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+<!DOCTYPE html>
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+ <title>
+ Le Grand-Ouest des États-unis | Project Gutenberg
+ </title>
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 ***</div>
+
+<h1>
+LE
+GRAND-OUEST
+DES ÉTATS-UNIS
+</h1>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="PRINCIPAUX_OUVRAGES_DU_MEME_AUTEUR">PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</h2>
+</div>
+
+
+<p><span class="smcap">La Vie souterraine</span>, ou les Mines et les Mineurs, 2<sup>e</sup> édition. Paris, Hachette,
+1867.</p>
+
+<p><span class="smcap">L'Histoire de la Terre</span>, origines et métamorphoses du globe. 3<sup>e</sup> édition.
+Paris, J. Hetzel, 1867.</p>
+
+<p><span class="smcap">Les Pays lointains</span>, notes de voyage (la Californie, Maurice, Aden, Madagascar).
+2<sup>e</sup> édition. Paris, Challamel aîné, 1867.</p>
+
+<p><span class="smcap">La Toscane et la mer Tyrrhénienne</span>, études et explorations (la Maremme,
+Carrare, l'île d'Elbe, les ruines de Chiusi). Paris, Challamel aîné, 1868.</p>
+
+<p><span class="smcap">Les Merveilles du monde souterrain</span>, 2<sup>e</sup> édition. Paris, Hachette, 1869.</p>
+
+<p><span class="smcap">Les Pierres</span>, esquisses minéralogiques. Paris, Hachette, 1869.</p>
+
+<p class="center">PARIS.—IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_I">[Pg I]</span></p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+
+<div class="chapter">
+<h1>
+LE
+GRAND-OUEST
+DES ÉTATS-UNIS
+</h1>
+<h2 class="nobreak">PAR</h2>
+<h1>
+L. SIMONIN</h1>
+<h3>
+LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES</h3>
+<h3>
+LES COLONS DU PACIFIQUE</h3>
+<h4>
+PARIS</h4>
+<h4>CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR</h4>
+<h4>QUAI DU LOUVRE, 28</h4>
+<h4>
+1869</h4>
+<h4>
+Tous droits réservés</h4>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_II">[Pg II]</span></p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+
+<div class="chapter">
+<h3>
+A MON AMI</h3>
+<h3>
+PAUL DALLOZ
+</h3>
+</div>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_III">[Pg III]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="PREFACE">PRÉFACE</h2>
+</div>
+
+
+<p>L'Exposition de 1867 avait amené à Paris,
+entre autres Américains, un actif Bostonien,
+M. J.-P. Whitney, commissaire du territoire
+de Colorado.</p>
+
+<p>Nous fîmes connaissance, et M. Whitney
+me proposa, de la façon la plus naturelle du
+monde, de venir voir ses mines. Il s'agissait
+d'entreprendre une course non plus au
+champ de Mars, mais aux Montagnes-Rocheuses.
+Ce n'était qu'à deux mille cinq
+cents lieues de Paris. M. Whitney tombait<span class="pagenum" id="Page_IV">[Pg IV]</span>
+bien: j'ai toujours aimé les voyages, et j'en
+ai fait de beaucoup plus longs.</p>
+
+<p>A cette époque, ce n'était cependant ni
+le sol ni le sous-sol que j'explorais, c'était
+l'atmosphère. J'interrompis mes excursions
+aériennes, et je rejoignis en Amérique
+M. Whitney et un second compagnon, le
+brave colonel (depuis général) Heine, attaché
+à la légation des États-Unis à Paris.</p>
+
+<p>En cours de voyage j'ai écrit à un ami les
+lettres qu'on va lire. Je les réunis aujourd'hui
+en volume, et je joins à ces lettres,
+sous ce titre: <i>les Colons du Pacifique</i>, une
+étude sur les premiers temps de la Californie.</p>
+
+<p>La Californie est la dernière limite du
+Grand-Ouest américain, et les troubles qui
+y ont suivi la découverte de l'or sont encore
+présents à l'esprit de tous. J'ai longuement
+visité ce pays à deux reprises, en 1859 et
+en 1868. Je montre comment les institutions
+républicaines, largement appliquées, ont<span class="pagenum" id="Page_V">[Pg V]</span>
+permis au calme de naître, et comment, à
+une époque d'effervescence aventureuse, a
+succédé bien vite une ère paisible et féconde.</p>
+
+<p>J'offre ce petit livre à mes compatriotes,
+et je désire qu'il leur fasse aimer comme à
+moi la liberté, la démocratie américaine.</p>
+
+<p>
+<span class="smcap">L. Simonin.</span><br>
+</p>
+
+<div class="blockquot">
+
+<p>Paris, juin 1869.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_VI">[Pg VI]</span></p>
+
+<figure class="figcenter illowp100" id="illu-008" style="max-width: 70em;">
+ <img class="w100" src="images/illu-008.jpg" alt="">
+ <figcaption class="caption">CARTE DES ÉTATS-UNIS EN 1867.—Routes suivies par M. L. Simonin.</figcaption>
+</figure>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h1 class="nobreak" id="LE">LE GRAND-OUEST</h1>
+</div>
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="LES_PIONNIERS_ET_LES_PEAUX-ROUGES">LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES</h2>
+</div>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="I">I</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA REINE DES LACS.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Chicago, sur le lac Michigan, 30 septembre 1867.
+</p>
+
+<p>On dit que tout chemin mène à Rome; tout chemin
+mène aussi vers le Grand-Ouest américain. J'ai
+pris le plus court, le plus direct, et voilà pourquoi
+je vous écris ma première lettre à deux mille lieues
+de Paris, que j'ai laissé il y a seulement quinze
+jours.</p>
+
+<p>Le 13 septembre au soir, un vendredi, j'ai dit<span class="pagenum" id="Page_2">[Pg 2]</span>
+adieu pour la dernière fois, en quittant la gare de
+Montparnasse, au palais et au jardin de l'Exposition,
+tout illuminés, et le lendemain je me suis
+réveillé à Brest. Immédiatement je me suis embarqué
+sur <i>le Saint-Laurent</i>, un des plus beaux <i>steamers</i>
+de la compagnie transatlantique française,
+un des plus rapides de sa merveilleuse flotte. Si
+vous saviez comme notre pavillon gagne à être
+ainsi pacifiquement promené sur les mers!</p>
+
+<p>Le beau temps et la vigilance du capitaine aidant,
+nous avons fait en neuf jours la distance de
+plus de 3,000 milles marins (1,400 lieues de 4 kilomètres),
+qui sépare Brest de New-York. Il est
+vrai que ç'a été le plus beau voyage du <i>Saint-Laurent</i>;
+mais la Compagnie transatlantique est volontiers
+coutumière du fait.</p>
+
+<p>Le brave capitaine de Bocandé était tout joyeux
+de cette magnifique traversée, et moi je me
+disais que, par le temps qui court, on peut bien
+se risquer à partir un 13, fût-ce de plus un vendredi.</p>
+
+<p>J'ai retrouvé à New-York mon excellent compagnon
+de voyage le colonel Heine, attaché à la légation
+des États-Unis à Paris. Il m'avait précédé de
+quinze jours pour venir préparer les voies de notre
+grande excursion. Il était prêt, je l'étais également.
+Je ne lui demandai qu'une matinée, pour aller<span class="pagenum" id="Page_3">[Pg 3]</span>
+présenter mes devoirs à notre bienveillant consul
+général, M. le baron Gauldrée Boilleau.</p>
+
+<p>—Vous voulez donc aller vous faire scalper dans
+le <i>Far-West</i>? me dit le baron; les Indiens sont
+toujours en guerre avec les États-Unis.</p>
+
+<p>—J'ai promis de me rendre dans les mines du
+Colorado.</p>
+
+<p>—Les Peaux-Rouges vous arrêteront dans le
+désert, sur le chemin de Julesburg à Denver.</p>
+
+<p>—J'ai une bonne carabine et un excellent revolver.</p>
+
+<p>—Il est bien tard maintenant pour aller faire
+de la géologie dans les Montagnes-Rocheuses;
+vous trouverez les mines sous la neige.</p>
+
+<p>—Ces paroles me donnent à réfléchir, venant
+d'un homme aussi sensé, aussi expérimenté que
+vous. Je vais me recueillir jusqu'à demain.</p>
+
+<p>—Au revoir! et si vous partez, revenez avec
+vos cheveux.</p>
+
+<p>Je réfléchis pendant quelques heures à ce que
+m'avait dit le baron, et le résultat de mes réflexions
+fut que le temps était beau, que l'<i>Indian summer</i>,
+l'été indien des prairies qui correspond à notre
+été de la Saint-Martin, s'annonçait sous les
+auspices les plus favorables, et qu'enfin, si les
+Indiens devaient me percer de flèches et me scalper,
+comme on ne mourait qu'une fois et pas toujours<span class="pagenum" id="Page_4">[Pg 4]</span>
+d'une mort aussi dramatique, je ne serais
+pas le plus mal partagé des mourants. Je jetai donc
+le cri des Américains: <i>Go ahead</i>, En avant! Le
+colonel, impassible, répondit à ce cri de son pays
+d'adoption, et le 26 septembre au soir, sans plus
+perdre de temps, nous prîmes notre place pour
+Omaha, ou plutôt nous montrâmes au contrôle du
+<i>railroad</i> les billets que nous avaient gratuitement
+délivrés les compagnies des chemins de fer américains,
+heureuses d'être agréables à des voyageurs
+qui allaient se faire scalper d'aussi bonne
+grâce.</p>
+
+<p>Omaha est situé sur le Missouri, à 1,500 milles
+de New-York. Ici, j'ouvre une parenthèse pour
+vous dire, si vous n'avez pas de dictionnaire sous
+la main, que le mille américain, comme l'anglais,
+vaut en nombre rond 1,610 mètres; il est donc environ
+deux tiers plus long que notre kilomètre
+officiel. Notons encore en passant que le mille
+marin, dont j'ai parlé plus haut, est égal à 1,852
+mètres; il y a donc mille et mille, comme il y a
+fagots et fagots, ainsi que disait Rabelais.</p>
+
+<p>De New-York à Albany nous avons suivi la belle
+rivière de l'Hudson. D'Albany nous avons poussé
+droit sur le lac Ontario, traversant au passage des
+villes comme Troie, Utique, Rome et Syracuse,
+dont les noms sont faits pour dérouter le voyageur,<span class="pagenum" id="Page_5">[Pg 5]</span>
+s'il n'est pas bien éveillé. Par bonheur on rencontre
+aussi en chemin des villes comme Rochester,
+la grande cité des minotiers, et là, le bruit
+des roues et des meules, le mouvement sans
+cesse ni trêve rappelle bien qu'on est aux États-Unis.</p>
+
+<p>Le 27, nous saluons à midi les chutes du Niagara,
+et nous franchissons le fleuve sur le pont
+suspendu le plus hardi, le plus élevé, le plus long
+qui existe au monde; puis nous entrons dans le
+Canada, côtoyant tout le jour le lac Érié.</p>
+
+<p>A Détroit (un nom français, comme tant d'autres
+ici, et qui rappelle notre ancienne domination
+dans ces parages), un <i>ferry boat</i> ou bac à vapeur
+passe tout le train sur le bras d'eau qui relie le lac
+Érié au lac Huron, et nous rentrons dans les
+États-Unis, dans le Michigan. Là commencent les
+grandes plaines du Mississipi, les anciennes prairies,
+la plus belle demeure que Dieu ait préparée
+pour l'homme, comme l'a écrit, je crois,
+Tocqueville.</p>
+
+<p>Le 28, au matin, nous arrivons à Chicago. Nous
+sommes à 1,000 milles de New-York, franchis en
+une seule traite, sans fatigue, avec une vitesse qui
+atteint presque celle de nos trains express. Nous
+avons dormi deux nuits en wagon, dans des lits.
+Les siéges, le soir, se transforment en couchettes<span class="pagenum" id="Page_6">[Pg 6]</span>
+par un procédé très-ingénieux, et là on dort, je ne
+dirai pas comme chez soi, mais aussi bien certainement
+que dans une cabine de bateau à vapeur. Les
+lits sont étagés, et l'on n'a que la crainte, si, comme
+moi, l'on a un massif compagnon couché au-dessus
+de sa tête, de le recevoir la nuit sur la
+face, avec tout le fourniment, pour peu qu'un
+ressort se dérange; mais on m'a dit que cela
+n'arrivait jamais.</p>
+
+<p>Les <i>palace cars</i>, les <i>state rooms</i>, ou wagons-palais,
+salons de luxe, que l'on peut occuper seul,
+sont encore plus confortables que les wagons à
+dormir, et certainement trop luxueux pour un pays
+aussi démocratique. Jamais souverain n'a voyagé
+avec autant de confort que dans ces compartiments
+réserves, que l'on peut se procurer pour
+quelques dollars, sur tous les grands chemins de
+fer américains.</p>
+
+<p>Les compartiments à dormir s'appellent des
+<i>sleeping cars</i>, comme qui dirait des dortoirs. Vous
+connaissez les wagons américains, larges, hauts,
+bien aérés, pouvant contenir chacun une cinquantaine
+de voyageurs. Les siéges sont disposés sur
+deux rangs, et une allée est ménagée au milieu. On
+va à volonté en avant ou en arrière, car le siége
+peut basculer autour d'un pivot latéral.</p>
+
+<p>Dans chaque compartiment est un bidon d'eau<span class="pagenum" id="Page_7">[Pg 7]</span>
+et un verre à boire, un lavabo, un poêle que l'on
+chauffe en hiver; enfin, faut-il le dire?... un <i>water
+closet</i>, dont nos wagons auraient tant besoin. Une
+corde, qui règne sur toute l'étendue du train, met
+chaque compartiment en relation avec le mécanicien
+de la locomotive.</p>
+
+<p>On peut passer à volonté d'un compartiment à
+un autre pendant que le train est en marche, et
+rester même au dehors, appuyé sur la balustrade,
+pour admirer à son aise le pays.</p>
+
+<p>Chaque wagon est parcouru par un employé qui
+vend des journaux, des livres, des fruits, des
+comestibles, et de temps en temps le conducteur du
+train vérifie les billets, sans vous incommoder, car
+l'on a soin de passer son <i>ticket</i> au cordon de son
+chapeau.—Mais nous savons tout cela, allez-vous
+dire, et il n'est pas nécessaire de nous le répéter.—A
+quoi je réponds que nos chemins de fer, en
+France, sont encore si peu confortables, que l'on
+ne saurait trop rappeler que les Américains là-dessus
+nous surpassent et font beaucoup mieux
+que nous.</p>
+
+<p>Il n'est permis que dans quelques compartiments
+de fumer; mais on mâche partout du tabac,
+et vous savez combien les Américains sont... chiqueurs.
+Les dames, pour lesquelles on a ici le plus
+grand respect, pourraient être incommodées de ces<span class="pagenum" id="Page_8">[Pg 8]</span>
+habitudes; aussi trouvent-elles sur tous les trains
+des voitures réservées. Les maris, et ceux qui,
+sans jouir de ce titre, accompagnent les dames,
+peuvent entrer dans ce compartiment, que j'ai bien
+souvent envié. Le <i>bachelor</i>, non pas le bachelier,
+comme vous pourriez le croire, mais l'homme
+sans femme, ne jouit aux États-Unis d'aucun crédit.
+Le ministre d'Angleterre, sir Frederick Bruce,
+qui vient de mourir ces jours derniers à Boston,
+et qui n'était pas marié (on a vu des ministres
+dans ce cas) emmenait toujours sa cuisinière
+en voyage. Avec cette <i>lady</i>, il passait partout;
+toutes les portes réservées lui étaient ouvertes, et
+il échappait à la compagnie, souvent fort peu
+tolérable, des fumeurs et des chiqueurs américains.
+Quant à la servante, elle suivait son maître,
+comme si elle eût été sa femme: aucune délimitation
+de rang n'existe aux États-Unis.</p>
+
+<p>Je vous ai dit que nous étions à Chicago, qu'on
+nommait naguère <i>la Reine des prairies</i>. C'est la
+merveille de l'Ouest, <i>la Reine des lacs</i>, comme on
+l'appelle encore, car les prairies sont maintenant
+bien loin; c'est la ville qu'il faut voir entre toutes,
+en allant aux États-Unis.</p>
+
+<p>«Ne visitez que deux choses en Amérique,
+disait un homme d'État anglais à son ami qui
+partait pour New-York: les chutes du Niagara<span class="pagenum" id="Page_9">[Pg 9]</span>
+et Chicago.» L'homme d'État avait raison. Si
+les chutes du Niagara sont les plus étonnantes
+du monde, Chicago est aussi la ville la plus
+merveilleuse que les hommes aient jamais bâtie.
+Elle n'avait que 70 habitants en 1830. Il n'y
+avait encore là qu'un fort militaire, édifié contre
+les Indiens, et un poste de traitants, bâti
+par les Astor de New-York, qui y faisaient le
+commerce des fourrures. Aujourd'hui Chicago
+renferme 225,000 habitants, et sa population
+augmente tous les jours. C'est le plus grand marché
+de grains du monde entier, et elle laisse bien
+loin derrière elle Odessa, Trieste, Marseille. C'est
+une des plus belles villes des États-Unis.</p>
+
+<p>L'hôtel où nous sommes descendus, <i>Sherman-house</i>,
+peut loger mille voyageurs. Il est tout construit
+en marbre blanc, en <i>marbre d'Athènes</i>,
+comme disent les Américains. Il y a à Chicago
+plusieurs hôtels de cette importance. Ce n'est
+pas la seule curiosité de la ville. Les <i>élévateurs</i>,
+où l'on prépare mécaniquement les grains qui
+arrivent en chemin de fer et repartent sur des
+navires, méritent aussi d'être vus. Le grain
+est monté, vanné, purifié, classé, pris sur
+les wagons, chargé sur les navires, tout cela
+par le moyen de machines, sans que l'acheteur
+ou le vendeur s'en soient le moins du<span class="pagenum" id="Page_10">[Pg 10]</span>
+monde occupés, et qu'ils aient même vu leur
+marchandise.</p>
+
+<p>La prise d'eau potable, sur le lac Michigan, est
+encore une des merveilles de cette cité, et ce tunnel
+<i>sous-lacustre</i>, de 2 milles de long, est plus
+curieux encore que celui de Londres sous la Tamise.
+Vous n'êtes pas aussi sans vous rappeler
+les miracles que l'architecture a faits ici, en élevant
+les maisons de plusieurs mètres au-dessus
+de leur niveau naturel, quand il a fallu exhausser
+le plan primitif de la ville. On soutenait aux
+quatre angles les édifices par des crics ou des vis
+de calage, puis on disposait une rangée de ces
+appareils sur toute la longueur et la largeur des
+constructions. On tournait la manivelle et en quelques
+jours tout était dit. Les habitants n'avaient
+pas même quitté leur maison. Voilà un système
+qui mérite d'être recommandé à M. Haussmann,
+et dont vous pouvez voir le plan au palais de l'Exposition.
+«Donnez-moi un levier, disait Archimède,
+et je soulèverai le monde.» Le levier, ici,
+c'est le cric et la vis, cousins germains du levier,
+et mécanismes si vigoureux, parce qu'ils vont
+lentement. Ce que l'on gagne en force, on le perd
+en vitesse: vous connaissez ce principe de mécanique
+qu'on nous a enseigné au lycée.</p>
+
+<p>Chicago est situé sur le lac Michigan, comme<span class="pagenum" id="Page_11">[Pg 11]</span>
+Marseille sur la Méditerranée. De sa mer intérieure,
+et par les canaux de l'Érié ou de Weeland,
+Chicago peut envoyer des navires jusque sur
+l'Atlantique <i>sans rompre charge</i>, c'est-à-dire sans
+transbordement. Ils descendent le Saint-Laurent
+après avoir franchi les canaux et les lacs. On cite
+des navires qui sont ainsi allés du lac Michigan à
+Liverpool, et <i>vice versa</i>. Non contents de cela, les
+Américains parlent de jeter un canal entre Chicago
+et New-York: il n'y a rien d'impossible pour ce
+peuple.</p>
+
+<p>Outre les grains (blé, maïs, avoine, etc.), que
+les vastes plaines qu'arrose le Mississipi envoient
+à Chicago par les dix-sept chemins de fer qui
+rayonnent sur cette ville, elle exporte aussi du
+plomb provenant des grandes fonderies du Wisconsin
+et de l'Illinois, du charbon, que déversent toutes
+les houillères environnantes, du bois fourni en
+quantités considérables par les forêts voisines, et
+débité en planches et en <i>maisons.</i> Les villes qui se
+forment si rapidement tous les jours aux États-Unis
+adressent toutes leurs commandes à Chicago.
+Chicago expédie aussi des peaux, des fourrures et
+du bétail en quantité. Elle fait concurrence à Cincinnati,
+et lui dispute le surnom de <i>Porcopolis</i>, ou
+la ville des porcs.</p>
+
+<p>Rassurez-vous, on ne rencontre nulle part dans<span class="pagenum" id="Page_12">[Pg 12]</span>
+les rues ces intéressants animaux. Pas plus que
+les grains, ils n'y gênent la circulation.</p>
+
+<p>Comme à Cincinnati, le porc, engraissé à la campagne,
+est découpé mécaniquement à la ville en
+jambons et en lard; on tire aussi parti des <i>brosses</i>.
+Les animaux arrivent à la file par un couloir; une
+trappe s'ouvre, ils y descendent un à un, sont
+étouffés dans une cuve d'eau bouillante; un couteau
+intelligent mû par la vapeur les ouvre, les
+découpe, les divise. Bref, les jambons vont se saler
+d'eux-mêmes et s'empiler dans des tonneaux.
+Quand ils n'ont pas le poids voulu, ils refusent de
+prendre place sur le tas. Vous connaissez la curieuse
+machine de M. Devinck à fabriquer, peser,
+envelopper, entasser les tablettes de chocolat. Cette
+machine a fait la joie des visiteurs à toutes les expositions.</p>
+
+<p>Eh bien, à Porcopolis, on fabrique, on pèse et
+on entasse de même les jambons. Reconnaissez
+avec moi que cette machine manque à notre grand
+concours du champ de Mars.</p>
+
+<p>Un conférencier, un <i>lecturer</i>, comme on les
+nomme ici, parce qu'ils lisent volontiers leur conférence,—c'est
+le moyen de ne pas rester court,—un
+conférencier développait un jour devant les
+Chicagois toutes les merveilles de leur ville. Quand
+il fut arrivé à l'article porcs, il supputa, comme<span class="pagenum" id="Page_13">[Pg 13]</span>
+un véritable économiste américain qu'il était, la
+quantité de maïs exigé pour l'engrais de ces braves
+bêtes, et le nombre de jambons que donnait chaque
+porc. De ces jambons on envoyait telle quantité en
+Angleterre. «C'est donc, s'écria-t-il, comme si
+une flotte de tant de navires, chargés de maïs, descendait
+le Saint-Laurent, et comme si une armée de
+tant de cochons passait l'Atlantique à la nage, et
+allait s'arrêter à Londres!» Il fut couvert d'applaudissements.</p>
+
+<p>Par où saurais-je mieux finir ces quelques lignes
+sur Chicago?</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_14">[Pg 14]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II">II</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE MISSOURI.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Omaha, sur le Missouri, 1<sup>er</sup> octobre.
+</p>
+
+<p>Avant que le Grand-Ouest ouvre devant moi ses
+mystérieuses plaines, je fais une seconde station,
+et je vous adresse un souvenir d'Omaha, sur la
+rive droite du Missouri. En deçà du fleuve, ou de la
+rivière si vous voulez,—car le Mississipi reçoit, au-dessous
+de Saint-Louis, les eaux du Missouri, d'un
+cours beaucoup plus étendu que le sien,—en deçà
+du fleuve, c'est la civilisation, la vie avec les usages
+européens; au delà c'est l'inconnu, la vie nomade;
+on entre dans le pays des Peaux-Rouges, dans le
+<i>Far-West</i> ou Extrême-Ouest, dont les limites reculent
+chaque jour devant la marche toujours plus
+rapide du pionnier.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_15">[Pg 15]</span></p>
+
+<p>Déjà le Missouri ne marque plus la ligne où
+commence le désert américain. Omaha, sur la rive
+droite, est une jolie ville, agréablement située sur
+les coteaux qui jalonnent les bords du Missouri, et
+peuplée de 15,000 habitants. Elle a d'élégantes
+maisons, d'imposants édifices.</p>
+
+<p>C'est en même temps la tête de ligne du chemin
+de fer du Pacifique, qui marche vers les Montagnes-Rocheuses,
+qu'il atteint en ce moment. La voie
+ferrée entre ensuite dans le pays des Mormons,
+dans ce que Humboldt et Frémont ont appelé le
+grand bassin ou bassin intérieur, parce que les
+eaux n'y ont aucun écoulement vers l'Océan, mais
+au contraire vers des lacs salés ou mers intérieures.
+Cependant un autre railway, parti de Sacramento,
+en Californie, traverse l'État de Nevada, aux mines
+d'argent si fécondes, et de là s'avance vers le premier
+tronçon. Dans trois ans, deux ans peut-être,
+un ruban de fer continu joindra les deux océans,
+l'Atlantique au Pacifique. Omaha a profité la première
+des bénéfices de ce chemin de fer. Elle avait
+3,000 habitants en 1862, quand ce grand travail
+fut décidé: elle en a aujourd'hui 15,000.</p>
+
+<p>Nous sommes venus de Chicago à Omaha en <i>railroad</i>,
+traversant les plaines fertiles de l'Illinois,
+l'État où est né Lincoln, et celles de l'Iowa, naguère
+encore parcourues par les trappeurs du Canada,<span class="pagenum" id="Page_16">[Pg 16]</span>
+aujourd'hui définitivement occupées par les fermiers
+américains. Les richesses souterraines s'ajoutent
+ici à celles du sol, et le long de la route
+nous rencontrons plusieurs mines de charbon activement
+exploitées.</p>
+
+<p>En vingt-quatre heures, nous avons franchi les
+500 milles qui nous séparaient d'Omaha. La nuit,
+nous avons dormi de notre meilleur sommeil de
+voyageurs dans les <i>sleeping cars</i>. Un nouveau compagnon
+est venu se joindre à nous, c'est M. Whitney,
+commissaire du Colorado à l'Exposition universelle
+du champ de Mars, d'où il rapporte la
+médaille d'or. Le grand prix a été donné aux minerais
+de ce riche territoire. M. Whitney sera notre
+guide sur les mines d'or et d'argent du Colorado.</p>
+
+<p>Notre wagon ne renferme guère que des émigrants,
+des colons, des pionniers, des hommes du
+<i>Far-West</i>, comme on les nomme. Nous différons de
+tout ce monde par la tenue, les habitudes, le langage,
+le type même. En voyage, l'Américain cause
+volontiers. On nous demande qui nous sommes,
+où nous allons. M. Whitney parle tout bas du colonel
+Heine comme du pape des Mormons, Brigham
+Young; nous sommes, lui et moi, des néophytes
+de la nouvelle église, des <i>Saints du dernier jour</i>
+récemment convertis. Aussitôt la nouvelle se répand
+de bouche en bouche. Les dames regardent<span class="pagenum" id="Page_17">[Pg 17]</span>
+d'un œil satisfait le grand pontife du lac Salé, ce
+mari de trente-deux femmes, et quelques-unes
+semblent désirer de faire route avec lui. Un fermier
+du Kansas, qui retourne dans son pays, présente
+son calepin au colonel, au faux Brigham Young,
+pour qu'il y inscrive son nom; mais le prophète
+décline cet honneur pour ne pas faire de jaloux.
+S'il satisfaisait à une seule de ces demandes, il
+lui faudrait le faire à toutes, et ce serait vraiment
+trop d'autographes à délivrer.</p>
+
+<p>Une jeune demoiselle s'approche de moi, et familièrement
+entame la conversation:</p>
+
+<p>—Votre ami est-il bien le pape des Mormons?</p>
+
+<p>—Il l'est en effet: Brigham Young ne ment
+jamais.</p>
+
+<p>—Il doit être bien heureux d'avoir tant de
+femmes!</p>
+
+<p>—On n'en a jamais trop. Chez l'une on trouve
+ce qui manque à l'autre.</p>
+
+<p>—Il est bien poli et bien civilisé.</p>
+
+<p>—Croyez-vous que les Mormons soient des
+ogres? La polygamie ne peut qu'adoucir les mœurs.</p>
+
+<p>—Où allez-vous?</p>
+
+<p>—Dans le Colorado, visiter les mines d'or et
+d'argent, et, chemin faisant, faire quelques prosélytes.
+Serons-nous arrêtés par les Indiens?</p>
+
+<p>—Je ne le crois pas. Je vais aussi dans le Colorado<span class="pagenum" id="Page_18">[Pg 18]</span>
+trouver mon frère qui est à Denver. On dit
+que les Indiens ont récemment arrêté la diligence;
+mais j'espère qu'il n'en sera pas de même cette
+fois, et que nous ne serons pas scalpés.</p>
+
+<p>Le calme, le courage de cette femme étaient faits
+pour donner du cœur aux plus timides, et je pensais
+que décidément j'avais eu raison de faire
+quelques étapes vers le Grand-Ouest, de tâter le
+terrain devant moi. Plus que jamais je dis: En
+avant, <i>Go ahead!</i></p>
+
+<p>En passant de l'État d'Illinois dans celui
+d'Iowa, nous avons franchi le Mississipi sur un
+long pont de bois aux poutres branlantes. Du Mississipi
+au Missouri, nous avons couru sur un
+double ruban de fer en ligne droite, dont les deux
+extrémités semblaient se rejoindre à l'horizon. Les
+terrassiers, au milieu de ces vastes plaines, n'avaient
+pas eu beaucoup à faire pour dresser le sol
+de la voie.</p>
+
+<p>Council-Bluffs était notre dernière station sur
+la rive gauche du Missouri. La localité doit le nom
+qu'elle porte à ce que les Indiens furent rencontrés
+en cet endroit, tenant conseil, par les deux grands
+explorateurs Lewis et Clarke, qui, les premiers,
+remontèrent le Missouri au commencement de ce
+siècle.</p>
+
+<p>A Council-Bluffs, un omnibus nous mène sur le<span class="pagenum" id="Page_19">[Pg 19]</span>
+bord du Missouri, et là un bac à vapeur reçoit à
+la fois les voyageurs et les véhicules et les dépose
+sur l'autre rive.</p>
+
+<p>Le fleuve est large; mais les eaux en sont basses,
+boueuses, jaunes comme celles du Tibre, le <i>flavum
+Tiberim</i> qu'a chanté Horace: Les <i>bluffs</i> ou monticules
+d'argile et de grès tendres, qui limitent l'une
+et l'autre rive, sont peu à peu entamés par le courant,
+et descendent insensiblement dans la rivière.
+Les arbres qui couronnent les bluffs tombent avec
+eux, et le cours d'eau est souvent barré par ces
+radeaux naturels, qui créent un grand obstacle à
+la navigation, car ils sont, la plupart du temps,
+cachés au fond du fleuve. Sur le Mississipi, le
+phénomène a lieu sur une échelle encore plus
+vaste; il y a non-seulement des radeaux, mais encore
+des îles flottantes. Vous savez que certains
+géologues ont invoqué ce fait pour expliquer les
+dépôts de charbon fossile, et qu'ils citent volontiers
+les forêts charriées par le Mississipi et déposées
+vers son delta, entassées là dans le limon
+du fleuve, comme un phénomène qui peut rendre
+compte des sédiments houillers. C'est une
+bonne route que suit souvent la géologie en tentant
+d'expliquer par les causes actuelles les phénomènes
+du passé, mais ce n'est pas le cas de prolonger
+ici une discussion qui nous entraînerait<span class="pagenum" id="Page_20">[Pg 20]</span>
+trop loin; je reviens à mes moutons, ou, si vous
+voulez, à Omaha.</p>
+
+<p>Longtemps on n'a employé ici pour tous les
+usages domestiques que les eaux boueuses du
+fleuve. On cite des voyageurs de passage qui se
+fâchaient tout rouge, dans les hôtels, en demandant
+qui s'était lavé avant eux dans leur cuvette,
+ou bien si l'habitude était à Omaha de verser
+l'eau sale dans le pot à eau. D'autres, allant au
+bain, marmottaient entre leurs dents, en sortant
+de là, le vers que Martial décocha à un garçon des
+Thermes de Rome, en lui payant son pourboire:
+«Où vont se laver ceux qui se sont lavés ici?»</p>
+
+<p>
+Ubi lavantur qui hic lavantur?<br>
+</p>
+
+<p>Aujourd'hui tout est changé: Omaha a de l'eau
+claire, ou filtre celle du Missouri. Le titre oblige
+de tête de ligne du chemin de fer du Pacifique.</p>
+
+<p>C'est une curieuse contrée que le Grand-Ouest
+américain. Les pionniers conquièrent peu à peu
+le terrain sur le Peau-Rouge, et Omaha ne doit son
+nom qu'aux Indiens de la tribu des Omahas, qui
+naguère encore campaient aux lieux mêmes où
+s'est élevée cette ville. Où sont aujourd'hui les
+Omahas? Cantonnés dans quelque <i>réserve</i> que leur
+ont imposée les blancs. Là ils meurent peu à peu<span class="pagenum" id="Page_21">[Pg 21]</span>
+de la petite vérole, d'ivrognerie provoquée par l'<i>eau
+de feu</i>, le <i>whisky</i>, dont ils abusent, et d'autres maladies
+encore plus déplorables. C'est ainsi que tant
+de tribus ont disparu, et qu'elles disparaîtront
+toutes.</p>
+
+<p>La guerre aussi a largement aidé à l'extermination
+des Peaux-Rouges. Où sont les Hurons, les
+Iroquois, les Natchez, qui avaient étonné nos pères?
+Les Algonquins, qui ne connaissaient pas même
+les limites de leur puissant empire, où et combien
+sont-ils maintenant?</p>
+
+<p>Je n'ai rencontré à Omaha que quelques Paunies,
+ces ennemis acharnés des Sioux. Ils sont aujourd'hui
+cantonnés dans le territoire de Nebraska, au
+voisinage du chemin de fer du Pacifique. Ils viennent
+souvent à Omaha pour acheter des provisions,
+des vêtements. Ils vont flânant par les rues en
+groupes de deux ou trois. Une couverture de laine
+ou une peau de buffle jetée sur le dos compose
+parfois tout leur habillement. Le pantalon, auquel
+se reconnaissent particulièrement les nations civilisées,
+leur semble gênant, et volontiers ils le
+scalpent ou le privent de son siége; il leur paraît
+ainsi plus commode à porter. Aux pieds, ils ont les
+mocassins ou sandales de peau ornées de dessins;
+autour du cou, un collier de perles ou de verroteries;
+dans les cheveux, s'ils ont droit au titre de<span class="pagenum" id="Page_22">[Pg 22]</span>
+chef, une plume d'aigle ou de... poule. Habituellement
+ils portent avec eux le carquois, l'arc et
+les flèches, et souvent le calumet, la pipe au long
+tuyau orné de clous de laiton, et au fourneau de
+terre rouge.</p>
+
+<p>J'ai acheté d'un de ces Indiens son arc, ses
+flèches et son carquois fort élégant, fait de la peau
+d'un jeune buffle. Les pointes des flèches sont en
+fer acéré, triangulaires; elles ne sont pas empoisonnées.
+Le bois est armé à l'autre extrémité de
+barbes de plumes. En plusieurs endroits la trace
+du sang est visible; j'imagine que ce n'est que
+du sang de buffle. La flèche a été retirée de l'animal
+tué à la chasse: c'est une économie bien
+entendue.</p>
+
+<p>Le même Indien a consenti à me vendre son
+collier de perles, dont le dessin est curieux. J'ai
+eu le tout pour 8 dollars (environ 40 francs),
+payés, il est vrai, en <i>green-backs</i> ou papier-monnaie,
+la seule monnaie qui ait cours depuis la
+guerre aux États-Unis, et qui perd en ce moment
+40 p. 100 sur le change en or.</p>
+
+<p>Les Paunies, comme tous les Indiens des prairies,
+ont la figure ovale; les cheveux noirs, longs
+et roides; le nez aquilin, la bouche fine, les extrémités
+des membres délicates; souvent les pommettes
+saillantes, les yeux légèrement bridés. Le<span class="pagenum" id="Page_23">[Pg 23]</span>
+regard est fixe, mélancolique. La peau est bistrée,
+un peu rougeâtre. Il y a là évidemment une race
+spéciale, soit indigène, soit émigrée: c'est la race
+rouge ou cuivrée. Mais ce n'est pas ici le cas d'entamer
+une digression ethnologique. Au reste, qui
+découvrira là-dessus la vérité, et le procès ne sera-t-il
+pas toujours pendant?</p>
+
+<p>Le territoire de Nebraska et celui de Kansas, qui
+le limite au sud, ne sont pas seulement occupés
+par des Indiens soumis, comme les Paunies et les
+Omahas; les indomptables Chayennes, les terribles
+Arrapahoes, les Sioux sanguinaires, ont répandu
+à maintes reprises, et récemment encore, la terreur
+dans ces parages.</p>
+
+<p>Il y a deux mois à peine, quelques employés du
+chemin de fer du Pacifique, qui étaient allés réparer
+le long de la voie les poteaux télégraphiques,
+ont été surpris par une bande d'Indiens et impitoyablement
+massacrés. Une seule des victimes, un
+Anglais, M. W. T..., a survécu. Atteint d'une
+balle, assommé d'un coup de crosse de carabine,
+frappé d'un coup de couteau, il est tombé
+sans connaissance. L'Indien qui l'avait attaqué l'a
+cru mort et l'a scalpé.</p>
+
+<p>En remontant à cheval, le Peau-Rouge a laissé
+tomber son trophée. M. W. T... est revenu à lui,
+il a ramassé son scalp, il est rentré à Omaha, où<span class="pagenum" id="Page_24">[Pg 24]</span>
+ses malheureux compagnons ont été solennellement
+enterrés. Au commencement de septembre,
+nos journaux de Paris ont relaté ce fait; mais on
+avait peine à croire qu'un homme scalpé vivant ait
+pu survivre à celle horrible opération et raconter
+lui-même son martyre. Je croyais à un <i>canard</i>, à
+un <i>humbug</i>. Le fait est certain, et il faut se rendre
+à la réalité: M. W. T... est encore à Omaha. Il
+paraît du reste que ce n'est pas le seul cas d'un
+homme scalpé vivant. La blessure se cicatrise
+vite; toutefois il reste une hideuse tonsure, et l'on
+est obligé de porter perruque: il eût mieux valu
+commencer par là.</p>
+
+<p>Les Peaux-Rouges rebelles ne se sont pas bornés
+dans ce pays à tuer et scalper les blancs; ils ont
+aussi attaqué le train à deux reprises sur le chemin
+de fer du Pacifique, l'ont fait dérailler, ont
+surpris le mécanicien et ses aides.</p>
+
+<p>Les Peaux-Rouges n'aiment pas la civilisation
+qui s'avance au milieu des prairies, et disperse au
+loin le buffle, unique source d'existence de l'enfant
+du désert. Si nous allions être entourés par les
+Indiens dans le train qui va nous mener d'Omaha
+à Julesburg ou dans la diligence qui nous conduira
+de Julesburg à Denver! Il n'importe, <i>never mind!</i>
+il n'est plus temps de reculer. Il nous reste encore
+deux étapes avant d'arriver dans le Colorado, et ces<span class="pagenum" id="Page_25">[Pg 25]</span>
+deux étapes, il faut les faire, coûte que coûte. Ma
+prochaine lettre sera donc datée de Julesburg, sur
+la rivière Plate. C'est en ce moment la dernière
+station du chemin de fer du Pacifique. Je vous
+parlerai, si Dieu veut, de ce chemin de fer, une des
+merveilles de notre temps.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_26">[Pg 26]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="III">III</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE PAYS DES HAUTES HERBES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Julesburg, sur la rivière Plate, 2 octobre.
+</p>
+
+<p>Je l'ai enfin parcouru ce chemin de fer du Pacifique,
+ce railroad né d'hier, et qui sera dans quelques
+années la grande artère du monde commercial.
+Je l'ai parcouru sur une longueur de
+380 milles, entre Omaha et Julesburg, entre la tête
+de ligne sur le Missouri et le point qui forme
+maintenant la station extrême vers les Montagnes-Rocheuses.
+Gloire au président-martyr, à
+Lincoln, qui, en 1862, décrétait lui-même la
+voie, de la même plume qui devait plus tard
+signer l'abolition de l'esclavage! Jusque-là l'opposition
+jalouse des États du Sud avait seule
+empêché l'ouverture de ce chemin de fer, auquel<span class="pagenum" id="Page_27">[Pg 27]</span>
+songeaient depuis bien des années les Américains,
+surtout depuis qu'ils avaient fait l'acquisition de
+la Californie en 1848.</p>
+
+<p>La voie a été nivelée par la nature, et tout le
+temps nous avons roulé à travers la prairie, unie
+comme une mer d'alluvions. Les hautes herbes,
+qui, l'été, s'élèvent souvent jusqu'à hauteur
+d'homme, étaient déjà jaunies, et çà et là quelques
+pauvres fleurs élevaient encore leur tête au
+milieu du gazon, dernières gemmes d'un écrin si
+richement garni au printemps.</p>
+
+<p>La voilà donc la prairie chantée par Cooper et
+par Irving, la prairie que tout voyageur brûle de
+voir en Amérique, et où je suis assez heureux pour
+être arrivé sans nul encombre!</p>
+
+<p>Cette nuit, étendu dans une des couchettes du
+<i>sleeping car</i>, qu'on retrouve jusqu'à cette distance,
+je n'ai dormi que d'un œil. J'ai rêvé aux Indiens,
+et il m'a semblé plusieurs fois, quand le train
+<i>stoppait</i>, que c'étaient eux qui arrêtaient la locomotive.</p>
+
+<p>Un moment le colonel m'a hêlé pour me montrer
+la prairie en feu; j'ai cru à une fausse alerte
+et j'ai mis la main sur mon revolver. Le feu s'étendait
+sur un immense espace et se reflétait jusque
+dans le ciel.</p>
+
+<p>Un passant, un Indien, avait allumé la première<span class="pagenum" id="Page_28">[Pg 28]</span>
+gerbe par hasard ou le voulant, peut-être aussi
+une étincelle échappée de la locomotive. La flamme
+avait gagné de proche en proche à travers le gazon
+desséché.</p>
+
+<p>D'énormes taches noires marquent, pendant
+tout l'automne, les points qui ont été ainsi brûlés.
+Au printemps, l'herbe y repousse et plus drue et
+plus haute.</p>
+
+<p>Les stations que nous traversons ont un nom,
+mais pour la plupart n'ont pas encore d'habitants.</p>
+
+<p>Alors que chez nous nous ne lançons le chemin
+de fer que vers des localités populeuses, ici les
+Américains, agissant d'une façon inverse, ont jeté
+le railroad à travers la prairie déserte pour y
+appeler plus tôt le colon.</p>
+
+<p>Lisons les noms de ces germes de villes futures,
+de ces embryons de cités qui seront si grandes dans
+l'avenir. C'est, à partir d'Omaha, Frémont, dédiée
+au célèbre explorateur qui, l'un des premiers, a
+parcouru le grand territoire américain de l'Atlantique
+au Pacifique; Columbus, justice tardive rendue
+à Colomb; Kearney, près le fort de ce nom,
+la station chérie du buffle ou plutôt du bison, le
+bœuf sauvage des prairies. Plus loin est Plum-Creek,
+dont le nom réveille de tristes souvenirs
+chez les coureurs des plaines; c'est là que les<span class="pagenum" id="Page_29">[Pg 29]</span>
+Indiens ont commis récemment le plus de déprédations,
+c'est là qu'ils ont tué et scalpé, il y a
+deux mois, les personnes que je vous citais dans
+ma précédente lettre.</p>
+
+<p>North-Plate, près le fort Mac-Pherson, est une
+station importante. Là, la rivière Plate ou de la
+Nebraska, que nous avons suivie depuis Omaha, se
+divise en deux branches: la Plate du Nord, qui
+vient du fort Laramie; la Plate du Sud, qui descend
+de Denver, la métropole du Colorado.</p>
+
+<p>De North-Plate à Julesburg, nous côtoyons la Plate
+du Sud. A North-Plate, le matin, nous avons traversé
+la rivière sur un magnifique pont de bois.
+L'air est pur, transparent, le ciel bleu, sans aucun
+nuage. On me dit que c'est le temps dont nous
+allons jouir pendant un mois: heureuse aubaine
+pour un Parisien qui voit si rarement le soleil. Il
+est vrai que nous avons le gaz là-bas, et que nous
+pouvons lui donner le nom que les Indiens donnent
+à la lune: le soleil de la nuit. Dans les prairies,
+le gaz est encore inconnu; mais on a le soleil le
+jour et la lune la nuit, quand c'est son heure de se
+montrer.</p>
+
+<p>Je vous disais que d'Omaha à Julesburg nous
+avions côtoyé la Plate. C'est sur la rive gauche que
+se tient la voie; elle eût pu tout aussi bien choisir la
+droite, car la prairie est naturellement nivelée de<span class="pagenum" id="Page_30">[Pg 30]</span>
+part et d'autre, et la Plate, aux rives basses, au
+lit large et peu profond, mérite bien le nom qu'on
+lui a donné.</p>
+
+<p>J'écris ce nom comme on l'écrit en français et à
+dessein. Les Américains l'ont toujours écrit avec
+deux <i>t</i>. Ce n'est pas là la bonne orthographe. Le
+pays est plein de noms français, imposés par nos
+anciens trappeurs, Canadiens ou Louisianais, qui
+les premiers ont couru et courent encore les prairies,
+du sud au nord, de l'est à l'ouest, chassant
+le buffle, tendant des <i>trappes</i> au castor, et faisant le
+commerce d'échange avec les Indiens, la <i>traite</i>,
+d'où le nom de traitants que l'on donne encore à
+ces coureurs des grandes plaines. Ils ont baptisé
+bien d'autres endroits que la Plate. La prairie du
+Chien, la rivière des Moines, dans l'Iowa; les Mauvaises-Terres,
+dans le Nebraska; le fort, le pic, la
+rivière Laramie, dans le Dakota; le ruisseau de
+Bijou, de Cache-à-la-Poudre, la Fontaine-qui-Bout,
+la passe de la Porte, dans le Colorado, sont des
+noms français, respectés par les Américains, et
+que vous trouverez sur toutes les cartes. Le mot
+lui-même de prairies, que l'on donne aux grandes
+plaines du <i>Far-West</i>, a été emprunté à notre langue.
+De même pour les noms de beaucoup de tribus
+indiennes: les Brûlés, les Gros-Ventres, les Pieds-Noirs,
+les Corbeaux, les Têtes-Plates, les Nez-Percés,<span class="pagenum" id="Page_31">[Pg 31]</span>
+les Cœurs-d'Alène, les Sans-Arcs, les Serpents,
+les Chiens, d'où l'on a fait les Chayennes, les Santés,
+etc., tous ces noms sont d'origine française,
+et ont été acceptés par tous les géographes américains.</p>
+
+<p>De toute notre ancienne domination dans ces
+parages, c'est là tout ce qui reste. Les Louisianais,
+les Canadiens, continuent leur métier de trappeurs
+et de traitants, mais ceux-ci sont passés sous la
+domination anglaise, ceux-là sont devenus des
+citoyens américains.</p>
+
+<p>La France n'envoie plus de colons dans les prairies;
+elle a perdu toutes ses possessions en Amérique
+depuis le règne honteux de Louis XV. Seule,
+sa langue s'y est conservée, avec un certain
+nombre d'archaïsmes qui raviraient tous nos vieux
+maîtres.</p>
+
+<p>Le voyage en chemin de fer est trop rapide
+quand on parcourt des pays accidentés; alors le
+touriste maudit la vitesse du train, et préférerait
+volontiers les anciennes diligences, où l'on allait à
+l'aise, et où le paysage ne se déroulait que peu à
+peu. Dans les prairies, le paysage étant toujours
+le même et le sol horizontal, le voyage en chemin
+de fer est celui qui convient le mieux. En quelques
+heures, de North-Place à Julesburg, toutes
+les graminées naturelles, familles, espèces, variétés,<span class="pagenum" id="Page_32">[Pg 32]</span>
+nous passent sous les yeux; puis les plantes
+odorantes du désert, la sauge, l'artémise, l'immortelle,
+avec quelques cactus nains. Les arbres sont
+rares, et c'est à peine si, le long des cours d'eau,
+on rencontre quelques peupliers, dont une espèce,
+le peuplier du Canada (<i>populus monilifera</i>), porte
+ici le nom de cotonnier ou cotton-wood, sans doute
+parce que les feuilles sont recouvertes en dessous
+d'un blanc duvet cotonneux. Le <i>cotton-wood</i> est
+l'arbre aimé du coureur des plaines, c'est celui qu'il
+salue toujours volontiers, car c'est l'arbre qui
+annonce l'eau, comme le palmier dans les oasis
+africaines.</p>
+
+<p>Le long des ruisseaux des bouquets de coudriers
+se mêlent aux cotonniers, et ce bois est précieux
+pour allumer le feu dans les campements du soir,
+quand on traverse la prairie en caravane.</p>
+
+<p>La faune du grand désert américain n'est pas
+plus variée que la flore. C'est partout le buffle ou
+bison, le bœuf énorme à grosse tête, à épaisse
+toison. L'Indien chasse le buffle pour en manger
+la chair et en tanner la peau. La dépouille de l'animal
+ou <i>robe</i> sert de paletot et de couverture au
+Peau-Rouge, et forme le principal objet de son
+commerce avec les blancs. La peau de buffle tannée
+s'emploie à couvrir la tente; la chair, étirée
+en lanières, en bretelles, desséchée au soleil, se<span class="pagenum" id="Page_33">[Pg 33]</span>
+conserve indéfiniment. La langue, fumée, est un
+morceau délicat, le seul que mangent volontiers
+les blancs.</p>
+
+<p>Avec les cornes du buffle, l'Indien fait des cuillers,
+des poires à poudre; avec les os, des grattoirs
+pour racler les peaux qu'il tanne avec la cervelle de
+l'animal; avec les tendons des muscles, des cordes,
+un revêtement pour son arc, et avec la gélatine
+contenue dans les sabots, une glu pour retenir les
+pointes de ses flèches. L'Indien trouve donc tout
+dans le buffle, à commencer par la plus grande de
+ses distractions, la chasse. Aussi le suit-il dans
+toutes ses migrations, et un dicton des prairies
+est-il le suivant: Là où est le buffle, là est l'Indien.
+A son tour, le Peau-Rouge ajoute qu'une tradition
+a cours parmi toutes les tribus, c'est qu'il n'y aura
+plus d'Indiens le jour où il n'y aura plus de buffles.
+Là comme en tant d'autres lieux, l'homme primitif
+disparaîtra en même temps que l'animal primitif.
+Voilà pourquoi le Peau-Rouge est si rebelle
+à la civilisation, qui, en s'introduisant dans les prairies,
+disperse au loin le buffle et le fait peu à peu
+disparaître.</p>
+
+<p>Les castors qui, le long des cours d'eau, disposent
+leurs digues savantes; les chiens de prairies,
+tenant de la marmotte, du lapin et de l'écureuil, et
+qui vivent en république dans des villes souterraines<span class="pagenum" id="Page_34">[Pg 34]</span>
+occupant d'immenses espaces, sont avec le
+buffle les principaux animaux des grandes plaines.
+Il faut y ajouter le loup de prairies ou coyote, un
+carnassier toujours affamé, et l'antilope gracieuse,
+dont les troupeaux passent rapides comme le vent.
+L'antilope, comme le buffle, vit des graminées du
+désert; le gazon ne manque nulle part, et la prairie
+a été nommée à bon droit le paradis terrestre
+des bestiaux.</p>
+
+<p>Quand on arrive près des montagnes, la faune
+change ou plutôt s'augmente de familles nouvelles.
+Là, le cerf, l'élan, le daim, l'ours, le chat sauvage,
+fournissent au chasseur déterminé de quoi exercer
+son tir.</p>
+
+<p>Cette digression sur la zoologie et la botanique
+du Grand-Ouest m'a éloigné de Julesburg. J'y reviens.
+Cette ville improvisée est en ce moment la
+dernière station du chemin de fer du Pacifique,
+titre qu'elle va bientôt céder à Chayennes, où la
+voie ne va pas tarder d'arriver, à 140 milles plus
+à l'ouest. Ici la voie ferrée marche vite. D'abord le
+terrain n'appartient à personne, puis la nature a
+pris soin de le niveler ou de le disposer en pente
+douce, mieux qu'aurait pu faire le plus habile des
+ingénieurs. La rampe est graduellement ménagée
+du Missouri aux Montagnes-Rocheuses, et l'on pose
+jusqu'à plusieurs kilomètres de rails par jour.<span class="pagenum" id="Page_35">[Pg 35]</span>
+Tout le monde marche à l'ouest avec la voie; les
+habitants eux-mêmes de Julesburg abandonnent
+peu à peu cette ville pour Chayennes.</p>
+
+<p>Tout à l'heure, c'était le chemin de fer qui s'avançait
+là où il n'y avait pas de villes; maintenant
+ce sont les villes qui, précédant la voie ferrée, s'établissent
+au milieu du désert et disent au railway:
+Viens à nous! La marche mystérieuse de l'humanité
+qui, depuis les premiers temps de l'histoire,
+s'est faite toujours à l'ouest, s'est-elle jamais révélée
+d'une façon plus vive, plus saisissante? Oui!
+il y a dans ce grand travail des États-Unis, à l'heure
+où l'on discute sur le percement des isthmes, toute
+une révélation. C'est le ruban de fer qui, à notre
+époque, perce les isthmes; c'est la voie ferrée du
+Pacifique que vont prendre, avant deux ans, ceux
+qui voudront faire le tour du monde en trois mois.
+L'Asie viendra visiter l'Europe et l'Europe l'Asie
+par cette grande voie commerciale, qui passe par
+ce qu'on a si bien nommé le centre de gravité des
+États-Unis.</p>
+
+<p>De Paris on ira au Japon ou en Chine en trente
+ou quarante jours par le plus court chemin. On
+s'écartera peu d'un grand cercle de la sphère terrestre.
+Deux lignes de bateaux à vapeur, une ligne
+de chemin de fer, et tout sera dit. Le Havre ou
+Brest, New-York, San Francisco, seront les grandes<span class="pagenum" id="Page_36">[Pg 36]</span>
+étapes du voyage. Mais, en attendant qu'un pareil
+trajet se fasse, retournons au nôtre, beaucoup plus
+modeste.</p>
+
+<p>Julesburg, où nous sommes arrivés, est défendue
+par le fort Sedgwick. Nous venons de visiter
+le fort, et le colonel Heine y a trouvé plusieurs de
+ses compagnons d'armes, entre autres le général
+Potter, commandant la place. Le général a fait venir
+près de lui sa jeune femme et ses enfants. Il faut
+un certain courage pour s'exiler ainsi au fond du
+désert, mais les femmes américaines ne marchandent
+pas leur dévouement, et de plus ce sont de
+grandes voyageuses.</p>
+
+<p>Autour du fort sont campés quelques Indiens
+Sioux, de la bande des Ogalalas et des Brûlés. On
+voit leurs tentes, de forme conique, se dresser au
+milieu de la prairie. La Nuée-Rouge, la Queue-Bariolée,
+sont venus avec leurs hommes pour traiter
+avec les commissaires de l'Union.</p>
+
+<p>Pacifiques aujourd'hui, ces bandes entonneront
+peut-être de nouveau demain leur terrible chant
+de guerre.</p>
+
+<p>Il y a quelques années, le fort de Sedgwick a été
+entouré par les Chayennes, les Sioux, les Arrapahoes
+liguées contre les blancs, à l'époque de la guerre
+de sécession. Les Peaux-Rouges avaient oublié
+leurs vieilles luttes intestines, pour tourner leurs<span class="pagenum" id="Page_37">[Pg 37]</span>
+efforts contre l'ennemi commun. Des émigrants,
+des pionniers, fuyant épouvantés, s'étaient réfugiés
+dans le fort. Aux alentours, la prairie avait été
+incendiée. Les Indiens, au nombre de plusieurs
+milliers, menaçaient de réduire les assiégés par la
+famine. On ne put repousser les assaillants qu'avec
+le canon et la mitraille.</p>
+
+<p>Mais il me faut quitter Julesburg; j'entends la
+diligence continentale qui arrive, l'<i>overland mail</i>.</p>
+
+<p>Il nous reste, à mes compagnons et à moi, une
+dernière étape à faire, une étape de 190 milles à
+travers le grand désert. Nous emmenons avec nous
+une escorte de six soldats, perchés sur la voiture,
+d'où ils dominent le terrain. Je vous écrirai de
+Denver si nous sommes arrivés sains et saufs, ou
+si, scalpés en route par les Chayennes et les Arrapahoes,
+dont nous allons traverser le territoire,
+nous avons dû aller acheter une perruque pour en
+garnir notre occiput.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_38">[Pg 38]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="IV">IV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA DILIGENCE TRANSCONTINENTALE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Denver, territoire de Colorado, 4 octobre.
+</p>
+
+<p>La fortune seconde l'audace. Nous voici arrivés
+sans mauvaise rencontre au terme des difficultés
+du voyage. Il était temps. Les Sioux, les Arrapahoes,
+les Chayennes, commençaient à me trotter
+par la tête et à me faire perdre le sommeil.</p>
+
+<p>Nous sommes partis de Julesburg le 2 au soir,
+et entrés à Denver hier vers minuit. Trente heures
+de diligence, 190 milles de parcours, voilà l'actif
+et le passif de cette dernière étape.</p>
+
+<p>Le coche qui nous a conduits se nomme l'<i>overland
+mail</i> ou diligence transcontinentale, parce
+qu'il parcourt tout le continent américain de Julesburg,
+sur la Plate, à Sacramento de Californie. Les<span class="pagenum" id="Page_39">[Pg 39]</span>
+lettres et les voyageurs prennent souvent cette
+voie au lieu de prendre la voie de mer et l'isthme
+de Panama.</p>
+
+<p>Avant l'ouverture du chemin de fer du Pacifique,
+la malle de terre allait du Missouri en Californie,
+partant et arrivant à heure fixe, sur un trajet de
+800 lieues. La durée du voyage était de vingt
+jours. Jamais, aux temps anciens de l'histoire,
+les courriers des Césars ou des princes Mogols,
+et de nos jours ceux des empereurs de Russie
+n'avaient parcouru si rapidement d'aussi longues
+distances.</p>
+
+<p>Voulez-vous que je vous fasse la description du
+véhicule qui nous a menés, et qui, nous laissant
+à Denver, a continué sa route vers les Montagnes-Rocheuses,
+le pays des Mormons, l'État de Nevada
+et les placers de l'Eldorado?</p>
+
+<p>Imaginez une façon de coche à la Louis XIV, car
+les voitures américaines n'ont pas changé de forme
+depuis les premiers temps de la colonisation anglo-saxonne.
+A l'intérieur, il y a neuf places, toutes
+égales pour le prix: trois en avant, trois en arrière,
+trois au milieu. Les dames, fussent-elles
+venues les dernières, ont droit aux premières places.
+Aux places du milieu, on n'est soutenu que
+par une bretelle en cuir qui, allant d'un côté à
+l'autre de la voiture, transversalement, vous prend<span class="pagenum" id="Page_40">[Pg 40]</span>
+par le milieu du dos: cela n'est pas tout à fait
+commode.</p>
+
+<p>Des bagages, on en a peu, le moins possible,
+quelquefois pas du tout. La chemise est de flanelle;
+on la porte longtemps. Le faux col, au besoin les
+manchettes, sont en papier; on ne les change que
+de temps à autre. Le mouchoir, et une autre partie
+du vêtement, faut-il la nommer? les chaussettes,
+sont à peu près inconnus du pionnier américain.
+A quoi bon alors s'embarrasser d'une malle?
+Aussi ne dispose-t-on pour les colis que le derrière
+de la voiture, où est un appui à claire-voie sur
+lequel se rabat une toile cirée.</p>
+
+<p>Sur le dessus du véhicule, nous n'avons chargé
+que des soldats bien armés, l'œil au guet, ce qui
+vaut mieux que des bagages.</p>
+
+<p>La diligence est traînée par six chevaux conduits
+à grandes guides, au galop, à travers la prairie,
+unie comme une mer pétrifiée. A côté du postillon
+peuvent monter les voyageurs amis du paysage.</p>
+
+<p>De distance en distance, en moyenne tous les 10
+milles, on relaye.</p>
+
+<p>La plupart des stations, véritables blockhaus,
+sont fortifiées par des ouvrages de terre en <i>adobe</i>,
+briques cuites au soleil. Çà et là s'ouvrent des
+meurtrières.</p>
+
+<p>A l'intérieur des stations il y a aussi quelques<span class="pagenum" id="Page_41">[Pg 41]</span>
+ouvrages retranchés, pour une défense désespérée,
+en cas d'une première défaite. Les Indiens arrivent
+volontiers en nombre pour surprendre les pionniers
+isolés.</p>
+
+<p>Le long de la route est inscrite en traits ineffaçables
+la lutte du blanc contre le Peau-Rouge. Partout,
+des maisons de poste ou des fermes incendiées.
+Entre les années 1864-66, la diligence a
+cessé plusieurs fois de courir. Les stations ont été
+pillées, dévastées, brûlées; les hommes, mis à
+mort, scalpés; les femmes, les enfants, conduits
+en esclavage. Les blancs se sont cruellement vengés.
+Une fois, sur le ruisseau de Sand Creek, dans
+le sud du Colorado, le colonel des volontaires, Chivington,
+a surpris un village de Chayennes et
+d'Arrapahoes. Il a fait charger ses hommes, malgré
+le drapeau blanc hissé par les Indiens. «Souvenez-vous,
+a-t-il dit à ses soldats, de vos femmes et de
+vos enfants massacrés sur la Plate et sur l'Arkansas.»
+Et les volontaires ont chargé sans pitié, ne
+faisant grâce ni à l'âge ni au sexe. On a éventré
+les femmes, brisé contre les pierres la tête des enfants,
+coupé les doigts et les oreilles des morts
+qui portaient des bijoux, scalpé toutes les têtes, et
+commis bien d'autres horreurs que la plume se
+refuse à décrire. Plus d'une centaine d'Indiens
+ont péri. Le colonel, ivre de sa victoire, a partout<span class="pagenum" id="Page_42">[Pg 42]</span>
+célébré ce haut fait d'armes, espérant recevoir les
+étoiles ou épaulettes de général.</p>
+
+<p>Après une sévère et minutieuse enquête, le gouvernement
+de l'Union lui a donné tort et l'a destitué;
+mais les pionniers se sont tous énergiquement
+prononcés en sa faveur. «Encore quelques
+affaires comme celle-là, écrivait un journal du
+Colorado, une par an, et nous serons à jamais délivrés
+de ces coquins de Peaux-Rouges, qui arrêtent
+notre colonisation.»</p>
+
+<p>Le massacre de Chivington (c'est de ce nom que
+l'on appelle généralement la rencontre de Sand
+Creek) a été plusieurs fois l'objet de nos conversations
+dans la diligence qui nous menait à travers
+la prairie. M. Whitney, depuis longtemps fixé dans
+le Colorado, nous a fait connaître tous les détails
+de cette lamentable affaire. Nos autres compagnons
+de voyage: l'inspecteur des messageries continentales,
+un employé de la grande maison de banque
+Wells et Fargo, à laquelle appartient cette vaste
+entreprise, un agent des postes fédérales, nous
+racontent d'autres histoires d'Indiens. C'est le cas
+ou jamais de parler des Peaux-Rouges; nous sommes
+du reste en trop bonne et trop nombreuse
+compagnie pour qu'ils songent à nous arrêter.</p>
+
+<p>Un jour, comme la diligence traversait ces solitudes,
+un homme nu, perché sur une éminence,<span class="pagenum" id="Page_43">[Pg 43]</span>
+faisait des signes au postillon. Celui-ci, croyant
+avoir affaire à un Indien, fouettait ses chevaux de
+plus belle. Un des voyageurs fit observer que ce
+pourrait bien être un blanc. On s'arrêta une minute,
+et l'homme accourut essoufflé. Il venait d'être
+pris par les Indiens, qui l'avaient dépouillé de tous
+ses habits et livré à leurs femmes ou <i>squaws</i>. Celles-ci,
+volontiers cruelles envers les visages pâles, se
+disposaient à faire subir à leur prisonnier, lentement,
+froidement, toutes les tortures qu'elles ont
+imaginées. On arrache les yeux, les ongles, la
+langue au patient; on lui coupe un pied, une
+main; on lui enlève des morceaux de chair; on lui
+déchire la peau; enfin, et c'est là le bouquet, on
+lie le prisonnier par terre et on lui allume du feu
+sur le ventre en dansant autour de lui une ronde
+infernale. Notre pauvre captif allait peu à peu subir
+tous ces genres de tortures, quand il parvint à
+s'échapper. La diligence passait en ce moment et
+le recueillit fort à propos.</p>
+
+<p>Que d'histoires je pourrais vous conter de cette
+espèce! C'est près d'une des stations que nous
+avons traversées, qu'il y a trois ans, de pauvres
+femmes ont été surprises dans une ferme, et emmenées
+prisonnières par les Chayennes. L'une
+d'elles s'est pendue de désespoir, pour échapper
+aux violences qui l'attendaient. L'autre, forcée<span class="pagenum" id="Page_44">[Pg 44]</span>
+d'assouvir les passions du chef qui se l'était adjugée,
+a été condamnée aux services les plus abjects,
+et de plus s'est vue maltraitée, battue par
+les femmes de ce chef. Elle a été séparée de ses enfants,
+hormis d'un qu'elle allaitait encore, et
+presque réduite à mourir de faim. Vendue par
+son maître, elle est passée des mains d'un
+Chayenne à celle d'un Sioux, de celui-ci aux mains
+d'un autre chef. Enfin son premier maître est venu
+demander un jour de la racheter pour la brûler
+vive avec le jeune enfant encore à son sein. Le
+marché heureusement n'a pas été conclu, et après
+un an de ces misères sans nom, la pauvre femme
+a été échangée par ses bourreaux contre des prisonniers
+indiens qu'à leur tour avaient faits les
+blancs. La mère était redevenue libre, mais ses
+pauvres enfants étaient morts. Les petits êtres n'avaient
+pu résister à tous les mauvais traitements
+des Indiens!</p>
+
+<p>Ne croiriez-vous pas entendre un roman, lire
+une page de Cooper ou d'Irving? Eh bien, tout cela
+s'est passé hier, et si vous demandez à Denver, à
+Julesburg, le nom de la malheureuse captive dont
+je viens de vous raconter les souffrances, tout le
+monde vous le dira.</p>
+
+<p>A mesure que la malle s'avance rapide sur la
+route plane et poudreuse ouverte au milieu de la<span class="pagenum" id="Page_45">[Pg 45]</span>
+prairie, et que nous traversons des stations nouvelles,
+tous ces récits qu'on vient de me faire se
+représentent à mon souvenir. Ce n'est pas pour
+moi que j'ai peur, c'est pour ces femmes, c'est
+pour ces jeunes enfants que je rencontre à tous les
+relais. A côté des maisons de poste, des ruines
+d'édifices, des charpentes noircies témoignent de
+pillages et d'incendies récents. Le Peau-Rouge
+n'est pas loin; nous sommes sur son territoire.
