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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76638 ***
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+  POÉSIE
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+  IX
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+  LA LÉGENDE DES SIÈCLES
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+  III
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+  [Illustration]
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+  PARIS
+  ÉDITION HETZEL-QUANTIN
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+  LIBRAIRIE A. HOUSSIAUX
+  FRANÇIS GUILLOT, SUCCESSEUR
+  7, RUE PERRONET, 7
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+  XXII
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+  SEIZIÈME SIÈCLE
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+  RENAISSANCE--PAGANISME
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+  LE SATYRE
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+  PROLOGUE
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+  Un satyre habitait l'Olympe, retiré
+  Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré;
+  Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches;
+  Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches,
+  Il tenait à l'affût les douze ou quinze sens
+  Qu'un faune peut braquer sur les plaisirs passants.
+  Qu'était-ce que ce faune? On l'ignorait; et Flore
+  Ne le connaissait point, ni Vesper, ni l'Aurore
+  Qui sait tout, surprenant le regard du réveil
+  On avait beau parler à l'églantier vermeil,
+  Interroger le nid, questionner le souffle,
+  Personne ne savait le nom de ce maroufle.
+  Les sorciers dénombraient presque tous les sylvains;
+  Les ægipans étant fameux comme les vins,
+  En voyant la colline on nommait le satyre;
+  On connaissait Stulcas, faune de Pallantyre,
+  Gès, qui le soir riait, sur le Ménale assis,
+  Bos, l'ægipan de Crète; on entendait Chrysis,
+  Sylvain du Ptyx que l'homme appelle Janicule,
+  Qui jouait de la flûte au fond du crépuscule;
+  Anthrops, faune du Pinde, était cité partout;
+  Celui-ci, nulle part; les uns le disaient loup;
+  D'autres le disaient dieu, prétendant s'y connaître;
+  Mais, en tout cas, qu'il fût tout ce qu'il pouvait être,
+  C'était un garnement de dieu fort mal famé.
+
+  Tout craignait ce sylvain à toute heure allumé;
+  La bacchante elle-même en tremblait; les napées
+  S'allaient blottir aux trous des roches escarpées;
+  Écho barricadait son antre trop peu sûr;
+  Pour ce songeur velu, fait de fange et d'azur,
+  L'andryade en sa grotte était dans une alcôve;
+  De la forêt profonde il était l'amant fauve;
+  Sournois, pour se jeter sur elle, il profitait
+  Du moment où la nymphe, à l'heure où tout se tait,
+  Éclatante, apparaît dans le miroir des sources;
+  Il arrêtait Lycère et Chloé dans leurs courses;
+  Il guettait, dans les lacs qu'ombrage le bouleau,
+  La naïade qu'on voit radieuse sous l'eau
+  Comme une étoile ayant la forme d'une femme;
+  Son œil lascif errait la nuit comme une flamme;
+  Il pillait les appâts splendides de l'été;
+  Il adorait la fleur, cette naïveté;
+  Il couvait d'une tendre et vaste convoitise
+  Le muguet, le troëne embaumé, le cytise,
+  Et ne s'endormait pas même avec le pavot;
+  Ce libertin était à la rose dévot;
+  Il était fort infâme au mois de mai; cet être
+  Traitait, regardant tout comme par la fenêtre,
+  Flore de mijaurée et Zéphir de marmot;
+  Si l'eau murmurait: J'aime! il la prenait au mot,
+  Et saisissait l'Ondée en fuite sous les herbes;
+  Ivre de leurs parfums, vautré parmi leurs gerbes,
+  Il faisait une telle orgie avec les lys,
+  Les myrtes, les sorbiers de ses baisers pâlis,
+  Et de telles amours, que, témoin du désordre,
+  Le chardon, ce jaloux, s'efforçait de le mordre;
+  Il s'était si crûment dans les excès plongé
+  Qu'il était dénoncé par la caille et le geai;
+  Son bras, toujours tendu vers quelque blonde tresse,
+  Traversait l'ombre; après les mois de sécheresse,
+  Les rivières, qui n'ont qu'un voile de vapeur,
+  Allant remplir leur urne à la pluie, avaient peur
+  De rencontrer sa face effrontée et cornue;
+  Un jour, se croyant seule et s'étant mise nue
+  Pour se baigner au flot d'un ruisseau clair, Psyché
+  L'aperçut tout à coup dans les feuilles caché,
+  Et s'enfuit, et s'alla plaindre dans l'empyrée;
+  Il avait l'innocence impudique de Rhée;
+  Son caprice, à la fois divin et bestial,
+  Montait jusqu'au rocher sacré de l'idéal,
+  Car partout où l'oiseau vole, la chèvre y grimpe;
+  Ce faune débraillait la forêt de l'Olympe;
+  Et, de plus, il était voleur, l'aventurier.
+
+  Hercule l'alla prendre au fond de son terrier,
+  Et l'amena devant Jupiter par l'oreille.
+
+
+  I
+
+  LE BLEU
+
+  Quand le satyre fut sur la cime vermeille,
+  Quand il vit l'escalier céleste commençant,
+  On eût dit qu'il tremblait, tant c'était ravissant!
+  Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie
+  A la fois par les yeux, l'odorat et l'ouïe,
+  Faune ayant de la terre encore à ses sabots,
+  Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux;
+  Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne
+  De rayons et d'éclairs que Jupiter gouverne,
+  Il contemplait l'azur, des pléiades voisin;
+  Béant, il regardait passer, comme un essaim
+  De molles nudités sans fin continuées,
+  Toutes ces déités que nous nommons nuées.
+  C'était l'heure où sortaient les chevaux du soleil;
+  Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil,
+  Ouvrait les deux battants de sa porte sonore;
+  Blancs, ils apparaissaient formidables d'aurore;
+  Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d'yeux,
+  Éclatait la rondeur du grand char radieux;
+  On distinguait le bras du dieu qui les dirige;
+  Aquilon achevait d'atteler le quadrige;
+  Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d'or;
+  Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor
+  Entre la zone obscure et la zone enflammée;
+  De leurs crins, d'où semblait sortir une fumée
+  De perles, de saphirs, d'onyx, de diamants,
+  Dispersée et fuyante au fond des éléments,
+  Les trois premiers, l'œil fier, la narine embrasée,
+  Secouaient dans le jour des gouttes de rosée;
+  Le dernier secouait des astres dans la nuit.
+
+  Le ciel, le jour qui monte et qui s'épanouit,
+  La terre qui s'efface et l'ombre qui se dore,
+  Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l'aurore
+  Dont le hennissement provoque l'infini,
+  Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni,
+  Puissant, pur, rayonnait; un coin était farouche;
+  Là brillaient, près de l'antre où Gorgone se couche,
+  Les armes de chacun des grands dieux que l'autan
+  Gardait sévère, assis sur des os de titan;
+  Là reposait la Force avec la Violence;
+  On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance;
+  On voyait des lambeaux de chair aux coutelas
+  De Bellone, de Mars, d'Hécate et de Pallas,
+  Des cheveux au trident et du sang à la foudre.
+
+  Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre,
+  Si la ronce du bouc apercevait la dent,
+  Ils auraient l'air pensif du sylvain, regardant
+  Les armures des dieux dans le bleu vestiaire;
+  Il entra dans le ciel; car le grand bestiaire
+  Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas;
+  Le bon faune crevait l'azur à chaque pas;
+  Il boitait, tout gêné de sa fange première;
+  Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière,
+  La monstruosité brutale du sylvain
+  Étant lourde et hideuse au nuage divin.
+  Il avançait, ayant devant lui le grand voile
+  Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile;
+  Soudain il se courba sous un flot de clarté,
+  Et, le rideau s'étant tout à coup écarté,
+  Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.
+
+  Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles,
+  Ces inconnus profonds de l'abîme, étaient là.
+  Sur douze trônes d'or que Vulcain cisela,
+  A la table où jamais on ne se rassasie,
+  Ils buvaient le nectar et mangeaient l'ambroisie.
+  Vénus était devant et Jupiter au fond.
+  Cypris, sur la blancheur d'une écume qui fond,
+  Reposait mollement, nue et surnaturelle,
+  Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle,
+  Et, par moments, avec l'encens, les cœurs, les vœux,
+  Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux.
+  Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l'aigle;
+  Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle;
+  On voyait dans ses yeux le monde commencé;
+  Et dans l'un le présent, dans l'autre le passé;
+  Dans le troisième errait l'avenir comme un songe;
+  Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge;
+  Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé,
+  Flottaient dans son regard; sous son sourcil voilé,
+  Sa volonté parlait à sa toute-puissance;
+  La nécessité morne était sa réticence;
+  Il assignait les sorts; et ses réflexions
+  Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions;
+  Sa rêverie, où l'ombre affreuse venait faire
+  Des taches de noirceur sur un fond de lumière,
+  Était comme la peau du léopard tigré;
+  Selon qu'ils s'écartaient ou s'approchaient, au gré
+  De ses décisions clémentes ou funèbres,
+  Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres
+  S'ouvrir ou se fermer les ciseaux d'Atropos;
+  La radieuse paix naissait de son repos,
+  Et la guerre sortait du pli de sa narine;
+  Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine,
+  Calme, et si patient que les sœurs d'Arachné,
+  Entre le froid conseil de Minerve émané
+  Et l'ordre redoutable attendu par Mercure,
+  Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure.
+
+  Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,
+  L'enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon,
+  Qui, le jour qu'il naquit, riait, se sentant d'âge
+  A commencer, du haut des cieux, son brigandage.
+
+  L'univers apaisé, content, mélodieux,
+  Faisait une musique autour des vastes dieux;
+  Partout où le regard tombait, c'était splendide;
+  Toute l'immensité n'avait pas une ride;
+  Le ciel réverbérait autour d'eux leur beauté;
+  Le monde les louait pour l'avoir bien dompté;
+  La bête aimait leurs arcs, l'homme adorait leurs piques;
+  Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques,
+  Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés;
+  Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds,
+  Et même la clameur du triste lac Stymphale,
+  Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.
+
+  Au-dessus de l'Olympe éclatant, au delà
+  Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula,
+  Plus loin que les chaos, prodigieux décombres,
+  Tournait la roue énorme aux douze cages sombres,
+  Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux
+  Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux;
+  Ouverture du puits de l'infini sans borne;
+  Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne;
+  Orbe inouï, mêlant dans l'azur nébuleux
+  Aux lions constellés les sagittaires bleus.
+
+  Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine
+  Ajoutât des clous d'or à sa conque d'ébène,
+  Ces êtres merveilleux que le Destin conduit,
+  Étaient tout noirs, ayant pour mère l'âpre Nuit;
+  Lorsque le Jour parut, il leur livra bataille;
+  Lutte affreuse! il vainquit; l'Ombre encore en tressaille;
+  De sorte que, percés des flèches d'Apollon,
+  Tous ces monstres, partout, de la tête au talon,
+  En souvenir du sombre et lumineux désastre,
+  Ont maintenant la plaie incurable d'un astre.
+
+  Hercule, de ce poing qui peut fendre l'Ossa,
+  Lâchant subitement le captif, le poussa
+  Sur le grand pavé bleu de la céleste zone:
+  --Va, dit-il. Et l'on vit apparaître le faune,
+  Hérissé, noir, hideux, et cependant serein,
+  Pareil au bouc velu qu'à Smyrne le marin,
+  En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles;
+  L'éclat de rire fou monta jusqu'aux étoiles,
+  Si joyeux, qu'un géant enchaîné sous le mont
+  Leva la tête et dit:--Quel crime font-ils donc?
+  Jupiter, le premier, rit; l'orageux Neptune
+  Se dérida, changeant la mer et la fortune;
+  Une Heure qui passait avec son sablier
+  S'arrêta, laissant l'homme et la terre oublier;
+  La gaîté fut, devant ces narines camuses,
+  Si forte, qu'elle osa même aller jusqu'aux Muses;
+  Vénus tourna son front, dont l'aube se voila,
+  Et dit:--Qu'est-ce que c'est que cette bête-là?
+  Et Diane chercha sur son dos une flèche;
+  L'urne du Potamos étonné resta sèche;
+  La colombe ferma ses doux yeux, et le paon
+  De sa roue arrogante insulta l'ægipan;
+  Les déesses riaient toutes comme des femmes.
+  Le faune, haletant parmi ces grandes dames,
+  Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus;
+  L'homme-chèvre ébloui regarda ses pieds nus;
+  Alors on se pâma; Mars embrassa Minerve,
+  Mercure prit la taille à Bellone avec verve,
+  La meute de Diane aboya sur l'Œta;
+  Le tonnerre n'y put tenir, il éclata;
+  Les immortels penchés parlaient aux immortelles;
+  Vulcain dansait; Pluton disait des choses telles
+  Que Momus en était presque déconcerté;
+  Pour que la reine pût se tordre en liberté,
+  Hébé cachait Junon derrière son épaule;
+  Et l'Hiver se tenait les côtes sur le pôle.
+
+  Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan.
+
+  Et lui, disait tout bas à Vénus:--Viens-nous-en.
+
+  Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire
+  Le bruit divin que fit la tempête du rire.
+  Hercule dit:--Voilà le drôle en question.
+  --Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon,
+  Tu mériterais bien qu'on te changeât en marbre,
+  En flot, ou qu'on te mît au cachot dans un arbre;
+  Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends
+  A ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants;
+  Mais, pour continuer le rire qui te sauve,
+  Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve.
+  L'Olympe écoute. Allons, chante.
+
+                                   Le chèvre-pieds
+  Dit:--Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés;
+  Hercule ne prend pas bien garde lorsqu'il entre;
+  Il a marché dessus en traversant mon antre.
+  Or, chanter sans pipeaux, c'est fort contrariant.
+
+  Mercure lui prêta sa flûte en souriant.
+
+  L'humble ægipan, figure à l'ombre habituée,
+  Alla s'asseoir rêveur derrière une nuée,
+  Comme si, moins voisin des rois, il était mieux,
+  Et se mit à chanter un chant mystérieux.
+
+  L'aigle, qui, seul, n'avait pas ri, dressa la tête.
+
+  Il chanta, calme et triste.
+
+                              Alors sur le Taygète,
+  Sur le Mysis, au pied de l'Olympe divin,
+  Partout on vit, au fond du bois et du ravin,
+  Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches;
+  La biche à l'œil profond se dressa sur ses hanches,
+  Et les loups firent signe aux tigres d'écouter;
+  On vit, selon le rhythme étrange, s'agiter
+  Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent,
+  Et les sinistres fronts des grands chênes s'émurent.
+
+  Le faune énigmatique, aux Grâces odieux,
+  Ne semblait plus savoir qu'il était chez les dieux.
+
+
+  II
+
+  LE NOIR
+
+  Le satyre chanta la terre monstrueuse.
+
+  L'eau perfide sur mer, dans les champs tortueuse,
+  Sembla dans son prélude errer comme à travers
+  Les sables, les graviers, l'herbe et les roseaux verts;
+  Puis il dit l'Océan, typhon couvert de baves,
+  Puis la Terre lugubre avec toutes ses caves,
+  Son dessous effrayant, ses trous, ses entonnoirs,
+  Où l'ombre se fait onde, où vont des fleuves noirs,
+  Où le volcan, noyé sous d'affreux lacs, regrette
+  La montagne, son casque, et le feu, son aigrette,
+  Où l'on distingue, au fond des gouffres inouïs,
+  Les vieux enfers éteints des dieux évanouis.
+  Il dit la séve; il dit la vaste plénitude
+  De la nuit, du silence et de la solitude,
+  Le froncement pensif du sourcil des rochers;
+  Sorte de mer ayant les oiseaux pour nochers,
+  Pour algue le buisson, la mousse pour éponge,
+  La végétation aux mille têtes songe;
+  Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux;
+  Dans la vallée, au bord des lacs, sur les hauts lieux,
+  Ils gardent la figure antique de la terre;
+  Le chêne est entre tous profond, fidèle, austère;
+  Il protége et défend le coin du bois ami
+  Où le gland l'engendra, s'entr'ouvrant à demi,
+  Où son ombrage attire et fait rêver le pâtre.
+  Pour arracher de là ce vieil opiniâtre,
+  Que d'efforts, que de peine au rude bûcheron!
+  Le sylvain raconta Dodone et Cithéron,
+  Et tout ce qu'aux bas-fonds d'Hémus, sur l'Érymanthe,
+  Sur l'Hymète, l'autan tumultueux tourmente;
+  Avril avec Tellus pris en flagrant délit,
+  Les fleuves recevant les sources dans leur lit,
+  La grenade montrant sa chair sous sa tunique,
+  Le rut religieux du grand cèdre cynique,
+  Et, dans l'âcre épaisseur des branchages flottants,
+  La palpitation sauvage du printemps.
+
+  «Tout l'abîme est sous l'arbre énorme comme une urne.
+  La terre sous la plante ouvre son puits nocturne
+  Plein de feuilles, de fleurs et de l'amas mouvant
+  Des rameaux que, plus tard, soulèvera le vent,
+  Et dit:--Vivez! Prenez. C'est à vous. Prends, brin d'herbe!
+  Prends, sapin!--La forêt surgit; l'arbre superbe
+  Fouille le globe avec une hydre sous ses pieds;
+  La racine effrayante aux longs cous repliés,
+  Aux mille becs béants dans la profondeur noire,
+  Descend, plonge, atteint l'ombre et tâche de la boire,
+  Et, bue, au gré de l'air, du lieu, de la saison,
+  L'offre au ciel en encens ou la crache en poison,
+  Selon que la racine, embaumée ou malsaine,
+  Sort, parfum, de l'amour, ou, venin, de la haine.
+  De là, pour les héros, les grâces et les dieux,
+  L'œillet, le laurier-rose ou le lys radieux,
+  Et, pour l'homme qui pense et qui voit, la ciguë.
+
+  «Mais qu'importe à la terre? Au chaos contiguë,
+  Elle fait son travail d'accouchement sans fin.
+  Elle a pour nourrisson l'universelle faim.
+  C'est vers son sein qu'en bas les racines s'allongent.
+  Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent
+  Les éléments, épars dans l'air souple et vivant;
+  Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent;
+  Tout leur est bon, la nuit, la mort; la pourriture
+  Voit la rose et lui va porter sa nourriture;
+  L'herbe vorace broute au fond des bois touffus;
+  A toute heure, on entend le craquement confus
+  Des choses sous la dent des plantes; on voit paître
+  Au loin, de toutes parts, l'immensité champêtre;
+  L'arbre transforme tout dans son puissant progrès;
+  Il faut du sable, il faut de l'argile et du grès;
+  Il en faut au lentisque, il en faut à l'yeuse,
+  Il en faut à la ronce, et la terre joyeuse
+  Regarde la forêt formidable manger.»
+
+  Le satyre semblait dans l'abîme songer;
+  Il peignit l'arbre vu du côté des racines,
+  Le combat souterrain des plantes assassines,
+  L'antre que le feu voit, qu'ignore le rayon,
+  Le revers ténébreux de la création,
+  Comment filtre la source et flambe le cratère;
+  Il avait l'air de suivre un esprit sous la terre;
+  Il semblait épeler un magique alphabet;
+  On eût dit que sa chaîne invisible tombait;
+  Il brillait; on voyait s'échapper de sa bouche
+  Son rêve avec un bruit d'ailes vague et farouche:
+
+  «Les forêts sont le lieu lugubre; la terreur,
+  Noire, y résiste même au matin, ce doreur;
+  Les arbres tiennent l'ombre enchaînée à leurs tiges;
+  Derrière le réseau ténébreux des vertiges,
+  L'aube est pâle, et l'on voit se tordre les serpents
+  Des branches sur l'aurore horribles et rampants;
+  Là, tout tremble; au-dessus de la ronce hagarde,
+  Le mont, ce grand témoin, se soulève et regarde;
+  La nuit, les hauts sommets, noyés dans la vapeur,
+  Les antres froids, ouvrant la bouche avec stupeur,
+  Les blocs, ces durs profils, les rochers, ces visages
+  Avec qui l'ombre voit dialoguer les sages,
+  Guettent le grand secret, muets, le cou tendu;
+  L'œil des montagnes s'ouvre et contemple éperdu;
+  On voit s'aventurer dans les profondeurs fauves
+  La curiosité de ces noirs géants chauves;
+  Ils scrutent le vrai ciel, de l'Olympe inconnu;
+  Ils tâchent de saisir quelque chose de nu;
+  Ils sondent l'étendue auguste, chaste, austère,
+  Irritée, et, parfois surprenant le mystère,
+  Aperçoivent la Cause au pur rayonnement,
+  Et l'Énigme sacrée, au loin, sans vêtement,
+  Montrant sa forme blanche au fond de l'insondable.
+  O nature terrible! ô lien formidable
+  Du bois qui pousse avec l'idéal contemplé!
+  Bain de la déité dans le gouffre étoilé!
+  Farouche nudité de la Diane sombre
+  Qui, de loin regardée et vue à travers l'ombre,
+  Fait croître au front des rocs les arbres monstrueux!
+  O forêt!»
+
+            Le sylvain avait fermé les yeux;
+  La flûte que, parmi des mouvements de fièvre,
+  Il prenait et quittait, importunait sa lèvre;
+  Le faune la jeta sur le sacré sommet;
+  Sa paupière était close, on eût dit qu'il dormait,
+  Mais ses cils roux laissaient passer de la lumière.
+
+  Il poursuivit:
+
+                 «Salut! Chaos! gloire à la Terre!
+  Le chaos est un dieu; son geste est l'élément;
+  Et lui seul a ce nom sacré: Commencement.
+  C'est lui qui, bien avant la naissance de l'heure,
+  Surprit l'aube endormie au fond de sa demeure,
+  Avant le premier jour et le premier moment;
+  C'est lui qui, formidable, appuya doucement
+  La gueule de la nuit aux lèvres de l'aurore;
+  Et c'est de ce baiser qu'on vit l'étoile éclore.
+  Le chaos est l'époux lascif de l'infini.
+  Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni;
+  Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches
+  De sa fécondité comme de ses débauches.
+  Fussiez-vous dieux, songez en voyant l'animal!
+  Car il n'est pas le jour, mais il n'est pas le mal.
+  Toute la force obscure et vague de la terre
+  Est dans la brute, larve auguste et solitaire;
+  La sibylle au front gris le sait, et les devins
+  Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins;
+  Et c'est là ce qui fait que la thessalienne
+  Prend des touffes de poil aux cuisses de l'hyène,
+  Et qu'Orphée écoutait, hagard, presque jaloux,
+  Le chant sombre qui sort du hurlement des loups.»
+
+  --Marsyas! murmura Vulcain, l'envieux louche.
+  Apollon attentif mit le doigt sur sa bouche.
+  Le faune ouvrit les yeux, et peut-être entendit;
+  Calme, il prit son genou dans ses deux mains, et dit:
+
+  «Et maintenant, ô dieux! écoutez ce mot: L'âme!
+  Sous l'arbre qui bruit, près du monstre qui brame,
+  Quelqu'un parle. C'est l'Ame. Elle sort du chaos.
+  Sans elle, pas de vents, le miasme; pas de flots,
+  L'étang; l'âme, en sortant du chaos, le dissipe;
+  Car il n'est que l'ébauche et l'âme est le principe.
+  L'Être est d'abord moitié brute et moitié forêt;
+  Mais l'Air veut devenir l'Esprit, l'homme apparaît.
+  L'homme? qu'est-ce que c'est que ce sphinx? Il commence
+  En sagesse, ô mystère! et finit en démence.
+  O ciel qu'il a quitté, rends-lui son âge d'or!»
+
+  Le faune, interrompant son orageux essor,
+  Ouvrit d'abord un doigt, puis deux, puis un troisième,
+  Comme quelqu'un qui compte en même temps qu'il sème,
+  Et cria, sur le haut Olympe vénéré:
+
+  «O dieux! l'arbre est sacré, l'animal est sacré,
+  L'homme est sacré; respect à la terre profonde!
+  La terre où l'homme crée, invente, bâtit, fonde,
+  Géant possible, encor caché dans l'embryon,
+  La terre où l'animal erre autour du rayon,
+  La terre où l'arbre ému prononce des oracles,
+  Dans l'obscur infini tout rempli de miracles,
+  Est le prodige, ô dieux! le plus proche de vous;
+  C'est le globe inconnu qui vous emporte tous,
+  Vous les éblouissants, la grande bande altière,
+  Qui dans des coupes d'or buvez de la lumière,
+  Vous qu'une aube précède et qu'une flamme suit,
+  Vous les dieux, à travers la formidable nuit!»
+
+  La sueur ruisselait sur le front du satyre,
+  Comme l'eau du filet que des mers on retire;
+  Ses cheveux s'agitaient comme au vent libyen.
+
+  Phœbus lui dit:--Veux-tu la lyre?
+
+                                    --Je veux bien,
+  Dit le faune; et, tranquille, il prit la grande lyre.
+
+  Alors il se dressa debout dans le délire
+  Des rêves, des frissons, des aurores, des cieux,
+  Avec deux profondeurs splendides dans les yeux.
+
+  --Il est beau! murmura Vénus épouvantée.
+
+  Et Vulcain, s'approchant d'Hercule, dit: Antée.
+  Hercule repoussa du coude ce boiteux.
+
+
+  III
+
+  LE SOMBRE
+
+  Il ne les voyait pas, quoiqu'il fût devant eux.
+
+  Il chanta l'Homme. Il dit cette aventure sombre,
+  L'homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre,
+  Effacé par sa faute, et, désastreux reflux,
+  Retombé dans la nuit de ce qu'on ne voit plus;
+  Il dit les premiers temps, le bonheur, l'Atlantide;
+  Comment le parfum pur devint miasme fétide,
+  Comment l'hymne expira sous le clair firmament,
+  Comment la liberté devint joug, et comment
+  Le silence se fit sur la terre domptée;
+  Il ne prononça pas le nom de Prométhée,
+  Mais il avait dans l'œil l'éclair du feu volé;
+  Il dit l'humanité mise sous le scellé,
+  Il dit tous les forfaits et toutes les misères,
+  Depuis les rois peu bons jusqu'aux dieux peu sincères.
+  Tristes hommes; ils ont vu le ciel se fermer.
+  En vain, pieux, ils ont commencé par s'aimer;
+  En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme,
+  Le monstre à l'aile onglée, aux sept gueules de flamme;
+  Hélas! comme Cadmus, ils ont bravé le sort;
+  Ils ont semé les dents de la bête; il en sort
+  Des spectres tournoyant comme la feuille morte,
+  Qui combattent, l'épée à la main, et qu'emporte
+  L'évanouissement du vent mystérieux.
+  Ces spectres sont les rois; ces spectres sont les dieux.
+  Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse;
+  L'antique égalité devient sous eux bassesse;
+  Dracon donne la main à Busiris; la Mort
+  Se fait code, et se met aux ordres du plus fort,
+  Et le dernier soupir libre et divin s'exhale
+  Sous la difformité de la loi colossale.
+  L'homme se tait, ployé sous cet entassement;
+  Il se venge; il devient pervers; il vole, il ment;
+  L'âme inconnue et sombre a des vices d'esclave;
+  Puisqu'on lui met un mont sur elle, elle en sort lave;
+  Elle brûle et ravage au lieu de féconder.
+  Et dans le chant du faune on entendait gronder
+  Tout l'essaim des fléaux furieux qui se lève.
+  Il dit la guerre; il dit la trompette et le glaive;
+  La mêlée en feu, l'homme égorgé sans remord,
+  La gloire, et dans la joie affreuse de la mort
+  Les plis voluptueux des bannières flottantes;
+  L'aube naît; les soldats s'éveillent sous les tentes;
+  La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux;
+  L'armée en marche ondule au fond des chemins creux;
+  La baliste en roulant s'enfonce dans les boues;
+  L'attelage fumant tire, et l'on pousse aux roues;
+  Cris des chefs, pas confus; les moyeux des charrois
+  Balafrent les talus des ravins trop étroits.
+  On se rencontre, ô choc hideux! les deux armées
+  Se heurtent, de la même épouvante enflammées,
+  Car la rage guerrière est un gouffre d'effroi.
+  O vaste effarement! chaque bande a son roi.
+  Perce, épée! ô cognée, abats! massue, assomme!
+  Cheval, foule aux pieds l'homme, et l'homme et l'homme et l'homme!
+  Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours;
+  Maintenant, pourrissez, et voici les vautours!
+  Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire;
+  L'homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre;
+  Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher,
+  Écoute s'il entend les rois là-haut marcher;
+  Il se hérisse; l'ombre aux animaux le mêle;
+  Il déchoit; plus de femme, il n'a qu'une femelle;
+  Plus d'enfants, des petits; l'amour qui le séduit
+  Est fils de l'Indigence et de l'Air de la nuit;
+  Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent;
+  Les rois, après l'avoir fait taire, l'abrutissent,
+  Si bien que le bâillon est maintenant un mors.
+  Et sans l'homme pourtant les horizons sont morts;
+  Qu'est la création sans cette initiale?
+  Seul sur la terre il a la lueur faciale;
+  Seul il parle; et sans lui tout est décapité.
+  Et l'on vit poindre aux yeux du faune la clarté
+  De deux larmes coulant comme à travers la flamme.
+  Il montra tout le gouffre acharné contre l'âme;
+  Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux;
+  Et la forêt du sort et la meute des maux,
+  Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes.
+  Et, pendant qu'il chantait toutes ces strophes tristes,
+  Le grand souffle vivant, ce transfigurateur,
+  Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur;
+  En cercle autour de lui se taisaient les Borées;
+  Et, comme par un fil invisible tirées,
+  Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus,
+  Panthères, s'approchaient de lui de plus en plus;
+  Quelques-unes étaient si près des dieux venues,
+  Pas à pas, qu'on voyait leurs gueules dans les nues.
+
+  Les dieux ne riaient plus; tous ces victorieux,
+  Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux
+  Cette espèce d'esprit qui sortait d'une bête.
+
+  Il reprit:
+
+             «Donc, les dieux et les rois sur le faîte,
+  L'homme en bas; pour valets aux tyrans, les fléaux.
+  L'homme ébauché ne sort qu'à demi du chaos,
+  Et jusqu'à la ceinture il plonge dans la brute;
+  Tout le trahit; parfois, il renonce à la lutte.
+  Où donc est l'espérance? Elle a lâchement fui.
+  Toutes les surdités s'entendent contre lui;
+  Le sol l'alourdit, l'air l'enfièvre, l'eau l'isole;
+  Autour de lui la mer sinistre se désole;
+  Grâce au hideux complot de tous ces guets-apens,
+  Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents;
+  Ainsi que le héros l'aquilon le soufflette;
+  La peste aide le glaive, et l'élément complète
+  Le despote, et la nuit s'ajoute au conquérant;
+  Ainsi la Chose vient mordre aussi l'homme, et prend
+  Assez d'âme pour être une force, complice
+  De son impénétrable et nocturne supplice;
+  Et la Matière, hélas! devient Fatalité.
+  Pourtant qu'on prenne garde à ce déshérité!
+  Dans l'ombre, une heure est là qui s'approche, et frissonne,
+  Qui sera la terrible et qui sera la bonne,
+  Qui viendra te sauver, homme, car tu l'attends,
+  Et changer la figure implacable du temps!
+  Qui connaît le destin? qui sonda le peut-être?
+  Oui, l'heure énorme vient, qui fera tout renaître,
+  Vaincra tout, changera le granit en aimant,
+  Fera pencher l'épaule au morne escarpement,
+  Et rendra l'impossible aux hommes praticable.
+  Avec ce qui l'opprime, avec ce qui l'accable,
+  Le genre humain se va forger son point d'appui;
+  Je regarde le gland qu'on appelle aujourd'hui,
+  J'y vois le chêne; un feu vit sous la cendre éteinte.
+  Misérable homme, fait pour la révolte sainte,
+  Ramperas-tu toujours parce que tu rampas?
+  Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,
+  Fier, suprême, atteler les forces de l'abîme,
+  Et, dérobant l'éclair à l'Inconnu sublime,
+  Lier ce char d'un autre à des chevaux à toi?
+  Oui, peut-être on verra l'homme devenir loi,
+  Terrasser l'élément sous lui, saisir et tordre
+  Cette anarchie au point d'en faire jaillir l'ordre,
+  Le saint ordre de paix, d'amour et d'unité,
+  Dompter tout ce qui l'a jadis persécuté,
+  Se construire à lui-même une étrange monture
+  Avec toute la vie et toute la nature,
+  Seller la croupe en feu des souffles de l'enfer,
+  Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer!
+  On le verra, vannant la braise dans son crible,
+  Maître et palefrenier d'une bête terrible,
+  Criant à toute chose: Obéis, germe, nais!
+  Ajustant sur le bronze et l'acier un harnais
+  Fait de tous les secrets que l'étude procure,
+  Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,
+  Passer dans la lueur ainsi que les démons,
+  Et traverser les bois, les fleuves et les monts,
+  Beau, tenant une torche aux astres allumée,
+  Sur une hydre d'airain, de foudre et de fumée!
+  On l'entendra courir dans l'ombre avec le bruit
+  De l'aurore enfonçant les portes de la nuit!
+  Qui sait si quelque jour, grandissant d'âge en âge,
+  Il ne jettera pas son dragon à la nage,
+  Et ne franchira pas les mers, la flamme au front?
+  Qui sait si, quelque jour, brisant l'antique affront
+  Il ne lui dira pas: Envole-toi, matière!
+  S'il ne franchira point la tonnante frontière;
+  S'il n'arrachera pas de son corps brusquement
+  La pesanteur, peau vile, immonde vêtement
+  Que la fange hideuse à la pensée inflige?
+  De sorte qu'on verra tout à coup, ô prodige!
+  Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux.
+  Oh! lève-toi, sois grand, homme! va, factieux!
+  Homme, un orbite d'astre est un anneau de chaîne,
+  Mais cette chaîne-là, c'est la chaîne sereine,
+  C'est la chaîne d'azur, c'est la chaîne du ciel;
+  Celle-là, tu t'y dois rattacher, ô mortel,
+  Afin--car un esprit se meut comme une sphère--
+  De faire aussi ton cercle autour de la lumière!
+  Entre dans le grand chœur! va, franchis ce degré,
+  Quitte le joug infâme et prends le joug sacré!
+  Deviens l'Humanité, triple, homme, enfant et femme!
+  Transfigure-toi! va! sois de plus en plus l'âme!
+  Esclave, grain d'un roi, démon, larve d'un dieu,
+  Prends le rayon, saisis l'aube, usurpe le feu;
+  Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,
+  Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune!»
+
+
+  IV
+
+  L'ÉTOILÉ
+
+  Le satyre un moment s'arrêta, respirant
+  Comme un homme levant son front hors d'un torrent;
+  Un autre être semblait sous sa face apparaître;
+  Les dieux s'étaient tournés inquiets vers le maître,
+  Et, pensifs, regardaient Jupiter stupéfait.
+
+  Il reprit:
+
+             «Sous le poids hideux qui l'étouffait,
+  Le réel renaîtra, dompteur du mal immonde.
+  Dieux, vous ne savez pas ce que c'est que le monde;
+  Dieux, vous avez vaincu, vous n'avez pas compris.
+  Vous avez au-dessus de vous d'autres esprits,
+  Qui, dans le feu, la nue, et l'onde et la bruine,
+  Songent, en attendant votre immense ruine.
+  Mais qu'est-ce que cela me fait à moi qui suis
+  La prunelle effarée au fond des vastes nuits?
+  Dieux, il est d'autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe.
+  Sachez ceci, tyrans de l'homme et de l'Érèbe,
+  Dieux qui versez le sang, dieux dont on voit le fond,
+  Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont
+  Où la terre et le ciel semblent en équilibre,
+  Mais vous pour être rois et moi pour être libre.
+  Pendant que vous semez haine, fraude et trépas,
+  Et que vous enjambez tout le crime en trois pas,
+  Moi je songe. Je suis l'œil fixe des cavernes.
+  Je vois. Olympes bleus et ténébreux Avernes,
+  Temples, charniers, forêts, cités, aigle, alcyon,
+  Sont devant mon regard la même vision;
+  Les dieux, les fléaux, ceux d'à présent, ceux d'ensuite,
+  Traversent ma lueur et sont la même fuite.
+  Je suis témoin que tout disparaît. Quelqu'un est.
+  Mais celui-là, jamais l'homme ne le connaît.
+  L'humanité suppose, ébauche, essaye, approche;
+  Elle façonne un marbre, elle taille une roche,
+  Et fait une statue, et dit: Ce sera lui.
+  L'homme reste devant cette pierre ébloui;
+  Et tous les à peu près, quels qu'ils soient, ont des prêtres.
+  Soyez les Immortels, faites! broyez les êtres,
+  Achevez ce vain tas de vivants palpitants,
+  Régnez; quand vous aurez, encore un peu de temps,
+  Ensanglanté le ciel que la lumière azure,
+  Quand vous aurez, vainqueurs, comblé votre mesure,
+  C'est bien, tout sera dit, vous serez remplacés
+  Par ce noir dieu final que l'homme appelle Assez!
+  Car Delphe et Pise sont comme des chars qui roulent,
+  Et les choses qu'on crut éternelles s'écroulent
+  Avant qu'on ait le temps de compter jusqu'à vingt.»
+
+  Tout en parlant ainsi, le satyre devint
+  Démesuré; plus grand d'abord que Polyphème,
+  Puis plus grand que Typhon qui hurle et qui blasphème
+  Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux,
+  Puis plus grand que Titan, puis plus grand que l'Athos;
+  L'espace immense entra dans cette forme noire;
+  Et, comme le marin voit croître un promontoire,
+  Les dieux dressés voyaient grandir l'être effrayant;
+  Sur son front blêmissait un étrange orient;
+  Sa chevelure était une forêt; des ondes,
+  Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes;
+  Ses deux cornes semblaient le Caucase et l'Atlas;
+  Les foudres l'entouraient avec de sourds éclats;
+  Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes,
+  Et ses difformités s'étaient faites montagnes;
+  Les animaux qu'avaient attirés ses accords,
+  Daims et tigres, montaient tout le long de son corps;
+  Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur ses membres;
+  Le pli de son aisselle abritait des décembres;
+  Et des peuples errants demandaient leur chemin,
+  Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main;
+  Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante;
+  La lyre, devenue en le touchant géante,
+  Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris,
+  Les ouragans étaient dans les sept cordes pris
+  Comme des moucherons dans de lugubres toiles;
+  Sa poitrine terrible était pleine d'étoiles.
+
+  Il cria:
+
+           «L'avenir, tel que les cieux le font,
+  C'est l'élargissement dans l'infini sans fond,
+  C'est l'esprit pénétrant de toutes parts la chose!
+  On mutile l'effet en limitant la cause;
+  Monde, tout le mal vient de la forme des dieux.
+  On fait du ténébreux avec le radieux;
+  Pourquoi mettre au-dessus de l'Être, des fantômes?
+  Les clartés, les éthers, ne sont pas des royaumes.
+  Place au fourmillement éternel des cieux noirs,
+  Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs!
+  Place à l'atome saint, qui brûle ou qui ruisselle!
+  Place au rayonnement de l'âme universelle!
+  Un roi c'est de la guerre, un dieu c'est de la nuit.
+  Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit!
+  Partout une lumière et partout un génie!
+  Amour! tout s'entendra, tout étant l'harmonie!
+  L'azur du ciel sera l'apaisement des loups.
+  Place à Tout! Je suis Pan; Jupiter! à genoux.»
+
+
+
+
+  XXIII
+
+
+  Je me penchai. J'étais dans le lieu ténébreux;
+  Là gisent les fléaux avec la nuit sur eux;
+  Et je criai:--Tibère!--Eh bien? me dit cet homme.
+  --Tiens-toi là.--Soit.--Néron!--L'autre monstre de Rome
+  Dit:--Qui donc m'ose ainsi parler?--Bien. Tiens-toi là.
+  Je dis:--Sennachérib! Tamerlan! Attila!
+  --Qu'est-ce donc que tu veux? répondirent trois gueules.
+  --Restez là. Plus un mot. Silence. Soyez seules.
+  Je me tournai:--Nemrod!--Quoi?--Tais-toi.--Je repris:
+  --Cyrus! Rhamsès! Cambyse! Amilcar! Phalaris!
+  --Que veut-on?--Restez là.--Puis, passant aux modernes,
+  Je comparai les bruits de toutes les cavernes,
+  Les antres aux palais et les trônes aux bois,
+  Le grondement du tigre au cri d'Innocent trois;
+  Nuit sinistre où pas un des coupables n'échappe,
+  Ni sous la pourpre Othon, ni Gerbert sous la chape.
+  Pensif, je m'assurai qu'ils étaient bien là tous,
+  Et je leur dis:--Quel est le pire d'entre vous?
+
+  Alors, du fond du gouffre, ombre patibulaire
+  Où le nid menacé par l'immense colère
+  Autrefois se blottit et se réfugia,
+  Satan cria:--C'est moi!--Crois-tu? dit Borgia.
+
+
+
+
+  XXIV
+
+  CLARTÉ D'AMES
+
+
+  Sait-on si ce n'est pas de la clarté qui sort
+  Du cerveau des songeurs sacrés, creusant le sort,
+  La vie et l'inconnu, travailleurs de l'abîme?
+  Voici ce que j'ai vu dans une nuit sublime:
+
+  Cette nuit-là pas une étoile ne brillait;
+  C'était au mois d'Eglad que nous nommons juillet;
+  Et sous l'azur noir, face immense du mystère,
+  Dans tous les lieux déserts qui sont sur cette terre,
+  Forêts, plages, ravins, caps où rien ne fleurit,
+  Les solitaires, ceux qui vivent par l'esprit,
+  Sondant l'éternité, l'âme, le temps, le nombre,
+  Effarés et sereins, étaient épars dans l'ombre;
+  L'un en Europe; l'autre en Inde, où, dans les bois
+  Cachant ses jeunes faons, la gazelle aux abois
+  Attend pour s'endormir que le lion s'endorme;
+  Un autre dans l'horreur de l'Afrique difforme.
+  Tous ces hommes avaient l'idéal pour objet;
+  Et chacun d'eux était dans son antre et songeait.
+  Ces prophètes étaient frères sans se connaître;
+  Pas un d'eux ne savait, isolé dans son être
+  Et sa pensée ainsi qu'un roi dans son état,
+  Que quelqu'un de semblable à lui-même existât;
+  Ils veillaient, et chacun se croyait seul au monde;
+  Aucun lien entre eux que l'énigme profonde
+  Et la recherche obscure et terrible de Dieu.
+  Ils pensaient; l'infini sans borne et sans milieu
+  Pesait sur eux; pas un qui de la solitude
+  N'eût la mystérieuse et sinistre attitude;
+  Pourtant ils étaient doux ces hommes effrayants.
+
+  Sphar était attentif aux nuages fuyants;
+  Stélus laissait, du fond des mers, du bord des grèves,
+  Du haut des cieux, venir à lui les vastes rêves;
+  Pythagore disait: Dieu! fais ce que tu dois!
+  Thur regardait l'abîme et comptait sur ses doigts;
+  Sadoch rêvait l'éden, ayant pour lit des pierres;
+  Zès, qui n'ouvrait jamais qu'à demi les paupières,
+  Contemplait cette chose implacable, la nuit;
+  Sadoch guettait l'autre être insondable, le bruit;
+  Sostrate étudiait, dans l'eau qu'un souffle mène,
+  Dans la fumée et l'air, la destinée humaine;
+  Lycurgue, formidable et pâle, méditait;
+  Eschyle était semblable au rocher qui se tait,
+  Et tournait vers l'Etna fumant son grand front chauve;
+  Isaïe, habitant d'un sépulcre, esprit fauve,
+  Adressait la parole à ceux qui ne sont plus;
+  Comme Isaïe, un sage, un fou, Phégorbélus,
+  Parlait dans la nuée aux faces invisibles,
+  Et disait, feuilletant on ne sait quelles bibles:
+  --Je parle, et ne sais pas si je suis écouté;
+  Les spectres plus nombreux que les mouches d'été
+  M'entourent, et sur moi se précipite et tombe
+  La légion de ceux qui rêvent dans la tombe;
+  On me hait dans le monde étrange de la mort;
+  Je sens parfois, la nuit, un rêve qui me mord,
+  Et les êtres de l'ombre, essaim, foule inconnue,
+  M'attaquent quand je dors; pourtant je continue,
+  Et je cherche à savoir le grand secret caché
+  Qu'Ève devina presque et qu'entrevit Psyché.--
+  Orobanchus, gardien de l'autel des Trois Grâces,
+  Maudissait vaguement les casques, les cuirasses
+  Et les glaives, semeurs tragiques du trépas,
+  Et, sombre, murmurait:--Mortels, n'oubliez pas
+  Qu'Aglaé dans sa main tient un bouton de rose.--
+  Chacun recommandait à l'ombre quelque chose
+  De faible, le haillon, le chaume, le grabat;
+  Phtès, les damnés sur qui trop de haine s'abat,
+  Hermanès, l'humble toit du lépreux sans défense,
+  Gyr le droit, et Lysis la vénérable enfance.
+  Tous voulaient secourir l'homme, et le protéger
+  Contre ce monstre obscur, l'innombrable danger;
+  Tous calculaient le mal à fuir, le bien à faire.
+  La terre est sous les yeux du destin; cette sphère
+  Semble être par quelqu'un confiée aux penseurs.
+
+  La nuit était immense, et dans ses épaisseurs
+  Tout sommeillait, les bois, les monts, les mers, les sables;
+  Eux, ils ne dormaient point, étant les responsables.
+  Les heures s'écoulaient, la nuit passait; mais rien,
+  Ni la faim, ni la soif, ni le vent syrien
+  Qui va des mers d'Adram jusqu'au Tibre de Rome,
+  Ne troublait ces esprits, souffrant des maux de l'homme;
+  Ils avaient la révolte en eux, l'altier frisson
+  Que donne, à qui se sent des ailes, la prison;
+  Chacun tâchait de rompre un anneau de la chaîne;
+  Plus d'imposture! plus de guerre! plus de haine!
+  Il sortait de chacun de ces séditieux
+  Une sommation qui s'en allait aux cieux.
+  La vérité faisait, claire, auguste, insensée,
+  De chacun de ces fronts jaillir une pensée,
+  La justice, la paix, l'enfer amnistié.
+  Ces cerveaux lumineux dégageaient la pitié,
+  La bonté, le pardon aux vivants éphémères,
+  L'espérance, la joie et l'amour, des chimères,
+  Des rêves comme en font les astres, s'ils en font;
+  Cela se répandait sous le zénith profond;
+  Tous ces hommes étaient plongés dans les ténèbres;
+  Seuls et noirs, combinant les rhythmes, les algèbres,
+  Le chiffre avec le chant, le passé, le présent,
+  Ajoutant quelque chose à l'homme, agrandissant
+  La prunelle, l'esprit, la parole, l'ouïe,
+  Ils songeaient; et l'aurore apparut, éblouie.
+
+
+
+
+  XXV
+
+  LES CHUTES
+
+  FLEUVES ET POËTES
+
+
+  Le grand Niagara s'écroule, le Rhin tombe;
+  L'abîme monstrueux tâche d'être une tombe,
+  Il hait le géant fleuve, et dit: j'engloutirai.
+  Et le fleuve, pareil au lion attiré
+  Dans l'antre inattendu d'une hydre aux mille têtes,
+  Lutte avec tous ses cris et toutes ses tempêtes.
+  Quoi! la nature immense est donc un lieu peu sûr!
+  Il se cabre, il résiste au précipice obscur,
+  Bave et bouillonne, et, blanc et noir comme le marbre,
+  Se cramponne aux rochers, se retient aux troncs d'arbre,
+  Penche, et, comme frappé de malédiction,
+  Roule, ainsi que tournait l'éternel Ixion.
+  Tordu, brisé, vaincu, Dieu même étant complice,
+  Le fleuve échevelé subit son dur supplice.
+  Le gouffre veut sa mort; mais l'effort des fléaux
+  Pour faire le néant, ne fait que le chaos;
+  L'affreux puits de l'enfer ouvre ses flancs funèbres,
+  Et rugit. Quel travail pour créer les ténèbres!
+  Il est l'envie, il est la rage, il est la nuit;
+  Et la destruction, voilà ce qu'il construit.
+  Pareil à la fumée au faîte du Vésuve,
+  Un nuage sinistre est sur l'énorme cuve,
+  Et cache le tourment du grand fleuve trahi.
+  Lui, le fécondateur, d'où vient qu'il est haï?
+  Qu'est-ce donc qu'il a fait au bois, au mont sublime,
+  Aux prés verts, pour que tous le livrent à l'abîme?
+  Sa force, sa splendeur, sa beauté, sa bonté,
+  Croulent. Quel guet-apens et quelle lâcheté!
+  L'eau s'enfle comme l'outre où grondent les Borées,
+  Et l'horreur se disperse en voix désespérées;
+  Tout est chute, naufrage, engloutissement, nuit,
+  Et l'on dirait qu'un rire infâme est dans ce bruit;
+  Rien n'est épargné, rien ne vit, rien ne surnage;
+  Le fleuve se débat dans l'atroce engrenage,
+  Tombe, agonise, et jette au lointain firmament
+  Une longue rumeur d'évanouissement.
+  Tout à coup, au-dessus de ce chaos qui souffre,
+  Apparaît, composé de tout ce que le gouffre
+  A de hideux, d'hostile et de torrentiel,
+  Un éblouissement auguste, l'arc-en-ciel;
+  Le piège est vil, la roche est traître, l'onde est noire,
+  Et tu sors de cette ombre épouvantable, ô gloire!
+
+
+
+
+  XXVI
+
+  LA ROSE DE L'INFANTE
+
+
+  Elle est toute petite, une duègne la garde.
+  Elle tient à la main une rose, et regarde.
+  Quoi? que regarde-t-elle? Elle ne sait pas. L'eau,
+  Un bassin qu'assombrit le pin et le bouleau;
+  Ce qu'elle a devant elle; un cygne aux ailes blanches,
+  Le bercement des flots sous la chanson des branches,
+  Et le profond jardin rayonnant et fleuri.
+  Tout ce bel ange a l'air dans la neige pétri.
+  On voit un grand palais comme au fond d'une gloire,
+  Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,
+  Et des paons étoilés sous les bois chevelus.
+  L'innocence est sur elle une blancheur de plus;
+  Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.
+  Autour de cette enfant l'herbe est splendide et semble
+  Pleine de vrais rubis et de diamants fins;
+  Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.
+  Elle se tient au bord de l'eau; sa fleur l'occupe.
+  Sa basquine est en point de Gênes; sur sa jupe
+  Une arabesque, errant dans les plis du satin,
+  Suit les mille détours d'un fil d'or florentin.
+  La rose épanouie et toute grande ouverte,
+  Sortant du frais bouton comme d'une urne ouverte,
+  Charge la petitesse exquise de sa main;
+  Quand l'enfant, allongeant ses lèvres de carmin,
+  Fronce, en la respirant, sa riante narine,
+  La magnifique fleur, royale et purpurine,
+  Cache plus qu'à demi ce visage charmant,
+  Si bien que l'œil hésite, et qu'on ne sait comment
+  Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,
+  Et si l'on voit la rose ou si l'on voit la joue.
+  Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.
+  En elle tout est joie, enchantement, parfum;
+  Quel doux regard, l'azur! et quel doux nom, Marie!
+  Tout est rayon; son œil éclaire et son nom prie.
+  Pourtant, devant la vie et sous le firmament,
+  Pauvre être! elle se sent très grande vaguement;
+  Elle assiste au printemps, à la lumière, à l'ombre,
+  Au grand soleil couchant horizontal et sombre,
+  A la magnificence éclatante du soir,
+  Aux ruisseaux murmurants qu'on entend sans les voir,
+  Aux champs, à la nature éternelle et sereine,
+  Avec la gravité d'une petite reine;
+  Elle n'a jamais vu l'homme que se courbant;
+  Un jour, elle sera duchesse de Brabant;
+  Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.
+  Elle est l'infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.
+  Car les enfants des rois sont ainsi; leurs fronts blancs
+  Portent un cercle d'ombre, et leurs pas chancelants
+  Sont des commencements de règne. Elle respire
+  Sa fleur en attendant qu'on lui cueille un empire;
+  Et son regard, déjà royal, dit: C'est à moi.
+  Il sort d'elle un amour mêlé d'un vague effroi.
+  Si quelqu'un, la voyant si tremblante et si frêle,
+  Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle,
+  Avant qu'il eût pu faire un pas ou dire un mot,
+  Il aurait sur le front l'ombre de l'échafaud.
+
+  La douce enfant sourit, ne faisant autre chose
+  Que de vivre et d'avoir dans la main une rose,
+  Et d'être là devant le ciel, parmi les fleurs.
+
+  Le jour s'éteint; les nids chuchotent, querelleurs;
+  Les pourpres du couchant sont dans les branches d'arbre;
+  La rougeur monte au front des déesses de marbre
+  Qui semblent palpiter sentant venir la nuit;
+  Et tout ce qui planait redescend; plus de bruit,
+  Plus de flamme; le soir mystérieux recueille
+  Le soleil sous la vague et l'oiseau sous la feuille.
+
+  Pendant que l'enfant rit, cette fleur à la main,
+  Dans le vaste palais catholique romain
+  Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,
+  Quelqu'un de formidable est derrière la vitre;
+  On voit d'en bas une ombre, au fond d'une vapeur,
+  De fenêtre en fenêtre errer, et l'on a peur;
+  Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,
+  Parfois est immobile une journée entière;
+  C'est un être effrayant qui semble ne rien voir;
+  Il rôde d'une chambre à l'autre, pâle et noir;
+  Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe;
+  Spectre blême! Son ombre aux feux du soir s'allonge;
+  Son pas funèbre est lent comme un glas de beffroi;
+  Et c'est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.
+
+  C'est lui; l'homme en qui vit et tremble le royaume.
+  Si quelqu'un pouvait voir dans l'œil de ce fantôme
+  Debout en ce moment l'épaule contre un mur,
+  Ce qu'on apercevrait dans cet abîme obscur,
+  Ce n'est pas l'humble enfant, le jardin, l'eau moirée
+  Reflétant le ciel d'or d'une claire soirée,
+  Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux,
+  Non; au fond de cet œil comme l'onde vitreux,
+  Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde
+  Cette prunelle autant que l'océan profonde,
+  Ce qu'on distinguerait, c'est, mirage mouvant,
+  Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,
+  Et, dans l'écume, au pli des vagues, sous l'étoile,
+  L'immense tremblement d'une flotte à la voile,
+  Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,
+  Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.
+
+  Telle est la vision qui, dans l'heure où nous sommes,
+  Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,
+  Et qui fait qu'il ne peut rien voir autour de lui.
+  L'armada, formidable et flottant point d'appui
+  Du levier dont il va soulever tout un monde,
+  Traverse en ce moment l'obscurité de l'onde;
+  Le roi, dans son esprit, la suit des yeux, vainqueur,
+  Et son tragique ennui n'a plus d'autre lueur.
+
+  Philippe deux était une chose terrible.
+  Iblis dans le coran et Caïn dans la bible
+  Sont à peine aussi noirs qu'en son Escurial
+  Ce royal spectre, fils du spectre impérial.
+  Philippe deux était le Mal tenant le glaive.
+  Il occupait le haut du monde comme un rêve.
+  Il vivait; nul n'osait le regarder; l'effroi
+  Faisait une lumière étrange autour du roi;
+  On tremblait rien qu'à voir passer ses majordomes;
+  Tant il se confondait, aux yeux troublés des hommes,
+  Avec l'abîme, avec les astres du ciel bleu!
+  Tant semblait grande à tous son approche de dieu!
+  Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,
+  Était comme un crampon mis sur la destinée;
+  Il tenait l'Amérique et l'Inde, il s'appuyait
+  Sur l'Afrique, il régnait sur l'Europe, inquiet
+  Seulement du côté de la sombre Angleterre;
+  Sa bouche était silence et son âme mystère;
+  Son trône était de piége et de fraude construit;
+  Il avait pour soutien la force de la nuit;
+  L'ombre était le cheval de sa statue équestre.
+  Toujours vêtu de noir, ce tout-puissant terrestre
+  Avait l'air d'être en deuil de ce qu'il existait;
+  Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait,
+  Immuable; étant tout, il n'avait rien à dire.
+  Nul n'avait vu ce roi sourire; le sourire
+  N'étant pas plus possible à ces lèvres de fer
+  Que l'aurore à la grille obscure de l'enfer.
+  S'il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,
+  C'était pour assister le bourreau dans son œuvre,
+  Et sa prunelle avait pour clarté le reflet
+  Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.
+  Il était redoutable à la pensée, à l'homme,
+  A la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome;
+  C'était Satan régnant au nom de Jésus-Christ;
+  Les choses qui sortaient de son nocturne esprit
+  Semblaient un glissement sinistre de vipères.
+  L'Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,
+  Jamais n'illuminaient leurs livides plafonds;
+  Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons;
+  Les trahisons pour jeu, l'auto-da-fé pour fête.
+  Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête
+  Ses projets dans la nuit obscurément ouverts;
+  Sa rêverie était un poids sur l'univers;
+  Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre;
+  Sa prière faisait le bruit sourd d'une foudre;
+  De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.
+  Ceux auxquels il pensait disaient: Nous étouffons.
+  Et les peuples, d'un bout à l'autre de l'empire,
+  Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.
+
+  Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.
+
+  Morne en son noir pourpoint, la toison d'or au cou,
+  On dirait du destin la froide sentinelle;
+  Son immobilité commande; sa prunelle
+  Luit comme un soupirail de caverne; son doigt
+  Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,
+  Donner un ordre à l'ombre et vaguement l'écrire.
+  Chose inouïe! il vient de grincer un sourire.
+  Un sourire insondable, impénétrable, amer.
+  C'est que la vision de son armée en mer
+  Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée;
+  C'est qu'il la voit voguer par son dessein poussée,
+  Comme s'il était là, planant sous le zénith;
+  Tout est bien; l'océan docile s'aplanit,
+  L'armada lui fait peur comme au déluge l'arche;
+  La flotte se déploie en bon ordre de marche,
+  Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,
+  Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,
+  Ondule sur les eaux comme une immense claie.
+  Ces vaisseaux sont sacrés, les flots leur font la haie;
+  Les courants, pour aider ces nefs à débarquer,
+  Ont leur besogne à faire et n'y sauraient manquer;
+  Autour d'elles la vague avec amour déferle,
+  L'écueil se change en port, l'écume tombe en perle.
+  Voici chaque galère avec son gastadour;
+  Voilà ceux de l'Escaut, voilà ceux de l'Adour;
+  Les cent mestres de camp et les deux connétables;
+  L'Allemagne a donné ses ourques redoutables,
+  Naples ses brigantins, Cadix ses galions,
+  Lisbonne ses marins, car il faut des lions.
+  Et Philippe se penche, et, qu'importe l'espace!
+  Non-seulement il voit, mais il entend. On passe,
+  On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
+  Le pas des matelots courant sur les pavois,
+  Les moços, l'amiral appuyé sur son page,
+  Les tambours, les sifflets des maîtres d'équipage,
+  Les signaux pour la mer, l'appel pour les combats,
+  Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.
+  Sont-ce des cormorans? sont-ce des citadelles?
+  Les voiles font un vaste et sourd battement d'ailes;
+  L'eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,
+  Et s'enfle et roule avec un prodigieux bruit.
+  Et le lugubre roi sourit de voir groupées
+  Sur quatre cents vaisseaux quatrevingt mille épées.
+  O rictus du vampire assouvissant sa faim!
+  Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin!
+  Qui pourrait la sauver? Le feu va prendre aux poudres.
+  Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres;
+  Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing?
+  N'est-il pas le seigneur qu'on ne contredit point?
+  N'est-il pas l'héritier de César? le Philippe
+  Dont l'ombre immense va du Gange au Pausilippe?
+  Tout n'est-il pas fini quand il a dit: Je veux!
+  N'est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux?
+  N'est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,
+  Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote
+  Et que la mer charrie ainsi qu'elle le doit?
+  Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt
+  Tous ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre?
+  N'est-il pas, lui, le roi? n'est-il pas l'homme sombre
+  A qui ce tourbillon de monstres obéit?
+
+  Quand Béit-Cifresil, fils d'Abdallah-Béit,
+  Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,
+  Il y grava: «Le ciel est à Dieu; j'ai la terre.»
+  Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,
+  Tous les tyrans n'étant qu'un seul despote au fond,
+  Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.
+
+  Cependant, sur le bord du bassin, en silence,
+  L'infante tient toujours sa rose gravement,
+  Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.
+  Soudain un souffle d'air, une de ces haleines
+  Que le soir frémissant jette à travers les plaines,
+  Tumultueux zéphyr effleurant l'horizon,
+  Trouble l'eau, fait frémir les joncs, met un frisson
+  Dans les lointains massifs de myrte et d'asphodèle,
+  Vient jusqu'au bel enfant tranquille, et, d'un coup d'aile,
+  Rapide, et secouant même l'arbre voisin,
+  Effeuille brusquement la fleur dans le bassin,
+  Et l'infante n'a plus dans la main qu'une épine.
+  Elle se penche, et voit sur l'eau cette ruine;
+  Elle ne comprend pas; qu'est-ce donc? Elle a peur;
+  Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur
+  Cette brise qui n'a pas craint de lui déplaire.
+  Que faire? le bassin semble plein de colère;
+  Lui, si clair tout à l'heure, il est noir maintenant;
+  Il a des vagues; c'est une mer bouillonnant;
+  Toute la pauvre rose est éparse sur l'onde;
+  Ses cent feuilles que noie et roule l'eau profonde,
+  Tournoyant, naufrageant, s'en vont de tous côtés
+  Sur mille petits flots par la brise irrités;
+  On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.
+  --Madame, dit la duègne avec sa face d'ombre
+  A la petite fille étonnée et rêvant,
+  Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.
+
+
+
+
+  XXVII
+
+  L'INQUISITION
+
+
+  «Le baptême des volcans est un ancien usage qui remonte aux
+  premiers temps de la conquête. Tous les cratères du Nicaragua
+  furent alors sanctifiés, à l'exception du Momotombo, d'où l'on
+  ne vit jamais revenir les religieux qui s'étaient chargés d'aller
+  y planter la croix.»
+
+  SQUIER. _Voyage dans l'Amérique du Sud._
+
+
+  [Illustration: LE BAPTÊME DU VOLCAN.
+
+  Dessiné par F. Flameng.                   Gravé par Teyssonnières.
+         L. HÉBERT, ÉDITEUR                      Imp. Wittmann.]
+
+
+  LES RAISONS DU MOMOTOMBO
+
+
+  Trouvant les tremblements de terre trop fréquents,
+  Les rois d'Espagne ont fait baptiser les volcans
+  Du royaume qu'ils ont en dessous de la sphère;
+  Les volcans n'ont rien dit et se sont laissé faire,
+  Et le Momotombo lui seul n'a pas voulu.
+  Plus d'un prêtre en surplis, par le saint-père élu,
+  Portant le sacrement que l'église administre,
+  L'œil au ciel, a monté la montagne sinistre;
+  Beaucoup y sont allés, pas un n'est revenu.
+
+  O vieux Momotombo, colosse chauve et nu,
+  Qui songes près des mers, et fais de ton cratère
+  Une tiare d'ombre et de flamme à la terre,
+  Pourquoi, lorsqu'à ton seuil terrible nous frappons,
+  Ne veux-tu pas du Dieu qu'on t'apporte? Réponds.
+
+  La montagne interrompt son crachement de lave,
+  Et le Momotombo répond d'une voix grave:
+
+  --Je n'aimais pas beaucoup le dieu qu'on a chassé.
+  Cet avare cachait de l'or dans un fossé;
+  Il mangeait de la chair humaine; ses mâchoires
+  Étaient de pourriture et de sang toutes noires;
+  Son antre était un porche au farouche carreau,
+  Temple sépulcre orné d'un pontife bourreau;
+  Des squelettes riaient sous ses pieds; les écuelles
+  Où cet être buvait le meurtre étaient cruelles;
+  Sourd, difforme, il avait des serpents au poignet;
+  Toujours entre ses dents un cadavre saignait;
+  Ce spectre noircissait le firmament sublime.
+  J'en grondais quelquefois au fond de mon abîme.
+  Aussi, quand sont venus, fiers sur les flots tremblants,
+  Et du côté d'où vient le jour, des hommes blancs,
+  Je les ai bien reçus, trouvant que c'était sage.
+  L'âme a certainement la couleur du visage,
+  Disais-je, l'homme blanc, c'est comme le ciel bleu;
+  Et le dieu de ceux-ci doit être un très bon dieu.
+  On ne le verra point de meurtres se repaître.--
+  J'étais content; j'avais horreur de l'ancien prêtre.
+  Mais quand j'ai vu comment travaille le nouveau,
+  Quand j'ai vu flamboyer, ciel juste! à mon niveau,
+  Cette torche lugubre, âpre, jamais éteinte,
+  Sombre, que vous nommez l'Inquisition sainte;
+  Quand j'ai pu voir comment Torquemada s'y prend
+  Pour dissiper la nuit du sauvage ignorant,
+  Comment il civilise, et de quelle manière
+  Le saint-office enseigne et fait de la lumière;
+  Quand j'ai vu dans Lima d'affreux géants d'osier,
+  Pleins d'enfants, pétiller sur un large brasier,
+  Et le feu dévorer la vie, et les fumées
+  Se tordre sur les seins des femmes allumées;
+  Quand je me suis senti parfois presque étouffé
+  Par l'âcre odeur qui sort de votre auto-da-fé,
+  Moi qui ne brûlais rien que l'ombre en ma fournaise,
+  J'ai pensé que j'avais eu tort d'être bien aise;
+  J'ai regardé de près le dieu de l'étranger,
+  Et j'ai dit:--Ce n'est pas la peine de changer.
+
+
+
+
+  XXVIII
+
+  LA CHANSON
+
+  DES AVENTURIERS DE LA MER
+
+
+  En partant du golfe d'Otrante
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  Tom Robin, matelot de Douvre,
+  Au Phare nous abandonna
+  Pour aller voir si l'on découvre
+  Satan, que l'archange enchaîna,
+  Quand un bâillement noir entr'ouvre
+  La gueule rouge de l'Etna.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  En Calabre, une tarentaise
+  Rendit fou Spitafangama;
+  A Gaëte, Ascagne fut aise
+  De rencontrer Michellema;
+  L'amour ouvrit la parenthèse,
+  Le mariage la ferma.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  A Naple, Ebid, de Macédoine,
+  Fut pendu; c'était un faquin.
+  A Capri, l'on nous prit Antoine;
+  Aux galères pour un sequin!
+  A Malte, Ofani se fit moine
+  Et Gobbo se fit arlequin.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  Autre perte. André, de Pavie,
+  Pris par les turcs à Lipari,
+  Entra, sans en avoir envie,
+
+  Au sérail, et, sous cet abri,
+  Devint vertueux pour la vie,
+  Ayant été fort amoindri.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  Puis, trois de nous, que rien ne gêne,
+  Ni loi, ni dieu, ni souverain,
+  Allèrent, pour le prince Eugène
+  Aussi bien que pour Mazarin,
+  Aider Fuentes à prendre Gêne
+  Et d'Harcourt à prendre Turin.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  Vers Livourne nous rencontrâmes
+  Les vingt voiles de Spinola.
+  Quel beau combat! Quatorze prames
+  Et six galères étaient là;
+  Mais, bah! rien qu'au bruit de nos rames
+  Toute la flotte s'envola.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  A Notre-Dame de la Garde,
+  Nous eûmes un charmant tableau;
+  Lucca Diavolo par mégarde
+  Prit sa femme à Pier'Angelo;
+  Sur ce, l'ange se mit en garde,
+  Et jeta le diable dans l'eau.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  A Palma, pour suivre Pescaire,
+  Huit nous quittèrent tour à tour;
+  Mais cela ne nous troubla guère;
+  On ne s'arrêta pas un jour.
+  Devant Alger on fit la guerre,
+  A Gibraltar on fit l'amour.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  A nous dix, nous prîmes la ville;
+  --Et le roi lui-même!--Après quoi,
+  Maîtres du port, maîtres de l'île,
+  Ne sachant qu'en faire, ma foi,
+  D'une manière très civile,
+  Nous rendîmes la ville au roi.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  On fit ducs et grands de Castille
+  Mes neuf compagnons de bonheur,
+  Qui s'en allèrent à Séville
+  Épouser des dames d'honneur.
+  Le roi me dit: «--Veux-tu ma fille?»
+  Et je lui dis: «--Merci, seigneur!
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  «J'ai, là-bas, où des flots sans nombre
+  Mugissent dans les nuits d'hiver,
+  Ma belle farouche à l'œil sombre,
+  Au sourire charmant et fier,
+  Qui, tous les soirs, chantant dans l'ombre,
+  Vient m'attendre au bord de la mer.
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+  «J'ai ma Faënzette à Fiesone.
+  C'est là que mon cœur est resté.
+  Le vent fraîchit, la mer frissonne,
+  Je m'en retourne, en vérité!
+  O roi! ta fille a la couronne,
+  Mais Faënzette a la beauté!»
+
+  En partant du golfe d'Otrante,
+        Nous étions trente;
+  Mais, en arrivant à Cadiz,
+        Nous étions dix.
+
+
+
+
+  XXIX
+
+  MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES
+
+
+  Les chambres de torture étaient d'âpres demeures;
+  On n'y passait jamais plus de quatre ou cinq heures,
+  Et l'on entrait jeune homme et l'on sortait vieillard.
+  Le juge pour le code et le bourreau pour l'art
+  S'épuisaient, et, mêlant fer rouge et loi romaine,
+  Ayant à travailler sur de la chair humaine,
+  N'épargnaient rien afin d'arriver à l'aveu.
+  Sous leurs mains, l'os, le muscle, et l'ongle et le cheveu
+  Frémissaient, et, hurlant plus fort selon la fibre
+  Qui tressaille, et selon le nerf profond qui vibre,
+  Un homme devenait un clavier où Vouglans
+  Jouait de l'agonie avec ses doigts sanglants.
+  Ne croyez pas pourtant que lui, ni Farinace,
+  Ou Levert, n'eussent rien au cœur que la menace;
+  Ils priaient au besoin le captif garrotté;
+  Ils sucraient la torture avec de la bonté;
+  L'accusé qui résiste attriste la grand'chambre;
+  Bénins, ils l'imploraient en lui brisant un membre;
+  Ils étaient paternels; ils se penchaient, prêchant,
+  Suppliant, regrettant d'agir, l'air pas méchant,
+  Pour faire à cet œil terne et sombre, à cette bouche,
+  A cette âme aux abois, vomir l'aveu farouche.
+  Pasquier leurrait d'espoir ces regards presque éteints;
+  Delancre au patient disait des vers latins;
+  Bodin, sachant par cœur Virgile et ses idylles,
+  Les citait; et parfois ils pleuraient, crocodiles.
+
+
+
+
+  XXX
+
+  L'ÉCHAFAUD
+
+
+  C'était fini. Splendide, étincelant, superbe,
+  Luisant sur la cité comme la faulx sur l'herbe,
+  Large acier dont le jour faisait une clarté,
+  Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité
+  De l'éblouissement du triangle mystique,
+  Pareil à la lueur au fond d'un temple antique,
+  Le fatal couperet relevé triomphait.
+  Il n'avait rien gardé de ce qu'il avait fait
+  Qu'une petite tache imperceptible et rouge.
+
+  Le bourreau s'en était retourné dans son bouge,
+  Et la peine de mort, remmenant ses valets,
+  Juges, prêtres, était rentrée en son palais,
+  Avec son tombereau terrible dont la roue,
+  Silencieuse, laisse un sillon dans la boue,
+  Qui se remplit de sang sitôt qu'elle a passé.
+
+  La foule disait: bien! car l'homme est insensé,
+  Et ceux qui suivent tout, et dont c'est la manière,
+  Suivent même ce char et même cette ornière.
+
+  J'étais là. Je pensais. Le couchant empourprait
+  Le grave Hôtel de Ville aux luttes toujours prêt,
+  Entre Hier qu'il médite et Demain dont il rêve.
+  L'échafaud achevait, resté seul sur la Grève,
+  La journée, en voyant expirer le soleil.
+
+  Le crépuscule vint, aux fantômes pareil.
+  Et j'étais toujours là, je regardais la hache,
+  La nuit, la ville immense et la petite tache.
+
+  A mesure qu'au fond du firmament obscur
+  L'obscurité croissait comme un effrayant mur,
+  L'échafaud, bloc hideux de charpentes funèbres,
+  S'emplissait de noirceur et devenait ténèbres;
+  Les horloges sonnaient, non l'heure, mais le glas;
+  Et toujours, sur l'acier, quoique le coutelas
+  Ne fût plus qu'une forme épouvantable et sombre,
+  La rougeur de la tache apparaissait dans l'ombre.
+
+  Un astre, le premier qu'on aperçoit le soir,
+  Pendant que je songeais, montait dans le ciel noir.
+
+  Sa lumière rendait l'échafaud plus difforme.
+  L'astre se répétait dans le triangle énorme;
+  Il y jetait, ainsi qu'en un lac, son reflet,
+  Lueur mystérieuse et sacrée; il semblait
+  Que sur la hache horrible, aux meurtres coutumière,
+  L'astre laissait tomber sa larme de lumière.
+  Son rayon, comme un dard qui heurte et rebondit,
+  Frappait le fer d'un choc lumineux; on eût dit
+  Qu'on voyait rejaillir l'étoile de la hache.
+  Comme un charbon tombant qui d'un feu se détache,
+  Il se répercutait dans ce miroir d'effroi;
+  Sur la justice humaine et sur l'humaine loi
+  De l'éternité calme auguste éclaboussure.
+  --Est-ce au ciel que ce fer a fait une blessure?
+  Pensai-je. Sur qui donc frappe l'homme hagard?
+  Quel est donc ton mystère, ô glaive?--Et mon regard
+  Errait, ne voyant plus rien qu'à travers un voile,
+  De la goutte de sang à la goutte d'étoile.
+
+
+
+
+  XXXI
+
+  DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
+
+  LES MERCENAIRES
+
+  LE RÉGIMENT DU BARON MADRUCE
+
+  (GARDE IMPÉRIALE SUISSE)
+
+  I
+
+
+  Lorsque le régiment des hallebardiers passe,
+  L'aigle à deux têtes, l'aigle à la griffe rapace,
+  L'aigle d'Autriche, dit:
+
+                           --Voilà le régiment
+  De mes hallebardiers qui va superbement.
+  Leurs plumets font venir les filles aux fenêtres;
+  Ils marchent droits, tendant la pointe de leurs guêtres;
+  Leur pas est si correct, sans tarder ni courir,
+  Qu'on croit voir des ciseaux se fermer et s'ouvrir.
+  Et la belle musique, ardente et militaire!
+  Leur clairon fait sortir une rumeur de terre.
+  Tout cet éclat de rire orgueilleux et vainqueur
+  Que le soldat muet refoule dans son cœur,
+  Étouffé dans les rangs, s'échappe et se délivre
+  Sous le chapeau chinois aux clochettes de cuivre;
+  Le tambour roule avec un faste oriental,
+  Et vibre, tout tremblant de plaques de métal;
+  Si bien qu'on croit entendre en sa voix claire et gaie
+  Sonner allègrement les sequins de la paie;
+  La fanfare s'envole en bruyant falbala.
+  Quels bons autrichiens que ces étrangers-là!
+  Gloire aux hallebardiers! Ils n'ont point de scrupule
+  Contre la populace et contre la crapule,
+  Corrigeant dans les gueux mal vêtus la fureur
+  De venir regarder de trop près l'empereur;
+  Autour des archiducs leur pertuisane veille,
+  Et souvent d'une fête elle revient vermeille,
+  Ayant fait en passant quelques trous dans la chair
+  Du bas peuple en haillons qui trouve le pain cher;
+  Ils ont un air fâché qui tient la foule en bride;
+  Le grand soleil leur creuse aux sourcils une ride;
+  Ce régiment est beau sous les armes, rêvant
+  A la terreur qui suit son drapeau dans le vent;
+  Il a, comme un palais, ses tours et sa façade;
+  Tous sont hardis et forts, du fifre à l'anspessade;
+  Gloire aux hallebardiers splendides! ces piquiers
+  Sont une rude pièce aux royaux échiquiers;
+  On sent que ces gaillards sortent des avalanches
+  Qui des cols du Malpas roulent jusqu'à Sallenches;
+  En guerre, au feu, ce sont des tigres pour l'élan;
+  A Schœnbrunn, chacun d'eux a l'air d'un chambellan;
+  Auprès de leur cocarde ils piquent une rose;
+  Et tous, en même temps, graves, ont quelque chose
+  De froid, de sépulcral, d'altier, de solennel,
+  Le grand baron Madruce étant leur colonel!
+  Leur hallebarde est longue et s'ajoute à leur taille;
+  Quand ce dur régiment est dans une bataille,
+  --Lâchât-on contre lui les mamelouks du Nil,--
+  La meute des plus fiers escadrons, le chenil
+  Des bataillons les plus hideux, les plus épiques,
+  Regarde en reculant ce sanglier de piques.
+  Ils sont silencieux comme un nuage noir;
+  Ils laissent seulement par instants entrevoir
+  Une lueur tragique aux multitudes viles;
+  Parfois leur humeur change, ils entrent dans les villes,
+  Ivres et gais, frappant leurs marmites de fer,
+  Et font devant le seuil des maisons un bruit fier,
+  Heureux, vainqueurs, sanglants, chantant à pleine bouche
+  La noce de la joie et du sabre farouche;
+  Ils ont nommé, tuant, mourant pour de l'argent,
+  Trépas leur capitaine, et Danger leur sergent;
+  Ils traînent dans leurs rangs, avec gloire et furie,
+  Comme un trophée utile à mettre en batterie,
+  Six canons qu'a pleurés monsieur de Brandebourg.
+  Comme ils vous font japper cela contre un faubourg!
+  Comme ils en ont craché naguère la volée
+  Sur Comorn, la Hongrie étant démuselée!
+  Et comme ils ont troué de boulets le manteau
+  De Vérone, livrée au feu par Colalto!
+  Les déclarations de guerre les font rire;
+  Ils signent ce qu'il plaît à l'empereur d'écrire;
+  Sous les puissants édits, sous les rescrits altiers,
+  Au bas des hauts décrets, ils mettent volontiers
+  Ce grand paraphe obscur qu'on nomme la mêlée;
+  Leur bannière à longs plis, toute bariolée,
+  Est une glorieuse et fait claquer son fouet;
+  Walstein, comme une foudre au poing, les secouait;
+  Leur mode est d'envoyer la bombe en ambassade;
+  Ils sont pour l'ennemi de mine si maussade
+  Que s'ils allaient un jour, sur la terre ou la mer,
+  Guerroyer quelque prince allié de l'enfer,
+  Rien qu'en apercevant leurs profils sous le feutre,
+  Satan se sentirait le goût de rester neutre.
+  Aussi, lourde est la solde et riche est le loyer.
+  Quand on veut des héros, il faut les bien payer.
+  On n'a point vu, depuis Boleslas Lèvre-Torte,
+  Une bande de gens de bataille plus forte
+  Et des alignements d'estafiers plus hagards;
+  Max en fait cas, Tilly pour eux a des égards,
+  Fritz les aime; en voyant ces moustaches féroces,
+  Les femmes de la cour ont peur dans leurs carrosses
+  Et disent: «Qu'ils sont beaux!» Leurs os sont de granit;
+  L'électeur de Mayence en passant les bénit,
+  Et l'abbé de Fulda leur rit dans sa simarre;
+  Leur habit est d'un drap cramoisi, que chamarre
+  Un galon triomphal, auguste, étincelant;
+  Ils ont deux frocs de guerre, un jaune et l'autre blanc;
+  Sur le jaune, l'or brille et largement éclate;
+  Quand ils portent le blanc sur la veste écarlate,
+  Car la pompe des cours aime ce train changeant,
+  On leur voit sur le corps ruisseler tant d'argent
+  Que ces fils des glaciers semblent couverts de givre.
+  Une troupe d'enfants s'extasie à les suivre.
+  Ils gardent à Schœnbrunn le secret corridor.
+  Sur l'épaule, en brocart brodé de pourpre et d'or,
+  Ils ont, quoique plus d'un soit hérétique en somme,
+  Le blason de l'empire et le blason de Rome;
+  Mais leur cœur huguenot sans courroux le subit,
+  Et, quand l'âge ou la guerre ont usé leur habit
+  Et qu'il faut au Prater devant des rois paraître,
+  Chacun d'eux, devenu bon tailleur de bon reître,
+  S'accroupit, prend l'aiguille et remet en état
+  L'écusson orthodoxe à son dos apostat.
+  Ce sont de braves gens. Jamais ils ne vacillent.
+  En longs buissons mouvants leurs hallebardes brillent.
+  A Prague, à Parme, à Pesth, devant Mariendal,
+  Ils soutiennent le vaste empereur féodal;
+  La révolte autour d'eux se brise, échoue et sombre;
+  Ils ont le flamboiement, l'ordre et l'épaisseur sombre;
+  Le vertige me prend moi-même dans les airs
+  En regardant marcher cette forêt d'éclairs.--
+
+
+  II
+
+  Lorsque le régiment des hallebardiers passe,
+  L'aigle montagnard, l'aigle orageux de l'espace,
+  Qui parle au précipice et que le gouffre entend,
+  Et qui plane au-dessus des trônes, emportant
+  Dans le ciel son pays, la liberté, sa proie;
+  Le sublime témoin du soleil qui flamboie,
+  L'aigle des Alpes, roi du pic et du hallier,
+  Dresse la tête au bruit de ce pas régulier,
+  Et crie, et jusqu'au ciel sa voix hautaine monte:
+
+  --O chute! ignominie! inexprimable honte!
+  Ces marcheurs alignés, ces êtres qui vont là
+  En pompe impériale, en housse de gala,
+  Ce sont de libres fils de ma libre montagne!
+  Ah! les bassets en laisse et les forçats au bagne
+  Sont grands, sont purs, sont fiers, sont beaux et glorieux
+  Près de ceux-ci, qui, nés dans les lieux sérieux
+  Où comme des roseaux les hauts mélèzes ploient,
+  Fils des rochers sacrés et terribles, emploient
+  La fermeté du pied dans les cols périlleux,
+  Le mystérieux sang des mères aux yeux bleus,
+  L'audace dont l'autan vous emplit les narines,
+  Le divin gonflement de l'air dans les poitrines,
+  La grâce des ravins couronnés de bouquets,
+  Et la force des monts, à se faire laquais!
+  La contrée affranchie et joyeuse, matrice
+  De l'idée indomptable, âpre et libératrice,
+  La patrie au flanc rude, aux bons pics arrogants,
+  Qui portait les héros mêlés aux ouragans,
+  Douce, délivrant l'homme et délivrant la bête,
+  Sauvage, ayant le bruit des chutes d'eau pour fête
+  Et la sereine horreur des autres pour palais,
+  La terre qui nous montre au milieu des chalets
+  Le fier archer d'Altorf tenant son arbalète,
+  Et, titan, au-dessus du lac qui le reflète,
+  Enjambant les grands monts comme des escaliers,
+  La voilà maintenant nourrice de geôliers,
+  Et l'on voit pendre ensemble à ses sombres mamelles
+  La honte avec la gloire, ainsi que deux jumelles!
+  L'aigle à deux fronts, marqué de son double soufflet,
+  A cette heure à travers nos pâtres boit son lait!
+
+  Quoi! la trompe d'Uri sonnant de roche en roche,
+  La couronne de fer qu'un montagnard décroche,
+  Les baillis jetés bas, le Föhn soufflant dix mois,
+  Ces pentes de granit où saute le chamois
+  Et qui firent glisser Charles le Téméraire,
+  Le mont Blanc qui ne dit qu'à l'Himalaya: Frère!
+  Ces sommets, éclatants comme d'énormes lys;
+  Quoi! le Pilate, quoi! le Rigi, quoi! Titlis,
+  Ce triangle hideux de géants noirs, qui cerne
+  Et qui garde le lac tragique de Lucerne;
+  Quoi! la vaste gaîté des nuages, des fleurs,
+  Des eaux, des ouragans puissants et querelleurs;
+  Quoi! l'honneur, quoi! l'épieu de Sempach, la cognée
+  De Morat bondissant hors des bois indignée,
+  La faulx de Morgarten, la fourche de Granson;
+  La rudesse du roc, la fierté du buisson;
+  Ces cris, ces feux de paille allumés sur les faîtes;
+  Quoi! sur l'affreux faisceau des lances stupéfaites
+  L'immense éventrement de Winkelried joyeux;
+  Quoi! les filles d'Albis, anges aux chastes yeux,
+  Les grandes mers de glace et leurs ondes muettes,
+  Les porches d'ombre où fuit le vol des gypaëtes,
+  Quoi! l'homme affranchi, quoi! ces serments, cette foi,
+  Le bâton paysan brisant le glaive roi,
+  Quoi! dans l'altier sursaut de la vengeance austère,
+  Comme la vieille France a chassé l'Angleterre,
+  L'Helvétie en fureur chassant l'autrichien,
+  Et l'empereur, cet ours, et l'archiduc, ce chien,
+  T'ayant pour Jeanne d'Arc, ô Jungfrau formidable;
+  Quoi! toute cette histoire auguste, inabordable,
+  Escarpée, au front haut, au chant libre, à l'œil clair,
+  Blanche comme la neige, âpre comme l'hiver,
+  Et du farouche vent des cimes enivrée,
+  Terre et cieux! aboutit à la Suisse en livrée!
+
+  Est-ce que le mont Blanc ne va pas se lever?
+  Ah! ceci va plus loin qu'on ne pourrait rêver!
+  Plus loin qu'on ne pourrait calomnier! Oui, certes,
+  L'indépendance errant dans nos gorges désertes,
+  Franche et vraie, et riant sous le ciel pluvieux,
+  A des ennemis; certe elle a des envieux;
+  Ces menteurs ont construit bien des choses contre elle;
+  Chaque jour, leur amère et lugubre querelle
+  Imagine une boue à lui jeter au front,
+  Et cherche quelque forme horrible de l'affront;
+  Ils ont contre sa vieille et vénérable gloire
+  Tout fait, tout publié, tout dit, tout semblé croire,
+  Ils ont tout supposé, tout vomi, tout bavé,
+  Mais cela cependant, ils ne l'ont pas trouvé;
+  Non, il n'en est pas un qui, dans sa rage, invente
+  La Liberté s'offrant aux rois comme servante!
+
+  Qu'est-ce que nous allons devenir maintenant?
+  Devant ce résultat lugubre et surprenant,
+  Qu'est-ce qu'on va penser de vous, chênes, mélèzes,
+  Lacs qui vous insurgez sous les rudes falaises,
+  Granits qui des géants semblez le dur talon?
+  Qu'est-ce qu'on va penser de toi, fauve aquilon?
+  Qu'est-ce qu'on va penser de votre miel, abeilles?
+  Comme vous aurez honte, ô douces fleurs vermeilles,
+  Œillets, jasmins, d'avoir connu ces hommes-ci!
+  Puisque l'opprobre riche est par vos cœurs choisi,
+  Puisque c'est vous qu'on voit vêtus de l'or des princes,
+  Superbement hideux et gardeurs de provinces,
+  Pâtres, soyez maudits. Oh! vous étiez si beaux,
+  Honnêtes, en haillons, et libres, en sabots!
+
+  Auriez-vous donc besoin de faste? Est-ce la pompe
+  Des parades, des cours, des galas qui vous trompe?
+  Mais alors, regardez. Est-ce que mes vallons
+  N'ont pas les torrents blancs d'écume pour galons?
+  Mai brode à mes rochers la passementerie
+  Des perles de rosée et des fleurs de prairie;
+  Mes vieux monts pour dorure ont le soleil levant;
+  Et chacun d'eux, brumeux, branle un panache au vent
+  D'où sort le roulement sinistre des tonnerres;
+  S'il vous faut, au milieu des forêts centenaires,
+  Une livrée, à vous les voisins du ciel bleu,
+  Pourquoi celle des rois, ayant celle de Dieu?
+  Ah! vous raccommodez vos habits! vos aiguilles,
+  Sœurs des sabres vendus, indigneraient des filles!
+  Ah! vous raccommodez vos habits! Venez voir,
+  Quand la saison commence à venter, à pleuvoir,
+  Comme l'altier Pelvoux, vieillard à tête blanche,
+  Sait, tout déguenillé de grêle et d'avalanche,
+  Mettre à ses cieux troués une pièce d'azur,
+  Et, croisant les genoux dans quelque gouffre obscur,
+  Tranquille, se servir de l'éclair pour recoudre
+  Sa robe de nuée et son manteau de foudre!
+
+  Sur la terre où tout jette un miasme empoisonneur,
+  Où même cet instinct qu'on appelle l'honneur
+  De pente en pente au fond de la bassesse glisse,
+  Il n'est qu'un peuple libre, un montagnard, la Suisse;
+  Tous les autres, ramant l'ombre des deux côtés,
+  Sont les galériens des blêmes royautés;
+  Or, les rois ont eu l'art de mettre en équilibre
+  Les pauvres peuples serfs avec le peuple libre,
+  Et font garder, afin que l'ordre soit complet,
+  Les esclaves, forçats, par le libre, valet.
+
+  Et dire que la Suisse eut jadis l'envergure
+  D'un peuple qui se lève et qui se transfigure!
+  O vils marchands d'eux-même! immonde abaissement!
+  Leur enfance a reçu ce haut enseignement
+  Qu'un peuple s'affranchit, c'est-à-dire se crée,
+  Par la révolte sainte et l'émeute sacrée,
+  Qu'il faut rompre ses fers, vaincre, et que le lion,
+  Superbe, pour crinière a la rébellion;
+  C'est leur dogme. A cette heure, ils ont dans leur service
+  De punir dans autrui leur vertu comme un vice;
+  Ils le font. Les voici prêtant main-forte aux rois
+  Contre un Sempach lombard, contre un Morat hongrois!
+  Si bien que, maintenant, c'est fini. Nous en sommes
+  A cette indignité qu'en tout pays les hommes
+  Entendent l'Helvétie, en des coins ténébreux,
+  Chuchoter, proposant à leurs maîtres contre eux
+  Ses archers, d'autant plus lâches qu'ils sont plus braves,
+  Fille publique auprès des nations esclaves;
+  Et que le despotisme, habile à tout plier,
+  Met au monde un carcan, à la Suisse un collier!
+
+  Donc, César vous admet dans ses royaux repaires;
+  César daigne oublier que vous avez pour pères
+  Tous nos vieux héros, purs comme le firmament;
+  Même un peu de pardon se mêle à son paiement;
+  L'iniquité, le dol, le mal, la tyrannie,
+  Vous font grâce, et, riant, vous laissent l'ironie
+  De leur porte à défendre, et d'un tambour honteux
+  Et d'un clairon abject à sonner devant eux!
+
+  Hélas! n'eût-on pas cru ces monts invulnérables!
+
+  Oh! comme vous voilà fourvoyés, misérables!
+  D'où venez-vous? de Pesth. Et qu'avez-vous fait là?
+  L'aigle à deux fronts, sur qui Guillaume Tell souffla,
+  Suivait vos bataillons de son regard oblique;
+  Trois ans d'atrocité sur la place publique,
+  Trois ans de coups de hache et de barres de fer,
+  Les billots, les bûchers, les fourches, tout l'enfer,
+  Les supplices hurlant dans la brume hagarde,
+  C'est là ce que l'Autriche a mis sous votre garde.
+  Devant vous, on tuait le juste et l'innocent,
+  Les coudes des bourreaux étaient rouges de sang,
+  Les glaives s'ébréchaient sur les nuques, la corde
+  Coupait d'un hoquet noir le cri: Miséricorde!
+  On prodiguait au bois en feu plus de vivants
+  Qu'il n'en pouvait brûler, même aidé par les vents;
+  On mêlait le héros dans la flamme à l'apôtre,
+  L'un n'était pas fini que l'on commençait l'autre;
+  Les têtes des plus saints et des plus vénérés
+  Pourrissaient au soleil au bout des pieux ferrés;
+  On marquait d'un fer chaud le sein fumant des femmes,
+  On rouait des vieillards, et vous êtes infâmes.
+  Voilà ce que je dis, moi, l'aigle pour de bon.
+
+  Le fourbe Gaïnas et le louche Bourbon
+  N'ont trahi que des rois dans leur noirceur profonde,
+  Mais vous, vous trahissez la liberté du monde;
+  Votre fanfare sort du charnier, vos tambours
+  Sont pleins du cri des morts dénonçant les Habsbourgs;
+  Et, lorsque vous croyez chanter dans la trompette,
+  Ce chant joyeux, la tombe en sanglot le répète.
+  Forçant Mantoue, à Pesth aidant le coutelas,
+  Buquoy, Mozellani, Londorone, Galas,
+  Sont vos chefs; vous avez, reîtres, fait une espèce
+  De hauts faits et d'exploits dont la fange est épaisse;
+  A Bergame, à Pavie, à Crême, à Guastalla,
+  Vous témoins, vous présents, vous mettant le holà,
+  A la sainte Italie on lisait sa sentence;
+  On promenait de rue en rue une potence,
+  Et vous, vous escortiez la charrette; et ceci
+  Ne vous quittera plus, et sans fin ni merci
+  Ce souvenir vous suit, étant de la nuit noire;
+  O malheureux! vos noms traverseront l'histoire
+  A jamais balafrés par l'ombre qui tombait
+  Sur vos drapeaux des bras difformes du gibet.
+
+  Deuil sans fond! c'est l'honneur de leur pays qu'ils tuent;
+  En se prostituant, c'est moi qu'ils prostituent;
+  Nos vieux pins ont fourni leurs piques, dont l'acier
+  Apporte dans l'égout le reflet du glacier;
+  Ils traînent avec eux la Suisse, quoi qu'on dise,
+  Et les pâles aïeux sont dans leur bâtardise;
+  Nos héros sont mêlés à leurs rangs, nos grands noms
+  Sont de leurs lâchetés parents et compagnons,
+  De sorte que, dans l'ombre où César supplicie
+  Le Salzbourg, la Hongrie aux fers, la Dalmatie,
+  Quand Fritz jette au bûcher le Tyrol prisonnier,
+  Quand Jean lie au poteau l'Alsace, quand Reynier
+  Bat de verges Crémone échevelée et nue,
+  Quand Rodolphe après Jean et Reynier continue,
+  Quand Mathias livre Ancône au sabre du hulan,
+  Quand Albrecht Dent-de-fer exécute Milan,
+  Autour des nations qui râlent sur la claie,
+  Furst, et Guillaume Tell, et Melchthal font la haie!
+
+  Est-ce qu'ils oseront rentrer sur nos hauteurs,
+  Ces anciens laboureurs et ces anciens pasteurs
+  Que l'Autriche aujourd'hui caserne dans ses bouges?
+  Est-ce qu'ils reviendront avec leurs habits rouges,
+  Portant sur leur front morne et dans leur œil fatal
+  La domesticité monstrueuse du mal!
+  S'ils osent revenir, si, pour faveur dernière,
+  L'Autriche leur permet d'emporter sa bannière,
+  S'ils rentrent dans nos monts avec cet étendard
+  Dont l'ombre fait d'un homme et d'un pâtre un soudard,
+  Oh! quelle auge de porcs, quelle cuve de fange,
+  Quelle étable inouïe, épouvantable, étrange,
+  Femmes, essuierez-vous avec ce drapeau-là?
+  Jamais dans plus de nuit un peuple ne croula.
+  Désespoir! désespoir de voir les Alpes sombres,
+  Honteuses, projeter leurs gigantesques ombres
+  Jusque dans l'antichambre infâme des tyrans!
+  Cieux profonds, purs azurs sacrés et fulgurants,
+  Laissez-moi m'en aller dans vos gouffres sublimes!
+  Que je perde de vue, au fond des clairs abîmes,
+  La terre, et l'homme, acteur féroce ou vil témoin!
+  O sombre immensité, laisse-moi fuir si loin
+  Que je voie, à travers tes prodigieux voiles,
+  Décroître le soleil et grandir les étoiles!--
+
+                              *
+
+  Aigle, ne t'en va pas; reste aux Alpes uni,
+  Et reprends confiance, au seuil de l'infini,
+  Aigle, dans la candeur des neiges éternelles;
+  Ne t'en va pas; et laisse en tes glauques prunelles
+  Les foudres apaisés redevenir rayons;
+  Penchons-nous, moins amers, sur ce que nous voyons;
+  La faute est sur le temps et n'est pas sur les hommes.
+
+  Un flamboiement sinistre emporte les Sodomes,
+  Tout est dit. Mais la Suisse au-dessus de l'affront
+  Gardera l'auréole altière de son front;
+  Car c'est la roche avec de la bonté pétrie,
+  C'est la grande montagne et la grande patrie,
+  C'est la terre sereine assise près du ciel;
+  C'est elle qui, gardant pour les pâtres le miel,
+  Fit connaître l'abeille aux rois par les piqûres;
+  C'est elle qui, parmi les nations obscures,
+  La première alluma sa lampe dans la nuit;
+  Le cri de délivrance est fait avec son bruit;
+  Le mot Liberté semble une voix naturelle
+  De ses prés sous l'azur, de ses lacs sous la grêle,
+  Et tout dans ses monts, l'air, la terre, l'eau, le feu,
+  Le dit avec l'accent dont le prononce Dieu!
