre étrangère excite une
+fermentation violente, n'exigez pas d'un père de famille, qui s'est vu
+forcé d'accepter dans ces temps difficiles un emploi pénible, mais
+nécessaire, n'exigez pas qu'il compromette ses jours pour conserver
+ceux d'un inconnu.--D'un inconnu! reprit Delphine, s'il est innocent;
+d'un inconnu! si sa vie dépend de vous! ah! qu'il doit nous être cher,
+l'homme infortuné que nous pouvons sauver d'une mort injuste et
+certaine! Oui, j'en conviens, ce que je vous demande exige du courage,
+de la générosité, du dévouement; ce n'est point une pitié commune que
+j'attends de vous, c'est une élévation d'âme qui suppose des vertus
+antiques, des vertus républicaines, des vertus qui honoreront mille
+fois plus le parti que vous défendez, que les plus illustres
+victoires. Eh bien! soyez cet homme supérieur aux autres hommes, cet
+homme qui se sacrifie lui-même à ce qui est noble et bon! Écrivez sur
+ce papier, dit-elle en s'avançant pour le prendre sur le bureau du
+juge, écrivez que M. de Mondoville doit sortir de prison; tout est dit
+alors, son nom ne sera point cité, il quittera la France, il partira
+pour la Suisse, et dans ce pays vous avez deux êtres à vous; venez les
+retrouver, et vous apprendrez ce que c'est que la reconnoissance dans
+les coeurs généreux; jamais lien plus sacré put-il unir les âmes? Ah!
+si le libérateur de Léonce me demandoit ma vie, au bout du monde,
+après vingt années, cette vie seroit encore à lui. Signez,
+signez....--
+
+Le juge, étonné des impressions qu'il éprouvoit, mit sa main sur ses
+yeux pour ne pas voir Delphine, et retrouvant alors dans le fond de
+son âme la crainte que l'émotion combattoit, il fit un dernier effort
+pour étouffer son attendrissement, et refusa nettement ce que madame
+d'Albémar se croyoit près d'obtenir. A ces mots, elle tomba sur une
+chaise, presque sans vie, comme frappée d'un coup mortel et inattendu.
+Dans ce moment une femme ouvrit la porte, et Delphine la reconnut pour
+celle dont le portrait l'avoit frappée: cette femme, voyant que son
+mari n'étoit pas seul, voulut se retirer; Delphine, inspirée par son
+désespoir, s'avança vers elle et la conjura d'entrer.--Je venois,
+répondit-elle, prier mon mari de monter pour voir le médecin, qui est
+très-inquiet de notre fils.--Votre fils, s'écria Delphine, votre fils!
+Oui, madame, répondit la femme, je n'ai que cet enfant, et il est bien
+malade.--Votre enfant est malade! répéta Delphine; eh bien! dit-elle
+en se retournant vers le juge, avec un regard solennel, si vous livrez
+Léonce au tribunal, votre enfant, cet objet de toute votre tendresse,
+il mourra! il mourra!--Le juge et sa femme reculèrent, effrayés de
+cette voix et de cet accent prophétique.--Oui, reprit-elle, vous ne
+savez pas combien est infaillible la punition du ciel, quand on s'est
+refusé à la pitié. Vous serez frappés dans ce que vous avez de plus
+cher. La douleur qu'on redoute, c'est la douleur qui nous atteint, et
+l'être qui nous punit sait où porter ses coups; mais ajouta-t-elle en
+versant un torrent de pleurs, si vous sauvez mon ami, si vous signez
+sa délivrance, votre unique enfant vivra, et bénira le nom de son père
+jusqu'à son dernier jour.--A ces mots, la femme du juge, sans parler,
+supplioit son mari de ses regards, de ses mains élevées, demandoit
+ainsi la grâce de Léonce, presque sans s'apercevoir elle-même de ce
+qu'elle faisoit. Le mari, regardant tour à tour Delphine et sa femme,
+dit:--Non, je ne refuserai rien pendant que mon fils est en danger;
+non, quoi qu'il puisse m'en arriver, madame, vous avez vaincu:--et,
+prenant la plume, il écrivit l'ordre de mettre en liberté M. de
+Mondoville. Delphine n'osoit ni respirer, ni parler, de peur que le
+moindre mouvement ne changeât quelque chose à la résolution inespérée
+du juge. Il lui dit en lui remettant l'ordre:--Je vous donne, madame,
+la vie de M. de Mondoville; mais ne tardez pas à le faire partir; si
+un commissaire de Paris venoit ici, je n'y serois plus le maître; je
+lui répéterois sans doute, comme vous me l'avez attesté, comme je le
+crois, que M. de Mondoville n'a point porté les armes; mais ce seroit
+peut-être en vain alors que je m'efforcerois encore de le sauver. Vous
+avez su toucher mon coeur, madame, par je ne sais quelle éloquence,
+quelle sensibilité surnaturelle. C'est à vous que votre ami doit la
+vie, jouissez-en tous les deux et...--Priez pour mon fils, ajouta la
+mère.--
+
+Delphine, dont l'émotion rendoit les paroles à peine intelligibles,
+reçut l'ordre à genoux, et, pressant sur son coeur la main secourable
+de son bienfaiteur:--Que je ne meure pas, lui dit-elle, homme
+généreux, sans avoir fait sentir à votre âme un peu du bonheur que je
+lui dois! adieu.--Elle courut à la prison, craignant de perdre une
+seconde, ralentissant quelquefois ses pas, pour ne pas attirer
+l'attention de ceux qui la regardoient, mais ne pouvant calmer la
+frayeur que lui causoit le danger du moindre retard. En entrant dans
+la chambre de Léonce, elle lui tendit l'ordre, et resta quelques
+instans sans pouvoir prononcer un seul mot. Léonce lut l'ordre, et,
+profondément attendri, il répéta plusieurs fois à Delphine:--C'est
+toi qui m'arraches à la mort! que ma vie sera heureuse avec
+toi!--Quand elle eut repris ses forces, elle se hâta d'expliquer qu'il
+falloit partir à l'instant, que le moindre délai pouvoit être funeste,
+et pressa le geôlier avec une ardeur passionnée, d'aller remplir une
+dernière formalité, nécessaire pour sortir de la prison et de la
+ville; il partit.
+
+Léonce alors se livra à tous les projets de bonheur les plus doux.--Ma
+Delphine, disoit-il, te souviens-tu de cette maison sur le coteau de
+Baden, dont le site nous rappeloit Bellerive? Nous pouvons l'acquérir,
+nous nous y établirons; quelques légers changemens la rendront
+tout-à-fait semblable à ce séjour où nous avons passé des momens
+heureux, mais troublés, tandis que dans notre habitation nouvelle une
+félicité parfaite nous est promise. Tu ne seras point poursuivie dans
+un pays protestant; je suis sûr d'ailleurs d'en imposer à madame de
+Ternan, et notre destinée obscure n'excitant l'envie de personne, nous
+n'aurons point d'ennemis. Oh! que cet avenir se présente à moi sous un
+aspect enchanteur! Delphine, ma céleste amie, ajoute donc quelques
+traits à ce tableau, peins-moi le sort qui nous attend, que
+l'espérance nous y transporte.--Delphine ne répondoit point, son âme
+agitée n'avoit point retrouvé de calme.--Craindrois-tu, lui dit
+encore Léonce, de retrouver en moi quelques traces des foiblesses qui
+nous ont séparés; me ferois-tu cette offense?--Non, non! interrompit
+Delphine.--Même avant ton arrivée, continua Léonce, ton souvenir et
+mon amour avoient entièrement dissipé les erreurs de mon caractère; je
+te l'avouerai, certain de périr, la mort que j'avois désirée ne
+m'inspiroit plus qu'un sentiment assez sombre: il me sembloit que la
+nature m'accusoit d'avoir méconnu ses bienfaits; et mon imagination se
+retournant tout à coup, je n'ai plus vu, prêt à perdre l'existence,
+que les affections délicieuses qui devoient me la rendre chère; ah!
+j'avois peut-être besoin de cette épreuve, mais je n'en perdrai jamais
+le fruit; je vivrai pour être heureux, pour être aimé....--Hélas!