+Le Peau-Rouge peut revenir tout à coup.
+N'est-il pas d'ailleurs en guerre ouverte avec les
+blancs? Et néanmoins le pionnier est toujours là;
+souvent il est revenu au même point rebâtir sa
+maison détruite! Quelle force fatale, quelle loi
+mystérieuse pousse ainsi cet homme en avant,
+malgré tous les obstacles? Pionniers du <i>Far-West</i>,
+vous êtes l'avant-garde de la civilisation, vous
+marchez avec le soleil, gloire à vous! Vous n'êtes
+ni des raffinés, ni des lettrés, mais vous êtes des
+hommes utiles, virils, de courageux travailleurs,
+d'énergiques colons. Devant vous disparaît la sauvagerie,
+devant vous le désert se transforme.
+Soldats obscurs du progrès, vous ne laisserez pas
+de nom dans l'histoire, bien que vous ayez fait de
+grandes choses; et néanmoins vous allez toujours
+en avant, obéissant au destin qui vous pousse:
+gloire à vous!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_46">[Pg 46]</span></p>
+
+<p>Excusez, mon cher ami, ce dithyrambe. Peut-être
+n'est-il pas à sa place dans une lettre; mais
+comment ne pas admirer ces hommes du Grand-Ouest?
+Savez-vous ce qu'on me raconte à l'instant?
+Dans un de ces relais de la diligence continentale
+perdu dans les solitudes, les Indiens se présentent
+un jour et demandent impérieusement à manger.
+Le maître de la station était seul. Il donne à ses
+visiteurs inattendus ce qu'il a de meilleur. Le
+repas fini:</p>
+
+<p>—Maintenant, allume du feu, dit l'un des
+sauvages.</p>
+
+<p>—Pourquoi faire?</p>
+
+<p>—Nous voulons te faire rôtir. Allons pas de
+retards.</p>
+
+<p>L'homme descend à la cave sous prétexte de
+chercher du bois. Les Indiens le suivent. Il tire sur
+l'un d'eux un coup de revolver qui le frappe mortellement.
+Les autres épouvantés hésitent.
+L'homme s'enfuit, se cache aux alentours de sa
+maison, dans les broussailles. Il était nuit; on
+était en hiver; la neige tombait. Les Indiens
+cherchent, ne trouvent rien. Celui qu'on poursuit
+n'ose pas sortir de sa cachette; la neige trahirait
+ses pas. A la fin, les Indiens, fatigués de ne rien
+découvrir, désertent la place. L'homme revient à
+la station et continue d'y servir la poste.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_47">[Pg 47]</span></p>
+
+<p>Au milieu de ces transes quotidiennes, les
+femmes font preuve d'autant de sang-froid que les
+hommes, et manœuvrent bravement comme eux
+la carabine et le revolver. A chaque relais nous
+trouvons ces armes sur les tables, aux coins des
+appartements. N'avais-je pas raison de vous dire
+que ces pionniers du <i>Far-West</i> étaient des gens
+de grand cœur, et comprenez-vous maintenant mon
+dithyrambe?</p>
+
+<p>Je n'ose plus vous parler de nous, ni de nos
+soldats, que nous avons peu à peu laissés dans les
+forts disséminés le long de la route, au fur et à
+mesure que nous nous éloignions davantage des
+points les plus périlleux. Nous avons traversé le
+grand désert américain. Peu à peu la prairie a fait
+place à des champs de sable où les fourmis rouges
+avaient amoncelé d'énormes tas de graviers siliceux,
+leurs pyramides d'Égypte à elles. Çà et là la
+prairie a reparu; quelques pauvres fleurs, dont
+l'éclat allait s'effaçant, brillaient encore au milieu
+des graminées jaunies.</p>
+
+<p>Le temps était chaud, le ciel d'une limpidité
+extrême, et nous avons joui un moment d'un effet
+de mirage. Ce phénomène complétait, au milieu
+de ces solitudes, la ressemblance qu'elles offrent
+sur plus d'un point avec les vastes plaines de
+l'Afrique.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_48">[Pg 48]</span></p>
+
+<p>Nous n'avons pas rencontré d'Indiens hostiles.
+Ai-je besoin de vous le dire, puisque je vous écris
+de Denver avec tous mes cheveux? C'est vraiment
+n'avoir pas de chance; mais qu'y faire? Ainsi l'a
+voulu la fatalité. Les aventures émouvantes seront
+pour une autre fois. «Postillon! postillon!
+arrêtez! voici les Indiens!» On passe une longue-vue
+au postillon. C'étaient des muletiers qui couraient
+après leurs bêtes, qui avaient jugé bon de
+s'éloigner du campement de la nuit. Muletiers et
+bouviers, qui s'en vont en longues caravanes sur la
+route et qui dorment à la belle étoile autour de
+leurs fourgons, sont pour nous des amis. Le postillon
+du désert a continué sans crainte son
+chemin.</p>
+
+<p>Je vous ferai dans ma prochaine lettre le récit de
+la naissance du Colorado, ce territoire inconnu
+hier, populeux et prospère aujourd'hui, et cela
+vaudra mieux que des récits d'attaques de Peaux-Rouges,
+de scalps arrachés aux brigands des prairies.
+Je ne puis pas vous faire de mensonges.
+Chaudron-Noir, l'Antilope-Blanche, l'Homme-qui-marche-sous-terre
+ont refusé, comme autrefois
+Pipelet à Cabrion, de me donner de leurs cheveux,
+et n'ont pas voulu prendre des miens. Triste!
+triste!</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_49">[Pg 49]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="V">V</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA CITÉ DES PLAINES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Denver (Colorado), 6 octobre.
+</p>
+
+<p>C'est assez vous parler des Indiens; ils n'ont
+semé ici que la dévastation et la ruine. Parlons
+des blancs, des visages pâles, qui ont produit, qui
+ont créé. Ils ont transformé comme par enchantement
+le désert américain; le pays des herbes
+sauvages, colonisé par eux, s'est changé en fertiles
+campagnes.</p>
+
+<p>Escaladant les Montagnes-Rocheuses pour aller
+en sonder les filons, ils ont planté leur tente jusqu'aux
+dernières hauteurs habitables, porté la civilisation
+à des altitudes qu'elle n'avait pas encore
+atteintes. Vous savez au milieu de quelles luttes<span class="pagenum" id="Page_50">[Pg 50]</span>
+quotidiennes ces merveilleux résultats ont été obtenus.</p>
+
+<p>Denver, la véritable capitale du Colorado, n'existe
+que depuis huit ans; elle a aujourd'hui près de
+8,000 habitants; elle en aurait le double sans la
+guerre de sécession et la guerre avec les Indiens,
+qui ont toutes deux si subitement arrêté l'essor
+des colons vers ce lointain pays.</p>
+
+<p>La ville est bien bâtie; les maisons sont élégantes,
+construites en briques, en pierre ou en
+bois. Denver a des édifices nombreux, un théâtre,
+un hôtel des monnaies, un champ de courses.
+Aux États-Unis il n'y a pas, à proprement parler,
+de petite ville, et Denver possède aussi un collège,
+des écoles, divers journaux.</p>
+
+<p>Je ne parle pas des églises, dont le chiffre dépasse
+déjà la demi-douzaine. M. de Talleyrand
+avait raison quand il disait que, dans l'Amérique
+du Nord, il n'avait trouvé qu'un seul plat et trente-deux
+religions.</p>
+
+<p>Il n'y a pas de cuisiniers dans ce pays, mais tout
+le monde y est un peu révérend.</p>
+
+<p>Denver a des rues larges, bien ouvertes, arrosées,
+plantées d'arbres. Elle est située sur la rivière
+Plate (branche du Sud), de part et d'autre du
+cours d'eau, sur lequel ont été jetés des ponts en
+charpente, comme savent si bien les construire les<span class="pagenum" id="Page_51">[Pg 51]</span>
+Américains. Partout sont des magasins, des maisons
+de banque, des hôtels, des buvettes. Volontiers,
+comme dans toute l'Union, on prend plusieurs
+fois par jour le verre sacramentel de
+whisky, ou quelqu'un de ces breuvages composites
+et glacés, que l'Exposition de 1867 à révélés
+aux Parisiens. A son tour, un Français a monté
+ici un café et un restaurant, et représente dignement,
+au pied des Montagnes-Rocheuses, la cuisine
+de notre pays. Il a aussi tous les vins de
+France, et les Américains connaissent bien la route
+de cette maison.</p>
+
+<p>Le mouvement et la vie sont partout; on ne
+se croirait pas au fond des prairies, à 2,000
+milles de New-York. Partout se croisent les voitures
+rapides, ou les lourds fourgons chargés des denrées
+de l'Est, et prêts à partir pour les cités minières.
+De celles-ci, il ne vient encore que des
+lingots d'or et d'argent, marchandises précieuses,
+mais qui tiennent fort peu de place.</p>
+
+<p>Des montagnes ou de la prairie, on rapporte
+des peaux, des fourrures, dont Denver fait un assez
+grand commerce.</p>
+
+<p>Des centres agricoles partent des produits plus
+encombrants, mais non moins utiles. Le pays se
+suffit déjà pour le blé, la farine, les pommes de
+terre, qui sont de première qualité.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_52">[Pg 52]</span></p>
+
+<p>Les produits de jardinage sont aussi de la plus
+belle venue et de dimensions formidables. On ne
+peut encore citer que la Californie qui ait fourni
+des échantillons analogues à ceux du Colorado. Il
+est vrai que la terre est vierge et ne demande ici
+qu'à produire.</p>
+
+<p>Si je ne craignais que vous ne me missiez en demeure
+de vous fournir la marmite pour le faire
+cuire, je vous dirais que j'ai vu à Denver un chou
+pesant plus de 50 livres, 20 kilogrammes. Et quel
+chou! un chou au cœur serré, aux feuilles tendres
+et frisées, d'un vert tournant au blanc; un
+chou rond, dodu, de formes majestueuses et d'une
+saveur en rapport avec son teint.</p>
+
+<p>Quand on songe qu'il y a sous ces climats privilégiés
+de si bons légumes, et que l'on nous sert
+à Paris des herbages aqueux, fibreux, sans nul
+goût, c'est vraiment le cas d'être tenté d'aller s'approvisionner
+au Colorado. Un jour viendra, n'en
+doutons point, où des tubes souterrains parcourront
+le globe et où, d'un coup de piston, au moyen
+d'une machine pneumatique, on aspirera ses provisions
+de ménage d'un bout à l'autre de l'univers.
+Alors chaque pays ne produira que ce qu'il peut
+produire, et nous en aurons fini avec tous les maraîchers
+parisiens.</p>
+
+<p>Je ne dis pas de mal de cette honorable corporation,<span class="pagenum" id="Page_53">[Pg 53]</span>
+mais je dis que les légumes du Colorado
+et ceux de la Californie, auxquels j'ai également
+goûté, valent mieux que ceux du bassin de la
+Seine, à la latitude de Paris. Voilà tout.</p>
+
+<p>Maintenant je reviens prudemment à Denver,
+pour ne me créer d'affaires avec personne.</p>
+
+<p>Denver n'existait pas en 1859. A cette époque,
+des chercheurs d'or, en quête de placers au pied
+des Montagnes-Rocheuses, quelque part, entre
+Santa-Fé dans le Nouveau-Mexique et le fort Laramie
+dans le Dakota, comme qui dirait entre Lisbonne
+et Berlin, s'arrêtèrent sur la Plate du Sud.
+Ils lavèrent les sables du ruisseau de Cherry, tributaire
+de cette rivière, et, à leur grand étonnement,
+y trouvèrent des paillettes d'or. On est
+toujours un peu étonné lorsqu'on trouve l'or
+pour la première fois, quand même on le chercherait.</p>
+
+<p>La nouvelle de cette heureuse découverte se répandit
+bien vite. Les pionniers, les colons des derniers
+États de l'Ouest, la plupart mécontents de
+leur sort ou croyant l'être, accoururent avec la
+foule des <i>squatters</i>, des désespérés, de tous les
+aventuriers que les États qu'arrosent le Mississipi
+et le Missouri renferment en si grand nombre.
+Ce fut, comme cela avait eu lieu sur d'autres
+points, un désordre sans nom; mais la loi<span class="pagenum" id="Page_54">[Pg 54]</span>
+de Lynch et les comités de vigilance eurent bientôt
+fait justice de tous les voleurs, de tous les
+assassins, et le calme se rétablit pour ainsi dire
+instantanément.</p>
+
+<p>On me raconte ces débuts si agités. C'était le
+temps où, la ville n'existant pas encore, les émigrants
+arrivaient en caravane, et campaient dans
+leurs fourgons, à défaut d'autre abri. Il fallait
+alors plusieurs semaines pour arriver du Mississipi
+au pied des Montagnes-Rocheuses. Aucune diligence,
+aucun chemin de fer ne passait encore par
+là. Des Peaux-Rouges, on n'en rencontrait que trop,
+aux aguets sur la route, et il fallait composer avec
+eux, payer le droit de passage sur leur territoire,
+et au besoin leur disputer sa vie. Cependant
+ils n'étaient pas aussi acharnés qu'ils allaient
+le devenir, en présence de la colonisation du Colorado,
+qui leur enlevait une partie de leurs terres,
+et de la guerre de sécession, qui leur donnait
+l'espoir, en s'unissant, de vaincre l'ennemi commun
+divisé.</p>
+
+<p>Malgré tous ces obstacles, les émigrants arrivaient
+en foule. Des placers nouveaux étaient tous
+les jours découverts. Les mines aurifères en filons,
+les mines de quartz comme on les nomme, parce
+que le quartz ou cristal de roche compacte, dans
+lequel nage l'or, en forme la matière principale,<span class="pagenum" id="Page_55">[Pg 55]</span>
+les mines de quartz aurifère venaient s'ajouter aux
+placers. Des fortunes s'édifiaient du jour au lendemain,
+et se perdaient quelquefois avec la même
+facilité dans le jeu ou la dissipation; mais on ne
+tenait compte que des gagnants, jamais des perdants,
+et le Colorado eut sa fièvre, son <i>excitement</i>,
+comme l'avait eu la Californie, avec ses gîtes inépuisables;
+le lac Supérieur, avec ses mines de
+cuivre; la Nevada, avec ses filons d'argent, la
+<i>Pétrolie</i>, avec ses sources d'huile de pierre. Dans
+ces affaires de colonisation, tout procède aux États-Unis
+par fièvre de mines, et l'on en attend une
+nouvelle à cette heure, car aucune émotion de ce
+genre n'a eu lieu depuis quelques années<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1" class="label">[1]</a> La découverte des mines d'or de Sweet-Water (territoire de
+Wyoming), dans les Montagnes-Rocheuses, et surtout celle des
+mines d'argent de White-Pine (État de Nevada), sont venues successivement,
+dans le courant de l'année 1868, donner raison à ces
+pronostics.</p>
+
+</div>
+
+<p>L'excitation, dans le Colorado, fut portée à son
+comble dès les premiers jours, et tous les banquiers
+de New-York, de Boston, de Philadelphie,
+prêtèrent à l'envi leur argent à ces entreprises
+hasardeuses, quand ils ne purent venir eux-mêmes
+opérer sur les lieux. Au début, il y avait eu un
+moment de doute, d'hésitation. Les <i>Pike's-pikers</i>
+ou les mineurs du pic de Pike (on les appelait ainsi
+en jouant sur les mots, parce que la première découverte<span class="pagenum" id="Page_56">[Pg 56]</span>
+de l'or avait eu lieu, pour ainsi dire, au
+pied du pic de ce nom, un des rares points connus,
+en ce temps-là, dans les Montagnes-Rocheuses),
+les <i>Pike's-pikers</i> furent un instant regardés comme
+des rêveurs, pour ne pas dire plus. J'étais alors en
+Californie (1859), et je me rappelle que l'on y traitait
+sans façon de <i>humbug</i> la découverte de l'or dans
+les plaines de l'Extrême-Ouest. A leur tour, les journaux
+des États de l'Ouest prétendaient que les échantillons
+des <i>Pike's-pikers</i> n'étaient autres que des
+pépites californiennes. A la fin cependant, il fallut
+bien ouvrir les yeux, et l'action fut d'autant plus
+vive qu'il y avait eu un moment de réaction. Tout
+le monde accourut, tout le monde voulut avoir sa
+part de la curée.</p>
+
+<p>Je ne puis songer à de tels faits sans me rappeler
+que c'était pour des raisons analogues qu'en
+France tournaient toutes les têtes au temps de la
+banque de Law. L'économiste écossais, que l'histoire
+n'a pas encore jugé comme il le mérite, était
+d'autant mieux inspiré dans ses projets de colonisation
+des plaines du Mississipi, que ces plaines
+nous appartenaient, et que le pays où l'on vient de
+découvrir l'or et l'argent, le Colorado, inconnu
+hier et qui sera si puissant demain, est précisément
+situé dans ce bassin du Mississipi que Law voulait
+fertiliser. Le grand homme était venu trop tôt. Son<span class="pagenum" id="Page_57">[Pg 57]</span>
+génie avait soupçonné ce qui existait réellement:
+les richesses souterraines inépuisables de ces magnifiques
+contrées; mais l'heure n'avait pas encore
+sonné de leur exploitation, et c'était d'ailleurs
+à un autre peuple que le nôtre que la nature avait
+réservé le soin de féconder ces déserts. Law n'était
+ni un fourbe ni un aventurier; c'était un grand
+économiste, disons mieux, un grand homme éclos
+avant sa date. C'était un type américain, quand
+l'Américain n'était pas encore né.</p>
+
+<p>Le territoire de Colorado, colonisé principalement
+par l'exploitation de l'or, montre bien que
+tous les rêves de Law étaient des réalités. Si les
+mines d'émeraude dont il avait parlé n'existent
+pas ou n'ont pas encore été découvertes le long du
+Mississipi, il n'en est pas moins vrai que les mines
+de plomb dont il avait obtenu la concession, celles
+du Missouri, de l'Illinois, du Wisconsin, font aujourd'hui
+en partie la fortune de ces États, et sont
+les plus productives du monde; il n'en est pas
+moins vrai que les mines d'or du Colorado, par
+leur seule exploitation et en moins de huit ans, ont
+donné naissance à un territoire heureux et prospère,
+où ne seraient point encore accourus les
+pionniers sans l'appât du précieux métal qui a
+été de tout temps l'agent le plus certain des lointaines
+colonisations.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_58">[Pg 58]</span></p>
+
+<p>Au commencement, personne dans le Colorado.
+Le pays n'a pas même de nom. Il fait partie du
+territoire de Kansas, et le nom de Colorado est
+celui d'un fleuve qui descend de l'autre côté des
+Montagnes-Rocheuses pour se jeter dans le golfe de
+Californie. Les Espagnols l'ont ainsi nommé parce
+que ses rives, sur certains points, sont colorées par
+des terres oxydées, ferrugineuses, et que le fleuve
+lui-même en est rouge, <i>colorado</i>.</p>
+
+<p>C'est à peine si quelque rare trappeur, quelque
+traitant, parcourt ces contrées pour chasser les
+bêtes à fourrures, le bison, le castor, l'ours, ou
+faire la troque avec les Indiens. Sur les plateaux
+des montagnes, dans les <i>parcs</i>, comme on les appelle,
+sont campés les Yutes, tribus toujours en
+guerre avec celles des prairies, les Chayennes ou
+les Arrapahoes.</p>
+
+<p>Il faudra des années pour coloniser ces plaines
+désertes. Mais voici qu'un heureux hasard fait découvrir
+à des aventuriers ce que les savants, les
+explorateurs, les géologues, les ingénieurs eux-mêmes,
+qui sont passés à plusieurs reprises dans
+ces parages, n'ont pas encore signalé, des mines
+d'or! Et les colons accourent, et le pays est fondé.
+Là où errait le bison, et le Peau-Rouge sur ses
+traces, naît une ville, puis une autre. Un nouveau
+territoire, et bientôt un nouvel État s'ajoutera à<span class="pagenum" id="Page_59">[Pg 59]</span>
+tous ceux que compte déjà l'Union. Demain une
+étoile de plus brillera sur le drapeau constellé aux
+trois couleurs, une étoile de plus qui ne fera qu'augmenter
+la force du pays, sans nuire en rien à son
+unité. La devise des Américains n'est-elle pas: <i>E
+pluribus unum</i>?</p>
+
+<p>Savez-vous comment fut baptisé Denver au début
+de la colonisation? <i>Auraria</i>, la mine d'or. Depuis,
+ce nom a été changé en celui de Denver, pour faire
+hommage au gouverneur du Kansas.</p>
+
+<p>Quelques récalcitrants (où n'en trouve-t-on pas?)
+ont voulu un moment appeler Denver la <i>Cité des
+plaines</i>, à cause de la position de la ville au milieu
+des prairies. Malgré l'heureux choix de ce nom,
+ils n'ont pas obtenu gain de cause, et Denver est
+resté.</p>
+
+<p>Comme il ne faut pas oublier l'or, on a reporté
+sur la capitale du jeune territoire, sinon le même
+baptême d'Auraria, au moins le titre de <i>Golden
+City</i>, ou la Ville-d'Or. Golden City est une petite
+ville d'un millier d'habitants que j'irai visiter demain,
+et d'où peut-être je vous écrirai. Les capitales
+sont toujours les villes les moins peuplées aux
+États-Unis, contrairement à ce qui a lieu en Europe,
+et cela s'explique dans les États purement démocratiques.</p>
+
+<p>A Golden City est la Chambre des représentants<span class="pagenum" id="Page_60">[Pg 60]</span>
+et des sénateurs, et le siége du gouvernement territorial:
+c'est là tout; tandis qu'à Denver est réellement
+le centre commercial du Colorado.</p>
+
+<p>Il faut dire un mot de la société de ce pays, telle
+qu'elle m'apparaît tout d'abord.</p>
+
+<p>Denver, vous le savez, a été fondée comme sous
+le coup d'une baguette de fée. On a dit que les
+pionniers du <i>Far-West</i> s'en allaient dans les prairies
+avec un rouleau de ficelle dans la poche et une
+douzaine de piquets à la main; qu'arrivés à un
+endroit favorable, ils plantaient leurs piquets en
+terre, délimitant les rues et les maisons avec la
+ficelle, et disant: Ici sera Babylone, Thèbes, Memphis,
+etc. Fort bien, mais Babylone, Thèbes,
+Memphis, surtout celles des États-Unis, il faut les
+peupler. Quels ont donc été, quels sont les habitants
+de Denver, née il y a à peine huit ans?</p>
+
+<p>Rassurez-vous. Ici ce n'a pas été, comme en
+d'autres pays, un mélange de tous les peuples, et
+en grande partie l'écume de toutes les nations. Les
+pionniers seuls des derniers États de l'Ouest sont
+venus. Il y a bien eu, comme je vous le disais,
+quelques troubles au commencement; mais tout
+s'est passé entre Américains et à l'américaine, et
+le calme est bien vite revenu. Les bons ayant été
+tout d'abord en majorité ont dispersé pour toujours
+les méchants. Les pionniers sont arrivés avec leur<span class="pagenum" id="Page_61">[Pg 61]</span>
+famille, leur femme, leurs enfants, et dès le
+premier jour société a été fondée sur des
+bases éternellement durables.</p>
+
+<p>Le confort, les habitudes de la vie intérieure,
+le <i>home</i>, autant chéri de l'Américain que de l'Anglais,
+ont bien vite été retrouvés, rétablis, par les
+pionniers du Colorado, et vous seriez aujourd'hui
+étonné de rencontrer au milieu de ces contrées
+tant d'élégance et de bien-être.</p>
+
+<p>J'ai vu ici des dames qu'envieraient ou que regrettent
+New-York et Boston. Nous avons dîné hier
+chez M. le sénateur Evans, ancien gouverneur du
+Colorado. La société était choisie, pleine d'entrain,
+et l'on a causé comme dans un salon de Paris; disons,
+si vous le voulez, comme dans un salon d'Américains
+des mieux élevés. On a surtout causé de l'Exposition
+internationale du champ de Mars, que
+l'on suit dans tous ces pays avec une curiosité
+émue.</p>
+
+<p>Notre aimable compagnon, M. Whitney, commissaire
+du Colorado à l'Exposition, et qui rapporte
+à son pays d'adoption la médaille d'or, est partout
+acclamé, fêté. C'est pour lui faire accueil que
+M. Evans a réuni à table quelques amis. Les journaux
+célèbrent à l'envi la gloire de l'heureux
+commissaire, et l'on ne parle plus que de l'envoyer
+comme représentant du territoire à Washington.<span class="pagenum" id="Page_62">[Pg 62]</span>
+C'est désormais le <i>representative man</i> du
+Colorado.</p>
+
+<p>J'aime déjà ce jeune pays qui se passionne ainsi
+pour ses affaires. Aussi vous en parlerai-je plus
+au long dans une prochaine lettre, que je daterai
+de Golden City.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_63">[Pg 63]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="VI">VI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES FONDATEURS DU COLORADO.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Georgetown, dans les Montagnes-Rocheuses,<br>
+23 octobre.
+</p>
+
+<p>Je vous disais dans ma dernière lettre, datée de
+Denver, 6 octobre, que je vous parlerais plus au
+long du territoire de Colorado, en vous écrivant
+de sa capitale, Golden City.</p>
+
+<p>Ce projet, je n'ai pu le mettre à exécution lors
+de mon passage dans la Ville-d'Or, où je n'arrivai
+qu'assez tard dans la nuit, de retour d'une visite
+aux mines de charbon de Boulder: la nature a tout
+donné à ce riche pays.</p>
+
+<p>Le lendemain nous prîmes dès l'aube la diligence
+qui devait nous conduire sur un des plus
+hauts lieux habités dans les Montagnes-Rocheuses,<span class="pagenum" id="Page_64">[Pg 64]</span>
+à Central City, ville bien nommée pour nous, car
+elle a été en quelque sorte le centre d'où nous
+avons fait rayonner toutes nos explorations.</p>
+
+<p>A cheval dès le matin, nous avons parcouru
+pendant trois semaines toutes les mines, toutes les
+localités alpestres de ce curieux territoire, tantôt
+nous élevant sur les plus hauts sommets, tantôt
+parcourant les vallées les plus profondes. Bernardins
+et bénédictins, s'ils eussent été de la partie,
+auraient été également satisfaits, car si les premiers,
+à l'exemple de leur maître, aimaient les
+vallons, les autres ne dédaignaient pas les collines:</p>
+
+<div class="blockquot">
+
+<p>Bernardus valles, colles Benedictus amabat.</p>
+</div>
+
+<p>J'ai quitté, pendant tout ce temps, la plume
+pour le marteau de mineur, et c'est pourquoi vous
+n'avez plus reçu de mes nouvelles. Je suis descendu
+dans les puits les plus profonds, entré dans
+les galeries sinueuses; j'ai parcouru les placers,
+visité les usines où l'on traite les minerais d'or et
+d'argent, et j'ai rapporté de toutes mes excursions
+l'impression la plus favorable de l'activité et de
+l'intelligence qu'ont développées en tout les pionniers
+du Colorado.</p>
+
+<p>Nous avons fait nos courses à cheval, chevauchant
+entre matin et soir, quelquefois plusieurs
+jours de suite. J'ai retrouvé là les excellentes bêtes<span class="pagenum" id="Page_65">[Pg 65]</span>
+mexicaines que j'avais déjà montées en Californie,
+et qui vont douze heures au trot, au galop, sans
+s'arrêter, sans manger, se contentant d'arracher
+au passage quelques brins de bruyères, quand il y
+en a sur le chemin. Elles veulent aussi boire à
+tous les ruisseaux. Laissons-les étancher leur soif,
+si tel est leur bon plaisir. Les bonnes bêtes! comme
+elles font honneur le soir au repas de l'écurie!
+Infatigables, elles fatiguent cependant le cavalier,
+et je dois vous avouer qu'hier soir, arrivant à
+Georgetown, la ville centrale des mines d'argent,
+comme Central City est celle des mines d'or, je me
+laissai glisser à bas de ma monture en jetant le cri
+du président péruvien Castilla: <i>No puedo mas</i>, Je
+n'en puis plus! Le vieux président tomba ainsi, il
+y a quelques mois, sur la route d'Arequipa, pour
+rendre l'âme et s'en aller dans l'autre monde; je
+tombai comme lui devant l'hôtel de Georgetown,
+mais pour me relever de suite et m'en aller souper
+et dormir.</p>
+
+<p>Nous sommes allés à cheval comme les Castillans
+qui, aujourd'hui encore, ne peuvent parcourir
+la plupart des mines de leur pays que de
+cette façon; mais ne croyez pas qu'ici les routes
+manquent, bien que nous soyons en pays montagneux.
+Partout courent des diligences, du type
+que vous savez; partout sont disposés des relais,<span class="pagenum" id="Page_66">[Pg 66]</span>
+des tables d'hôte, des buvettes. Sur ces chemins
+ouverts un peu par la nature, un peu par les
+hommes, et très-mal entretenus par ceux-ci; sur
+ces chemins, où il est rare de rencontrer un cantonnier,
+et sur lesquels ne veille aucun corps officiel
+des ponts et chaussées, la poussière s'élève en
+épais tourbillons, quand le coche s'avance, rapide,
+au galop de ses six chevaux. On est littéralement
+poudré, aveuglé, dans ce pays surtout, où il ne tombe
+pas une goutte d'eau pendant plus de six mois. Aux
+relais de la diligence, une cuvette et un pot à eau
+vous attendent, avec du savon et une serviette sans fin
+tournant autour d'un rouleau supérieur. Des miroirs,
+des peignes, des brosses sont là; des brosses
+de toute espèce, même la brosse à dents, retenue
+par une longue ficelle, pour que chacun s'en serve
+et que nul ne l'emporte. A Paris, vous allez rire de
+ces usages démocratiques; ici ils sont acceptés de
+tous et sont même les bienvenus, sauf peut-être la
+brosse à dents, qu'on regarde d'un œil soupçonneux.</p>
+
+<p>Que de fois, dans tout le Grand-Ouest, sur
+toutes les routes, sur tous les railroads, j'ai béni
+cette eau bienfaisante et ces instruments de toilette
+si libéralement offerts à tous!</p>
+
+<p>Reportez-vous à ce qu'on endure en été sur
+nos chemins de fer, où certains de ces usages<span class="pagenum" id="Page_67">[Pg 67]</span>
+devraient bien être admis dans les principales
+de nos stations, accordés généreusement, comme
+une chose due, et sans que nul soit obligé de
+payer.</p>
+
+<p>Si la poussière en pays de plaines est ici le plus
+grand ennemi du voyageur, en pays de montagnes
+il y a les cahots de la diligence, dont vous ne pouvez
+vous faire une idée. La voiture roule au grand
+galop aux descentes les plus vertigineuses, sur de
+gros cailloux, sur des blocs de rocher.</p>
+
+<p>Impassible à son poste, l'automédon conduit
+d'une main assurée les six bucéphales qui lui sont
+confiés. On se demande comment il n'est jamais
+jeté hors de son siége: on l'y dirait maintenu par
+des courroies. A l'intérieur, les voyageurs pâtissent,
+moulus, brisés par les cahots. Quelques-uns
+ont le mal de mer, par suite de ce roulis et de ce
+tangage si nouveaux pour eux.</p>
+
+<p>Et néanmoins, ce mode d'aller est général dans
+tous les États-Unis. Je l'ai retrouvé même en Californie.
+On conte qu'il y a quelques années, le grand
+journaliste de New-York, M. Horace Greeley, attendu
+à San-Francisco pour des conférences ou lectures,
+s'y rendait par terre dans la diligence continentale.
+Comme il traversait les cols de la Sierra-Nevada,
+et que la voiture n'allait pas assez vite à
+son gré, il craignit d'arriver en retard. Les affiches<span class="pagenum" id="Page_68">[Pg 68]</span>
+étaient déjà faites et les jours indiqués. Il pria
+donc le postillon de fouetter ses chevaux, et d'aller
+un peu plus vite. «Tenez-vous bien sur votre
+siége, répondit l'homme, et je vous amènerai à
+temps.» Et lâchant les rênes, excitant vigoureusement
+ses bêtes, il lança la voiture au grand galop
+sur une descente en précipice. Le journaliste
+réclamait, criait, tempêtait, n'en pouvait plus.
+«Tenez-vous bien sur votre siége, monsieur
+Greeley, et vous arriverez à temps,» lui cria derechef
+le postillon, l'œil souriant, la bouche
+moqueuse.</p>
+
+<p>M. Greeley arriva en effet à l'heure, et, oubliant
+toute rancune, il récompensa son bourreau en lui
+faisant cadeau d'un vêtement tout neuf. L'histoire
+est restée légendaire parmi les voyageurs du <i>Far-West</i>,
+et le postillon, qui exerce toujours, a fait
+graver sur le boîtier de sa montre sa réponse à
+M. Greeley: «Tenez-vous bien, monsieur Greeley,
+et vous arriverez à temps!» On prétend même
+que cette montre a été donnée en souvenir à ce
+brave homme, sinon par l'impatient journaliste,
+au moins par un voyageur qui avait fait la route
+avec le même postillon, à qui il avait entendu
+raconter cette histoire.</p>
+
+<p>Les moyens de locomotion rapides, assurés, ont
+toujours été regardés par les Américains comme<span class="pagenum" id="Page_69">[Pg 69]</span>
+un des agents les plus certains de leurs vastes
+colonisations.</p>
+
+<p>Vous venez de voir que le Colorado n'a point
+failli à ces idées. Dès les premiers jours de la naissance
+de ce territoire, l'<i>overland-mail</i> est venu à
+lui, changeant sa ligne de parcours à mesure qu'un
+pays nouveau se fondait, et ne réclamant du gouvernement
+fédéral aucun supplément d'indemnité,
+aucun dédommagement.</p>
+
+<p>Chacun se déplace ici avec les affaires, et ne
+reste pas immobile dans le coin qu'il a une fois
+choisi.</p>
+
+<p>Je vous ai déjà parlé assez au long de l'<i>overland-mail</i>.
+La merveille la plus étonnante réalisée par
+les Américains dans la traversée du Grand-Ouest a
+été celle du <i>poney</i>. Ce service est né en Californie
+en 1860, et il a fonctionné jusqu'au jour où une
+ligne télégraphique continue a relié le Pacifique au
+Missouri et de là à l'Atlantique.</p>
+
+<p>On franchissait en six jours, au moyen d'un
+cheval rapide ou poney, la distance de 1,600 milles
+ou 650 lieues qui existait alors entre l'extrême
+limite télégraphique des États atlantiques et celle
+du jeune État du Pacifique. Cheval et cavalier se
+renouvelaient à chaque station, et la bête partait au
+galop, arrêtée quelquefois en chemin par le Peau-Rouge,
+qui guettait le coureur pour le tuer et<span class="pagenum" id="Page_70">[Pg 70]</span>
+voler le cheval. Ce service n'en fit pas moins merveille,
+et ce fut par ce moyen que le 12 novembre
+1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches
+d'Europe du 21 octobre, c'est-à-dire datant à peine
+de vingt jours, et la nouvelle de l'élection présidentielle
+du 6 novembre, qui donnait la majorité
+au candidat abolitionniste Lincoln. Aujourd'hui
+le télégraphe a remplacé le poney, et l'on peut
+avoir à San-Francisco une dépêche de Paris avant
+l'heure où elle a été envoyée, grâce à la vitesse
+du fluide électrique et à la différence des méridiens.</p>
+
+<p>Les services des diligences, du poney, du télégraphe,
+semblaient donc avoir préparé comme à
+souhait la colonisation du Colorado, quand les
+pionniers sont venus: il fallait l'homme pour
+achever cette œuvre à laquelle aidaient déjà tant
+d'avantages matériels!</p>
+
+<p>Le pionnier! je ne l'ai jamais vu ni si grand,
+ni si viril, ni si moral. Nous sommes descendus
+à Central-City, dans une des plus honorables
+familles du pays, celle de M. Whiting, agent des
+mines de M. Whitney.</p>
+
+<p>L'hospitalité la plus cordiale nous a été donnée
+par ces braves gens, et l'élégant cottage
+qui les abrite s'est encore embelli pour nous recevoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_71">[Pg 71]</span></p>
+
+<p>M. Whiting a auprès de lui sa femme et ses enfants.
+Deux de ses filles sont mariées et vivent sous
+le même toit que leur père, avec toute leur famille.
+Dans cette ruche travailleuse, chacun a son occupation:
+les hommes vont le jour aux affaires, les
+jeunes filles ou les garçons à l'école, les femmes
+soignent la maison. Pas de domestiques, on n'en
+trouverait pas, ou ils coûteraient trop cher, 20
+francs par jour!</p>
+
+<p>Le soir, tout le monde se réunit: on cause, on
+lit, on fait de la musique; les dames travaillent
+à des ouvrages d'aiguille, les enfants mêlent leurs
+jeux bruyants aux distractions plus calmes des
+grands-parents. C'est l'honnête et austère famille
+du pionnier; chacun a planté là ses pénates pour
+jamais, sans aucun esprit de retour.</p>
+
+<p>Que de bons jours mes compagnons et moi
+avons passés dans cette hospitalière demeure!
+que d'agréables souvenirs nous en emportons!
+Jamais le moindre nuage ne s'est levé au milieu
+de toutes ces personnes, d'esprit et de caractère si
+divers. Et ce que je dis pour cette famille pourrait
+s'appliquer à cent autres que j'ai rencontrées
+à Black-Hawk, Nevada, Idaho, Empire, Georgetown,
+etc. Je ne parle pas de la société de Denver,
+dont je vous ai déjà fait le tableau.</p>
+
+<p>M. Whiting et les siens sont venus de l'Illinois,<span class="pagenum" id="Page_72">[Pg 72]</span>
+dès les premiers jours de la découverte de l'or au
+pied des Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>Ils avaient une ferme dans cet État, et ils l'ont
+vendue pour venir tenter la fortune plus avant dans
+le <i>Far-West</i>. Ils sont tous venus, hommes, femmes,
+enfants, comprenant bien qu'il n'y avait de pionniers
+et de colons sérieux que ceux qui emportaient
+avec eux tous leurs pénates, comme jadis Énée
+disant adieu à Ilion.</p>
+
+<p>Dans des mines éloignées, dans des vallons déserts,
+j'ai rencontré aussi de ces courageux émigrés.
+Le cottage est au milieu des bois, perdu dans
+la montagne ardue ou dans le vallon sombre. Vous
+entrez: une femme gracieuse vous accueille; le
+mari empressé vous offre un abri sous son toit ou
+une part du repas. Le linge est d'une éclatante
+blancheur; les mets les plus variés, composés souvent
+par des mains délicates, naguère habituées à
+d'autres occupations, ornent la table. Partout des
+meubles élégants, et des habitudes de luxe, de
+confort, qu'on est tout étonné de rencontrer dans
+ces lointains déserts.</p>
+
+<p>Sans doute, le spectacle n'est pas partout le
+même. Je voudrais maintenant vous décrire quelques
+nouveaux types de pionniers, ceux que j'appellerai
+les aventuriers, les coureurs, les enfants
+perdus de la colonisation. Mariés ou célibataires,<span class="pagenum" id="Page_73">[Pg 73]</span>
+ceux-ci forment une bande à part. Je voudrais
+aussi vous dire un mot des mines d'or et d'argent.
+Vous froncez le sourcil. N'ayez crainte; je ne ferai
+pas trop de géologie. Au reste, je réserve cela pour
+une autre lettre. Il ne faut pas traiter deux sujets
+à la fois: <i>non bis in idem</i>, comme dit le latin, qu'on
+parle même dans ces montagnes.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_74">[Pg 74]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="VII">VII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES MINEURS DES MONTAGNES-ROCHEUSES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Central City, dans les Montagnes-Rocheuses,<br>
+25 octobre.<br>
+</p>
+
+<p>Nous voici revenus chez les hôtes aimables dont
+je vous parlais dans ma précédente lettre. Ailleurs
+nous n'avons fait que camper, ici nous avons séjourné
+quelque temps.</p>
+
+<p>Tout le monde a été pour nous d'une bienveillance
+empressée. Vous savez comment nous avons
+été reçus à Denver; à Georgetown, la ville a demandé
+à nous traiter elle-même. Quand nous avons
+fait appeler l'hôtelier pour solder notre note, il
+nous a répondu que c'était le conseil municipal
+qui entendait payer. A Central City, la bande musicale
+nous a reçus, dès le premier soir de notre<span class="pagenum" id="Page_75">[Pg 75]</span>
+arrivée, au son des instruments de cuivre; elle a
+joué tout son répertoire, et de plus, pour faire
+honneur sans doute au Français qui était là, une
+<i>Marseillaise</i>. Il est vrai que celle-ci était tellement
+mitigée, que si on l'eût sonnée de la sorte à nos
+volontaires de 93, ils n'auraient certes point marché
+au feu avec autant d'entrain. Après tout, c'est
+peut-être un effet de climat. Les notes comme les
+idées changent suivant la latitude, et ce qui est la
+<i>Marseillaise</i> au 49<sup>e</sup> parallèle en Europe, peut devenir
+une pastorale au 40<sup>e</sup> en Amérique.</p>
+
+<p>Nous avons dû partout, pour être agréable au
+public, faire des conférences, des <i>lectures</i>, comme
+on dit aux États-Unis, parce que l'orateur a l'habitude
+de lire. Les auditeurs sont venus à nous nombreux,
+avides d'apprendre.</p>
+
+<p>Ici c'est une société qui a mis une salle à notre
+disposition; là c'est un révérend qui nous a gracieusement
+prêté son église, les salons du <i>Mechanic's
+Institute</i> ou de l'Institut des ouvriers
+n'étant pas assez grands pour contenir toute la
+foule.</p>
+
+<p>Le colonel Heine a parlé sur le chemin de fer du
+Pacifique; M. Whitney, sur notre Exposition du
+champ de Mars, et moi j'ai traité devant tous ces
+mineurs la question si palpitante pour eux de l'or
+et de l'argent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_76">[Pg 76]</span></p>
+
+<p>J'aime ces hommes vigoureux et fiers, qui ne
+demandent leur bien-être qu'à eux-mêmes et ne
+comptent pas sur autrui pour arriver à quelque
+chose. Dans le Colorado, comme dans toute l'Union,
+on pratique la grande maxime anglo-saxonne: <i>Help
+yourself!</i> Aidez-vous vous-mêmes!</p>
+
+<p>Je vous ai déjà parlé des pionniers venus ici avec
+leur famille: on se protége, on se défend mieux
+quand on est plusieurs; mais nombre d'émigrés
+sont arrivés tout seuls et n'en ont pas pour cela
+perdu courage. J'ai rencontré l'autre jour sur les
+mines de Trail-Creek, dans un vallon étroit, caché
+au milieu des bois de sapins et entouré de cimes
+neigeuses, plusieurs de ces intrépides solitaires.
+Un, entre autres, le docteur Howland, de Boston
+(pourquoi ne le nommerai-je pas?) m'a surpris par
+son calme stoïque. D'une excellente famille, ayant
+reçu la meilleure éducation, il a quitté le bistouri
+du chirurgien pour le pic du mineur. Un des premiers,
+il est parti pour les placers du Colorado,
+et il dirige aujourd'hui une mine de quartz aurifère
+et un moulin mécanique à broyer et amalgamer la
+roche.</p>
+
+<p>La première fois que j'ai vu le docteur, il m'a
+montré avec une certaine fierté les beaux échantillons
+qu'il a trouvés lui-même. Sur une planche
+appendue au mur, dans sa cabane, sont quelques<span class="pagenum" id="Page_77">[Pg 77]</span>
+livres de science appliquée: des traités de chimie,
+de métallurgie, d'exploitation des mines, un cours
+de minéralogie. Quelques-uns de ces livres sont
+écrits en français. Il y a, là aussi, souvenir des premières
+études, un Galien dans l'original, en latin.</p>
+
+<p>—Je me distrais par la lecture, m'a dit le docteur.</p>
+
+<p>Et comme je lui demandais si cet exil au fond
+des bois et dans un vallon si triste ne lui était pas
+pénible.</p>
+
+<p>—Je n'aime pas la société, m'a-t-il répondu. Je
+suis bien ici et j'y reste.</p>
+
+<p>—Mais la Bible ne dit-elle pas: Malheur à celui
+qui est seul! <i>Væ soli!</i></p>
+
+<p>—La Bible n'a pas dit cela pour moi.</p>
+
+<p>La localité qu'habite le docteur, déserte maintenant,
+a été naguère plus vivante, plus animée.
+Une série de cabanes en ruines, la plupart bâties
+de troncs d'arbres et de boue, véritables <i>log-houses</i>
+de pauvres pionniers, ont un moment répondu au
+nom retentissant d'Oroville. Les placers se sont
+bien vite épuisés, et, avec eux, ont disparu les espérances
+des chercheurs, qui sont allés, sans se décourager
+aucunement, exercer leurs efforts sur
+d'autres points. Ils n'ont pu, comme Bias, emporter
+leurs maisons sur leurs épaules: Oroville,
+à peine née, est déjà une ville en ruines.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_78">[Pg 78]</span></p>
+
+<p>Quelques rares mineurs, tenaces, infatigables,
+découvreurs obstinés, sont restés avec le docteur
+Howland. Courant la montagne à mesure que la
+vallée leur a fait défaut, ils ont bientôt mis à nu,
+sur les flancs tributaires du Trail-Creek, des veines
+de quartz aurifère. Grâce aux lois libérales qui régissent
+l'exploitation des mines dans toute l'Union,
+ils ont pu s'adjuger sur l'heure, moyennant quelques
+formalités élémentaires, la propriété pleine
+et entière de ces gîtes, sur une certaine longueur
+et une profondeur indéfinie.</p>
+
+<p>Un de ces découvreurs est le Français Chavanne,
+que j'ai deux fois rencontré sur les lieux, toujours
+à l'œuvre, hardi, entreprenant, et donnant pour
+sa part une très-bonne opinion des travailleurs de
+notre pays. Et cependant Chavanne n'est pas content:
+Franc-Comtois, il désire revoir la Comté.</p>
+
+<p>—Ah! monsieur l'ingénieur, me disait-il il y a
+quelques jours, si vous pouviez monter une compagnie
+à Paris pour faire exploiter tous ces filons,
+je vous les donnerais pour rien, et j'irais en France
+revoir mon vieux père. J'ai bien envie de retourner
+au pays.</p>
+
+<p>—Mais, Chavanne, au pays ou ici, il faut toujours
+travailler.</p>
+
+<p>—C'est vrai, monsieur; mais l'Amérique,
+voyez-vous, ce n'est pas la France.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_79">[Pg 79]</span></p>
+
+<p>—Faites donc comme ces Américains qui viennent
+ici sans espoir de retour, et colonisent jusqu'aux
+plateaux les plus élevés des Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>—Les Américains sont chez eux; moi, je n'ai
+pas eu de chance. J'avais gagné de l'argent à
+New-York dans l'étamage des glaces; mais le mercure,
+c'est un mauvais métal, et cependant c'est
+ce qui m'a donné l'idée de travailler les mines
+d'or. J'ai gagné beaucoup au commencement. J'ai
+vendu pas mal de filons. A présent les affaires ne
+vont plus, et je voudrais bien placer les mines qui
+me restent. Si vous pouviez monter une compagnie
+à Paris, je vous les donnerais pour rien.</p>
+
+<p>Et ce disant, Chavanne me faisait les honneurs
+de son <i>log-house</i>. Il me montrait, clouée à la muraille,
+la carte du district aurifère de Trail-Creek,
+couverte d'un réseau de filons, réels ou imaginaires,
+découverts par les chercheurs de l'endroit,
+les <i>prospecters</i> comme on les appelle.</p>
+
+<p>Ces coureurs de montagnes, ces chasseurs de
+veines métalliques, qui remettent en mémoire les
+<i>buscones</i> ou <i>cateadores</i> du Pérou et du Chili, les
+<i>gambusinos</i>, les <i>rebuscadores</i> du Mexique, ont eu
+dès les premiers temps, dans le Colorado, d'illustres
+représentants. C'est l'un d'eux, Gregory, ancien
+mineur de l'État aurifère de Georgie, qui a<span class="pagenum" id="Page_80">[Pg 80]</span>
+découvert, à Central City, le fameux filon qui porte
+son nom. C'était au commencement de l'exploitation.
+«Si les ruisseaux aux pieds des Montagnes-Rocheuses
+roulent de l'or, s'était dit Gregory, les
+montagnes doivent en renfermer.» Et il était
+parti, seul, à pied, gravissant les pentes roides des
+vallées où nul n'était entré avant lui. Il portait sur
+son dos ses vivres, ses outils. Au bout de quelques
+jours, il arrive au lieu où est aujourd'hui Central-City,
+à plus de 2,500 mètres d'élévation, et, là,
+trouve la veine tant cherchée, et des pépites d'or
+grosses comme des noix.</p>
+
+<p>Mais Gregory n'a plus de vivres et un ouragan
+de neige s'élève. Comme quelques vainqueurs,
+va-t-il périr au milieu même de son triomphe? Il
+descend à Auraria, à la Cité des Plaines, aujourd'hui
+Denver, et, là, fait confidence à un ami de sa
+trouvaille. Tous deux reviennent sur le gîte,
+l'exploitent avec activité, et, au bout de quelques
+jours, rentrent chargés d'or à la ville. Aussitôt le
+bruit de cette découverte se répand, et une armée
+de mineurs accourt dans les défilés des Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>Telle a été l'origine de l'exploitation métallifère
+à Central City, tels sont les faits qui ont donné
+naissance à cette ville et aux cités voisines de
+Black-Hawk et de Nevada.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_81">[Pg 81]</span></p>
+
+<p>La découverte des mines d'argent de Georgetown
+est due à des circonstances analogues. Un beau
+jour, en 1864, le <i>gouverneur</i> Steele,—que j'ai eu
+le plaisir de rencontrer à Georgetown, et qui a
+reçu, je crois, le titre qu'il porte, parce qu'il a eu
+quelques chances d'être nommé gouverneur du
+Colorado,—le gouverneur Steele part avec quelques
+amis.</p>
+
+<p>«Montons sur la cime des montagnes, leur
+dit-il; il doit y avoir là-haut des mines d'argent.»
+Et les uns se dirigent d'un côté, les autres
+d'un autre. On se rejoindra sur le Snake-Range (la
+crête du Serpent), à 3,500 mètres de hauteur. On
+reste plusieurs jours dans les défilés, sur les cols.
+A la fin, un des chasseurs découvre un filon très-riche
+en minerai d'argent.</p>
+
+<p>Quand on a trouvé un filon, on en trouve bientôt
+un autre. Bref, un nouveau district métallifère se
+fonde, celui d'Argentine, rival de celui de Gregory.
+La seule différence est qu'ici on exploite l'or, et là
+l'argent.</p>
+
+<p>C'est avec de tels hommes et par de tels moyens
+que le Colorado s'est formé, développé, et que le
+travail des mines y a de plus en plus progressé. A
+Georgetown, à côté des gouverneurs Steele, Patterson,
+etc., j'ai rencontré des chercheurs encore plus
+nomades, de vrais aventuriers des montagnes, par<span class="pagenum" id="Page_82">[Pg 82]</span>
+exemple l'Américain Brown, qui a découvert sa
+bonne part de filons.</p>
+
+<p>«Je gravis les plus hautes crêtes, me disait-il,
+tout seul, portant moi-même mon pic, mon marteau
+et des provisions pour plusieurs jours. Je
+cherche, je flaire, je gratte le gazon; et sous
+l'herbe, peu à peu, je finis par découvrir les têtes
+des veines métalliques. Je les reconnais à des
+lignes de quartz blanchâtre, décomposé, pourri,
+jauni par le fer, quelquefois taché de points brillants
+d'un gris d'acier. Enfin je découvre les veines
+et c'est là ce que je veux. Alors seulement je
+prends la boussole, je <i>claime</i> le gîte, c'est-à-dire
+que je définis géométriquement ma propriété.
+Comme inventeur, j'ai droit, vous le savez, à
+3,000 pieds de filon. Je les fais inscrire chez le
+<i>recorder</i> ou greffier du district. Je paye la taxe,
+c'est peu de chose: 4 dollars, 20 francs de votre
+monnaie, et tout est dit. Mon filon est porté sur le
+registre du district avec le nom dont je l'ai baptisé;
+j'en suis le seul propriétaire. J'en ai ainsi quelques-uns
+à vendre, en voulez-vous?»</p>
+
+<p>Et Brown me montrait, sur les hauts sommets
+de Georgetown, des lignes de filons qui couraient
+à perte de vue au pied même des glaciers,
+et sur lesquelles il fallait toute une journée pour
+grimper.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_83">[Pg 83]</span></p>
+
+<p>Le prospecteur était vêtu d'un habit de peau de
+daim à franges, orné de broderies en forme d'arabesques;
+il avait des culottes de cuir comme les
+Peaux-Rouges. Il portait les grosses bottes du pionnier,
+enfin le chapeau de feutre à larges bords du
+trappeur des prairies.</p>
+
+<p>«—Tout cela m'a bien coûté 200 dollars (1,000
+francs), me dit-il. J'ai depuis longtemps envie d'aller
+à Paris. Je veux me promener sur les boulevards
+avec mon costume de trappeur. Croyez-vous
+que je ferai figure?</p>
+
+<p>—C'est cette année, Brown, qu'il eût fallu aller
+à Paris. A l'Exposition du champ de Mars, vous
+auriez attiré la curiosité publique avec les Japonaises
+et les petites Chinoises qu'on exhibe là-bas,
+à côté des produits de l'industrie.</p>
+
+<p>—C'est trop tard à présent; mais vous me verrez
+un jour sur les boulevards avec mon costume,
+sachez-le bien.»</p>
+
+<p>Que dites-vous de tous ces énergiques travailleurs,
+mon cher ami, vous qui lisez tranquillement
+cette lettre à Paris? Croyez-vous que tous ces
+hommes représentent dignement dans le Grand-Ouest
+l'avant-garde de la civilisation? Oui, n'est-ce
+pas? et ils la représentent sans distinction de
+nationalité. Si j'avais le temps, si je ne craignais
+de fatiguer votre attention, je ferais passer devant<span class="pagenum" id="Page_84">[Pg 84]</span>
+vos yeux d'autres types de mineurs, de pionniers:
+l'Espagnol Dominguez, marié avec une Française;
+des capitaines de mines venus du Cornouailles
+anglais; des prospecteurs, des exploitants de filons:
+Irlandais, Allemands, Italiens, Canadiens,
+Français; vous verriez en un mot la légion honnête
+et virile des travailleurs passer devant vous, chacun
+avec les caractères distinctifs de sa race, et
+tous avec un caractère commun, celui de la persistance,
+de l'énergie, du sang-froid, qui fait les bons
+pionniers et les véritables colons. Mais c'en est
+assez pour aujourd'hui; je vous parlerai bientôt
+des mines après vous avoir parlé des mineurs.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_85">[Pg 85]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="VIII">VIII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'OR ET L'ARGENT.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Golden City, au pied des Montagnes-Rocheuses,<br>
+26 octobre.
+</p>
+
+<p>Au moment de dire adieu au Colorado, où j'ai
+passé des jours si bien remplis, je viens vous
+reparler de ses mines, j'entends ses mines d'or et
+d'argent. Je pourrais vous entretenir aussi du
+charbon, que l'on trouve partout à une faible profondeur
+sous le sol des prairies; du fer, qui gît à
+côté du charbon; du sel, qu'on rencontre en abondance
+dans les <i>parcs</i> (c'est ainsi qu'on nomme les
+hauts plateaux boisés et gazonnés où habitent les
+Yutes); des eaux sulfureuses, alcalines, gazeuses
+qui sourdent de terre en tant d'endroits. Mais l'or
+et l'argent priment ici toute autre exploitation, et<span class="pagenum" id="Page_86">[Pg 86]</span>
+c'est justice. N'ont-ils pas donné naissance au pays,
+ne lui ont-ils pas permis de se peupler, de se développer?
+Ici, comme dans la formation de toute
+société, le travail des mines métalliques est
+venu avant tous les autres, avant même l'agriculture;
+ici, comme partout, le pic a précédé la
+charrue.</p>
+
+<p>Dès les premiers jours, je vous l'ai déjà écrit,
+chacun s'est porté sur les filons avec une ardeur
+sans exemple. Il y a eu pour l'extraction de ces richesses
+souterraines une véritable fièvre, et tous
+les banquiers des États de l'Est ont à l'envi prêté
+leurs capitaux, envoyé leurs agents à ce territoire,
+où l'on a cru un moment voir naître une seconde
+Californie.</p>
+
+<p>La réaction est venue bien vite, non pas seulement
+à cause de la guerre de sécession et de la
+guerre avec les Indiens, qui ont toutes les deux
+éloigné de cette jeune colonie le flot des émigrants,
+mais aussi pour d'autres raisons, peut-être
+non moins graves, sur lesquelles je dois maintenant
+insister et appeler toute votre attention.</p>
+
+<p>Dans les placers proprement dits, l'or se retrouve
+en paillettes, en pépites, et le métal est
+toujours à l'état natif ou de métal pur. A cause de
+son grand poids, aucune difficulté n'existe pour le
+séparer des sables au milieu desquels on le rencontre;<span class="pagenum" id="Page_87">[Pg 87]</span>
+un lavage plus où moins perfectionné
+suffit, exécuté par des appareils plus ou moins ingénieux.
+Les matières légères s'en vont avec l'eau,
+l'or reste. On peut faire usage aussi de l'amalgamation,
+c'est-à-dire de l'attaque de l'or par le mercure.
+Ce dernier métal jouit, comme vous le savez,
+de la propriété de dissoudre l'or, absolument
+comme l'eau dissout le sucre, et de le rendre ensuite
+par la distillation, si bien que l'on peut en
+ce cas dire familièrement que l'or est comme le sucre
+candi du mercure.</p>
+
+<p>Mais voici bien une autre affaire avec les minerais
+de filons. Ici l'or n'existe plus à l'état natif,
+j'entends dans le Colorado, mais à l'état de <i>sulfuret</i>,
+comme on dit en Amérique, ou, si vous voulez, à
+l'état de combinaison intime avec des sulfures de
+fer, de plomb, de cuivre de zinc, d'où il est très-difficile
+de l'extraire entièrement.</p>
+
+<p>L'argent accompagne très-souvent l'or. Seul ou
+allié à ce dernier métal, l'argent n'est jamais pur,
+mais toujours à l'état de sulfure, soit simple, soit
+multiple, ou à l'état de chlorure, iodure, bromure,
+etc., c'est-à-dire de combinaison avec le
+chlore, le brome, l'iode. Toutes ces combinaisons
+sont généralement très-complexes, et il est presque
+aussi difficile que pour l'or de retirer tout l'argent
+contenu dans ces minerais.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_88">[Pg 88]</span></p>
+
+<p>Je ne veux pas vous faire ici de dissertation
+métallurgique, pas plus que je ne vous ai fatigué de
+géologie, à propos du gisement de ces mines; je
+veux seulement vous dire que, par les procédés
+les plus délicats de pulvérisation, de calcination
+ou de grillage par le feu, en présence ou non de la
+vapeur d'eau, d'amalgamation ou de dissolution
+dans le mercure, de chloruration ou d'attaque
+par le sel marin, le chlore, l'acide chlorhydrique,
+qui décomposent les sulfures métalliques, je veux
+vous dire que, par tous ces procédés, on n'est
+jamais arrivé à retirer plus des trois quarts de l'or
+ou de l'argent combinés dans les minerais du Colorado.</p>
+
+<p>Souvent même le tiers seulement ou la moitié,
+quelquefois le quart à peine des métaux précieux
+ont été <i>sauvés</i>, comme disent les mineurs.</p>
+
+<p>Ce fait s'est déjà présenté en Californie, où l'on
+est encore à attendre la découverte d'un procédé
+définitif de traitement métallurgique; mais nulle
+part, comme dans le Colorado, toutes les mines à
+la fois n'ont eu à lutter contre la même difficulté,
+qui semble presque insurmontable.</p>
+
+<p>Ici le problème à résoudre est plus que jamais
+sérieux; de sa solution dépend en effet en partie
+l'avenir de ce territoire. Bien que tout le monde,
+dès le premier jour, se soit mis à l'œuvre, chimistes,<span class="pagenum" id="Page_89">[Pg 89]</span>
+métallurgistes, ingénieurs, savants (je ne
+parle pas des chevaliers d'industrie ou des contrefacteurs),
+et que chacun, dans cette espèce de
+course au clocher, ait apporté son procédé qu'il
+croyait le meilleur, aucun procédé n'a encore
+réussi, et le prix est toujours à donner à l'heureux
+inventeur du traitement des sulfures naturels
+auro-argentifères. Celui qui trouvera le moyen de
+retirer <i>par des systèmes pratiques, et non par des
+méthodes de laboratoire</i>, des minerais du Colorado,
+et subsidiairement de ceux du Montana, de l'Idaho,
+de la Nevada, de la Californie, en proie aux mêmes
+difficultés, toute la quantité d'or et d'argent qu'ils
+renferment et que l'analyse dévoile, celui-là aura
+fait sa fortune; il sera, du jour au lendemain, riche
+à millions, et, du même coup, il aura donné à
+la colonisation des États et des territoires du
+Grand-Ouest américain l'impulsion la plus féconde.