+  Au-dessus des palais de tous les rois ensemble,
+  La pauvre vieille Suisse, où le rameau seul tremble,
+  Tranquille, élèvera toujours sur l'horizon
+  Les pignons effrayants de sa haute maison.
+  Rien ne ternit ces pics que la tempête lave,
+  Volcans de neige ayant la lumière pour lave,
+  Qui versent sur l'Europe un long ruissellement
+  De courage, de foi, d'honneur, de dévouement,
+  Et semblent sur la terre une chaîne d'exemples;
+  Toujours ces monts auront des figures de temples.
+  Qu'est-ce qu'un peu de fange humaine jaillissant
+  Vers ces sublimités d'où la clarté descend?
+  Ces pics sont la ruine énorme des vieux âges
+  Où les hommes vivaient bons, aimants, simples, sages;
+  Débris du chaste éden par la paix habité,
+  Ils sont beaux; de l'aurore et de la vérité
+  Ils sont la colossale et splendide masure;
+  Où tombe le flocon que fait l'éclaboussure?
+  Qu'importe un jour de deuil quand, sous l'œil éternel,
+  Ce que noircit la terre est blanchi par le ciel?
+
+  L'homme s'est vendu. Soit. A-t-on dans le louage
+  Compris le lac, le bois, la ronce, le nuage?
+  La nature revient, germe, fleurit, dissout,
+  Féconde, croît, décroît, rit, passe, efface tout.
+  La Suisse est toujours là, libre. Prend-on au piége
+  Le précipice, l'ombre et la bise et la neige?
+  Signe-t-on des marchés dans lesquels il soit dit
+  Que l'Ortheler s'enrôle et devient un bandit?
+  Quel poing cyclopéen, dites, ô roches noires,
+  Pourra briser la dent de Morcle en vos mâchoires?
+  Quel assembleur de bœufs pourra former un joug
+  Qui du pic de Glaris aille au piton de Zoug?
+  C'est naturellement que les monts sont fidèles
+  Et purs, ayant la forme âpre des citadelles,
+  Ayant reçu de Dieu des créneaux où le soir,
+  L'homme peut, d'embrasure en embrasure, voir
+  Étinceler le fer de lance des étoiles.
+  Est-il une araignée, aigle, qui dans ses toiles
+  Puisse prendre la trombe et la rafale et toi?
+  Quel chef recrutera le Salèze? à quel roi
+  Le Mythen dira-t-il: Sire, je vais descendre!
+  Qu'après avoir dompté l'Athos, quelque Alexandre,
+  Sorte de héros monstre aux cornes de taureau,
+  Aille donc relever sa robe à la Jungfrau!
+  Comme la vierge, ayant l'ouragan sur l'épaule,
+  Crachera l'avalanche à la face du drôle!
+
+  Aigle, ne maudis pas, au nom des clairs torrents,
+  Les tristes hommes, fous, aveugles, ignorants.
+  Puis, est-ce pour jamais qu'on embauche les hommes?
+  Non, non. Les Alpes sont plus fortes que les Romes;
+  Le pays tire à lui l'humble pâtre pleurant;
+  Et si César l'a pris, le mont Blanc le reprend.
+
+  Non, rien n'est mort ici. Tout grandit, et s'en vante.
+  L'Helvétie est sacrée, et la Suisse est vivante;
+  Ces monts sont des héros et des religieux;
+  Cette nappe de neige aux plis prodigieux
+  D'où jaillit, lorsqu'en mai la tiède brise ondoie,
+  Toute une floraison folle d'air et de joie,
+  Et d'où sortent des lacs et des flots murmurants,
+  N'est le linceul de rien, excepté des tyrans.
+
+  Gloire aux monts! leur front brille et la nuit se dissipe;
+  C'est plus que le matin qui luit; c'est un principe!
+  Ces mystérieux jours blanchissant les hauteurs,
+  Qu'on prend pour des rayons, sont des libérateurs;
+  Toujours aux fiers sommets ces aubes sont données:
+  Aux Alpes Stauffacher, Pélage aux Pyrénées!
+
+  La Suisse dans l'histoire aura le dernier mot
+  Puisqu'elle est deux fois grande, étant pauvre, et là-haut;
+  Puisqu'elle a sa montagne et qu'elle a sa cabane.
+  La houlette de Schwitz qu'une vierge enrubanne,
+  Fière, et, quand il le faut, se hérissant de clous,
+  Chasse les rois ainsi qu'elle chasse les loups.
+  Gloire au chaste pays que le Léman arrose!
+  A l'ombre de Melchthal, à l'ombre du mont Rose,
+  La Suisse trait sa vache et vit paisiblement.
+  Sa blanche liberté s'adosse au firmament.
+
+  Le soleil, quand il vient dorer une chaumière,
+  Fait que le toit de paille est un toit de lumière;
+  Telle est la Suisse, ayant l'honneur dans ses prés verts,
+  Et de son indigence éclairant l'univers.
+  Tant que les nations garderont leurs frontières,
+  La Suisse éclatera parmi les plus altières;
+  Quand les peuples riront et s'embrasseront tous,
+  La Suisse sera douce au milieu des plus doux.
+
+  Suisse! à l'heure où l'Europe enfin marchera seule,
+  Tu verras accourir vers toi, sévère aïeule,
+  La jeune Humanité sous son chapeau de fleurs;
+  Tes hommes bons seront chers aux hommes meilleurs;
+  Les fléaux disparus, faux dieu, faux roi, faux prêtre,
+  Laisseront le front blanc de la paix apparaître;
+  Et les peuples viendront en foule te bénir,
+  Quand la guerre mourra, quand, devant l'avenir,
+  On verra, dans l'horreur des tourbillons funèbres,
+  Se hâter pêle-mêle au milieu des ténèbres,
+  Comme d'affreux oiseaux heurtant leurs ailerons,
+  Une fuite effrénée et noire de clairons!
+
+  En attendant, la Suisse a dit au monde: Espère!
+  Elle a de la vieille hydre effrayé le repaire;
+  Ce qu'elle a fait jadis pour les siècles est fait;
+  La façon dont la Suisse à Sempach triomphait
+  Reste la grande audace et la grande manière
+  D'attaquer une bête au fond de sa tanière.
+  Tous ses nuages, blancs ou noirs, sont des drapeaux.
+  L'exemple, c'est le fait dans sa gloire, au repos,
+  Qui charge lentement les cœurs et recommence;
+  Melchthal, grave et penché sur le monde, ensemence.
+
+  Un jour, à Bâle, Albrecht, l'empereur triomphant,
+  Vit une jeune mère auprès d'un jeune enfant;
+  La mère était charmante; elle semblait encore,
+  Comme l'enfant, sortie à peine de l'aurore;
+  L'empereur écouta de près leurs doux ébats,
+  Et la mère disait à son enfant tout bas:
+  «Fils, quand tu seras grand, meurs pour la bonne cause.»
+  Oh! rien ne flétrira cette feuille de rose!
+  Toujours le despotisme en sentira le pli;
+  Toujours les mains prêtant le serment du Grutli
+  Apparaîtront en rêve au peuple en léthargie;
+  Toujours les oppresseurs auront, dans leur orgie,
+  Sur la lividité de leur face l'effroi
+  Du tocsin qu'Unterwald cache dans son beffroi.
+  Tant que les nations au joug seront nouées,
+  Tant que l'aigle à deux becs sera dans les nuées,
+  Tant que dans le brouillard des montagnes l'éclair
+  Ébauchera le spectre insolent de Gessler,
+  On verra Tell songer dans quelque coin terrible.
+  Et les iniquités, la violence horrible,
+  La fraude, le pouvoir du vainqueur meurtrier,
+  Cibles noires, craindront cet arbalétrier.
+  Assis à leur souper, car c'est leur crépuscule,
+  Et le jour qui pour nous monte, pour eux recule,
+  Les satrapes seront éblouissants à voir,
+  Raillant la conscience, insultant le devoir,
+  Mangeant dans les plats d'or et les coupes d'opales,
+  Joyeux; mais par instants ils deviendront tout pâles,
+  Feront taire l'orchestre, et, la sueur au front,
+  Penchés, se parlant bas, tremblants, regarderont
+  S'il n'est pas quelque part, là, derrière la table,
+  Calme, et serrant l'écrou de son arc redoutable.
+  Pourtant il se pourra qu'à de certains moments,
+  Dans les satiétés et les enivrements,
+  Ils se disent: «Les yeux n'ont plus rien de sévère;
+  Guillaume Tell est mort.» Ils rempliront leur verre,
+  Et le monde comme eux oubliera. Tout à coup,
+  A travers les fléaux et les crimes debout,
+  Et l'ombre, et l'esclavage, et les hontes sans nombre,
+  On entendra siffler la grande flèche sombre.
+
+  Oui, c'est là la foi sainte, et, quand nous étouffons,
+  Dieu nous fait respirer par ces pensers profonds.
+  Au-dessus des tyrans l'histoire est abondante
+  En spectres que du doigt Tacite montre à Dante;
+  Tous ces fantômes sont la liberté planant,
+  Et toujours prête à dire aux hommes: Maintenant!
+  Et, depuis Padrona Kalil aux jambes nues
+  Jusqu'à Franklin ôtant le tonnerre des nues,
+  Depuis Léonidas jusqu'à Kosciuszko,
+  Le cri des uns du cri des autres est l'écho.
+  Oui, sur vos actions, de tant de deuil mêlées,
+  Multipliez les plis des pourpres étoilées,
+  Ayez pour vous l'oracle, et Delphe avec Endor,
+  Maîtres; riez, le front coiffé du laurier d'or,
+  Aux pieds de la fortune infâme et colossale;
+  Tout à coup Botzaris entrera dans la salle,
+  Byron se dressera, le poëte héros,
+  Tzavellas, indigné du succès des bourreaux,
+  Soufflettera le groupe effaré des victoires;
+  Et l'on verra surgir au-dessus de vos gloires
+  L'effrayant avoyer Gundoldingen, cassant
+  Sur César le sapin des Alpes teint de sang!
+
+
+
+
+  XXXII
+
+  INFERI
+
+
+  On est dans l'invisible, on est dans l'impalpable.
+  Ici tout, jusqu'à l'air qu'on respire, est coupable,
+          Et l'eau qui pleure est un remords;
+  Sous on ne sait quelle ombre, on ne sait quelles formes
+  Flottent, et l'on voit, tels que des songes énormes,
+          Passer d'affreux univers morts!
+
+  Suivis de loin d'un œil fixe qui les regarde,
+  Tristement éclairés dans leur fuite hagarde
+          Par d'horribles astres hiboux,
+  Charriant prêtre et roi, prince, esclave, ministre,
+  Traînant dans leurs agrès l'éternité sinistre
+          Qui porte l'ombre à ses deux bouts;
+
+  Agitant des linceuls et secouant des chaînes,
+  Pleins de vers, fourmillant de monstres, noirs de haines,
+          Demandant au gouffre un flambeau,
+  En proie aux vents soufflant d'une bouche insensée,
+  Mondes spectres qui font hésiter la pensée
+          Entre le bagne et le tombeau;
+
+  Ils vont! les uns chantant ainsi que des Sodomes;
+  Les autres, visions, créations, fantômes,
+          Sans palpitation, sans bruit;
+  Et derrière eux, chargés des maux que nous subîmes,
+  Ils ont pour les pousser d'abîmes en abîmes
+          Toute la fureur de la nuit!
+
+  Ils vont! l'espace est morne et sourd; leurs envergures
+  Font dans l'affreux brouillard de lugubres figures.
+          Pas d'ancres et pas d'avirons.
+  L'hiver les bat, la grêle aux flots pressés les crible,
+  Et la pluie effarée à la crinière horrible
+          Tord les nuages sur leurs fronts.
+
+  Chiourmes de la mort, égouts, fosses communes!
+  On les voit vaguement comme de sombres lunes.
+          Rien n'arrête leur vol hideux.
+  Au-dessus d'eux la brume et l'horreur se répandent,
+  La profondeur les hait; les précipices pendent
+          Dans les gouffres au-dessous d'eux.
+
+  Ils traversent, allant où l'ouragan les lance,
+  Tantôt une tempête, et tantôt un silence;
+          L'univers vivant et profond
+  Ne les aperçoit pas dans les brouillards sans bornes;
+  Ils passent dans la nuit comme des faces mornes
+          Qui paraissent et qui s'en vont.
+
+  Ces globes, qu'en prisons, Seigneur, vous transformâtes,
+  Ces planètes pontons, ces mondes casemates,
+          Flottes noires du châtiment,
+  Errent, et sur les flots tortueux et funèbres
+  Leurs mâts de nuit, portant des voiles de ténèbres,
+          Frissonnent éternellement.
+
+  Des tourbillons ayant des formes de furies
+  Les poursuivent; les pleurs, sources jamais taries,
+          Les angoisses et les effrois,
+  Le désespoir, l'ennui, la démence, le crime,
+  Vident sur ces passants monstrueux de l'abîme
+          Toutes leurs urnes à la fois.
+
+  Là sont tous les punis et tous les misérables;
+  Rongés par leurs passés, ulcères incurables,
+          La face aux trous de leurs cachots,
+  Criant: où sommes-nous? d'une voix éperdue,
+  Et distinguant parfois, sous eux, dans l'étendue,
+          Des monts, pustules du chaos.
+
+  Là Caïn pleure, Achab frémit, Commode rêve,
+  Borgia rit; les vers de terre armés du glaive,
+          Les roseaux qui disaient: je veux!
+  Sont là; les Pharaons et les Sardanapales
+  S'y courbent; le vent souffle; au fond, des larves pâles
+          Penchent leurs sinistres cheveux.
+
+  Là sont les trahisseurs mêlés aux parricides,
+  Tous les despotes fous redevenus lucides,
+          L'homme loup et l'homme renard;
+  Leur bagne par moment fait le bruit d'une claie;
+  Le ciel leur apparaît comme une immense plaie
+          Où chacun d'eux voit son poignard.
+
+  L'ombre est un miroir sombre où leurs forfaits se montrent,
+  Leur remords est debout dans tout ce qu'ils rencontrent;
+          Partout, dans le morne chemin,
+  Chacun d'eux voit son crime, et le reste est chimère;
+  Le même spectre fait dire à Néron: ma mère!
+          Et crier: mon frère! à Caïn.
+
+  Plus bas encor s'en vont dans l'ombre expiatoire
+  Des mondes dont la mort même ignore l'histoire,
+          Où le mal tord ses derniers nœuds,
+  Cieux où toute lueur expire évanouie,
+  A qui, dans la noirceur de leur brume inouïe,
+          Tibère apparaît lumineux.
+
+  Quelques-uns ont été des édens et des astres.
+  Et l'on voit maintenant, tout chargés de désastres,
+          Rouler, éteints, désespérés,
+  L'un semant dans l'espace une effroyable graine,
+  L'autre traînant sa lèpre et l'autre sa gangrène,
+          Ces noirs soleils pestiférés!
+
+  Et squelettes sans tête et crânes sans vertèbres,
+  Mages étudiant de lugubres algèbres,
+          Tous les maux par Satan rêvés,
+  Vices, hydres, dragons, sont là; l'horreur sanglote;
+  Ils passent; à l'avant le néant, leur pilote,
+          Regarde avec ses yeux crevés.
+
+  Où vont-ils? La nuit s'ouvre et sur eux se referme.
+  Le ciel, quoiqu'il soit l'ombre où la clémence germe,
+          Ignore le gouffre puni;
+  Et nul ne sait combien de millions d'années
+  Doivent errer, traînant les larves forcenées,
+          Ces lazarets de l'infini.
+
+  Et quel effroi sur terre, et même au fond des tombes
+  Quel frisson, si, parmi les foudres et les trombes,
+          Aux lueurs des astres fuyants,
+  Nous voyions, dans la nuit où le sort nous écroue,
+  Surgir subitement l'épouvantable proue
+          D'un de ces mondes effrayants!
+
+
+
+
+  XXXIII
+
+  LE CERCLE DES TYRANS
+
+  LIBERTÉ
+
+
+  De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages
+
+  De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,
+  Aux sources, à l'aurore, à la nuée, aux vents?
+  De quel droit volez-vous la vie à ces vivants?
+  Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître
+  L'aile pour l'accrocher au clou de ta fenêtre?
+  Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela?
+  Qu'est-ce qu'ils ont donc fait tous ces innocents-là
+  Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle?
+
+  Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle?
+  Qui sait si le verdier qu'on dérobe aux rameaux,
+  Qui sait si le malheur qu'on fait aux animaux
+  Et si la servitude inutile des bêtes
+  Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes?
+  Qui sait si le carcan ne sort pas des licous?
+  Oh! de nos actions qui sait les contre-coups,
+  Et quels noirs croisements ont au fond du mystère
+  Tant de choses qu'on fait en riant sur la terre?
+  Quand vous cadenassez sous un réseau de fer
+  Tous ces buveurs d'azur faits pour s'enivrer d'air,
+  Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
+  Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
+  Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
+  Ne touche pas à l'homme en heurtant ces barreaux?
+  Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde!
+  Partout où pleure et crie un captif, Dieu regarde.
+  Ne comprenez-vous pas que vous êtes méchants?
+  A tous ces enfermés donnez la clef des champs!
+  Aux champs les rossignols, aux champs les hirondelles!
+  Les âmes expieront tout ce qu'on fait aux ailes.
+  La balance invisible a deux plateaux obscurs.
+  Prenez garde aux cachots dont vous ornez vos murs!
+  Du treillage aux fils d'or naissent les noires grilles;
+  La volière sinistre est mère des bastilles.
+  Respect aux doux passants des airs, des prés, des eaux!
+  Toute la liberté qu'on prend à des oiseaux
+  Le destin juste et dur la reprend à des hommes.
+  Nous avons des tyrans parce que nous en sommes.
+  Tu veux être libre, homme? et de quel droit, ayant
+  Chez toi le détenu, ce témoin effrayant?
+  Ce qu'on croit sans défense est défendu par l'ombre.
+  Toute l'immensité sur le pauvre oiseau sombre
+  Se penche, et te dévoue à l'expiation.
+  Je t'admire, oppresseur, criant: oppression!
+  Le sort te tient pendant que ta démence brave
+  Ce forçat qui sur toi jette une ombre d'esclave;
+  Et la cage qui pend au seuil de ta maison
+  Vit, chante, et fait sortir de terre la prison.
+
+
+
+
+  Archiloque l'atteste, Athènes l'entendit,
+  Un jour un magistrat devint terrible et dit:
+        --Je m'en vais, je cherche un refuge,
+  L'Aréopage pèse à faux poids. Temps d'effroi!
+  Voilez-vous, cieux! on voit le droit hors de la loi
+        Et la justice hors du juge!
+
+  Cicéron était là quand un centurion
+  Brisa son glaive et dit à César:--Histrion,
+        Je connais ta pensée intime;
+  L'armée après toi marche avec ses généraux;
+  Pas moi. Je ne suis pas l'espèce de héros
+        Qu'il te faut pour commettre un crime.
+
+  O noir Machiavel, génie et paria,
+  Tu t'en souviens, un jour un apôtre cria:
+        --C'est trop! le pape trompe l'homme.
+  Horreur! Satan et lui mettent le même anneau.
+  Jérusalem, ils font dévorer ton agneau
+        Par la vieille louve de Rome!--
+
+  La conscience humaine est engloutie au fond
+  D'un océan de honte où tout rampe et se fond,
+        Mer sombre et sans route frayée;
+  Ce gouffre écume et roule, et l'on voit par moment
+  Reparaître au milieu des flots confusément
+        Le cadavre de la noyée.
+
+
+
+
+  [Illustration: LE CERCUEIL DE CHARLES IER.
+
+  Dessiné par F. Flameng.      Gravé par Louveau-Rouveyre.
+         L. HÉBERT, ÉDITEUR            Imp. Wittmann.]
+
+
+  Qu'est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises?
+  C'est Charles premier, roi. Les communes anglaises
+  Ont fait ce monument de justice. Et quel est
+  Cet homme à l'œil sévère, au rude gantelet,
+  Qui s'avance pensif vers la bière hagarde,
+  Soulève le couvercle effrayant, et regarde?
+  C'est Cromwell. Il fut grand; tout devant lui trembla.
+
+  Soit; nous ne voulons plus de ces spectacles-là.
+  C'est grand dans le passé; c'est mauvais dans notre âge.
+  Quoiqu'un reste de nuit nous souille et nous outrage,
+  Désormais, ô vivants, nous avons fait ce pas,
+  Il faut aux nations un sauveur qui n'ait pas
+  De curiosité pour les têtes coupées;
+  Nous rejetons la hache au tas noir des épées;
+  Nous l'abhorrons; il faut aux hommes maintenant
+  Un libérateur pur, apaisé, rayonnant,
+  Qui ne soit pas vampire en même temps qu'archange,
+  Et qui n'ait pas au front, en tirant de la fange
+  Les peuples de misère et d'opprobre couverts,
+  La sinistre lueur des cercueils entr'ouverts.
+
+
+
+
+  Je marchais au hasard, devant moi, n'importe où;
+  Et je ne sais pourquoi je songeais à Coustou
+  Dont la blanche bergère, au seuil des Tuileries,
+  Faite pour tant d'amour, a vu tant de furies.
+
+  Que de crimes commis dans ce palais! hélas!
+
+  Les sculpteurs font voler marbre et pierre en éclats
+  Et font sortir des blocs dieux et déesses nues
+  Qui peuplent des jardins les longues avenues,
+  O fantômes sacrés! ô spectres radieux!
+  Leur front serein contemple et la terre et les cieux;
+  Le temps n'altère pas leurs traits indélébiles;
+  Ils ont cet air profond des choses immobiles;
+  Ils ont la nudité, le calme et la beauté;
+  La nature en secret sent leur divinité;
+  Les pleurs mystérieux de l'aube les arrosent.
+  Et je ne comprends pas comment les hommes osent,
+  Eux dont l'esprit n'a rien que d'obscures lueurs,
+  Montrer leur cœur difforme à ces marbres rêveurs.
+
+
+
+
+  UN VOLEUR A UN ROI
+
+
+  Vous êtes, sous le ciel par moments obscurci,
+  Un ambitieux, sire, et j'en suis un aussi;
+  Roi, nous avons, car l'homme est diversement ivre,
+  Le même but tous deux, c'est d'avoir de quoi vivre;
+  Il nous faut pour cela, suis-je sage? es-tu fou?
+  A toi, prince, un royaume, à moi penseur, un sou.
+  Tout l'homme est le même homme et fait la même chose.
+  Roi, la bonté de l'Être inconnu se compose
+  De la dispersion de tout dans l'infini;
+  Nul n'est déshérité, personne n'est banni;
+  Et les vents, car telle est l'immensité des souffles,
+  Jettent aux rois l'empire et l'obole aux maroufles.
+  Nous voulons tous les deux, à tout prix, n'importe où,
+  Toi grossir ton royaume et moi gagner mon sou;
+  Et dans notre sagesse et dans notre démence,
+  Roi, nous sommes aidés par le hasard immense.
+  Seulement je vaux plus que toi. Daigne écouter.
+
+  Nous sommes tous deux fils, toi qu'il faut redouter,
+  De l'étrangère, et moi de la bohémienne;
+  Roi, que ta majesté fasse pendre la mienne,
+  Cela ne prouve pas qu'en notre désaccord
+  La tienne ait raison, sire, et que la mienne ait tort.
+  Je suis né, laisse-moi te raconter ce conte,
+  Pour avoir faim toujours et n'avoir jamais honte,
+  Car ce n'est pas honteux de manger. Rien n'est vrai
+  Que la faim; et l'enfer, dont l'homme fait l'essai,
+  C'est l'éternel refus du pain fuyant les bouches;
+  Et c'est pourquoi je rôde au fond des bois farouches.
+  Je ne suis pas méchant, moi qui parle; je veux,
+  Sans ôter aux mortels un seul de leurs cheveux,
+  Leur retirer un peu des choses superflues
+  Et pesantes qui font leurs bourses trop joufflues.
+  Je dépense à cela beaucoup de talent. Roi,
+  Je ne verse jamais le sang. Écoute-moi;
+  Médite si tu peux, et, si tu veux, digère,
+  Mais comprends-moi. Je hais le mal qui s'exagère;
+  Tuer, c'est de l'orgueil. Casser un bourgeois, fi!
+  A quoi bon? L'assassin est un larron bouffi.
+  Roi, je suis un aimant mystérieux qui passe
+  Et qui, par sa douceur éparse dans l'espace,
+  Attire, sans vacarme et sans brutalité,
+  Et fait venir à lui de bonne volonté
+  Les farthings endormis dans les poches des hommes.
+  Je m'annexe les sous sans mépriser les sommes;
+  Mais les bons sacs bien lourds c'est rare; il me suffit
+  D'un denier; et souvent je n'ai pour tout profit
+  De mes subtils travaux, dignes de vos estimes,
+  Messieurs les empereurs et rois, que cinq centimes;
+  Je m'en contente, étant aux hommes indulgent.
+  Je tâche de coûter au peuple peu d'argent,
+  Mais de manger. Avoir un trou, m'en faire un Louvre;
+  Guetter l'homme qui passe ou le volet qui s'ouvre;
+  Attendre qu'un marchand sous les brises du soir
+  Rêve, et laisse bâiller le tiroir du comptoir,
+  Vite y fourrer avec une agilité d'ange
+  Ma patte, et n'être vu dans ce mystère étrange
+  Que des astres pensifs au fond du ciel profond;
+  Épier la minute où les belles défont
+  Leur jarretière afin de leur chiper leur montre;
+  Des sous avec ma griffe opérer la rencontre;
+  Ajouter pour rallonge au destin mes dix doigts;
+  Dire à Dieu: Tu sais bien, au fond, que tu me dois,
+  Donc ne te fâche pas! telle est ma vie, altesse.
+  Vous avez la grandeur, moi j'ai la petitesse;
+  Mais devant le soleil, ce prodige flagrant,
+  L'infiniment petit vaut l'infiniment grand.
+  Vaut mieux. Je ne prends pas au sérieux l'étoffe
+  Qui m'habille, moi ver de terre et philosophe;
+  Jouer la comédie est le faible de Dieu;
+  Il ne s'irrite pas, mais il se moque un peu;
+  C'est un poëte; et l'homme est sa marionnette.
+  La naissance et la mort sont deux coups de sonnette,
+  L'un à l'entrée, et l'autre au départ du pantin;
+  Je ris avec le vieux machiniste Destin.
+  Tout est décor. Au fond la réalité manque.
+  Tout est fardé, le roi comme le saltimbanque;
+  Jocrisse, Hamlet. Sachez ceci, mortels tremblants,
+  Avec du calicot qui fait de grands plis blancs,
+  Avec de la farine et du blanc de céruse,
+  On est en scène un spectre, ou bien Pierrot. Ma ruse,
+  A moi, qui suis un être infinitésimal,
+  C'est de ne vraiment faire aux hommes aucun mal,
+  Et de vivre pourtant. Fais ça, je t'en défie.
+
+  Roi, ce n'est pas de trop cette philosophie;
+  Je poursuis.
+
+               Je prétends que je vaux mieux que toi,
+  Que tous; et je le prouve, à toi foule, à vous roi.
+
+  J'ai remarqué que l'homme, infirme et pâle ébauche,
+  N'a rien que la main droite, et tout au plus la gauche,
+  Ce qui fait que toi, prince, homme, auguste animal,
+  Tu portes bien la force et la justice mal;
+  Alors j'ai médité, voulant dépasser l'homme;
+  Et, sûr de mon bon droit, mais d'emphase économe,
+  Bienveillant, point hâbleur, discret sous le ciel bleu,
+  Réparateur obscur des lacunes de Dieu,
+  A force de songer et de vouloir, à force
+  De sonder toute chose au delà de l'écorce,
+  Prince, et d'étudier à fond le cœur humain,
+  J'ai fini par avoir une troisième main.
+  Celle qu'on ne voit pas. La bonne. Tel est, sire,
+  Mon art. Le résultat, voleur. Masque de cire,
+  Fantôme, ombre, poussière et cendre, majesté,
+  As-tu compris? O rois, vous êtes un côté;
+  Je suis l'autre. Je suis l'homme d'esprit; le maître
+  Du crépuscule obscur, du risque, du peut-être,
+  Du néant, du passant, du souffle aérien;
+  Je possède ce tout que vous appelez rien;
+  Je combine le vent avec la destinée;
+  Et j'existe. Mon âme est vers l'azur tournée.
+  Et songeant qu'après tout, dans ce monde gueusard,
+  Je suis un becqueteur paisible du hasard,
+  Que mes dents ne sont pas des dents inexorables,
+  Que je ne répands point le sang des misérables
+  Comme un juge, comme un bourreau, comme un soldat,
+  Songeant que de zéro je suis le candidat,
+  Que mon ambition, sans haine et sans durée,
+  Plane sur les humains d'une aile modérée
+  Et s'arrête à l'endroit où s'achève ma faim,
+  Et que je ne fais rien que ce que font enfin
+  Les gais oiseaux du ciel sous l'orme et sous l'érable,
+  Pour n'être point méchant je me sens vénérable.
+  Oui, je suis un mortel doué de facultés
+  Que n'ont pas bien des rois dans le marbre sculptés;
+  Un baïoque, métal inerte, simple cuivre,
+  S'il me sent là, devient vivant, cherche à me suivre,
+  Et la monnaie en moi voit son Pygmalion;
+  Et les sous des bourgeois qui sans rébellion,
+  Sans bruit, reconnaissant un chef à mon approche,
+  Les quittent pour venir tendrement dans ma poche,
+  Représentent, seigneur, de ma part tant de soins,
+  Tant d'adresse, un si beau scrupule en mes besoins,
+  Et tant de glissements d'anguille et de couleuvre,
+  Qu'ils sont chez eux des sous et chez moi des chefs-d'œuvre.
+  Ah! quel art que le mien! Mon collaborateur,
+  Dieu, qui met le possible, ô prince, à ma hauteur,
+  Sait tout ce qu'il me faut de calcul, d'industrie,
+  D'héroïsme, d'aplomb, de haute rêverie,
+  De sourires au sort bourru, de doux regards
+  A la fortune, fille aimable aux yeux hagards,
+  De patience auguste et d'étude acharnée,
+  Et de travaux, pour faire, au bout d'une journée
+  De pas errants, d'essais puissants, d'efforts hardis,
+  Changer de maître à deux ou trois maravédis!
+
+  Mais toi, quelle est ta peine? aucune; et ton mérite?
+  Nul. On croit être grand, quoi! parce qu'on hérite!
+  Ton père t'a laissé le monde en s'en allant.
+  Être né, quel effort! avoir faim, quel talent!
+  Téter sa mère, et puis manger un peuple! O prince!
+  Ton appétit est gros, mais ton génie est mince,
+  Un beau jour, sous ta pourpre et sous ton cordon bleu,
+  Trouvant qu'avoir un peuple à toi seul, c'est trop peu,
+  Tu jettes un regard de douce convoitise
+  Sur un empire ainsi qu'un bouc sur un cytise.
+  Tu dis: Si j'empochais le peuple d'à côté?
+  Alors, de force, aidé dans ta férocité
+  Par le prêtre qui fouille au fond du ciel, dévisse
+  La foudre, et met le Dieu de l'ombre à ton service,
+  De ton flamboiement noir toi-même t'aveuglant,
+  Tu saisis, glorieux, sacré, béni, sanglant,
+  N'importe quel pays qui soit à ta portée;
+  Toute la terre tremble et crie épouvantée;
+  Toi, tu viens dévorer, tu fais ce qu'on t'apprit;
+  Tu ne te mets en frais d'aucun effort d'esprit;
+  Tu fais assassiner tout avec nonchalance,
+  A coups d'obus, à coups de sabre, à coups de lance.
+  C'est simple. Eh bien, tu viens prendre une nation,
+  Voilà tout. N'es-tu pas l'extermination,
+  Le droit divin, l'élu qu'un fakir, un flamine,
+  Un bonze, a frotté d'huile et mis dans de l'hermine!
+  Va, prends. Les hommes sont ta chose. Alors cités,
+  Fleuves, monts, bois tremblants d'un vent sombre agités,
+  Les plaines, les hameaux, tant pis s'ils sont en flammes,
+  Les berceaux, les foyers sacrés, l'honneur des femmes,
+  Tu mets sur tout cela tes ongles monstrueux;
+  Et l'église te brûle un encens tortueux,
+  Et le doux tedeum éclaire avec des cierges
+  Le meurtre des enfants et le viol des vierges;
+  Et tout ce qui n'est pas gisant est à genoux.
+
+  Moi, pendant ce temps-là je rôde, calme et doux.
+
+  Telle est notre nuance, ô le meilleur des princes,
+  Je conquiers des liards, tu voles des provinces.
+
+
+
+
+  LES MANGEURS
+
+
+  Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,
+  Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d'appétit.
+  Qui sont-ils? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie
+  Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.
+  Ils nous mangent. Quel est leur droit? Le droit divin.
+
+  Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,
+  Le vent après le vent, le nombre après le nombre
+  Passe, et le genre humain n'est qu'une fuite d'ombre.
+
+  Est-ce qu'ils ont pour voix la foudre? Ils ont la voix
+  Que vous avez. Sont-ils malades? Quelquefois.
+  Sont-ils forts? Comme vous. Beaux? Comme vous. Leur âme?
+  Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés? D'une femme.
+  Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,
+  Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui? Par vous.
+  Et quelle est leur grandeur? A peu près votre taille.
+  Ils ont une servante affreuse, la bataille;
+  Ils ont un noir valet qu'on nomme l'échafaud.
+  Ils ont pour fonction de n'avoir nul défaut,
+  D'être pour les passants chefs, souverains et maîtres,
+  Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.
+  Par ces êtres, élus du destin hasardeux,
+  La suprême parole est dite, et chacun d'eux
+  Pèse plus à lui seul qu'un monde et qu'une foule;
+  Il écrit: ma raison, sur le canon qui roule.
+  Et quels sont leurs cerveaux? Étroits. Leurs volontés?
+  Énormes. Quelles sont leurs œuvres? Écoutez.
+
+  Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protége,
+  A le bonheur d'avoir un sépulcre de neige
+  Assez grand pour y mettre un peuple tout entier;
+  Il y met la Pologne; il faut bien châtier
+  Ce peuple puisqu'il ose exister. Cette reine
+  Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,
+  Et n'a jamais fait grâce, et tout son alphabet,
+  Hélas, commence au trône et finit au gibet.
+  Celui-ci parle au nom du martyr qu'on adore;
+  Sous la sublime croix qu'un reflet du ciel dore,
+  Cet homme, plein d'un sombre et périlleux pouvoir,
+  Prie et songe, et n'est pas épouvanté de voir
+  Son crucifix jeter l'ombre des guillotines.
+  Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,
+  Se rue, et brûle et pille, et d'Irun à Cadix
+  Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,
+  Et dit: Je n'en fais pas fusiller davantage,
+  Étant civilisé; puis il reprend: Le Tage
+  Et l'Èbre feront voir que le maître est présent;
+  Peuples, je veux qu'on dise en voyant tant de sang
+  Et tant de morts passer que c'est le roi qui passe!
+  Cet autre est un césar de l'espèce rapace;
+  Le laurier est chétif, mais le profit est grand,
+  Cela suffit; il vient; et que fait-il? il prend.
+  Il empoche; quoi? tout; les sacs d'or qu'on lui compte,
+  Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte;
+  Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.
+  Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc
+  Et dans l'affreux Spielberg reconstruit la Bastille.
+  Cet autre à son visir a marié sa fille;
+  Cette fille abusant de son droit à l'enfant,
+  Met au monde un garçon, ce que la loi défend;
+  L'aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,
+  Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,
+  Puis il se dit: Je suis Bonaparte à peu près;
+  Si je songeais au trône et si je m'empourprais?
+  Il s'empourpre; il devient sanglant. C'est un vrai prince.
+
+  Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince;
+  Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions;
+  Ils sont ivres d'encens, d'effroi, de millions,
+  De volupté, d'horreur, et leur splendeur est noire.
+  S'ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire;
+  La guerre leur en verse; il leur faut, s'ils ont faim,
+  Beaucoup de nations à dévorer.
+
+                                 Enfin,
+  Revanche! les mangeurs sont mangés, ô mystère!
+
+  --Comme c'est bon les rois! disent les vers de terre.
+
+
+
+
+  AUX ROIS
+
+  I
+
+
+  Est-ce que vous croyez que nous qui sommes là,
+  Nous que de tout son poids toujours l'ombre accabla,
+  Nous le noir genre humain farouche, nous la plèbe,
+  Nous, les forçats du sol, les captifs de la glèbe,
+  Nous qui, de lassitude expirants, n'avons droit
+  Qu'à la faim, à la soif, à l'indigence, au froid,
+  Qui, tués de travail, agonisons pour vivre,
+  Nous qu'à force d'horreur le destin sombre enivre;
+  Est-ce que vous croyez que nous vous aimons, vous!
+  Nous vassaux, vous les rois! nous moutons, vous les loups?
+  Ah! vraiment, ce serait curieux que des hommes
+  Hideux, désespérés, hagards comme nous sommes,
+  Nus sous leurs toits infects et leurs haillons crasseux,
+  Se prissent de tendresse et d'extase pour ceux
+  Qui les mangent, pour ceux dont leur chair est la proie,
+  Qui construisent avec leur douleur de la joie,
+  Et qui, repus, gorgés, triomphants, gais, charmants,
+  Bâtissent des palais avec leurs ossements!
+  Vous fourmillez sur nous! vous pullulez horribles!
+  Ce serait un miracle à mettre dans les bibles
+  Que nous vous bénissions pour être dévorants
+  A nos dépens; qu'un peuple eût le goût des tyrans,
+  Qu'une nation fût de sa honte complice,
+  Que la suppliciée admirât le supplice
+  Comme une femme adore et baise son époux,
+  Et qu'un lion devînt amoureux de ses poux!
+  Vos vices, ô tyrans, ont pour lustre vos crimes;
+  Quand les rois, débauchés, ivrognes, bas, infimes,
+  Se sentent dégradés et vils à tous les yeux,
+  Vite en guerre! et voilà des hommes glorieux!
+  C'est avec notre sang que leur fange se lave.
+  Par vous l'homme est reptile et le peuple est esclave;
+  C'est par vous, j'en atteste ici le bleu matin,
+  J'en atteste l'affreux mystère du destin
+  Qui pèse sur nous tous et qui nous environne,
+  Par vous, les porte-sceptre et les porte-couronne,
+  Par vous, les tout-puissants et les forts, c'est par vous
+  Que nous avons l'infâme écorchure aux genoux,
+  Que nous sommes abjects, sinistres, incurables,
+  Et que notre misère est faite, ô misérables!
+  Aussi, je vous le dis, rois, nous vous détestons!
+  Nous rampons dans la cave éternelle à tâtons,
+  Notre prunelle luit, nous sommes dans nos antres,
+  Maigres, pensifs, avec nos petits sous nos ventres,
+  Et nous songeons à vous, les rois et les barons,
+  Et nous vous exécrons et nous vous abhorrons!
+
+  Mais nous sommes pourtant façonnés de la sorte
+  Que demain, s'il advient, rois, que l'un de vous sorte
+  Tout à coup de la nuit avec un astre au front,
+  S'il est pour secourir son pays brave et prompt,
+  Ou s'il chante, toujours jeune et beau, malgré l'âge,
+  S'il est le roi David, s'il est le roi Pélage,
+  Nous sommes éblouis! les oublis, les pardons,
+  Nous remplissent le cœur, et nous ne demandons
+  Rien à celui-là, rien! Malgré notre souffrance,
+  S'il est grand par l'idée ou par la délivrance,
+  Nous l'aimons! nous aimons sa lyre! nous aimons
+  Son glaive flamboyant dans l'ombre sur les monts!
+  Nous pourrions lui garder rancune de vous autres;
+  Mais non, nous devenons ses soldats, ses apôtres,
+  Ses légions, son camp, sa tribu, ses amis.
+  Nous lui sommes acquis, nous lui sommes soumis,
+  Il peut faire de nous ce qu'il veut. Dans notre âme
+  Nous voyons nos cités et nos hameaux en flamme
+  Sauvés par ce vengeur qui chasse l'étranger;
+  Ou nous sentons au fond de nos haines plonger
+  L'hymne de paix sorti d'une bouche divine,
+  Notre cœur s'ouvre au chant sublime où l'on devine
+  Tout cet immense amour par qui le monde vit;
+  Et nous suivons Pélage et nous suivons David!
+  Oui, pour que l'un de vous, bien qu'en nous tout réclame,
+  Fasse fondre l'hiver que nous avons dans l'âme,
+  Pour qu'un de nos tyrans devienne un de nos dieux,
+  Pour que nous, qui souffrons sous le ciel radieux,
+  Nous fils du désespoir et fils de la patrie,
+  Nous servions l'un de vous avec idolâtrie,
+  Une chose suffit, c'est qu'on lui voie au poing
+  Le fer que l'étranger insolent n'attend point,
+  Ou que sa grande voix verse au cœur l'harmonie;
+  C'est qu'il soit un héros ou qu'il soit un génie!
+
+  Rois, nous ne sommes pas plus méchants que cela.
+
+  C'est pourtant vrai! toujours, quand un prince brilla,
+  Quand il eut un rayon quelconque sur la tête,
+  L'immense peuple altier, puissant, auguste, et bête,
+  S'est fait son serviteur, son chien, son courtisan.
+
+  Mais celui-ci, qu'est-il? qu'a-t-il fait? parlons-en.
+  Il est né. Bien. Non, mal. C'est mal naître qu'entendre
+  Tout petit vous parler avec une voix tendre
+  Ceux que l'homme connaît par leur rugissement;
+  C'est mal naître, c'est naître épouvantablement
+  Qu'être dans son berceau léché d'une tigresse;
+  Par sa croissance, hélas! donner de l'allégresse
+  A l'hyène, et donner de la crainte à l'agneau,
+  C'est mal croître; être fait de bronze, être un anneau
+  De la chaîne de rois que l'humanité traîne,
+  C'est triste; et ce n'est point, certe, une aube sereine
+  Que celle qui voit naître un tyran! Celui-ci,
+  Donc, mal né, vécut mal. Les gueux ont pour souci
+  De voler des liards, il vola des provinces.
+  Il a fait ce que font à peu près tous les princes;
+  Il a mangé, dormi, bu, tué devant lui;
+  Il a régné féroce au hasard de l'ennui;
+  Il fut l'homme qui frappe, opprime, égorge, exile;
+  Ce fut un scélérat, ce fut un imbécile.
+  J'en parle simplement comme on en doit parler.
+  La mort savait son nom et vient de l'appeler;
+  Il est là. Le tombeau, c'est l'endroit difficile;
+  Ce n'est point un cachot, ce n'est point un asile;
+  C'est le lieu sombre où nul n'est plus en sûreté;
+  Le rendez-vous du fourbe avec la vérité,
+  Le rendez-vous de l'homme avec la conscience.
+  C'est là que l'inconnu perd enfin patience.
+  Vous autres vous vivez; mais l'âme, sans le corps,
+  Est nue et tremble; il faut qu'elle écoute. En dehors
+  Des bonnes actions qu'ils peuvent avoir faites,
+  S'ils ne sont ni docteurs, ni mages, ni prophètes,
+  Je n'ai pas de raison pour respecter les morts.
+  Honte aux vils trépassés que hante le remords,
+  Mêlé dans leur sépulcre au miasme insalubre!
+  Le fantôme est là seul sous le plafond lugubre;
+  Je m'ajoute aux vautours, je m'ajoute aux corbeaux.
+  Je sais que ce n'est point un de ces grands tombeaux
+  Où Rachel songe, où Jean médite, où pleure Électre,
+  Je me dresse, et je crache à la face du spectre.
+
+
+  II
+
+          N'opposez à ce qui se passe
+          Ni vos néants, ni vos grandeurs.
+          Laissez en paix les profondeurs.
+          L'ombre travaille dans l'espace.
+
+          Que fait-elle? Vous le saurez.
+          Derrière l'horizon, la nue
+          Monte, et l'on entend la venue
+          D'événements démesurés.
+
+          L'humanité marche et s'éclaire;
+          Le progrès est l'immense aimant;
+          A ce qui vient tranquillement
+          N'ajoutez pas de la colère.
+
+          N'irritez pas le peuple obscur,
+          Aveugles rois, tourbe inquiète!
+          Ne soyez pas l'enfant qui jette
+          Des pierres par-dessus le mur.
+
+          Dieu, sous les faits, qui sont ses voiles,
+          Continue un dessein béni.
+          Montrer le poing à l'infini,
+          Cela ne fait rien aux étoiles.
+
+          Dieu ne s'interrompt pas pour vous.
+          Ce qu'il fait, il faut qu'il le fasse.
+          Son travail, rude à la surface,
+          Dur pour vous, pour le peuple est doux.
+
+          Rois, respect au progrès sublime;
+          Rois, craignez ces reflux grondants;
+          Ne faites pas, rois imprudents,
+          Perdre patience à l'abîme.
+
+          Sait-on ses courroux, ses sanglots,
+          Ses chocs, son but, ses lois, ses formes?
+          Connaît-on les ordres énormes
+          Que le tonnerre donne aux flots?
+
+          Ne vous mêlez pas de ces choses.
+          Votre vain souffle aérien
+          Agite l'eau, mais ne peut rien
+          Sur l'immobilité des causes.
+
+          Hélas! tâchez de bien finir.
+          Redoutez l'onde soulevée,
+          Et ne troublez pas l'arrivée
+          Formidable de l'avenir.
+
+          Ah! prenez garde! les marées
+          Qu'on nomme révolutions
+          Et qu'il faut que nous apaisions,
+          Par vous, princes, sont effarées,
+
+          Et les gouffres sont plus amers,
+          Et la vague est plus écumante,
+          Quand l'orage insensé tourmente
+          La sombre liberté des mers.
+
+
+
+
+  XXXIV
+
+  TÉNÈBRES
+
+
+  L'homme est humilié de son lot; il se croit
+  Fait pour un ciel plus pur, pour un sort moins étroit;
+  L'homme ne trouve pas de sa dignité d'être
+  Malade, las, souffrant, errant sans rien connaître,
+  Pareil au bœuf qui mange, au bouc qui s'assouvit,
+  Poudreux d'un pas qu'il fait, souillé d'un jour qu'il vit,
+  Fatigué du seul poids de l'heure vaine, esclave
+  Du lit qui le repose et du bain qui le lave;
+  Il s'irrite, il s'indigne; il se déclare enfin
+  Avili par la soif, insulté par la faim.
+  Hélas! vieillir, trembler comme une feuille d'arbre,
+  Se refroidir, sentir ses os devenir marbre,
+  Après des songes noirs avoir de froids réveils,
+  Quel sort! et l'homme pleure.
+
+                                --Eh, disent les soleils,
+  Qu'est-ce donc que veut l'homme? et quelle est sa folie?
+  Le joug universel le comprime et le lie;
+  Eh bien? que lui faut-il et de quoi se plaint-il?
+  L'être le plus grossier, l'être le plus subtil
+  Sont courbés comme lui par la force invisible.
+  Insensé, qui voudrait étreindre l'impossible
+  Dans les crispations débiles de son poing!
+  Il ne sait point que l'être est un; il ne sait point
+  Que le mystère obscur couvre tout de sa brume;
+  Que les vagues de l'ombre ont une affreuse écume
+  A qui nul front n'échappe, éblouissant ou noir,
+  Et que tout ce qui vit est fait pour recevoir
+  L'éclaboussure énorme et sombre de l'abîme.
+  Il trouve son destin trop humble et trop infime;
+  Il se sent abaissé par ce ciel écrasant;
+  Eh! c'est la loi commune, et rien n'en est exempt.
+  Il hait la cause; il garde à l'infini rancune;
+  Il voudrait être clair, limpide, sans aucune
+  De ces obscurités qui s'expliquent plus tard,
+  Que nous nommons énigme et qu'il nomme hasard;
+  Il se rêve complet, sans tache, sans problème,
+  Portant sur son front l'aube ainsi qu'un diadème,
+  Pur, lumineux, serein, parfait, calme; il voudrait
+  Être seul en dehors de l'effrayant secret.
+  Quoi! tout ce qui naît, vit, s'allume, se consomme,
+  Brille et meurt, ce serait pour aboutir à l'homme!
+  L'homme serait le but du splendide univers!
+  Mais que dirait la cendre et que diraient les vers?
+  Quoi! la création aurait pour toute fête
+  Et pour tout horizon d'avoir l'homme à son faîte!
+  Dieu serait pour l'atome un piédestal d'orgueil!
+  Non! l'homme souffre et rampe; il est son propre écueil;
+  Il tremble et tombe; il sent peser sur lui sans cesse
+  Son âme en ignorance et sa chair en bassesse;
+  Il est triste le soir et triste le matin;
+  Il tâte en vain le cercle où tourne son destin;
+  L'astre qu'il porte en lui suit une obscure ellipse;
+  La matière le voile et le sommeil l'éclipse;
+  Son berceau cache un gouffre ainsi que son cercueil;
+  C'est que tout a son crêpe et que tout a son deuil!
+  Eh! ne sommes-nous pas humiliés nous-même,
+  Nous les soleils, les feux du firmament suprême,
+  Quand l'ombre ouvre l'abîme où nous nous engouffrons,
+  Avec les sombres nuits, ces immenses affronts!--
+
+
+
+
+  La nuit! la nuit! la nuit! Et voilà que commence
+  Le noir de profundis de l'océan immense.
+          Le marin tremble, aux flots livré;
+  Miserere, dit l'homme; et, dans le ciel qui gronde,
+  L'air dit: miserere! Miserere, dit l'onde;
+          Miserere! miserere!
+
+  Le dolmen, dont l'ortie ensevelit les tables,
+  Pousse un soupir; les morts se dressent lamentables;
+          Gémissent-ils? écoutent-ils?
+  La jusquiame affreuse entr'ouvre ses corolles;
+  La mandragore laisse échapper des paroles
+          De ses mystérieux pistils.
+
+  Qu'a-t-on fait à la ronce et qu'a-t-on fait à l'arbre?
+  Qu'ont-ils donc à pleurer? Pour qui l'antre de marbre
+          Verse-t-il ces larmes d'adieux?
+  Sont-ce les noirs Caïns d'une faute première?
+  Deuil! ils ont la souffrance et n'ont pas la lumière!
+          Ils ont des pleurs et n'ont pas d'yeux!
+
+  Le navire se plaint comme un homme qui souffre,
+  Le tuyau grince et fume, et le flot qui s'engouffre
+          Blanchit les tambours du steamer,
+  Le crabe, le dragon, l'orphe aux larges ouïes,
+  Nagent dans l'ombre où rampe en formes inouïes
+          La vie horrible de la mer.
+
+  Le hallier crie; il semble, à travers l'âpre bise,
+  Qu'on entende hurler Nemrod, Sylla, Cambyse,
+          Rongés du ver et du corbeau,
+  Et sortir, dans l'orage et la brume et la haine,
+  Des froids caveaux où sont les damnés à la chaîne,
+          Les rugissements du tombeau.
+
+  Est-il quelqu'un qui cherche? est-il quelqu'un qui rêve?
+  Est-il quelqu'un qui marche à l'heure où sur la grève
+          Rôdent le spectre et l'assassin,
+  Et qui sache, ô vivants! pourquoi sanglote et râle
+  La forêt, monstrueuse et fauve cathédrale,
+          Où le vent sonne le tocsin?
+
+  On entend vous parler à l'oreille des bouches;
+  On voit dans les clartés des branchages farouches
+          Où passent de mornes convois;
+  Le vent, bouleversant l'arbre aux cimes altières,
+  Emplit de tourbillons les blêmes cimetières;
+          Quelle est donc cette étrange voix?
+
+  Quel est ce psaume énorme et que rien ne fait taire?
+  Et qui donc chante, avec les souffles de la terre,
+          Avec le murmure des cieux,
+  Avec le tremblement de la vague superbe,
+  Les joncs, les eaux, les bois, le sifflement de l'herbe
+          Le requiem mystérieux?
+
+  O sépulcres! j'entends l'orgue effrayant de l'ombre,
+  Formé de tous les cris de la nature sombre
+          Et du bruit de tous les écueils;
+  La mort est au clavier qui frémit dans les branches,
+  Et les touches, tantôt noires et tantôt blanches,
+          Sont vos pierres et vos cercueils.
+
+
+
+
+  L'homme se trompe! Il voit que pour lui tout est sombre;
+  Il tremble et doute; il croit à la haine de l'ombre;
+          Son œil ne s'ouvre qu'à demi;
+  Il dit:--Ne suis-je pas le damné de la terre,
+  Lugubre atome, ayant l'immensité pour guerre
+          Et l'univers pour ennemi?--
+
+  S'il regarde la vie, elle est aussi le gouffre.
+  Toute l'histoire pleure et saigne et crie et souffre;
+          Tous les purs flambeaux sont éteints;
+  Morus après Caton dans le cirque se couche;
+  Le genre humain assiste au pugilat farouche
+          Des grands cœurs et des noirs destins.
+
+  L'énigme universelle est proposée à l'âme,
+  L'âme cherche; la terre et l'eau, l'air et la flamme
+          Font le mal, triste vision!
+  Le vent, la mer, la nuit sont pris en forfaiture;
+  Hélas! que comprend-on? Peu de la créature,
+          Et rien de la création.
+
+  Les faits, qui sont muets et qui semblent funèbres,
+  Surgissent au regard comme un bloc de ténèbres,
+          Et rien n'éclaire et rien ne luit;
+  L'horizon est de l'ombre où l'ombre se prolonge,
+  Où se dresse, devant l'humanité qui songe,
+          Toute une montagne de nuit.
+
+  Le sombre sphinx Nature, accroupi sur la cime,
+  Rêve, pétrifiant de son regard d'abîme
+          Le mage aux essors inouïs,
+  Tout le groupe pensif des blêmes Zoroastres,
+  Les guetteurs de soleils et les espions d'astres,
+          Les effarés, les éblouis.
+
+  Il semble à tout ce tas d'Œdipes qui frissonne
+  Que l'ouragan, clairon des nuages qui sonne,
+          La comète, horreur du voyant,
+  L'hiver, la mort, l'éclair, l'onde affreuse et vivante,
+  Tout ce que le mystère et l'ombre ont d'épouvante
+          Sorte de cet œil effrayant.
+
+  La nuit autour du sphinx roule tumultueuse.--
+  Si l'on pouvait lever sa patte monstrueuse,
+          Que contemplèrent tour à tour
+  Newton, l'esprit d'hier, et l'antique Mercure,
+  Sous la paume sinistre et sous la griffe obscure
+          On trouverait ce mot: Amour.
+
+
+
+
+  XXXV
+
+  LA-HAUT
+
+
+  Un jour l'étoile vit la comète passer,
+  Rit, et, la regardant au gouffre s'enfoncer,
+  Cria:--La voyez-vous courir, la vagabonde?
+  Jadis, dans l'azur chaste où la sagesse abonde,
+  Elle était comme nous étoile vierge, ayant
+  Des paradis autour de son cœur flamboyant,
+  Et ses rayons, liant les sphères, freins et brides,
+  Faisaient tourner le vol des planètes splendides;
+  Rien n'égalait son nimbe auguste, et dans ses nœuds
+  Sa chevelure avait dix globes lumineux;
+  Elle était l'astre à qui tout un monde s'appuie.
+  Un jour, tout à coup, folle, ivre, elle s'est enfuie.
+  Un vertige l'a prise et l'a jetée au fond
+  Des chaos où Moloch avec Dieu se confond.
+  Quand elle en est sortie, elle était insensée;
+  Elle n'a plus voulu suivre que sa pensée,
+  Sa furie, un instinct fougueux, torrentiel,
+  Mauvais, car l'équilibre est la vertu du ciel.
+  Devant elle, au hasard, elle s'en est allée;
+  Elle s'est dans l'abîme immense échevelée;
+  Elle a dit: Je me donne au gouffre, à volonté!
+  Je suis l'infatigable; il est l'illimité.
+  Elle a voulu chercher, trouver, sonder, connaître,
+  Voir les mondes enfants, tâcher d'en faire naître,
+  Aller jusqu'en leur lit provoquer les soleils,
+  Examiner comment les enfers sont vermeils,
+  Voir Satan, visiter cet astre en sa tanière,
+  L'approcher, lui passer la main dans la crinière,
+  Et lui dire: «Lion, je t'aime! Iblis, Mammon,
+  Prends-moi, je viens m'offrir, déesse, à toi démon!»
+  Elle s'est faite, ainsi que l'air, fuyante et souple;
+  Elle a voulu goûter l'âcre extase du couple,
+  Et sans cesse épouser des univers nouveaux;
+  Elle a voulu toucher les croupes des chevaux
+  De la foudre, et, parmi les bruits visionnaires,
+  Rôder dans l'écurie énorme des tonnerres;
+  Elle a mis de l'éclair dans sa fauve clarté;
+  Elle a tout violé par curiosité;
+  Et l'on sent, en voyant ses flamboiements funèbres,
+  Que sa lumière s'est essuyée aux ténèbres.
+  Les soleils tour à tour l'ont. Elle a préféré
+  A la majesté fixe au haut du ciel sacré,
+  On ne sait quelle course, audacieuse, oblique,
+  Étrange; et maintenant elle est fille publique.
+
+  Et la comète dit à l'étoile:--Vesta,
+  Tu te trompes. Je suis Vénus. Quand Dieu resta,
+  Après que le noir couple humain eut pris la fuite,
+  Seul dans le paradis, Satan lui dit: Ensuite?
+  Et Dieu vit que l'amour est un besoin qu'on a,
+  Et que sans lui le monde a froid; il m'ordonna
+  D'aller incendier le gouffre où tout commence,
+  Et Dieu mit la sagesse où tu vois la démence.
+  Depuis ce jour-là, j'erre et je vais en tous lieux
+  Rappeler à l'hymen les mondes oublieux.
+  J'illumine Uranus, je réchauffe Saturne,
+  Et je remets du feu dans les astres; mon urne
+  Reverse un flot d'aurore aux fontaines du jour;
+  Je suis la folle auguste ayant au front l'amour;
+  Je suis par les soleils formidables baisée;
+  Si je rencontre en route une lune épuisée,
+  Je la rallume, et l'ombre a ce flambeau de plus;
+  L'océan étoilé me roule en ses reflux;
+  Sur tous les globes, nés au fond des étendues,
+  Il est de sombres mers que je gonfle éperdues;
+  J'éveille du chaos le rut démesuré;
+  Voici l'épouse en feu qui vient! l'astre effaré
+  Regarde à son zénith, à travers la nuée,
+  L'impudeur de ma robe immense dénouée;
+  De mes accouplements l'espace est ébloui;
+  Dès qu'un gouffre me veut, j'accours et je dis: Oui!
+  Je passe d'Allioth à Sirius; ma bouche
+  Se colle au triple front d'Aldebaran farouche;
+  Et je me prostitue à l'infini, sachant
+  Que je suis la semence et que l'ombre est le champ;
+  De là des mondes; Dieu m'approuve quand j'ébauche
+  Une création que tu nommes débauche.
+  Celle qui lie entre eux les univers, c'est moi;
+  Sans moi, l'isolement hideux serait la loi;
+  Étoiles, on verrait de monstrueux désastres;
+  L'infini subirait l'égoïsme des astres;
+  Partout la nuit, la mort et le deuil, augmentés
+  Par la farouche horreur de vos virginités.
+  J'empêche l'effrayant célibat de l'abîme.
+  Je suis du pouls divin le battement sublime;
+  Mon trajet, à la fois idéal et réel,
+  Marque l'artère énorme et profonde du ciel;
+  Vous êtes la lumière et moi je suis la flamme;
+  Dieu me fit de son cœur et vous fit de son âme;
+  O mes sœurs, nous versons toutes de la clarté,
+  Étant, vous l'harmonie, et moi la liberté.
+
+
+
+
+  XXXVI
+
+  LE GROUPE DES IDYLLES
+
+  I
+
+  ORPHÉE
+
+
+  J'atteste Tanaïs, le noir fleuve aux six urnes,
+  Et Zeus qui fait traîner sur les grands chars nocturnes
+  Rhéa par des taureaux et Nyx par des chevaux,
+  Et les anciens géants et les hommes nouveaux,
+  Pluton qui nous dévore, Uranus qui nous crée,
+  Que j'adore une femme et qu'elle m'est sacrée.
+  Le monstre aux cheveux bleus, Poséidon, m'entend;
+  Qu'il m'exauce. Je suis l'âme humaine chantant,
+  Et j'aime. L'ombre immense est pleine de nuées,
+  La large pluie abonde aux feuilles remuées,
+  Borée émeut les bois, Zéphyre émeut les blés,
+  Ainsi nos cœurs profonds sont par l'amour troublés.
+  J'aimerai cette femme appelée Eurydice,
+  Toujours, partout! Sinon que le ciel me maudisse,
+  Et maudisse la fleur naissante et l'épi mûr!
+  Ne tracez pas de mots magiques sur le mur.
+
+
+  II
+
+  SALOMON
+
+  Je suis le roi qu'emplit la puissance sinistre;
+  Je fais bâtir le temple et raser les cités;
+  Hiram mon architecte et Charos mon ministre
+          Rêvent à mes côtés;
+
+  L'un étant ma truelle et l'autre étant mon glaive,
+  Je les laisse songer et ce qu'ils font est bien;
+  Mon souffle monte au ciel plus haut que ne s'élève
+          L'ouragan libyen;
+
+  Dieu même en est parfois remué. Fils d'un crime,
+  J'ai la sagesse énorme et sombre; et le démon
+  Prendrait, entre le ciel suprême et son abîme,
+          Pour juge Salomon.
+
+  C'est moi qui fais trembler et c'est moi qui fais croire;
+  Conquérant on m'admire, et, pontife, on me suit;
+  Roi, j'accable ici-bas les hommes par la gloire,
+          Et, prêtre, par la nuit;
+
+  J'ai vu la vision des festins et des coupes
+  Et le doigt écrivant Mané Thécel Pharès,
+  Et la guerre, les chars, les clairons, et les croupes
+          Des chevaux effarés;
+
+  Je suis grand; je ressemble à l'idole morose;
+  Je suis mystérieux comme un jardin fermé;
+  Pourtant, quoique je sois plus puissant que la rose
+          N'est belle au mois de mai,
+
+  On peut me retirer mon sceptre d'or qui brille,
+  Et mon trône, et l'archer qui veille sur ma tour,
+  Mais on n'ôtera pas, ô douce jeune fille,
+          De mon âme l'amour;
+
+  On n'en ôtera pas l'amour, ô vierge blonde
+  Qui comme une lueur te mires dans les eaux,
+  Pas plus qu'on n'ôtera de la forêt profonde
+          La chanson des oiseaux.
+
+
+  III
+
+  ARCHILOQUE
+
+  Le pilote connaît la figure secrète
+  Du fond de la mer sombre entre Zante et la Crète,
+  Le sage médecin connaît le mal qu'on a,
+  Le luthier, par la muse instruit, sait qu'Athana
+  A fait la flûte droite et Pan la flûte oblique;
+  Moi, je ne sais qu'aimer. Tout ce qu'un mage explique
+  En regardant un astre à travers des cyprès,
+  Dans les bois d'Éleusis la nuit, n'est rien auprès
+  De ce que je devine en regardant Stellyre.
+  Stellyre est belle. Ayez pitié de mon délire,
+  Dieux immortels! je suis en proie à sa beauté.
+  Sans elle je serais l'Archiloque irrité,
+  Mais elle m'attendrit. Muses, Stellyre est douce.
+  Pour que l'agneau la broute il faut que l'herbe pousse,
+  Et que l'adolescent croisse pour être aimé.
+  Par l'immense Vénus le monde est parfumé;
+  L'amour fait pardonner à l'Olympe la foudre;
+  L'Océan en créant Cypris voulut s'absoudre,
+  Et l'homme adore, au bord du gouffre horrible et vain,
+  La tempête achevée en sourire divin.
+  Stellyre a la gaîté du nid chantant dans l'arbre.
+  Moi qui suis de Paros, je me connais en marbre,
+  Elle est blanche, et pourtant femme comme Aglaura
+  Et Glycère; et, rêveur, je sais qu'elle mourra.
+  Tout finit par finir, hélas, même les roses!
+  Quoique Stellyre, ô dieux, ressemble aux fleurs écloses
+  A l'aurore, en avril, dans les joncs des étangs,
+  Faites, dieux immortels, qu'elle vive longtemps,
+  Car il sort de cette âme une clarté sereine;
+  Je la veux pour esclave, et je la veux pour reine;
+  Je suis un cœur dompté par elle, et qui consent;
+  Et ma haine est changée en amour. O passant,
+  Sache que la chanson que voici fut écrite
+  Quand Hipparque chassa d'Athène Onomacrite
+  Parce qu'il parlait bas à des dieux infernaux
+  Pour faire submerger l'archipel de Lemnos.
+
+
+  IV
+
+  ARISTOPHANE
+
+  Les jeunes filles vont et viennent sous les saules;
+  Leur chevelure cache et montre leurs épaules;
+  L'amphore sur leur front ne les empêche pas,
+  Quand Ménalque apparaît, de ralentir leur pas,
+  Et de dire: Salut, Ménalque! et la feuillée,
+  Par le rire moqueur des oiseaux réveillée,
+  Assiste à la rencontre ardente des amants;
+  Tant de baisers sont pris sous les rameaux charmants
+  Que l'amphore au logis arrive à moitié vide.
+  L'aïeule, inattentive au fil qu'elle dévide,
+  Gronde: Qu'as-tu donc fait, qui donc t'a pris la main,
+  Que l'eau s'est répandue ainsi sur le chemin?
+  La jeune fille dit: Je ne sais pas; et songe.
+  A l'heure où dans les champs l'ombre des monts s'allonge,
+  Le soir, quand on entend des bruits de chars lointains,
+  Il est bon de songer aux orageux destins
+  Et de se préparer aux choses de la vie;
+  C'est par le peu qu'il sait, par le peu qu'il envie,
+  Que l'homme est sage. Aimons. Le printemps est divin;
+  Nous nous sentons troublés par les fleurs du ravin,
+  Par l'indulgent avril, par les nids peu moroses,
+  Par l'offre de la mousse et le parfum des roses,
+  Et par l'obscurité des sentiers dans les bois.
+  Les femmes au logis rentrent, mêlant leurs voix,
+  Et plus d'une à causer sous les portes s'attarde.
+  Femme, qui parles mal de ton mari, prends garde,
+  Car ton petit enfant te regarde étonné.
+  Muses, vénérons Pan, de lierre couronné.
+
+
+  V
+
+  ASCLÉPIADE
+
+  Vous qui marchez, tournant vos têtes inquiètes,
+  Songez-y, le dieu Pan sait toujours où vous êtes.
+  Amants, si vous avez des raisons pour ne pas
+  Laisser voir quelle est l'ombre où se perdent vos pas,
+  Vous êtes mal cachés dans ce bois, prenez garde;
+  La tremblante forêt songe, écoute et regarde;
+  A tout ce hallier noir vous donnez le frisson;
+  Craignez que vos baisers ne troublent le buisson,
+  Craignez le tremblement confus des branches d'arbre;
+  La nature est une âme, elle n'est pas de marbre;
+  L'obscur souffle inconnu qui dans ce demi-jour
+  Passe, et que vous prenez pour le vent, c'est l'amour;
+  Et vous êtes la goutte et le monde est le vase,
+  Amants, votre soupir fait déborder l'extase;
+  Au-dessus de vos fronts les rameaux frémissants
+  Mêlent leurs bruits, leurs voix, leurs parfums, leur encens;
+  L'émotion au bois profond se communique,
+  Et la fauve dryade agite sa tunique.
+
+
+  VI
+
+  THÉOCRITE
+
+  O belle, crains l'Amour, le plus petit des dieux,
+  Et le plus grand; il est fatal et radieux;
+  Sa pensée est farouche et sa parole est douce;
+  On le trouve parfois accroupi dans la mousse,
+  Terrible et souriant, jouant avec les fleurs;
+  Il ne croit pas un mot de ce qu'il dit; les pleurs
+  Et les cris sont mêlés à son bonheur tragique;
+  Maïa fit la prairie, il fait la géorgique;
+  L'Amour en tout temps pleure, et triomphe en tout lieu;
+  La femme est confiante aux baisers de ce dieu,
+  Car ils ne piquent pas, sa lèvre étant imberbe.
+  --Tu vas mouiller ta robe à cette heure dans l'herbe,
+  Lyda, pourquoi vas-tu dans les champs si matin?
+  Lyda répond:--Je cède au ténébreux destin,
+  J'aime, et je vais guetter Damœtas au passage,
+  Et je l'attends encor le soir, étant peu sage,
+  Quand il fait presque nuit dans l'orme et le bouleau,
+  Quand la nymphe aux yeux verts danse au milieu de l'eau.
+  --Lyda, fuis Damœtas!--Je l'adore et je tremble.
+  Je ne puis lui donner toutes les fleurs ensemble,
+  Car l'une vient l'automne et l'autre vient l'été;
+  Mais je l'aime.--Lyda, Lyda, crains Astarté.
+  Cache ton cœur en proie à la sombre chimère.
+  Il ne faut raconter ses amours qu'à sa mère
+  A l'heure matinale où le croissant pâlit,
+  Quand elle se réveille en riant dans son lit.
+
+
+  VII
+
+  BION
+
+  Allons-nous-en rêveurs dans la forêt lascive.
+  L'amour est une mer dont la femme est la rive,
+  Les saintes lois d'en haut font à ses pieds vainqueurs
+  Mourir le grand baiser des gouffres et des cœurs.
+  Viens, la forêt s'ajoute à l'âme, et Cythérée
+  Devient fauve et terrible en cette horreur sacrée;
+  Viens, nous nous confierons aux bois insidieux,
+  Et nous nous aimerons à la façon des dieux;
+  Il faut que l'empyrée aux voluptés se mêle,
+  Et l'aigle, la colombe étant sa sœur jumelle,
+  S'envole volontiers du côté des amants.
+  Les cœurs sont le miroir obscur des firmaments;
+  Toutes nos passions reflètent les étoiles.
+  Par le déchirement magnifique des voiles
+  La nature constate et prouve l'unité;
+  Le rayon c'est l'amour, l'astre c'est la beauté.
+  Hyménée! Hyménée! allons sous les grands chênes.
+  O belle, je te tiens, parce que tu m'enchaînes,
+  Et tu m'as tellement dans tes nœuds enchantés
+  Lié, saisi, que j'ai toutes les libertés;
+  Je les prends; tu ne peux t'en plaindre, en étant cause.
+  Si le zéphyr te fâche, alors ne sois plus rose.
+
+
+  VIII
+
+  MOSCHUS
+
+  O nymphes, baignez-vous à la source des bois.
+  Le hallier, bien qu'il soit rempli de sombres voix,
+  Quoiqu'il ait des rochers où l'aigle fait son aire,
+  N'est jamais envahi par l'ombre qui s'accroît
+  Au point d'être sinistre et de n'avoir plus droit
+          A la nudité de Néère.
+
+  Néère est belle, douce et pure, et transparaît
+  Blanche, à travers l'horreur de la noire forêt;
+  Un essaim rôde et parle aux fleurs de la vallée,
+  Un écho dialogue avec l'écho voisin,
+  Qu'est-ce que dit l'écho? qu'est-ce que dit l'essaim?
+          Qu'étant nue, elle est étoilée!
+
+  Car l'éblouissement des astres est sur toi
+  Quand tu te baignes, chaste, avec ce vague effroi
+  Que toujours la beauté mêle à sa hardiesse,
+  Sous l'arbre où l'œil du faune ardent te cherchera.
+  Tu sais bien que montrer la femme, ô Néèra,
+          C'est aussi montrer la déesse.
+
+  Moi, quoique par les rois l'homme soit assombri,
+  Je construis au-dessus de ma tête un abri
+  Avec des branches d'orme et des branches d'yeuse;
+  J'aime les prés, les bois, le vent jamais captif,
+  Néère et Phyllodoce, et je suis attentif
+          A l'idylle mélodieuse.
+
+  Parce que, dans cette ombre où parfois nous dormons,
+  De lointains coups de foudre errent de monts en monts,
+  Parce que tout est plein d'éclairs visionnaires,
+  Parce que le ciel gronde, est-il donc en marchant
+  Défendu de rêver, et d'écouter le chant
+          D'une flûte entre deux tonnerres?
+
+
+  IX
+
+  VIRGILE
+
+  Déesses, ouvrez-moi l'Hélicon maintenant.
+  O bergers, le hallier sauvage est surprenant;
+  On y distingue au loin de confuses descentes
+  D'hommes ailés, mêlés à des nymphes dansantes;
+  Des clartés en chantant passent, et je les suis.
+  Les bois me laissent faire et savent qui je suis.
+  O pasteurs, j'ai Mantoue et j'aurai Parthénope;
+  Comme le taureau-dieu pressé du pied d'Europe,
+  Mon vers, tout parfumé de roses et de lys,
+  A l'empreinte du frais talon d'Amaryllis;
+  Les filles aux yeux bleus courent dans mes églogues;
+  Bacchus avec ses lynx, Diane avec ses dogues,
+  Errent, sans déranger une branche, à travers
+  Mes poèmes, et Faune est dans mes antres verts.
+  Quel qu'il soit, et fût-il consul, fût-il édile,
+  Le passant ne pourra rencontrer mon idylle
+  Sans trouble, et, tout à coup, voyant devant ses pas
+  Une pomme rouler et fuir, ne saura pas
+  Si dans votre épaisseur sacrée elle est jetée,
+  Forêts, pour Atalante, ou bien pour Galatée.
+  Mes vers seront si purs qu'après les avoir lus
+  Lycoris ne pourra que sourire à Gallus.
+  La forêt où je chante est charmante et superbe;
+  Je veux qu'un divin songe y soit couché dans l'herbe,
+  Et que l'homme et la femme, ayant mon âme entre eux,
+  S'ils entrent dans l'églogue en sortent amoureux.
+
+
+  X
+
+  CATULLE
+
+  Que faire au mois d'avril à moins de s'adorer?
+  Viens, nous allons songer, viens, nous allons errer.
+  Laissons Plaute à Chloé prouver qu'il la désire
+  Par un triple collier de corail de Corcyre;
+  Laissons Psellas charmer Fuscus par ses grands yeux,
+  Et par l'âpre douceur d'un chant mystérieux;
+  Laissons César dompter la fortune changeante,
+  Mettre un mors à l'équestre et sauvage Agrigente,
+  Au numide, à l'ibère, au scythe hasardeux;
+  Ayons le doux souci d'être seuls tous les deux.
+  Nous avons à nous l'air, le ciel, l'ombre, l'espace.
+  Nous ferons arrêter le muletier qui passe,
+  Nous boirons dans son outre un peu de vin sabin;
+  Et le soir, quand la lune, éclairant dans leur bain
+  Le faune et la naïade indistincte, se lève,
+  Nous chercherons un lit pour finir notre rêve,
+  Une mousse cachée au fond du hallier noir.
+  O belle, rien n'existe ici-bas que l'espoir,
+  Rien n'est sûr que l'hymen, rien n'est vrai que la joie;
+  L'amour est le vautour et nos cœurs sont la proie.
+  Quand, ainsi qu'y monta jadis la nymphe Hellé,
+  Une femme apparaît sur l'olympe étoilé,
+  Les dieux donnent de tels baisers à ses épaules,
+  Qu'une lueur subite éclaire les deux pôles,
+  Et la terre comprend qu'en ce ciel redouté
+  L'humanité s'accouple à la divinité.
+  Aimons. Allons aux bois où chantent les fauvettes.
+  Il faut vivre et sourire, il faut que tu revêtes
+  Cette robe d'azur qu'on nomme le bonheur.
+  L'Amour est un divin et tendre empoisonneur,
+  Laissons ce charmant traître approcher de nos bouches
+  Sa coupe où nous boirons les extases farouches
+  Et le sombre nectar des baisers éperdus.
+  Les cœurs sont insensés et les cieux leur sont dus;
+  Car la démence auguste et profonde des âmes
+  Met dans l'homme une étoile, et quand nous nous aimâmes
+  Nous nous sentîmes pleins de rayons infinis,
+  Et tu devins Vénus et je fus Adonis.
+  Le tremblement sacré des branches dans l'aurore
+  Conseille aux cœurs d'aimer, conseille aux nids d'éclore.
+  Il faut craindre et vouloir, chercher les prés fleuris
+  Et rêver, et s'enfuir, mais afin d'être pris.
+  Adorons-nous. Ainsi je médite et je chante.
+  Je songe à ta pudeur souveraine et touchante,
+  Je regarde attendri l'antre où tu me cédas;
+  Pendant que, fatiguée à suivre nos soldats,
+  La Victoire, au-dessus de nous, dans la nuée,
+  Rattache sa sandale, un instant dénouée.
+
+
+  XI
+
+  LONGUS
+
+  Chloé nue éblouit la forêt doucement;
+  Elle rit, l'innocence étant un vêtement;
+  Elle est nue, et s'y plaît; elle est belle, et l'ignore.
+  Elle ressemble à tous les songes qu'on adore;
+  Le lys blanc la regarde et n'a point l'air fâché;
+  La nuit croit voir Vénus, l'aube croit voir Psyché.
+  Le printemps est un tendre et farouche mystère;
+  On sent flotter dans l'air la faute involontaire
+  Qui se pose, au doux bruit du vent et du ruisseau,
+  Dans les âmes ainsi que dans les bois l'oiseau.
+  Séve! hymen! le printemps vient, et prend la nature
+  Par surprise, et, divin, apporte l'aventure
+  De l'amour aux forêts, aux fleurs, aux cœurs. Aimez.
+  Dans la source apparaît la nymphe aux doigts palmés,
+  Dans l'arbre la dryade et dans l'homme le faune;
+  Le baiser envolé fait aux bouches l'aumône.
+
+
+  XII
+
+  DANTE
+
+  Thalès n'était pas loin de croire que le vent
+  Et l'onde avaient créé les femmes; et, devant
+  Phellas, fille des champs, bien qu'il fût de la ville,
+  Ménandre n'était point parfaitement tranquille;
+  Moschus ne savait pas au juste ce que c'est
+  Que la femme, et tremblait quand Glycère passait;
+  Anaxagore, ayant l'inconnu pour étude,
+  Regardait une vierge avec inquiétude;
+  Virgile méditait sur Lycoris; Platon
+  Dénonçait à Paphos l'odeur du Phlégéton;
+  Plaute évitait Lydé; c'est que ces anciens hommes
+  Redoutaient vaguement la planète où nous sommes;
+  Agd et Tellus étaient des femelles pour eux;
+  Ils craignaient le travail perfide et ténébreux
+  Des parfums, des rayons, des souffles et des séves.
+  Les femmes après tout sont peut-être des rêves;
+  Quelle âme ont-elles? Nul ne peut savoir quel dieu
+  Ou quel démon sourit dans la nuit d'un œil bleu;
+  Nul ne sait, dans la vie immense enchevêtrée,
+  Si l'antre où rêve Pan, l'herbe où se couche Astrée,
+  Si la roche au profil pensif, si le zéphyr,
+  Si toute une forêt acharnée à trahir,
+  A force d'horreur, d'ombre, et d'aube, et de jeunesse,
+  Ne peut transfigurer en femme une faunesse;
+  Dans tout ils croyaient voir quelque spectre caché
+  Poindre, et Démogorgon s'ajoutait à Psyché.
+  Ces sages d'autrefois se tenaient sur leurs gardes.
+  La possibilité des méduses hagardes
+  Surgissant tout à coup, les rendait attentifs;
+  De la sombre nature ils se sentaient captifs;
+  Perse reconnaissait dans Églé, la bouffonne
+  Qui se barbouille avec des mûres, Tisiphone;
+  Et plusieurs s'attendaient à voir subitement
+  Transparaître Érynnis sous le masque charmant
+  De la naïve Aglaure ou d'Iphis la rieuse;
+  Tant la terre pour eux était mystérieuse.
+
+
+  XIII
+
+  PÉTRARQUE
+
+  Elle n'est plus ici; cependant je la vois
+  La nuit au fond des cieux, le jour au fond des bois!
+  Qu'est-ce que l'œil de chair auprès de l'œil de l'âme?
+  On est triste; on n'a pas près de soi cette femme,
+  On est dans l'ombre; eh bien, cette ombre aide à la voir,
+  Car l'étoile apparaît surtout dans le ciel noir.
+  Je vois ma mère morte, et je te vois absente,
+  O Laure! Où donc es-tu? Là-bas, éblouissante.
+  Je t'aime, je te vois. Sois là, ne sois pas là,
+  Je te vois. Tout n'est rien si tout n'est pas cela,
+  Aimer. Aimer suffit; pas d'autre stratagème
+  Pour être égal aux dieux que ce mot charmant: J'aime.
+  L'amour nous fait des dons au-dessus de nos sens,
+  Laure, et le plus divin, c'est de nous voir absents;
+  C'est de t'avoir, après que tu t'es exilée;
+  C'est de revoir partout ta lumière envolée!
+  Je demande: Es-tu là, doux être évanoui?
+  La prunelle dit: Non, mais l'âme répond: Oui.
+
+
+  XIV
+
+  RONSARD
+
+  C'est fort juste, tu veux commander en cédant;
+  Viens, ne crains rien; je suis éperdu, mais prudent;
+  Suis-moi; c'est le talent d'un amant point rebelle
+  De conduire au milieu des forêts une belle,
+  D'être ardent et discret, et d'étouffer sa voix
+  Dans le chuchotement mystérieux des bois.
+  Aimons-nous au-dessous du murmure des feuilles;
+  Viens, je veux qu'en ce lieu voilé tu te recueilles,
+  Et qu'il reste au gazon par ta langueur choisi
+  Je ne sais quel parfum de ton passage ici;
+  Laissons des souvenirs à cette solitude.
+  Si tu prends quelque molle et sereine attitude,
+  Si nous nous querellons, si nous faisons la paix,
+  Et si tu me souris sous les arbres épais,
+  Ce lieu sera sacré pour les nymphes obscures;
+  Et le soir, quand luiront les divins Dioscures,
+  Ces sauvages halliers sentiront ton baiser
+  Flotter sur eux dans l'ombre et les apprivoiser;
+  Les arbres entendront des appels plus fidèles,
+  De petits cœurs battront sous de petites ailes,
+  Et les oiseaux croiront que c'est toi qui bénis
+  Leurs amours et la fête adorable des nids.
+  C'est pourquoi, belle, il faut qu'en ce vallon tu rêves.
+  Et je rends grâce à Dieu, car il fit plusieurs Èves,
+  Une aux longs cheveux d'or, une autre au sein bruni,
+  Une gaie, une tendre, et, quand il eut fini,
+  Ce Dieu, qui crée au fond toujours les mêmes choses,
+  Avec ce qui restait des femmes, fit les roses.
+
+
+  XV
+
+  SHAKESPEARE
+
+  O doux être, fidèle et cependant ailé,
+  Ange et femme, est-il vrai que tu t'en sois allé?
+  Pour l'âme, la lueur inexprimable reste;
+  L'âme ne perd jamais de vue un front céleste;
+  Et quiconque est aimé devient céleste. Hélas,
+  L'absence est dure, mais le cœur noir, l'esprit las
+  Sont consolés par l'âme, invincible voyante.
+  L'éclair est passager, la nuée est fuyante,
+  Mais l'être aimé ne peut s'éclipser. Je te vois,
+  Je sens presque ta main, j'entends presque ta voix.
+  Oui, loin de toi je vis comme on vit dans un songe;
+  Ce que je touche est larve, apparence, mensonge;
+  J'aperçois ton sourire à travers l'infini;
+  Et, sans savoir pourquoi, disant: Suis-je puni?
+  Je pleure vaguement si loin de moi tu souffres.
+  La nature ignorée et sainte a de ces gouffres
+  Où le visionnaire est voisin du réel;
+  Ainsi la lune est presque un spectre dans le ciel;
+  Ainsi tout dans les bois en fantôme s'achève;
+  Ainsi c'est presque au fond d'un abîme et d'un rêve
+  Qu'un rossignol est triste et qu'un merle est rieur.
+
+  Quel mystère insondé que l'œil intérieur!
+  Quelle insomnie auguste en nous! Quelle prunelle
+  Ouverte sur le bien et le mal, éternelle!
+  A quelle profondeur voit cet œil inconnu!
+  Comme devant l'esprit toute l'ombre est à nu!
+  L'œil de chair bien souvent pour l'erreur se décide,
+  La cécité pensive est quelquefois lucide;
+  Quoi donc! est-ce qu'on a besoin des yeux pour voir
+  L'héroïsme, l'honneur, la vertu, le devoir,
+  La réalité sainte et même la chimère?
+  Qui donc passe en clarté le grand aveugle Homère?
+
+
+  XVI
+
+  RACAN
+
+  Si toutes les choses qu'on rêve
+  Pouvaient se changer en amours,
+  Ma voix, qui dans l'ombre s'élève,
+  Osant toujours, tremblant toujours,
+
+  Qui, dans l'hymne qu'elle module,
+  Mêle Astrée, Eros, Gabriel,
+  Les dieux et les anges, crédule
+  Aux douces puissances du ciel,
+
+  Pareille aux nids qui, sous les voiles
+  De la nuit et des bois touffus,
+  Echangent avec les étoiles
+  Un grand dialogue confus,
+
+  Sous la sereine et sombre voûte
+  Sans murs, sans portes et sans clés,
+  Mon humble voix prendrait la route
+  Que prennent les cœurs envolés,
+
+  Et vous arriverait, touchante,
+  A travers les airs et les eaux,
+  Si toutes les chansons qu'on chante,
+  Pouvaient se changer en oiseaux.
+
+
+  XVII
+
+  SEGRAIS
+
+  O fraîche vision des jupes de futaine
+  Qui se troussent gaîment autour de la fontaine!
+  O belles aux bras blancs follement amoureux!
+  J'ai vu passer Aminthe au fond du chemin creux;
+  Elle a seize ans, et tant d'aurore sur sa tête
+  Qu'elle semble marcher au milieu d'une fête;
+  Elle est dans la prairie, elle est dans les forêts
+  La plus belle, et n'a pas l'air de le faire exprès;
+  C'est plus qu'une déesse et c'est plus qu'une fée,
+  C'est la bergère; c'est une fille coiffée
+  D'iris et de glaïeuls avec de grands yeux bleus;
+  Elle court dans les champs comme, aux temps fabuleux,
+  Couraient Léontium, Phyllodoce et Glycère;
+  Elle a la majesté du sourire sincère;
+  Quand elle parle, on croit entendre, ô bois profond,
+  Un rossignol chanter au-dessus de son front;
+  Elle est pure, sereine, aimable, épanouie,
+  Et j'en ai la prunelle à jamais éblouie;
+  Comme Faune la suit d'un regard enflammé!
+  Comme on sent que les nids, l'amour, le mois de mai,
+  Guettent dans le hallier ces douces âmes neuves!
+  Dans des prés où ne coule aucun des divins fleuves
+  Qu'on appelle Céphise, Eurotas ou Cydnus,
+  Elle trouve moyen d'avoir de beaux pieds nus;
+  Cette fille d'Auteuil semble née à Mégare!
+  Parfois dans des sentiers pleins d'ombre elle s'égare;
+  Oh! comme les oiseaux chuchotaient l'autre soir!
+  Pas plus que le raisin ne résiste au pressoir,
+  Pas plus que le roseau n'est au zéphyr rebelle,
+  Nul cœur pouvant aimer n'élude cette belle.
+  Comme la biche accourt et fuit à notre voix,
+  Elle est apprivoisée et sauvage à la fois;
+  Elle est toute innocente et n'a pas de contrainte;
+  Elle donne un baiser confiant et sans crainte
+  A quiconque est naïf comme un petit enfant;
+  Contre les beaux parleurs, fière, elle se défend;
+  Et c'est pourquoi je fais semblant d'être stupide;
+  Telle est la profondeur des amoureux. Et Gnide,
+  Amathonte et Paphos ne sont rien à côté
+  Du vallon où parfois passe cette beauté.
+  Muses, je chante, et j'ai près de moi Stésichore,
+  Plaute, Horace et Ronsard, d'autres bergers encore;
+  J'aime, et je suis Segrais qu'on nomme aussi Tircis;
+  Nous sommes sous un hêtre avec Virgile assis,
+  Et cette chanson s'est de ma flûte envolée,
+  Pendant que mes troupeaux paissent dans la vallée
+  Et que du haut des cieux l'astre éclaire et conduit
+  La descente sacrée et sombre de la nuit.
+
+
+  XVIII
+
+  VOLTAIRE
+
+  Dans la religion voir une bucolique;
+  Être assez huguenot pour être catholique;
+  Aimer Clorinde assez pour caresser Suzon;
+  Suivre un peu la sagesse et beaucoup la raison;
+  Planter là ses amis, mais ne pas les proscrire;
+  Croire aux dogmes tout juste assez pour en sourire;
+  Être homme comme un diable, abbé comme Chaulieu;
+  Ne rien exagérer, pas même le bon Dieu;
+  Baiser le saint chausson qu'offre à la gent dévote
+  Le pape, et préférer le pied nu de Javotte,
+  Tels sont les vrais instincts d'un sage en bon état.
+  Force tentations, et jamais d'attentat;
+  Avoir on ne sait quoi d'aimable dans la faute;
+  Ressembler à ce bon petit chevreau qui saute
+  Joyeux, libre, et qui broute, et boit aux étangs verts,
+  Si content qu'il en met l'oreille de travers;
+  Donner son cœur au ciel si Goton vous le laisse;
+  Commettre des péchés pour aller à confesse,
+  Car les péchés sont gais, et font avec douceur
+  Aux frais du confessé vivre le confesseur;
+  Pas trop de passion, pas trop d'apostasie,
+  C'est le bon sens. Suivez cette route choisie
+  Et sûre. C'est ainsi qu'on vieillit sans effroi;
+  Et c'est ainsi qu'on a de l'esprit, fût-on roi,
+  Et qu'on est Henri quatre, et qu'on a ses entrées
+  A la grand'messe, et chez Gabrielle d'Estrées.
+
+
+  XIX
+
+  CHAULIEU
+
+  Ayez de la faiblesse, ô femmes; c'est charmant
+  D'être faibles, et l'ombre est dans le firmament
+  Pour prouver le besoin que parfois ont de voiles
+  Même la blanche aurore et même les étoiles.
+  Les fleurs ne savent pas ce que va faire avril,
+  Elles ont peur; de quoi? D'un charme, ou d'un péril?
+  D'un péril et d'un charme. Eh bien, toi qui te mêles
+  Aux fleurs, et qui les vois trembler, tremble comme elles,
+  Mais pas plus. Oui, tremblez, belles; mais, croyez-moi,
+  Sur la frayeur des fleurs copiez votre émoi.
+  Voyez comme elles sont promptement rassurées.
+  Les roses sont autant de molles Cythérées,
+  Point méchantes; l'épine est la sœur du parfum.
+  Le ciel n'est point pour l'homme un témoin importun.
+  Aimons. On y consent au fond des empyrées.
+  Après avoir aimé les âmes sont sacrées.
+  L'heure où nous brillons touche à l'heure où nous tombons.
+  Brillez, tombez. Jadis les sages étaient bons;
+  Ils conseillaient la gloire aux héros, et la chute
+  Aux belles. L'herbe douce après la douce lutte
+  Devient un trône; Horace y fait asseoir Chloé.
+  Ainsi qu'un vieux trumeau dépeint et décloué
+  L'idylle aujourd'hui pend au grand plafond céleste,
+  Restaurons-la, suivons Galatée au pied leste,
+  Et je serai Virgile, et vous serez Églé,
+  O belle au frais fichu vainement épinglé!
+  Nous sommes des bergers, Gnide est notre village.
+  Attention! je vais commencer le pillage
+  Des appas, et l'on va courir dans les sillons;
+  Et vous ne ferez pas la chasse aux papillons,
+  Belle, les papillons étant de bon exemple.
+  O cieux profonds, l'amour est dieu, le bois est temple,
+  Et cette jeune fille à l'œil un peu moqueur
+  Est ma victorieuse et je suis son vainqueur!
+
+
+  XX
+
+  DIDEROT
+
+  Les philosophes sont d'avis que la nature
+  Se passe d'eux, ne tient qu'à sa propre droiture,
+  Ne consulte que l'ordre auguste, et que les lois
+  Sont les mêmes au fond des cieux, au fond des bois.
+  Vivre, aimer, tout est là. Le reste est ignorance;
+  Et la création est une transparence;
+  L'univers laisse voir toujours le même sceau,
+  L'amour, dans le soleil ainsi que dans l'oiseau;
+  Nos sens sont des conseils; des voix sont dans les choses;
+  Ces voix disent: Beautés, faites comme les roses;
+  Faites comme les nids, amants. Avril vainqueur
+  Sourit, laissez le ciel vous entrer dans le cœur.
+  Théocrite, ô ma belle, était tendre et facile;
+  Ces bons ménétriers de Grèce et de Sicile
+  Chantaient juste, et leur vers reste aimable et charmeur
+  Même quand la saison est de mauvaise humeur;
+  Ils étaient un peu fous comme tous les vrais sages;
+  Ils baisaient les pieds nus, guettaient les purs visages,
+  N'avaient point de sophas et point de canapés,
+  Et couchaient sur des lits de pampres frais coupés;
+  Ils se hâtaient d'aimer, car la vie est rapide;
+  La dernière heure éclôt dans la première ride;
+  Hélas, la pâle mort pousse d'un pied égal
+  Votre beauté, madame, et notre madrigal.
+  Vivons. Moi, j'ai l'amour pour devoir, et personne
+  N'a droit de s'informer, belles, si je frissonne
+  Parce que j'entrevois dans l'ombre un sein charmant;
+  Je prends ma part du vaste épanouissement;
+  Le plus sage en ce monde immense est le plus ivre.
+  Femme, écoute ton cœur, ne lis pas d'autre livre;
+  Ce qu'ont fait les aïeux les enfants le refont,
+  Et l'amour est toujours la même idylle au fond;
+  L'églogue en souriant se copie; elle calque
+  Margot sur Phyllodoce et Gros-Jean sur Ménalque.
+  Comme souffle le vent, comme luit le rayon,
+  Sois belle, aime! La vie est une fonction,
+  Et cette fonction par tout être est remplie
+  Sans qu'aucun instinct mente et qu'aucune loi plie;
+  Les accomplissements sont au-dessus de nous;
+  Le lys est pur, le ciel est bleu, l'amour est doux
+  Sans la permission de l'homme; nul système
+  N'empêche Églé de dire à Tityre: Je t'aime!
+  La Sorbonne n'a rien à voir dans tout cela;
+  Madame de Genlis peut faire _Paméla_
+  Sans gêner les oiseaux des bois; et les mésanges,
+  Les pinsons, les moineaux, bêtes qui sont des anges,
+  Ne s'inquiètent point d'Arnauld ni de Pascal;
+  Et, quand des profondeurs du ciel zodiacal,
+  Vers l'aurore, à travers d'invisibles pilastres,
+  Il redescend, avec son attelage d'astres,
+  Là-haut, dans l'infini, l'énorme chariot
+  Sait peu ce que Voltaire écrit à Thiriot.
+
+
+  XXI
+
+  BEAUMARCHAIS
+
+  Allez-vous-en au bois, les belles paysannes!
+  Par-dessus les moulins, dont nous sommes les ânes,
+  Jetez tous vos bonnets, et mêlez à nos cœurs
+  Vos caprices, joyeux, charmants, tendres, moqueurs.
+  C'est dimanche. On entend jaser la cornemuse;
+  Le vent à chiffonner les fougères s'amuse;
+  Fête aux champs. Il s'agit de ne pas s'ennuyer.
+  Les oiseaux, qui n'ont point à payer de loyer,
+  Changent d'alcôve autant de fois que bon leur semble;
+  Tout frémit; ce n'est pas pour rien que le bois tremble;
+  Les fourches des rameaux sur les faunes cornus
+  Tressaillent; copions les oiseaux ingénus;
+  Ah! les petits pillards et comme ils font leurs orges!
+  Regardons s'entr'ouvrir les mouchoirs sur les gorges;
+  Errons, comme Daphnis et Chloé frémissants;
+  Nous n'aurons pas toujours le temps d'être innocents,
+  Soyons-le; jouissons du hêtre, du cytise,
+  Des mousses, du gazon; faisons cette bêtise,
+  L'amour, et livrons-nous naïvement à Dieu.
+  Puisque les prés sont verts, puisque le ciel est bleu,
+  Aimons. Par les grands mots l'idylle est engourdie;
+  N'ayons pas l'air de gens jouant la tragédie;
+  Disons tout ce qui peut nous passer par l'esprit;
+  Allons sous la charmille où l'églantier fleurit,
+  Dans l'ombre où sont les grands chuchotements des chênes.
+  Les douces libertés avec les douces chaînes,
+  Et beaucoup de réel dans un peu d'idéal,
+  Voilà ce que conseille en riant floréal.
+  L'enfant amour conduit ce vieux monde aux lisières;
+  Adorons les rosiers et même les rosières.
+  Oublions les sermons du pédant inhumain;
+  Que tout soit gaîté, joie, éclat de rire, hymen!