+reprit Delphine, le temps se passe, le geôlier ne revient
+point.--Cette inquiétude augmentant son trouble à chaque minute, elle
+n'entendoit plus ce que Léonce lui disoit pour la calmer, et,
+s'approchant des barreaux de la prison, à travers lesquels on
+entrevoyoit la rue, elle y resta fixement attachée. Tout à coup elle
+s'écria:--O mon Dieu! ô mon Dieu! d'une voix si déchirante, que Léonce
+en frémit, et courant à elle, il lui dit:--Qu'avez-vous? Votre accent
+me cause un effroi que de ma vie je n'avois éprouvé.--Que viennent
+faire, lui dit Delphine, ces deux hommes vêtus de noir, qui
+accompagnent le geôlier?--Apporter l'ordre pour mon départ, lui
+répondit Léonce.--Non, non, reprit Delphine, cela n'est pas naturel,
+cela ne l'est pas.--La porte de la prison s'ouvrit, et les deux
+hommes, peu d'instans après être entrés, déclarèrent que le
+commissaire de Paris étoit arrivé, qu'il avoit déchiré l'ordre donné
+par le juge, et qu'il étoit décidé que M. de Mondoville ne sortiroit
+pas de prison, et seroit jugé. A cette nouvelle, Léonce détourna la
+tête, ne voulant point montrer son émotion. Delphine, levant les yeux
+au ciel, s'avança d'un pas assez ferme, pour demander aux deux hommes
+envoyés s'il ne lui seroit pas permis de voir le commissaire.--Non,
+madame, lui répondirent-ils, vous ne pouvez pas sortir, vous êtes en
+arrestation ici jusqu'à demain.--Léonce tendit alors la main à
+Delphine, avec un sentiment qui n'étoit pas sans quelque douceur; les
+stupides témoins de cette scène voulurent rassurer Delphine sur son
+propre sort, croyant qu'il étoit l'objet de son inquiétude, et lui
+dirent qu'elle pouvoit être tranquille, qu'elle sortiroit au moment
+même où le jugement de M. de Mondoville seroit exécuté. A ces
+affreuses paroles, Delphine fut près de succomber; mais prenant sur
+elle, elle dit seulement à voix basse:--En est-ce assez, mon Dieu!--et
+demanda ensuite à ceux qui venoient de parler, si un étranger qui
+l'avoit accompagnée, M. de Serbellane, ne devoit pas venir la
+voir.--Il nous a chargés de vous dire, lui répondirent-ils, qu'il
+seroit ici dans une heure, quand le tribunal, qui est assemblé
+maintenant, aura prononcé. Il fait ce qu'il peut pour vous être utile;
+mais à présent que le commissaire de Paris est arrivé, cela ne se
+passera pas comme ce matin.--Léonce, assez vivement irrité, les
+interrompit en leur disant:--Je ne suis pas condamné à votre présence,
+laissez-moi.--Ils murmurèrent intelligiblement quelques paroles
+d'humeur, mais le regard de Léonce leur en imposa, et ils sortirent.
+Léonce alors, se rapprochant de Delphine, la serra dans ses bras avec
+l'émotion la plus passionnée; elle ne répondoit à rien, n'exprimoit
+rien, et sembloit tout entière renfermée en elle-même.--Dieu!
+prononça-t-elle à demi-voix, Dieu qui m'avez abandonnée, préservez-moi
+de sentimens impies! que je supporte ce cruel jeu de la destinée sans
+cesser de croire en vous! La mort, après tout, la mort... Eh bien! mon
+ami, dit-elle en se jetant dans les bras de Léonce, nous la recevrons
+ensemble; c'est un reste de pitié de la Providence envers nous.
+Pressons nos coeurs l'un contre l'autre, que leurs derniers battemens
+cessent au même instant; le seul mal au-delà des forces humaines,
+c'est de vivre ou de mourir séparés.--
+
+Léonce, inquiet de la résolution de Delphine, voulut lui parler de ses
+devoirs, de son sort après lui:--Je te défends de m'entretenir sur ce
+sujet, interrompit-elle; ignore mes desseins, quels qu'ils soient; ne
+m'interroge plus, et passons ces dernières heures dans la confiance et
+l'abandon qui peuvent encore leur donner du charme.--Léonce lui obéit;
+il sentoit que sur un pareil sujet, il ne pouvoit rien obtenir d'elle;
+mais il se flattoit que M. de Serbellane veilleroit sur le sort de son
+amie, quand il n'existeroit plus, et c'étoit à lui qu'il se proposoit
+de la confier.
+
+Léonce et Delphine gardèrent donc le silence, l'un à côté de l'autre,
+pendant assez long-temps. Ils attendoient M. de Serbellane, quoiqu'ils
+n'en espérassent rien; enfin il arriva, portant sur son visage
+l'empreinte des sentimens qui le déchiroient.
+
+--Demain, à huit heures du matin, dit-il à Léonce, vous devez être
+conduit dans une plaine, à une demi-lieue de la ville, pour être
+fusillé; un espoir cependant reste encore; le juge généreux de qui
+madame d'Albémar avoit obtenu votre liberté, vient de sortir du
+tribunal même pour me parler; il m'a dit que si je pouvois lui
+apporter à l'instant une déclaration signée de vous, qui attestât
+positivement que vous n'avez point eu l'intention de porter les armes,
+et que vous traversiez l'armée en voyageur, pour revenir en France,
+cette déclaration pourroit vous sauver.--Delphine, à ce mot, leva les
+yeux, qu'elle avoit tenus fixés sur la terre jusqu'alors; Léonce
+répondit à M. de Serbellane, avec la plus noble simplicité:--Quand
+j'ai été fait prisonnier, j'en conviens, je n'avois point encore porté
+les armes; j'étois venu à Verdun, non pour seconder aucune cause, mais
+dans l'espoir de mourir; qu'importent toutefois ces détails connus de
+moi seul? Les François qui sont dans l'armée des étrangers ont dû
+croire que je venois pour servir avec eux; une déclaration contraire
+leur paroîtroit un mensonge que je ferois pour sauver ma vie; mon
+intention d'ailleurs n'étoit point de rentrer en France; je ne puis
+donc, sans m'avilir, attester ce qui paroîtroit faux aux yeux des
+autres, ou ce qui le seroit réellement.--Delphine, en entendant ce
+refus décisif, baissa de nouveau les yeux, sans prononcer une parole;
+elle savoit que Léonce n'appelleroit jamais d'une résolution qu'il
+croyoit honorable.
+
+M. de Mondoville, touché de la douleur que lui témoignoit M. de
+Serbellane, lui prit la main et lui dit:--Généreux ami, vous avez tout
+fait pour nous; il ne me reste plus, relativement à moi, qu'un service
+à vous demander. Si mon nom étoit calomnié, quand j'aurai cessé de
+vivre, donnez à la vérité l'appui de votre respectable caractère:
+n'oubliez pas que la mémoire d'un homme qui fut passionné pour
+l'honneur, est un dépôt qu'il confie aux soins scrupuleux de ses
+amis.--J'accepte avec reconnoissance ce glorieux dépôt, répondit M. de
+Serbellane; votre réputation, sans doute, ne sera point attaquée;
+mais, si jamais je pouvois être appelé à la défendre, quelle force,
+quelle énergie ne trouverois-je pas dans l'admiration que m'inspire
+votre courageuse conduite!--Maintenant, reprit Léonce, encore une
+prière, et la plus sacrée de toutes!--
+
+Il conduisit M. de Serbellane vers la fenêtre, pour lui recommander
+Delphine, quand il ne seroit plus. Il auroit pu parler devant elle
+sans qu'elle l'entendît; ses réflexions l'absorboient entièrement.
+Immobile et pâle, quelquefois elle tressailloit, mais elle n'écoutoit
+ni ne voyoit plus rien, et ne versoit pas même une larme. Quand toute
+espérance est perdue, toute démonstration de douleur cesse, l'âme
+frissonne au dedans de nous-mêmes, et le sang glacé n'a plus de cours.