+Ce sera là une fortune bien acquise. Voilà les
+vrais inventeurs et non ceux qui cherchent
+péniblement la contrefaçon de procédés déjà
+connus.</p>
+
+<p>Mais, que dis-je? voilà les vrais inventeurs! Celui
+qui apportera au Colorado le mode de traitement
+métallurgique qu'on attend depuis plusieurs
+années, celui-là sera non-seulement le bienfaiteur
+de ce territoire et de tous ceux du <i>Far-West</i>; il faudra<span class="pagenum" id="Page_90">[Pg 90]</span>
+aussi, tant la nouvelle invention sera fertile
+en résultats, le proclamer solennellement un
+des bienfaiteurs du genre humain. Allons, métallurgistes,
+à l'œuvre! qui de vous va devenir le
+grand homme que l'on attend?</p>
+
+<p>Et vous, qui recevez ces lettres à Paris, dites
+donc aux maîtres de la chimie française, et ils sont
+nombreux, d'allumer leurs fourneaux pour cette
+grande recherche, et de se montrer, cette fois encore,
+comme ils l'ont fait en tant d'autres circonstances,
+les dignes successeurs des Lavoisier, des
+Berthollet, des Thénard.</p>
+
+<p>C'est une curieuse destinée que celle de l'Amérique
+du Nord, d'être, non-seulement le pays de
+l'avenir, celui vers lequel gravitent aujourd'hui
+tous les émigrants, tous les colons, celui qui, dans
+peu de temps, va changer peut-être les lois du
+monde politique et commercial, mais d'être aussi
+le pays qui produit, à cette heure, le plus d'or et
+d'argent sur tout le globe.</p>
+
+<p>D'un océan à l'autre, soit qu'on suive la chaîne
+littorale atlantique, les monts Apalaches,
+Alleghanys, etc., soit qu'on parcoure la chaîne
+centrale du grand continent, les Montagnes-Rocheuses,
+d'où je vous écris en ce moment, ou la
+chaîne qui regarde le Pacifique, la Sierra Nevada,
+les placers, les filons d'or et d'argent sont partout<span class="pagenum" id="Page_91">[Pg 91]</span>
+répandus; partout, au pied, aux flancs, an sommet
+des montagnes, courent souterrainement des
+veines de ces métaux. Quand on croit les gîtes
+épuisés, de nouvelles mines apparaissent. Après
+les gîtes d'or de la Californie, les plus féconds, les
+plus étendus dont l'histoire fasse mention, on découvre
+les mines argentifères de la Nevada, plus
+riches à elles seules que toutes celles de l'Amérique
+espagnole.</p>
+
+<p>Puis sont venues les mines d'or et d'argent du
+Colorado, de l'Idaho, du Montana, de l'Orégon, de
+l'Arizona, dont quelques-unes le disputent aux
+précédentes pour la richesse et l'étendue des
+veines, pour l'abondance de la production.</p>
+
+<p>C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'Amérique
+du Nord, de fournir aujourd'hui plus de la
+moitié dans le milliard de francs en or et en argent
+que produit annuellement le globe<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. Ce fait
+ne s'est révélé que depuis peu de temps, mais il
+n'a pas échappé aux hommes d'État qui gouvernent
+l'Union.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2" class="label">[2]</a> Voici, d'après des renseignements officiels, quelle a dû être
+la production d'or et d'argent des États-Unis en 1867, une année
+des moins favorisées:</p>
+
+<table>
+<tr><td>Californie </td><td> 125,000,000 fr.</td></tr>
+<tr><td>Nevada </td><td> 100,000,000</td></tr>
+<tr><td>Montana </td><td> 60,000,000</td></tr>
+<tr><td>Idaho </td><td> 30,000,000</td></tr>
+<tr><td>Colorado </td><td> 25,000,000</td></tr>
+<tr><td>Orégon </td><td> 10,000,000</td></tr>
+<tr><td>Autres États ou territoires </td><td> 25,000,000</td></tr>
+<tr><td> </td><td> —————- </td></tr>
+<tr><td>Total de la production d'or et d'argent <br>
+aux États-Unis en 1867</td><td> 375,000,000 fr.</td></tr>
+</table>
+
+
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_92">[Pg 92]</span></p>
+
+<p>Chaque année, dans son message, le président
+fait connaître les détails statistiques de la production
+de l'or et de l'argent, et d'année, en année, il
+a généralement lieu de féliciter le pays des résultats
+et des progrès obtenus.</p>
+
+<p>Aux États-Unis, on ne se contente pas de savoir,
+on veut voir. Aussi ces mines du Grand-Ouest, dont
+le monde s'entretient, sont-elles l'objet de nombreuses
+visites, non-seulement de la part des savants,
+des ingénieurs, mais aussi des journalistes,
+des économistes, des hommes d'État de l'Union.
+Un des politiques les plus connus en Amérique et
+des plus modérés, M. Colfax, le même que la voix
+publique semble désigner aux élections prochaines
+pour la vice-présidence, si le général Grant est
+nommé président, a raconté dans un de ses nombreux
+<i>speeches</i> ses visites aux mines d'or et d'argent
+du <i>Far-West</i>, en 1865. Il était alors et il est
+encore président (<i>speaker</i>) de la chambre des représentants
+à Washington, et il profita des vacances
+de la session pour aller voir, dit-il, dans
+l'extrême-ouest, de vrais mineurs, de vrais Indiens,
+de vrais Mormons. Il partit dans la diligence
+transcontinentale, accompagné de quelques<span class="pagenum" id="Page_93">[Pg 93]</span>
+amis, entre autres d'un journaliste de Springfield
+(Massachusetts), M. Bowles, qui a laissé de ce
+voyage une intéressante description.</p>
+
+<p>La veille de son départ, le 14 avril, M. Colfax
+alla prendre congé du président.</p>
+
+<p>«Je veux, lui dit Lincoln, que vous soyez mon
+interprète auprès des mineurs que vous allez visiter.
+J'ai la plus large idée de la richesse minérale
+de notre pays, je la crois inépuisable. Elle
+abonde dans tout l'Ouest, des Montagnes-Rocheuses
+au Pacifique, et l'exploitation en est à peine commencée.
+Pendant la guerre, alors que nous ajoutions
+chaque jour une couple de millions de dollars
+à notre dette nationale, je n'avais pas le loisir
+d'encourager chez nous la production des métaux
+précieux, nous avions d'abord la nation à sauver;
+mais à présent que nous connaissons le montant
+de notre dette, plus nos mines extrairont d'or et
+d'argent, et plus nous effectuerons facilement le
+payement de ce que nous devons.</p>
+
+<p>«Je veux désormais, ajouta-t-il avec une grande
+animation, féconder nos exploitations souterraines
+par tous les moyens qui sont en mon pouvoir.
+Nous comptons par centaines de mille les soldats
+congédiés, et l'on craint que le retour dans leurs
+foyers d'un si grand nombre d'hommes ne paralyse
+l'industrie en lui fournissant tout à coup<span class="pagenum" id="Page_94">[Pg 94]</span>
+un plus grand nombre de bras que celui dont
+elle a besoin. Je veux essayer d'attirer ces
+hommes vers les richesses cachées de nos montagnes,
+où il y a assez de place pour tous. L'immigration,
+même pendant la guerre, ne s'est pas
+arrêtée, et nous recevons sur nos rivages un chiffre
+toujours plus imposant chaque année du trop-plein
+des habitants de l'Europe. J'ai l'intention de diriger
+ces immigrants sur les mines d'or et d'argent
+qui gisent pour eux dans l'Ouest.</p>
+
+<p>«Dites aux mineurs, de ma part, que je prendrai
+leurs intérêts autant qu'il sera en moi de le faire,
+parce que de leur prospérité dépend celle du pays.
+Oui, s'écria-t-il en finissant, tandis que ses yeux
+brillaient d'enthousiasme, nous prouverons en
+très-peu d'années que nous sommes le trésor du
+globe!»</p>
+
+<p>Ici, je vous entends me dire: «Où donc avez-vous
+pris ces paroles de Lincoln?» Je viens de les
+traduire textuellement d'un discours que M. Colfax
+prononça devant les mineurs du Colorado, à Central
+City, le 27 mai 1865. Vous voyez que nous
+n'avons pas été les seuls à faire des conférences devant
+les braves pionniers des Montagnes-Rocheuses,
+et que le président de l'assemblée législative à
+Washington nous avait précédé lui-même dans
+cette voie.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_95">[Pg 95]</span></p>
+
+<p>Le soir de ce même jour, 14 avril 1865, M. Colfax
+retourna de nouveau vers Lincoln et le trouva
+partant pour le théâtre. Lincoln l'invita à l'accompagner.
+Ayant pris d'autres engagements pour la
+soirée, et devant d'ailleurs quitter Washington le
+lendemain matin, M. Colfax ne put accepter cette
+invitation. Comme le président franchissait la
+porte de la Maison Blanche, et serrait la main au
+voyageur:</p>
+
+<p>«N'oubliez pas, Colfax, lui dit-il, notre conversation
+d'aujourd'hui; rapportez à ces mineurs ce
+que je vous ai dit pour eux. Bon voyage! je vous
+enverrai un télégramme à San-Francisco. Adieu!»</p>
+
+<p>Ce furent les derniers adieux de Lincoln, et
+les dernières paroles qu'il prononça sur les affaires
+du pays; c'est peut-être moins d'une
+heure après que l'ancien comédien John Booth
+le tuait à bout portant, d'un coup de pistolet,
+dans une loge d'avant-scène au théâtre Ford.</p>
+
+<p>Et maintenant je ne vous dis pas adieu, comme
+le président martyr à M. Colfax; je vous dis au revoir!
+Je repars demain pour Denver, et de là pour
+Chayennes. Cette ville naissait à peine lors de mon
+arrivée dans les prairies, il y a un mois; aujourd'hui
+elle a 3,000 habitants. Il y a un mois, le
+chemin de fer du Pacifique s'arrêtait à Julesburg;
+aujourd'hui il a gagné Chayennes, qui est à 140<span class="pagenum" id="Page_96">[Pg 96]</span>
+milles ou 225 kilomètres plus à l'ouest, au pied
+même des Montagnes-Rocheuses. Il faut bien aller
+saluer ces merveilles, voir comment poussent les
+villes et les chemins de fer aux États-Unis, et de
+là aller dire bonjour aux Peaux-Rouges du Dakota,
+les Sioux, les Corbeaux, les Gros-Ventres.</p>
+
+<p>Les touristes de la Méditerranée disent: «Voir
+Naples et puis mourir!» Moi, humble excursionniste
+des prairies du <i>Far-West</i>, je dis: «Voir les
+Peaux-Rouges et se faire scalper, mais au moins
+voir les Peaux-Rouges!»</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_97">[Pg 97]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="IX">IX</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA NAISSANCE D'UNE VILLE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Chayennes, territoire de Dakota, au fond des<br>
+prairies, 1<sup>er</sup> novembre.
+</p>
+
+<p>Nous sommes partis hier matin de Denver, dans
+la diligence continentale et par le plus beau temps
+du monde. Le coche était plein, dedans, dehors,
+non de bagages, mais de voyageurs. Nous
+étions neuf dans la boîte intérieure, trois sur
+chaque rang: je vous laisse à juger quel supplice!</p>
+
+<p>J'avais à côté de moi un révérend de gros calibre
+qui laissait le Colorado où il n'avait pas fait
+ses affaires, pour aller à Chicago diriger un journal
+et une imprimerie appartenant à la secte qu'il
+défendait.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_98">[Pg 98]</span></p>
+
+<p>Devant moi était un ingénieur allemand, d'une
+corpulence non moins formidable, et qui s'en retournait
+dans le Wisconsin pour y reprendre la
+direction d'importantes mines de zinc, après être
+venu faire une promenade minéralogique de quelques
+mois dans les Montagnes-Rocheuses.</p>
+
+<p>Faut-il parler de mes autres compagnons? Vous
+les connaissez en partie: le colonel Heine,
+M. Whitney. Un troisième est un journaliste de
+Central City, propriétaire de mines dans le Colorado,
+et inventeur d'un procédé nouveau pour le
+traitement des sulfures aurifères; qui n'a pas inventé
+ici son petit procédé? Il se rend dans les
+États de l'Est pour tirer parti de sa découverte,
+former une compagnie. En Amérique on fait
+ainsi 2,000 lieues sous le plus léger prétexte.</p>
+
+<p>Nous avons cette fois laissé nos armes avec nos
+bagages. Pas d'Indiens dévastateurs sur la route.
+A la lune d'octobre, la paix a été solennellement
+signée dans le Kansas par les commissaires de
+l'Union avec les cinq grandes nations du Sud: les
+Apaches, les Kayoways, les Comanches, les Arrapahoes,
+les Chayennes. Nous pourrons voyager et
+dormir tranquilles sur la route du grand désert,
+à travers le pays des hautes herbes. Que le Manitou
+ou Grand Esprit en soit loué!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_99">[Pg 99]</span></p>
+
+<p>A la Porte (encore un nom franco-canadien
+respecté par la géographie américaine), nous avons
+laissé la diligence continentale poursuivre sa
+route vers le pays des Mormons, ces heureux polygames,
+et de là vers l'État sauvage de Nevada aux
+mines d'argent inépuisables, enfin vers la fertile
+Californie. Un coche supplémentaire est venu au-devant
+des voyageurs à destination de Chayennes
+et des États de l'Est. Nous étions presque tous de
+ce nombre, et nous avons remis à une autre fois
+notre visite aux <i>Saints du dernier jour</i>, car le
+pape des Mormons, Brigham Young, pendant
+que nous étions encore dans le Colorado, nous
+a écrit qu'il nous attendait.</p>
+
+<p>Quel beau temps nous avons eu pendant ce
+voyage d'une centaine de milles à travers les
+grandes plaines! Le trajet a duré vingt-quatre
+heures. Le ciel était, comme pendant tout le mois
+précédent, sans aucun nuage, aucune vapeur ne
+voilait la transparence de l'atmosphère, et l'air,
+ainsi qu'il est naturel à ces hauteurs, était d'une
+légèreté exceptionnelle. La température était printanière,
+et un splendide tableau s'est déroulé
+à notre vue tout le long du chemin.</p>
+
+<p>Le profil des Montagnes-Rocheuses offre un
+coup d'œil des plus féeriques. Au Sud, le pic de
+Pike porte jusqu'aux nues sa cime neigeuse,<span class="pagenum" id="Page_100">[Pg 100]</span>
+haute de plus de 4,200 mètres, et garde le nom du
+célèbre explorateur, le capitaine Pike, qui l'a le
+premier mesuré en 1806.</p>
+
+<p>Au nord, le pic de Long, baptisé en 1820, par
+un autre hardi voyageur, le colonel Long, élève
+à la même hauteur sa cime non moins pittoresque.</p>
+
+<p>Les deux pics sont séparés par un intervalle de
+170 milles, et cependant l'œil les embrasse à la fois.</p>
+
+<p>Vu sous un certain angle, le pic de Long présente
+deux pointes isolées: de là le nom de <i>pic
+des deux Oreilles</i> que lui avaient donné les anciens
+coureurs des prairies, les trappeurs et les traitants
+canadiens. Dès le dix-septième siècle, ceux-ci fréquentaient
+ces parages et avaient certainement découvert,
+avant le capitaine Pike et le colonel Long,
+les pics qui devaient immortaliser ces derniers.
+De quelque côté du Missouri ou du Mississipi que
+l'on vienne, quand on s'est avancé de quelques
+centaines de milles dans les prairies, on ne tarde
+pas en effet de découvrir l'un ou l'autre de ces
+pics, et souvent tous les deux à la fois. On s'oriente
+même sur ces montagnes, comme le marin sur
+l'étoile polaire.</p>
+
+<p>Entre les deux pics est le mont Lincoln, plus
+élevé encore que les précédents et plus haut que
+notre mont Blanc, puisqu'il dépasse, dit-on, 5,000
+mètres.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_101">[Pg 101]</span></p>
+
+<p>Le mont Lincoln a été ainsi nommé en l'honneur
+du président martyr, qui n'avait pas besoin de
+ce baptême pour que son nom, pur entre tous,
+passât jusqu'à la plus lointaine prospérité.</p>
+
+<p>Cette magnifique ligne de montagnes est la plus
+belle de l'Amérique du Nord. Dans le Colorado,
+qu'elle recoupe le long d'un méridien, elle apparaît,
+à travers l'atmosphère transparente et limpide,
+comme une masse ondoyante aux tons bleus et violets,
+qui rappellent ceux de l'Apennin. Toutefois
+les découpures de la montagne péninsulaire, bien
+qu'ayant été chantées par Horace et tant d'autres
+poëtes, n'ont pas les vives allures de cette partie
+des Montagnes-Rocheuses, toute composée de granits
+aigus ou de schistes aux lits contournés. Le
+ciel du Colorado rappelle aussi le ciel de l'Italie.
+Chacun fait ces rapprochements, et le voyageur
+venu de l'Europe croit être près de son pays,
+tandis que 3,000 lieues l'en séparent.</p>
+
+<p>Après une aussi douce journée et d'aussi agréables
+impressions, quel réveil nous avons eu!
+Pascal disait: «Vérité en deçà des Pyrénées, erreur
+au delà!» nous aurions pu dire en touchant
+au terme de notre route: «Beau temps en deçà
+du Colorado, tempête au delà!» Ce matin, en arrivant
+à Chayennes, sur ce plateau dont l'altitude
+dépasse 2,000 mètres, nous avons essuyé un véritable<span class="pagenum" id="Page_102">[Pg 102]</span>
+cyclone comme en plein Océan. Le vent, venant
+des montagnes, avait passé sur leurs cimes
+glacées. Il était froid comme en hiver, soufflait
+avec une épouvantable violence, et soulevait en
+épais tourbillons le sable siliceux de la prairie.
+Dès novembre, la saison change ici brusquement,
+et, de trois en trois jours, des coups de vent, mêlés
+de neige, s'élèvent soudainement. Puis le soleil
+reprend le dessus, et le ciel offre, comme en été,
+une transparence d'azur.</p>
+
+<p>Nous sommes allés frapper à la maison, si
+vous préférez, à l'hôtel du Doge, <i>Dodge house</i>, où
+l'on nous a offert, si nous étions fatigués, de nous
+reposer dans la chambre commune. Il n'y avait
+pas moins de trente lits, la plupart occupés par
+deux dormeurs à la fois. Les usages démocratiques
+du <i>Far-West</i> autorisent cette fraternité nocturne,
+et l'Américain s'y prête de fort bonne grâce.</p>
+
+<p>Nous avons jugé convenable de ne partager le
+lit de personne; mais dans le salon commun, où
+chacun faisait sa toilette, il a bien fallu user des
+mêmes brosses, des mêmes peignes et, disons-le,
+de la même serviette. J'ai fait rouler le lin maculé,
+tacheté de marques noirâtres, jusqu'à trouver
+une place intacte, et je m'en suis bravement
+frotté la face. Qu'y faire? comme disait cet Espagnol:
+<i>Es la costumbre del pais</i>. C'est la coutume<span class="pagenum" id="Page_103">[Pg 103]</span>
+du pays; il faut s'y plier comme tout le monde, on
+serait mal venu de faire ici le délicat.</p>
+
+<p>Le buvetier de la maison du Doge, qui distribue
+à ses nombreux chalands l'<i>ale</i> et le <i>whisky</i>, nous
+demande de lui laisser nos armes. Carabines et
+revolvers n'ont plus droit, sous peine d'une sévère
+amende, de se montrer en ville, et cette décision
+a été prise par le conseil municipal de Chayennes,
+à la suite de quelques rixes qui ont eu lieu tout récemment.
+De plus, on a chassé les délinquants qui
+troublaient la paix publique et donnaient le scandale
+dans cette ville née d'hier. Bravo! et voilà qui
+promet. On sort sans armes et l'on ne se promène
+qu'au milieu d'honnêtes gens. Et dire qu'il a fallu
+pour cela venir au fond des prairies, au pied des
+Montagnes-Rocheuses, à 520 milles à l'ouest du
+Missouri!</p>
+
+<p>J'entends partout le bruit de la scie et du marteau;
+partout s'élèvent des maisons de bois, partout
+s'alignent les rues, qui se coupent d'équerre et
+non sous des angles obliques, à l'européenne. Ces
+rues, on n'a pas le temps de leur chercher des
+noms. Ce sont les rues n<sup>os</sup> 1, 2, 3, 4..., ou A, B,
+C, D..., etc.</p>
+
+<p>Que Fénelon serait content, si son ombre passait
+par ici! il a rêvé une ville idéale, Salente: la
+voilà. Voilà Chayennes, la cité magique, la merveille<span class="pagenum" id="Page_104">[Pg 104]</span>
+du désert, comme l'appellent déjà les pionniers,
+et non la ville venteuse, comme disait ce
+matin un des voyageurs qui nous ont quittés, et qui
+est reparti pour les États de l'Est.</p>
+
+<p>Voilà Chayennes: elle n'existait pas au mois de
+juillet dernier, et les Indiens dont elle a pris le
+nom campaient dans le voisinage. Ils y scalpaient
+encore les blancs, témoin deux soldats du fort
+Russell, situé à 2 milles de là, qu'ils ont un
+jour trouvés seuls et sans défense, et qu'ils ont impitoyablement
+tués.</p>
+
+<p>A la fin du mois de juillet, une compagnie se
+fonde pour l'édification de la ville. Tout aussitôt
+un maire, un conseil municipal est nommé. Quel
+nom donnera-t-on à la cité qui va naître? Eh, mon
+Dieu! le nom des Indiens de l'endroit, ne sera-ce
+pas dans quelque temps tout ce qui restera de ces
+Peaux-Rouges dans les prairies colonisées?</p>
+
+<p>La voilà donc la moderne Salente! Déjà partout
+des magasins, surtout d'habits confectionnés, des
+restaurants, des buvettes, des hôtels. Se vêtir,
+manger, boire et dormir, dit l'Américain, telles
+sont les quatre nécessités à satisfaire dans toute
+colonisation naissante. Déjà deux imprimeries,
+deux journaux, des boutiques de librairie, des bureaux
+de banque, des diligences, puis la poste et
+le télégraphe, qui portent si loin et la vie et le<span class="pagenum" id="Page_105">[Pg 105]</span>
+mouvement. Et combien d'habitants a cette ville
+qui vient de sortir de terre? Plus de 3,000. Elle a
+gagné un millier d'habitants chaque mois, et le
+chemin de fer ne l'a pas encore rejointe. La dernière
+station du grand railroad du Pacifique est
+Hill's-Dale, à 20 milles à l'est de Chayennes; mais
+déjà les terrassiers, les pontonniers sont là.
+Chayennes n'a pas été oubliée; elle n'a fait qu'aller
+en avant, <i>go ahead!</i> précédant le chemin de
+fer pour que celui-ci ne l'oubliât pas au passage.</p>
+
+<p>Des maisons, il en arrive par centaines de Chicago,
+toutes faites, j'allais dire toutes meublées,
+du style, des dimensions et des dispositions que
+l'on désire. A Chicago, on confectionne des maisons
+comme, à Paris, à la <i>Belle Jardinière</i>, on confectionne
+des habits. Entrez! Voulez-vous un palais,
+une chaumière, maison de ville ou maison des
+champs; voulez-vous du dorique, du toscan ou du
+corinthien? voulez-vous un ou deux étages, un
+attique, des combles à la Mansart? voilà! vous êtes
+servis!</p>
+
+<p>Il n'y manque que les habitants, n'est-ce pas?
+car ceux-là, on ne les vend point; mais les habitants
+sont venus. Des États du Missouri et du Mississipi,
+du Colorado lui-même, ce jeune territoire,
+le grand exode a recommencé. Allons, pionniers<span class="pagenum" id="Page_106">[Pg 106]</span>
+de l'Ouest, encore un pas en avant, encore un pas
+avec le soleil! Dans tout le Colorado, nous avons
+rencontré le long des routes les convois des hardis
+émigrants. Hommes, femmes, enfants, avec tous
+les meubles, tous les outils du colon, arrivaient
+dans des fourgons traînés par les bœufs pesants
+ou les mules aux longues oreilles. Le convoi marchait
+lentement, et souvent suivait par derrière
+une charrette chargée de planches, embryon de la
+future maison. Chayennes a eu son <i>excitement</i>, et
+un instant le Colorado a eu peur de se voir dépeuplé
+par cette ville aux allures envahissantes.</p>
+
+<p>Qu'ils sont rudes et d'aspect grossier tous ces
+hommes de l'Extrême-Ouest, à la longue chevelure,
+au chapeau de feutre à larges bords, à la barbe
+mal peignée, aux habits de couleur douteuse, aux
+grosses bottes de cuir, dans lesquelles s'engouffre
+le pantalon! Mais aussi quels caractères virils,
+fiers, indomptables! quelle austérité, quelle patience!
+Ici personne ne se plaint. Si l'on n'y est
+pas mieux, c'est que cela ne se peut pas, et personne
+n'y trouve à redire.</p>
+
+<p>Visitons cette ville âgée de trois mois, et déjà
+si vivante, si animée. Voici des maisons qui changent
+de place, et se promènent par les rues, portées
+sur de lourds véhicules; mécontentes du
+premier emplacement qu'elles ont choisi, elles<span class="pagenum" id="Page_107">[Pg 107]</span>
+vont s'installer ailleurs. Les habitants n'ont pas
+quitté leur demeure, et l'on voit fumer la cheminée
+de tôle pendant que la maison marche. Mais
+j'ai déjà été témoin de ce spectacle à New-York, à
+San-Francisco. Passons.</p>
+
+<p>Voici le restaurant Ford, le Véfour de l'endroit.
+On y fait des affaires à souhait, pour 1,000 piastres
+ou 5,000 francs par jour. Calculez plutôt. Les repas
+sont d'une piastre, 5 francs. On y sert tous les
+jours trois repas, et chaque fois 2 à 300 personnes
+prennent place aux différentes tables. Je
+passe sous silence les profits de la buvette, les
+extra, etc.</p>
+
+<p>Il y a à Chayennes bien d'autres restaurants,
+mais Ford les domine tous. Il y a aussi ce qu'on
+nomme pompeusement des parloirs, des salons,
+des cabinets, où l'on va boire, le plus souvent
+debout, l'<i>ale</i> petillante ou l'alcoolique <i>whisky</i>. Je
+ne parle pas des salles de jeux, très-courues, et
+qui s'ouvrent surtout la nuit. En quelques endroits
+la musique attire les chalands; d'habitude c'est un
+orgue de Barbarie, de forte dimension, et jouant
+des airs d'opéra à grand orchestre. Cela s'expédie
+d'Allemagne à toutes les buvettes un peu
+importantes du Grand-Ouest. Les Allemands ici
+sont nombreux; ils entendent leur musique, ils
+entrent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_108">[Pg 108]</span></p>
+
+<p>Quelques buvettes amusent leurs chalands par
+d'autres <i>attractions</i>. Voici un diorama gigantesque;
+voici un tableau de maître, où vous verrez le colonel
+Corcoran conduisant au feu le brave ou, si vous
+aimez mieux, le galant 69<sup>e</sup>.</p>
+
+<p>Les journaux ont déjà annoncé notre arrivée. Ce
+n'est pas tous les jours qu'un Parisien passe par
+Chayennes. Plus tard cela pourra venir. Allons
+remercier ces éditeurs polis. A Chayennes (nous
+avions déjà vu la même chose à Georgetown dans
+le Colorado), le journaliste est à la fois son auteur,
+son compositeur, son correcteur, son imprimeur,
+son gérant responsable, et il résume toutes ces
+fonctions sous le nom générique d'éditeur. L'<i>Argus</i>,
+comme le <i>Leader</i> (le Guide), nous fait une
+réception amicale. Ils nous offrent gracieusement
+et gratuitement un exemplaire du numéro du jour.
+Chez les vendeurs cela coûte 15 <i>cents</i>, 15 sous de
+notre monnaie. Les annonces remplissent surtout
+ces feuilles, de dimensions maintenant restreintes,
+mais qui demain seront si étendues. Les faits divers
+sont plaisants.</p>
+
+<p>«Charles Bell a apporté une provision de
+pommes de chez les Mormons. Charley a fait
+cadeau de quelques-unes de ces pommes à l'éditeur
+du <i>Leader</i>. Que Charley Bell en soit béni. Les
+pommes étaient excellentes. C'est le premier fruit<span class="pagenum" id="Page_109">[Pg 109]</span>
+qu'on mange à Chayennes. Voilà un son de cloches
+(en anglais, cloche se dit <i>bell</i>) qu'il faudra souvent
+répéter.»</p>
+
+<p>«Hier, dit à son tour un libraire, en même
+temps marchand de journaux, de cigares et de
+bimbeloterie, hier il est venu un quidam dans ma
+boutique. Il a tout déplié, tout lu, et le <i>Monthly
+Magazine</i>, et le <i>New-York Herald</i> et le <i>Chicago Tribune</i>.
+Je ne parle pas du <i>Leader</i> et de l'<i>Argus</i> de
+Chayennes. Il a tout déplié et tout lu; puis il est
+parti sans dire un mot, sans même remercier.
+Honte soit à ce malotru!»</p>
+
+<p>«Demain, ajoute un révérend, je célébrerai
+l'office divin dans le salon que M. A... veut bien
+mettre à ma disposition. Nous n'avons pas encore
+d'église, mais cela ne tardera pas. En attendant,
+ceux qui viendront demain et qui ont des livres de
+prières feront bien de les apporter.»</p>
+
+<p>Ainsi va le monde. Cette petite ville, la plus
+jeune sinon la moins peuplée de toutes les villes
+du globe, celle qu'aucune géographie ne mentionne
+encore, fière de ses hôtels, de ses journaux,
+de son merveilleux développement, de sa situation
+topographique, rêve déjà le titre de capitale. Elle ne
+veut pas s'annexer au Colorado, elle veut que le
+Colorado, s'annexe à elle. Comme elle est la seule
+ville du Dakota et que ce territoire est encore absolument<span class="pagenum" id="Page_110">[Pg 110]</span>
+désert, elle ne veut pas non plus faire partie
+du Dakota. Elle rêve de détacher de ce territoire,
+de ceux du Colorado et de l'Utah, un lambeau
+qui s'appellera le Wyoming, dont elle sera le
+centre<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. Ainsi naît le patriotisme local; ainsi
+commencent les questions de clocher, au milieu
+même du grand désert. Tous les jours, les premiers
+Chayennes du <i>Leader</i> et de l'<i>Argus</i> sont pleins de
+ces débats, et la discussion s'envenime avec les
+journaux de Denver et de Central City, qui répondent
+orgueilleusement à Chayennes en l'appelant
+la Ville venteuse ou la Ville de paille. Si Denver
+n'était pas si loin, qui sait si quelque coup de
+revolver ne serait pas tiré de part ou d'autre pour
+appuyer les arguments écrits?</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3" class="label">[3]</a> Et Chayennes est arrivée à ses fins. Dès 1868, un acte du Congrès
+décrétait la formation de ce territoire de Wyoming.</p>
+
+</div>
+
+<p>Cette ville me plaît, et je regrette de n'y pouvoir
+passer la nuit; mais il n'y a nulle part de lit disponible,
+même dans les dortoirs communs. A la
+hâte, je jette cette lettre à la poste, et je me rends
+au fort Russell avec mon brave compagnon, le colonel
+Heine (M. Whitney est retourné à Boston ce
+matin). Au fort, le colonel connaît d'anciens compagnons
+d'armes, et nous trouverons bien une
+tente pour nous y installer quelques jours.</p>
+
+<p>Puis nous irons voir les Peaux-Rouges du Dakota,<span class="pagenum" id="Page_111">[Pg 111]</span>
+avec la commission de paix indienne qui va se
+rendre au fort Laramie pour traiter avec les tribus
+du Nord comme elle vient de le faire avec celles du
+Sud. Aller au fond des prairies sans voir les sauvages,
+ne serait-ce pas aller à Rome sans voir le
+pape?</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_112">[Pg 112]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="X">X</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES SOLDATS DU DÉSERT.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Russell (Dakota), sous la tente,<br>
+1<sup>er</sup> novembre.
+</p>
+
+<p>L'hospitalité la plus cordiale nous attendait ici,
+et nous avons échangé avec plaisir le dortoir commun
+de la <i>maison du Doge</i> contre une tente de
+soldat.</p>
+
+<p>Le général Stevenson, qui commande le fort, le
+major, le quartier-maître, tous les officiers nous
+ont reçus en amis. Nous sommes allés nous asseoir
+à leur <i>mess</i>, nous avons fraternellement trinqué
+ensemble, et bu le verre de whisky sacramentel
+sans lequel il n'y a pas, aux États-Unis, de bonne
+connaissance faite.</p>
+
+<p>On nous a accueillis avec tous les honneurs possibles.<span class="pagenum" id="Page_113">[Pg 113]</span>
+Une sentinelle veille sur notre tente; le
+soir nous répondons à son appel pour rentrer chez
+nous.</p>
+
+<p>Le mauvais temps a continué. Avant-hier, un
+terrible ouragan de neige s'est levé subitement. En
+nous rendant de la tente du général à la nôtre,
+nous avons failli, comme Romulus, disparaître au
+milieu de la tempête. Le toit de notre tente s'est
+gelé, et la neige a couvert le bord de mon lit qui
+touchait à la toile.</p>
+
+<p>Puis le beau temps est revenu, et, en attendant
+la commission de paix indienne, nous sommes
+allés chasser, le long d'un ruisseau voisin du fort
+et bordé de coudriers, les gallinacés sauvages du
+désert.</p>
+
+<p>De bisons, d'antilopes, il n'y en a plus ici, depuis
+que les soldats sont arrivés, depuis que le
+chemin de fer du Pacifique a lancé vers ces parages
+ses poseurs de traverses et de rails. Il ne reste
+plus de la prairie que sa flore caractéristique, surtout
+les hautes graminées, maintenant desséchées,
+jaunies, et qui lui ont valu ce nom. Il lui reste
+aussi ce sol alluvial qui la distingue, sol composé
+tantôt de terres épaisses, où l'on ne trouve pas
+une pierre, mais parfois aussi de graviers siliceux
+et de cailloux roulés. Ceux-ci ont dû descendre des
+Montagnes-Rocheuses à l'époque où elles ont été<span class="pagenum" id="Page_114">[Pg 114]</span>
+soulevées, ou quand les glaciers que portaient les
+flancs de ces hautes montagnes, lors des anciens
+âges géologiques, se sont tout à coup fondus. Ces
+graviers et ces cailloux roulés, y compris ceux des
+cours d'eau actuels, sont des échantillons rassemblés
+à souhait par la nature sur le même point,
+comme pour indiquer d'avance au géologue qui se
+dirige vers la grande chaîne de l'Extrême-Ouest
+les roches qu'il y rencontrera.</p>
+
+<p>Ici se montrent des galets de granits roses, de porphyres
+verts, d'ardoises lustrées, feuilletées, et des
+silex de toutes les couleurs, surtout le silex rouge,
+dont les lits de quelques ruisseaux sont pavés.</p>
+
+<p>Les seules roches que l'on rencontre en place
+dans la prairie sont des grès tendres, d'âge très-moderne,
+et dont les stratifications, labourées,
+déchiquetées par les éléments, offrent quelquefois
+des aspects fort curieux, et ressemblent même à des
+villes en ruine quand l'étendue des assises est considérable.
+Ce sont ces roches, ou des amas de cailloux
+roulés, qui forment ordinairement les monticules
+que l'on nomme les <i>bluffs</i>, et qui donnent
+alors à la prairie cette apparence ondulée qui lui
+a valu, chez les Américains, le nom de <i>rolling
+prairie</i>.</p>
+
+<p>Les silex rouges, descendus des flancs des Montagnes-Rocheuses,
+et divisés par les eaux courantes<span class="pagenum" id="Page_115">[Pg 115]</span>
+en menus morceaux, forment en plusieurs
+endroits le sous-sol de la prairie. Dans ce cas, les
+fourmis entassent quelquefois autour de leur trou
+d'énormes monticules de ces graviers, de plus
+de 2 pieds de hauteur et de 12 à 15 de pourtour.
+Que sont les Pyramides d'Égypte à côté de
+celles-ci?</p>
+
+<p>Ces dépôts de gravier siliceux et ferrugineux,
+fouillés ou non par les fourmis, sont si répandus
+dans certaines régions, surtout celles qui s'étendent
+à l'est et au nord du territoire de Colorado, et
+sur une partie du chemin de fer du Pacifique, qu'on
+a donné à ces régions le nom de <i>grand désert américain</i>.
+En d'autres endroits des prairies, le sol présente
+un autre phénomène: les eaux y sont tellement
+saturées d'alcali ou carbonate de soude, que
+le sel se dépose en efflorescences blanchâtres à la
+surface du terrain. Une des stations du chemin de
+fer du Pacifique porte le nom significatif d'Alkali.
+Malheur aux hommes, malheur aux bêtes qui
+boivent de ces eaux! Inutile d'ajouter que le sol,
+sur tous ces points, est entièrement stérile, car les
+jeunes pousses y sont brûlées par le sel. Certaines
+régions du grand désert américain sont parsemées
+de terres alcalines, et semblent la continuation,
+dans le centre et le sud des prairies, de ce qu'on
+nomme, dans le nord, les <i>Mauvaises Terres</i>,<span class="pagenum" id="Page_116">[Pg 116]</span>
+qui sont si répandues dans le Dakota et le Nebraska.</p>
+
+<p>Dans toutes ces localités, le relief du sol est
+d'ailleurs le même, car dans les Mauvaises Terres
+on rencontre aussi des étendues considérables de
+ces coteaux de grès tendre simulant des édifices
+ruinés.</p>
+
+<p>La course à travers les prairies est loin d'être
+monotone, et chacun trouve à y glaner, chasseur
+ou naturaliste. Sans doute, le touriste qui prend
+maintenant le chemin de fer du Pacifique va trop
+vite pour jouir complétement du grand spectacle
+du <i>Far-West</i>; mais, arrivé à la dernière station, il
+voyage en caravane comme autrefois, à la garde de
+Dieu et de son revolver. Qui remplacerait, dans ces
+poétiques courses, les haltes dans les hautes
+herbes, quand on n'a souvent d'autre combustible,
+pour faire cuire son repas, que la fiente
+des bisons, le <i>bois de vache</i>, comme l'appellent
+les trappeurs? qui remplacerait les longues méditations
+du soir, quand on n'a pour abri que la
+tente sous le ciel couvert d'étoiles et sur la terre
+gazonnée, quand rien ne borne l'horizon, et que
+libre, indépendant, n'ayant d'autre maître que
+soi, on se retrouve seul en face de la grande
+nature?</p>
+
+<p>Le niveau des prairies monte insensiblement<span class="pagenum" id="Page_117">[Pg 117]</span>
+des bords du Missouri aux Montagnes-Rocheuses.
+Omaha est à 300 mètres d'altitude au-dessus des
+eaux de l'Océan; Chayennes, située à 515 milles
+d'Omaha, est à la cote de près de 2,000 mètres. Le
+chemin de fer du Pacifique a très-heureusement
+profité de ces pentes naturelles.</p>
+
+<p>Le climat de toutes ces régions est, pendant
+l'été, un des plus beaux de l'Amérique du Nord.
+L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer
+n'empêche pas cependant que les chaleurs ne
+soient à certains moments excessives, mais les
+brises qui viennent des Montagnes-Rocheuses
+rafraîchissent bientôt l'atmosphère. Jamais il ne
+pleut. Sur la fin de l'automne, le climat est parfois
+rigoureux, je l'ai appris à mes dépens; mais,
+après un ouragan de quelques jours, souvent le
+ciel redevient serein, sans un seul nuage qui le
+voile.</p>
+
+<p>L'hiver, les mêmes alternatives de beau et de
+mauvais temps se représentent; la neige tombe
+avec abondance, mais ne persiste pas. Le froid
+seul se fait sentir vivement, et le thermomètre se
+maintient quelquefois aux degrés de la Sibérie,
+25 et 30 divisions sous zéro du thermomètre centigrade.
+En été, il monte par moments aux degrés
+du Sénégal, et c'est ainsi que les deux extrêmes
+se touchent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_118">[Pg 118]</span></p>
+
+<p>Toute l'année, l'atmosphère est d'une pureté,
+d'une sécheresse exceptionnelle, en même temps
+que d'une grande légèreté. La viande de boucherie
+se conserve très-bien à l'air. Le bétail reste en
+liberté au dehors, sans aucun abri.</p>
+
+<p>Ce climat convient particulièrement, surtout
+pendant le printemps et l'été, aux personnes
+faibles, qui reprennent leurs forces à cet air vivifiant
+et sec, et qui, arrivées malades dans les prairies,
+s'en retournent guéries après une saison. Un
+bain d'air vaut, dans ces cas-là, beaucoup mieux
+qu'un bain d'eau minérale et produit des effets
+plus certains.</p>
+
+<p>Tel est, dans ses traits principaux, le grand désert
+américain, d'où je vous écris en ce moment.
+En attendant la commission de paix, je vis au milieu
+de soldats qui ne ressemblent guère à ceux de
+notre pays.</p>
+
+<p>Une partie des officiers ont fait leurs études à
+West-Point, le Saint-Cyr des États-Unis; d'autres
+sont des soldats de fortune auxquels la guerre de
+sécession a mis le mousquet dans les mains, et
+qui ont préféré le garder, plutôt que d'aller se
+faire avocats ou négociants, comme tant d'autres.
+Chez tous on rencontre une grande aménité et des
+habitudes polies, civiles, qui viennent fort heureusement
+tempérer la rigidité militaire.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_119">[Pg 119]</span></p>
+
+<p>Il y a une bibliothèque au fort, mais on lit peu.
+Plus souvent on chasse, on joue au billard, on
+boit. Le commandant mêle la pratique des affaires
+à celle du métier des armes. Il a acheté à
+Chayennes, ce qu'on appelle un <i>corner-lot</i> (un lot
+de coin), un de ces emplacements donnant à la
+fois sur deux rues, comme ceux qu'occupent si
+volontiers à Paris les marchands de vin. Je vous
+laisse à penser si ces lots de terrain sont disputés à
+Chayennes et ailleurs. Dans toutes les villes naissantes,
+c'est à qui en aura un, et l'on joue, on
+spécule là-dessus.</p>
+
+<p>Le général Stevenson, non content de ses
+lots, a de plus fait bâtir à Chayennes un vaste
+magasin, un véritable <i>dock</i>, en pierre, s'il vous
+plaît, et non en bois. Il espère y loger les marchandises
+de l'un et l'autre monde, quand le chemin de
+fer du Pacifique unira les deux océans, et sera devenu
+la grande voie commerciale du globe. Chaque
+jour, le général, sur son <i>bughy</i> (nous écrivons
+en français boguet) traîné par deux fringants
+chevaux, va visiter ses domaines naissants, et
+suppute, comme Perrette, ce qu'ils pourront lui
+rapporter.</p>
+
+<p>Comme Perrette, il a manqué voir l'autre jour
+tous ses rêves s'évanouir, non pas qu'il ait cassé
+comme elle son pot au lait; mais ses chevaux, revenant<span class="pagenum" id="Page_120">[Pg 120]</span>
+de Chayennes, se sont emportés, et le général,
+jeté à bas de son véhicule, a failli rester en
+chemin. A d'autres eussent passé et le dock et les
+lots de terrain.</p>
+
+<p>Le verre de whisky a ici de nombreux adeptes;
+car que faire au désert à moins que l'on n'y boive?
+Chaque officier est propriétaire d'une petite caisse
+à compartiments, avec laquelle il voyage. On dirait
+une caisse de livres, une bibliothèque de touriste
+amateur. Dans cette caisse sont disposés
+avec art et des verres et des flacons. <i>Will you take
+a drink?</i> Voulez-vous boire quelque chose? est la
+première parole qu'on vous adresse, dès que vous
+pénétrez dans une tente. Vous seriez mal venu de
+refuser. Vous dites oui, et le <i>old Borbon whisky</i>, le
+vieux whisky de Bourbon (Kentucky), est immédiatement
+débouché en votre honneur. Les verres
+circulent à la ronde. Quel bouquet, mon ami, et
+quelle liqueur traîtresse que cet <i>old Kentuck</i>!
+Notre vieux cognac n'est rien en comparaison.
+Comme on se laisse prendre à ce goût, et comme
+je conçois que le whisky compte parmi les officiers
+américains de si nombreux partisans! Pour ne
+pas se laisser tenter, le mieux est de n'y pas
+goûter, comme disait le singe de la fable, qui,
+d'une praline à l'autre, avait fini par vider tout le
+sac.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_121">[Pg 121]</span></p>
+
+<p>Quelques officiers mariés ont fait venir leur
+femme avec eux. Les courageuses Américaines
+ont dit adieu à New-York, à Boston, et sont venues,
+sans un mot de plainte, s'installer au fond
+du désert avec leur mari et leurs enfants. Après
+tout, elles ne sont qu'à 1,000 lieues de leur pays
+natal.</p>
+
+<p>Les simples soldats méritent moins d'éloges que
+les officiers.</p>
+
+<p>Vous savez que l'armée régulière américaine est
+réduite à rien en temps de paix. C'est à peine
+65,000 hommes, en ce moment, pour garder un
+pays grand comme toute l'Europe centrale; et encore,
+sur ces 65,000 hommes, y en a-t-il un
+sur quatre qui déserte, ainsi que le dernier
+rapport du général Grant le constate.</p>
+
+<p>Ces soldats sont surtout disséminés dans quelques
+forts de l'Atlantique et du Pacifique, puis dans
+les forts, les postes, les stations de l'Extrême-Ouest,
+pour tenir en respect les Indiens. Le fort Russell répond
+à cette destination: c'est un des principaux
+postes militaires des États-Unis, bien qu'il n'ait d'un
+fort que le nom, et ne possède ni casemates ni retranchements,
+comme presque tous les forts des
+prairies. Quant aux remparts et aux savants ouvrages
+du génie militaire, ils sont ici partout absents.
+A quoi serviraient-ils? Il n'est pas besoin<span class="pagenum" id="Page_122">[Pg 122]</span>
+de tant d'art pour venir à bout de l'Indien, et le
+chemin de fer du Pacifique, à lui seul, fera plus
+contre le Peau-Rouge que tous les forts réunis.
+C'est surtout par les armes de la civilisation qu'il
+faut combattre la sauvagerie.</p>
+
+<p>Que cette armée régulière est différente de nos
+troupes européennes, si bien enrégimentées et disciplinées!
+Ces soldats, ils sont de tous les pays,
+excepté des États-Unis. Il y a là des Canadiens, des
+Irlandais, des Allemands, des Belges, des
+Français, des licenciés de la légion mexicaine, et
+tous peuvent dire certainement que ce qu'ils
+trouvent de plus curieux dans cette armée cosmopolite,
+c'est de s'y voir. Tous se sont engagés
+dans l'armée américaine avec l'espoir de devenir
+bientôt généraux, et tous sont restés simples soldats.
+«C'est la faute de l'anglais, me disait tout à
+l'heure l'un d'eux, un Breton mécontent; ce coquin
+d'anglais, je le comprends, mais ne le parle
+pas.»</p>
+
+<p>Cet autre, un Canadien, qui parlait encore le
+français du temps de Louis XIV (ce n'est pas d'ailleurs
+le plus mauvais), prétend qu'il n'a jamais eu
+que de la <i>male chance</i>. Il aimerait mieux servir
+ailleurs. Il est né d'une mère française, quoique
+son père fût <i>Écossois</i>. Un troisième, un Belge, qui
+est venu aux États-Unis avec l'espoir d'y faire<span class="pagenum" id="Page_123">[Pg 123]</span>
+bientôt fortune, a perdu le peu qu'il avait, s'est
+engagé et se trouve encore simple fantassin, après
+quatorze ans de service.</p>
+
+<p>Et cependant tous ces soldats du désert, ces
+pionniers d'une nouvelle espèce font à l'occasion
+bravement leur devoir. En maintes rencontres, ils
+se sont bien battus contre les Peaux-Rouges, et
+eux aussi ont concouru pour leur part à la colonisation
+des grandes plaines. Mais rien ne remplace
+le volontaire, le soldat libre des territoires ou le
+citoyen armé des États, quand la patrie est en danger.
+Voilà les véritables gardes de la nation; ils
+me remettent en mémoire ces belles paroles de
+Machiavel, que la poitrine des citoyens est la meilleure
+frontière d'un pays.</p>
+
+<p>Dans la lutte contre les Peaux-Rouges, au milieu
+des territoires naissants, dans la grande guerre
+qui a divisé récemment le Nord et le Sud, ce sont
+surtout les braves volontaires qui ont sauvé
+l'Union.</p>
+
+<p>On nous annonce pour demain l'arrivée de la
+commission de paix indienne, <i>Indian peace commission</i>.
+Elle est composée de M. Taylor, commissaire
+des affaires indiennes à Washington; de
+M. Henderson, sénateur, président du comité des
+affaires indiennes au sénat; des généraux de l'armée
+régulière Harney, Sherman, Terry, du<span class="pagenum" id="Page_124">[Pg 124]</span>
+général et du colonel des volontaires du Colorado,
+Sanborn et Tappan. M. White, attaché au bureau
+indien à Washington, est secrétaire de la
+commission, dont M. Taylor a été élu président.</p>
+
+<p>Un artiste dessinateur, un sténographe, des
+guides, des interprètes, divers agents accompagnent
+la commission, et aussi, comme bien vous
+pensez, des <i>reporters</i> de divers journaux de New-York,
+Chicago, Saint-Louis, etc.</p>
+
+<p>Le général Stevenson a fait déjà préparer le
+nombre de fourgons nécessaires à la caravane officielle,
+et désigné quatre-vingts soldats pour lui
+servir d'escorte. Il veut bien nous donner aussi un
+fourgon, à mon compagnon et à moi, avec les
+quatre mules et le muletier de rigueur.</p>
+
+<p>Demain matin nous partons pour Hill's-Dale, la
+dernière station du chemin de fer du Pacifique, où
+nous rejoindrons la commission, qui revient de
+chez les tribus du Sud. De là, à travers les vastes
+solitudes de la prairie, et sans crainte de mauvaise
+rencontre, puisque nous avons quatre-vingts
+soldats avec nous, notre longue caravane prendra
+la route du fort Laramie. Il nous faudra trois jours
+pour y arriver, en trottant douze heures par jour et
+campant la nuit à la belle étoile. La distance n'est
+pas moindre de 100 milles ou 160 kilomètres.</p>
+
+<p>Au fort Laramie, nous trouverons les Corbeaux,<span class="pagenum" id="Page_125">[Pg 125]</span>
+les Sioux, les Arrapahoes du Nord, auxquels les
+commissaires ont depuis longtemps donné rendez-vous.</p>
+
+<p>Nous allons enfin voir des Peaux-Rouges, non
+pas deux, le mari et la femme, comme ceux qu'on
+vous a montrés cet été à l'Exposition, mais des
+tribus entières. Nous fumerons le calumet de
+paix avec eux, et nous leur dirons de nous donner
+quelques leçons théoriques dans l'art délicat de
+scalper.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_126">[Pg 126]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XI">XI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">UNE CARAVANE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Lone Tree Creek (Dakota), sous la tente,<br>
+9 novembre.
+</p>
+
+<p>De bonne heure, il y a trois jours, nous avons
+quitté le fort Russell. Une trentaine de fourgons,
+traînés en tout par cent cinquante bêtes, trente-cinq
+muletiers et agents divers, enfin nos quatre-vingts
+soldats, composaient le gros de l'expédition.
+Les soldats étaient montés dans les fourgons avec
+tout leur attirail de campement. A la tête du convoi
+caracolaient les officiers. Le temps était redevenu
+épouvantable, comme il l'est quelquefois pendant
+l'automne dans les prairies, à une altitude de
+2,000 mètres. Dès les premiers jours du mois, je
+vous l'ai dit, un ouragan terrible, accompagné de
+neige, a passé sur le fort Russell; et si la neige a<span class="pagenum" id="Page_127">[Pg 127]</span>
+bientôt fondu aux rayons du soleil, la tempête,
+après un jour ou deux de calme, s'est remise à
+souffler comme un véritable cyclone. La poussière,
+soulevée en épais tourbillons, entrait dans nos
+fourgons, ouverts sur le devant, et aveuglait littéralement
+ceux qui étaient à l'intérieur. Le froid
+était piquant; le thermomètre se tenait au-dessous
+du point de congélation de l'eau; car le vent, venant
+des Montagnes-Rocheuses, avait passé sur
+leurs cimes glacées.</p>
+
+<p>C'est dans de telles conditions que, partis du
+fort Russell le matin, nous sommes arrivés vers
+l'après-midi à Hill's-Dale (vallon de la Montagne).
+Cette localité est la dernière station du chemin de
+fer du Pacifique, titre qu'elle a abandonné à
+Chayennes, qui, à son tour, le cédera bientôt à sa
+voisine de l'Ouest.</p>
+
+<p>Hill's-Dale manquait d'eau et de bois, et le vent
+des prairies y soufflait avec une violence qui semblait
+s'être encore accrue. En outre, les commissaires
+qui devaient arriver par le chemin de fer du
+Pacifique n'étaient pas même signalés. Que faire?
+le long de la voie, tout près de la station, on creuse
+un puits artésien, mais l'ouragan dérange les manœuvres,
+et nous ne pouvons attendre que la nappe
+d'eau soit atteinte pour abreuver nos mules et nos
+chevaux.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_128">[Pg 128]</span></p>
+
+<p>La localité fait peine à voir. Quelques buvettes
+seules restent debout: tout le monde, marchant
+à l'Ouest, comme la voie ferrée, a émigré à Chayennes.
+Il fut donc décidé que l'on irait camper dans
+la prairie, à quelques milles de Hill's-Dale. Là on
+trouverait, dans un endroit bien connu des caravanes,
+de l'eau vive et du bois, deux choses indispensables
+dans le désert.</p>
+
+<p>Pole-Creek (le ruisseau de la Perche), où nous
+arrivâmes vers quatre heures, était déjà occupé
+par les muletiers partis le matin de fort Russell,
+et délégués pour charger les cadeaux que les commissaires
+apportaient aux Indiens. Nos hommes
+prirent place à côté de ceux qui étaient venus les
+premiers. Les soldats installèrent prestement leurs
+tentes, et bientôt les feux du camp brillèrent au
+milieu de la nuit. Les muletiers, creusant un trou
+en terre, y allumèrent du bois, établirent là leurs
+fourneaux. Ils firent cuire sans perdre de temps
+les <i>flat-jacks</i>, sortes de beignets ou de crêpes, le
+jambon ou le lard découpé en tranches, pendant
+que, sur un coin du foyer, une immense bouilloire
+recevait le thé ou le café, formant la boisson habituelle
+de tout souper américain. Les muletiers,
+dans les excursions du Grand-Ouest, sont toujours
+les premiers et les mieux servis, et nos hommes
+avaient déjà fini leur souper, que les soldats commençaient<span class="pagenum" id="Page_129">[Pg 129]</span>
+à peine le leur, et que le maître coq des
+officiers, au mess desquels nous étions conviés,
+n'avait pas même dressé son fourneau. Il est vrai
+que c'est un poêle en fonte et en tôle de fer, et que
+son installation seule demandait, par le vent qui
+régnait, plus de temps qu'il n'en fallait pour faire
+cuire le repas.</p>
+
+<p>Le coucher, comme pour le souper, a laissé pour
+nous beaucoup à désirer. Notre fourgon nous a
+servi d'abri. Une peau d'ours a été notre lit, et
+une peau de buffle notre couverture. Les bagages,
+disposés sur le devant du véhicule, nous ont protégé
+en partie contre le vent et le froid, et nous
+avons dormi tant bien que mal.</p>
+
+<p>Le coup d'œil de notre camp était des plus pittoresques.
+Les mules, dételées, s'étaient réunies
+par groupes isolés. Ayant bien vite épuisé leur
+maigre ration de maïs, elles tondaient le gazon des
+prairies, jauni par le froid de l'automne. Les fourgons,
+alignés, formaient comme un rempart.</p>
+
+<p>Du côté opposé, vers le Pole-Creek, étaient dressées
+les tentes des soldats. En retour d'équerre,
+venaient celles des officiers. L'eau du ruisseau
+était gelée sur les bords, et çà et là, en bouquets
+touffus, se dressaient le long des rives les coudriers
+et les joncs. Un talus naturel de roches
+tendres et d'alluvions formait un des versants<span class="pagenum" id="Page_130">[Pg 130]</span>
+du ruisseau. Partout ailleurs s'étendait jusqu'à
+l'horizon la plaine immense, à peine ondulée. Le
+ciel était resplendissant d'étoiles, la lune éclairait
+la prairie et l'on entendait au loin les sourds
+aboiements des loups ou des coyotes affamés. Les
+derniers feux allaient s'éteignant et le silence du
+camp n'était plus troublé que par la marche de
+quelque veilleur attardé regagnant sa tente, ou
+par le hennissement de quelque mule disputant à
+sa voisine une touffe d'herbe ou l'abri protecteur
+d'un fourgon. Bientôt un grand calme se fit, et
+l'on n'entendit plus que les sifflements de la tempête
+au milieu de la solennité de la nuit.</p>
+
+<p>Le lendemain, 7, le soleil s'est levé sur le camp
+de Pole-Creek sans y ramener le beau temps. L'ouragan
+a même redoublé de violence. On a vu des
+fourgons, poussés par le vent, s'avancer seuls de
+plusieurs mètres en courant sur leurs roues. Quelques
+tentes ont été jetées à bas. La promenade au
+dehors est devenue impossible. Pour comble d'infortune,
+les commissaires n'arrivaient pas, et il a
+fallu les attendre encore tout un long jour. Hier
+matin, de très-bonne heure, on a signalé enfin
+leur arrivée, et le camp a été levé à la grande joie
+de chacun.</p>
+
+<p>Le général Sherman et le sénateur Henderson,
+rappelés à Washington par leurs fonctions et par<span class="pagenum" id="Page_131">[Pg 131]</span>
+la date rapprochée de l'ouverture de la session
+législative, n'ont pu se joindre à la commission,
+dont ils étaient les principaux membres. Le général
+Sherman a été remplacé par le général Augur,
+commandant le district de la Plate, dont le
+chef-lieu est à Omaha. Le général Augur, comme
+le général Terry, un autre des commissaires et
+commandant le territoire de Dakota, est l'un des
+officiers qui se sont le plus distingués pendant la
+guerre de sécession. Tous deux apportent dans
+leurs manières cette pratique des habitudes civiles
+qui tempère la rigidité militaire, et qui crée entre
+les soldats de l'Union et ceux d'autres pays une
+différence qui est toute en faveur des premiers.</p>
+
+<p>Le vieux général Harney, devenu le meilleur
+ami des Peaux-Rouges, après les avoir battus sans
+merci, se distingue entre tous les commissaires
+par ses façons douces et paternelles. Malgré ses
+soixante-huit ans, il a accepté de prendre la part
+la plus active à tous les travaux qu'on vient de lui
+confier si inopinément, à lui vieux militaire retraité,
+vétéran des forts de l'Ouest, et il n'a jamais
+faibli un instant, ni dans les péripéties du voyage
+ni dans les longueurs du conseil. Il porte invariablement
+l'uniforme de général, et il est beau de
+voir ce soldat, droit et fier, à la moustache et aux
+cheveux blancs, resté jeune malgré les années. Un<span class="pagenum" id="Page_132">[Pg 132]</span>
+noir fidèle, à la livrée verte et au chapeau de feutre
+pointu, orné du galon et des glands d'or, lui sert
+de domestique, et veille seul sur sa tente. A côté
+du général vient le président de la commission,
+l'honorable M. Taylor, commissaire des affaires
+indiennes à Washington. Vêtu d'un sévère costume
+bourgeois, il offre dans ses traits quelque chose
+du révérend, et par ses allures pacifiques, je dirai
+même évangéliques, il répond bien à la mission
+de paix dont il a été élu le chef.</p>
+
+<p>Le général et le colonel des volontaires Sanborn
+et Tappan, qui se sont récemment distingués dans
+maintes rencontres contre les Indiens du Colorado,
+ont l'air peut-être plus martial que leurs collègues
+les généraux de l'armée régulière, et montrent
+que la milice et la garde nationale sont prises au
+sérieux aux États-Unis.</p>
+
+<p>M. White, secrétaire de la commission, M. Howland,
+artiste peintre, M. Wallace, sténographe,
+enfin les <i>reporters</i> de quelques journaux de Saint-Louis,
+de Chicago et New-York, représentent la
+partie jeune et bruyante de l'expédition, et mêlent
+leurs <i>lazzi</i> aux discussions graves des commissaires.</p>
+
+<p>Tout ce monde a reçu avec la plus grande affabilité
+le <i>Parisien</i> qui demandait la faveur de suivre
+la commission, et je n'ai compté bientôt que des<span class="pagenum" id="Page_133">[Pg 133]</span>
+amis, au milieu de tant de personnes qui ne me
+connaissaient pas la veille. Dès qu'on a été <i>introduit</i>
+près d'un Américain, c'est-à-dire qu'on lui a
+été présenté, dès qu'on a serré, <i>secoué</i>, comme on
+dit, sa main, <i>shake hands</i>, la connaissance est
+faite, l'Américain est devenu votre ami. C'est là
+un des bons côtés des mœurs simples et démocratiques
+des États-Unis.</p>
+
+<p>Le Canadien Léon Pallardie, interprète pour la
+langue des Sioux, accompagne la commission. Il
+sert en même temps de cicérone à trois chefs de
+la nation des Sioux, Mato-Looza ou l'Ours-Agile,
+Mato-O-Ken-Ko ou l'Ours-Vif et Ish-Tà-Skâ ou l'Œil-Blanc.
+Ce sont du moins les appellations sous lesquelles
+les commissaires sont convenus de reconnaître
+ces sachems, car les deux premiers ont des
+noms absolument intraduisibles dans notre langue
+si pudique. On ne pourrait les écrire qu'en latin,
+et encore!</p>
+
+<p>Ces trois chefs portent pour tout vêtement une
+couverture de laine et des guêtres avec des mocassins
+en cuir. L'un d'eux a cependant un pantalon;
+mais, d'après la mode en usage chez les Peaux-Rouges,
+il en a coupé le fond. Celui-ci porte l'arc
+et les flèches, dont le guerrier des plaines se sépare
+si difficilement; cet autre tient le calumet, qui
+joue un si grand rôle dans toutes les délibérations<span class="pagenum" id="Page_134">[Pg 134]</span>
+des Indiens. C'est une pipe au long fourneau
+rouge, d'où part un tuyau de buis ou de cerisier,
+enjolivé de clous en cuivre jaune. Une douzaine
+de fumeurs usent à la fois de la même pipe, et
+chacun tire une bouffée, en tendant la pipe au
+voisin.</p>
+
+<p>Hier, au moment du départ, je m'approchais de
+ces grands chefs. Suivant la coutume de tous les
+Indiens, qui ont pour principe de ne jamais s'émouvoir,
+les Sioux restèrent impassibles. J'essayai
+d'engager la conversation; mais ils ne parlaient
+pas un mot d'anglais. Accroupis, serrés dans leur
+couverture, ils ne me jetèrent que ces mots: <i>Soux!
+Soux! Cold! cold!</i> Ce qui voulait dire qu'ils étaient
+Sioux, et qu'ils avaient grand froid; ce qu'il était
+facile de deviner à la température extérieure et à
+la façon dont les pauvres gens grelottaient.</p>
+
+<p>Pallardie vint à moi: «C'est des bons sauvages,
+me dit-il, nous les menons au fort Laramie pour
+les montrer aux autres. L'Ours-Vif, avec ses hommes,
+va conduire la charrue cet hiver. Il consent à
+se rendre dans les réserves et à cultiver la terre.
+Ça ne l'amuse pas beaucoup, mais il aime les
+blancs, et il tient à leur faire plaisir.»</p>
+
+<p>Ce commencement de conversation a rompu
+bien vite la glace entre Pallardie et moi. Le Canadien
+est charmé de voir un compatriote, et moi de<span class="pagenum" id="Page_135">[Pg 135]</span>
+faire route avec un homme qui connaît si bien les
+Sioux, et qui a parmi eux de si hautes relations.
+Pallardie est de petite taille, bien pris, vigoureux,
+aux traits accentués, et réalise de tous points le
+type du traitant ou du chasseur des prairies, tel
+qu'on aime à se le figurer.</p>
+
+<p>«J'étais marié depuis huit jours quand la commission
+est venue me chercher, me dit-il; j'ai
+laissé ma femme et l'hôtel que j'ai bâti à la station
+de North-Plate; il m'a bien coûté quinze mille
+piastres (soixante-quinze mille francs). J'ai laissé
+tout cela, pour aller avec la commission. J'aime
+la vie des prairies, qui me rappelle mon premier
+métier de traitant. Je ne suis allé à <i>la ville</i> (c'est
+ainsi que les traitants appellent Saint-Louis) que
+trois fois en vingt ans. Je suis malade quand j'y
+vais. A North-Plate, à la station du chemin de fer
+du Pacifique, j'ai monté un beau buffet où s'arrête
+le train. Venez me voir quand vous y passerez. Je
+vous présenterai à ma femme; elle a bien pleuré
+quand je suis parti.»</p>
+
+<p>Cependant notre longue caravane a quitté le
+camp de Pole-Creek, et s'avance à travers la plaine
+sans fin. Les fourgons viennent à la file les uns
+des autres. En tête, vont à cheval les officiers commandant
+l'escorte, puis ce sont les voitures des
+divers membres de la commission, et derrière<span class="pagenum" id="Page_136">[Pg 136]</span>
+celles-ci les fourgons des personnes qui sont attachées
+à l'expédition par devoir ou par curiosité.