+  Et toi, viens avec moi, ma fraîche bien-aimée;
+  Qu'on entende chanter les nids sous la ramée,
+  L'alouette dans l'air, les coqs au poulailler,
+  Et que ton fichu seul ait le droit de bâiller!
+
+
+  XXII
+
+  ANDRÉ CHÉNIER
+
+  O belle, le charmant scandale des oiseaux
+  Dans les arbres, les fleurs, les prés et les roseaux,
+  Les rayons rencontrant les aigles dans les nues,
+  L'orageuse gaîté des néréides nues
+  Se jetant de l'écume et dansant dans les flots,
+  Blancheurs qui font rêver au loin les matelots,
+  Ces ébats glorieux des déesses mouillées
+  Prenant pour lit les mers comme toi les feuillées,
+  Tout ce qui joue, éclate et luit sur l'horizon
+  N'a pas plus de splendeur que ta fière chanson.
+  Ton chant ajouterait de la joie aux dieux mêmes.
+  Tu te dresses superbe. En même temps tu m'aimes;
+  Et tu viens te rasseoir sur mes genoux. Psyché
+  Par moments comme toi prenait un air fâché,
+  Puis se jetait au cou du jeune dieu, son maître.
+  Est-ce qu'on peut bouder l'amour? Aimer, c'est naître;
+  Aimer, c'est savourer, aux bras d'un être cher,
+  La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair;
+  C'est être un ange avec la gloire d'être un homme.
+  Oh! ne refuse rien. Ne sois pas économe.
+  Aimons! Ces instants-là sont les seuls bons et sûrs.
+  O volupté mêlée aux éternels azurs!
+  Extase! ô volonté de là-haut! Je soupire,
+  Tu songes. Ton cœur bat près du mien. Laissons dire
+  Les oiseaux, et laissons les ruisseaux murmurer.
+  Ce sont des envieux. Belle, il faut s'adorer.
+  Il faut aller se perdre au fond des bois farouches.
+  Le ciel étoilé veut la rencontre des bouches;
+  Une lionne cherche un lion sur les monts.
+  Chante! il faut chanter. Aime! il faut aimer. Aimons.
+  Pendant que tu souris, pendant que mon délire
+  Abuse de ce doux consentement du rire,
+  Pendant que d'un baiser complice tu m'absous,
+  La vaste nuit funèbre est au-dessous de nous,
+  Et les morts, dans l'Hadès plein d'effrayants décombres,
+  Regardent se lever, sur l'horizon des ombres,
+  Les astres ténébreux de l'Érèbe qui font
+  Trembler leurs feux sanglants dans l'eau du Styx profond.
+
+
+
+
+  L'IDYLLE DU VIEILLARD
+
+  LA VOIX D'UN ENFANT D'UN AN
+
+
+  Que dit-il? Croyez-vous qu'il parle? J'en suis sûr.
+  Mais à qui parle-t-il? A quelqu'un dans l'azur;
+  A ce que nous nommons les esprits; à l'espace,
+  Au doux battement d'aile invisible qui passe,
+  A l'ombre, au vent, peut-être au petit frère mort.
+  L'enfant apporte un peu de ce ciel dont il sort;
+  Il ignore, il arrive; homme, tu le recueilles.
+  Il a le tremblement des herbes et des feuilles.
+  La jaserie avant le langage est la fleur
+  Qui précède le fruit, moins beau qu'elle, et meilleur,
+  Si c'est être meilleur qu'être plus nécessaire.
+  L'enfant candide, au seuil de l'humaine misère,
+  Regarde cet étrange et redoutable lieu,
+  Ne comprend pas, s'étonne, et, n'y voyant pas Dieu,
+  Balbutie, humble voix confiante et touchante;
+  Ce qui pleure finit par être ce qui chante;
+  Ses premiers mots ont peur comme ses premiers pas.
+  Puis il espère.
+
+                  Au ciel où notre œil n'atteint pas
+  Il est on ne sait quel nuage de figures
+  Que les enfants, jadis vénérés des augures,
+  Aperçoivent d'en bas et qui les fait parler.
+  Ce petit voit peut-être un œil étinceler;
+  Il l'interroge; il voit, dans de claires nuées,
+  Des faces resplendir sans fin diminuées,
+  Et, fantômes réels qui pour nous seraient vains,
+  Le regarder, avec des sourires divins;
+  L'obscurité sereine étend sur lui ses branches;
+  Il rit, car de l'enfant les ténèbres sont blanches.
+  C'est là, dans l'ombre, au fond des éblouissements,
+  Qu'il dialogue avec des inconnus charmants;
+  L'enfant fait la demande et l'ange la réponse;
+  Le babil puéril dans le ciel bleu s'enfonce,
+  Puis s'en revient, avec les hésitations
+  Du moineau qui verrait planer les alcyons.
+  Nous appelons cela bégaiement; c'est l'abîme
+  Où, comme un être ailé qui va de cime en cime,
+  La parole, mêlée à l'éden, au matin,
+  Essayant de saisir là-haut un mot lointain,
+  Le prend, le lâche, cherche et trouve, et s'inquiète.
+  Dans ce que dit l'enfant le ciel profond s'émiette.
+  Quand l'enfant jase avec l'ombre qui le bénit,
+  La fauvette, attentive, au rebord de son nid
+  Se dresse, et ses petits passent, pensifs et frêles,
+  Leurs têtes à travers les plumes de ses ailes;
+  La mère semble dire à sa couvée: Entends,
+  Et tâche de parler aussi bien.--Le printemps,
+  L'aurore, le jour bleu du paradis paisible,
+  Les rayons, flèches d'or dont la terre est la cible,
+  Se fondent, en un rhythme obscur, dans l'humble chant
+  De l'âme chancelante et du cœur trébuchant.
+  Trébucher, chanceler, bégayer, c'est le charme
+  De cet âge où le rire éclôt dans une larme.
+  O divin clair-obscur du langage enfantin!
+  L'enfant semble pouvoir désarmer le destin;
+  L'enfant sans le savoir enseigne la nature;
+  Et cette bouche rose est l'auguste ouverture
+  D'où tombe, ô majesté de l'être faible et nu!
+  Sur le gouffre ignoré le logos inconnu.
+  L'innocence au milieu de nous, quelle largesse!
+  Quel don du ciel! Qui sait les conseils de sagesse,
+  Les éclairs de bonté, qui sait la foi, l'amour,
+  Que versent, à travers leur tremblant demi-jour,
+  Dans la querelle amère et sinistre où nous sommes,
+  Les âmes des enfants sur les âmes des hommes?
+  Le voit-on jusqu'au fond ce langage où l'on sent
+  Passer tout ce qui fait tressaillir l'innocent?
+  Non. Les hommes émus écoutent ces mêlées
+  De syllabes dans l'aube adorable envolées,
+  Idiome où le ciel laisse un reste d'accent,
+  Mais ne comprennent pas, et s'en vont en disant:
+  --Ce n'est rien; c'est un souffle, une haleine, un murmure;
+  Le mot n'est pas complet quand l'âme n'est pas mûre.--
+  Qu'en savez-vous? Ce cri, ce chant qui sort d'un nid,
+  C'est l'homme qui commence et l'ange qui finit.
+  Vénérez-le. Le bruit mélodieux, la gamme
+  Dénouée et flottante où l'enfance amalgame
+  Le parfum de sa lèvre et l'azur de ses yeux,
+  Ressemble, ô vent du ciel, aux mots mystérieux
+  Que, pour exprimer l'ombre ou le jour, tu proposes
+  A la grande âme obscure éparse dans les choses.
+  L'être qui vient d'éclore en ce monde où tout ment,
+  Dit comme il peut son triste et doux étonnement.
+  Pour l'animal perdu dans l'énigme profonde,
+  Tout vient de l'homme. L'homme ébauche dans ce monde
+  Une explication du mystère, et par lui
+  Au fond du noir problème un peu de jour a lui.
+  Oui, le gazouillement, musique molle et vague,
+  Brouillard de mots divins confus comme la vague,
+  Chant dont les nouveau-nés ont le charmant secret,
+  Et qui de la maison passe dans la forêt,
+  Est tout un verbe, toute une langue, un échange
+  De l'aube avec l'étoile et de l'âme avec l'ange,
+  Idiome des nids, truchement des berceaux,
+  Pris aux petits enfants par les petits oiseaux.
+
+
+
+
+  XXXVII
+
+  LES PAYSANS
+
+  AU BORD DE LA MER
+
+
+  I
+
+
+  Les pauvres gens de la côte,
+  L'hiver, quand la mer est haute
+        Et qu'il fait nuit,
+  Viennent où finit la terre
+  Voir les flots pleins de mystère
+        Et pleins de bruit.
+
+  Ils sondent la mer sans bornes;
+  Ils pensent aux écueils mornes
+        Et triomphants;
+  L'orpheline pâle et seule
+  Crie: O mon père! et l'aïeule
+        Dit: Mes enfants!
+
+  La mère écoute et se penche;
+  La veuve à la coiffe blanche
+        Pleure et s'en va.
+  Ces cœurs qu'épouvante l'onde
+  Tremblent dans ta main profonde,
+        O Jéhovah.
+
+  Où sont-ils tous ceux qu'on aime?
+  Elles ont peur. La nuit blême
+        Cache Vénus;
+  L'océan jette sa brume
+  Dans leur âme, et son écume
+        Sur leurs pieds nus.
+
+  On guette, on doute, on ignore
+  Ce que l'ombre et l'eau sonore
+        Aux durs combats
+  Et les rocs aux trous d'éponges,
+  Pareils aux formes des songes,
+        Disent tout bas.
+
+  L'une frémit, l'autre espère.
+  Le vent semble une vipère.
+        On pense à Dieu
+  Par qui l'esquif vogue ou sombre
+  Et qui change en gouffre d'ombre
+        Le gouffre bleu!
+
+
+  II
+
+  La pluie inonde leurs tresses.
+  Elles mêlent leurs détresses
+        Et leurs espoirs.
+  Toutes ces tremblantes femmes,
+  Hélas! font voler leurs âmes
+        Sur les flots noirs.
+
+  Et, selon ses espérances,
+  Chacun voit des apparences
+        A l'horizon.
+  Le troupeau des vagues saute
+  Et blanchit toute la côte
+        De sa toison.
+
+  Et le groupe inquiet pleure.
+  Cet abîme obscur qu'effleure
+        Le goëland
+  Est comme une ombre vivante
+  Où la brebis Épouvante
+        Passe en bêlant.
+
+  Ah! cette mer est méchante,
+  Et l'affreux vent d'ouest qui chante
+        En troublant l'eau,
+  Tout en sonnant sa fanfare,
+  Souffle souvent sur le phare
+        De Saint-Malo.
+
+
+  III
+
+  Dans les mers il n'est pas rare
+  Que la foudre au lieu de phare
+        Brille dans l'air,
+  Et que sur l'eau qui se dresse
+  Le sloop-fantôme apparaisse
+        Dans un éclair.
+
+  Alors tremblez. Car l'eau jappe
+  Quand le vaisseau mort la frappe
+        De l'aviron,
+  Car le bois devient farouche
+  Quand le chasseur spectre embouche
+        Son noir clairon.
+
+  Malheur au chasse-marée
+  Qui voit la nef abhorrée!
+        O nuit! terreur!
+  Tout le navire frissonne,
+  Et la cloche, à l'avant, sonne
+        Avec horreur.
+
+  C'est le hollandais! la barque
+  Que le doigt flamboyant marque!
+        L'esquif puni!
+  C'est la voile scélérate!
+  C'est le sinistre pirate
+        De l'infini!
+
+  Il était hier au pôle
+  Et le voici! Tombe et geôle,
+        Il court sans fin.
+  Judas songe, sans prière,
+  Sur l'avant, et sur l'arrière
+        Rêve Caïn.
+
+  Il suffirait, pour qu'une île
+  Croulât dans l'onde infertile,
+        Qu'il y passât;
+  Il fuit dans la nuit damnée,
+  La tempête est enchaînée
+        A ce forçat.
+
+  Il change l'onde en hyène,
+  Et que veut-on que devienne
+        Le matelot,
+  Quand, brisant la lame en poudre,
+  L'enfer vomit dans la foudre
+        Ce noir brûlot?
+
+  La lugubre goëlette
+  Jette à travers son squelette
+        Un blanc rayon;
+  La lame devient hagarde,
+  L'abîme effaré regarde
+        La vision.
+
+  Les rocs qui gardent la terre
+  Disent: Va-t'en, solitaire!
+        Démon, va-t'en!
+  L'homme entend de sa chaumière
+  Aboyer les chiens de pierre
+        Après Satan.
+
+  Et les femmes sur la grève
+  Se parlent du vaisseau rêve
+        En frémissant;
+  Il est plein de clameurs vagues;
+  Il traîne avec lui des vagues
+        Pleines de sang.
+
+
+  IV
+
+  Et l'on se conte à voix basse
+  Que le noir vaisseau qui passe
+        Est en granit,
+  Et qu'à son bord rien ne bouge;
+  Les agrès sont en fer rouge,
+        Le mât hennit.
+
+  Et l'on se met en prières,
+  Pendant que joncs et bruyères
+        Et bois touffus,
+  Vents sans borne et flots sans nombre,
+  Jettent dans toute cette ombre
+        Des cris confus.
+
+
+  V
+
+  Et les écueils centenaires
+  Rendent des bruits de tonnerres
+        Dans l'ouragan;
+  Il semble en ces nuits d'automne
+  Qu'un canon monstrueux tonne
+        Sur l'océan.
+
+  L'ombre est pleine de furie.
+  O chaos! onde ahurie,
+        Caps ruisselants,
+  Vent que les mères implorent,
+  Noir gouffre où s'entre-dévorent
+        Les flots hurlants!
+
+  Comme un fou tirant sa chaîne,
+  L'eau jette des cris de haine
+        Aux durs récifs;
+  Les rocs, sourds à ses huées,
+  Mêlent aux blêmes nuées
+        Leurs fronts pensifs.
+
+  La mer traîne en sa caverne
+  L'esquif que le flot gouverne,
+        Le mât détruit,
+  Et la barre, et la voilure
+  Que noue à sa chevelure
+        L'horrible nuit.
+
+  Et sur les sombres falaises
+  Les pêcheuses granvillaises
+        Tremblent au vent,
+  Pendant que tu ris sur l'onde,
+  De l'autre côté du monde,
+        Soleil levant!
+
+
+
+
+  XXXVIII
+
+
+  Un homme aux yeux profonds passait; un patriarche
+  Lui demanda:--Combien as-tu de jours de marche,
+  O voyageur qui viens du côté du levant?
+  L'homme dit:--Je ne sais. Le vieux reprit:--Le vent,
+  O voyageur qui viens du côté de l'aurore,
+  T'a-t-il bien poursuivi? L'homme dit:--Je l'ignore.
+  Le vieillard dit:--Tu dois avoir près d'Engaddi
+  Trouvé la caravane allant vers le midi?
+  Combien de voyageurs et de bêtes de somme?
+  --Je n'ai rien rencontré ni rien compté, dit l'homme.
+  --Les hérons gris ont-ils passé dans le brouillard?
+  Dit le vieux. L'homme dit:--Je n'ai rien vu, vieillard.
+  Et le vieillard reprit:--Homme au sombre visage,
+  Aujourd'hui, dans ta route, as-tu, selon l'usage,
+  Auprès de la citerne entre Edom et Gaza,
+  Crié trois fois le nom du saint qui la creusa?
+  Et l'homme répondit:--Quel saint? que veux-tu dire?
+  Le vieillard repartit:--Homme, est-ce de la myrrhe
+  Ou du baume qu'on doit en tribut envoyer
+  Au tétrarque Antipas pour laver son foyer
+  Et parfumer son lit?--Je ne sais pas, dit l'homme.
+  --Quoi! tu ne connais point le roi que je te nomme?
+  --Non.--Le vieillard reprit:--Tu ne distingues pas
+  Entre le lit de pourpre où se couche Antipas
+  Et la paille qui sert aux bêtes de litière?
+  --Non, dit l'homme.
+
+                      Ils parlaient auprès d'un cimetière.
+  L'œil du vieillard tomba sur les fosses; il dit:
+  --Tous ces êtres, hélas! sur qui l'herbe grandit,
+  Étaient jadis vivants, bruyants, joyeux, utiles;
+  Maintenant les voilà tombés chez les reptiles,
+  Mangés des vers, mêlés à la terre, mêlés
+  A la cendre, et gisants.--Non, dit l'homme. Envolés.
+  Arriver au tombeau, c'est atteindre le faîte.--
+
+  Le patriarche alors reconnut un prophète,
+  Et murmura pensif, à voix basse, pendant
+  Que ce passant, doré par le rouge occident,
+  Disparaissait au loin dans le désert sublime:
+  --O savant seulement des choses de l'abîme!
+
+
+
+
+  Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles,
+  Ses chocs, et fait frémir profondément les foules,
+  Et remue en passant le monde autour de lui.
+  On est épouvanté si l'on n'est ébloui;
+  L'homme comme un nuage erre et change de forme;
+  Nul, si petit qu'il soit, n'échappe au souffle énorme;
+  Les plus humbles, pendant qu'il parle, ont le frisson.
+
+  Ainsi quand, évadé dans le vaste horizon,
+  L'aquilon qui se hâte et qui cherche aventure
+  Tord la pluie et l'éclair, comme de sa ceinture
+  Une fille défait en souriant le nœud,
+  Quand l'immense vent gronde et passe, tout s'émeut;
+  Pas un brin d'herbe au fond des ravins, que ne touche
+  Cette rapidité formidable et farouche.
+
+
+
+
+  Autrefois, j'ai connu Ferdousi dans Mysore.
+  Il semblait avoir pris une flamme à l'aurore
+  Pour s'en faire une aigrette et se la mettre au front;
+  Il ressemblait aux rois que n'atteint nul affront,
+  Portait le turban rouge où le rubis éclate
+  Et traversait la ville habillé d'écarlate.
+
+  Je le revis dix ans après vêtu de noir.
+  Et je lui dis:
+
+                 --O toi qu'on venait jadis voir
+  Comme un homme de pourpre errer devant nos portes,
+  Toi, le seigneur vermeil, d'où vient donc que tu portes
+  Cet habit noir, qui semble avec de l'ombre teint?
+
+  --C'est, me répondit-il, que je me suis éteint.
+
+
+
+
+  LE LAPIDÉ
+
+
+  Celui qui parle ici marchait dans une plaine
+  Sombre au point qu'un sentier s'y distinguait à peine;
+  On entendait un bruit de foudre à l'horizon.
+
+  Il vit on ne sait quoi d'affreux dans le gazon;
+  Un monceau d'ossements, noir sous un tas de pierres.
+  Alors, lui, le marcheur qui baisse les paupières,
+  Il s'arrêta, sévère et triste, et dit à Dieu:
+
+  --Dieu! sous votre ciel calme et dans cet âpre lieu
+  Où le vent vient gronder et l'apôtre se taire,
+  Dans ce désert voisin d'Horeb, je vois à terre
+  Quelque chose qui fut un homme, et qui vivait.
+  C'était un mage; il eut debout à son chevet,
+  Tout le temps qu'il vécut, votre esprit formidable;
+  Et votre esprit parlait à son âme; et le sable,
+  Et la poussière, et l'eau qui coule du rocher,
+  N'ont jamais empêché ses pieds nus de marcher;
+  Il passait les torrents et traversait les plaines;
+  Il était sur la terre une de vos haleines;
+  Il parlait au pontife, au scribe, au juge, au roi,
+  Et sa bouche soufflait sur eux le vaste effroi;
+  Il ne ménageait pas non plus la sombre foule;
+  Il passait, dispersant sa parole, et la houle
+  A le même frisson sous la trombe, et le bois
+  Sous l'orage indigné, que l'homme sous sa voix.
+  Du moins ce fut ainsi tant que vécut ce mage.
+  En bas son âme, en haut l'astre, étaient du même âge.
+  Et le peuple à ses pieds songeait dans la cité
+  Quand il parlait au gouffre avec fraternité.
+  Si bien que maintenant le voici dans cette herbe.
+  Le peuple est trop obscur, le prêtre est trop superbe
+  Pour se laisser longtemps crier par un passant
+  Qu'il faut aider le faible et bénir l'innocent,
+  Qu'il faut craindre l'augure et son sceptre d'érable,
+  Mais que la vérité surtout est vénérable,
+  Et que les fils d'Adam doivent se dire entre eux
+  Qu'il s'agit d'être juste et non pas d'être heureux.
+  Cet homme était sublime et pur dans ses prières;
+  C'est pourquoi, je le dis, le voilà sous ces pierres.
+  Ce mage a cet amas d'affreux cailloux pour lit,
+  Qui le tua vivant et mort l'ensevelit.
+  Certes, l'arbre qui près du cadavre s'élève
+  A plus d'ombrage ayant à ses pieds plus de séve;
+  L'herbe est belle, et les vers de terre sont contents;
+  Les loups ont, j'en conviens, à manger pour longtemps;
+  L'hyène après la chair rongera le squelette;
+  J'entends se réjouir dans l'ombre la belette,
+  Et le corbeau, qui hait votre soleil divin;
+  Et l'églantier sauvage en fleur dans ce ravin
+  A pu boire le sang dont ses roses sont faites.
+  Est-ce donc à cela que servent les prophètes?
+
+  Et Dieu lui répondit:
+
+                        --D'abord, c'est à cela.
+  Il faut que la fleur dise à l'aube: me voilà!
+  L'arbre existe; il est bon que l'herbe soit épaisse
+  Afin que la brebis joyeuse s'en repaisse;
+  Le ver de terre a droit de vivre; et le vautour
+  Dans le banquet du jour et de l'ombre a son tour;
+  Le grand ordre ignoré n'exclut pas la belette
+  De ceux que la mamelle universelle allaite;
+  Et moi qui sais que tout a pour racine tout,
+  Que, si l'un est couché, c'est que l'autre est debout,
+  Que l'être naît de l'être, et sans fin se transforme,
+  Et que l'éternité tourne en ce cercle énorme,
+  Sans quoi dans l'azur noir les soleils s'éteindraient,
+  Je ne vois pas pourquoi les prophètes seraient
+  Dispensés de donner leur chair pour nourriture
+  A l'affamée immense et sombre, la nature.
+  Et puis ce lapidé sert encore à ceci:
+  C'est qu'il te fait songer. L'homme passe, obscurci
+  Par la nuit, par l'hiver, par l'ombre, et par son âme,
+  Car il met de la cendre où j'ai mis de la flamme;
+  Eh bien, puisqu'il est sourd, et puisqu'il est haineux
+  A ceux qu'il voit venir ayant mon souffle en eux,
+  Puisqu'il a son plaisir pour loi, pour dieu son ventre,
+  Il est bon qu'en venant de jouer dans quelque antre
+  Ses jours, son bien, son cœur, tout, sur un coup de dé,
+  Soudain il voie à terre un sage lapidé,
+  Et qu'il compare, ému d'une terreur sacrée,
+  Les cadavres qu'il fait aux esprits que je crée.
+
+  Et, poursuivit l'Esprit immense, écoute encor.
+  Quand, tels que des chasseurs menant au son du cor
+  Leur meute dans le bois sinistre des ténèbres,
+  Les peuples, devant eux poussant ces chiens funèbres,
+  Haine, Ignorance, Envie, Orgueil, Rébellion,
+  Ont traqué mon prophète ainsi que le lion,
+  Quand ils boivent le sang et le vin dans leurs salles,
+  Adorant, nains hideux, leurs fautes colossales,
+  Quand le brûleur, soufflant sur un tas de charbon,
+  Se dit mon prêtre, et quand le mal leur semble bon,
+  Les mages inspirés parlent aux multitudes,
+  Comme le sombre vent, du fond des solitudes;
+  Mais je n'ignore pas que ce n'est point assez.
+  Le prophète est bien grand, mais ne peut, je le sais,
+  Dire les mots divins qu'avec la langue humaine;
+  Il sied que le prodige et que le phénomène
+  Apparaisse, et me nomme aux peuples, oublieux
+  De tout ce que j'ai mis d'obscur sur les hauts lieux;
+  Il faut faire entrevoir à l'homme mon mystère,
+  L'ordre silencieux doit cesser de se taire,
+  Et, pour le ciel profond, c'est le moment d'avoir
+  La clameur rappelant les peuples au devoir;
+  Un avertissement farouche est nécessaire;
+  Votre terre a besoin qu'un verbe altier, sincère,
+  Innocent, prenne l'ombre effrayante à témoin;
+  Alors il faut quelqu'un qu'on entende de loin
+  Et qui parle plus haut que la voix ordinaire,
+  Et c'est un des emplois que je donne au tonnerre.
+
+
+
+
+  XXXIX
+
+  L'AMOUR
+
+
+  Quoi! le libérateur qui par degrés desserre
+  La double chaîne noire, ignorance et misère,
+  Le balayeur qui jette au vent le préjugé,
+  Quoi! l'immense marcheur, jamais découragé,
+  Le Progrès, qui de flamme éblouit le vulgaire,
+  Détrône l'échafaud et musèle la guerre,
+  Qui fait avec les mœurs des ratures aux lois,
+  Change en romain l'étrusque, en français le gaulois,
+  Crée et brise, sans cesse use l'un contre l'autre
+  Les mensonges, et va, rapide et ferme apôtre,
+  Lui, dont la chaude haleine émeut l'homme troublé,
+  Quoi! lui, le destructeur flamboyant, étoilé,
+  De l'antique caverne et de l'antique geôle,
+  Il n'a pu fondre encor la glace que d'un pôle!
+  Quoi! celles qui de l'âme élèvent le niveau
+  Et qui n'ont qu'à passer pour faire un ciel nouveau,
+  Quoi! du pur idéal ces comètes errantes,
+  Ces guerrières du bien, ces vastes conquérantes,
+  Les révolutions, archanges de clarté,
+  N'ont mis que la moitié de l'homme en liberté!
+  L'autre est encore aux fers, et c'est la plus divine.
+
+  Doux oiseaux qui chantez là-bas dans la ravine,
+  Quand donc lèvera-t-on l'écrou du triste amour?
+
+  O rossignol de l'ombre, alouette du jour,
+  Vous, gais pillards des blés, des seigles et des orges,
+  Moineaux, vous, amoureux de l'azur, rouges-gorges,
+  Fauvettes qui planez de l'aube jusqu'au soir,
+  C'est pour vous, n'est-ce pas? une douleur de voir
+  Que la porte de l'air s'est brusquement fermée
+  Au moment où les cœurs à travers la ramée
+  S'envolaient, tendre essaim vers le ciel bleu poussé,
+  Et que la vieille cage horrible du passé,
+  Où toujours notre effort retombe et nous ramène,
+  Tient par une aile encor cette pauvre âme humaine!
+  O libres oiseaux, fiers, charmants, purs, sans ennuis,
+  Vous dites à l'aurore, aux fleurs, à l'astre, aux nuits:
+  --Est-ce qu'on ne peut pas aimer quand on est homme?
+
+  Et l'aube où Dieu se montre, et l'astre où Dieu se nomme,
+  La nuit qui fait tomber ses soupirs les plus doux
+  Du nid des rossignols dans le trou des hiboux,
+  Les fleurs dont les parfums dans les rayons se fondent,
+  Et les herbes, les eaux, les pierres vous répondent,
+  D'une si douce voix qu'on ne peut l'exprimer:
+  --O bons petits oiseaux, tout est fait pour aimer!
+
+
+
+
+  Regardez-les jouer sur le sable accroupis,
+  Ou sur l'herbe, au milieu des fleurs, tendre tapis;
+  L'un traîne la charrette et l'autre tient la pelle.
+  Le paradis leur parle et l'hymen les appelle.
+  Six ans donne parfois une tape à trois ans.
+  Puis l'âge vient, on marche, ô frais sentiers glissants!
+  Elle a six ans, il a neuf ans; on se marie;
+  L'aurore et le printemps sont en coquetterie;
+  Les moineaux dans les bois font des choses entre eux
+  Qui changent deux enfants dans l'ombre en amoureux.
+  Encore un an, ou deux; les filles sont farouches,
+  Tout à coup, disent non, et sentent sur leur bouche
+  L'éclosion charmante et sombre du baiser;
+  O mères, prenez garde! Éros vient se poser
+  Dans les cœurs; fauve oiseau, sans loi, sans frein, sans règle,
+  Qui commence en colombe et finit comme l'aigle.
+  N'importe! c'est exquis. Cupidon est Bébé;
+  Pyrame ne sait pas de quel sexe est Thisbé;
+  Et Bérénice joue au volant avec Tite.
+  Bel âge, où l'idylle est encor toute petite!
+
+
+
+
+  Il faut boire et frapper la terre d'un pied libre!
+  Dit Horace; et la chose est vraie aux bords du Tibre,
+  Vraie aux bords de la Seine; et songeons aux amours,
+  Maintenant, dit Horace, et moi je dis: Toujours!
+  Amis! amis! amis! soyons tous frères! gloire
+  A la beauté, vêtue ou non! Va-t'en, nuit noire!
+  La jeune année arrive avec l'aurore au front,
+  Remet le temps à neuf, court d'un pas leste et prompt,
+  Lave le ciel, sourit à la terre engourdie,
+  Et commence gaîment, par une mélodie,
+  Le printemps. Chantez, nids! O fleurs, dans les fossés,
+  Les ravins, les étangs, les bois, les champs, croissez!
+  Boutons d'or que j'ai vus jadis aux Feuillantines,
+  Renaissez! Fourmillez, liserons, églantines,
+  Pâquerettes, iris, muguets, lilas, jasmins!
+  Le petit enfant mai frappe dans ses deux mains.
+  Allons, dépêchez-vous de naître, il vous appelle.
+  Il veut parer la terre ainsi qu'une chapelle,
+  Et mettre une guirlande autour du genre humain.
+  Avril s'appelle Amour et juin s'appelle Hymen,
+  Le fruit suivra la fleur. Faisons des nids, fauvettes!
+  La jeune fille rêve et rit quand vous en faites,
+  Donnez l'exemple, oiseaux! les vierges aux yeux doux
+  Vous regardent, ayant des ailes comme vous.
+  J'erre; un vent tiède émeut les bois, je vois les scènes
+  Que font les pauvres fleurs aux papillons obscènes;
+  Le lys vers le bourdon se penche, et, l'écoutant,
+  A l'air de s'écrier: Ah! vous m'en direz tant!
+  L'ombre a le tremblement sonore d'une tente
+  Et cache les amours; la nature est contente;
+  Et la fécondité fermente; et les appas,
+  Les soupirs, les baisers, ne s'inquiètent pas
+  Si quelque orage couve, et si cette gorgone,
+  La foudre, au loin, là-bas, à l'horizon bougonne.
+  Le vallon fleuri semble un encensoir fumant.
+  Quelqu'un a mis le feu partout, l'embrasement
+  Va de l'arbre au nuage et du ciel à la terre;
+  La prairie a l'éclat glorieux d'un cratère,
+  Partout des fleurs de pourpre, et tout flambe et tout luit,
+  Et la création bouillonnant à grand bruit
+  Bout tout entière ainsi qu'une eau dans la chaudière,
+  Et tout rit, le soleil étant l'incendiaire.
+  Oh! quelle vaste joie en cet abîme bleu!
+  A toute cette aurore il faudra dire adieu.
+  Hélas! cela finit par s'éteindre, une fête!
+  Nous n'y consentons pas, on détourne la tête,
+  A chaque heure qui passe on veut se retenir.
+  Mais rien ne ralentit le pas de l'avenir,
+  Il ne demande pas la permission d'être,
+  Il vient. Souvenons-nous que Demain est un traître,
+  Et, puisque nous avons Aujourd'hui, jouissons.
+  L'eau qui fuit en chantant nous donne des leçons,
+  Fuyons, mais chantons. L'air est plein de senteurs douces,
+  Un ensemencement de fleurs couvre les mousses.
+  L'homme est ombre; on ne peut guère dire pourquoi
+  Nous sommes sur la terre. Eh bien, je le dis, moi,
+  C'est pour aimer. Et Dieu nous a créés pour faire
+  Éclore un peu d'amour sur cette obscure sphère
+  Et pour faire lever un astre dans nos cœurs.
+  Être deux, c'est la loi. Les merles, ces moqueurs,
+  L'observent aussi bien que le ramier fidèle.
+  Si la nature, avec de si puissants coups d'aile,
+  Remue éperdument et partout à la fois
+  La vie au fond des mers, des cieux, des champs, des bois,
+  C'est afin d'arriver à son but, faire un couple.
+  Si le chêne est solide et si la branche est souple,
+  C'est parce que le nid a besoin dans l'azur
+  Que le rameau soit tendre, et que l'arbre soit sûr.
+  L'ombre en son innocence énorme a le satyre.
+  L'homme cherche, la vierge attend, la femme attire;
+  Léandre veut Héro, Manon veut Desgrieux;
+  Sachez cela, vous tous, vivants mystérieux.
+  Paix aux cœurs douloureux et joie aux fronts moroses!
+  Quel tourbillonnement éblouissant de roses!
+
+
+
+
+  EN GRÈCE!
+
+
+  Écoute, si tu veux, puisque nous nous aimons,
+  Nous allons tous les deux fuir par delà les monts;
+  Nous irons sous le ciel de Grèce, où sont les muses.
+  Tu verras, toi qu'un rien charme, toi qui t'amuses
+  Du vol d'un papillon, comment les aigles font
+  Quand ils planent autour du firmament profond;
+  Tu verras par moments le fronton blanc d'un temple,
+  Avec la modestie auguste de l'exemple,
+  Se montrer à demi derrière un bois vermeil;
+  Tu verras l'aloès étaler au soleil
+  Des petits lacs de pluie aux pointes de ses feuilles;
+  Toi qui souvent, pensive et pure, te recueilles,
+  Toi qui soupires, toi qui songes, toi qui vois,
+  Tu prêteras l'oreille à de sauvages voix,
+  Et tu te pencheras sur des échos sublimes;
+  Car c'est l'altier pays des gouffres et des cimes,
+  Belle, et le cœur de l'homme y devient oublieux
+  De tout ce qui n'est pas l'aurore et les hauts lieux;
+  Et tu seras bien là, toi radieuse et fière;
+  Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière.
+
+  Viens; devant la splendeur de cet horizon bleu,
+  Nous sentirons en nous croître dans l'ombre un dieu;
+  Viens; nous nous aimerons dans ces fiers paysages
+  Comme s'aimaient jadis les belles et les sages,
+  Comme Socrate aimait Aspasie aux seins nus,
+  Comme Eschyle, le chantre immense, aimait Vénus,
+  Dans l'extase sereine et sainte, dans l'ivresse,
+  L'héroïsme, la joie et l'espoir; car la Grèce,
+  Terre où dans le réel l'idéal se confond,
+  Seule, a de ces amours, avec l'Olympe au fond.
+
+  Oh! l'amour, le superbe amour, c'est le mystère!
+  Dieu manquerait au ciel s'il manquait à la terre,
+  Car la création n'est qu'un vaste baiser;
+  Aimer, c'est le moyen de Dieu pour apaiser.
+  C'est le cœur qui nous crée et l'âme qui nous sauve;
+  Car l'hostie et l'hymen, et l'autel et l'alcôve
+  Ont chacun un rayon sacré du même jour;
+  La prière est la sœur tremblante de l'amour;
+  Qui prie adore; aimer, c'est prier une femme;
+  Les deux lumières sont au fond la même flamme.
+  Belle au tendre regard, ce que nous demandons
+  Aux baisers, aux transports brûlants, aux abandons
+  S'achevant en sommeil dans les bras l'un de l'autre,
+  C'est ce que demandait aux tonnerres l'apôtre,
+  C'est ce que dans Tharsis, dans Thèbes, dans Ombos,
+  Le prophète éperdu demandait aux tombeaux,
+  La révélation, l'éternité, la vie!
+  A la suite d'une âme être une âme ravie,
+  Sentir l'être sacré frémir dans l'être cher,
+  Apercevoir un astre à travers une chair,
+  Voir à travers le cœur humain l'âme divine,
+  Achever ce qu'on voit avec ce qu'on devine,
+  C'est croire, c'est aimer. Par Ève l'homme naît.
+  La femme est vers le ciel tournée, et ce qui n'est
+  Que parfum dans la rose est encens dans la femme.
+  Adorons.
+
+           Nous irons au pays du dictame,
+  Du laurier, et de l'arbre à palmes, cher aux dieux;
+  Lieux bénis où le vent reste mélodieux
+  A force d'avoir mis son souffle dans les lyres.
+  O femme, ô fier œil noir qui m'emplis de délires,
+  Viens montrer à ce ciel de Grèce ton éclair,
+  Viens montrer à Paros le marbre de ta chair;
+  Toi, la Vénus nouvelle, à la Vénus ancienne
+  Viens te comparer! toi, cette parisienne
+  Céleste, qui s'habille avec un goût profond,
+  Qui livre et cache, donne et reprend, sait à fond
+  L'art de la transparence enivrante, et câline
+  Mes yeux ardents avec la blanche mousseline,
+  Belle, viens compléter Athène avec Paris.
+
+  O toi qui souffres, plains, consoles et souris,
+  Je t'aime. Tu me fais l'effet d'une harmonie
+  Éclose d'on ne sait quelle harpe infinie.
+  N'es-tu pas l'esprit simple et calme? N'as-tu pas
+  Un rhythme obscur et doux dans chacun de tes pas?
+  Galatée est lascive et Lesbie impudique;
+  Toi, même au bain, jamais ta chasteté n'abdique;
+  Ta beauté tremble et flotte au gré du flot mouvant,
+  Mais tu fuis si le bruit des feuilles dans le vent
+  Éveille le souci de pudeur qui t'obsède,
+  Et toute l'épaisseur de l'eau te vient en aide
+  Ainsi qu'une nuée au secours d'un rayon;
+  Naïade, tu craindrais un regard d'alcyon.
+  Tu dis: Mon cœur demeure innocent, puisqu'on m'aime!
+  Rien ne peut te ternir, ô pur albâtre; et, même
+  Dans les ravissements de l'amour accepté,
+  Tu restes la candeur, étant la volupté.
+  Parfois tu viens, muette et grave, sous l'yeuse
+  T'asseoir, puis te voilà subitement joyeuse,
+  Tu te mets à chanter quelque chanson d'enfant,
+  Et j'écoute, attendri, ton rire triomphant.
+  Oh! quel être charmant que celui qui varie
+  Tantôt son enjouement jusqu'à la rêverie,
+  Tantôt son chant plaintif jusqu'au refrain railleur,
+  Et qui, soudain, quittant pour le hallier en fleur
+  L'empyrée où l'esprit en plein azur s'enfonce,
+  Terrestre et cependant aérien, renonce
+  Au vol de l'ange et prend les ailes de l'oiseau!
+  Ta taille a la souplesse aimable du roseau;
+  Une lueur errante emplit ton sourcil sombre,
+  Comme si l'âme allait et venait dans cette ombre;
+  Il semble que Dieu met un ange à ton côté;
+  Tu m'éblouis; parfois je crois, fleur de beauté,
+  Entendre autour de toi des murmures d'abeille.
+  Quand près de moi tu viens, apportant ta corbeille,
+  Comme dans leur vieux cloître autrefois les nonnains,
+  Faire un tas de petits chefs-d'œuvre féminins,
+  Je t'admire, et je crois voir l'aube qui se lève.
+  On a beau tout rêver, tu dépasses le rêve;
+  Ton œil promet l'amour, ton cœur donne le ciel.
+  Tu passes dans la vie, humble, sans peur, sans fiel,
+  Sans faire de reproche à l'ombre, toi l'étoile.
+  Une musique sort, comme à travers un voile,
+  De ta beauté naïve et farouche à la fois;
+  Ta grâce est comme un luth qui vibre au fond du bois;
+  Tu sembles une note adorable ajoutée
+  Au concert qu'ici-bas l'âme écoute enchantée;
+  Car la femme est de tout le divin complément,
+  Car dans l'hymne éternel rien n'est faux, rien ne ment,
+  Et la nature, voix profonde, chante juste.
+
+  Viens, nous habiterons un coin de terre auguste
+  Que je connais; un fleuve est dans ce paradis,
+  C'est le Diras, torrent superbe, qui jadis
+  Sortit de terre afin de secourir Hercule;
+  Puis, jusqu'à l'horizon si le regard recule,
+  On voit le Sperchius, sorti des mêmes monts
+  Que le Diras, hanté par les mêmes démons,
+  Qui serpente et qui va se perdre aux mers de Crète;
+  Puis Thélos, devant qui le tonnerre s'arrête,
+  Car c'est là qu'autrefois, fronçant leurs noirs sourcils,
+  Les grands amphictyons songeaient, en cercle assis.
+
+
+
+
+  XL
+
+  LES MONTAGNES
+
+  DÉSINTÉRESSEMENT
+
+
+  Le mont Blanc que cent monts entourent de leur chaîne,
+  Comme dans les bouleaux le formidable chêne,
+  Comme Samson parmi les enfants d'Amalec,
+  Comme la grande pierre au centre du cromlech,
+  Apparaît au milieu des Alpes qu'il encombre;
+  Et les monts, froncement du globe, relief sombre
+  De la terre pétrie au pied de Jéhovah,
+  Croûte qu'en se dressant quelque satan creva,
+  L'admirent, fiers sommets que la tempête arrose.
+  --Grand! dit le mont Géant.--Et beau! dit le mont Rose.
+  Et tous, Cervin, Combin, le Pilate fumant
+  Qui sonne tout entier comme un grand instrument,
+  Tant les troupeaux le soir l'emplissent de clarines,
+  Titlis soufflant l'orage au vent de ses narines,
+  Le Baken qui chassa Gessler, et le Rigi
+  Par qui plus d'ouragan sur le lac a rugi,
+  Pelvoux tout enivré de la senteur des sauges,
+  Cenis qui voit l'Isère, Albis qui voit les Vosges,
+  Morcle à la double dent, Dru noir comme un bourreau,
+  L'Orteler, et la Vierge immense, la Jungfrau
+  Qui ne livre son front qu'aux baisers des étoiles,
+  Schwitz tendant ses glaciers comme de blanches toiles,
+  Le haut Mythen, clocher de la cloche Aquilon,
+  Tous, du lac au chalet, de l'abîme au vallon,
+  Roulant la nue aux cieux et le bloc aux morènes,
+  Aiguilles, pics de neige et cimes souveraines,
+  Autour du puissant mont chantent, chœur monstrueux:
+  --C'est lui! le pâtre blanc des monts tumultueux!
+  Il nous protége tous, et tous il nous dépasse;
+  Il est l'enchantement splendide de l'espace;
+  Ses rocs sont épopée et ses vallons roman;
+  Il mêle un argent sombre aux moires du Léman;
+  L'océan aurait peur sous ses hautes falaises,
+  Et ses brins d'herbe sont plus fiers que nos mélèzes;
+  Il nous éclaire après que l'astre s'est couché;
+  Dans le brun crépuscule il apparaît penché,
+  Et l'on croit de Titan voir l'effrayante larve;
+  Il tresse le bleu Rhône aux cheveux d'or de l'Arve;
+  Sa cime, pour savoir lequel a plus d'amour
+  Et quel est le plus grand du regard ou du jour,
+  Confronte le soleil avec le gypaëte;
+  La nuit, quand il se dresse, énorme silhouette,
+  Croit voir un monde sombre éclore à l'horizon;
+  Il est superbe, il a la glace et le gazon;
+  L'archange à son sommet vient aiguiser son glaive;
+  Il a, comme son dogue, à ses pieds le Salève;
+  Il tisse, âpre fileur, les brouillards pluvieux;
+  Sa tiare surgit sur nos fronts envieux;
+  Ses pins sont les plus verts, sa neige est la plus blanche;
+  Il tient dans une main la colombe Avalanche
+  Et dans l'autre le vaste et fauve aigle Ouragan;
+  Il tire du fourreau, comme son yatagan,
+  La tourmente, et les lacs tremblent sous sa fumée;
+  Il plonge au bloc des nuits l'éclair, scie enflammée;
+  L'immensité le baise et le prend pour amant;
+  Une mer de cristal, d'azur, de diamant,
+  Crinière de glaçons digne du lion Pôle,
+  Tombe, effrayant manteau, de sa farouche épaule;
+  Ses précipices font reculer les chamois;
+  Sur son versant sublime il a les douze mois;
+  Il est plus haut, plus pur, plus grand que nous ne sommes;
+  Et nous l'insulterions si nous étions des hommes.
+
+
+
+
+  XLI
+
+  L'OCÉAN
+
+  I
+
+
+  Ces bâtiments qui font voile
+  Suivent chacun leur étoile
+      Et leur dessein;
+  Et l'eau bat toutes les proues,
+  Et l'air souffle à pleines joues
+      Sur cet essaim.
+
+  Ils se dispersent sur l'onde.
+  Ils vont; ils jettent la sonde
+      Au flot félon;
+  Ils ont leur carte et leurs règles;
+  Ils vont où vont les quatre aigles
+      De l'aquilon.
+
+  --Je pars, dit le capitaine,
+  Pour Gibraltar, pour Athène,
+      Pour Tafilet.
+  --Nous partons, disent les mousses,
+  Pour Malte où les nuits sont douces
+      Comme le lait.
+
+  --Nous partons, dit le pilote,
+  Pour l'Inde où la jonque flotte,
+      Pour Tétuan,
+  Pour Chypre, île aux belles femmes...
+  --Et pour le pays des âmes,
+      Dit l'océan.
+
+  La création aveugle
+  Hurle, glapit, grince et beugle;
+      Mais, sous sa main,
+  L'homme la dompte et la brise;
+  La forêt grondante est prise
+      Au piége humain.
+
+  Le tigre au Jardin des plantes
+  Passe ses pattes tremblantes
+      Par les barreaux;
+  Toute bête est terrassée
+  Par l'amour et la pensée,
+      Ces deux héros.
+
+  Tous deux ont le diadème.
+  Ces dompteurs, que l'enfer même
+      Jadis craignait,
+  Rois de tous les esclavages,
+  Tiennent les choses sauvages
+      Dans leur poignet.
+
+  Le fier taureau d'Asturie,
+  Qui marchait dans sa furie
+      Sans dévier,
+  Lui plus noir que l'eau marine,
+  Un anneau dans la narine,
+      Suit un bouvier.
+
+  Ce grand monstre, la nature,
+  Qui vivait à l'aventure,
+      N'écoutant rien,
+  Ouvrant sur l'homme qui souffre
+  Toutes les gueules du gouffre,
+      N'est plus qu'un chien.
+
+  L'homme s'accroît et se hausse.
+  Nul ne sait ce qu'en sa fosse,
+      Loin du ciel bleu,
+  Voyant qu'il faut qu'il y dorme,
+  Le lion, forçat énorme,
+      Reproche à Dieu.
+
+  Persée étouffe Gorgone.
+  Marthe écrase la dragone
+      Aux yeux ardents.
+  Visconti, vêtu de cuivre,
+  D'un coup de poing, à la guivre
+      Casse les dents.
+
+  Béhémot craint l'homme blême.
+  Le boa, n'ouvrant pas même
+      L'œil à demi,
+  N'est plus, lui serpent superbe,
+  Qu'un tronc d'arbre qui dans l'herbe
+      S'est endormi.
+
+  Le jaguar tourne en sa cage.
+  Le morse en un marécage
+      Croupit muré.
+  La chanson du pâtre attire
+  Hors des branches le satyre
+      Tout effaré.
+
+  Depuis Hercule et Thésée,
+  Teb à la lance aiguisée,
+      Bellérophon,
+  Icare qui nomme un golfe,
+  Hermès sur le sphinx, Astolphe
+      Sur le griffon,
+
+  Il n'est pas au monde un être
+  Qui ne reconnaisse un maître;
+      Tout est dompté.
+  La conquête se consomme;
+  L'ombre voit au front de l'homme
+      Une clarté.
+
+  Le lynx s'abat sur le ventre
+  Quand la ménade en son antre
+      Chante Pæan;
+  On prend l'aigle dans son aire...
+  --Où donc est mon belluaire?
+      Dit l'océan.
+
+  Et l'océan fauve ajoute:
+  --Je ne suis pas une route.
+      Que me veut-on?
+  Je te hais, flambeau sublime,
+  Que Colomb sur mon abîme
+      Passe à Fulton.
+
+  J'ai ma vague, Etna sa lave.
+  Etna n'est pas un esclave.
+      Ni moi non plus.
+  J'ai pour reine et pour captive
+  La sombre terre attentive
+      A mon reflux.
+
+  Je ne suis pas fait pour être,
+  Comme le sentier champêtre,
+      Plein de vivants;
+  Je suis l'Onde en sa tanière,
+  Que prennent à la crinière
+      Les quatre vents!
+
+  Je suis le noir gouffre inculte;
+  Je donne, en mon fier tumulte,
+      Où rien ne ment,
+  Pour maître aux flots sourds l'air libre,
+  Et pour base à l'équilibre
+      Le tremblement.
+
+  Rien n'arrête et ne dirige
+  Mon formidable quadrige,
+      Que les typhons
+  Traînent, et qui, de la Perse
+  Jusqu'aux Hébrides, disperse
+      Ses bruits profonds.
+
+  Je suis la vaste mêlée,
+  Reptile, étant l'onde, ailée,
+      Étant le vent;
+  Force et fuite, haine et vie,
+  Houle immense, poursuivie
+      Et poursuivant.
+
+  Je suis, dans l'ombre étoilée,
+  La figure échevelée
+      De l'inconnu;
+  Ma vague, qu'Éole augmente,
+  Est, quand il lui plaît, charmante
+      Comme un sein nu.
+
+  Je ne suis pas votre auberge,
+  Je suis la tempête vierge
+      Qui peut briser
+  Caps et rochers comme verre,
+  A qui parfois le tonnerre
+      Prend un baiser.
+
+  Je m'appelle solitude,
+  Je m'appelle inquiétude,
+      Et mon roulis
+  Couvre à jamais des navires,
+  Des voix, des chansons, des rires,
+      Ensevelis.
+
+  Je suis funeste et salubre.
+  Je suis le fileur lugubre
+      Des noirs vallons
+  Que l'orage sans fin mouille,
+  Et qui file à sa quenouille
+      Les aquilons.
+
+  Je suis, dans l'écume en poudre,
+  Le combattant de la foudre,
+      L'hydre titan.
+  Je suis sans forme et sans nombre.
+  Venez, les vents, l'horreur, l'ombre.
+      Homme, va-t'en.
+
+  Je suis souffle, éclair et lame.
+  Je prends volontiers leur âme
+      Aux curieux.
+  Je suis le triple Cerbère
+  Dont le regard réverbère
+      Dieu furieux.
+
+  J'ai plus de nuit que la tombe.
+  Léviathan dans ma trombe
+      N'est plus qu'un ver;
+  Tout tremble sur mon épaule.
+  Je lie au poteau du pôle
+      Le spectre hiver.
+
+  Homme, la terre est ta mère.
+  Cherche ton bien éphémère
+      Dans ses douleurs;
+  Broie, arrache, brûle, embrase.
+  Perce des chemins. Écrase
+      Ce tas de fleurs!
+
+  La plaine, quand on la ferre,
+  Obéit, et laisse faire
+      L'homme ennemi.
+  La terre est une imbécile;
+  Et la montagne est docile
+      A la fourmi.
+
+  Les Alpes sont des géantes
+  Terribles, fauves, béantes,
+      L'orage au cou;
+  L'homme rit des monts féroces,
+  Et, taupe, sous les colosses,
+      Il fait son trou.
+
+  Moi, je ne suis pas la rue.
+  J'ai pour roue et pour charrue
+      Le tourbillon;
+  Je bondis, c'est ma manière;
+  Je n'accepte pas l'ornière
+      Ni le sillon.
+
+  J'écume à flots sur ma grève,
+  Va-t'en. Ne viens pas, fils d'Ève,
+      Frêle rival,
+  Sauter sur mon dos farouche
+  Et mettre un mors à la bouche
+      De mon cheval.
+
+  Ma plaine est la grande plaine;
+  Mon souffle est la grande haleine;
+      Je suis terreur;
+  J'ai tous les vents de la terre
+  Pour passants, et le mystère
+      Pour laboureur.
+
+  Le météore en ma houle
+  Tombe, la nuée y croule
+      En rugissant;
+  L'écueil, écumant monarque,
+  A qui je donne la barque,
+      Me rend le sang;
+
+  L'aurore avec épouvante
+  Regarde mon eau vivante,
+      Mes rocs ouverts,
+  Mes colères, mes batailles,
+  Et les glissements d'écailles
+      Sous mes flots verts.
+
+  Vénus m'apporte son globe.
+  Je lui relève sa robe
+      Jusqu'au genou.
+  Le zéphyr des moissons blondes,
+  S'il se risque sur mes ondes,
+      Y devient fou.
+
+  Un jour l'orage des plaines
+  Vint chez moi sur mes baleines
+      Lancer ses traits;
+  Mais j'ai, d'un seul cri de rage,
+  Chassé ce canard sauvage
+      Dans vos marais!
+
+  Quand il vit dans ma caverne
+  Se sauver l'hydre de Lerne,
+      Mon compagnon
+  Typhon dit: Cela nous souille,
+  Gardons-nous cette grenouille?
+      Et j'ai dit Non!
+
+  Si je faisais une rose,
+  Moi, gouffre en qui toute chose
+      S'ébauche et vit,
+  Le soleil, flambeau fidèle,
+  Se lèverait auprès d'elle
+      Sans qu'on le vît.
+
+  Hommes, vous rêvez de croire
+  Que vous vaincrez mon eau noire,
+      Aux fiers bouillons,
+  Ma vague aux mille étincelles,
+  En pendant à des ficelles
+      Quelques haillons!
+
+  C'est donc là votre navire!
+  Une écorce qui chavire
+      Sous tout climat!
+  Cette épingle qui m'éraille,
+  C'est l'ancre, et ce brin de paille,
+      C'est le grand mât!
+
+  Ces quatre planches mal jointes
+  Se déchireront aux pointes
+      Du moindre écueil.
+  L'homme au front triste, aux mains blanches,
+  Ne sait clouer que les planches
+      De son cercueil.
+
+  Quoi! je serais si candide!
+  Porter sur mon dos splendide
+      Votre wagon!
+  Dans mon azur sans limite,
+  Voir fumer votre marmite,
+      Moi le dragon!
+
+  Quoi! lui chez moi! l'homme! Il entre!
+  Sachez que devant mon antre,
+      Qu'emplit la nuit,
+  Le sage lion s'arrête,
+  Et qu'en voyant ma tempête
+      L'aigle s'enfuit!
+
+  Votre présence m'outrage.
+  Dieu fit mon immense orage
+      Mystérieux
+  Et mes flots pleins de désastres,
+  Pour être vus par ses astres,
+      Non par vos yeux.
+
+  Homme, ta marche est peu droite;
+  Ton commerce avide exploite
+      Les flots mouvants;
+  L'âpre soif de l'or t'anime;
+  Je donne pour rien l'abîme,
+      Toi, tu le vends.
+
+  Ne viens pas chez moi, te dis-je.
+  Ne mêle pas au prodige
+      Tes vils chemins.
+  Crains mes fureurs justicières!
+  Ah! vous frémiriez, poussières,
+      Pâles humains,
+
+  Si vous entendiez les choses
+  Que nous tous, les vents moroses
+      Et les saisons,
+  L'air qui souffle et l'eau qui tremble,
+  Quand nous sommes seuls ensemble,
+      Nous nous disons!
+
+  Devant votre crépuscule
+  Mon sombre horizon recule;
+      Vous m'insultez!
+  Genre humain, foule confuse,
+  L'ombre éternelle refuse
+      Vos nouveautés.
+
+  Elle refuse vos phares,
+  Vos boussoles, vos fanfares,
+      Vos noirs vaisseaux,
+  Et, quand passe votre flotte,
+  Indignée, elle sanglote
+      Au fond des eaux.
+
+  Allez-vous-en! Je devine
+  Qu'on rêve une ère divine,
+      Fin des fléaux.
+  On court sur l'onde aplanie.
+  On m'emploie à l'harmonie,
+      Moi, le chaos!
+
+  C'est la paix qui se prépare.
+  Je n'en veux point. Je sépare,
+      Je n'unis pas.
+  Je brise à coups de nageoires
+  Et je broie en mes mâchoires
+      Votre compas!
+
+  L'homme doit courber sa tête
+  Sous la guerre et la tempête
+      Et le volcan.
+  La terre, c'est la géhenne.
+  Que chacun garde sa haine
+      Et son carcan.
+
+  Tu n'es pas même un fantôme!
+  Monstre pour l'archange, atome
+      Pour le titan,
+  Rien pour l'espace et le nombre!
+  L'homme n'est qu'une pénombre;
+      L'Ombre est Satan.
+
+  Être mauvais, c'est ta peine.
+  Sois mauvais. Ta race traîne
+      L'anneau de fer.
+  Nous sommes tous la souffrance;
+  Et l'hirondelle espérance
+      Fuit notre hiver.
+
+  Sache que nous, et ces mondes
+  Qu'on voit, dans nos nuits immondes,
+      Au firmament,
+  Nous habitons l'insondable,
+  L'extrémité formidable
+      Du châtiment.
+
+  Notre nuit est si fatale
+  Que si la pitié, vestale
+      Chère aux élus,
+  Disait: Où donc est ce monde?
+  J'ai peur que Dieu ne réponde:
+      Je ne sais plus!
+
+  Donc subissez la loi dure.
+  Endurez ce que j'endure,
+      L'isolement;
+  Et soyez, dans votre bouge,
+  L'un pour l'autre le fer rouge,
+      Et non l'aimant.
+
+  N'essayez pas, dans ma sphère,
+  D'être frères, et de faire,
+      Dans ce tombeau,
+  Quand tout à l'ombre ressemble,
+  De vos esprits mis ensemble
+      Un grand flambeau.
+
+  Les hommes deviendraient anges!
+  Je ne veux pas de mésanges,
+      Moi, maintenant!
+  Je veux le glaive et le glaive.
+  Vivez comme dans un rêve,
+      Tas frissonnant!
+
+  Faites comme ont fait vos pères,
+  Et crénelez vos repaires.
+      Abhorrez-vous.
+  Barricadez vos Sodomes.
+  Dévorez-vous. Soyez hommes
+      Et restez loups.
+
+  Que l'Écosse ait sa claymore,
+  Le juif sa rage, et le more
+      Son yatagan;
+  Que chacun reste en sa ville;
+  Et qu'on me laisse tranquille
+      Dans l'ouragan.
+
+
+  II
+
+  Et l'homme dit:--Mer affreuse,
+  Que le char des foudres creuse
+      Sous son essieu,
+  Tais-toi dans ton ossuaire.
+  Tu cherches ton belluaire?
+      Gouffre, c'est Dieu!
+
+  Écoute-moi. La loi change.
+  Je vois poindre aux cieux l'archange!
+      L'esprit du ciel
+  M'a crié sur la montagne:
+  «Tout enfer s'éteint; nul bagne
+      N'est éternel.»
+
+  Je ne hais plus, mer profonde.
+  J'aime. J'enseigne, je fonde.
+      Laisse passer.
+  Satan meurt, un autre empire
+  Naît, et la morsure expire
+      Dans un baiser.
+
+  Tu ne dois plus dire: arrière!
+  Tu n'es plus une barrière,
+      Dragon marin.
+  Sers l'avenir! porte l'arche.
+  Rien n'arrête l'homme en marche
+      Vers Dieu serein.
+
+  Rien! pas même toi, chimère,
+  Monstre de l'écume amère,
+      Géant puni,
+  Toi qui, seul dans ta nuit sombre,
+  As fait ton onde avec l'ombre
+      De l'infini!
+
+  Je vais! je suis le prophète.
+  A la houle stupéfaite
+      Je dis mon nom.
+  La trombe accourt; ma pensée
+  Fait rentrer cette insensée
+      Au cabanon.
+
+  L'esprit de l'homme, lumière,
+  Domptant la nature entière,
+      Onde ou volcan,
+  Plonge sa clarté sacrée
+  Dans la prunelle effarée
+      De l'ouragan.
+
+  Pour qu'à nos pas on se range,
+  Nous n'avons qu'à dire à l'ange
+      Comme aux démons,
+  Qu'à dire aux torrents de soufre,
+  Et qu'à te dire à toi, gouffre:
+      Nous nous aimons!
+
+  L'amour, c'est la loi suprême.
+  L'amour te vaincra toi-même.
+      Ton bruit est vain.
+  Pour que, caressant ta grève,
+  Ton hymne d'enfer s'achève
+      En chant divin,
+
+  Pour que ton hurlement tombe,
+  Il suffit que la colombe
+      Qui vient le soir,
+  O sombre gouffre d'écume,
+  Laisse tomber une plume
+      Sur ton flot noir.
+
+  L'amour, c'est le fond de l'homme.
+  L'amour, c'est l'antique pomme
+      Qu'Ève cueillit.
+  L'ombre passe, l'amour reste,
+  Il est astre au dais céleste,
+      Perle en ton lit.
+
+  Nos inventions nouvelles
+  Prendront à tes vents des ailes;
+      Dieu nous sourit;
+  Nous monterons sur ta rage,
+  Nous attellerons l'orage
+      A notre esprit.
+
+  Oui, malgré tes chocs sauvages,
+  Nous lierons tes deux rivages
+      D'un trait de feu;
+  L'avenir aura deux Romes,
+  Et, près de celle des hommes,
+      Celle de Dieu.
+
+  L'avenir aura deux temples,
+  Deux lumières, deux exemples,
+      Un double hymen,
+  La liberté, force et verbe,
+  L'unité, portant la gerbe
+      Du genre humain.
+
+  Tais-toi, mer! Les cœurs s'appellent,
+  Les fils de Caïn se mêlent
+      Aux fils d'Abel;
+  L'homme, que Dieu mène et juge,
+  Bâtira sur toi, déluge,
+      Une Babel.
+
+  A cette Babel morale
+  Aboutira la spirale
+      Des deux Sions,
+  Où sans cesse recommence
+  Le fourmillement immense
+      Des nations;
+
+  Et tu verras sans colère,
+  Du tropique au flot polaire
+      Dieu te calmant,
+  Au-dessus de l'eau sonore,
+  Se construire dans l'aurore
+      Superbement
+
+  Les progrès et les idées,
+  Pont de cent mille coudées
+      Que rien ne rompt,
+  Et sur tes sombres marées
+  Ces arches démesurées
+      Resplendiront.
+
+
+
+
+  XLII
+
+  A L'HOMME
+
+
+                              *
+
+  Si tu vas devant toi pour aller devant toi,
+  C'est bien; l'homme se meut, et c'est là son emploi;
+  C'est en errant ainsi, c'est en jetant la sonde
+  Qu'Euler trouve une loi, que Colomb trouve un monde.
+  Mais, rêvant l'absolu, si c'est Dieu que tu veux
+  Prendre comme on prendrait un fuyard aux cheveux,
+  Si tu prétends aller jusqu'à la fin des choses,
+  Et là, debout devant cette cause des causes,
+  Uranus des païens, Sabaoth des chrétiens,
+  Dire:--Réalité terrible, je te tiens!--
+  Tu perds ta peine.
+
+                              *
+
+                     Ajuste, ô fils quelconque d'Ève,
+  N'importe quel calcul à n'importe quel rêve,
+  Ajoute à l'hypothèse une lunette, et mets
+  Des chiffres l'un sur l'autre, à couvrir les sommets
+  De l'Athos, du mont Blanc farouche, du Vésuve,
+  Monte sur le cratère ou plonge dans la cuve,
+  Fouille, creuse, escalade, envole-toi, descends,
+  Fais faire par Gambey des verres grossissants,
+  Guette, plane avec l'aigle ou rampe avec le crabe,
+  Crois tout, doute de tout, apprends l'hébreu, l'arabe,
+  Le chinois, sois indou, grec, bouddhiste, arien,
+  Va, tu ne saisiras l'extrémité de rien.
+  Poursuivre le réel, c'est chercher l'introuvable.
+  Le réel, ce fond vrai d'où sort toute la fable,
+  C'est la nature en fuite à jamais dans la nuit.
+  Le télescope au fond du ciel noir la poursuit,
+  Le microscope court dans l'abîme après elle;
+  Elle est inaccessible, imprenable, éternelle,
+  Et n'est pas moins énorme en dessous qu'en dessus.
+  Des aspects effrayants sont partout aperçus;
+  Le spectre vibrion vaut le soleil fantôme;
+  Un monde plus profond que l'astre, c'est l'atome;
+  Quand, sous l'œil des penseurs, l'infiniment petit
+  Sur l'infiniment grand se pose, il l'engloutit,
+  Puis l'infiniment grand remonte et le submerge.
+  Mère terrifiante et formidable vierge,
+  Multipliant son jour par son obscurité
+  Et sa maternité par sa virginité,
+  Chaste, obscène, et montrant aux mornes Pythagores
+  Son ventre ténébreux d'où sortent les aurores,
+  La nature fatale engendre éperdument
+  Des chaos d'où jaillit cette loi, l'élément.
+  Elle est le haut, le bas, l'immense ombre, l'aïeule;
+  Toute sa foule étant elle-même, elle est seule;
+  Monde, elle est la nature; âme, on l'appelle Dieu.
+  Tout être, quel qu'il soit, du gouffre est le milieu;
+  Pas de sortie et pas d'entrée; aucune porte;
+  On est là.--C'est pourquoi le chercheur triste avorte
+  C'est pourquoi le ciel juif succède au ciel romain;
+  C'est pourquoi ce songeur épars, le genre humain,
+  Entend à chaque instant vagir de nouveaux cultes;
+  C'est pourquoi l'homme, en proie à tant de noirs tumultes,
+  Rêve, et tâte l'espace, et veut un point d'appui,
+  Ayant peur de la nuit tragique autour de lui;
+  C'est pourquoi le messie est chassé par l'apôtre;
+  C'est pourquoi l'on a vu crouler, l'un après l'autre,
+  Ayant tous fait fléchir aux peuples le genou,
+  Brahma, Dagon, Baal, Odin, Allah, Vishnou.
+  L'idolâtrie échoue. Elle est, sur tout abîme,
+  Et dans tous les bas-fonds, le même essai sublime
+  Et la même chimère inutile, créant
+  Toujours le même Dieu pour le même néant.
+
+                              *
+
+  Il est pourtant, ce Dieu. Mais sous son triple voile
+  La lunette avançant fait reculer l'étoile.
+  C'est une sainte loi que ce recul profond.
+  Les hommes en travail sont grands des pas qu'ils font;
+  Leur destination, c'est d'aller, portant l'arche;
+  Ce n'est pas de toucher le but, c'est d'être en marche;
+  Et cette marche, avec l'infini pour flambeau,
+  Sera continuée au delà du tombeau.
+  C'est le progrès. Jamais l'homme ne se repose,
+  Et l'on cherche une idole, et l'on trouve autre chose.
+  Cherchez l'Ame, elle échappe; allez, allez toujours!
+
+                              *
+
+  Teutatès, Mahomet, Jésus, les antres sourds,
+  Les forêts, le druide et le mage, et ces folles
+  Augustes, qu'Apollon emplissait de paroles,
+  Et les temples du sang des génisses fumants,
+  N'arrivent qu'à des cris et qu'à des bégaiements.
+  L'à peu près, c'est la fin de toute idolâtrie.
+  La vérité ne sort que difforme et meurtrie
+  De l'effort d'engendrer, et, quel que soit l'œil fier
+  Du fœtus d'aujourd'hui sur l'embryon d'hier,
+  Quelque mépris qu'Orphée inspire à Chrysostome,
+  Quel que soit le dédain du koran pour le psaume,
+  Et quoi que Jéhovah tente après Jupiter,
+  Quoi que fasse Jean Huss accouchant de Luther,
+  Quoi qu'affirme l'autel, quoi que chante le prêtre,
+  Jamais le dernier mot, le grand mot, ne veut être
+  Dit, dans cette ombre énorme où le ciel se défend,
+  Par la religion, toujours en mal d'enfant.
+
+                              *
+
+  C'est parce que je roule en moi ces choses sombres,
+  C'est parce que je vois l'aube dans les décombres,
+  Sur les trônes le mal, sur les autels la nuit,
+  C'est parce que, sondant ce qui s'évanouit,
+  Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre,
+  J'interroge l'abîme, étant moi-même gouffre;
+  C'est parce que je suis parfois, mage inclément,
+  Sachant que la clarté trompe et que le bruit ment,
+  Tenté de reprocher aux cieux visionnaires
+  Leur crachement d'éclairs et leur toux de tonnerres;
+  C'est parce que mon cœur, qui cherche son chemin,
+  N'accepte le divin qu'autant qu'il est humain;
+  C'est à cause de tous ces songes formidables
+  Que je m'en vais, sinistre, aux lieux inabordables,
+  Au bord des mers, au haut des monts, au fond des bois.
+  Là, j'entends mieux crier l'âme humaine aux abois;
+  Là je suis pénétré plus avant par l'idée
+  Terrible, et cependant de rayons inondée.
+  Méditer, c'est le grand devoir mystérieux;
+  Les rêves dans nos cœurs s'ouvrent comme des yeux;
+  Je rêve et je médite; et c'est pourquoi j'habite,
+  Comme celui qui guette une lueur subite,
+  Le désert, et non pas les villes; c'est pourquoi,
+  Sauvage serviteur du droit contre la loi,
+  Laissant derrière moi les molles cités pleines
+  De femmes et de fleurs qui mêlent leurs haleines,
+  Et les palais remplis de rires, de festins,
+  De danses, de plaisirs, de feux jamais éteints,
+  Je fuis, et je préfère à toute cette fête
+  La rive du torrent farouche, où le prophète
+  Vient boire dans le creux de sa main en été
+  Pendant que le lion boit de l'autre côté.
+
+
+
+
+  XLIII
+
+  LE TEMPLE
+
+
+  Joie à la terre, et paix à celui qui contemple!
+  Écoutez. Vous ferez sur la montagne un temple,
+  Et vous le bâtirez la nuit pour que jamais
+  On ne sache qui l'a placé sur ces sommets;
+  Vous le ferez, ainsi l'ordonne le prophète,
+  Du toit aux fondements et de la base au faîte,
+  Avec des blocs mis l'un sur l'autre simplement;
+  Et ce temple, construit de roche sans ciment,
+  Sera presque aussi haut que toute la montagne.
+  Les forêts qu'un murmure éternel accompagne,
+  L'océan qui bondit ainsi que les troupeaux
+  Et n'a point de fatigue et n'a point de repos,
+  Les monts sans tache, blancs comme les cœurs sans vice,
+  C'est tout ce que verront du seuil de l'édifice
+  Les hommes qui viendront par cent chemins divers;
+  Car vous aurez compris qu'il faut que l'univers
+  Ait autour de ce temple une grave attitude;
+  Et vous l'aurez bâti dans une solitude
+  Afin qu'il soit tranquille, et pour que l'horizon
+  Convienne à cette auguste et farouche maison;
+  Et les hommes, pasteurs, apôtres, patriarches,
+  Regarderont le temple et monteront les marches,
+  Et sous la haute porte ils baisseront le front.
+
+  Quand ils seront entrés, voici ce qu'ils verront:
+
+  Au-dessous d'une voûte en granit, située
+  Si haut qu'il semblera qu'elle est dans la nuée,
+  Entre quatre grands murs nus et prodigieux,
+  Dans une ombre où partout on sentira des yeux,
+  Tout au fond d'une crypte obscure, une statue
+  Se dressera, d'un voile insondable vêtue,
+  Et de la tête aux pieds ce voile descendra;
+  Et, plus que sur Isis, et plus que sur Indra,
+  Plus que sur le Sina, plus que sur le Calvaire,
+  Les ténèbres seront sur ce spectre sévère,
+  Colosse par une âme inconnue habité;
+  Et l'on n'en verra rien que son énormité.
+  La figure sera haute de cent coudées,
+  Et d'un seul bloc; jamais les Indes, les Chaldées,
+  Et les sculpteurs d'Égypte ayant l'énigme en eux,
+  N'auront rien maçonné de plus vertigineux.
+  Nul ne pourra lever le voile aux plis de pierre.
+  Personne ne saura s'il est une paupière
+  Pouvant s'ouvrir, un œil pouvant verser des pleurs,
+  Sous ce masque, et s'il est quelqu'un sous les ampleurs
+  De ce suaire aux yeux humains inabordable;
+  Et tous contempleront l'Ignoré formidable.
+  Pourtant on sentira que ce spectre n'est pas
+  La haine, le glacier, le tombeau, le trépas;
+  Qu'il semble un spectre, étant sous le plus lourd des voiles,
+  Mais que ce noir linceul peut-être est plein d'étoiles;
+  On sentira qu'il aime, et que l'on est devant
+  Le seul être, le seul esprit, le seul vivant.
+  Grands, petits, faibles, forts, le géant et l'atome,
+  Sentiront l'univers présent dans ce fantôme;
+  D'une peur confiante envahis par degrés,
+  Ils seront effrayés et seront rassurés;
+  Le vieillard et l'enfant, l'ignorant et le mage,
+  Frémissants, comprendront qu'ils sont devant l'image
+  De la Réalité suprême, et qu'en ce lieu
+  Jéhovah, Jupiter et Brahma pèsent peu;
+  Que là s'évanouit tout dogme et toute bible,
+  Et que rien n'est méchant, quoique tout soit terrible.
+
+  Oui, terrible, mais bon; formidable, mais doux.
+  Dans ce temple, païens, chrétiens, parsis, indous,
+  Tous ceux, fakir, santon, rabbin, flamine, bonze,
+  Qu'une religion tient dans sa main de bronze,
+  Sentiront cette main s'ouvrir et les lâcher.
+
+  Le ciel; de l'idéal pétri dans du rocher,
+  On ne sait quoi de tendre au fond de cette pierre,
+  Une forme de nuit debout sur la frontière
+  De l'inconnu, muette et rigide, et pourtant
+  D'accord avec le monde immense palpitant,
+  L'âme qui fait tout naître et sur qui tout se fonde,
+  Voilà ce que ce temple, en son ombre profonde,
+  Fera vaguement voir à ceux qui passeront.
+  Les autres temples, faits de ce qui se corrompt,
+  Bâtis avec l'erreur, la démence et la fable,
+  Faux et vains, et faisant bégayer l'ineffable,
+  Autels que la raison en montant submergea,
+  Se seront écroulés depuis longtemps déjà
+  Au vaste ébranlement du genre humain en marche;
+  Mais celui-ci, n'ayant point de koran, point d'arche,
+  Point de prêtres, aucun pontife, aucun menteur,
+  Entouré de l'abîme et seul sur la hauteur,
+  Demeurera debout sur la terre où nous sommes,
+  Et ne craindra pas plus le passage des hommes
+  Que l'étoile ne craint le vol des alcyons.
+
+  Il n'expliquera point au cœur les passions,
+  A l'esprit le problème, et la tombe à la vie;
+  Mais il fera germer chez tous l'ardente envie
+  De monter, de grandir, et de voir au delà.
+  Où? Plus loin. Le zénith que Thalès contempla,
+  Les constellations, ces effrayants fulgores
+  Que regardaient errer les pâles Pythagores,
+  Les orbes de la vie obscure entre-croisés,
+  La science qui cherche et dit: Jamais assez!
+  Ne contesteront point ce temple, et, dans l'espace,
+  Par tout le gouffre et par toute l'ombre qui passe
+  Il sera vénéré, n'ayant point ici-bas
+  Aggravé par l'erreur nos douleurs, nos combats,
+  Nos deuils, et n'ayant point de reproche à se faire.
+
+  Sous l'âpre voûte ayant la grandeur d'une sphère,
+  La statue, impassible et voilée, aura l'air
+  De rêver, attentive aux forêts, à la mer,
+  Aux germes, à l'azur, aux nuages, aux astres;
+  Pas de frises aux toits; aux murs pas de pilastres;
+  Le granit nu qu'aucun ornement n'interrompt;
+  Et, rien ne remuant, les hommes trembleront;
+  Et les méchants seront mal à l'aise; et les justes,
+  Et les bons, et tous ceux dont les cœurs sont augustes,
+  Les sages, les penseurs, sentiront le plein jour
+  Sur leur âme, leur foi, leur espoir, leur amour,
+  Comme sous le regard d'une énorme prunelle.
+
+  Derrière la statue, une lampe éternelle
+  Brûlera comme un feu dans l'antre aux visions,
+  Et, cachant le foyer, montrera les rayons
+  De façon à lui mettre une aurore autour d'elle,
+  Pour enseigner au peuple ému, grave et fidèle,
+  Que cette énigme est bien une divinité,
+  Et que si c'est la nuit c'est aussi la clarté.
+  Le colosse sera noir sur cette auréole;
+  Et nul souffle, nul vent d'orage, nul éole
+  Ne fera vaciller l'immobile lueur.
+  Les sages essuieront à leur front la sueur
+  Et sentiront l'horreur sacrée en leurs vertèbres,
+  Devant cette splendeur sortant de ces ténèbres,
+  Et comprendront que l'Être ignoré, mais certain,
+  Brille, étant le lever de l'éternel matin,
+  Et pourtant reste obscur, car aucune envergure,
+  Aucun esprit ne peut saisir cette figure;
+  Il est sans fin, sans fond, sans repos, sans sommeil.
+  Et pour être Mystère il n'est pas moins Soleil.
+
+
+
+
+  XLIV
+
+  TOUT LE PASSÉ ET TOUT L'AVENIR
+
+  I
+
+
+  L'être mystérieux qui me parle à ses heures
+  Disait:
+
+                              *
+
+          --Vivants! l'orgueil habite vos demeures.
+          Il fait nuit dans votre cité!
+  Le ciel s'étonne, ô foule en vices consumée,
+  Qu'il sorte de la paille en feu tant de fumée,
+          De l'homme tant de vanité!
+
+  Tu regardes les cieux de travers, triste race!
+  Tu ne te trouves pas sous l'azur à ta place.
+          Tu te plains, homme, ombre, roseau!
+  Balbutiant: Peut-être, et bégayant: Que sais-je?
+  Tu reproches le soir à l'aube, au lys la neige,
+          Et ton sépulcre à ton berceau!
+
+  Tu reproches à Dieu l'œuvre incommensurable.
+  Tu frémis de traîner sur ton dos misérable
+          Tes vieux forfaits mal expiés,
+  D'être pris dans ton ciel comme en un marécage,
+  Et de sentir, ainsi qu'un écureuil en cage,
+          Tourner ta prison sous tes pieds!
+
+  Homme, si tu pouvais, tu tenterais l'espace.
+  Ce globe, si ta force égalait ton audace,
+          S'évaderait sous ton orteil,
+  Et la création irait à l'aventure
+  Si ton souffle pouvait, ô folle créature,
+          Casser l'amarre du soleil!
+
+  Car rien n'est à ton gré; tout te met mal à l'aise.
+  Ce coin du ciel est donc fait de plomb, qu'il te pèse!
+          Oh! tu voudrais rompre le sceau!
+  Comme tu frapperais dans tes mains, ombre frêle,
+  Pour la faire envoler de sa branche éternelle,
+          Si la terre était un oiseau!
+
+  Hautain, dédaignant tout, que ta nef vogue ou sombre,
+  Tu voudrais t'en aller dans le désert de l'ombre,
+          Fuir, comme fuyaient les hébreux.
+  Tu dis: Rien de nouveau! tu dis avec colère:
+  Toujours la même aurore! Et l'étoile polaire
+          T'ennuie, ô pauvre œil ténébreux.
+
+  Tu t'irrites d'être homme, oubli, poussière, atome;
+  D'ignorer quel épi tu portes, ô vil chaume!
+          D'être une algue dans le reflux;
+  De trembler comme un cerf que suit une lionne,
+  Et d'être, sous le ciel qui reste et qui rayonne,
+          Celui qui passe et qui n'est plus;
+
+  Et de ne pouvoir pas faire avec tes menaces,
+  Avec tes doigts crispés et tes ongles tenaces,
+          Ta sagesse et ta passion,
+  Tes faux temples, tes faux soleils, tes faux tonnerres,
+  Tes meurtres, tes fureurs, tes crimes et tes guerres,
+          Un pli dans la création!
+
+                              *
+
+  Ces myopes, jugeant le monde à leur optique,
+  Disent:--«Tout est manqué, la mer épileptique
+          Bave sur les écueils grondants;
+  La nuit fait le hibou si le jour fait le cygne,
+  La mort, chienne de l'ombre, à qui Satan fait signe,
+          Tient l'âme humaine entre ses dents.
+
+  «Que nous veut la planète? et le globe? et la sphère?
+  Un monde est un néant. Dieu ne savait que faire,
+          Et bâillait, seul dans son réduit,
+  Quand, semant au hasard son œuvre et ses paroles,
+  Il jeta dans les cieux toutes ces outres folles,
+          Ivres de vent, pleines de bruit.
+
+  «Qu'est-ce qu'un Dieu masqué dans l'incompréhensible?
+  Pourquoi le bien voilé? Pourquoi le mal visible?
+          Pourquoi tant de brume autour d'eux?
+  Pourquoi tant de fléaux sur la terre indignée?
+  Et pourquoi voyons-nous ces toiles d'araignée
+          Dans le crépuscule hideux?
+
+  «Pourquoi le dur taureau qui frappe à coups de corne?
+  Pourquoi l'impur typhus sorti du marais morne
+          Où jadis l'hydre s'embourbait?
+  Christ voyait; à quoi bon aveugler Pythagore?
+  Le lys est beau; pourquoi créer la mandragore
+          Des gouttes de sang du gibet?
+
+  «L'azur est radieux; mais pourquoi le nuage?
+  L'amour rit; mais pourquoi la douleur, ce péage?
+          Pourquoi Caïn auprès d'Abel?
+  Pourquoi livrer l'esprit de l'homme au trouble immense,
+  Et faire tournoyer l'alphabet en démence
+          Dans la spirale de Babel?
+
+  «Pourquoi la pourriture et pourquoi les décombres?
+  Pourquoi le mille-pieds traînant ses pattes sombres?
+          Pourquoi la ronce qui nous hait?
+  Pourquoi l'épine au seuil des bois, comme une lance?
+  Pourquoi la mort? Pourquoi l'espace, ce silence?
+          Pourquoi l'univers, ce muet?
+
+  «On comprend le printemps, l'aube, le nid, la rose;
+  Mais pourquoi les glaçons? Pourquoi le houx morose?
+          Pourquoi l'autour, ce criminel?
+  Pourquoi cette ombre froide où le jour se termine?
+  Pourquoi la bête fauve, et pourquoi la vermine?»
+          --Pourquoi vous? répond l'Éternel.
+
+                              *
+
+  Ainsi parlent ces fous malheureux. Pour ces hommes
+  Qui ne t'épèlent pas, mystère en qui nous sommes,
+          Et qui regardent sans les voir
+  Les rites transparents qu'en ta nuit tu célèbres,
+  Dieu, c'est une figure au milieu des ténèbres,
+          C'est l'horreur difforme au front noir.
+
+  C'est on ne sait quel spectre accroupi dans son antre,
+  Monstre dont on voit moins la face que le ventre,
+          Blême au seuil des gouffres ouverts,
+  Idiot éternel que l'immensité porte,
+  Et qui rêve, ayant l'ombre en sa prunelle morte,
+          Au cou ce goître, l'univers.
+
+                              *
+
+  Ah! tu trouves tout mal! trop d'ombre et de misères!
+  D'autres mondes mieux faits te semblent nécessaires.
+          L'astre naît de brouillard terni;
+  On peut se servir mieux du germe et du mystère!--
+  Parle. Dieu formidable attend, ô ver de terre,
+          Tes commandes dans l'infini.
+
+  Ah! le travail te pèse et la douleur t'étonne!
+  Ah! décembre après juin te semble monotone!
+          Ah! pourrir répugne à ta chair!
+  Ah! tu n'es pas content de ce cercle où l'on erre!
+  Bien. Fais la guerre à Dieu. Canonne le tonnerre,
+          Croise l'épée avec l'éclair.
+
+  Ah! tu portes en toi, reptile, un exemplaire
+  D'idéal qu'il eût dû copier pour te plaire!
+          Tu compares, homme de peu,
+  Moucheron que prendrait l'araignée en ses toiles,
+  Ce que ton front contient au ciel rempli d'étoiles,
+          Ce dedans du crâne de Dieu!
+
+  Montre ta force. Allons, règne. Que l'étendue
+  Sous ton vaste regard se prosterne éperdue;
+          Prouve aux astres leur cécité;
+  Déplace les milieux, les axes et les centres;
+  Fouille l'onde et l'éther; poursuis dans tous ses antres
+          La monstrueuse immensité!
+
+  Questionne, surprends, scrute, découvre, arrache!
+  Harponne au fond des mers le typhon qui s'y cache;
+          Trouve ce que nul n'a trouvé;
+  Sois le tout-puissant; fais des pêches inouïes;
+  Sonde et plonge; et reviens, traînant par les ouïes
+          L'hydre océan sur le pavé!
+
+                              *
+
+  Ah! tu dis:--Dieu n'est pas, puisque le mal existe.
+  Je chasse Jéhovah parce que je suis triste.--
+          Bien. Dresse-toi sur ton séant;
+  Etouffe en toi l'amour et l'espoir; raille et blâme;
+  Ferme ton volet sourd; allume dans ton âme
+          Le hideux réchaud du néant!
+
+  Mars, Jupiter, Saturne, ô planètes profondes,
+  Vous, du moins, vous croyez! Le jour où tous les mondes
+          Épars dans le gouffre vermeil,
+  Retirant l'air céleste à leur voûte obscurcie,
+  Nieraient à la fois Dieu, cette sombre asphyxie
+          Irait éteindre le soleil!
+
+  Oh! la création est une apothéose.
+  Le mont, l'arbre, l'oiseau, le lion et la rose
+          Disent dans l'ombre: Sois béni!
+  L'immense azur écoute, et leurs hymnes l'enchantent;
+  Et l'océan farouche et l'âpre ouragan chantent
+          Chacun leur strophe à l'infini.
+
+  L'homme seul nie et crie:--A bas! tout est mensonge,
+  Rien n'existe. Le ciel est creux. L'être est un songe.
+          Pillons les jours comme un butin!--
+  Dieu tranquille et lointain dore, à travers la brume,
+  Toute cette colère et toute cette écume
+          Brisée à ce roc, le destin.
+
+                              *
+
+  Donc tu fais de toi l'axe et le sommet des êtres!
+  Ton ventre est ton autel et tes sens sont tes prêtres;
+          Vivre est le but que tu poursuis.
+  Tu prétends que le ciel redoutable te craigne.
+  Tu dis aux mers: Je veux! tu dis aux vents: Je règne!
+          Tu dis aux étoiles: Je suis!
+
+  Ta chair s'adore et met à la torture l'âme.
+  Toi! toi seul! t'assouvir, voilà ton culte infâme;
+          Tes plaisirs sont des cruautés;
+  Tu fais le mal au bord du mystère sublime;
+  Tu viens t'accouder là; dans le puits de l'abîme
+          Tu craches tes iniquités.
+
+  Rien ne rassasierait ta folie incurable.
+  Tu voudrais exprimer dans le broc misérable
+          Où tu bois, homme plein d'ennuis,
+  Dans ton verre où les vins immondes se répandent,
+  Les constellations, grappes d'astres qui pendent
+          A la treille immense des nuits.
+
+  Car ton bâillement croit avoir, ô créature,
+  Droit de vie et de mort sur toute la nature;
+          Jéhovah n'est pas excepté.
+  Oh! comme frémirait d'orgueil ton âme noire,
+  Bandit, si tu pouvais condenser, prendre et boire
+          Le monde en une volupté!
+
+  Hélas! pour en extraire une goutte d'ivresse,
+  Tu tordrais l'univers, l'aube qui te caresse,
+          La femme, l'enfant à l'œil bleu,
+  Content, sans hésiter à la savourer toute,
+  Et sans t'inquiéter si cette sombre goutte
+          Est une larme devant Dieu!
+
+  Dieu n'est pas! Et d'ailleurs, quand, faisant ton entrée,
+  Beau, fier, devant la rampe assez mal éclairée,
+          Tu viens éblouir tes pareils,
+  Toi, premier rôle, roi du drame où tu te plonges,
+  Toi, l'acteur du destin, veut-on pas que tu songes
+          A cet allumeur de soleils?
+
+  S'il existe--il faudrait d'abord que je le visse,
+  Dis-tu,--c'est bon, qu'il soit! et fasse son service!--
+          Ah! l'homme en qui rien n'éteindra
+  La folle volonté de sonder l'insondable,
+  Mériterait qu'on mît son orgueil formidable
+          Sous ta douche, ô Niagara!
+
+  Nains! Dieu vous met sa marque afin qu'on vous réclame.
+  Croyez-vous que la mort, qui n'accepte que l'âme,
+          Et qui pèse tout dans sa main,
+  Si son incorruptible et sinistre prunelle
+  N'y reconnaissait pas l'effigie éternelle,
+          Recevrait le liard humain?
+
+                              *
+
+  Dieu n'est pas! ce seul mot serait une torture.
+  Vous n'avez donc jamais regardé la nature?
+          Heureux le sage, humble roseau,
+  Qui songe, et qui, pensif, voit bondir l'avalanche
+  De montagne en montagne, et qui, de branche en branche,
+          Voit sauter le petit oiseau!
+
+  Vous n'avez donc jamais erré dans les ravines?
+  Vous n'avez donc jamais, parmi les fleurs divines,
+          Respiré la brise en marchant,
+  Et jamais écouté, dans les fermes lointaines,
+  Mugir les bœufs rêveurs quand rampent dans les plaines
+          Les longues ombres du couchant?
+
+  Vous n'avez donc jamais contemplé l'invisible?
+  Jamais vu l'idéal, et gravi du possible
+          Le sommet désert, triste et grand?
+  Hélas! vous n'avez donc jamais, sous le ciel calme,
+  Vu luire l'auréole et frissonner la palme
+          Et sourire un martyr mourant?
+
+  Vous n'avez donc jamais vu dans votre pensée
+  L'étendue, où s'en vont, d'une course insensée,
+          Les ténèbres, fuyant le jour?
+  Jamais vu l'infini qui rit à la chaumière,
+  Que le soleil ne peut emplir de sa lumière,
+          Mais que l'âme remplit d'amour?
+
+  Dis, tu n'as donc jamais attaché ta prunelle
+  Sur la profondeur morne, obscure et solennelle,
+          A l'heure où le croissant reluit,
+  Où l'on voit s'arrondir sur les mers remuées
+  Ce fer d'or qu'a laissé tomber dans les nuées
+          Le sombre cheval de la nuit?
+
+                              *
+
+  D'autres sont les croyants, pires que les impies.
+  Toutes les passions dans leur âme accroupies
+          Leur disent tout bas: Jouissez!
+  De Jéhovah qui tonne ils font leur économe;
+  Dieu n'est que le valet du coffre-fort de l'homme;
+          Hélas, hélas, ces insensés
+
+  De la religion ont fait leur sentinelle;
+  Cieux profonds! ils ont mis leur sac d'or sous son aile;
+          L'ange veille au lot du mortel;
+  Leur champ importe au monde, à l'astre, à l'aube austère;
+  Ils ont fait une borne à ce morceau de terre
+          Avec la pierre de l'autel.
+
+  Pour faire une clôture à leur haie, à leur ferme,
+  Pour servir de lien à la barre qui ferme
+          Leur verger, leur vigne ou leur pré,
+  Pour joindre les poteaux de leur porte en ruines,
+  Ils prennent, ô Jésus, la couronne d'épines
+          Qui fit saigner ton front sacré!
+
+  Leur visage rayonne et plaît; leur voix caresse;
+  Ils sont doux et charmants; la grâce enchanteresse
+          Mêle son miel à leur jargon;
+  Leur sourire est la fleur s'ouvrant sous les rosées;
+  Le dedans est horrible, et toutes leurs pensées
+          Ont la figure du dragon.
+
+  De leur humilité leur vanité se venge;
+  Ils disent: Que me font, si je vis et je mange,
+          La famine et le choléra!
+  Le faux poids dans leur droite, ils vendent, ils achètent;
+  Leur âme a des secrets que les démons cachètent
+          Et qu'un jour Dieu seul ouvrira.
+
+  La femme sous leurs pieds souffre, à peine vivante;
+  Autrefois leur esclave, aujourd'hui leur servante!
+          Ils la pèsent avec l'argent.
+  L'enfant rampe ignorant et nu; que leur importe!
+  De quel droit est-il né? Le marteau de leur porte
+          Glace la main de l'indigent.
+
+  Les maximes d'amour sur leur visage écrites
+  Mentent; ils sont méchants, avares, hypocrites,
+          Faux devant l'aurore qui naît;
+  Ils remettent aux fers ceux que Jésus délivre;
+  Puis, parce qu'à des jours indiqués sur un livre,
+          Pendant qu'une cloche sonnait,
+
+  Ils ont pris sous leur bras un recueil de cantiques,
+  Décroché leur enseigne et fermé leurs boutiques
+          Et dit un benedicite,
+  Et qu'ils ont regardé pendant une heure un prêtre,
+  Et crié du latin dans l'ombre, ils pensent être
+          Quittes avec l'immensité!
+
+  Ce grand Dieu se corrompt en vous, engeance folle!
+  Il entre dans votre âme idée, et sort idole;
+          Vous l'insultez dans vos korans;
+  Vous lui donnez vos yeux, vos vices, vos visages,
+  Vous le faites d'argile, hélas! comme vos sages,
+          Et d'airain comme vos tyrans!
+
+  Partout bûchers, trépieds, pagodes éphémères;
+  Temples monstres bâtis par des dogmes chimères;
+          Thor, Vishnou, Teutatès, Ammon,
+  Bel qui rugit, Dagon qui siffle, Apis qui beugle;
+  La synagogue sourde et la mosquée aveugle;
+          Noirs autels pleins d'un Dieu démon!
+
+  Les Parthénons font boire au juste la ciguë.
+  La cathédrale, avec sa double tour aiguë,
+          Debout devant le jour qui fuit,
+  Ignore, et, sans savoir, affirme, absout, condamne;
+  Dieu voit avec pitié ces deux oreilles d'âne
+          Se dresser dans la vaste nuit.
+
+                              *
+
+  Dieu! Dieu! Dieu! le rocher où la lame déferle
+  Compte sur lui; c'est lui qui règne; il fait la perle
+          Et l'étoile pour les sondeurs;
+  L'azur le voile; il met, pour que le tigre y dorme,
+  De la mousse dans l'antre; il parle, voix énorme,
+          A l'ombre dans les profondeurs.
+
+  Il règne, il songe; il fond les granits dans les soufres;
+  Il crée en même temps les soleils dans les gouffres
+          Et le liseron dans le pré;
+  Pour l'avoir un jour vu, la mer est encore ivre;
+  Les versants du Sina sont de son vaste livre
+          Le pupitre démesuré.
+
+  L'océan calme, c'est le plat de son épée.
+  La montagne à sa voix s'enfuirait dissipée
+          Comme de l'eau dans le gazon;
+  Dans les éternités sans fin continuées
+  Ce Père habite; il fait des arches de nuées
+          Aux quatre coins de l'horizon.
+
+  Il pense, il règle, il mène, il pèse, il juge, il aime,
+  Et laisse les festins rire à Lucullus blême
+          Qui paît, hideux, chauve et jauni,
+  Et se gonfle de vin comme une poche pleine;
+  Ce qu'une outre peut dire au ventre de Silène
+          N'importe pas à l'infini.
+
+  Ce même Dieu qui fit d'avril une corbeille,
+  Qui fait l'oiseau chanteur pour les bois, et l'abeille
+          Pour l'herbe où l'aube étincela,
+  Donne au pôle effrayant, sans jour, sans fleur, sans arbre,
+  Pour qu'il puisse parfois chauffer ses mains de marbre,
+          Ta cheminée, ô sombre Hékla!
+
+  Sous l'œil de cet esprit suprême et formidable,
+  L'eau monte en brume au front du pic inabordable
+          Et tombe en flots du haut des monts;
+  La créature éteinte est d'une autre suivie;
+  L'univers, où ce Dieu met la mort et la vie,
+          Respire par ces deux poumons.
+
+  Devant ce Dieu s'enfuit tout ce qui hait son œuvre,
+  La tempête, le mal, l'épervier, la couleuvre,
+          Le méchant qui ment et qui nuit,
+  La trombe, affreux bandit qui dans les flots se vautre,
+  L'hiver boiteux qui fait marcher l'un après l'autre
+          Son jour court et sa longue nuit.
+
+  Il fait lâcher la proie aux bêtes carnassières.
+  Les morts dans le sépulcre ont perdu leurs poussières;
+          Il rêve, et sait où sont leurs os.
+  En entendant passer son souffle dans l'espace,
+  Subitement l'enfer à la gueule rapace,
+          Les mondes hurlants du chaos,
+
+  Les univers punis dont la clameur s'élance,
+  Les bagnes monstrueux de l'ombre, font silence,
+          Et dans la nuit des noirs arrêts
+  Cessent de secouer les chaînes qui leur pèsent,
+  Comme le soir, au pas d'un voyageur, se taisent
+          Les grenouilles dans le marais.
+
+  Il tient une balance immense en équilibre;
+  Il met dans un plateau les cieux, la mer qui vibre,
+          Ceux qui sur le trône ont vécu,
+  Le monde et ses clartés, le mystère et ses voiles,
+  Et l'abîme jetant son écume d'étoiles;
+          Dans l'autre il met Caton vaincu.