+
+Léonce entra dans les plus grands détails avec M. de Serbellane, sur
+la conduite qu'il devoit tenir pour conserver les jours de Delphine,
+si sa douleur lui inspiroit le désir de les terminer. M. de
+Serbellane, non-seulement lui promit tout ce qu'il désiroit, mais sut
+presque le rassurer, en se montrant digne de soutenir et de consoler
+l'infortunée remise à ses soins. Léonce, touché de son noble
+caractère, ne put lui témoigner sa reconnoissance sans avoir les yeux
+remplis de larmes: il étoit resté ferme contre le malheur; mais en
+retrouvant la pitié, il s'attendrit.--Adieu, mon ami, lui dit-il;
+laissez-moi seul avec elle; demain, avec le jour, revenez la chercher;
+vous recevrez, le dernier serrement de main d'un homme qui vous estime
+et vous honore. Adieu.--M. de Serbellane, en s'en allant, s'approcha
+de Delphine, et lui demanda sa main qu'elle abandonna:--Madame, lui
+dit-il d'une voix émue, courage et résignation! Les plus vives
+douleurs ont encore cette ressource.--Un profond soupir souleva le
+sein de Delphine:--N'oubliez pas Isore, lui répondit-elle: Adieu.--
+
+M. de Serbellane sortit, se promettant de revenir le lendemain auprès
+de ses infortunés amis. Alors Léonce et Delphine se trouvèrent seuls,
+au commencement de cette nuit solennelle qu'ils devoient passer
+ensemble, dans cette sombre prison qu'éclairoit une lumière pâle et
+tremblante; ils entendirent le geôlier refermer sur eux les
+verroux.--Ah! s'écria Delphine, si ces portes pouvoient ne plus
+s'ouvrir; si le jour pouvoit ne jamais se lever, quels lieux de
+délices vaudroient cette prison! Léonce, pourront-ils t'arracher à
+moi?--Et elle le serroit dans ses bras avec une force surnaturelle, à
+laquelle succédoit le plus profond abattement. Léonce, effrayé de son
+état, voulut fixer sa pensée sur quelques idées plus douces, et,
+passant ses bras autour d'elle, il lui dit:--Ma Delphine, tu crois à
+l'immortalité, tu m'en as persuadé; je meurs plein de confiance dans
+l'Être qui t'a créée. J'ai respecté la vertu, en idolâtrant tes
+charmes; je me sens, malgré mes fautes, quelques droits à la
+miséricorde divine, et tes prières me l'obtiendront. Mon ange, nous ne
+serons donc pas pour jamais séparés; même avant de nous réunir dans le
+ciel, tu sentiras encore mon âme auprès de toi; tu m'appelleras
+toujours, quand tu seras seule. Plusieurs fois tu répéteras le nom de
+Léonce, et Léonce recueillera peut-être dans les airs les accens de
+son amie. Cherche, ma Delphine, tout ce qu'il y a de doux, de sensible
+dans la douleur; remplis ta vie des hommages solitaires et tendres que
+l'on peut rendre encore à la mémoire de l'objet que l'on
+regrette.--Arrêtes, interrompit Delphine, que parles-tu de ma vie?
+As-tu donc osé penser que je pourrais te survivre? Oui, sans doute,
+mon coeur s'est toujours confié dans l'immortalité de l'âme, quand il
+ne s'agissoit que de mon sort; cette noble croyance suffisoit à mon
+repos: mais est-ce assez de cette espérance, qu'un nuage couvre encore
+aux regards des plus vertueux des mortels? est-ce assez d'elle pour
+supporter l'existence après ta mort? Non, rien ne peut me soutenir
+contre l'horreur de ta perte. Léonce, en ton absence, le moindre
+souvenir de toi, un mot que tu m'avois dit, des lieux que nous avions
+vus ensemble, mille hasards qui retracent une idée toujours présente,
+me faisoient succomber sous la douleur d'une émotion déchirante, et
+j'aurois ces mêmes souvenirs, mais avec les traits de la mort! je
+m'écrierois sans cesse: Jamais! jamais! mes pleurs, mes cris
+n'obtiendroient pas de la nature entière un son de ta voix, la trace
+de tes pas, une ombre de tes traits! Léonce, ami si tendre, toi qui,
+dans mes chagrins, as si souvent eu pitié de moi, je me précipiterais,
+désespérée, sur la terre qui te renfermeroit, sans qu'il en sortît, un
+soupir pour répondre à mes larmes! Non, non! je n'irai point dans ce
+désert, dans ce silence, dans cette nuit du monde, où je ne te verrois
+plus. La mort, dont l'affreuse idée m'a souvent glacée de terreur, te
+frapperoit, moi vivante! je me représenterois ton visage défiguré, tes
+yeux éteints pour toujours, tes restes froids, ensevelis dans la tombe
+où je t'aurois laissé seul, seul! O mon ami, tu n'y seras pas seul!
+Léonce, souverain de ma vie, répétoit Delphine, je te vois ému, je
+sens que ton coeur répond au mien; dis-moi donc que tu m'appelles, que
+tu ne voudrois pas me laisser vivre, dis que tu ne le veux pas! Ah!
+j'aimerois cette touchante preuve d'amour, ce dédain d'une pitié
+vulgaire, cette compassion véritable qui t'inspireroit ces douces
+paroles:--_Delphine, suis-moi; pauvre Delphine, n'essaie pas de la
+vie, sans la main qui te conduisoit!_--O Léonce, Léonce! répète ces
+mots consolateurs, je t'en conjure....--Les pleurs interrompoient les
+prières passionnées de Delphine; elle embrassoit les genoux de Léonce;
+elle vouloit obtenir de lui-même le conseil de mourir; il cherchoit en
+vain à la calmer, et la conjuroit de s'éloigner avec M. de Serbellane,
+avant l'heure du supplice. Delphine, pensant alors à la fatale bague,
+voulut en parler à Léonce, mais sans lui confier d'abord qu'elle la
+possédoit, de peur qu'il ne la lui ôtât, quand même il seroit résolu à
+n'en pas faire usage.
+
+--Léonce, lui dit-elle, cette mort, semblable à celle que subiroit un
+criminel, ce supplice, en présence d'un peuple furieux, ne
+révolte-t-il point ton âme? Veux-tu te l'épargner? Notre ami, M. de
+Serbellane, peut nous donner un poison salutaire qui nous
+affranchiroit du sort qu'on nous prépare.--Léonce, étonné, réfléchit
+quelques instans, puis il dit:--Mon amie, je crois plus digne de moi
+de périr aux yeux des François; il me condamnent aujourd'hui, mais
+peut-être sauront-ils une fois que je ne l'ai pas mérité; et si, dans
+mes derniers momens, j'ai montré quelque force d'âme, je ne hais pas,
+je l'avoue, l'espoir que mes ennemis même ne me verront pas tomber
+sans émotion. Pardonne, mon amie, si cette pensée me force à rejeter
+le secours inespéré que tu daignes m'offrir; ta main auroit fermé mes
+yeux, et le même sentiment qui anima mon existence, l'eût conduite
+doucement jusqu'à sa fin; ah! qu'il m'en coûte pour m'y
+refuser!--Delphine garda le silence; elle craignoit, en insistant, de
+faire connoître à Léonce qu'elle possédoit un moyen sûr de ne pas lui
+survivre.
+
+--Hélas! continua Léonce, il y a, j'en conviens, quelque chose de
+sombre dans cette prison qui précède le dernier jour; je voudrois
+pouvoir regarder le ciel avec toi; ce sont ces murs qui nous dérobent
+son aspect, c'est la barbarie des hommes, nos gardiens et nos juges,
+qui donne à la mort un caractère si terrible; vingt fois je l'avois
+désirée à tes pieds; mais à présent que j'avois abjuré mes misérables
+erreurs, à présent que je pouvois être ton époux, ton heureux époux;
+ah Dieu!--Il s'arrêta, craignant de rappeler des pensées trop amères.
+Delphine, succombant au désespoir, n'avoit plus la force d'exprimer
+les tourmens qu'elle souffroit: quelques heures se passèrent encore,
+pendant lesquelles Léonce se montra le plus sensible et le plus
+courageux des hommes. Delphine l'admira quelquefois, plus souvent elle
+l'interrompit par ses gémissemens. Enfin Léonce, accablé par plusieurs
+nuits d'insomnie, laissa tomber sa tête sur les genoux de Delphine, et
+s'endormit pendant une heure. Elle le regardoit dans toute sa beauté;
+ses cheveux noirs tomboient sur son front, et son visage conservoit
+encore une expression d'attendrissement dont le sommeil n'altéroit
+point le charme.
+
+Ah! qui s'est jamais vu dans une situation si cruelle? La malheureuse
+Delphine éprouva pendant cette nuit tout ce que l'âme peut souffrir de
+plus déchirant. Elle sentoit le temps s'écouler, et regardoit sans
+cesse à la fenêtre, craignant d'apercevoir les avant-coureurs du jour.
+Ses yeux se portoient alternativement du visage enchanteur de son
+amant, à ce ciel dont les premiers rayons devoient le lui ravir; mais
+bientôt elle aperçut, sur le mur opposé à la fenêtre, la fatale lueur
+qui annonçoit le jour, et avant que Léonce fût réveillé, le soleil
+avoit percé dans cette demeure du désespoir.--O Dieu! s'écria-t-elle,
+pas un nuage, pas un voile de deuil sur ce soleil! Le plus brillant
+éclat de la nature, pour éclairer le plus horrible des forfaits et les
+plus infortunés des êtres!--Enfin, le coup de tambour, ce bruit subit
+et funeste, réveilla Léonce. Il leva les yeux sur Delphine, et,
+l'embrassant avec transport:--C'est toi, dit-il, c'est encore toi!