+Là on voit les <i>reporters</i> des journaux de l'Est,
+quelques parents ou amis des commissaires, Pallardie
+avec ses trois sachems, un munitionnaire
+d'armée qui s'en sa vendre des bœufs au fort
+Laramie, et plusieurs autres <i>excursionnistes</i>. Un
+intrus qui s'est faufilé dans le convoi, que personne
+ne connaît, qui suit la commission depuis un mois
+sous prétexte de faire des affaires, <i>to make some
+business</i>, est là aussi, maugréant contre le mauvais
+temps, contre la lenteur des mules; contre le peu
+d'abondance et le défaut de qualité des vivres.
+Tant est grande la patience américaine, et tel est
+le respect qu'on a ici pour l'individu, que personne
+ne relève cet homme et ne songe à le renvoyer.
+Enfin, derrière la caravane marchent les fourgons
+des soldats et les véhicules qui portent les malles
+et les provisions.</p>
+
+<p>Les muletiers ont soin de garder leur rang, et
+fouettent vigoureusement leurs bêtes, avec force
+jurons, si elles menacent de ralentir le pas.</p>
+
+<p>Hier, on a marché ainsi toute la journée, malgré
+le froid, la bise, et dans l'après-midi on est arrivé
+à Horse-Creek (le ruisseau du Cheval), où l'on a
+campé pour dîner et passer la nuit. Là coulait un
+ruisseau d'eau vive, là se trouvait du bois en abondance.<span class="pagenum" id="Page_137">[Pg 137]</span>
+Ce camp était protégé par un monticule de
+stalactites, témoins de sources incrustantes qui
+jadis ont arrosé ces lieux. Les éléments ont peu à
+peu désagrégé la roche, et le sol est recouvert d'un
+sable siliceux épais.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, de bonne heure, on a levé le camp,
+et l'on s'est remis en route plus gaiement que la
+veille, car l'ouragan a cessé enfin, et le froid cédé
+la place à une température un peu plus clémente.</p>
+
+<p>Le lieu où nous sommes campés ce soir est le plus
+pittoresque de tout le Grand-Ouest. Il a nom Lone-Tree-Creek,
+ou le ruisseau de l'Arbre solitaire.
+Qu'on imagine un rempart de roches sableuses
+couronnant un vaste plateau de roches déchiquetées,
+rongées par les éléments, la pluie, le vent,
+la glace, la neige, et cela de tout temps, depuis
+l'époque mille fois séculaire où les roches se sont
+déposées. Elles ont pris de cette sorte des formes
+étranges, saisissantes, et l'œil même y est trompé.
+Ici c'est une tour en ruines, là une longue muraille
+où plus d'une brèche est ouverte. Plus loin
+est une porte donnant accès dans la ville que protègent
+ces forts; au-dessus semble veiller une
+forme humaine, un guetteur prêt à donner l'alarme.
+Et l'illusion se continue, car en face est un autre
+plateau couronné des mêmes murs, des mêmes
+bastions. On dirait deux villes rivales. Seule, la<span class="pagenum" id="Page_138">[Pg 138]</span>
+vallée profonde les sépare. A mi-hauteur ont poussé
+des cèdres nains et des cyprès dont la ligne sombre,
+vue de loin, ressemble à la bouche béante
+d'autant de cavernes, creusées dans ces murs pour
+les faire sauter. Ce sont là les <i>Scott's-bluffs</i> ou les
+remparts de Scott, ainsi nommés, sans doute, en
+souvenir du trappeur qui les a le premier signalés.
+Ils s'étendent sur d'immenses espaces, et longtemps
+avant d'arriver au camp nous les avons
+découverts à l'horizon. Le ciel était un peu voilé,
+quelques nuages noirs y disputaient leur place au
+soleil. Le soleil, en se jouant dans les nuées, tantôt
+éclairait et tantôt obscurcissait les <i>bluffs</i>, de sorte
+que le sable grisâtre dont sont formés ces remparts,
+tantôt apparaissait comme blanchi par la
+neige, et tantôt s'assombrissait peu à peu au point
+de disparaître entièrement. Cet effet d'optique, se
+répétant à intervalles réguliers, était surprenant;
+aucun de nous ne pouvait détacher ses yeux de ce
+grand spectacle. L'image changeait, d'ailleurs, à
+mesure qu'on approchait davantage. Quand on est
+arrivé au pied des <i>bluffs</i>, ç'a été bien autre chose.
+Les muletiers ont arrêté d'eux-mêmes leurs bêtes,
+et chacun, pendant quelques secondes, est resté
+muet d'étonnement. Ceux-ci comparaient ces
+ruines géologiques aux ruines des plus anciennes
+villes de l'Asie; ceux-là évoquaient le déluge.<span class="pagenum" id="Page_139">[Pg 139]</span>
+L'histoire et la fable ont eu beau jeu, et la discussion
+s'est prolongée d'autant plus aisément, que
+l'on a côtoyé ces merveilleuses roches jusqu'au
+lieu choisi pour le campement. Là, une circonvallation
+complète, interrompue seulement par l'étroit
+passage que s'est ouvert le ruisseau de Lone-Tree,
+entourait la plaine, et semblait la protéger
+à la fois et contre le vent et contre les
+Indiens.</p>
+
+<p>Ces murs naturels de grès tendre, rappelant,
+même de très-près, d'anciennes villes fortes ruinées,
+ne sont pas rares dans les prairies. Sur les
+points que nous parcourons, l'étendue en est
+considérable, et occupe peut-être, avec de très-longues
+solutions de continuité il est vrai, un
+cercle de 50 à 60 milles de rayon. Dans le Colorado,
+les roches de Monument-Creek et celles
+du Jardin des Dieux, dans le Nebraska celles
+des Mauvaises-Terres, sont aussi de la même
+nature.</p>
+
+<p>Ce sont, sans doute, ces ruines d'un nouveau
+genre qui ont provoqué dans l'esprit des premiers
+trappeurs ces légendes d'anciennes villes, veuves
+d'habitants, rencontrées au milieu des prairies,
+avec leurs murs et leurs forteresses encore debout,
+légendes qui ont longtemps eu cours parmi les
+émigrants du <i>Far-West</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_140">[Pg 140]</span></p>
+
+<p>De Lone-Tree Creek, demain une nouvelle étape
+nous conduira directement au fort Laramie, entre
+matin et soir.</p>
+
+<p>Nous nous arrêterons seulement vers le milieu
+de la journée, pour laisser les mules boire et se
+reposer un instant, pendant que l'on prendra le
+<i>lunch</i>. Nous arriverons au fort avant la nuit, après
+avoir parcouru en trois jours, à partir de Pole-Creek,
+une distance de 100 milles ou 160 kilomètres.
+La route que nous avons suivie est bien
+connue des traitants et des anciens trappeurs.
+Elle a été indiquée à la commission par Pallardie
+qui l'a lui-même souvent fréquentée quelques années
+auparavant, à l'époque où il trafiquait avec
+les Indiens.</p>
+
+<p>«C'était alors le beau temps, me disait-il tout
+à l'heure. A l'automne, tous les sauvages, les
+Sioux, les Pieds-Noirs, les Corbeaux, les Gros-Ventres,
+se réunissaient sur le plateau de Lone-Tree-Creek,
+là même où nous campons. Pour une
+tasse de sucre, pour un paquet de tabac à fumer,
+on avait une <i>robe</i> de buffle, ou plusieurs peaux de
+castor. Le sauvage était bon, nous aimait, et nous
+gagnions beaucoup d'argent.</p>
+
+<p>«Aujourd'hui les blancs sont venus, le bison
+est parti ou il a disparu. Les Indiens se méfient de
+nous, et sont devenus méchants. On paye dix et<span class="pagenum" id="Page_141">[Pg 141]</span>
+vingt piastres une robe de buffle, cinq piastres une
+peau de castor, et les affaires ne vont plus<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.»</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4" class="label">[4]</a> Les traitants des prairies étaient jadis plus nombreux qu'à
+présent. Ils faisaient avec les Indiens un commerce d'échange,
+et prenaient des peaux de buffle et d'autres fourrures en donnant
+en retour du sucre, du café, de la farine, du tabac, de la toile,
+des couvertures. L'eau-de-vie et les armes étaient prohibées, mais
+c'étaient surtout les principaux objets d'échange. Comme tous
+les commerces de troque, ce trafic enrichissait bien vite les traitants
+qui gagnaient gros des deux côtés. De grandes maisons de
+Saint-Louis commanditaient ce commerce, et les caravanes partaient
+dans la belle saison. La poudre et les armes tentaient surtout
+les Indiens. Aujourd'hui c'est encore la première chose qu'ils
+demandent aux commissaires de l'Union quand ils tiennent des
+conseils avec eux.</p>
+
+</div>
+
+<p>Qu'aurait donc pensé Pallardie s'il avait pu tout
+à coup se reporter à ces temps primitifs où quelques
+rares trappeurs connaissaient seuls la prairie,
+et où un traitant allait sans plus de façon, dans la
+même année, du Mexique ou de la Louisiane au
+Canada? C'était souvent pour échanger des produits
+du sol contre des fourrures, et parfois aussi,
+comme c'était le cas des Français qui faisaient
+plusieurs centaines de milles, en se rendant du fond
+des prairies à la Nouvelle-Orléans, ou des grands
+lacs à Saint-Louis, pour <i>aller causer un moment à
+la ville</i>.</p>
+
+<p>La route que suivaient ces coureurs de prairies
+porte encore chez les Américains le nom de <i>Spanish-trail</i>,
+comme qui dirait le sentier espagnol ou
+mexicain. Le fort Laramie est aujourd'hui la principale<span class="pagenum" id="Page_142">[Pg 142]</span>
+étape de cette route. Il est situé au confluent
+de la rivière Laramie avec la Plate du nord, dans
+une plaine ondulée (<i>rolling prairie</i>). C'est là que
+demain nous saluerons le drapeau étoilé de l'Union,
+et que les Américains retrouveront la patrie
+au cœur même du grand désert.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_143">[Pg 143]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XII">XII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE FORT LARAMIE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 11 novembre.
+</p>
+
+<p>Le fort où nous sommes campés est l'un des
+principaux postes militaires de l'Ouest. Il a été
+bâti, il y a une trentaine d'années, sur l'emplacement
+même d'un poste de traitants qui y faisaient,
+pour une grande maison de Saint-Louis, les Chouteau,
+le commerce des fourrures avec les Indiens.
+Laramie ou Laramée, qui a donné son nom au fort
+et à la localité, était un chasseur canadien qui fut
+tué à cette place par les Sioux, pendant qu'il tendait
+ses trappes au castor. Ce fait eut lieu vers
+1830, et les blancs en perpétuèrent le souvenir
+en unissant le nom de Laramie à la géographie du
+pays. La rivière qui passe au fort et va se joindre<span class="pagenum" id="Page_144">[Pg 144]</span>
+à la Plate du nord, le piton élevé qui, à quelques
+milles de là, jalonne la ligne de faîte des Montagnes-Rocheuses,
+les plaines au delà de ce piton, ont
+reçu, comme le fort lui-même, le nom de Laramie.
+Bien des voyageurs, trop oubliés dans les
+baptêmes géographiques, ont été moins heureux
+que le pauvre chasseur.</p>
+
+<p>Vu de la route que nous avons suivie, le fort
+ressemble plutôt à une ville hispano-américaine
+qu'à un poste militaire des États-Unis. Les casernes,
+les magasins, les bureaux, les logements des
+officiers, tout est construit en maçonnerie et badigeonné
+à la chaux. Sur un des côtés de la grande
+place des manœuvres, est la résidence du général
+commandant le fort. Avec sa <i>veranda</i> ou galerie
+extérieure couverte, à deux étages, on la prendrait
+pour un hôtel de Panama ou de l'Amérique centrale.
+Non loin est une maison d'un style encore
+plus étrange pour ces pays, une sorte de chalet
+suisse, que le <i>sutler</i> ou fournisseur du poste s'est
+bâtie de ses propres deniers. L'élégance de cette
+habitation fait honte à la mesquine apparence de
+la cantine, sombre et basse. A côté du chalet s'élève
+le seul arbre qu'on voit autour du fort. Les nouvelles
+<i>baraques</i>, ou casernes des soldats, les nouveaux
+magasins sont construits en bois.</p>
+
+<p>Le long de la rivière Laramie, est le <i>corral</i> ou<span class="pagenum" id="Page_145">[Pg 145]</span>
+parc, vaste emplacement quadrangulaire fermé
+d'une haie. C'est là que l'on serre les foins et que
+l'on parque les mules. Les angles du corral sont
+chacun défendus, du côté opposé à la rivière, par
+une batterie octogone en adobe ou pisé (briques
+cuites au soleil). Ces batteries ont été édifiées, à
+l'origine, pour résister aux incursions des Indiens,
+qui commencent avant tout, quand ils surprennent
+les convois d'émigrants ou les postes militaires,
+par faire main basse sur les mules et les chevaux,
+auxquels ils attachent tant de prix. Aujourd'hui
+les Indiens sont loin, et les forts du corral ont été
+transformés en réfectoires à l'usage des muletiers.
+Au lieu de batteries blindées, on n'y voit plus que
+des batteries de cuisine.</p>
+
+<p>Un pont de bois, dont les piles sont jointes par
+des planches branlantes, unit les deux bords de la
+rivière. Sur la rive gauche est le fort avec toutes
+ses dépendances; sur la rive droite, l'unique hôtel
+du pays, où les officiers ont leur mess. En hiver,
+les grandes crues emportent le tablier du pont, et
+alors un bateau ancré à la rive sert à passer les
+pensionnaires. L'hôtel est bâti de pisé et de gros
+rondins de bois, comme un <i>log-house</i> de pionnier
+américain. Il n'a qu'un rez-de-chaussée, mais il
+est des plus confortables, tant pour le vivre que
+pour le couvert, surtout si l'on réfléchit à la nécessité<span class="pagenum" id="Page_146">[Pg 146]</span>
+où l'on est de tout faire venir des États, situés
+à plus de 500 ou 600 milles de distance. A
+côté de l'hôtel est la buvette de rigueur, où l'on
+débite principalement la bière piquante et l'eau-de-vie
+de grains, l'<i>ale</i> et le <i>whisky.</i> Comme pour
+tempérer l'effet de ces boissons, le liquoriste vend
+également des livres, mais ses habitués s'adressent
+plutôt à ses tonneaux qu'à sa bibliothèque. Il est
+vrai que la poste du fort lui fait là-dessus concurrence.
+Elle vend des romans et des journaux dans
+l'intervalle qui sépare les arrivées et les départs
+des courriers. Ceux-ci n'ont lieu que chaque quinzaine,
+et encore sauf le bon vouloir de la Nuée-Rouge
+et de sa bande, ainsi que le directeur du
+bureau a pris soin de l'annoncer sur sa pancarte.</p>
+
+<p>Les résidents du fort Laramie sont au nombre
+de cinq à six cents: officiers, commis d'administration,
+soldats, muletiers d'armée. Comme au fort
+Russell, une partie des officiers ont fait leurs études
+à West-Point, l'école militaire des États-Unis.
+West-Point est situé dans l'État de New-York,
+sur les bords du fleuve Hudson.</p>
+
+<p>Le séjour de Laramie est peu agréable, et le climat
+fort rigoureux en hiver, où l'on reste souvent
+privé de nouvelles pendant plusieurs mois. On
+combat surtout par la chasse les ennuis de
+ce séjour lointain et isolé: dans les prairies, le<span class="pagenum" id="Page_147">[Pg 147]</span>
+buffle et l'antilope, l'écureuil, le loup; dans les
+montagnes, le cerf, l'élan, le daim, le chat sauvage,
+l'ours, dont quelques espèces sont fort dangereuses,
+offrent au chasseur les émotions et les
+périls qu'il ambitionne. Dans quelques maisons,
+on rencontre d'élégants trophées, indices de nombreuses
+victoires. Suivant l'habitude, quelques officiers
+mariés ont appelé leur femme auprès d'eux.
+Comme toutes les Américaines, celles-ci sont arrivées
+dans le désert sans un mot de plainte, et ont
+mêlé les douces joies de la vie de famille aux rigueurs
+d'un exil forcé. Quant aux soldats, ils sont,
+comme dans toute l'armée, le ramassis de la population
+des États-Unis. Il y a parmi eux des réfractaires
+de tous pays, hormis de vrais Américains.</p>
+
+<p>La garnison du fort Laramie comprend quatre
+compagnies d'infanterie et deux de cavalerie. On
+sait avec quelle facilité tous ces soldats désertent.
+«Dès que je verrai une <i>embellie</i>, me disait l'un d'eux,
+un Canadien qui parlait la vieille langue française, je
+passerai au large.» Tous ces soldats sont mécontents
+et disent pis que pendre des camarades. Il n'y a
+de satisfait que Macaron, un autre Canadien, de
+soldat passé cuisinier et que les officiers du fort
+Russell ont amené avec eux. Jamais il ne se lave
+ni le visage ni les mains, qu'il garde noircis de
+fumée. Jamais non plus il n'est prêt à l'heure,<span class="pagenum" id="Page_148">[Pg 148]</span>
+surtout pour le déjeuner; il est vrai qu'il rejette
+alors la faute sur les officiers. «Ces messieurs se
+lèvent toujours les derniers, dit-il, et je ne puis
+rien avoir d'eux.»</p>
+
+<p>Le fort Laramie, gardé par d'aussi pauvres soldats,
+n'a d'un fort que le nom. Aucune circonvallation,
+aucun mur ne l'entoure. Du côté opposé à
+la rivière est seulement une sorte de fossé où les
+terres extraites ont été jetées en talus, et qui présente
+à l'un de ses angles un vaste tracé circulaire:
+on dirait les fondations pour une tour. C'est là le
+seul ouvrage de défense élevé contre les Indiens.
+N'ayant jamais été attaqué depuis l'établissement
+du fort, il n'a jamais été entretenu. Au delà du
+fossé est le cimetière, où dorment fraternellement
+de leur dernier sommeil les Indiens et les blancs;
+puis vient la prairie, bientôt bornée par des monticules
+de cailloux roulés. Ces monticules sont semés
+de pins comme des dunes qu'on aurait voulu
+fixer sur place; mais les pins ont ici poussé naturellement.
+Gravissant ces coteaux, on jouit d'une
+belle vue sur la Plate, dont la rive gauche est marquée
+par une ligne de remparts naturels de grès
+sableux, analogues à ceux de Lone-Tree-Creek,
+dont je vous ai déjà parlé. Du pied de ces remparts,
+la Plate ne tarde pas à rejoindre son confluent
+avec la rivière Laramie, et de là elle se rend<span class="pagenum" id="Page_149">[Pg 149]</span>
+à North-Plate, la principale station du chemin de
+fer du Pacifique à partir d'Omaha, où elle s'unit à
+la Plate du sud.</p>
+
+<p>Si, du haut des rives de la Plate du nord, on regarde
+au couchant, on aperçoit à l'horizon un piton
+élevé, de forme conique, comme les puys volcaniques
+de l'Auvergne; c'est le pic Laramie, isolé
+au milieu de la plaine, et qui sert de point de repère
+aux émigrants et aux Indiens nomades qui
+traversent cette contrée. Le pic est aligné sur la
+direction des Montagnes-Rocheuses, dont il forme
+le prolongement et comme le dernier piton vers le
+nord. Il est élevé de 1,200 mètres au-dessus
+du niveau du terrain environnant et on l'aperçoit
+de très-loin, de plus de 80 milles. L'air de la
+prairie est si pur, si transparent, si sec, que
+la vue du pic est encore claire à cette énorme
+distance. Il dresse fièrement sa masse bleue au-dessus
+du plan de l'horizon, et l'œil se repose avec
+plaisir sur ce piton de roches massives, le seul
+qu'on aperçoive en parcourant le pays. Plus au
+sud viennent les Montagnes-Noires, les <i>Black-Hills</i>,
+fertiles en bois résineux, en pins, en cèdres, en
+sapins, et sillonnées, dit-on, de veines métallifères
+très-riches. Enfin, dans le territoire de Colorado,
+qu'ils jalonnent sur tout un méridien, sont les
+fameux pics de Long et de Pike, que vous connaissez,<span class="pagenum" id="Page_150">[Pg 150]</span>
+points culminants des Montagnes-Rocheuses,
+et qui portent jusqu'à 5,000 mètres de hauteur
+leurs cimes ardues et neigeuses, saluées par tous
+les émigrants des prairies.</p>
+
+<p>Le chemin qui mène du fort au pic Laramie était
+naguère très-fréquenté. C'est par là que passaient
+les néophytes Mormons pour se rendre dans l'Utah,
+à leur capitale du lac Salé; c'est par là aussi qu'arrivaient
+les émigrants qui, par terre, à pied ou en
+charrette, se rendaient en Californie. Ce chemin
+était encore parcouru par la fameuse diligence
+transcontinentale. Aujourd'hui la fièvre de l'or s'est
+éteinte, au moins dans l'Eldorado, et bien peu d'émigrants
+sont assez pauvres pour aller en Californie
+par les plaines; les Mormons ont vu leurs caisses
+se remplir et leurs recrues prennent le chemin de
+fer du Pacifique; enfin la diligence transcontinentale
+elle-même a dû déplacer ses stations et les
+déplace encore chaque jour devant les étonnants
+progrès de la civilisation du <i>Far-West.</i> La voie ferrée
+lui fait d'ailleurs perdre de plus en plus du
+terrain. Avant trois ans, vous le savez, la malle
+<i>overland</i> n'existera plus, et un double ruban de fer
+unira les deux océans, l'Atlantique et le Pacifique.
+Le fort Laramie aura été le premier atteint par
+cette marche incessante du progrès. La découverte
+des mines d'or dans les Montagnes-Rocheuses et<span class="pagenum" id="Page_151">[Pg 151]</span>
+les développements rapides du territoire de Colorado
+ont reporté plus au sud tout le mouvement
+des plaines. La seule chose qui reste à Laramie et
+qui rappelle encore la civilisation au milieu du
+désert, c'est le télégraphe électrique.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_152">[Pg 152]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XIII">XIII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">UN VILLAGE SIOUX.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 12 novembre.
+</p>
+
+<p>A 3 milles à l'ouest du fort Laramie est installé
+un campement de Sioux. Quelques-uns
+des enfants de la prairie sont aussi rassemblés
+autour du fort et composent avec les premiers ce
+qu'on nomme la bande des <i>Laramie-Loafers</i>, ou
+vagabonds de Laramie. On les appelle ainsi parce
+qu'ils vivent d'aumônes, de secours que leur donne
+le gouvernement.</p>
+
+<p>Le village sioux est à droite de la route qui
+mène au pic Laramie, et près de la rivière. Il comprend
+une centaine de huttes ou <i>loges</i>, ce que l'on
+est convenu d'appeler aussi un <i>wigwam.</i> On calcule
+que chaque hutte peut recevoir à peu près cinq ou<span class="pagenum" id="Page_153">[Pg 153]</span>
+six individus, et cette observation est à noter, car
+on donne ordinairement en loges le chiffre de
+population d'une tribu.</p>
+
+<p>La hutte indienne est composée d'un certain
+nombre de perches effilées, que l'on dispose
+d'abord à terre autour d'un centre commun,
+comme les rayons d'un même cercle, et que l'on
+élève ensuite en les tenant inclinées; de cette façon
+toutes les perches s'enchevêtrent les unes
+dans les autres et se soutiennent mutuellement
+au sommet, où elles sont d'ailleurs liées par une
+corde. L'autre extrémité, qui s'écarte au contraire
+de sa voisine, touche le sol. Le pourtour conique
+de la hutte est recouvert de peaux de bison ou
+de pièces de toile cousues. Le sommet reste ouvert.
+Sur les côtés, une entrée basse, étroite,
+où l'on ne peut passer qu'en rampant, forme la
+porte. Une peau de castor ou une pièce de toile,
+retenue par un clou, une charnière, ou cousue
+dans le haut, se rabat sur cette ouverture et la
+tient d'habitude fermée. Au centre de la hutte
+est du feu toujours allumé, et sur ce feu ou alentour
+sont les marmites et les chaudrons pour les
+repas. Souvent la crémaillère qui tient le chaudron
+descend du sommet même de la hutte. L'ouverture
+supérieure permet seule à la fumée de
+sortir et à la lumière d'entrer; c'est dire que le<span class="pagenum" id="Page_154">[Pg 154]</span>
+séjour de la loge est intolérable à ceux qui n'y sont
+pas accoutumés.</p>
+
+<p>Sur le pourtour, intérieurement, sont les lits,
+les robes de bison entassées qui servent de couvertures
+et de matelas, les hardes de toutes sortes qui
+composent les vêtements, puis les malles et les boîtes
+en cuir dans lesquelles on serre les objets précieux.
+En un coin sont les ustensiles de cuisine,
+quand on en a. Çà et là pend un quartier de bison
+cru, desséché au soleil ou fumé, ou bien de la viande
+étirée en lanières. C'est partout un désordre indescriptible,
+et cependant il paraît que l'Indien s'y
+retrouve et que chaque habitant de la loge a sa
+place irrévocablement fixée.</p>
+
+<p>Un vieux traitant, qui vit avec les Sioux depuis
+plusieurs années (il a même épousé une femme de
+cette tribu), le <i>père Richard</i>, a été l'un des premiers
+qui m'ont reçu dans leur hutte, car il est venu
+momentanément s'installer près des <i>Laramie-Loafers</i>.</p>
+
+<p>A la vue de cet homme enfumé, aux cheveux grisonnants,
+tombant abondamment sur ses épaules:</p>
+
+<p>—Vous êtes Sioux? lui ai-je demandé sans
+trop de réflexion.</p>
+
+<p>—Je suis Français, m'a-t-il répondu de l'air
+le plus tranquille du monde et avec le meilleur
+accent.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_155">[Pg 155]</span></p>
+
+<p>—Comment! vous êtes Français, et vous vivez
+sous la hutte comme les sauvages!</p>
+
+<p>—Je le préfère, c'est plus commode.»</p>
+
+<p>Ç'a été sa seule réponse. Il m'a présenté à sa
+femme et à sa fille, qui sont venues timidement me
+donner la main, puis nous avons fumé ensemble
+le calumet et causé de Paris, où il projette depuis
+longtemps de faire un voyage. Paris est la première
+ville dont parle toujours l'étranger, qui ne rêve que
+d'en connaître les plaisirs. Le père Richard a un
+autre motif en désirant d'aller voir la grande capitale.
+Sa famille a émigré en Amérique lors de la
+première révolution, et il se sent attiré vers la
+France comme vers la patrie de ses pères.</p>
+
+<p>Le village sioux, où je ne m'attendais guère à retrouver
+un compatriote, a bien d'autres curiosités
+à m'offrir. Autour des huttes courent les enfants
+à moitié nus, garçons ou jeunes filles. Ils s'amusent
+à bâtir de petites loges ou jouent au <i>poney</i>,
+c'est-à-dire qu'ils chargent l'un d'eux de deux
+longs bâtons traînants, un à droite, l'autre à
+gauche, puis mettent en travers sur ces bâtons
+ce qui est censé représenter les effets domestiques,
+vêtements, peaux de buffle, ustensiles de cuisine,
+que les Indiens emportent quand ils émigrent, en
+chargeant ainsi leurs chevaux ou poneys. Enfants
+des Peaux-Rouges, enfants des peuples civilisés,<span class="pagenum" id="Page_156">[Pg 156]</span>
+ce sont toujours les mêmes jeux: l'imitation de ce
+que voit l'enfant. Ici la poupée qui rappelle la
+grande dame, ou bien le ménage, les chevaux de
+bois, les théâtres, les maisons de carton; là le
+poney et la petite loge.</p>
+
+<p>Les chiens sont nombreux autour des huttes. Les
+Indiens possèdent des bataillons de ces animaux,
+et le chien est pour eux à la fois un défenseur,
+une sentinelle vigilante et un moyen de nourriture.</p>
+
+<p>Comme je parcourais le camp des Sioux, ces
+gardiens attentifs, insoucieux du sort qui leur
+était réservé, ont aboyé à ma présence; mais je les
+ai calmés de la voix et j'ai continué mon exploration.
+Je suis entré dans beaucoup de huttes. Ici
+des guerriers en rond jouent aux cartes et des
+balles de plomb servent d'enjeu. Tous les joueurs
+sont silencieux et ne laissent paraître leur émotion
+ni au gain ni à la perte; encore moins s'avisent-ils
+de jeter un regard sur celui qui les visite. Là
+d'autres jouent le <i>jeu des mains</i>, une sorte
+de <i>morra</i> italienne, et des flèches, piquées en terre,
+marquent les points. Cette fois les joueurs s'accompagnent
+de chants discordants et de la musique
+assourdissante de battements de casseroles et de
+tambours de basque.</p>
+
+<p>Je ne puis pas pénétrer dans toutes les huttes.<span class="pagenum" id="Page_157">[Pg 157]</span>
+Quelques-unes sont sévèrement gardées et l'on en
+éloigne les profanes. C'est là qu'on fait la <i>grande
+médecine</i>, ou que les devins soumettent leurs malades
+à l'épreuve des bains de vapeur.</p>
+
+<p>Autour de quelques loges, les femmes, assises en
+rond, travaillent à des ouvrages d'aiguille, ornent
+de perles des colliers, des mocassins, ou tracent
+un dessin sur un cuir de bison. Elles vont avec
+lenteur, calculant, réfléchissant, comptant les
+lignes et les points et prenant garde de se tromper.
+De vieilles matrones préparent des peaux tendues
+autour de piquets. Avec un caillou de grès siliceux,
+elles raclent la peau, en enlèvent toutes
+les bavures, puis la polissent avec une espèce de
+ciseau d'acier emmanché au bout d'un os. Autrefois
+la hache de pierre tranchante, en silex ou
+en diorite, servait à faire cet ouvrage avant que
+le fer eût été apporté au sauvage par l'homme
+civilisé.</p>
+
+<p>Après avoir été ainsi préparée, la peau de bison
+est tannée avec la cervelle même de l'animal.</p>
+
+<p>Les femmes sont loin d'être belles. Si la plupart
+des Indiens ont un type fier et noble, les <i>squaws</i>
+ne présentent sur leur figure rien qui révèle la
+femme comme les nations civilisées la comprennent.
+Timides, honteuses, elles baissent les yeux
+devant le blanc, se cachent. La fatigue, le dur travail<span class="pagenum" id="Page_158">[Pg 158]</span>
+ont altéré leurs traits. A elles incombent tous
+les soins domestiques.</p>
+
+<p>Ce sont elles qui nettoient la maison, étrillent
+les chevaux, préparent les repas, élèvent les enfants
+ou <i>pappooses</i>, dressent la hutte, et en voyage
+portent à pied tout le matériel de la loge. L'homme
+suit, à cheval, n'ayant que son arc et ses flèches.
+Pour surcroît d'agrément, les femmes sont souvent
+battues. Elles sont regardées comme des esclaves
+par leur mari, qui épouse autant de femmes qu'il
+veut. Pour un cheval, pour quelques peaux de
+bison, les parents donnent volontiers leur consentement,
+et tout est dit. La chasteté n'est pas de
+rigueur, mais souvent le mari coupe le nez ou les
+oreilles à la femme infidèle. Chez les Peaux-Rouges,
+chacun est ainsi son propre juge et applique
+la loi à sa façon.</p>
+
+<p>D'autres fois la femme est vendue dès que le
+mari est dégoûté d'elle. Les femmes des blancs,
+quand les Indiens les amènent prisonnières et les
+conduisent dans leur loge, ne sont pas mieux traitées.
+Toutefois, dans quelques tribus, on les respecte
+et il faut croire que, dans ce cas, c'est la
+peau blanche qui répugne au Peau-Rouge. Vous
+comprenez maintenant pourquoi l'Indien, toujours
+à cheval, en guerre ou en chasse, est beau, bien
+fait, et comment les <i>squaws</i>, soumises à tant d'épreuves,<span class="pagenum" id="Page_159">[Pg 159]</span>
+sont chez eux, contrairement à ce qui a
+lieu ailleurs, la plus vilaine moitié de l'espèce humaine.</p>
+
+<p>Il est juste de dire que, dans le village des Sioux,
+toutes les femmes ne répondent pas également à
+cette description; un certain nombre sont même
+jolies, et se rapprochent du type blanc; il est facile
+de voir qu'elles sont de sang mêlé.</p>
+
+<p>La bande des <i>Laramies-Loafers</i> n'est pas seule
+campée ici. Les Corbeaux, prévenus depuis plus
+d'un mois que la commission se rendrait au fort
+Laramie vers le 10 novembre, à l'époque de la
+pleine lune, sont récemment arrivés. Ils ont
+quitté, pour se rendre à l'appel des commissaires,
+l'extrême nord du Dakota, les bords du ruisseau
+de Pierre-Jaune, où ils étaient alors en chasse.
+Ils sont venus une vingtaine de chefs avec leurs
+femmes, leurs enfants et quelques <i>braves</i> (les lieutenants
+des chefs), et cela malgré la neige et la
+distance, malgré les Sioux, avec lesquels ils sont
+en guerre. Ceux-ci pouvaient les arrêter au passage,
+car il a fallu traverser le territoire ennemi
+pour arriver au lieu du rendez-vous.</p>
+
+<p>En hommes qui comprennent leur valeur, les
+Corbeaux ont campé à une certaine distance des
+Indiens <i>loafers</i>, mais on peut aisément confondre
+les tentes, dont le style est le même. Le type des<span class="pagenum" id="Page_160">[Pg 160]</span>
+hommes seul est différent, et les Corbeaux sont
+certainement les plus fiers des Indiens des prairies,
+au moins des Indiens du Nord. Les traits sont largement
+accentués, de grandes proportions, la stature
+gigantesque, les formes athlétiques. La
+figure, majestueuse, rappelle les types des Césars
+romains, comme on les voit gravés sur les médailles.</p>
+
+<p>Je suis entré dans la hutte des chefs. «Touchez-leur
+la main à tous, m'a dit un officier du fort qui
+avait déjà pénétré dans la tente, ce sont tous de
+grands chefs.» J'ai obéi à ces paroles et touché
+successivement la main à ces seize sachems
+assis en rond, en faisant à chaque fois entendre
+ce son guttural: <i>A'hou!</i> qui sert de salutation
+auprès des Peaux-Rouges. Chacun a répété à
+son tour mon salut, et quelques-uns m'ont serré la
+main jusqu'à faire craquer les os. Ce vif témoignage
+d'amitié, chez l'Indien ordinairement si impassible,
+m'a surpris. Sans doute ces braves gens
+ont cru avoir affaire à quelque membre influent
+de la commission, dont ils attendent force concessions
+et force cadeaux. La cérémonie de salutation
+terminée, nous avons fumé le calumet. Chaque Corbeau
+tirait quelques bouffées de la pipe et la passait
+indifféremment à son voisin. Nul ne parlait.</p>
+
+<p>J'ai profité de ce silence pour examiner à loisir<span class="pagenum" id="Page_161">[Pg 161]</span>
+ces hommes. Je vous ai déjà dit leurs formes athlétiques.
+Leur figure est tatouée, sur les joues, de
+rouge vermillon. Ils sont à peine vêtus, celui-ci
+d'une couverture de laine, celui-là d'une peau de
+buffle ou d'un uniforme incomplet d'officier; cet
+autre a le torse tout nu. Beaucoup portent des colliers
+ou des pendants d'oreilles en coquillages ou
+en dents d'animaux. L'un a autour du cou une
+médaille d'argent à l'effigie d'un président des
+États-Unis (Pierce), cadeau qu'il a reçu à Washington
+lorsqu'il s'y est rendu en mission en 1853.
+L'autre porte sur la poitrine un cheval d'argent
+assez grossièrement travaillé et doit à cet ornement
+le sobriquet de Cheval-Blanc, sous lequel on le désigne.
+Un vieux chef, blessé, la jambe percée de
+deux balles et maintenue dans un appareil installé
+par les Indiens eux-mêmes, gît dans un coin de la
+hutte. Il me rend mon salut en jetant vers moi un
+regard triste, et en me montrant son membre malade
+qui l'empêche de se lever.</p>
+
+<p>Les Corbeaux ne sont pas les seuls Indiens nomades
+que j'ai rencontrés à Laramie. Sur un petit
+îlot, au milieu de la rivière, sont campés deux
+chefs Arrapahoes, arrivés de la Porte (frontière du
+Colorado), et représentant les <i>tatoués</i> du nord<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. Ils<span class="pagenum" id="Page_162">[Pg 162]</span>
+sont venus à Laramie pour prendre part aux conférences
+en même temps que les Corbeaux, dont
+ces nouveaux Indiens se différencient nettement
+par leur type hagard et sombre.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5" class="label">[5]</a> Arrapahoes, en indien, signifie, dit-on, les tatoués.</p>
+
+</div>
+
+<p>Les diverses tribus du nord, surtout celles qui
+composent par leur agrégation la grande nation
+des Sioux, étaient celles qui attendaient le plus
+impatiemment les commissaires; mais les Corbeaux
+seuls sont venus. M. Beauvais, agent principal
+de la commission, dépêché depuis plusieurs
+mois de Saint-Louis à Laramie, avait promis d'amener
+les Sioux, et les Sioux ne sont point venus.
+Ils sont en ce moment en chasse, loin, bien loin,
+et ne veulent pas se déranger. On leur a envoyé
+estafettes sur estafettes, à quoi quelques-uns ont
+répondu qu'il faisait trop froid pour entreprendre
+ce grand voyage, d'autres que les blancs les ont
+toujours trompés et qu'ils ne veulent plus se rendre
+à leur appel. Certains d'entre eux, se montrant
+insolents, ont envoyé à tous les diables la
+commission des États-Unis. «Que le Grand-Père
+(le président des États-Unis) rappelle ses jeunes
+hommes (ses soldats) de notre pays,—a répondu
+la Nuée-Rouge, chef de la bande des Vilaines-Faces,
+aux envoyés des commissaires,—et alors
+nous signerons un traité dont on ne verra pas la
+fin.» Tous les chefs présents, et entre tous le<span class="pagenum" id="Page_163">[Pg 163]</span>
+lieutenant Grosses-Côtes, ont applaudi hautement
+à ces paroles de la Nuée-Rouge.</p>
+
+<p>Les Chayennes du Nord ne se sont montrés ni
+plus polis ni plus empressés que les Sioux. Le
+pauvre M. Beauvais, que les Indiens appellent
+Gros-Ventre à cause de sa corpulence, n'en peut
+mais, et il irait volontiers lui-même à pied chez
+les Sioux, fût-ce vers la bande de la Nuée-Rouge,
+pour les amener de vive force.</p>
+
+<p>Lassée d'attendre, la commission a décidé
+qu'elle ouvrirait les conférences avec les Corbeaux
+demain 12 novembre, à dix heures du matin, et
+qu'elle entendrait également les chefs Arrapahoes,
+qui sont venus de la Porte. Dans l'intervalle, elle
+a reçu officiellement les dépositions de quelques
+traitants du territoire de Montana. Ceux-ci ont
+parlé des dévastations commises par les Indiens
+dans cette région, récemment colonisée par les
+Américains, qui en exploitent les mines d'or et
+d'argent. Les déposants n'ont pas d'ailleurs laissé
+ignorer à la commission les sujets de plainte que
+pouvaient avoir les Indiens contre les blancs.</p>
+
+<p>Le gouverneur du Colorado, l'honorable M. Hunt,
+a été également entendu et a fait aux commissaires
+le récit des pillages récents des Chayennes et des
+Arrapahoes.</p>
+
+<p>C'est par ces préliminaires que la commission<span class="pagenum" id="Page_164">[Pg 164]</span>
+des États-Unis, accomplissant sévèrement son mandat
+et ne laissant pencher la balance ni en faveur
+des blancs ni en faveur des Peaux-Rouges, prélude
+à la grande conférence ou <i>pow-wow</i> qu'elle va ouvrir
+avec les sauvages.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_165">[Pg 165]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XIV">XIV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">MONTAGNARDS, TRAPPEURS ET TRAITANTS.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 13 novembre.
+</p>
+
+<p>A la nouvelle de notre arrivée, tous les coureurs
+du Grand-Ouest, les trappeurs qui chassent le
+bison et le castor, les traitants qui font le commerce
+avec les tribus, tous ces énergiques aventuriers
+des Montagnes-Rocheuses que les Américains
+désignent sous le nom de montagnards
+(<i>mountainers</i>), sont accourus à Laramie. Ils savaient
+que la commission devait venir, ils arrivaient au-devant
+d'elle. J'ai vu là le <i>père</i> Bissonnette, un
+vieux traitant louisianais, d'origine française. Il
+vit aujourd'hui dans une ferme aux environs de
+Laramie. Il a du reste toujours fréquenté ces parages,
+car le fort Laramie, avant d'être une station<span class="pagenum" id="Page_166">[Pg 166]</span>
+militaire, était, je vous l'ai dit, un poste de
+traitants, appartenant à la célèbre maison Chouteau
+de Saint-Louis. Si vous avez lu le récit du
+voyage de Frémont dans l'Extrême-Ouest, vous
+aurez vu qu'il y est fait mention de Bissonnette,
+quand Frémont s'arrête à Laramie.</p>
+
+<p>«Il a gagné de l'argent gros comme le bras,
+m'a dit Pallardie. Beauvais et moi, nous avons été
+ses agents, nous avons travaillé sous lui. Aujourd'hui
+c'est nous qui sommes riches et lui qui est
+pauvre. Que voulez-vous? dans le désert, pour
+passer le temps, on joue, on s'amuse. Les femmes,
+la bonne chère, ça mène loin! Bissonnette a tout
+perdu, mais il est resté bon garçon.»</p>
+
+<p>Un autre traitant, un Français de pure origine,
+car il est arrivé du Havre, nous a invités aujourd'hui
+dans sa tente à un repas de chien; ceci soit
+dit sans jeu de mots. Nous avons mangé un jeune
+chien, engraissé et tué à notre intention. La chair
+du meilleur mouton ne peut se comparer à celle-là,
+et je conçois l'usage des Peaux-Rouges de réserver
+le chien pour les repas de fête, surtout ceux où
+ils veulent faire les honneurs aux blancs.</p>
+
+<p>—Comment trouvez-vous cette viande? m'a demandé
+le général Harney, qui a vieilli au milieu
+des guerres indiennes, et qui, pour la centième
+fois peut-être, s'asseyait à un repas de ce genre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_167">[Pg 167]</span></p>
+
+<p>—Excellente, général.</p>
+
+<p>—Avez-vous mangé du cheval à Paris? car on
+dit que vous êtes devenus hippophages.</p>
+
+<p>—Pas encore; mais, dès mon retour, je goûterai
+certainement du cheval, ne fût-ce que pour comparer
+avec le chien.</p>
+
+<p>La vérité est que je n'ai jamais mangé de meilleur
+mouton que ce jeune chien de Laramie.</p>
+
+<p>Notre hôte s'appelle Guérut. Il est parti du
+Havre, il y a quelque vingt ans, pour faire fortune
+aux États-Unis (c'est toujours pour faire fortune
+qu'on arrive dans ce pays), et il est venu se
+perdre, après maintes vicissitudes, au fond de l'Extrême-Ouest.
+Il est aujourd'hui interprète du fort
+auprès des Laramie-Loafers.</p>
+
+<p>Parmi les traitants venus à Laramie est encore
+le père Richard, que je vous ai déjà présenté. Je
+vais de temps en temps fumer le calumet avec
+lui, le vrai calumet des Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>«J'ai gagné beaucoup d'argent avec les Sioux;
+me disait-il tout à l'heure; mais un jour les Chayennes,
+ces coquins de sauvages, en guerre avec mes
+amis les Sioux, m'ont tout pris. Ils m'ont volé tous
+mes chevaux, toutes mes belles robes de buffle,
+toutes les peaux de castors que j'avais préparées.
+Il me reste bien encore quelques piastres, et je ne
+suis pas tout à fait pauvre. Cet hiver, je veux aller<span class="pagenum" id="Page_168">[Pg 168]</span>
+dans les Montagnes-Noires couper des traverses
+pour le chemin de fer. Il y a là des dollars à gagner.
+Je sais des bois de cèdres et de sapins qui
+n'appartiennent à personne; j'en profiterai pour
+les exploiter.»</p>
+
+<p>Le meilleur type, entre tous ces coureurs des
+grandes plaines, tous ces vieux trappeurs, qui me
+rappellent tous la France, soit l'ancienne, celle
+du Canada et de la Louisiane, soit la France contemporaine,
+le meilleur type est encore celui de
+notre guide et interprète Pallardie.</p>
+
+<p>Et cependant que de choses il ignore encore sur
+les sauvages. J'ai essayé de le consulter sur les
+origines, les légendes, les traditions des Peaux-Rouges,
+au milieu desquels il a si longtemps vécu.
+Un soir, autour du feu du bivouac, quand nous
+allions ces jours derniers de Hill's-Dale à Laramie,
+pensant que le Canadien serait communicatif, je
+lui demandai si les Sioux, qu'il connaissait si bien,
+dont il parlait si bien la langue, n'avaient pas conservé
+quelque tradition sur leur première venue
+en Amérique.</p>
+
+<p>«Je ne me suis jamais occupé de ça, m'a répondu
+Pallardie. Demandez-moi le prix des peaux
+de buffle ou des peaux de castor, là-dessus je puis
+vous répondre; mais les légendes, les origines,
+comme vous les appelez, ça ne m'intéresse pas.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_169">[Pg 169]</span></p>
+
+<p>Et je n'ai rien pu tirer de lui.</p>
+
+<p>Sur le Sioux, j'en ai su davantage. Grâce à lui,
+j'ai pu apprendre à compter dans cette langue, à
+la fois gutturale et harmonieuse, qui, à l'entendre
+parler, rappelle beaucoup l'espagnol. J'ai composé
+aussi un petit dictionnaire de mots usuels sioux
+que je vous montrerai à Paris.</p>
+
+<p>Enfin Pallardie m'a initié au langage par signes,
+que parlent entre eux tous les Peaux-Rouges pour
+se comprendre d'une tribu à l'autre, et qui a beaucoup
+d'analogie avec celui de nos sourds-muets.</p>
+
+<p>Quant au corbeau et à l'arrapahoe, personne
+n'a pu me donner de leçons de ces langues. Elles
+sont des plus gutturales et ne se prononcent, du
+moins l'arrapahoe, que du bout des lèvres. Aucun
+interprète n'est capable de les écrire et souvent,
+tout en les comprenant, ne peut les parler que
+par signes. L'arabe le plus renforcé n'est rien à
+côté de ces langues diaboliques.</p>
+
+<p>Les linguistes, les anthropologistes, les ethnologistes
+devraient bien nous dire pourquoi toutes
+ces tribus, voisines les unes des autres, ont des
+langues si dissemblables et présentent des types
+si divers. Le problème se pose plein de difficultés
+devant les partisans de l'unité de l'espèce humaine,
+mais ce n'est pas ici le cas de le résoudre, il suffit
+de l'indiquer en passant.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_170">[Pg 170]</span></p>
+
+<p>J'aime mieux finir par un dernier mot sur ces
+vigoureux trappeurs, sur ces braves traitants, qui
+continuent si courageusement dans les prairies les
+habitudes de chasse, de commerce et d'excursion
+au milieu de tribus indiennes, habitudes que la
+première a introduites la France, et que ses enfants
+n'ont pas oubliées. Ces coureurs des grandes
+plaines sont des pionniers à leur façon, et je m'en
+voudrais si, après avoir vécu un moment au milieu
+d'eux, après avoir partagé leur tente, leurs repas,
+je ne leur avais pas consacré quelques lignes. Honneur
+donc à ces enfants lointains de la vieille
+France! je suis sûr que vous les aimez déjà comme
+moi.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_171">[Pg 171]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XV">XV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE GRAND CONSEIL DES CORBEAUX.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie (Dakota), 14 novembre.
+</p>
+
+<p>Voulez-vous que je vous raconte tout au long la
+conférence des Peaux-Rouges avec les commissaires
+de paix? Cela peut-être vous intéressera. Cela me
+fera passer le temps, car que faire de mieux en
+ce fort?</p>
+
+<p>Vous savez que c'est avant-hier que les grands
+chefs des Corbeaux étaient convoqués à une solennelle
+entrevue par les commissaires de l'Union.</p>
+
+<p>Ce jour-là, le soleil s'est levé radieux, le ciel
+était sans nuage, le temps d'une douceur exceptionnelle.</p>
+
+<p>En comparant la température à celle des jours
+précédents, où ils avaient tant souffert pour venir<span class="pagenum" id="Page_172">[Pg 172]</span>
+à cheval du fond du Dakota, les vieux sachems ont
+dû penser que le Grand-Esprit se montrait enfin
+favorable. Si le soleil, une de leurs divinités, consentait
+à leur sourire, c'est qu'ils allaient sans
+doute avoir gain de cause dans le grand pow-wow
+avec les blancs.</p>
+
+<p>L'heure indiquée pour l'ouverture du palabre était
+dix heures du matin. Les Indiens, qui ne sont jamais
+pressés et ne lisent l'heure qu'au soleil, se sont
+fait un peu attendre; peut-être terminaient-ils
+aussi leurs cérémonies de grande médecine. Enfin,
+ils ont paru, ornés de leurs plus beaux habits.
+Quelques-uns étaient à cheval; ils ont traversé à
+gué la rivière Laramie, pendant que les autres,
+suivis des femmes et des enfants, les squaws et les
+pappooses, qui venaient aussi assister à la conférence,
+arrivaient par le pont. La femme de Dent-d'Ours,
+un des principaux orateurs, était à cheval
+comme son mari, qu'elle ne quitte jamais. Les
+Indiennes enfourchent la bête comme les hommes.</p>
+
+<p>Le grand chef Pied-Noir, ayant mis pied à terre,
+a fait signe aux braves ou guerriers de s'aligner.
+Chacun a un costume différent, celui-ci une peau
+de buffle sur une chemise de toile; cet autre une
+couverture de laine et une jaquette de peau de
+daim, rehaussée de franges, mais privée d'ornements
+en cheveux, dont les Indiens n'osent guère<span class="pagenum" id="Page_173">[Pg 173]</span>
+se parer devant les blancs. Les scalps, pour ce
+jour-là, sont restés à la maison. L'un porte un
+habit d'officier et un pantalon veuf de son siége;
+les basques de l'habit sont heureusement assez
+longues.</p>
+
+<p>Plusieurs ont le chef couvert d'un chapeau de
+feutre noir, à forme calabraise, comme ceux des
+généraux américains. Le tour du chapeau est orné,
+sur toute la hauteur, d'une série de rubans multicolores.
+Quelques chefs sont chaussés de bas et de
+mocassins de cuir. Le cou, les oreilles de tous sont
+chargés de colliers, de pendants faits de coquillages
+ou de dents d'animaux. Non content de tous ces
+ornements, un Corbeau a ajouté à sa chevelure
+une chevelure postiche, de sorte qu'il a une queue
+allant de l'occiput à la plante des pieds. Cette
+queue n'est pas bariolée comme celle du grand
+chef des Brûlés, mais elle est semée de plaques
+d'argent, rondes, de peu d'épaisseur, obtenues par
+le battage patient de dollars américains ou d'autres
+pièces de peu de valeur. Les ronds vont en diminuant
+régulièrement de la tête aux pieds, et l'on
+devine, à l'orgueil que montre le sachem porteur
+de cette parure, qu'il ne la donnerait pas pour un
+empire. Il faut que les Indiens attachent un grand
+prix à cet ornement, très-cher d'ailleurs, puisqu'on
+le retrouve chez toutes les tribus.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_174">[Pg 174]</span></p>
+
+<p>Le chef à la longue chevelure n'est pas le seul
+qui attire les regards. Un Corbeau porte avec fierté
+une large médaille, reçue naguère à Washington
+des mains du président. Un autre, à défaut de
+médaille officielle, a pris une piastre mexicaine.
+A son tour, Cheval-Blanc n'a pas oublié de se parer
+du cheval d'argent qui lui a valu son nom, et
+qui pend comme une décoration sur sa poitrine.
+Il y a joint un sachet carré de toile grise et fort
+peu propre, dans lequel il a soigneusement enfermé
+son miroir. Comme la plupart des Peaux-Rouges,
+il est très-inquiet de sa toilette et de la
+figure qu'il fait.</p>
+
+<p>A côté de lui, marchent Bout-de-piquet-de-hutte,
+l'Homme-qui-a-reçu-un-coup-de-fusil-à-la-face et
+l'Oiseau-dans-son-nid, trois chefs ou guerriers en
+grande réputation chez les Corbeaux. La plupart
+des visages sont tatoués de rouge vermillon, de
+jaune, de bleu. Au milieu de l'assemblée, on distingue
+le pauvre blessé que vous connaissez, la
+jambe roidie dans l'appareil qui la maintient. Le
+vieux chef a voulu venir à toute force: on l'a
+hissé à cheval et fait descendre de là à grand'peine,
+et il suit de son mieux clopin clopant.</p>
+
+<p>Après s'être mis en ligne, les sachems ont entonné
+un chant de leur nation, grave, sombre,
+mêlé de cris discordants et parfois d'aboiements<span class="pagenum" id="Page_175">[Pg 175]</span>
+aigus. Les basses, les barytons et les ténors n'observent
+dans ce chœur aucune mesure, et cependant
+cette musique primitive, sauvage, va bien
+avec le type des chanteurs et avec le milieu qui
+encadre cette scène.</p>
+
+<p>C'est de la sorte que les chefs se sont avancés
+sur une seule ligne, lentement, dans le plus grand
+ordre, sans s'inquiéter de la foule qui se presse
+autour d'eux. Jamais les Corbeaux, aux formes
+athlétiques, aux figures majestueuses, ne m'ont
+paru plus solennels. Puis ils se sont débandés et
+sont entrés un moment dans la chambre des interprètes.</p>
+
+<p>Là on n'a pas tardé à les prévenir que la commission
+les attendait pour ouvrir la séance.</p>
+
+<p>La salle où s'est tenu le pow-wow est de grande
+dimension. Elle est construite en bois, et peut
+facilement contenir 250 à 300 personnes; elle
+servait précédemment de magasin au quartier-maître
+du fort.</p>
+
+<p>Les chefs des Corbeaux, assis ensemble sur des
+bancs, chacun à la place que lui assigne son rang,
+les commissaires, chacun sur un siége isolé, forment
+le cercle, de telle sorte que l'on peut dire
+que l'extrême civilisation est en face de l'extrême
+barbarie. C'est au centre de ce cercle que va se
+tenir l'orateur. Sur un des côtés, sont les interprètes<span class="pagenum" id="Page_176">[Pg 176]</span>
+et les agents des Indiens; sur l'autre, le
+sténographe, le secrétaire de la commission, les
+rapporteurs des journaux, etc. Les femmes et les
+enfants des sachems sont venus, et quelques femmes,
+entre autres les plus vieilles matrones, se
+sont assises sur les mêmes bancs que les chefs. On
+voit là l'Eau-qui-court, la Jument-Jaune, et la
+Femme-qui-a-tué-l'ours. Les pappooses, tout jeunes
+et même à la mamelle, troublent souvent par leurs
+cris ou leurs pleurs le calme de l'assemblée, mais
+personne n'y prend garde, surtout les Corbeaux.</p>
+
+<p>Les Laramie-Loafers, les trois grands chefs
+Sioux, guidés par Pallardie, les officiers, les soldats
+et les employés du fort, tout ce monde est
+venu pour assister aux débats qui vont s'ouvrir. La
+commission, paternelle et libérale, n'a fermé la
+porte à personne.</p>
+
+<p>Quand le silence s'est établi, le docteur Matthews,
+agent des États-Unis auprès des Corbeaux,
+se lève, et dit en anglais: «J'ai l'honneur de présenter
+à la commission de paix les chefs de la
+nation des Corbeaux;» et se tournant vers les
+chefs, il dit en corbeau:</p>
+
+<p>«Voici les commissaires envoyés de Washington
+pour faire la paix avec vous. Écoutez bien ce qu'ils
+vous diront, et vous verrez si je vous ai dit des
+mensonges.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_177">[Pg 177]</span></p>
+
+<p>L'interprète des Corbeaux, Pierre Chêne, un Canadien,
+de sang à la fois irlandais et français, traduit
+ces paroles en anglais à la commission. Il
+est aidé dans ses fonctions par John Richard, fils
+de ce Français, à moitié Sioux, qui est venu momentanément
+installer sa hutte avec toute sa famille
+au milieu des Laramie-Loafers, et que vous
+connaissez maintenant aussi bien que moi.</p>
+
+<p>Pierre Chêne et Richard ne brillent pas comme
+interprètes. Ils traduisent en mauvais anglais, et
+sans avoir égard au génie de la langue des Corbeaux,
+les éloquents discours qu'on va entendre,
+et feront regretter à la commission les vaillants
+truchements qu'elle vient de quitter au conseil des
+cinq nations du Sud<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6" class="label">[6]</a> Ce conseil, tenu dans le Kansas, au mois d'octobre, sur le
+ruisseau de la Hutte à médecine (<i>Medicine Lodge Creek</i>), tributaire
+de l'Arkansas, s'est terminé par un solennel traité de paix
+signé par les Comanches, les Apaches, les Kayoways, les Chayennes
+et les Arrapahoes. Tous ont consenti à se rendre dans les cantonnements
+ou <i>réserves</i> que leur ont indiqués les commissaires,
+sur les bords de la rivière Rouge, au sud du <i>Territoire indien</i>,
+où sont déjà cantonnés depuis de longues années les Cherokees, les
+Creeks, les Chactas, les Osages et autres tribus des États atlantiques.</p>
+
+</div>
+
+<p>La présentation des Corbeaux à la commission,
+et de celle-ci aux Corbeaux, est dans les mœurs
+américaines, qui tiennent en cela de celles des Anglais.
+Aux États-Unis, avant de parler à quelqu'un,
+il faut lui avoir été présenté.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_178">[Pg 178]</span></p>
+
+<p>Pendant que cette double présentation a lieu, les
+Corbeaux font entendre le cri sourd: <i>A'hou!</i> qui
+sert à la fois de salut chez l'Indien des prairies et
+de signe d'approbation. En même temps, le calumet
+circule de bouche en bouche, tandis que les
+sachems muets, immobiles, semblent en apparence
+indifférents.</p>
+
+<p>A la fin, Dent-d'Ours se lève, tire trois bouffées
+du calumet, et le présentant au docteur Matthews:
+«Fume, et souviens-toi de moi aujourd'hui et accorde-moi
+ce que je te demanderai;» puis le passant
+au général Harney: «Fume, père, et aie pitié
+de moi;» au président Taylor: «Père, fume, et
+souviens-toi de moi et de mon peuple, parce que
+nous sommes pauvres;» et offrant aussi le calumet
+aux généraux Augur, Terry, Sanborn, au colonel
+Tappan: «Et toi de même, père,» dit-il à
+chacun d'eux, pendant que chacun des commissaires,
+approchant le tuyau de ses lèvres, tire une
+bouffée de la pipe, puis la rend à Dent-d'Ours, en
+inclinant la tête en manière d'assentiment, ou en
+poussant le cri guttural <i>A'hou!</i> Cela fait, Dent-d'Ours
+s'assied, et dit qu'il est prêt, lui et sa nation,
+à entendre les discours des blancs. Alors, au
+milieu d'un silence profond, le président Taylor se
+lève et lit le <i>speech</i> suivant, dont chaque phrase est
+traduite en corbeau par l'interprète Chêne, et que<span class="pagenum" id="Page_179">[Pg 179]</span>
+pour vous je reproduis ici textuellement en français:</p>
+
+<p>«Mes amis, chefs, capitaines et guerriers de la
+nation des Corbeaux, le Grand-Esprit a fait tous
+les hommes, et c'est pourquoi nous sommes frères.
+Sur notre invitation, vous avez fait un long chemin
+au milieu des plus grandes difficultés pour
+venir nous voir. Nous avons aussi parcouru de
+longues distances pour vous voir et vous serrer la
+main. Votre Grand Père à Washington, bien qu'il
+soit si éloigné de vous, est informé de votre bon
+vouloir. Il connaît votre amitié pour ses enfants
+blancs. Il sait aussi combien de preuves de paix
+vous avez données au gouvernement. Il connaît
+les obstacles qui vous assiégent. Il nous a envoyés
+pour vous voir et apprendre de votre bouche votre
+situation. Nous pourrons aviser ainsi aux mesures
+nécessaires pour éloigner de vous toute difficulté,
+et faire bonne route ensemble. Nous apprenons
+que de riches mines ont été trouvées dans votre
+pays, et que dans certains cas les blancs en ont
+pris possession. Nous apprenons aussi que des
+routes ont été ouvertes à travers votre territoire,
+que des établissements y ont été créés, que le buffle
+que vous chassez est dispersé au loin et diminue
+même avec rapidité. Nous savons enfin que
+les blancs deviennent de plus en plus nombreux<span class="pagenum" id="Page_180">[Pg 180]</span>
+autour de vous, et s'emparent de vos meilleures
+terres pour les occuper définitivement.</p>
+
+<p>«C'est parce que de telles choses ont lieu, que
+nous sommes envoyés vers vous par votre Grand
+Père de Washington. Nous sommes envoyés pour
+prendre les mesures qui adouciront le plus possible
+cette fâcheuse situation, et vous protégeront
+en même temps contre tout embarras à venir.
+Nous désirons séparer une partie de votre territoire
+pour votre nation, où vous puissiez vivre à
+jamais vous et vos enfants, et où votre Grand Père
+de Washington et la commission ne permettront à
+aucun blanc de s'établir. Nous désirons que vous
+nous indiquiez la section de votre territoire qui
+pour cela vous conviendrait le mieux. Et quand
+vous aurez ainsi marqué cette section, que nous ne
+pourrons jamais occuper, nous désirons acheter
+de vous le reste de vos terres pour en faire usage,
+en vous laissant toutefois le droit d'y chasser aussi
+longtemps que le buffle y subsistera. Dans la réserve
+que vous choisirez, nous entendons bâtir
+une maison pour votre agent, un moulin pour
+scier votre bois, un moulin pour broyer votre
+grain, une forge, une maison pour votre fermier,
+et toutes les autres maisons qui pourront être nécessaires.
+Nous voulons aussi vous fournir sur ces
+réserves les chevaux et le bétail qui vous permettront<span class="pagenum" id="Page_181">[Pg 181]</span>
+d'avoir des provisions assurées, et de soutenir
+vos familles quand le buffle aura disparu.
+Nous désirons aussi vous envoyer chaque année
+des habits chauds qui vous couvrent confortablement,
+et des instruments agricoles qui vous rendent
+capables de gagner votre vie en travaillant
+la terre. Pour que vos enfants deviennent aussi intelligents
+que les blancs, nous voulons vous envoyer
+des maîtres qui les élèvent. Vous avez rendu
+nos cœurs contents en venant ici nous voir, et
+vous ne vous en irez pas les mains vides. Nous
+avons pour vous des présents en route. Ils devraient
+être déjà arrivés. Nous vous serons toujours
+reconnaissants des sentiments pacifiques que
+vous n'avez cessé de témoigner envers notre peuple,
+et nous comptons bien à l'avenir vous montrer
+toute notre amitié par nos actes. Maintenant, nous
+désirons entendre de vous tout ce que vous avez à
+nous dire. Nous apporterons toute notre attention
+à vos paroles et nous vous répondrons animés du
+meilleur esprit. J'ai dit.»</p>
+
+<p>La première partie de ce discours a été reçue de
+la part des Corbeaux avec des marques d'approbation
+générale, et entrecoupée de ces sons gutturaux
+qui sont pour les Indiens ce que sont les
+interjections: <i>Bien! très-bien! bravo!</i> dans notre
+Corps législatif. La seconde partie a été écoutée<span class="pagenum" id="Page_182">[Pg 182]</span>
+au contraire avec défiance, au milieu d'un silence
+glacial.</p>
+
+<p>Quand le président a eu fini, le calumet a continué
+à passer de bouche en bouche, et les Indiens
+ont semblé se concerter. Un des commissaires, le
+général Sanborn, pour dissiper ce nuage et ramener
+le calme dans l'esprit des Corbeaux, prie l'interprète
+de leur faire entendre que ce n'est pas
+tout leur territoire que veulent occuper les blancs,
+mais seulement la partie qui est déjà en voie de
+colonisation. Cela ne paraît point convaincre les
+sachems.</p>
+
+<p>Cependant Dent-d'Ours se lève: «Ce que vous
+m'avez dit, je l'ai parfaitement compris. Je suis
+venu pour vous voir, et je vais vous dire ce que
+je pense.» Alors, serrant la main au président
+Taylor: «Père, je suis venu de loin pour te voir,
+fais-moi justice;» puis au général Harney: «Père,
+tu m'as envoyé chercher, écoute-moi bien;» puis
+au général Augur: «Père, je suis heureux de te
+rencontrer et de te serrer la main; fais quelque
+chose pour moi;» et au général Terry: «Père,
+je suis bien fatigué; je suis un homme pauvre; je
+suis venu de bien loin pour te voir;» et au général
+Sanborn: «Père, fais quelque chose pour moi;
+j'ai campé, en venant ici, dans des endroits où le
+bois et l'herbe manquaient, et où il faisait bien<span class="pagenum" id="Page_183">[Pg 183]</span>
+froid; mes chevaux sont fatigués;» enfin, s'adressant
+au colonel Tappan: «Père, regarde-moi, je
+suis pauvre; aime-moi comme je t'aime et accorde-moi
+ce que je te demanderai.»</p>
+
+<p>Quatre fois Dent-d'Ours fait le tour de l'hémicycle
+occupé par la commission, en répétant les
+mêmes formules, qu'il varie à peine, et serrant
+chaque fois la main aux commissaires. On se demande
+quand finira cet exorde préparatoire, mais
+le docteur Matthews a soin d'avertir l'assemblée
+que c'est une coutume chez les Corbeaux de répéter
+jusqu'à quatre fois la cérémonie du <i>shake-hands</i>
+(serrement de mains) avec les gens qu'on veut
+honorer le plus. A la fin Dent-d'Ours, prenant une
+robe de buffle des mains de sa femme qui est là, la
+présente au général Harney: «Père, tu as les
+cheveux blancs, protége-toi de cette peau, elle
+garantira ta vieillesse contre le froid.» Puis l'orateur
+se rend au centre du cercle occupé d'une part
+par les Indiens, de l'autre par les commissaires, et
+demande la permission de parler assis. L'interprète
+traduit phrase par phrase le discours en anglais,
+le voici tel qu'il a été prononcé, tel que je l'ai
+écrit moi-même et pour ainsi dire sténographié
+en anglais sous la dictée de l'interprète:</p>
+
+<p>«Pères, au printemps dernier, j'étais au pied
+de la montagne du Mouflon, et l'un de vos jeunes<span class="pagenum" id="Page_184">[Pg 184]</span>
+hommes me dit que vous viendriez nous visiter.