+
+  Ce qu'il est? regardez au-dessus de vos têtes;
+  Voyez le ciel, le jour, la nuit! Ce que vous êtes?
+          Cherchez dans votre cendrier.
+  Son année est sans fin. Prosternez vos pensées.
+  Les constellations sont des mouches posées
+          Sur l'énorme calendrier.
+
+  Mais voyez-le donc, vous dont les chants sont des râles,
+  Vivants qui ne pouvez que mourir, ombres pâles,
+          Et qui ne savez qu'oublier!
+  L'océan goutte à goutte en sa clepsydre pleure;
+  Tout Sahara, tombant grain à grain, marque l'heure
+          Dans son effrayant sablier.
+
+  Mêlez-le maintenant à vos anniversaires!
+  Allumez vos flambeaux, égrenez vos rosaires,
+          Sur vos lutrins soyez béants;
+  Ayez vos jours sacrés que plus de clarté dore;
+  Mettez, devant ce Dieu que couronne l'aurore,
+          Des tiares à vos néants!
+
+  La bête des bois rit quand les hommes, vain nombre,
+  Vont clouant leurs erreurs sur Dieu, leur nom sur l'ombre,
+          Leur date sur l'immensité,
+  Se font centre du monde, eux les passants rapides,
+  Et s'en viennent chanter leurs bouts de l'an stupides
+          A la muette éternité.
+
+                              *
+
+  Hélas! l'ange Justice ouvre ses yeux sinistres.
+  Il écrit en rêvant des noms sur ses registres.
+          Ah! ces tristes vivants ont tort!
+  Devant Dieu, qui d'en haut à la paix les convie
+  Et donne aux cœurs l'amour et verse aux fronts la vie,
+          Ils font la haine, ils font la mort!
+
+  Ils bravent l'océan plein de magnificence,
+  Où flottent le mystère et la toute-puissance;
+          Ils souillent le gouffre irrité;
+  Sans prendre garde au vent qui s'épuise en huées,
+  Ils lèvent leur bannière au milieu des nuées,
+          Ces drapeaux de l'immensité!
+
+  Ils ont pour dieux la force et la ruse aux yeux louches;
+  Ils font chanter des chants aux trompettes farouches
+          Dont nous, esprits, nous frissonnons,
+  Et rouler, balafrant la nature sacrée,
+  Sur les champs, sur les blés, sur les fleurs que Dieu crée,
+          La roue horrible des canons.
+
+  Les générations meurent pour leur caprice.
+  Ils disent au tombeau: Prends l'homme et qu'il périsse!
+          O nains, pires que les géants!
+  Ils ouvrent cette nuit que nul rayon ne perce;
+  Ils y font brusquement tomber à la renverse
+          Les pâles cadavres béants!
+
+  Ils rougissent de sang l'onde et les herbes vertes,
+  Ils dressent au sommet des collines désertes
+          Le noir gibet silencieux
+  Qui reste tout le jour sans changer d'attitude,
+  Mais qui, dès que la nuit brunit la solitude,
+          Élève ses bras vers les cieux.
+
+  Nous sommes la justice auguste, immaculée!
+  Disent-ils, s'étalant dans leur chambre étoilée
+          Qu'entourent les spectres camards;
+  Et, pendant que la foule approuve et les admire,
+  Un long sanglot mêlé d'un long éclat de rire
+          Va des Montfaucons aux Clamarts!
+
+  Ces hommes insensés se vautrent dans la joie;
+  Ils ont des lits de pourpre et des manteaux de soie;
+          Ils vivent, d'ombre et d'or chargés;
+  Cette vie est pour eux un palais plein de fêtes;
+  Ils laissent derrière eux les choses qu'ils ont faites.
+          C'est bien, buvez; c'est bien, mangez;
+
+  Pendant qu'en haut la table éblouit les convives,
+  Et que les bouches sont comme des sources vives,
+          Que la chair fume avec l'encens,
+  Pendant que les archers gardent les avenues,
+  Que l'amour rit au spectre, et que les toutes nues
+          Chantent auprès des tout-puissants;
+
+  Pendant que le banquet, rayonnant comme un phare,
+  Mêle le choc du verre au son de la fanfare,
+          Et qu'ils s'enivrent dans la nuit,
+  Sans même, dans leur joie immonde et sépulcrale,
+  S'informer s'il n'est pas quelque obscure spirale
+          Sous la salle pleine de bruit.
+
+  O morts qui vous taisez au fond des catacombes,
+  L'expiation prend les pierres de vos tombes
+          Dans l'insondable profondeur,
+  Et de ces marbres froids qui dans l'ombre descendent
+  Fait un sombre escalier dont les marches attendent
+          Les lourds talons du commandeur!
+
+
+  II
+
+  Pensif, je répondis à l'archange nocturne:
+
+                              *
+
+  --Sévère esprit, ta voix sanglote comme l'urne
+          Qui verse un flot noir et glacé.
+  Sur qui te penches-tu? Tes paroles s'adressent
+  Aux tristes nations d'hier qui disparaissent,
+          Aux pâles foules du passé,
+
+  Ton cri ressemble au chant des mornes Isaïes.
+  Le mystère autrefois, de ses brumes haïes,
+          Obstruait la terre et les cieux,
+  Et l'homme avait besoin que les prophètes blêmes
+  Lui parlassent du seuil de tous ces noirs problèmes
+          Ouvrant leurs porches monstrueux.
+
+  L'homme ignorait. Marchant loin du sentier qui sauve,
+  Il allait au hasard dans la nature fauve,
+          Comme le loup au fond des bois,
+  Sourd à ces alphabets, perdu dans ces algèbres;
+  Les prophètes alors dans ces grandes ténèbres
+          Élevèrent leurs grandes voix.
+
+  Il fallait avertir l'homme au bord de l'abîme.
+  Tout ici-bas semblait lui conseiller le crime;
+          Temps rude où le mal triomphait!
+  La forêt, de l'embûche était le noir ministre;
+  L'arbre avait l'air d'un monstre, et le rocher sinistre
+          Avait la forme du forfait.
+
+  Ici gémissait Job, et là chantait Sodome.
+  L'homme à tous les fléaux, horrible, ajoutait l'homme;
+          La guerre infâme aidait la faim;
+  Comme on brûle une paille on allumait les villes;
+  Et l'on voyait Judas sortir des choses viles,
+          Et des choses sombres Caïn.
+
+  Les prophètes chassaient le mal; ces personnages
+  Rendaient au Dieu vivant d'augustes témoignages;
+          L'homme de ces temps inhumains,
+  Affreux, baignant de sang les champs, l'onde et les sables,
+  S'arrêtait, s'il voyait ces songeurs formidables,
+          Pâles et levant leurs deux mains.
+
+  Ils descendaient des monts, portant de sombres tables;
+  Ils mouraient en laissant les Talmuds redoutables
+          Ouverts sur l'aile des griffons,
+  Les farouches Védas, les Eddas, les Genèses,
+  Registres éclairés du reflet des fournaises,
+          Pages pleines de bruits profonds.
+
+  Ils épouvantaient l'homme et la terre méchante;
+  Et depuis cinq mille ans, pendant que l'aube chante
+          Et que la fleur verse l'encens,
+  Le genre humain qui passe et que le temps dénombre
+  Entend, dans la caverne effrayante de l'ombre,
+          Gronder ces livres rugissants.
+
+  Mais le passé s'en va. Regarde-nous; nous sommes
+  Un autre Adam, une autre Ève, de nouveaux hommes.
+          Nous bénissons quand nous souffrons.
+  Hier vivait d'horreur, de deuil, de sang, de fange;
+  Hier était le monstre et demain sera l'ange;
+          Le point du jour blanchit nos fronts.
+
+  Deux êtres sont en nous: l'un ailé, l'autre immonde;
+  L'un montant vers Dieu, l'autre ombre et tache du monde,
+          Se ruant dans d'infâmes lits;
+  Et, pendant que le corps, marchant sur des semelles,
+  Vil, abject, boit l'opprobre et la lie aux gamelles,
+          L'âme boit la rosée aux lys.
+
+  L'œuvre du genre humain, c'est de délivrer l'âme;
+  C'est de la dégager du triste épithalame
+          Que lui chante le corps impur;
+  C'est de la rendre, chaste, à la clarté première;
+  Car Dieu rêveur a fait l'âme pour la lumière
+          Comme il fit l'aile pour l'azur.
+
+  Nous ne sommes plus ceux qui riaient à la face
+  De l'ombre impénétrable où tout rentre et s'efface,
+          Qui faisaient le mal sans frayeur,
+  Qui jetaient au cercueil ce cri: Va-t'en! je nie!
+  Et mettaient le néant, le rire et l'ironie
+          Dans la pelle du fossoyeur.
+
+  Nous croyons en ce Dieu vivant; sa foi nous brûle;
+  Il inspire Brutus sur la chaise curule,
+          Guillaume Tell sous le sayon;
+  Nous allumons, courbés sous son vent qui nous pousse,
+  Notre liberté fière à sa majesté douce
+          Et notre foudre à son rayon.
+
+  Il fait germer le ver dans sa morne cellule,
+  Change la larve affreuse en vive libellule,
+          Transfigure, affranchit, construit,
+  Émeut les tours de pierre et les tentes de toiles,
+  Et crée et vit! c'est lui qui pénètre d'étoiles
+          Les ailes noires de la nuit.
+
+  Sa tiare splendide est une ruche immense,
+  Où, des roses soleils apportant la semence
+          Et de l'astre apportant le miel,
+  Essaim de flamme ayant le monde pour Hymètes,
+  Mouches de l'infini, les abeilles comètes
+          Volent de tous les points du ciel.
+
+  Le Mal, le glaive au poing, voilé d'un voile d'ombre,
+  Nous guette; et la forêt que la broussaille encombre,
+          L'âpre rocher, le flot ingrat,
+  L'aident, complices noirs, contre la créature,
+  Et semblent par moments faire de la nature
+          L'antre où rêve ce scélérat.
+
+  Mais nous luttons, esprit! nous vaincrons. Dieu nous mène.
+  Il est le feu qui va devant l'armée humaine,
+          Le dieu d'Ève et de Débora.
+  Un jour, bientôt, demain, tout changera de forme,
+  Et dans l'immensité, comme une fleur énorme,
+          L'univers s'épanouira!
+
+  Nous vaincrons l'élément! cette bête de somme
+  Se couchera dans l'ombre à plat ventre sous l'homme;
+          La matière aura beau hurler;
+  Nous ferons de ses cris sortir l'hymne de l'ordre;
+  Et nous remplacerons les dents qui veulent mordre
+          Par la langue qui sait parler.
+
+  Quand nous aurons fini le travail de la vigne,
+  Quand au Dieu qui fit l'aigle et l'air, l'onde et le cygne,
+          La tourmente et Léviathan,
+  Nous aurons rapporté toutes nos âmes anges,
+  Nous ferons du panier de ces saintes vendanges
+          La muselière de Satan.
+
+  Satan, c'est l'appétit, pourceau qui mord l'idée;
+  C'est l'ivresse, fond noir de la coupe vidée;
+          Satan, c'est l'orgueil sans genoux;
+  C'est l'égoïsme, heureux du sang où ses mains trempent;
+  C'est le ventre hideux, cette caverne où rampent
+          Tous les monstres qui sont en nous.
+
+  Satan c'est la douleur, c'est l'erreur, c'est la borne,
+  C'est le froid ténébreux, c'est la pesanteur morne
+          C'est la vis du sanglant pressoir;
+  C'est la force d'en bas liant tout de ses chaînes
+  Qui fait dans le ravin, sous l'ombre des grands chênes,
+          Crier les chariots le soir.
+
+  Nous allons à l'amour, au bien, à l'harmonie.
+  O vivants qui flottez dans l'énigme infinie,
+          Un arbre, auguste à tous les yeux,
+  Conduit votre navire à travers l'âpre abîme;
+  Jésus ouvre ses bras sur la vergue sublime
+          De ce grand mât mystérieux.
+
+  Derrière nous décroît le mal, noire masure.
+  Bientôt nous toucherons au port, le flot s'azure.
+          L'homme, qu'en vain le deuil poursuit,
+  Ne verra plus tomber dans l'ombre sur sa tête
+  L'effroi, l'hiver, l'horreur, l'ouragan, la tempête,
+         Ces vomissements de la nuit.
+
+  Nous chasserons la guerre et le meurtre à coups d'aile;
+  Et cette frémissante et candide hirondelle
+          Qui vole vers l'éternité,
+  L'espérance, adoptant notre maison amie,
+  Viendra faire son nid dans la gueule endormie
+          Du vieux monstre Fatalité.
+
+  Les peuples trouveront de nouveaux équilibres;
+  Oui, l'aube naît, demain les âmes seront libres;
+          Le jour est fait par le volcan;
+  L'homme illuminera l'ombre qui l'environne;
+  Et l'on verra, changeant l'esclavage en couronne,
+          Des fleurons sortir du carcan.
+
+  Et quand ces temps viendront, ô joie! ô cieux paisibles!
+  Les astres, aujourd'hui l'un pour l'autre terribles,
+          Se regarderont doucement;
+  Les globes s'aimeront comme l'homme et la femme;
+  Et le même rayon qui traversera l'âme
+          Traversera le firmament.
+
+  Les sphères vogueront avec le son des lyres.
+  Au lieu des mondes noirs pleins d'horribles délires,
+          Qui rugissent vils et maudits,
+  On entendra chanter sous le feuillage sombre
+  Les édens enivrés, et l'on verra dans l'ombre
+          Resplendir les bleus paradis.
+
+  Dieu voudra. Tout à coup on verra les discordes,
+  La hache et son billot, les gibets et leurs cordes,
+          L'impur serpent des cieux banni,
+  Le sang, le cri, la haine, et l'ordure, et la vase,
+  Se changer en amour et devenir extase
+          Sous un baiser de l'infini.
+
+  Dieu met, quand il lui plaît, sur l'orage et la haine,
+  Sur la foudre, forçat dont on entend la chaîne,
+          La sainte serrure des cieux,
+  Et, laissant écumer leurs voix exténuées,
+  Ferme avec l'arc-en-ciel courbé dans les nuées
+          Ce cadenas mystérieux.
+
+  Au fond du gouffre où sont ceux qui se font proscrire,
+  Des plus profonds enfers stupéfaits de sourire
+          L'amour ira baiser les gonds,
+  Comme un rayon de l'aube, à l'orient ouverte,
+  Va dans la profondeur de l'eau sinistre et verte
+          Jusqu'aux écailles des dragons.
+
+  Les globes se noueront par des nœuds invisibles;
+  Ils s'enverront l'amour comme la flèche aux cibles;
+          Tout sera vie, hymne et réveil;
+  Et comme des oiseaux vont d'une branche à l'autre,
+  Le Verbe immense ira, mystérieux apôtre,
+          D'un soleil à l'autre soleil.
+
+  Les mondes, qu'aujourd'hui le mal habite et creuse,
+  Échangeront leur joie à travers l'ombre heureuse
+          Et l'espace silencieux;
+  Nul être, âme ou soleil, ne sera solitaire;
+  L'avenir, c'est l'hymen des hommes sur la terre
+          Et des étoiles dans les cieux.
+
+
+
+
+                             TABLE
+
+                               DU
+
+                         TOME TROISIÈME
+
+
+                                                        Pages.
+                              XXII
+
+            SEIZIÈME SIÈCLE.--RENAISSANCE.--PAGANISME
+
+  LE SATYRE                                                  3
+
+  I.   Le bleu                                               6
+
+  II.  Le noir                                              15
+
+  III. Le sombre                                            23
+
+  IV.  L'étoilé                                             29
+
+
+                              XXIII
+
+  Je me penchai. J'étais dans le lieu ténébreux             37
+
+
+                              XXIV
+
+                          CLARTÉ D'AMES
+
+  CLARTÉ D'AMES                                             41
+
+
+                               XXV
+
+                            LES CHUTES
+
+  FLEUVES ET POËTES                                         49
+
+
+                              XXVI
+
+                      LA ROSE DE L'INFANTE
+
+  LA ROSE DE L'INFANTE                                      53
+
+
+                              XXVII
+
+                          L'INQUISITION
+
+  LES RAISONS DU MOMOTOMBO                                  65
+
+
+                             XXVIII
+
+               LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER
+
+  LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER                      71
+
+
+                              XXIX
+
+                  MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES
+
+  MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES                              79
+
+
+                               XXX
+
+                           L'ÉCHAFAUD
+
+  L'ÉCHAFAUD                                                83
+
+
+                              XXXI
+
+              DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.--LES MERCENAIRES
+
+  LE RÉGIMENT DU BARON MADRUCE (Garde impériale
+  suisse)                                                   89
+
+
+                              XXXII
+
+                             INFERI
+
+  INFERI                                                   115
+
+
+                             XXXIII
+
+                       LE CERCLE DES TYRANS
+
+  LIBERTÉ                                                  123
+
+  Archiloque l'atteste, Athènes l'entendit                 127
+
+  Qu'est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises?       129
+
+  Je marchais au hasard devant moi, n'importe où           131
+
+  UN VOLEUR A UN ROI                                       133
+
+  LES MANGEURS                                             141
+
+  AUX ROIS                                                 145
+
+
+                              XXXIV
+
+                            TÉNÈBRES
+
+  L'homme est humilié de son lot                           155
+
+  La nuit! la nuit! la nuit!                               159
+
+  L'homme se trompe! il voit que pour lui tout est
+    sombre                                                 163
+
+
+                              XXXV
+
+                             LA-HAUT
+
+  LA-HAUT                                                  169
+
+
+                              XXXVI
+
+                      LE GROUPE DES IDYLLES
+
+  LE GROUPE DES IDYLLES                                    175
+
+  I.     Orphée                                            175
+
+  II.    Salomon                                           176
+
+  III.   Archiloque                                        178
+
+  IV.    Aristophane                                       179
+
+  V.     Asclépiade                                        181
+
+  VI.    Théocrite                                         182
+
+  VII.   Bion                                              183
+
+  VIII.  Moschus                                           184
+
+  IX.    Virgile                                           186
+
+  X.     Catulle                                           187
+
+  XI.    Longus                                            189
+
+  XII.   Dante                                             190
+
+  XIII.  Pétrarque                                         191
+
+  XIV.   Ronsard                                           192
+
+  XV.    Shakespeare                                       194
+
+  XVI.   Racan                                             195
+
+  XVII.  Segrais                                           197
+
+  XVIII. Voltaire                                          199
+
+  XIX.   Chaulieu                                          200
+
+  XX.    Diderot                                           202
+
+  XXI.   Beaumarchais                                      204
+
+  XXII.  André Chénier                                     206
+
+  L'IDYLLE DU VIEILLARD                                    209
+
+  La voix d'un enfant d'un an                              209
+
+
+                             XXXVII
+
+                  LES PAYSANS AU BORD DE LA MER
+
+  LES PAYSANS AU BORD DE LA MER                            215
+
+
+                             XXXVIII
+
+  Un homme aux yeux profonds passait; un patriarche        227
+
+  Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles      231
+
+  Autrefois, j'ai connu Ferdousi dans Mysore               233
+
+  LE LAPIDÉ                                                235
+
+
+                              XXXIX
+
+                             L'AMOUR
+
+  Quoi! le libérateur qui par degrés desserre              243
+
+  Regardez-les jouer sur le sable accroupis                247
+
+  Il faut boire et frapper la terre d'un pied
+  libre                                                    249
+
+  EN GRÈCE                                                 253
+
+
+                               XL
+
+                          LES MONTAGNES
+
+  DÉSINTÉRESSEMENT                                         261
+
+
+                               XLI
+
+                             L'OCÉAN
+
+  L'OCÉAN                                                  267
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+  A L'HOMME                                                291
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+                 TOUT LE PASSÉ ET TOUT L'AVENIR
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+  TOUT LE PASSÉ ET TOUT L'AVENIR                           307
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+Saint-Denis--Imp. J. Dardaillon--6-26
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+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76638 ***
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76638 ***</div>
+
+<hr class="full">
+
+<div class="figcenter1 x-ebookmaker-drop" style="width: 358px;">
+  <img src="images/couverture.jpg" alt="portrait de Hugo" width="358" height="600">
+</div>
+
+<p><a href="#note_au_lecteur">Au lecteur</a></p>
+
+<p><a href="#table_des_matieres">Table du tome troisième</a></p>
+
+<div class="section margintop4">
+  <h1><span class="small70">ŒUVRES&#160;&#160;&#160;&#160;COMPLÈTES</span><br>
+  <span class="small50">DE</span><br>
+  VICTOR&#160;&#160;&#160;&#160;HUGO</h1>
+
+  <hr class="small3a">
+
+  <p class="hugo3a">POÉSIE</p>
+
+  <p class="hugo3b">IX</p>
+</div>
+
+<hr class="small4a">
+
+<p class="center">TOUS DROITS RÉSERVÉS</p>
+
+<hr class="small4b">
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="titlepage">
+  <p class="title1">ÉDITION DÉFINITIVE D’APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX</p>
+
+  <hr class="small3a">
+
+  <p class="title2">ŒUVRES COMPLÈTES</p>
+
+  <p class="title3">DE</p>
+
+  <p class="title4">VICTOR HUGO</p>
+
+  <p class="title5">ILLUSTRÉES DE GRAVURES A L’EAU-FORTE</p>
+
+  <p class="title6">D’APRÈS LES DESSINS DE</p>
+
+  <p class="title7">FRANÇOIS FLAMENG</p>
+
+  <hr class="small3a">
+
+  <p class="hugo3a">POÉSIE</p>
+
+  <p class="hugo3b">IX</p>
+
+  <p class="title8">LA LÉGENDE DES SIÈCLES</p>
+
+  <p class="hugo3b">III</p>
+
+  <div class="figcenter2" style="width: 250px;">
+    <img src="images/sceau.jpg" alt="Edition: ne varietur" width="250" height="209">
+  </div>
+
+  <p class="title9a">PARIS</p>
+
+  <p class="title9b">ÉDITION HETZEL-QUANTIN</p>
+
+  <p class="title9c">LIBRAIRIE A. HOUSSIAUX</p>
+
+  <p class="title9d"><span class="smcap2">Françis GUILLOT, Successeur</span></p>
+
+  <p class="title9e">7, <span class="smcap2">RUE PERRONET</span>, 7</p>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_1">1</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_1"><span class="small90">XXII</span><br><br>
+  <span class="big140">SEIZIÈME SIÈCLE</span><br><br>
+  <span class="small90">RENAISSANCE—PAGANISME</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_3">3</span>
+  <h3 class=" margintop0" id="ch_1a">LE SATYRE<br>
+  <span class="small90">PROLOGUE</span></h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Un satyre habitait l’Olympe, retiré</span><br>
+      <span class="i0">Dans le grand bois sauvage au pied du mont sacré;</span><br>
+      <span class="i0">Il vivait là, chassant, rêvant, parmi les branches;</span><br>
+      <span class="i0">Nuit et jour, poursuivant les vagues formes blanches,</span><br>
+      <span class="i0">Il tenait à l’affût les douze ou quinze sens</span><br>
+      <span class="i0">Qu’un faune peut braquer sur les plaisirs passants.</span><br>
+      <span class="i0">Qu’était-ce que ce faune? On l’ignorait; et Flore</span><br>
+      <span class="i0">Ne le connaissait point, ni Vesper, ni l’Aurore</span><br>
+      <span class="i0">Qui sait tout, surprenant le regard du réveil</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_4">4</span>
+      <span class="i0">On avait beau parler à l’églantier vermeil,</span><br>
+      <span class="i0">Interroger le nid, questionner le souffle,</span><br>
+      <span class="i0">Personne ne savait le nom de ce maroufle.</span><br>
+      <span class="i0">Les sorciers dénombraient presque tous les sylvains;</span><br>
+      <span class="i0">Les ægipans étant fameux comme les vins,</span><br>
+      <span class="i0">En voyant la colline on nommait le satyre;</span><br>
+      <span class="i0">On connaissait Stulcas, faune de Pallantyre,</span><br>
+      <span class="i0">Gès, qui le soir riait, sur le Ménale assis,</span><br>
+      <span class="i0">Bos, l’ægipan de Crète; on entendait Chrysis,</span><br>
+      <span class="i0">Sylvain du Ptyx que l’homme appelle Janicule,</span><br>
+      <span class="i0">Qui jouait de la flûte au fond du crépuscule;</span><br>
+      <span class="i0">Anthrops, faune du Pinde, était cité partout;</span><br>
+      <span class="i0">Celui-ci, nulle part; les uns le disaient loup;</span><br>
+      <span class="i0">D’autres le disaient dieu, prétendant s’y connaître;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en tout cas, qu’il fût tout ce qu’il pouvait être,</span><br>
+      <span class="i0">C’était un garnement de dieu fort mal famé.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tout craignait ce sylvain à toute heure allumé;</span><br>
+      <span class="i0">La bacchante elle-même en tremblait; les napées</span><br>
+      <span class="i0">S’allaient blottir aux trous des roches escarpées;</span><br>
+      <span class="i0">Écho barricadait son antre trop peu sûr;</span><br>
+      <span class="i0">Pour ce songeur velu, fait de fange et d’azur,</span><br>
+      <span class="i0">L’andryade en sa grotte était dans une alcôve;</span><br>
+      <span class="i0">De la forêt profonde il était l’amant fauve;</span><br>
+      <span class="i0">Sournois, pour se jeter sur elle, il profitait</span><br>
+      <span class="i0">Du moment où la nymphe, à l’heure où tout se tait,</span><br>
+      <span class="i0">Éclatante, apparaît dans le miroir des sources;</span><br>
+      <span class="i0">Il arrêtait Lycère et Chloé dans leurs courses;</span><br>
+      <span class="i0">Il guettait, dans les lacs qu’ombrage le bouleau,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_5">5</span>
+      <span class="i0">La naïade qu’on voit radieuse sous l’eau</span><br>
+      <span class="i0">Comme une étoile ayant la forme d’une femme;</span><br>
+      <span class="i0">Son œil lascif errait la nuit comme une flamme;</span><br>
+      <span class="i0">Il pillait les appâts splendides de l’été;</span><br>
+      <span class="i0">Il adorait la fleur, cette naïveté;</span><br>
+      <span class="i0">Il couvait d’une tendre et vaste convoitise</span><br>
+      <span class="i0">Le muguet, le troëne embaumé, le cytise,</span><br>
+      <span class="i0">Et ne s’endormait pas même avec le pavot;</span><br>
+      <span class="i0">Ce libertin était à la rose dévot;</span><br>
+      <span class="i0">Il était fort infâme au mois de mai; cet être</span><br>
+      <span class="i0">Traitait, regardant tout comme par la fenêtre,</span><br>
+      <span class="i0">Flore de mijaurée et Zéphir de marmot;</span><br>
+      <span class="i0">Si l’eau murmurait: J’aime! il la prenait au mot,</span><br>
+      <span class="i0">Et saisissait l’Ondée en fuite sous les herbes;</span><br>
+      <span class="i0">Ivre de leurs parfums, vautré parmi leurs gerbes,</span><br>
+      <span class="i0">Il faisait une telle orgie avec les lys,</span><br>
+      <span class="i0">Les myrtes, les sorbiers de ses baisers pâlis,</span><br>
+      <span class="i0">Et de telles amours, que, témoin du désordre,</span><br>
+      <span class="i0">Le chardon, ce jaloux, s’efforçait de le mordre;</span><br>
+      <span class="i0">Il s’était si crûment dans les excès plongé</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il était dénoncé par la caille et le geai;</span><br>
+      <span class="i0">Son bras, toujours tendu vers quelque blonde tresse,</span><br>
+      <span class="i0">Traversait l’ombre; après les mois de sécheresse,</span><br>
+      <span class="i0">Les rivières, qui n’ont qu’un voile de vapeur,</span><br>
+      <span class="i0">Allant remplir leur urne à la pluie, avaient peur</span><br>
+      <span class="i0">De rencontrer sa face effrontée et cornue;</span><br>
+      <span class="i0">Un jour, se croyant seule et s’étant mise nue</span><br>
+      <span class="i0">Pour se baigner au flot d’un ruisseau clair, Psyché</span><br>
+      <span class="i0">L’aperçut tout à coup dans les feuilles caché,</span><br>
+      <span class="i0">Et s’enfuit, et s’alla plaindre dans l’empyrée;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_6">6</span>
+      <span class="i0">Il avait l’innocence impudique de Rhée;</span><br>
+      <span class="i0">Son caprice, à la fois divin et bestial,</span><br>
+      <span class="i0">Montait jusqu’au rocher sacré de l’idéal,</span><br>
+      <span class="i0">Car partout où l’oiseau vole, la chèvre y grimpe;</span><br>
+      <span class="i0">Ce faune débraillait la forêt de l’Olympe;</span><br>
+      <span class="i0">Et, de plus, il était voleur, l’aventurier.</span><br>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Hercule l’alla prendre au fond de son terrier,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’amena devant Jupiter par l’oreille.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_1a1">I<br>
+  <span class="smcap">LE BLEU</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quand le satyre fut sur la cime vermeille,</span><br>
+      <span class="i0">Quand il vit l’escalier céleste commençant,</span><br>
+      <span class="i0">On eût dit qu’il tremblait, tant c’était ravissant!</span><br>
+      <span class="i0">Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie</span><br>
+      <span class="i0">A la fois par les yeux, l’odorat et l’ouïe,</span><br>
+      <span class="i0">Faune ayant de la terre encore à ses sabots,</span><br>
+      <span class="i0">Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux;</span><br>
+      <span class="i0">Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne</span><br>
+      <span class="i0">De rayons et d’éclairs que Jupiter gouverne,</span><br>
+      <span class="i0">Il contemplait l’azur, des pléiades voisin;</span><br>
+      <span class="i0">Béant, il regardait passer, comme un essaim</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_7">7</span>
+      <span class="i0">De molles nudités sans fin continuées,</span><br>
+      <span class="i0">Toutes ces déités que nous nommons nuées.</span><br>
+      <span class="i0">C’était l’heure où sortaient les chevaux du soleil;</span><br>
+      <span class="i0">Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil,</span><br>
+      <span class="i0">Ouvrait les deux battants de sa porte sonore;</span><br>
+      <span class="i0">Blancs, ils apparaissaient formidables d’aurore;</span><br>
+      <span class="i0">Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d’yeux,</span><br>
+      <span class="i0">Éclatait la rondeur du grand char radieux;</span><br>
+      <span class="i0">On distinguait le bras du dieu qui les dirige;</span><br>
+      <span class="i0">Aquilon achevait d’atteler le quadrige;</span><br>
+      <span class="i0">Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d’or;</span><br>
+      <span class="i0">Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor</span><br>
+      <span class="i0">Entre la zone obscure et la zone enflammée;</span><br>
+      <span class="i0">De leurs crins, d’où semblait sortir une fumée</span><br>
+      <span class="i0">De perles, de saphirs, d’onyx, de diamants,</span><br>
+      <span class="i0">Dispersée et fuyante au fond des éléments,</span><br>
+      <span class="i0">Les trois premiers, l’œil fier, la narine embrasée,</span><br>
+      <span class="i0">Secouaient dans le jour des gouttes de rosée;</span><br>
+      <span class="i0">Le dernier secouait des astres dans la nuit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le ciel, le jour qui monte et qui s’épanouit,</span><br>
+      <span class="i0">La terre qui s’efface et l’ombre qui se dore,</span><br>
+      <span class="i0">Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l’aurore</span><br>
+      <span class="i0">Dont le hennissement provoque l’infini,</span><br>
+      <span class="i0">Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni,</span><br>
+      <span class="i0">Puissant, pur, rayonnait; un coin était farouche;</span><br>
+      <span class="i0">Là brillaient, près de l’antre où Gorgone se couche,</span><br>
+      <span class="i0">Les armes de chacun des grands dieux que l’autan</span><br>
+      <span class="i0">Gardait sévère, assis sur des os de titan;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_8">8</span>
+      <span class="i0">Là reposait la Force avec la Violence;</span><br>
+      <span class="i0">On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance;</span><br>
+      <span class="i0">On voyait des lambeaux de chair aux coutelas</span><br>
+      <span class="i0">De Bellone, de Mars, d’Hécate et de Pallas,</span><br>
+      <span class="i0">Des cheveux au trident et du sang à la foudre.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre,</span><br>
+      <span class="i0">Si la ronce du bouc apercevait la dent,</span><br>
+      <span class="i0">Ils auraient l’air pensif du sylvain, regardant</span><br>
+      <span class="i0">Les armures des dieux dans le bleu vestiaire;</span><br>
+      <span class="i0">Il entra dans le ciel; car le grand bestiaire</span><br>
+      <span class="i0">Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas;</span><br>
+      <span class="i0">Le bon faune crevait l’azur à chaque pas;</span><br>
+      <span class="i0">Il boitait, tout gêné de sa fange première;</span><br>
+      <span class="i0">Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière,</span><br>
+      <span class="i0">La monstruosité brutale du sylvain</span><br>
+      <span class="i0">Étant lourde et hideuse au nuage divin.</span><br>
+      <span class="i0">Il avançait, ayant devant lui le grand voile</span><br>
+      <span class="i0">Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile;</span><br>
+      <span class="i0">Soudain il se courba sous un flot de clarté,</span><br>
+      <span class="i0">Et, le rideau s’étant tout à coup écarté,</span><br>
+      <span class="i0">Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles,</span><br>
+      <span class="i0">Ces inconnus profonds de l’abîme, étaient là.</span><br>
+      <span class="i0">Sur douze trônes d’or que Vulcain cisela,</span><br>
+      <span class="i0">A la table où jamais on ne se rassasie,</span><br>
+      <span class="i0">Ils buvaient le nectar et mangeaient l’ambroisie.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_9">9</span>
+      <span class="i0">Vénus était devant et Jupiter au fond.</span><br>
+      <span class="i0">Cypris, sur la blancheur d’une écume qui fond,</span><br>
+      <span class="i0">Reposait mollement, nue et surnaturelle,</span><br>
+      <span class="i0">Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle,</span><br>
+      <span class="i0">Et, par moments, avec l’encens, les cœurs, les vœux,</span><br>
+      <span class="i0">Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux.</span><br>
+      <span class="i0">Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l’aigle;</span><br>
+      <span class="i0">Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle;</span><br>
+      <span class="i0">On voyait dans ses yeux le monde commencé;</span><br>
+      <span class="i0">Et dans l’un le présent, dans l’autre le passé;</span><br>
+      <span class="i0">Dans le troisième errait l’avenir comme un songe;</span><br>
+      <span class="i0">Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge;</span><br>
+      <span class="i0">Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé,</span><br>
+      <span class="i0">Flottaient dans son regard; sous son sourcil voilé,</span><br>
+      <span class="i0">Sa volonté parlait à sa toute-puissance;</span><br>
+      <span class="i0">La nécessité morne était sa réticence;</span><br>
+      <span class="i0">Il assignait les sorts; et ses réflexions</span><br>
+      <span class="i0">Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions;</span><br>
+      <span class="i0">Sa rêverie, où l’ombre affreuse venait faire</span><br>
+      <span class="i0">Des taches de noirceur sur un fond de lumière,</span><br>
+      <span class="i0">Était comme la peau du léopard tigré;</span><br>
+      <span class="i0">Selon qu’ils s’écartaient ou s’approchaient, au gré</span><br>
+      <span class="i0">De ses décisions clémentes ou funèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres</span><br>
+      <span class="i0">S’ouvrir ou se fermer les ciseaux d’Atropos;</span><br>
+      <span class="i0">La radieuse paix naissait de son repos,</span><br>
+      <span class="i0">Et la guerre sortait du pli de sa narine;</span><br>
+      <span class="i0">Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine,</span><br>
+      <span class="i0">Calme, et si patient que les sœurs d’Arachné,</span><br>
+      <span class="i0">Entre le froid conseil de Minerve émané</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_10">10</span>
+      <span class="i0">Et l’ordre redoutable attendu par Mercure,</span><br>
+      <span class="i0">Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon,</span><br>
+      <span class="i0">Qui, le jour qu’il naquit, riait, se sentant d’âge</span><br>
+      <span class="i0">A commencer, du haut des cieux, son brigandage.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’univers apaisé, content, mélodieux,</span><br>
+      <span class="i0">Faisait une musique autour des vastes dieux;</span><br>
+      <span class="i0">Partout où le regard tombait, c’était splendide;</span><br>
+      <span class="i0">Toute l’immensité n’avait pas une ride;</span><br>
+      <span class="i0">Le ciel réverbérait autour d’eux leur beauté;</span><br>
+      <span class="i0">Le monde les louait pour l’avoir bien dompté;</span><br>
+      <span class="i0">La bête aimait leurs arcs, l’homme adorait leurs piques;</span><br>
+      <span class="i0">Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques,</span><br>
+      <span class="i0">Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés;</span><br>
+      <span class="i0">Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds,</span><br>
+      <span class="i0">Et même la clameur du triste lac Stymphale,</span><br>
+      <span class="i0">Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Au-dessus de l’Olympe éclatant, au delà</span><br>
+      <span class="i0">Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula,</span><br>
+      <span class="i0">Plus loin que les chaos, prodigieux décombres,</span><br>
+      <span class="i0">Tournait la roue énorme aux douze cages sombres,</span><br>
+      <span class="i0">Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux</span><br>
+      <span class="i0">Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_11">11</span>
+      <span class="i0">Ouverture du puits de l’infini sans borne;</span><br>
+      <span class="i0">Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne;</span><br>
+      <span class="i0">Orbe inouï, mêlant dans l’azur nébuleux</span><br>
+      <span class="i0">Aux lions constellés les sagittaires bleus.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine</span><br>
+      <span class="i0">Ajoutât des clous d’or à sa conque d’ébène,</span><br>
+      <span class="i0">Ces êtres merveilleux que le Destin conduit,</span><br>
+      <span class="i0">Étaient tout noirs, ayant pour mère l’âpre Nuit;</span><br>
+      <span class="i0">Lorsque le Jour parut, il leur livra bataille;</span><br>
+      <span class="i0">Lutte affreuse! il vainquit; l’Ombre encore en tressaille;</span><br>
+      <span class="i0">De sorte que, percés des flèches d’Apollon,</span><br>
+      <span class="i0">Tous ces monstres, partout, de la tête au talon,</span><br>
+      <span class="i0">En souvenir du sombre et lumineux désastre,</span><br>
+      <span class="i0">Ont maintenant la plaie incurable d’un astre.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Hercule, de ce poing qui peut fendre l’Ossa,</span><br>
+      <span class="i0">Lâchant subitement le captif, le poussa</span><br>
+      <span class="i0">Sur le grand pavé bleu de la céleste zone:</span><br>
+      <span class="i0">—Va, dit-il. Et l’on vit apparaître le faune,</span><br>
+      <span class="i0">Hérissé, noir, hideux, et cependant serein,</span><br>
+      <span class="i0">Pareil au bouc velu qu’à Smyrne le marin,</span><br>
+      <span class="i0">En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles;</span><br>
+      <span class="i0">L’éclat de rire fou monta jusqu’aux étoiles,</span><br>
+      <span class="i0">Si joyeux, qu’un géant enchaîné sous le mont</span><br>
+      <span class="i0">Leva la tête et dit:—Quel crime font-ils donc?</span><br>
+      <span class="i0">Jupiter, le premier, rit; l’orageux Neptune</span><br>
+      <span class="i0">Se dérida, changeant la mer et la fortune;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_12">12</span>
+      <span class="i0">Une Heure qui passait avec son sablier</span><br>
+      <span class="i0">S’arrêta, laissant l’homme et la terre oublier;</span><br>
+      <span class="i0">La gaîté fut, devant ces narines camuses,</span><br>
+      <span class="i0">Si forte, qu’elle osa même aller jusqu’aux Muses;</span><br>
+      <span class="i0">Vénus tourna son front, dont l’aube se voila,</span><br>
+      <span class="i0">Et dit:—Qu’est-ce que c’est que cette bête-là?</span><br>
+      <span class="i0">Et Diane chercha sur son dos une flèche;</span><br>
+      <span class="i0">L’urne du Potamos étonné resta sèche;</span><br>
+      <span class="i0">La colombe ferma ses doux yeux, et le paon</span><br>
+      <span class="i0">De sa roue arrogante insulta l’ægipan;</span><br>
+      <span class="i0">Les déesses riaient toutes comme des femmes.</span><br>
+      <span class="i0">Le faune, haletant parmi ces grandes dames,</span><br>
+      <span class="i0">Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus;</span><br>
+      <span class="i0">L’homme-chèvre ébloui regarda ses pieds nus;</span><br>
+      <span class="i0">Alors on se pâma; Mars embrassa Minerve,</span><br>
+      <span class="i0">Mercure prit la taille à Bellone avec verve,</span><br>
+      <span class="i0">La meute de Diane aboya sur l’Œta;</span><br>
+      <span class="i0">Le tonnerre n’y put tenir, il éclata;</span><br>
+      <span class="i0">Les immortels penchés parlaient aux immortelles;</span><br>
+      <span class="i0">Vulcain dansait; Pluton disait des choses telles</span><br>
+      <span class="i0">Que Momus en était presque déconcerté;</span><br>
+      <span class="i0">Pour que la reine pût se tordre en liberté,</span><br>
+      <span class="i0">Hébé cachait Junon derrière son épaule;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’Hiver se tenait les côtes sur le pôle.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et lui, disait tout bas à Vénus:—Viens-nous-en.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_13">13</span>
+      <span class="i0">Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire</span><br>
+      <span class="i0">Le bruit divin que fit la tempête du rire.</span><br>
+      <span class="i0">Hercule dit:—Voilà le drôle en question.</span><br>
+      <span class="i0">—Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon,</span><br>
+      <span class="i0">Tu mériterais bien qu’on te changeât en marbre,</span><br>
+      <span class="i0">En flot, ou qu’on te mît au cachot dans un arbre;</span><br>
+      <span class="i0">Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends</span><br>
+      <span class="i0">A ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, pour continuer le rire qui te sauve,</span><br>
+      <span class="i0">Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve.</span><br>
+      <span class="i0">L’Olympe écoute. Allons, chante.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i28">Le chèvre-pieds</span><br>
+      <span class="i0">Dit:—Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés;</span><br>
+      <span class="i0">Hercule ne prend pas bien garde lorsqu’il entre;</span><br>
+      <span class="i0">Il a marché dessus en traversant mon antre.</span><br>
+      <span class="i0">Or, chanter sans pipeaux, c’est fort contrariant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mercure lui prêta sa flûte en souriant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’humble ægipan, figure à l’ombre habituée,</span><br>
+      <span class="i0">Alla s’asseoir rêveur derrière une nuée,</span><br>
+      <span class="i0">Comme si, moins voisin des rois, il était mieux,</span><br>
+      <span class="i0">Et se mit à chanter un chant mystérieux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_14">14</span>
+      <span class="i0">L’aigle, qui, seul, n’avait pas ri, dressa la tête.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il chanta, calme et triste.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i22">Alors sur le Taygète,</span><br>
+      <span class="i0">Sur le Mysis, au pied de l’Olympe divin,</span><br>
+      <span class="i0">Partout on vit, au fond du bois et du ravin,</span><br>
+      <span class="i0">Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches;</span><br>
+      <span class="i0">La biche à l’œil profond se dressa sur ses hanches,</span><br>
+      <span class="i0">Et les loups firent signe aux tigres d’écouter;</span><br>
+      <span class="i0">On vit, selon le rhythme étrange, s’agiter</span><br>
+      <span class="i0">Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent,</span><br>
+      <span class="i0">Et les sinistres fronts des grands chênes s’émurent.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le faune énigmatique, aux Grâces odieux,</span><br>
+      <span class="i0">Ne semblait plus savoir qu’il était chez les dieux.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_15">15</span>
+  <h4 id="ch_1a2">II<br>
+  <span class="smcap">LE NOIR</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le satyre chanta la terre monstrueuse.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’eau perfide sur mer, dans les champs tortueuse,</span><br>
+      <span class="i0">Sembla dans son prélude errer comme à travers</span><br>
+      <span class="i0">Les sables, les graviers, l’herbe et les roseaux verts;</span><br>
+      <span class="i0">Puis il dit l’Océan, typhon couvert de baves,</span><br>
+      <span class="i0">Puis la Terre lugubre avec toutes ses caves,</span><br>
+      <span class="i0">Son dessous effrayant, ses trous, ses entonnoirs,</span><br>
+      <span class="i0">Où l’ombre se fait onde, où vont des fleuves noirs,</span><br>
+      <span class="i0">Où le volcan, noyé sous d’affreux lacs, regrette</span><br>
+      <span class="i0">La montagne, son casque, et le feu, son aigrette,</span><br>
+      <span class="i0">Où l’on distingue, au fond des gouffres inouïs,</span><br>
+      <span class="i0">Les vieux enfers éteints des dieux évanouis.</span><br>
+      <span class="i0">Il dit la séve; il dit la vaste plénitude</span><br>
+      <span class="i0">De la nuit, du silence et de la solitude,</span><br>
+      <span class="i0">Le froncement pensif du sourcil des rochers;</span><br>
+      <span class="i0">Sorte de mer ayant les oiseaux pour nochers,</span><br>
+      <span class="i0">Pour algue le buisson, la mousse pour éponge,</span><br>
+      <span class="i0">La végétation aux mille têtes songe;</span><br>
+      <span class="i0">Les arbres pleins de vent ne sont pas oublieux;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_16">16</span>
+      <span class="i0">Dans la vallée, au bord des lacs, sur les hauts lieux,</span><br>
+      <span class="i0">Ils gardent la figure antique de la terre;</span><br>
+      <span class="i0">Le chêne est entre tous profond, fidèle, austère;</span><br>
+      <span class="i0">Il protége et défend le coin du bois ami</span><br>
+      <span class="i0">Où le gland l’engendra, s’entr’ouvrant à demi,</span><br>
+      <span class="i0">Où son ombrage attire et fait rêver le pâtre.</span><br>
+      <span class="i0">Pour arracher de là ce vieil opiniâtre,</span><br>
+      <span class="i0">Que d’efforts, que de peine au rude bûcheron!</span><br>
+      <span class="i0">Le sylvain raconta Dodone et Cithéron,</span><br>
+      <span class="i0">Et tout ce qu’aux bas-fonds d’Hémus, sur l’Érymanthe,</span><br>
+      <span class="i0">Sur l’Hymète, l’autan tumultueux tourmente;</span><br>
+      <span class="i0">Avril avec Tellus pris en flagrant délit,</span><br>
+      <span class="i0">Les fleuves recevant les sources dans leur lit,</span><br>
+      <span class="i0">La grenade montrant sa chair sous sa tunique,</span><br>
+      <span class="i0">Le rut religieux du grand cèdre cynique,</span><br>
+      <span class="i0">Et, dans l’âcre épaisseur des branchages flottants,</span><br>
+      <span class="i0">La palpitation sauvage du printemps.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«Tout l’abîme est sous l’arbre énorme comme une urne.</span><br>
+      <span class="i0">La terre sous la plante ouvre son puits nocturne</span><br>
+      <span class="i0">Plein de feuilles, de fleurs et de l’amas mouvant</span><br>
+      <span class="i0">Des rameaux que, plus tard, soulèvera le vent,</span><br>
+      <span class="i0">Et dit:—Vivez! Prenez. C’est à vous. Prends, brin d’herbe!</span><br>
+      <span class="i0">Prends, sapin!—La forêt surgit; l’arbre superbe</span><br>
+      <span class="i0">Fouille le globe avec une hydre sous ses pieds;</span><br>
+      <span class="i0">La racine effrayante aux longs cous repliés,</span><br>
+      <span class="i0">Aux mille becs béants dans la profondeur noire,</span><br>
+      <span class="i0">Descend, plonge, atteint l’ombre et tâche de la boire,</span><br>
+      <span class="i0">Et, bue, au gré de l’air, du lieu, de la saison,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_17">17</span>
+      <span class="i0">L’offre au ciel en encens ou la crache en poison,</span><br>
+      <span class="i0">Selon que la racine, embaumée ou malsaine,</span><br>
+      <span class="i0">Sort, parfum, de l’amour, ou, venin, de la haine.</span><br>
+      <span class="i0">De là, pour les héros, les grâces et les dieux,</span><br>
+      <span class="i0">L’œillet, le laurier-rose ou le lys radieux,</span><br>
+      <span class="i0">Et, pour l’homme qui pense et qui voit, la ciguë.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«Mais qu’importe à la terre? Au chaos contiguë,</span><br>
+      <span class="i0">Elle fait son travail d’accouchement sans fin.</span><br>
+      <span class="i0">Elle a pour nourrisson l’universelle faim.</span><br>
+      <span class="i0">C’est vers son sein qu’en bas les racines s’allongent.</span><br>
+      <span class="i0">Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent</span><br>
+      <span class="i0">Les éléments, épars dans l’air souple et vivant;</span><br>
+      <span class="i0">Ils dévorent la pluie, ils dévorent le vent;</span><br>
+      <span class="i0">Tout leur est bon, la nuit, la mort; la pourriture</span><br>
+      <span class="i0">Voit la rose et lui va porter sa nourriture;</span><br>
+      <span class="i0">L’herbe vorace broute au fond des bois touffus;</span><br>
+      <span class="i0">A toute heure, on entend le craquement confus</span><br>
+      <span class="i0">Des choses sous la dent des plantes; on voit paître</span><br>
+      <span class="i0">Au loin, de toutes parts, l’immensité champêtre;</span><br>
+      <span class="i0">L’arbre transforme tout dans son puissant progrès;</span><br>
+      <span class="i0">Il faut du sable, il faut de l’argile et du grès;</span><br>
+      <span class="i0">Il en faut au lentisque, il en faut à l’yeuse,</span><br>
+      <span class="i0">Il en faut à la ronce, et la terre joyeuse</span><br>
+      <span class="i0">Regarde la forêt formidable manger.»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le satyre semblait dans l’abîme songer;</span><br>
+      <span class="i0">Il peignit l’arbre vu du côté des racines,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_18">18</span>
+      <span class="i0">Le combat souterrain des plantes assassines,</span><br>
+      <span class="i0">L’antre que le feu voit, qu’ignore le rayon,</span><br>
+      <span class="i0">Le revers ténébreux de la création,</span><br>
+      <span class="i0">Comment filtre la source et flambe le cratère;</span><br>
+      <span class="i0">Il avait l’air de suivre un esprit sous la terre;</span><br>
+      <span class="i0">Il semblait épeler un magique alphabet;</span><br>
+      <span class="i0">On eût dit que sa chaîne invisible tombait;</span><br>
+      <span class="i0">Il brillait; on voyait s’échapper de sa bouche</span><br>
+      <span class="i0">Son rêve avec un bruit d’ailes vague et farouche:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«Les forêts sont le lieu lugubre; la terreur,</span><br>
+      <span class="i0">Noire, y résiste même au matin, ce doreur;</span><br>
+      <span class="i0">Les arbres tiennent l’ombre enchaînée à leurs tiges;</span><br>
+      <span class="i0">Derrière le réseau ténébreux des vertiges,</span><br>
+      <span class="i0">L’aube est pâle, et l’on voit se tordre les serpents</span><br>
+      <span class="i0">Des branches sur l’aurore horribles et rampants;</span><br>
+      <span class="i0">Là, tout tremble; au-dessus de la ronce hagarde,</span><br>
+      <span class="i0">Le mont, ce grand témoin, se soulève et regarde;</span><br>
+      <span class="i0">La nuit, les hauts sommets, noyés dans la vapeur,</span><br>
+      <span class="i0">Les antres froids, ouvrant la bouche avec stupeur,</span><br>
+      <span class="i0">Les blocs, ces durs profils, les rochers, ces visages</span><br>
+      <span class="i0">Avec qui l’ombre voit dialoguer les sages,</span><br>
+      <span class="i0">Guettent le grand secret, muets, le cou tendu;</span><br>
+      <span class="i0">L’œil des montagnes s’ouvre et contemple éperdu;</span><br>
+      <span class="i0">On voit s’aventurer dans les profondeurs fauves</span><br>
+      <span class="i0">La curiosité de ces noirs géants chauves;</span><br>
+      <span class="i0">Ils scrutent le vrai ciel, de l’Olympe inconnu;</span><br>
+      <span class="i0">Ils tâchent de saisir quelque chose de nu;</span><br>
+      <span class="i0">Ils sondent l’étendue auguste, chaste, austère,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_19">19</span>
+      <span class="i0">Irritée, et, parfois surprenant le mystère,</span><br>
+      <span class="i0">Aperçoivent la Cause au pur rayonnement,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’Énigme sacrée, au loin, sans vêtement,</span><br>
+      <span class="i0">Montrant sa forme blanche au fond de l’insondable.</span><br>
+      <span class="i0">O nature terrible! ô lien formidable</span><br>
+      <span class="i0">Du bois qui pousse avec l’idéal contemplé!</span><br>
+      <span class="i0">Bain de la déité dans le gouffre étoilé!</span><br>
+      <span class="i0">Farouche nudité de la Diane sombre</span><br>
+      <span class="i0">Qui, de loin regardée et vue à travers l’ombre,</span><br>
+      <span class="i0">Fait croître au front des rocs les arbres monstrueux!</span><br>
+      <span class="i0">O forêt!»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i10">Le sylvain avait fermé les yeux;</span><br>
+      <span class="i0">La flûte que, parmi des mouvements de fièvre,</span><br>
+      <span class="i0">Il prenait et quittait, importunait sa lèvre;</span><br>
+      <span class="i0">Le faune la jeta sur le sacré sommet;</span><br>
+      <span class="i0">Sa paupière était close, on eût dit qu’il dormait,</span><br>
+      <span class="i0">Mais ses cils roux laissaient passer de la lumière.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il poursuivit:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i12">«Salut! Chaos! gloire à la Terre!</span><br>
+      <span class="i0">Le chaos est un dieu; son geste est l’élément;</span><br>
+      <span class="i0">Et lui seul a ce nom sacré: Commencement.</span><br>
+      <span class="i0">C’est lui qui, bien avant la naissance de l’heure,</span><br>
+      <span class="i0">Surprit l’aube endormie au fond de sa demeure,</span><br>
+      <span class="i0">Avant le premier jour et le premier moment;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_20">20</span>
+      <span class="i0">C’est lui qui, formidable, appuya doucement</span><br>
+      <span class="i0">La gueule de la nuit aux lèvres de l’aurore;</span><br>
+      <span class="i0">Et c’est de ce baiser qu’on vit l’étoile éclore.</span><br>
+      <span class="i0">Le chaos est l’époux lascif de l’infini.</span><br>
+      <span class="i0">Avant le Verbe, il a rugi, sifflé, henni;</span><br>
+      <span class="i0">Les animaux, aînés de tout, sont les ébauches</span><br>
+      <span class="i0">De sa fécondité comme de ses débauches.</span><br>
+      <span class="i0">Fussiez-vous dieux, songez en voyant l’animal!</span><br>
+      <span class="i0">Car il n’est pas le jour, mais il n’est pas le mal.</span><br>
+      <span class="i0">Toute la force obscure et vague de la terre</span><br>
+      <span class="i0">Est dans la brute, larve auguste et solitaire;</span><br>
+      <span class="i0">La sibylle au front gris le sait, et les devins</span><br>
+      <span class="i0">Le savent, ces rôdeurs des sauvages ravins;</span><br>
+      <span class="i0">Et c’est là ce qui fait que la thessalienne</span><br>
+      <span class="i0">Prend des touffes de poil aux cuisses de l’hyène,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’Orphée écoutait, hagard, presque jaloux,</span><br>
+      <span class="i0">Le chant sombre qui sort du hurlement des loups.»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Marsyas! murmura Vulcain, l’envieux louche.</span><br>
+      <span class="i0">Apollon attentif mit le doigt sur sa bouche.</span><br>
+      <span class="i0">Le faune ouvrit les yeux, et peut-être entendit;</span><br>
+      <span class="i0">Calme, il prit son genou dans ses deux mains, et dit:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«Et maintenant, ô dieux! écoutez ce mot: L’âme!</span><br>
+      <span class="i0">Sous l’arbre qui bruit, près du monstre qui brame,</span><br>
+      <span class="i0">Quelqu’un parle. C’est l’Ame. Elle sort du chaos.</span><br>
+      <span class="i0">Sans elle, pas de vents, le miasme; pas de flots,</span><br>
+      <span class="i0">L’étang; l’âme, en sortant du chaos, le dissipe;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_21">21</span>
+      <span class="i0">Car il n’est que l’ébauche et l’âme est le principe.</span><br>
+      <span class="i0">L’Être est d’abord moitié brute et moitié forêt;</span><br>
+      <span class="i0">Mais l’Air veut devenir l’Esprit, l’homme apparaît.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme? qu’est-ce que c’est que ce sphinx? Il commence</span><br>
+      <span class="i0">En sagesse, ô mystère! et finit en démence.</span><br>
+      <span class="i0">O ciel qu’il a quitté, rends-lui son âge d’or!»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le faune, interrompant son orageux essor,</span><br>
+      <span class="i0">Ouvrit d’abord un doigt, puis deux, puis un troisième,</span><br>
+      <span class="i0">Comme quelqu’un qui compte en même temps qu’il sème,</span><br>
+      <span class="i0">Et cria, sur le haut Olympe vénéré:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«O dieux! l’arbre est sacré, l’animal est sacré,</span><br>
+      <span class="i0">L’homme est sacré; respect à la terre profonde!</span><br>
+      <span class="i0">La terre où l’homme crée, invente, bâtit, fonde,</span><br>
+      <span class="i0">Géant possible, encor caché dans l’embryon,</span><br>
+      <span class="i0">La terre où l’animal erre autour du rayon,</span><br>
+      <span class="i0">La terre où l’arbre ému prononce des oracles,</span><br>
+      <span class="i0">Dans l’obscur infini tout rempli de miracles,</span><br>
+      <span class="i0">Est le prodige, ô dieux! le plus proche de vous;</span><br>
+      <span class="i0">C’est le globe inconnu qui vous emporte tous,</span><br>
+      <span class="i0">Vous les éblouissants, la grande bande altière,</span><br>
+      <span class="i0">Qui dans des coupes d’or buvez de la lumière,</span><br>
+      <span class="i0">Vous qu’une aube précède et qu’une flamme suit,</span><br>
+      <span class="i0">Vous les dieux, à travers la formidable nuit!»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La sueur ruisselait sur le front du satyre,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_22">22</span>
+      <span class="i0">Comme l’eau du filet que des mers on retire;</span><br>
+      <span class="i0">Ses cheveux s’agitaient comme au vent libyen.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Phœbus lui dit:—Veux-tu la lyre?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i28">—Je veux bien,</span><br>
+      <span class="i0">Dit le faune; et, tranquille, il prit la grande lyre.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Alors il se dressa debout dans le délire</span><br>
+      <span class="i0">Des rêves, des frissons, des aurores, des cieux,</span><br>
+      <span class="i0">Avec deux profondeurs splendides dans les yeux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Il est beau! murmura Vénus épouvantée.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et Vulcain, s’approchant d’Hercule, dit: Antée.</span><br>
+      <span class="i0">Hercule repoussa du coude ce boiteux.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_23">23</span>
+  <h4 id="ch_1a3">III<br>
+  <span class="smcap">LE SOMBRE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il ne les voyait pas, quoiqu’il fût devant eux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il chanta l’Homme. Il dit cette aventure sombre,</span><br>
+      <span class="i0">L’homme, le chiffre élu, tête auguste du nombre,</span><br>
+      <span class="i0">Effacé par sa faute, et, désastreux reflux,</span><br>
+      <span class="i0">Retombé dans la nuit de ce qu’on ne voit plus;</span><br>
+      <span class="i0">Il dit les premiers temps, le bonheur, l’Atlantide;</span><br>
+      <span class="i0">Comment le parfum pur devint miasme fétide,</span><br>
+      <span class="i0">Comment l’hymne expira sous le clair firmament,</span><br>
+      <span class="i0">Comment la liberté devint joug, et comment</span><br>
+      <span class="i0">Le silence se fit sur la terre domptée;</span><br>
+      <span class="i0">Il ne prononça pas le nom de Prométhée,</span><br>
+      <span class="i0">Mais il avait dans l’œil l’éclair du feu volé;</span><br>
+      <span class="i0">Il dit l’humanité mise sous le scellé,</span><br>
+      <span class="i0">Il dit tous les forfaits et toutes les misères,</span><br>
+      <span class="i0">Depuis les rois peu bons jusqu’aux dieux peu sincères.</span><br>
+      <span class="i0">Tristes hommes; ils ont vu le ciel se fermer.</span><br>
+      <span class="i0">En vain, pieux, ils ont commencé par s’aimer;</span><br>
+      <span class="i0">En vain, frères, ils ont tué la Haine infâme,</span><br>
+      <span class="i0">Le monstre à l’aile onglée, aux sept gueules de flamme;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_24">24</span>
+      <span class="i0">Hélas! comme Cadmus, ils ont bravé le sort;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont semé les dents de la bête; il en sort</span><br>
+      <span class="i0">Des spectres tournoyant comme la feuille morte,</span><br>
+      <span class="i0">Qui combattent, l’épée à la main, et qu’emporte</span><br>
+      <span class="i0">L’évanouissement du vent mystérieux.</span><br>
+      <span class="i0">Ces spectres sont les rois; ces spectres sont les dieux.</span><br>
+      <span class="i0">Ils renaissent sans fin, ils reviennent sans cesse;</span><br>
+      <span class="i0">L’antique égalité devient sous eux bassesse;</span><br>
+      <span class="i0">Dracon donne la main à Busiris; la Mort</span><br>
+      <span class="i0">Se fait code, et se met aux ordres du plus fort,</span><br>
+      <span class="i0">Et le dernier soupir libre et divin s’exhale</span><br>
+      <span class="i0">Sous la difformité de la loi colossale.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme se tait, ployé sous cet entassement;</span><br>
+      <span class="i0">Il se venge; il devient pervers; il vole, il ment;</span><br>
+      <span class="i0">L’âme inconnue et sombre a des vices d’esclave;</span><br>
+      <span class="i0">Puisqu’on lui met un mont sur elle, elle en sort lave;</span><br>
+      <span class="i0">Elle brûle et ravage au lieu de féconder.</span><br>
+      <span class="i0">Et dans le chant du faune on entendait gronder</span><br>
+      <span class="i0">Tout l’essaim des fléaux furieux qui se lève.</span><br>
+      <span class="i0">Il dit la guerre; il dit la trompette et le glaive;</span><br>
+      <span class="i0">La mêlée en feu, l’homme égorgé sans remord,</span><br>
+      <span class="i0">La gloire, et dans la joie affreuse de la mort</span><br>
+      <span class="i0">Les plis voluptueux des bannières flottantes;</span><br>
+      <span class="i0">L’aube naît; les soldats s’éveillent sous les tentes;</span><br>
+      <span class="i0">La nuit, même en plein jour, les suit, planant sur eux;</span><br>
+      <span class="i0">L’armée en marche ondule au fond des chemins creux;</span><br>
+      <span class="i0">La baliste en roulant s’enfonce dans les boues;</span><br>
+      <span class="i0">L’attelage fumant tire, et l’on pousse aux roues;</span><br>
+      <span class="i0">Cris des chefs, pas confus; les moyeux des charrois</span><br>
+      <span class="i0">Balafrent les talus des ravins trop étroits.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_25">25</span>
+      <span class="i0">On se rencontre, ô choc hideux! les deux armées</span><br>
+      <span class="i0">Se heurtent, de la même épouvante enflammées,</span><br>
+      <span class="i0">Car la rage guerrière est un gouffre d’effroi.</span><br>
+      <span class="i0">O vaste effarement! chaque bande a son roi.</span><br>
+      <span class="i0">Perce, épée! ô cognée, abats! massue, assomme!</span><br>
+      <span class="i0">Cheval, foule aux pieds l’homme, et l’homme et l’homme et l’homme!</span><br>
+      <span class="i0">Hommes, tuez, traînez les chars, roulez les tours;</span><br>
+      <span class="i0">Maintenant, pourrissez, et voici les vautours!</span><br>
+      <span class="i0">Des guerres sans fin naît le glaive héréditaire;</span><br>
+      <span class="i0">L’homme fuit dans les trous, au fond des bois, sous terre;</span><br>
+      <span class="i0">Et, soulevant le bloc qui ferme son rocher,</span><br>
+      <span class="i0">Écoute s’il entend les rois là-haut marcher;</span><br>
+      <span class="i0">Il se hérisse; l’ombre aux animaux le mêle;</span><br>
+      <span class="i0">Il déchoit; plus de femme, il n’a qu’une femelle;</span><br>
+      <span class="i0">Plus d’enfants, des petits; l’amour qui le séduit</span><br>
+      <span class="i0">Est fils de l’Indigence et de l’Air de la nuit;</span><br>
+      <span class="i0">Tous ses instincts sacrés à la fange aboutissent;</span><br>
+      <span class="i0">Les rois, après l’avoir fait taire, l’abrutissent,</span><br>
+      <span class="i0">Si bien que le bâillon est maintenant un mors.</span><br>
+      <span class="i0">Et sans l’homme pourtant les horizons sont morts;</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est la création sans cette initiale?</span><br>
+      <span class="i0">Seul sur la terre il a la lueur faciale;</span><br>
+      <span class="i0">Seul il parle; et sans lui tout est décapité.</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on vit poindre aux yeux du faune la clarté</span><br>
+      <span class="i0">De deux larmes coulant comme à travers la flamme.</span><br>
+      <span class="i0">Il montra tout le gouffre acharné contre l’âme;</span><br>
+      <span class="i0">Les ténèbres croisant leurs funestes rameaux;</span><br>
+      <span class="i0">Et la forêt du sort et la meute des maux,</span><br>
+      <span class="i0">Les hommes se cachant, les dieux suivant leurs pistes.</span><br>
+      <span class="i0">Et, pendant qu’il chantait toutes ces strophes tristes,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_26">26</span>
+      <span class="i0">Le grand souffle vivant, ce transfigurateur,</span><br>
+      <span class="i0">Lui mettait sous les pieds la céleste hauteur;</span><br>
+      <span class="i0">En cercle autour de lui se taisaient les Borées;</span><br>
+      <span class="i0">Et, comme par un fil invisible tirées,</span><br>
+      <span class="i0">Les brutes, loups, renards, ours, lions chevelus,</span><br>
+      <span class="i0">Panthères, s’approchaient de lui de plus en plus;</span><br>
+      <span class="i0">Quelques-unes étaient si près des dieux venues,</span><br>
+      <span class="i0">Pas à pas, qu’on voyait leurs gueules dans les nues.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les dieux ne riaient plus; tous ces victorieux,</span><br>
+      <span class="i0">Tous ces rois, commençaient à prendre au sérieux</span><br>
+      <span class="i0">Cette espèce d’esprit qui sortait d’une bête.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il reprit:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i8">«Donc, les dieux et les rois sur le faîte,</span><br>
+      <span class="i0">L’homme en bas; pour valets aux tyrans, les fléaux.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme ébauché ne sort qu’à demi du chaos,</span><br>
+      <span class="i0">Et jusqu’à la ceinture il plonge dans la brute;</span><br>
+      <span class="i0">Tout le trahit; parfois, il renonce à la lutte.</span><br>
+      <span class="i0">Où donc est l’espérance? Elle a lâchement fui.</span><br>
+      <span class="i0">Toutes les surdités s’entendent contre lui;</span><br>
+      <span class="i0">Le sol l’alourdit, l’air l’enfièvre, l’eau l’isole;</span><br>
+      <span class="i0">Autour de lui la mer sinistre se désole;</span><br>
+      <span class="i0">Grâce au hideux complot de tous ces guets-apens,</span><br>
+      <span class="i0">Les flammes, les éclairs, sont contre lui serpents;</span><br>
+      <span class="i0">Ainsi que le héros l’aquilon le soufflette;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_27">27</span>
+      <span class="i0">La peste aide le glaive, et l’élément complète</span><br>
+      <span class="i0">Le despote, et la nuit s’ajoute au conquérant;</span><br>
+      <span class="i0">Ainsi la Chose vient mordre aussi l’homme, et prend</span><br>
+      <span class="i0">Assez d’âme pour être une force, complice</span><br>
+      <span class="i0">De son impénétrable et nocturne supplice;</span><br>
+      <span class="i0">Et la Matière, hélas! devient Fatalité.</span><br>
+      <span class="i0">Pourtant qu’on prenne garde à ce déshérité!</span><br>
+      <span class="i0">Dans l’ombre, une heure est là qui s’approche, et frissonne,</span><br>
+      <span class="i0">Qui sera la terrible et qui sera la bonne,</span><br>
+      <span class="i0">Qui viendra te sauver, homme, car tu l’attends,</span><br>
+      <span class="i0">Et changer la figure implacable du temps!</span><br>
+      <span class="i0">Qui connaît le destin? qui sonda le peut-être?</span><br>
+      <span class="i0">Oui, l’heure énorme vient, qui fera tout renaître,</span><br>
+      <span class="i0">Vaincra tout, changera le granit en aimant,</span><br>
+      <span class="i0">Fera pencher l’épaule au morne escarpement,</span><br>
+      <span class="i0">Et rendra l’impossible aux hommes praticable.</span><br>
+      <span class="i0">Avec ce qui l’opprime, avec ce qui l’accable,</span><br>
+      <span class="i0">Le genre humain se va forger son point d’appui;</span><br>
+      <span class="i0">Je regarde le gland qu’on appelle aujourd’hui,</span><br>
+      <span class="i0">J’y vois le chêne; un feu vit sous la cendre éteinte.</span><br>
+      <span class="i0">Misérable homme, fait pour la révolte sainte,</span><br>
+      <span class="i0">Ramperas-tu toujours parce que tu rampas?</span><br>
+      <span class="i0">Qui sait si quelque jour on ne te verra pas,</span><br>
+      <span class="i0">Fier, suprême, atteler les forces de l’abîme,</span><br>
+      <span class="i0">Et, dérobant l’éclair à l’Inconnu sublime,</span><br>
+      <span class="i0">Lier ce char d’un autre à des chevaux à toi?</span><br>
+      <span class="i0">Oui, peut-être on verra l’homme devenir loi,</span><br>
+      <span class="i0">Terrasser l’élément sous lui, saisir et tordre</span><br>
+      <span class="i0">Cette anarchie au point d’en faire jaillir l’ordre,</span><br>
+      <span class="i0">Le saint ordre de paix, d’amour et d’unité,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_28">28</span>
+      <span class="i0">Dompter tout ce qui l’a jadis persécuté,</span><br>
+      <span class="i0">Se construire à lui-même une étrange monture</span><br>
+      <span class="i0">Avec toute la vie et toute la nature,</span><br>
+      <span class="i0">Seller la croupe en feu des souffles de l’enfer,</span><br>
+      <span class="i0">Et mettre un frein de flamme à la gueule du fer!</span><br>
+      <span class="i0">On le verra, vannant la braise dans son crible,</span><br>
+      <span class="i0">Maître et palefrenier d’une bête terrible,</span><br>
+      <span class="i0">Criant à toute chose: Obéis, germe, nais!</span><br>
+      <span class="i0">Ajustant sur le bronze et l’acier un harnais</span><br>
+      <span class="i0">Fait de tous les secrets que l’étude procure,</span><br>
+      <span class="i0">Prenant aux mains du vent la grande bride obscure,</span><br>
+      <span class="i0">Passer dans la lueur ainsi que les démons,</span><br>
+      <span class="i0">Et traverser les bois, les fleuves et les monts,</span><br>
+      <span class="i0">Beau, tenant une torche aux astres allumée,</span><br>
+      <span class="i0">Sur une hydre d’airain, de foudre et de fumée!</span><br>
+      <span class="i0">On l’entendra courir dans l’ombre avec le bruit</span><br>
+      <span class="i0">De l’aurore enfonçant les portes de la nuit!</span><br>
+      <span class="i0">Qui sait si quelque jour, grandissant d’âge en âge,</span><br>
+      <span class="i0">Il ne jettera pas son dragon à la nage,</span><br>
+      <span class="i0">Et ne franchira pas les mers, la flamme au front?</span><br>
+      <span class="i0">Qui sait si, quelque jour, brisant l’antique affront</span><br>
+      <span class="i0">Il ne lui dira pas: Envole-toi, matière!</span><br>
+      <span class="i0">S’il ne franchira point la tonnante frontière;</span><br>
+      <span class="i0">S’il n’arrachera pas de son corps brusquement</span><br>
+      <span class="i0">La pesanteur, peau vile, immonde vêtement</span><br>
+      <span class="i0">Que la fange hideuse à la pensée inflige?</span><br>
+      <span class="i0">De sorte qu’on verra tout à coup, ô prodige!</span><br>
+      <span class="i0">Ce ver de terre ouvrir ses ailes dans les cieux.</span><br>
+      <span class="i0">Oh! lève-toi, sois grand, homme! va, factieux!</span><br>
+      <span class="i0">Homme, un orbite d’astre est un anneau de chaîne,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_29">29</span>
+      <span class="i0">Mais cette chaîne-là, c’est la chaîne sereine,</span><br>
+      <span class="i0">C’est la chaîne d’azur, c’est la chaîne du ciel;</span><br>
+      <span class="i0">Celle-là, tu t’y dois rattacher, ô mortel,</span><br>
+      <span class="i0">Afin—car un esprit se meut comme une sphère—</span><br>
+      <span class="i0">De faire aussi ton cercle autour de la lumière!</span><br>
+      <span class="i0">Entre dans le grand chœur! va, franchis ce degré,</span><br>
+      <span class="i0">Quitte le joug infâme et prends le joug sacré!</span><br>
+      <span class="i0">Deviens l’Humanité, triple, homme, enfant et femme!</span><br>
+      <span class="i0">Transfigure-toi! va! sois de plus en plus l’âme!</span><br>
+      <span class="i0">Esclave, grain d’un roi, démon, larve d’un dieu,</span><br>
+      <span class="i0">Prends le rayon, saisis l’aube, usurpe le feu;</span><br>
+      <span class="i0">Torse ailé, front divin, monte au jour, monte au trône,</span><br>
+      <span class="i0">Et dans la sombre nuit jette les pieds du faune!»</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_1a4">IV<br>
+  <span class="smcap">L’ÉTOILÉ</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le satyre un moment s’arrêta, respirant</span><br>
+      <span class="i0">Comme un homme levant son front hors d’un torrent;</span><br>
+      <span class="i0">Un autre être semblait sous sa face apparaître;</span><br>
+      <span class="i0">Les dieux s’étaient tournés inquiets vers le maître,</span><br>
+      <span class="i0">Et, pensifs, regardaient Jupiter stupéfait.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_30">30</span>
+      <span class="i0">Il reprit:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i8">«Sous le poids hideux qui l’étouffait,</span><br>
+      <span class="i0">Le réel renaîtra, dompteur du mal immonde.</span><br>
+      <span class="i0">Dieux, vous ne savez pas ce que c’est que le monde;</span><br>
+      <span class="i0">Dieux, vous avez vaincu, vous n’avez pas compris.</span><br>
+      <span class="i0">Vous avez au-dessus de vous d’autres esprits,</span><br>
+      <span class="i0">Qui, dans le feu, la nue, et l’onde et la bruine,</span><br>
+      <span class="i0">Songent, en attendant votre immense ruine.</span><br>
+      <span class="i0">Mais qu’est-ce que cela me fait à moi qui suis</span><br>
+      <span class="i0">La prunelle effarée au fond des vastes nuits?</span><br>
+      <span class="i0">Dieux, il est d’autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe.</span><br>
+      <span class="i0">Sachez ceci, tyrans de l’homme et de l’Érèbe,</span><br>
+      <span class="i0">Dieux qui versez le sang, dieux dont on voit le fond,</span><br>
+      <span class="i0">Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont</span><br>
+      <span class="i0">Où la terre et le ciel semblent en équilibre,</span><br>
+      <span class="i0">Mais vous pour être rois et moi pour être libre.</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que vous semez haine, fraude et trépas,</span><br>
+      <span class="i0">Et que vous enjambez tout le crime en trois pas,</span><br>
+      <span class="i0">Moi je songe. Je suis l’œil fixe des cavernes.</span><br>
+      <span class="i0">Je vois. Olympes bleus et ténébreux Avernes,</span><br>
+      <span class="i0">Temples, charniers, forêts, cités, aigle, alcyon,</span><br>
+      <span class="i0">Sont devant mon regard la même vision;</span><br>
+      <span class="i0">Les dieux, les fléaux, ceux d’à présent, ceux d’ensuite,</span><br>
+      <span class="i0">Traversent ma lueur et sont la même fuite.</span><br>
+      <span class="i0">Je suis témoin que tout disparaît. Quelqu’un est.</span><br>
+      <span class="i0">Mais celui-là, jamais l’homme ne le connaît.</span><br>
+      <span class="i0">L’humanité suppose, ébauche, essaye, approche;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_31">31</span>
+      <span class="i0">Elle façonne un marbre, elle taille une roche,</span><br>
+      <span class="i0">Et fait une statue, et dit: Ce sera lui.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme reste devant cette pierre ébloui;</span><br>
+      <span class="i0">Et tous les à peu près, quels qu’ils soient, ont des prêtres.</span><br>
+      <span class="i0">Soyez les Immortels, faites! broyez les êtres,</span><br>
+      <span class="i0">Achevez ce vain tas de vivants palpitants,</span><br>
+      <span class="i0">Régnez; quand vous aurez, encore un peu de temps,</span><br>
+      <span class="i0">Ensanglanté le ciel que la lumière azure,</span><br>
+      <span class="i0">Quand vous aurez, vainqueurs, comblé votre mesure,</span><br>
+      <span class="i0">C’est bien, tout sera dit, vous serez remplacés</span><br>
+      <span class="i0">Par ce noir dieu final que l’homme appelle Assez!</span><br>
+      <span class="i0">Car Delphe et Pise sont comme des chars qui roulent,</span><br>
+      <span class="i0">Et les choses qu’on crut éternelles s’écroulent</span><br>
+      <span class="i0">Avant qu’on ait le temps de compter jusqu’à vingt.»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tout en parlant ainsi, le satyre devint</span><br>
+      <span class="i0">Démesuré; plus grand d’abord que Polyphème,</span><br>
+      <span class="i0">Puis plus grand que Typhon qui hurle et qui blasphème</span><br>
+      <span class="i0">Et qui heurte ses poings ainsi que des marteaux,</span><br>
+      <span class="i0">Puis plus grand que Titan, puis plus grand que l’Athos;</span><br>
+      <span class="i0">L’espace immense entra dans cette forme noire;</span><br>
+      <span class="i0">Et, comme le marin voit croître un promontoire,</span><br>
+      <span class="i0">Les dieux dressés voyaient grandir l’être effrayant;</span><br>
+      <span class="i0">Sur son front blêmissait un étrange orient;</span><br>
+      <span class="i0">Sa chevelure était une forêt; des ondes,</span><br>
+      <span class="i0">Fleuves, lacs, ruisselaient de ses hanches profondes;</span><br>
+      <span class="i0">Ses deux cornes semblaient le Caucase et l’Atlas;</span><br>
+      <span class="i0">Les foudres l’entouraient avec de sourds éclats;</span><br>
+      <span class="i0">Sur ses flancs palpitaient des prés et des campagnes,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_32">32</span>
+      <span class="i0">Et ses difformités s’étaient faites montagnes;</span><br>
+      <span class="i0">Les animaux qu’avaient attirés ses accords,</span><br>
+      <span class="i0">Daims et tigres, montaient tout le long de son corps;</span><br>
+      <span class="i0">Des avrils tout en fleurs verdoyaient sur ses membres;</span><br>
+      <span class="i0">Le pli de son aisselle abritait des décembres;</span><br>
+      <span class="i0">Et des peuples errants demandaient leur chemin,</span><br>
+      <span class="i0">Perdus au carrefour des cinq doigts de sa main;</span><br>
+      <span class="i0">Des aigles tournoyaient dans sa bouche béante;</span><br>
+      <span class="i0">La lyre, devenue en le touchant géante,</span><br>
+      <span class="i0">Chantait, pleurait, grondait, tonnait, jetait des cris,</span><br>
+      <span class="i0">Les ouragans étaient dans les sept cordes pris</span><br>
+      <span class="i0">Comme des moucherons dans de lugubres toiles;</span><br>
+      <span class="i0">Sa poitrine terrible était pleine d’étoiles.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il cria:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i8">«L’avenir, tel que les cieux le font,</span><br>
+      <span class="i0">C’est l’élargissement dans l’infini sans fond,</span><br>
+      <span class="i0">C’est l’esprit pénétrant de toutes parts la chose!</span><br>
+      <span class="i0">On mutile l’effet en limitant la cause;</span><br>
+      <span class="i0">Monde, tout le mal vient de la forme des dieux.</span><br>
+      <span class="i0">On fait du ténébreux avec le radieux;</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi mettre au-dessus de l’Être, des fantômes?</span><br>
+      <span class="i0">Les clartés, les éthers, ne sont pas des royaumes.</span><br>
+      <span class="i0">Place au fourmillement éternel des cieux noirs,</span><br>
+      <span class="i0">Des cieux bleus, des midis, des aurores, des soirs!</span><br>
+      <span class="i0">Place à l’atome saint, qui brûle ou qui ruisselle!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_33">33</span>
+      <span class="i0">Place au rayonnement de l’âme universelle!</span><br>
+      <span class="i0">Un roi c’est de la guerre, un dieu c’est de la nuit.</span><br>
+      <span class="i0">Liberté, vie et foi, sur le dogme détruit!</span><br>
+      <span class="i0">Partout une lumière et partout un génie!</span><br>
+      <span class="i0">Amour! tout s’entendra, tout étant l’harmonie!</span><br>
+      <span class="i0">L’azur du ciel sera l’apaisement des loups.</span><br>
+      <span class="i0">Place à Tout! Je suis Pan; Jupiter! à genoux.»</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_35"></span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_2"><span class="small90">XXIII</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_37">37</span>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je me penchai. J’étais dans le lieu ténébreux;</span><br>
+      <span class="i0">Là gisent les fléaux avec la nuit sur eux;</span><br>
+      <span class="i0">Et je criai:—Tibère!—Eh bien? me dit cet homme.</span><br>
+      <span class="i0">—Tiens-toi là.—Soit.—Néron!—L’autre monstre de Rome</span><br>
+      <span class="i0">Dit:—Qui donc m’ose ainsi parler?—Bien. Tiens-toi là.</span><br>
+      <span class="i0">Je dis:—Sennachérib! Tamerlan! Attila!</span><br>
+      <span class="i0">—Qu’est-ce donc que tu veux? répondirent trois gueules.</span><br>
+      <span class="i0">—Restez là. Plus un mot. Silence. Soyez seules.</span><br>
+      <span class="i0">Je me tournai:—Nemrod!—Quoi?—Tais-toi.—Je repris:</span><br>
+      <span class="i0">—Cyrus! Rhamsès! Cambyse! Amilcar! Phalaris!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_38">38</span>
+      <span class="i0">—Que veut-on?—Restez là.—Puis, passant aux modernes,</span><br>
+      <span class="i0">Je comparai les bruits de toutes les cavernes,</span><br>
+      <span class="i0">Les antres aux palais et les trônes aux bois,</span><br>
+      <span class="i0">Le grondement du tigre au cri d’Innocent trois;</span><br>
+      <span class="i0">Nuit sinistre où pas un des coupables n’échappe,</span><br>
+      <span class="i0">Ni sous la pourpre Othon, ni Gerbert sous la chape.</span><br>
+      <span class="i0">Pensif, je m’assurai qu’ils étaient bien là tous,</span><br>
+      <span class="i0">Et je leur dis:—Quel est le pire d’entre vous?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Alors, du fond du gouffre, ombre patibulaire</span><br>
+      <span class="i0">Où le nid menacé par l’immense colère</span><br>
+      <span class="i0">Autrefois se blottit et se réfugia,</span><br>
+      <span class="i0">Satan cria:—C’est moi!—Crois-tu? dit Borgia.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_39">39</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_3"><span class="small90">XXIV</span><br><br>
+  <span class="big140">CLARTÉ D’AMES</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_41">41</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_3a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Sait-on si ce n’est pas de la clarté qui sort</span><br>
+      <span class="i0">Du cerveau des songeurs sacrés, creusant le sort,</span><br>
+      <span class="i0">La vie et l’inconnu, travailleurs de l’abîme?</span><br>
+      <span class="i0">Voici ce que j’ai vu dans une nuit sublime:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Cette nuit-là pas une étoile ne brillait;</span><br>
+      <span class="i0">C’était au mois d’Eglad que nous nommons juillet;</span><br>
+      <span class="i0">Et sous l’azur noir, face immense du mystère,</span><br>
+      <span class="i0">Dans tous les lieux déserts qui sont sur cette terre,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_42">42</span>
+      <span class="i0">Forêts, plages, ravins, caps où rien ne fleurit,</span><br>
+      <span class="i0">Les solitaires, ceux qui vivent par l’esprit,</span><br>
+      <span class="i0">Sondant l’éternité, l’âme, le temps, le nombre,</span><br>
+      <span class="i0">Effarés et sereins, étaient épars dans l’ombre;</span><br>
+      <span class="i0">L’un en Europe; l’autre en Inde, où, dans les bois</span><br>
+      <span class="i0">Cachant ses jeunes faons, la gazelle aux abois</span><br>
+      <span class="i0">Attend pour s’endormir que le lion s’endorme;</span><br>
+      <span class="i0">Un autre dans l’horreur de l’Afrique difforme.</span><br>
+      <span class="i0">Tous ces hommes avaient l’idéal pour objet;</span><br>
+      <span class="i0">Et chacun d’eux était dans son antre et songeait.</span><br>
+      <span class="i0">Ces prophètes étaient frères sans se connaître;</span><br>
+      <span class="i0">Pas un d’eux ne savait, isolé dans son être</span><br>
+      <span class="i0">Et sa pensée ainsi qu’un roi dans son état,</span><br>
+      <span class="i0">Que quelqu’un de semblable à lui-même existât;</span><br>
+      <span class="i0">Ils veillaient, et chacun se croyait seul au monde;</span><br>
+      <span class="i0">Aucun lien entre eux que l’énigme profonde</span><br>
+      <span class="i0">Et la recherche obscure et terrible de Dieu.</span><br>
+      <span class="i0">Ils pensaient; l’infini sans borne et sans milieu</span><br>
+      <span class="i0">Pesait sur eux; pas un qui de la solitude</span><br>
+      <span class="i0">N’eût la mystérieuse et sinistre attitude;</span><br>
+      <span class="i0">Pourtant ils étaient doux ces hommes effrayants.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Sphar était attentif aux nuages fuyants;</span><br>
+      <span class="i0">Stélus laissait, du fond des mers, du bord des grèves,</span><br>
+      <span class="i0">Du haut des cieux, venir à lui les vastes rêves;</span><br>
+      <span class="i0">Pythagore disait: Dieu! fais ce que tu dois!</span><br>
+      <span class="i0">Thur regardait l’abîme et comptait sur ses doigts;</span><br>
+      <span class="i0">Sadoch rêvait l’éden, ayant pour lit des pierres;</span><br>
+      <span class="i0">Zès, qui n’ouvrait jamais qu’à demi les paupières,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_43">43</span>
+      <span class="i0">Contemplait cette chose implacable, la nuit;</span><br>
+      <span class="i0">Sadoch guettait l’autre être insondable, le bruit;</span><br>
+      <span class="i0">Sostrate étudiait, dans l’eau qu’un souffle mène,</span><br>
+      <span class="i0">Dans la fumée et l’air, la destinée humaine;</span><br>
+      <span class="i0">Lycurgue, formidable et pâle, méditait;</span><br>
+      <span class="i0">Eschyle était semblable au rocher qui se tait,</span><br>
+      <span class="i0">Et tournait vers l’Etna fumant son grand front chauve;</span><br>
+      <span class="i0">Isaïe, habitant d’un sépulcre, esprit fauve,</span><br>
+      <span class="i0">Adressait la parole à ceux qui ne sont plus;</span><br>
+      <span class="i0">Comme Isaïe, un sage, un fou, Phégorbélus,</span><br>
+      <span class="i0">Parlait dans la nuée aux faces invisibles,</span><br>
+      <span class="i0">Et disait, feuilletant on ne sait quelles bibles:</span><br>
+      <span class="i0">—Je parle, et ne sais pas si je suis écouté;</span><br>
+      <span class="i0">Les spectres plus nombreux que les mouches d’été</span><br>
+      <span class="i0">M’entourent, et sur moi se précipite et tombe</span><br>
+      <span class="i0">La légion de ceux qui rêvent dans la tombe;</span><br>
+      <span class="i0">On me hait dans le monde étrange de la mort;</span><br>
+      <span class="i0">Je sens parfois, la nuit, un rêve qui me mord,</span><br>
+      <span class="i0">Et les êtres de l’ombre, essaim, foule inconnue,</span><br>
+      <span class="i0">M’attaquent quand je dors; pourtant je continue,</span><br>
+      <span class="i0">Et je cherche à savoir le grand secret caché</span><br>
+      <span class="i0">Qu’Ève devina presque et qu’entrevit Psyché.—</span><br>
+      <span class="i0">Orobanchus, gardien de l’autel des Trois Grâces,</span><br>
+      <span class="i0">Maudissait vaguement les casques, les cuirasses</span><br>
+      <span class="i0">Et les glaives, semeurs tragiques du trépas,</span><br>
+      <span class="i0">Et, sombre, murmurait:—Mortels, n’oubliez pas</span><br>
+      <span class="i0">Qu’Aglaé dans sa main tient un bouton de rose.—</span><br>
+      <span class="i0">Chacun recommandait à l’ombre quelque chose</span><br>
+      <span class="i0">De faible, le haillon, le chaume, le grabat;</span><br>
+      <span class="i0">Phtès, les damnés sur qui trop de haine s’abat,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_44">44</span>
+      <span class="i0">Hermanès, l’humble toit du lépreux sans défense,</span><br>
+      <span class="i0">Gyr le droit, et Lysis la vénérable enfance.</span><br>
+      <span class="i0">Tous voulaient secourir l’homme, et le protéger</span><br>
+      <span class="i0">Contre ce monstre obscur, l’innombrable danger;</span><br>
+      <span class="i0">Tous calculaient le mal à fuir, le bien à faire.</span><br>
+      <span class="i0">La terre est sous les yeux du destin; cette sphère</span><br>
+      <span class="i0">Semble être par quelqu’un confiée aux penseurs.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La nuit était immense, et dans ses épaisseurs</span><br>
+      <span class="i0">Tout sommeillait, les bois, les monts, les mers, les sables;</span><br>
+      <span class="i0">Eux, ils ne dormaient point, étant les responsables.</span><br>
+      <span class="i0">Les heures s’écoulaient, la nuit passait; mais rien,</span><br>
+      <span class="i0">Ni la faim, ni la soif, ni le vent syrien</span><br>
+      <span class="i0">Qui va des mers d’Adram jusqu’au Tibre de Rome,</span><br>
+      <span class="i0">Ne troublait ces esprits, souffrant des maux de l’homme;</span><br>
+      <span class="i0">Ils avaient la révolte en eux, l’altier frisson</span><br>
+      <span class="i0">Que donne, à qui se sent des ailes, la prison;</span><br>
+      <span class="i0">Chacun tâchait de rompre un anneau de la chaîne;</span><br>
+      <span class="i0">Plus d’imposture! plus de guerre! plus de haine!</span><br>
+      <span class="i0">Il sortait de chacun de ces séditieux</span><br>
+      <span class="i0">Une sommation qui s’en allait aux cieux.</span><br>
+      <span class="i0">La vérité faisait, claire, auguste, insensée,</span><br>
+      <span class="i0">De chacun de ces fronts jaillir une pensée,</span><br>
+      <span class="i0">La justice, la paix, l’enfer amnistié.</span><br>
+      <span class="i0">Ces cerveaux lumineux dégageaient la pitié,</span><br>
+      <span class="i0">La bonté, le pardon aux vivants éphémères,</span><br>
+      <span class="i0">L’espérance, la joie et l’amour, des chimères,</span><br>
+      <span class="i0">Des rêves comme en font les astres, s’ils en font;</span><br>
+      <span class="i0">Cela se répandait sous le zénith profond;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_45">45</span>
+      <span class="i0">Tous ces hommes étaient plongés dans les ténèbres;</span><br>
+      <span class="i0">Seuls et noirs, combinant les rhythmes, les algèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Le chiffre avec le chant, le passé, le présent,</span><br>
+      <span class="i0">Ajoutant quelque chose à l’homme, agrandissant</span><br>
+      <span class="i0">La prunelle, l’esprit, la parole, l’ouïe,</span><br>
+      <span class="i0">Ils songeaient; et l’aurore apparut, éblouie.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_47">47</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_4"><span class="small90">XXV</span><br><br>
+  <span class="big140">LES CHUTES</span><br><br>
+  <span class="small90">FLEUVES ET POËTES</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_49">49</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_4a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le grand Niagara s’écroule, le Rhin tombe;</span><br>
+      <span class="i0">L’abîme monstrueux tâche d’être une tombe,</span><br>
+      <span class="i0">Il hait le géant fleuve, et dit: j’engloutirai.</span><br>
+      <span class="i0">Et le fleuve, pareil au lion attiré</span><br>
+      <span class="i0">Dans l’antre inattendu d’une hydre aux mille têtes,</span><br>
+      <span class="i0">Lutte avec tous ses cris et toutes ses tempêtes.</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! la nature immense est donc un lieu peu sûr!</span><br>
+      <span class="i0">Il se cabre, il résiste au précipice obscur,</span><br>
+      <span class="i0">Bave et bouillonne, et, blanc et noir comme le marbre,</span><br>
+      <span class="i0">Se cramponne aux rochers, se retient aux troncs d’arbre,</span><br>
+      <span class="i0">Penche, et, comme frappé de malédiction,</span><br>
+      <span class="i0">Roule, ainsi que tournait l’éternel Ixion.</span><br>
+      <span class="i0">Tordu, brisé, vaincu, Dieu même étant complice,</span><br>
+      <span class="i0">Le fleuve échevelé subit son dur supplice.</span><br>
+      <span class="i0">Le gouffre veut sa mort; mais l’effort des fléaux</span><br>
+      <span class="i0">Pour faire le néant, ne fait que le chaos;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_50">50</span>
+      <span class="i0">L’affreux puits de l’enfer ouvre ses flancs funèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Et rugit. Quel travail pour créer les ténèbres!</span><br>
+      <span class="i0">Il est l’envie, il est la rage, il est la nuit;</span><br>
+      <span class="i0">Et la destruction, voilà ce qu’il construit.</span><br>
+      <span class="i0">Pareil à la fumée au faîte du Vésuve,</span><br>
+      <span class="i0">Un nuage sinistre est sur l’énorme cuve,</span><br>
+      <span class="i0">Et cache le tourment du grand fleuve trahi.</span><br>
+      <span class="i0">Lui, le fécondateur, d’où vient qu’il est haï?</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est-ce donc qu’il a fait au bois, au mont sublime,</span><br>
+      <span class="i0">Aux prés verts, pour que tous le livrent à l’abîme?</span><br>
+      <span class="i0">Sa force, sa splendeur, sa beauté, sa bonté,</span><br>
+      <span class="i0">Croulent. Quel guet-apens et quelle lâcheté!</span><br>
+      <span class="i0">L’eau s’enfle comme l’outre où grondent les Borées,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’horreur se disperse en voix désespérées;</span><br>
+      <span class="i0">Tout est chute, naufrage, engloutissement, nuit,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on dirait qu’un rire infâme est dans ce bruit;</span><br>
+      <span class="i0">Rien n’est épargné, rien ne vit, rien ne surnage;</span><br>
+      <span class="i0">Le fleuve se débat dans l’atroce engrenage,</span><br>
+      <span class="i0">Tombe, agonise, et jette au lointain firmament</span><br>
+      <span class="i0">Une longue rumeur d’évanouissement.</span><br>
+      <span class="i0">Tout à coup, au-dessus de ce chaos qui souffre,</span><br>
+      <span class="i0">Apparaît, composé de tout ce que le gouffre</span><br>
+      <span class="i0">A de hideux, d’hostile et de torrentiel,</span><br>
+      <span class="i0">Un éblouissement auguste, l’arc-en-ciel;</span><br>
+      <span class="i0">Le piège est vil, la roche est traître, l’onde est noire,</span><br>
+      <span class="i0">Et tu sors de cette ombre épouvantable, ô gloire!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_51">51</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_5"><span class="small90">XXVI</span><br><br>
+  <span class="big140">LA ROSE DE L’INFANTE</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_53">53</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_5a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Elle est toute petite, une duègne la garde.</span><br>
+      <span class="i0">Elle tient à la main une rose, et regarde.</span><br>
+      <span class="i0">Quoi? que regarde-t-elle? Elle ne sait pas. L’eau,</span><br>
+      <span class="i0">Un bassin qu’assombrit le pin et le bouleau;</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’elle a devant elle; un cygne aux ailes blanches,</span><br>
+      <span class="i0">Le bercement des flots sous la chanson des branches,</span><br>
+      <span class="i0">Et le profond jardin rayonnant et fleuri.</span><br>
+      <span class="i0">Tout ce bel ange a l’air dans la neige pétri.</span><br>
+      <span class="i0">On voit un grand palais comme au fond d’une gloire,</span><br>
+      <span class="i0">Un parc, de clairs viviers où les biches vont boire,</span><br>
+      <span class="i0">Et des paons étoilés sous les bois chevelus.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_54">54</span>
+      <span class="i0">L’innocence est sur elle une blancheur de plus;</span><br>
+      <span class="i0">Toutes ses grâces font comme un faisceau qui tremble.</span><br>
+      <span class="i0">Autour de cette enfant l’herbe est splendide et semble</span><br>
+      <span class="i0">Pleine de vrais rubis et de diamants fins;</span><br>
+      <span class="i0">Un jet de saphirs sort des bouches des dauphins.</span><br>
+      <span class="i0">Elle se tient au bord de l’eau; sa fleur l’occupe.</span><br>
+      <span class="i0">Sa basquine est en point de Gênes; sur sa jupe</span><br>
+      <span class="i0">Une arabesque, errant dans les plis du satin,</span><br>
+      <span class="i0">Suit les mille détours d’un fil d’or florentin.</span><br>
+      <span class="i0">La rose épanouie et toute grande ouverte,</span><br>
+      <span class="i0">Sortant du frais bouton comme d’une urne ouverte,</span><br>
+      <span class="i0">Charge la petitesse exquise de sa main;</span><br>
+      <span class="i0">Quand l’enfant, allongeant ses lèvres de carmin,</span><br>
+      <span class="i0">Fronce, en la respirant, sa riante narine,</span><br>
+      <span class="i0">La magnifique fleur, royale et purpurine,</span><br>
+      <span class="i0">Cache plus qu’à demi ce visage charmant,</span><br>
+      <span class="i0">Si bien que l’œil hésite, et qu’on ne sait comment</span><br>