+jusqu'à mon dernier moment ta vue aura le pouvoir de suspendre toutes
+mes peines!--
+
+Léonce se hâta de rattacher ses cheveux en désordre, pour donner à
+toute sa contenance l'air du calme et de la fermeté. Delphine alors se
+tenoit à quelque distance de Léonce, suivoit ses mouvemens, et
+s'appuyoit de temps en temps contre la muraille, soutenant par la
+puissance de sa volonté ses forces prêtes à défaillir. Enfin, Léonce
+s'approcha d'elle; et, remarquant l'extrême altération de ses traits,
+il ne put réprimer plus long-temps ce qu'il éprouvoit.--Delphine,
+s'écria-t-il, dans cet instant sans espoir, un mouvement cruel et doux
+m'entraîne encore à te le répéter, oui, je regrette la vie! Quand mes
+farouches ennemis vont paroître, je saurai leur cacher ce sentiment,
+mais je te l'avoue, à toi qui me l'inspires, à toi....--Les soldats
+approchoient de la prison, et l'on ouvrit les verroux pour les
+recevoir. Alors Delphine, comme hors d'elle-même, se jeta aux genoux
+de Léonce, et s'écria:--Mon ami, pardonne-moi ta mort, dont je suis la
+véritable cause. Je n'ai jamais aimé que toi; jamais ce coeur n'a
+tressailli qu'en ta présence, jamais une autre voix n'a régné sur mon
+âme; nous allons mourir ensemble, quand de longues années d'union et
+de tendresse pouvoient nous être accordées; il le faut! Les barbares
+avancent, encore un instant; mais que toute la passion d'une vie
+entière soit renfermée dans cet instant!--La porte s'ouvrit, et les
+soldats remplirent la chambre.
+
+Delphine, se relevant avec dignité, adressa la parole aux
+soldats:--J'étois aux genoux, leur dit-elle, du plus estimable des
+hommes, du plus admirable caractère qui ait jamais existé; je lui
+devois cet hommage; vous allez le conduire au supplice. Votre aveugle
+obéissance ferme vos coeurs à la pitié; mais, qu'ai-je dit? ne vous
+offensez pas; j'ai besoin de vous implorer encore: permettez-moi de
+suivre mon ami jusqu'à la mort.--Madame, répondit l'officier, on
+n'accorde d'ordinaire cette permission qu'au prêtre qui exhorte les
+condamnés avant de mourir.--Eh bien, reprit Delphine, je saurai
+remplir cet auguste ministère. Léonce, dit-elle en se retournant vers
+lui, la religion donne aux malheureux qui marchent au supplice un ami
+pour les consoler, veux-tu que je sois cet ami? Je te parlerai comme
+lui, au nom d'un Dieu de bonté: un instant, je n'en fus pas digne, un
+instant j'ai douté; je trouvois le malheur qui m'accabloit plus grand
+que mes fautes; mais à présent les espérances religieuses sont
+revenues dans mon coeur: le ciel me les a rendues, je te les ferai
+partager.--Ce que tu veux entreprendre, répondit Léonce, est au-dessus
+de tes forces.--Non, je l'ai résolu, reprit Delphine, tu me verras te
+suivre d'un pas ferme, avec une âme courageuse; je ne suis plus
+agitée, pourquoi n'aurois-je pas maintenant le même calme que
+toi?--Madame, reprit l'officier, on conduira le condamné sur un char,
+jusqu'à une demi-lieue de la ville, dans la plaine où il doit être
+fusillé; vous ne serez pas en état de le suivre jusque-là.--Je le
+pourrai, répondit-elle.--Ah! s'écria Léonce, dois-je accepter ce
+généreux effort?--Tu le dois, interrompit Delphine.--Et M. de
+Serbellane entrant dans ce moment, il obtint pour lui-même aussi
+d'accompagner madame d'Albémar. Léonce, incertain encore s'il devoit
+consentir à ce qu'exigeoit son amie, consulta M. de Serbellane.--Ne
+vous opposez pas, répondit-il, au voeu que madame d'Albémar exprime
+avec tant d'instance; si elle peut vous survivre, ce n'est qu'après
+avoir épuisé toutes les douleurs; laissez-la s'y livrer, ne lui
+refusez rien.
+
+--J'ai besoin, reprit Delphine, d'un moment de recueillement, avant ce
+grand acte de courage; accordez-le-moi, dit-elle en s'adressant au
+chef de la garde, votre char funèbre n'est point encore arrivé.--Le
+chef de la garde y consentit; le geôlier murmura qu'il n'avoit point
+de chambre seule à donner, excepté une dans laquelle étoit mort un
+prisonnier, cette nuit même. Delphine n'entendit point ce qu'il
+disoit; et M. de Serbellane, occupé à recueillir dans un dernier
+entretien les volontés de Léonce, oublia quel don funeste il avoit
+fait à madame d'Albémar; elle suivit le geôlier, et il la quitta,
+après lui avoir montré la chambre dans laquelle elle pouvoit entrer.
+En travers de la porte étoit le cercueil du malheureux prisonnier mort
+pendant la nuit; et des quatre cierges placés aux coins de ce
+cercueil, deux brûloient encore, et mêloient leurs tristes clartés à
+celle du jour. Delphine frémit à cette vue, et recula; cependant elle
+voulut avancer, et dit:--Pourquoi donc aurois-je peur de la mort?
+N'est-ce pas elle que je viens chercher? d'où vient que son image
+m'effraie déjà?--Il falloit, pour entrer, passer près du cercueil
+placé devant la porte; la robe de Delphine s'y accrocha, et son effroi
+redoublant, elle tomba à genoux dans la chambre, en face du lit encore
+défait d'où l'on avoit enlevé le corps de celui qui venoit de mourir.
+On voyoit ses habits épars, un livre ouvert, une montre qui alloit
+encore, tous les détails de la vie de l'homme, excepté l'homme même,
+que la bière renfermoit! Un tel spectacle auroit frappé l'imagination
+dans les circonstances les plus calmes, il troubla presque entièrement
+la tête de Delphine; elle ne savoit plus si son amant vivoit encore;
+elle l'appela plusieurs fois, et, dans un moment de convulsion et de
+désespoir, elle ouvrit la bague qui renfermoit le poison, et prit
+rapidement ce qu'elle contenoit; à peine eut-elle achevé cette action
+désespérée, qu'elle se prosterna contre terre; après y être restée
+quelques instans, elle se releva plus calme, mais absorbée dans une
+méditation profonde.
+
+--O mon Dieu! dit-elle alors, qu'ai-je fait? me suis-je rendue
+coupable? ne puis-je plus espérer votre miséricorde? il falloit le
+suivre jusqu'au supplice, je lui devois cette dernière preuve de
+l'amour qui l'a perdu; en aurois-je eu la force, sans la certitude de
+mourir? Je pouvois me fier à la douleur, avec le temps elle m'auroit
+tuée; mais ce temps redoutable, ô mon Dieu! m'ordonniez-vous de le
+supporter? ces tourmens étoient-ils nécessaires? et les anges qui vous
+entourent ne se réjouiront-ils pas de les voir abrégés! S'il me
+restoit un lien sur cette terre, si j'avois un père dont je pusse
+consoler la vieillesse, je vivrois, je le crois; un devoir si sacré me
+l'auroit commandé: mais l'infortuné qui va périr étoit mon unique ami,
+et vous me l'ôtez! O mon Dieu! s'écria-t-elle en se jetant à genoux,
+le visage tourné vers le ciel; on m'a souvent dit que vous ne
+pardonniez pas le crime que je viens de commettre, le trouble,
+l'égarement m'y ont conduite; est-il vrai qu'à présent vous soyez
+inflexible! suis-je plus criminelle que tous ceux qui ont été durs
+envers leurs semblables? et cependant il en est tant, que sans doute
+parmi eux quelques-uns seront pardonnés! vous m'aviez accordé la
+jeunesse, la beauté, tous les dons de la vie, et je la rejette loin de
+moi, cette vie; il faut donc que j'aie bien souffert, et je
+souffrirois éternellement! et vous n'accepteriez pas mon repentir!
+non, vous l'acceptez, je le sens, une force nouvelle renaît en moi;
+j'entends le char, j'entends les pieds des chevaux qui vont entraîner
+ce que j'aime; je vais l'entretenir de vous, mon Dieu! bénissez mes
+paroles, et, quand ma voix seroit impie, quand vous rejetteriez mes
+prières pour moi-même, faites que celui qui va m'entendre éprouve en
+m'écoutant les sentimens religieux qui obtiendront pour lui votre
+miséricorde!--Elle descendit alors d'un pas ferme, et rejoignit Léonce
+au moment où il montoit sur le char.