+Mon père blanc me demandait de faire une partie du
+chemin. J'hésitai, car j'étais loin, bien loin; mais à
+la fin je me décidai à me mettre en route. Cet automne,
+quand les feuilles des arbres tombaient,
+les Corbeaux étaient sur les bords du ruisseau de
+Pierre Jaune. Votre messager m'apporta dix caisses
+de tabac, et nous fit connaître votre désir que
+nous vinssions à Laramie. En réponse je dis oui,
+oui! J'aurais préféré que mon père blanc vînt au
+fort Philippe-Kearney, et non à Laramie, et je dis
+que s'il avait poussé jusque-là, j'aurais répondu
+affirmativement à tout ce qu'il m'aurait demandé;
+mais dans l'intervalle les mauvais jours sont arrivés,
+et j'ai dû venir à Laramie. Il fait froid, et mes
+chevaux ont piteuse mine. C'est donc mon père
+blanc qui va répondre oui, oui, à toutes les demandes
+que je vais lui adresser.</p>
+
+<p>«Pères, j'ai fait une longue route pour venir
+vous voir. Je suis parti du fort Smith, je suis très-pauvre;
+j'ai faim, j'ai froid. Nous n'avons trouvé
+en route ni buffle, ni bois, ni eau. Regardez-moi,
+vous tous qui m'écoutez. Je suis un homme comme
+vous. J'ai une tête et un visage comme vous. Nous
+sommes tous un seul et même peuple. Je veux que
+mes enfants et ma nation prospèrent et vivent de
+longues années.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_185">[Pg 185]</span></p>
+
+<p>Et alors se levant, Dent-d'Ours se dirige vers les
+commissaires Taylor et Harney, et leur serre convulsivement
+les mains:</p>
+
+<p>«Pères, pères, pères, s'écrie-t-il par trois fois,
+écoutez-moi bien. Rappelez vos jeunes hommes de
+la montagne du Mouflon. Ils ont couru par le pays,
+ils ont détruit le bois qui poussait et le gazon vert;
+ils ont incendié nos terres. Pères, vos jeunes hommes
+ont dévasté la contrée et tué mes animaux,
+l'élan, le daim, l'antilope, mon buffle. Ils ne les
+tuent pas pour les manger; ils les laissent pourrir
+où ils tombent. Pères, si j'allais dans votre pays
+tuer votre bétail, que diriez-vous? N'aurais-je pas
+tort, et ne me feriez-vous pas la guerre? Eh bien,
+les Sioux m'ont offert des centaines de mules et de
+chevaux pour aller en guerre avec eux, et je n'y
+suis pas allé.</p>
+
+<p>«Il y a de cela longtemps, vous avez fait un
+traité avec la nation des Corbeaux; puis vous avez
+emmené un de nos chefs avec vous dans les États.
+Vous entendez bien ce que je veux dire, je le suppose.
+Ce chef n'est jamais retourné. Où est-il?
+Nous ne l'avons plus revu, et nous sommes fatigués
+d'attendre. Donnez-nous ce qu'il a laissé.
+Nous, ses amis, ses parents, nous sommes venus
+pour connaître ses dernières volontés.</p>
+
+<p>«J'ai appris que vous aviez aussi envoyé des<span class="pagenum" id="Page_186">[Pg 186]</span>
+courriers aux Sioux. Vous avez fait à ceux-ci,
+comme à nous, des présents de tabac; mais les
+Sioux m'ont dit qu'ils ne viendraient pas; car vous
+les aviez toujours trompés. Les Sioux nous ont
+dit: «Ah! les pères blancs vous ont appelés et
+vous allez les voir. Ils vous traiteront comme
+ils nous ont traités. Allez et voyez, et revenez
+nous dire ce que vous avez entendu. Les pères
+blancs séduiront vos oreilles par d'agréables
+paroles et de douces promesses qu'ils ne tiendront
+jamais. Allez, et voyez-les, et ils se moqueront
+de vous.»</p>
+
+<p>«J'ai laissé dire les Sioux et je suis venu vous
+visiter. Quand je retournerai, je m'attends à perdre
+en route la moitié de mes chevaux.</p>
+
+<p>«Pères, pères, je ne suis point honteux de parler
+devant vous. Le Grand-Esprit nous a faits tous,
+mais il a mis l'homme rouge au centre, et les
+blancs tout autour. Faites de moi un Indien intelligent.
+Ah! mon cœur déborde, il est plein d'amertume.
+Tous les Corbeaux, les vieux chefs des
+anciens jours, nos aïeux, nos grands-pères, nos
+grand'mères, nous ont dit souvent: «Soyez
+amis des Visages-Pâles, parce qu'ils sont puissants.»</p>
+
+<p>«Nous, leurs enfants, nous avons obéi et voici
+ce qui est arrivé.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_187">[Pg 187]</span></p>
+
+<p>«Il y a longtemps, il y a plus de quarante ans,
+les Corbeaux campaient sur le Missouri.</p>
+
+<p>«Notre chef reçut à la tête un coup de pistolet
+d'un chef blanc. (Ici le général Harney interrompt
+l'orateur et dit: Le chef blanc était fou, j'étais là,
+j'ai vu la chose.)</p>
+
+<p>«Un jour, sur le ruisseau de Pierre Jaune, il y
+avait trois fourgons campés. Il y avait là trois hommes
+blancs et avec eux une femme blanche. Quatre
+Corbeaux vinrent à eux et leur demandèrent un
+morceau de pain. Un des hommes blancs prit son
+fusil et tira. Cheval-Alezan, un chef, fut atteint et
+mourut. Nous, nous oubliâmes ce méfait. Et ces
+choses, je vous les dis pour vous montrer que les
+Visages-Pâles ont eu des torts aussi bien que les
+Indiens.</p>
+
+<p>«Il y a quelque temps, j'allai au fort Benton,
+car nous avions, nous aussi, eu des torts. Mes
+jeunes hommes avaient tiré par erreur sur des
+blancs. J'en demandai pardon au chef blanc. Je lui
+donnai neuf mules et soixante robes de buffle en
+expiation du mal que nous avions fait. C'est ainsi
+que je payai pour nos torts.</p>
+
+<p>«De là, j'allai au fort Smith, sur le ruisseau du
+Mouflon, et j'y trouvai les blancs. Je me présentai
+pour toucher la main aux officiers, mais ils me
+répondirent en me mettant les poings sur la figure<span class="pagenum" id="Page_188">[Pg 188]</span>
+et en me jetant à terre. C'est ainsi que nous sommes
+traités par vos jeunes hommes.</p>
+
+<p>«Pères, vous m'avez parlé de bêcher la terre et
+d'élever du bétail. Je ne veux pas qu'on me tienne
+de tels discours. J'ai été élevé avec le buffle et je
+l'aime. Depuis ma naissance, j'ai appris comme
+vos chefs à être fort, à lever ma tente quand il en
+est besoin et à courir à travers la prairie selon
+mon bon plaisir. Ayez pitié de nous, je suis fatigué
+de parler.</p>
+
+<p>«Et toi, père,—s'adressant au président Taylor
+et lui donnant ses sandales,—prends ces mocassins,
+et tiens-toi les pieds chauds.»</p>
+
+<p>Le discours de Dent-d'Ours a été interrompu du
+côté des Indiens par de fréquentes marques d'assentiment,
+et les commissaires eux-mêmes ont
+fait entendre, à certains passages, des accents non
+équivoques d'approbation.</p>
+
+<p>L'orateur, qu'aucun signe d'applaudissement
+n'a influencé, a continué son discours lentement,
+s'arrêtant à chaque phrase, pour laisser l'interprète
+traduire; puis, reprenant sans peine le fil de son
+discours, comme s'il l'eût prononcé tout d'une
+haleine. Et cependant il improvisait.</p>
+
+<p>La langue harmonieuse, bien qu'un peu gutturale,
+des Corbeaux, langue musicale, semée de
+voyelles et d'aspirations comme l'espagnol, qu'elle<span class="pagenum" id="Page_189">[Pg 189]</span>
+rappelle, ainsi que le sioux, cette langue prêtait un
+charme de plus au discours de Dent-d'Ours. Il accompagnait
+ses paroles d'un geste cadencé et doux,
+noble et élégant, et qui avait l'avantage d'être en relation
+avec l'idée qu'il voulait exprimer. Les gestes
+composent chez les Peaux-Rouges une langue universelle,
+comme les signes des sourds-muets.</p>
+
+<p>«J'ai compris tout ce qu'ont dit les Corbeaux,
+dit à Pallardie l'Ours-Agile, l'un des chefs sioux
+présents, en sortant de la conférence, rien qu'aux
+gestes qu'ils faisaient.»</p>
+
+<p>Quand Dent-d'Ours a eu fini de parler, Pied-Noir,
+un autre grand orateur des Corbeaux, s'est
+levé et est venu serrer la main à chacun des commissaires,
+remerciant ses pères blancs qui sont
+venus pour voir les Peaux-Rouges, et confirmant
+ce qu'a dit Dent-d'Ours, que les Corbeaux sont
+pauvres et fatigués; qu'ils ont souffert en route du
+froid, de la faim, du manque d'eau, que leurs
+chevaux font peine à voir. Pied-Noir supplie chacun
+des commissaires individuellement de l'écouter
+avec patience, d'une oreille attentive, et de faire
+droit à ses demandes.</p>
+
+<p>Enfin, se dépouillant de sa robe de buffle, il en
+entoure les épaules du président Taylor, en lui
+disant: «Garde cette robe, car, en l'acceptant, tu
+reconnaîtras que tu es mon frère.»</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_190">[Pg 190]</span></p>
+
+<p>Et alors, se rendant au milieu du conseil et rejetant
+avec ses mains ses longs cheveux noirs, qui
+lui tombent jusqu'au milieu du dos:</p>
+
+<p>«Quand les Corbeaux manquent de flèches, dit-il,
+ils en font avec des morceaux de fer; quand ils
+manquent de feu, ils frottent deux cailloux l'un
+contre l'autre et allument ainsi du bois pour se
+chauffer; quand ils veulent dépecer les animaux,
+ils font des couteaux de pierre, et c'est ainsi qu'ils
+en usent avec les bêtes qu'ils tuent à la chasse.
+Tout cela, les Corbeaux savent bien le faire; mais
+s'ils allaient sur les réserves que leur indiquent
+les blancs, ils ne sauraient conduire les bœufs ni
+labourer la terre avec la charrue. C'est pourquoi
+ils n'aiment point qu'on leur parle de ces choses.
+Que leurs pères blancs leur donnent plutôt des
+chevaux pour chasser le buffle, et des fusils pour
+le tuer, et tout ira bien. Le Grand-Esprit a fait
+l'homme et la femme pour vivre ensemble; l'homme
+pour chasser et la femme pour travailler. Nous
+ne voulons rien changer à cette situation.</p>
+
+<p>«Pères, j'ai toujours été ami des blancs, et je
+veux continuer à l'être. J'ai été élevé comme un
+sauvage, mais je n'ai jamais fait de tort à personne.
+Il y a plusieurs années, les blancs vinrent acheter
+aux Corbeaux la route de Californie, qui passe au
+fort Laramie. Pour cette route, ils devaient payer<span class="pagenum" id="Page_191">[Pg 191]</span>
+cinquante années d'indemnités. Les Corbeaux n'ont
+reçu ces indemnités que deux ou trois ans. C'est
+après avoir signé ce traité qu'un de nos grands
+chefs est allé dans votre pays. Nous ne l'avons jamais
+plus revu. Nous voudrions savoir ce qu'il est
+devenu, s'il est monté dans les nuages ou s'il est
+descendu sous terre...»</p>
+
+<p>Pied-Noir fait ensuite l'histoire de sa nation dans
+le passé. Elle était alors puissante, aujourd'hui elle
+est pauvre; on dirait que le Grand-Esprit s'est retiré
+d'elle. Revenant à ce propos sur les traités
+conclus, et toujours violés par les blancs: «A
+quoi bon faire des traités, si c'est de la sorte que
+les blancs les observent?...</p>
+
+<p>«Ne nous parlez pas de nous confiner dans un
+coin de notre territoire; abandonnez plutôt la route
+de la rivière à la Poudre. Rappelez vos jeunes hommes
+qui sont campés le long de cette route et tous
+ceux qui cherchent de l'or. Ce sont ceux qui sont
+cause de toutes nos guerres et de tous nos malheurs.»
+Ici, la voix de l'orateur s'émeut, son
+corps tremble, la sueur perle en larges gouttes sur
+sa face, ses yeux brillent d'un éclat inusité. Tels
+devaient paraître devant les rois de l'Asie les vieux
+prophètes d'Israël, quand ils venaient leur faire
+entendre les plaintes du peuple juif.</p>
+
+<p>S'arrêtant un instant, Pied-Noir ramène de nouveau<span class="pagenum" id="Page_192">[Pg 192]</span>
+ses longs cheveux en arrière; puis, passant
+la main sur son front, comme pour rassembler ses
+souvenirs, il rappelle, comme Dent-d'Ours, et au
+milieu des sourds murmures des Indiens qui l'approuvent,
+tous les mauvais traitements des blancs
+envers les Corbeaux, qui n'ont eu aucun tort. Il
+signale les indignes malversations des agents qui
+leur vendent des farines avariées, ce dont une fois
+cinq ou six Indiens sont morts, et leur donnent
+des marchandises hors d'emploi pour de bonnes
+robes de buffle. Se dressant alors de toute sa hauteur,
+et élevant fièrement le bras: «Mais sur tout
+cela, s'écrie-t-il, mon cœur est de roche; je ne
+veux pas me plaindre.» Et rappelant enfin comment
+on les a frauduleusement dépouillés de leurs
+terres: «Bien que je sois pauvre, je ne mourrai
+point, dit-il, mon bras est solide, et je puis encore
+chasser le buffle comme mes pères l'ont chassé...
+Vos jeunes hommes sont fous, rappelez-les. Ils
+sont comme les enfants; ils ne connaissent pas ce
+dont ils ont besoin; ils tuent le buffle pour le seul
+plaisir de se distraire, pendant que nous souffrons
+de la faim et que nous devenons pauvres. Si vous
+voulez la paix, renvoyez vos soldats vers l'est,
+qu'ils y vivent; mais non chez nous, où ils portent
+le trouble et la guerre.» Et alors, frappant de ses
+deux mains sa large poitrine toute nue: «Mes<span class="pagenum" id="Page_193">[Pg 193]</span>
+grands-pères ont recommandé à la nation des Corbeaux
+d'être bonne. Comment pourrions-nous être
+bons, quand vous prenez nos terres, en nous promettant
+en retour tant de choses que vous ne donnez
+jamais? Nous ne sommes pas des esclaves, et
+nous ne sommes pas des chiens. Un jour, au fort
+Smith, comme je demandais des provisions aux
+soldats, ils m'ont frappé à la tête d'un coup de
+bâton. Quand je me le rappelle, je deviens méchant
+et féroce. Il n'y a donc pas d'hommes dans votre
+pays, pour que vous envoyiez ici ces enfants si bien
+habillés qui nous imposent ces vexations?» Et sa
+lèvre est plissée par le mépris, et il tend vers
+l'un des commissaires sa main saisie d'un tremblement
+convulsif.</p>
+
+<p>«... Nous voulons vivre comme nous avons été
+élevés, en chassant les animaux des prairies. Ne
+nous parlez donc plus de nous cantonner sur des
+réserves et de nous faire cultiver la terre. Laissez-nous
+aller où va le buffle. Envoyez vos fermiers,
+mais que ce ne soit pas pour nous. Le Corbeau
+promène son camp à travers la plaine et chasse
+l'antilope et le buffle. C'est là ce qu'il aime. Pères,
+regardez-moi et regardez tous les Corbeaux: ils
+sont de la même opinion que moi. Si vous nous
+donnez un homme blanc pour agent et pour traitant,
+je voudrais que ce fût John Richard, Pierre<span class="pagenum" id="Page_194">[Pg 194]</span>
+Chêne, et le docteur Matthews. Ceux-là sont francs
+et ne mentent pas (assentiment de tous les Corbeaux).
+Regardez-moi, et regardez mon peuple. Je
+ne suis pas honteux de vous parler.» Et alors,
+allant de nouveau serrer la main aux commissaires:
+«Père, leur dit-il à chacun d'une voix radoucie,
+fais quelque chose pour moi; je suis fatigué
+d'avoir parlé si longtemps.» Et il va s'asseoir
+en silence, et prend le calumet qu'on lui passe, la
+tête inclinée et le regard pensif.</p>
+
+<p>Quand Pied-Noir a repris sa place, un vieux
+Corbeau qui, depuis le commencement du conseil,
+tient à la main une longue verge, avec laquelle il
+est arrivé le matin, se lève. Le Loup (c'est le nom
+de ce troisième orateur), est en même temps le
+lettré de la bande, ami des apologues et en racontant
+au besoin. Après avoir procédé comme d'usage
+à la cérémonie du <i>shake-hands</i>, il prend sa place
+au centre de l'hémicycle, tenant toujours sa longue
+tige à la main. Elle est en bois de noyer dur
+(<i>hickory</i>), à dix nœuds. Le Loup appelle chacun de
+ces nœuds une génération d'hommes, et montre
+comment chaque génération naît, se développe et
+meurt, faisant place à une autre. Chacune de ces
+générations est ensuite assimilée par le Loup à une
+génération de Corbeaux. Sa nation a été amie des
+blancs pendant tout cet espace de temps. «Pour<span class="pagenum" id="Page_195">[Pg 195]</span>
+que la génération actuelle continue de même, s'écrie
+alors l'orateur, dont la fin de l'apologue est
+impatiemment attendue par les commissaires,
+n'envoyez plus de fourgons sur la route de la rivière
+à la Poudre, surtout n'y envoyez plus de soldats.
+Rappelez vos jeunes hommes de notre pays,
+et alors nous serons heureux et vivrons en bonne
+harmonie avec vous, comme nous avons vécu pendant
+les générations précédentes.»</p>
+
+<p>Ce <i>speech</i>, aussi humoristique que les premiers
+ont été sérieux, prouve aux commissaires que le
+principe de mêler l'agréable à l'utile est en faveur
+même auprès des Indiens. L'heure est d'ailleurs
+avancée. Il est une heure d'après midi: depuis
+plus de trois heures on est en conférence. Le sténographe,
+les <i>reporters</i>, les commissaires n'en
+peuvent plus. Quant aux Indiens, fumant toujours
+le calumet, ils restent impassibles sur leur banc,
+et certainement demeureraient là jusqu'au soir, si
+on ne les congédiait. Néanmoins, il est temps de
+lever la séance, ce que fait le président Taylor, en
+ajournant le conseil au lendemain matin.</p>
+
+<p>Les chefs s'en sont allés lentement, un à un,
+suivis de leurs <i>squaws.</i> Ils sont venus toucher la
+main aux commissaires. Les vieillards et les matrones
+ont même embrassé le président et le général
+Harney, en frottant leurs joues et leur nez contre<span class="pagenum" id="Page_196">[Pg 196]</span>
+les leurs, non sans laisser un peu de vermillon
+sur la peau des hommes blancs. L'Américain ne
+s'inquiète pas pour si peu, et tous les commissaires
+se sont livrés d'aussi bonne grâce aux embrassades
+des Peaux-Rouges, qu'ils se sont prêtés à la
+cérémonie du <i>shake-hands</i> et à celle du calumet.</p>
+
+<p>Les orateurs et leur bande ne sont pas retournés
+chez eux sans dîner. Ils se sont rendus, en sortant
+du conseil, dans l'appartement des interprètes, et
+là ont pris part à un repas que leur ont offert les
+commissaires; mais ceux-ci ont dîné ailleurs.
+Sans couteaux et sans fourchettes, assis par terre
+ou sur des lits, les Indiens se sont emparés de gros
+quartiers de bœuf ou de mouton rôti. Quand ils y
+ont mordu à belles dents, ils les ont passés fraternellement
+à leur voisin. La boisson est du café
+noir, qui circule dans d'énormes tasses en faïence.
+On emplit celles-ci à plusieurs reprises dans un vaste
+chaudron où fume l'infusion aromatique au milieu
+de l'appartement. Les Corbeaux ont fait largement
+honneur à tous les plats, mais le festin a été
+calme, silencieux, et nul n'a disputé à son voisin
+une place ou un morceau de choix. Pendant le dîner,
+quelques femmes sioux, du village de <i>Laramie-Loafers</i>,
+sont venues en curieuses, et se sont
+assises sur le devant de la porte de la salle du festin.
+Elles se sont rendu entre elles, pour passer le<span class="pagenum" id="Page_197">[Pg 197]</span>
+temps, le même service que se rendent les femmes
+du peuple à Naples en fouillant dans leurs cheveux;
+mais les convives n'y ont pris garde et ont
+continué de manger.</p>
+
+<p>Le soir, des danses ont eu lieu, en plein air, devant
+la tente du <i>père</i> Richard. Là encore le café a
+circulé abondamment. Le feu était allumé au
+milieu du rond formé par les danseurs, et ceux-ci
+en chantant, et suivis de leurs femmes, ont commencé
+leur danse de guerre. Les mouvements sont
+d'abord très-lents, puis, à la fin, précipités. Les
+jambes surtout sont en jeu et l'on pousse des hurlements
+en cadence. Tout cela est terrible, quand
+on prélude ainsi à quelque combat, ou que l'on
+danse autour d'un prisonnier que l'on va mettre à
+mort et qu'auparavant l'on torture. Devant la tente
+du vieux Richard, la danse des Corbeaux n'a pas
+présenté ces caractères sinistres: elle a fatigué
+bien vite les spectateurs, ennuyés de ces mouvements
+et de ces chants monotones, qui marquent
+une ressemblance de plus entre les Peaux-Rouges
+et les races asiatiques, dont on les prétend sortis. La
+race rouge n'a pas, comme la race noire, le don de la
+danse et du chant. Les Corbeaux eux-mêmes ont
+fini par se lasser de leur musique et de leur pas
+cadencé. De bonne heure ils sont allés se coucher
+et se préparer au conseil du lendemain.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_198">[Pg 198]</span></p>
+
+<p>Hier, à l'heure indiquée (dix heures du matin),
+les Corbeaux ne paraissaient pas. La délibération
+de la veille n'a pas été tout à fait amicale, et l'on se
+demande si les Indiens retourneront au conseil.
+Ils ont enfin paru, mais isolément et non plus en
+une masse compacte comme la première fois.
+Dent-d'Ours est absent; il fait dire qu'il est malade
+et qu'il éprouve le besoin de retourner chez lui et
+de manger du buffle frais. La vérité, c'est qu'il y
+a eu la veille une dispute entre les Arrapahoes
+et les Corbeaux. Ceux-ci ont dû partager avec
+leurs frères rouges un bœuf que leur a donné la
+commission, et s'y sont prêtés de mauvaise grâce.
+Cependant, Dent-d'Ours se montre bientôt, et vient,
+toujours accompagné de sa femme, prendre sa
+place dans le conseil, tandis que la conférence est
+déjà ouverte.</p>
+
+<p>Tout a lieu cette fois sans le cérémonial de la
+veille: les présentations, la connaissance sont
+faites, et c'est en quelque sorte comme la continuation
+du conseil précédent.</p>
+
+<p>Le président Taylor ouvre la séance en répliquant
+aux discours des Corbeaux. Suivant son habitude,
+il lit son <i>speech</i>, et il le lit froidement, avec une
+grande lenteur. Les discours officiels lus, préparés,
+sont les mêmes partout, sans animation, sans
+vie. M. Taylor ferait mieux d'improviser quelques<span class="pagenum" id="Page_199">[Pg 199]</span>
+chaudes paroles devant ces grands chefs dont les
+discours de la veille sont de si beaux modèles d'éloquence,
+et qui ont en quelque sorte indiqué aux
+orateurs blancs la marche qu'ils devraient toujours
+suivre dans les <i>pow-wow</i> avec les Indiens.</p>
+
+<p>Le président remercie les Corbeaux de ne s'être
+pas vengés de ceux qui les avaient maltraités, et
+dit qu'il informera leur Grand Père et de leur bonne
+conduite et des méfaits des blancs, qui seront punis.
+«A l'avenir, ajoute-t-il, prévenez immédiatement
+votre agent, qui vous fera rendre justice...
+Vous ne vous en irez pas cette fois les mains vides,
+et nous remplacerons les chevaux que vous avez
+perdus... Le chef que vous aviez envoyé aux États
+fut bien traité, reçut des présents, et nous l'avons
+suivi dans son retour jusque sur le Missouri. Là
+il a disparu soudainement, soit qu'il ait été assassiné
+ou qu'il se soit noyé dans la rivière, en tombant
+d'un <i>steamer.</i> Nous sommes fort peinés de cet
+accident, et nous nous proposons de donner deux
+chevaux aux parents de ce chef, comme compensation.»
+Ici l'interprète fait remarquer que deux
+des parents sont présents: c'est Cheval-Blanc et
+un autre vieux sachem, qui témoignent d'une
+grande joie à ce cadeau inespéré qui leur arrive.</p>
+
+<p>«Vous dites, continue le président, que vous
+préférez vivre comme vous avez toujours vécu, au<span class="pagenum" id="Page_200">[Pg 200]</span>
+lieu de vous enfermer dans des <i>réserves</i>. C'est pour
+votre bien que nous vous indiquons ces cantonnements:
+le buffle diminue avec rapidité, et avant peu
+d'années il aura tout à fait disparu... Les blancs
+sont maintenant dans les grandes plaines, et ont
+bâti des villes jusque sur les bords de la mer de
+l'Ouest... Nous voulons, quand il est encore temps,
+vous garantir un territoire qui soit à jamais à vous
+et à vos enfants. Vous n'avez pas besoin d'y aller
+tout de suite. Chassez maintenant où il vous plaira,
+mais sur ce territoire, qui vous aura été réservé,
+les blancs ne pourront mettre le pied; le Grand
+Père les en ferait sortir à coups de fusil.» Marques
+d'enthousiasme, approbation. Cheval-Blanc se lève,
+et va toucher la main aux commissaires. «... Le
+printemps prochain, nous prendrons une décision
+au sujet de l'abandon de la route de la rivière à la
+Poudre. La saison est maintenant trop avancée pour
+que nous quittions les forts que nous avons sur
+cette route... Si les Sioux cessent de nous faire la
+guerre, il est probable que nous vous rétrocéderons
+cette partie de votre territoire... Vous nous avez
+demandé Pierre Chêne et John Richard pour traitants,
+et le docteur J. Matthews pour agent: nous
+consentons à vous les donner... Retenez bien ce
+que je vous ai dit comme venant de la part de tous
+les commissaires. Faites-le savoir quand vous<span class="pagenum" id="Page_201">[Pg 201]</span>
+serez retournés chez vous, et gardez-en le souvenir.
+J'ai dit.»</p>
+
+<p>Ce <i>speech</i> terminé, le président demande si quelqu'un
+des chefs présents a des observations à faire.
+Pied-Noir se lève, et dit qu'un chef des Sioux du
+nord, son beau-frère, l'Homme-qui-est-effrayé-de-ses-chevaux,
+lui a dit un jour que les Sioux faisaient
+la guerre aux blancs à cause de la route de
+la rivière à la Poudre; il vaudrait donc mieux abandonner
+au plus vite cette route. «Vous parlez de
+la disparition du buffle et des autres animaux des
+prairies, ajoute Pied-Noir, mais dans mon pays
+nous avons encore abondance de buffles, de daims,
+d'élans, d'antilopes; beaucoup de castors sur les
+petits cours d'eau, beaucoup de poissons, de bons
+poissons, sur toutes nos rivières. Vous voudriez
+avoir notre pays pour rien, cela n'est pas loyal.
+Moi, je viens vous demander aujourd'hui le payement
+d'une partie de mes terres sur lesquelles
+vous vivez. Et vous parlez de faire des traités! Vous
+n'avez pas observé celui que vous avez signé à
+Horse-Creek. Payez d'abord ce que vous nous devez,
+et vous parlerez ensuite de conclure un autre
+traité!» Ici, le commissaire Taylor et les généraux
+Harney et Sanborn ne peuvent s'empêcher de déclarer
+que, pendant dix ans, les indemnités dues
+aux Indiens ont été envoyées régulièrement de<span class="pagenum" id="Page_202">[Pg 202]</span>
+Washington; si elles ne leur sont pas parvenues,
+c'est que les agents les ont volées<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. «Nous sommes
+honteux de cela, disent les commissaires aux Indiens,
+mais justice sera faite.»</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7" class="label">[7]</a> Non-seulement la plupart des agents volent les objets qu'on
+envoie aux tribus, mais encore les revendent aux Indiens au
+double et au triple de leur valeur. D'autres fois le gouvernement
+de Washington, trompé lui-même par ses commis, envoie des
+objets hors d'usage, comme des centaines de douzaines de jarretières
+élastiques à des gens qui ne portent pas de chaussettes, ou de fourchettes
+à des gens qui mangent avec leurs doigts; ou bien ce sont
+des caisses de guimbardes, de petits miroirs, de canifs ébréchés,
+en un mot tous les <i>rossignols</i> des bazars de New-York, de Philadelphie
+ou de Baltimore, qu'on vend à prix d'or au gouvernement
+central et dont les Indiens n'ont que faire. Partout, du nord
+au sud des États-Unis, de pareilles indignités ont été signalées
+non-seulement par les chefs indiens qui s'en sont plaints amèrement
+à maintes reprises, mais dans les enquêtes même du gouvernement.</p>
+
+</div>
+
+<p>Cependant le Loup succède à Pied-Noir, et dit
+qu'il serait d'autant plus facile d'abandonner la
+route de la rivière à la Poudre, que les colons qui
+passent par là pour aller chercher de l'or dans le
+territoire du Montana, pourraient prendre ou le
+Missouri ou la route qui est de l'autre côté, sur la rive
+gauche. «Ces deux routes, je vous les donne, dit le
+Loup, mais non les autres. Il y a beaucoup d'or dans
+mon pays, je sais où il est, mais je ne l'ai jamais dit à
+personne, de peur que les blancs n'envahissent
+l'endroit. Nous n'avons pas besoin d'or ni d'argent,
+nous ne les employons pas dans nos échanges.<span class="pagenum" id="Page_203">[Pg 203]</span>
+Ceux qui en ont besoin peuvent prendre une des
+deux routes que j'ai indiquées. Je vous les donne.
+J'ai faim et j'ai besoin d'aller chez moi manger du
+buffle... Donnez-moi les cadeaux que vous voulez
+m'offrir, peu ou beaucoup, pour que je puisse
+m'en retourner. J'aime mon pays, j'aime mon
+buffle. J'aime ma femme et mes enfants, et je veux
+aller les revoir... Vous dites que vous donnerez
+des chevaux aux parents de ce chef qui a disparu
+chez vous, j'espère bien que vous nous en donnerez
+à tous, pour que nous puissions tous nous en
+retourner à cheval. J'ai dit.»</p>
+
+<p>A peine le Loup a-t-il fini, qu'un vieux sachem
+se lève, fait le tour de l'hémicycle occupé par les
+commissaires, et leur touchant à chacun la main,
+dit qu'il a une longue route à faire pour s'en retourner,
+et qu'il ne veut pas partir sans les bons
+souhaits de ses pères blancs. Les commissaires lui
+souhaitent le plus heureux voyage.</p>
+
+<p>Le traité de paix est alors déroulé et présenté
+aux Corbeaux pour qu'ils y apposent leur signature<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>,
+mais aucun d'eux ne veut le signer. Les
+uns disent qu'ils ne peuvent le faire sans l'assentiment
+des Sioux, qui ne sont pas là; les autres,<span class="pagenum" id="Page_204">[Pg 204]</span>
+qu'ils ne signeront que si l'on abandonne auparavant
+la route et les forts de la rivière à la Poudre,
+objet de toutes les discussions. Le Loup ajoute que
+tous les chefs des Corbeaux ne sont pas présents,
+et qu'ils n'ont pas fait connaître leur intention.
+Bref, l'insuccès est complet, alors que les résultats
+ont été si décisifs avec les cinq grandes nations
+du Sud, et la commission se voit forcée d'ajourner
+à un moment plus propice et à une saison plus
+favorable, la reprise de ses travaux. On se donne
+rendez-vous à <i>sept lunes, quand le gazon sera vert</i>,
+ce qui, dans le calendrier des peuples civilisés,
+signifie vers le 5 juin 1868. Le lieu de rendez-vous
+est cette fois le fort Phil.-Kearney, et non plus le
+fort Laramie. Cela satisfait les Corbeaux, qui gagnent
+sur la route à faire plusieurs centaines de
+milles. Enfin, on annonce aux sachems, impatients
+de recevoir leurs cadeaux et de repartir, que les
+cadeaux vont arriver, et qu'il y en a beaucoup et
+de beaux, ce à quoi les Corbeaux répondent par
+des grognements de joie; et la séance est levée.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8" class="label">[8]</a> Les Indiens signent en faisant une croix, un trait à la plume,
+ou en essayant d'imiter l'animal dont ils portent le nom: l'ours,
+le loup, l'élan, la tortue, etc.</p>
+
+</div>
+
+<p>Hier soir, les commissaires ont tenu aussi un
+<i>pow-wow</i> avec les deux chefs des Arrapahoes, Cheval-Alezan
+et Charbon-Noir. L'interprète était Vendredi,
+un Arrapahoe, qui a été trouvé tout enfant
+dans les prairies par le major Fitz-Patrick, un des
+plus célèbres traitants de l'Ouest. C'était un vendredi<span class="pagenum" id="Page_205">[Pg 205]</span>
+que cette rencontre eut lieu; de là le nom
+donné à l'enfant, comme au fidèle serviteur de
+Robinson. Le major a fait élever Vendredi, puis,
+quand son fils adoptif a eu vingt ans, il l'a rendu
+à sa tribu. Vendredi parle couramment l'anglais,
+mais ne l'écrit point, car il n'a guère profité de
+l'éducation que lui a fait donner le major. Il est
+aujourd'hui auprès des Arrapahoes, dont il est
+l'interprète et l'agent. Il a le type de sa nation, le
+regard faux, l'air traître, et l'on ne saurait établir
+aucune comparaison entre la physionomie large,
+ouverte et majestueuse des Corbeaux, et celle des
+Arrapahoes. Ceux-ci ont été, dans ces derniers
+temps, avec les Chayennes, les plus sanguinaires
+des Indiens des prairies, et leur type, à en juger
+par les trois que j'ai vus, et qui se ressemblent
+singulièrement, justifie leur terrible renom. Ce
+sont hommes qu'il ne ferait pas bon de rencontrer
+tout seul au coin d'un bois. Il n'est pas jusqu'à la
+langue arrapahoe, sourde, toute gutturale, et dont
+il est absolument impossible de reproduire les sons
+dans notre langue, qui ne devienne pour le blanc
+un objet d'éloignement, je dirai même de répulsion
+vis-à-vis de cette affreuse bande de Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>Cheval-Alezan a parlé aux commissaires au nom
+de toute sa tribu, qui est campée entre la Plate du<span class="pagenum" id="Page_206">[Pg 206]</span>
+nord et celle du sud. Petit-Bouclier, le grand chef,
+lui a donné sa procuration. L'air de l'orateur semble
+annoncer un discours semé d'invectives, rempli
+de fiel, comme celui que Pied-Noir, se plaignant
+du reste avec tant de raison, a adressé la
+veille aux commissaires. Il n'en est rien. Le <i>speech</i>
+a été des plus calmes. Cheval-Alezan a parlé assis,
+et traité avec la commission des besoins de sa
+tribu comme on parle tranquillement de ses affaires
+en famille, après dîner: «J'ai fait aujourd'hui,
+a-t-il dit, ce que je désirais depuis longtemps;
+j'aime mes pères blancs, et je leur ai touché la
+main... Dès que j'ai su que vous me demandiez,
+je suis accouru. Nos vieux sachems m'ont envoyé
+vers vous, et attendent avec impatience les nouvelles
+que je leur rapporterai... Au sud de la Plate,
+il y a d'excellents terrains, bien arrosés; c'est là
+que nous voudrions nous établir et commencer à
+cultiver le sol. C'est pour cela que je suis venu.
+Bâtissez-moi une maison où je puisse passer ma
+vie. Apprenez-moi à planter le blé et le maïs... Ce
+que vous avez fait avec les Arrapahoes du sud est
+bien, et je pense que vous ferez la même chose
+avec ceux du nord... Petit-Loup et Vieux-Ours,
+chef des Chayennes du nord, et l'Homme-effrayé-de-ses-chevaux,
+qui commande une bande de
+Sioux, sont venus me voir, et m'ont félicité sur<span class="pagenum" id="Page_207">[Pg 207]</span>
+le voyage que j'allais faire, disant qu'eux aussi
+voulaient venir vous visiter... A la prochaine lune,
+avec quelques-uns de mes hommes, je veux aller
+planter ma tente au sud de la Plate, près du fort
+Sanders. Peu m'importe si la neige est épaisse.
+Ma tribu viendra me rejoindre au printemps... Je
+voudrais m'en retourner le plus tôt possible pour
+préparer là-bas quelques robes de buffle... J'ai
+besoin que vous me donniez quelques provisions,
+quand je changerai de camp... Il me faut chasser
+pour vivre. Je n'ai plus que très-peu de poudre,
+et vous me feriez plaisir de m'en donner... Nos
+vieux sachems me demanderont aussi du tabac
+quand je retournerai. J'ai fini.»</p>
+
+<p>La commission a répondu aux paroles de Cheval-Alezan
+en lui accordant tout ce qu'il demandait.
+Les Arrapahoes sont partis satisfaits, et les commissaires
+ne le sont pas moins d'avoir trouvé des
+Indiens aussi conciliants.</p>
+
+<p>Les Sioux et les Chayennes du nord, que l'on
+attend toujours, ne paraissant pas, la commission
+va se débander. Une partie restera à Laramie pour
+recevoir les cadeaux qui arrivent et les distribuer
+aux Indiens, l'autre retournera à Chayennes et de
+là à North-Plate, où les commissaires demeurés
+à Laramie ne tarderont pas à revenir de leur côté.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_208">[Pg 208]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XVI">XVI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">MONÉKA, LA PERLE DES PRAIRIES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Fort Laramie, 15 novembre.
+</p>
+
+<p>Dans les moments de loisir que m'ont laissés les
+conférences, je suis allé me promener autour du
+fort. J'aime le calme solennel de ce désert. Partout,
+dans la campagne, courent ces lignes de
+coteaux peu élevés, formés de grès tendres, de
+cailloux roulés, et que je vous ai si souvent dépeints.
+Au pied d'un de ces coteaux, sont des cotonniers
+ou peupliers du Canada qui jalonnent le
+cours d'un petit ruisseau. Là est le cimetière des
+Peaux-Rouges, car dans les branchages de ces arbres
+sont ensevelis des Indiens. Le corps est enveloppé
+de toile ou d'une peau de buffle cousue,
+quelquefois d'une couverture de laine. Le mort<span class="pagenum" id="Page_209">[Pg 209]</span>
+est là avec ses plus beaux ornements, ses mocassins
+ornés de perles, ses colliers de coquillages
+ou de verroteries. Les loups et les rapaces affamés
+sont venus violer ces sépultures, comme l'on peut
+s'en assurer aisément en montant sur ces arbres.
+Le linceul qui recouvre le mort a souvent été mis
+en lambeaux par les bêtes, et les os du squelette
+n'occupent plus leur place ordinaire. Cependant
+quelques corps, protégés par leur enveloppe extérieure,
+sont restés bien conservés, et j'ai vu celui
+d'une jeune fille dont la peau est intacte, et même
+encore colorée. L'air pur des prairies a momifié ce
+corps délicat. On dirait que la vie vient à peine de
+le quitter ou que la jeune Indienne dort.</p>
+
+<p>J'ai demandé à l'Ours-Agile pourquoi les Peaux-Rouges
+ensevelissent ainsi les leurs en plein air,
+au lieu de les mettre en terre: «Les esprits aiment
+à voyager, m'a-t-il répondu, surtout de nuit;
+il ne faut pas y mettre d'obstacle, et la terre que
+vous jetez sur eux les gêne pour sortir.»</p>
+
+<p>C'est sans doute pour faciliter de tels voyages
+que l'on dépose souvent sur le cercueil du mort
+la selle de son cheval. Au milieu de la prairie on
+a ainsi enterré, à Laramie, un chef sioux, la
+Vieille-Fumée, ou, comme l'appellent les traitants
+de l'endroit, le <i>père Laboucane</i>. La selle est sur le
+cercueil, et tant est grand le respect que les Indiens<span class="pagenum" id="Page_210">[Pg 210]</span>
+ont pour les tombes, que personne ne l'a encore
+volée.</p>
+
+<p>Les morts dont je viens de vous parler, hôtes
+silencieux des grandes plaines, ne sont pas les seuls
+qui ont été ensevelis auprès du fort Laramie. D'autres
+morts dorment dans ces campagnes, et le cimetière
+du fort a offert un dernier asile à plus d'un
+émigrant, à plus d'un soldat qui a fait sa dernière
+étape dans les lointaines prairies. Les pierres parlent
+et racontent ici plus d'une lamentable histoire.
+La mort aussi a rapproché les rangs et les races
+elles-mêmes, car quelques Indiens ont été ensevelis,
+avec leur mode de sépulture, dans le cimetière
+des blancs. Les cercueils, portés sur quatre piquets,
+sont recouverts d'une couverture de laine
+rouge. Un d'entre eux attire surtout l'attention.
+Une tête de cheval est clouée sur chacun des supports;
+sur les montants opposés sont attachées les
+queues. Devant les têtes, on voit éparses par terre
+les douves d'un petit tonneau défoncé. Que signifient
+ces emblèmes? Est-ce là le tombeau d'un
+grand chef, et a-t-on immolé sur son cercueil,
+comme autrefois pour les guerriers germains, les
+deux poneys qu'il affectionnait le plus?</p>
+
+<p>Je me suis informé auprès d'un des résidents
+du fort de l'histoire qui se rattache à cette tombe.</p>
+
+<p>—Ce n'est pas la tombe d'un chef, m'a-t-il<span class="pagenum" id="Page_211">[Pg 211]</span>
+dit, c'est celle de Monéka, la fille de la Queue-Bariolée.</p>
+
+<p>—Je connais bien de réputation la Queue-Bariolée,
+ai-je répondu. Qui peut ignorer ici le nom
+de Sintegeleshka, l'illustre chef des Brûlés? Cependant
+je ne l'ai jamais vu.</p>
+
+<p>—Comment! vous n'avez pas encore vu la Queue-Bariolée,
+et vous êtes venu dans les prairies!</p>
+
+<p>—Je n'ai pas encore vu Sintegeleshka. La première
+fois que je parcourais le chemin de fer du
+Pacifique, il y a quelques semaines, le grand guerrier
+était dans les environs du fort Sedgwick, près
+la station de Julesburg. On nous avait annoncé qu'il
+venait de se brouiller de nouveau avec les blancs,
+et qu'il arrêterait le train, comme ses <i>braves</i> (ses
+lieutenants) l'avaient fait déjà récemment.</p>
+
+<p>—Et il vous fit dérailler?</p>
+
+<p>—Il n'en a rien été. La Queue-Bariolée échangea
+même alors à North-Plate un <i>speech</i> amical
+avec les commissaires, et leur promit de se rendre,
+accompagné de ses guerriers, aux conférences de
+Laramie.</p>
+
+<p>—Vous voyez bien qu'il n'est pas venu.</p>
+
+<p>—Je ne m'en aperçois que trop. Aussi, ne pouvant
+entendre de sa bouche l'histoire de Monéka,
+je vous prie de me la raconter.</p>
+
+<p>Mon interlocuteur s'est prêté de bonne grâce à<span class="pagenum" id="Page_212">[Pg 212]</span>
+ma demande, et m'a conté l'histoire de Monéka.</p>
+
+<p>La voici fidèlement, telle que je l'ai recueillie de
+sa bouche.</p>
+
+<p>Monéka (en sioux, la Perle des prairies) était
+l'unique fille de la Queue-Bariolée. Il y a trois ans,
+son père était en guerre avec les blancs. Monéka
+avait suivi son père, et campé avec lui dans les environs
+du fort Laramie. Elle devint amoureuse d'un
+officier du fort, et comme elle avait toujours désiré
+épouser un Visage-Pâle, elle demanda à son père
+la permission d'être la femme de l'officier. Le sachem,
+irrité, refusa son consentement, et s'en
+alla avec ses braves et tous ses guerriers à l'extrémité
+des prairies, à 400 milles à l'Est. Sur sa
+route il sema partout la désolation et la mort, attaquant
+les caravanes, pillant, incendiant les fermes,
+et tuant sans pitié les blancs, dont il portait
+aussitôt les chevelures ou scalps comme autant de
+trophées. Cela dura pendant toute une année, et le
+nom de la Queue-Bariolée, ou <i>Spotted-Tail</i>, comme
+l'appellent les Américains, devint la terreur des
+prairies.</p>
+
+<p>Cependant Monéka, qui n'avait pas voulu désobéir
+à son père, était devenue triste, taciturne.
+Elle qui d'habitude apportait tant de gaieté dans
+le camp des Indiens, elle qui commençait toujours
+la première les danses et les chants, était depuis<span class="pagenum" id="Page_213">[Pg 213]</span>
+plus d'un an mélancolique, et n'adressait plus la
+parole à personne, même à la Queue-Bariolée. Une
+maladie de langueur la minait peu à peu. Un jour,
+sentant ses forces à bout, elle fit appeler le grand
+chef.</p>
+
+<p>«Mon père, lui dit-elle, je vais mourir; vous
+savez que j'ai toujours aimé les blancs: je demande
+à reposer dans leur cimetière. Faites la paix avec
+les Visages-Pâles; ils sont plus forts que nous. Déjà
+ils sont maîtres de la moitié des prairies, et l'Indien
+disparaîtra devant eux. Promettez-moi de
+faire la paix, et d'aller ensevelir mon corps dans
+le cimetière des blancs à Laramie.»</p>
+
+<p>Ce furent les dernières paroles de Monéka, qui
+rendit l'âme entre les bras de son père désolé.</p>
+
+<p>Toute la tribu pleura sa mort, car chacun l'aimait,
+et le vieux traitant Pallardie, qui a connu la
+jeune princesse, me disait tout à l'heure dans son
+langage original: «C'était une brave fille, sensée,
+et qui raisonnait bien; quel dommage qu'elle ne
+vive plus!»</p>
+
+<p>Le lendemain de la mort de Monéka, la Queue-Bariolée
+réunissait tous ses guerriers, et, dans un
+de ces discours que les Indiens savent si bien improviser,
+il racontait avec une éloquence émue les
+derniers moments de sa fille.</p>
+
+<p>«Je veux remplir ses dernières volontés, dit-il,<span class="pagenum" id="Page_214">[Pg 214]</span>
+nous allons partir pour le fort Laramie et y porter
+le cadavre de Monéka.»</p>
+
+<p>Et alors tous ces hommes, sans dire un mot,
+montèrent à cheval et suivirent leur chef. La
+Queue-Bariolée portait lui-même le corps de sa
+fille. Cinq jours on marcha de la sorte. Le sixième
+jour on arriva enfin à Laramie.</p>
+
+<p>Comme les Peaux-Rouges étaient en guerre avec
+les blancs, la Queue-Bariolée fit arrêter sa bande à
+quelque distance du fort, puis il demanda une
+entrevue au commandant, le colonel Maynadier,
+qui la lui accorda.</p>
+
+<p>«Père, lui dit-il, je viens remplir un devoir près
+de toi. Je t'apporte le corps de ma fille, qui m'a
+demandé en mourant d'être enterrée au fort Laramie.»</p>
+
+<p>Le commandant, ému, promit à Spotted-Tail de
+recevoir le corps de Monéka et de le faire ensevelir
+avec toutes les cérémonies que pratiquent les
+blancs en pareille occasion. Le chapelain du fort
+fut immédiatement prévenu, et, le lendemain, au
+moment où le grand chef de la bande des Brûlés
+venait, suivi de tous ses guerriers, remettre le
+corps de Monéka entre les mains du commandant,
+il fut reçu à la porte du cimetière par le colonel
+Maynadier lui-même et les officiers en grand uniforme.
+A côté étaient le chapelain et les desservants,<span class="pagenum" id="Page_215">[Pg 215]</span>
+puis les divers employés et résidents du fort.
+Un piquet de soldats formait la haie.</p>
+
+<p>Les Indiens étaient venus à cheval, vêtus de leurs
+plus beaux costumes.</p>
+
+<p>On entonna le chant des morts d'après les rites
+des chrétiens, et l'interprète du fort traduisit
+chaque verset aux Peaux-Rouges. Ces enfants du
+désert, qui jamais dans leur langue n'avaient entendu
+des chants d'une poésie si austère et si
+sombre, étaient profondément émus; pour la première
+fois ils versèrent des larmes.</p>
+
+<p>Puis vint le moment des offrandes. Il est d'usage
+chez les Indiens, quand on va ensevelir un mort,
+de lui dire le dernier adieu et de lui faire un présent.
+Le commandant ôta ses gants:</p>
+
+<p>«Je donne ces gants à la belle Monéka, dit-il,
+pour qu'elle en recouvre ses mains et les protége
+contre le froid dans le grand voyage qu'elle va
+faire vers les heureuses plaines.»</p>
+
+<p>Les Indiens arrivèrent ensuite et offrirent chacun
+à la Perle des prairies ce qu'ils avaient de
+plus précieux.</p>
+
+<p>Enfin, Monéka fut mise dans un cercueil de bois
+de cèdre, qu'on éleva sur quatre poteaux à un
+angle du cimetière du fort. Au-dessus on jeta une
+couverture de laine rouge, la couleur préférée des
+Indiens. On immola sur le tombeau de la jeune<span class="pagenum" id="Page_216">[Pg 216]</span>
+princesse les deux poneys qu'elle montait de préférence,
+et on cloua leur tête sur les poteaux qui
+soutenaient la sienne, et leur queue où elle avait
+ses pieds. Devant les têtes, on mit un tonnelet
+rempli d'eau, afin que les chevaux pussent se désaltérer
+dans leur longue course vers les heureuses
+plaines, vers les prairies où il fait toujours
+beau, et où l'on chasse le buffle sans jamais être
+fatigué.</p>
+
+<p>Et voilà comment, si vous passez jamais à
+Laramie, on vous racontera l'histoire de Monéka,
+la Perle des prairies, la fille de la Queue-Bariolée.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_217">[Pg 217]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XVII">XVII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES SAUVAGES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Campement de Chug-Creek, dans les prairies<br>
+de Dakota, 16 novembre.
+</p>
+
+<p>Nous sommes de retour vers Chayennes, à mi-chemin
+de cette ville et du fort Laramie.</p>
+
+<p>Nous revenons par une voie différente, et cela
+me remet en mémoire l'adage d'un vieux voyageur,
+qui me disait qu'il ne faut jamais passer deux fois
+par la même route, si l'on veut voir toujours du
+nouveau.</p>
+
+<p>Du nouveau! nous en avons assez vu ces jours-ci,
+et nous en voyons encore à souhait.</p>
+
+<p>J'ai pris Pallardie dans mon fourgon, et il a consenti
+à quitter un instant les trois sachems qu'il
+accompagne pour me donner encore quelques<span class="pagenum" id="Page_218">[Pg 218]</span>
+détails sur les sauvages, les <i>diables rouges</i> des prairies.
+Il aime surtout les Sioux, et parmi eux l'Ours-Agile,
+le plus sage, le plus respecté des grands chefs.
+L'Ours-Agile est l'ami des blancs, et ne manque aucune
+occasion de conseiller à sa bande de vivre en
+paix avec les Visages-Pâles. «Pour un homme qui
+n'a pas reçu d'éducation, il leur fait encore de
+<i>bonnes prêches</i>, m'a dit Pallardie. C'est le plus
+savant des Sioux, et comme il parle bien!»</p>
+
+<p>J'ai continué, avec l'aide de ce brave interprète,
+à remplir mon vocabulaire français-sioux. Comme
+bien vous pensez, il y a nombre de mots qui n'ont
+pas leur équivalent direct dans les langues des
+Indiens; alors ceux-ci usent d'une périphrase. Et
+comme ces mots généralement se rapportent à des
+choses que les sauvages ont de tout temps regardées
+comme merveilleuses, dans le principe surtout,
+où ils ne les avaient jamais vues, par
+exemple l'eau-de-vie, le bateau à vapeur, les armes
+à feu, etc., les Indiens disent respectivement pour
+désigner ces choses: l'eau, le canot, le fer mystérieux.
+Or savez-vous comment les traitants ont
+toujours traduit le mot de mystère? Par celui de
+<i>médecine</i>. Les premiers coureurs des prairies, des
+Français du Canada, avaient imaginé d'appeler
+<i>médecins</i> les sorciers, les devins, les docteurs des
+tribus. Le mot est resté. Il est passé aussi dans<span class="pagenum" id="Page_219">[Pg 219]</span>
+l'anglais, et aujourd'hui, dans les prairies, quand
+on est au milieu des sauvages, on n'entend plus
+parler que de <i>médecins</i> et de <i>médecine</i>. Le Manitou,
+le Grand-Esprit lui-même, est devenu l'<i>Homme de
+médecine</i> par excellence. Le cheval, c'est le chien
+mystérieux, le <i>chien de médecine</i>, pour parler
+comme les traitants. Vous pouvez continuer vous-mêmes
+ces exemples.</p>
+
+<p>Les Indiens, qui ne se doutent pas de la façon
+baroque dont les blancs ont traduit leurs périphrases,
+en ont d'autres fort jolies. C'est ainsi
+qu'ils appellent la lune, le soleil de la nuit; les
+feuilles, les cheveux des arbres; les doigts, les enfants
+de la main, etc.</p>
+
+<p>La façon de compter des sauvages est la plus
+logique qu'il y ait, et elle ferait la joie de nos professeurs
+d'arithmétique. Les Sioux et la plupart
+des Indiens comptent d'abord jusqu'à dix. Onze,
+c'est dix et un; douze, dix et deux, et ainsi de
+suite jusqu'à vingt, qui s'appelle deux-dix. Alors
+on recommence deux-dix et un, deux-dix et
+deux, etc., jusqu'à trois-dix, qui est trente, jusqu'à
+dix-dix, qui est cent. Et cela continue ainsi
+indéfiniment. En une minute, le temps d'écrire les
+dix premiers chiffres, vous recevez votre leçon de
+numération parlée, et tout est dit. Quant à la numération
+écrite, elle n'existe pas. Les barbares<span class="pagenum" id="Page_220">[Pg 220]</span>
+n'écrivent point; tout au plus tracent-ils quelques
+dessins sur des peaux. Ce sont des figures d'hommes,
+d'animaux, quelques grossières représentations
+de batailles. C'est ce que les savants appellent
+l'écriture <i>pictographique</i>. Comme cette écriture a
+toujours un sens, on peut dire que ce sont des
+espèces d'hiéroglyphes; mais n'essayez pas de les
+comparer à ceux des Égyptiens: les caricatures,
+les informes croquis que les plus jeunes collégiens
+tracent sur leurs cahiers, peuvent seuls donner
+une idée de la pictographie des Peaux-Rouges.</p>
+
+<p>Comme tous les peuples primitifs, les Indiens
+comptent leurs mois par lunes. Quant aux années,
+ils s'en inquiètent peu.</p>
+
+<p>Ils donnent aux mois des noms qui sont en rapport
+avec les phénomènes de la végétation ou du
+climat, ou encore avec les divers états du bison,
+avec lequel ils vivent.</p>
+
+<p>Janvier, c'est le mois de la lune froide.</p>
+
+<p>Février, le mois où la femelle du bison est
+grosse.</p>
+
+<p>Mars, le mois où la neige fond et où le gazon
+pousse.</p>
+
+<p>Avril, la lune du gazon vert.</p>
+
+<p>Mai, le mois où la femelle du bison met bas.</p>
+
+<p>Juin, le mois où le petit bison commence à
+courir.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_221">[Pg 221]</span></p>
+
+<p>Juillet, les baies deviennent rouges. (Nous
+dirions, dans nos campagnes, c'est le mois des
+cerises).</p>
+
+<p>Août, c'est le mois des fruits.</p>
+
+<p>Septembre, le bison a toute sa toison.</p>
+
+<p>Octobre, les jeunes bisons (les veaux sauvages)
+sont bons à manger.</p>
+
+<p>Novembre, la toison du bison noircit.</p>
+
+<p>Décembre, c'est le moment de préparer les peaux
+de bison. La lune froide commence.</p>
+
+<p>J'ai écrit, sous la dictée de Pallardie, les noms
+de ces mois; ils varient très-peu suivant les tribus,
+et sont, comme vous voyez, assez longs. Mais
+il n'y a pas ici de calendrier écrit, et l'on n'a
+pas à économiser les mots pour des mois d'ailleurs
+toujours trop courts, comme le sont les mois
+lunaires.</p>
+
+<p>J'ai demandé encore à Pallardie de me donner
+quelques leçons dans la mimique des Indiens.</p>
+
+<p>—Mais c'est la même, à peu près, que celle de
+vos sourds-muets.</p>
+
+<p>—Fort bien. Toutefois, je ne connais pas
+cette dernière, n'étant moi-même ni sourd ni
+muet.</p>
+
+<p>—Eh bien, apprenez que les Indiens en parlant
+font tous des gestes qui accompagnent les paroles,
+et qui se rapportent à l'idée exprimée. Vous<span class="pagenum" id="Page_222">[Pg 222]</span>
+savez que l'Ours-Agile me disait l'autre jour, en
+sortant de la conférence de Laramie, qu'il avait compris
+tout ce qu'avaient dit les Corbeaux, rien qu'aux
+gestes dont ils accompagnaient leurs discours.</p>
+
+<p>—Mais ces gestes, Pallardie, quels sont-ils?</p>
+
+<p>—Ça, ce serait trop long à vous dire.</p>
+
+<p>—Enfin prenez quelques exemples, des plus
+familiers.</p>
+
+<p>—Vous le voulez, soit. Pour désigner les Sioux,
+toutes les tribus font avec la main le signe de couper
+le cou; les Chayennes, le signe de couper plusieurs
+fois le bras. Pour les Arrapahoes, on se
+serre le nez avec les doigts (le pouce et l'index),
+comme si Les Arrapahoes sentaient mauvais. Pour
+les Comanches (dont les Serpents font partie), on
+remue l'index horizontalement en imitant la marche
+du serpent. Pour les Corbeaux, on agite les
+mains en imitant le vol de l'oiseau; et pour les
+Paunies, qui comprennent la bande des Loups, on
+porte ses mains aux oreilles en les arrondissant et
+les dressant comme les oreilles d'un loup. Vous
+comprenez que de la sorte, quand des Indiens se
+rencontrent dans la prairie, ils savent tout de suite
+à qui ils ont affaire et quelle contenance ils doivent
+garder.</p>
+
+<p>—Cela est fort bien imaginé. Y a-t-il encore en
+ce cas quelques autres signes?</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_223">[Pg 223]</span></p>
+
+<p>—Sans doute. Si vous rencontrez, vous, homme
+blanc, des Indiens qui viennent à vous, dans la
+prairie, levez votre main droite, comme si vous
+alliez prêter serment. Les Indiens comprendront
+que vous voulez leur dire de faire halte.</p>
+
+<p>—Et ensuite?</p>
+
+<p>—Ensuite agitez votre main ainsi tendue de
+droite à gauche et de gauche à droite. Cela veut
+dire: Qui êtes-vous? je ne vous connais pas.</p>
+
+<p>—Je comprends. C'est alors que les Indiens me
+feront un des signes que vous m'avez indiqués
+plus haut.</p>
+
+<p>—Si vous n'entendez pas leur réponse, vous
+pouvez lever les deux mains en l'air, en les tenant ensemble
+et les secouant comme quand on se touche
+la main. Cela veut dire: Êtes-vous des amis? Vous
+pouvez aussi lever séparément les deux mains en
+l'air en les fermant et tenant les deux index tendus.
+Ce signe a la même signification. Si les Indiens
+sont amis, ils répondront par les mêmes signes que
+les vôtres.</p>
+
+<p>—Et s'ils sont ennemis?</p>
+
+<p>—Alors ils marcheront droit à vous sans faire
+halte, mettant leur cheval au galop; ou bien,
+tenant leur main fermée, ils l'appuieront sur
+le front en la tournant successivement du côté
+de la paume et du côté du dessus, ce qui veut<span class="pagenum" id="Page_224">[Pg 224]</span>
+dire: Garde à vous, nous sommes ennemis et en
+guerre.</p>
+
+<p>—Merci, Pallardie; je ferai à l'occasion usage
+de ce dictionnaire.</p>
+
+<p>—Nous, les vieux traitants, nous connaissons
+tout ça comme notre <i>Pater</i>, de père en fils; il n'y
+a pas de danger que nous nous trompions.</p>
+
+<p>—Maintenant dites-moi, Pallardie, s'il est vrai
+que les Indiens ont aussi une langue télégraphique.