+      <span class="i0">Distinguer de la fleur ce bel enfant qui joue,</span><br>
+      <span class="i0">Et si l’on voit la rose ou si l’on voit la joue.</span><br>
+      <span class="i0">Ses yeux bleus sont plus beaux sous son pur sourcil brun.</span><br>
+      <span class="i0">En elle tout est joie, enchantement, parfum;</span><br>
+      <span class="i0">Quel doux regard, l’azur! et quel doux nom, Marie!</span><br>
+      <span class="i0">Tout est rayon; son œil éclaire et son nom prie.</span><br>
+      <span class="i0">Pourtant, devant la vie et sous le firmament,</span><br>
+      <span class="i0">Pauvre être! elle se sent très grande vaguement;</span><br>
+      <span class="i0">Elle assiste au printemps, à la lumière, à l’ombre,</span><br>
+      <span class="i0">Au grand soleil couchant horizontal et sombre,</span><br>
+      <span class="i0">A la magnificence éclatante du soir,</span><br>
+      <span class="i0">Aux ruisseaux murmurants qu’on entend sans les voir,</span><br>
+      <span class="i0">Aux champs, à la nature éternelle et sereine,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_55">55</span>
+      <span class="i0">Avec la gravité d’une petite reine;</span><br>
+      <span class="i0">Elle n’a jamais vu l’homme que se courbant;</span><br>
+      <span class="i0">Un jour, elle sera duchesse de Brabant;</span><br>
+      <span class="i0">Elle gouvernera la Flandre ou la Sardaigne.</span><br>
+      <span class="i0">Elle est l’infante, elle a cinq ans, elle dédaigne.</span><br>
+      <span class="i0">Car les enfants des rois sont ainsi; leurs fronts blancs</span><br>
+      <span class="i0">Portent un cercle d’ombre, et leurs pas chancelants</span><br>
+      <span class="i0">Sont des commencements de règne. Elle respire</span><br>
+      <span class="i0">Sa fleur en attendant qu’on lui cueille un empire;</span><br>
+      <span class="i0">Et son regard, déjà royal, dit: C’est à moi.</span><br>
+      <span class="i0">Il sort d’elle un amour mêlé d’un vague effroi.</span><br>
+      <span class="i0">Si quelqu’un, la voyant si tremblante et si frêle,</span><br>
+      <span class="i0">Fût-ce pour la sauver, mettait la main sur elle,</span><br>
+      <span class="i0">Avant qu’il eût pu faire un pas ou dire un mot,</span><br>
+      <span class="i0">Il aurait sur le front l’ombre de l’échafaud.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La douce enfant sourit, ne faisant autre chose</span><br>
+      <span class="i0">Que de vivre et d’avoir dans la main une rose,</span><br>
+      <span class="i0">Et d’être là devant le ciel, parmi les fleurs.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le jour s’éteint; les nids chuchotent, querelleurs;</span><br>
+      <span class="i0">Les pourpres du couchant sont dans les branches d’arbre;</span><br>
+      <span class="i0">La rougeur monte au front des déesses de marbre</span><br>
+      <span class="i0">Qui semblent palpiter sentant venir la nuit;</span><br>
+      <span class="i0">Et tout ce qui planait redescend; plus de bruit,</span><br>
+      <span class="i0">Plus de flamme; le soir mystérieux recueille</span><br>
+      <span class="i0">Le soleil sous la vague et l’oiseau sous la feuille.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_56">56</span>
+      <span class="i0">Pendant que l’enfant rit, cette fleur à la main,</span><br>
+      <span class="i0">Dans le vaste palais catholique romain</span><br>
+      <span class="i0">Dont chaque ogive semble au soleil une mitre,</span><br>
+      <span class="i0">Quelqu’un de formidable est derrière la vitre;</span><br>
+      <span class="i0">On voit d’en bas une ombre, au fond d’une vapeur,</span><br>
+      <span class="i0">De fenêtre en fenêtre errer, et l’on a peur;</span><br>
+      <span class="i0">Cette ombre au même endroit, comme en un cimetière,</span><br>
+      <span class="i0">Parfois est immobile une journée entière;</span><br>
+      <span class="i0">C’est un être effrayant qui semble ne rien voir;</span><br>
+      <span class="i0">Il rôde d’une chambre à l’autre, pâle et noir;</span><br>
+      <span class="i0">Il colle aux vitraux blancs son front lugubre, et songe;</span><br>
+      <span class="i0">Spectre blême! Son ombre aux feux du soir s’allonge;</span><br>
+      <span class="i0">Son pas funèbre est lent comme un glas de beffroi;</span><br>
+      <span class="i0">Et c’est la Mort, à moins que ce ne soit le Roi.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’est lui; l’homme en qui vit et tremble le royaume.</span><br>
+      <span class="i0">Si quelqu’un pouvait voir dans l’œil de ce fantôme</span><br>
+      <span class="i0">Debout en ce moment l’épaule contre un mur,</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’on apercevrait dans cet abîme obscur,</span><br>
+      <span class="i0">Ce n’est pas l’humble enfant, le jardin, l’eau moirée</span><br>
+      <span class="i0">Reflétant le ciel d’or d’une claire soirée,</span><br>
+      <span class="i0">Les bosquets, les oiseaux se becquetant entre eux,</span><br>
+      <span class="i0">Non; au fond de cet œil comme l’onde vitreux,</span><br>
+      <span class="i0">Sous ce fatal sourcil qui dérobe à la sonde</span><br>
+      <span class="i0">Cette prunelle autant que l’océan profonde,</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’on distinguerait, c’est, mirage mouvant,</span><br>
+      <span class="i0">Tout un vol de vaisseaux en fuite dans le vent,</span><br>
+      <span class="i0">Et, dans l’écume, au pli des vagues, sous l’étoile,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_57">57</span>
+      <span class="i0">L’immense tremblement d’une flotte à la voile,</span><br>
+      <span class="i0">Et, là-bas, sous la brume, une île, un blanc rocher,</span><br>
+      <span class="i0">Écoutant sur les flots ces tonnerres marcher.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Telle est la vision qui, dans l’heure où nous sommes,</span><br>
+      <span class="i0">Emplit le froid cerveau de ce maître des hommes,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui fait qu’il ne peut rien voir autour de lui.</span><br>
+      <span class="i0">L’armada, formidable et flottant point d’appui</span><br>
+      <span class="i0">Du levier dont il va soulever tout un monde,</span><br>
+      <span class="i0">Traverse en ce moment l’obscurité de l’onde;</span><br>
+      <span class="i0">Le roi, dans son esprit, la suit des yeux, vainqueur,</span><br>
+      <span class="i0">Et son tragique ennui n’a plus d’autre lueur.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Philippe deux était une chose terrible.</span><br>
+      <span class="i0">Iblis dans le coran et Caïn dans la bible</span><br>
+      <span class="i0">Sont à peine aussi noirs qu’en son Escurial</span><br>
+      <span class="i0">Ce royal spectre, fils du spectre impérial.</span><br>
+      <span class="i0">Philippe deux était le Mal tenant le glaive.</span><br>
+      <span class="i0">Il occupait le haut du monde comme un rêve.</span><br>
+      <span class="i0">Il vivait; nul n’osait le regarder; l’effroi</span><br>
+      <span class="i0">Faisait une lumière étrange autour du roi;</span><br>
+      <span class="i0">On tremblait rien qu’à voir passer ses majordomes;</span><br>
+      <span class="i0">Tant il se confondait, aux yeux troublés des hommes,</span><br>
+      <span class="i0">Avec l’abîme, avec les astres du ciel bleu!</span><br>
+      <span class="i0">Tant semblait grande à tous son approche de dieu!</span><br>
+      <span class="i0">Sa volonté fatale, enfoncée, obstinée,</span><br>
+      <span class="i0">Était comme un crampon mis sur la destinée;</span><br>
+      <span class="i0">Il tenait l’Amérique et l’Inde, il s’appuyait</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_58">58</span>
+      <span class="i0">Sur l’Afrique, il régnait sur l’Europe, inquiet</span><br>
+      <span class="i0">Seulement du côté de la sombre Angleterre;</span><br>
+      <span class="i0">Sa bouche était silence et son âme mystère;</span><br>
+      <span class="i0">Son trône était de piége et de fraude construit;</span><br>
+      <span class="i0">Il avait pour soutien la force de la nuit;</span><br>
+      <span class="i0">L’ombre était le cheval de sa statue équestre.</span><br>
+      <span class="i0">Toujours vêtu de noir, ce tout-puissant terrestre</span><br>
+      <span class="i0">Avait l’air d’être en deuil de ce qu’il existait;</span><br>
+      <span class="i0">Il ressemblait au sphinx qui digère et se tait,</span><br>
+      <span class="i0">Immuable; étant tout, il n’avait rien à dire.</span><br>
+      <span class="i0">Nul n’avait vu ce roi sourire; le sourire</span><br>
+      <span class="i0">N’étant pas plus possible à ces lèvres de fer</span><br>
+      <span class="i0">Que l’aurore à la grille obscure de l’enfer.</span><br>
+      <span class="i0">S’il secouait parfois sa torpeur de couleuvre,</span><br>
+      <span class="i0">C’était pour assister le bourreau dans son œuvre,</span><br>
+      <span class="i0">Et sa prunelle avait pour clarté le reflet</span><br>
+      <span class="i0">Des bûchers sur lesquels par moments il soufflait.</span><br>
+      <span class="i0">Il était redoutable à la pensée, à l’homme,</span><br>
+      <span class="i0">A la vie, au progrès, au droit, dévot à Rome;</span><br>
+      <span class="i0">C’était Satan régnant au nom de Jésus-Christ;</span><br>
+      <span class="i0">Les choses qui sortaient de son nocturne esprit</span><br>
+      <span class="i0">Semblaient un glissement sinistre de vipères.</span><br>
+      <span class="i0">L’Escurial, Burgos, Aranjuez, ses repaires,</span><br>
+      <span class="i0">Jamais n’illuminaient leurs livides plafonds;</span><br>
+      <span class="i0">Pas de festins, jamais de cour, pas de bouffons;</span><br>
+      <span class="i0">Les trahisons pour jeu, l’auto-da-fé pour fête.</span><br>
+      <span class="i0">Les rois troublés avaient au-dessus de leur tête</span><br>
+      <span class="i0">Ses projets dans la nuit obscurément ouverts;</span><br>
+      <span class="i0">Sa rêverie était un poids sur l’univers;</span><br>
+      <span class="i0">Il pouvait et voulait tout vaincre et tout dissoudre;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_59">59</span>
+      <span class="i0">Sa prière faisait le bruit sourd d’une foudre;</span><br>
+      <span class="i0">De grands éclairs sortaient de ses songes profonds.</span><br>
+      <span class="i0">Ceux auxquels il pensait disaient: Nous étouffons.</span><br>
+      <span class="i0">Et les peuples, d’un bout à l’autre de l’empire,</span><br>
+      <span class="i0">Tremblaient, sentant sur eux ces deux yeux fixes luire.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Charles fut le vautour, Philippe est le hibou.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Morne en son noir pourpoint, la toison d’or au cou,</span><br>
+      <span class="i0">On dirait du destin la froide sentinelle;</span><br>
+      <span class="i0">Son immobilité commande; sa prunelle</span><br>
+      <span class="i0">Luit comme un soupirail de caverne; son doigt</span><br>
+      <span class="i0">Semble, ébauchant un geste obscur que nul ne voit,</span><br>
+      <span class="i0">Donner un ordre à l’ombre et vaguement l’écrire.</span><br>
+      <span class="i0">Chose inouïe! il vient de grincer un sourire.</span><br>
+      <span class="i0">Un sourire insondable, impénétrable, amer.</span><br>
+      <span class="i0">C’est que la vision de son armée en mer</span><br>
+      <span class="i0">Grandit de plus en plus dans sa sombre pensée;</span><br>
+      <span class="i0">C’est qu’il la voit voguer par son dessein poussée,</span><br>
+      <span class="i0">Comme s’il était là, planant sous le zénith;</span><br>
+      <span class="i0">Tout est bien; l’océan docile s’aplanit,</span><br>
+      <span class="i0">L’armada lui fait peur comme au déluge l’arche;</span><br>
+      <span class="i0">La flotte se déploie en bon ordre de marche,</span><br>
+      <span class="i0">Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,</span><br>
+      <span class="i0">Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,</span><br>
+      <span class="i0">Ondule sur les eaux comme une immense claie.</span><br>
+      <span class="i0">Ces vaisseaux sont sacrés, les flots leur font la haie;</span><br>
+      <span class="i0">Les courants, pour aider ces nefs à débarquer,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_60">60</span>
+      <span class="i0">Ont leur besogne à faire et n’y sauraient manquer;</span><br>
+      <span class="i0">Autour d’elles la vague avec amour déferle,</span><br>
+      <span class="i0">L’écueil se change en port, l’écume tombe en perle.</span><br>
+      <span class="i0">Voici chaque galère avec son gastadour;</span><br>
+      <span class="i0">Voilà ceux de l’Escaut, voilà ceux de l’Adour;</span><br>
+      <span class="i0">Les cent mestres de camp et les deux connétables;</span><br>
+      <span class="i0">L’Allemagne a donné ses ourques redoutables,</span><br>
+      <span class="i0">Naples ses brigantins, Cadix ses galions,</span><br>
+      <span class="i0">Lisbonne ses marins, car il faut des lions.</span><br>
+      <span class="i0">Et Philippe se penche, et, qu’importe l’espace!</span><br>
+      <span class="i0">Non-seulement il voit, mais il entend. On passe,</span><br>
+      <span class="i0">On court, on va. Voici le cri des porte-voix,</span><br>
+      <span class="i0">Le pas des matelots courant sur les pavois,</span><br>
+      <span class="i0">Les moços, l’amiral appuyé sur son page,</span><br>
+      <span class="i0">Les tambours, les sifflets des maîtres d’équipage,</span><br>
+      <span class="i0">Les signaux pour la mer, l’appel pour les combats,</span><br>
+      <span class="i0">Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.</span><br>
+      <span class="i0">Sont-ce des cormorans? sont-ce des citadelles?</span><br>
+      <span class="i0">Les voiles font un vaste et sourd battement d’ailes;</span><br>
+      <span class="i0">L’eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,</span><br>
+      <span class="i0">Et s’enfle et roule avec un prodigieux bruit.</span><br>
+      <span class="i0">Et le lugubre roi sourit de voir groupées</span><br>
+      <span class="i0">Sur quatre cents vaisseaux quatrevingt mille épées.</span><br>
+      <span class="i0">O rictus du vampire assouvissant sa faim!</span><br>
+      <span class="i0">Cette pâle Angleterre, il la tient donc enfin!</span><br>
+      <span class="i0">Qui pourrait la sauver? Le feu va prendre aux poudres.</span><br>
+      <span class="i0">Philippe dans sa droite a la gerbe des foudres;</span><br>
+      <span class="i0">Qui pourrait délier ce faisceau dans son poing?</span><br>
+      <span class="i0">N’est-il pas le seigneur qu’on ne contredit point?</span><br>
+      <span class="i0">N’est-il pas l’héritier de César? le Philippe</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_61">61</span>
+      <span class="i0">Dont l’ombre immense va du Gange au Pausilippe?</span><br>
+      <span class="i0">Tout n’est-il pas fini quand il a dit: Je veux!</span><br>
+      <span class="i0">N’est-ce pas lui qui tient la victoire aux cheveux?</span><br>
+      <span class="i0">N’est-ce pas lui qui lance en avant cette flotte,</span><br>
+      <span class="i0">Ces vaisseaux effrayants dont il est le pilote</span><br>
+      <span class="i0">Et que la mer charrie ainsi qu’elle le doit?</span><br>
+      <span class="i0">Ne fait-il pas mouvoir avec son petit doigt</span><br>
+      <span class="i0">Tous ces dragons ailés et noirs, essaim sans nombre?</span><br>
+      <span class="i0">N’est-il pas, lui, le roi? n’est-il pas l’homme sombre</span><br>
+      <span class="i0">A qui ce tourbillon de monstres obéit?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quand Béit-Cifresil, fils d’Abdallah-Béit,</span><br>
+      <span class="i0">Eut creusé le grand puits de la mosquée, au Caire,</span><br>
+      <span class="i0">Il y grava: «Le ciel est à Dieu; j’ai la terre.»</span><br>
+      <span class="i0">Et, comme tout se tient, se mêle et se confond,</span><br>
+      <span class="i0">Tous les tyrans n’étant qu’un seul despote au fond,</span><br>
+      <span class="i0">Ce que dit ce sultan jadis, ce roi le pense.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Cependant, sur le bord du bassin, en silence,</span><br>
+      <span class="i0">L’infante tient toujours sa rose gravement,</span><br>
+      <span class="i0">Et, doux ange aux yeux bleus, la baise par moment.</span><br>
+      <span class="i0">Soudain un souffle d’air, une de ces haleines</span><br>
+      <span class="i0">Que le soir frémissant jette à travers les plaines,</span><br>
+      <span class="i0">Tumultueux zéphyr effleurant l’horizon,</span><br>
+      <span class="i0">Trouble l’eau, fait frémir les joncs, met un frisson</span><br>
+      <span class="i0">Dans les lointains massifs de myrte et d’asphodèle,</span><br>
+      <span class="i0">Vient jusqu’au bel enfant tranquille, et, d’un coup d’aile,</span><br>
+      <span class="i0">Rapide, et secouant même l’arbre voisin,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_62">62</span>
+      <span class="i0">Effeuille brusquement la fleur dans le bassin,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’infante n’a plus dans la main qu’une épine.</span><br>
+      <span class="i0">Elle se penche, et voit sur l’eau cette ruine;</span><br>
+      <span class="i0">Elle ne comprend pas; qu’est-ce donc? Elle a peur;</span><br>
+      <span class="i0">Et la voilà qui cherche au ciel avec stupeur</span><br>
+      <span class="i0">Cette brise qui n’a pas craint de lui déplaire.</span><br>
+      <span class="i0">Que faire? le bassin semble plein de colère;</span><br>
+      <span class="i0">Lui, si clair tout à l’heure, il est noir maintenant;</span><br>
+      <span class="i0">Il a des vagues; c’est une mer bouillonnant;</span><br>
+      <span class="i0">Toute la pauvre rose est éparse sur l’onde;</span><br>
+      <span class="i0">Ses cent feuilles que noie et roule l’eau profonde,</span><br>
+      <span class="i0">Tournoyant, naufrageant, s’en vont de tous côtés</span><br>
+      <span class="i0">Sur mille petits flots par la brise irrités;</span><br>
+      <span class="i0">On croit voir dans un gouffre une flotte qui sombre.</span><br>
+      <span class="i0">—Madame, dit la duègne avec sa face d’ombre</span><br>
+      <span class="i0">A la petite fille étonnée et rêvant,</span><br>
+      <span class="i0">Tout sur terre appartient aux princes, hors le vent.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_63">63</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_6"><span class="small90">XXVII</span><br><br>
+  <span class="big140">L’INQUISITION</span></h2>
+
+</div>
+
+<p class="epigraph br">«Le baptême des volcans est un ancien usage qui remonte
+aux premiers temps de la conquête. Tous les cratères du Nicaragua
+furent alors sanctifiés, à l’exception du Momotombo, d’où
+l’on ne vit jamais revenir les religieux qui s’étaient chargés
+d’aller y planter la croix.»</p>
+
+<p class="rsignature"><span class="smcap">Squier.</span><i>Voyage dans l’Amérique du Sud.</i></p>
+
+<div class="figcenter1" style="width: 434px;">
+  <img src="images/dessin-1.jpg" alt="" width="434" height="600">
+  <p class="x-ebookmaker-drop right2"><a href="images/x-dessin-1.jpg" title="Agrandir" rel="nofollow">[↔]</a></p>
+  <div class="caption">
+    <p class="center"> LE BAPTÊME DU VOLCAN.</p>
+    <p class="right">Dessiné par F. Flameng. -  Gravé par Teyssonnières.<br>
+    L. HÉBERT,  ÉDITEUR - Imp. Wittmann.</p>
+  </div>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum hidden" id="Page_65">65</span></p>
+<h3 class="margintop0" id="ch_6a">LES RAISONS DU MOMOTOMBO</h3>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Trouvant les tremblements de terre trop fréquents,</span><br>
+      <span class="i0">Les rois d’Espagne ont fait baptiser les volcans</span><br>
+      <span class="i0">Du royaume qu’ils ont en dessous de la sphère;</span><br>
+      <span class="i0">Les volcans n’ont rien dit et se sont laissé faire,</span><br>
+      <span class="i0">Et le Momotombo lui seul n’a pas voulu.</span><br>
+      <span class="i0">Plus d’un prêtre en surplis, par le saint-père élu,</span><br>
+      <span class="i0">Portant le sacrement que l’église administre,</span><br>
+      <span class="i0">L’œil au ciel, a monté la montagne sinistre;</span><br>
+      <span class="i0">Beaucoup y sont allés, pas un n’est revenu.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O vieux Momotombo, colosse chauve et nu,</span><br>
+      <span class="i0">Qui songes près des mers, et fais de ton cratère</span><br>
+      <span class="i0">Une tiare d’ombre et de flamme à la terre,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_66">66</span>
+      <span class="i0">Pourquoi, lorsqu’à ton seuil terrible nous frappons,</span><br>
+      <span class="i0">Ne veux-tu pas du Dieu qu’on t’apporte? Réponds.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La montagne interrompt son crachement de lave,</span><br>
+      <span class="i0">Et le Momotombo répond d’une voix grave:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Je n’aimais pas beaucoup le dieu qu’on a chassé.</span><br>
+      <span class="i0">Cet avare cachait de l’or dans un fossé;</span><br>
+      <span class="i0">Il mangeait de la chair humaine; ses mâchoires</span><br>
+      <span class="i0">Étaient de pourriture et de sang toutes noires;</span><br>
+      <span class="i0">Son antre était un porche au farouche carreau,</span><br>
+      <span class="i0">Temple sépulcre orné d’un pontife bourreau;</span><br>
+      <span class="i0">Des squelettes riaient sous ses pieds; les écuelles</span><br>
+      <span class="i0">Où cet être buvait le meurtre étaient cruelles;</span><br>
+      <span class="i0">Sourd, difforme, il avait des serpents au poignet;</span><br>
+      <span class="i0">Toujours entre ses dents un cadavre saignait;</span><br>
+      <span class="i0">Ce spectre noircissait le firmament sublime.</span><br>
+      <span class="i0">J’en grondais quelquefois au fond de mon abîme.</span><br>
+      <span class="i0">Aussi, quand sont venus, fiers sur les flots tremblants,</span><br>
+      <span class="i0">Et du côté d’où vient le jour, des hommes blancs,</span><br>
+      <span class="i0">Je les ai bien reçus, trouvant que c’était sage.</span><br>
+      <span class="i0">L’âme a certainement la couleur du visage,</span><br>
+      <span class="i0">Disais-je, l’homme blanc, c’est comme le ciel bleu;</span><br>
+      <span class="i0">Et le dieu de ceux-ci doit être un très bon dieu.</span><br>
+      <span class="i0">On ne le verra point de meurtres se repaître.—</span><br>
+      <span class="i0">J’étais content; j’avais horreur de l’ancien prêtre.</span><br>
+      <span class="i0">Mais quand j’ai vu comment travaille le nouveau,</span><br>
+      <span class="i0">Quand j’ai vu flamboyer, ciel juste! à mon niveau,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_67">67</span>
+      <span class="i0">Cette torche lugubre, âpre, jamais éteinte,</span><br>
+      <span class="i0">Sombre, que vous nommez l’Inquisition sainte;</span><br>
+      <span class="i0">Quand j’ai pu voir comment Torquemada s’y prend</span><br>
+      <span class="i0">Pour dissiper la nuit du sauvage ignorant,</span><br>
+      <span class="i0">Comment il civilise, et de quelle manière</span><br>
+      <span class="i0">Le saint-office enseigne et fait de la lumière;</span><br>
+      <span class="i0">Quand j’ai vu dans Lima d’affreux géants d’osier,</span><br>
+      <span class="i0">Pleins d’enfants, pétiller sur un large brasier,</span><br>
+      <span class="i0">Et le feu dévorer la vie, et les fumées</span><br>
+      <span class="i0">Se tordre sur les seins des femmes allumées;</span><br>
+      <span class="i0">Quand je me suis senti parfois presque étouffé</span><br>
+      <span class="i0">Par l’âcre odeur qui sort de votre auto-da-fé,</span><br>
+      <span class="i0">Moi qui ne brûlais rien que l’ombre en ma fournaise,</span><br>
+      <span class="i0">J’ai pensé que j’avais eu tort d’être bien aise;</span><br>
+      <span class="i0">J’ai regardé de près le dieu de l’étranger,</span><br>
+      <span class="i0">Et j’ai dit:—Ce n’est pas la peine de changer.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_69">69</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_7"><span class="small90">XXVIII</span><br><br>
+  <span class="big140">LA CHANSON</span><br><br>
+  <span class="small90">DES AVENTURIERS DE LA MER</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_71">71</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_7a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tom Robin, matelot de Douvre,</span><br>
+      <span class="i0">Au Phare nous abandonna</span><br>
+      <span class="i0">Pour aller voir si l’on découvre</span><br>
+      <span class="i0">Satan, que l’archange enchaîna,</span><br>
+      <span class="i0">Quand un bâillement noir entr’ouvre</span><br>
+      <span class="i0">La gueule rouge de l’Etna.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_72">72</span>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En Calabre, une tarentaise</span><br>
+      <span class="i0">Rendit fou Spitafangama;</span><br>
+      <span class="i0">A Gaëte, Ascagne fut aise</span><br>
+      <span class="i0">De rencontrer Michellema;</span><br>
+      <span class="i0">L’amour ouvrit la parenthèse,</span><br>
+      <span class="i0">Le mariage la ferma.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">A Naple, Ebid, de Macédoine,</span><br>
+      <span class="i0">Fut pendu; c’était un faquin.</span><br>
+      <span class="i0">A Capri, l’on nous prit Antoine;</span><br>
+      <span class="i0">Aux galères pour un sequin!</span><br>
+      <span class="i0">A Malte, Ofani se fit moine</span><br>
+      <span class="i0">Et Gobbo se fit arlequin.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Autre perte. André, de Pavie,</span><br>
+      <span class="i0">Pris par les turcs à Lipari,</span><br>
+      <span class="i0">Entra, sans en avoir envie,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_73">73</span>
+      <span class="i0">Au sérail, et, sous cet abri,</span><br>
+      <span class="i0">Devint vertueux pour la vie,</span><br>
+      <span class="i0">Ayant été fort amoindri.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Puis, trois de nous, que rien ne gêne,</span><br>
+      <span class="i0">Ni loi, ni dieu, ni souverain,</span><br>
+      <span class="i0">Allèrent, pour le prince Eugène</span><br>
+      <span class="i0">Aussi bien que pour Mazarin,</span><br>
+      <span class="i0">Aider Fuentes à prendre Gêne</span><br>
+      <span class="i0">Et d’Harcourt à prendre Turin.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Vers Livourne nous rencontrâmes</span><br>
+      <span class="i0">Les vingt voiles de Spinola.</span><br>
+      <span class="i0">Quel beau combat! Quatorze prames</span><br>
+      <span class="i0">Et six galères étaient là;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, bah! rien qu’au bruit de nos rames</span><br>
+      <span class="i0">Toute la flotte s’envola.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_74">74</span>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">A Notre-Dame de la Garde,</span><br>
+      <span class="i0">Nous eûmes un charmant tableau;</span><br>
+      <span class="i0">Lucca Diavolo par mégarde</span><br>
+      <span class="i0">Prit sa femme à Pier’Angelo;</span><br>
+      <span class="i0">Sur ce, l’ange se mit en garde,</span><br>
+      <span class="i0">Et jeta le diable dans l’eau.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">A Palma, pour suivre Pescaire,</span><br>
+      <span class="i0">Huit nous quittèrent tour à tour;</span><br>
+      <span class="i0">Mais cela ne nous troubla guère;</span><br>
+      <span class="i0">On ne s’arrêta pas un jour.</span><br>
+      <span class="i0">Devant Alger on fit la guerre,</span><br>
+      <span class="i0">A Gibraltar on fit l’amour.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">A nous dix, nous prîmes la ville;</span><br>
+      <span class="i0">—Et le roi lui-même!—Après quoi,</span><br>
+      <span class="i0">Maîtres du port, maîtres de l’île,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_75">75</span>
+      <span class="i0">Ne sachant qu’en faire, ma foi,</span><br>
+      <span class="i0">D’une manière très civile,</span><br>
+      <span class="i0">Nous rendîmes la ville au roi.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">On fit ducs et grands de Castille</span><br>
+      <span class="i0">Mes neuf compagnons de bonheur,</span><br>
+      <span class="i0">Qui s’en allèrent à Séville</span><br>
+      <span class="i0">Épouser des dames d’honneur.</span><br>
+      <span class="i0">Le roi me dit: «—Veux-tu ma fille?»</span><br>
+      <span class="i0">Et je lui dis: «—Merci, seigneur!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«J’ai, là-bas, où des flots sans nombre</span><br>
+      <span class="i0">Mugissent dans les nuits d’hiver,</span><br>
+      <span class="i0">Ma belle farouche à l’œil sombre,</span><br>
+      <span class="i0">Au sourire charmant et fier,</span><br>
+      <span class="i0">Qui, tous les soirs, chantant dans l’ombre,</span><br>
+      <span class="i0">Vient m’attendre au bord de la mer.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_76">76</span>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«J’ai ma Faënzette à Fiesone.</span><br>
+      <span class="i0">C’est là que mon cœur est resté.</span><br>
+      <span class="i0">Le vent fraîchit, la mer frissonne,</span><br>
+      <span class="i0">Je m’en retourne, en vérité!</span><br>
+      <span class="i0">O roi! ta fille a la couronne,</span><br>
+      <span class="i0">Mais Faënzette a la beauté!»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En partant du golfe d’Otrante,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions trente;</span><br>
+      <span class="i0">Mais, en arrivant à Cadiz,</span><br>
+      <span class="i4">Nous étions dix.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_77">77</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_8"><span class="small90">XXIX</span><br><br>
+  <span class="big140">MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_79">79</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_8a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les chambres de torture étaient d’âpres demeures;</span><br>
+      <span class="i0">On n’y passait jamais plus de quatre ou cinq heures,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on entrait jeune homme et l’on sortait vieillard.</span><br>
+      <span class="i0">Le juge pour le code et le bourreau pour l’art</span><br>
+      <span class="i0">S’épuisaient, et, mêlant fer rouge et loi romaine,</span><br>
+      <span class="i0">Ayant à travailler sur de la chair humaine,</span><br>
+      <span class="i0">N’épargnaient rien afin d’arriver à l’aveu.</span><br>
+      <span class="i0">Sous leurs mains, l’os, le muscle, et l’ongle et le cheveu</span><br>
+      <span class="i0">Frémissaient, et, hurlant plus fort selon la fibre</span><br>
+      <span class="i0">Qui tressaille, et selon le nerf profond qui vibre,</span><br>
+      <span class="i0">Un homme devenait un clavier où Vouglans</span><br>
+      <span class="i0">Jouait de l’agonie avec ses doigts sanglants.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_80">80</span>
+      <span class="i0">Ne croyez pas pourtant que lui, ni Farinace,</span><br>
+      <span class="i0">Ou Levert, n’eussent rien au cœur que la menace;</span><br>
+      <span class="i0">Ils priaient au besoin le captif garrotté;</span><br>
+      <span class="i0">Ils sucraient la torture avec de la bonté;</span><br>
+      <span class="i0">L’accusé qui résiste attriste la grand’chambre;</span><br>
+      <span class="i0">Bénins, ils l’imploraient en lui brisant un membre;</span><br>
+      <span class="i0">Ils étaient paternels; ils se penchaient, prêchant,</span><br>
+      <span class="i0">Suppliant, regrettant d’agir, l’air pas méchant,</span><br>
+      <span class="i0">Pour faire à cet œil terne et sombre, à cette bouche,</span><br>
+      <span class="i0">A cette âme aux abois, vomir l’aveu farouche.</span><br>
+      <span class="i0">Pasquier leurrait d’espoir ces regards presque éteints;</span><br>
+      <span class="i0">Delancre au patient disait des vers latins;</span><br>
+      <span class="i0">Bodin, sachant par cœur Virgile et ses idylles,</span><br>
+      <span class="i0">Les citait; et parfois ils pleuraient, crocodiles.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_81">81</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_9"><span class="small90">XXX</span><br><br>
+  <span class="big140">L’ÉCHAFAUD</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_83">83</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_9a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’était fini. Splendide, étincelant, superbe,</span><br>
+      <span class="i0">Luisant sur la cité comme la faulx sur l’herbe,</span><br>
+      <span class="i0">Large acier dont le jour faisait une clarté,</span><br>
+      <span class="i0">Ayant je ne sais quoi dans sa tranquillité</span><br>
+      <span class="i0">De l’éblouissement du triangle mystique,</span><br>
+      <span class="i0">Pareil à la lueur au fond d’un temple antique,</span><br>
+      <span class="i0">Le fatal couperet relevé triomphait.</span><br>
+      <span class="i0">Il n’avait rien gardé de ce qu’il avait fait</span><br>
+      <span class="i0">Qu’une petite tache imperceptible et rouge.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le bourreau s’en était retourné dans son bouge,</span><br>
+      <span class="i0">Et la peine de mort, remmenant ses valets,</span><br>
+      <span class="i0">Juges, prêtres, était rentrée en son palais,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_84">84</span>
+      <span class="i0">Avec son tombereau terrible dont la roue,</span><br>
+      <span class="i0">Silencieuse, laisse un sillon dans la boue,</span><br>
+      <span class="i0">Qui se remplit de sang sitôt qu’elle a passé.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La foule disait: bien! car l’homme est insensé,</span><br>
+      <span class="i0">Et ceux qui suivent tout, et dont c’est la manière,</span><br>
+      <span class="i0">Suivent même ce char et même cette ornière.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">J’étais là. Je pensais. Le couchant empourprait</span><br>
+      <span class="i0">Le grave Hôtel de Ville aux luttes toujours prêt,</span><br>
+      <span class="i0">Entre Hier qu’il médite et Demain dont il rêve.</span><br>
+      <span class="i0">L’échafaud achevait, resté seul sur la Grève,</span><br>
+      <span class="i0">La journée, en voyant expirer le soleil.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le crépuscule vint, aux fantômes pareil.</span><br>
+      <span class="i0">Et j’étais toujours là, je regardais la hache,</span><br>
+      <span class="i0">La nuit, la ville immense et la petite tache.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">A mesure qu’au fond du firmament obscur</span><br>
+      <span class="i0">L’obscurité croissait comme un effrayant mur,</span><br>
+      <span class="i0">L’échafaud, bloc hideux de charpentes funèbres,</span><br>
+      <span class="i0">S’emplissait de noirceur et devenait ténèbres;</span><br>
+      <span class="i0">Les horloges sonnaient, non l’heure, mais le glas;</span><br>
+      <span class="i0">Et toujours, sur l’acier, quoique le coutelas</span><br>
+      <span class="i0">Ne fût plus qu’une forme épouvantable et sombre,</span><br>
+      <span class="i0">La rougeur de la tache apparaissait dans l’ombre.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_85">85</span>
+      <span class="i0">Un astre, le premier qu’on aperçoit le soir,</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que je songeais, montait dans le ciel noir.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Sa lumière rendait l’échafaud plus difforme.</span><br>
+      <span class="i0">L’astre se répétait dans le triangle énorme;</span><br>
+      <span class="i0">Il y jetait, ainsi qu’en un lac, son reflet,</span><br>
+      <span class="i0">Lueur mystérieuse et sacrée; il semblait</span><br>
+      <span class="i0">Que sur la hache horrible, aux meurtres coutumière,</span><br>
+      <span class="i0">L’astre laissait tomber sa larme de lumière.</span><br>
+      <span class="i0">Son rayon, comme un dard qui heurte et rebondit,</span><br>
+      <span class="i0">Frappait le fer d’un choc lumineux; on eût dit</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on voyait rejaillir l’étoile de la hache.</span><br>
+      <span class="i0">Comme un charbon tombant qui d’un feu se détache,</span><br>
+      <span class="i0">Il se répercutait dans ce miroir d’effroi;</span><br>
+      <span class="i0">Sur la justice humaine et sur l’humaine loi</span><br>
+      <span class="i0">De l’éternité calme auguste éclaboussure.</span><br>
+      <span class="i0">—Est-ce au ciel que ce fer a fait une blessure?</span><br>
+      <span class="i0">Pensai-je. Sur qui donc frappe l’homme hagard?</span><br>
+      <span class="i0">Quel est donc ton mystère, ô glaive?—Et mon regard</span><br>
+      <span class="i0">Errait, ne voyant plus rien qu’à travers un voile,</span><br>
+      <span class="i0">De la goutte de sang à la goutte d’étoile.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_87">87</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_10"><span class="small90">XXXI</span><br><br>
+  <span class="big140">DIX-SEPTIÈME SIÈCLE</span><br><br>
+  <span class="small90">LES MERCENAIRES</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_89">89</span>
+  <h3 class="margintop0" id="ch_10a">LE RÉGIMENT DU BARON MADRUCE<br>
+  <span class="small90">(GARDE IMPÉRIALE SUISSE)</span></h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">I</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Lorsque le régiment des hallebardiers passe,</span><br>
+      <span class="i0">L’aigle à deux têtes, l’aigle à la griffe rapace,</span><br>
+      <span class="i0">L’aigle d’Autriche, dit:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i20">—Voilà le régiment</span><br>
+      <span class="i0">De mes hallebardiers qui va superbement.</span><br>
+      <span class="i0">Leurs plumets font venir les filles aux fenêtres;</span><br>
+      <span class="i0">Ils marchent droits, tendant la pointe de leurs guêtres;</span><br>
+      <span class="i0">Leur pas est si correct, sans tarder ni courir,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_90">90</span>
+      <span class="i0">Qu’on croit voir des ciseaux se fermer et s’ouvrir.</span><br>
+      <span class="i0">Et la belle musique, ardente et militaire!</span><br>
+      <span class="i0">Leur clairon fait sortir une rumeur de terre.</span><br>
+      <span class="i0">Tout cet éclat de rire orgueilleux et vainqueur</span><br>
+      <span class="i0">Que le soldat muet refoule dans son cœur,</span><br>
+      <span class="i0">Étouffé dans les rangs, s’échappe et se délivre</span><br>
+      <span class="i0">Sous le chapeau chinois aux clochettes de cuivre;</span><br>
+      <span class="i0">Le tambour roule avec un faste oriental,</span><br>
+      <span class="i0">Et vibre, tout tremblant de plaques de métal;</span><br>
+      <span class="i0">Si bien qu’on croit entendre en sa voix claire et gaie</span><br>
+      <span class="i0">Sonner allègrement les sequins de la paie;</span><br>
+      <span class="i0">La fanfare s’envole en bruyant falbala.</span><br>
+      <span class="i0">Quels bons autrichiens que ces étrangers-là!</span><br>
+      <span class="i0">Gloire aux hallebardiers! Ils n’ont point de scrupule</span><br>
+      <span class="i0">Contre la populace et contre la crapule,</span><br>
+      <span class="i0">Corrigeant dans les gueux mal vêtus la fureur</span><br>
+      <span class="i0">De venir regarder de trop près l’empereur;</span><br>
+      <span class="i0">Autour des archiducs leur pertuisane veille,</span><br>
+      <span class="i0">Et souvent d’une fête elle revient vermeille,</span><br>
+      <span class="i0">Ayant fait en passant quelques trous dans la chair</span><br>
+      <span class="i0">Du bas peuple en haillons qui trouve le pain cher;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont un air fâché qui tient la foule en bride;</span><br>
+      <span class="i0">Le grand soleil leur creuse aux sourcils une ride;</span><br>
+      <span class="i0">Ce régiment est beau sous les armes, rêvant</span><br>
+      <span class="i0">A la terreur qui suit son drapeau dans le vent;</span><br>
+      <span class="i0">Il a, comme un palais, ses tours et sa façade;</span><br>
+      <span class="i0">Tous sont hardis et forts, du fifre à l’anspessade;</span><br>
+      <span class="i0">Gloire aux hallebardiers splendides! ces piquiers</span><br>
+      <span class="i0">Sont une rude pièce aux royaux échiquiers;</span><br>
+      <span class="i0">On sent que ces gaillards sortent des avalanches</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_91">91</span>
+      <span class="i0">Qui des cols du Malpas roulent jusqu’à Sallenches;</span><br>
+      <span class="i0">En guerre, au feu, ce sont des tigres pour l’élan;</span><br>
+      <span class="i0">A Schœnbrunn, chacun d’eux a l’air d’un chambellan;</span><br>
+      <span class="i0">Auprès de leur cocarde ils piquent une rose;</span><br>
+      <span class="i0">Et tous, en même temps, graves, ont quelque chose</span><br>
+      <span class="i0">De froid, de sépulcral, d’altier, de solennel,</span><br>
+      <span class="i0">Le grand baron Madruce étant leur colonel!</span><br>
+      <span class="i0">Leur hallebarde est longue et s’ajoute à leur taille;</span><br>
+      <span class="i0">Quand ce dur régiment est dans une bataille,</span><br>
+      <span class="i0">—Lâchât-on contre lui les mamelouks du Nil,—</span><br>
+      <span class="i0">La meute des plus fiers escadrons, le chenil</span><br>
+      <span class="i0">Des bataillons les plus hideux, les plus épiques,</span><br>
+      <span class="i0">Regarde en reculant ce sanglier de piques.</span><br>
+      <span class="i0">Ils sont silencieux comme un nuage noir;</span><br>
+      <span class="i0">Ils laissent seulement par instants entrevoir</span><br>
+      <span class="i0">Une lueur tragique aux multitudes viles;</span><br>
+      <span class="i0">Parfois leur humeur change, ils entrent dans les villes,</span><br>
+      <span class="i0">Ivres et gais, frappant leurs marmites de fer,</span><br>
+      <span class="i0">Et font devant le seuil des maisons un bruit fier,</span><br>
+      <span class="i0">Heureux, vainqueurs, sanglants, chantant à pleine bouche</span><br>
+      <span class="i0">La noce de la joie et du sabre farouche;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont nommé, tuant, mourant pour de l’argent,</span><br>
+      <span class="i0">Trépas leur capitaine, et Danger leur sergent;</span><br>
+      <span class="i0">Ils traînent dans leurs rangs, avec gloire et furie,</span><br>
+      <span class="i0">Comme un trophée utile à mettre en batterie,</span><br>
+      <span class="i0">Six canons qu’a pleurés monsieur de Brandebourg.</span><br>
+      <span class="i0">Comme ils vous font japper cela contre un faubourg!</span><br>
+      <span class="i0">Comme ils en ont craché naguère la volée</span><br>
+      <span class="i0">Sur Comorn, la Hongrie étant démuselée!</span><br>
+      <span class="i0">Et comme ils ont troué de boulets le manteau</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_92">92</span>
+      <span class="i0">De Vérone, livrée au feu par Colalto!</span><br>
+      <span class="i0">Les déclarations de guerre les font rire;</span><br>
+      <span class="i0">Ils signent ce qu’il plaît à l’empereur d’écrire;</span><br>
+      <span class="i0">Sous les puissants édits, sous les rescrits altiers,</span><br>
+      <span class="i0">Au bas des hauts décrets, ils mettent volontiers</span><br>
+      <span class="i0">Ce grand paraphe obscur qu’on nomme la mêlée;</span><br>
+      <span class="i0">Leur bannière à longs plis, toute bariolée,</span><br>
+      <span class="i0">Est une glorieuse et fait claquer son fouet;</span><br>
+      <span class="i0">Walstein, comme une foudre au poing, les secouait;</span><br>
+      <span class="i0">Leur mode est d’envoyer la bombe en ambassade;</span><br>
+      <span class="i0">Ils sont pour l’ennemi de mine si maussade</span><br>
+      <span class="i0">Que s’ils allaient un jour, sur la terre ou la mer,</span><br>
+      <span class="i0">Guerroyer quelque prince allié de l’enfer,</span><br>
+      <span class="i0">Rien qu’en apercevant leurs profils sous le feutre,</span><br>
+      <span class="i0">Satan se sentirait le goût de rester neutre.</span><br>
+      <span class="i0">Aussi, lourde est la solde et riche est le loyer.</span><br>
+      <span class="i0">Quand on veut des héros, il faut les bien payer.</span><br>
+      <span class="i0">On n’a point vu, depuis Boleslas Lèvre-Torte,</span><br>
+      <span class="i0">Une bande de gens de bataille plus forte</span><br>
+      <span class="i0">Et des alignements d’estafiers plus hagards;</span><br>
+      <span class="i0">Max en fait cas, Tilly pour eux a des égards,</span><br>
+      <span class="i0">Fritz les aime; en voyant ces moustaches féroces,</span><br>
+      <span class="i0">Les femmes de la cour ont peur dans leurs carrosses</span><br>
+      <span class="i0">Et disent: «Qu’ils sont beaux!» Leurs os sont de granit;</span><br>
+      <span class="i0">L’électeur de Mayence en passant les bénit,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’abbé de Fulda leur rit dans sa simarre;</span><br>
+      <span class="i0">Leur habit est d’un drap cramoisi, que chamarre</span><br>
+      <span class="i0">Un galon triomphal, auguste, étincelant;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont deux frocs de guerre, un jaune et l’autre blanc;</span><br>
+      <span class="i0">Sur le jaune, l’or brille et largement éclate;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_93">93</span>
+      <span class="i0">Quand ils portent le blanc sur la veste écarlate,</span><br>
+      <span class="i0">Car la pompe des cours aime ce train changeant,</span><br>
+      <span class="i0">On leur voit sur le corps ruisseler tant d’argent</span><br>
+      <span class="i0">Que ces fils des glaciers semblent couverts de givre.</span><br>
+      <span class="i0">Une troupe d’enfants s’extasie à les suivre.</span><br>
+      <span class="i0">Ils gardent à Schœnbrunn le secret corridor.</span><br>
+      <span class="i0">Sur l’épaule, en brocart brodé de pourpre et d’or,</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont, quoique plus d’un soit hérétique en somme,</span><br>
+      <span class="i0">Le blason de l’empire et le blason de Rome;</span><br>
+      <span class="i0">Mais leur cœur huguenot sans courroux le subit,</span><br>
+      <span class="i0">Et, quand l’âge ou la guerre ont usé leur habit</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’il faut au Prater devant des rois paraître,</span><br>
+      <span class="i0">Chacun d’eux, devenu bon tailleur de bon reître,</span><br>
+      <span class="i0">S’accroupit, prend l’aiguille et remet en état</span><br>
+      <span class="i0">L’écusson orthodoxe à son dos apostat.</span><br>
+      <span class="i0">Ce sont de braves gens. Jamais ils ne vacillent.</span><br>
+      <span class="i0">En longs buissons mouvants leurs hallebardes brillent.</span><br>
+      <span class="i0">A Prague, à Parme, à Pesth, devant Mariendal,</span><br>
+      <span class="i0">Ils soutiennent le vaste empereur féodal;</span><br>
+      <span class="i0">La révolte autour d’eux se brise, échoue et sombre;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont le flamboiement, l’ordre et l’épaisseur sombre;</span><br>
+      <span class="i0">Le vertige me prend moi-même dans les airs</span><br>
+      <span class="i0">En regardant marcher cette forêt d’éclairs.—</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_94">94</span>
+      <p class="center">II</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Lorsque le régiment des hallebardiers passe,</span><br>
+      <span class="i0">L’aigle montagnard, l’aigle orageux de l’espace,</span><br>
+      <span class="i0">Qui parle au précipice et que le gouffre entend,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui plane au-dessus des trônes, emportant</span><br>
+      <span class="i0">Dans le ciel son pays, la liberté, sa proie;</span><br>
+      <span class="i0">Le sublime témoin du soleil qui flamboie,</span><br>
+      <span class="i0">L’aigle des Alpes, roi du pic et du hallier,</span><br>
+      <span class="i0">Dresse la tête au bruit de ce pas régulier,</span><br>
+      <span class="i0">Et crie, et jusqu’au ciel sa voix hautaine monte:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—O chute! ignominie! inexprimable honte!</span><br>
+      <span class="i0">Ces marcheurs alignés, ces êtres qui vont là</span><br>
+      <span class="i0">En pompe impériale, en housse de gala,</span><br>
+      <span class="i0">Ce sont de libres fils de ma libre montagne!</span><br>
+      <span class="i0">Ah! les bassets en laisse et les forçats au bagne</span><br>
+      <span class="i0">Sont grands, sont purs, sont fiers, sont beaux et glorieux</span><br>
+      <span class="i0">Près de ceux-ci, qui, nés dans les lieux sérieux</span><br>
+      <span class="i0">Où comme des roseaux les hauts mélèzes ploient,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_95">95</span>
+      <span class="i0">Fils des rochers sacrés et terribles, emploient</span><br>
+      <span class="i0">La fermeté du pied dans les cols périlleux,</span><br>
+      <span class="i0">Le mystérieux sang des mères aux yeux bleus,</span><br>
+      <span class="i0">L’audace dont l’autan vous emplit les narines,</span><br>
+      <span class="i0">Le divin gonflement de l’air dans les poitrines,</span><br>
+      <span class="i0">La grâce des ravins couronnés de bouquets,</span><br>
+      <span class="i0">Et la force des monts, à se faire laquais!</span><br>
+      <span class="i0">La contrée affranchie et joyeuse, matrice</span><br>
+      <span class="i0">De l’idée indomptable, âpre et libératrice,</span><br>
+      <span class="i0">La patrie au flanc rude, aux bons pics arrogants,</span><br>
+      <span class="i0">Qui portait les héros mêlés aux ouragans,</span><br>
+      <span class="i0">Douce, délivrant l’homme et délivrant la bête,</span><br>
+      <span class="i0">Sauvage, ayant le bruit des chutes d’eau pour fête</span><br>
+      <span class="i0">Et la sereine horreur des autres pour palais,</span><br>
+      <span class="i0">La terre qui nous montre au milieu des chalets</span><br>
+      <span class="i0">Le fier archer d’Altorf tenant son arbalète,</span><br>
+      <span class="i0">Et, titan, au-dessus du lac qui le reflète,</span><br>
+      <span class="i0">Enjambant les grands monts comme des escaliers,</span><br>
+      <span class="i0">La voilà maintenant nourrice de geôliers,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on voit pendre ensemble à ses sombres mamelles</span><br>
+      <span class="i0">La honte avec la gloire, ainsi que deux jumelles!</span><br>
+      <span class="i0">L’aigle à deux fronts, marqué de son double soufflet,</span><br>
+      <span class="i0">A cette heure à travers nos pâtres boit son lait!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quoi! la trompe d’Uri sonnant de roche en roche,</span><br>
+      <span class="i0">La couronne de fer qu’un montagnard décroche,</span><br>
+      <span class="i0">Les baillis jetés bas, le Föhn soufflant dix mois,</span><br>
+      <span class="i0">Ces pentes de granit où saute le chamois</span><br>
+      <span class="i0">Et qui firent glisser Charles le Téméraire,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_96">96</span>
+      <span class="i0">Le mont Blanc qui ne dit qu’à l’Himalaya: Frère!</span><br>
+      <span class="i0">Ces sommets, éclatants comme d’énormes lys;</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! le Pilate, quoi! le Rigi, quoi! Titlis,</span><br>
+      <span class="i0">Ce triangle hideux de géants noirs, qui cerne</span><br>
+      <span class="i0">Et qui garde le lac tragique de Lucerne;</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! la vaste gaîté des nuages, des fleurs,</span><br>
+      <span class="i0">Des eaux, des ouragans puissants et querelleurs;</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! l’honneur, quoi! l’épieu de Sempach, la cognée</span><br>
+      <span class="i0">De Morat bondissant hors des bois indignée,</span><br>
+      <span class="i0">La faulx de Morgarten, la fourche de Granson;</span><br>
+      <span class="i0">La rudesse du roc, la fierté du buisson;</span><br>
+      <span class="i0">Ces cris, ces feux de paille allumés sur les faîtes;</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! sur l’affreux faisceau des lances stupéfaites</span><br>
+      <span class="i0">L’immense éventrement de Winkelried joyeux;</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! les filles d’Albis, anges aux chastes yeux,</span><br>
+      <span class="i0">Les grandes mers de glace et leurs ondes muettes,</span><br>
+      <span class="i0">Les porches d’ombre où fuit le vol des gypaëtes,</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! l’homme affranchi, quoi! ces serments, cette foi,</span><br>
+      <span class="i0">Le bâton paysan brisant le glaive roi,</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! dans l’altier sursaut de la vengeance austère,</span><br>
+      <span class="i0">Comme la vieille France a chassé l’Angleterre,</span><br>
+      <span class="i0">L’Helvétie en fureur chassant l’autrichien,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’empereur, cet ours, et l’archiduc, ce chien,</span><br>
+      <span class="i0">T’ayant pour Jeanne d’Arc, ô Jungfrau formidable;</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! toute cette histoire auguste, inabordable,</span><br>
+      <span class="i0">Escarpée, au front haut, au chant libre, à l’œil clair,</span><br>
+      <span class="i0">Blanche comme la neige, âpre comme l’hiver,</span><br>
+      <span class="i0">Et du farouche vent des cimes enivrée,</span><br>
+      <span class="i0">Terre et cieux! aboutit à la Suisse en livrée!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_97">97</span>
+      <span class="i0">Est-ce que le mont Blanc ne va pas se lever?</span><br>
+      <span class="i0">Ah! ceci va plus loin qu’on ne pourrait rêver!</span><br>
+      <span class="i0">Plus loin qu’on ne pourrait calomnier! Oui, certes,</span><br>
+      <span class="i0">L’indépendance errant dans nos gorges désertes,</span><br>
+      <span class="i0">Franche et vraie, et riant sous le ciel pluvieux,</span><br>
+      <span class="i0">A des ennemis; certe elle a des envieux;</span><br>
+      <span class="i0">Ces menteurs ont construit bien des choses contre elle;</span><br>
+      <span class="i0">Chaque jour, leur amère et lugubre querelle</span><br>
+      <span class="i0">Imagine une boue à lui jeter au front,</span><br>
+      <span class="i0">Et cherche quelque forme horrible de l’affront;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont contre sa vieille et vénérable gloire</span><br>
+      <span class="i0">Tout fait, tout publié, tout dit, tout semblé croire,</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont tout supposé, tout vomi, tout bavé,</span><br>
+      <span class="i0">Mais cela cependant, ils ne l’ont pas trouvé;</span><br>
+      <span class="i0">Non, il n’en est pas un qui, dans sa rage, invente</span><br>
+      <span class="i0">La Liberté s’offrant aux rois comme servante!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Qu’est-ce que nous allons devenir maintenant?</span><br>
+      <span class="i0">Devant ce résultat lugubre et surprenant,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est-ce qu’on va penser de vous, chênes, mélèzes,</span><br>
+      <span class="i0">Lacs qui vous insurgez sous les rudes falaises,</span><br>
+      <span class="i0">Granits qui des géants semblez le dur talon?</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est-ce qu’on va penser de toi, fauve aquilon?</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est-ce qu’on va penser de votre miel, abeilles?</span><br>
+      <span class="i0">Comme vous aurez honte, ô douces fleurs vermeilles,</span><br>
+      <span class="i0">Œillets, jasmins, d’avoir connu ces hommes-ci!</span><br>
+      <span class="i0">Puisque l’opprobre riche est par vos cœurs choisi,</span><br>
+      <span class="i0">Puisque c’est vous qu’on voit vêtus de l’or des princes,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_98">98</span>
+      <span class="i0">Superbement hideux et gardeurs de provinces,</span><br>
+      <span class="i0">Pâtres, soyez maudits. Oh! vous étiez si beaux,</span><br>
+      <span class="i0">Honnêtes, en haillons, et libres, en sabots!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Auriez-vous donc besoin de faste? Est-ce la pompe</span><br>
+      <span class="i0">Des parades, des cours, des galas qui vous trompe?</span><br>
+      <span class="i0">Mais alors, regardez. Est-ce que mes vallons</span><br>
+      <span class="i0">N’ont pas les torrents blancs d’écume pour galons?</span><br>
+      <span class="i0">Mai brode à mes rochers la passementerie</span><br>
+      <span class="i0">Des perles de rosée et des fleurs de prairie;</span><br>
+      <span class="i0">Mes vieux monts pour dorure ont le soleil levant;</span><br>
+      <span class="i0">Et chacun d’eux, brumeux, branle un panache au vent</span><br>
+      <span class="i0">D’où sort le roulement sinistre des tonnerres;</span><br>
+      <span class="i0">S’il vous faut, au milieu des forêts centenaires,</span><br>
+      <span class="i0">Une livrée, à vous les voisins du ciel bleu,</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi celle des rois, ayant celle de Dieu?</span><br>
+      <span class="i0">Ah! vous raccommodez vos habits! vos aiguilles,</span><br>
+      <span class="i0">Sœurs des sabres vendus, indigneraient des filles!</span><br>
+      <span class="i0">Ah! vous raccommodez vos habits! Venez voir,</span><br>
+      <span class="i0">Quand la saison commence à venter, à pleuvoir,</span><br>
+      <span class="i0">Comme l’altier Pelvoux, vieillard à tête blanche,</span><br>
+      <span class="i0">Sait, tout déguenillé de grêle et d’avalanche,</span><br>
+      <span class="i0">Mettre à ses cieux troués une pièce d’azur,</span><br>
+      <span class="i0">Et, croisant les genoux dans quelque gouffre obscur,</span><br>
+      <span class="i0">Tranquille, se servir de l’éclair pour recoudre</span><br>
+      <span class="i0">Sa robe de nuée et son manteau de foudre!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Sur la terre où tout jette un miasme empoisonneur,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_99">99</span>
+      <span class="i0">Où même cet instinct qu’on appelle l’honneur</span><br>
+      <span class="i0">De pente en pente au fond de la bassesse glisse,</span><br>
+      <span class="i0">Il n’est qu’un peuple libre, un montagnard, la Suisse;</span><br>
+      <span class="i0">Tous les autres, ramant l’ombre des deux côtés,</span><br>
+      <span class="i0">Sont les galériens des blêmes royautés;</span><br>
+      <span class="i0">Or, les rois ont eu l’art de mettre en équilibre</span><br>
+      <span class="i0">Les pauvres peuples serfs avec le peuple libre,</span><br>
+      <span class="i0">Et font garder, afin que l’ordre soit complet,</span><br>
+      <span class="i0">Les esclaves, forçats, par le libre, valet.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et dire que la Suisse eut jadis l’envergure</span><br>
+      <span class="i0">D’un peuple qui se lève et qui se transfigure!</span><br>
+      <span class="i0">O vils marchands d’eux-même! immonde abaissement!</span><br>
+      <span class="i0">Leur enfance a reçu ce haut enseignement</span><br>
+      <span class="i0">Qu’un peuple s’affranchit, c’est-à-dire se crée,</span><br>
+      <span class="i0">Par la révolte sainte et l’émeute sacrée,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il faut rompre ses fers, vaincre, et que le lion,</span><br>
+      <span class="i0">Superbe, pour crinière a la rébellion;</span><br>
+      <span class="i0">C’est leur dogme. A cette heure, ils ont dans leur service</span><br>
+      <span class="i0">De punir dans autrui leur vertu comme un vice;</span><br>
+      <span class="i0">Ils le font. Les voici prêtant main-forte aux rois</span><br>
+      <span class="i0">Contre un Sempach lombard, contre un Morat hongrois!</span><br>
+      <span class="i0">Si bien que, maintenant, c’est fini. Nous en sommes</span><br>
+      <span class="i0">A cette indignité qu’en tout pays les hommes</span><br>
+      <span class="i0">Entendent l’Helvétie, en des coins ténébreux,</span><br>
+      <span class="i0">Chuchoter, proposant à leurs maîtres contre eux</span><br>
+      <span class="i0">Ses archers, d’autant plus lâches qu’ils sont plus braves,</span><br>
+      <span class="i0">Fille publique auprès des nations esclaves;</span><br>
+      <span class="i0">Et que le despotisme, habile à tout plier,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_100">100</span>
+      <span class="i0">Met au monde un carcan, à la Suisse un collier!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Donc, César vous admet dans ses royaux repaires;</span><br>
+      <span class="i0">César daigne oublier que vous avez pour pères</span><br>
+      <span class="i0">Tous nos vieux héros, purs comme le firmament;</span><br>
+      <span class="i0">Même un peu de pardon se mêle à son paiement;</span><br>
+      <span class="i0">L’iniquité, le dol, le mal, la tyrannie,</span><br>
+      <span class="i0">Vous font grâce, et, riant, vous laissent l’ironie</span><br>
+      <span class="i0">De leur porte à défendre, et d’un tambour honteux</span><br>
+      <span class="i0">Et d’un clairon abject à sonner devant eux!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Hélas! n’eût-on pas cru ces monts invulnérables!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Oh! comme vous voilà fourvoyés, misérables!</span><br>
+      <span class="i0">D’où venez-vous? de Pesth. Et qu’avez-vous fait là?</span><br>
+      <span class="i0">L’aigle à deux fronts, sur qui Guillaume Tell souffla,</span><br>
+      <span class="i0">Suivait vos bataillons de son regard oblique;</span><br>
+      <span class="i0">Trois ans d’atrocité sur la place publique,</span><br>
+      <span class="i0">Trois ans de coups de hache et de barres de fer,</span><br>
+      <span class="i0">Les billots, les bûchers, les fourches, tout l’enfer,</span><br>
+      <span class="i0">Les supplices hurlant dans la brume hagarde,</span><br>
+      <span class="i0">C’est là ce que l’Autriche a mis sous votre garde.</span><br>
+      <span class="i0">Devant vous, on tuait le juste et l’innocent,</span><br>
+      <span class="i0">Les coudes des bourreaux étaient rouges de sang,</span><br>
+      <span class="i0">Les glaives s’ébréchaient sur les nuques, la corde</span><br>
+      <span class="i0">Coupait d’un hoquet noir le cri: Miséricorde!</span><br>
+      <span class="i0">On prodiguait au bois en feu plus de vivants</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_101">101</span>
+      <span class="i0">Qu’il n’en pouvait brûler, même aidé par les vents;</span><br>
+      <span class="i0">On mêlait le héros dans la flamme à l’apôtre,</span><br>
+      <span class="i0">L’un n’était pas fini que l’on commençait l’autre;</span><br>
+      <span class="i0">Les têtes des plus saints et des plus vénérés</span><br>
+      <span class="i0">Pourrissaient au soleil au bout des pieux ferrés;</span><br>
+      <span class="i0">On marquait d’un fer chaud le sein fumant des femmes,</span><br>
+      <span class="i0">On rouait des vieillards, et vous êtes infâmes.</span><br>
+      <span class="i0">Voilà ce que je dis, moi, l’aigle pour de bon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le fourbe Gaïnas et le louche Bourbon</span><br>
+      <span class="i0">N’ont trahi que des rois dans leur noirceur profonde,</span><br>
+      <span class="i0">Mais vous, vous trahissez la liberté du monde;</span><br>
+      <span class="i0">Votre fanfare sort du charnier, vos tambours</span><br>
+      <span class="i0">Sont pleins du cri des morts dénonçant les Habsbourgs;</span><br>
+      <span class="i0">Et, lorsque vous croyez chanter dans la trompette,</span><br>
+      <span class="i0">Ce chant joyeux, la tombe en sanglot le répète.</span><br>
+      <span class="i0">Forçant Mantoue, à Pesth aidant le coutelas,</span><br>
+      <span class="i0">Buquoy, Mozellani, Londorone, Galas,</span><br>
+      <span class="i0">Sont vos chefs; vous avez, reîtres, fait une espèce</span><br>
+      <span class="i0">De hauts faits et d’exploits dont la fange est épaisse;</span><br>
+      <span class="i0">A Bergame, à Pavie, à Crême, à Guastalla,</span><br>
+      <span class="i0">Vous témoins, vous présents, vous mettant le holà,</span><br>
+      <span class="i0">A la sainte Italie on lisait sa sentence;</span><br>
+      <span class="i0">On promenait de rue en rue une potence,</span><br>
+      <span class="i0">Et vous, vous escortiez la charrette; et ceci</span><br>
+      <span class="i0">Ne vous quittera plus, et sans fin ni merci</span><br>
+      <span class="i0">Ce souvenir vous suit, étant de la nuit noire;</span><br>
+      <span class="i0">O malheureux! vos noms traverseront l’histoire</span><br>
+      <span class="i0">A jamais balafrés par l’ombre qui tombait</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_102">102</span>
+      <span class="i0">Sur vos drapeaux des bras difformes du gibet.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Deuil sans fond! c’est l’honneur de leur pays qu’ils tuent;</span><br>
+      <span class="i0">En se prostituant, c’est moi qu’ils prostituent;</span><br>
+      <span class="i0">Nos vieux pins ont fourni leurs piques, dont l’acier</span><br>
+      <span class="i0">Apporte dans l’égout le reflet du glacier;</span><br>
+      <span class="i0">Ils traînent avec eux la Suisse, quoi qu’on dise,</span><br>
+      <span class="i0">Et les pâles aïeux sont dans leur bâtardise;</span><br>
+      <span class="i0">Nos héros sont mêlés à leurs rangs, nos grands noms</span><br>
+      <span class="i0">Sont de leurs lâchetés parents et compagnons,</span><br>
+      <span class="i0">De sorte que, dans l’ombre où César supplicie</span><br>
+      <span class="i0">Le Salzbourg, la Hongrie aux fers, la Dalmatie,</span><br>
+      <span class="i0">Quand Fritz jette au bûcher le Tyrol prisonnier,</span><br>
+      <span class="i0">Quand Jean lie au poteau l’Alsace, quand Reynier</span><br>
+      <span class="i0">Bat de verges Crémone échevelée et nue,</span><br>
+      <span class="i0">Quand Rodolphe après Jean et Reynier continue,</span><br>
+      <span class="i0">Quand Mathias livre Ancône au sabre du hulan,</span><br>
+      <span class="i0">Quand Albrecht Dent-de-fer exécute Milan,</span><br>
+      <span class="i0">Autour des nations qui râlent sur la claie,</span><br>
+      <span class="i0">Furst, et Guillaume Tell, et Melchthal font la haie!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Est-ce qu’ils oseront rentrer sur nos hauteurs,</span><br>
+      <span class="i0">Ces anciens laboureurs et ces anciens pasteurs</span><br>
+      <span class="i0">Que l’Autriche aujourd’hui caserne dans ses bouges?</span><br>
+      <span class="i0">Est-ce qu’ils reviendront avec leurs habits rouges,</span><br>
+      <span class="i0">Portant sur leur front morne et dans leur œil fatal</span><br>
+      <span class="i0">La domesticité monstrueuse du mal!</span><br>
+      <span class="i0">S’ils osent revenir, si, pour faveur dernière,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_103">103</span>
+      <span class="i0">L’Autriche leur permet d’emporter sa bannière,</span><br>
+      <span class="i0">S’ils rentrent dans nos monts avec cet étendard</span><br>
+      <span class="i0">Dont l’ombre fait d’un homme et d’un pâtre un soudard,</span><br>
+      <span class="i0">Oh! quelle auge de porcs, quelle cuve de fange,</span><br>
+      <span class="i0">Quelle étable inouïe, épouvantable, étrange,</span><br>
+      <span class="i0">Femmes, essuierez-vous avec ce drapeau-là?</span><br>
+      <span class="i0">Jamais dans plus de nuit un peuple ne croula.</span><br>
+      <span class="i0">Désespoir! désespoir de voir les Alpes sombres,</span><br>
+      <span class="i0">Honteuses, projeter leurs gigantesques ombres</span><br>
+      <span class="i0">Jusque dans l’antichambre infâme des tyrans!</span><br>
+      <span class="i0">Cieux profonds, purs azurs sacrés et fulgurants,</span><br>
+      <span class="i0">Laissez-moi m’en aller dans vos gouffres sublimes!</span><br>
+      <span class="i0">Que je perde de vue, au fond des clairs abîmes,</span><br>
+      <span class="i0">La terre, et l’homme, acteur féroce ou vil témoin!</span><br>
+      <span class="i0">O sombre immensité, laisse-moi fuir si loin</span><br>
+      <span class="i0">Que je voie, à travers tes prodigieux voiles,</span><br>
+      <span class="i0">Décroître le soleil et grandir les étoiles!—</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_104">104</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Aigle, ne t’en va pas; reste aux Alpes uni,</span><br>
+      <span class="i0">Et reprends confiance, au seuil de l’infini,</span><br>
+      <span class="i0">Aigle, dans la candeur des neiges éternelles;</span><br>
+      <span class="i0">Ne t’en va pas; et laisse en tes glauques prunelles</span><br>
+      <span class="i0">Les foudres apaisés redevenir rayons;</span><br>
+      <span class="i0">Penchons-nous, moins amers, sur ce que nous voyons;</span><br>
+      <span class="i0">La faute est sur le temps et n’est pas sur les hommes.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Un flamboiement sinistre emporte les Sodomes,</span><br>
+      <span class="i0">Tout est dit. Mais la Suisse au-dessus de l’affront</span><br>
+      <span class="i0">Gardera l’auréole altière de son front;</span><br>
+      <span class="i0">Car c’est la roche avec de la bonté pétrie,</span><br>
+      <span class="i0">C’est la grande montagne et la grande patrie,</span><br>
+      <span class="i0">C’est la terre sereine assise près du ciel;</span><br>
+      <span class="i0">C’est elle qui, gardant pour les pâtres le miel,</span><br>
+      <span class="i0">Fit connaître l’abeille aux rois par les piqûres;</span><br>
+      <span class="i0">C’est elle qui, parmi les nations obscures,</span><br>
+      <span class="i0">La première alluma sa lampe dans la nuit;</span><br>
+      <span class="i0">Le cri de délivrance est fait avec son bruit;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_105">105</span>
+      <span class="i0">Le mot Liberté semble une voix naturelle</span><br>
+      <span class="i0">De ses prés sous l’azur, de ses lacs sous la grêle,</span><br>
+      <span class="i0">Et tout dans ses monts, l’air, la terre, l’eau, le feu,</span><br>
+      <span class="i0">Le dit avec l’accent dont le prononce Dieu!</span><br>
+      <span class="i0">Au-dessus des palais de tous les rois ensemble,</span><br>
+      <span class="i0">La pauvre vieille Suisse, où le rameau seul tremble,</span><br>
+      <span class="i0">Tranquille, élèvera toujours sur l’horizon</span><br>
+      <span class="i0">Les pignons effrayants de sa haute maison.</span><br>
+      <span class="i0">Rien ne ternit ces pics que la tempête lave,</span><br>
+      <span class="i0">Volcans de neige ayant la lumière pour lave,</span><br>
+      <span class="i0">Qui versent sur l’Europe un long ruissellement</span><br>
+      <span class="i0">De courage, de foi, d’honneur, de dévouement,</span><br>
+      <span class="i0">Et semblent sur la terre une chaîne d’exemples;</span><br>
+      <span class="i0">Toujours ces monts auront des figures de temples.</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est-ce qu’un peu de fange humaine jaillissant</span><br>
+      <span class="i0">Vers ces sublimités d’où la clarté descend?</span><br>
+      <span class="i0">Ces pics sont la ruine énorme des vieux âges</span><br>
+      <span class="i0">Où les hommes vivaient bons, aimants, simples, sages;</span><br>
+      <span class="i0">Débris du chaste éden par la paix habité,</span><br>
+      <span class="i0">Ils sont beaux; de l’aurore et de la vérité</span><br>
+      <span class="i0">Ils sont la colossale et splendide masure;</span><br>
+      <span class="i0">Où tombe le flocon que fait l’éclaboussure?</span><br>
+      <span class="i0">Qu’importe un jour de deuil quand, sous l’œil éternel,</span><br>
+      <span class="i0">Ce que noircit la terre est blanchi par le ciel?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’homme s’est vendu. Soit. A-t-on dans le louage</span><br>
+      <span class="i0">Compris le lac, le bois, la ronce, le nuage?</span><br>
+      <span class="i0">La nature revient, germe, fleurit, dissout,</span><br>
+      <span class="i0">Féconde, croît, décroît, rit, passe, efface tout.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_106">106</span>
+      <span class="i0">La Suisse est toujours là, libre. Prend-on au piége</span><br>
+      <span class="i0">Le précipice, l’ombre et la bise et la neige?</span><br>
+      <span class="i0">Signe-t-on des marchés dans lesquels il soit dit</span><br>
+      <span class="i0">Que l’Ortheler s’enrôle et devient un bandit?</span><br>
+      <span class="i0">Quel poing cyclopéen, dites, ô roches noires,</span><br>
+      <span class="i0">Pourra briser la dent de Morcle en vos mâchoires?</span><br>
+      <span class="i0">Quel assembleur de bœufs pourra former un joug</span><br>
+      <span class="i0">Qui du pic de Glaris aille au piton de Zoug?</span><br>
+      <span class="i0">C’est naturellement que les monts sont fidèles</span><br>
+      <span class="i0">Et purs, ayant la forme âpre des citadelles,</span><br>
+      <span class="i0">Ayant reçu de Dieu des créneaux où le soir,</span><br>
+      <span class="i0">L’homme peut, d’embrasure en embrasure, voir</span><br>
+      <span class="i0">Étinceler le fer de lance des étoiles.</span><br>
+      <span class="i0">Est-il une araignée, aigle, qui dans ses toiles</span><br>
+      <span class="i0">Puisse prendre la trombe et la rafale et toi?</span><br>
+      <span class="i0">Quel chef recrutera le Salèze? à quel roi</span><br>
+      <span class="i0">Le Mythen dira-t-il: Sire, je vais descendre!</span><br>
+      <span class="i0">Qu’après avoir dompté l’Athos, quelque Alexandre,</span><br>
+      <span class="i0">Sorte de héros monstre aux cornes de taureau,</span><br>
+      <span class="i0">Aille donc relever sa robe à la Jungfrau!</span><br>
+      <span class="i0">Comme la vierge, ayant l’ouragan sur l’épaule,</span><br>
+      <span class="i0">Crachera l’avalanche à la face du drôle!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Aigle, ne maudis pas, au nom des clairs torrents,</span><br>
+      <span class="i0">Les tristes hommes, fous, aveugles, ignorants.</span><br>
+      <span class="i0">Puis, est-ce pour jamais qu’on embauche les hommes?</span><br>
+      <span class="i0">Non, non. Les Alpes sont plus fortes que les Romes;</span><br>
+      <span class="i0">Le pays tire à lui l’humble pâtre pleurant;</span><br>
+      <span class="i0">Et si César l’a pris, le mont Blanc le reprend.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_107">107</span>
+      <span class="i0">Non, rien n’est mort ici. Tout grandit, et s’en vante.</span><br>
+      <span class="i0">L’Helvétie est sacrée, et la Suisse est vivante;</span><br>
+      <span class="i0">Ces monts sont des héros et des religieux;</span><br>
+      <span class="i0">Cette nappe de neige aux plis prodigieux</span><br>
+      <span class="i0">D’où jaillit, lorsqu’en mai la tiède brise ondoie,</span><br>
+      <span class="i0">Toute une floraison folle d’air et de joie,</span><br>
+      <span class="i0">Et d’où sortent des lacs et des flots murmurants,</span><br>
+      <span class="i0">N’est le linceul de rien, excepté des tyrans.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Gloire aux monts! leur front brille et la nuit se dissipe;</span><br>
+      <span class="i0">C’est plus que le matin qui luit; c’est un principe!</span><br>
+      <span class="i0">Ces mystérieux jours blanchissant les hauteurs,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on prend pour des rayons, sont des libérateurs;</span><br>
+      <span class="i0">Toujours aux fiers sommets ces aubes sont données:</span><br>
+      <span class="i0">Aux Alpes Stauffacher, Pélage aux Pyrénées!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La Suisse dans l’histoire aura le dernier mot</span><br>
+      <span class="i0">Puisqu’elle est deux fois grande, étant pauvre, et là-haut;</span><br>
+      <span class="i0">Puisqu’elle a sa montagne et qu’elle a sa cabane.</span><br>
+      <span class="i0">La houlette de Schwitz qu’une vierge enrubanne,</span><br>
+      <span class="i0">Fière, et, quand il le faut, se hérissant de clous,</span><br>
+      <span class="i0">Chasse les rois ainsi qu’elle chasse les loups.</span><br>
+      <span class="i0">Gloire au chaste pays que le Léman arrose!</span><br>
+      <span class="i0">A l’ombre de Melchthal, à l’ombre du mont Rose,</span><br>
+      <span class="i0">La Suisse trait sa vache et vit paisiblement.</span><br>
+      <span class="i0">Sa blanche liberté s’adosse au firmament.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_108">108</span>
+      <span class="i0">Le soleil, quand il vient dorer une chaumière,</span><br>
+      <span class="i0">Fait que le toit de paille est un toit de lumière;</span><br>
+      <span class="i0">Telle est la Suisse, ayant l’honneur dans ses prés verts,</span><br>
+      <span class="i0">Et de son indigence éclairant l’univers.</span><br>
+      <span class="i0">Tant que les nations garderont leurs frontières,</span><br>
+      <span class="i0">La Suisse éclatera parmi les plus altières;</span><br>
+      <span class="i0">Quand les peuples riront et s’embrasseront tous,</span><br>
+      <span class="i0">La Suisse sera douce au milieu des plus doux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Suisse! à l’heure où l’Europe enfin marchera seule,</span><br>
+      <span class="i0">Tu verras accourir vers toi, sévère aïeule,</span><br>
+      <span class="i0">La jeune Humanité sous son chapeau de fleurs;</span><br>
+      <span class="i0">Tes hommes bons seront chers aux hommes meilleurs;</span><br>
+      <span class="i0">Les fléaux disparus, faux dieu, faux roi, faux prêtre,</span><br>
+      <span class="i0">Laisseront le front blanc de la paix apparaître;</span><br>
+      <span class="i0">Et les peuples viendront en foule te bénir,</span><br>
+      <span class="i0">Quand la guerre mourra, quand, devant l’avenir,</span><br>
+      <span class="i0">On verra, dans l’horreur des tourbillons funèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Se hâter pêle-mêle au milieu des ténèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Comme d’affreux oiseaux heurtant leurs ailerons,</span><br>
+      <span class="i0">Une fuite effrénée et noire de clairons!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">En attendant, la Suisse a dit au monde: Espère!</span><br>
+      <span class="i0">Elle a de la vieille hydre effrayé le repaire;</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’elle a fait jadis pour les siècles est fait;</span><br>
+      <span class="i0">La façon dont la Suisse à Sempach triomphait</span><br>
+      <span class="i0">Reste la grande audace et la grande manière</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_109">109</span>
+      <span class="i0">D’attaquer une bête au fond de sa tanière.</span><br>
+      <span class="i0">Tous ses nuages, blancs ou noirs, sont des drapeaux.</span><br>
+      <span class="i0">L’exemple, c’est le fait dans sa gloire, au repos,</span><br>
+      <span class="i0">Qui charge lentement les cœurs et recommence;</span><br>
+      <span class="i0">Melchthal, grave et penché sur le monde, ensemence.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Un jour, à Bâle, Albrecht, l’empereur triomphant,</span><br>
+      <span class="i0">Vit une jeune mère auprès d’un jeune enfant;</span><br>
+      <span class="i0">La mère était charmante; elle semblait encore,</span><br>
+      <span class="i0">Comme l’enfant, sortie à peine de l’aurore;</span><br>
+      <span class="i0">L’empereur écouta de près leurs doux ébats,</span><br>
+      <span class="i0">Et la mère disait à son enfant tout bas:</span><br>
+      <span class="i0">«Fils, quand tu seras grand, meurs pour la bonne cause.»</span><br>
+      <span class="i0">Oh! rien ne flétrira cette feuille de rose!</span><br>
+      <span class="i0">Toujours le despotisme en sentira le pli;</span><br>
+      <span class="i0">Toujours les mains prêtant le serment du Grutli</span><br>
+      <span class="i0">Apparaîtront en rêve au peuple en léthargie;</span><br>
+      <span class="i0">Toujours les oppresseurs auront, dans leur orgie,</span><br>
+      <span class="i0">Sur la lividité de leur face l’effroi</span><br>
+      <span class="i0">Du tocsin qu’Unterwald cache dans son beffroi.</span><br>
+      <span class="i0">Tant que les nations au joug seront nouées,</span><br>
+      <span class="i0">Tant que l’aigle à deux becs sera dans les nuées,</span><br>
+      <span class="i0">Tant que dans le brouillard des montagnes l’éclair</span><br>
+      <span class="i0">Ébauchera le spectre insolent de Gessler,</span><br>
+      <span class="i0">On verra Tell songer dans quelque coin terrible.</span><br>
+      <span class="i0">Et les iniquités, la violence horrible,</span><br>
+      <span class="i0">La fraude, le pouvoir du vainqueur meurtrier,</span><br>
+      <span class="i0">Cibles noires, craindront cet arbalétrier.</span><br>
+      <span class="i0">Assis à leur souper, car c’est leur crépuscule,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_110">110</span>
+      <span class="i0">Et le jour qui pour nous monte, pour eux recule,</span><br>
+      <span class="i0">Les satrapes seront éblouissants à voir,</span><br>
+      <span class="i0">Raillant la conscience, insultant le devoir,</span><br>
+      <span class="i0">Mangeant dans les plats d’or et les coupes d’opales,</span><br>
+      <span class="i0">Joyeux; mais par instants ils deviendront tout pâles,</span><br>
+      <span class="i0">Feront taire l’orchestre, et, la sueur au front,</span><br>
+      <span class="i0">Penchés, se parlant bas, tremblants, regarderont</span><br>
+      <span class="i0">S’il n’est pas quelque part, là, derrière la table,</span><br>
+      <span class="i0">Calme, et serrant l’écrou de son arc redoutable.</span><br>
+      <span class="i0">Pourtant il se pourra qu’à de certains moments,</span><br>
+      <span class="i0">Dans les satiétés et les enivrements,</span><br>
+      <span class="i0">Ils se disent: «Les yeux n’ont plus rien de sévère;</span><br>
+      <span class="i0">Guillaume Tell est mort.» Ils rempliront leur verre,</span><br>
+      <span class="i0">Et le monde comme eux oubliera. Tout à coup,</span><br>
+      <span class="i0">A travers les fléaux et les crimes debout,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’ombre, et l’esclavage, et les hontes sans nombre,</span><br>
+      <span class="i0">On entendra siffler la grande flèche sombre.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Oui, c’est là la foi sainte, et, quand nous étouffons,</span><br>
+      <span class="i0">Dieu nous fait respirer par ces pensers profonds.</span><br>
+      <span class="i0">Au-dessus des tyrans l’histoire est abondante</span><br>
+      <span class="i0">En spectres que du doigt Tacite montre à Dante;</span><br>
+      <span class="i0">Tous ces fantômes sont la liberté planant,</span><br>
+      <span class="i0">Et toujours prête à dire aux hommes: Maintenant!</span><br>
+      <span class="i0">Et, depuis Padrona Kalil aux jambes nues</span><br>
+      <span class="i0">Jusqu’à Franklin ôtant le tonnerre des nues,</span><br>
+      <span class="i0">Depuis Léonidas jusqu’à Kosciuszko,</span><br>
+      <span class="i0">Le cri des uns du cri des autres est l’écho.</span><br>
+      <span class="i0">Oui, sur vos actions, de tant de deuil mêlées,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_111">111</span>
+      <span class="i0">Multipliez les plis des pourpres étoilées,</span><br>
+      <span class="i0">Ayez pour vous l’oracle, et Delphe avec Endor,</span><br>
+      <span class="i0">Maîtres; riez, le front coiffé du laurier d’or,</span><br>
+      <span class="i0">Aux pieds de la fortune infâme et colossale;</span><br>
+      <span class="i0">Tout à coup Botzaris entrera dans la salle,</span><br>
+      <span class="i0">Byron se dressera, le poëte héros,</span><br>
+      <span class="i0">Tzavellas, indigné du succès des bourreaux,</span><br>
+      <span class="i0">Soufflettera le groupe effaré des victoires;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on verra surgir au-dessus de vos gloires</span><br>
+      <span class="i0">L’effrayant avoyer Gundoldingen, cassant</span><br>
+      <span class="i0">Sur César le sapin des Alpes teint de sang!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_113">113</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_11"><span class="small90">XXXII</span><br><br>
+  <span class="big140">INFERI</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_115">115</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_11a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">On est dans l’invisible, on est dans l’impalpable.</span><br>
+      <span class="i0">Ici tout, jusqu’à l’air qu’on respire, est coupable,</span><br>
+      <span class="i6">Et l’eau qui pleure est un remords;</span><br>
+      <span class="i0">Sous on ne sait quelle ombre, on ne sait quelles formes</span><br>
+      <span class="i0">Flottent, et l’on voit, tels que des songes énormes,</span><br>
+      <span class="i6">Passer d’affreux univers morts!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_116">116</span>
+      <span class="i0">Suivis de loin d’un œil fixe qui les regarde,</span><br>
+      <span class="i0">Tristement éclairés dans leur fuite hagarde</span><br>
+      <span class="i6">Par d’horribles astres hiboux,</span><br>
+      <span class="i0">Charriant prêtre et roi, prince, esclave, ministre,</span><br>
+      <span class="i0">Traînant dans leurs agrès l’éternité sinistre</span><br>
+      <span class="i6">Qui porte l’ombre à ses deux bouts;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Agitant des linceuls et secouant des chaînes,</span><br>
+      <span class="i0">Pleins de vers, fourmillant de monstres, noirs de haines,</span><br>
+      <span class="i6">Demandant au gouffre un flambeau,</span><br>
+      <span class="i0">En proie aux vents soufflant d’une bouche insensée,</span><br>
+      <span class="i0">Mondes spectres qui font hésiter la pensée</span><br>
+      <span class="i6">Entre le bagne et le tombeau;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils vont! les uns chantant ainsi que des Sodomes;</span><br>
+      <span class="i0">Les autres, visions, créations, fantômes,</span><br>
+      <span class="i6">Sans palpitation, sans bruit;</span><br>
+      <span class="i0">Et derrière eux, chargés des maux que nous subîmes,</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont pour les pousser d’abîmes en abîmes</span><br>
+      <span class="i6">Toute la fureur de la nuit!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils vont! l’espace est morne et sourd; leurs envergures</span><br>
+      <span class="i0">Font dans l’affreux brouillard de lugubres figures.</span><br>
+      <span class="i6">Pas d’ancres et pas d’avirons.</span><br>
+      <span class="i0">L’hiver les bat, la grêle aux flots pressés les crible,</span><br>
+      <span class="i0">Et la pluie effarée à la crinière horrible</span><br>
+      <span class="i6">Tord les nuages sur leurs fronts.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_117">117</span>
+      <span class="i0">Chiourmes de la mort, égouts, fosses communes!</span><br>
+      <span class="i0">On les voit vaguement comme de sombres lunes.</span><br>
+      <span class="i6">Rien n’arrête leur vol hideux.</span><br>
+      <span class="i0">Au-dessus d’eux la brume et l’horreur se répandent,</span><br>
+      <span class="i0">La profondeur les hait; les précipices pendent</span><br>
+      <span class="i6">Dans les gouffres au-dessous d’eux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils traversent, allant où l’ouragan les lance,</span><br>
+      <span class="i0">Tantôt une tempête, et tantôt un silence;</span><br>
+      <span class="i6">L’univers vivant et profond</span><br>
+      <span class="i0">Ne les aperçoit pas dans les brouillards sans bornes;</span><br>
+      <span class="i0">Ils passent dans la nuit comme des faces mornes</span><br>
+      <span class="i6">Qui paraissent et qui s’en vont.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ces globes, qu’en prisons, Seigneur, vous transformâtes,</span><br>
+      <span class="i0">Ces planètes pontons, ces mondes casemates,</span><br>
+      <span class="i6">Flottes noires du châtiment,</span><br>
+      <span class="i0">Errent, et sur les flots tortueux et funèbres</span><br>
+      <span class="i0">Leurs mâts de nuit, portant des voiles de ténèbres,</span><br>
+      <span class="i6">Frissonnent éternellement.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Des tourbillons ayant des formes de furies</span><br>
+      <span class="i0">Les poursuivent; les pleurs, sources jamais taries,</span><br>
+      <span class="i6">Les angoisses et les effrois,</span><br>
+      <span class="i0">Le désespoir, l’ennui, la démence, le crime,</span><br>
+      <span class="i0">Vident sur ces passants monstrueux de l’abîme</span><br>
+      <span class="i6">Toutes leurs urnes à la fois.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_118">118</span>
+      <span class="i0">Là sont tous les punis et tous les misérables;</span><br>
+      <span class="i0">Rongés par leurs passés, ulcères incurables,</span><br>
+      <span class="i6">La face aux trous de leurs cachots,</span><br>
+      <span class="i0">Criant: où sommes-nous? d’une voix éperdue,</span><br>
+      <span class="i0">Et distinguant parfois, sous eux, dans l’étendue,</span><br>
+      <span class="i6">Des monts, pustules du chaos.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Là Caïn pleure, Achab frémit, Commode rêve,</span><br>
+      <span class="i0">Borgia rit; les vers de terre armés du glaive,</span><br>
+      <span class="i6">Les roseaux qui disaient: je veux!</span><br>
+      <span class="i0">Sont là; les Pharaons et les Sardanapales</span><br>
+      <span class="i0">S’y courbent; le vent souffle; au fond, des larves pâles</span><br>
+      <span class="i6">Penchent leurs sinistres cheveux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Là sont les trahisseurs mêlés aux parricides,</span><br>
+      <span class="i0">Tous les despotes fous redevenus lucides,</span><br>
+      <span class="i6">L’homme loup et l’homme renard;</span><br>
+      <span class="i0">Leur bagne par moment fait le bruit d’une claie;</span><br>
+      <span class="i0">Le ciel leur apparaît comme une immense plaie</span><br>
+      <span class="i6">Où chacun d’eux voit son poignard.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’ombre est un miroir sombre où leurs forfaits se montrent,</span><br>
+      <span class="i0">Leur remords est debout dans tout ce qu’ils rencontrent;</span><br>
+      <span class="i6">Partout, dans le morne chemin,</span><br>
+      <span class="i0">Chacun d’eux voit son crime, et le reste est chimère;</span><br>
+      <span class="i0">Le même spectre fait dire à Néron: ma mère!</span><br>
+      <span class="i6">Et crier: mon frère! à Caïn.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_119">119</span>
+      <span class="i0">Plus bas encor s’en vont dans l’ombre expiatoire</span><br>
+      <span class="i0">Des mondes dont la mort même ignore l’histoire,</span><br>
+      <span class="i6">Où le mal tord ses derniers nœuds,</span><br>
+      <span class="i0">Cieux où toute lueur expire évanouie,</span><br>
+      <span class="i0">A qui, dans la noirceur de leur brume inouïe,</span><br>
+      <span class="i6">Tibère apparaît lumineux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quelques-uns ont été des édens et des astres.</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on voit maintenant, tout chargés de désastres,</span><br>
+      <span class="i6">Rouler, éteints, désespérés,</span><br>
+      <span class="i0">L’un semant dans l’espace une effroyable graine,</span><br>
+      <span class="i0">L’autre traînant sa lèpre et l’autre sa gangrène,</span><br>
+      <span class="i6">Ces noirs soleils pestiférés!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et squelettes sans tête et crânes sans vertèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Mages étudiant de lugubres algèbres,</span><br>
+      <span class="i6">Tous les maux par Satan rêvés,</span><br>
+      <span class="i0">Vices, hydres, dragons, sont là; l’horreur sanglote;</span><br>
+      <span class="i0">Ils passent; à l’avant le néant, leur pilote,</span><br>
+      <span class="i6">Regarde avec ses yeux crevés.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Où vont-ils? La nuit s’ouvre et sur eux se referme.</span><br>
+      <span class="i0">Le ciel, quoiqu’il soit l’ombre où la clémence germe,</span><br>
+      <span class="i6">Ignore le gouffre puni;</span><br>
+      <span class="i0">Et nul ne sait combien de millions d’années</span><br>
+      <span class="i0">Doivent errer, traînant les larves forcenées,</span><br>
+      <span class="i6">Ces lazarets de l’infini.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_120">120</span>
+      <span class="i0">Et quel effroi sur terre, et même au fond des tombes</span><br>
+      <span class="i0">Quel frisson, si, parmi les foudres et les trombes,</span><br>
+      <span class="i6">Aux lueurs des astres fuyants,</span><br>
+      <span class="i0">Nous voyions, dans la nuit où le sort nous écroue,</span><br>
+      <span class="i0">Surgir subitement l’épouvantable proue</span><br>
+      <span class="i6">D’un de ces mondes effrayants!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_121">121</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_12"><span class="small90">XXXIII</span><br><br>
+  <span class="big140">LE CERCLE DES TYRANS</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_123">123</span>
+  <h3 class="margintop0" id="ch_12a">LIBERTÉ</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">De quel droit mettez-vous des oiseaux dans des cages</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">De quel droit ôtez-vous ces chanteurs aux bocages,</span><br>
+      <span class="i0">Aux sources, à l’aurore, à la nuée, aux vents?</span><br>
+      <span class="i0">De quel droit volez-vous la vie à ces vivants?</span><br>
+      <span class="i0">Homme, crois-tu que Dieu, ce père, fasse naître</span><br>
+      <span class="i0">L’aile pour l’accrocher au clou de ta fenêtre?</span><br>
+      <span class="i0">Ne peux-tu vivre heureux et content sans cela?</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_124">124</span>
+      <span class="i0">Qu’est-ce qu’ils ont donc fait tous ces innocents-là</span><br>
+      <span class="i0">Pour être au bagne avec leur nid et leur femelle?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Qui sait comment leur sort à notre sort se mêle?</span><br>
+      <span class="i0">Qui sait si le verdier qu’on dérobe aux rameaux,</span><br>
+      <span class="i0">Qui sait si le malheur qu’on fait aux animaux</span><br>
+      <span class="i0">Et si la servitude inutile des bêtes</span><br>
+      <span class="i0">Ne se résolvent pas en Nérons sur nos têtes?</span><br>
+      <span class="i0">Qui sait si le carcan ne sort pas des licous?</span><br>
+      <span class="i0">Oh! de nos actions qui sait les contre-coups,</span><br>
+      <span class="i0">Et quels noirs croisements ont au fond du mystère</span><br>
+      <span class="i0">Tant de choses qu’on fait en riant sur la terre?</span><br>
+      <span class="i0">Quand vous cadenassez sous un réseau de fer</span><br>
+      <span class="i0">Tous ces buveurs d’azur faits pour s’enivrer d’air,</span><br>
+      <span class="i0">Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,</span><br>
+      <span class="i0">Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,</span><br>
+      <span class="i0">Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux</span><br>
+      <span class="i0">Ne touche pas à l’homme en heurtant ces barreaux?</span><br>
+      <span class="i0">Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde!</span><br>
+      <span class="i0">Partout où pleure et crie un captif, Dieu regarde.</span><br>
+      <span class="i0">Ne comprenez-vous pas que vous êtes méchants?</span><br>
+      <span class="i0">A tous ces enfermés donnez la clef des champs!</span><br>
+      <span class="i0">Aux champs les rossignols, aux champs les hirondelles!</span><br>
+      <span class="i0">Les âmes expieront tout ce qu’on fait aux ailes.</span><br>
+      <span class="i0">La balance invisible a deux plateaux obscurs.</span><br>
+      <span class="i0">Prenez garde aux cachots dont vous ornez vos murs!</span><br>
+      <span class="i0">Du treillage aux fils d’or naissent les noires grilles;</span><br>
+      <span class="i0">La volière sinistre est mère des bastilles.</span><br>
+      <span class="i0">Respect aux doux passants des airs, des prés, des eaux!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_125">125</span>
+      <span class="i0">Toute la liberté qu’on prend à des oiseaux</span><br>
+      <span class="i0">Le destin juste et dur la reprend à des hommes.</span><br>
+      <span class="i0">Nous avons des tyrans parce que nous en sommes.</span><br>
+      <span class="i0">Tu veux être libre, homme? et de quel droit, ayant</span><br>
+      <span class="i0">Chez toi le détenu, ce témoin effrayant?</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’on croit sans défense est défendu par l’ombre.</span><br>
+      <span class="i0">Toute l’immensité sur le pauvre oiseau sombre</span><br>
+      <span class="i0">Se penche, et te dévoue à l’expiation.</span><br>
+      <span class="i0">Je t’admire, oppresseur, criant: oppression!</span><br>
+      <span class="i0">Le sort te tient pendant que ta démence brave</span><br>
+      <span class="i0">Ce forçat qui sur toi jette une ombre d’esclave;</span><br>
+      <span class="i0">Et la cage qui pend au seuil de ta maison</span><br>
+      <span class="i0">Vit, chante, et fait sortir de terre la prison.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_127">127</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_12b">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Archiloque l’atteste, Athènes l’entendit,</span><br>
+      <span class="i0">Un jour un magistrat devint terrible et dit:</span><br>
+      <span class="i6">—Je m’en vais, je cherche un refuge,</span><br>
+      <span class="i0">L’Aréopage pèse à faux poids. Temps d’effroi!</span><br>
+      <span class="i0">Voilez-vous, cieux! on voit le droit hors de la loi</span><br>
+      <span class="i6">Et la justice hors du juge!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Cicéron était là quand un centurion</span><br>
+      <span class="i0">Brisa son glaive et dit à César:—Histrion,</span><br>
+      <span class="i6">Je connais ta pensée intime;</span><br>
+      <span class="i0">L’armée après toi marche avec ses généraux;</span><br>
+      <span class="i0">Pas moi. Je ne suis pas l’espèce de héros</span><br>
+      <span class="i6">Qu’il te faut pour commettre un crime.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_128">128</span>
+      <span class="i0">O noir Machiavel, génie et paria,</span><br>
+      <span class="i0">Tu t’en souviens, un jour un apôtre cria:</span><br>
+      <span class="i6">—C’est trop! le pape trompe l’homme.</span><br>
+      <span class="i0">Horreur! Satan et lui mettent le même anneau.</span><br>
+      <span class="i0">Jérusalem, ils font dévorer ton agneau</span><br>
+      <span class="i6">Par la vieille louve de Rome!—</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La conscience humaine est engloutie au fond</span><br>
+      <span class="i0">D’un océan de honte où tout rampe et se fond,</span><br>
+      <span class="i6">Mer sombre et sans route frayée;</span><br>