+
+Delphine marcha près de lui, et les soldats, par pitié pour elle,
+ralentissoient la marche, et faisoient souvent arrêter la voiture,
+pour lui donner le temps de parler à Léonce. M. de Serbellane, qui la
+suivoit, répandoit de l'argent pour obtenir que personne ne s'opposât
+à ces instans de retard. Delphine eut d'abord le désir d'avouer à son
+ami qu'elle venoit de s'assurer la mort, elle auroit trouvé quelque
+douceur à lui confier cette funeste et dernière preuve de la tendresse
+passionnée qu'elle éprouvoit pour lui; mais tout entière à la
+solennité du devoir dont elle étoit chargée, elle craignit qu'après un
+tel aveu, Léonce, uniquement occupé d'elle, ne donnât plus un moment
+aux sentimens religieux dont elle vouloit le pénétrer; et, quoi qu'il
+pût lui en coûter, elle résolut de taire son secret, pour entretenir
+Léonce de piété plutôt que d'amour.
+
+En traversant la ville, la multitude qui les environnoit de toutes
+parts se permit d'indignes injures contre celui qu'elle croyoit
+criminel, puisqu'il étoit condamné. Léonce rougissoit et pâlissoit
+tour à tour, d'indignation et de fureur.--Dédaigne, lui disoit
+Delphine, ces misérables insultes. Bannis de ton âme tous les
+sentimens amers; ah! nous allons entrer dans le séjour de l'indulgence
+et de l'oubli, dans le séjour où nos ennemis ne seront point écoutés.
+Vois ce ciel, comme il est pur, comme il est serein! l'auteur de ces
+merveilles pourroit-il n'avoir abandonné que nous? Cet asile vers
+lequel nos coeurs s'élancent, Léonce, c'est le nôtre; nous y sommes
+appelés. L'amour que je sens pour toi ne m'a-t-il pas été inspiré par
+mon Créateur? il ne désunira point deux êtres qu'il a rendus
+nécessaires l'un à l'autre. Léonce, ta conduite a été sans reproches,
+c'est la mienne seule qu'il faut accuser; mais tu me feras recevoir
+dans la région du ciel qui t'est destinée. Tu diras, oui, tu diras que
+tu n'y serois pas bien sans moi. L'Être suprême t'accordera ton amie;
+tu la demanderas, n'est-il pas vrai, Léonce?--Delphine fut prête
+encore alors à tout révéler, en disant à Léonce quelle étoit l'action
+coupable dont il devoit implorer le pardon pour elle. Peut-être aussi
+désiroit-elle qu'il connût la véritable cause du courage
+extraordinaire qu'elle témoignoit, dans la plus terrible de toutes les
+situations; mais Léonce leva vers le ciel un regard plein de courage
+et de confiance; ce regard convainquit Delphine qu'elle avoit enfin
+inspiré à son ami les pieuses espérances qu'elle lui souhaitoit; et
+elle craignit de détruire tout l'effet de ses paroles, en lui avouant
+de quelle faute sa religion même n'avoit pu la préserver.
+
+Réprimant donc encore une fois tout ce qui pouvoit trahir son secret,
+Delphine rassembla ses forces, pour remplir dignement l'auguste
+mission dont elle s'étoit chargée.--Ne vois plus en moi, dit-elle à
+Léonce, celle qui partagea tes fautes, celle qui fut plus coupable
+encore. J'aimois la vertu, mais je n'avois point la force de
+l'accomplir, et Dieu, dans sa pitié, retire du monde la femme
+infortunée dont l'amour et le devoir ont déchiré le foible coeur. J'ai
+pris auprès de toi la place d'un homme religieux, qui auroit été
+vraiment digne de te parler au nom du ciel; mais une voix qui t'est
+chère pouvoit pénétrer plus avant dans ton âme, et cette voix,
+écoute-la, Léonce, comme si la Divinité l'avoit pour un moment
+consacrée. Au milieu des terreurs qui nous environnent, lorsque la
+nature, amie de la vie, se révolte dans notre sein, la Providence
+éternelle nous voit et nous protège; non, il est impossible que toutes
+les pensées, tous les sentimens qui nous animent soient anéantis;
+notre esprit embrasse encore un immense avenir, notre coeur vit encore
+tout entier dans l'objet qu'il aime, et dans quelques minutes, sur
+cette plaine, où bientôt les roues de ce char vont nous entraîner, un
+fer romproit la trame de tant d'idées, de tant de sentimens, et les
+livreroit au vent qui disperse la poussière! Ceux qui succombent
+lentement sous le poids des années peuvent croire à la destruction que
+d'avance ils ont ressentie; mais nous qui marchons vers le tombeau
+tout pleins de l'existence, nous proclamons l'immortalité! Il est
+vrai, ce temps qui s'écoule, ces armes qui se préparent, ce bruit
+sourd qui annonce déjà le coup mortel, remplissent d'effroi tous les
+sens, mais c'est un dernier effort de l'imagination trompée; la vérité
+va nous rassurer, notre âme se retire en elle-même, et dans notre
+intime pensée, dans ce sanctuaire de l'amour et de la vertu, nous
+retrouvons un Dieu! Ah! Léonce, gloire et tourment de ma vie, objet de
+la passion la plus profonde! c'est moi qui t'exhorte à la mort, c'est
+moi... la prière m'a donné une force surnaturelle, la prière, cet élan
+de l'âme qui nous fait échapper à la douleur, à la nature et aux
+hommes; imite-moi, Léonce, cherche aussi ce refuge....--
+
+La longueur et la fatigue de la route faisoient disparoître la pâleur
+de Delphine; ses yeux avoient une expression dont rien ne peut donner
+l'idée; les sentimens les plus passionnés et les plus sombres s'y
+peignoient à la fois; et, malgré les douleurs cruelles qu'elle
+commençoit à sentir, et qu'elle tâchoit de surmonter, sa figure étoit
+encore si ravissante, que les soldats eux-mêmes, frappés de tant
+d'éclat, s'écrioient:--_Qu'elle est belle!_ et baissoient, sans y
+songer, leurs armes vers la terre en la regardant. Léonce entendit ce
+concert de louanges, et lui-même, enivré d'amour, il prononça ces mots
+à voix basse:--Ah Dieu! que vous ai-je fait pour m'ôter la vie, le
+plus grand des biens avec elle?--Delphine l'entendit.--Mon ami,
+reprit-elle, ne nous trompons pas sur le prix que nous attacherions
+maintenant à l'existence; nous ne voyons plus que des biens dans ce
+que nous perdons, et nous oublions, hélas! combien nous avons
+souffert! Léonce, je t'aimois avec idolâtrie, et cependant, du jour où
+l'ingratitude de l'amitié me fut révélée, je reçus une blessure qui ne
+s'est point fermée. Léonce, des êtres tels que nous auroient toujours
+été malheureux dans le monde, notre nature sensible et fière ne
+s'accorde point avec la destinée; depuis que la fatalité empêcha notre
+mariage, depuis que nous avons été privés du bonheur de la vertu, je
+n'ai pas passé un jour sans éprouver au coeur je ne sais quelle gêne,
+je ne sais quelle douleur qui m'oppressoit sans cesse. Ah! n'est-ce
+rien que de ne pas vieillir, que de ne pas arriver à l'âge où l'on
+auroit peut-être flétri notre enthousiasme pour ce qui est grand et
+noble, en nous rendant témoins de la prospérité du vice et du malheur
+des gens de bien! vois dans quel temps nous étions appelés à vivre, au
+milieu d'une révolution sanglante, qui va flétrir pour long-temps la
+vertu, la liberté, la patrie! mon ami, c'est un bienfait du ciel qui
+marque à ce moment le terme de notre vie. Un obstacle nous séparoit,
+tu n'y songes plus maintenant, il renaîtroit si nous étions sauvés; tu
+ne sais pas de combien de manières le bonheur est impossible. Ah!
+n'accusons pas la Providence, nous ignorons ses secrets; mais ils ne
+sont pas les plus malheureux de ses enfans, ceux qui s'endorment
+ensemble sans avoir rien fait de criminel, et vers cette époque de la
+vie où le coeur encore pur, encore sensible, est un hommage digne du
+ciel.--
+
+Ces douces paroles avoient attendri Léonce, et pendant quelques momens
+il parut plongé dans une religieuse méditation.--Tout à coup, en
+approchant de la plaine, la musique se fit entendre, et joua une
+marche, hélas! bien connue de Léonce et de Delphine. Léonce frémit en
+la reconnoissant:--O mon amie! dit-il, cet air, c'est le même qui fut
+exécuté le jour où j'entrai dans l'église pour me marier avec Matilde.
+Ce jour ressembloit à celui-ci. Je suis bien aise que cet air annonce
+ma mort. Mon âme a ressenti dans ces deux situations presque les mêmes
+peines; néanmoins je te le jure, je souffre moins aujourd'hui.--Comme
+il achevoit ces mots, la voiture s'arrêta devant la place où il devoit
+être fusillé. Il ne voulut plus alors s'abandonner à des sentimens qui
+pouvoient affoiblir son coeur. Il descendit rapidement du char, et
+s'avança en faisant signe à M. de Serbellane de veiller sur Delphine.