+On m'a raconté qu'ils allumaient des feux sur les
+montagnes, quand ils voulaient correspondre entre
+eux de loin, comme nos anciens Gaulois.</p>
+
+<p>—Pour les Gaulois, je ne vous dirai pas, je ne
+les ai jamais fréquentés; mais pour les Peaux-Rouges,
+je sais qu'ils ont un télégraphe et qu'ils
+en jouent à l'occasion.</p>
+
+<p>—Et comment en jouent-ils?</p>
+
+<p>—Voici: vous savez que l'air est si pur, si
+transparent dans les prairies, que l'on voit quelquefois
+les objets à cent milles de distance. Sur
+les éminences, les Indiens allument des feux la
+nuit, et se servent de fumées le jour. Le nombre
+et la disposition des feux, des fumées, l'intervalle,
+le temps qu'on laisse entre eux, ont des significations
+connues d'avance. Des ennemis, des étrangers
+ont été vus dans le pays; les bisons sont
+arrivés; ou bien c'est une bande qui revient d'une<span class="pagenum" id="Page_225">[Pg 225]</span>
+guerre ou d'une chasse lointaine et qui annonce
+son retour, etc., etc.</p>
+
+<p>—Donnez-moi un exemple.</p>
+
+<p>—Eh bien, si l'on vient de découvrir l'approche
+de l'ennemi, supposons que ce soit de jour, une
+fumée obtenue deux fois, à quinze minutes d'intervalle,
+indiquera que l'ennemi n'est pas en nombre,
+et trois fois, avec le même intervalle de
+temps, que l'ennemi s'avance en force.</p>
+
+<p>—Et comment obtient-on ces fumées?</p>
+
+<p>—En allumant du bois sec sur lequel on jette
+des rameaux verts de sapins et autres arbres ou
+plantes résineuses.</p>
+
+<p>C'est un peu à votre intention que j'ai fait causer
+Pallardie. J'ai appris du nouveau avec lui,
+vous le voyez et je vous envoie mes notes de
+notre campement, sans tarder, pour ne pas laisser
+perdre mes souvenirs. J'aurais pu vous raconter
+des Peaux-Rouges ce que tant d'autres
+ont dit avant moi, ce que tout le monde sait;
+j'ai mieux aimé laisser parler le vieux traitant,
+le naïf trappeur, et vous écrire en quelque sorte
+sous sa dictée.</p>
+
+<p>Le peu que je sais sur les Peaux-Rouges, c'est
+Pallardie qui me l'a presque tout appris. Lui qui
+a pendant plus de trente ans fréquenté les sauvages,
+les barbares, comme il les nomme encore,<span class="pagenum" id="Page_226">[Pg 226]</span>
+que ne sait-il pas sur eux et que n'a-t-il pas appris
+d'eux? Il a même appris à scalper, il a même
+scalpé sur le vif, et vient de me donner à ce sujet
+une leçon, bien entendu, théorique.</p>
+
+<p>—Comment! Pallardie, vous aussi vous avez
+tonsuré votre prochain?</p>
+
+<p>—Eh! monsieur, il faut bien hurler avec les
+loups! J'étais avec les Sioux, en guerre avec les
+Chayennes, qui nous avaient tout volé. Je me suis
+bien battu. Après le combat, j'ai fait comme les
+autres, j'ai scalpé. Oh! c'est bien simple. Vous
+prenez un bouquet de cheveux au-dessus de la
+tête. Vous tenez bien avec votre couteau, vous
+faites tout le tour du sinciput, comme vous appelez
+ça; vous tirez, et ça vient tout seul. Ce n'est
+pas plus difficile.</p>
+
+<p>—Et pourquoi prend-on le scalp de son
+ennemi?</p>
+
+<p>—C'est leur décoration à eux, aux sauvages.
+Quand on a pris beaucoup de scalps, on a des
+chances pour être nommé chef de sa tribu, comme
+on dirait maire de sa commune. C'est une preuve
+de courage, car il faut avoir tué son ennemi avant
+de le scalper. Dans quelques tribus, on se rase la
+tête, mais on a soin de laisser sur le sommet du
+crâne un bouquet de cheveux, pour le cas échéant
+où l'on tomberait à la guerre. Il ne faut pas là-dessus<span class="pagenum" id="Page_227">[Pg 227]</span>
+<i>flouer</i> son vainqueur: c'est une des lois de
+la chevalerie des sauvages.</p>
+
+<p>C'est ainsi que le Canadien m'a mis au courant
+des mœurs et coutumes des prairies.</p>
+
+<p>Faites de toute cette longue dissertation ce que
+vous voudrez. Pour moi, je borne là les confessions
+de Pallardie. J'en frémis encore: «Ça vient tout
+seul!...»</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_228">[Pg 228]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XVIII">XVIII</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA QUESTION INDIENNE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Chayennes, 18 novembre.
+</p>
+
+<p>Parlons encore des Peaux-Rouges, si vous le
+voulez bien.</p>
+
+<p>Le grand <i>pow-wow</i> du fort Laramie définit d'une
+façon nette et claire leur situation actuelle vis-à-vis
+des blancs. Ceux-ci ont reconnu de tout temps le
+droit de la race indienne à la possession du sol;
+mais de tout temps aussi, pour obéir à cette loi
+fatale qui pousse les colons vers l'Ouest, ils ont dû
+déposséder les Indiens de ces prairies que le sauvage
+aime tant. Sans doute des traités ont consacré,
+légitimé cette dépossession, et le prix de la
+terre a été payé à l'Indien en cadeaux et en argent.<span class="pagenum" id="Page_229">[Pg 229]</span>
+Mais on pourrait dire de quelle façon les agents
+des États-Unis volent ces cadeaux au passage. Au
+besoin il serait facile de citer des noms, et de calculer
+les fortunes que certains agents, confinés dans
+le <i>Far-West</i>, ont faites en très-peu d'années. Et cependant
+ils sont à peine rétribués, puisqu'ils reçoivent
+seulement mille à quinze cents piastres par
+an, soit de cinq à huit mille francs au plus, dans
+ces pays où tout fait défaut, où le vivre est si cher.
+Au lieu de réclamer au gouvernement central une
+paye mieux établie, ils préfèrent voler l'État et
+voler en même temps l'Indien. Quand les cadeaux
+arrivent jusqu'au Peau-Rouge, c'est qu'ils ont été
+la plupart du temps choisis de telle sorte qu'ils
+sont à peu près sans emploi, ou composés de marchandises
+tout à fait avariées. Le Peau-Rouge a-t-il
+raison de se plaindre et souvent de se venger de
+pareilles indignités?</p>
+
+<p>Mais ce n'est là qu'une première cause de lutte
+sourde entre le sauvage indigène et le blanc immigrant.</p>
+
+<p>On dit au Peau-Rouge: «La colonisation nous
+pousse vers l'extrême Ouest, où nous nous avançons
+chaque jour davantage; il nous faut une partie
+de vos terres et vous resterez dans l'autre, dont
+les limites seront rigoureusement tracées. Là vous
+pourrez cultiver le sol.» A quoi le sauvage, vous<span class="pagenum" id="Page_230">[Pg 230]</span>
+l'avez vu, répond avec colère, que les prairies sont
+à lui, qu'il est né pour chasser le buffle, et que le
+travail de la terre qu'on lui conseille n'est point
+son fait. C'est une tradition qui a cours parmi les
+Indiens que leur race disparaîtra le jour où il n'y
+aura plus de buffles. Aussi, quand on veut les confiner
+dans des réserves, en les menaçant de les y
+contraindre par force, quelques-uns répondent-ils:
+«Nous aimons mieux mourir d'une balle que
+de mourir de faim.» Toutefois vous auriez tort de
+croire que tous les Indiens sont aussi rebelles au
+confinement.</p>
+
+<p>L'Ours-Agile, le chef sioux, va cet hiver mener
+la charrue avec ses hommes, et vous avez entendu
+Cheval-Alezan, l'Arrapahoe, demander aux commissaires
+de l'Union, dans son dernier discours, de
+lui bâtir une ferme près de la Plate. Vous savez aussi
+que les cinq grandes nations du Sud ont accepté
+les réserves qu'on leur a récemment indiquées;
+mais en retour vous vous rappelez avec quel dédain
+les Corbeaux ont répondu à la proposition des
+commissaires de se confiner dans une partie de
+leur territoire, et d'y cultiver le sol. La plupart
+des bandes dans lesquelles se subdivise la grande
+nation des Sioux partagent l'horreur des Corbeaux
+pour les travaux paisibles de l'agriculture.
+Les jeunes Peaux-Rouges, les guerriers adolescents,<span class="pagenum" id="Page_231">[Pg 231]</span>
+se font surtout remarquer par cette opposition aux
+vues des blancs.</p>
+
+<p>«Nous voulons bien, disent souvent les vieux
+chefs, les anciens des tribus, dans les conseils
+tenus avec les commissaires de l'Union, nous voulons
+bien aller dans des réserves et vivre en paix
+avec vous; mais nous ne pouvons répondre de nos
+jeunes hommes.»</p>
+
+<p>C'est une singulière race que celle des Peaux-Rouges
+à laquelle la nature a si généreusement
+départi le plus beau sol qui existe au monde,
+sol de riches alluvions, épais et plat, bien arrosé;
+et cependant cette race n'est pas encore
+sortie de l'étape primitive qu'a dû partout parcourir
+l'humanité au début de son évolution,
+celle de peuple chasseur, nomade, celle de l'âge
+de pierre! Les Indiens, si les blancs ne leur
+avaient pas apporté le fer, auraient encore des
+armes de silex, comme l'homme antédiluvien
+qui peuplait l'Europe il y a cent mille ans, et
+s'abritait dans des cavernes. Les Indiens fuient le
+travail, hors la chasse et la guerre; chez eux
+la femme fait toute la besogne. Quel contraste
+avec la race qui les entoure, si travailleuse, si
+occupée, et où l'on a pour la femme un si profond
+respect! Cette race les enserre, les enveloppe
+entièrement aujourd'hui, et c'en est fait des<span class="pagenum" id="Page_232">[Pg 232]</span>
+Peaux-Rouges s'ils ne consentent à rentrer dans
+les réserves.</p>
+
+<p>Et même dans ces réserves, l'industrie et les
+arts naîtront-ils? La race rouge est des plus mal
+douées pour la musique et pour le chant. Chez
+elle, les beaux-arts sont restés dans l'enfance. L'écriture,
+si ce n'est une grossière représentation
+pictographique, est complétement inconnue. On sait
+à peine, avec des perles, tracer quelques dessins
+sur des peaux. Sans doute, ces dessins sont souvent
+heureusement groupés, et les couleurs s'y
+marient dans une certaine harmonie; mais c'est
+tout. L'industrie, à part une rudimentaire préparation
+des viandes, et le tannage des peaux et des
+fourrures, est également nulle. L'Indien est moins
+avancé que le nègre africain, qui sait au moins
+tisser et teindre les étoffes. Les Navajoes du
+Nouveau-Mexique sont les seuls Peaux-Rouges
+qui fabriquent quelques couvertures avec la
+laine.</p>
+
+<p>On peut estimer à cent mille environ les Indiens
+libres des prairies, disséminés entre le Missouri et
+les Montagnes-Rocheuses. Le nombre de tous les
+Indiens de l'Amérique du Nord, de l'Atlantique au
+Pacifique, est estimé à quatre cent mille. Peut-être
+ces nombres sont-ils un peu plus faibles. Les statistiques,
+les renseignements exacts, manquent<span class="pagenum" id="Page_233">[Pg 233]</span>
+complétement. Les Indiens eux-mêmes ne donnent
+jamais que leur nombre de tentes ou loges, mais
+une loge contient un nombre d'individus différent,
+suivant les tribus et parfois dans la même
+tribu: de là l'impossibilité de calculs exacts.</p>
+
+<p>Dans le nord des prairies, se fait surtout remarquer
+la grande nation des Sioux, qui sont au nombre
+de trente-cinq mille. Les Corbeaux, les Gros-Ventres,
+les Pieds-Noirs, etc., qui occupent surtout
+les territoires d'Idaho et de Montana, offrent ensemble
+un chiffre de population inférieur à celui
+des Sioux, peut-être vingt mille. Dans le Centre et
+le Sud, les Paunies, les Arrapahoes, les Chayennes,
+les Yutes, les Kayoways, les Comanches, les Apaches,
+etc., dépassent tous ensemble le chiffre de
+quarante mille. Les territoires de Nebraska, Kansas,
+Colorado, Texas, Nouveau-Mexique, sont ceux
+que ces bandes parcourent. Les Paunies sont cantonnés
+dans le Nebraska, au voisinage du chemin
+de fer du Pacifique, et les Yutes dans les parcs du
+Colorado. Toutes ces races ont entre elles des caractères
+communs, elles sont nomades, c'est-à-dire
+qu'elles n'occupent aucune place fixe, vivent de
+pêche, surtout de chasse, et suivent le buffle dans
+toutes ses migrations.</p>
+
+<p>Un régime absolument démocratique, et une
+sorte de communauté règlent toutes les relations<span class="pagenum" id="Page_234">[Pg 234]</span>
+des membres d'une même tribu vis-à-vis les uns
+des autres. Les chefs sont nommés à l'élection, et
+pour un temps. Ils sont cependant quelquefois héréditaires.
+Le plus courageux, celui qui a pris le
+plus de scalps à la guerre, ou qui a tué le plus de
+buffles, celui qui a fait quelque action d'éclat, celui
+qui parle avec une grande éloquence, tous ceux-là
+ont des droits pour être chefs. Tant qu'un chef se
+conduit bien, il reste en place; pour peu qu'il démérite,
+un autre chef est nommé. Les chefs mènent
+les bandes à la guerre, et sont consultés dans les
+occasions difficiles; les vieillards le sont également.
+Les lieutenants des chefs, les <i>braves</i>, commandent
+en second à la guerre. Il n'y a aucun juge
+dans les tribus; chacun se fait justice à lui-même
+et applique la loi à sa guise.</p>
+
+<p>Toutes les tribus chassent et font la guerre de
+même façon, à cheval, avec la lance, l'arc et les
+flèches, à défaut de revolvers et de carabines. Pour
+se défendre des coups de l'ennemi, elles ont le
+bouclier. Elles vivent uniquement de buffle et se
+recouvrent de la peau de l'animal, qu'elles tannent
+avec la cervelle.</p>
+
+<p>Elles scalpent leur ennemi mort et se parent de
+sa chevelure. Elles pillent et dévastent ses propriétés,
+elles emmènent captifs les femmes et les
+enfants, et souvent elles soumettent à d'affreuses<span class="pagenum" id="Page_235">[Pg 235]</span>
+tortures, avant de le faire mourir, le vaincu qui
+tombe vivant entre leurs mains.</p>
+
+<p>Les <i>squaws</i>, auxquelles on abandonne le prisonnier,
+se montrent vis-à-vis de lui d'une cruauté
+révoltante. Je vous ai dit qu'elles arrachent les
+yeux, la langue, les ongles au patient; lui brûlent,
+lui coupent un jour une main, l'autre jour un pied.
+Quand on a bien tourmenté le captif, on allume un
+feu de charbon sur son ventre, et l'on danse en
+rond en hurlant. Presque tous les Peaux-Rouges
+commettent froidement ces atrocités envers les
+blancs, dès qu'ils sont en lutte avec eux.</p>
+
+<p>Les tribus se font souvent la guerre sous le
+moindre prétexte, pour un troupeau de buffles
+qu'elles poursuivent, pour une prairie où elles
+veulent camper seules. Elles n'ont aucune place
+réservée, c'est vrai, mais quelquefois elles veulent
+en garder une à l'exclusion de tout autre occupant.
+Enfin, il n'est pas rare que la même tribu se débande
+en deux clans ennemis. Il y a quelques
+années, les Ogalalas, pris de whisky, se sont battus
+entre eux à coups de fusil, et, depuis lors, se sont
+séparés en deux bandes, dont celle des Vilaines-Faces
+est commandée par la Nuée-Rouge, et l'autre
+par Grosse-Bouche et Tueur-de-Paunies.</p>
+
+<p>Les langues de toutes ces tribus sont différentes;
+mais peut-être qu'un linguiste exercé y reconnaîtrait<span class="pagenum" id="Page_236">[Pg 236]</span>
+des racines communes, comme on en a trouvé
+de nos jours entre les langues européennes et celles
+de l'Inde. Ces langues obéissent toutes au même
+mécanisme grammatical: elles sont <i>agglutinatives</i>
+ou <i>polysynthétiques</i>, et non <i>analytiques</i> ou à <i>flexion</i>
+(veuillez m'excuser d'employer ces termes, que je
+souligne), c'est-à-dire, par exemple, que les mots
+peuvent s'y combiner entre eux pour former un
+seul mot exprimant une idée complète dont participe
+chacun des mots composants; mais, que les
+circonstances de relation, de genre, de nombre,
+ne sont indiquées par aucune modification, notamment
+sur le substantif. Ces langues n'ont ou ne
+paraissent avoir aucune affinité dans les différents
+termes de leur vocabulaire; celui-ci, du reste, est
+souvent très-restreint.</p>
+
+<p>Pour se comprendre entre elles, les tribus ont
+adopté, d'un commun accord, le langage par signes
+et gestes, dont je vous ai déjà parlé. Par ce moyen
+tous les Indiens s'entendent, et un Yute, par exemple,
+peut causer sans peine pendant plusieurs heures
+avec un Arrapahoe, celui-ci avec un Sioux, etc.</p>
+
+<p>Outre ce langage par signes, les Indiens ont encore
+une langue télégraphique à eux, que vous
+connaissez également.</p>
+
+<p>D'autres usages sont communs à tous les Peaux-Rouges.
+Ils pratiquent la polygamie et battent volontiers<span class="pagenum" id="Page_237">[Pg 237]</span>
+leurs femmes, et cependant ils ont tous le
+plus grand amour pour leurs enfants. Un jour, un
+mineur de Colorado demandait à un Yute de lui
+vendre sa fille, une jeune enfant à l'œil vif, et
+pleine d'intelligence, qui parlait très-bien l'espagnol.</p>
+
+<p>—Est-ce que l'on vend ses enfants chez toi?
+répondit le Yute avec orgueil.</p>
+
+<p>—Non, dit le blanc, quelque peu surpris.</p>
+
+<p>—Eh bien, chez moi non plus; garde ton argent.</p>
+
+<p>Un certain esprit chevaleresque est, comme l'amour
+des enfants, un des traits distinctifs du
+Peau-Rouge. Non pas que le sauvage soit rigide
+observateur de sa parole, et ne vous vole pas, ne
+vous tue pas au besoin pour s'emparer de ce que
+vous avez. Mais l'Indien fait preuve d'un grand
+courage à la guerre, il aime le combat, il n'a besoin
+d'y être excité ni par l'odeur de la poudre, ni
+par la musique, ni par les liqueurs fortes. Partout
+il brave le danger. En outre, les intérêts matériels
+ne le préoccupent jamais, il n'a du tien et du mien
+aucun souci, et vous avez vu le peu de cas qu'il
+fait de l'or, dont il n'a, il est vrai, nul besoin.</p>
+
+<p>Oublierai-je, parmi les traits communs à tous
+les Indiens, cette pratique continuelle de l'art oratoire,
+qui en fait de si remarquables et de si éloquents<span class="pagenum" id="Page_238">[Pg 238]</span>
+improvisateurs? Oublierai-je encore cette
+haine invétérée pour le blanc, qui caractérise la
+race rouge, au point que cette haine est partagée
+par les femmes mêmes, dans toutes les occasions.
+Les premières tribus que les blancs rencontrèrent
+le long de l'Atlantique ne durent guère les aimer
+davantage, et vous allez en juger par le fait suivant:
+Je rencontrai un jour à New-York une princesse delaware,
+mi-partie vêtue à l'européenne, mi-partie à
+l'indienne, ce qui ne lui allait point mal. Ses traits
+étaient indiens, mais elle parlait si bien l'anglais,
+que je me permis de lui demander si elle était de
+sang mêlé. Elle me regarda avec fierté: «Je suis
+Delaware, dit-elle, et je m'en fais gloire. Pas une
+goutte de sang étranger ne s'est mêlée au sang des
+miens. Les blancs ont pris mes terres et ne m'ont
+pas payé pour cela le centième de leur valeur. Je
+hais les blancs qui m'ont volé mon pays.» Et, découvrant
+son shall qui cachait un corset de fourrures,
+sur lequel était brodé un loup: «Le loup,
+c'est l'emblème des Delawares, dit-elle, et je ne
+l'oublierai jamais. Le Grand-Esprit nous a punis
+en amenant les blancs chez nous; mais moi, je ne
+perdrai point le souvenir de mon pays et de mes
+aïeux.»</p>
+
+<p>Tous les Peaux-Rouges croient à un être supérieur,
+le Manitou ou le Grand-Esprit, qui a fait et<span class="pagenum" id="Page_239">[Pg 239]</span>
+commande toutes choses. Ils croient aussi à l'immortalité
+de l'âme, à la récompense des bons et
+à la punition des méchants après cette vie. «Là-bas,
+vers le soleil levant, s'étendent les prairies
+heureuses, me disait l'autre jour un Sioux. Le chemin
+qui y mène est long et difficile. Quand on a
+été juste et bon dans cette vie, c'est ce chemin
+qu'on prend. Les mauvais en prennent un autre.
+Le point de départ est le même, mais les deux chemins
+vont de plus en plus en s'écartant.»</p>
+
+<p>Suivant la théogonie indienne, fort embrouillée
+comme vous le pensez, le Grand-Esprit se manifeste
+de diverses manières et peut se dédoubler. Il y a
+même plusieurs esprits différents, celui du Tonnerre,
+du Vent, etc.; enfin, quelques bêtes elles-mêmes,
+comme le buffle tant aimé, servent de
+résidence à des esprits, et ont une âme comme les
+hommes.</p>
+
+<p>Les légendes, les traditions que les Peaux-Rouges
+ont conservées sur leur venue ou leur apparition
+en Amérique ne sont guère plus précises que celles
+de leur théogonie. Ils disent qu'ils sont venus du
+Nord ou de l'Ouest, par mer, mais souvent ils ne
+le disent pas d'eux-mêmes, on le leur fait dire.
+Vous savez que les linguistes et les anthropologistes,
+guidés, ceux-ci, par quelques caractères du crâne,
+et ceux-là, par quelques termes des langues des<span class="pagenum" id="Page_240">[Pg 240]</span>
+Peaux-Rouges, rattachent volontiers les races de
+l'Amérique du Nord à celles de l'Asie. Quelques-uns
+même, qui ne jurent que par la Bible, livre que
+l'on devrait tenir fermé en pareille circonstance,
+prétendent que les Peaux-Rouges descendent directement
+des Juifs et croient le prouver. Les Juifs,
+dans un de leurs exodes, auraient parcouru toute
+l'Asie centrale, et franchi le détroit de Behring.</p>
+
+<p>Tandis que certains ethnologistes rattachent les
+Peaux-Rouges aux races asiatiques, d'autres les
+ramènent, au moins pour quelques tribus, aux
+races européennes. Cette fois les Peaux-Rouges seraient
+venus de l'Est, et toujours par mer. D'aucuns
+prétendent ainsi que les Mandanes, dont on
+suit les traces depuis l'embouchure du Mississipi
+jusqu'à un point du haut Missouri où commence
+leur extinction, ne sont que des Gallois dégénérés.
+Ceux-ci auraient émigré du pays de Galles au huitième
+siècle de notre ère; d'autres disent quelques
+siècles plus tard, sous la conduite de Madoc, un
+de leurs chefs. Quelques racines communes aux
+langues mandane et galloise suffisent-elles pour
+avancer ce fait? Je ne m'arrête pas au voyage par
+mer. Il est prouvé, non-seulement par des chants
+et des légendes, mais encore par des inscriptions
+authentiques, que les Scandinaves ont découvert
+l'Amérique du Nord au neuvième ou au dixième<span class="pagenum" id="Page_241">[Pg 241]</span>
+siècle de notre ère: un siècle ici ne fait rien à
+l'affaire.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit de tous ces desiderata, que
+ni la linguistique ni l'ethnologie ou l'anthropologie
+n'ont encore suffisamment débrouillés, il est
+certain que tous les Peaux-Rouges ont entre eux
+des caractères communs, même dans le type. On ne
+saurait oublier toutefois qu'il y a sur nombre de
+points des différences fort notables. Ainsi l'Indien
+des prairies est certainement plus guerroyeur que
+l'Indien de Californie, et le type de l'Arrapahoe
+n'est pas le même que celui du Sioux ou du Corbeau.
+En outre, tous les Indiens ne bâtissent pas
+de même façon leur hutte, et la forme de celle-ci
+sert souvent à faire reconnaître une tribu.</p>
+
+<p>Je vous ai dit que les traditions des Peaux-Rouges,
+relativement à leur venue en Amérique,
+s'étaient effacées, et qu'ils ne disaient souvent là-dessus
+que ce que les savants leur faisaient dire. En
+voici une preuve des plus convaincantes: Il y a quelques
+jours, tandis que notre caravane était campée à
+Lone-Tree-Creek, sur la route de Laramie, qu'on
+avait allumé les feux, et que, sous la voûte étoilée
+du ciel, on laissait aller librement la causerie du
+bivouac, je surpris le commissaire Taylor en conférence
+avec l'Ours-Agile. Ce chef est certainement
+un des Indiens les plus intelligents des prairies;<span class="pagenum" id="Page_242">[Pg 242]</span>
+en outre il est bon, humain, et un jour que sa
+tribu était en guerre avec les blancs, il a porté
+lui-même sur ses épaules, jusqu'au fort Laramie,
+un soldat blessé, et lui a sauvé la vie. Ce trait de
+générosité, qui eût ému les moralistes de la Grèce
+et de Rome, mérite d'être rappelé, et complète le
+portrait de l'Ours-Agile. C'est cet homme, le premier
+à tous égards d'entre les Sioux, dont j'ai
+cherché à sonder les opinions sur les origines de
+sa tribu. Je pris part à la causerie du président
+Taylor, et je demandai à l'interprète Pallardie d'interroger
+l'Ours-Agile sur ce que je désirais connaître.
+L'Ours répondit qu'il ne savait rien sur les
+commencements des Sioux, et que ses anciens ne
+lui avaient rien appris, ni rien transmis à ce sujet.
+La même réponse m'a été faite par d'autres chefs
+de tribus, et tous les traitants et les trappeurs,—dont,
+il est vrai, il ne faut citer ici l'opinion
+que sous toutes réserves, car les traitants s'inquiètent
+peu des origines des tribus,—m'ont
+avancé que les Indiens n'avaient conservé aucune
+légende, aucune tradition sur leur histoire primitive.</p>
+
+<p>Il faut aborder avec non moins de défiance l'étude
+des prétendues cosmogonies des Peaux-Rouges,
+et tout ce qu'on a avancé sur leur croyance à
+un déluge universel. Tout au plus quelques tribus<span class="pagenum" id="Page_243">[Pg 243]</span>
+ont-elles conservé quelques vagues légendes se
+rapportant à des déluges partiels, du genre de ceux
+qu'avait consacrés la mythologie grecque. Ici encore
+les auteurs ne semblent avoir écrit le plus
+souvent que sur des données empruntées à leur
+seule imagination. En voulez-vous un exemple
+entre mille? Le commissaire Taylor, en sa qualité
+de méthodiste, ne perd aucune occasion de catéchiser
+les Indiens, de leur parler de la création
+du monde, de la chute d'Adam, de la rédemption
+de l'homme par le Christ, et de tant d'autres mystères
+que la Bible et l'Évangile enseignent, mais
+auxquels les Indiens ne comprennent goutte. L'autre
+jour, le révérend, parlant de la création du
+monde, disait aux Sioux que ce grand fait eut lieu
+il y a six mille ans. L'Ours-Agile, le plus savant
+parmi les Sioux, se recueille un moment et répond
+du ton le plus innocent du monde: «D'après mes
+calculs, il y a six mille quatre-vingt-dix ans.» Cet
+homme évidemment voulait rire. Comment, lui
+qui ne comptait que par lunes, avait-il fait ses calculs,
+et que signifiaient les quatre-vingt-dix ans
+ajoutés aux six mille du révérend? Si un savant
+de cabinet eût par hasard passé par là, il eût certainement
+enregistré le fait sur ses tablettes, et
+écrit à quelque académie que la chronologie des
+Sioux n'était pas sans présenter une remarquable<span class="pagenum" id="Page_244">[Pg 244]</span>
+analogie avec celle de la Bible. Vous devinez les
+conséquences.</p>
+
+<p>C'est à peu près de telle sorte que l'histoire des
+Indiens des prairies a été jusqu'ici présentée. Et
+cependant on ne connaît pas, ou l'on connaît très-mal
+leurs langues; il est presque impossible d'en
+écrire la plupart avec nos caractères et les sons
+auxquels nous sommes habitués.</p>
+
+<p>Il n'y a souvent pour la même langue qu'un seul
+interprète, parfois assez mauvais, et comprenant
+seulement la langue qu'il traduit, ne la parlant pas.
+Beaucoup, à plus forte raison, ne savent pas écrire la
+langue qu'ils interprètent. Ni le docteur Matthews,
+ni John Richard ou Pierre Chêne, n'ont pu m'écrire
+en caractères anglais les noms des chefs des Corbeaux.
+Que serait-ce s'il se fût agi d'Arrapahoes ou
+d'Apaches, dont la langue, déjà si gutturale, ne
+s'accentue que du bout des lèvres? En tout cela,
+bien entendu, je ne parle que des tribus des prairies,
+et non de celles qui vivaient jadis sur les versants
+des montagnes qui regardent l'Atlantique, ou
+le long du Mississipi. Vous savez que la plupart de
+ces dernières tribus sont éteintes, les Algonquins,
+les Hurons, les Iroquois, les Natchez, les Mohicans,
+et que la France, il faut bien le reconnaître, a contribué
+pour une large part à cette disparition. Le
+restant de ces tribus, que j'appellerai Atlantiques,<span class="pagenum" id="Page_245">[Pg 245]</span>
+les Delawares, les Cherokees, les Seminoles, les
+Osages, les Creeks, les Chactas, est aujourd'hui
+cantonné dans des réserves, notamment dans l'<i>Indian
+Territory</i>, où les Peaux-Rouges perdent peu à
+peu leurs caractères distinctifs<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Mais sur toutes
+ces tribus on a des histoires, des documents authentiques,<span class="pagenum" id="Page_246">[Pg 246]</span>
+tandis que l'on ne sait encore que fort
+peu de chose sur celles des prairies. La plupart des
+légendes et des traditions qu'on leur prête ont été
+inventées par les voyageurs.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9" class="label">[9]</a> Repoussées de la Floride, des Carolines, de l'Alabama, de la
+Géorgie et d'autres États voisins de l'Atlantique et du Mississipi,
+ces tribus ont fini par accepter d'être confinées dans ces limites.
+Elles y pratiquent aujourd'hui l'agriculture, tandis que les tribus
+errantes, restées dans leur état primitif, n'exercent encore que la
+chasse; elles ont des maîtres d'école, des prêtres, des médecins,
+des meuniers et des forgerons, envoyés d'abord par les États-Unis,
+et habitent des maisons couvertes, tandis que les tribus nomades
+manquent de tout et campent çà et là sous la hutte. Les Cherokees,
+les Creeks, ont même une Chambre haute et une Chambre basse
+(la Chambre des Rois et la Chambre des Guerriers chez les Creeks).
+Ils ont aussi des journaux et des livres écrits dans leur langue
+et avec des caractères particuliers, au moins pour les Cherokees.
+C'est ainsi que la vie stable arrive peu à peu à civiliser le Peau-Rouge,
+si bien que, dans une seconde génération, on ne désespère
+pas de faire un État de ce qui n'est encore que le Territoire
+indien. Ce jour-là, le drapeau constellé de l'Union, qui compte
+déjà tant d'étoiles, comptera une étoile de plus, et assurément
+l'une de celles qui feront le plus d'honneur aux politiques américains.
+Parmi les Peaux-Rouges du Territoire indien, beaucoup
+aujourd'hui savent lire et écrire; quelques-uns ont reçu une
+éducation complète à Saint-Louis, à New-York, et sont, pour
+employer le terme consacré, de véritables <i>gentlemen</i>. Plusieurs
+sont en outre de riches propriétaires fonciers, et possèdent un
+nombre d'hectares cultivés ou de têtes de bétail qui feraient envie
+à la plupart de nos agriculteurs. Avant la guerre de sécession,
+les Cherokees avaient aussi des esclaves noirs, comme les blancs.
+Ce trait indique encore mieux que tout autre l'état de civilisation
+auquel sont arrivés les Peaux-Rouges du Territoire indien.</p>
+
+<p>Les divers délégués de ce territoire, qu'on rencontre chaque
+hiver à Washington, et les principaux chefs qui commandent les
+<i>nations</i> cantonnées parlent et écrivent très-couramment l'anglais,
+et ont tous d'excellentes manières.</p>
+
+</div>
+
+<p>Vous avez vu que c'était vers un nouveau territoire,
+analogue au précédent et limitrophe de celui-ci,
+que les commissaires de l'Union ont récemment
+refoulé les cinq grandes nations du Sud. C'est le
+même genre de réserve qu'elles indiqueront dans
+le nord du Dakota aux Corbeaux et aux Sioux, si
+elles les trouvent bien disposés, comme il est probable,
+au mois de juin de cette année.</p>
+
+<p>Et après, allez-vous me dire, qu'arrivera-t-il des
+Indiens? Car c'est la question que chacun adresse,
+quand il entend parler des Peaux-Rouges. Si les
+Indiens des prairies vont dans les réserves, il leur
+arrivera ce qui est arrivé à ceux des bords atlantiques:
+ils perdront peu à peu leurs coutumes,
+leurs mœurs sauvages, se plieront insensiblement
+à la vie sédentaire agricole, et peu à peu, dernière
+phase dont il reste à voir le premier exemple, leur
+pays passera du rang de territoire à celui d'État.
+Arrivé à ce dernier degré, l'Indien sera tout à fait
+fondu avec le blanc; il ne s'en distinguera pas
+plus peut-être, après quelques générations, que le
+Franc chez nous ne se distingue du Gaulois, et le
+Normand du Saxon, en Angleterre.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_247">[Pg 247]</span></p>
+
+<p>Mais si l'Indien ne se soumet pas, s'il ne consent
+pas à être cantonné dans des réserves? Alors,
+c'est une guerre à mort, entre deux races de couleur
+et de mœurs différentes, une guerre impitoyable
+comme on en a vu malheureusement tant
+d'exemples sur le sol même de l'Amérique. Où
+sont maintenant les Hurons, les Iroquois, les Natchez,
+qui ont étonné nos pères? Les Algonquins
+qui ne connaissaient pas les limites de leur empire,
+où et combien sont-ils aujourd'hui? Tous ont
+peu à peu disparu par les maladies, par la guerre.
+La guerre qui se livrera cette fois sera courte, et
+ce sera la dernière, car l'Indien y succombera fatalement.
+Il n'a pour lui ni la science ni le nombre.
+Sans doute, par ses embûches, par sa fuite, par
+ses attaques isolées, et tout à fait imprévues, il
+déroute la guerre savante, et les plus habiles stratégistes
+des États-Unis, le général Sherman en
+tête, ont été battus par les Indiens; ceux-ci s'en
+sont fait assez de gloire auprès des blancs. Mais
+cette fois ce sera une guerre de volontaires et non
+plus de réguliers. Les pionniers des territoires
+s'armeront, et si l'Indien demande dent pour dent,
+œil pour œil, les blancs à leur tour lui imposeront
+l'inflexible loi du talion. Les tribus sont des clans,
+et comme chez les Sardes ou les Corses, et autrefois
+chez les Écossais, on se venge sur un individu<span class="pagenum" id="Page_248">[Pg 248]</span>
+quelconque d'un clan de l'insulte faite à un membre
+d'un autre clan. C'est pour cela que l'Indien
+attaque un blanc, quel qu'il soit, quand il a à se
+plaindre des blancs. De même feront les volontaires.
+Comme naguère à Sand-Creek, dans le Colorado,
+ils poursuivront, ils traqueront l'Indien, ils
+feront la chasse au Peau-Rouge, et celui-ci sera
+anéanti par le nombre, si auparavant il ne s'est
+pas soumis.</p>
+
+<p>Telle se présente la question. On peut dire,
+quelle qu'en soit l'issue, qu'elle est arrivée à sa
+dernière phase, et que, historiquement parlant,
+l'Indien a cessé de vivre. Ce que la petite vérole et
+d'autres maladies, ce que le <i>whisky</i>, l'<i>eau de feu</i>,
+je ne parle pas des barbaries des blancs, ont mis
+deux siècles à faire, c'est-à-dire diminuer de moitié
+le chiffre de la population indienne, qui est
+passé d'un million à moins de cinq cent mille âmes
+du dix-septième au dix-neuvième siècle, la civilisation,
+la colonisation va le faire en quelques années.
+Avant une génération il n'y aura plus d'Indiens.
+Le buffle disparaît et l'Indien avec lui,
+l'homme primitif avec l'animal primitif<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10" class="label">[10]</a> Le bison représente, dans l'Amérique du Nord, l'urus ou
+l'aurochs qui vivait jadis en Europe, comme l'Indien représente,
+pour la première de ces contrées, nos ancêtres de l'âge de pierre
+et des cavernes.</p>
+
+</div>
+
+<p>Le chemin de fer du Pacifique s'avance victorieux<span class="pagenum" id="Page_249">[Pg 249]</span>
+à travers les prairies. Dans deux ans il joindra
+les deux mers; dans deux ans tous les États,
+tous les territoires du Grand-Ouest seront entièrement
+colonisés. Les scènes que les voyageurs et
+les romanciers auront décrites n'existeront plus
+que dans les livres. L'Indien lui-même se sera
+fondu avec le blanc, ou aura été détruit.</p>
+
+<p>Curieuse destinée que celle de cet enfant des
+prairies qui, n'ayant pas voulu se plier à la loi imposée
+à tous par la nature, celle du travail, surtout
+du travail du sol, aura disparu sans laisser de
+trace dans l'histoire de l'humanité; curieuse destinée
+que celle de ce barbare qui aura été anéanti
+par l'homme civilisé, alors que dans tant d'autres
+pays c'est l'homme civilisé qui a été anéanti, ou,
+si on veut, absorbé par le barbare!</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_250">[Pg 250]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XIX">XIX</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'ÉMANCIPATION DES FEMMES.</h2>
+
+
+<p class="right">
+Pittsburg, <i>alias</i> Fort-Duquesne (État de Pensylvanie),<br>
+24 novembre.
+</p>
+
+<p>Je vous écris de l'État de Pensylvanie, et non de
+chez les Mormons. Les ouragans que nous avons
+essuyés dans les Montagnes-Rocheuses m'ont donné
+à réfléchir. Je sais combien sont rudes les hivers
+de l'Utah et de la Nevada.</p>
+
+<p>J'aurais trouvé sous la neige et les Mormons et
+les mines d'argent, et j'aurais presque perdu mon
+temps à continuer ma route vers la Californie, où
+m'attendaient à leur tour les grandes pluies de
+l'hiver. Notez qu'à Chayennes, le colonel Heine,
+resté mon seul compagnon, m'a annoncé que pour<span class="pagenum" id="Page_251">[Pg 251]</span>
+sa part il n'allait pas plus loin, et retournait décidément
+vers l'Est.</p>
+
+<p>J'ai pris conseil un moment de moi-même, et
+j'ai fait comme lui, en présence des raisons que je
+viens de vous donner. Il ne faut pas vouloir tout
+accomplir en une fois. Nous retournerons l'été
+prochain pour rendre visite aux <i>Saints du dernier
+jour</i>, et aux mineurs de Nevada et de Californie.
+De San Francisco, nous aurons vue sur l'extrême
+Orient, et nous pourrons revenir, lors de cette seconde
+tournée, voire même dans une troisième,
+par le Japon, la Chine, l'Inde, l'Arabie, l'Égypte.
+Il n'y aura pas grand mérite à cela. Il est plus
+facile de faire aujourd'hui le tour du monde
+que le tour de son parc. C'est la vapeur qui a
+tué la poésie et le danger des voyages, et je comprends
+que les poëtes en veuillent tant à l'industrie.</p>
+
+<p>Nous nous contenterons donc, pour ce premier
+voyage, d'avoir parcouru, sur toute la longueur
+construite de 825 kilomètres, le grand chemin de
+fer du Pacifique; d'avoir visité le jeune territoire
+de Colorado et exploré les mines d'or et d'argent
+des Montagnes-Rocheuses, enfin, d'avoir traversé
+les immenses prairies du Dakota et fait connaissance
+avec les Peaux-Rouges. C'est déjà suffisant
+pour un voyage de moins de trois mois, et l'excursion<span class="pagenum" id="Page_252">[Pg 252]</span>
+des Montagnes-Rocheuses, à 2,500 lieues
+de Paris, vaut bien autant qu'un voyage en Suisse.</p>
+
+<p>Ainsi, me voilà revenu vers des États tout à fait
+civilisés.</p>
+
+<p>Pittsburg, que les Français ont fondé, au siècle
+dernier, sous le nom de Fort-Duquesne, et que les
+Anglais nous prirent, est le pays du fer et du
+charbon.</p>
+
+<p>Les faubourgs de cette ville industrielle portent
+les noms de Manchester et de Birmingham, et n'ont
+rien à envier à ces deux villes anglaises pour la
+fumée et le brouillard. Mais je ne vous adresse pas
+ces lettres pour vous décrire l'industrie américaine;
+je préfère vous dire encore un mot de cette
+jeune société si virile, si audacieuse, au milieu de
+laquelle je vis depuis deux mois.</p>
+
+<p>J'ai rencontré à Chayennes un curieux <i>yankee</i>.
+C'est le grand agitateur, M. George Francis Train,
+orateur populaire et fénian, financier et voyageur<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.
+Il est mêlé aux opérations du chemin de
+fer du Pacifique.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11" class="label">[11]</a> Le même dont l'arrestation en Irlande, au mois de janvier 1868,
+allait causer tant de bruit.</p>
+
+</div>
+
+<p>Nous sommes allés ensemble de Chayennes à
+Omaha et à Chicago. A Omaha, descendant de wagon,
+longtemps avant que le train n'eût <i>stoppé</i>, l'infatigable
+excursionniste a couru à l'<i>office</i> des<span class="pagenum" id="Page_253">[Pg 253]</span>
+journaux, puis est revenu à l'hôtel. Ses affiches
+étaient faites, sa conférence partout annoncée, que
+nous arrivions à peine.</p>
+
+<p>A déjeuner, je le rencontrai en compagnie de
+plusieurs dames, dont l'une, déjà âgée, les cheveux
+tout blancs, avait les traits d'une rare distinction.
+M. Train me présenta à elle: «Madame Élisabeth
+Cady Stanton,» me dit-il.</p>
+
+<p>Je m'inclinai. Je connaissais déjà de nom madame
+Stanton comme l'une des grandes promotrices
+de l'émancipation des femmes aux États-Unis,
+et j'étais heureux de connaître aussi sa personne.</p>
+
+<p>Quand je dis émancipation des femmes, vous
+devinez que je prends le mot dans le sens le plus
+moral, le plus élevé. Madame Stanton demande que
+les femmes jouissent des mêmes droits que les
+hommes, et elle a fondé une association pour arriver
+à ce but: l'<i>Equal Rights Association</i>, dont il a
+été tant parlé.</p>
+
+<p>Madame Stanton n'a rien négligé pour parvenir
+à ses fins; son temps, sa fortune, elle a tout donné,
+et elle soutient aujourd'hui de ses deniers, de ses
+fatigues, toutes les démarches, toutes les publications,
+toutes les mesures de la grande association.</p>
+
+<p>Elle parle même de fonder à New-York un journal<span class="pagenum" id="Page_254">[Pg 254]</span>
+qui sera destiné à la défense de la sainte cause,
+j'entends l'émancipation des femmes<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12" class="label">[12]</a> Elle a mis depuis son projet à exécution, en fondant une
+feuille hebdomadaire qu'elle a bravement intitulée <i>la Révolution</i>.</p>
+
+</div>
+
+<p>Madame Stanton, quand j'ai eu l'honneur de la
+rencontrer à Omaha, revenait d'une longue campagne
+dans le Kansas avec sa digne et infatigable
+lieutenante, miss Susann Anthony, qui est en
+même temps son secrétaire. Dans le Kansas, elles
+avaient converti bon nombre de dames à la théorie
+nouvelle, et pas mal de messieurs. Entre ces derniers,
+madame Stanton m'a cité avec plaisir le
+nom du gouverneur actuel du Kansas.</p>
+
+<p>M. Francis Train s'est, depuis quelque temps,
+fait l'avocat de la cause féminine. C'est un des
+grands conférenciers des États-Unis, et il revenait,
+quand je l'ai rencontré à Chayennes, d'une tournée
+dans le Colorado et les Montagnes-Rocheuses, où
+il avait à la fois fait des conférences, improvisé des
+vers en public, décrété un grand hôtel à Chayennes,
+un embranchement de chemin de fer vers
+Denver, et chassé le buffle avec sa jeune fille, qui
+avait, pour sa part, tué quelques-uns de ces sauvages
+animaux. C'est ainsi que les choses se passent
+en Amérique, et l'on ne s'en trouve pas plus
+mal.</p>
+
+<p>L'association pour l'égalité des droits ne pouvait<span class="pagenum" id="Page_255">[Pg 255]</span>
+laisser aller M. Train, l'homme le plus rapide, le
+plus prompt des États-Unis, <i>the fastest man in
+America</i>, comme on le nomme, sans s'assurer cette
+puissante recrue. Le grand agitateur a consenti
+bien vite à ajouter cette nouvelle corde à son arc,
+et bientôt on ne l'a plus appelé que l'<i>Avocat des
+femmes</i>. Tous ses autres surnoms, même celui de
+<i>l'Homme du peuple</i>, <i>the people's man</i>, ont pâli devant
+celui-là.</p>
+
+<p>«Voulez-vous parler à Omaha le 19 novembre,
+à Des-Moines le 21, à Chicago le 22, à Milwaukee
+le 23, à Saint-Louis le 26, à Louisville le 27, à
+Cincinnati le 28, à Cleveland le 29, à Buffalo le 30,
+à Rochester le 2 décembre, à Syracuse le 3, à Albany
+le 4, à Springfield le 6, à Worcester le 7, à
+Boston le 9, à Hartford le 10, à Philadelphie le 12,
+à New-York le 14? Dites oui, et les femmes seront
+avec vous! Vive le droit!»</p>
+
+<p>Telle était la dépêche que lui avaient envoyée,
+ces jours passés, les principaux membres féminins
+de l'Association pour l'égalité des droits,
+qui avaient signé: Mesdames ou mesdemoiselles
+Stenny, W. A. Starret, A. Robinson, Sarah
+Brown, Lucy Stone, Olympia Brown, E. C. Stanton,
+S. Anthony.</p>
+
+<p>A quoi G.-F. Train avait immédiatement riposté
+par ce télégramme:</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_256">[Pg 256]</span></p>
+
+<p>«Aux dames composant le comité pour le vote
+des femmes:</p>
+
+<p>«Oui! et que Dieu protége le droit, et qu'il ait
+pitié de l'âme de ceux qui refusent de donner leur
+vote aux femmes.</p>
+
+<p>
+«Signé: <span class="smcap">G.-F. Train</span>.»<br>
+</p>
+
+<p>Après tout, de quoi s'agissait-il pour cet intrépide
+combattant? De faire dix-huit conférences en
+25 jours, et je ne sais combien de centaines de
+milles sur les railroads américains; de parcourir
+un pays vaste comme la moitié de l'Europe et de
+s'arrêter et parler dans dix-huit grandes villes. Ne
+dort-on pas la nuit en chemin de fer aux États-Unis?
+ne se repose-t-on pas le dimanche?—«J'ai
+fait mieux une fois, me disait l'autre jour M. Train,
+j'ai fait trente lectures en douze jours.»</p>
+
+<p>Le jour où nous étions à Omaha, il a fait deux
+lectures, lisez deux conférences de deux heures
+chacune, dans la même journée, une dans l'après-midi,
+l'autre le soir.</p>
+
+<p>A Chayennes, une nuit, à neuf heures, au clair
+de lune, sur la place publique, je l'ai également
+entendu parler pendant près de deux heures devant
+les rudes pionniers du <i>Far-West</i>. Il était
+monté sur une caisse, sans plus de façon, et à ses
+pieds se tenait accroupi M. le maire de Chayennes,<span class="pagenum" id="Page_257">[Pg 257]</span>
+qui l'avait présenté au public. L'orateur aurait pu
+se passer, à la rigueur, de cette présentation, car
+tout le monde le connaît aux États-Unis.</p>
+
+<p>Dans ses lectures, M. Train parle de tout, de lui
+d'abord, de la politique et de ceux qui en font
+(les <i>politiciens</i>), du chemin de fer du Pacifique,
+des sociétés de tempérance, de la prochaine élection
+présidentielle, pour laquelle il se propose volontiers
+candidat, enfin du droit de suffrage des
+femmes. C'est par là qu'il aurait dû commencer
+sa conférence d'Omaha. Au reste, le public ne
+partageait pas là-dessus ses idées.</p>
+
+<p>Comme il est d'usage aux États-Unis, M. Train a
+interpellé l'assemblée: «Voulez-vous que vos
+femmes, vos filles, vos sœurs, politiquement, aient
+moins de droits que les nègres?» Et un grognement
+significatif, indiquant que l'assemblée, d'ailleurs
+presque entièrement composée d'hommes, ne
+se souciait point d'accorder aux femmes le droit de
+suffrage. M. Train a recommencé deux fois l'épreuve,
+même insuccès. Déjà, à Chayennes, il
+n'avait pas mieux réussi, et partout l'assemblée
+avait paru lui dire qu'on tenait la femme pour parfaite,</p>
+
+<div class="poetry-container">
+<div class="poetry">
+ <div class="stanza">
+ <div class="verse indent0">Si la capacité de son esprit se hausse</div>
+ <div class="verse indent0">A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.</div>
+ </div>
+</div>
+</div>
+<p><span class="pagenum" id="Page_258">[Pg 258]</span></p>
+<p>Madame Stanton a succédé à M. Train. J'ai
+rarement vu une femme plus noble et plus
+digne.</p>
+
+<p>Madame Stanton a soixante ans passés; ses
+traits, comme je vous l'ai dit, sont d'une rare distinction.
+Les cheveux blancs, fournis, frisés naturellement,
+sont peignés avec le plus grand soin.
+Elle portait ce jour-là une robe de soie noire montante,
+retenue au cou par un magnifique camée.
+Mademoiselle S. Anthony était également en noir.
+Elle a passé la quarantaine, porte des lunettes, et
+rappelle trait pour trait le type de ces voyageuses
+anglaises, grandes, maigres, que nous voyons passer
+si souvent à Paris.</p>
+
+<p>J'ai insisté sur le costume de ces dames pour
+vous montrer qu'on peut, en Amérique, défendre
+le suffrage politique des femmes et demander
+pour elles les mêmes droits que pour les hommes,
+sans pour cela porter des <i>pantalettes</i>, une redingote,
+un chapeau pointu et une cravache, comme
+le font les blooméristes. Le costume masculin a
+été cependant adopté, me dit-on, par quelques-unes
+des adeptes les plus avancées du parti que
+dirigent si dignement mesdames Stanton et Anthony.</p>
+
+<p>Madame Stanton a fait à Omaha une conférence
+d'une heure. Elle a parlé debout, sans lire, la<span class="pagenum" id="Page_259">[Pg 259]</span>
+main appuyée sur une table, et regardant en face
+l'auditoire, mais sans aucune espèce de forfanterie,
+avec beaucoup de dignité, de fierté. Elle a parlé
+lentement et réclamé pour la femme, un à un, les
+mêmes droits que pour les hommes, non-seulement
+le droit politique, mais encore les droits civils.
+Elle veut que la femme mariée puisse commercer,
+hériter comme son mari, ce que ne permettent pas
+partout les lois des États-Unis. Elle a montré par
+des exemples nombreux (et elle aurait pu citer
+le sien) que la femme n'est en rien inférieure à
+l'homme. Dans l'histoire, elle a nommé Jeanne
+d'Arc, Marie-Thérèse et tant d'autres; dans la
+littérature américaine, miss Henriette Beecher
+Stowe, l'auteur de <i>la Cabane de l'oncle Tom</i>; dans
+la littérature française, George Sand, etc.</p>
+
+<p>Parmi les adeptes les plus convaincus des idées
+qu'elle défend, elle a rappelé différents noms connus,
+entre autres celui de John Stuart Mill, le
+grand économiste anglais.</p>
+
+<p>Le public a applaudi à plusieurs reprises, mais
+on voyait qu'il n'était pas convaincu, ou, si l'on
+veut, converti aux opinions de l'orateur, même
+dans les rangs féminins. Aussi miss Anthony, qui
+a succédé à madame Stanton, n'a-t-elle pas emporté
+la place.</p>
+
+<p>J'ai accompagné d'Omaha à Chicago M. Train et<span class="pagenum" id="Page_260">[Pg 260]</span>
+ces deux dames. En route, j'ai fait plus ample
+connaissance avec madame Stanton.</p>
+
+<p>Nous avons parlé de Paris. Elle connaît bien
+notre littérature; elle a même séjourné assez longtemps
+à Paris, il y a quelques années. Notre grand
+sujet de conversation a toujours été la question de
+l'émancipation des femmes. Aux États-Unis, il y a
+déjà des femmes médecins, peut-être avocats: c'est
+bien là leur rôle. Il y en a qui sont ministres du
+saint Évangile. Madame Stanton s'est présentée à
+la députation à New-York. Assurément elle eût
+mieux tenu sa place, même au congrès fédéral, que
+beaucoup de députés assez mal en renom auprès
+du public.</p>
+
+<p>«Je suppose une femme consul, lui disait un
+mauvais plaisant. Vous allez faire viser votre
+passe-port; on vous répond: Madame est en
+couches.—Eh bien, adressez-vous au chancelier,
+a-t-elle répliqué. Ne vous répond-on pas de la
+sorte si M. le consul est malade, s'il a passé la nuit
+au jeu ou ailleurs?»</p>
+
+<p>On ne peut dire encore ce qu'il adviendra aux
+États-Unis de la question de l'émancipation politique
+des femmes. Dans ce pays, toutes les idées
+nouvelles se propagent si vite, et passent si rapidement
+de la théorie à la pratique que ce qu'on
+regardait comme une erreur la veille devient la<span class="pagenum" id="Page_261">[Pg 261]</span>
+vérité du lendemain. Ne voit-on pas déjà, dans les
+États du Nord, des colléges mixtes où jeunes
+garçons et jeunes filles apprennent ensemble le
+latin, le grec, les mathématiques, et où souvent
+les jeunes filles l'emportent sur les garçons? Chez
+nous on n'oserait, sans doute pour des motifs de
+haute moralité, tenter de pareilles épreuves. Là-bas
+on ose tout, et les résultats donnent raison à
+tant de hardiesse.</p>
+
+<p>Allez-vous dire qu'il n'y a là qu'une affaire de
+climat? Il y a plus, c'est une question de liberté
+bien entendue. <i>Help yourself</i>, dit l'Américain;
+faites vous-même vos affaires.</p>
+
+<p>Je reviens à la question spéciale qui nous occupe,
+celle de l'accession des femmes à tous les droits
+dont jouissent les hommes. Je suis obligé de reconnaître
+que cette question n'a pas encore fait de
+très-grands progrès aux États-Unis, sauf peut-être
+dans le Kansas et le Massachusetts. «Pourquoi?
+me direz-vous. N'est-elle pas assez bien définie,
+assez bien présentée?»</p>
+
+<p>Vous venez de voir quels avocats habiles, éloquents,
+s'étaient chargés de la défendre. Je crains
+bien que M. Dixon n'ait eu raison, lorsqu'en examinant
+ce sujet dans son livre sur la Nouvelle
+Amérique, <i>New America</i>, il cite ce cri d'une jeune
+Bostonienne: «Eh bien, après, quand nous aurons<span class="pagenum" id="Page_262">[Pg 262]</span>
+les mêmes droits que les hommes, personne
+ne s'occupera plus de nous. Voilà pourquoi nous
+n'en voulons pas.»</p>
+
+<p>La question est donc encore pendante: elle est
+loin d'être résolue, comme vous le voyez, et
+il faut laisser à l'avenir le soin de dire le dernier
+mot sur ce sujet si délicat de l'émancipation des
+femmes.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_263">[Pg 263]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XX">XX</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA VILLE IMPÉRIALE.</h2>
+
+
+<p class="right">
+New-York, 27 novembre.
+</p>
+
+<p>New-York, où je viens d'arriver, a grandi
+encore depuis mon dernier passage. C'est bien
+la <i>Ville impériale</i>, comme l'appellent les Américains,
+avec une légitime fierté. Il y a deux cent
+cinquante ans à peine, l'île de Manhattan était
+achetée pour quelques écus par les Hollandais,
+premiers colons du pays, aux Indiens qui habitaient
+ces parages. Les Hollandais jetèrent là les
+fondements de la Nouvelle-Amsterdam, que les
+Anglais appelèrent plus tard New-York. Aujourd'hui
+l'île de Manhattan est devenue trop étroite
+pour les développements de la grande ville qui<span class="pagenum" id="Page_264">[Pg 264]</span>
+renferme presque un million et demi d'habitants,
+et en face, le long de ce bras de mer qu'on nomme
+le fleuve de l'Est et le long du fleuve de l'Hudson,
+s'élèvent de riches cités: Brooklyn, qui compte
+près de 400,000 habitants, et Jersey City, qui en a
+plus de 60,000.</p>
+
+<p>Il faut voir sur la carte la position de ces trois
+villes, qui abritent ensemble deux millions d'âmes,
+pour bien comprendre non-seulement leurs progrès
+actuels, mais encore toute leur importance.
+Brooklyn et Jersey City sont au reste les deux satellites
+de New-York. Elles gravitent autour d'elle,
+et prennent leur part de chaque jour dans l'avancement
+de la grande métropole, qui comptera à
+elle seule plusieurs millions d'habitants avant la
+fin de ce siècle, car la population y double tous les
+quinze ans.</p>
+
+<p>New-York est assise sur une large baie, mieux
+garantie, non moins belle que celle de Naples tant
+vantée; un étroit goulet la protége contre les
+vents et les flots de la haute mer. Jamais nappe
+d'eau n'offrit un spectacle pareil: les <i>steamboats</i>,
+les bateaux à voile, s'y croisent en véritables flottes.
+De l'autre côté de la baie descend un des plus magnifiques
+fleuves du monde, l'Hudson. Sur ses rives
+taillées à pic au-dessous de l'eau et formant le port
+naturel le plus sûr, car elles sont, à la surface, de<span class="pagenum" id="Page_265">[Pg 265]</span>
+niveau avec le sol, ancrent librement tous les navires;
+au milieu de ses eaux profondes, peuvent
+monter jusqu'à Albany, capitale de l'État et distante
+de 135 milles de New-York, les vaisseaux du plus
+fort tonnage. Tout le long du trajet, le paysage est
+ravissant. Ici les <i>Palissades</i>, énormes coulées de
+lave d'une hauteur qui atteint 500 pieds, s'étendent
+sur la rive droite du fleuve comme une véritable
+fortification; là, les coteaux verdoyants de
+West-Point et les montagnes bleues des Kaatskills
+dominent les méandres que trace le cours d'eau en
+s'élargissant tout à coup: on se croirait au milieu
+d'un des lacs de la Suisse. Aussi les Américains
+sont fiers de leur beau fleuve. «Avez-vous navigué
+sur l'Hudson?» telle est la première question
+qu'ils adressent au voyageur nouvellement débarqué.</p>
+
+<p>D'immenses steamers, véritables caravansérails
+flottants, décorés avec un luxe dont nous n'avons
+pas l'idée en France, remontent et descendent
+l'Hudson à chaque instant. Dans les vastes salons
+aux lambris dorés, sont partout étendus de moelleux
+tapis. Des tables, des siéges de forme artistique,
+ornent en outre l'intérieur du navire. On
+ne prendrait pas chez nous plus de soin pour un
+roi en voyage. Ici, le roi, c'est tout le monde;
+c'est le peuple, et partout on le gâte et le choie. Les<span class="pagenum" id="Page_266">[Pg 266]</span>
+<i>misses</i> rieuses et coquettes, les <i>gentlemen</i>, plus
+silencieux, se pressent en foule dans les salons
+ou autour des galeries extérieures, tandis que le
+navire s'avance à toute vapeur. Si un concurrent
+suit la même route, souvent une lutte de vitesse
+s'engage: c'est à qui arrivera le premier. Dans un
+défi de ce genre, un capitaine se trouve un jour à
+bout de combustible; car, lorsqu'on veut aller
+deux fois plus vite, il faut dépenser huit fois plus
+de charbon: c'est la mécanique qui le dit. Or
+notre capitaine voulait gagner la lutte à tout prix.
+Il jeta tout le mobilier de son bateau sous ses chaudières,
+et enfin, comme la pression de la vapeur
+augmentait outre mesure, il s'assit bravement sur
+la soupape de sûreté, en criant aux chauffeurs:
+«Allons, mes enfants, un dernier effort!» Les
+passagers, si la chaudière avait fait explosion, auraient
+certainement sauté avec elle, mais ils applaudissaient
+le capitaine, et ne se souciaient que d'une
+chose: d'arriver les premiers. Ainsi va le monde
+en Amérique. Le sentiment de la sécurité n'y existe
+guère en voyage; on n'en voyage pas moins, et
+généralement on arrive. Tant pis pour ceux qui
+restent en chemin! C'est une de ces mauvaises
+chances qu'on peut rencontrer dans la bataille de
+la vie. Cette insouciance des Américains pour le
+danger fait une partie de leur force, et donne le<span class="pagenum" id="Page_267">[Pg 267]</span>
+secret des merveilleux résultats auxquels ils arrivent
+dans leur vaste colonisation.</p>
+
+<p>Je retourne à la Cité impériale. Voulez-vous y
+descendre avec moi? Notre steamer vient de toucher
+au quai. Les abords de la ville marchande
+sont peu séduisants, et les rues sont partout mal
+pavées, malpropres, pleines d'abîmes, surtout en
+hiver. C'est le défaut du régime libre et démocratique
+de se reposer sur chacun du soin de tout
+faire, de sorte que souvent rien ne se fait, alors
+que tout se fait chez nous trop bien, avec un régime
+fortement centralisé. La municipalité new-yorkaise
+ne s'occupe guère de la ville, et laisse les
+choses aller à l'avenant. Le marché devant lequel
+nous passons est un charnier bourbeux, dont la
+plus sale bourgade en France ne voudrait pas.
+Nous voici dans les rues <i>Wall</i>, <i>Pearl</i>, <i>Beaver</i>. Quelle
+activité! quel mouvement! La Cité de Londres elle-même
+est dépassée. Les lourdes charrettes vont et
+viennent, chargées de toutes les marchandises du
+globe: balles de coton ou de laine, sacs de café,
+caisses de thé, boucauts de sucre ou de tabac, barriques
+de vin ou de pétrole. Le charretier, debout
+sur son véhicule, comme le triomphateur antique,
+fouette vigoureusement ses chevaux, et interpelle
+les passants qui ne se rangent pas assez vite. A
+droite, à gauche, sont les bureaux du commerce.<span class="pagenum" id="Page_268">[Pg 268]</span>
+Au rez-de-chaussée, les changeurs, qui trafiquent
+des valeurs publiques, et jouent sur la monnaie
+de papier, la seule qui ait cours depuis la guerre
+de sécession. A l'entresol, aux étages supérieurs,
+les banquiers, les armateurs, les courtiers, les négociants.
+A part quelques bureaux assez convenablement
+décorés, les autres <i>offices</i> sont de véritables
+bouges, comme du reste à Londres, à Manchester,
+à Birmingham, à Liverpool. En Amérique
+comme en Angleterre, on a son bureau et sa maison:
+le bureau dans le quartier bruyant des affaires;
+la maison dans la partie la plus éloignée et
+la plus calme de la ville. Au bureau tout le monde
+entre librement, même le premier venu quel qu'il
+soit; à la maison est le foyer respecté, le <i>home</i>.
+On n'y reçoit que ses amis, et on les choisit avec
+un soin scrupuleux, même dans ce pays démocratique,
+où l'égalité n'existe qu'à la surface et n'est
+pas plus absolue qu'ailleurs. Le cœur humain est
+le même partout, et il n'y a pas de système parfait
+de gouvernement.</p>
+
+<p>Voulez-vous visiter un de ces offices? Nous sommes
+dans Wall-street, la rue par excellence des
+banquiers, des changeurs. Aux portes de chaque
+maison, sont suspendus d'immenses tableaux de
+bois noir, divisés en autant de compartiments qu'il
+y a d'étages, en autant de numéros qu'il y a de<span class="pagenum" id="Page_269">[Pg 269]</span>
+cellules occupées. Devant chaque numéro est inscrit
+en lettres d'or le nom de l'occupant ou des
+occupants, car le prix des loyers est si cher que
+l'on trafique quelquefois plusieurs dans la même
+chambre: touchante confraternité! Le mobilier de
+l'appartement est grossier: chaises de paille, tables
+du bois le plus commun. Un parquet que le
+balai visite rarement, et çà et là d'énormes crachoirs
+(passez-moi le mot) en faïence grossière ou
+en caoutchouc, en forme de moules à pâté.</p>
+
+<p>En Amérique tout le monde <i>chique</i>, même en
+haut lieu, et le <i>spittoon</i> est devenu une annexe indispensable
+du mobilier de tout bon Yankee.</p>
+
+<p>Entrez avec moi dans cet office. J'ai une lettre
+qui me recommande au patron, un grand banquier
+du pays. Je prononce son nom en entrant. Un
+<i>gentleman</i>, le chapeau sur la tête, les pieds sur le
+manteau de la cheminée, et le corps enfoncé dans
+son <i>rocking-chair</i> ou chaise berceuse, tend une
+main pour prendre la lettre, et de l'autre donne à
+son couvre-chef un mouvement qui l'assujettit
+davantage. Il lit la lettre, me la rend: «C'est pour
+mon frère, me dit-il, sans se déranger aucunement;
+il sera bien fâché de ne pas vous avoir vu.