+      <span class="i0">Ce gouffre écume et roule, et l’on voit par moment</span><br>
+      <span class="i0">Reparaître au milieu des flots confusément</span><br>
+      <span class="i6">Le cadavre de la noyée.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="figcenter1" id="ch_12c" style="width: 430px;">
+  <img src="images/dessin-2.jpg" alt="" width="430" height="600">
+  <p class="x-ebookmaker-drop right2"><a href="images/x-dessin-2.jpg" title="Agrandir" rel="nofollow">[↔]</a></p>
+  <div class="caption">
+    <p class="center">LE CERCUEIL DE CHARLES I<sup>ER.</sup></p>
+    <p class="right">Dessiné par F. Flameng. -  Gravé par Louveau-Rouveyre.<br>
+    L. HÉBERT,  ÉDITEUR - Imp. Wittmann.</p>
+  </div>
+</div>
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_129">129</span>
+  <h3 class="margintopminus2">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises?</span><br>
+      <span class="i0">C’est Charles premier, roi. Les communes anglaises</span><br>
+      <span class="i0">Ont fait ce monument de justice. Et quel est</span><br>
+      <span class="i0">Cet homme à l’œil sévère, au rude gantelet,</span><br>
+      <span class="i0">Qui s’avance pensif vers la bière hagarde,</span><br>
+      <span class="i0">Soulève le couvercle effrayant, et regarde?</span><br>
+      <span class="i0">C’est Cromwell. Il fut grand; tout devant lui trembla.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Soit; nous ne voulons plus de ces spectacles-là.</span><br>
+      <span class="i0">C’est grand dans le passé; c’est mauvais dans notre âge.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_130">130</span>
+      <span class="i0">Quoiqu’un reste de nuit nous souille et nous outrage,</span><br>
+      <span class="i0">Désormais, ô vivants, nous avons fait ce pas,</span><br>
+      <span class="i0">Il faut aux nations un sauveur qui n’ait pas</span><br>
+      <span class="i0">De curiosité pour les têtes coupées;</span><br>
+      <span class="i0">Nous rejetons la hache au tas noir des épées;</span><br>
+      <span class="i0">Nous l’abhorrons; il faut aux hommes maintenant</span><br>
+      <span class="i0">Un libérateur pur, apaisé, rayonnant,</span><br>
+      <span class="i0">Qui ne soit pas vampire en même temps qu’archange,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui n’ait pas au front, en tirant de la fange</span><br>
+      <span class="i0">Les peuples de misère et d’opprobre couverts,</span><br>
+      <span class="i0">La sinistre lueur des cercueils entr’ouverts.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_131">131</span>
+    <h3 class="margintopminus2" id="ch_12d">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je marchais au hasard, devant moi, n’importe où;</span><br>
+      <span class="i0">Et je ne sais pourquoi je songeais à Coustou</span><br>
+      <span class="i0">Dont la blanche bergère, au seuil des Tuileries,</span><br>
+      <span class="i0">Faite pour tant d’amour, a vu tant de furies.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Que de crimes commis dans ce palais! hélas!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les sculpteurs font voler marbre et pierre en éclats</span><br>
+      <span class="i0">Et font sortir des blocs dieux et déesses nues</span><br>
+      <span class="i0">Qui peuplent des jardins les longues avenues,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_132">132</span>
+      <span class="i0">O fantômes sacrés! ô spectres radieux!</span><br>
+      <span class="i0">Leur front serein contemple et la terre et les cieux;</span><br>
+      <span class="i0">Le temps n’altère pas leurs traits indélébiles;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont cet air profond des choses immobiles;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont la nudité, le calme et la beauté;</span><br>
+      <span class="i0">La nature en secret sent leur divinité;</span><br>
+      <span class="i0">Les pleurs mystérieux de l’aube les arrosent.</span><br>
+      <span class="i0">Et je ne comprends pas comment les hommes osent,</span><br>
+      <span class="i0">Eux dont l’esprit n’a rien que d’obscures lueurs,</span><br>
+      <span class="i0">Montrer leur cœur difforme à ces marbres rêveurs.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_133">133</span>
+  <h3 class="margintop1" id="ch_12e">UN VOLEUR A UN ROI</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Vous êtes, sous le ciel par moments obscurci,</span><br>
+      <span class="i0">Un ambitieux, sire, et j’en suis un aussi;</span><br>
+      <span class="i0">Roi, nous avons, car l’homme est diversement ivre,</span><br>
+      <span class="i0">Le même but tous deux, c’est d’avoir de quoi vivre;</span><br>
+      <span class="i0">Il nous faut pour cela, suis-je sage? es-tu fou?</span><br>
+      <span class="i0">A toi, prince, un royaume, à moi penseur, un sou.</span><br>
+      <span class="i0">Tout l’homme est le même homme et fait la même chose.</span><br>
+      <span class="i0">Roi, la bonté de l’Être inconnu se compose</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_134">134</span>
+      <span class="i0">De la dispersion de tout dans l’infini;</span><br>
+      <span class="i0">Nul n’est déshérité, personne n’est banni;</span><br>
+      <span class="i0">Et les vents, car telle est l’immensité des souffles,</span><br>
+      <span class="i0">Jettent aux rois l’empire et l’obole aux maroufles.</span><br>
+      <span class="i0">Nous voulons tous les deux, à tout prix, n’importe où,</span><br>
+      <span class="i0">Toi grossir ton royaume et moi gagner mon sou;</span><br>
+      <span class="i0">Et dans notre sagesse et dans notre démence,</span><br>
+      <span class="i0">Roi, nous sommes aidés par le hasard immense.</span><br>
+      <span class="i0">Seulement je vaux plus que toi. Daigne écouter.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nous sommes tous deux fils, toi qu’il faut redouter,</span><br>
+      <span class="i0">De l’étrangère, et moi de la bohémienne;</span><br>
+      <span class="i0">Roi, que ta majesté fasse pendre la mienne,</span><br>
+      <span class="i0">Cela ne prouve pas qu’en notre désaccord</span><br>
+      <span class="i0">La tienne ait raison, sire, et que la mienne ait tort.</span><br>
+      <span class="i0">Je suis né, laisse-moi te raconter ce conte,</span><br>
+      <span class="i0">Pour avoir faim toujours et n’avoir jamais honte,</span><br>
+      <span class="i0">Car ce n’est pas honteux de manger. Rien n’est vrai</span><br>
+      <span class="i0">Que la faim; et l’enfer, dont l’homme fait l’essai,</span><br>
+      <span class="i0">C’est l’éternel refus du pain fuyant les bouches;</span><br>
+      <span class="i0">Et c’est pourquoi je rôde au fond des bois farouches.</span><br>
+      <span class="i0">Je ne suis pas méchant, moi qui parle; je veux,</span><br>
+      <span class="i0">Sans ôter aux mortels un seul de leurs cheveux,</span><br>
+      <span class="i0">Leur retirer un peu des choses superflues</span><br>
+      <span class="i0">Et pesantes qui font leurs bourses trop joufflues.</span><br>
+      <span class="i0">Je dépense à cela beaucoup de talent. Roi,</span><br>
+      <span class="i0">Je ne verse jamais le sang. Écoute-moi;</span><br>
+      <span class="i0">Médite si tu peux, et, si tu veux, digère,</span><br>
+      <span class="i0">Mais comprends-moi. Je hais le mal qui s’exagère;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_135">135</span>
+      <span class="i0">Tuer, c’est de l’orgueil. Casser un bourgeois, fi!</span><br>
+      <span class="i0">A quoi bon? L’assassin est un larron bouffi.</span><br>
+      <span class="i0">Roi, je suis un aimant mystérieux qui passe</span><br>
+      <span class="i0">Et qui, par sa douceur éparse dans l’espace,</span><br>
+      <span class="i0">Attire, sans vacarme et sans brutalité,</span><br>
+      <span class="i0">Et fait venir à lui de bonne volonté</span><br>
+      <span class="i0">Les farthings endormis dans les poches des hommes.</span><br>
+      <span class="i0">Je m’annexe les sous sans mépriser les sommes;</span><br>
+      <span class="i0">Mais les bons sacs bien lourds c’est rare; il me suffit</span><br>
+      <span class="i0">D’un denier; et souvent je n’ai pour tout profit</span><br>
+      <span class="i0">De mes subtils travaux, dignes de vos estimes,</span><br>
+      <span class="i0">Messieurs les empereurs et rois, que cinq centimes;</span><br>
+      <span class="i0">Je m’en contente, étant aux hommes indulgent.</span><br>
+      <span class="i0">Je tâche de coûter au peuple peu d’argent,</span><br>
+      <span class="i0">Mais de manger. Avoir un trou, m’en faire un Louvre;</span><br>
+      <span class="i0">Guetter l’homme qui passe ou le volet qui s’ouvre;</span><br>
+      <span class="i0">Attendre qu’un marchand sous les brises du soir</span><br>
+      <span class="i0">Rêve, et laisse bâiller le tiroir du comptoir,</span><br>
+      <span class="i0">Vite y fourrer avec une agilité d’ange</span><br>
+      <span class="i0">Ma patte, et n’être vu dans ce mystère étrange</span><br>
+      <span class="i0">Que des astres pensifs au fond du ciel profond;</span><br>
+      <span class="i0">Épier la minute où les belles défont</span><br>
+      <span class="i0">Leur jarretière afin de leur chiper leur montre;</span><br>
+      <span class="i0">Des sous avec ma griffe opérer la rencontre;</span><br>
+      <span class="i0">Ajouter pour rallonge au destin mes dix doigts;</span><br>
+      <span class="i0">Dire à Dieu: Tu sais bien, au fond, que tu me dois,</span><br>
+      <span class="i0">Donc ne te fâche pas! telle est ma vie, altesse.</span><br>
+      <span class="i0">Vous avez la grandeur, moi j’ai la petitesse;</span><br>
+      <span class="i0">Mais devant le soleil, ce prodige flagrant,</span><br>
+      <span class="i0">L’infiniment petit vaut l’infiniment grand.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_136">136</span>
+      <span class="i0">Vaut mieux. Je ne prends pas au sérieux l’étoffe</span><br>
+      <span class="i0">Qui m’habille, moi ver de terre et philosophe;</span><br>
+      <span class="i0">Jouer la comédie est le faible de Dieu;</span><br>
+      <span class="i0">Il ne s’irrite pas, mais il se moque un peu;</span><br>
+      <span class="i0">C’est un poëte; et l’homme est sa marionnette.</span><br>
+      <span class="i0">La naissance et la mort sont deux coups de sonnette,</span><br>
+      <span class="i0">L’un à l’entrée, et l’autre au départ du pantin;</span><br>
+      <span class="i0">Je ris avec le vieux machiniste Destin.</span><br>
+      <span class="i0">Tout est décor. Au fond la réalité manque.</span><br>
+      <span class="i0">Tout est fardé, le roi comme le saltimbanque;</span><br>
+      <span class="i0">Jocrisse, Hamlet. Sachez ceci, mortels tremblants,</span><br>
+      <span class="i0">Avec du calicot qui fait de grands plis blancs,</span><br>
+      <span class="i0">Avec de la farine et du blanc de céruse,</span><br>
+      <span class="i0">On est en scène un spectre, ou bien Pierrot. Ma ruse,</span><br>
+      <span class="i0">A moi, qui suis un être infinitésimal,</span><br>
+      <span class="i0">C’est de ne vraiment faire aux hommes aucun mal,</span><br>
+      <span class="i0">Et de vivre pourtant. Fais ça, je t’en défie.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Roi, ce n’est pas de trop cette philosophie;</span><br>
+      <span class="i0">Je poursuis.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i12">Je prétends que je vaux mieux que toi,</span><br>
+      <span class="i0">Que tous; et je le prouve, à toi foule, à vous roi.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">J’ai remarqué que l’homme, infirme et pâle ébauche,</span><br>
+      <span class="i0">N’a rien que la main droite, et tout au plus la gauche,</span><br>
+      <span class="i0">Ce qui fait que toi, prince, homme, auguste animal,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_137">137</span>
+      <span class="i0">Tu portes bien la force et la justice mal;</span><br>
+      <span class="i0">Alors j’ai médité, voulant dépasser l’homme;</span><br>
+      <span class="i0">Et, sûr de mon bon droit, mais d’emphase économe,</span><br>
+      <span class="i0">Bienveillant, point hâbleur, discret sous le ciel bleu,</span><br>
+      <span class="i0">Réparateur obscur des lacunes de Dieu,</span><br>
+      <span class="i0">A force de songer et de vouloir, à force</span><br>
+      <span class="i0">De sonder toute chose au delà de l’écorce,</span><br>
+      <span class="i0">Prince, et d’étudier à fond le cœur humain,</span><br>
+      <span class="i0">J’ai fini par avoir une troisième main.</span><br>
+      <span class="i0">Celle qu’on ne voit pas. La bonne. Tel est, sire,</span><br>
+      <span class="i0">Mon art. Le résultat, voleur. Masque de cire,</span><br>
+      <span class="i0">Fantôme, ombre, poussière et cendre, majesté,</span><br>
+      <span class="i0">As-tu compris? O rois, vous êtes un côté;</span><br>
+      <span class="i0">Je suis l’autre. Je suis l’homme d’esprit; le maître</span><br>
+      <span class="i0">Du crépuscule obscur, du risque, du peut-être,</span><br>
+      <span class="i0">Du néant, du passant, du souffle aérien;</span><br>
+      <span class="i0">Je possède ce tout que vous appelez rien;</span><br>
+      <span class="i0">Je combine le vent avec la destinée;</span><br>
+      <span class="i0">Et j’existe. Mon âme est vers l’azur tournée.</span><br>
+      <span class="i0">Et songeant qu’après tout, dans ce monde gueusard,</span><br>
+      <span class="i0">Je suis un becqueteur paisible du hasard,</span><br>
+      <span class="i0">Que mes dents ne sont pas des dents inexorables,</span><br>
+      <span class="i0">Que je ne répands point le sang des misérables</span><br>
+      <span class="i0">Comme un juge, comme un bourreau, comme un soldat,</span><br>
+      <span class="i0">Songeant que de zéro je suis le candidat,</span><br>
+      <span class="i0">Que mon ambition, sans haine et sans durée,</span><br>
+      <span class="i0">Plane sur les humains d’une aile modérée</span><br>
+      <span class="i0">Et s’arrête à l’endroit où s’achève ma faim,</span><br>
+      <span class="i0">Et que je ne fais rien que ce que font enfin</span><br>
+      <span class="i0">Les gais oiseaux du ciel sous l’orme et sous l’érable,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_138">138</span>
+      <span class="i0">Pour n’être point méchant je me sens vénérable.</span><br>
+      <span class="i0">Oui, je suis un mortel doué de facultés</span><br>
+      <span class="i0">Que n’ont pas bien des rois dans le marbre sculptés;</span><br>
+      <span class="i0">Un baïoque, métal inerte, simple cuivre,</span><br>
+      <span class="i0">S’il me sent là, devient vivant, cherche à me suivre,</span><br>
+      <span class="i0">Et la monnaie en moi voit son Pygmalion;</span><br>
+      <span class="i0">Et les sous des bourgeois qui sans rébellion,</span><br>
+      <span class="i0">Sans bruit, reconnaissant un chef à mon approche,</span><br>
+      <span class="i0">Les quittent pour venir tendrement dans ma poche,</span><br>
+      <span class="i0">Représentent, seigneur, de ma part tant de soins,</span><br>
+      <span class="i0">Tant d’adresse, un si beau scrupule en mes besoins,</span><br>
+      <span class="i0">Et tant de glissements d’anguille et de couleuvre,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’ils sont chez eux des sous et chez moi des chefs-d’œuvre.</span><br>
+      <span class="i0">Ah! quel art que le mien! Mon collaborateur,</span><br>
+      <span class="i0">Dieu, qui met le possible, ô prince, à ma hauteur,</span><br>
+      <span class="i0">Sait tout ce qu’il me faut de calcul, d’industrie,</span><br>
+      <span class="i0">D’héroïsme, d’aplomb, de haute rêverie,</span><br>
+      <span class="i0">De sourires au sort bourru, de doux regards</span><br>
+      <span class="i0">A la fortune, fille aimable aux yeux hagards,</span><br>
+      <span class="i0">De patience auguste et d’étude acharnée,</span><br>
+      <span class="i0">Et de travaux, pour faire, au bout d’une journée</span><br>
+      <span class="i0">De pas errants, d’essais puissants, d’efforts hardis,</span><br>
+      <span class="i0">Changer de maître à deux ou trois maravédis!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mais toi, quelle est ta peine? aucune; et ton mérite?</span><br>
+      <span class="i0">Nul. On croit être grand, quoi! parce qu’on hérite!</span><br>
+      <span class="i0">Ton père t’a laissé le monde en s’en allant.</span><br>
+      <span class="i0">Être né, quel effort! avoir faim, quel talent!</span><br>
+      <span class="i0">Téter sa mère, et puis manger un peuple! O prince!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_139">139</span>
+      <span class="i0">Ton appétit est gros, mais ton génie est mince,</span><br>
+      <span class="i0">Un beau jour, sous ta pourpre et sous ton cordon bleu,</span><br>
+      <span class="i0">Trouvant qu’avoir un peuple à toi seul, c’est trop peu,</span><br>
+      <span class="i0">Tu jettes un regard de douce convoitise</span><br>
+      <span class="i0">Sur un empire ainsi qu’un bouc sur un cytise.</span><br>
+      <span class="i0">Tu dis: Si j’empochais le peuple d’à côté?</span><br>
+      <span class="i0">Alors, de force, aidé dans ta férocité</span><br>
+      <span class="i0">Par le prêtre qui fouille au fond du ciel, dévisse</span><br>
+      <span class="i0">La foudre, et met le Dieu de l’ombre à ton service,</span><br>
+      <span class="i0">De ton flamboiement noir toi-même t’aveuglant,</span><br>
+      <span class="i0">Tu saisis, glorieux, sacré, béni, sanglant,</span><br>
+      <span class="i0">N’importe quel pays qui soit à ta portée;</span><br>
+      <span class="i0">Toute la terre tremble et crie épouvantée;</span><br>
+      <span class="i0">Toi, tu viens dévorer, tu fais ce qu’on t’apprit;</span><br>
+      <span class="i0">Tu ne te mets en frais d’aucun effort d’esprit;</span><br>
+      <span class="i0">Tu fais assassiner tout avec nonchalance,</span><br>
+      <span class="i0">A coups d’obus, à coups de sabre, à coups de lance.</span><br>
+      <span class="i0">C’est simple. Eh bien, tu viens prendre une nation,</span><br>
+      <span class="i0">Voilà tout. N’es-tu pas l’extermination,</span><br>
+      <span class="i0">Le droit divin, l’élu qu’un fakir, un flamine,</span><br>
+      <span class="i0">Un bonze, a frotté d’huile et mis dans de l’hermine!</span><br>
+      <span class="i0">Va, prends. Les hommes sont ta chose. Alors cités,</span><br>
+      <span class="i0">Fleuves, monts, bois tremblants d’un vent sombre agités,</span><br>
+      <span class="i0">Les plaines, les hameaux, tant pis s’ils sont en flammes,</span><br>
+      <span class="i0">Les berceaux, les foyers sacrés, l’honneur des femmes,</span><br>
+      <span class="i0">Tu mets sur tout cela tes ongles monstrueux;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’église te brûle un encens tortueux,</span><br>
+      <span class="i0">Et le doux tedeum éclaire avec des cierges</span><br>
+      <span class="i0">Le meurtre des enfants et le viol des vierges;</span><br>
+      <span class="i0">Et tout ce qui n’est pas gisant est à genoux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_140">140</span>
+      <span class="i0">Moi, pendant ce temps-là je rôde, calme et doux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Telle est notre nuance, ô le meilleur des princes,</span><br>
+      <span class="i0">Je conquiers des liards, tu voles des provinces.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_141">141</span>
+  <h3 class="margintop1" id="ch_12f">LES MANGEURS</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils ont des surnoms, Juste, Auguste, Grand, Petit,</span><br>
+      <span class="i0">Bien-Aimé, Sage, et tous ont beaucoup d’appétit.</span><br>
+      <span class="i0">Qui sont-ils? Ils sont ceux qui nous mangent. La vie</span><br>
+      <span class="i0">Des hommes, notre vie à tous, leur est servie.</span><br>
+      <span class="i0">Ils nous mangent. Quel est leur droit? Le droit divin.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils vivent. Tout le reste est inutile et vain,</span><br>
+      <span class="i0">Le vent après le vent, le nombre après le nombre</span><br>
+      <span class="i0">Passe, et le genre humain n’est qu’une fuite d’ombre.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_142">142</span>
+      <span class="i0">Est-ce qu’ils ont pour voix la foudre? Ils ont la voix</span><br>
+      <span class="i0">Que vous avez. Sont-ils malades? Quelquefois.</span><br>
+      <span class="i0">Sont-ils forts? Comme vous. Beaux? Comme vous. Leur âme?</span><br>
+      <span class="i0">Vous ressemble. Et de qui sont-ils nés? D’une femme.</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont, pour vous dompter et vous accabler tous,</span><br>
+      <span class="i0">Des châteaux, des donjons. Bâtis par qui? Par vous.</span><br>
+      <span class="i0">Et quelle est leur grandeur? A peu près votre taille.</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont une servante affreuse, la bataille;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont un noir valet qu’on nomme l’échafaud.</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont pour fonction de n’avoir nul défaut,</span><br>
+      <span class="i0">D’être pour les passants chefs, souverains et maîtres,</span><br>
+      <span class="i0">Pour la femme aux seins nus sultans, dieux pour les prêtres.</span><br>
+      <span class="i0">Par ces êtres, élus du destin hasardeux,</span><br>
+      <span class="i0">La suprême parole est dite, et chacun d’eux</span><br>
+      <span class="i0">Pèse plus à lui seul qu’un monde et qu’une foule;</span><br>
+      <span class="i0">Il écrit: ma raison, sur le canon qui roule.</span><br>
+      <span class="i0">Et quels sont leurs cerveaux? Étroits. Leurs volontés?</span><br>
+      <span class="i0">Énormes. Quelles sont leurs œuvres? Écoutez.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Celui-ci, que la croix du vieil Ivan protége,</span><br>
+      <span class="i0">A le bonheur d’avoir un sépulcre de neige</span><br>
+      <span class="i0">Assez grand pour y mettre un peuple tout entier;</span><br>
+      <span class="i0">Il y met la Pologne; il faut bien châtier</span><br>
+      <span class="i0">Ce peuple puisqu’il ose exister. Cette reine</span><br>
+      <span class="i0">Fut jeune, belle, heureuse, ignorante, sereine,</span><br>
+      <span class="i0">Et n’a jamais fait grâce, et tout son alphabet,</span><br>
+      <span class="i0">Hélas, commence au trône et finit au gibet.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_143">143</span>
+      <span class="i0">Celui-ci parle au nom du martyr qu’on adore;</span><br>
+      <span class="i0">Sous la sublime croix qu’un reflet du ciel dore,</span><br>
+      <span class="i0">Cet homme, plein d’un sombre et périlleux pouvoir,</span><br>
+      <span class="i0">Prie et songe, et n’est pas épouvanté de voir</span><br>
+      <span class="i0">Son crucifix jeter l’ombre des guillotines.</span><br>
+      <span class="i0">Cet autre, torche au poing, dans les cités mutines,</span><br>
+      <span class="i0">Se rue, et brûle et pille, et d’Irun à Cadix</span><br>
+      <span class="i0">Règne, et fait fusiller un prisonnier sur dix,</span><br>
+      <span class="i0">Et dit: Je n’en fais pas fusiller davantage,</span><br>
+      <span class="i0">Étant civilisé; puis il reprend: Le Tage</span><br>
+      <span class="i0">Et l’Èbre feront voir que le maître est présent;</span><br>
+      <span class="i0">Peuples, je veux qu’on dise en voyant tant de sang</span><br>
+      <span class="i0">Et tant de morts passer que c’est le roi qui passe!</span><br>
+      <span class="i0">Cet autre est un césar de l’espèce rapace;</span><br>
+      <span class="i0">Le laurier est chétif, mais le profit est grand,</span><br>
+      <span class="i0">Cela suffit; il vient; et que fait-il? il prend.</span><br>
+      <span class="i0">Il empoche; quoi? tout; les sacs d’or qu’on lui compte,</span><br>
+      <span class="i0">Les provinces, les morts, Strasbourg, Metz, et la honte;</span><br>
+      <span class="i0">Ce que fit Metternich est refait par Bismarck.</span><br>
+      <span class="i0">Le père de cet autre a bombardé Saint-Marc</span><br>
+      <span class="i0">Et dans l’affreux Spielberg reconstruit la Bastille.</span><br>
+      <span class="i0">Cet autre à son visir a marié sa fille;</span><br>
+      <span class="i0">Cette fille abusant de son droit à l’enfant,</span><br>
+      <span class="i0">Met au monde un garçon, ce que la loi défend;</span><br>
+      <span class="i0">L’aïeul fait étrangler son petit-fils. Cet autre,</span><br>
+      <span class="i0">Jeune, dans les tripots et les femmes se vautre,</span><br>
+      <span class="i0">Puis il se dit: Je suis Bonaparte à peu près;</span><br>
+      <span class="i0">Si je songeais au trône et si je m’empourprais?</span><br>
+      <span class="i0">Il s’empourpre; il devient sanglant. C’est un vrai prince.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_144">144</span>
+      <span class="i0">Chez eux le plus puissant est souvent le plus mince;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont le cœur des rocs et la dent des lions;</span><br>
+      <span class="i0">Ils sont ivres d’encens, d’effroi, de millions,</span><br>
+      <span class="i0">De volupté, d’horreur, et leur splendeur est noire.</span><br>
+      <span class="i0">S’ils ont soif, il leur faut beaucoup de sang à boire;</span><br>
+      <span class="i0">La guerre leur en verse; il leur faut, s’ils ont faim,</span><br>
+      <span class="i0">Beaucoup de nations à dévorer.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i26">Enfin,</span><br>
+      <span class="i0">Revanche! les mangeurs sont mangés, ô mystère!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Comme c’est bon les rois! disent les vers de terre.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_145">145</span>
+  <h3 class="margintop1" id="ch_12g">AUX ROIS</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">I</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Est-ce que vous croyez que nous qui sommes là,</span><br>
+      <span class="i0">Nous que de tout son poids toujours l’ombre accabla,</span><br>
+      <span class="i0">Nous le noir genre humain farouche, nous la plèbe,</span><br>
+      <span class="i0">Nous, les forçats du sol, les captifs de la glèbe,</span><br>
+      <span class="i0">Nous qui, de lassitude expirants, n’avons droit</span><br>
+      <span class="i0">Qu’à la faim, à la soif, à l’indigence, au froid,</span><br>
+      <span class="i0">Qui, tués de travail, agonisons pour vivre,</span><br>
+      <span class="i0">Nous qu’à force d’horreur le destin sombre enivre;</span><br>
+      <span class="i0">Est-ce que vous croyez que nous vous aimons, vous!</span><br>
+      <span class="i0">Nous vassaux, vous les rois! nous moutons, vous les loups?</span><br>
+      <span class="i0">Ah! vraiment, ce serait curieux que des hommes</span><br>
+      <span class="i0">Hideux, désespérés, hagards comme nous sommes,</span><br>
+      <span class="i0">Nus sous leurs toits infects et leurs haillons crasseux,</span><br>
+      <span class="i0">Se prissent de tendresse et d’extase pour ceux</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_146">146</span>
+      <span class="i0">Qui les mangent, pour ceux dont leur chair est la proie,</span><br>
+      <span class="i0">Qui construisent avec leur douleur de la joie,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui, repus, gorgés, triomphants, gais, charmants,</span><br>
+      <span class="i0">Bâtissent des palais avec leurs ossements!</span><br>
+      <span class="i0">Vous fourmillez sur nous! vous pullulez horribles!</span><br>
+      <span class="i0">Ce serait un miracle à mettre dans les bibles</span><br>
+      <span class="i0">Que nous vous bénissions pour être dévorants</span><br>
+      <span class="i0">A nos dépens; qu’un peuple eût le goût des tyrans,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’une nation fût de sa honte complice,</span><br>
+      <span class="i0">Que la suppliciée admirât le supplice</span><br>
+      <span class="i0">Comme une femme adore et baise son époux,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’un lion devînt amoureux de ses poux!</span><br>
+      <span class="i0">Vos vices, ô tyrans, ont pour lustre vos crimes;</span><br>
+      <span class="i0">Quand les rois, débauchés, ivrognes, bas, infimes,</span><br>
+      <span class="i0">Se sentent dégradés et vils à tous les yeux,</span><br>
+      <span class="i0">Vite en guerre! et voilà des hommes glorieux!</span><br>
+      <span class="i0">C’est avec notre sang que leur fange se lave.</span><br>
+      <span class="i0">Par vous l’homme est reptile et le peuple est esclave;</span><br>
+      <span class="i0">C’est par vous, j’en atteste ici le bleu matin,</span><br>
+      <span class="i0">J’en atteste l’affreux mystère du destin</span><br>
+      <span class="i0">Qui pèse sur nous tous et qui nous environne,</span><br>
+      <span class="i0">Par vous, les porte-sceptre et les porte-couronne,</span><br>
+      <span class="i0">Par vous, les tout-puissants et les forts, c’est par vous</span><br>
+      <span class="i0">Que nous avons l’infâme écorchure aux genoux,</span><br>
+      <span class="i0">Que nous sommes abjects, sinistres, incurables,</span><br>
+      <span class="i0">Et que notre misère est faite, ô misérables!</span><br>
+      <span class="i0">Aussi, je vous le dis, rois, nous vous détestons!</span><br>
+      <span class="i0">Nous rampons dans la cave éternelle à tâtons,</span><br>
+      <span class="i0">Notre prunelle luit, nous sommes dans nos antres,</span><br>
+      <span class="i0">Maigres, pensifs, avec nos petits sous nos ventres,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_147">147</span>
+      <span class="i0">Et nous songeons à vous, les rois et les barons,</span><br>
+      <span class="i0">Et nous vous exécrons et nous vous abhorrons!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mais nous sommes pourtant façonnés de la sorte</span><br>
+      <span class="i0">Que demain, s’il advient, rois, que l’un de vous sorte</span><br>
+      <span class="i0">Tout à coup de la nuit avec un astre au front,</span><br>
+      <span class="i0">S’il est pour secourir son pays brave et prompt,</span><br>
+      <span class="i0">Ou s’il chante, toujours jeune et beau, malgré l’âge,</span><br>
+      <span class="i0">S’il est le roi David, s’il est le roi Pélage,</span><br>
+      <span class="i0">Nous sommes éblouis! les oublis, les pardons,</span><br>
+      <span class="i0">Nous remplissent le cœur, et nous ne demandons</span><br>
+      <span class="i0">Rien à celui-là, rien! Malgré notre souffrance,</span><br>
+      <span class="i0">S’il est grand par l’idée ou par la délivrance,</span><br>
+      <span class="i0">Nous l’aimons! nous aimons sa lyre! nous aimons</span><br>
+      <span class="i0">Son glaive flamboyant dans l’ombre sur les monts!</span><br>
+      <span class="i0">Nous pourrions lui garder rancune de vous autres;</span><br>
+      <span class="i0">Mais non, nous devenons ses soldats, ses apôtres,</span><br>
+      <span class="i0">Ses légions, son camp, sa tribu, ses amis.</span><br>
+      <span class="i0">Nous lui sommes acquis, nous lui sommes soumis,</span><br>
+      <span class="i0">Il peut faire de nous ce qu’il veut. Dans notre âme</span><br>
+      <span class="i0">Nous voyons nos cités et nos hameaux en flamme</span><br>
+      <span class="i0">Sauvés par ce vengeur qui chasse l’étranger;</span><br>
+      <span class="i0">Ou nous sentons au fond de nos haines plonger</span><br>
+      <span class="i0">L’hymne de paix sorti d’une bouche divine,</span><br>
+      <span class="i0">Notre cœur s’ouvre au chant sublime où l’on devine</span><br>
+      <span class="i0">Tout cet immense amour par qui le monde vit;</span><br>
+      <span class="i0">Et nous suivons Pélage et nous suivons David!</span><br>
+      <span class="i0">Oui, pour que l’un de vous, bien qu’en nous tout réclame,</span><br>
+      <span class="i0">Fasse fondre l’hiver que nous avons dans l’âme,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_148">148</span>
+      <span class="i0">Pour qu’un de nos tyrans devienne un de nos dieux,</span><br>
+      <span class="i0">Pour que nous, qui souffrons sous le ciel radieux,</span><br>
+      <span class="i0">Nous fils du désespoir et fils de la patrie,</span><br>
+      <span class="i0">Nous servions l’un de vous avec idolâtrie,</span><br>
+      <span class="i0">Une chose suffit, c’est qu’on lui voie au poing</span><br>
+      <span class="i0">Le fer que l’étranger insolent n’attend point,</span><br>
+      <span class="i0">Ou que sa grande voix verse au cœur l’harmonie;</span><br>
+      <span class="i0">C’est qu’il soit un héros ou qu’il soit un génie!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Rois, nous ne sommes pas plus méchants que cela.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’est pourtant vrai! toujours, quand un prince brilla,</span><br>
+      <span class="i0">Quand il eut un rayon quelconque sur la tête,</span><br>
+      <span class="i0">L’immense peuple altier, puissant, auguste, et bête,</span><br>
+      <span class="i0">S’est fait son serviteur, son chien, son courtisan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mais celui-ci, qu’est-il? qu’a-t-il fait? parlons-en.</span><br>
+      <span class="i0">Il est né. Bien. Non, mal. C’est mal naître qu’entendre</span><br>
+      <span class="i0">Tout petit vous parler avec une voix tendre</span><br>
+      <span class="i0">Ceux que l’homme connaît par leur rugissement;</span><br>
+      <span class="i0">C’est mal naître, c’est naître épouvantablement</span><br>
+      <span class="i0">Qu’être dans son berceau léché d’une tigresse;</span><br>
+      <span class="i0">Par sa croissance, hélas! donner de l’allégresse</span><br>
+      <span class="i0">A l’hyène, et donner de la crainte à l’agneau,</span><br>
+      <span class="i0">C’est mal croître; être fait de bronze, être un anneau</span><br>
+      <span class="i0">De la chaîne de rois que l’humanité traîne,</span><br>
+      <span class="i0">C’est triste; et ce n’est point, certe, une aube sereine</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_149">149</span>
+      <span class="i0">Que celle qui voit naître un tyran! Celui-ci,</span><br>
+      <span class="i0">Donc, mal né, vécut mal. Les gueux ont pour souci</span><br>
+      <span class="i0">De voler des liards, il vola des provinces.</span><br>
+      <span class="i0">Il a fait ce que font à peu près tous les princes;</span><br>
+      <span class="i0">Il a mangé, dormi, bu, tué devant lui;</span><br>
+      <span class="i0">Il a régné féroce au hasard de l’ennui;</span><br>
+      <span class="i0">Il fut l’homme qui frappe, opprime, égorge, exile;</span><br>
+      <span class="i0">Ce fut un scélérat, ce fut un imbécile.</span><br>
+      <span class="i0">J’en parle simplement comme on en doit parler.</span><br>
+      <span class="i0">La mort savait son nom et vient de l’appeler;</span><br>
+      <span class="i0">Il est là. Le tombeau, c’est l’endroit difficile;</span><br>
+      <span class="i0">Ce n’est point un cachot, ce n’est point un asile;</span><br>
+      <span class="i0">C’est le lieu sombre où nul n’est plus en sûreté;</span><br>
+      <span class="i0">Le rendez-vous du fourbe avec la vérité,</span><br>
+      <span class="i0">Le rendez-vous de l’homme avec la conscience.</span><br>
+      <span class="i0">C’est là que l’inconnu perd enfin patience.</span><br>
+      <span class="i0">Vous autres vous vivez; mais l’âme, sans le corps,</span><br>
+      <span class="i0">Est nue et tremble; il faut qu’elle écoute. En dehors</span><br>
+      <span class="i0">Des bonnes actions qu’ils peuvent avoir faites,</span><br>
+      <span class="i0">S’ils ne sont ni docteurs, ni mages, ni prophètes,</span><br>
+      <span class="i0">Je n’ai pas de raison pour respecter les morts.</span><br>
+      <span class="i0">Honte aux vils trépassés que hante le remords,</span><br>
+      <span class="i0">Mêlé dans leur sépulcre au miasme insalubre!</span><br>
+      <span class="i0">Le fantôme est là seul sous le plafond lugubre;</span><br>
+      <span class="i0">Je m’ajoute aux vautours, je m’ajoute aux corbeaux.</span><br>
+      <span class="i0">Je sais que ce n’est point un de ces grands tombeaux</span><br>
+      <span class="i0">Où Rachel songe, où Jean médite, où pleure Électre,</span><br>
+      <span class="i0">Je me dresse, et je crache à la face du spectre.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_150">150</span>
+      <p class="center">II</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">N’opposez à ce qui se passe</span><br>
+      <span class="i0">Ni vos néants, ni vos grandeurs.</span><br>
+      <span class="i0">Laissez en paix les profondeurs.</span><br>
+      <span class="i0">L’ombre travaille dans l’espace.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Que fait-elle? Vous le saurez.</span><br>
+      <span class="i0">Derrière l’horizon, la nue</span><br>
+      <span class="i0">Monte, et l’on entend la venue</span><br>
+      <span class="i0">D’événements démesurés.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">L’humanité marche et s’éclaire;</span><br>
+      <span class="i0">Le progrès est l’immense aimant;</span><br>
+      <span class="i0">A ce qui vient tranquillement</span><br>
+      <span class="i0">N’ajoutez pas de la colère.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">N’irritez pas le peuple obscur,</span><br>
+      <span class="i0">Aveugles rois, tourbe inquiète!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_151">151</span>
+      <span class="i0">Ne soyez pas l’enfant qui jette</span><br>
+      <span class="i0">Des pierres par-dessus le mur.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Dieu, sous les faits, qui sont ses voiles,</span><br>
+      <span class="i0">Continue un dessein béni.</span><br>
+      <span class="i0">Montrer le poing à l’infini,</span><br>
+      <span class="i0">Cela ne fait rien aux étoiles.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Dieu ne s’interrompt pas pour vous.</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’il fait, il faut qu’il le fasse.</span><br>
+      <span class="i0">Son travail, rude à la surface,</span><br>
+      <span class="i0">Dur pour vous, pour le peuple est doux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Rois, respect au progrès sublime;</span><br>
+      <span class="i0">Rois, craignez ces reflux grondants;</span><br>
+      <span class="i0">Ne faites pas, rois imprudents,</span><br>
+      <span class="i0">Perdre patience à l’abîme.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Sait-on ses courroux, ses sanglots,</span><br>
+      <span class="i0">Ses chocs, son but, ses lois, ses formes?</span><br>
+      <span class="i0">Connaît-on les ordres énormes</span><br>
+      <span class="i0">Que le tonnerre donne aux flots?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Ne vous mêlez pas de ces choses.</span><br>
+      <span class="i0">Votre vain souffle aérien</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_152">152</span>
+      <span class="i0">Agite l’eau, mais ne peut rien</span><br>
+      <span class="i0">Sur l’immobilité des causes.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Hélas! tâchez de bien finir.</span><br>
+      <span class="i0">Redoutez l’onde soulevée,</span><br>
+      <span class="i0">Et ne troublez pas l’arrivée</span><br>
+      <span class="i0">Formidable de l’avenir.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Ah! prenez garde! les marées</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on nomme révolutions</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’il faut que nous apaisions,</span><br>
+      <span class="i0">Par vous, princes, sont effarées,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza paddingleft4">
+      <span class="i0">Et les gouffres sont plus amers,</span><br>
+      <span class="i0">Et la vague est plus écumante,</span><br>
+      <span class="i0">Quand l’orage insensé tourmente</span><br>
+      <span class="i0">La sombre liberté des mers.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_153">153</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_13"><span class="small90">XXXIV</span><br><br>
+  <span class="big140">TÉNÈBRES</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_155">155</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_13a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’homme est humilié de son lot; il se croit</span><br>
+      <span class="i0">Fait pour un ciel plus pur, pour un sort moins étroit;</span><br>
+      <span class="i0">L’homme ne trouve pas de sa dignité d’être</span><br>
+      <span class="i0">Malade, las, souffrant, errant sans rien connaître,</span><br>
+      <span class="i0">Pareil au bœuf qui mange, au bouc qui s’assouvit,</span><br>
+      <span class="i0">Poudreux d’un pas qu’il fait, souillé d’un jour qu’il vit,</span><br>
+      <span class="i0">Fatigué du seul poids de l’heure vaine, esclave</span><br>
+      <span class="i0">Du lit qui le repose et du bain qui le lave;</span><br>
+      <span class="i0">Il s’irrite, il s’indigne; il se déclare enfin</span><br>
+      <span class="i0">Avili par la soif, insulté par la faim.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_156">156</span>
+      <span class="i0">Hélas! vieillir, trembler comme une feuille d’arbre,</span><br>
+      <span class="i0">Se refroidir, sentir ses os devenir marbre,</span><br>
+      <span class="i0">Après des songes noirs avoir de froids réveils,</span><br>
+      <span class="i0">Quel sort! et l’homme pleure.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i26">—Eh, disent les soleils,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est-ce donc que veut l’homme? et quelle est sa folie?</span><br>
+      <span class="i0">Le joug universel le comprime et le lie;</span><br>
+      <span class="i0">Eh bien? que lui faut-il et de quoi se plaint-il?</span><br>
+      <span class="i0">L’être le plus grossier, l’être le plus subtil</span><br>
+      <span class="i0">Sont courbés comme lui par la force invisible.</span><br>
+      <span class="i0">Insensé, qui voudrait étreindre l’impossible</span><br>
+      <span class="i0">Dans les crispations débiles de son poing!</span><br>
+      <span class="i0">Il ne sait point que l’être est un; il ne sait point</span><br>
+      <span class="i0">Que le mystère obscur couvre tout de sa brume;</span><br>
+      <span class="i0">Que les vagues de l’ombre ont une affreuse écume</span><br>
+      <span class="i0">A qui nul front n’échappe, éblouissant ou noir,</span><br>
+      <span class="i0">Et que tout ce qui vit est fait pour recevoir</span><br>
+      <span class="i0">L’éclaboussure énorme et sombre de l’abîme.</span><br>
+      <span class="i0">Il trouve son destin trop humble et trop infime;</span><br>
+      <span class="i0">Il se sent abaissé par ce ciel écrasant;</span><br>
+      <span class="i0">Eh! c’est la loi commune, et rien n’en est exempt.</span><br>
+      <span class="i0">Il hait la cause; il garde à l’infini rancune;</span><br>
+      <span class="i0">Il voudrait être clair, limpide, sans aucune</span><br>
+      <span class="i0">De ces obscurités qui s’expliquent plus tard,</span><br>
+      <span class="i0">Que nous nommons énigme et qu’il nomme hasard;</span><br>
+      <span class="i0">Il se rêve complet, sans tache, sans problème,</span><br>
+      <span class="i0">Portant sur son front l’aube ainsi qu’un diadème,</span><br>
+      <span class="i0">Pur, lumineux, serein, parfait, calme; il voudrait</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_157">157</span>
+      <span class="i0">Être seul en dehors de l’effrayant secret.</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! tout ce qui naît, vit, s’allume, se consomme,</span><br>
+      <span class="i0">Brille et meurt, ce serait pour aboutir à l’homme!</span><br>
+      <span class="i0">L’homme serait le but du splendide univers!</span><br>
+      <span class="i0">Mais que dirait la cendre et que diraient les vers?</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! la création aurait pour toute fête</span><br>
+      <span class="i0">Et pour tout horizon d’avoir l’homme à son faîte!</span><br>
+      <span class="i0">Dieu serait pour l’atome un piédestal d’orgueil!</span><br>
+      <span class="i0">Non! l’homme souffre et rampe; il est son propre écueil;</span><br>
+      <span class="i0">Il tremble et tombe; il sent peser sur lui sans cesse</span><br>
+      <span class="i0">Son âme en ignorance et sa chair en bassesse;</span><br>
+      <span class="i0">Il est triste le soir et triste le matin;</span><br>
+      <span class="i0">Il tâte en vain le cercle où tourne son destin;</span><br>
+      <span class="i0">L’astre qu’il porte en lui suit une obscure ellipse;</span><br>
+      <span class="i0">La matière le voile et le sommeil l’éclipse;</span><br>
+      <span class="i0">Son berceau cache un gouffre ainsi que son cercueil;</span><br>
+      <span class="i0">C’est que tout a son crêpe et que tout a son deuil!</span><br>
+      <span class="i0">Eh! ne sommes-nous pas humiliés nous-même,</span><br>
+      <span class="i0">Nous les soleils, les feux du firmament suprême,</span><br>
+      <span class="i0">Quand l’ombre ouvre l’abîme où nous nous engouffrons,</span><br>
+      <span class="i0">Avec les sombres nuits, ces immenses affronts!—</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_159">159</span>
+  <h3 class="margintopminus1" id="ch_13b">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La nuit! la nuit! la nuit! Et voilà que commence</span><br>
+      <span class="i0">Le noir de profundis de l’océan immense.</span><br>
+      <span class="i8">Le marin tremble, aux flots livré;</span><br>
+      <span class="i0">Miserere, dit l’homme; et, dans le ciel qui gronde,</span><br>
+      <span class="i0">L’air dit: miserere! Miserere, dit l’onde;</span><br>
+      <span class="i8">Miserere! miserere!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le dolmen, dont l’ortie ensevelit les tables,</span><br>
+      <span class="i0">Pousse un soupir; les morts se dressent lamentables;</span><br>
+      <span class="i8">Gémissent-ils? écoutent-ils?</span><br>
+      <span class="i0">La jusquiame affreuse entr’ouvre ses corolles;</span><br>
+      <span class="i0">La mandragore laisse échapper des paroles</span><br>
+      <span class="i8">De ses mystérieux pistils.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_160">160</span>
+      <span class="i0">Qu’a-t-on fait à la ronce et qu’a-t-on fait à l’arbre?</span><br>
+      <span class="i0">Qu’ont-ils donc à pleurer? Pour qui l’antre de marbre</span><br>
+      <span class="i8">Verse-t-il ces larmes d’adieux?</span><br>
+      <span class="i0">Sont-ce les noirs Caïns d’une faute première?</span><br>
+      <span class="i0">Deuil! ils ont la souffrance et n’ont pas la lumière!</span><br>
+      <span class="i8">Ils ont des pleurs et n’ont pas d’yeux!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le navire se plaint comme un homme qui souffre,</span><br>
+      <span class="i0">Le tuyau grince et fume, et le flot qui s’engouffre</span><br>
+      <span class="i8">Blanchit les tambours du steamer,</span><br>
+      <span class="i0">Le crabe, le dragon, l’orphe aux larges ouïes,</span><br>
+      <span class="i0">Nagent dans l’ombre où rampe en formes inouïes</span><br>
+      <span class="i8">La vie horrible de la mer.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le hallier crie; il semble, à travers l’âpre bise,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on entende hurler Nemrod, Sylla, Cambyse,</span><br>
+      <span class="i8">Rongés du ver et du corbeau,</span><br>
+      <span class="i0">Et sortir, dans l’orage et la brume et la haine,</span><br>
+      <span class="i0">Des froids caveaux où sont les damnés à la chaîne,</span><br>
+      <span class="i8">Les rugissements du tombeau.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Est-il quelqu’un qui cherche? est-il quelqu’un qui rêve?</span><br>
+      <span class="i0">Est-il quelqu’un qui marche à l’heure où sur la grève</span><br>
+      <span class="i8">Rôdent le spectre et l’assassin,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui sache, ô vivants! pourquoi sanglote et râle</span><br>
+      <span class="i0">La forêt, monstrueuse et fauve cathédrale,</span><br>
+      <span class="i8">Où le vent sonne le tocsin?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_161">161</span>
+      <span class="i0">On entend vous parler à l’oreille des bouches;</span><br>
+      <span class="i0">On voit dans les clartés des branchages farouches</span><br>
+      <span class="i8">Où passent de mornes convois;</span><br>
+      <span class="i0">Le vent, bouleversant l’arbre aux cimes altières,</span><br>
+      <span class="i0">Emplit de tourbillons les blêmes cimetières;</span><br>
+      <span class="i8">Quelle est donc cette étrange voix?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quel est ce psaume énorme et que rien ne fait taire?</span><br>
+      <span class="i0">Et qui donc chante, avec les souffles de la terre,</span><br>
+      <span class="i8">Avec le murmure des cieux,</span><br>
+      <span class="i0">Avec le tremblement de la vague superbe,</span><br>
+      <span class="i0">Les joncs, les eaux, les bois, le sifflement de l’herbe</span><br>
+      <span class="i8">Le requiem mystérieux?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O sépulcres! j’entends l’orgue effrayant de l’ombre,</span><br>
+      <span class="i0">Formé de tous les cris de la nature sombre</span><br>
+      <span class="i8">Et du bruit de tous les écueils;</span><br>
+      <span class="i0">La mort est au clavier qui frémit dans les branches,</span><br>
+      <span class="i0">Et les touches, tantôt noires et tantôt blanches,</span><br>
+      <span class="i8">Sont vos pierres et vos cercueils.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_163">163</span>
+  <h3 class="margintopminus1" id="ch_13c">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’homme se trompe! Il voit que pour lui tout est sombre;</span><br>
+      <span class="i0">Il tremble et doute; il croit à la haine de l’ombre;</span><br>
+      <span class="i8">Son œil ne s’ouvre qu’à demi;</span><br>
+      <span class="i0">Il dit:—Ne suis-je pas le damné de la terre,</span><br>
+      <span class="i0">Lugubre atome, ayant l’immensité pour guerre</span><br>
+      <span class="i8">Et l’univers pour ennemi?—</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">S’il regarde la vie, elle est aussi le gouffre.</span><br>
+      <span class="i0">Toute l’histoire pleure et saigne et crie et souffre;</span><br>
+      <span class="i8">Tous les purs flambeaux sont éteints;</span><br>
+      <span class="i0">Morus après Caton dans le cirque se couche;</span><br>
+      <span class="i0">Le genre humain assiste au pugilat farouche</span><br>
+      <span class="i8">Des grands cœurs et des noirs destins.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_164">164</span>
+      <span class="i0">L’énigme universelle est proposée à l’âme,</span><br>
+      <span class="i0">L’âme cherche; la terre et l’eau, l’air et la flamme</span><br>
+      <span class="i8">Font le mal, triste vision!</span><br>
+      <span class="i0">Le vent, la mer, la nuit sont pris en forfaiture;</span><br>
+      <span class="i0">Hélas! que comprend-on? Peu de la créature,</span><br>
+      <span class="i8">Et rien de la création.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les faits, qui sont muets et qui semblent funèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Surgissent au regard comme un bloc de ténèbres,</span><br>
+      <span class="i8">Et rien n’éclaire et rien ne luit;</span><br>
+      <span class="i0">L’horizon est de l’ombre où l’ombre se prolonge,</span><br>
+      <span class="i0">Où se dresse, devant l’humanité qui songe,</span><br>
+      <span class="i8">Toute une montagne de nuit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le sombre sphinx Nature, accroupi sur la cime,</span><br>
+      <span class="i0">Rêve, pétrifiant de son regard d’abîme</span><br>
+      <span class="i8">Le mage aux essors inouïs,</span><br>
+      <span class="i0">Tout le groupe pensif des blêmes Zoroastres,</span><br>
+      <span class="i0">Les guetteurs de soleils et les espions d’astres,</span><br>
+      <span class="i8">Les effarés, les éblouis.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il semble à tout ce tas d’Œdipes qui frissonne</span><br>
+      <span class="i0">Que l’ouragan, clairon des nuages qui sonne,</span><br>
+      <span class="i8">La comète, horreur du voyant,</span><br>
+      <span class="i0">L’hiver, la mort, l’éclair, l’onde affreuse et vivante,</span><br>
+      <span class="i0">Tout ce que le mystère et l’ombre ont d’épouvante</span><br>
+      <span class="i8">Sorte de cet œil effrayant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_165">165</span>
+      <span class="i0">La nuit autour du sphinx roule tumultueuse.—</span><br>
+      <span class="i0">Si l’on pouvait lever sa patte monstrueuse,</span><br>
+      <span class="i8">Que contemplèrent tour à tour</span><br>
+      <span class="i0">Newton, l’esprit d’hier, et l’antique Mercure,</span><br>
+      <span class="i0">Sous la paume sinistre et sous la griffe obscure</span><br>
+      <span class="i8">On trouverait ce mot: Amour.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_167">167</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_14"><span class="small90">XXXV</span><br><br>
+  <span class="big140">LA-HAUT</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_169">169</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_14a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Un jour l’étoile vit la comète passer,</span><br>
+      <span class="i0">Rit, et, la regardant au gouffre s’enfoncer,</span><br>
+      <span class="i0">Cria:—La voyez-vous courir, la vagabonde?</span><br>
+      <span class="i0">Jadis, dans l’azur chaste où la sagesse abonde,</span><br>
+      <span class="i0">Elle était comme nous étoile vierge, ayant</span><br>
+      <span class="i0">Des paradis autour de son cœur flamboyant,</span><br>
+      <span class="i0">Et ses rayons, liant les sphères, freins et brides,</span><br>
+      <span class="i0">Faisaient tourner le vol des planètes splendides;</span><br>
+      <span class="i0">Rien n’égalait son nimbe auguste, et dans ses nœuds</span><br>
+      <span class="i0">Sa chevelure avait dix globes lumineux;</span><br>
+      <span class="i0">Elle était l’astre à qui tout un monde s’appuie.</span><br>
+      <span class="i0">Un jour, tout à coup, folle, ivre, elle s’est enfuie.</span><br>
+      <span class="i0">Un vertige l’a prise et l’a jetée au fond</span><br>
+      <span class="i0">Des chaos où Moloch avec Dieu se confond.</span><br>
+      <span class="i0">Quand elle en est sortie, elle était insensée;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_170">170</span>
+      <span class="i0">Elle n’a plus voulu suivre que sa pensée,</span><br>
+      <span class="i0">Sa furie, un instinct fougueux, torrentiel,</span><br>
+      <span class="i0">Mauvais, car l’équilibre est la vertu du ciel.</span><br>
+      <span class="i0">Devant elle, au hasard, elle s’en est allée;</span><br>
+      <span class="i0">Elle s’est dans l’abîme immense échevelée;</span><br>
+      <span class="i0">Elle a dit: Je me donne au gouffre, à volonté!</span><br>
+      <span class="i0">Je suis l’infatigable; il est l’illimité.</span><br>
+      <span class="i0">Elle a voulu chercher, trouver, sonder, connaître,</span><br>
+      <span class="i0">Voir les mondes enfants, tâcher d’en faire naître,</span><br>
+      <span class="i0">Aller jusqu’en leur lit provoquer les soleils,</span><br>
+      <span class="i0">Examiner comment les enfers sont vermeils,</span><br>
+      <span class="i0">Voir Satan, visiter cet astre en sa tanière,</span><br>
+      <span class="i0">L’approcher, lui passer la main dans la crinière,</span><br>
+      <span class="i0">Et lui dire: «Lion, je t’aime! Iblis, Mammon,</span><br>
+      <span class="i0">Prends-moi, je viens m’offrir, déesse, à toi démon!»</span><br>
+      <span class="i0">Elle s’est faite, ainsi que l’air, fuyante et souple;</span><br>
+      <span class="i0">Elle a voulu goûter l’âcre extase du couple,</span><br>
+      <span class="i0">Et sans cesse épouser des univers nouveaux;</span><br>
+      <span class="i0">Elle a voulu toucher les croupes des chevaux</span><br>
+      <span class="i0">De la foudre, et, parmi les bruits visionnaires,</span><br>
+      <span class="i0">Rôder dans l’écurie énorme des tonnerres;</span><br>
+      <span class="i0">Elle a mis de l’éclair dans sa fauve clarté;</span><br>
+      <span class="i0">Elle a tout violé par curiosité;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on sent, en voyant ses flamboiements funèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Que sa lumière s’est essuyée aux ténèbres.</span><br>
+      <span class="i0">Les soleils tour à tour l’ont. Elle a préféré</span><br>
+      <span class="i0">A la majesté fixe au haut du ciel sacré,</span><br>
+      <span class="i0">On ne sait quelle course, audacieuse, oblique,</span><br>
+      <span class="i0">Étrange; et maintenant elle est fille publique.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_171">171</span>
+      <span class="i0">Et la comète dit à l’étoile:—Vesta,</span><br>
+      <span class="i0">Tu te trompes. Je suis Vénus. Quand Dieu resta,</span><br>
+      <span class="i0">Après que le noir couple humain eut pris la fuite,</span><br>
+      <span class="i0">Seul dans le paradis, Satan lui dit: Ensuite?</span><br>
+      <span class="i0">Et Dieu vit que l’amour est un besoin qu’on a,</span><br>
+      <span class="i0">Et que sans lui le monde a froid; il m’ordonna</span><br>
+      <span class="i0">D’aller incendier le gouffre où tout commence,</span><br>
+      <span class="i0">Et Dieu mit la sagesse où tu vois la démence.</span><br>
+      <span class="i0">Depuis ce jour-là, j’erre et je vais en tous lieux</span><br>
+      <span class="i0">Rappeler à l’hymen les mondes oublieux.</span><br>
+      <span class="i0">J’illumine Uranus, je réchauffe Saturne,</span><br>
+      <span class="i0">Et je remets du feu dans les astres; mon urne</span><br>
+      <span class="i0">Reverse un flot d’aurore aux fontaines du jour;</span><br>
+      <span class="i0">Je suis la folle auguste ayant au front l’amour;</span><br>
+      <span class="i0">Je suis par les soleils formidables baisée;</span><br>
+      <span class="i0">Si je rencontre en route une lune épuisée,</span><br>
+      <span class="i0">Je la rallume, et l’ombre a ce flambeau de plus;</span><br>
+      <span class="i0">L’océan étoilé me roule en ses reflux;</span><br>
+      <span class="i0">Sur tous les globes, nés au fond des étendues,</span><br>
+      <span class="i0">Il est de sombres mers que je gonfle éperdues;</span><br>
+      <span class="i0">J’éveille du chaos le rut démesuré;</span><br>
+      <span class="i0">Voici l’épouse en feu qui vient! l’astre effaré</span><br>
+      <span class="i0">Regarde à son zénith, à travers la nuée,</span><br>
+      <span class="i0">L’impudeur de ma robe immense dénouée;</span><br>
+      <span class="i0">De mes accouplements l’espace est ébloui;</span><br>
+      <span class="i0">Dès qu’un gouffre me veut, j’accours et je dis: Oui!</span><br>
+      <span class="i0">Je passe d’Allioth à Sirius; ma bouche</span><br>
+      <span class="i0">Se colle au triple front d’Aldebaran farouche;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_172">172</span>
+      <span class="i0">Et je me prostitue à l’infini, sachant</span><br>
+      <span class="i0">Que je suis la semence et que l’ombre est le champ;</span><br>
+      <span class="i0">De là des mondes; Dieu m’approuve quand j’ébauche</span><br>
+      <span class="i0">Une création que tu nommes débauche.</span><br>
+      <span class="i0">Celle qui lie entre eux les univers, c’est moi;</span><br>
+      <span class="i0">Sans moi, l’isolement hideux serait la loi;</span><br>
+      <span class="i0">Étoiles, on verrait de monstrueux désastres;</span><br>
+      <span class="i0">L’infini subirait l’égoïsme des astres;</span><br>
+      <span class="i0">Partout la nuit, la mort et le deuil, augmentés</span><br>
+      <span class="i0">Par la farouche horreur de vos virginités.</span><br>
+      <span class="i0">J’empêche l’effrayant célibat de l’abîme.</span><br>
+      <span class="i0">Je suis du pouls divin le battement sublime;</span><br>
+      <span class="i0">Mon trajet, à la fois idéal et réel,</span><br>
+      <span class="i0">Marque l’artère énorme et profonde du ciel;</span><br>
+      <span class="i0">Vous êtes la lumière et moi je suis la flamme;</span><br>
+      <span class="i0">Dieu me fit de son cœur et vous fit de son âme;</span><br>
+      <span class="i0">O mes sœurs, nous versons toutes de la clarté,</span><br>
+      <span class="i0">Étant, vous l’harmonie, et moi la liberté.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_173">173</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_15"><span class="small90">XXXVI</span><br><br>
+  <span class="big140">LE GROUPE DES IDYLLES</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_175">175</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_15a">&nbsp;</h3>
+  <h4 id="ch_15a1">I<br>
+  <span class="smcap">ORPHÉE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">J’atteste Tanaïs, le noir fleuve aux six urnes,</span><br>
+      <span class="i0">Et Zeus qui fait traîner sur les grands chars nocturnes</span><br>
+      <span class="i0">Rhéa par des taureaux et Nyx par des chevaux,</span><br>
+      <span class="i0">Et les anciens géants et les hommes nouveaux,</span><br>
+      <span class="i0">Pluton qui nous dévore, Uranus qui nous crée,</span><br>
+      <span class="i0">Que j’adore une femme et qu’elle m’est sacrée.</span><br>
+      <span class="i0">Le monstre aux cheveux bleus, Poséidon, m’entend;</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il m’exauce. Je suis l’âme humaine chantant,</span><br>
+      <span class="i0">Et j’aime. L’ombre immense est pleine de nuées,</span><br>
+      <span class="i0">La large pluie abonde aux feuilles remuées,</span><br>
+      <span class="i0">Borée émeut les bois, Zéphyre émeut les blés,</span><br>
+      <span class="i0">Ainsi nos cœurs profonds sont par l’amour troublés.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_176">176</span>
+      <span class="i0">J’aimerai cette femme appelée Eurydice,</span><br>
+      <span class="i0">Toujours, partout! Sinon que le ciel me maudisse,</span><br>
+      <span class="i0">Et maudisse la fleur naissante et l’épi mûr!</span><br>
+      <span class="i0">Ne tracez pas de mots magiques sur le mur.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a2">II<br>
+  <span class="smcap">SALOMON</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je suis le roi qu’emplit la puissance sinistre;</span><br>
+      <span class="i0">Je fais bâtir le temple et raser les cités;</span><br>
+      <span class="i0">Hiram mon architecte et Charos mon ministre</span><br>
+      <span class="i8">Rêvent à mes côtés;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’un étant ma truelle et l’autre étant mon glaive,</span><br>
+      <span class="i0">Je les laisse songer et ce qu’ils font est bien;</span><br>
+      <span class="i0">Mon souffle monte au ciel plus haut que ne s’élève</span><br>
+      <span class="i8">L’ouragan libyen;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dieu même en est parfois remué. Fils d’un crime,</span><br>
+      <span class="i0">J’ai la sagesse énorme et sombre; et le démon</span><br>
+      <span class="i0">Prendrait, entre le ciel suprême et son abîme,</span><br>
+      <span class="i8">Pour juge Salomon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_177">177</span>
+      <span class="i0">C’est moi qui fais trembler et c’est moi qui fais croire;</span><br>
+      <span class="i0">Conquérant on m’admire, et, pontife, on me suit;</span><br>
+      <span class="i0">Roi, j’accable ici-bas les hommes par la gloire,</span><br>
+      <span class="i8">Et, prêtre, par la nuit;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">J’ai vu la vision des festins et des coupes</span><br>
+      <span class="i0">Et le doigt écrivant Mané Thécel Pharès,</span><br>
+      <span class="i0">Et la guerre, les chars, les clairons, et les croupes</span><br>
+      <span class="i8">Des chevaux effarés;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je suis grand; je ressemble à l’idole morose;</span><br>
+      <span class="i0">Je suis mystérieux comme un jardin fermé;</span><br>
+      <span class="i0">Pourtant, quoique je sois plus puissant que la rose</span><br>
+      <span class="i8">N’est belle au mois de mai,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">On peut me retirer mon sceptre d’or qui brille,</span><br>
+      <span class="i0">Et mon trône, et l’archer qui veille sur ma tour,</span><br>
+      <span class="i0">Mais on n’ôtera pas, ô douce jeune fille,</span><br>
+      <span class="i8">De mon âme l’amour;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">On n’en ôtera pas l’amour, ô vierge blonde</span><br>
+      <span class="i0">Qui comme une lueur te mires dans les eaux,</span><br>
+      <span class="i0">Pas plus qu’on n’ôtera de la forêt profonde</span><br>
+      <span class="i8">La chanson des oiseaux.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_178">178</span>
+  <h4 id="ch_15a3">III<br>
+  <span class="smcap">ARCHILOQUE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le pilote connaît la figure secrète</span><br>
+      <span class="i0">Du fond de la mer sombre entre Zante et la Crète,</span><br>
+      <span class="i0">Le sage médecin connaît le mal qu’on a,</span><br>
+      <span class="i0">Le luthier, par la muse instruit, sait qu’Athana</span><br>
+      <span class="i0">A fait la flûte droite et Pan la flûte oblique;</span><br>
+      <span class="i0">Moi, je ne sais qu’aimer. Tout ce qu’un mage explique</span><br>
+      <span class="i0">En regardant un astre à travers des cyprès,</span><br>
+      <span class="i0">Dans les bois d’Éleusis la nuit, n’est rien auprès</span><br>
+      <span class="i0">De ce que je devine en regardant Stellyre.</span><br>
+      <span class="i0">Stellyre est belle. Ayez pitié de mon délire,</span><br>
+      <span class="i0">Dieux immortels! je suis en proie à sa beauté.</span><br>
+      <span class="i0">Sans elle je serais l’Archiloque irrité,</span><br>
+      <span class="i0">Mais elle m’attendrit. Muses, Stellyre est douce.</span><br>
+      <span class="i0">Pour que l’agneau la broute il faut que l’herbe pousse,</span><br>
+      <span class="i0">Et que l’adolescent croisse pour être aimé.</span><br>
+      <span class="i0">Par l’immense Vénus le monde est parfumé;</span><br>
+      <span class="i0">L’amour fait pardonner à l’Olympe la foudre;</span><br>
+      <span class="i0">L’Océan en créant Cypris voulut s’absoudre,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’homme adore, au bord du gouffre horrible et vain,</span><br>
+      <span class="i0">La tempête achevée en sourire divin.</span><br>
+      <span class="i0">Stellyre a la gaîté du nid chantant dans l’arbre.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_179">179</span>
+      <span class="i0">Moi qui suis de Paros, je me connais en marbre,</span><br>
+      <span class="i0">Elle est blanche, et pourtant femme comme Aglaura</span><br>
+      <span class="i0">Et Glycère; et, rêveur, je sais qu’elle mourra.</span><br>
+      <span class="i0">Tout finit par finir, hélas, même les roses!</span><br>
+      <span class="i0">Quoique Stellyre, ô dieux, ressemble aux fleurs écloses</span><br>
+      <span class="i0">A l’aurore, en avril, dans les joncs des étangs,</span><br>
+      <span class="i0">Faites, dieux immortels, qu’elle vive longtemps,</span><br>
+      <span class="i0">Car il sort de cette âme une clarté sereine;</span><br>
+      <span class="i0">Je la veux pour esclave, et je la veux pour reine;</span><br>
+      <span class="i0">Je suis un cœur dompté par elle, et qui consent;</span><br>
+      <span class="i0">Et ma haine est changée en amour. O passant,</span><br>
+      <span class="i0">Sache que la chanson que voici fut écrite</span><br>
+      <span class="i0">Quand Hipparque chassa d’Athène Onomacrite</span><br>
+      <span class="i0">Parce qu’il parlait bas à des dieux infernaux</span><br>
+      <span class="i0">Pour faire submerger l’archipel de Lemnos.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a4">IV<br>
+  <span class="smcap">ARISTOPHANE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les jeunes filles vont et viennent sous les saules;</span><br>
+      <span class="i0">Leur chevelure cache et montre leurs épaules;</span><br>
+      <span class="i0">L’amphore sur leur front ne les empêche pas,</span><br>
+      <span class="i0">Quand Ménalque apparaît, de ralentir leur pas,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_180">180</span>
+      <span class="i0">Et de dire: Salut, Ménalque! et la feuillée,</span><br>
+      <span class="i0">Par le rire moqueur des oiseaux réveillée,</span><br>
+      <span class="i0">Assiste à la rencontre ardente des amants;</span><br>
+      <span class="i0">Tant de baisers sont pris sous les rameaux charmants</span><br>
+      <span class="i0">Que l’amphore au logis arrive à moitié vide.</span><br>
+      <span class="i0">L’aïeule, inattentive au fil qu’elle dévide,</span><br>
+      <span class="i0">Gronde: Qu’as-tu donc fait, qui donc t’a pris la main,</span><br>
+      <span class="i0">Que l’eau s’est répandue ainsi sur le chemin?</span><br>
+      <span class="i0">La jeune fille dit: Je ne sais pas; et songe.</span><br>
+      <span class="i0">A l’heure où dans les champs l’ombre des monts s’allonge,</span><br>
+      <span class="i0">Le soir, quand on entend des bruits de chars lointains,</span><br>
+      <span class="i0">Il est bon de songer aux orageux destins</span><br>
+      <span class="i0">Et de se préparer aux choses de la vie;</span><br>
+      <span class="i0">C’est par le peu qu’il sait, par le peu qu’il envie,</span><br>
+      <span class="i0">Que l’homme est sage. Aimons. Le printemps est divin;</span><br>
+      <span class="i0">Nous nous sentons troublés par les fleurs du ravin,</span><br>
+      <span class="i0">Par l’indulgent avril, par les nids peu moroses,</span><br>
+      <span class="i0">Par l’offre de la mousse et le parfum des roses,</span><br>
+      <span class="i0">Et par l’obscurité des sentiers dans les bois.</span><br>
+      <span class="i0">Les femmes au logis rentrent, mêlant leurs voix,</span><br>
+      <span class="i0">Et plus d’une à causer sous les portes s’attarde.</span><br>
+      <span class="i0">Femme, qui parles mal de ton mari, prends garde,</span><br>
+      <span class="i0">Car ton petit enfant te regarde étonné.</span><br>
+      <span class="i0">Muses, vénérons Pan, de lierre couronné.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_181">181</span>
+  <h4 id="ch_15a5">V<br>
+  <span class="smcap">ASCLÉPIADE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Vous qui marchez, tournant vos têtes inquiètes,</span><br>
+      <span class="i0">Songez-y, le dieu Pan sait toujours où vous êtes.</span><br>
+      <span class="i0">Amants, si vous avez des raisons pour ne pas</span><br>
+      <span class="i0">Laisser voir quelle est l’ombre où se perdent vos pas,</span><br>
+      <span class="i0">Vous êtes mal cachés dans ce bois, prenez garde;</span><br>
+      <span class="i0">La tremblante forêt songe, écoute et regarde;</span><br>
+      <span class="i0">A tout ce hallier noir vous donnez le frisson;</span><br>
+      <span class="i0">Craignez que vos baisers ne troublent le buisson,</span><br>
+      <span class="i0">Craignez le tremblement confus des branches d’arbre;</span><br>
+      <span class="i0">La nature est une âme, elle n’est pas de marbre;</span><br>
+      <span class="i0">L’obscur souffle inconnu qui dans ce demi-jour</span><br>
+      <span class="i0">Passe, et que vous prenez pour le vent, c’est l’amour;</span><br>
+      <span class="i0">Et vous êtes la goutte et le monde est le vase,</span><br>
+      <span class="i0">Amants, votre soupir fait déborder l’extase;</span><br>
+      <span class="i0">Au-dessus de vos fronts les rameaux frémissants</span><br>
+      <span class="i0">Mêlent leurs bruits, leurs voix, leurs parfums, leur encens;</span><br>
+      <span class="i0">L’émotion au bois profond se communique,</span><br>
+      <span class="i0">Et la fauve dryade agite sa tunique.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_182">182</span>
+  <h4 id="ch_15a6">VI<br>
+  <span class="smcap">THÉOCRITE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O belle, crains l’Amour, le plus petit des dieux,</span><br>
+      <span class="i0">Et le plus grand; il est fatal et radieux;</span><br>
+      <span class="i0">Sa pensée est farouche et sa parole est douce;</span><br>
+      <span class="i0">On le trouve parfois accroupi dans la mousse,</span><br>
+      <span class="i0">Terrible et souriant, jouant avec les fleurs;</span><br>
+      <span class="i0">Il ne croit pas un mot de ce qu’il dit; les pleurs</span><br>
+      <span class="i0">Et les cris sont mêlés à son bonheur tragique;</span><br>
+      <span class="i0">Maïa fit la prairie, il fait la géorgique;</span><br>
+      <span class="i0">L’Amour en tout temps pleure, et triomphe en tout lieu;</span><br>
+      <span class="i0">La femme est confiante aux baisers de ce dieu,</span><br>
+      <span class="i0">Car ils ne piquent pas, sa lèvre étant imberbe.</span><br>
+      <span class="i0">—Tu vas mouiller ta robe à cette heure dans l’herbe,</span><br>
+      <span class="i0">Lyda, pourquoi vas-tu dans les champs si matin?</span><br>
+      <span class="i0">Lyda répond:—Je cède au ténébreux destin,</span><br>
+      <span class="i0">J’aime, et je vais guetter Damœtas au passage,</span><br>
+      <span class="i0">Et je l’attends encor le soir, étant peu sage,</span><br>
+      <span class="i0">Quand il fait presque nuit dans l’orme et le bouleau,</span><br>
+      <span class="i0">Quand la nymphe aux yeux verts danse au milieu de l’eau.</span><br>
+      <span class="i0">—Lyda, fuis Damœtas!—Je l’adore et je tremble.</span><br>
+      <span class="i0">Je ne puis lui donner toutes les fleurs ensemble,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_183">183</span>
+      <span class="i0">Car l’une vient l’automne et l’autre vient l’été;</span><br>
+      <span class="i0">Mais je l’aime.—Lyda, Lyda, crains Astarté.</span><br>
+      <span class="i0">Cache ton cœur en proie à la sombre chimère.</span><br>
+      <span class="i0">Il ne faut raconter ses amours qu’à sa mère</span><br>
+      <span class="i0">A l’heure matinale où le croissant pâlit,</span><br>
+      <span class="i0">Quand elle se réveille en riant dans son lit.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a7">VII<br>
+  <span class="smcap">BION</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Allons-nous-en rêveurs dans la forêt lascive.</span><br>
+      <span class="i0">L’amour est une mer dont la femme est la rive,</span><br>
+      <span class="i0">Les saintes lois d’en haut font à ses pieds vainqueurs</span><br>
+      <span class="i0">Mourir le grand baiser des gouffres et des cœurs.</span><br>
+      <span class="i0">Viens, la forêt s’ajoute à l’âme, et Cythérée</span><br>
+      <span class="i0">Devient fauve et terrible en cette horreur sacrée;</span><br>
+      <span class="i0">Viens, nous nous confierons aux bois insidieux,</span><br>
+      <span class="i0">Et nous nous aimerons à la façon des dieux;</span><br>
+      <span class="i0">Il faut que l’empyrée aux voluptés se mêle,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’aigle, la colombe étant sa sœur jumelle,</span><br>
+      <span class="i0">S’envole volontiers du côté des amants.</span><br>
+      <span class="i0">Les cœurs sont le miroir obscur des firmaments;</span><br>
+      <span class="i0">Toutes nos passions reflètent les étoiles.</span><br>
+      <span class="i0">Par le déchirement magnifique des voiles</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_184">184</span>
+      <span class="i0">La nature constate et prouve l’unité;</span><br>
+      <span class="i0">Le rayon c’est l’amour, l’astre c’est la beauté.</span><br>
+      <span class="i0">Hyménée! Hyménée! allons sous les grands chênes.</span><br>
+      <span class="i0">O belle, je te tiens, parce que tu m’enchaînes,</span><br>
+      <span class="i0">Et tu m’as tellement dans tes nœuds enchantés</span><br>
+      <span class="i0">Lié, saisi, que j’ai toutes les libertés;</span><br>
+      <span class="i0">Je les prends; tu ne peux t’en plaindre, en étant cause.</span><br>
+      <span class="i0">Si le zéphyr te fâche, alors ne sois plus rose.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a8">VIII<br>
+  <span class="smcap">MOSCHUS</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O nymphes, baignez-vous à la source des bois.</span><br>
+      <span class="i0">Le hallier, bien qu’il soit rempli de sombres voix,</span><br>
+      <span class="i0">Quoiqu’il ait des rochers où l’aigle fait son aire,</span><br>
+      <span class="i0">N’est jamais envahi par l’ombre qui s’accroît</span><br>
+      <span class="i0">Au point d’être sinistre et de n’avoir plus droit</span><br>
+      <span class="i8">A la nudité de Néère.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Néère est belle, douce et pure, et transparaît</span><br>
+      <span class="i0">Blanche, à travers l’horreur de la noire forêt;</span><br>
+      <span class="i0">Un essaim rôde et parle aux fleurs de la vallée,</span><br>
+      <span class="i0">Un écho dialogue avec l’écho voisin,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_185">185</span>
+      <span class="i0">Qu’est-ce que dit l’écho? qu’est-ce que dit l’essaim?</span><br>
+      <span class="i8">Qu’étant nue, elle est étoilée!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Car l’éblouissement des astres est sur toi</span><br>
+      <span class="i0">Quand tu te baignes, chaste, avec ce vague effroi</span><br>
+      <span class="i0">Que toujours la beauté mêle à sa hardiesse,</span><br>
+      <span class="i0">Sous l’arbre où l’œil du faune ardent te cherchera.</span><br>
+      <span class="i0">Tu sais bien que montrer la femme, ô Néèra,</span><br>
+      <span class="i8">C’est aussi montrer la déesse.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Moi, quoique par les rois l’homme soit assombri,</span><br>
+      <span class="i0">Je construis au-dessus de ma tête un abri</span><br>
+      <span class="i0">Avec des branches d’orme et des branches d’yeuse;</span><br>
+      <span class="i0">J’aime les prés, les bois, le vent jamais captif,</span><br>
+      <span class="i0">Néère et Phyllodoce, et je suis attentif</span><br>
+      <span class="i8">A l’idylle mélodieuse.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Parce que, dans cette ombre où parfois nous dormons,</span><br>
+      <span class="i0">De lointains coups de foudre errent de monts en monts,</span><br>
+      <span class="i0">Parce que tout est plein d’éclairs visionnaires,</span><br>
+      <span class="i0">Parce que le ciel gronde, est-il donc en marchant</span><br>
+      <span class="i0">Défendu de rêver, et d’écouter le chant</span><br>
+      <span class="i8">D’une flûte entre deux tonnerres?</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_186">186</span>
+  <h4 id="ch_15a9">IX<br>
+  <span class="smcap">VIRGILE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Déesses, ouvrez-moi l’Hélicon maintenant.</span><br>
+      <span class="i0">O bergers, le hallier sauvage est surprenant;</span><br>
+      <span class="i0">On y distingue au loin de confuses descentes</span><br>
+      <span class="i0">D’hommes ailés, mêlés à des nymphes dansantes;</span><br>
+      <span class="i0">Des clartés en chantant passent, et je les suis.</span><br>
+      <span class="i0">Les bois me laissent faire et savent qui je suis.</span><br>
+      <span class="i0">O pasteurs, j’ai Mantoue et j’aurai Parthénope;</span><br>
+      <span class="i0">Comme le taureau-dieu pressé du pied d’Europe,</span><br>
+      <span class="i0">Mon vers, tout parfumé de roses et de lys,</span><br>
+      <span class="i0">A l’empreinte du frais talon d’Amaryllis;</span><br>
+      <span class="i0">Les filles aux yeux bleus courent dans mes églogues;</span><br>
+      <span class="i0">Bacchus avec ses lynx, Diane avec ses dogues,</span><br>
+      <span class="i0">Errent, sans déranger une branche, à travers</span><br>
+      <span class="i0">Mes poèmes, et Faune est dans mes antres verts.</span><br>
+      <span class="i0">Quel qu’il soit, et fût-il consul, fût-il édile,</span><br>
+      <span class="i0">Le passant ne pourra rencontrer mon idylle</span><br>
+      <span class="i0">Sans trouble, et, tout à coup, voyant devant ses pas</span><br>
+      <span class="i0">Une pomme rouler et fuir, ne saura pas</span><br>
+      <span class="i0">Si dans votre épaisseur sacrée elle est jetée,</span><br>
+      <span class="i0">Forêts, pour Atalante, ou bien pour Galatée.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_187">187</span>
+      <span class="i0">Mes vers seront si purs qu’après les avoir lus</span><br>
+      <span class="i0">Lycoris ne pourra que sourire à Gallus.</span><br>
+      <span class="i0">La forêt où je chante est charmante et superbe;</span><br>
+      <span class="i0">Je veux qu’un divin songe y soit couché dans l’herbe,</span><br>
+      <span class="i0">Et que l’homme et la femme, ayant mon âme entre eux,</span><br>
+      <span class="i0">S’ils entrent dans l’églogue en sortent amoureux.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a10">X<br>
+  <span class="smcap">CATULLE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Que faire au mois d’avril à moins de s’adorer?</span><br>
+      <span class="i0">Viens, nous allons songer, viens, nous allons errer.</span><br>
+      <span class="i0">Laissons Plaute à Chloé prouver qu’il la désire</span><br>
+      <span class="i0">Par un triple collier de corail de Corcyre;</span><br>
+      <span class="i0">Laissons Psellas charmer Fuscus par ses grands yeux,</span><br>
+      <span class="i0">Et par l’âpre douceur d’un chant mystérieux;</span><br>
+      <span class="i0">Laissons César dompter la fortune changeante,</span><br>
+      <span class="i0">Mettre un mors à l’équestre et sauvage Agrigente,</span><br>
+      <span class="i0">Au numide, à l’ibère, au scythe hasardeux;</span><br>
+      <span class="i0">Ayons le doux souci d’être seuls tous les deux.</span><br>
+      <span class="i0">Nous avons à nous l’air, le ciel, l’ombre, l’espace.</span><br>
+      <span class="i0">Nous ferons arrêter le muletier qui passe,</span><br>
+      <span class="i0">Nous boirons dans son outre un peu de vin sabin;</span><br>
+      <span class="i0">Et le soir, quand la lune, éclairant dans leur bain</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_188">188</span>
+      <span class="i0">Le faune et la naïade indistincte, se lève,</span><br>
+      <span class="i0">Nous chercherons un lit pour finir notre rêve,</span><br>
+      <span class="i0">Une mousse cachée au fond du hallier noir.</span><br>
+      <span class="i0">O belle, rien n’existe ici-bas que l’espoir,</span><br>
+      <span class="i0">Rien n’est sûr que l’hymen, rien n’est vrai que la joie;</span><br>
+      <span class="i0">L’amour est le vautour et nos cœurs sont la proie.</span><br>
+      <span class="i0">Quand, ainsi qu’y monta jadis la nymphe Hellé,</span><br>
+      <span class="i0">Une femme apparaît sur l’olympe étoilé,</span><br>
+      <span class="i0">Les dieux donnent de tels baisers à ses épaules,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’une lueur subite éclaire les deux pôles,</span><br>
+      <span class="i0">Et la terre comprend qu’en ce ciel redouté</span><br>
+      <span class="i0">L’humanité s’accouple à la divinité.</span><br>
+      <span class="i0">Aimons. Allons aux bois où chantent les fauvettes.</span><br>
+      <span class="i0">Il faut vivre et sourire, il faut que tu revêtes</span><br>
+      <span class="i0">Cette robe d’azur qu’on nomme le bonheur.</span><br>
+      <span class="i0">L’Amour est un divin et tendre empoisonneur,</span><br>
+      <span class="i0">Laissons ce charmant traître approcher de nos bouches</span><br>
+      <span class="i0">Sa coupe où nous boirons les extases farouches</span><br>
+      <span class="i0">Et le sombre nectar des baisers éperdus.</span><br>
+      <span class="i0">Les cœurs sont insensés et les cieux leur sont dus;</span><br>
+      <span class="i0">Car la démence auguste et profonde des âmes</span><br>
+      <span class="i0">Met dans l’homme une étoile, et quand nous nous aimâmes</span><br>
+      <span class="i0">Nous nous sentîmes pleins de rayons infinis,</span><br>
+      <span class="i0">Et tu devins Vénus et je fus Adonis.</span><br>
+      <span class="i0">Le tremblement sacré des branches dans l’aurore</span><br>
+      <span class="i0">Conseille aux cœurs d’aimer, conseille aux nids d’éclore.</span><br>
+      <span class="i0">Il faut craindre et vouloir, chercher les prés fleuris</span><br>
+      <span class="i0">Et rêver, et s’enfuir, mais afin d’être pris.</span><br>
+      <span class="i0">Adorons-nous. Ainsi je médite et je chante.</span><br>
+      <span class="i0">Je songe à ta pudeur souveraine et touchante,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_189">189</span>
+      <span class="i0">Je regarde attendri l’antre où tu me cédas;</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que, fatiguée à suivre nos soldats,</span><br>
+      <span class="i0">La Victoire, au-dessus de nous, dans la nuée,</span><br>
+      <span class="i0">Rattache sa sandale, un instant dénouée.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a11">XI<br>
+  <span class="smcap">LONGUS</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Chloé nue éblouit la forêt doucement;</span><br>
+      <span class="i0">Elle rit, l’innocence étant un vêtement;</span><br>
+      <span class="i0">Elle est nue, et s’y plaît; elle est belle, et l’ignore.</span><br>
+      <span class="i0">Elle ressemble à tous les songes qu’on adore;</span><br>
+      <span class="i0">Le lys blanc la regarde et n’a point l’air fâché;</span><br>
+      <span class="i0">La nuit croit voir Vénus, l’aube croit voir Psyché.</span><br>
+      <span class="i0">Le printemps est un tendre et farouche mystère;</span><br>
+      <span class="i0">On sent flotter dans l’air la faute involontaire</span><br>
+      <span class="i0">Qui se pose, au doux bruit du vent et du ruisseau,</span><br>
+      <span class="i0">Dans les âmes ainsi que dans les bois l’oiseau.</span><br>
+      <span class="i0">Séve! hymen! le printemps vient, et prend la nature</span><br>
+      <span class="i0">Par surprise, et, divin, apporte l’aventure</span><br>
+      <span class="i0">De l’amour aux forêts, aux fleurs, aux cœurs. Aimez.</span><br>
+      <span class="i0">Dans la source apparaît la nymphe aux doigts palmés,</span><br>
+      <span class="i0">Dans l’arbre la dryade et dans l’homme le faune;</span><br>
+      <span class="i0">Le baiser envolé fait aux bouches l’aumône.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_190">190</span>
+  <h4 id="ch_15a12">XII<br>
+  <span class="smcap">DANTE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Thalès n’était pas loin de croire que le vent</span><br>
+      <span class="i0">Et l’onde avaient créé les femmes; et, devant</span><br>
+      <span class="i0">Phellas, fille des champs, bien qu’il fût de la ville,</span><br>
+      <span class="i0">Ménandre n’était point parfaitement tranquille;</span><br>
+      <span class="i0">Moschus ne savait pas au juste ce que c’est</span><br>
+      <span class="i0">Que la femme, et tremblait quand Glycère passait;</span><br>
+      <span class="i0">Anaxagore, ayant l’inconnu pour étude,</span><br>
+      <span class="i0">Regardait une vierge avec inquiétude;</span><br>
+      <span class="i0">Virgile méditait sur Lycoris; Platon</span><br>
+      <span class="i0">Dénonçait à Paphos l’odeur du Phlégéton;</span><br>
+      <span class="i0">Plaute évitait Lydé; c’est que ces anciens hommes</span><br>
+      <span class="i0">Redoutaient vaguement la planète où nous sommes;</span><br>
+      <span class="i0">Agd et Tellus étaient des femelles pour eux;</span><br>
+      <span class="i0">Ils craignaient le travail perfide et ténébreux</span><br>
+      <span class="i0">Des parfums, des rayons, des souffles et des séves.</span><br>
+      <span class="i0">Les femmes après tout sont peut-être des rêves;</span><br>
+      <span class="i0">Quelle âme ont-elles? Nul ne peut savoir quel dieu</span><br>
+      <span class="i0">Ou quel démon sourit dans la nuit d’un œil bleu;</span><br>
+      <span class="i0">Nul ne sait, dans la vie immense enchevêtrée,</span><br>
+      <span class="i0">Si l’antre où rêve Pan, l’herbe où se couche Astrée,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_191">191</span>
+      <span class="i0">Si la roche au profil pensif, si le zéphyr,</span><br>
+      <span class="i0">Si toute une forêt acharnée à trahir,</span><br>
+      <span class="i0">A force d’horreur, d’ombre, et d’aube, et de jeunesse,</span><br>
+      <span class="i0">Ne peut transfigurer en femme une faunesse;</span><br>
+      <span class="i0">Dans tout ils croyaient voir quelque spectre caché</span><br>
+      <span class="i0">Poindre, et Démogorgon s’ajoutait à Psyché.</span><br>
+      <span class="i0">Ces sages d’autrefois se tenaient sur leurs gardes.</span><br>
+      <span class="i0">La possibilité des méduses hagardes</span><br>
+      <span class="i0">Surgissant tout à coup, les rendait attentifs;</span><br>
+      <span class="i0">De la sombre nature ils se sentaient captifs;</span><br>
+      <span class="i0">Perse reconnaissait dans Églé, la bouffonne</span><br>
+      <span class="i0">Qui se barbouille avec des mûres, Tisiphone;</span><br>
+      <span class="i0">Et plusieurs s’attendaient à voir subitement</span><br>
+      <span class="i0">Transparaître Érynnis sous le masque charmant</span><br>
+      <span class="i0">De la naïve Aglaure ou d’Iphis la rieuse;</span><br>
+      <span class="i0">Tant la terre pour eux était mystérieuse.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a13">XIII<br>
+  <span class="smcap">PÉTRARQUE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Elle n’est plus ici; cependant je la vois</span><br>
+      <span class="i0">La nuit au fond des cieux, le jour au fond des bois!</span><br>
+      <span class="i0">Qu’est-ce que l’œil de chair auprès de l’œil de l’âme?</span><br>
+      <span class="i0">On est triste; on n’a pas près de soi cette femme,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_192">192</span>
+      <span class="i0">On est dans l’ombre; eh bien, cette ombre aide à la voir,</span><br>
+      <span class="i0">Car l’étoile apparaît surtout dans le ciel noir.</span><br>
+      <span class="i0">Je vois ma mère morte, et je te vois absente,</span><br>
+      <span class="i0">O Laure! Où donc es-tu? Là-bas, éblouissante.</span><br>
+      <span class="i0">Je t’aime, je te vois. Sois là, ne sois pas là,</span><br>
+      <span class="i0">Je te vois. Tout n’est rien si tout n’est pas cela,</span><br>
+      <span class="i0">Aimer. Aimer suffit; pas d’autre stratagème</span><br>
+      <span class="i0">Pour être égal aux dieux que ce mot charmant: J’aime.</span><br>
+      <span class="i0">L’amour nous fait des dons au-dessus de nos sens,</span><br>
+      <span class="i0">Laure, et le plus divin, c’est de nous voir absents;</span><br>
+      <span class="i0">C’est de t’avoir, après que tu t’es exilée;</span><br>
+      <span class="i0">C’est de revoir partout ta lumière envolée!</span><br>
+      <span class="i0">Je demande: Es-tu là, doux être évanoui?</span><br>
+      <span class="i0">La prunelle dit: Non, mais l’âme répond: Oui.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a14">XIV<br>
+  <span class="smcap">RONSARD</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’est fort juste, tu veux commander en cédant;</span><br>
+      <span class="i0">Viens, ne crains rien; je suis éperdu, mais prudent;</span><br>
+      <span class="i0">Suis-moi; c’est le talent d’un amant point rebelle</span><br>
+      <span class="i0">De conduire au milieu des forêts une belle,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_193">193</span>
+      <span class="i0">D’être ardent et discret, et d’étouffer sa voix</span><br>
+      <span class="i0">Dans le chuchotement mystérieux des bois.</span><br>
+      <span class="i0">Aimons-nous au-dessous du murmure des feuilles;</span><br>
+      <span class="i0">Viens, je veux qu’en ce lieu voilé tu te recueilles,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’il reste au gazon par ta langueur choisi</span><br>
+      <span class="i0">Je ne sais quel parfum de ton passage ici;</span><br>
+      <span class="i0">Laissons des souvenirs à cette solitude.</span><br>
+      <span class="i0">Si tu prends quelque molle et sereine attitude,</span><br>
+      <span class="i0">Si nous nous querellons, si nous faisons la paix,</span><br>
+      <span class="i0">Et si tu me souris sous les arbres épais,</span><br>
+      <span class="i0">Ce lieu sera sacré pour les nymphes obscures;</span><br>
+      <span class="i0">Et le soir, quand luiront les divins Dioscures,</span><br>
+      <span class="i0">Ces sauvages halliers sentiront ton baiser</span><br>
+      <span class="i0">Flotter sur eux dans l’ombre et les apprivoiser;</span><br>
+      <span class="i0">Les arbres entendront des appels plus fidèles,</span><br>
+      <span class="i0">De petits cœurs battront sous de petites ailes,</span><br>
+      <span class="i0">Et les oiseaux croiront que c’est toi qui bénis</span><br>
+      <span class="i0">Leurs amours et la fête adorable des nids.</span><br>
+      <span class="i0">C’est pourquoi, belle, il faut qu’en ce vallon tu rêves.</span><br>
+      <span class="i0">Et je rends grâce à Dieu, car il fit plusieurs Èves,</span><br>
+      <span class="i0">Une aux longs cheveux d’or, une autre au sein bruni,</span><br>
+      <span class="i0">Une gaie, une tendre, et, quand il eut fini,</span><br>
+      <span class="i0">Ce Dieu, qui crée au fond toujours les mêmes choses,</span><br>
+      <span class="i0">Avec ce qui restait des femmes, fit les roses.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_194">194</span>
+  <h4 id="ch_15a15">XV<br>
+  <span class="smcap">SHAKESPEARE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O doux être, fidèle et cependant ailé,</span><br>
+      <span class="i0">Ange et femme, est-il vrai que tu t’en sois allé?</span><br>
+      <span class="i0">Pour l’âme, la lueur inexprimable reste;</span><br>
+      <span class="i0">L’âme ne perd jamais de vue un front céleste;</span><br>
+      <span class="i0">Et quiconque est aimé devient céleste. Hélas,</span><br>
+      <span class="i0">L’absence est dure, mais le cœur noir, l’esprit las</span><br>
+      <span class="i0">Sont consolés par l’âme, invincible voyante.</span><br>
+      <span class="i0">L’éclair est passager, la nuée est fuyante,</span><br>
+      <span class="i0">Mais l’être aimé ne peut s’éclipser. Je te vois,</span><br>
+      <span class="i0">Je sens presque ta main, j’entends presque ta voix.</span><br>
+      <span class="i0">Oui, loin de toi je vis comme on vit dans un songe;</span><br>
+      <span class="i0">Ce que je touche est larve, apparence, mensonge;</span><br>
+      <span class="i0">J’aperçois ton sourire à travers l’infini;</span><br>
+      <span class="i0">Et, sans savoir pourquoi, disant: Suis-je puni?</span><br>
+      <span class="i0">Je pleure vaguement si loin de moi tu souffres.</span><br>
+      <span class="i0">La nature ignorée et sainte a de ces gouffres</span><br>
+      <span class="i0">Où le visionnaire est voisin du réel;</span><br>
+      <span class="i0">Ainsi la lune est presque un spectre dans le ciel;</span><br>
+      <span class="i0">Ainsi tout dans les bois en fantôme s’achève;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_195">195</span>
+      <span class="i0">Ainsi c’est presque au fond d’un abîme et d’un rêve</span><br>
+      <span class="i0">Qu’un rossignol est triste et qu’un merle est rieur.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quel mystère insondé que l’œil intérieur!</span><br>
+      <span class="i0">Quelle insomnie auguste en nous! Quelle prunelle</span><br>
+      <span class="i0">Ouverte sur le bien et le mal, éternelle!</span><br>
+      <span class="i0">A quelle profondeur voit cet œil inconnu!</span><br>
+      <span class="i0">Comme devant l’esprit toute l’ombre est à nu!</span><br>
+      <span class="i0">L’œil de chair bien souvent pour l’erreur se décide,</span><br>
+      <span class="i0">La cécité pensive est quelquefois lucide;</span><br>
+      <span class="i0">Quoi donc! est-ce qu’on a besoin des yeux pour voir</span><br>
+      <span class="i0">L’héroïsme, l’honneur, la vertu, le devoir,</span><br>
+      <span class="i0">La réalité sainte et même la chimère?</span><br>
+      <span class="i0">Qui donc passe en clarté le grand aveugle Homère?</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a16">XVI<br>
+  <span class="smcap">RACAN</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Si toutes les choses qu’on rêve</span><br>
+      <span class="i0">Pouvaient se changer en amours,</span><br>
+      <span class="i0">Ma voix, qui dans l’ombre s’élève,</span><br>
+      <span class="i0">Osant toujours, tremblant toujours,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_196">196</span>
+      <span class="i0">Qui, dans l’hymne qu’elle module,</span><br>
+      <span class="i0">Mêle Astrée, Eros, Gabriel,</span><br>
+      <span class="i0">Les dieux et les anges, crédule</span><br>
+      <span class="i0">Aux douces puissances du ciel,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Pareille aux nids qui, sous les voiles</span><br>
+      <span class="i0">De la nuit et des bois touffus,</span><br>
+      <span class="i0">Echangent avec les étoiles</span><br>
+      <span class="i0">Un grand dialogue confus,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Sous la sereine et sombre voûte</span><br>
+      <span class="i0">Sans murs, sans portes et sans clés,</span><br>
+      <span class="i0">Mon humble voix prendrait la route</span><br>
+      <span class="i0">Que prennent les cœurs envolés,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et vous arriverait, touchante,</span><br>
+      <span class="i0">A travers les airs et les eaux,</span><br>
+      <span class="i0">Si toutes les chansons qu’on chante,</span><br>
+      <span class="i0">Pouvaient se changer en oiseaux.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_197">197</span>
+  <h4 id="ch_15a17">XVII<br>
+  <span class="smcap">SEGRAIS</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O fraîche vision des jupes de futaine</span><br>
+      <span class="i0">Qui se troussent gaîment autour de la fontaine!</span><br>
+      <span class="i0">O belles aux bras blancs follement amoureux!</span><br>
+      <span class="i0">J’ai vu passer Aminthe au fond du chemin creux;</span><br>
+      <span class="i0">Elle a seize ans, et tant d’aurore sur sa tête</span><br>
+      <span class="i0">Qu’elle semble marcher au milieu d’une fête;</span><br>
+      <span class="i0">Elle est dans la prairie, elle est dans les forêts</span><br>
+      <span class="i0">La plus belle, et n’a pas l’air de le faire exprès;</span><br>
+      <span class="i0">C’est plus qu’une déesse et c’est plus qu’une fée,</span><br>
+      <span class="i0">C’est la bergère; c’est une fille coiffée</span><br>
+      <span class="i0">D’iris et de glaïeuls avec de grands yeux bleus;</span><br>
+      <span class="i0">Elle court dans les champs comme, aux temps fabuleux,</span><br>
+      <span class="i0">Couraient Léontium, Phyllodoce et Glycère;</span><br>
+      <span class="i0">Elle a la majesté du sourire sincère;</span><br>
+      <span class="i0">Quand elle parle, on croit entendre, ô bois profond,</span><br>
+      <span class="i0">Un rossignol chanter au-dessus de son front;</span><br>
+      <span class="i0">Elle est pure, sereine, aimable, épanouie,</span><br>
+      <span class="i0">Et j’en ai la prunelle à jamais éblouie;</span><br>
+      <span class="i0">Comme Faune la suit d’un regard enflammé!</span><br>
+      <span class="i0">Comme on sent que les nids, l’amour, le mois de mai,</span><br>
+      <span class="i0">Guettent dans le hallier ces douces âmes neuves!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_198">198</span>