+Se retournant alors vers la troupe dont il étoit entouré, il dit, avec
+ce regard qui avoit toujours commandé le respect:--Soldats, vous ne
+banderez pas les yeux à un brave homme; indiquez-moi seulement à
+quelle distance de vous il faut que je me place, et visez-moi au
+coeur; il est innocent et fier, ce coeur, et ses battemens ne seront
+point hâtés par l'effroi de la mort. Allons.--Avant de s'avancer à la
+place marquée, il se retourna encore une fois vers Delphine; elle
+étoit tombée dans les bras de M. de Serbellane, il se précipita vers
+elle, et entendit M. de Serbellane qui s'écrioit:--Malheureuse! elle a
+pris le poison quelle m'avoit demandé pour Léonce; c'en est fait, elle
+va mourir!
+
+--Léonce alors jeta des cris de désespoir, qui arrachèrent des larmes
+à tous ceux qui l'avoient vu si calme, un moment auparavant, quand il
+marchoit à la mort; personne n'osoit prononcer un mot, ni faire un
+mouvement, en contemplant ce cruel spectacle. Delphine revint à elle,
+à travers les convulsions de la mort, et put encore dire à Léonce, qui
+tenoit sa main à genoux:--Mon ami, je devois mon courage à la mort que
+je portois dans mon sein. Et comme Léonce s'accusoit de barbarie, pour
+avoir consenti qu'elle le suivît jusqu'au supplice:--Ah! mon ami, lui
+dit-elle encore, remercie la nature de m'avoir épargné les heures où
+je t'aurois survécu; pardonne-moi, Léonce, si j'ai imposé la plus
+grande douleur à l'âme la plus forte, c'est toi qui d'un instant me
+survis; je ne meurs pas sans toi, ma main tient encore la tienne, le
+dernier souffle de ma vie est recueilli dans ton sein. Ces soldats, je
+les vois là, prêts à te saisir.... Ah, Dieu! de quel mal me sauve la
+mort!--Elle expira. Léonce se précipita sur la terre à côté d'elle, en
+la tenant embrassée. Les soldats eux-mêmes, attendris, restoient à
+quelque distance, et sembloient ne plus songer à remplir leur cruel
+emploi; quelques-uns s'écrioient:--_Non, nous ne tuerons pas ce
+malheureux homme; c'est bien assez que sa pauvre maîtresse ait péri de
+douleur; non, qu'il s'en aille, nous ne tirerons pas sur lui._--
+
+Léonce les entendit, et, se relevant avec une fureur sans bornes, il
+s'écria:--Juste ciel! il ne vous restoit plus, barbares, qu'à vouloir
+m'épargner après l'avoir tuée. Tirez à l'instant, tirez.--Et il
+vouloit s'approcher d'eux, mais il portoit toujours le corps sans vie
+de sa maîtresse, et tout à coup il frémit d'horreur à l'idée que cette
+belle image de son amie pourroit être défigurée par les coups qu'on
+dirigeroit sur lui; retournant donc vers M. de Serbellane, il remit
+entre ses bras Delphine, qui sembloit dormir en paix sur le sein de
+son ami:--Il faut m'en séparer, dit-il, afin que ses nobles restes ne
+soient point outragés par des barbares. Réunissez-nous tous les deux
+dans le même tombeau; c'est là que, dans un repos éternel, mon
+innocente amie me pardonnera mes fautes et ses malheurs.--En achevant
+ces mots, il s'éloigna: quand il fut en face des soldats, ils
+balancèrent encore, et leurs gestes exprimoient qu'ils ne vouloient
+plus obéir à l'ordre qui leur avoit été donné. Un instant de vie de
+plus faisoit souffrir mille maux à Léonce; tout-à-fait hors de lui, il
+eut recours à l'insulte, chercha tout ce qui pouvoit allumer la colère
+des soldats, les menaça de se jeter sur eux, s'ils ne tiroient pas sur
+lui; et les appelant enfin des noms qui pouvoient les irriter
+davantage, l'un d'eux s'indigna, reprit son fusil qu'il avoit jeté à
+terre, et dit:--_Puisqu'il le veut, qu'il soit satisfait_.--Il tira,
+Léonce fut atteint, et tomba mort.
+
+M. de Serbellane rendit à ses amis les derniers devoirs. Il les réunit
+dans un tombeau qu'il fit élever sur le bord d'une rivière, au milieu
+de peupliers, et partit pour la Suisse, afin de veiller sur la
+destinée d'Isore, que la perte de Delphine avoit jetée dans la plus
+profonde douleur; il écrivit à sa mère, et en obtint la permission de
+conduire sa fille à mademoiselle d'Albémar, à qui cet intérêt seul
+pouvoit faire supporter la vie, après la perte de Delphine. M. de
+Lebensei s'acquit un nom illustre dans les armées françoises. Pourquoi
+le caractère de Léonce de Mondoville ne lui permit-il pas d'avoir
+cette glorieuse destinée?
+
+M. de Serbellane qui, avec une âme naturellement calme, faisoit
+toujours ce que les sentimens les plus tendres et les plus exaltés
+peuvent inspirer, revint en France, au péril de sa vie, pour visiter
+encore une fois le tombeau de ses amis, et s'assurer que l'homme à qui
+il en avoit confié la garde l'avoit défendu de toute insulte, au
+milieu de la guerre. Voici l'un des fragmens de la lettre qu'il
+écrivoit en revenant de ce voyage pieux envers l'amitié.
+
+ «Je me sens mieux, disoit-il, depuis que je me suis reposé quelque
+ temps près de leurs cendres. Je me répétois sans cesse qu'ils
+ n'avoient point mérité leur malheur; je ne me dissimulois point
+ leurs torts; Léonce auroit dû braver l'opinion dans plusieurs
+ circonstances où le bonheur et l'amour lui en faisoient un devoir,
+ et Delphine, au contraire, se fiant trop à la pureté de son coeur,
+ n'avoit jamais su respecter cette puissance de l'opinion, à laquelle
+ les femmes doivent se soumettre; mais la nature, mais la conscience
+ apprend-elle cette morale instituée par la société, qui impose aux
+ hommes et aux femmes des lois presque opposées? et mes amis
+ infortunés devoient-ils tant souffrir pour des erreurs si
+ excusables? Telles étoient mes réflexions, et rien n'est plus
+ douloureux pour le coeur d'un honnête homme, que l'obscurité qui lui
+ cache la justice de Dieu sur la terre.
+
+ » Mais un soir que j'étois assis près de la tombe où reposent Léonce
+ et Delphine, tout à coup un remords s'éleva dans le fond de mon
+ coeur, et je me reprochai d'avoir regardé leur destinée comme la
+ plus funeste de toutes. Peut-être dans ce moment, mes amis, touchés
+ de mes regrets, vouloient-ils me consoler, cherchoient-ils à me
+ faire connoître qu'ils étoient heureux, qu'ils s'aimoient, et que
+ l'Être-suprême ne les avoit point abandonnés, puisqu'il n'avoit pas
+ permis qu'ils survécussent l'un à l'autre. Je passai la nuit à
+ rêver sur le sort des hommes; ces heures furent les plus délicieuses
+ de ma vie, et cependant le sentiment de la mort les a remplies tout
+ entières; mais je n'en puis douter, du haut du ciel mes amis
+ dirigeoient mes méditations; ils écartoient de moi ces fantômes de
+ l'imagination qui nous font horreur du terme de la vie; il me
+ sembloit qu'au clair de la lune, je voyois leurs ombres légères
+ passer à travers les feuilles sans les agiter; une fois je leur ai
+ demandé si je ne ferois pas mieux de les rejoindre, s'il n'étoit pas
+ vrai que sur cette terre les âmes fières et sensibles n'avoient rien
+ à attendre que des douleurs succédant à des douleurs; alors il m'a
+ semblé qu'une voix, dont les sons se mêloient au souffle du vent, me
+ disoit:--Supporte la peine, attends la nature, et fais du bien aux
+ hommes.--J'ai baissé la tête, et je me suis résigné; mais, avant de
+ quitter ces lieux, j'ai écrit, sur un arbre voisin de la tombe de
+ mes amis, ce vers, la seule consolation des infortunés que la mort a
+ privés des objets de leur affection:
+
+ On ne me répond pas, mais peut-être on m'entend.»
+
+FIN.
+
+
+
+
+
+TABLE DES LETTRES.
+
+
+PREMIÈRE PARTIE.
+
+LETTRE PREMIÈRE. Madame d'Albémar à Matilde de Vernon. Bellerive, 12
+avril 1790.
+
+LETTRE II. Réponse de Matilde de Vernon à madame d'Albémar. Paris, 14
+avril 1790.