+Il est en ce moment à Boston.» Et tirant de sa
+poche une tablette de tabac, il y taille avec son
+couteau la dose accoutumée, la reçoit dans le<span class="pagenum" id="Page_270">[Pg 270]</span>
+creux de sa main et, d'un mouvement bien combiné,
+la jette d'un seul trait dans sa bouche. Puis
+me passant le couteau et la tablette:</p>
+
+<p>—En usez-vous? me dit-il; ne faites pas de cérémonie.</p>
+
+<p>—Merci, je ne chique pas. Bonjour!</p>
+
+<p>—Adieu!</p>
+
+<p>Et je ne le reverrai plus de ma vie, ni lui ni son
+frère. C'est avec ce sans-façon que les affaires
+partout se traitent.</p>
+
+<p>Le mot d'office, que les Américains et les Anglais
+appliquent à leur bureau, a donné lieu un
+jour à une singulière méprise de la part d'un de
+mes amis qui parlait fort peu l'anglais. Il avait,
+comme moi, une lettre pour un trafiquant du pays.
+Au lieu de la porter au bureau du destinataire, il
+la remet à sa maison, un matin. Le domestique
+répond:</p>
+
+<p>—Monsieur est à l'office.</p>
+
+<p>—Et jusqu'à quelle heure? demande le voyageur.</p>
+
+<p>—Jusqu'à trois heures.</p>
+
+<p>—Voilà un homme bien dévot, réplique mon
+ami en s'en allant; alors je reviendrai ce soir.</p>
+
+<p>Autant l'office est mal tenu, mal situé, autant
+le home est soigné, confortable, établi dans les plus
+beaux quartiers de la ville. Chacun a sa maison,<span class="pagenum" id="Page_271">[Pg 271]</span>
+et l'occupe seul. Je ne sais où tous ces gens gagnent
+tant d'argent, pour se payer tous une maison qui,
+non meublée, coûte au moins cinq cent mille francs;
+mais le fait existe, et je le constate. Et quel bien-être!
+De l'eau à tous les étages, froide et chaude,
+salles de bain, calorifère. La cuisine est confinée
+dans le sous-sol avec un escalier séparé. Souvent
+un jardinet, un arbre à fleurs devant la maison, à
+côté de belles marches en pierre. Toutes ces demeures,
+principalement dans la <i>Cinquième Avenue</i>,
+le quartier le plus fashionnable, le plus somptueux
+de New-York, forment des alignements magnifiques,
+et l'on ne peut nier que l'architecture
+civile ne soit ici fort avancée. «Mais ce
+sont là des maisons de carton; ces pierres si
+bien taillées, ciselées, ne sont qu'en placages,»
+me disait un jour un de ces Français (et ils sont
+nombreux) qui trouvent tout mal en Amérique.
+Et que m'importe, si les lignes sont pures, gracieuses,
+élégantes, et si la maison tient bien;
+surtout si l'intérieur en est convenablement disposé?</p>
+
+<p>Il règne, dans quelques-unes de ces demeures,
+un luxe qu'on peut qualifier de princier. A New-York,
+les gens qui ont plusieurs millions de rente
+ne sont pas rares, et les marchands américains,
+comme jadis ceux de Phénicie, ont des listes civiles<span class="pagenum" id="Page_272">[Pg 272]</span>
+de rois. Les tableaux, les sculptures, les objets
+d'art, les meubles les plus délicats, les œuvres les
+plus renommées des maîtres anciens ou modernes,
+sont littéralement entassés dans quelques-uns de
+ces logis, et l'hiver on y donne des fêtes splendides.
+Tout cela se fait souvent sans beaucoup de
+goût; mais laissez faire, le progrès viendra. «Nous
+sommes un peuple jeune, et nous avons besoin
+d'apprendre. Voilà pourquoi nous allons en Europe.»
+Ainsi vous répondent les Américains quand,
+familiarisés avec vous, ils vous permettent de critiquer
+librement leur pays. Déjà l'on peut dire que
+les voyages d'Europe, qu'ils font tous plusieurs
+fois, leur ont été des plus profitables.</p>
+
+<p>A Paris, nous recevons chaque hiver toute une
+colonie américaine. Vous les avez vues, ces jeunes
+<i>misses</i> à l'opulente chevelure, aux yeux vifs, aux
+joues tantôt rosées et tantôt un peu pâles, ces <i>misses</i>,
+à la taille élancée, aux formes bien prises,
+ces danseuses, ces causeuses infatigables, vous les
+avez vues, n'est-ce pas, chaque hiver à Paris, dans
+toutes les soirées, mais surtout à celles du général
+Dix, qui représente avec tant de dignité le gouvernement
+américain? Ces élégantes ont fait la conquête
+de tous nos jeunes gens, et plus d'une n'est
+jamais retournée au pays natal. Celles qui s'en
+reviennent apportent à New-York leur contingent<span class="pagenum" id="Page_273">[Pg 273]</span>
+de bonnes manières et d'idées nouvelles, et par
+elles, par ces délicates messagères, le monde américain
+progresse étonnamment. «Chez nous, les
+femmes valent mieux que les hommes,» tel est le
+cri général aux États-Unis. Les hommes, trop occupés,
+enlevés trop jeunes à la vie d'école et de famille,
+n'ont pas eu le temps de soigner leurs
+façons. Mais les femmes ne sont-elles pas les premières
+partout et les meilleures institutrices des
+hommes? Heureux le pays où leur influence domine
+encore!</p>
+
+<p>Comme elles sont plus vives, plus gracieuses
+que les blondes filles d'Albion, toutes ces jeunes
+Américaines! J'en demande pardon aux Anglaises,
+mais les Américaines vont de pair avec les Françaises
+(proclamées partout sans égales), pour la
+grâce, l'esprit, la manière de porter une robe. Et
+comme la beauté américaine est au-dessus de celle
+des Anglaises! Elle a je ne sais quoi de plus fort,
+de plus énergique, quelque chose de hardi qui ne
+déplaît pas. Quand on se promène dans <i>Broadway</i>,
+à l'heure où la foule encombre ces boulevards de
+New-York, on n'y rencontre que de jolies femmes.
+«Comment en serait-il autrement?» me disait hier
+une personne qui sait observer. D'abord tous ces
+hommes, qui arrivent ou sont arrivés ici, et dont
+ces jeunes filles que vous admirez proviennent,<span class="pagenum" id="Page_274">[Pg 274]</span>
+n'ont-ils pas été pris à tous les pays du monde:
+Anglais, Allemands, Espagnols des Amériques,
+Scandinaves, Italiens, Français? Or, le mélange de
+telles races ne peut donner que de très-beaux produits.
+Et puis, tout homme qui vient aux États-Unis
+a quelque chose en lui. A part de rares exceptions,
+ce n'est ni un paresseux, ni un ignorant, ni
+un être chétif et malingre. Il est entreprenant,
+courageux, il a, comme on dit, bon pied bon œil.
+L'accouplement entre de tels êtres a bien des
+chances de réussir.»</p>
+
+<p>Je laissai dire mon ami comme nous descendions
+<i>Broadway</i>, et je trouvai qu'il avait raison.</p>
+
+<p>Vous parlerai-je maintenant de cette curieuse
+rue, de plus de deux lieues de long, que l'on a
+comparée aux boulevards de Paris, mais qui est
+loin de les égaler par l'élégance des boutiques et
+l'ampleur de la voie, si elle les dépasse sur certains
+points par l'animation, et ce je ne sais quoi de turbulent,
+de criard, de fébrile, qui révèle partout
+l'Américain? vous parlerai-je des immenses magasins
+qu'on rencontre tout le long de <i>Broadway</i>, et
+dont quelques-uns sont uniques au monde? ferai-je
+le tableau du spectacle qu'offre cette rue à certaines
+heures de la journée? Mais tout cela a déjà
+été dit vingt fois, et vous le savez par cœur. Vous
+connaissez aussi les églises, les théâtres, les hôtels,<span class="pagenum" id="Page_275">[Pg 275]</span>
+les squares, le parc de la grande cité, son bel
+aqueduc, et tous ses monuments publics ou privés,
+dont quelques-uns méritent l'attention. Tout
+cela a été vingt fois dépeint, et je ne vous écris pas
+pour redire ce que d'autres ont dit avant moi, ni
+ce qu'on trouve aussi dans tous les guides du voyageur,
+dans tous les traités de géographie.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_276">[Pg 276]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="XXI">XXI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LE PEUPLE AMÉRICAIN.</h2>
+
+
+<p class="right">
+New-York, 1<sup>er</sup> décembre.
+</p>
+
+<p>La fin couronne l'œuvre. Je repars pour l'Europe,
+et vous reverrai dans douze jours à Paris.
+Vous allez traiter mon voyage de télégraphique,
+de fantastique. D'autres diront que je ne suis pas
+parti et me suis allé cacher quelque part pendant
+trois mois. Trois mois! c'est en effet tout ce qu'il
+m'aura fallu pour faire 5,000 lieues, aller et retour.
+C'est là un des signes du temps. C'est grâce à
+la vapeur qu'il nous est permis de faire de pareils
+voyages que vous pouvez à bon droit qualifier de
+télégraphiques, car il eût fallu naguère plus d'un
+an pour les exécuter, et Dieu sait au prix de quelles
+fatigues et de quels dangers!</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_277">[Pg 277]</span></p>
+
+<p>Que de choses nous aurons vues pendant ces
+trois mois: le chemin de fer du Pacifique, les
+pionniers du Colorado, les derniers Peaux-Rouges!
+Oui! notre voyage aura été fantastique, mais nous
+n'aurons eu que le faible mérite de montrer la
+route à nos successeurs. A vous maintenant à nous
+suivre, jeunes compatriotes, qui désirez voir et
+compléter par l'étude de ces régions nouvelles
+l'éducation un peu trop théorique reçue au pays
+natal.</p>
+
+<p>La liberté et le travail, ne l'oublions pas, ont
+seuls permis de créer toutes les merveilles que
+nous avons admirées. Le peuple américain, dans lequel
+se résument ces deux choses: la liberté, le
+travail, a l'incontestable mérite de les pratiquer
+partout et toujours. Le peuple américain, c'est tout
+le monde; c'est l'Europe aussi bien que l'Amérique.
+Chaque année l'Europe envoie aux États-Unis
+trois cent mille de ses enfants, et des plus
+forts et des plus vigoureux, des producteurs et des
+reproducteurs, comme les appellerait un économiste.
+Alors que chez nous on enrégimente les
+jeunes hommes pour les exercices destructifs de
+la guerre, là-bas on les prend pour les travaux
+féconds de la paix. Saisissez-vous la différence?
+Nos jeunes gens des campagnes, échus au service
+militaire, deviennent des valeurs négatives; ils<span class="pagenum" id="Page_278">[Pg 278]</span>
+valent moins que rien, puisqu'on leur enseigne
+à détruire. Les jeunes gens qui émigrent aux États-Unis
+sont au contraire des valeurs positives, puisqu'on
+leur apprend à créer. Et savez-vous à combien
+on les estime? A 1,000 dollars l'un, 5,000
+francs. C'est le prix fictif que l'on suppose que vaut
+ici un émigrant dès qu'il met le pied sur les rivages
+de l'Union.</p>
+
+<p>Essayons d'imiter, dans tout ce qu'il a de bon,
+le peuple américain qui forme aujourd'hui comme
+la synthèse des autres peuples. Pratiquons comme
+lui le travail et la liberté. Croyez-vous que nous
+ne serions plus capables de fonder des colonies, si
+nous avions moins de règlements administratifs et
+des institutions plus libérales?</p>
+
+<p>Vous savez combien il est difficile à nos colons,
+en Algérie, par exemple, de devenir propriétaires,
+de combien de formalités longues, minutieuses,
+vexatoires, est entourée là-bas l'obtention d'une
+concession de terre? Vous savez, au contraire, ce
+qui se passe dans le <i>Far-West</i>. Le premier venu
+peut y occuper 160 acres (64 hectares) des terres
+vierges d'un territoire. Il n'est pas nécessaire
+qu'il soit Américain. Fût-il débarqué de la veille
+aux États-Unis, on suppose qu'il a l'intention (ceci
+est textuel) de devenir citoyen de la grande république,
+et tout est dit. Il paye une certaine<span class="pagenum" id="Page_279">[Pg 279]</span>
+somme au <i>land office</i>, ou bureau des terrains
+(environ 15 francs par hectare), et le voilà constitué
+à jamais propriétaire foncier. Ce sont ces
+mesures libérales qui ont fait la prospérité des
+lointains territoires de l'Union.</p>
+
+<p>Vous m'objectez qu'ici la terre n'est à personne,
+que l'espace est immense, et que partout l'on peut
+tailler, comme on dit, en plein drap. Je vous réponds
+que dans la plupart de nos colonies, où les
+mêmes faits se présentent, nous n'avons jamais
+obtenu les merveilleux succès des pionniers américains.
+Pourquoi? Parce que les mesures administratives
+que nous avons si obstinément adoptées
+n'ont jamais été inspirées que par des idées
+étroites, soupçonneuses, fiscales; parce que chez
+nous la centralisation tue tout, et que les colonies,
+même les plus lointaines, doivent, avant d'agir,
+recevoir le mot d'ordre de la métropole. Aussi quel
+contraste! Chez nos colons, l'indolence, l'inquiétude,
+l'insuccès; chez les Américains, l'ardeur,
+l'activité fiévreuse, la réussite la plus étonnante.</p>
+
+<p>Ne me dites pas non plus qu'en Algérie nous
+avons les Arabes, avec lesquels il faut composer,
+lutter. Les pionniers du Grand-Ouest ont aussi les
+Peaux-Rouges, leurs Bédouins à eux, et vous savez
+que ceux-ci leur ont causé souvent de bien terribles
+embarras.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_280">[Pg 280]</span></p>
+
+<p>C'est par la liberté, non par des mesures autoritaires,
+que se fondent les colonies, et là-dessus le
+peuple américain nous offre un bel exemple à imiter.
+Quand je n'aurais rapporté de tout mon
+voyage que ce seul enseignement, à savoir qu'il
+faut laisser toute latitude à l'initiative personnelle,
+et respecter jusqu'aux dernières limites la liberté
+de l'individu, surtout sa liberté d'action, mon
+voyage, bien que très-court, aurait été des plus
+profitables.</p>
+
+<p>Mais j'ai appris aussi à estimer, à aimer davantage
+un grand peuple que je connaissais déjà; j'ai
+mieux compris ses institutions, les plus libérales,
+les plus démocratiques que les hommes aient jamais
+eues. Mon voyage m'aura donc servi de tous
+points, et je signale aux touristes en vacances ce
+moyen, désormais à leur disposition, d'utiliser
+leurs loisirs de l'été. Qu'ils prennent la voie de
+New-York au lieu de celle de Bade, et le chemin
+des Montagnes-Rocheuses au lieu de celui des Alpes.
+Les points de vue seront aussi beaux, et les
+profits certainement plus grands.</p>
+
+<p>Nous reparlerons de tout cela; car je veux revenir
+ici l'année prochaine pour un plus long voyage.
+Je veux, avant que le chemin de fer du Pacifique
+soit achevé, traverser tout le grand désert jusqu'à
+l'Océan, saluer mes amis les Mormons, voir à<span class="pagenum" id="Page_281">[Pg 281]</span>
+l'œuvre les mineurs des filons d'argent de la Nevada
+comme j'ai vu ceux des Montagnes-Rocheuses,
+enfin visiter de nouveau la belle et fertile Californie,
+que je n'ai plus parcourue depuis sept ans. Je
+ferai tout cela, et je reviendrai peut-être encore
+une autre fois, car on s'attache à ce pays, que l'on
+apprécie d'autant mieux qu'on l'étudie davantage.
+Pour aujourd'hui, j'ai mis le cap sur Brest. Dans
+douze jours je serai à Paris, et je termine en vous
+disant, comme Cicéron à Atticus: <i>Vale!</i> ou, si
+vous préférez: Au revoir!</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_283">[Pg 283]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="LES_COLONS_DU_PACIFIQUE">LES COLONS DU PACIFIQUE</h2>
+</div>
+
+
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<h2 class="nobreak" id="II_I">I</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA DÉCOUVERTE DE L'OR EN CALIFORNIE.</h2>
+
+
+<p>La haute ou nouvelle Californie, que l'on connaît
+plus particulièrement aujourd'hui sous le
+nom seul de Californie, fut de bonne heure visitée
+par les missionnaires espagnols. Ils entrèrent les
+premiers, en 1769, dans la baie de San Francisco,
+civilisèrent une partie des Indiens, et donnèrent
+un certain développement à l'agriculture.</p>
+
+<p>Une vingtaine de missions florissaient dans le
+pays, quand la guerre de l'indépendance éclata
+dans le Mexique en 1822, et amena la sécularisation<span class="pagenum" id="Page_284">[Pg 284]</span>
+des biens religieux, ainsi que la ruine des
+missions californiennes.</p>
+
+<p>Quelques années après, des pionniers américains,
+venus des divers États de l'Union, s'établirent
+peu à peu dans le pays, et en 1844 un
+convoi de visiteurs arriva, commandé par le capitaine
+Frémont, aujourd'hui général démissionnaire.
+Ce célèbre explorateur avait été chargé, par
+le gouvernement fédéral, d'étudier les routes qui
+pourraient conduire par terre des derniers États
+de l'Union dans la Californie. Il s'acquitta de sa
+mission avec l'intelligence, le courage et le sang-froid
+qui le caractérisent. Il faut que le résultat de
+ses études ait été favorable au développement américain,
+car, en 1847, la guerre ne tarda pas à éclater
+entre les États-Unis et le Mexique. Quelques difficultés
+survenues dans l'État libre du Texas servirent
+de prétexte aux hostilités. Le Texas, séparé
+de la république mexicaine, s'était mis sous la
+protection des États-Unis. Les volontaires américains,
+conduits par le général Scott, envahirent le
+Mexique, et entrèrent même dans Mexico, sa capitale.
+Pendant ce temps, des troubles éclataient
+aussi en Californie. La république mexicaine vaincue
+demanda la paix. La cession de toute la haute
+Californie, qui comprenait alors, avec la Californie
+actuelle, l'Orégon et l'Utah, devint une des conditions<span class="pagenum" id="Page_285">[Pg 285]</span>
+du traité. Il fut échangé et ratifié le 30 mai
+1848. Les États-Unis y gagnèrent en outre le territoire
+du Nouveau-Mexique, plus l'annexion du
+Texas, qui demanda à fraterniser avec l'Union.
+Ainsi, après une lutte de peu de durée, où elle
+avait perdu seulement quelques hommes, la république
+des États-Unis augmentait son territoire,
+déjà si vaste, de quatre ou cinq nouveaux États,
+dont chacun couvre, en moyenne, une étendue au
+moins égale à la superficie de la France.</p>
+
+<p>Mais là ne devait pas se borner le résultat déjà
+si favorable pour l'Union de sa guerre avec le
+Mexique. Au moment de la cessation des hostilités,
+et comme par une sorte de fait providentiel pour
+les Américains, l'or était pour la première fois découvert
+en Californie, à la scierie du capitaine
+Sutter.</p>
+
+<p>L'existence de ce colon avait été des plus agitées.
+Ancien capitaine des gardes suisses de Charles X,
+et Suisse lui-même, il avait quitté la France après
+la révolution de Juillet. Il s'était d'abord établi aux
+États-Unis. Neuf ans après, pionnier comme tant
+d'autres, le colon du <i>Far-West</i> avait traversé les
+déserts, et était venu se fixer dans l'intérieur de
+la Californie. Près du lieu où existe aujourd'hui la
+ville de Sacramento, Sutter s'était fait fermier. Il
+défrichait des terres et exploitait les bois des environs.<span class="pagenum" id="Page_286">[Pg 286]</span>
+Il avait bâti un fort pour repousser les
+attaques des Indiens, contre lesquels il montait la
+garde avec une centaine de pionniers résolus. Enfin,
+sur la rivière qu'on a nommée depuis l'<i>American-River</i>,
+il avait établi une scierie de bois, à
+quinze lieues de son fortin. Ce fortin portait le
+nom de <i>Nouvelle-Helvétie</i> en l'honneur de la patrie
+absente, et on peut le voir encore indiqué sur les
+cartes de Californie antérieures à l'année 1848.</p>
+
+<p>C'était alors l'époque du grand déplacement des
+Mormons, chassés des États de l'Union comme ennemis
+du bien public. Une partie de ces curieux
+sectaires accomplit son exode en traversant les
+Montagnes-Rocheuses, pour aller se fixer vers le
+grand lac Salé de l'Utah, tandis qu'une autre portion
+des fidèles arrivait par mer de New-York aux
+Sandwich d'abord, et de là en Californie. Quelques-uns
+des Mormons venus par cette voie, étant
+à bout de ressources, louèrent leurs bras à Sutter,
+avant de gagner l'Utah, et c'est à l'un d'eux, l'Américain
+Marshall, que revient l'honneur d'avoir
+mis la main sur la première pépite. C'est dans le
+canal amenant les eaux à la scierie de bois établie
+sur la rivière américaine que la découverte eut
+lieu. On a expliqué le fait de différentes façons.
+Les uns disent que c'est en lâchant l'eau pour la
+première fois dans le canal que l'on venait de<span class="pagenum" id="Page_287">[Pg 287]</span>
+creuser, qu'une pépite se montra à l'œil étonné de
+Marshall; mais un récit que j'ai sous les yeux, et
+qu'on attribue à Marshall lui-même, raconte d'une
+façon un peu différente l'apparition de la pépite.
+D'après ce digne Mormon, de la découverte duquel
+ses coreligionnaires devaient profiter pour
+une assez bonne part, voici comment la chose se
+passa:</p>
+
+<p>«Comme nous avions, dit-il, l'habitude de détourner
+tous les soirs l'eau de la scierie dans le
+canal de fuite, je descendais d'ordinaire le matin
+pour voir si quelques dégâts s'étaient produits
+pendant la nuit. Vers sept heures et demie, et, je
+crois, le 19 de janvier 1848,—car je ne suis pas
+bien certain du jour, mais c'était du 18 au 20,—je
+descendis comme de coutume. Après avoir fermé
+la vanne, j'entrai dans le canal de fuite, vers l'extrémité
+inférieure. Là, sur la roche, à environ six
+pouces au-dessous de la surface que l'eau venait
+d'occuper, je découvris l'or. J'étais tout à fait seul
+en ce moment. Je détachai un ou deux échantillons,
+et je les examinai attentivement. Ayant quelque
+connaissance générale des minéraux, je m'en
+rappelais deux, ressemblant de quelque façon
+à celui que je tenais: la pyrite de fer, très-brillante
+et cassante, et l'or, brillant, mais malléable.
+J'essayai donc mon échantillon entre deux pierres.<span class="pagenum" id="Page_288">[Pg 288]</span>
+Je m'aperçus qu'il pouvait recevoir, par le battage,
+différentes formes sans se briser. Quatre jours
+après j'allai au fort pour des provisions, et j'emportai
+environ trois onces d'or, que le capitaine
+Sutter et moi essayâmes avec de l'acide nitrique. Je
+fis ensuite un autre essai en présence de Sutter;
+je pris trois dollars d'argent, et les équilibrai dans
+l'air sur une balance avec de la poudre d'or. J'immergeai
+ensuite les deux plateaux dans l'eau, et
+le poids supérieur de l'or nous édifia à la fois et
+sur sa nature et sur sa valeur.»</p>
+
+<p>Ce passage, que j'ai traduit en entier et textuellement,
+forme comme l'entrée en matière du
+<i>Miners' own book</i>, ou <i>Livre des mineurs</i>, petite brochure
+imprimée à San Francisco en 1858. Le récit
+qui ouvre ce livre me paraît avoir un degré d'authenticité
+suffisant, et je n'hésite pas à attribuer à
+Marshall les lignes qu'on vient de lire. On dira
+bien qu'il y discute sa découverte comme un membre
+de l'Institut, et que son essai à la balance rappelle,
+trait pour trait, la fameuse expérience
+d'Archimède. Mais de pareils faits ne sont pas surprenants
+chez les Américains, hommes de grand
+bon sens et d'instruction pratique. Quoi qu'il en
+soit, c'est bien à Marshall qu'est due la découverte
+de l'or en Californie. C'est bien ce <i>Saint du dernier
+jour</i> qu'il faut seul glorifier de cet événement, qui<span class="pagenum" id="Page_289">[Pg 289]</span>
+ne fut du reste, comme on l'a vu, qu'un pur effet
+du hasard.</p>
+
+<p>C'est par cette heureuse découverte que se vérifia
+la croyance légendaire des anciens Mexicains,
+plus tard transmise aux Espagnols, d'un eldorado
+situé vers le Nord et sur les rives du Pacifique. On
+a prétendu que les anciens missionnaires de Californie,
+ou les Indiens eux-mêmes, connaissaient
+l'existence de l'or, et la tenaient cachée, pour une
+raison ou pour une autre; mais le fait n'est nullement
+prouvé. Il paraît aussi invraisemblable que
+d'autres colons, notamment des Américains, aient
+eu conscience de la richesse des terres aurifères du
+pays, au moins sur toute son étendue. Ce n'est
+donc qu'à l'année 1848 et à la série des faits qu'on
+vient de raconter qu'il faut reporter une découverte
+qui eut un si grand retentissement dès
+l'origine, et qui allait remuer le monde.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_290">[Pg 290]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_II">II</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'ARRIVÉE DES ÉMIGRANTS.</h2>
+
+
+<p>La découverte de l'or, que Sutter et Marshall
+auraient sans doute voulu tenir secrète, ne tarda
+pas à être connue. Elle fut d'abord divulguée à
+San Francisco, modeste bourgade qu'on appelait
+alors <i>Yerba Buena</i>. Quelques centaines de marchands
+y étaient établis depuis 1836, entre autres
+des Américains, prématurément installés dans un
+pays dont leur gouvernement préparait la conquête.</p>
+
+<p>De San Francisco la nouvelle se répandit dans
+les divers <i>ranchos</i> ou fermes de Californie, alors
+aux mains des Mexicains, et dans les ports du littoral,
+comme Monterey, qui faisaient un certain<span class="pagenum" id="Page_291">[Pg 291]</span>
+commerce. Partout les Californiens abandonnèrent
+leurs demeures pour se ruer sur les <i>placers</i>. Puis
+les mille bouches de la renommée firent connaître
+la découverte de l'or à tous les coins de l'univers,
+d'où sortit une foule innombrable qui se dirigea
+vers la Californie.</p>
+
+<p>Les Mexicains, qui venaient à point nommé de
+perdre ce sol qu'ils n'auraient pas su coloniser,
+se présentèrent les premiers. Beaucoup arrivèrent
+par terre, surtout de la Sonora, et, au nombre de
+dix à douze mille, fondèrent en Californie le camp
+des Sonoriens, qui a conservé leur nom, ou gardé
+du moins celui de Sonora. Avec eux accoururent
+en masse les Américains, auxquels la nature semblait
+avoir ménagé la découverte de l'or, au moment
+précis d'une conquête dont eux seuls
+pouvaient tirer parti. Le gouvernement de Washington
+n'avait été prévenu qu'à la fin de l'automne
+de 1848, et beaucoup d'Américains, pour
+gagner du temps, passèrent par les Montagnes-Rocheuses.
+D'autres traversèrent l'isthme de Panama,
+ou se décidèrent pour le voyage par le cap
+Horn, qui était alors de six mois. En même temps
+vinrent les Péruviens et les Chiliens, que leur
+métier de mineurs et surtout de laveurs d'or attirait
+comme les Mexicains. L'Europe, avertie la
+dernière, s'ébranla à son tour, et la France, l'Italie,<span class="pagenum" id="Page_292">[Pg 292]</span>
+l'Irlande, l'Allemagne tout entière vomirent
+leurs flots d'émigrants. Les pays immobiles de
+l'Asie s'émurent eux-mêmes, et la Chine vit successivement
+partir près de quarante mille de ses
+industrieux enfants. Enfin, des peuples qui
+n'avaient jamais voyagé, curieux pour la première
+fois, se confièrent au destin des flots. Resserrés
+dans leurs îles, qui les voyaient naître et mourir
+depuis le commencement du monde, les <i>Kanaks</i> de
+l'Océanie passèrent eux aussi les mers, et abordèrent
+en Californie pour y prendre part à la
+curée. Tous les peuples furent en quelque sorte
+conviés, et aucun ne manqua à l'appel.</p>
+
+<p>Les Chinois, les Océaniens, les Espagnols du
+Mexique, du Pérou et du Chili arrivèrent par le
+Pacifique aux eaux si calmes le long des côtes.
+L'Américain du Nord vint, comme nous l'avons
+dit, par terre ou par le cap Horn, dont il dut,
+comme l'Européen, affronter les tempêtes et les
+froids rigoureux. Mais bientôt une nouvelle voie
+s'ouvrit à ces émigrants de l'Atlantique: ce fut
+celle de l'isthme de Panama, qui abrégeait les distances
+de plus des deux tiers. La voie ferrée, que
+le génie hardi des Américains a jetée d'un rivage
+à l'autre des deux Océans, n'existait pas alors, et
+ce n'était qu'à force de temps et d'argent que l'on
+pouvait traverser l'isthme. Le chemin se faisait<span class="pagenum" id="Page_293">[Pg 293]</span>
+partie en barque sur le fleuve Chagres, partie
+à dos de mulet jusqu'à Panama. Le trajet durait
+quelquefois cinq à six jours, au milieu d'embarras
+et de dangers sans nombre. Indiens et nègres
+de mauvaise foi, caïmans voraces dans les eaux du
+Chagres, bêtes venimeuses le long des rives,
+moustiques dévorants dans l'air, se partageaient
+comme à l'envi la tâche de créer un enfer autour
+du pauvre voyageur. Il est vrai qu'une végétation
+luxuriante, des arbres toujours verts et d'espèces
+les plus variées, des fleurs d'une forme et d'un
+éclat particuliers à ces contrées, en un mot toutes
+les beautés dont la nature se revêt sous les
+tropiques, venaient à leur tour le distraire. Mais
+des pluies torrentielles inondaient le sol pendant
+plus de six mois de l'année, et, pour couronner
+l'œuvre, les fièvres pernicieuses de l'isthme faisaient
+des milliers de victimes parmi les émigrants.
+Ceux-ci arrivaient souvent à Panama exténués
+et sans ressources. Mais qu'importaient tant
+de misères? La soif de l'or en aurait fait braver
+bien d'autres!</p>
+
+<p>Un service régulier de bateaux à vapeur ne tarda
+pas à être établi par les Américains. De New-York à
+Chagres, ce fut la compagnie de la malle maritime
+des États-Unis qui mit la première ses steamers
+en mouvement, et de San Francisco, la malle maritime<span class="pagenum" id="Page_294">[Pg 294]</span>
+du Pacifique, dont les deux premiers bateaux
+à vapeur, <i>California</i> et <i>Oregon</i>, doublant le cap
+Horn, arrivaient à Panama d'abord, puis à San
+Francisco, dès les premiers mois de 1849. Ces demeures
+flottantes emportèrent, à des prix fort
+élevés, jusqu'à plus de 1,000 passagers à la fois.
+L'isthme mexicain de Tehuantepec fut aussi abordé,
+pour diminuer encore la longueur du voyage; de
+même que l'isthme de Nicaragua, dont on remonta
+une portion du fleuve San Juan, et dont le lac fut
+traversé en bateau à vapeur. Chacun put choisir sa
+route à son gré et sans trop attendre, car les départs
+se succédaient rapidement. Les navires anglais
+qui font le service de Southampton aux
+Antilles amenaient aussi à Chagres des flots d'Européens,
+qui de là gagnaient Panama. Ils se disputaient
+une place, un coin du steamer de San
+Francisco. Quand le navire, bourré d'émigrants,
+en laissait encore sur la plage, beaucoup de ces
+derniers, qui avaient hâte d'arriver ou qui craignaient
+de mourir en route, durent payer la
+cession d'un billet au double et au triple de sa
+valeur.</p>
+
+<p>Cependant les travaux du chemin de fer de Panama
+étaient ardemment poursuivis. Ce hardi
+railway, projeté dès 1850, fut successivement livré
+à une circulation partielle en 1852 et en 1854, et<span class="pagenum" id="Page_295">[Pg 295]</span>
+enfin complétement terminé en janvier 1855.
+L'esprit si entreprenant des Américains pouvait
+seul mener à bonne fin une opération jusque-là
+déclarée impossible. Il est fâcheux toutefois que
+la voie n'ait été achevée que lorsque l'émigration
+européenne s'est presque entièrement arrêtée.</p>
+
+<p>La ligne ferrée de Chagres ou Aspinwall à Panama
+mesure environ 80 kilomètres ou 20 lieues. La dépense
+a été de près de 32 millions de francs de
+notre monnaie, soit 400 francs par mètre. C'est
+plus que la dépense moyenne de nos chemins de
+fer européens. La somme paraît d'autant plus forte
+qu'il n'y a pas de gares intermédiaires, et que les
+travaux d'art le long de la voie sont très-peu considérables.
+Le sol vaseux sur lequel il a fallu
+s'établir et le prix excessif de la main-d'œuvre ont
+seuls occasionné le coût énorme du chemin de fer
+de Panama. Mais la dépense ne serait rien encore
+sans le nombre incalculable d'ouvriers qui ont
+succombé sous ce climat pestilentiel. On a compté
+les morts par plusieurs milliers à la fois, et la voix
+populaire dit que le nombre des traverses du chemin
+marque presque le nombre des victimes. C'est
+ainsi que les batailles de l'industrie comptent
+quelquefois leurs morts comme les batailles militaires.</p>
+
+<p>Pendant que la route ferrée était en cours d'exécution,<span class="pagenum" id="Page_296">[Pg 296]</span>
+rien ne pouvait arrêter l'émigrant: ni les
+périls de la mer, ni les incertitudes d'un long
+voyage, ni les fièvres si dangereuses de l'isthme ou
+les tempêtes du cap Horn, ni les frais énormes du
+parcours. Rien ne devait mettre obstacle à l'ardeur
+de s'enrichir qui s'était emparée des masses. San
+Francisco, qui n'avait que 500 habitants en 1847,
+en comptait déjà 1,200 en 1849, dès la première
+arrivée des mineurs; et à la fin de cette même
+année, près de 100,000 chercheurs d'or arrivaient
+en Californie, dont plus de 80,000 Américains.
+En 1852, époque où le courant européen cessa
+d'agir, San Francisco ne possédait pas moins de
+35,000 habitants, et la Californie en comptait déjà
+plus de 260,000 contre 10 à 15,000 seulement
+qu'elle en avait, non compris les Indiens, avant la
+découverte de l'or.</p>
+
+<p>Il convient de s'arrêter à cette première étape,
+et d'assister à l'enfantement californien de 1849 à
+1852, accompli au milieu de l'affluence toujours
+croissante des arrivants.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_297">[Pg 297]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_III">III</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LES PREMIERS TEMPS DE SAN FRANCISCO.</h2>
+
+
+<p>L'enfantement de la Californie a été des plus
+difficiles. Tous les peuples se donnèrent rendez-vous
+sur les rives dorées du Pacifique; mais à part
+les Américains, dont beaucoup arrivaient surtout
+pour coloniser leur récente conquête, les
+autres races ne furent amenées que par la soif immodérée
+de l'or. Jamais l'<i>auri sacra fames</i> du poëte
+ne fut d'une plus saisissante application.</p>
+
+<p>Les colonies espagnoles, qui fournirent les premières
+leur contingent d'émigrants, n'envoyèrent
+pas ce qu'elles avaient de plus choisi. L'Espagnol
+des Amériques, comme celui d'Europe, ne voyage
+guère, et tout ce qui vint des républiques mexicaine,<span class="pagenum" id="Page_298">[Pg 298]</span>
+péruvienne ou chilienne, ne tarda pas à donner en
+Californie un triste échantillon du peu que vaut
+parfois l'espèce humaine.</p>
+
+<p>Les diverses contrées de l'Europe se débarrassèrent
+également de types non moins déplorables.
+La France sortait à peine des journées de février
+et de juin 1848, et bon nombre d'émeutiers sans
+travail se transformèrent en chercheurs de pépites.
+Les compagnies ou agences d'émigration, aux noms
+pompeux de la <i>Toison d'or</i> ou du <i>Lingot d'or</i>, recrutaient
+à tout prix des mineurs pour la Californie,
+et n'emportaient pas sur leurs navires l'élite
+de notre population.</p>
+
+<p>L'Italie, que les récents événements de la Péninsule
+avaient bouleversée, donna de son côté un
+fort contingent à l'immigration californienne.</p>
+
+<p>L'Irlande, que l'agitateur O'Connell venait de
+remuer si profondément, envoya aussi tous ses
+mécontents et ses affamés vers les rives du Pacifique.</p>
+
+<p>Enfin l'Allemagne, que les troubles politiques
+de 1848 n'avaient pas épargnée, entra pour
+une proportion notable dans le mouvement qui
+poussait les peuples à la recherche fiévreuse
+de l'or.</p>
+
+<p>Quelques <i>convicts</i>, échappés d'Australie, arrivèrent
+aussi de leur côté à San Francisco, comme<span class="pagenum" id="Page_299">[Pg 299]</span>
+pour compléter le singulier mélange de l'émigration
+européenne.</p>
+
+<p>Tout ce monde ne formait pas un ensemble bien
+rassurant, car les Américains venus de l'Union
+n'étaient pas non plus de petits saints. Quand un
+déplacement s'opère aux États-Unis, il est d'usage
+que les <i>gamblers</i> ou joueurs de profession, et les
+<i>loafers</i>, chevaliers d'industrie, vagabonds, oisifs de
+la pire espèce, se mettent aussitôt en mouvement.
+Ils se mêlèrent pour une forte part à la grande
+immigration californienne. Cette terrible engeance
+de fripons américains n'est pas encore éteinte en
+Californie. Le public les connaît, les journaux les
+désignent par leurs noms et leurs professions de
+<i>gamblers</i> ou <i>loafers</i>, mais on les souffre, on les tolère.
+Ils sont restés fidèles au revolver, et l'on est
+assuré que dans une mauvaise affaire l'un d'eux
+se trouve toujours mêlé.</p>
+
+<p>Parmi les arrivants des premiers jours, les émigrants
+honnêtes étaient-ils en majorité? C'est ce
+que l'on ne saurait dire. Toujours est-il, qu'à la fin
+de 1849, une population de plus de 100,000 âmes,
+venue de tous les coins de l'univers, sortie souvent
+des bas-fonds de la société, se trouva jetée
+brusquement dans un pays à peine conquis et pacifié,
+et qui ne jouissait encore d'aucune loi. De
+plus, aucune ville importante n'était édifiée, aucune<span class="pagenum" id="Page_300">[Pg 300]</span>
+disposition prise pour recevoir tant de gens
+différents. La Providence veilla sans doute, au
+moins dans une certaine mesure, à la naissance
+de la colonie, et l'énergie américaine fit le reste.
+Mais les commencements furent pénibles et même
+accompagnés, ainsi qu'on le verra plus loin, de
+calamités terribles.</p>
+
+<p>Le plus pressant besoin de l'émigrant, en arrivant,
+était le soin de son installation, à moins qu'il
+ne partît aussitôt pour les mines. Les premiers
+qui débarquèrent durent camper sous des tentes,
+au bord de la mer, et pourvoir eux-mêmes à tous
+leurs besoins. Le Pérou et le Chili, qui reçoivent
+aujourd'hui des farines de la Californie, lui envoyaient
+alors leurs blés. Des navires européens
+arrivaient aussi, chargés d'émigrants d'abord,
+puis de marchandises de toutes sortes, et souvent
+de maisons de bois prêtes à être montées sur
+place.</p>
+
+<p>Chacun, à cette époque, vivait entièrement à
+sa guise, en payant tout au poids de l'or. Un
+œuf valait jusqu'à 5 francs, une poule jusqu'à
+50. Le prix de la journée de l'ouvrier était
+d'ailleurs en proportion, et le dernier des manœuvres
+ne se dérangeait pas à moins de 5 francs
+l'heure. Quant à ceux qui avaient un métier, le
+salaire de leur journée variait entre 100 et<span class="pagenum" id="Page_301">[Pg 301]</span>
+150 francs. Heureux temps que beaucoup regrettent
+aujourd'hui, car on travaillait alors aussi peu
+que l'on gagnait beaucoup.</p>
+
+<p>Il y avait confusion entière dans les monnaies,
+et le dernier élément d'appoint était le <i>quarter</i>
+américain, pièce d'argent qui vaut vingt-cinq sous.
+On ne daignait pas s'arrêter au <i>bit</i> ou au <i>real</i>,
+moitié du quarter, et encore moins regardait-on
+au <i>dime</i>, l'équivalent de notre pièce de dix sous.
+La monnaie de cuivre était conspuée, et n'a pas
+encore fait, du reste, son apparition officielle dans
+le monde californien. On prétend qu'elle amènerait
+la diminution des salaires et de l'intérêt de l'argent.
+La pièce de un franc passait alors pour un
+quarter, malgré une différence en moins de vingt
+pour cent. Avec certaines pièces allemandes, qui
+ne représentaient qu'une valeur inférieure à
+un franc, la différence était plus grande encore,
+et beaucoup de ces pièces étaient en outre de mauvais
+aloi. Tout a été réglementé depuis; mais
+qui s'arrêtait alors à ces écarts et au titre de la
+monnaie, sinon quelques banquiers, avant tout
+hommes d'argent et avides? Quelques-uns allèrent
+jusqu'à commander en Europe des chargements
+spéciaux de pièces d'infime valeur pour les écouler
+ensuite avec prime sur la place de San Francisco.
+Ils retirèrent de très-gros bénéfices de cette fraude,<span class="pagenum" id="Page_302">[Pg 302]</span>
+eux qui déjà prêtaient leurs capitaux à dix et quinze
+pour cent par mois: c'était, au reste, à cette époque,
+le taux normal de l'intérêt à San Francisco.</p>
+
+<p>Bientôt les Californiens frappèrent leur monnaie
+nationale, l'octogone, pièce lourde et de forme
+incommode. Le chiffre de la valeur était gravé
+d'un côté; de l'autre, il n'y avait rien. Cette monnaie
+était faite de l'or des mines non raffiné, et
+jouissait de plus ou moins de crédit, suivant le nom
+du banquier ou du négociant qui l'émettait. La
+valeur nominale était de 50 ou de 100 dollars,
+suivant le module, c'est-à-dire de 250 ou de 500 fr.</p>
+
+<p>L'octogone portait quelquefois sur la face l'aigle
+américaine, aux ailes éployées, tenant les foudres
+dans ses serres, et environnée de ses fidèles étoiles,
+dont chacune représente un État de l'Union. D'autres
+fois, c'était le phénix, renaissant de ses cendres,
+en l'honneur des villes californiennes
+toujours incendiées, toujours immédiatement rebâties.
+Parfois aussi Minerve, sortant tout armée
+de la tête de Jupiter, le casque en tête et la lance
+à la main, venait rappeler aux Californiens les
+incroyables progrès de leur État dès sa naissance.
+Sur quelques médailles, l'ours de Californie, errant
+autour des mines, signifiait l'état sauvage du
+pays à l'arrivée des premiers colons. Ces emblèmes,
+ces allégories ont, du reste, successivement<span class="pagenum" id="Page_303">[Pg 303]</span>
+paru sur le sceau de l'État californien; mais
+l'hôtel des monnaies de San Francisco, établi dès
+1852, ne les a pas conservés, et la monnaie qu'on
+frappe en Californie est la même que celle de tous
+les autres États de l'Union.</p>
+
+<p>J'ai dit que les premiers émigrants qui s'arrêtaient
+à San Francisco campaient sous des tentes
+au bord du rivage, faute de maisons préparées
+pour les recevoir. Cet état transitoire ne pouvait
+durer. Quelques maisons ne tardèrent pas à s'élever,
+édifiées par les Américains, qui bâtissent
+presque toutes leurs demeures en bois avec tant
+de rapidité et d'élégance. Les rues furent jalonnées,
+et la ville tirée au cordeau de façon à représenter
+un damier, comme la plupart des villes
+des États-Unis. On vit alors, comme dans toutes
+les cités naissantes, des rues sans maison et des
+maisons sans rue, sauf à tout réunir et niveler
+plus tard. Les terrains acquirent une valeur
+énorme, et les dunes, les montagnes de sable autour
+de San Francisco se vendirent à des prix
+fabuleux. La plupart des propriétaires n'avaient
+d'autre titre que celui de <i>squatters</i> ou de premiers
+occupants, mais les lois américaines le respectent
+dans la formation de chaque nouvel État.</p>
+
+<p>Les navires qui arrivaient à San Francisco de
+tous les points du globe ne trouvaient plus aucun<span class="pagenum" id="Page_304">[Pg 304]</span>
+fret de retour; car, à part l'or, le pays ne produisait
+encore presque rien. Ces navires restaient
+inoccupés sur la mer. Tous les marins avaient
+d'ailleurs déserté pour courir aux mines; souvent
+le capitaine partait le premier à la tête de l'équipage.
+Beaucoup de ces navires avaient rapporté
+bien au delà de leur valeur par le transport d'une
+foule compacte d'émigrants, et de marchandises
+qui se vendaient très-cher. Ils furent démolis, et
+une partie des roufles servit à façonner tout d'une
+pièce des cabanes improvisées. On a vu longtemps
+et peut-être voit-on encore debout aujourd'hui
+quelques-unes de ces habitations d'un nouveau
+genre.</p>
+
+<p>Les carènes des navires servirent à un autre
+usage, et avec elles une foule de caisses toutes
+pleines de marchandises. On ne savait que faire
+de la masse de ballots qui arrivaient tous les jours,
+et quelquefois à contre-sens. Les négociants d'outre-mer
+envoyèrent des liqueurs et du vin à enivrer
+des armées entières, et des caisses de tabac
+et de cigares à satisfaire plusieurs générations de
+fumeurs. Les <i>auctions</i> ou ventes à l'encan avaient
+beau s'ouvrir tous les jours, on ne pouvait tout
+écouler, même au seul prix du port d'envoi. On
+avait imaginé que la Californie était un gouffre
+sans fond qui pouvait facilement engloutir toutes<span class="pagenum" id="Page_305">[Pg 305]</span>
+les marchandises qu'on lui adressait. Il les engloutit,
+en effet, mais on va voir de quelle manière.
+Carènes, ballots et caisses servaient, avec des remblais
+en terre, à niveler le sol, ou étaient immergés
+dans la mer avec leur contenu, puis on bâtissait
+sur ces espèces de fondations jetées entre des
+pilotis. Ainsi commencèrent à s'élever les <i>wharves</i>
+ou quais, qui se prolongeant dans les eaux au
+delà du rivage naturel, permirent aux navires d'un
+fort tonnage d'aborder directement le port de San
+Francisco.</p>
+
+<p>Le pavage ou plutôt le planchéiage des rues fut
+la dernière chose dont on s'occupa dans l'organisation
+rapide de cette ville, qu'on aurait pu croire
+sortie du sein des flots. Encore moins s'inquiéta-t-on,
+dans le principe, de l'établissement des
+égouts et du nivellement des rues, pour ménager
+un écoulement aux eaux. Aussi dès les premières
+pluies de l'hiver, qui souvent sont torrentielles et
+dont la durée est de près de six mois, la ville
+devint bientôt un véritable marécage. On s'enfonçait
+dans la vase jusqu'à mi-jambe, et des charrettes
+embourbées pourrissaient quelquefois sur
+place.</p>
+
+<p>Aucune police, aucun service de voirie urbaine
+n'étaient organisés. L'édilité sanfranciscaine n'était
+pas encore nommée, et le <i>self-government</i>, que<span class="pagenum" id="Page_306">[Pg 306]</span>
+les Américains poussent bien plus loin que les
+Anglais, laissait à chaque immigrant le soin de se
+protéger tout seul. «<i>Help yourself</i>: Défends-toi toi-même,»
+est un adage familier au Yankee. En vertu
+de cet adage, plus d'un matelot, plus d'un mineur
+pris de vin, disparurent pour jamais dans la mer,
+à travers le plancher des quais en bois, bien souvent
+disjoint par le mouvement journalier des
+charrettes et des marchandises. Les trappes
+d'hommes, <i>men's traps</i>, comme les appellent
+les journaux californiens, se montrent encore
+aujourd'hui béantes sur quelques <i>wharves</i>, et il
+ne serait pas prudent de trop s'aventurer la nuit
+sur ces planchers semés d'abîmes.</p>
+
+<p>L'aspect qu'offraient alors les habitants de San
+Francisco était des plus curieux. C'était l'époque
+des costumes excentriques. Une chemise de laine,
+de couleur le plus souvent rouge, comme celles
+que Garibaldi et ses volontaires portent si complaisamment
+en Italie; un <i>sombrero</i> mexicain aux
+larges bords, en paille ou en feutre mou; une
+ceinture dans laquelle passait le fidèle revolver;
+enfin une large paire de bottes, où venait s'engouffrer
+l'extrémité d'un vaste pantalon fixé à la
+ceinture: tel était alors le costume de tout élégant
+Californien. Puis venait le mélange bizarre de
+Mexicains drapés dans leur manteau bariolé ou<span class="pagenum" id="Page_307">[Pg 307]</span>
+<i>sarape</i>, de Chiliens dans leur <i>poncho</i>, et de Chinois
+à la longue queue.</p>
+
+<p>Cette bigarrure des vêtements ne tarda pas
+à faire place, au moins chez la plupart des colons,
+à l'élégance prosaïque des modes américaines,
+empruntées à celles d'Europe. Le chapeau
+de soie roide et pressant le front, incommode boisseau,
+la cravate noire, le faux col, le gilet serré
+sur la poitrine, la chemise de toile ou de batiste,
+enfin les pantalons plus ou moins collants, et les
+souliers étroits vinrent bientôt remplacer, surtout
+dans les villes, le costume pittoresque des premiers
+jours. Bientôt San Francisco et les principaux
+centres de population du pays n'eurent plus
+rien à envier aux autres villes de l'Amérique où
+la sévérité du costume est poussée le plus loin.</p>
+
+<p>San Francisco ne tarda pas, en effet, à s'organiser
+d'après ce patron traditionnel, sur lequel est
+calquée toute ville naissante aux États-Unis. D'abord
+un journal fut créé pour répandre les nouvelles
+courantes. A côté, fut installé un <i>bar</i> ou
+buvette, où l'Américain pût satisfaire à son aise
+son besoin de spiritueux. L'église vint la dernière,
+mais on suppléa par la variété des sectes au retard
+qu'on avait mis à répondre au sentiment religieux.
+Puis, des hôtels s'élevèrent où, en vertu du principe
+d'égalité, si cher au Yankee, on ne paya ni<span class="pagenum" id="Page_308">[Pg 308]</span>
+plus ni moins que dans les hôtels de New-York ou
+de Boston. En même temps, s'établissaient les
+banquiers, les négociants et les marchands, pendant
+que la plupart des immigrants, dévorés de la
+soif de l'or, couraient aux mines et se jetaient sur
+les placers.</p>
+
+<p>C'était le temps où le mineur, le pic et la pelle
+sur l'épaule, la vaste sébile à laver l'or sous le
+bras, le couteau et le pistolet à la ceinture, s'en
+allait à la découverte, vers un eldorado inconnu.
+Les chercheurs d'or partaient en bandes, avec des
+provisions pour plusieurs jours. Ils allaient, portant
+sur leur dos les ustensiles de cuisine, les couvertures,
+les outils. Ils descendaient le long des
+ravins, bravant la pluie, la chaleur, la fatigue,
+endurant les privations et soutenus par l'espoir
+bien souvent déçu, d'une heureuse découverte.
+Quelques-uns recherchaient des endroits jusque-là
+ignorés, et que n'avait encore foulés le pied d'aucun
+Européen. Souvent des tribus d'Indiens sauvages,
+surtout dans le Nord, attaquaient la petite bande,
+et il fallait à celle-ci lutter d'audace et de vigueur
+contre le nombre des assaillants.</p>
+
+<p>D'abord de simples camps de mineurs s'élevèrent
+dans l'intérieur du pays, mais bientôt s'ouvrirent
+des routes et des villes. Sacramento,
+Stockton, Sonora, Nevada, Marysville, Colombia,<span class="pagenum" id="Page_309">[Pg 309]</span>
+devenues depuis si importantes, ne datent que de
+cette époque. L'élégance actuelle de ces cités remplace
+le pittoresque d'un campement improvisé.
+Avant ces constructions, c'était sous la tente que
+couchait le mineur, et le soir, à l'éclat des feux
+brillant de toutes parts, dans ces rues souvent
+tracées le matin, se mêlaient des voix et des cris
+divers. C'était une véritable Babel où l'on entendait
+toutes les langues. Souvent aussi les imprécations
+et les disputes des joueurs remplissaient
+le camp de tumulte, et parfois, il faut le dire, la
+détonation d'un <i>revolver</i> ou d'un <i>rifle</i> éclatait au
+milieu d'une querelle, comme un argument sans
+appel.</p>
+
+<p>Le bénéfice des mineurs, avec quelques pelletées
+de terre, était alors presque partout fabuleux:
+80 ou 100 francs par jour marquaient souvent
+le résultat d'un travail moyen, sans compter
+les découvertes de pépites qui, quelquefois
+dans une matinée, rendaient le mineur millionnaire.</p>
+
+<p>La boisson et le jeu absorbaient vite le produit
+des placers, et plus d'un mineur, le sac plein de
+poudre d'or, perdit dans une nuit le fruit de tout
+un mois de recherches. Les mineurs venus des
+colonies espagnoles, Mexicains, Péruviens ou Chiliens,
+se faisaient à la fois remarquer par leur ardeur<span class="pagenum" id="Page_310">[Pg 310]</span>
+infatigable au jeu et par leur calme impassible
+et stoïque devant les plus grosses pertes.</p>
+
+<p>A San Francisco, les maisons de jeu, aujourd'hui
+disparues et fermées par ordre, jouissaient d'une
+vogue immense. Chacun y était admis et l'ardeur
+des joueurs était sans exemple. Souvent on ne se
+donnait pas la peine de peser la poudre d'or; on
+équilibrait à la main et à vue d'œil les deux tas
+mis en présence. Le baccarat et le lansquenet, le
+<i>monte</i> des Espagnols, tous les jeux de carte et de
+hasard, faciles et ruineux, étaient à la disposition
+de tous, et les paris dépassaient parfois toute limite.
+Le banquier avait de chaque côté, sur la table, un
+revolver armé. La vue de cet instrument, qu'on
+était si prompt alors à manier, tenait le public en
+respect et commandait la réserve aux tricheurs.
+De belles dames, à moitié nues, Américaines ou
+Françaises, occupaient avec les revolvers la droite
+et la gauche du banquier, et servaient d'amorce
+aux joueurs. D'autres circulaient dans la salle, y
+semant d'ardentes œillades. Il fallait, pour résister
+à leurs provocations, une vertu à toute épreuve,
+les femmes étant alors, comme aujourd'hui encore,
+très-rares en Californie. Une musique plus
+ou moins harmonieuse, mais toujours fort
+bruyante, car les instruments de cuivre y dominaient,
+répandait ses durs accords dans la foule. Elle<span class="pagenum" id="Page_311">[Pg 311]</span>
+jetait au dehors des flots d'harmonie, à travers des
+fenêtres ouvertes et rouges de l'éclat des lumières:
+c'était l'appel au public de la rue. La fumée des
+pipes et des cigares s'élevait autour du tapis vert;
+des liqueurs et des pâtisseries, distribuées gratuitement,
+à profusion, permettaient aux joueurs infortunés
+et aux fumeurs infatigables de se reposer
+un instant.</p>
+
+<p>En dehors de ces établissements publics, certaines
+maisons de jeu particulières, tenues par des
+dames, étaient ouvertes à un public choisi. Enfin,
+quelques théâtres ne tardèrent pas à s'installer, et
+les citadins de San Francisco, qui n'avaient ni foyer
+ni famille, purent varier quelque peu les émotions
+de leur soirée.</p>
+
+<p>Aujourd'hui les maisons de jeu sont fermées,
+les théâtres californiens sont ce qu'ont les voit
+partout, et le calme s'est en tous lieux rétabli. Il
+est fâcheux seulement qu'en ces jours, déjà si loin,
+aucun romancier n'ait paru pour dépeindre cette
+société si originale, qu'on ne connaît plus que par
+tradition. Il y avait là matière au plus curieux tableau
+de mœurs que jamais écrivain pût tracer.
+Soit qu'on eût voulu mêler la fiction à la vérité,
+soit qu'on n'eût dépeint que la réalité, les types
+n'eussent pas manqué au récit. Sans nommer ici
+une foule de ces existences déclassées qui quittèrent<span class="pagenum" id="Page_312">[Pg 312]</span>
+l'Europe pour la Californie, viveurs ruinés,
+artistes sans emploi, hommes de lettres affamés,
+banquiers ou négociants en faillite, gardes mobiles
+licenciés, n'oublions pas que quelques types
+particuliers apparurent alors sur l'horizon californien.</p>
+
+<p>Ce fut d'abord, pour ne citer que des noms français,
+M. de Raousset-Boulbon, au cœur si noble et
+généreux. Il vécut longtemps de la pêche et de la
+chasse, se fit aussi portefaix, puis marchand de
+bœufs. Il alla chercher son troupeau dans la basse
+Californie, et revint à pied jusqu'à San Francisco,
+traversant plusieurs centaines de lieues d'un désert
+aride et sauvage. Tous les métiers se valaient
+alors; il fallait vivre, et la plus grande égalité régnait
+entre tous les immigrants. L'expédition de la
+Sonora, qu'entreprit M. de Raousset, fut d'abord
+couronnée de succès, mais eut ensuite des résultats
+déplorables. On connaît la fin courageuse de ce
+héros, indignement trahi et fusillé par le gouvernement
+mexicain. La France n'a pas vengé sa
+mort.</p>
+
+<p>A côté de celle de M. de Raousset, apparaît la
+figure de M. de Pindray, un chasseur déterminé,
+un vaillant mineur, à la force herculéenne, et dont
+la fin fut aussi bien triste. Il disparut dans la Sonora,
+dévoré, dit-on, par les loups, d'autres disent<span class="pagenum" id="Page_313">[Pg 313]</span>
+surpris par les Indiens, ou tué peut-être par les
+Mexicains.</p>
+
+<p>Citons encore M. de R..., tête aventureuse, aujourd'hui
+de retour à Paris. Par son esprit conciliant
+et ferme, il maintint plus d'une fois l'harmonie
+entre deux camps opposés de mineurs, et sut
+épargner l'effusion inutile du sang.</p>
+
+<p>Nommons enfin M. de B..., frère d'un naturaliste
+célèbre. Oubliant son nom et ses illusions dorées,
+il dirigeait, en 1860, une tannerie dans le comté
+de Mariposa, et préparait lui-même, à la façon californienne,
+la gamelle de ses ouvriers.</p>
+
+<p>La France, comme on le voit, a fourni largement
+sa part de héros au roman californien des premiers
+temps; mais il faut rappeler aussi, pour être juste,
+un nom italien, celui du colonel C..., aujourd'hui
+général. Il n'a quitté les rives du Pacifique qu'en
+1859, pour se mêler aux événements de la guerre
+d'Italie, où il a joué un rôle très-marquant. Honoré
+de tous en Californie, et l'un des plus riches propriétaires
+du pays, le général C... a déployé dans sa
+vie de colon une énergie et une vigueur peu communes.
+Il a pris aussi sa part à différentes explorations
+dans les États atlantiques de l'Union. Un
+jour enfin, il est allé chercher un grand troupeau
+de bœufs sur les bords du Mississipi, et l'a ramené
+par terre à San Francisco, à travers plus de 800<span class="pagenum" id="Page_314">[Pg 314]</span>
+lieues de déserts, hantés par les hordes sauvages
+des Indiens.</p>
+
+<p>Si le roman des premières années de l'immigration
+présente des types si accentués, il ne manque
+pas non plus d'émotions saisissantes. C'était le
+temps des <i>squatters</i>, qui venaient, envahisseurs
+sauvages, s'établir à main armée sur le terrain
+d'autrui. Des luttes en règle s'ensuivaient, et plus
+d'une fois un terrain ou une mine furent ainsi
+successivement perdus et repris à coups de carabines
+ou de revolvers. C'était aussi le temps de ces
+immenses incendies, qui consumaient en quelques
+heures des villes entières, que l'on avait mis plusieurs
+mois à bâtir. Le feu dévorait, à mesure
+qu'elles naissaient, les villes californiennes; mais
+sur les cendres encore chaudes, les énergiques
+Américains se hâtaient de les reconstruire, et, dès
+le lendemain, comme par enchantement, une nouvelle
+cité s'élevait sur les ruines fumantes de la
+première.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, le feu exerce encore ses ravages,
+surtout dans les villes des mines, souvent dépourvues
+de pompes, et l'ardeur qu'on met à rebâtir
+est presque aussi étonnante qu'aux premiers jours.
+J'ai vu une fois la moitié du village de Coulterville
+disparaître dans une nuit d'incendie. Dès le lendemain,
+au milieu du feu à peine éteint, les maçons<span class="pagenum" id="Page_315">[Pg 315]</span>
+plantaient leurs piquets, les architectes crayonnaient
+leurs devis.</p>
+
+<p>Aux premiers temps de l'immigration, les incendies
+furent d'une intensité sans égale, et se
+répétèrent à diverses reprises dans tous les centres
+de population. Sacramento, Sonora, Marysville,
+San Francisco, furent ainsi plusieurs fois entièrement
+consumés par les flammes. Les incendies
+éclatèrent à San Francisco dès la fin de décembre
+1849, puis le 4 mai 1850, et pendant les mois de
+juin et de septembre suivants; enfin (dates fatales
+et que l'on prévoyait) le 4 mai et le 22 juin 1851
+marquèrent des sinistres sans nom. La ville était
+encore dépourvue de pompes, et privée de ce système
+de surveillance et d'embrigadement qui la
+met aujourd'hui à l'abri de pareils malheurs. Des
+misérables exploitaient cette situation fâcheuse, et,
+brûlant la ville aux quatre coins, profitaient du
+tumulte de l'incendie pour se livrer à un pillage
+effréné. Ces brigands, organisés en compagnies
+régulières, pratiquaient aussi le vol et le meurtre
+au grand jour. Ils entraient dans un magasin, en
+plein midi, assommaient le patron d'un coup de
+casse-tête, et crochetaient son coffre-fort. D'autres
+fois, sous le nom d'<i>étrangleurs</i>, se cachant la nuit
+dans l'embrasure des portes, ils se jetaient sur le
+passant attardé, et, lui coupant la respiration par<span class="pagenum" id="Page_316">[Pg 316]</span>
+deux tours de cravate, le dévalisaient à leur aise.