+      <span class="i0">Dans des prés où ne coule aucun des divins fleuves</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on appelle Céphise, Eurotas ou Cydnus,</span><br>
+      <span class="i0">Elle trouve moyen d’avoir de beaux pieds nus;</span><br>
+      <span class="i0">Cette fille d’Auteuil semble née à Mégare!</span><br>
+      <span class="i0">Parfois dans des sentiers pleins d’ombre elle s’égare;</span><br>
+      <span class="i0">Oh! comme les oiseaux chuchotaient l’autre soir!</span><br>
+      <span class="i0">Pas plus que le raisin ne résiste au pressoir,</span><br>
+      <span class="i0">Pas plus que le roseau n’est au zéphyr rebelle,</span><br>
+      <span class="i0">Nul cœur pouvant aimer n’élude cette belle.</span><br>
+      <span class="i0">Comme la biche accourt et fuit à notre voix,</span><br>
+      <span class="i0">Elle est apprivoisée et sauvage à la fois;</span><br>
+      <span class="i0">Elle est toute innocente et n’a pas de contrainte;</span><br>
+      <span class="i0">Elle donne un baiser confiant et sans crainte</span><br>
+      <span class="i0">A quiconque est naïf comme un petit enfant;</span><br>
+      <span class="i0">Contre les beaux parleurs, fière, elle se défend;</span><br>
+      <span class="i0">Et c’est pourquoi je fais semblant d’être stupide;</span><br>
+      <span class="i0">Telle est la profondeur des amoureux. Et Gnide,</span><br>
+      <span class="i0">Amathonte et Paphos ne sont rien à côté</span><br>
+      <span class="i0">Du vallon où parfois passe cette beauté.</span><br>
+      <span class="i0">Muses, je chante, et j’ai près de moi Stésichore,</span><br>
+      <span class="i0">Plaute, Horace et Ronsard, d’autres bergers encore;</span><br>
+      <span class="i0">J’aime, et je suis Segrais qu’on nomme aussi Tircis;</span><br>
+      <span class="i0">Nous sommes sous un hêtre avec Virgile assis,</span><br>
+      <span class="i0">Et cette chanson s’est de ma flûte envolée,</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que mes troupeaux paissent dans la vallée</span><br>
+      <span class="i0">Et que du haut des cieux l’astre éclaire et conduit</span><br>
+      <span class="i0">La descente sacrée et sombre de la nuit.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_199">199</span>
+  <h4 id="ch_15a18">XVIII<br>
+  <span class="smcap">VOLTAIRE</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dans la religion voir une bucolique;</span><br>
+      <span class="i0">Être assez huguenot pour être catholique;</span><br>
+      <span class="i0">Aimer Clorinde assez pour caresser Suzon;</span><br>
+      <span class="i0">Suivre un peu la sagesse et beaucoup la raison;</span><br>
+      <span class="i0">Planter là ses amis, mais ne pas les proscrire;</span><br>
+      <span class="i0">Croire aux dogmes tout juste assez pour en sourire;</span><br>
+      <span class="i0">Être homme comme un diable, abbé comme Chaulieu;</span><br>
+      <span class="i0">Ne rien exagérer, pas même le bon Dieu;</span><br>
+      <span class="i0">Baiser le saint chausson qu’offre à la gent dévote</span><br>
+      <span class="i0">Le pape, et préférer le pied nu de Javotte,</span><br>
+      <span class="i0">Tels sont les vrais instincts d’un sage en bon état.</span><br>
+      <span class="i0">Force tentations, et jamais d’attentat;</span><br>
+      <span class="i0">Avoir on ne sait quoi d’aimable dans la faute;</span><br>
+      <span class="i0">Ressembler à ce bon petit chevreau qui saute</span><br>
+      <span class="i0">Joyeux, libre, et qui broute, et boit aux étangs verts,</span><br>
+      <span class="i0">Si content qu’il en met l’oreille de travers;</span><br>
+      <span class="i0">Donner son cœur au ciel si Goton vous le laisse;</span><br>
+      <span class="i0">Commettre des péchés pour aller à confesse,</span><br>
+      <span class="i0">Car les péchés sont gais, et font avec douceur</span><br>
+      <span class="i0">Aux frais du confessé vivre le confesseur;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_200">200</span>
+      <span class="i0">Pas trop de passion, pas trop d’apostasie,</span><br>
+      <span class="i0">C’est le bon sens. Suivez cette route choisie</span><br>
+      <span class="i0">Et sûre. C’est ainsi qu’on vieillit sans effroi;</span><br>
+      <span class="i0">Et c’est ainsi qu’on a de l’esprit, fût-on roi,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’on est Henri quatre, et qu’on a ses entrées</span><br>
+      <span class="i0">A la grand’messe, et chez Gabrielle d’Estrées.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a19">XIX<br>
+  <span class="smcap">CHAULIEU</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ayez de la faiblesse, ô femmes; c’est charmant</span><br>
+      <span class="i0">D’être faibles, et l’ombre est dans le firmament</span><br>
+      <span class="i0">Pour prouver le besoin que parfois ont de voiles</span><br>
+      <span class="i0">Même la blanche aurore et même les étoiles.</span><br>
+      <span class="i0">Les fleurs ne savent pas ce que va faire avril,</span><br>
+      <span class="i0">Elles ont peur; de quoi? D’un charme, ou d’un péril?</span><br>
+      <span class="i0">D’un péril et d’un charme. Eh bien, toi qui te mêles</span><br>
+      <span class="i0">Aux fleurs, et qui les vois trembler, tremble comme elles,</span><br>
+      <span class="i0">Mais pas plus. Oui, tremblez, belles; mais, croyez-moi,</span><br>
+      <span class="i0">Sur la frayeur des fleurs copiez votre émoi.</span><br>
+      <span class="i0">Voyez comme elles sont promptement rassurées.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_201">201</span>
+      <span class="i0">Les roses sont autant de molles Cythérées,</span><br>
+      <span class="i0">Point méchantes; l’épine est la sœur du parfum.</span><br>
+      <span class="i0">Le ciel n’est point pour l’homme un témoin importun.</span><br>
+      <span class="i0">Aimons. On y consent au fond des empyrées.</span><br>
+      <span class="i0">Après avoir aimé les âmes sont sacrées.</span><br>
+      <span class="i0">L’heure où nous brillons touche à l’heure où nous tombons.</span><br>
+      <span class="i0">Brillez, tombez. Jadis les sages étaient bons;</span><br>
+      <span class="i0">Ils conseillaient la gloire aux héros, et la chute</span><br>
+      <span class="i0">Aux belles. L’herbe douce après la douce lutte</span><br>
+      <span class="i0">Devient un trône; Horace y fait asseoir Chloé.</span><br>
+      <span class="i0">Ainsi qu’un vieux trumeau dépeint et décloué</span><br>
+      <span class="i0">L’idylle aujourd’hui pend au grand plafond céleste,</span><br>
+      <span class="i0">Restaurons-la, suivons Galatée au pied leste,</span><br>
+      <span class="i0">Et je serai Virgile, et vous serez Églé,</span><br>
+      <span class="i0">O belle au frais fichu vainement épinglé!</span><br>
+      <span class="i0">Nous sommes des bergers, Gnide est notre village.</span><br>
+      <span class="i0">Attention! je vais commencer le pillage</span><br>
+      <span class="i0">Des appas, et l’on va courir dans les sillons;</span><br>
+      <span class="i0">Et vous ne ferez pas la chasse aux papillons,</span><br>
+      <span class="i0">Belle, les papillons étant de bon exemple.</span><br>
+      <span class="i0">O cieux profonds, l’amour est dieu, le bois est temple,</span><br>
+      <span class="i0">Et cette jeune fille à l’œil un peu moqueur</span><br>
+      <span class="i0">Est ma victorieuse et je suis son vainqueur!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_202">202</span>
+  <h4 id="ch_15a20">XX<br>
+  <span class="smcap">DIDEROT</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les philosophes sont d’avis que la nature</span><br>
+      <span class="i0">Se passe d’eux, ne tient qu’à sa propre droiture,</span><br>
+      <span class="i0">Ne consulte que l’ordre auguste, et que les lois</span><br>
+      <span class="i0">Sont les mêmes au fond des cieux, au fond des bois.</span><br>
+      <span class="i0">Vivre, aimer, tout est là. Le reste est ignorance;</span><br>
+      <span class="i0">Et la création est une transparence;</span><br>
+      <span class="i0">L’univers laisse voir toujours le même sceau,</span><br>
+      <span class="i0">L’amour, dans le soleil ainsi que dans l’oiseau;</span><br>
+      <span class="i0">Nos sens sont des conseils; des voix sont dans les choses;</span><br>
+      <span class="i0">Ces voix disent: Beautés, faites comme les roses;</span><br>
+      <span class="i0">Faites comme les nids, amants. Avril vainqueur</span><br>
+      <span class="i0">Sourit, laissez le ciel vous entrer dans le cœur.</span><br>
+      <span class="i0">Théocrite, ô ma belle, était tendre et facile;</span><br>
+      <span class="i0">Ces bons ménétriers de Grèce et de Sicile</span><br>
+      <span class="i0">Chantaient juste, et leur vers reste aimable et charmeur</span><br>
+      <span class="i0">Même quand la saison est de mauvaise humeur;</span><br>
+      <span class="i0">Ils étaient un peu fous comme tous les vrais sages;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_203">203</span>
+      <span class="i0">Ils baisaient les pieds nus, guettaient les purs visages,</span><br>
+      <span class="i0">N’avaient point de sophas et point de canapés,</span><br>
+      <span class="i0">Et couchaient sur des lits de pampres frais coupés;</span><br>
+      <span class="i0">Ils se hâtaient d’aimer, car la vie est rapide;</span><br>
+      <span class="i0">La dernière heure éclôt dans la première ride;</span><br>
+      <span class="i0">Hélas, la pâle mort pousse d’un pied égal</span><br>
+      <span class="i0">Votre beauté, madame, et notre madrigal.</span><br>
+      <span class="i0">Vivons. Moi, j’ai l’amour pour devoir, et personne</span><br>
+      <span class="i0">N’a droit de s’informer, belles, si je frissonne</span><br>
+      <span class="i0">Parce que j’entrevois dans l’ombre un sein charmant;</span><br>
+      <span class="i0">Je prends ma part du vaste épanouissement;</span><br>
+      <span class="i0">Le plus sage en ce monde immense est le plus ivre.</span><br>
+      <span class="i0">Femme, écoute ton cœur, ne lis pas d’autre livre;</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’ont fait les aïeux les enfants le refont,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’amour est toujours la même idylle au fond;</span><br>
+      <span class="i0">L’églogue en souriant se copie; elle calque</span><br>
+      <span class="i0">Margot sur Phyllodoce et Gros-Jean sur Ménalque.</span><br>
+      <span class="i0">Comme souffle le vent, comme luit le rayon,</span><br>
+      <span class="i0">Sois belle, aime! La vie est une fonction,</span><br>
+      <span class="i0">Et cette fonction par tout être est remplie</span><br>
+      <span class="i0">Sans qu’aucun instinct mente et qu’aucune loi plie;</span><br>
+      <span class="i0">Les accomplissements sont au-dessus de nous;</span><br>
+      <span class="i0">Le lys est pur, le ciel est bleu, l’amour est doux</span><br>
+      <span class="i0">Sans la permission de l’homme; nul système</span><br>
+      <span class="i0">N’empêche Églé de dire à Tityre: Je t’aime!</span><br>
+      <span class="i0">La Sorbonne n’a rien à voir dans tout cela;</span><br>
+      <span class="i0">Madame de Genlis peut faire <i>Paméla</i></span><br>
+      <span class="i0">Sans gêner les oiseaux des bois; et les mésanges,</span><br>
+      <span class="i0">Les pinsons, les moineaux, bêtes qui sont des anges,</span><br>
+      <span class="i0">Ne s’inquiètent point d’Arnauld ni de Pascal;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_204">204</span>
+      <span class="i0">Et, quand des profondeurs du ciel zodiacal,</span><br>
+      <span class="i0">Vers l’aurore, à travers d’invisibles pilastres,</span><br>
+      <span class="i0">Il redescend, avec son attelage d’astres,</span><br>
+      <span class="i0">Là-haut, dans l’infini, l’énorme chariot</span><br>
+      <span class="i0">Sait peu ce que Voltaire écrit à Thiriot.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <h4 id="ch_15a21">XXI<br>
+  <span class="smcap">BEAUMARCHAIS</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Allez-vous-en au bois, les belles paysannes!</span><br>
+      <span class="i0">Par-dessus les moulins, dont nous sommes les ânes,</span><br>
+      <span class="i0">Jetez tous vos bonnets, et mêlez à nos cœurs</span><br>
+      <span class="i0">Vos caprices, joyeux, charmants, tendres, moqueurs.</span><br>
+      <span class="i0">C’est dimanche. On entend jaser la cornemuse;</span><br>
+      <span class="i0">Le vent à chiffonner les fougères s’amuse;</span><br>
+      <span class="i0">Fête aux champs. Il s’agit de ne pas s’ennuyer.</span><br>
+      <span class="i0">Les oiseaux, qui n’ont point à payer de loyer,</span><br>
+      <span class="i0">Changent d’alcôve autant de fois que bon leur semble;</span><br>
+      <span class="i0">Tout frémit; ce n’est pas pour rien que le bois tremble;</span><br>
+      <span class="i0">Les fourches des rameaux sur les faunes cornus</span><br>
+      <span class="i0">Tressaillent; copions les oiseaux ingénus;</span><br>
+      <span class="i0">Ah! les petits pillards et comme ils font leurs orges!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_205">205</span>
+      <span class="i0">Regardons s’entr’ouvrir les mouchoirs sur les gorges;</span><br>
+      <span class="i0">Errons, comme Daphnis et Chloé frémissants;</span><br>
+      <span class="i0">Nous n’aurons pas toujours le temps d’être innocents,</span><br>
+      <span class="i0">Soyons-le; jouissons du hêtre, du cytise,</span><br>
+      <span class="i0">Des mousses, du gazon; faisons cette bêtise,</span><br>
+      <span class="i0">L’amour, et livrons-nous naïvement à Dieu.</span><br>
+      <span class="i0">Puisque les prés sont verts, puisque le ciel est bleu,</span><br>
+      <span class="i0">Aimons. Par les grands mots l’idylle est engourdie;</span><br>
+      <span class="i0">N’ayons pas l’air de gens jouant la tragédie;</span><br>
+      <span class="i0">Disons tout ce qui peut nous passer par l’esprit;</span><br>
+      <span class="i0">Allons sous la charmille où l’églantier fleurit,</span><br>
+      <span class="i0">Dans l’ombre où sont les grands chuchotements des chênes.</span><br>
+      <span class="i0">Les douces libertés avec les douces chaînes,</span><br>
+      <span class="i0">Et beaucoup de réel dans un peu d’idéal,</span><br>
+      <span class="i0">Voilà ce que conseille en riant floréal.</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant amour conduit ce vieux monde aux lisières;</span><br>
+      <span class="i0">Adorons les rosiers et même les rosières.</span><br>
+      <span class="i0">Oublions les sermons du pédant inhumain;</span><br>
+      <span class="i0">Que tout soit gaîté, joie, éclat de rire, hymen!</span><br>
+      <span class="i0">Et toi, viens avec moi, ma fraîche bien-aimée;</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on entende chanter les nids sous la ramée,</span><br>
+      <span class="i0">L’alouette dans l’air, les coqs au poulailler,</span><br>
+      <span class="i0">Et que ton fichu seul ait le droit de bâiller!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum" id="Page_206">206</span>
+  <h4 id="ch_15a22">XXII<br>
+  <span class="smcap">ANDRÉ CHÉNIER</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O belle, le charmant scandale des oiseaux</span><br>
+      <span class="i0">Dans les arbres, les fleurs, les prés et les roseaux,</span><br>
+      <span class="i0">Les rayons rencontrant les aigles dans les nues,</span><br>
+      <span class="i0">L’orageuse gaîté des néréides nues</span><br>
+      <span class="i0">Se jetant de l’écume et dansant dans les flots,</span><br>
+      <span class="i0">Blancheurs qui font rêver au loin les matelots,</span><br>
+      <span class="i0">Ces ébats glorieux des déesses mouillées</span><br>
+      <span class="i0">Prenant pour lit les mers comme toi les feuillées,</span><br>
+      <span class="i0">Tout ce qui joue, éclate et luit sur l’horizon</span><br>
+      <span class="i0">N’a pas plus de splendeur que ta fière chanson.</span><br>
+      <span class="i0">Ton chant ajouterait de la joie aux dieux mêmes.</span><br>
+      <span class="i0">Tu te dresses superbe. En même temps tu m’aimes;</span><br>
+      <span class="i0">Et tu viens te rasseoir sur mes genoux. Psyché</span><br>
+      <span class="i0">Par moments comme toi prenait un air fâché,</span><br>
+      <span class="i0">Puis se jetait au cou du jeune dieu, son maître.</span><br>
+      <span class="i0">Est-ce qu’on peut bouder l’amour? Aimer, c’est naître;</span><br>
+      <span class="i0">Aimer, c’est savourer, aux bras d’un être cher,</span><br>
+      <span class="i0">La quantité de ciel que Dieu mit dans la chair;</span><br>
+      <span class="i0">C’est être un ange avec la gloire d’être un homme.</span><br>
+      <span class="i0">Oh! ne refuse rien. Ne sois pas économe.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_207">207</span>
+      <span class="i0">Aimons! Ces instants-là sont les seuls bons et sûrs.</span><br>
+      <span class="i0">O volupté mêlée aux éternels azurs!</span><br>
+      <span class="i0">Extase! ô volonté de là-haut! Je soupire,</span><br>
+      <span class="i0">Tu songes. Ton cœur bat près du mien. Laissons dire</span><br>
+      <span class="i0">Les oiseaux, et laissons les ruisseaux murmurer.</span><br>
+      <span class="i0">Ce sont des envieux. Belle, il faut s’adorer.</span><br>
+      <span class="i0">Il faut aller se perdre au fond des bois farouches.</span><br>
+      <span class="i0">Le ciel étoilé veut la rencontre des bouches;</span><br>
+      <span class="i0">Une lionne cherche un lion sur les monts.</span><br>
+      <span class="i0">Chante! il faut chanter. Aime! il faut aimer. Aimons.</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que tu souris, pendant que mon délire</span><br>
+      <span class="i0">Abuse de ce doux consentement du rire,</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que d’un baiser complice tu m’absous,</span><br>
+      <span class="i0">La vaste nuit funèbre est au-dessous de nous,</span><br>
+      <span class="i0">Et les morts, dans l’Hadès plein d’effrayants décombres,</span><br>
+      <span class="i0">Regardent se lever, sur l’horizon des ombres,</span><br>
+      <span class="i0">Les astres ténébreux de l’Érèbe qui font</span><br>
+      <span class="i0">Trembler leurs feux sanglants dans l’eau du Styx profond.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3 x-ebookmaker-drop hidden">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_209">209</span>
+  <h3 id="ch_15b">L’IDYLLE DU VIEILLARD</h3>
+  <h4 id="ch_15b1"><span class="smcap">LA VOIX D’UN ENFANT D’UN AN</span></h4>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Que dit-il? Croyez-vous qu’il parle? J’en suis sûr.</span><br>
+      <span class="i0">Mais à qui parle-t-il? A quelqu’un dans l’azur;</span><br>
+      <span class="i0">A ce que nous nommons les esprits; à l’espace,</span><br>
+      <span class="i0">Au doux battement d’aile invisible qui passe,</span><br>
+      <span class="i0">A l’ombre, au vent, peut-être au petit frère mort.</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant apporte un peu de ce ciel dont il sort;</span><br>
+      <span class="i0">Il ignore, il arrive; homme, tu le recueilles.</span><br>
+      <span class="i0">Il a le tremblement des herbes et des feuilles.</span><br>
+      <span class="i0">La jaserie avant le langage est la fleur</span><br>
+      <span class="i0">Qui précède le fruit, moins beau qu’elle, et meilleur,</span><br>
+      <span class="i0">Si c’est être meilleur qu’être plus nécessaire.</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant candide, au seuil de l’humaine misère,</span><br>
+      <span class="i0">Regarde cet étrange et redoutable lieu,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_210">210</span>
+      <span class="i0">Ne comprend pas, s’étonne, et, n’y voyant pas Dieu,</span><br>
+      <span class="i0">Balbutie, humble voix confiante et touchante;</span><br>
+      <span class="i0">Ce qui pleure finit par être ce qui chante;</span><br>
+      <span class="i0">Ses premiers mots ont peur comme ses premiers pas.</span><br>
+      <span class="i0">Puis il espère.</span><br>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i12">Au ciel où notre œil n’atteint pas</span><br>
+      <span class="i0">Il est on ne sait quel nuage de figures</span><br>
+      <span class="i0">Que les enfants, jadis vénérés des augures,</span><br>
+      <span class="i0">Aperçoivent d’en bas et qui les fait parler.</span><br>
+      <span class="i0">Ce petit voit peut-être un œil étinceler;</span><br>
+      <span class="i0">Il l’interroge; il voit, dans de claires nuées,</span><br>
+      <span class="i0">Des faces resplendir sans fin diminuées,</span><br>
+      <span class="i0">Et, fantômes réels qui pour nous seraient vains,</span><br>
+      <span class="i0">Le regarder, avec des sourires divins;</span><br>
+      <span class="i0">L’obscurité sereine étend sur lui ses branches;</span><br>
+      <span class="i0">Il rit, car de l’enfant les ténèbres sont blanches.</span><br>
+      <span class="i0">C’est là, dans l’ombre, au fond des éblouissements,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il dialogue avec des inconnus charmants;</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant fait la demande et l’ange la réponse;</span><br>
+      <span class="i0">Le babil puéril dans le ciel bleu s’enfonce,</span><br>
+      <span class="i0">Puis s’en revient, avec les hésitations</span><br>
+      <span class="i0">Du moineau qui verrait planer les alcyons.</span><br>
+      <span class="i0">Nous appelons cela bégaiement; c’est l’abîme</span><br>
+      <span class="i0">Où, comme un être ailé qui va de cime en cime,</span><br>
+      <span class="i0">La parole, mêlée à l’éden, au matin,</span><br>
+      <span class="i0">Essayant de saisir là-haut un mot lointain,</span><br>
+      <span class="i0">Le prend, le lâche, cherche et trouve, et s’inquiète.</span><br>
+      <span class="i0">Dans ce que dit l’enfant le ciel profond s’émiette.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_211">211</span>
+      <span class="i0">Quand l’enfant jase avec l’ombre qui le bénit,</span><br>
+      <span class="i0">La fauvette, attentive, au rebord de son nid</span><br>
+      <span class="i0">Se dresse, et ses petits passent, pensifs et frêles,</span><br>
+      <span class="i0">Leurs têtes à travers les plumes de ses ailes;</span><br>
+      <span class="i0">La mère semble dire à sa couvée: Entends,</span><br>
+      <span class="i0">Et tâche de parler aussi bien.—Le printemps,</span><br>
+      <span class="i0">L’aurore, le jour bleu du paradis paisible,</span><br>
+      <span class="i0">Les rayons, flèches d’or dont la terre est la cible,</span><br>
+      <span class="i0">Se fondent, en un rhythme obscur, dans l’humble chant</span><br>
+      <span class="i0">De l’âme chancelante et du cœur trébuchant.</span><br>
+      <span class="i0">Trébucher, chanceler, bégayer, c’est le charme</span><br>
+      <span class="i0">De cet âge où le rire éclôt dans une larme.</span><br>
+      <span class="i0">O divin clair-obscur du langage enfantin!</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant semble pouvoir désarmer le destin;</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant sans le savoir enseigne la nature;</span><br>
+      <span class="i0">Et cette bouche rose est l’auguste ouverture</span><br>
+      <span class="i0">D’où tombe, ô majesté de l’être faible et nu!</span><br>
+      <span class="i0">Sur le gouffre ignoré le logos inconnu.</span><br>
+      <span class="i0">L’innocence au milieu de nous, quelle largesse!</span><br>
+      <span class="i0">Quel don du ciel! Qui sait les conseils de sagesse,</span><br>
+      <span class="i0">Les éclairs de bonté, qui sait la foi, l’amour,</span><br>
+      <span class="i0">Que versent, à travers leur tremblant demi-jour,</span><br>
+      <span class="i0">Dans la querelle amère et sinistre où nous sommes,</span><br>
+      <span class="i0">Les âmes des enfants sur les âmes des hommes?</span><br>
+      <span class="i0">Le voit-on jusqu’au fond ce langage où l’on sent</span><br>
+      <span class="i0">Passer tout ce qui fait tressaillir l’innocent?</span><br>
+      <span class="i0">Non. Les hommes émus écoutent ces mêlées</span><br>
+      <span class="i0">De syllabes dans l’aube adorable envolées,</span><br>
+      <span class="i0">Idiome où le ciel laisse un reste d’accent,</span><br>
+      <span class="i0">Mais ne comprennent pas, et s’en vont en disant:</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_212">212</span>
+      <span class="i0">—Ce n’est rien; c’est un souffle, une haleine, un murmure;</span><br>
+      <span class="i0">Le mot n’est pas complet quand l’âme n’est pas mûre.—</span><br>
+      <span class="i0">Qu’en savez-vous? Ce cri, ce chant qui sort d’un nid,</span><br>
+      <span class="i0">C’est l’homme qui commence et l’ange qui finit.</span><br>
+      <span class="i0">Vénérez-le. Le bruit mélodieux, la gamme</span><br>
+      <span class="i0">Dénouée et flottante où l’enfance amalgame</span><br>
+      <span class="i0">Le parfum de sa lèvre et l’azur de ses yeux,</span><br>
+      <span class="i0">Ressemble, ô vent du ciel, aux mots mystérieux</span><br>
+      <span class="i0">Que, pour exprimer l’ombre ou le jour, tu proposes</span><br>
+      <span class="i0">A la grande âme obscure éparse dans les choses.</span><br>
+      <span class="i0">L’être qui vient d’éclore en ce monde où tout ment,</span><br>
+      <span class="i0">Dit comme il peut son triste et doux étonnement.</span><br>
+      <span class="i0">Pour l’animal perdu dans l’énigme profonde,</span><br>
+      <span class="i0">Tout vient de l’homme. L’homme ébauche dans ce monde</span><br>
+      <span class="i0">Une explication du mystère, et par lui</span><br>
+      <span class="i0">Au fond du noir problème un peu de jour a lui.</span><br>
+      <span class="i0">Oui, le gazouillement, musique molle et vague,</span><br>
+      <span class="i0">Brouillard de mots divins confus comme la vague,</span><br>
+      <span class="i0">Chant dont les nouveau-nés ont le charmant secret,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui de la maison passe dans la forêt,</span><br>
+      <span class="i0">Est tout un verbe, toute une langue, un échange</span><br>
+      <span class="i0">De l’aube avec l’étoile et de l’âme avec l’ange,</span><br>
+      <span class="i0">Idiome des nids, truchement des berceaux,</span><br>
+      <span class="i0">Pris aux petits enfants par les petits oiseaux.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_213">213</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_16"><span class="small90">XXXVII</span><br><br>
+  <span class="big140">LES PAYSANS</span><br><br>
+  <span class="small90">AU BORD DE LA MER</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_215">215</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_16a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">I</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les pauvres gens de la côte,</span><br>
+      <span class="i0">L’hiver, quand la mer est haute</span><br>
+      <span class="i6">Et qu’il fait nuit,</span><br>
+      <span class="i0">Viennent où finit la terre</span><br>
+      <span class="i0">Voir les flots pleins de mystère</span><br>
+      <span class="i6">Et pleins de bruit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_216">216</span>
+      <span class="i0">Ils sondent la mer sans bornes;</span><br>
+      <span class="i0">Ils pensent aux écueils mornes</span><br>
+      <span class="i6">Et triomphants;</span><br>
+      <span class="i0">L’orpheline pâle et seule</span><br>
+      <span class="i0">Crie: O mon père! et l’aïeule</span><br>
+      <span class="i6">Dit: Mes enfants!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La mère écoute et se penche;</span><br>
+      <span class="i0">La veuve à la coiffe blanche</span><br>
+      <span class="i6">Pleure et s’en va.</span><br>
+      <span class="i0">Ces cœurs qu’épouvante l’onde</span><br>
+      <span class="i0">Tremblent dans ta main profonde,</span><br>
+      <span class="i6">O Jéhovah.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Où sont-ils tous ceux qu’on aime?</span><br>
+      <span class="i0">Elles ont peur. La nuit blême</span><br>
+      <span class="i6">Cache Vénus;</span><br>
+      <span class="i0">L’océan jette sa brume</span><br>
+      <span class="i0">Dans leur âme, et son écume</span><br>
+      <span class="i6">Sur leurs pieds nus.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">On guette, on doute, on ignore</span><br>
+      <span class="i0">Ce que l’ombre et l’eau sonore</span><br>
+      <span class="i6">Aux durs combats</span><br>
+      <span class="i0">Et les rocs aux trous d’éponges,</span><br>
+      <span class="i0">Pareils aux formes des songes,</span><br>
+      <span class="i6">Disent tout bas.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_217">217</span>
+      <span class="i0">L’une frémit, l’autre espère.</span><br>
+      <span class="i0">Le vent semble une vipère.</span><br>
+      <span class="i6">On pense à Dieu</span><br>
+      <span class="i0">Par qui l’esquif vogue ou sombre</span><br>
+      <span class="i0">Et qui change en gouffre d’ombre</span><br>
+      <span class="i6">Le gouffre bleu!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">II</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La pluie inonde leurs tresses.</span><br>
+      <span class="i0">Elles mêlent leurs détresses</span><br>
+      <span class="i6">Et leurs espoirs.</span><br>
+      <span class="i0">Toutes ces tremblantes femmes,</span><br>
+      <span class="i0">Hélas! font voler leurs âmes</span><br>
+      <span class="i6">Sur les flots noirs.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et, selon ses espérances,</span><br>
+      <span class="i0">Chacun voit des apparences</span><br>
+      <span class="i6">A l’horizon.</span><br>
+      <span class="i0">Le troupeau des vagues saute</span><br>
+      <span class="i0">Et blanchit toute la côte</span><br>
+      <span class="i6">De sa toison.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_218">218</span>
+      <span class="i0">Et le groupe inquiet pleure.</span><br>
+      <span class="i0">Cet abîme obscur qu’effleure</span><br>
+      <span class="i6">Le goëland</span><br>
+      <span class="i0">Est comme une ombre vivante</span><br>
+      <span class="i0">Où la brebis Épouvante</span><br>
+      <span class="i6">Passe en bêlant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ah! cette mer est méchante,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’affreux vent d’ouest qui chante</span><br>
+      <span class="i6">En troublant l’eau,</span><br>
+      <span class="i0">Tout en sonnant sa fanfare,</span><br>
+      <span class="i0">Souffle souvent sur le phare</span><br>
+      <span class="i6">De Saint-Malo.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">III</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dans les mers il n’est pas rare</span><br>
+      <span class="i0">Que la foudre au lieu de phare</span><br>
+      <span class="i6">Brille dans l’air,</span><br>
+      <span class="i0">Et que sur l’eau qui se dresse</span><br>
+      <span class="i0">Le sloop-fantôme apparaisse</span><br>
+      <span class="i6">Dans un éclair.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_219">219</span>
+      <span class="i0">Alors tremblez. Car l’eau jappe</span><br>
+      <span class="i0">Quand le vaisseau mort la frappe</span><br>
+      <span class="i6">De l’aviron,</span><br>
+      <span class="i0">Car le bois devient farouche</span><br>
+      <span class="i0">Quand le chasseur spectre embouche</span><br>
+      <span class="i6">Son noir clairon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Malheur au chasse-marée</span><br>
+      <span class="i0">Qui voit la nef abhorrée!</span><br>
+      <span class="i6">O nuit! terreur!</span><br>
+      <span class="i0">Tout le navire frissonne,</span><br>
+      <span class="i0">Et la cloche, à l’avant, sonne</span><br>
+      <span class="i6">Avec horreur.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’est le hollandais! la barque</span><br>
+      <span class="i0">Que le doigt flamboyant marque!</span><br>
+      <span class="i6">L’esquif puni!</span><br>
+      <span class="i0">C’est la voile scélérate!</span><br>
+      <span class="i0">C’est le sinistre pirate</span><br>
+      <span class="i6">De l’infini!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il était hier au pôle</span><br>
+      <span class="i0">Et le voici! Tombe et geôle,</span><br>
+      <span class="i6">Il court sans fin.</span><br>
+      <span class="i0">Judas songe, sans prière,</span><br>
+      <span class="i0">Sur l’avant, et sur l’arrière</span><br>
+      <span class="i6">Rêve Caïn.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_220">220</span>
+      <span class="i0">Il suffirait, pour qu’une île</span><br>
+      <span class="i0">Croulât dans l’onde infertile,</span><br>
+      <span class="i6">Qu’il y passât;</span><br>
+      <span class="i0">Il fuit dans la nuit damnée,</span><br>
+      <span class="i0">La tempête est enchaînée</span><br>
+      <span class="i6">A ce forçat.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il change l’onde en hyène,</span><br>
+      <span class="i0">Et que veut-on que devienne</span><br>
+      <span class="i6">Le matelot,</span><br>
+      <span class="i0">Quand, brisant la lame en poudre,</span><br>
+      <span class="i0">L’enfer vomit dans la foudre</span><br>
+      <span class="i6">Ce noir brûlot?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La lugubre goëlette</span><br>
+      <span class="i0">Jette à travers son squelette</span><br>
+      <span class="i6">Un blanc rayon;</span><br>
+      <span class="i0">La lame devient hagarde,</span><br>
+      <span class="i0">L’abîme effaré regarde</span><br>
+      <span class="i6">La vision.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les rocs qui gardent la terre</span><br>
+      <span class="i0">Disent: Va-t’en, solitaire!</span><br>
+      <span class="i6">Démon, va-t’en!</span><br>
+      <span class="i0">L’homme entend de sa chaumière</span><br>
+      <span class="i0">Aboyer les chiens de pierre</span><br>
+      <span class="i6">Après Satan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_221">221</span>
+      <span class="i0">Et les femmes sur la grève</span><br>
+      <span class="i0">Se parlent du vaisseau rêve</span><br>
+      <span class="i6">En frémissant;</span><br>
+      <span class="i0">Il est plein de clameurs vagues;</span><br>
+      <span class="i0">Il traîne avec lui des vagues</span><br>
+      <span class="i6">Pleines de sang.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">IV</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et l’on se conte à voix basse</span><br>
+      <span class="i0">Que le noir vaisseau qui passe</span><br>
+      <span class="i6">Est en granit,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’à son bord rien ne bouge;</span><br>
+      <span class="i0">Les agrès sont en fer rouge,</span><br>
+      <span class="i6">Le mât hennit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et l’on se met en prières,</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que joncs et bruyères</span><br>
+      <span class="i6">Et bois touffus,</span><br>
+      <span class="i0">Vents sans borne et flots sans nombre,</span><br>
+      <span class="i0">Jettent dans toute cette ombre</span><br>
+      <span class="i6">Des cris confus.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">V</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_222">222</span>
+      <span class="i0">Et les écueils centenaires</span><br>
+      <span class="i0">Rendent des bruits de tonnerres</span><br>
+      <span class="i6">Dans l’ouragan;</span><br>
+      <span class="i0">Il semble en ces nuits d’automne</span><br>
+      <span class="i0">Qu’un canon monstrueux tonne</span><br>
+      <span class="i6">Sur l’océan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’ombre est pleine de furie.</span><br>
+      <span class="i0">O chaos! onde ahurie,</span><br>
+      <span class="i6">Caps ruisselants,</span><br>
+      <span class="i0">Vent que les mères implorent,</span><br>
+      <span class="i0">Noir gouffre où s’entre-dévorent</span><br>
+      <span class="i6">Les flots hurlants!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Comme un fou tirant sa chaîne,</span><br>
+      <span class="i0">L’eau jette des cris de haine</span><br>
+      <span class="i6">Aux durs récifs;</span><br>
+      <span class="i0">Les rocs, sourds à ses huées,</span><br>
+      <span class="i0">Mêlent aux blêmes nuées</span><br>
+      <span class="i6">Leurs fronts pensifs.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_223">223</span>
+      <span class="i0">La mer traîne en sa caverne</span><br>
+      <span class="i0">L’esquif que le flot gouverne,</span><br>
+      <span class="i6">Le mât détruit,</span><br>
+      <span class="i0">Et la barre, et la voilure</span><br>
+      <span class="i0">Que noue à sa chevelure</span><br>
+      <span class="i6">L’horrible nuit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et sur les sombres falaises</span><br>
+      <span class="i0">Les pêcheuses granvillaises</span><br>
+      <span class="i6">Tremblent au vent,</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que tu ris sur l’onde,</span><br>
+      <span class="i0">De l’autre côté du monde,</span><br>
+      <span class="i6">Soleil levant!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_225">225</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_17"><span class="small90">XXXVIII</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_227">227</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_17a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+     <span class="i0">Un homme aux yeux profonds passait; un patriarche</span><br>
+      <span class="i0">Lui demanda:—Combien as-tu de jours de marche,</span><br>
+      <span class="i0">O voyageur qui viens du côté du levant?</span><br>
+      <span class="i0">L’homme dit:—Je ne sais. Le vieux reprit:—Le vent,</span><br>
+      <span class="i0">O voyageur qui viens du côté de l’aurore,</span><br>
+      <span class="i0">T’a-t-il bien poursuivi? L’homme dit:—Je l’ignore.</span><br>
+      <span class="i0">Le vieillard dit:—Tu dois avoir près d’Engaddi</span><br>
+      <span class="i0">Trouvé la caravane allant vers le midi?</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_228">228</span>
+      <span class="i0">Combien de voyageurs et de bêtes de somme?</span><br>
+      <span class="i0">—Je n’ai rien rencontré ni rien compté, dit l’homme.</span><br>
+      <span class="i0">—Les hérons gris ont-ils passé dans le brouillard?</span><br>
+      <span class="i0">Dit le vieux. L’homme dit:—Je n’ai rien vu, vieillard.</span><br>
+      <span class="i0">Et le vieillard reprit:—Homme au sombre visage,</span><br>
+      <span class="i0">Aujourd’hui, dans ta route, as-tu, selon l’usage,</span><br>
+      <span class="i0">Auprès de la citerne entre Edom et Gaza,</span><br>
+      <span class="i0">Crié trois fois le nom du saint qui la creusa?</span><br>
+      <span class="i0">Et l’homme répondit:—Quel saint? que veux-tu dire?</span><br>
+      <span class="i0">Le vieillard repartit:—Homme, est-ce de la myrrhe</span><br>
+      <span class="i0">Ou du baume qu’on doit en tribut envoyer</span><br>
+      <span class="i0">Au tétrarque Antipas pour laver son foyer</span><br>
+      <span class="i0">Et parfumer son lit?—Je ne sais pas, dit l’homme.</span><br>
+      <span class="i0">—Quoi! tu ne connais point le roi que je te nomme?</span><br>
+      <span class="i0">—Non.—Le vieillard reprit:—Tu ne distingues pas</span><br>
+      <span class="i0">Entre le lit de pourpre où se couche Antipas</span><br>
+      <span class="i0">Et la paille qui sert aux bêtes de litière?</span><br>
+      <span class="i0">—Non, dit l’homme.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i18">Ils parlaient auprès d’un cimetière.</span><br>
+      <span class="i0">L’œil du vieillard tomba sur les fosses; il dit:</span><br>
+      <span class="i0">—Tous ces êtres, hélas! sur qui l’herbe grandit,</span><br>
+      <span class="i0">Étaient jadis vivants, bruyants, joyeux, utiles;</span><br>
+      <span class="i0">Maintenant les voilà tombés chez les reptiles,</span><br>
+      <span class="i0">Mangés des vers, mêlés à la terre, mêlés</span><br>
+      <span class="i0">A la cendre, et gisants.—Non, dit l’homme. Envolés.</span><br>
+      <span class="i0">Arriver au tombeau, c’est atteindre le faîte.—</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_229">229</span>
+      <span class="i0">Le patriarche alors reconnut un prophète,</span><br>
+      <span class="i0">Et murmura pensif, à voix basse, pendant</span><br>
+      <span class="i0">Que ce passant, doré par le rouge occident,</span><br>
+      <span class="i0">Disparaissait au loin dans le désert sublime:</span><br>
+      <span class="i0">—O savant seulement des choses de l’abîme!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_231">231</span>
+  <h3 class="margintopminus1" id="ch_17b">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles,</span><br>
+      <span class="i0">Ses chocs, et fait frémir profondément les foules,</span><br>
+      <span class="i0">Et remue en passant le monde autour de lui.</span><br>
+      <span class="i0">On est épouvanté si l’on n’est ébloui;</span><br>
+      <span class="i0">L’homme comme un nuage erre et change de forme;</span><br>
+      <span class="i0">Nul, si petit qu’il soit, n’échappe au souffle énorme;</span><br>
+      <span class="i0">Les plus humbles, pendant qu’il parle, ont le frisson.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ainsi quand, évadé dans le vaste horizon,</span><br>
+      <span class="i0">L’aquilon qui se hâte et qui cherche aventure</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_232">232</span>
+      <span class="i0">Tord la pluie et l’éclair, comme de sa ceinture</span><br>
+      <span class="i0">Une fille défait en souriant le nœud,</span><br>
+      <span class="i0">Quand l’immense vent gronde et passe, tout s’émeut;</span><br>
+      <span class="i0">Pas un brin d’herbe au fond des ravins, que ne touche</span><br>
+      <span class="i0">Cette rapidité formidable et farouche.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_233">233</span>
+  <h3 class="margintopminus1" id="ch_17c">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Autrefois, j’ai connu Ferdousi dans Mysore.</span><br>
+      <span class="i0">Il semblait avoir pris une flamme à l’aurore</span><br>
+      <span class="i0">Pour s’en faire une aigrette et se la mettre au front;</span><br>
+      <span class="i0">Il ressemblait aux rois que n’atteint nul affront,</span><br>
+      <span class="i0">Portait le turban rouge où le rubis éclate</span><br>
+      <span class="i0">Et traversait la ville habillé d’écarlate.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je le revis dix ans après vêtu de noir.</span><br>
+      <span class="i0">Et je lui dis:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i12">—O toi qu’on venait jadis voir</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_234">234</span>
+      <span class="i0">Comme un homme de pourpre errer devant nos portes,</span><br>
+      <span class="i0">Toi, le seigneur vermeil, d’où vient donc que tu portes</span><br>
+      <span class="i0">Cet habit noir, qui semble avec de l’ombre teint?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—C’est, me répondit-il, que je me suis éteint.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_235">235</span>
+  <h3 class="margintop1" id="ch_17d">LE LAPIDÉ</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Celui qui parle ici marchait dans une plaine</span><br>
+      <span class="i0">Sombre au point qu’un sentier s’y distinguait à peine;</span><br>
+      <span class="i0">On entendait un bruit de foudre à l’horizon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il vit on ne sait quoi d’affreux dans le gazon;</span><br>
+      <span class="i0">Un monceau d’ossements, noir sous un tas de pierres.</span><br>
+      <span class="i0">Alors, lui, le marcheur qui baisse les paupières,</span><br>
+      <span class="i0">Il s’arrêta, sévère et triste, et dit à Dieu:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Dieu! sous votre ciel calme et dans cet âpre lieu</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_236">236</span>
+      <span class="i0">Où le vent vient gronder et l’apôtre se taire,</span><br>
+      <span class="i0">Dans ce désert voisin d’Horeb, je vois à terre</span><br>
+      <span class="i0">Quelque chose qui fut un homme, et qui vivait.</span><br>
+      <span class="i0">C’était un mage; il eut debout à son chevet,</span><br>
+      <span class="i0">Tout le temps qu’il vécut, votre esprit formidable;</span><br>
+      <span class="i0">Et votre esprit parlait à son âme; et le sable,</span><br>
+      <span class="i0">Et la poussière, et l’eau qui coule du rocher,</span><br>
+      <span class="i0">N’ont jamais empêché ses pieds nus de marcher;</span><br>
+      <span class="i0">Il passait les torrents et traversait les plaines;</span><br>
+      <span class="i0">Il était sur la terre une de vos haleines;</span><br>
+      <span class="i0">Il parlait au pontife, au scribe, au juge, au roi,</span><br>
+      <span class="i0">Et sa bouche soufflait sur eux le vaste effroi;</span><br>
+      <span class="i0">Il ne ménageait pas non plus la sombre foule;</span><br>
+      <span class="i0">Il passait, dispersant sa parole, et la houle</span><br>
+      <span class="i0">A le même frisson sous la trombe, et le bois</span><br>
+      <span class="i0">Sous l’orage indigné, que l’homme sous sa voix.</span><br>
+      <span class="i0">Du moins ce fut ainsi tant que vécut ce mage.</span><br>
+      <span class="i0">En bas son âme, en haut l’astre, étaient du même âge.</span><br>
+      <span class="i0">Et le peuple à ses pieds songeait dans la cité</span><br>
+      <span class="i0">Quand il parlait au gouffre avec fraternité.</span><br>
+      <span class="i0">Si bien que maintenant le voici dans cette herbe.</span><br>
+      <span class="i0">Le peuple est trop obscur, le prêtre est trop superbe</span><br>
+      <span class="i0">Pour se laisser longtemps crier par un passant</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il faut aider le faible et bénir l’innocent,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il faut craindre l’augure et son sceptre d’érable,</span><br>
+      <span class="i0">Mais que la vérité surtout est vénérable,</span><br>
+      <span class="i0">Et que les fils d’Adam doivent se dire entre eux</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il s’agit d’être juste et non pas d’être heureux.</span><br>
+      <span class="i0">Cet homme était sublime et pur dans ses prières;</span><br>
+      <span class="i0">C’est pourquoi, je le dis, le voilà sous ces pierres.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_237">237</span>
+      <span class="i0">Ce mage a cet amas d’affreux cailloux pour lit,</span><br>
+      <span class="i0">Qui le tua vivant et mort l’ensevelit.</span><br>
+      <span class="i0">Certes, l’arbre qui près du cadavre s’élève</span><br>
+      <span class="i0">A plus d’ombrage ayant à ses pieds plus de séve;</span><br>
+      <span class="i0">L’herbe est belle, et les vers de terre sont contents;</span><br>
+      <span class="i0">Les loups ont, j’en conviens, à manger pour longtemps;</span><br>
+      <span class="i0">L’hyène après la chair rongera le squelette;</span><br>
+      <span class="i0">J’entends se réjouir dans l’ombre la belette,</span><br>
+      <span class="i0">Et le corbeau, qui hait votre soleil divin;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’églantier sauvage en fleur dans ce ravin</span><br>
+      <span class="i0">A pu boire le sang dont ses roses sont faites.</span><br>
+      <span class="i0">Est-ce donc à cela que servent les prophètes?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et Dieu lui répondit:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i18">—D’abord, c’est à cela.</span><br>
+      <span class="i0">Il faut que la fleur dise à l’aube: me voilà!</span><br>
+      <span class="i0">L’arbre existe; il est bon que l’herbe soit épaisse</span><br>
+      <span class="i0">Afin que la brebis joyeuse s’en repaisse;</span><br>
+      <span class="i0">Le ver de terre a droit de vivre; et le vautour</span><br>
+      <span class="i0">Dans le banquet du jour et de l’ombre a son tour;</span><br>
+      <span class="i0">Le grand ordre ignoré n’exclut pas la belette</span><br>
+      <span class="i0">De ceux que la mamelle universelle allaite;</span><br>
+      <span class="i0">Et moi qui sais que tout a pour racine tout,</span><br>
+      <span class="i0">Que, si l’un est couché, c’est que l’autre est debout,</span><br>
+      <span class="i0">Que l’être naît de l’être, et sans fin se transforme,</span><br>
+      <span class="i0">Et que l’éternité tourne en ce cercle énorme,</span><br>
+      <span class="i0">Sans quoi dans l’azur noir les soleils s’éteindraient,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_238">238</span>
+      <span class="i0">Je ne vois pas pourquoi les prophètes seraient</span><br>
+      <span class="i0">Dispensés de donner leur chair pour nourriture</span><br>
+      <span class="i0">A l’affamée immense et sombre, la nature.</span><br>
+      <span class="i0">Et puis ce lapidé sert encore à ceci:</span><br>
+      <span class="i0">C’est qu’il te fait songer. L’homme passe, obscurci</span><br>
+      <span class="i0">Par la nuit, par l’hiver, par l’ombre, et par son âme,</span><br>
+      <span class="i0">Car il met de la cendre où j’ai mis de la flamme;</span><br>
+      <span class="i0">Eh bien, puisqu’il est sourd, et puisqu’il est haineux</span><br>
+      <span class="i0">A ceux qu’il voit venir ayant mon souffle en eux,</span><br>
+      <span class="i0">Puisqu’il a son plaisir pour loi, pour dieu son ventre,</span><br>
+      <span class="i0">Il est bon qu’en venant de jouer dans quelque antre</span><br>
+      <span class="i0">Ses jours, son bien, son cœur, tout, sur un coup de dé,</span><br>
+      <span class="i0">Soudain il voie à terre un sage lapidé,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’il compare, ému d’une terreur sacrée,</span><br>
+      <span class="i0">Les cadavres qu’il fait aux esprits que je crée.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et, poursuivit l’Esprit immense, écoute encor.</span><br>
+      <span class="i0">Quand, tels que des chasseurs menant au son du cor</span><br>
+      <span class="i0">Leur meute dans le bois sinistre des ténèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Les peuples, devant eux poussant ces chiens funèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Haine, Ignorance, Envie, Orgueil, Rébellion,</span><br>
+      <span class="i0">Ont traqué mon prophète ainsi que le lion,</span><br>
+      <span class="i0">Quand ils boivent le sang et le vin dans leurs salles,</span><br>
+      <span class="i0">Adorant, nains hideux, leurs fautes colossales,</span><br>
+      <span class="i0">Quand le brûleur, soufflant sur un tas de charbon,</span><br>
+      <span class="i0">Se dit mon prêtre, et quand le mal leur semble bon,</span><br>
+      <span class="i0">Les mages inspirés parlent aux multitudes,</span><br>
+      <span class="i0">Comme le sombre vent, du fond des solitudes;</span><br>
+      <span class="i0">Mais je n’ignore pas que ce n’est point assez.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_239">239</span>
+      <span class="i0">Le prophète est bien grand, mais ne peut, je le sais,</span><br>
+      <span class="i0">Dire les mots divins qu’avec la langue humaine;</span><br>
+      <span class="i0">Il sied que le prodige et que le phénomène</span><br>
+      <span class="i0">Apparaisse, et me nomme aux peuples, oublieux</span><br>
+      <span class="i0">De tout ce que j’ai mis d’obscur sur les hauts lieux;</span><br>
+      <span class="i0">Il faut faire entrevoir à l’homme mon mystère,</span><br>
+      <span class="i0">L’ordre silencieux doit cesser de se taire,</span><br>
+      <span class="i0">Et, pour le ciel profond, c’est le moment d’avoir</span><br>
+      <span class="i0">La clameur rappelant les peuples au devoir;</span><br>
+      <span class="i0">Un avertissement farouche est nécessaire;</span><br>
+      <span class="i0">Votre terre a besoin qu’un verbe altier, sincère,</span><br>
+      <span class="i0">Innocent, prenne l’ombre effrayante à témoin;</span><br>
+      <span class="i0">Alors il faut quelqu’un qu’on entende de loin</span><br>
+      <span class="i0">Et qui parle plus haut que la voix ordinaire,</span><br>
+      <span class="i0">Et c’est un des emplois que je donne au tonnerre.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_241">241</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_18"><span class="small90">XXXIX</span><br><br>
+  <span class="big140">L’AMOUR</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_243">243</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_18a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quoi! le libérateur qui par degrés desserre</span><br>
+      <span class="i0">La double chaîne noire, ignorance et misère,</span><br>
+      <span class="i0">Le balayeur qui jette au vent le préjugé,</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! l’immense marcheur, jamais découragé,</span><br>
+      <span class="i0">Le Progrès, qui de flamme éblouit le vulgaire,</span><br>
+      <span class="i0">Détrône l’échafaud et musèle la guerre,</span><br>
+      <span class="i0">Qui fait avec les mœurs des ratures aux lois,</span><br>
+      <span class="i0">Change en romain l’étrusque, en français le gaulois,</span><br>
+      <span class="i0">Crée et brise, sans cesse use l’un contre l’autre</span><br>
+      <span class="i0">Les mensonges, et va, rapide et ferme apôtre,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_244">244</span>
+      <span class="i0">Lui, dont la chaude haleine émeut l’homme troublé,</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! lui, le destructeur flamboyant, étoilé,</span><br>
+      <span class="i0">De l’antique caverne et de l’antique geôle,</span><br>
+      <span class="i0">Il n’a pu fondre encor la glace que d’un pôle!</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! celles qui de l’âme élèvent le niveau</span><br>
+      <span class="i0">Et qui n’ont qu’à passer pour faire un ciel nouveau,</span><br>
+      <span class="i0">Quoi! du pur idéal ces comètes errantes,</span><br>
+      <span class="i0">Ces guerrières du bien, ces vastes conquérantes,</span><br>
+      <span class="i0">Les révolutions, archanges de clarté,</span><br>
+      <span class="i0">N’ont mis que la moitié de l’homme en liberté!</span><br>
+      <span class="i0">L’autre est encore aux fers, et c’est la plus divine.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Doux oiseaux qui chantez là-bas dans la ravine,</span><br>
+      <span class="i0">Quand donc lèvera-t-on l’écrou du triste amour?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O rossignol de l’ombre, alouette du jour,</span><br>
+      <span class="i0">Vous, gais pillards des blés, des seigles et des orges,</span><br>
+      <span class="i0">Moineaux, vous, amoureux de l’azur, rouges-gorges,</span><br>
+      <span class="i0">Fauvettes qui planez de l’aube jusqu’au soir,</span><br>
+      <span class="i0">C’est pour vous, n’est-ce pas? une douleur de voir</span><br>
+      <span class="i0">Que la porte de l’air s’est brusquement fermée</span><br>
+      <span class="i0">Au moment où les cœurs à travers la ramée</span><br>
+      <span class="i0">S’envolaient, tendre essaim vers le ciel bleu poussé,</span><br>
+      <span class="i0">Et que la vieille cage horrible du passé,</span><br>
+      <span class="i0">Où toujours notre effort retombe et nous ramène,</span><br>
+      <span class="i0">Tient par une aile encor cette pauvre âme humaine!</span><br>
+      <span class="i0">O libres oiseaux, fiers, charmants, purs, sans ennuis,</span><br>
+      <span class="i0">Vous dites à l’aurore, aux fleurs, à l’astre, aux nuits:</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_245">245</span>
+      <span class="i0">—Est-ce qu’on ne peut pas aimer quand on est homme?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et l’aube où Dieu se montre, et l’astre où Dieu se nomme,</span><br>
+      <span class="i0">La nuit qui fait tomber ses soupirs les plus doux</span><br>
+      <span class="i0">Du nid des rossignols dans le trou des hiboux,</span><br>
+      <span class="i0">Les fleurs dont les parfums dans les rayons se fondent,</span><br>
+      <span class="i0">Et les herbes, les eaux, les pierres vous répondent,</span><br>
+      <span class="i0">D’une si douce voix qu’on ne peut l’exprimer:</span><br>
+      <span class="i0">—O bons petits oiseaux, tout est fait pour aimer!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_247">247</span>
+  <h3 class="margintopminus1" id="ch_18b">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Regardez-les jouer sur le sable accroupis,</span><br>
+      <span class="i0">Ou sur l’herbe, au milieu des fleurs, tendre tapis;</span><br>
+      <span class="i0">L’un traîne la charrette et l’autre tient la pelle.</span><br>
+      <span class="i0">Le paradis leur parle et l’hymen les appelle.</span><br>
+      <span class="i0">Six ans donne parfois une tape à trois ans.</span><br>
+      <span class="i0">Puis l’âge vient, on marche, ô frais sentiers glissants!</span><br>
+      <span class="i0">Elle a six ans, il a neuf ans; on se marie;</span><br>
+      <span class="i0">L’aurore et le printemps sont en coquetterie;</span><br>
+      <span class="i0">Les moineaux dans les bois font des choses entre eux</span><br>
+      <span class="i0">Qui changent deux enfants dans l’ombre en amoureux.</span><br>
+      <span class="i0">Encore un an, ou deux; les filles sont farouches,</span><br>
+      <span class="i0">Tout à coup, disent non, et sentent sur leur bouche</span><br>
+      <span class="i0">L’éclosion charmante et sombre du baiser;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_248">248</span>
+      <span class="i0">O mères, prenez garde! Éros vient se poser</span><br>
+      <span class="i0">Dans les cœurs; fauve oiseau, sans loi, sans frein, sans règle,</span><br>
+      <span class="i0">Qui commence en colombe et finit comme l’aigle.</span><br>
+      <span class="i0">N’importe! c’est exquis. Cupidon est Bébé;</span><br>
+      <span class="i0">Pyrame ne sait pas de quel sexe est Thisbé;</span><br>
+      <span class="i0">Et Bérénice joue au volant avec Tite.</span><br>
+      <span class="i0">Bel âge, où l’idylle est encor toute petite!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_249">249</span>
+  <h3 class="margintopminus1" id="ch_18c">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il faut boire et frapper la terre d’un pied libre!</span><br>
+      <span class="i0">Dit Horace; et la chose est vraie aux bords du Tibre,</span><br>
+      <span class="i0">Vraie aux bords de la Seine; et songeons aux amours,</span><br>
+      <span class="i0">Maintenant, dit Horace, et moi je dis: Toujours!</span><br>
+      <span class="i0">Amis! amis! amis! soyons tous frères! gloire</span><br>
+      <span class="i0">A la beauté, vêtue ou non! Va-t’en, nuit noire!</span><br>
+      <span class="i0">La jeune année arrive avec l’aurore au front,</span><br>
+      <span class="i0">Remet le temps à neuf, court d’un pas leste et prompt,</span><br>
+      <span class="i0">Lave le ciel, sourit à la terre engourdie,</span><br>
+      <span class="i0">Et commence gaîment, par une mélodie,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_250">250</span>
+      <span class="i0">Le printemps. Chantez, nids! O fleurs, dans les fossés,</span><br>
+      <span class="i0">Les ravins, les étangs, les bois, les champs, croissez!</span><br>
+      <span class="i0">Boutons d’or que j’ai vus jadis aux Feuillantines,</span><br>
+      <span class="i0">Renaissez! Fourmillez, liserons, églantines,</span><br>
+      <span class="i0">Pâquerettes, iris, muguets, lilas, jasmins!</span><br>
+      <span class="i0">Le petit enfant mai frappe dans ses deux mains.</span><br>
+      <span class="i0">Allons, dépêchez-vous de naître, il vous appelle.</span><br>
+      <span class="i0">Il veut parer la terre ainsi qu’une chapelle,</span><br>
+      <span class="i0">Et mettre une guirlande autour du genre humain.</span><br>
+      <span class="i0">Avril s’appelle Amour et juin s’appelle Hymen,</span><br>
+      <span class="i0">Le fruit suivra la fleur. Faisons des nids, fauvettes!</span><br>
+      <span class="i0">La jeune fille rêve et rit quand vous en faites,</span><br>
+      <span class="i0">Donnez l’exemple, oiseaux! les vierges aux yeux doux</span><br>
+      <span class="i0">Vous regardent, ayant des ailes comme vous.</span><br>
+      <span class="i0">J’erre; un vent tiède émeut les bois, je vois les scènes</span><br>
+      <span class="i0">Que font les pauvres fleurs aux papillons obscènes;</span><br>
+      <span class="i0">Le lys vers le bourdon se penche, et, l’écoutant,</span><br>
+      <span class="i0">A l’air de s’écrier: Ah! vous m’en direz tant!</span><br>
+      <span class="i0">L’ombre a le tremblement sonore d’une tente</span><br>
+      <span class="i0">Et cache les amours; la nature est contente;</span><br>
+      <span class="i0">Et la fécondité fermente; et les appas,</span><br>
+      <span class="i0">Les soupirs, les baisers, ne s’inquiètent pas</span><br>
+      <span class="i0">Si quelque orage couve, et si cette gorgone,</span><br>
+      <span class="i0">La foudre, au loin, là-bas, à l’horizon bougonne.</span><br>
+      <span class="i0">Le vallon fleuri semble un encensoir fumant.</span><br>
+      <span class="i0">Quelqu’un a mis le feu partout, l’embrasement</span><br>
+      <span class="i0">Va de l’arbre au nuage et du ciel à la terre;</span><br>
+      <span class="i0">La prairie a l’éclat glorieux d’un cratère,</span><br>
+      <span class="i0">Partout des fleurs de pourpre, et tout flambe et tout luit,</span><br>
+      <span class="i0">Et la création bouillonnant à grand bruit</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_251">251</span>
+      <span class="i0">Bout tout entière ainsi qu’une eau dans la chaudière,</span><br>
+      <span class="i0">Et tout rit, le soleil étant l’incendiaire.</span><br>
+      <span class="i0">Oh! quelle vaste joie en cet abîme bleu!</span><br>
+      <span class="i0">A toute cette aurore il faudra dire adieu.</span><br>
+      <span class="i0">Hélas! cela finit par s’éteindre, une fête!</span><br>
+      <span class="i0">Nous n’y consentons pas, on détourne la tête,</span><br>
+      <span class="i0">A chaque heure qui passe on veut se retenir.</span><br>
+      <span class="i0">Mais rien ne ralentit le pas de l’avenir,</span><br>
+      <span class="i0">Il ne demande pas la permission d’être,</span><br>
+      <span class="i0">Il vient. Souvenons-nous que Demain est un traître,</span><br>
+      <span class="i0">Et, puisque nous avons Aujourd’hui, jouissons.</span><br>
+      <span class="i0">L’eau qui fuit en chantant nous donne des leçons,</span><br>
+      <span class="i0">Fuyons, mais chantons. L’air est plein de senteurs douces,</span><br>
+      <span class="i0">Un ensemencement de fleurs couvre les mousses.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme est ombre; on ne peut guère dire pourquoi</span><br>
+      <span class="i0">Nous sommes sur la terre. Eh bien, je le dis, moi,</span><br>
+      <span class="i0">C’est pour aimer. Et Dieu nous a créés pour faire</span><br>
+      <span class="i0">Éclore un peu d’amour sur cette obscure sphère</span><br>
+      <span class="i0">Et pour faire lever un astre dans nos cœurs.</span><br>
+      <span class="i0">Être deux, c’est la loi. Les merles, ces moqueurs,</span><br>
+      <span class="i0">L’observent aussi bien que le ramier fidèle.</span><br>
+      <span class="i0">Si la nature, avec de si puissants coups d’aile,</span><br>
+      <span class="i0">Remue éperdument et partout à la fois</span><br>
+      <span class="i0">La vie au fond des mers, des cieux, des champs, des bois,</span><br>
+      <span class="i0">C’est afin d’arriver à son but, faire un couple.</span><br>
+      <span class="i0">Si le chêne est solide et si la branche est souple,</span><br>
+      <span class="i0">C’est parce que le nid a besoin dans l’azur</span><br>
+      <span class="i0">Que le rameau soit tendre, et que l’arbre soit sûr.</span><br>
+      <span class="i0">L’ombre en son innocence énorme a le satyre.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme cherche, la vierge attend, la femme attire;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_252">252</span>
+      <span class="i0">Léandre veut Héro, Manon veut Desgrieux;</span><br>
+      <span class="i0">Sachez cela, vous tous, vivants mystérieux.</span><br>
+      <span class="i0">Paix aux cœurs douloureux et joie aux fronts moroses!</span><br>
+      <span class="i0">Quel tourbillonnement éblouissant de roses!</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="h3">
+
+<div class="section">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_253">253</span>
+  <h3 class="margintop1" id="ch_18d">EN GRÈCE!</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Écoute, si tu veux, puisque nous nous aimons,</span><br>
+      <span class="i0">Nous allons tous les deux fuir par delà les monts;</span><br>
+      <span class="i0">Nous irons sous le ciel de Grèce, où sont les muses.</span><br>
+      <span class="i0">Tu verras, toi qu’un rien charme, toi qui t’amuses</span><br>
+      <span class="i0">Du vol d’un papillon, comment les aigles font</span><br>
+      <span class="i0">Quand ils planent autour du firmament profond;</span><br>
+      <span class="i0">Tu verras par moments le fronton blanc d’un temple,</span><br>
+      <span class="i0">Avec la modestie auguste de l’exemple,</span><br>
+      <span class="i0">Se montrer à demi derrière un bois vermeil;</span><br>
+      <span class="i0">Tu verras l’aloès étaler au soleil</span><br>
+      <span class="i0">Des petits lacs de pluie aux pointes de ses feuilles;</span><br>
+      <span class="i0">Toi qui souvent, pensive et pure, te recueilles,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_254">254</span>
+      <span class="i0">Toi qui soupires, toi qui songes, toi qui vois,</span><br>
+      <span class="i0">Tu prêteras l’oreille à de sauvages voix,</span><br>
+      <span class="i0">Et tu te pencheras sur des échos sublimes;</span><br>
+      <span class="i0">Car c’est l’altier pays des gouffres et des cimes,</span><br>
+      <span class="i0">Belle, et le cœur de l’homme y devient oublieux</span><br>
+      <span class="i0">De tout ce qui n’est pas l’aurore et les hauts lieux;</span><br>
+      <span class="i0">Et tu seras bien là, toi radieuse et fière;</span><br>
+      <span class="i0">Tu seras à mon ombre et moi dans ta lumière.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Viens; devant la splendeur de cet horizon bleu,</span><br>
+      <span class="i0">Nous sentirons en nous croître dans l’ombre un dieu;</span><br>
+      <span class="i0">Viens; nous nous aimerons dans ces fiers paysages</span><br>
+      <span class="i0">Comme s’aimaient jadis les belles et les sages,</span><br>
+      <span class="i0">Comme Socrate aimait Aspasie aux seins nus,</span><br>
+      <span class="i0">Comme Eschyle, le chantre immense, aimait Vénus,</span><br>
+      <span class="i0">Dans l’extase sereine et sainte, dans l’ivresse,</span><br>
+      <span class="i0">L’héroïsme, la joie et l’espoir; car la Grèce,</span><br>
+      <span class="i0">Terre où dans le réel l’idéal se confond,</span><br>
+      <span class="i0">Seule, a de ces amours, avec l’Olympe au fond.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Oh! l’amour, le superbe amour, c’est le mystère!</span><br>
+      <span class="i0">Dieu manquerait au ciel s’il manquait à la terre,</span><br>
+      <span class="i0">Car la création n’est qu’un vaste baiser;</span><br>
+      <span class="i0">Aimer, c’est le moyen de Dieu pour apaiser.</span><br>
+      <span class="i0">C’est le cœur qui nous crée et l’âme qui nous sauve;</span><br>
+      <span class="i0">Car l’hostie et l’hymen, et l’autel et l’alcôve</span><br>
+      <span class="i0">Ont chacun un rayon sacré du même jour;</span><br>
+      <span class="i0">La prière est la sœur tremblante de l’amour;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_255">255</span>
+      <span class="i0">Qui prie adore; aimer, c’est prier une femme;</span><br>
+      <span class="i0">Les deux lumières sont au fond la même flamme.</span><br>
+      <span class="i0">Belle au tendre regard, ce que nous demandons</span><br>
+      <span class="i0">Aux baisers, aux transports brûlants, aux abandons</span><br>
+      <span class="i0">S’achevant en sommeil dans les bras l’un de l’autre,</span><br>
+      <span class="i0">C’est ce que demandait aux tonnerres l’apôtre,</span><br>
+      <span class="i0">C’est ce que dans Tharsis, dans Thèbes, dans Ombos,</span><br>
+      <span class="i0">Le prophète éperdu demandait aux tombeaux,</span><br>
+      <span class="i0">La révélation, l’éternité, la vie!</span><br>
+      <span class="i0">A la suite d’une âme être une âme ravie,</span><br>
+      <span class="i0">Sentir l’être sacré frémir dans l’être cher,</span><br>
+      <span class="i0">Apercevoir un astre à travers une chair,</span><br>
+      <span class="i0">Voir à travers le cœur humain l’âme divine,</span><br>
+      <span class="i0">Achever ce qu’on voit avec ce qu’on devine,</span><br>
+      <span class="i0">C’est croire, c’est aimer. Par Ève l’homme naît.</span><br>
+      <span class="i0">La femme est vers le ciel tournée, et ce qui n’est</span><br>
+      <span class="i0">Que parfum dans la rose est encens dans la femme.</span><br>
+      <span class="i0">Adorons.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i8">Nous irons au pays du dictame,</span><br>
+      <span class="i0">Du laurier, et de l’arbre à palmes, cher aux dieux;</span><br>
+      <span class="i0">Lieux bénis où le vent reste mélodieux</span><br>
+      <span class="i0">A force d’avoir mis son souffle dans les lyres.</span><br>
+      <span class="i0">O femme, ô fier œil noir qui m’emplis de délires,</span><br>
+      <span class="i0">Viens montrer à ce ciel de Grèce ton éclair,</span><br>
+      <span class="i0">Viens montrer à Paros le marbre de ta chair;</span><br>
+      <span class="i0">Toi, la Vénus nouvelle, à la Vénus ancienne</span><br>
+      <span class="i0">Viens te comparer! toi, cette parisienne</span><br>
+      <span class="i0">Céleste, qui s’habille avec un goût profond,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_256">256</span>
+      <span class="i0">Qui livre et cache, donne et reprend, sait à fond</span><br>
+      <span class="i0">L’art de la transparence enivrante, et câline</span><br>
+      <span class="i0">Mes yeux ardents avec la blanche mousseline,</span><br>
+      <span class="i0">Belle, viens compléter Athène avec Paris.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O toi qui souffres, plains, consoles et souris,</span><br>
+      <span class="i0">Je t’aime. Tu me fais l’effet d’une harmonie</span><br>
+      <span class="i0">Éclose d’on ne sait quelle harpe infinie.</span><br>
+      <span class="i0">N’es-tu pas l’esprit simple et calme? N’as-tu pas</span><br>
+      <span class="i0">Un rhythme obscur et doux dans chacun de tes pas?</span><br>
+      <span class="i0">Galatée est lascive et Lesbie impudique;</span><br>
+      <span class="i0">Toi, même au bain, jamais ta chasteté n’abdique;</span><br>
+      <span class="i0">Ta beauté tremble et flotte au gré du flot mouvant,</span><br>
+      <span class="i0">Mais tu fuis si le bruit des feuilles dans le vent</span><br>
+      <span class="i0">Éveille le souci de pudeur qui t’obsède,</span><br>
+      <span class="i0">Et toute l’épaisseur de l’eau te vient en aide</span><br>
+      <span class="i0">Ainsi qu’une nuée au secours d’un rayon;</span><br>
+      <span class="i0">Naïade, tu craindrais un regard d’alcyon.</span><br>
+      <span class="i0">Tu dis: Mon cœur demeure innocent, puisqu’on m’aime!</span><br>
+      <span class="i0">Rien ne peut te ternir, ô pur albâtre; et, même</span><br>
+      <span class="i0">Dans les ravissements de l’amour accepté,</span><br>
+      <span class="i0">Tu restes la candeur, étant la volupté.</span><br>
+      <span class="i0">Parfois tu viens, muette et grave, sous l’yeuse</span><br>
+      <span class="i0">T’asseoir, puis te voilà subitement joyeuse,</span><br>
+      <span class="i0">Tu te mets à chanter quelque chanson d’enfant,</span><br>
+      <span class="i0">Et j’écoute, attendri, ton rire triomphant.</span><br>
+      <span class="i0">Oh! quel être charmant que celui qui varie</span><br>
+      <span class="i0">Tantôt son enjouement jusqu’à la rêverie,</span><br>
+      <span class="i0">Tantôt son chant plaintif jusqu’au refrain railleur,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_257">257</span>
+      <span class="i0">Et qui, soudain, quittant pour le hallier en fleur</span><br>
+      <span class="i0">L’empyrée où l’esprit en plein azur s’enfonce,</span><br>
+      <span class="i0">Terrestre et cependant aérien, renonce</span><br>
+      <span class="i0">Au vol de l’ange et prend les ailes de l’oiseau!</span><br>
+      <span class="i0">Ta taille a la souplesse aimable du roseau;</span><br>
+      <span class="i0">Une lueur errante emplit ton sourcil sombre,</span><br>
+      <span class="i0">Comme si l’âme allait et venait dans cette ombre;</span><br>
+      <span class="i0">Il semble que Dieu met un ange à ton côté;</span><br>
+      <span class="i0">Tu m’éblouis; parfois je crois, fleur de beauté,</span><br>
+      <span class="i0">Entendre autour de toi des murmures d’abeille.</span><br>
+      <span class="i0">Quand près de moi tu viens, apportant ta corbeille,</span><br>
+      <span class="i0">Comme dans leur vieux cloître autrefois les nonnains,</span><br>
+      <span class="i0">Faire un tas de petits chefs-d’œuvre féminins,</span><br>
+      <span class="i0">Je t’admire, et je crois voir l’aube qui se lève.</span><br>
+      <span class="i0">On a beau tout rêver, tu dépasses le rêve;</span><br>
+      <span class="i0">Ton œil promet l’amour, ton cœur donne le ciel.</span><br>
+      <span class="i0">Tu passes dans la vie, humble, sans peur, sans fiel,</span><br>
+      <span class="i0">Sans faire de reproche à l’ombre, toi l’étoile.</span><br>
+      <span class="i0">Une musique sort, comme à travers un voile,</span><br>
+      <span class="i0">De ta beauté naïve et farouche à la fois;</span><br>
+      <span class="i0">Ta grâce est comme un luth qui vibre au fond du bois;</span><br>
+      <span class="i0">Tu sembles une note adorable ajoutée</span><br>
+      <span class="i0">Au concert qu’ici-bas l’âme écoute enchantée;</span><br>
+      <span class="i0">Car la femme est de tout le divin complément,</span><br>
+      <span class="i0">Car dans l’hymne éternel rien n’est faux, rien ne ment,</span><br>
+      <span class="i0">Et la nature, voix profonde, chante juste.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Viens, nous habiterons un coin de terre auguste</span><br>
+      <span class="i0">Que je connais; un fleuve est dans ce paradis,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_258">258</span>
+      <span class="i0">C’est le Diras, torrent superbe, qui jadis</span><br>
+      <span class="i0">Sortit de terre afin de secourir Hercule;</span><br>
+      <span class="i0">Puis, jusqu’à l’horizon si le regard recule,</span><br>
+      <span class="i0">On voit le Sperchius, sorti des mêmes monts</span><br>
+      <span class="i0">Que le Diras, hanté par les mêmes démons,</span><br>
+      <span class="i0">Qui serpente et qui va se perdre aux mers de Crète;</span><br>
+      <span class="i0">Puis Thélos, devant qui le tonnerre s’arrête,</span><br>
+      <span class="i0">Car c’est là qu’autrefois, fronçant leurs noirs sourcils,</span><br>
+      <span class="i0">Les grands amphictyons songeaient, en cercle assis.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_259">259</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_19"><span class="small90">XL</span><br><br>
+  <span class="big140">LES MONTAGNES</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_261">261</span>
+  <h3 class="margintop0" id="ch_19a">DÉSINTÉRESSEMENT</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le mont Blanc que cent monts entourent de leur chaîne,</span><br>
+      <span class="i0">Comme dans les bouleaux le formidable chêne,</span><br>
+      <span class="i0">Comme Samson parmi les enfants d’Amalec,</span><br>
+      <span class="i0">Comme la grande pierre au centre du cromlech,</span><br>
+      <span class="i0">Apparaît au milieu des Alpes qu’il encombre;</span><br>
+      <span class="i0">Et les monts, froncement du globe, relief sombre</span><br>
+      <span class="i0">De la terre pétrie au pied de Jéhovah,</span><br>
+      <span class="i0">Croûte qu’en se dressant quelque satan creva,</span><br>
+      <span class="i0">L’admirent, fiers sommets que la tempête arrose.</span><br>
+      <span class="i0">—Grand! dit le mont Géant.—Et beau! dit le mont Rose.</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_262">262</span>
+      <span class="i0">Et tous, Cervin, Combin, le Pilate fumant</span><br>
+      <span class="i0">Qui sonne tout entier comme un grand instrument,</span><br>
+      <span class="i0">Tant les troupeaux le soir l’emplissent de clarines,</span><br>
+      <span class="i0">Titlis soufflant l’orage au vent de ses narines,</span><br>
+      <span class="i0">Le Baken qui chassa Gessler, et le Rigi</span><br>
+      <span class="i0">Par qui plus d’ouragan sur le lac a rugi,</span><br>
+      <span class="i0">Pelvoux tout enivré de la senteur des sauges,</span><br>
+      <span class="i0">Cenis qui voit l’Isère, Albis qui voit les Vosges,</span><br>
+      <span class="i0">Morcle à la double dent, Dru noir comme un bourreau,</span><br>
+      <span class="i0">L’Orteler, et la Vierge immense, la Jungfrau</span><br>
+      <span class="i0">Qui ne livre son front qu’aux baisers des étoiles,</span><br>
+      <span class="i0">Schwitz tendant ses glaciers comme de blanches toiles,</span><br>
+      <span class="i0">Le haut Mythen, clocher de la cloche Aquilon,</span><br>
+      <span class="i0">Tous, du lac au chalet, de l’abîme au vallon,</span><br>
+      <span class="i0">Roulant la nue aux cieux et le bloc aux morènes,</span><br>
+      <span class="i0">Aiguilles, pics de neige et cimes souveraines,</span><br>
+      <span class="i0">Autour du puissant mont chantent, chœur monstrueux:</span><br>
+      <span class="i0">—C’est lui! le pâtre blanc des monts tumultueux!</span><br>
+      <span class="i0">Il nous protége tous, et tous il nous dépasse;</span><br>
+      <span class="i0">Il est l’enchantement splendide de l’espace;</span><br>
+      <span class="i0">Ses rocs sont épopée et ses vallons roman;</span><br>
+      <span class="i0">Il mêle un argent sombre aux moires du Léman;</span><br>
+      <span class="i0">L’océan aurait peur sous ses hautes falaises,</span><br>
+      <span class="i0">Et ses brins d’herbe sont plus fiers que nos mélèzes;</span><br>
+      <span class="i0">Il nous éclaire après que l’astre s’est couché;</span><br>
+      <span class="i0">Dans le brun crépuscule il apparaît penché,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on croit de Titan voir l’effrayante larve;</span><br>
+      <span class="i0">Il tresse le bleu Rhône aux cheveux d’or de l’Arve;</span><br>
+      <span class="i0">Sa cime, pour savoir lequel a plus d’amour</span><br>
+      <span class="i0">Et quel est le plus grand du regard ou du jour,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_263">263</span>
+      <span class="i0">Confronte le soleil avec le gypaëte;</span><br>
+      <span class="i0">La nuit, quand il se dresse, énorme silhouette,</span><br>
+      <span class="i0">Croit voir un monde sombre éclore à l’horizon;</span><br>
+      <span class="i0">Il est superbe, il a la glace et le gazon;</span><br>
+      <span class="i0">L’archange à son sommet vient aiguiser son glaive;</span><br>
+      <span class="i0">Il a, comme son dogue, à ses pieds le Salève;</span><br>
+      <span class="i0">Il tisse, âpre fileur, les brouillards pluvieux;</span><br>
+      <span class="i0">Sa tiare surgit sur nos fronts envieux;</span><br>
+      <span class="i0">Ses pins sont les plus verts, sa neige est la plus blanche;</span><br>
+      <span class="i0">Il tient dans une main la colombe Avalanche</span><br>
+      <span class="i0">Et dans l’autre le vaste et fauve aigle Ouragan;</span><br>
+      <span class="i0">Il tire du fourreau, comme son yatagan,</span><br>
+      <span class="i0">La tourmente, et les lacs tremblent sous sa fumée;</span><br>
+      <span class="i0">Il plonge au bloc des nuits l’éclair, scie enflammée;</span><br>
+      <span class="i0">L’immensité le baise et le prend pour amant;</span><br>
+      <span class="i0">Une mer de cristal, d’azur, de diamant,</span><br>
+      <span class="i0">Crinière de glaçons digne du lion Pôle,</span><br>
+      <span class="i0">Tombe, effrayant manteau, de sa farouche épaule;</span><br>
+      <span class="i0">Ses précipices font reculer les chamois;</span><br>
+      <span class="i0">Sur son versant sublime il a les douze mois;</span><br>
+      <span class="i0">Il est plus haut, plus pur, plus grand que nous ne sommes;</span><br>
+      <span class="i0">Et nous l’insulterions si nous étions des hommes.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_265">265</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_20"><span class="small90">XLI</span><br><br>
+  <span class="big140">L’OCÉAN</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_267">267</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_20a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">I</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ces bâtiments qui font voile</span><br>
+      <span class="i0">Suivent chacun leur étoile</span><br>
+      <span class="i4">Et leur dessein;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’eau bat toutes les proues,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’air souffle à pleines joues</span><br>
+      <span class="i4">Sur cet essaim.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_268">268</span>
+      <span class="i0">Ils se dispersent sur l’onde.</span><br>
+      <span class="i0">Ils vont; ils jettent la sonde</span><br>
+      <span class="i4">Au flot félon;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont leur carte et leurs règles;</span><br>
+      <span class="i0">Ils vont où vont les quatre aigles</span><br>
+      <span class="i4">De l’aquilon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Je pars, dit le capitaine,</span><br>
+      <span class="i0">Pour Gibraltar, pour Athène,</span><br>
+      <span class="i4">Pour Tafilet.</span><br>
+      <span class="i0">—Nous partons, disent les mousses,</span><br>
+      <span class="i0">Pour Malte où les nuits sont douces</span><br>
+      <span class="i4">Comme le lait.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Nous partons, dit le pilote,</span><br>
+      <span class="i0">Pour l’Inde où la jonque flotte,</span><br>
+      <span class="i4">Pour Tétuan,</span><br>
+      <span class="i0">Pour Chypre, île aux belles femmes...</span><br>
+      <span class="i0">—Et pour le pays des âmes,</span><br>
+      <span class="i4">Dit l’océan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La création aveugle</span><br>
+      <span class="i0">Hurle, glapit, grince et beugle;</span><br>
+      <span class="i4">Mais, sous sa main,</span><br>
+      <span class="i0">L’homme la dompte et la brise;</span><br>
+      <span class="i0">La forêt grondante est prise</span><br>
+      <span class="i4">Au piége humain.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_269">269</span>
+      <span class="i0">Le tigre au Jardin des plantes</span><br>
+      <span class="i0">Passe ses pattes tremblantes</span><br>
+      <span class="i4">Par les barreaux;</span><br>
+      <span class="i0">Toute bête est terrassée</span><br>
+      <span class="i0">Par l’amour et la pensée,</span><br>
+      <span class="i4">Ces deux héros.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tous deux ont le diadème.</span><br>
+      <span class="i0">Ces dompteurs, que l’enfer même</span><br>
+      <span class="i4">Jadis craignait,</span><br>
+      <span class="i0">Rois de tous les esclavages,</span><br>
+      <span class="i0">Tiennent les choses sauvages</span><br>
+      <span class="i4">Dans leur poignet.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le fier taureau d’Asturie,</span><br>
+      <span class="i0">Qui marchait dans sa furie</span><br>
+      <span class="i4">Sans dévier,</span><br>
+      <span class="i0">Lui plus noir que l’eau marine,</span><br>
+      <span class="i0">Un anneau dans la narine,</span><br>
+      <span class="i4">Suit un bouvier.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ce grand monstre, la nature,</span><br>
+      <span class="i0">Qui vivait à l’aventure,</span><br>
+      <span class="i4">N’écoutant rien,</span><br>
+      <span class="i0">Ouvrant sur l’homme qui souffre</span><br>
+      <span class="i0">Toutes les gueules du gouffre,</span><br>
+      <span class="i4">N’est plus qu’un chien.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_270">270</span>
+      <span class="i0">L’homme s’accroît et se hausse.</span><br>
+      <span class="i0">Nul ne sait ce qu’en sa fosse,</span><br>
+      <span class="i4">Loin du ciel bleu,</span><br>
+      <span class="i0">Voyant qu’il faut qu’il y dorme,</span><br>
+      <span class="i0">Le lion, forçat énorme,</span><br>
+      <span class="i4">Reproche à Dieu.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Persée étouffe Gorgone.</span><br>
+      <span class="i0">Marthe écrase la dragone</span><br>
+      <span class="i4">Aux yeux ardents.</span><br>
+      <span class="i0">Visconti, vêtu de cuivre,</span><br>
+      <span class="i0">D’un coup de poing, à la guivre</span><br>
+      <span class="i4">Casse les dents.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Béhémot craint l’homme blême.</span><br>
+      <span class="i0">Le boa, n’ouvrant pas même</span><br>
+      <span class="i4">L’œil à demi,</span><br>
+      <span class="i0">N’est plus, lui serpent superbe,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’un tronc d’arbre qui dans l’herbe</span><br>
+      <span class="i4">S’est endormi.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le jaguar tourne en sa cage.</span><br>
+      <span class="i0">Le morse en un marécage</span><br>
+      <span class="i4">Croupit muré.</span><br>
+      <span class="i0">La chanson du pâtre attire</span><br>
+      <span class="i0">Hors des branches le satyre</span><br>
+      <span class="i4">Tout effaré.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_271">271</span>
+      <span class="i0">Depuis Hercule et Thésée,</span><br>
+      <span class="i0">Teb à la lance aiguisée,</span><br>
+      <span class="i4">Bellérophon,</span><br>
+      <span class="i0">Icare qui nomme un golfe,</span><br>
+      <span class="i0">Hermès sur le sphinx, Astolphe</span><br>
+      <span class="i4">Sur le griffon,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il n’est pas au monde un être</span><br>
+      <span class="i0">Qui ne reconnaisse un maître;</span><br>
+      <span class="i4">Tout est dompté.</span><br>
+      <span class="i0">La conquête se consomme;</span><br>
+      <span class="i0">L’ombre voit au front de l’homme</span><br>
+      <span class="i4">Une clarté.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le lynx s’abat sur le ventre</span><br>
+      <span class="i0">Quand la ménade en son antre</span><br>
+      <span class="i4">Chante Pæan;</span><br>
+      <span class="i0">On prend l’aigle dans son aire...</span><br>
+      <span class="i0">—Où donc est mon belluaire?</span><br>
+      <span class="i4">Dit l’océan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et l’océan fauve ajoute:</span><br>
+      <span class="i0">—Je ne suis pas une route.</span><br>
+      <span class="i4">Que me veut-on?</span><br>
+      <span class="i0">Je te hais, flambeau sublime,</span><br>
+      <span class="i0">Que Colomb sur mon abîme</span><br>
+      <span class="i4">Passe à Fulton.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_272">272</span>
+      <span class="i0">J’ai ma vague, Etna sa lave.</span><br>
+      <span class="i0">Etna n’est pas un esclave.</span><br>
+      <span class="i4">Ni moi non plus.</span><br>
+      <span class="i0">J’ai pour reine et pour captive</span><br>
+      <span class="i0">La sombre terre attentive</span><br>
+      <span class="i4">A mon reflux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je ne suis pas fait pour être,</span><br>
+      <span class="i0">Comme le sentier champêtre,</span><br>
+      <span class="i4">Plein de vivants;</span><br>
+      <span class="i0">Je suis l’Onde en sa tanière,</span><br>
+      <span class="i0">Que prennent à la crinière</span><br>
+      <span class="i4">Les quatre vents!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je suis le noir gouffre inculte;</span><br>
+      <span class="i0">Je donne, en mon fier tumulte,</span><br>
+      <span class="i4">Où rien ne ment,</span><br>
+      <span class="i0">Pour maître aux flots sourds l’air libre,</span><br>
+      <span class="i0">Et pour base à l’équilibre</span><br>
+      <span class="i4">Le tremblement.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Rien n’arrête et ne dirige</span><br>
+      <span class="i0">Mon formidable quadrige,</span><br>
+      <span class="i4">Que les typhons</span><br>
+      <span class="i0">Traînent, et qui, de la Perse</span><br>
+      <span class="i0">Jusqu’aux Hébrides, disperse</span><br>
+      <span class="i4">Ses bruits profonds.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_273">273</span>
+      <span class="i0">Je suis la vaste mêlée,</span><br>
+      <span class="i0">Reptile, étant l’onde, ailée,</span><br>
+      <span class="i4">Étant le vent;</span><br>
+      <span class="i0">Force et fuite, haine et vie,</span><br>
+      <span class="i0">Houle immense, poursuivie</span><br>
+      <span class="i4">Et poursuivant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je suis, dans l’ombre étoilée,</span><br>
+      <span class="i0">La figure échevelée</span><br>
+      <span class="i4">De l’inconnu;</span><br>
+      <span class="i0">Ma vague, qu’Éole augmente,</span><br>
+      <span class="i0">Est, quand il lui plaît, charmante</span><br>
+      <span class="i4">Comme un sein nu.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je ne suis pas votre auberge,</span><br>
+      <span class="i0">Je suis la tempête vierge</span><br>
+      <span class="i4">Qui peut briser</span><br>
+      <span class="i0">Caps et rochers comme verre,</span><br>
+      <span class="i0">A qui parfois le tonnerre</span><br>
+      <span class="i4">Prend un baiser.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je m’appelle solitude,</span><br>
+      <span class="i0">Je m’appelle inquiétude,</span><br>
+      <span class="i4">Et mon roulis</span><br>
+      <span class="i0">Couvre à jamais des navires,</span><br>
+      <span class="i0">Des voix, des chansons, des rires,</span><br>
+      <span class="i4">Ensevelis.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_274">274</span>
+      <span class="i0">Je suis funeste et salubre.</span><br>
+      <span class="i0">Je suis le fileur lugubre</span><br>
+      <span class="i4">Des noirs vallons</span><br>
+      <span class="i0">Que l’orage sans fin mouille,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui file à sa quenouille</span><br>
+      <span class="i4">Les aquilons.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je suis, dans l’écume en poudre,</span><br>
+      <span class="i0">Le combattant de la foudre,</span><br>
+      <span class="i4">L’hydre titan.</span><br>
+      <span class="i0">Je suis sans forme et sans nombre.</span><br>
+      <span class="i0">Venez, les vents, l’horreur, l’ombre.</span><br>
+      <span class="i4">Homme, va-t’en.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je suis souffle, éclair et lame.</span><br>
+      <span class="i0">Je prends volontiers leur âme</span><br>
+      <span class="i4">Aux curieux.</span><br>
+      <span class="i0">Je suis le triple Cerbère</span><br>
+      <span class="i0">Dont le regard réverbère</span><br>
+      <span class="i4">Dieu furieux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">J’ai plus de nuit que la tombe.</span><br>
+      <span class="i0">Léviathan dans ma trombe</span><br>
+      <span class="i4">N’est plus qu’un ver;</span><br>
+      <span class="i0">Tout tremble sur mon épaule.</span><br>
+      <span class="i0">Je lie au poteau du pôle</span><br>
+      <span class="i4">Le spectre hiver.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_275">275</span>
+      <span class="i0">Homme, la terre est ta mère.</span><br>
+      <span class="i0">Cherche ton bien éphémère</span><br>
+      <span class="i4">Dans ses douleurs;</span><br>
+      <span class="i0">Broie, arrache, brûle, embrase.</span><br>
+      <span class="i0">Perce des chemins. Écrase</span><br>
+      <span class="i4">Ce tas de fleurs!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La plaine, quand on la ferre,</span><br>
+      <span class="i0">Obéit, et laisse faire</span><br>
+      <span class="i4">L’homme ennemi.</span><br>
+      <span class="i0">La terre est une imbécile;</span><br>
+      <span class="i0">Et la montagne est docile</span><br>
+      <span class="i4">A la fourmi.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les Alpes sont des géantes</span><br>
+      <span class="i0">Terribles, fauves, béantes,</span><br>
+      <span class="i4">L’orage au cou;</span><br>
+      <span class="i0">L’homme rit des monts féroces,</span><br>
+      <span class="i0">Et, taupe, sous les colosses,</span><br>
+      <span class="i4">Il fait son trou.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Moi, je ne suis pas la rue.</span><br>
+      <span class="i0">J’ai pour roue et pour charrue</span><br>
+      <span class="i4">Le tourbillon;</span><br>
+      <span class="i0">Je bondis, c’est ma manière;</span><br>
+      <span class="i0">Je n’accepte pas l’ornière</span><br>
+      <span class="i4">Ni le sillon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_276">276</span>
+      <span class="i0">J’écume à flots sur ma grève,</span><br>
+      <span class="i0">Va-t’en. Ne viens pas, fils d’Ève,</span><br>
+      <span class="i4">Frêle rival,</span><br>
+      <span class="i0">Sauter sur mon dos farouche</span><br>
+      <span class="i0">Et mettre un mors à la bouche</span><br>
+      <span class="i4">De mon cheval.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ma plaine est la grande plaine;</span><br>
+      <span class="i0">Mon souffle est la grande haleine;</span><br>
+      <span class="i4">Je suis terreur;</span><br>
+      <span class="i0">J’ai tous les vents de la terre</span><br>
+      <span class="i0">Pour passants, et le mystère</span><br>
+      <span class="i4">Pour laboureur.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le météore en ma houle</span><br>
+      <span class="i0">Tombe, la nuée y croule</span><br>
+      <span class="i4">En rugissant;</span><br>
+      <span class="i0">L’écueil, écumant monarque,</span><br>
+      <span class="i0">A qui je donne la barque,</span><br>
+      <span class="i4">Me rend le sang;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’aurore avec épouvante</span><br>
+      <span class="i0">Regarde mon eau vivante,</span><br>
+      <span class="i4">Mes rocs ouverts,</span><br>
+      <span class="i0">Mes colères, mes batailles,</span><br>
+      <span class="i0">Et les glissements d’écailles</span><br>
+      <span class="i4">Sous mes flots verts.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_277">277</span>
+      <span class="i0">Vénus m’apporte son globe.</span><br>
+      <span class="i0">Je lui relève sa robe</span><br>
+      <span class="i4">Jusqu’au genou.</span><br>
+      <span class="i0">Le zéphyr des moissons blondes,</span><br>
+      <span class="i0">S’il se risque sur mes ondes,</span><br>
+      <span class="i4">Y devient fou.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Un jour l’orage des plaines</span><br>
+      <span class="i0">Vint chez moi sur mes baleines</span><br>
+      <span class="i4">Lancer ses traits;</span><br>
+      <span class="i0">Mais j’ai, d’un seul cri de rage,</span><br>
+      <span class="i0">Chassé ce canard sauvage</span><br>
+      <span class="i4">Dans vos marais!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quand il vit dans ma caverne</span><br>
+      <span class="i0">Se sauver l’hydre de Lerne,</span><br>
+      <span class="i4">Mon compagnon</span><br>
+      <span class="i0">Typhon dit: Cela nous souille,</span><br>
+      <span class="i0">Gardons-nous cette grenouille?</span><br>
+      <span class="i4">Et j’ai dit Non!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Si je faisais une rose,</span><br>
+      <span class="i0">Moi, gouffre en qui toute chose</span><br>
+      <span class="i4">S’ébauche et vit,</span><br>
+      <span class="i0">Le soleil, flambeau fidèle,</span><br>
+      <span class="i0">Se lèverait auprès d’elle</span><br>
+      <span class="i4">Sans qu’on le vît.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_278">278</span>
+      <span class="i0">Hommes, vous rêvez de croire</span><br>
+      <span class="i0">Que vous vaincrez mon eau noire,</span><br>
+      <span class="i4">Aux fiers bouillons,</span><br>
+      <span class="i0">Ma vague aux mille étincelles,</span><br>
+      <span class="i0">En pendant à des ficelles</span><br>
+      <span class="i4">Quelques haillons!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’est donc là votre navire!</span><br>
+      <span class="i0">Une écorce qui chavire</span><br>
+      <span class="i4">Sous tout climat!</span><br>
+      <span class="i0">Cette épingle qui m’éraille,</span><br>
+      <span class="i0">C’est l’ancre, et ce brin de paille,</span><br>
+      <span class="i4">C’est le grand mât!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ces quatre planches mal jointes</span><br>
+      <span class="i0">Se déchireront aux pointes</span><br>
+      <span class="i4">Du moindre écueil.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme au front triste, aux mains blanches,</span><br>
+      <span class="i0">Ne sait clouer que les planches</span><br>
+      <span class="i4">De son cercueil.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quoi! je serais si candide!</span><br>
+      <span class="i0">Porter sur mon dos splendide</span><br>
+      <span class="i4">Votre wagon!</span><br>
+      <span class="i0">Dans mon azur sans limite,</span><br>
+      <span class="i0">Voir fumer votre marmite,</span><br>
+      <span class="i4">Moi le dragon!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_279">279</span>
+      <span class="i0">Quoi! lui chez moi! l’homme! Il entre!</span><br>
+      <span class="i0">Sachez que devant mon antre,</span><br>
+      <span class="i4">Qu’emplit la nuit,</span><br>
+      <span class="i0">Le sage lion s’arrête,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’en voyant ma tempête</span><br>
+      <span class="i4">L’aigle s’enfuit!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Votre présence m’outrage.</span><br>
+      <span class="i0">Dieu fit mon immense orage</span><br>
+      <span class="i4">Mystérieux</span><br>
+      <span class="i0">Et mes flots pleins de désastres,</span><br>
+      <span class="i0">Pour être vus par ses astres,</span><br>
+      <span class="i4">Non par vos yeux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Homme, ta marche est peu droite;</span><br>
+      <span class="i0">Ton commerce avide exploite</span><br>
+      <span class="i4">Les flots mouvants;</span><br>
+      <span class="i0">L’âpre soif de l’or t’anime;</span><br>
+      <span class="i0">Je donne pour rien l’abîme,</span><br>
+      <span class="i4">Toi, tu le vends.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ne viens pas chez moi, te dis-je.</span><br>
+      <span class="i0">Ne mêle pas au prodige</span><br>
+      <span class="i4">Tes vils chemins.</span><br>
+      <span class="i0">Crains mes fureurs justicières!</span><br>
+      <span class="i0">Ah! vous frémiriez, poussières,</span><br>
+      <span class="i4">Pâles humains,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_280">280</span>