+
+LETTRE III. Delphine à Matilde.
+
+LETTRE IV. Delphine d'Albémar à madame de Vernon. Bellerive, 16 avril
+1790.
+
+LETTRE V. Madame de Vernon à Delphine. Paris, 17 avril 1790.
+
+LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 19 avril 1790.
+
+LETTRE VII. Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier,
+25 avril 1790.
+
+LETTRE VIII. Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 1er
+mai 1790.
+
+LETTRE IX. Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre, près de
+Montpellier. Paris, 2 mai 1790.
+
+LETTRE X. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris. 3 mai 1790.
+
+LETTRE XI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 4 mai 1790.
+
+LETTRE XII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 8 mai 1790.
+
+LETTRE XIII. Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine.
+Montpellier, 14 mai 1790.
+
+LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 19 mai 1790.
+
+LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 22 mai 1790.
+
+LETTRE XVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20 mai
+1790.
+
+LETTRE XVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 25 mai 1790.
+
+LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Bayonne, 17 mai 1790.
+
+LETTRE XIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 27 mai 1790.
+
+LETTRE XX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 31 mai 1790.
+
+LETTRE XXI. Léonce à M. Barton. 1er juin 1790.
+
+LETTRE XXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 3 juin 1790.
+
+LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 5 juin 1790.
+
+LETTRE XXIV. Léonce à M. Barton, à Mondoville. Paris, 6 juin 1790.
+
+LETTRE XXV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 10 juin 1790.
+
+LETTRE XXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 20 juin 1790.
+
+LETTRE XXVII. Léonce à M. Barton. Paris, 29 juin 1790.
+
+LETTRE XXVIII. Madame de Vernon à M. de Clarimin. Paris, 30 juin 1790.
+
+LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 2 juillet 1790.
+
+LETTRE XXX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 4 juillet 1790.
+
+LETTRE XXXI. Léonce à sa mère. Mondoville, 6 juillet 1790.
+
+LETTRE XXXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 juillet
+1790.
+
+LETTRE XXXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 9 juillet
+1790.
+
+LETTRE XXXIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 10 juillet
+1790.
+
+LETTRE XXXV. Léonce à sa mère. Paris, 11 juillet 1790.
+
+LETTRE XXXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, dans la
+nuit du 12 juillet 1790.
+
+LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 13 juillet
+1790, à minuit.
+
+LETTRE XXXVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 14 juillet 1790.
+
+
+SECONDE PARTIE.
+
+LETTRE PREMIÈRE. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20
+juillet 1790.
+
+LETTRE II. Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 26
+juillet 1790.
+
+LETTRE III. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 30 juillet 1790.
+
+LETTRE IV. Léonce à M. Barton. Paris, 5 août 1790.
+
+LETTRE V. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 4 août 1790.
+
+LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 août 1790.
+
+LETTRE VII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 8 août 1790.
+
+LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+LETTRE IX. Madame de Vernon à Léonce.
+
+LETTRE X. Réponse de Léonce à madame de Vernon.
+
+LETTRE XI. Léonce à M. Barton. Paris, 14 août 1790.
+
+LETTRE XII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 23 août
+1790.
+
+LETTRE XIII. Madame d'Artenas à madame de R. Paris, 1er septembre
+1790.
+
+LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 3 septembre
+1790.
+
+LETTRE XV. Léonce à M. Barton. 4 septembre 1790.
+
+LETTRE XVI. Réponse de M. Barton à Léonce. Mondoville, 6 septembre
+1790.
+
+LETTRE XVII. Madame de R. à madame d'Artenas. 14 septembre 1790.
+
+LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 15 septembre 1790.
+
+LETTRE XIX. M. de Serbellane à madame d'Albémar. Lisbonne, 4 septembre
+1790.
+
+LETTRE XX. Léonce à Delphine. Paris, 17 septembre.
+
+LETTRE XXI. Delphine à Léonce. 17 septembre 1790.
+
+LETTRE XXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 17 septembre au soir,
+1790.
+
+LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 18 septembre, à
+minuit, 1790.
+
+LETTRE XXIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 2l septembre 1790.
+
+LETTRE XXV. Léonce à M. Barton. Bordeaux, 23 septembre 1790.
+
+LETTRE XXVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 octobre
+1790.
+
+LETTRE XXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 14 octobre
+1790.
+
+LETTRE XXVIII Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 16 octobre
+1790.
+
+LETTRE XXIX. Léonce à M. Barton. Bordeaux, 20 octobre 1790.
+
+LETTRE XXX. Léonce à Delphine. Bordeaux, 22 octobre 1790.
+
+LETTRE XXXI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 26 octobre
+1790.
+
+LETTRE XXXII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2 novembre
+1790.
+
+LETTRE XXXIII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 4
+novembre 1790.
+
+LETTRE XXXIV. M. Barton à madame d'Albémar. Mondoville, 6 novembre
+1790.
+
+LETTRE XXXV. Réponse de Delphine à M. Barton. Paris, 8 novembre 1790.
+
+LETTRE XXXVI. Madame d'Artenas à Delphine. Paris, 10 novembre 1790.
+
+LETTRE XXXVII. Delphine à madame d'Artenas. Paris, 14 novembre 1790.
+
+LETTRE XXXVIII. Réponse de madame d'Artenas à Delphine. Fontainebleau,
+19 novembre 1790.
+
+LETTRE XXXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Fontainebleau, 25
+novembre 1790.
+
+LETTRE XL. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Fontainebleau, 27
+novembre 1790.
+
+LETTRE XLI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 29 novembre
+1790.
+
+LETTRE XLII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 31 novembre
+1790.
+
+LETTRE XLIII. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2
+décembre 1790.
+
+
+TROISIÈME PARTIE.
+
+LETTRE PREMIÈRE. Léonce à Delphine. Paris, 4 décembre 1790.
+
+LETTRE II. Réponse de Delphine à Léonce.
+
+LETTRE III. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE IV. Réponse de Delphine à Léonce.
+
+LETTRE V. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE VI. Réponse de Delphine à Léonce.
+
+LETTRE VII. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 14 décembre
+1790.
+
+LETTRE IX. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE X. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 10 décembre
+1790.
+
+LETTRE XI. Léonce à Delphine. Paris, 29 décembre 1790.
+
+LETTRE XII. Delphine à Léonce. 30 décembre 1790.
+
+LETTRE XIII. Léonce à Delphine. 2 janvier 1791.
+
+LETTRE XIV. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XV. [C'est par erreur de chiffres que le numéro de la Lettre XV
+ne se trouve pas dans le texte; la Lettre n'y est point omise.]
+Réponse de Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XVI. Madame d'Artenas à Delphine. Paris, 6 février 1791.
+
+LETTRE XVII. Réponse de Delphine à madame d'Artenas. Bellerive, 8
+février 1791.
+
+LETTRE XVIII. Léonce à M. Barton. Paris, 10 février 1791.
+
+LETTRE XIX. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XX. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXI. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XXII. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXIII. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XXIV. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXV. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XXVI. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXVII. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XXVIII. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 avril
+1791.
+
+LETTRE XXX. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXXI. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XXXII. Léonce à Delphine. Mondoville, 20 avril 1791.
+
+LETTRE XXXIII. Delphine à Léonce. Bellerive, 24 avril 1791.
+
+LETTRE XXXIV. Delphine à Léonce. Bellerive, 26 avril 1791.
+
+LETTRE XXXV. Léonce à Delphine. Mondoville, 29 avril 1791.
+
+LETTRE XXXVI. Madame de Lebensei à madame d'Albémar. Cernay, 2 mai
+1791.
+
+LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 5 mai
+1791.
+
+LETTRE XXXVIII. Madame d'Artenas à madame d'Albémar, Paris, 5 mai
+1791.
+
+LETTRE XXXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 6 mai
+1791.
+
+LETTRE XL. M. de Valorbe à madame d'Albémar. Paris, 15 mai 1791.
+
+LETTRE XLI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 18 mai 1791.
+
+LETTRE XLII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 21 mai
+1791.
+
+LETTRE XLIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 26 mai
+1791.
+
+LETTRE XLIV. Léonce à Delphine. Paris, 28 mai 1791.
+
+LETTRE XLV. Léonce à M. Barton. Paris, 31 mai 1791.
+
+LETTRE XLVI. Delphine à Léonce. Bellerive, 1er juin, à dix heures du
+matin, 1791.
+
+LETTRE XLVII. Réponse de Léonce à Delphine. Paris, 1er juin à midi,
+1791.
+
+LETTRE XLVIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bellerive, 2 juin
+1791.
+
+LETTRE XLIX. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 4
+juin 1791.
+
+
+QUATRIÈME PARTIE.