+Ces bandits avaient leurs règlements, et leurs noms
+étaient connus de tous. Il fallait faire un exemple,
+frapper un coup d'audace, mais les juges n'osaient
+agir.</p>
+
+<p>Alors s'organisa, en vertu de la loi dite de
+<i>Lynch</i>, ce fameux <i>comité de vigilance</i> dont on a
+tant parlé<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. Il fonctionna pendant toute l'année
+1851, et résigna ensuite ses pouvoirs, après avoir
+purgé le pays des misérables qui l'infestaient. En
+vain les juges essayèrent de protester, en réclamant
+le droit d'agir eux-mêmes. On donna
+l'assaut à la prison, on enleva de vive force
+les coupables au geôlier, on les jugea, on les
+pendit. Quand le <i>coroner</i>, chargé de constater<span class="pagenum" id="Page_317">[Pg 317]</span>
+les décès, reconnut dans son procès-verbal
+que la mort du pendu provenait du fait <i>d'un
+comité dit de vigilance</i>, le tribunal n'osa poursuivre,
+devant l'attitude imposante prise par le
+peuple en masse. Aussi ceux des bandits qui
+échappèrent à la corde se hâtèrent-ils de prendre
+le large devant ce terrible et inflexible comité
+de salut public. Les meilleurs citoyens en firent
+partie, et s'en font gloire encore aujourd'hui. En
+1856, quand San Francisco sembla de nouveau menacé,
+pendant le passage aux affaires de l'administration
+la plus honteusement vénale qu'on ait vue
+aux États-Unis, tous les notables de la ville accoururent
+de nouveau, en plus grand nombre que la
+première fois. Il fallait réprimer des assassinats
+impunément commis au grand jour, et l'on faillit
+pendre le juge lui-même, qui, par peur ou
+par corruption, n'avait pas condamné les coupables.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13" class="label">[13]</a> La loi de Lynch, ainsi nommée du nom de son auteur, remonte
+au temps de la guerre de l'indépendance des États-Unis,
+c'est-à-dire à l'année 1774. Elle a d'abord été instituée pour suppléer
+à l'absence des tribunaux réguliers, et on l'applique souvent
+dans les <i>territoires</i> de l'Union qui ne sont pas encore admis
+comme États. Le jury est le peuple assemblé, constitué en <i>comité
+de vigilance</i>, et il est à la fois juge et bourreau. Il faut la majorité
+des voix pour condamner le coupable. La peine est la pendaison,
+et le jugement s'exécute séance tenante. Une corde et un
+arbre suffisent. Ceux qui ont tant crié en France contre la loi de
+Lynch oublient que, dans nos troubles publics, on a quelquefois
+exécuté des voleurs en vertu d'un jugement populaire bien plus
+sommaire que celui de Lynch. Cependant personne n'a réclamé,
+tout le monde a même applaudi. Soyons donc conséquents, et reportons-nous
+à cette société californienne composée de tant d'aventuriers,
+venus de tous les coins du globe. Il fallait, pour avoir le
+calme, purger cette société de son écume: c'est ce que fit la loi
+de Lynch.</p>
+
+</div>
+
+<p>Les villes de l'intérieur imitèrent l'exemple de
+San Francisco, et Marysville, Sacramento, Stockton,
+eurent aussi, par deux ou trois fois, leur
+comité de vigilance. A une époque surtout où le
+pays n'avait pas de lois régulières, comme au
+premier temps de la découverte de l'or, il fallait
+bien agir d'une manière vigoureuse contre les misérables
+qui exploitaient cette situation. C'est ainsi<span class="pagenum" id="Page_318">[Pg 318]</span>
+que le peuple pendit à Sacramento, en 1850, quatre
+marins déserteurs qui avaient lâchement assassiné
+une famille de huit personnes.</p>
+
+<p>Devant un pareil déploiement de vigueur, tous
+les convicts australiens, tous les gens sans aveu
+qui, en 1855, avaient peu à peu essayé de rentrer
+en Californie, durent enfin décamper sans espoir
+de retour. Ils s'empressèrent de quitter à tout
+jamais un pays où une chasse si bien montée était
+organisée contre eux.</p>
+
+<p>Aujourd'hui le calme est partout et pour toujours
+rétabli, grâce à ces mesures énergiques, et
+au point de vue de la sécurité personnelle comme
+de la liberté laissée à chacun, la Californie n'a rien
+à envier à aucune autre contrée du monde.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_319">[Pg 319]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_IV">IV</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CONSTITUTION.</h2>
+
+
+<p>Le besoin de se réglementer et de se donner une
+constitution est inhérent à l'Américain, de telle
+sorte que, si l'ordre chronologique eût été de rigueur
+dans cette étude, j'aurais dû parler tout
+d'abord de la constitution californienne.</p>
+
+<p>Dès le mois d'avril 1849, les immigrants arrivaient
+en grand nombre, et la Californie renfermait
+déjà, et bien au delà, le chiffre de 30,000 habitants
+fixé par la constitution fédérale pour la formation
+d'un État. En outre, le désordre régnait à
+peu près partout, et l'absence de lois et de toute
+direction produisait les plus grands troubles dans
+l'administration du pays. En conséquence, dès le 3<span class="pagenum" id="Page_320">[Pg 320]</span>
+août 1849, le général Riley, gouverneur au nom
+des États-Unis du territoire de Californie, fit
+une proclamation où, exposant la situation irrégulière
+et peu stable du pays, il invitait le peuple à
+déléguer des représentants à une Assemblée ou
+<i>Convention constituante</i>. Celle-ci devait se réunir à
+Monterey le 1<sup>er</sup> septembre 1849, et promulguer la
+constitution de l'État.</p>
+
+<p>A la date fixée, quarante-huit députés seulement,
+sur soixante-treize élus, se rendirent à Monterey
+et, dès le 4 septembre, le président et le secrétaire
+de cette chambre improvisée étaient nommés
+par les constituants.</p>
+
+<p>Il existe un tableau curieux qui, en nous donnant
+le nom et l'âge des députés, nous indique de
+plus leur lieu de naissance, leur profession et
+l'époque de leur établissement en Californie. La
+plupart des députés étaient Américains, comme on
+le pense, et l'âge de tous était compris entre vingt-cinq
+et cinquante ans, âge où l'on apprend chez
+nous à obéir aux lois plutôt qu'à les faire.</p>
+
+<p>Un nom français et quelques noms espagnols
+surnagent au milieu des noms américains, où ils
+apparaissent comme les représentants clair-semés
+de la race latine. Les Espagnols sont nés en Californie,
+et sont, par conséquent, de race mexicaine,
+hormis un seul, venu d'Europe, mais qu'un séjour<span class="pagenum" id="Page_321">[Pg 321]</span>
+de douze ans a suffisamment naturalisé dans le pays.
+Le Français, dont on peut citer le nom, M. Sainsevain,
+résidait depuis presque aussi longtemps dans
+la contrée. Un Écossais et un Irlandais viennent
+comme à plaisir se perdre avec le Français parmi
+les noms américains, et semblent placés là comme
+pour représenter dans toute sa pureté cette vigoureuse
+race gaélique qui n'a pu encore, sur le continent
+européen, se fondre avec la race anglo-saxonne.
+L'Écossais, fermier, était établi à los
+Angeles depuis seize ans; l'Irlandais, homme
+de loi, venu de New-York, faisait depuis trois
+ans de la procédure en Californie.</p>
+
+<p>Le nom de l'Helvétien Sutter apparaît aussi
+dans la liste, et c'était justice, non que la race
+germanique eût besoin d'être représentée, mais
+c'était à lui, ou du moins à son employé Marshall,
+le Mormon, qu'était dû tout le mouvement
+qui s'opérait.</p>
+
+<p>En dehors des rares exceptions que l'on vient
+de citer, le reste des députés était composé
+d'Américains, installés à peu près tous en Californie
+depuis un certain nombre d'années.</p>
+
+<p>Quelques-uns de ces honorables représentants
+sont aujourd'hui décédés, mais c'est le petit nombre:
+on vit longtemps sous le beau ciel californien.
+Tous les autres sont à cette heure encore en<span class="pagenum" id="Page_322">[Pg 322]</span>
+Californie. Ils sont revenus à leurs boutiques,
+à leur négoce ou à leurs études, car il y avait
+comme toujours une quantité considérable d'avocats
+et d'hommes de loi parmi eux. Ce n'est pas
+seulement en Europe que la profession du barreau
+porte aux honneurs de la députation et des ministères;
+il en est de même aux États-Unis, et l'on
+peut remarquer presque toujours que les candidats
+qui se disputent la succession à la présidence
+de la grande république sont devenus avocats,
+après avoir commencé autrement.</p>
+
+<p>Après les avocats, et avant les hommes de
+banque ou de négoce, venaient, dans la députation
+californienne, les fermiers ou colons. Ils sont
+paisiblement retournés à leurs champs, où ils ont
+repris de bonne grâce, comme Cincinnatus, le
+manche de la charrue.</p>
+
+<p>Si l'on désire, du reste, connaître l'exact dénombrement
+de ces premiers législateurs californiens,
+voici comment ils se groupaient: 16
+avocats, représentant sans doute la justice; 14
+fermiers, le travail de la terre; 10 banquiers,
+négociants et marchands, le commerce; 2 imprimeurs,
+la presse ou la pensée; 1 médecin, l'humanité
+souffrante. L'armée était, de son côté,
+représentée par 1 officier des troupes fédérales et
+1 lieutenant de volontaires; la marine, par 1 officier<span class="pagenum" id="Page_323">[Pg 323]</span>
+de vaisseau; enfin, le corps savant du génie,
+par 1 ingénieur de l'Union et 1 ingénieur civil. Ce
+qui formait en tout 48 membres, comme il a déjà
+été dit.</p>
+
+<p>Parmi les vingt-cinq représentants qui n'acceptèrent
+pas leur mandat, il y a deux noms français
+et trois espagnols. Cette négligence s'explique
+aisément chez ces hommes de race latine peu empressés
+de quitter leurs affaires pour faire acte de
+souverains. Mais ce qu'on a peine à comprendre,
+c'est l'absence des vingt-deux autres constituants,
+tous de noms anglo-américains. Il fallait que la
+soif de l'or fût bien vive et l'abondance des pépites
+bien grande dans les districts où ils furent nommés.
+La plupart des manquants appartenaient en
+effet aux districts de Sacramento et de San Joaquin,
+que l'on compte aujourd'hui encore parmi
+les plus aurifères. Ce n'est jamais qu'à la dernière
+extrémité que l'Américain renonce au plaisir de
+représenter ses concitoyens. Le suprême bonheur
+pour lui n'est-ce pas d'être envoyé à la législature
+de son État, sinon au congrès fédéral, d'y voter
+des lois, et d'y faire surtout de ces <i>speeches</i> sans
+gêne qui caractérisent le député anglo-saxon,
+qu'on l'entende en Angleterre ou aux États-Unis?</p>
+
+<p>La convention californienne, réunie à Monterey,
+s'ajourna <i>sine die</i> le 13 octobre 1849, après une session<span class="pagenum" id="Page_324">[Pg 324]</span>
+de quarante-trois jours. Avant de se séparer elle
+promulgua la constitution de l'État de Californie,
+travail de grande importance et d'un haut poids,
+dit un Californien, et qui fut mené à fin d'une façon
+aussi honorable pour les députés que pour
+leurs commettants. La constitution fut présentée
+au peuple appelé à la ratifier ou à la rejeter. Le
+peuple l'accepta à une immense majorité. A la suite
+de cette adoption populaire, elle fut communiquée
+officiellement au gouvernement fédéral. Mais
+l'<i>Oncle Sam</i>, comme on l'appelle, se montra moins
+empressé que les Californiens. Ce qui lui donnait
+à réfléchir, c'est que le nouvel État n'admettait
+pas l'esclavage dans son sein, offrant ainsi un
+exemple à suivre à tous les futurs États du Pacifique.
+Aussi l'Oncle Sam n'accorda-t-il son approbation
+que dans le courant de l'année 1850. Les
+Californiens attendaient cet heureux moment avec
+la plus vive impatience, et quand le vapeur, porteur
+de la nouvelle, entra tout pavoisé à San Francisco,
+il y eut une explosion de joie publique. Dès
+cet instant la constitution put être mise en vigueur,
+et l'État de Californie reçut une existence légale.</p>
+
+<p>Arrêtons-nous un moment sur cet acte si important
+dans la vie d'un peuple, celui par lequel il
+se donne des lois. Voyons comment les Californiens,
+dont on s'occupait alors en France à un tout<span class="pagenum" id="Page_325">[Pg 325]</span>
+autre point de vue, promulguaient une constitution
+qui vit toujours intacte, et vivra sans doute
+encore bien longtemps. N'oublions pas surtout,
+avant de commencer cet examen, qu'à la même
+époque d'autres peuples en Europe élaboraient
+avec bien des fatigues des constitutions fragiles
+auxquelles leurs auteurs devaient survivre. La
+constitution de la Californie, au contraire, n'a
+subi aucun changement, et l'on ne peut se dispenser
+de reconnaître à l'Américain une grande
+pratique des affaires de son pays, un sens droit,
+et un esprit exercé qui suppléent, dans presque
+tous les cas, à son manque de connaissances approfondies.</p>
+
+<p>La constitution de l'État de Californie s'ouvre
+d'une manière solennelle:</p>
+
+<p>«Nous, le peuple de Californie, rendant grâce
+au Dieu tout-puissant de notre liberté, et pour en
+assurer les avantages, établissons cette constitution.»</p>
+
+<p>Vient alors l'article 1<sup>er</sup>, qui contient la <i>déclaration
+des droits</i>. La fameuse déclaration des droits
+de l'homme ne fut certes pas plus explicite.</p>
+
+<p>«Tous les hommes, dit la constitution californienne,
+sont par nature libres et indépendants, et<span class="pagenum" id="Page_326">[Pg 326]</span>
+ont certains droits inaliénables, parmi lesquels
+sont ceux de jouir de leur vie et de leur liberté et
+de les défendre; d'acquérir, de posséder et de protéger
+leurs propriétés...</p>
+
+<p>«Tout pouvoir politique réside dans le peuple.
+Le gouvernement est institué pour la protection,
+la sécurité et le bénéfice du peuple, et le peuple a
+le droit de changer ou de réformer le gouvernement
+quand le bien public le demande.</p>
+
+<p>«Le droit d'être jugé par un jury spécial est assuré
+à tous, et demeure à jamais inviolable.</p>
+
+<p>«Le libre exercice de toutes les religions, sans
+distinction ni préférence de culte, est à tout jamais
+accordé dans l'État.</p>
+
+<p>«Tout accusé peut reprendre sa liberté sous
+caution, excepté dans le cas d'un crime capital.</p>
+
+<p>«Tout citoyen peut librement parler, écrire et
+publier ses opinions sur tous les sujets, et aucune
+loi ne pourra restreindre ou supprimer la liberté
+de la parole ou de la presse.</p>
+
+<p>«Le peuple a le droit de s'assembler librement,
+de délibérer sur le bien commun, d'instruire
+les représentants et de pétitionner à la
+législature.</p>
+
+<p>«Le pouvoir militaire sera subordonné au pouvoir
+civil. Aucune année permanente ne sera entretenue
+par l'État en temps de paix. Aucun soldat<span class="pagenum" id="Page_327">[Pg 327]</span>
+ne sera logé dans une maison sans le consentement
+du propriétaire.»</p>
+
+<p>Viennent ensuite une série de paragraphes proscrivant
+l'emprisonnement pour dettes et les lois
+d'exil; assurant aux étrangers résidants tous les
+droits des citoyens indigènes; défendant complétement
+l'esclavage; reconnaissant le droit inviolable
+de chacun d'assurer sa personne, ses biens
+meubles ou immeubles et ses papiers contre toute
+recherche ou saisie illégales. Enfin, comme si cette
+déclaration des droits n'était pas assez complète,
+un dernier paragraphe ajoute que l'énumération
+précédente n'infirme et ne diminue en rien tous
+les autres droits qui résident dans le peuple.</p>
+
+<p>Il eût été bon, à côté de cette déclaration des
+droits du citoyen, d'inscrire l'énumération de ses
+devoirs, ce qu'aucune constitution ne fait. On peut
+ajouter, il est vrai, que l'Américain se montre généralement
+pénétré de ses devoirs politiques, et
+qu'il sait toujours les accomplir.</p>
+
+<p>Le deuxième article de la constitution détermine
+le <i>droit de suffrage</i>. Tout citoyen mâle et de <i>race
+blanche</i>, âgé de vingt et un ans, et résidant en Californie
+depuis six mois, a le droit de voter à toutes
+les élections. Sont citoyens, dans ce cas, ceux originaires
+des États-Unis, et les Mexicains qui auront<span class="pagenum" id="Page_328">[Pg 328]</span>
+déclaré, au moment de la conquête, leur intention
+de devenir citoyens américains. Il n'est
+question que pour la forme des Indiens, ces maîtres
+dépossédés du sol, et c'est sans doute par dérision
+que la constitution s'occupe de leur admission
+possible à la législature. Il y a une injustice
+criante dans ce privilége exclusif des droits politiques
+que s'arroge la race blanche en Amérique,
+et je reviendrai, dans le cours de cette étude, sur
+l'oppression honteuse et l'espèce de proscription
+qui, en Californie comme dans tous les États de
+l'Union américaine, frappe encore les races de
+couleur.</p>
+
+<p>La constitution s'occupe ensuite de la <i>distribution
+des pouvoirs</i>, qui sont divisés en trois départements
+séparés: le pouvoir <i>législatif</i>, le pouvoir
+<i>exécutif</i> et le pouvoir <i>judiciaire</i>.</p>
+
+<p>Un article spécial fixe les attributions du pouvoir
+législatif, composé d'un sénat et d'une assemblée,
+qui portent collectivement le nom de législature
+de l'État. Chaque loi est promulguée par le
+sénat, au nom du peuple de Californie, et dans ces
+termes:</p>
+
+<div class="blockquot">
+
+<p>«Le peuple de l'État de Californie, représenté
+en sénat et assemblée, arrête et ordonne ce qui
+suit.»</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_329">[Pg 329]</span></p>
+
+<p>Les sessions de la législature sont annuelles et
+doivent commencer dans le mois de janvier.</p>
+
+<p>Les membres de l'assemblée sont élus tous les
+ans; ceux du sénat sont nommés pour deux ans, et
+le renouvellement s'en fait par moitié chaque année.</p>
+
+<p>Pour être élu à la législature, il faut être citoyen
+américain, résider depuis un an dans l'État, et
+avoir vingt et un ans accomplis.</p>
+
+<p>Le nombre des sénateurs doit être au minimum
+d'un tiers, au maximum de la moitié du nombre
+des membres de l'assemblée. Le nombre de ces
+derniers ne doit pas excéder quatre-vingts.</p>
+
+<p>Chaque chambre nomme ses officiers. Les
+séances sont publiques, et le résultat en est publié
+avec le vote de chaque député.</p>
+
+<p>Tout projet de loi provenant de l'une des chambres
+peut être amendé par l'autre. Chaque <i>bill</i> n'a
+force de loi qu'après avoir été approuvé par le
+gouverneur de l'État; mais si cette approbation
+est refusée, ce bill peut néanmoins devenir loi
+sans la sanction du gouverneur, s'il est adopté de
+nouveau par les deux chambres, à la majorité des
+deux tiers des membres présents.</p>
+
+<p>Les membres de la législature reçoivent un traitement,
+mais ils ne peuvent être nommés à un autre
+emploi, ni en exercer aucun pendant toute la
+durée de leur mandat.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_330">[Pg 330]</span></p>
+
+<p>La législature ne peut octroyer le divorce, ni autoriser
+aucune loterie.</p>
+
+<p>Le chef du pouvoir exécutif prend le titre de gouverneur
+de l'État de Californie. Il est nommé pour
+deux ans à l'élection. Il doit, lors du vote, résider
+depuis deux ans dans le pays, et être âgé de
+plus de vingt-cinq ans. Le gouverneur est de
+droit commandant en chef de la milice et des armées
+de terre et de mer. Il veille à l'exécution des
+lois, convoque la législature dans les cas extraordinaires,
+et lui envoie son message au commencement
+de chaque session. Il a le pouvoir de diminuer
+les peines et le droit de grâce.</p>
+
+<p>Le vice-gouverneur ou lieutenant-gouverneur
+est aussi nommé à l'élection, préside le sénat et
+remplace le gouverneur dans des cas prévus.</p>
+
+<p>Un secrétaire d'État assiste le gouverneur.</p>
+
+<p>Le pouvoir judiciaire, auquel est consacré un article
+à part de la constitution, réside dans une cour
+suprême, dans les cours de district, dans celles
+de comté, et dans les justices de paix. C'est, d'ailleurs,
+l'importance des affaires qui règle la juridiction
+à laquelle elles doivent être soumises, et il
+ne faudrait pas comparer la cour suprême de
+l'État californien à notre cour de cassation, ni ses
+cours de district à nos cours d'appel et ses cours
+de comté à nos tribunaux de première instance.<span class="pagenum" id="Page_331">[Pg 331]</span>
+Enfin, outre les diverses cours de justice de l'État
+californien, il y a aussi la cour des États-Unis, dite
+cour de <i>circuit</i>. Là siégent les juges fédéraux envoyés
+de Washington pour appliquer les lois de
+l'Union et veiller à leur exécution.</p>
+
+<p>Tous les magistrats sont nommés à l'élection.
+Ceux de la cour suprême et les juges des cours de
+district le sont pour quatre ans, les juges de paix
+pour deux. Aucun officier judiciaire, excepté les
+juges de paix, ne doit recevoir d'argent des justiciables.</p>
+
+<p>La justice est rendue «au nom du peuple de
+l'État de Californie.»</p>
+
+<p>Les légistes européens verront sans doute, même
+en tenant compte des mœurs politiques des États-Unis,
+un grave inconvénient dans l'élection temporaire
+des juges par le peuple. Je ne sais si
+quelques juges californiens ne se sont pas montrés
+quelquefois trop cléments afin d'être réélus, ou
+n'ont pas cédé d'autres fois à des intimidations
+menaçantes, comme dans les cas où les comités de
+vigilance ont dû prendre leur place; mais j'ai entendu
+dire à San Francisco, même à des commerçants
+français qui comptaient plusieurs années de
+séjour dans le pays, qu'on était généralement satisfait
+de la manière dont la justice était rendue.
+D'ailleurs, l'opinion publique a une telle force aux<span class="pagenum" id="Page_332">[Pg 332]</span>
+États-Unis, qu'elle s'impose à tous les citoyens,
+et qu'un mauvais jugement serait sévèrement censuré
+par elle.</p>
+
+<p>Un article de la constitution californienne prévoit
+l'organisation de la milice de l'État, véritable
+garde nationale prête à marcher dans tout moment
+de péril, et laisse à la législature le soin d'établir
+une loi sur le service militaire que tout citoyen
+doit à son État.</p>
+
+<p>Un autre article de la constitution règle la façon
+dont l'État pourra contracter une dette. Cet article
+impose des limites au pouvoir de la législature de
+voter des emprunts, et dans certains cas appelle le
+peuple en masse à se prononcer.</p>
+
+<p>Un article spécial est ensuite consacré à cette
+grande question d'intérêt public, qui n'est nulle
+part négligée aux États-Unis: l'éducation de l'enfance.
+Un inspecteur de l'instruction publique est
+nommé pour trois ans par le peuple. La législature
+doit encourager, par tous les moyens convenables,
+tout ce qui peut exciter les améliorations et les
+découvertes dans l'ordre intellectuel, moral, scientifique
+ou agricole. Une partie du revenu ou de la
+vente des terres publiques est réservée, comme
+dans tous les États de l'Union, à l'entretien des
+écoles. La législature a encore développé ces heureuses
+dispositions.</p>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_333">[Pg 333]</span></p>
+
+<p>Le mode d'amendement et de révision de la
+constitution est prévu par un article <i>ad hoc</i>. Un
+autre article règle, sous le titre de dispositions
+diverses, <i>miscellaneous provisions</i>, différentes questions
+importantes. Ainsi, le premier paragraphe
+fixe le siége de la prochaine session de la législature
+à San José, et non plus à Monterey. On a
+transféré, depuis, la législature à Vallejo, à Benicia
+et à Sacramento, où elle tient encore aujourd'hui
+ses séances. En déplaçant ainsi, de temps en
+temps, le siége du parlement, aucune ville n'est la
+capitale exclusive de l'État, et le mouvement qu'entraînent
+avec eux les cent vingt députés ou sénateurs
+siégeant ensemble profite tour à tour à différents
+centres, sans en favoriser aucun au détriment
+de tous les autres. Cependant, on incline aujourd'hui
+à penser que ce système n'était bon qu'à
+l'époque de la naissance du pays, et Sacramento
+paraît devoir prendre le titre définitif de capitale
+de la Californie. On y établit même un capitole.
+On sait que l'on décore de ce nom romain, aux
+États-Unis, le lieu des séances de la législature de
+chaque État.</p>
+
+<p>Un paragraphe particulier de la constitution
+défend le duel. Ceux qui violeront cette prescription
+seront déchus du droit de suffrage, et privés
+de leurs charges s'ils occupent un emploi public.<span class="pagenum" id="Page_334">[Pg 334]</span>
+Malgré ces peines de déchéance, si sensibles
+pour tout Américain, on ne se bat pas moins en
+duel en Californie, en comptant sur la clémence du
+jury.</p>
+
+<p>Il y a eu, à San Francisco des duels nombreux,
+auxquels une partie de la population a souvent
+assisté. Le scandale a quelquefois dépassé toutes
+limites. Ainsi, en octobre 1859, le sénateur californien
+au congrès de Washington, Broderick, et le
+juge à la cour suprême de Californie, David Terry,
+le même que le comité de vigilance avait failli
+pendre en 1856, se battaient dans un duel à mort
+devant plus de cent spectateurs, et après avoir été
+une première fois dispersés par les <i>constables</i>.
+Le duel eut lieu au pistolet, et Broderick succomba.
+Terry, comme on s'y attendait, a été acquitté par
+le jury, après une information dérisoire.</p>
+
+<p>Un autre paragraphe de la constitution fixe la
+formule du serment pour les sénateurs, les députés
+et les employés de l'État. Ils doivent jurer de
+défendre la constitution des États-Unis et celle de
+l'État de Californie, et de remplir fidèlement les
+devoirs de leur charge.</p>
+
+<p>Le dernier article de la constitution marque les
+limites de l'État de Californie.</p>
+
+<p>A la suite, sous le titre d'appendice ou <i>schedule</i>,
+viennent certaines dispositions applicables à l'état<span class="pagenum" id="Page_335">[Pg 335]</span>
+particulier où se trouvait alors le pays. Il y est dit
+que la constitution sera soumise à l'approbation du
+peuple. En outre, les deux sénateurs qui seront
+choisis par la législature, ainsi que les députés qui
+seront nommés par le peuple pour représenter la
+Californie au congrès des États-Unis, seront pourvus
+de copies certifiées de la constitution, si elle est ratifiée
+par le peuple. Ils les présenteront au congrès
+de Washington, lui demandant, au nom du peuple
+de Californie, l'admission du nouvel État dans
+l'Union américaine. Nous avons vu que cette admission
+fut prononcée par l'<i>oncle Sam</i> après mûre
+délibération. La Californie, trente et unième État
+de l'Union, qui en compte aujourd'hui trente-six,
+eut dès lors le droit d'appeler les autres États ses
+<i>sœurs</i> (<i>state-sisters</i>), suivant la curieuse dénomination
+en usage aux États-Unis.</p>
+
+<p>J'ai cru devoir exposer avec quelque détail la
+constitution californienne pour bien faire comprendre
+ce que sont les mœurs politiques dans un
+nouvel État de l'Union. On pourra reprocher à cette
+constitution un esprit démocratique trop prononcé;
+mais nous répondrons qu'elle est encore observée
+aujourd'hui comme aux temps où elle a été faite,
+et que personne ne songe à la violer. On objectera
+contre un système électoral si largement organisé
+quelques cas particuliers de fraudes, de corruptions<span class="pagenum" id="Page_336">[Pg 336]</span>
+ou même de compétitions par trop vives.
+Ces objections sont fondées; mais quand le peuple
+est appelé en masse dans ses comices, il n'y a pas
+lieu de s'étonner que quelques faits fâcheux se produisent.
+Toujours est-il qu'à l'époque où l'on ne
+voyait dans la Californie qu'une réunion d'aventuriers
+et de brigands, une agglomération d'hommes
+sans gouvernement régulier, sans aucune loi que
+la loi de Lynch, avec des juges siégeant armés du
+revolver, ce pays offrait pourtant à l'Europe un bel
+exemple, que celle-ci ne pouvait apprécier, parce
+qu'elle était trop loin, et surtout très-mal informée.
+La Californie se donnait alors, sans secousse et
+sans bruit, une constitution des plus libérales, et
+dont on peut déjà constater la solidité.</p>
+
+<p>Ce n'est pas que je veuille établir le moindre
+rapprochement entre l'Amérique et l'Europe.
+Le parallèle n'est pas possible, et l'on ne saurait
+comparer un peuple jeune, un peuple qui peut
+s'étendre partout, parce que le terrain s'étend partout
+devant lui, à des peuples anciens, condensés
+et agglomérés, auxquels l'air même manque quelquefois.
+Enfin, on ne doit point chercher à opposer
+un peuple né d'hier et libre de tout frein aux
+peuples de l'Europe, qui suivent les traditions de
+leur histoire, et dont les mœurs et les coutumes
+diffèrent autant de celles des Américains. On ne<span class="pagenum" id="Page_337">[Pg 337]</span>
+peut cependant nier que toutes les races différentes
+qui se rencontrent en Californie ne s'accommodent
+très-bien des institutions libérales qui y règnent,
+et l'on ne saurait oublier non plus que ces mêmes
+institutions ont merveilleusement aidé aux développements
+rapides de la colonisation de ce pays.
+C'est là un point qu'il ne faut pas perdre de vue.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_338">[Pg 338]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_V">V</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">LA DÉMOCRATIE CALIFORNIENNE.</h2>
+
+
+<p>Il importe de ne point passer légèrement sur
+l'étude de la constitution californienne. Des questions
+de ce genre n'intéressent pas seulement le
+législateur, le politique et le philosophe, mais encore
+l'économiste, et en général tout homme
+éclairé que préoccupent l'observation et la connaissance
+des phénomènes sociaux. A quelque point de
+vue qu'on se place pour la commenter, cette constitution
+peut offrir, même dans un examen général,
+d'utiles enseignements, et dans tous les cas
+des faits importants à discuter.</p>
+
+<p>Nous voyons d'abord que tous les citoyens y
+sont égaux en droits politiques, comme, du reste,<span class="pagenum" id="Page_339">[Pg 339]</span>
+dans les autres États de l'Union. Ainsi, tous sont
+non-seulement aptes à voter, mais encore aptes à
+être élus. Il est bien entendu qu'ici, et dans tout ce
+qui va suivre, il n'est question que des citoyens de
+race blanche. L'exclusion des races de couleur des
+droits politiques et presque des droits sociaux est,
+d'ailleurs, le seul vice peut-être que présente la
+constitution californienne; vice honteux à notre
+époque, il est vrai, honteux surtout chez une
+grande république telle que l'Union. Mais tout a
+une raison d'être, et je reviendrai sur ce fait, que
+nous regardons à bon droit comme une tache pour
+les États-Unis.</p>
+
+<p>Toutes les places se donnant à l'élection en Californie,
+il fallait, pour que les diverses ambitions
+fussent tour à tour satisfaites, que les heureux élus
+ne s'éternisassent pas dans leur charge. La courte
+durée des emplois, deux ans en général, est l'un
+des principes qui régissent cet État démocratique;
+mais le fonctionnaire sortant peut d'ordinaire
+être réélu. Le peuple se voit à chaque instant,
+comme à Athènes et dans l'ancienne Rome, appelé
+sur la place publique. Tout le monde prend part au
+vote, sauf quelques rares abstentions, le plus souvent
+forcées. Le dépouillement des scrutins est
+loin de présenter, entre le nombre des votants et le
+nombre des électeurs inscrits, cette effrayante<span class="pagenum" id="Page_340">[Pg 340]</span>
+disproportion qu'on remarque en France, et qui
+doit faire croire à l'étranger que nous ne sommes
+pas encore mûrs pour la liberté politique.</p>
+
+<p>Dans les communes, le peuple nomme tous les
+officiers municipaux: l'<i>assessor</i>, qui établit l'impôt;
+le <i>tax-collector</i>, qui le perçoit; le <i>constable</i>,
+chargé de la police; le <i>recorder</i> ou greffier, qui
+rédige les actes de l'état civil; le <i>treasurer</i> ou caissier,
+qui garde les fonds communaux; le <i>judge of
+peace</i> ou juge de paix, qui prononce sur les différends
+entre les citoyens.</p>
+
+<p>Dans les comtés, qui ont beaucoup d'analogie
+avec nos arrondissements en France, le peuple
+nomme les membres des cours de justice: le <i>district
+judge</i>, pour six ans; le <i>county judge</i>, pour
+quatre ans, et les autres officiers des tribunaux
+pour deux ans: l'<i>attorney</i> ou procureur, le <i>county
+clerck</i> ou greffier, et le <i>sheriff</i>, qui fait exécuter
+les arrêts. Le peuple nomme aussi pour deux ans
+le <i>superintendent of common schools</i>, ou surveillant
+des écoles communales; le <i>surveyor</i>, géomètre ou
+agent voyer du comté, chargé de dresser le cadastre;
+les <i>supervisors</i>, ou inspecteurs du comté,
+rappelant à la fois nos conseillers municipaux et
+d'arrondissement; enfin, le <i>coroner</i>, chargé de
+constater les décès.</p>
+
+<p>Le peuple élit aussi les députés et les sénateurs;<span class="pagenum" id="Page_341">[Pg 341]</span>
+les députés par comtés, et les sénateurs par
+districts.</p>
+
+<p>Enfin la population entière de l'État est appelée
+à nommer les membres de la cour suprême, le
+chef du pouvoir exécutif, et avec lui tous les officiers
+qui l'assistent dans ses fonctions, tels que le
+vice-gouverneur, le secrétaire d'État, le <i>controller</i>,
+sorte de ministre de l'intérieur; le <i>treasurer</i>, ou
+directeur des finances; l'<i>attorney general</i>, ou procureur
+général; le <i>surveyor general</i>, ou inspecteur
+des travaux publics; le <i>superintendent of public instruction</i>,
+ou inspecteur de l'instruction publique;
+le <i>quartermaster general</i>, ou adjudant général. Tous
+ces officiers publics reçoivent de l'État un salaire
+qui ne dépasse pas en moyenne 3,000 dollars ou
+15,000 francs par an, à part le gouverneur, qui
+est payé 30,000 francs. En tenant compte des différences
+relatives de la valeur de l'argent en Europe
+et en Californie, il faut encore diminuer ces
+salaires de moitié, si on veut les comparer à ce
+qu'ils seraient, par exemple, en France. Mais les
+États-Unis, on le sait, ne sont pas prodigues pour
+les émoluments attachés aux emplois publics, et
+c'est assez naturel dans une république si démocratique.
+Le président de l'Union, placé à la tête
+d'un pays aussi grand que l'Europe, ne reçoit que
+125,000 francs par an pour tout traitement et indemnités.<span class="pagenum" id="Page_342">[Pg 342]</span>
+Dans aucun État les employés ne sont
+astreints à l'uniforme, à part les militaires, qui
+ne le portent que dans les parades, et jamais aucune
+décoration, aucun privilége ne distinguent
+les fonctionnaires des autres citoyens.</p>
+
+<p>Quoi qu'on en ait pu dire, les diverses élections
+se font en Californie d'une manière fort régulière.
+On n'y constate aucun de ces scandales publics que
+la presse parisienne se plaît quelquefois à raconter,
+et dont elle rend responsable le système électoral
+des États-Unis. S'il y a parfois, sur toute l'étendue
+de l'Union, quelques incidents à regretter,
+ils n'en sont pas moins fort rares. Ces désordres
+n'ont éclaté que dans quelques villes, et de pareils
+faits ne se sont jamais, du moins à ma connaissance,
+passés en Californie. Chacun y fait valoir,
+dans les <i>meetings</i> qui précèdent les élections, ses
+titres à l'emploi qu'il demande. Chaque parti choisit
+le candidat qu'il préfère; et si les voix semblent
+trop se diviser, plusieurs partis se réunissent pour
+reporter tous leurs suffrages sur un candidat commun.
+On pourrait peut-être citer quelques cas de
+corruption ou de violence; mais la nature humaine
+est-elle infaillible? n'avons-nous pas d'ailleurs
+nous-mêmes, dans des circonstances analogues,
+encouru les mêmes reproches? et ne serait-ce pas
+ici le lieu de renvoyer ceux qui attaquent toujours<span class="pagenum" id="Page_343">[Pg 343]</span>
+l'application du suffrage universel aux États-Unis
+à certain passage bien connu de l'Évangile?</p>
+
+<p>Il ne suffit pas à un peuple de jouir de l'égalité
+des droits politiques, il faut encore que tous soient
+égaux dans les relations journalières de la vie, et
+c'est ce qui constitue l'égalité sociale, peut-être
+plus chère que la première au cœur des Américains.
+Sous ce rapport, la Californie est des mieux
+partagées, et là, plus qu'en aucun autre État de
+l'Union, toutes les classes sont nivelées. Il n'y a
+pas de différences de rangs, de castes, pas d'esprit
+de corps enraciné. Le niveau est si bien établi, que
+tous les mariages se font en dehors de toute considération
+de position sociale. Ce n'est pas que je
+veuille les louer tous, mais je me borne à constater
+un fait, et à l'opposer à cette plaie hideuse
+des mariages d'argent qui ronge notre société en
+France. On ne peut trouver parmi les citoyens
+américains aucun domestique, et la classe des serviteurs
+se recrute exclusivement parmi les nègres
+ou les étrangers. Quant à l'ouvrier américain, il
+se regarde toujours comme l'égal de son patron,
+et même, renversant les rôles, il ne consent à le
+servir que comme un client, et jamais comme un
+maître. Il apporte toujours la plus grande dignité
+dans son travail, et pousse le respect de sa personne
+jusqu'au soin de son costume, qui ne révèle<span class="pagenum" id="Page_344">[Pg 344]</span>
+en rien un ouvrier à l'œil surpris de l'Européen.</p>
+
+<p>Il n'y a dans les hôtels, dans les diligences, les
+chemins de fer, qu'une seule espèce de place,
+et tous les voyageurs indistinctement payent le
+même prix. Si l'on fait quelque faveur, c'est pour
+les dames seulement. On leur réserve souvent,
+dans les hôtels et les bateaux à vapeur, des salons
+séparés, meublés avec le plus grand luxe. Il est
+beau de voir consacrés par l'usage ces égards délicats,
+ce respect profond pour la femme. On a dit
+que les Américains agissaient ainsi, non par galanterie,
+mais afin de se livrer plus facilement à tout
+leur sans-gêne. Il n'en est pas moins vrai que les
+femmes se trouvent très-bien de la réserve dont
+ils usent à leur égard, et qu'elles s'embarquent
+bravement toutes seules pour un long voyage,
+même en Californie, ce qu'assurément nos dames
+n'oseraient jamais faire en France.</p>
+
+<p>Les institutions de la Californie, comme celles
+des autres États de l'Union, sont dominées par le
+principe de l'égalité, qui se retrouve partout, aussi
+bien dans les lois relatives à l'impôt que dans
+celles qui concernent l'instruction publique.</p>
+
+<p>Tous les citoyens, de vingt et un à cinquante
+ans, doivent à l'État le <i>poll-tax</i>, sorte de capitation
+ou cote personnelle, qui est en Californie de 3 dollars
+ou 15 francs par tête. Il faut aussi payer au<span class="pagenum" id="Page_345">[Pg 345]</span>
+comté le <i>road-tax</i>, ou prestation en nature pour
+l'entretien des routes. Ce dernier impôt est de 3 à
+4 dollars, ou se paye par deux journées de travail.
+L'impôt foncier pèse, en outre, sur ceux qui
+possèdent des valeurs mobilières ou immobilières
+taxables, et la patente ou <i>license</i> sur ceux qui
+exercent un état soumis à cette contribution. L'impôt
+foncier est de 3 francs par 500 francs, soit 6
+pour 1,000, de la valeur immobilière ou mobilière
+reconnue. L'impôt du timbre, <i>stamp-tax</i>, frappe
+seulement les papiers de commerce et les polices
+d'assurance. Aucun impôt, aucune redevance ne
+pèse sur l'exploitation des mines et des placers,
+excepté le <i>mining-tax</i>, que payent encore dans
+quelques comtés les mineurs étrangers. L'impôt
+des passe-ports est inconnu, ainsi que celui des
+permis de chasse.</p>
+
+<p>Quant à l'instruction primaire, elle est répartie
+uniformément, et tous les citoyens apprennent à
+lire, à écrire et à calculer. On leur explique aussi
+dans les écoles, outre la grammaire et l'orthographe,
+un peu d'histoire et les rudiments des
+sciences. La religion est d'ordinaire soigneusement
+écartée de l'enseignement scolaire, et c'est aux
+parents qu'on laisse la charge de diriger l'éducation
+religieuse de leurs enfants. Mais la liberté
+d'enseigner est complète. Ainsi tous les professeurs,<span class="pagenum" id="Page_346">[Pg 346]</span>
+toutes les sectes peuvent fonder à leur gré
+des colléges ou même des séminaires, et imposer
+leur système particulier à l'élève qui entre dans
+un de ces établissements. Aucun monopole n'existe.
+Aucun grade, aucune corporation universitaire ne
+sont reconnus par l'État.</p>
+
+<p>Le léger bagage intellectuel dont on charge les
+jeunes citoyens leur suffit pour remplir tous les
+emplois, même les plus élevés. On cite avec orgueil
+en Californie le gouverneur Weller qui fut, dit-on,
+autrefois charretier, et feu le sénateur Broderick,
+un ex-ouvrier maçon, envoyé au congrès de Washington
+par ses compatriotes. Lincoln n'a-t-il pas
+commencé aussi par être charpentier?</p>
+
+<p>L'égalité civile et sociale la plus entière, avec
+les conséquences qui en découlent naturellement,
+ne sont pas les seuls droits qui soient garantis à
+tous en Californie. La liberté individuelle y est
+aussi entourée de respect. Pas de prison pour
+dettes, et, pour ainsi dire, pas de prison préventive,
+puisqu'on a la faculté de reprendre sa liberté
+sous caution, quelle que soit la faute commise,
+pourvu que ce ne soit pas un crime capital.
+Chacun a le droit d'être jugé par un jury spécial.
+Chacun peut porter sur soi des armes pour sa
+défense ou pour son agrément. La chasse est librement
+permise à tous; il en est de même de la<span class="pagenum" id="Page_347">[Pg 347]</span>
+pêche. La tracasserie si gênante des passe-ports
+est inconnue dans tous les États de l'Union. On
+peut en dire autant des visites d'octroi, qui n'existent
+pas davantage.</p>
+
+<p>La liberté la plus large est accordée aux transactions,
+et aucune loi ne règle l'intérêt de l'argent,
+qui n'est pas, après tout, une marchandise si différente
+des autres. Il n'y a non plus presque aucun
+recours contre les faillites qui, dans ces pays de
+commerçants hardis, prennent le nom d'affaires
+malheureuses. Il n'y a aucun monopole, aucune
+corporation comme en France, pour les courtiers
+et les agents de change, par exemple. Aucun corps
+n'a de priviléges exclusifs, comme notre corps des
+ponts et chaussées et des mines. En matière d'industrie,
+il y a liberté complète, et aucune loi restrictive
+n'est apportée à l'exploitation des forêts,
+de la terre, des mines ou des placers. Cette doctrine
+du <i>laissez faire, laissez passer</i>, si critiquée chez
+nous, et si heureusement appliquée à l'industrie
+californienne, a produit là-bas les plus merveilleux
+effets.</p>
+
+<p>La liberté religieuse et la liberté de la presse
+sont non moins pleinement exercées et garanties
+par la constitution, ainsi qu'on a pu le voir.
+L'État ne salarie aucun culte, en les reconnaissant
+tous, quels qu'ils soient; l'État n'a aucun journal<span class="pagenum" id="Page_348">[Pg 348]</span>
+officiel, et laisse toutes les feuilles publiques paraître
+et circuler librement sans timbre ni cautionnement.
+Dans chaque comté, l'administration
+des postes va même jusqu'à transporter gratuitement
+tous les journaux qui s'y publient.</p>
+
+<p>Une conséquence immédiate de ces deux libertés
+de la chaire et de la presse, a été de produire en
+Californie l'établissement d'une foule d'Églises de
+toutes les sectes possibles, y compris celle de Confucius
+et peut-être aussi celle de Bouddha, et la
+fondation d'une infinité de journaux, politiques,
+commerciaux, industriels, agricoles, scientifiques
+et littéraires. Leur nombre, leur format, les langues
+diverses dans lesquelles ils sont rédigés, le soin
+même qu'on prend de les bien imprimer, et sur un
+papier convenable, suivant la coutume anglaise et
+américaine, étonneraient vivement la presse parisienne
+si elle pouvait porter ses regards jusqu'à
+cet eldorado des journalistes.</p>
+
+<p>Voilà bien des libertés, dira-t-on, et l'on nous
+croit déjà près de la licence. La licence viendrait
+peut-être en d'autres pays, mais aux États-Unis et
+même en Californie, il faut le reconnaître, le tempérament
+froid et pratique de la race anglo-saxonne
+sait ordinairement prévenir les excès.
+Qu'il y ait eu parfois quelques troubles, qu'il y ait
+eu même quelques abus de pouvoir, c'est ce que<span class="pagenum" id="Page_349">[Pg 349]</span>
+l'on ne peut nier; mais que l'on cite le lieu du
+monde où des faits pareils et même pires ne se soient
+pas présentés. Quant à ceux qui m'accuseront
+d'exagération ou d'enthousiasme, je leur répondrai
+que je peins ce que j'ai vu, ce que j'ai mûrement
+examiné, et que je ne me laisse entraîner ni
+par mon caprice, ni par le mirage poétique d'institutions
+imaginaires.</p>
+
+<p>La Californie, comme tous les États de l'Union,
+n'a aucune armée permanente en temps de paix.
+On ne lève de troupes, dans les États-Unis, que
+lorsque l'ennemi public menace la fédération.
+Au reste, chaque citoyen de race blanche, jouissant
+d'une bonne constitution, doit, de 18 à 45 ans,
+le service militaire à l'État dans lequel il réside,
+et il a le devoir de marcher dès qu'il en est requis,
+à moins d'être exempté par la loi. Tout se borne
+le plus souvent à figurer parmi les membres d'une
+compagnie de volontaires faisant partie de la milice,
+à avoir un uniforme et à parader de temps en
+temps. Ces soldats improvisés rappellent un peu,
+par leurs cheveux longs, leurs favoris et leurs
+faux cols, notre garde nationale parisienne, ou
+mieux encore les volontaires anglais.</p>
+
+<p>Bien qu'éloignée de plus de 1,200 lieues, par
+terre, de la capitale des États-Unis, la Californie
+est gardée seulement par 15 à 1,800 soldats de<span class="pagenum" id="Page_350">[Pg 350]</span>
+l'armée fédérale, la plupart étrangers enrôlés.
+Ils sont casernés principalement dans les fortifications
+du port de San Francisco, et dans les différents
+forts du pays, qui servent à tenir en
+respect les Indiens. Si ces derniers deviennent
+trop remuants, on fait appel aux volontaires, et
+l'on a vu ainsi la milice californienne se porter
+quelquefois au secours des territoires et des États
+voisins ravagés par les Peaux-Rouges. Quant à la
+Californie, elle ne songe nullement à se séparer
+de la métropole. Grâce à cette heureuse combinaison
+politique qui fait de chaque État de l'Union un
+gouvernement distinct, absolument maître chez
+lui, cet État ne sent dès lors l'influence du gouvernement
+fédéral que dans les cas d'intérêts généraux
+ou de défense nationale, c'est-à-dire
+lorsque, livré à lui seul, il serait trop faible pour
+réussir ou pour résister. Cette situation semble
+résumer tous les avantages qu'on peut demander
+au système fédératif: elle donne l'assurance de sa
+vitalité et de sa durée dans l'Amérique du Nord.</p>
+
+<p>Le peuple américain, par suite des institutions
+libérales qui le régissent, a acquis cette patience,
+ce sang-froid, ce respect religieux de la loi qui
+conviennent à un peuple libre. Le type de l'Anglo-Saxon
+n'a pas non plus disparu chez lui. La ténacité,
+la persistance dans les vues, la hardiesse<span class="pagenum" id="Page_351">[Pg 351]</span>
+dans les entreprises, une habitude invétérée de ne
+compter jamais que sur ses propres forces, enfin
+une résignation stoïque opposée à tout événement
+difficile ou malheureux, sont autant de traits distinctifs
+qui, parmi beaucoup d'autres, font aisément
+reconnaître le citoyen de l'Union. Quant à
+l'esprit de religion et de famille, à l'amour instinctif
+du foyer domestique ou du <i>home</i>, ces sentiments
+se sont un peu effacés, il est vrai, surtout
+en Californie; mais ils n'en existent pas moins à
+l'état latent dans le cœur de tout Américain.</p>
+
+<p>Celui-ci mêle peut-être à ses qualités un grand
+fond d'égoïsme et un orgueil exagéré, qui, pour
+être généralement moins bruyant que l'orgueil
+traditionnel des fils de la Castille, n'en est que
+plus enraciné. Mais on ne doit pas lui contester
+une très-grande supériorité de caractère, et
+c'est cette supériorité qui frappe tout d'abord
+l'Européen arrivant pour la première fois aux
+États-Unis, fût-ce même en Californie. Il y a bien,
+en particulier dans ce dernier État, quelques
+coutumes fâcheuses qui font tache. L'Américain y
+est quelquefois d'une rudesse et d'un sans-façon
+qui, chez les peuples élégants et polis, seraient
+très-certainement hors de mise; San Francisco
+d'ailleurs ne brigue pas l'honneur d'être appelé
+l'Athènes du Pacifique, et se contente d'en être la<span class="pagenum" id="Page_352">[Pg 352]</span>
+reine, suivant le surnom que les Américains lui
+ont donné. Il faut donc négliger les détails, et ne
+pas oublier que ce ne sont encore que les institutions
+et les mœurs politiques qu'on peut louer
+presque sans restriction chez ces nations nouvelles.
+Le reste se fera plus tard: ne savons-nous pas
+qu'un progrès en amène un autre? Le peuple américain
+est plein de séve et de vie; jeune et vigoureux,
+il paraît se rajeunir encore à mesure qu'il
+colonise de nouveaux déserts. Il serait à désirer
+que l'Amérique espagnole eût prospéré comme sa
+puissante rivale. Mais elle se décompose tous les
+jours et se perd dans des révolutions inextricables,
+tandis que l'Anglo-Américain, calme et impassible,
+marche lentement, et par des voies presque toujours
+sûres, à une conquête qui lui paraît fatalement
+dévolue, celle de toute l'Amérique.</p>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_353">[Pg 353]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="II_VI">VI</h2>
+</div>
+
+<h2 class="nobreak">L'OPPRESSION DES RACES DE COULEUR.</h2>
+
+
+<p>J'arrive au seul point délicat que soulève l'étude
+de la constitution californienne, je veux
+dire l'oppression exercée contre les races de couleur.</p>
+
+<p>Bien que la Californie ne soit point un État à
+esclaves, bien que l'esclavage soit aujourd'hui
+partout aboli dans l'Union, les races de couleur
+sont proscrites en Californie, ou tout au moins
+poursuivies par le mépris public, comme dans
+tous les États-Unis. L'individu de sang blanc et
+sans nul mélange a seul droit au titre de citoyen.
+Le reste, nègres, Indiens ou Chinois, n'est pas considéré<span class="pagenum" id="Page_354">[Pg 354]</span>
+comme faisant partie de l'espèce humaine
+supérieure. La proscription s'étend plus loin, et
+une seule goutte du sang de ces races condamnées
+suffit pour faire d'un individu, dont les ancêtres
+étaient de race blanche, un véritable paria. Privé
+naguère du droit de voter, il ne pouvait témoigner
+en justice; il lui était même interdit de
+rien posséder. Il se trouvait mis, en quelque sorte,
+hors la loi. Les emplois les plus vils lui étaient
+seuls attribués.</p>
+
+<p>Dans les États à esclaves, le nègre ne pouvait
+voyager avec le blanc, même en omnibus,
+et ne devait en aucune occasion se rencontrer
+auprès de lui, à table, au théâtre, à l'église. C'est
+tout au plus si on le souffrait dans la rue. Quelques
+États libres, l'État de New-York, par exemple,
+maintenaient ces distinctions honteuses pour l'humanité.
+En Californie, les nègres sont également
+voués à l'animadversion publique, mais ils y sont
+fort peu nombreux, et c'est aux Chinois que l'Américain
+s'attaque de préférence. Tous les individus
+de race blanche, sans distinction, ont le droit d'occuper
+un <i>claim</i> ou portion de placer; le Chinois
+seul ne peut posséder cette portion qu'en la louant
+ou en l'achetant, et les conditions du marché sont
+le plus souvent exorbitantes. Au seul Chinois on
+fait encore payer le <i>mining-tax</i>, établi dans le principe<span class="pagenum" id="Page_355">[Pg 355]</span>
+sur tout mineur étranger. Cette espèce de patente
+donnait le droit de travailler sur les placers.
+Dans quelques comtés peu bienveillants, elle a été
+maintenue pour les Chinois au taux, aujourd'hui
+fort onéreux, des premiers temps de l'exploitation,
+soit à 4 dollars, ou un peu plus de 20 francs par
+mois.</p>
+
+<p>Partout, en Californie, le Chinois est relégué
+dans des quartiers séparés; on l'isole même entièrement,
+quand on peut, car il est indigne de se
+mêler aux blancs. On l'accuse volontiers de tous
+les malheurs publics, et surtout d'incendies et de
+vols. On le poursuit sans relâche, on le dépossède,
+et bien souvent les lois sont impuissantes ou inactives
+lorsqu'il s'agit de défendre le faible contre les
+injustices du fort. Le Chinois donne cependant aux
+Californiens un bel exemple de patience, de soumission
+et de travail. Il concourt aussi, pour une
+très-large part, au bien-être industriel et commercial
+du pays. Lui seul entreprend sur les placers
+certains travaux dont nul autre ne se chargerait;
+lui seul vient fouiller le sable et glaner encore un
+peu d'or sur des points réputés stériles ou trop
+pauvres par les autres mineurs; mais on le violente
+avec acharnement, et, devant les incessantes persécutions
+de ses oppresseurs, il quitte au plus tôt
+une contrée si peu hospitalière. C'est ainsi que<span class="pagenum" id="Page_356">[Pg 356]</span>
+l'on voit s'arrêter chaque jour en Californie l'immigration
+chinoise, qui eût pu rendre à cet État
+les services les plus signalés.</p>
+
+<p>Quelles que fussent les vertus utiles qui plaidaient
+en leur faveur, les Chinois ont été, dès leur
+arrivée, l'objet constant de la réprobation universelle.
+On a eu le courage d'invoquer contre eux
+une infériorité relative d'intelligence, et l'on a
+défendu par cette mauvaise raison les injustices
+plus que criantes dont on s'est rendu coupable à
+leur égard.</p>
+
+<p>Dès 1852, la législature de Californie faisait
+une loi pour prévenir toute immigration ultérieure
+des races chinoises ou mongoliennes; toutefois
+le gouverneur Bigler y opposa son <i>veto</i>, et
+la loi ne passa pas. En 1858, la législature revint
+à la charge, et la loi fut alors non-seulement
+votée par les deux Chambres, mais encore approuvée
+par le gouverneur. Elle passa donc avec la
+sanction des deux pouvoirs, législatif et exécutif:
+cependant, un nouvel échec l'attendait. Elle ne
+tarda pas à être déclarée inconstitutionnelle par
+la cour suprême de Californie, et dut être rapportée<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>.</p>
+
+<div class="footnote">
+
+<p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14" class="label">[14]</a> Il y a là, pour nous Européens, un fait politique curieux; car
+il semble que lorsque le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif
+ont sanctionné une loi, le pouvoir judiciaire n'a plus qu'à l'appliquer.
+Aux États-Unis il en est autrement. Si nous ouvrons, en
+effet, le livre de Tocqueville: <i>de La Démocratie en Amérique</i>, nous
+y lisons, tome I, chapitre <span class="allsmcap">VI</span>, <i>du Pouvoir judiciaire</i>, etc..., les
+lignes suivantes, qui méritent d'être méditées: «Lorsqu'on invoque,
+devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le juge estime
+contraire à la constitution, il peut refuser de l'appliquer. Ce
+pouvoir est le seul qui soit particulier au magistrat américain;
+mais une grande influence politique en découle.</p>
+
+<p>«Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper
+pendant longtemps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu
+qui ne blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne
+puissent ou ne doivent invoquer devant les tribunaux. Or, du jour
+où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle perd à
+l'instant une partie de sa force morale. Ceux qu'elle a lésés sont
+alors avertis qu'il existe un moyen de se soustraire à l'obligation
+de lui obéir; les procès se multiplient, et elle tombe dans l'impuissance.
+Il arrive alors l'une de ces deux choses: le peuple
+change sa constitution, ou la législature rapporte sa loi.</p>
+
+<p>«Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense
+pouvoir politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que
+par des moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers
+de ce pouvoir...</p>
+
+<p>«Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux
+américains de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme
+encore une des plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées
+contre la tyrannie des assemblées politiques.»</p>
+
+</div>
+
+<p><span class="pagenum" id="Page_357">[Pg 357]</span></p>
+
+<p>Depuis, les malheureux Chinois ont été victimes
+de nouvelles levées de boucliers. On les a notamment
+accusés à plusieurs reprises de faire baisser
+le taux des salaires en travaillant partout à prix
+réduits.</p>
+
+<p>Il semble prouvé, en effet, que la plupart des
+Chinois, surtout ceux qu'on nomme des <i>coolies</i>,
+sont de simples esclaves attachés à un maître qui
+les a amenés en Californie. Ce maître les loue à
+d'autres Chinois, ou les laisse libres de travailler<span class="pagenum" id="Page_358">[Pg 358]</span>
+à leur guise, moyennant une faible redevance journalière.</p>
+
+<p>La lutte entre les travailleurs chinois et les
+autres ouvriers californiens sera d'ailleurs toujours
+à recommencer. Les Chinois se contentent du plus
+modeste salaire; ce sont des ouvriers très-tenaces,
+fort industrieux, et ils réussissent presque toujours
+là où d'autres échouent. Il n'en faut certes
+pas davantage pour éveiller contre eux la jalousie
+des autres travailleurs, surtout quand la concurrence
+vient encore surexciter l'animosité de ceux-ci.
+Comme les Chinois ont en outre le malheur d'être
+de race jaune, ils ont nécessairement été sacrifiés
+ou le seront tôt ou tard à la race blanche, la seule
+à laquelle reviennent tous les droits, d'après les
+principes américains.</p>
+
+<p>Non contents de poursuivre les Chinois, les
+Américains ont aussi exercé en Californie leur esprit
+de proscription contre les Indiens, les premiers
+maîtres du pays. Les Peaux-Rouges ont dû
+céder tous les jours du terrain devant ces
+hardis conquérants, qui, les jugeant incapables
+d'entrer dans le grand courant de la civilisation,
+travaillent désormais à les anéantir. Le sol, par
+une sorte de loi inexorable, paraît ainsi destiné
+à devenir la propriété de celui-là seul qui peut en
+tirer profit. Il semble que le progrès ne peut<span class="pagenum" id="Page_359">[Pg 359]</span>
+s'opérer qu'à l'aide de certains sacrifices douloureux,
+malgré la sympathie, le plus souvent
+inutile, qu'on accorde aux malheureux qui en
+sont les victimes.</p>
+
+<p>Quand on réfléchit à la dure oppression que les
+Américains font peser sur les races de couleur,
+n'y voit-on pas aussi une sorte de fatalité qui semble
+avoir inévitablement voué celles-ci à un asservissement
+sans retour?</p>
+
+<p>On dirait qu'à la plus démocratique des républiques
+modernes il faut des ilotes, comme autrefois
+à Sparte, des esclaves, comme à Athènes et à
+Rome. Que la liberté du plus grand nombre, dans
+beaucoup d'États du nouveau monde, ne puisse
+marcher sans l'esclavage de quelques-uns, n'est-ce
+pas là un grave sujet de méditations? Les républiques
+espagnoles elles-mêmes ne sont pas exemptes
+du préjugé américain. Bien qu'on s'y soit allié
+souvent autrefois, et qu'on s'y allie encore aujourd'hui,
+aux races nègre et indienne, on n'en professe
+pas moins un profond mépris pour ces races, et
+les hommes de <i>sangre azul</i> ou de sang bleu, suivant
+l'expression espagnole, y sont toujours les
+plus honorés.</p>
+
+<p>Dans la destruction graduelle des Indiens par
+les Américains, il y a comme le doigt de Dieu. Si
+les colonies espagnoles sont si dégénérées aujourd'hui,<span class="pagenum" id="Page_360">[Pg 360]</span>
+c'est peut-être, et elles le sentent instinctivement,
+parce qu'elles ont mêlé leur sang avec
+celui des aborigènes. Il est fâcheux toutefois qu'un
+pays libre comme l'Union, qu'une généreuse république
+qui admet si noblement et si fraternellement
+tous les étrangers dans son sein, ait reçu de la
+nature la triste mission d'opprimer, et, suivant les
+cas, de proscrire, et même d'anéantir les races de
+couleur. Les Américains obéissent aveuglément à
+ce qu'ils croient leur devoir et leur droit, et l'on
+ne saurait exercer ce droit avec un plus grand
+sang-froid et une plus suprême impassibilité. Mais
+aussi ils savent que ce n'est qu'à ce prix qu'ils
+pourront faire utilement la conquête des deux
+Amériques. L'aigle américaine, qui étend déjà ses
+serres sur tant de pays divers, doit les étendre encore
+davantage, et la devise: <i>E pluribus unum</i> groupera
+encore bien des provinces sous la bannière des
+États-Unis. La doctrine de Monroë, si hautement
+proclamée par tous les présidents de la république
+dans leurs messages annuels, ne dit-elle pas nettement
+que l'<i>Amérique appartient aux Américains</i>,
+et qu'eux seuls ont voix dans leurs affaires? et
+qui appelle-t-on aujourd'hui Américains, si ce n'est
+les citoyens seuls de l'Union? Les républiques
+espagnoles, qui offrent presque toutes le triste
+spectacle de dissensions intestines sans fin, et d'une<span class="pagenum" id="Page_361">[Pg 361]</span>
+décomposition sociale évidente, ne marcheront au
+progrès et à la civilisation que lorsqu'elles seront
+tombées, au moins jusqu'à Panama, au pouvoir
+des Américains. Le Mexique a déjà laissé à ceux-ci
+plusieurs lambeaux de son vaste territoire.</p>
+
+<p>Que serait aujourd'hui la Californie, même avec
+la découverte de l'or, si elle fût demeurée aux
+mains inhabiles de ses premiers possesseurs?</p>
+
+
+<h3>FIN.</h3>
+<hr class="chap x-ebookmaker-drop">
+
+<div class="chapter">
+<p><span class="pagenum" id="Page_363">[Pg 363]</span></p>
+
+<h2 class="nobreak" id="TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+</div>
+
+
+<table>
+<tr><td><span class="smcap">Préface</span> </td><td> <a href="#PREFACE"> <span class="allsmcap">III</span></a></td></tr>
+
+<tr><td><b>LES PIONNIERS ET LES PEAUX-ROUGES.</b> </td><td> </td></tr>
+
+<tr><td>I. La Reine des lacs </td><td> <a href="#I">1</a></td></tr>
+<tr><td>II. Le Missouri </td><td> <a href="#II">14</a></td></tr>
+<tr><td>III. Le pays des hautes herbes </td><td> <a href="#III"> 26</a></td></tr>
+<tr><td>IV. La diligence transcontinentale </td><td> <a href="#IV"> 38</a></td></tr>
+<tr><td>V. La cité des plaines </td><td> <a href="#V"> 49</a></td></tr>
+<tr><td>VI. Les fondateurs du Colorado </td><td> <a href="#VI">63</a></td></tr>
+<tr><td>VII. Les mineurs des Montagnes-Rocheuses </td><td> <a href="#VII"> 71</a></td></tr>
+<tr><td>VIII. L'or et l'argent </td><td> <a href="#VIII"> 85</a></td></tr>
+<tr><td>IX. La naissance d'une ville </td><td> <a href="#IX">97</a></td></tr>
+<tr><td>X. Les soldats du désert </td><td> <a href="#X"> 112</a></td></tr>
+<tr><td>XI. Une caravane </td><td> <a href="#XI"> 126</a></td></tr>
+<tr><td>XII. Le fort Laramie </td><td> <a href="#XII"> 143</a></td></tr>
+<tr><td>XIII. Un village Sioux </td><td> <a href="#XIII"> 152</a></td></tr>
+<tr><td>XIV. Montagnards, trappeurs et traitants </td><td> <a href="#XIV"> 165</a></td></tr>
+<tr><td>XV. Le grand conseil des Corbeaux </td><td> <a href="#XV">171</a></td></tr>
+<tr><td>XVI. Monéka, la perle des prairies </td><td> <a href="#XVI"> 208</a></td></tr>
+<tr><td>XVII. Les sauvages </td><td> <a href="#XVII"> 217</a></td></tr>
+<tr><td>XVIII. La question indienne </td><td> <a href="#XVIII"> 228 </a></td></tr>
+<tr><td>XIX. L'émancipation des femmes </td><td> <a href="#XIX"> 250</a></td></tr>
+<tr><td>XX. La ville impériale </td><td> <a href="#XX"> 263</a></td></tr>
+<tr><td>XXI. Le peuple américain </td><td> <a href="#XXI"> 276</a></td></tr>
+
+
+<tr><td><b>LES COLONS DU PACIFIQUE.</b></td> <td> </td> </tr>
+
+<tr><td>I. La découverte de l'or en Californie </td><td> <a href="#II_I"> 283</a></td></tr>
+<tr><td>II. L'arrivée des émigrants </td><td> <a href="#II_II"> 290</a></td></tr>
+<tr><td>III. Les premiers temps de San Francisco </td><td> <a href="#II_III"> 297</a></td></tr>
+<tr><td>IV. L'établissement d'une constitution </td><td> <a href="#II_IV"> 319</a></td></tr>
+<tr><td>V. La démocratie californienne </td><td> <a href="#II_V"> 338</a></td></tr>
+<tr><td>VI. L'oppression des races de couleur </td><td> <a href="#II_VI"> 353</a></td></tr>
+</table>
+
+<p class="center">PARIS.—IMP. SIMON BAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
+</p>
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76624 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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