+      <span class="i0">Si vous entendiez les choses</span><br>
+      <span class="i0">Que nous tous, les vents moroses</span><br>
+      <span class="i4">Et les saisons,</span><br>
+      <span class="i0">L’air qui souffle et l’eau qui tremble,</span><br>
+      <span class="i0">Quand nous sommes seuls ensemble,</span><br>
+      <span class="i4">Nous nous disons!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Devant votre crépuscule</span><br>
+      <span class="i0">Mon sombre horizon recule;</span><br>
+      <span class="i4">Vous m’insultez!</span><br>
+      <span class="i0">Genre humain, foule confuse,</span><br>
+      <span class="i0">L’ombre éternelle refuse</span><br>
+      <span class="i4">Vos nouveautés.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Elle refuse vos phares,</span><br>
+      <span class="i0">Vos boussoles, vos fanfares,</span><br>
+      <span class="i4">Vos noirs vaisseaux,</span><br>
+      <span class="i0">Et, quand passe votre flotte,</span><br>
+      <span class="i0">Indignée, elle sanglote</span><br>
+      <span class="i4">Au fond des eaux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Allez-vous-en! Je devine</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on rêve une ère divine,</span><br>
+      <span class="i4">Fin des fléaux.</span><br>
+      <span class="i0">On court sur l’onde aplanie.</span><br>
+      <span class="i0">On m’emploie à l’harmonie,</span><br>
+      <span class="i4">Moi, le chaos!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_281">281</span>
+      <span class="i0">C’est la paix qui se prépare.</span><br>
+      <span class="i0">Je n’en veux point. Je sépare,</span><br>
+      <span class="i4">Je n’unis pas.</span><br>
+      <span class="i0">Je brise à coups de nageoires</span><br>
+      <span class="i0">Et je broie en mes mâchoires</span><br>
+      <span class="i4">Votre compas!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’homme doit courber sa tête</span><br>
+      <span class="i0">Sous la guerre et la tempête</span><br>
+      <span class="i4">Et le volcan.</span><br>
+      <span class="i0">La terre, c’est la géhenne.</span><br>
+      <span class="i0">Que chacun garde sa haine</span><br>
+      <span class="i4">Et son carcan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tu n’es pas même un fantôme!</span><br>
+      <span class="i0">Monstre pour l’archange, atome</span><br>
+      <span class="i4">Pour le titan,</span><br>
+      <span class="i0">Rien pour l’espace et le nombre!</span><br>
+      <span class="i0">L’homme n’est qu’une pénombre;</span><br>
+      <span class="i4">L’Ombre est Satan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Être mauvais, c’est ta peine.</span><br>
+      <span class="i0">Sois mauvais. Ta race traîne</span><br>
+      <span class="i4">L’anneau de fer.</span><br>
+      <span class="i0">Nous sommes tous la souffrance;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’hirondelle espérance</span><br>
+      <span class="i4">Fuit notre hiver.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_282">282</span>
+      <span class="i0">Sache que nous, et ces mondes</span><br>
+      <span class="i0">Qu’on voit, dans nos nuits immondes,</span><br>
+      <span class="i4">Au firmament,</span><br>
+      <span class="i0">Nous habitons l’insondable,</span><br>
+      <span class="i0">L’extrémité formidable</span><br>
+      <span class="i4">Du châtiment.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Notre nuit est si fatale</span><br>
+      <span class="i0">Que si la pitié, vestale</span><br>
+      <span class="i4">Chère aux élus,</span><br>
+      <span class="i0">Disait: Où donc est ce monde?</span><br>
+      <span class="i0">J’ai peur que Dieu ne réponde:</span><br>
+      <span class="i4">Je ne sais plus!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Donc subissez la loi dure.</span><br>
+      <span class="i0">Endurez ce que j’endure,</span><br>
+      <span class="i4">L’isolement;</span><br>
+      <span class="i0">Et soyez, dans votre bouge,</span><br>
+      <span class="i0">L’un pour l’autre le fer rouge,</span><br>
+      <span class="i4">Et non l’aimant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">N’essayez pas, dans ma sphère,</span><br>
+      <span class="i0">D’être frères, et de faire,</span><br>
+      <span class="i4">Dans ce tombeau,</span><br>
+      <span class="i0">Quand tout à l’ombre ressemble,</span><br>
+      <span class="i0">De vos esprits mis ensemble</span><br>
+      <span class="i4">Un grand flambeau.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_283">283</span>
+      <span class="i0">Les hommes deviendraient anges!</span><br>
+      <span class="i0">Je ne veux pas de mésanges,</span><br>
+      <span class="i4">Moi, maintenant!</span><br>
+      <span class="i0">Je veux le glaive et le glaive.</span><br>
+      <span class="i0">Vivez comme dans un rêve,</span><br>
+      <span class="i4">Tas frissonnant!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Faites comme ont fait vos pères,</span><br>
+      <span class="i0">Et crénelez vos repaires.</span><br>
+      <span class="i4">Abhorrez-vous.</span><br>
+      <span class="i0">Barricadez vos Sodomes.</span><br>
+      <span class="i0">Dévorez-vous. Soyez hommes</span><br>
+      <span class="i4">Et restez loups.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Que l’Écosse ait sa claymore,</span><br>
+      <span class="i0">Le juif sa rage, et le more</span><br>
+      <span class="i4">Son yatagan;</span><br>
+      <span class="i0">Que chacun reste en sa ville;</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’on me laisse tranquille</span><br>
+      <span class="i4">Dans l’ouragan.</span><br>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_284">284</span>
+      <p class="center">II</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et l’homme dit:—Mer affreuse,</span><br>
+      <span class="i0">Que le char des foudres creuse</span><br>
+      <span class="i4">Sous son essieu,</span><br>
+      <span class="i0">Tais-toi dans ton ossuaire.</span><br>
+      <span class="i0">Tu cherches ton belluaire?</span><br>
+      <span class="i4">Gouffre, c’est Dieu!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Écoute-moi. La loi change.</span><br>
+      <span class="i0">Je vois poindre aux cieux l’archange!</span><br>
+      <span class="i4">L’esprit du ciel</span><br>
+      <span class="i0">M’a crié sur la montagne:</span><br>
+      <span class="i0">«Tout enfer s’éteint; nul bagne</span><br>
+      <span class="i4">N’est éternel.»</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je ne hais plus, mer profonde.</span><br>
+      <span class="i0">J’aime. J’enseigne, je fonde.</span><br>
+      <span class="i4">Laisse passer.</span><br>
+      <span class="i0">Satan meurt, un autre empire</span><br>
+      <span class="i0">Naît, et la morsure expire</span><br>
+      <span class="i4">Dans un baiser.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_285">285</span>
+      <span class="i0">Tu ne dois plus dire: arrière!</span><br>
+      <span class="i0">Tu n’es plus une barrière,</span><br>
+      <span class="i4">Dragon marin.</span><br>
+      <span class="i0">Sers l’avenir! porte l’arche.</span><br>
+      <span class="i0">Rien n’arrête l’homme en marche</span><br>
+      <span class="i4">Vers Dieu serein.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Rien! pas même toi, chimère,</span><br>
+      <span class="i0">Monstre de l’écume amère,</span><br>
+      <span class="i4">Géant puni,</span><br>
+      <span class="i0">Toi qui, seul dans ta nuit sombre,</span><br>
+      <span class="i0">As fait ton onde avec l’ombre</span><br>
+      <span class="i4">De l’infini!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Je vais! je suis le prophète.</span><br>
+      <span class="i0">A la houle stupéfaite</span><br>
+      <span class="i4">Je dis mon nom.</span><br>
+      <span class="i0">La trombe accourt; ma pensée</span><br>
+      <span class="i0">Fait rentrer cette insensée</span><br>
+      <span class="i4">Au cabanon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’esprit de l’homme, lumière,</span><br>
+      <span class="i0">Domptant la nature entière,</span><br>
+      <span class="i4">Onde ou volcan,</span><br>
+      <span class="i0">Plonge sa clarté sacrée</span><br>
+      <span class="i0">Dans la prunelle effarée</span><br>
+      <span class="i4">De l’ouragan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_286">286</span>
+      <span class="i0">Pour qu’à nos pas on se range,</span><br>
+      <span class="i0">Nous n’avons qu’à dire à l’ange</span><br>
+      <span class="i4">Comme aux démons,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’à dire aux torrents de soufre,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’à te dire à toi, gouffre:</span><br>
+      <span class="i4">Nous nous aimons!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’amour, c’est la loi suprême.</span><br>
+      <span class="i0">L’amour te vaincra toi-même.</span><br>
+      <span class="i4">Ton bruit est vain.</span><br>
+      <span class="i0">Pour que, caressant ta grève,</span><br>
+      <span class="i0">Ton hymne d’enfer s’achève</span><br>
+      <span class="i4">En chant divin,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Pour que ton hurlement tombe,</span><br>
+      <span class="i0">Il suffit que la colombe</span><br>
+      <span class="i4">Qui vient le soir,</span><br>
+      <span class="i0">O sombre gouffre d’écume,</span><br>
+      <span class="i0">Laisse tomber une plume</span><br>
+      <span class="i4">Sur ton flot noir.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’amour, c’est le fond de l’homme.</span><br>
+      <span class="i0">L’amour, c’est l’antique pomme</span><br>
+      <span class="i4">Qu’Ève cueillit.</span><br>
+      <span class="i0">L’ombre passe, l’amour reste,</span><br>
+      <span class="i0">Il est astre au dais céleste,</span><br>
+      <span class="i4">Perle en ton lit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_287">287</span>
+      <span class="i0">Nos inventions nouvelles</span><br>
+      <span class="i0">Prendront à tes vents des ailes;</span><br>
+      <span class="i4">Dieu nous sourit;</span><br>
+      <span class="i0">Nous monterons sur ta rage,</span><br>
+      <span class="i0">Nous attellerons l’orage</span><br>
+      <span class="i4">A notre esprit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Oui, malgré tes chocs sauvages,</span><br>
+      <span class="i0">Nous lierons tes deux rivages</span><br>
+      <span class="i4">D’un trait de feu;</span><br>
+      <span class="i0">L’avenir aura deux Romes,</span><br>
+      <span class="i0">Et, près de celle des hommes,</span><br>
+      <span class="i4">Celle de Dieu.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’avenir aura deux temples,</span><br>
+      <span class="i0">Deux lumières, deux exemples,</span><br>
+      <span class="i4">Un double hymen,</span><br>
+      <span class="i0">La liberté, force et verbe,</span><br>
+      <span class="i0">L’unité, portant la gerbe</span><br>
+      <span class="i4">Du genre humain.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tais-toi, mer! Les cœurs s’appellent,</span><br>
+      <span class="i0">Les fils de Caïn se mêlent</span><br>
+      <span class="i4">Aux fils d’Abel;</span><br>
+      <span class="i0">L’homme, que Dieu mène et juge,</span><br>
+      <span class="i0">Bâtira sur toi, déluge,</span><br>
+      <span class="i4">Une Babel.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_288">288</span>
+      <span class="i0">A cette Babel morale</span><br>
+      <span class="i0">Aboutira la spirale</span><br>
+      <span class="i4">Des deux Sions,</span><br>
+      <span class="i0">Où sans cesse recommence</span><br>
+      <span class="i0">Le fourmillement immense</span><br>
+      <span class="i4">Des nations;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et tu verras sans colère,</span><br>
+      <span class="i0">Du tropique au flot polaire</span><br>
+      <span class="i4">Dieu te calmant,</span><br>
+      <span class="i0">Au-dessus de l’eau sonore,</span><br>
+      <span class="i0">Se construire dans l’aurore</span><br>
+      <span class="i4">Superbement</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les progrès et les idées,</span><br>
+      <span class="i0">Pont de cent mille coudées</span><br>
+      <span class="i4">Que rien ne rompt,</span><br>
+      <span class="i0">Et sur tes sombres marées</span><br>
+      <span class="i0">Ces arches démesurées</span><br>
+      <span class="i4">Resplendiront.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_289">289</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_21"><span class="small90">XLII</span><br><br>
+  <span class="big140">A L’HOMME</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_291">291</span>
+  <h3 class="margintopminus2" id="ch_21a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Si tu vas devant toi pour aller devant toi,</span><br>
+      <span class="i0">C’est bien; l’homme se meut, et c’est là son emploi;</span><br>
+      <span class="i0">C’est en errant ainsi, c’est en jetant la sonde</span><br>
+      <span class="i0">Qu’Euler trouve une loi, que Colomb trouve un monde.</span><br>
+      <span class="i0">Mais, rêvant l’absolu, si c’est Dieu que tu veux</span><br>
+      <span class="i0">Prendre comme on prendrait un fuyard aux cheveux,</span><br>
+      <span class="i0">Si tu prétends aller jusqu’à la fin des choses,</span><br>
+      <span class="i0">Et là, debout devant cette cause des causes,</span><br>
+      <span class="i0">Uranus des païens, Sabaoth des chrétiens,</span><br>
+      <span class="i0">Dire:—Réalité terrible, je te tiens!—</span><br>
+      <span class="i0">Tu perds ta peine.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_292">292</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i16">Ajuste, ô fils quelconque d’Ève,</span><br>
+      <span class="i0">N’importe quel calcul à n’importe quel rêve,</span><br>
+      <span class="i0">Ajoute à l’hypothèse une lunette, et mets</span><br>
+      <span class="i0">Des chiffres l’un sur l’autre, à couvrir les sommets</span><br>
+      <span class="i0">De l’Athos, du mont Blanc farouche, du Vésuve,</span><br>
+      <span class="i0">Monte sur le cratère ou plonge dans la cuve,</span><br>
+      <span class="i0">Fouille, creuse, escalade, envole-toi, descends,</span><br>
+      <span class="i0">Fais faire par Gambey des verres grossissants,</span><br>
+      <span class="i0">Guette, plane avec l’aigle ou rampe avec le crabe,</span><br>
+      <span class="i0">Crois tout, doute de tout, apprends l’hébreu, l’arabe,</span><br>
+      <span class="i0">Le chinois, sois indou, grec, bouddhiste, arien,</span><br>
+      <span class="i0">Va, tu ne saisiras l’extrémité de rien.</span><br>
+      <span class="i0">Poursuivre le réel, c’est chercher l’introuvable.</span><br>
+      <span class="i0">Le réel, ce fond vrai d’où sort toute la fable,</span><br>
+      <span class="i0">C’est la nature en fuite à jamais dans la nuit.</span><br>
+      <span class="i0">Le télescope au fond du ciel noir la poursuit,</span><br>
+      <span class="i0">Le microscope court dans l’abîme après elle;</span><br>
+      <span class="i0">Elle est inaccessible, imprenable, éternelle,</span><br>
+      <span class="i0">Et n’est pas moins énorme en dessous qu’en dessus.</span><br>
+      <span class="i0">Des aspects effrayants sont partout aperçus;</span><br>
+      <span class="i0">Le spectre vibrion vaut le soleil fantôme;</span><br>
+      <span class="i0">Un monde plus profond que l’astre, c’est l’atome;</span><br>
+      <span class="i0">Quand, sous l’œil des penseurs, l’infiniment petit</span><br>
+      <span class="i0">Sur l’infiniment grand se pose, il l’engloutit,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_293">293</span>
+      <span class="i0">Puis l’infiniment grand remonte et le submerge.</span><br>
+      <span class="i0">Mère terrifiante et formidable vierge,</span><br>
+      <span class="i0">Multipliant son jour par son obscurité</span><br>
+      <span class="i0">Et sa maternité par sa virginité,</span><br>
+      <span class="i0">Chaste, obscène, et montrant aux mornes Pythagores</span><br>
+      <span class="i0">Son ventre ténébreux d’où sortent les aurores,</span><br>
+      <span class="i0">La nature fatale engendre éperdument</span><br>
+      <span class="i0">Des chaos d’où jaillit cette loi, l’élément.</span><br>
+      <span class="i0">Elle est le haut, le bas, l’immense ombre, l’aïeule;</span><br>
+      <span class="i0">Toute sa foule étant elle-même, elle est seule;</span><br>
+      <span class="i0">Monde, elle est la nature; âme, on l’appelle Dieu.</span><br>
+      <span class="i0">Tout être, quel qu’il soit, du gouffre est le milieu;</span><br>
+      <span class="i0">Pas de sortie et pas d’entrée; aucune porte;</span><br>
+      <span class="i0">On est là.—C’est pourquoi le chercheur triste avorte</span><br>
+      <span class="i0">C’est pourquoi le ciel juif succède au ciel romain;</span><br>
+      <span class="i0">C’est pourquoi ce songeur épars, le genre humain,</span><br>
+      <span class="i0">Entend à chaque instant vagir de nouveaux cultes;</span><br>
+      <span class="i0">C’est pourquoi l’homme, en proie à tant de noirs tumultes,</span><br>
+      <span class="i0">Rêve, et tâte l’espace, et veut un point d’appui,</span><br>
+      <span class="i0">Ayant peur de la nuit tragique autour de lui;</span><br>
+      <span class="i0">C’est pourquoi le messie est chassé par l’apôtre;</span><br>
+      <span class="i0">C’est pourquoi l’on a vu crouler, l’un après l’autre,</span><br>
+      <span class="i0">Ayant tous fait fléchir aux peuples le genou,</span><br>
+      <span class="i0">Brahma, Dagon, Baal, Odin, Allah, Vishnou.</span><br>
+      <span class="i0">L’idolâtrie échoue. Elle est, sur tout abîme,</span><br>
+      <span class="i0">Et dans tous les bas-fonds, le même essai sublime</span><br>
+      <span class="i0">Et la même chimère inutile, créant</span><br>
+      <span class="i0">Toujours le même Dieu pour le même néant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_294">294</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il est pourtant, ce Dieu. Mais sous son triple voile</span><br>
+      <span class="i0">La lunette avançant fait reculer l’étoile.</span><br>
+      <span class="i0">C’est une sainte loi que ce recul profond.</span><br>
+      <span class="i0">Les hommes en travail sont grands des pas qu’ils font;</span><br>
+      <span class="i0">Leur destination, c’est d’aller, portant l’arche;</span><br>
+      <span class="i0">Ce n’est pas de toucher le but, c’est d’être en marche;</span><br>
+      <span class="i0">Et cette marche, avec l’infini pour flambeau,</span><br>
+      <span class="i0">Sera continuée au delà du tombeau.</span><br>
+      <span class="i0">C’est le progrès. Jamais l’homme ne se repose,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on cherche une idole, et l’on trouve autre chose.</span><br>
+      <span class="i0">Cherchez l’Ame, elle échappe; allez, allez toujours!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Teutatès, Mahomet, Jésus, les antres sourds,</span><br>
+      <span class="i0">Les forêts, le druide et le mage, et ces folles</span><br>
+      <span class="i0">Augustes, qu’Apollon emplissait de paroles,</span><br>
+      <span class="i0">Et les temples du sang des génisses fumants,</span><br>
+      <span class="i0">N’arrivent qu’à des cris et qu’à des bégaiements.</span><br>
+      <span class="i0">L’à peu près, c’est la fin de toute idolâtrie.</span><br>
+      <span class="i0">La vérité ne sort que difforme et meurtrie</span><br>
+      <span class="i0">De l’effort d’engendrer, et, quel que soit l’œil fier</span><br>
+      <span class="i0">Du fœtus d’aujourd’hui sur l’embryon d’hier,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_295">295</span>
+      <span class="i0">Quelque mépris qu’Orphée inspire à Chrysostome,</span><br>
+      <span class="i0">Quel que soit le dédain du koran pour le psaume,</span><br>
+      <span class="i0">Et quoi que Jéhovah tente après Jupiter,</span><br>
+      <span class="i0">Quoi que fasse Jean Huss accouchant de Luther,</span><br>
+      <span class="i0">Quoi qu’affirme l’autel, quoi que chante le prêtre,</span><br>
+      <span class="i0">Jamais le dernier mot, le grand mot, ne veut être</span><br>
+      <span class="i0">Dit, dans cette ombre énorme où le ciel se défend,</span><br>
+      <span class="i0">Par la religion, toujours en mal d’enfant.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’est parce que je roule en moi ces choses sombres,</span><br>
+      <span class="i0">C’est parce que je vois l’aube dans les décombres,</span><br>
+      <span class="i0">Sur les trônes le mal, sur les autels la nuit,</span><br>
+      <span class="i0">C’est parce que, sondant ce qui s’évanouit,</span><br>
+      <span class="i0">Bravant tout ce qui règne, aimant tout ce qui souffre,</span><br>
+      <span class="i0">J’interroge l’abîme, étant moi-même gouffre;</span><br>
+      <span class="i0">C’est parce que je suis parfois, mage inclément,</span><br>
+      <span class="i0">Sachant que la clarté trompe et que le bruit ment,</span><br>
+      <span class="i0">Tenté de reprocher aux cieux visionnaires</span><br>
+      <span class="i0">Leur crachement d’éclairs et leur toux de tonnerres;</span><br>
+      <span class="i0">C’est parce que mon cœur, qui cherche son chemin,</span><br>
+      <span class="i0">N’accepte le divin qu’autant qu’il est humain;</span><br>
+      <span class="i0">C’est à cause de tous ces songes formidables</span><br>
+      <span class="i0">Que je m’en vais, sinistre, aux lieux inabordables,</span><br>
+      <span class="i0">Au bord des mers, au haut des monts, au fond des bois.</span><br>
+      <span class="i0">Là, j’entends mieux crier l’âme humaine aux abois;</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_296">296</span>
+      <span class="i0">Là je suis pénétré plus avant par l’idée</span><br>
+      <span class="i0">Terrible, et cependant de rayons inondée.</span><br>
+      <span class="i0">Méditer, c’est le grand devoir mystérieux;</span><br>
+      <span class="i0">Les rêves dans nos cœurs s’ouvrent comme des yeux;</span><br>
+      <span class="i0">Je rêve et je médite; et c’est pourquoi j’habite,</span><br>
+      <span class="i0">Comme celui qui guette une lueur subite,</span><br>
+      <span class="i0">Le désert, et non pas les villes; c’est pourquoi,</span><br>
+      <span class="i0">Sauvage serviteur du droit contre la loi,</span><br>
+      <span class="i0">Laissant derrière moi les molles cités pleines</span><br>
+      <span class="i0">De femmes et de fleurs qui mêlent leurs haleines,</span><br>
+      <span class="i0">Et les palais remplis de rires, de festins,</span><br>
+      <span class="i0">De danses, de plaisirs, de feux jamais éteints,</span><br>
+      <span class="i0">Je fuis, et je préfère à toute cette fête</span><br>
+      <span class="i0">La rive du torrent farouche, où le prophète</span><br>
+      <span class="i0">Vient boire dans le creux de sa main en été</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que le lion boit de l’autre côté.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_297">297</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_22"><span class="small90">XLIII</span><br><br>
+  <span class="big140">LE TEMPLE</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_299">299</span>
+  <h3 class="margintopminus1" id="ch_22a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Joie à la terre, et paix à celui qui contemple!</span><br>
+      <span class="i0">Écoutez. Vous ferez sur la montagne un temple,</span><br>
+      <span class="i0">Et vous le bâtirez la nuit pour que jamais</span><br>
+      <span class="i0">On ne sache qui l’a placé sur ces sommets;</span><br>
+      <span class="i0">Vous le ferez, ainsi l’ordonne le prophète,</span><br>
+      <span class="i0">Du toit aux fondements et de la base au faîte,</span><br>
+      <span class="i0">Avec des blocs mis l’un sur l’autre simplement;</span><br>
+      <span class="i0">Et ce temple, construit de roche sans ciment,</span><br>
+      <span class="i0">Sera presque aussi haut que toute la montagne.</span><br>
+      <span class="i0">Les forêts qu’un murmure éternel accompagne,</span><br>
+      <span class="i0">L’océan qui bondit ainsi que les troupeaux</span><br>
+      <span class="i0">Et n’a point de fatigue et n’a point de repos,</span><br>
+      <span class="i0">Les monts sans tache, blancs comme les cœurs sans vice,</span><br>
+      <span class="i0">C’est tout ce que verront du seuil de l’édifice</span><br>
+      <span class="i0">Les hommes qui viendront par cent chemins divers;</span><br>
+      <span class="i0">Car vous aurez compris qu’il faut que l’univers</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_300">300</span>
+      <span class="i0">Ait autour de ce temple une grave attitude;</span><br>
+      <span class="i0">Et vous l’aurez bâti dans une solitude</span><br>
+      <span class="i0">Afin qu’il soit tranquille, et pour que l’horizon</span><br>
+      <span class="i0">Convienne à cette auguste et farouche maison;</span><br>
+      <span class="i0">Et les hommes, pasteurs, apôtres, patriarches,</span><br>
+      <span class="i0">Regarderont le temple et monteront les marches,</span><br>
+      <span class="i0">Et sous la haute porte ils baisseront le front.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Quand ils seront entrés, voici ce qu’ils verront:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Au-dessous d’une voûte en granit, située</span><br>
+      <span class="i0">Si haut qu’il semblera qu’elle est dans la nuée,</span><br>
+      <span class="i0">Entre quatre grands murs nus et prodigieux,</span><br>
+      <span class="i0">Dans une ombre où partout on sentira des yeux,</span><br>
+      <span class="i0">Tout au fond d’une crypte obscure, une statue</span><br>
+      <span class="i0">Se dressera, d’un voile insondable vêtue,</span><br>
+      <span class="i0">Et de la tête aux pieds ce voile descendra;</span><br>
+      <span class="i0">Et, plus que sur Isis, et plus que sur Indra,</span><br>
+      <span class="i0">Plus que sur le Sina, plus que sur le Calvaire,</span><br>
+      <span class="i0">Les ténèbres seront sur ce spectre sévère,</span><br>
+      <span class="i0">Colosse par une âme inconnue habité;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on n’en verra rien que son énormité.</span><br>
+      <span class="i0">La figure sera haute de cent coudées,</span><br>
+      <span class="i0">Et d’un seul bloc; jamais les Indes, les Chaldées,</span><br>
+      <span class="i0">Et les sculpteurs d’Égypte ayant l’énigme en eux,</span><br>
+      <span class="i0">N’auront rien maçonné de plus vertigineux.</span><br>
+      <span class="i0">Nul ne pourra lever le voile aux plis de pierre.</span><br>
+      <span class="i0">Personne ne saura s’il est une paupière</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_301">301</span>
+      <span class="i0">Pouvant s’ouvrir, un œil pouvant verser des pleurs,</span><br>
+      <span class="i0">Sous ce masque, et s’il est quelqu’un sous les ampleurs</span><br>
+      <span class="i0">De ce suaire aux yeux humains inabordable;</span><br>
+      <span class="i0">Et tous contempleront l’Ignoré formidable.</span><br>
+      <span class="i0">Pourtant on sentira que ce spectre n’est pas</span><br>
+      <span class="i0">La haine, le glacier, le tombeau, le trépas;</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il semble un spectre, étant sous le plus lourd des voiles,</span><br>
+      <span class="i0">Mais que ce noir linceul peut-être est plein d’étoiles;</span><br>
+      <span class="i0">On sentira qu’il aime, et que l’on est devant</span><br>
+      <span class="i0">Le seul être, le seul esprit, le seul vivant.</span><br>
+      <span class="i0">Grands, petits, faibles, forts, le géant et l’atome,</span><br>
+      <span class="i0">Sentiront l’univers présent dans ce fantôme;</span><br>
+      <span class="i0">D’une peur confiante envahis par degrés,</span><br>
+      <span class="i0">Ils seront effrayés et seront rassurés;</span><br>
+      <span class="i0">Le vieillard et l’enfant, l’ignorant et le mage,</span><br>
+      <span class="i0">Frémissants, comprendront qu’ils sont devant l’image</span><br>
+      <span class="i0">De la Réalité suprême, et qu’en ce lieu</span><br>
+      <span class="i0">Jéhovah, Jupiter et Brahma pèsent peu;</span><br>
+      <span class="i0">Que là s’évanouit tout dogme et toute bible,</span><br>
+      <span class="i0">Et que rien n’est méchant, quoique tout soit terrible.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Oui, terrible, mais bon; formidable, mais doux.</span><br>
+      <span class="i0">Dans ce temple, païens, chrétiens, parsis, indous,</span><br>
+      <span class="i0">Tous ceux, fakir, santon, rabbin, flamine, bonze,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’une religion tient dans sa main de bronze,</span><br>
+      <span class="i0">Sentiront cette main s’ouvrir et les lâcher.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le ciel; de l’idéal pétri dans du rocher,</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_302">302</span>
+      <span class="i0">On ne sait quoi de tendre au fond de cette pierre,</span><br>
+      <span class="i0">Une forme de nuit debout sur la frontière</span><br>
+      <span class="i0">De l’inconnu, muette et rigide, et pourtant</span><br>
+      <span class="i0">D’accord avec le monde immense palpitant,</span><br>
+      <span class="i0">L’âme qui fait tout naître et sur qui tout se fonde,</span><br>
+      <span class="i0">Voilà ce que ce temple, en son ombre profonde,</span><br>
+      <span class="i0">Fera vaguement voir à ceux qui passeront.</span><br>
+      <span class="i0">Les autres temples, faits de ce qui se corrompt,</span><br>
+      <span class="i0">Bâtis avec l’erreur, la démence et la fable,</span><br>
+      <span class="i0">Faux et vains, et faisant bégayer l’ineffable,</span><br>
+      <span class="i0">Autels que la raison en montant submergea,</span><br>
+      <span class="i0">Se seront écroulés depuis longtemps déjà</span><br>
+      <span class="i0">Au vaste ébranlement du genre humain en marche;</span><br>
+      <span class="i0">Mais celui-ci, n’ayant point de koran, point d’arche,</span><br>
+      <span class="i0">Point de prêtres, aucun pontife, aucun menteur,</span><br>
+      <span class="i0">Entouré de l’abîme et seul sur la hauteur,</span><br>
+      <span class="i0">Demeurera debout sur la terre où nous sommes,</span><br>
+      <span class="i0">Et ne craindra pas plus le passage des hommes</span><br>
+      <span class="i0">Que l’étoile ne craint le vol des alcyons.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il n’expliquera point au cœur les passions,</span><br>
+      <span class="i0">A l’esprit le problème, et la tombe à la vie;</span><br>
+      <span class="i0">Mais il fera germer chez tous l’ardente envie</span><br>
+      <span class="i0">De monter, de grandir, et de voir au delà.</span><br>
+      <span class="i0">Où? Plus loin. Le zénith que Thalès contempla,</span><br>
+      <span class="i0">Les constellations, ces effrayants fulgores</span><br>
+      <span class="i0">Que regardaient errer les pâles Pythagores,</span><br>
+      <span class="i0">Les orbes de la vie obscure entre-croisés,</span><br>
+      <span class="i0">La science qui cherche et dit: Jamais assez!</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_303">303</span>
+      <span class="i0">Ne contesteront point ce temple, et, dans l’espace,</span><br>
+      <span class="i0">Par tout le gouffre et par toute l’ombre qui passe</span><br>
+      <span class="i0">Il sera vénéré, n’ayant point ici-bas</span><br>
+      <span class="i0">Aggravé par l’erreur nos douleurs, nos combats,</span><br>
+      <span class="i0">Nos deuils, et n’ayant point de reproche à se faire.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Sous l’âpre voûte ayant la grandeur d’une sphère,</span><br>
+      <span class="i0">La statue, impassible et voilée, aura l’air</span><br>
+      <span class="i0">De rêver, attentive aux forêts, à la mer,</span><br>
+      <span class="i0">Aux germes, à l’azur, aux nuages, aux astres;</span><br>
+      <span class="i0">Pas de frises aux toits; aux murs pas de pilastres;</span><br>
+      <span class="i0">Le granit nu qu’aucun ornement n’interrompt;</span><br>
+      <span class="i0">Et, rien ne remuant, les hommes trembleront;</span><br>
+      <span class="i0">Et les méchants seront mal à l’aise; et les justes,</span><br>
+      <span class="i0">Et les bons, et tous ceux dont les cœurs sont augustes,</span><br>
+      <span class="i0">Les sages, les penseurs, sentiront le plein jour</span><br>
+      <span class="i0">Sur leur âme, leur foi, leur espoir, leur amour,</span><br>
+      <span class="i0">Comme sous le regard d’une énorme prunelle.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Derrière la statue, une lampe éternelle</span><br>
+      <span class="i0">Brûlera comme un feu dans l’antre aux visions,</span><br>
+      <span class="i0">Et, cachant le foyer, montrera les rayons</span><br>
+      <span class="i0">De façon à lui mettre une aurore autour d’elle,</span><br>
+      <span class="i0">Pour enseigner au peuple ému, grave et fidèle,</span><br>
+      <span class="i0">Que cette énigme est bien une divinité,</span><br>
+      <span class="i0">Et que si c’est la nuit c’est aussi la clarté.</span><br>
+      <span class="i0">Le colosse sera noir sur cette auréole;</span><br>
+      <span class="i0">Et nul souffle, nul vent d’orage, nul éole</span><br>
+      <span class="pagenum" id="Page_304">304</span>
+      <span class="i0">Ne fera vaciller l’immobile lueur.</span><br>
+      <span class="i0">Les sages essuieront à leur front la sueur</span><br>
+      <span class="i0">Et sentiront l’horreur sacrée en leurs vertèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Devant cette splendeur sortant de ces ténèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Et comprendront que l’Être ignoré, mais certain,</span><br>
+      <span class="i0">Brille, étant le lever de l’éternel matin,</span><br>
+      <span class="i0">Et pourtant reste obscur, car aucune envergure,</span><br>
+      <span class="i0">Aucun esprit ne peut saisir cette figure;</span><br>
+      <span class="i0">Il est sans fin, sans fond, sans repos, sans sommeil.</span><br>
+      <span class="i0">Et pour être Mystère il n’est pas moins Soleil.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_305">305</span>
+  <h2 class="h2chap" id="ch_23"><span class="small90">XLIV</span><br><br>
+  <span class="big140">TOUT LE PASSÉ ET TOUT L’AVENIR</span></h2>
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_307">307</span>
+  <h3 class="margintopminus3" id="ch_23a">&nbsp;</h3>
+</div>
+
+<div class="cpoesie">
+  <div class="poem">
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">I</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’être mystérieux qui me parle à ses heures</span><br>
+      <span class="i0">Disait:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i6">—Vivants! l’orgueil habite vos demeures.</span><br>
+      <span class="i8">Il fait nuit dans votre cité!</span><br>
+      <span class="i0">Le ciel s’étonne, ô foule en vices consumée,</span><br>
+      <span class="i0">Qu’il sorte de la paille en feu tant de fumée,</span><br>
+      <span class="i8">De l’homme tant de vanité!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_308">308</span>
+      <span class="i0">Tu regardes les cieux de travers, triste race!</span><br>
+      <span class="i0">Tu ne te trouves pas sous l’azur à ta place.</span><br>
+      <span class="i8">Tu te plains, homme, ombre, roseau!</span><br>
+      <span class="i0">Balbutiant: Peut-être, et bégayant: Que sais-je?</span><br>
+      <span class="i0">Tu reproches le soir à l’aube, au lys la neige,</span><br>
+      <span class="i8">Et ton sépulcre à ton berceau!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tu reproches à Dieu l’œuvre incommensurable.</span><br>
+      <span class="i0">Tu frémis de traîner sur ton dos misérable</span><br>
+      <span class="i8">Tes vieux forfaits mal expiés,</span><br>
+      <span class="i0">D’être pris dans ton ciel comme en un marécage,</span><br>
+      <span class="i0">Et de sentir, ainsi qu’un écureuil en cage,</span><br>
+      <span class="i8">Tourner ta prison sous tes pieds!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Homme, si tu pouvais, tu tenterais l’espace.</span><br>
+      <span class="i0">Ce globe, si ta force égalait ton audace,</span><br>
+      <span class="i8">S’évaderait sous ton orteil,</span><br>
+      <span class="i0">Et la création irait à l’aventure</span><br>
+      <span class="i0">Si ton souffle pouvait, ô folle créature,</span><br>
+      <span class="i8">Casser l’amarre du soleil!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Car rien n’est à ton gré; tout te met mal à l’aise.</span><br>
+      <span class="i0">Ce coin du ciel est donc fait de plomb, qu’il te pèse!</span><br>
+      <span class="i8">Oh! tu voudrais rompre le sceau!</span><br>
+      <span class="i0">Comme tu frapperais dans tes mains, ombre frêle,</span><br>
+      <span class="i0">Pour la faire envoler de sa branche éternelle,</span><br>
+      <span class="i8">Si la terre était un oiseau!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_309">309</span>
+      <span class="i0">Hautain, dédaignant tout, que ta nef vogue ou sombre,</span><br>
+      <span class="i0">Tu voudrais t’en aller dans le désert de l’ombre,</span><br>
+      <span class="i8">Fuir, comme fuyaient les hébreux.</span><br>
+      <span class="i0">Tu dis: Rien de nouveau! tu dis avec colère:</span><br>
+      <span class="i0">Toujours la même aurore! Et l’étoile polaire</span><br>
+      <span class="i8">T’ennuie, ô pauvre œil ténébreux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Tu t’irrites d’être homme, oubli, poussière, atome;</span><br>
+      <span class="i0">D’ignorer quel épi tu portes, ô vil chaume!</span><br>
+      <span class="i8">D’être une algue dans le reflux;</span><br>
+      <span class="i0">De trembler comme un cerf que suit une lionne,</span><br>
+      <span class="i0">Et d’être, sous le ciel qui reste et qui rayonne,</span><br>
+      <span class="i8">Celui qui passe et qui n’est plus;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et de ne pouvoir pas faire avec tes menaces,</span><br>
+      <span class="i0">Avec tes doigts crispés et tes ongles tenaces,</span><br>
+      <span class="i8">Ta sagesse et ta passion,</span><br>
+      <span class="i0">Tes faux temples, tes faux soleils, tes faux tonnerres,</span><br>
+      <span class="i0">Tes meurtres, tes fureurs, tes crimes et tes guerres,</span><br>
+      <span class="i8">Un pli dans la création!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_310">310</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ces myopes, jugeant le monde à leur optique,</span><br>
+      <span class="i0">Disent:—«Tout est manqué, la mer épileptique</span><br>
+      <span class="i8">Bave sur les écueils grondants;</span><br>
+      <span class="i0">La nuit fait le hibou si le jour fait le cygne,</span><br>
+      <span class="i0">La mort, chienne de l’ombre, à qui Satan fait signe,</span><br>
+      <span class="i8">Tient l’âme humaine entre ses dents.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«Que nous veut la planète? et le globe? et la sphère?</span><br>
+      <span class="i0">Un monde est un néant. Dieu ne savait que faire,</span><br>
+      <span class="i8">Et bâillait, seul dans son réduit,</span><br>
+      <span class="i0">Quand, semant au hasard son œuvre et ses paroles,</span><br>
+      <span class="i0">Il jeta dans les cieux toutes ces outres folles,</span><br>
+      <span class="i8">Ivres de vent, pleines de bruit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«Qu’est-ce qu’un Dieu masqué dans l’incompréhensible?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi le bien voilé? Pourquoi le mal visible?</span><br>
+      <span class="i8">Pourquoi tant de brume autour d’eux?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi tant de fléaux sur la terre indignée?</span><br>
+      <span class="i0">Et pourquoi voyons-nous ces toiles d’araignée</span><br>
+      <span class="i8">Dans le crépuscule hideux?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_311">311</span>
+      <span class="i0">«Pourquoi le dur taureau qui frappe à coups de corne?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi l’impur typhus sorti du marais morne</span><br>
+      <span class="i8">Où jadis l’hydre s’embourbait?</span><br>
+      <span class="i0">Christ voyait; à quoi bon aveugler Pythagore?</span><br>
+      <span class="i0">Le lys est beau; pourquoi créer la mandragore</span><br>
+      <span class="i8">Des gouttes de sang du gibet?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«L’azur est radieux; mais pourquoi le nuage?</span><br>
+      <span class="i0">L’amour rit; mais pourquoi la douleur, ce péage?</span><br>
+      <span class="i8">Pourquoi Caïn auprès d’Abel?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi livrer l’esprit de l’homme au trouble immense,</span><br>
+      <span class="i0">Et faire tournoyer l’alphabet en démence</span><br>
+      <span class="i8">Dans la spirale de Babel?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«Pourquoi la pourriture et pourquoi les décombres?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi le mille-pieds traînant ses pattes sombres?</span><br>
+      <span class="i8">Pourquoi la ronce qui nous hait?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi l’épine au seuil des bois, comme une lance?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi la mort? Pourquoi l’espace, ce silence?</span><br>
+      <span class="i8">Pourquoi l’univers, ce muet?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">«On comprend le printemps, l’aube, le nid, la rose;</span><br>
+      <span class="i0">Mais pourquoi les glaçons? Pourquoi le houx morose?</span><br>
+      <span class="i8">Pourquoi l’autour, ce criminel?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi cette ombre froide où le jour se termine?</span><br>
+      <span class="i0">Pourquoi la bête fauve, et pourquoi la vermine?»</span><br>
+      <span class="i8">—Pourquoi vous? répond l’Éternel.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_312">312</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ainsi parlent ces fous malheureux. Pour ces hommes</span><br>
+      <span class="i0">Qui ne t’épèlent pas, mystère en qui nous sommes,</span><br>
+      <span class="i8">Et qui regardent sans les voir</span><br>
+      <span class="i0">Les rites transparents qu’en ta nuit tu célèbres,</span><br>
+      <span class="i0">Dieu, c’est une figure au milieu des ténèbres,</span><br>
+      <span class="i8">C’est l’horreur difforme au front noir.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">C’est on ne sait quel spectre accroupi dans son antre,</span><br>
+      <span class="i0">Monstre dont on voit moins la face que le ventre,</span><br>
+      <span class="i8">Blême au seuil des gouffres ouverts,</span><br>
+      <span class="i0">Idiot éternel que l’immensité porte,</span><br>
+      <span class="i0">Et qui rêve, ayant l’ombre en sa prunelle morte,</span><br>
+      <span class="i8">Au cou ce goître, l’univers.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ah! tu trouves tout mal! trop d’ombre et de misères!</span><br>
+      <span class="i0">D’autres mondes mieux faits te semblent nécessaires.</span><br>
+      <span class="i8">L’astre naît de brouillard terni;</span><br>
+      <span class="i0">On peut se servir mieux du germe et du mystère!—</span><br>
+      <span class="i0">Parle. Dieu formidable attend, ô ver de terre,</span><br>
+      <span class="i8">Tes commandes dans l’infini.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_313">313</span>
+      <span class="i0">Ah! le travail te pèse et la douleur t’étonne!</span><br>
+      <span class="i0">Ah! décembre après juin te semble monotone!</span><br>
+      <span class="i8">Ah! pourrir répugne à ta chair!</span><br>
+      <span class="i0">Ah! tu n’es pas content de ce cercle où l’on erre!</span><br>
+      <span class="i0">Bien. Fais la guerre à Dieu. Canonne le tonnerre,</span><br>
+      <span class="i8">Croise l’épée avec l’éclair.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ah! tu portes en toi, reptile, un exemplaire</span><br>
+      <span class="i0">D’idéal qu’il eût dû copier pour te plaire!</span><br>
+      <span class="i8">Tu compares, homme de peu,</span><br>
+      <span class="i0">Moucheron que prendrait l’araignée en ses toiles,</span><br>
+      <span class="i0">Ce que ton front contient au ciel rempli d’étoiles,</span><br>
+      <span class="i8">Ce dedans du crâne de Dieu!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Montre ta force. Allons, règne. Que l’étendue</span><br>
+      <span class="i0">Sous ton vaste regard se prosterne éperdue;</span><br>
+      <span class="i8">Prouve aux astres leur cécité;</span><br>
+      <span class="i0">Déplace les milieux, les axes et les centres;</span><br>
+      <span class="i0">Fouille l’onde et l’éther; poursuis dans tous ses antres</span><br>
+      <span class="i8">La monstrueuse immensité!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Questionne, surprends, scrute, découvre, arrache!</span><br>
+      <span class="i0">Harponne au fond des mers le typhon qui s’y cache;</span><br>
+      <span class="i8">Trouve ce que nul n’a trouvé;</span><br>
+      <span class="i0">Sois le tout-puissant; fais des pêches inouïes;</span><br>
+      <span class="i0">Sonde et plonge; et reviens, traînant par les ouïes</span><br>
+      <span class="i8">L’hydre océan sur le pavé!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_314">314</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ah! tu dis:—Dieu n’est pas, puisque le mal existe.</span><br>
+      <span class="i0">Je chasse Jéhovah parce que je suis triste.—</span><br>
+      <span class="i8">Bien. Dresse-toi sur ton séant;</span><br>
+      <span class="i0">Etouffe en toi l’amour et l’espoir; raille et blâme;</span><br>
+      <span class="i0">Ferme ton volet sourd; allume dans ton âme</span><br>
+      <span class="i8">Le hideux réchaud du néant!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mars, Jupiter, Saturne, ô planètes profondes,</span><br>
+      <span class="i0">Vous, du moins, vous croyez! Le jour où tous les mondes</span><br>
+      <span class="i8">Épars dans le gouffre vermeil,</span><br>
+      <span class="i0">Retirant l’air céleste à leur voûte obscurcie,</span><br>
+      <span class="i0">Nieraient à la fois Dieu, cette sombre asphyxie</span><br>
+      <span class="i8">Irait éteindre le soleil!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Oh! la création est une apothéose.</span><br>
+      <span class="i0">Le mont, l’arbre, l’oiseau, le lion et la rose</span><br>
+      <span class="i8">Disent dans l’ombre: Sois béni!</span><br>
+      <span class="i0">L’immense azur écoute, et leurs hymnes l’enchantent;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’océan farouche et l’âpre ouragan chantent</span><br>
+      <span class="i8">Chacun leur strophe à l’infini.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_315">315</span>
+      <span class="i0">L’homme seul nie et crie:—A bas! tout est mensonge,</span><br>
+      <span class="i0">Rien n’existe. Le ciel est creux. L’être est un songe.</span><br>
+      <span class="i8">Pillons les jours comme un butin!—</span><br>
+      <span class="i0">Dieu tranquille et lointain dore, à travers la brume,</span><br>
+      <span class="i0">Toute cette colère et toute cette écume</span><br>
+      <span class="i8">Brisée à ce roc, le destin.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Donc tu fais de toi l’axe et le sommet des êtres!</span><br>
+      <span class="i0">Ton ventre est ton autel et tes sens sont tes prêtres;</span><br>
+      <span class="i8">Vivre est le but que tu poursuis.</span><br>
+      <span class="i0">Tu prétends que le ciel redoutable te craigne.</span><br>
+      <span class="i0">Tu dis aux mers: Je veux! tu dis aux vents: Je règne!</span><br>
+      <span class="i8">Tu dis aux étoiles: Je suis!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ta chair s’adore et met à la torture l’âme.</span><br>
+      <span class="i0">Toi! toi seul! t’assouvir, voilà ton culte infâme;</span><br>
+      <span class="i8">Tes plaisirs sont des cruautés;</span><br>
+      <span class="i0">Tu fais le mal au bord du mystère sublime;</span><br>
+      <span class="i0">Tu viens t’accouder là; dans le puits de l’abîme</span><br>
+      <span class="i8">Tu craches tes iniquités.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_316">316</span>
+      <span class="i0">Rien ne rassasierait ta folie incurable.</span><br>
+      <span class="i0">Tu voudrais exprimer dans le broc misérable</span><br>
+      <span class="i8">Où tu bois, homme plein d’ennuis,</span><br>
+      <span class="i0">Dans ton verre où les vins immondes se répandent,</span><br>
+      <span class="i0">Les constellations, grappes d’astres qui pendent</span><br>
+      <span class="i8">A la treille immense des nuits.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Car ton bâillement croit avoir, ô créature,</span><br>
+      <span class="i0">Droit de vie et de mort sur toute la nature;</span><br>
+      <span class="i8">Jéhovah n’est pas excepté.</span><br>
+      <span class="i0">Oh! comme frémirait d’orgueil ton âme noire,</span><br>
+      <span class="i0">Bandit, si tu pouvais condenser, prendre et boire</span><br>
+      <span class="i8">Le monde en une volupté!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Hélas! pour en extraire une goutte d’ivresse,</span><br>
+      <span class="i0">Tu tordrais l’univers, l’aube qui te caresse,</span><br>
+      <span class="i8">La femme, l’enfant à l’œil bleu,</span><br>
+      <span class="i0">Content, sans hésiter à la savourer toute,</span><br>
+      <span class="i0">Et sans t’inquiéter si cette sombre goutte</span><br>
+      <span class="i8">Est une larme devant Dieu!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dieu n’est pas! Et d’ailleurs, quand, faisant ton entrée,</span><br>
+      <span class="i0">Beau, fier, devant la rampe assez mal éclairée,</span><br>
+      <span class="i8">Tu viens éblouir tes pareils,</span><br>
+      <span class="i0">Toi, premier rôle, roi du drame où tu te plonges,</span><br>
+      <span class="i0">Toi, l’acteur du destin, veut-on pas que tu songes</span><br>
+      <span class="i8">A cet allumeur de soleils?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_317">317</span>
+      <span class="i0">S’il existe—il faudrait d’abord que je le visse,</span><br>
+      <span class="i0">Dis-tu,—c’est bon, qu’il soit! et fasse son service!—</span><br>
+      <span class="i8">Ah! l’homme en qui rien n’éteindra</span><br>
+      <span class="i0">La folle volonté de sonder l’insondable,</span><br>
+      <span class="i0">Mériterait qu’on mît son orgueil formidable</span><br>
+      <span class="i8">Sous ta douche, ô Niagara!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nains! Dieu vous met sa marque afin qu’on vous réclame.</span><br>
+      <span class="i0">Croyez-vous que la mort, qui n’accepte que l’âme,</span><br>
+      <span class="i8">Et qui pèse tout dans sa main,</span><br>
+      <span class="i0">Si son incorruptible et sinistre prunelle</span><br>
+      <span class="i0">N’y reconnaissait pas l’effigie éternelle,</span><br>
+      <span class="i8">Recevrait le liard humain?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dieu n’est pas! ce seul mot serait une torture.</span><br>
+      <span class="i0">Vous n’avez donc jamais regardé la nature?</span><br>
+      <span class="i8">Heureux le sage, humble roseau,</span><br>
+      <span class="i0">Qui songe, et qui, pensif, voit bondir l’avalanche</span><br>
+      <span class="i0">De montagne en montagne, et qui, de branche en branche,</span><br>
+      <span class="i8">Voit sauter le petit oiseau!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_318">318</span>
+      <span class="i0">Vous n’avez donc jamais erré dans les ravines?</span><br>
+      <span class="i0">Vous n’avez donc jamais, parmi les fleurs divines,</span><br>
+      <span class="i8">Respiré la brise en marchant,</span><br>
+      <span class="i0">Et jamais écouté, dans les fermes lointaines,</span><br>
+      <span class="i0">Mugir les bœufs rêveurs quand rampent dans les plaines</span><br>
+      <span class="i8">Les longues ombres du couchant?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Vous n’avez donc jamais contemplé l’invisible?</span><br>
+      <span class="i0">Jamais vu l’idéal, et gravi du possible</span><br>
+      <span class="i8">Le sommet désert, triste et grand?</span><br>
+      <span class="i0">Hélas! vous n’avez donc jamais, sous le ciel calme,</span><br>
+      <span class="i0">Vu luire l’auréole et frissonner la palme</span><br>
+      <span class="i8">Et sourire un martyr mourant?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Vous n’avez donc jamais vu dans votre pensée</span><br>
+      <span class="i0">L’étendue, où s’en vont, d’une course insensée,</span><br>
+      <span class="i8">Les ténèbres, fuyant le jour?</span><br>
+      <span class="i0">Jamais vu l’infini qui rit à la chaumière,</span><br>
+      <span class="i0">Que le soleil ne peut emplir de sa lumière,</span><br>
+      <span class="i8">Mais que l’âme remplit d’amour?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dis, tu n’as donc jamais attaché ta prunelle</span><br>
+      <span class="i0">Sur la profondeur morne, obscure et solennelle,</span><br>
+      <span class="i8">A l’heure où le croissant reluit,</span><br>
+      <span class="i0">Où l’on voit s’arrondir sur les mers remuées</span><br>
+      <span class="i0">Ce fer d’or qu’a laissé tomber dans les nuées</span><br>
+      <span class="i8">Le sombre cheval de la nuit?</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_319">319</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">D’autres sont les croyants, pires que les impies.</span><br>
+      <span class="i0">Toutes les passions dans leur âme accroupies</span><br>
+      <span class="i8">Leur disent tout bas: Jouissez!</span><br>
+      <span class="i0">De Jéhovah qui tonne ils font leur économe;</span><br>
+      <span class="i0">Dieu n’est que le valet du coffre-fort de l’homme;</span><br>
+      <span class="i8">Hélas, hélas, ces insensés</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">De la religion ont fait leur sentinelle;</span><br>
+      <span class="i0">Cieux profonds! ils ont mis leur sac d’or sous son aile;</span><br>
+      <span class="i8">L’ange veille au lot du mortel;</span><br>
+      <span class="i0">Leur champ importe au monde, à l’astre, à l’aube austère;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont fait une borne à ce morceau de terre</span><br>
+      <span class="i8">Avec la pierre de l’autel.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Pour faire une clôture à leur haie, à leur ferme,</span><br>
+      <span class="i0">Pour servir de lien à la barre qui ferme</span><br>
+      <span class="i8">Leur verger, leur vigne ou leur pré,</span><br>
+      <span class="i0">Pour joindre les poteaux de leur porte en ruines,</span><br>
+      <span class="i0">Ils prennent, ô Jésus, la couronne d’épines</span><br>
+      <span class="i8">Qui fit saigner ton front sacré!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_320">320</span>
+      <span class="i0">Leur visage rayonne et plaît; leur voix caresse;</span><br>
+      <span class="i0">Ils sont doux et charmants; la grâce enchanteresse</span><br>
+      <span class="i8">Mêle son miel à leur jargon;</span><br>
+      <span class="i0">Leur sourire est la fleur s’ouvrant sous les rosées;</span><br>
+      <span class="i0">Le dedans est horrible, et toutes leurs pensées</span><br>
+      <span class="i8">Ont la figure du dragon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">De leur humilité leur vanité se venge;</span><br>
+      <span class="i0">Ils disent: Que me font, si je vis et je mange,</span><br>
+      <span class="i8">La famine et le choléra!</span><br>
+      <span class="i0">Le faux poids dans leur droite, ils vendent, ils achètent;</span><br>
+      <span class="i0">Leur âme a des secrets que les démons cachètent</span><br>
+      <span class="i8">Et qu’un jour Dieu seul ouvrira.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La femme sous leurs pieds souffre, à peine vivante;</span><br>
+      <span class="i0">Autrefois leur esclave, aujourd’hui leur servante!</span><br>
+      <span class="i8">Ils la pèsent avec l’argent.</span><br>
+      <span class="i0">L’enfant rampe ignorant et nu; que leur importe!</span><br>
+      <span class="i0">De quel droit est-il né? Le marteau de leur porte</span><br>
+      <span class="i8">Glace la main de l’indigent.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les maximes d’amour sur leur visage écrites</span><br>
+      <span class="i0">Mentent; ils sont méchants, avares, hypocrites,</span><br>
+      <span class="i8">Faux devant l’aurore qui naît;</span><br>
+      <span class="i0">Ils remettent aux fers ceux que Jésus délivre;</span><br>
+      <span class="i0">Puis, parce qu’à des jours indiqués sur un livre,</span><br>
+      <span class="i8">Pendant qu’une cloche sonnait,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_321">321</span>
+      <span class="i0">Ils ont pris sous leur bras un recueil de cantiques,</span><br>
+      <span class="i0">Décroché leur enseigne et fermé leurs boutiques</span><br>
+      <span class="i8">Et dit un benedicite,</span><br>
+      <span class="i0">Et qu’ils ont regardé pendant une heure un prêtre,</span><br>
+      <span class="i0">Et crié du latin dans l’ombre, ils pensent être</span><br>
+      <span class="i8">Quittes avec l’immensité!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ce grand Dieu se corrompt en vous, engeance folle!</span><br>
+      <span class="i0">Il entre dans votre âme idée, et sort idole;</span><br>
+      <span class="i8">Vous l’insultez dans vos korans;</span><br>
+      <span class="i0">Vous lui donnez vos yeux, vos vices, vos visages,</span><br>
+      <span class="i0">Vous le faites d’argile, hélas! comme vos sages,</span><br>
+      <span class="i8">Et d’airain comme vos tyrans!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Partout bûchers, trépieds, pagodes éphémères;</span><br>
+      <span class="i0">Temples monstres bâtis par des dogmes chimères;</span><br>
+      <span class="i8">Thor, Vishnou, Teutatès, Ammon,</span><br>
+      <span class="i0">Bel qui rugit, Dagon qui siffle, Apis qui beugle;</span><br>
+      <span class="i0">La synagogue sourde et la mosquée aveugle;</span><br>
+      <span class="i8">Noirs autels pleins d’un Dieu démon!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les Parthénons font boire au juste la ciguë.</span><br>
+      <span class="i0">La cathédrale, avec sa double tour aiguë,</span><br>
+      <span class="i8">Debout devant le jour qui fuit,</span><br>
+      <span class="i0">Ignore, et, sans savoir, affirme, absout, condamne;</span><br>
+      <span class="i0">Dieu voit avec pitié ces deux oreilles d’âne</span><br>
+      <span class="i8">Se dresser dans la vaste nuit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_322">322</span>
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dieu! Dieu! Dieu! le rocher où la lame déferle</span><br>
+      <span class="i0">Compte sur lui; c’est lui qui règne; il fait la perle</span><br>
+      <span class="i8">Et l’étoile pour les sondeurs;</span><br>
+      <span class="i0">L’azur le voile; il met, pour que le tigre y dorme,</span><br>
+      <span class="i0">De la mousse dans l’antre; il parle, voix énorme,</span><br>
+      <span class="i8">A l’ombre dans les profondeurs.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il règne, il songe; il fond les granits dans les soufres;</span><br>
+      <span class="i0">Il crée en même temps les soleils dans les gouffres</span><br>
+      <span class="i8">Et le liseron dans le pré;</span><br>
+      <span class="i0">Pour l’avoir un jour vu, la mer est encore ivre;</span><br>
+      <span class="i0">Les versants du Sina sont de son vaste livre</span><br>
+      <span class="i8">Le pupitre démesuré.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">L’océan calme, c’est le plat de son épée.</span><br>
+      <span class="i0">La montagne à sa voix s’enfuirait dissipée</span><br>
+      <span class="i8">Comme de l’eau dans le gazon;</span><br>
+      <span class="i0">Dans les éternités sans fin continuées</span><br>
+      <span class="i0">Ce Père habite; il fait des arches de nuées</span><br>
+      <span class="i8">Aux quatre coins de l’horizon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_323">323</span>
+      <span class="i0">Il pense, il règle, il mène, il pèse, il juge, il aime,</span><br>
+      <span class="i0">Et laisse les festins rire à Lucullus blême</span><br>
+      <span class="i8">Qui paît, hideux, chauve et jauni,</span><br>
+      <span class="i0">Et se gonfle de vin comme une poche pleine;</span><br>
+      <span class="i0">Ce qu’une outre peut dire au ventre de Silène</span><br>
+      <span class="i8">N’importe pas à l’infini.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ce même Dieu qui fit d’avril une corbeille,</span><br>
+      <span class="i0">Qui fait l’oiseau chanteur pour les bois, et l’abeille</span><br>
+      <span class="i8">Pour l’herbe où l’aube étincela,</span><br>
+      <span class="i0">Donne au pôle effrayant, sans jour, sans fleur, sans arbre,</span><br>
+      <span class="i0">Pour qu’il puisse parfois chauffer ses mains de marbre,</span><br>
+      <span class="i8">Ta cheminée, ô sombre Hékla!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Sous l’œil de cet esprit suprême et formidable,</span><br>
+      <span class="i0">L’eau monte en brume au front du pic inabordable</span><br>
+      <span class="i8">Et tombe en flots du haut des monts;</span><br>
+      <span class="i0">La créature éteinte est d’une autre suivie;</span><br>
+      <span class="i0">L’univers, où ce Dieu met la mort et la vie,</span><br>
+      <span class="i8">Respire par ces deux poumons.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Devant ce Dieu s’enfuit tout ce qui hait son œuvre,</span><br>
+      <span class="i0">La tempête, le mal, l’épervier, la couleuvre,</span><br>
+      <span class="i8">Le méchant qui ment et qui nuit,</span><br>
+      <span class="i0">La trombe, affreux bandit qui dans les flots se vautre,</span><br>
+      <span class="i0">L’hiver boiteux qui fait marcher l’un après l’autre</span><br>
+      <span class="i8">Son jour court et sa longue nuit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_324">324</span>
+      <span class="i0">Il fait lâcher la proie aux bêtes carnassières.</span><br>
+      <span class="i0">Les morts dans le sépulcre ont perdu leurs poussières;</span><br>
+      <span class="i8">Il rêve, et sait où sont leurs os.</span><br>
+      <span class="i0">En entendant passer son souffle dans l’espace,</span><br>
+      <span class="i0">Subitement l’enfer à la gueule rapace,</span><br>
+      <span class="i8">Les mondes hurlants du chaos,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les univers punis dont la clameur s’élance,</span><br>
+      <span class="i0">Les bagnes monstrueux de l’ombre, font silence,</span><br>
+      <span class="i8">Et dans la nuit des noirs arrêts</span><br>
+      <span class="i0">Cessent de secouer les chaînes qui leur pèsent,</span><br>
+      <span class="i0">Comme le soir, au pas d’un voyageur, se taisent</span><br>
+      <span class="i8">Les grenouilles dans le marais.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il tient une balance immense en équilibre;</span><br>
+      <span class="i0">Il met dans un plateau les cieux, la mer qui vibre,</span><br>
+      <span class="i8">Ceux qui sur le trône ont vécu,</span><br>
+      <span class="i0">Le monde et ses clartés, le mystère et ses voiles,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’abîme jetant son écume d’étoiles;</span><br>
+      <span class="i8">Dans l’autre il met Caton vaincu.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ce qu’il est? regardez au-dessus de vos têtes;</span><br>
+      <span class="i0">Voyez le ciel, le jour, la nuit! Ce que vous êtes?</span><br>
+      <span class="i8">Cherchez dans votre cendrier.</span><br>
+      <span class="i0">Son année est sans fin. Prosternez vos pensées.</span><br>
+      <span class="i0">Les constellations sont des mouches posées</span><br>
+      <span class="i8">Sur l’énorme calendrier.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_325">325</span>
+      <span class="i0">Mais voyez-le donc, vous dont les chants sont des râles,</span><br>
+      <span class="i0">Vivants qui ne pouvez que mourir, ombres pâles,</span><br>
+      <span class="i8">Et qui ne savez qu’oublier!</span><br>
+      <span class="i0">L’océan goutte à goutte en sa clepsydre pleure;</span><br>
+      <span class="i0">Tout Sahara, tombant grain à grain, marque l’heure</span><br>
+      <span class="i8">Dans son effrayant sablier.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mêlez-le maintenant à vos anniversaires!</span><br>
+      <span class="i0">Allumez vos flambeaux, égrenez vos rosaires,</span><br>
+      <span class="i8">Sur vos lutrins soyez béants;</span><br>
+      <span class="i0">Ayez vos jours sacrés que plus de clarté dore;</span><br>
+      <span class="i0">Mettez, devant ce Dieu que couronne l’aurore,</span><br>
+      <span class="i8">Des tiares à vos néants!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">La bête des bois rit quand les hommes, vain nombre,</span><br>
+      <span class="i0">Vont clouant leurs erreurs sur Dieu, leur nom sur l’ombre,</span><br>
+      <span class="i8">Leur date sur l’immensité,</span><br>
+      <span class="i0">Se font centre du monde, eux les passants rapides,</span><br>
+      <span class="i0">Et s’en viennent chanter leurs bouts de l’an stupides</span><br>
+      <span class="i8">A la muette éternité.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_326">326</span>
+      <span class="i0">Hélas! l’ange Justice ouvre ses yeux sinistres.</span><br>
+      <span class="i0">Il écrit en rêvant des noms sur ses registres.</span><br>
+      <span class="i8">Ah! ces tristes vivants ont tort!</span><br>
+      <span class="i0">Devant Dieu, qui d’en haut à la paix les convie</span><br>
+      <span class="i0">Et donne aux cœurs l’amour et verse aux fronts la vie,</span><br>
+      <span class="i8">Ils font la haine, ils font la mort!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils bravent l’océan plein de magnificence,</span><br>
+      <span class="i0">Où flottent le mystère et la toute-puissance;</span><br>
+      <span class="i8">Ils souillent le gouffre irrité;</span><br>
+      <span class="i0">Sans prendre garde au vent qui s’épuise en huées,</span><br>
+      <span class="i0">Ils lèvent leur bannière au milieu des nuées,</span><br>
+      <span class="i8">Ces drapeaux de l’immensité!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils ont pour dieux la force et la ruse aux yeux louches;</span><br>
+      <span class="i0">Ils font chanter des chants aux trompettes farouches</span><br>
+      <span class="i8">Dont nous, esprits, nous frissonnons,</span><br>
+      <span class="i0">Et rouler, balafrant la nature sacrée,</span><br>
+      <span class="i0">Sur les champs, sur les blés, sur les fleurs que Dieu crée,</span><br>
+      <span class="i8">La roue horrible des canons.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_327">327</span>
+      <span class="i0">Les générations meurent pour leur caprice.</span><br>
+      <span class="i0">Ils disent au tombeau: Prends l’homme et qu’il périsse!</span><br>
+      <span class="i8">O nains, pires que les géants!</span><br>
+      <span class="i0">Ils ouvrent cette nuit que nul rayon ne perce;</span><br>
+      <span class="i0">Ils y font brusquement tomber à la renverse</span><br>
+      <span class="i8">Les pâles cadavres béants!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils rougissent de sang l’onde et les herbes vertes,</span><br>
+      <span class="i0">Ils dressent au sommet des collines désertes</span><br>
+      <span class="i8">Le noir gibet silencieux</span><br>
+      <span class="i0">Qui reste tout le jour sans changer d’attitude,</span><br>
+      <span class="i0">Mais qui, dès que la nuit brunit la solitude,</span><br>
+      <span class="i8">Élève ses bras vers les cieux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nous sommes la justice auguste, immaculée!</span><br>
+      <span class="i0">Disent-ils, s’étalant dans leur chambre étoilée</span><br>
+      <span class="i8">Qu’entourent les spectres camards;</span><br>
+      <span class="i0">Et, pendant que la foule approuve et les admire,</span><br>
+      <span class="i0">Un long sanglot mêlé d’un long éclat de rire</span><br>
+      <span class="i8">Va des Montfaucons aux Clamarts!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ces hommes insensés se vautrent dans la joie;</span><br>
+      <span class="i0">Ils ont des lits de pourpre et des manteaux de soie;</span><br>
+      <span class="i8">Ils vivent, d’ombre et d’or chargés;</span><br>
+      <span class="i0">Cette vie est pour eux un palais plein de fêtes;</span><br>
+      <span class="i0">Ils laissent derrière eux les choses qu’ils ont faites.</span><br>
+      <span class="i8">C’est bien, buvez; c’est bien, mangez;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_328">328</span>
+      <span class="i0">Pendant qu’en haut la table éblouit les convives,</span><br>
+      <span class="i0">Et que les bouches sont comme des sources vives,</span><br>
+      <span class="i8">Que la chair fume avec l’encens,</span><br>
+      <span class="i0">Pendant que les archers gardent les avenues,</span><br>
+      <span class="i0">Que l’amour rit au spectre, et que les toutes nues</span><br>
+      <span class="i8">Chantent auprès des tout-puissants;</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Pendant que le banquet, rayonnant comme un phare,</span><br>
+      <span class="i0">Mêle le choc du verre au son de la fanfare,</span><br>
+      <span class="i8">Et qu’ils s’enivrent dans la nuit,</span><br>
+      <span class="i0">Sans même, dans leur joie immonde et sépulcrale,</span><br>
+      <span class="i0">S’informer s’il n’est pas quelque obscure spirale</span><br>
+      <span class="i8">Sous la salle pleine de bruit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">O morts qui vous taisez au fond des catacombes,</span><br>
+      <span class="i0">L’expiation prend les pierres de vos tombes</span><br>
+      <span class="i8">Dans l’insondable profondeur,</span><br>
+      <span class="i0">Et de ces marbres froids qui dans l’ombre descendent</span><br>
+      <span class="i0">Fait un sombre escalier dont les marches attendent</span><br>
+      <span class="i8">Les lourds talons du commandeur!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_329">329</span>
+      <p class="center">II</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Pensif, je répondis à l’archange nocturne:</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <p class="center">*</p>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">—Sévère esprit, ta voix sanglote comme l’urne</span><br>
+      <span class="i8">Qui verse un flot noir et glacé.</span><br>
+      <span class="i0">Sur qui te penches-tu? Tes paroles s’adressent</span><br>
+      <span class="i0">Aux tristes nations d’hier qui disparaissent,</span><br>
+      <span class="i8">Aux pâles foules du passé,</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ton cri ressemble au chant des mornes Isaïes.</span><br>
+      <span class="i0">Le mystère autrefois, de ses brumes haïes,</span><br>
+      <span class="i8">Obstruait la terre et les cieux,</span><br>
+      <span class="i0">Et l’homme avait besoin que les prophètes blêmes</span><br>
+      <span class="i0">Lui parlassent du seuil de tous ces noirs problèmes</span><br>
+      <span class="i8">Ouvrant leurs porches monstrueux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_330">330</span>
+      <span class="i0">L’homme ignorait. Marchant loin du sentier qui sauve,</span><br>
+      <span class="i0">Il allait au hasard dans la nature fauve,</span><br>
+      <span class="i8">Comme le loup au fond des bois,</span><br>
+      <span class="i0">Sourd à ces alphabets, perdu dans ces algèbres;</span><br>
+      <span class="i0">Les prophètes alors dans ces grandes ténèbres</span><br>
+      <span class="i8">Élevèrent leurs grandes voix.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il fallait avertir l’homme au bord de l’abîme.</span><br>
+      <span class="i0">Tout ici-bas semblait lui conseiller le crime;</span><br>
+      <span class="i8">Temps rude où le mal triomphait!</span><br>
+      <span class="i0">La forêt, de l’embûche était le noir ministre;</span><br>
+      <span class="i0">L’arbre avait l’air d’un monstre, et le rocher sinistre</span><br>
+      <span class="i8">Avait la forme du forfait.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ici gémissait Job, et là chantait Sodome.</span><br>
+      <span class="i0">L’homme à tous les fléaux, horrible, ajoutait l’homme;</span><br>
+      <span class="i8">La guerre infâme aidait la faim;</span><br>
+      <span class="i0">Comme on brûle une paille on allumait les villes;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on voyait Judas sortir des choses viles,</span><br>
+      <span class="i8">Et des choses sombres Caïn.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les prophètes chassaient le mal; ces personnages</span><br>
+      <span class="i0">Rendaient au Dieu vivant d’augustes témoignages;</span><br>
+      <span class="i8">L’homme de ces temps inhumains,</span><br>
+      <span class="i0">Affreux, baignant de sang les champs, l’onde et les sables,</span><br>
+      <span class="i0">S’arrêtait, s’il voyait ces songeurs formidables,</span><br>
+      <span class="i8">Pâles et levant leurs deux mains.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_331">331</span>
+      <span class="i0">Ils descendaient des monts, portant de sombres tables;</span><br>
+      <span class="i0">Ils mouraient en laissant les Talmuds redoutables</span><br>
+      <span class="i8">Ouverts sur l’aile des griffons,</span><br>
+      <span class="i0">Les farouches Védas, les Eddas, les Genèses,</span><br>
+      <span class="i0">Registres éclairés du reflet des fournaises,</span><br>
+      <span class="i8">Pages pleines de bruits profonds.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Ils épouvantaient l’homme et la terre méchante;</span><br>
+      <span class="i0">Et depuis cinq mille ans, pendant que l’aube chante</span><br>
+      <span class="i8">Et que la fleur verse l’encens,</span><br>
+      <span class="i0">Le genre humain qui passe et que le temps dénombre</span><br>
+      <span class="i0">Entend, dans la caverne effrayante de l’ombre,</span><br>
+      <span class="i8">Gronder ces livres rugissants.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mais le passé s’en va. Regarde-nous; nous sommes</span><br>
+      <span class="i0">Un autre Adam, une autre Ève, de nouveaux hommes.</span><br>
+      <span class="i8">Nous bénissons quand nous souffrons.</span><br>
+      <span class="i0">Hier vivait d’horreur, de deuil, de sang, de fange;</span><br>
+      <span class="i0">Hier était le monstre et demain sera l’ange;</span><br>
+      <span class="i8">Le point du jour blanchit nos fronts.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Deux êtres sont en nous: l’un ailé, l’autre immonde;</span><br>
+      <span class="i0">L’un montant vers Dieu, l’autre ombre et tache du monde,</span><br>
+      <span class="i8">Se ruant dans d’infâmes lits;</span><br>
+      <span class="i0">Et, pendant que le corps, marchant sur des semelles,</span><br>
+      <span class="i0">Vil, abject, boit l’opprobre et la lie aux gamelles,</span><br>
+      <span class="i8">L’âme boit la rosée aux lys.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_332">332</span>
+      <span class="i0">L’œuvre du genre humain, c’est de délivrer l’âme;</span><br>
+      <span class="i0">C’est de la dégager du triste épithalame</span><br>
+      <span class="i8">Que lui chante le corps impur;</span><br>
+      <span class="i0">C’est de la rendre, chaste, à la clarté première;</span><br>
+      <span class="i0">Car Dieu rêveur a fait l’âme pour la lumière</span><br>
+      <span class="i8">Comme il fit l’aile pour l’azur.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nous ne sommes plus ceux qui riaient à la face</span><br>
+      <span class="i0">De l’ombre impénétrable où tout rentre et s’efface,</span><br>
+      <span class="i8">Qui faisaient le mal sans frayeur,</span><br>
+      <span class="i0">Qui jetaient au cercueil ce cri: Va-t’en! je nie!</span><br>
+      <span class="i0">Et mettaient le néant, le rire et l’ironie</span><br>
+      <span class="i8">Dans la pelle du fossoyeur.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nous croyons en ce Dieu vivant; sa foi nous brûle;</span><br>
+      <span class="i0">Il inspire Brutus sur la chaise curule,</span><br>
+      <span class="i8">Guillaume Tell sous le sayon;</span><br>
+      <span class="i0">Nous allumons, courbés sous son vent qui nous pousse,</span><br>
+      <span class="i0">Notre liberté fière à sa majesté douce</span><br>
+      <span class="i8">Et notre foudre à son rayon.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Il fait germer le ver dans sa morne cellule,</span><br>
+      <span class="i0">Change la larve affreuse en vive libellule,</span><br>
+      <span class="i8">Transfigure, affranchit, construit,</span><br>
+      <span class="i0">Émeut les tours de pierre et les tentes de toiles,</span><br>
+      <span class="i0">Et crée et vit! c’est lui qui pénètre d’étoiles</span><br>
+      <span class="i8">Les ailes noires de la nuit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_333">333</span>
+      <span class="i0">Sa tiare splendide est une ruche immense,</span><br>
+      <span class="i0">Où, des roses soleils apportant la semence</span><br>
+      <span class="i8">Et de l’astre apportant le miel,</span><br>
+      <span class="i0">Essaim de flamme ayant le monde pour Hymètes,</span><br>
+      <span class="i0">Mouches de l’infini, les abeilles comètes</span><br>
+      <span class="i8">Volent de tous les points du ciel.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Le Mal, le glaive au poing, voilé d’un voile d’ombre,</span><br>
+      <span class="i0">Nous guette; et la forêt que la broussaille encombre,</span><br>
+      <span class="i8">L’âpre rocher, le flot ingrat,</span><br>
+      <span class="i0">L’aident, complices noirs, contre la créature,</span><br>
+      <span class="i0">Et semblent par moments faire de la nature</span><br>
+      <span class="i8">L’antre où rêve ce scélérat.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Mais nous luttons, esprit! nous vaincrons. Dieu nous mène.</span><br>
+      <span class="i0">Il est le feu qui va devant l’armée humaine,</span><br>
+      <span class="i8">Le dieu d’Ève et de Débora.</span><br>
+      <span class="i0">Un jour, bientôt, demain, tout changera de forme,</span><br>
+      <span class="i0">Et dans l’immensité, comme une fleur énorme,</span><br>
+      <span class="i8">L’univers s’épanouira!</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nous vaincrons l’élément! cette bête de somme</span><br>
+      <span class="i0">Se couchera dans l’ombre à plat ventre sous l’homme;</span><br>
+      <span class="i8">La matière aura beau hurler;</span><br>
+      <span class="i0">Nous ferons de ses cris sortir l’hymne de l’ordre;</span><br>
+      <span class="i0">Et nous remplacerons les dents qui veulent mordre</span><br>
+      <span class="i8">Par la langue qui sait parler.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_334">334</span>
+      <span class="i0">Quand nous aurons fini le travail de la vigne,</span><br>
+      <span class="i0">Quand au Dieu qui fit l’aigle et l’air, l’onde et le cygne,</span><br>
+      <span class="i8">La tourmente et Léviathan,</span><br>
+      <span class="i0">Nous aurons rapporté toutes nos âmes anges,</span><br>
+      <span class="i0">Nous ferons du panier de ces saintes vendanges</span><br>
+      <span class="i8">La muselière de Satan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Satan, c’est l’appétit, pourceau qui mord l’idée;</span><br>
+      <span class="i0">C’est l’ivresse, fond noir de la coupe vidée;</span><br>
+      <span class="i8">Satan, c’est l’orgueil sans genoux;</span><br>
+      <span class="i0">C’est l’égoïsme, heureux du sang où ses mains trempent;</span><br>
+      <span class="i0">C’est le ventre hideux, cette caverne où rampent</span><br>
+      <span class="i8">Tous les monstres qui sont en nous.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Satan c’est la douleur, c’est l’erreur, c’est la borne,</span><br>
+      <span class="i0">C’est le froid ténébreux, c’est la pesanteur morne</span><br>
+      <span class="i8">C’est la vis du sanglant pressoir;</span><br>
+      <span class="i0">C’est la force d’en bas liant tout de ses chaînes</span><br>
+      <span class="i0">Qui fait dans le ravin, sous l’ombre des grands chênes,</span><br>
+      <span class="i8">Crier les chariots le soir.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nous allons à l’amour, au bien, à l’harmonie.</span><br>
+      <span class="i0">O vivants qui flottez dans l’énigme infinie,</span><br>
+      <span class="i8">Un arbre, auguste à tous les yeux,</span><br>
+      <span class="i0">Conduit votre navire à travers l’âpre abîme;</span><br>
+      <span class="i0">Jésus ouvre ses bras sur la vergue sublime</span><br>
+      <span class="i8">De ce grand mât mystérieux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_335">335</span>
+      <span class="i0">Derrière nous décroît le mal, noire masure.</span><br>
+      <span class="i0">Bientôt nous toucherons au port, le flot s’azure.</span><br>
+      <span class="i8">L’homme, qu’en vain le deuil poursuit,</span><br>
+      <span class="i0">Ne verra plus tomber dans l’ombre sur sa tête</span><br>
+      <span class="i0">L’effroi, l’hiver, l’horreur, l’ouragan, la tempête,</span><br>
+      <span class="i0">Ces vomissements de la nuit.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Nous chasserons la guerre et le meurtre à coups d’aile;</span><br>
+      <span class="i0">Et cette frémissante et candide hirondelle</span><br>
+      <span class="i8">Qui vole vers l’éternité,</span><br>
+      <span class="i0">L’espérance, adoptant notre maison amie,</span><br>
+      <span class="i0">Viendra faire son nid dans la gueule endormie</span><br>
+      <span class="i8">Du vieux monstre Fatalité.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les peuples trouveront de nouveaux équilibres;</span><br>
+      <span class="i0">Oui, l’aube naît, demain les âmes seront libres;</span><br>
+      <span class="i8">Le jour est fait par le volcan;</span><br>
+      <span class="i0">L’homme illuminera l’ombre qui l’environne;</span><br>
+      <span class="i0">Et l’on verra, changeant l’esclavage en couronne,</span><br>
+      <span class="i8">Des fleurons sortir du carcan.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Et quand ces temps viendront, ô joie! ô cieux paisibles!</span><br>
+      <span class="i0">Les astres, aujourd’hui l’un pour l’autre terribles,</span><br>
+      <span class="i8">Se regarderont doucement;</span><br>
+      <span class="i0">Les globes s’aimeront comme l’homme et la femme;</span><br>
+      <span class="i0">Et le même rayon qui traversera l’âme</span><br>
+      <span class="i8">Traversera le firmament.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_336">336</span>
+      <span class="i0">Les sphères vogueront avec le son des lyres.</span><br>
+      <span class="i0">Au lieu des mondes noirs pleins d’horribles délires,</span><br>
+      <span class="i8">Qui rugissent vils et maudits,</span><br>
+      <span class="i0">On entendra chanter sous le feuillage sombre</span><br>
+      <span class="i0">Les édens enivrés, et l’on verra dans l’ombre</span><br>
+      <span class="i8">Resplendir les bleus paradis.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dieu voudra. Tout à coup on verra les discordes,</span><br>
+      <span class="i0">La hache et son billot, les gibets et leurs cordes,</span><br>
+      <span class="i8">L’impur serpent des cieux banni,</span><br>
+      <span class="i0">Le sang, le cri, la haine, et l’ordure, et la vase,</span><br>
+      <span class="i0">Se changer en amour et devenir extase</span><br>
+      <span class="i8">Sous un baiser de l’infini.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Dieu met, quand il lui plaît, sur l’orage et la haine,</span><br>
+      <span class="i0">Sur la foudre, forçat dont on entend la chaîne,</span><br>
+      <span class="i8">La sainte serrure des cieux,</span><br>
+      <span class="i0">Et, laissant écumer leurs voix exténuées,</span><br>
+      <span class="i0">Ferme avec l’arc-en-ciel courbé dans les nuées</span><br>
+      <span class="i8">Ce cadenas mystérieux.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Au fond du gouffre où sont ceux qui se font proscrire,</span><br>
+      <span class="i0">Des plus profonds enfers stupéfaits de sourire</span><br>
+      <span class="i8">L’amour ira baiser les gonds,</span><br>
+      <span class="i0">Comme un rayon de l’aube, à l’orient ouverte,</span><br>
+      <span class="i0">Va dans la profondeur de l’eau sinistre et verte</span><br>
+      <span class="i8">Jusqu’aux écailles des dragons.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="pagenum" id="Page_337">337</span>
+      <span class="i0">Les globes se noueront par des nœuds invisibles;</span><br>
+      <span class="i0">Ils s’enverront l’amour comme la flèche aux cibles;</span><br>
+      <span class="i8">Tout sera vie, hymne et réveil;</span><br>
+      <span class="i0">Et comme des oiseaux vont d’une branche à l’autre,</span><br>
+      <span class="i0">Le Verbe immense ira, mystérieux apôtre,</span><br>
+      <span class="i8">D’un soleil à l’autre soleil.</span>
+    </div>
+
+    <div class="stanza">
+      <span class="i0">Les mondes, qu’aujourd’hui le mal habite et creuse,</span><br>
+      <span class="i0">Échangeront leur joie à travers l’ombre heureuse</span><br>
+      <span class="i8">Et l’espace silencieux;</span><br>
+      <span class="i0">Nul être, âme ou soleil, ne sera solitaire;</span><br>
+      <span class="i0">L’avenir, c’est l’hymen des hommes sur la terre</span><br>
+      <span class="i8">Et des étoiles dans les cieux.</span>
+    </div>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+  <span class="pagenum hidden" id="Page_339">339</span>
+</div>
+
+<table class="tablematieres" id="table_des_matieres">
+  <colgroup>
+    <col style="width: 5%;">
+    <col style="width: 85%;">
+    <col style="width: 10%;">
+  </colgroup>
+  <tr>
+    <td colspan="3" class="tdc1"><h2>TABLE<br>
+    <span class="small50">DU</span><br>
+    <span class="small60">TOME TROISIÈME</span></h2></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="3" class="tdrbottom"><span class="pagenum" id="Page_341">341</span>Pages.</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXII<br><br>
+    SEIZIÈME SIÈCLE.—RENAISSANCE.—PAGANISME</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Le Satyre</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1">3</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">I.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Le bleu</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1a1">6</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">II.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Le noir</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1a2">15</a></td>
+  </tr>
+
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">III.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Le sombre</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1a3">23</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">IV.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">L’étoilé</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_1a4">29</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXIII</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Je me penchai. J’étais dans le lieu ténébreux</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_2">37</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXIV<br><br>
+    CLARTÉ D’AMES</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Clarté d’ames</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_3">41</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3"><span class="pagenum" id="Page_342">342</span>XXV<br><br>
+    LES CHUTES</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Fleuves et poëtes</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_4">49</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXVI<br><br>
+    LA ROSE DE L’INFANTE</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">La rose de l’infante</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_5">53</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXVII<br><br>
+    L’INQUISITION</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Les raisons du Momotombo</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_6">65</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXVIII<br><br>
+    LA CHANSON DES AVENTURIERS DE LA MER</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">La chanson des aventuriers de la mer</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_7">71</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXIX<br><br>
+    MANSUÉTUDE DES ANCIENS JUGES</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Mansuétude des anciens juges</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_8">79</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3"><span class="pagenum" id="Page_343">343</span>XXX<br><br>
+    L’ÉCHAFAUD</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">L’Échafaud</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_9">83</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXI<br><br>
+    DIX-SEPTIÈME SIÈCLE.—LES MERCENAIRES</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Le régiment du baron Madruce</span>(Garde impériale
+    suisse)</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_10">89</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXII<br><br>
+    INFERI</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Inferi</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_11">115</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXIII<br><br>
+    LE CERCLE DES TYRANS</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Liberté</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12">123</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Archiloque l’atteste, Athènes l’entendit</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12b">127</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Qu’est-ce que ce cercueil déposé sur deux chaises?</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12c">129</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Je marchais au hasard devant moi, n’importe où </td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12d">131</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Un voleur a un roi</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12e">133</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="pagenum" id="Page_344">344</span><span class="smcap">Les mangeurs</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12f">141</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Aux rois</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_12g">145</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXIV<br><br>
+    TÉNÈBRES</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">L’homme est humilié de son lot</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_13">155</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">La nuit! la nuit! la nuit!</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_13b">159</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">L’homme se trompe! il voit que pour lui tout est sombre</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_13c">163</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXV<br><br>
+    LA-HAUT</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">La-haut</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_14">169</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXVI<br><br>
+    LE GROUPE DES IDYLLES</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Le groupe des idylles</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15">175</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">I.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Orphée</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a1">175</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">II.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Salomon</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a2">176</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">III.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Archiloque</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a3">178</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">IV.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Aristophane</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a4">179</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">V.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Asclépiade</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a5">181</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">VI.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Théocrite</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a6">182</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">VII.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Bion</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a7">183</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="pagenum" id="Page_345">345</span><span class="smcap">VIII.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Moschus</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a8">184</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">IX.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Virgile</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a9">186</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">X.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Catulle</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a10">187</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XI.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Longus</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a11">189</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XII.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Dante</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a12">190</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XIII.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Pétrarque</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a13">191</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XIV.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Ronsard</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a14">192</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XV.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Shakespeare</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a15">194</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XVI.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Racan</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a16">195</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XVII.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Segrais</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a17">197</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XVIII.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Voltaire</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a18">199</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XIX.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Chaulieu</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a19">200</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XX.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Diderot</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a20">202</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XXI.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">Beaumarchais</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a21">204</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdlbottom"><span class="smcap">XXII.</span></td>
+    <td class="tdlbottom">André Chénier</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15a22">206</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">L’idylle du vieillard</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15b">209</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td>&nbsp;</td>
+    <td class="tdlbottom">La voix d’un enfant d’un an </td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_15b1">209</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXVII<br><br>
+    LES PAYSANS AU BORD DE LA MER</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Les paysans au bord de la mer</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_16">215</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XXXVIII</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Un homme aux yeux profonds passait; un patriarche</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_17">227</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Un grand esprit en marche a ses rumeurs, ses houles</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_17b">231</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Autrefois, j’ai connu Ferdousi dans Mysore</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_17c">233</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Le lapidé</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_17d">235</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3"><span class="pagenum" id="Page_346">346</span>XXXIX<br><br>
+    L’AMOUR</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Quoi! le libérateur qui par degrés desserre</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_18">243</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Regardez-les jouer sur le sable accroupis</td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_18b">247</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom">Il faut boire et frapper la terre d’un pied libre </td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_18c">249</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">En Grèce</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_18d">253</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XL<br><br>
+    LES MONTAGNES</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Désintéressement</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_19">261</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XLI<br><br>
+    L’OCÉAN</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">L’océan</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_20">267</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XLII<br><br>
+    A L’HOMME</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">A l’homme</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_21">291</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XLIII<br><br>
+    LE TEMPLE</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="pagenum" id="Page_347">347</span><span class="smcap">Le Temple</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_22">299</a></td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td class="tdc3a" colspan="3">XLIV<br><br>
+    TOUT LE PASSÉ ET TOUT L’AVENIR</td>
+  </tr>
+  <tr>
+    <td colspan="2" class="tdlbottom"><span class="smcap">Tout le passé et tout l’avenir</span></td>
+    <td class="tdrbottom"><a href="#ch_23">307</a></td>
+  </tr>
+</table>
+
+<p class="center br2">Saint-Denis—Imp. J. Dardaillon—6-26</p>
+
+<hr class="chap">
+
+<div class="chapter">
+    <div class="tnote">
+    <h2 class="h2note" id="note_au_lecteur">Au lecteur</h2>
+
+    <p class="fontnote">Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
+    originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.</p>
+
+    <p class="fontnote">La ponctuation a pu faire l’objet de quelques corrections mineures.</p>
+  </div>
+</div>
+
+<hr class="full">
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76638 ***</div>
+  </body>
+</html>
+
+
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