+
+LETTRE PREMIÈRE. Léonce à M. Barton. Paris, 10 juin 1791.
+
+LETTRE II. Léonce à Delphine. 12 juin 1791.
+
+LETTRE III. Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. Dijon, 14
+juin 1791.
+
+LETTRE IV. Madame de Lebensei à M. de Lebensei. Paris, 19 juin 1791.
+
+LETTRE V. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 6 juillet 1791.
+
+LETTRE VI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Paris, 8 juillet 1791.
+
+LETTRE VII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 12 juillet 1791.
+
+LETTRE VIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 18 juillet 1791.
+
+LETTRE IX. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 1er août 1791.
+
+LETTRE X. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 7 août, à onze heures
+du matin, 1791.
+
+LETTRE XI. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 8 août 1791.
+
+LETTRE XII. Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei. Paris, 25
+août 1791.
+
+LETTRE XIII. Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.
+Cernay, 30 août 1791.
+
+LETTRE XIV. Delphine à M. de Lebensei, 1er septembre 1791.
+
+LETTRE XV. Léonce à M. de Lebensei. Paris, 1er septembre 1791.
+
+LETTRE XVI. Réponse de M. de Lebensei à Léonce. Cernay, 2 septembre
+1791.
+
+LETTRE XVII. M. de Lebensei à Delphine. Cernay, 2 septembre 1791.
+
+LETTRE XVIII. Réponse de Delphine à M. de Lebensei. Paris, 3 septembre
+1791.
+
+LETTRE XIX. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 4 septembre 1791.
+
+LETTRE XX. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XXI. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 25 septembre 1791.
+
+LETTRE XXIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 4 octobre 1791.
+
+LETTRE XXIV. Léonce à Delphine. Paris, 20 octobre 1791.
+
+LETTRE XXV. Delphine à Léonce.
+
+LETTRE XXVI. Delphine à madame de Lebensei. 28 octobre 1791.
+
+LETTRE XXVII. Delphine à madame de Lebensei. 4 novembre 1791.
+
+LETTRE XXVIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 10 novembre 1791.
+
+LETTRE XXIX. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Paris, 16 novembre
+1791.
+
+LETTRE XXX. Madame de R. à madame d'Albémar. Paris, 17 novembre 1791.
+
+LETTRE XXXI. Delphine à madame de R..
+
+LETTRE XXXII. Léonce à Delphine.
+
+LETTRE XXXIII. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 26 novembre 1791.
+
+LETTRE XXXIV. Delphine à madame de Lebensei. Paris, 2 décembre 1791.
+
+LETTRE XXXV. Delphine à Matilde. Paris, 4 décembre 1791.
+
+LETTRE XXXVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Lyon, 1er décembre
+1791.
+
+LETTRE XXXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Melun, 6 décembre
+1791.
+
+LETTRE XXXVIII. Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de
+Sainte-Marie, à Chaillot. Melun, 6 décembre 1791.
+
+
+CINQUIÈME PARTIE.
+
+FRAGMENS de quelques feuilles écrites par Delphine, pendant son voyage.
+
+PREMIER FRAGMENT. 7 décembre 1791.
+
+FRAGMENT II.
+
+FRAGMENT III.
+
+FRAGMENT IV.
+
+FRAGMENT V.
+
+FRAGMENT VI.
+
+LETTRE PREMIÈRE. Madame d'Ervins à Delphine. Du couvent de
+Sainte-Marie, à Chaillot, 8 décembre 1791.
+
+SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT des feuilles écrites par Delphine.
+
+LETTRE II. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 17 décembre
+1791.
+
+LETTRE III. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Lausanne, 24 décembre
+1791.
+
+LETTRE IV. M. de Valorbe à M. de Montalte. Lausanne, 25 décembre 1791.
+
+LETTRE V. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 28 décembre 1791.
+
+LETTRE VI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 31 décembre
+1791.
+
+LETTRE VII. M. de Valorbe à M. de Montalte. Zurich, 1er janvier 1792.
+
+LETTRE VIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du
+Paradis, 2 janvier 1792.
+
+LETTRE IX. Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan,
+sa soeur. Madrid, 17 janvier 1792.
+
+LETTRE X. Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de
+Mondoville. De l'abbaye du Paradis, 30 janvier 1792.
+
+LETTRE XI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
+2 février 1792.
+
+LETTRE XII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
+6 février 1792.
+
+LETTRE XIII. Madame d'Albémar à M. de Lebensei.
+
+LETTRE XIV. M. de Lebensei à M. de Mondoville. Cernay, 18 février
+1792.
+
+LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
+4 mars 1792.
+
+LETTRE XVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 6 mars 1792.
+
+LETTRE XVII. Madame de Cerlebe à madame d'Albémar. 7 mars 1792.
+
+LETTRE XVIII. Réponse de Delphine à madame de Cerlebe. 8 mars 1792.
+
+LETTRE XIX. M. de Valorbe à M. de Montalte. Zurich, 10 mars 1792.
+
+LETTRE XX. Delphine à madame de Cerlebe. De l'abbaye du Paradis, 14
+mars 1792.
+
+LETTRE XXI. Léonce à M. de Lebensei. Paris, 14 mars 1792.
+
+LETTRE XXII. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 20 mars
+1792.
+
+LETTRE XXIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 28 mars 1792.
+
+LETTRE XXIV. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 6 avril
+1792.
+
+LETTRE XXV. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 12
+avril 1792.
+
+LETTRE XXVI. Mademoiselle d'Albémar à Delphine. Montpellier, 18 avril
+1792.
+
+LETTRE XXVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du
+Paradis, 1er mai 1792.
+
+LETTRE XXVIII. Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur,
+madame de Ternan. Madrid, 15 mai 1792.
+
+LETTRE XXIX. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye
+du Paradis, 20 juin 1792.
+
+LETTRE XXX. M. de Valorbe à madame d'Albémar. Zell, 24 juin 1792.
+
+LETTRE XXXI. Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar. Zurich, 28
+juin 1792.
+
+LETTRE XXXII. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 30
+juin 1792.
+
+
+SIXIÈME PARTIE.
+
+LETTRE PREMIÈRE. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du
+Paradis, 1er juillet 1792.
+
+LETTRE II. Delphine à mademoiselle d'Albémar. De l'abbaye du Paradis,
+15 juillet 1792.
+
+LETTRE III. Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 15
+juillet 1792.
+
+LETTRE IV. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 21 juillet
+1792.
+
+LETTRE V. Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei. Montpellier, 27
+juillet 1792.
+
+LETTRE VI. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Paris, 2 août
+1792.
+
+LETTRE VII. Léonce à M. Barton. Lausanne, 5 août 1792.
+
+LETTRE VIII. Léonce à M. Barton. Zurich, 7 août 1792.
+
+LETTRE IX. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. 7 août 1792.
+
+LETTRE X. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près de l'abbaye du
+Paradis, 9 août 1792.
+
+LETTRE XI. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près l'abbaye du
+Paradis, 11 août 1792.
+
+LETTRE XII. M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar. Près de l'abbaye
+du Paradis, 13 août 1792.
+
+LETTRE XIII et dernière. Delphine à Léonce.
+
+
+ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE.
+
+LETTRE XIII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 17 août 1792.
+
+LETTRE XIV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 20 août 1792.
+
+LETTRE XV. Delphine à mademoiselle d'Albémar. Bade, 24 août 1792.
+
+LETTRE XVI. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 30 août 1792.
+
+LETTRE XVII. Delphine à mademoiselle d'Albémar. 8 septembre 1792.
+
+LETTRE XVIII. Léonce à Delphine. 8 septembre 1792.
+
+LETTRE XIX. Delphine à Léonce, 9 septembre 1792.
+
+LETTRE XX. Delphine à mademoiselle d'Albémar.
+
+CONCLUSION.
+
+
+
+
+FIN DE LA TABLE DES LETTRES
+
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, DELPHINE ***
+
+This file should be named delph10.txt or delph10.zip
+Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, delph11.txt
+VERSIONS based on separate sources get new LETTER, delph10a.txt
+
+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
+
+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
+
+Most people start at our Web sites at:
+http://gutenberg.net or
+http://promo.net/pg
+
+These Web sites include award-winning information about Project
+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
+eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).
+
+
+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
+indexes our cataloguers produce obviously take a while after an
+announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.
+
+http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or
+ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04
+
+Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90
+
+Just search by the first five letters of the filename you want,
+as it appears in our Newsletters.
+
+
+Information about Project Gutenberg (one page)
+
+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
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+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
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+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
+
+We need your donations more than ever!
+
+You can get up to date donation information online at:
+
+http://www.gutenberg.net/donation.html
+
+
+***
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+If you can't reach Project Gutenberg,
+you can always email directly to:
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+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
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+We would prefer to send you information by email.
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+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
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