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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76608 ***
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+ ERNEST DIMNET
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+ FIGURES DE MOINES
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+ PARIS
+ LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
+ PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
+ 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
+
+ 1909
+ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
+
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+
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+Published February twenty fifth nineteen hundred and nine.
+
+Privilege of Copyright in the United States reserved, under the Act
+approved March third, niveteen hundred and five by Perrin and Cº.
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+ Attende Carthusienses, Cistercienses et diversæ religionis
+ monachos ac moniales, qualiter omni nocte ad psallendum Domino
+ assurgunt.
+
+ _Imitat._, I, 25.
+
+ Paix et mélancolie
+ Veillent là près des morts,
+ Et l’âme recueillie
+ Des vagues de la vie
+ Croit y toucher les bords.
+
+ Pourquoi vous fermez-vous, maisons de la prière?
+ Est-il une heure, ô Dieu, dans la nature entière
+ Où le cœur soit las de prier?
+
+ LAMARTINE, _Harmonies_.
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+FIGURES DE MOINES
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+LES BÉNÉDICTINS ANGLAIS DE DOUAI
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+Le département du Nord apparaît sur la carte comme un long ruban, serré
+entre la Belgique d’un côté, et, de l’autre, entre l’Artois, la
+Picardie, la France et la Champagne. Les Parisiens l’appellent la
+Flandre et le voient sous les couleurs dont Rodenbach leur a peint sa
+patrie. Il y a cependant des différences singulières entre les habitants
+d’une région si étendue et soumise à des influences si diverses. Les
+Flamands de Bergues et de Cassel ne ressemblent en rien aux populations
+des quatre arrondissements méridionaux et dans ceux-ci mêmes la variété
+est assez grande pour engendrer parfois l’antipathie. Entre la Flandre
+proprement dite et ce qui était le diocèse de Fénelon, Lille est tout à
+fait à part dans un pays bas, humide et de population mêlée. C’est une
+grande ville neuve, bruyante, boueuse et triste, où le peuple est
+singulièrement grossier. Les gens du pays d’herbages et de forêts, situé
+à vingt ou trente lieues au sud, entre la Sambre et les Ardennes, qui y
+viennent quelquefois pour leurs affaires, s’y sentent mal à l’aise et
+dépaysés. Au contraire les vieilles villes du bassin de l’Escaut, le
+Quesnoy, Valenciennes, Condé, Cambrai, Douai, éveillent en eux une
+curiosité sympathique. Ce sont des pays qu’on avait toujours sus assez
+près pour espérer les voir, quand on en rencontrait les noms dans
+l’histoire des guerres de Louis XIV. On y était soldat, on y allait pour
+des procès, pour passer son baccalauréat, ou simplement pour voir les
+cavalcades ou les grands marchés.
+
+Je me rappelle ma curiosité quand on m’amena à Cambrai pour y commencer
+mes études en sixième. C’est au Quesnoy que je vis pour la première fois
+plusieurs des merveilles qui m’avaient fait rêver: des remparts avec de
+grands tas de boulets noirs, brillants et rangés, un grand bateau sur le
+canal, et un moulin à vent qui tournait et sifflait.
+
+Cambrai m’offrit bien d’autres objets d’étonnement. Les remparts s’y
+dressaient autrement fiers sur la profondeur sombre des fossés; les
+portes y étaient monumentales, à colonnes et sculptures, avec des traces
+de boulets de canon. Quand nous entrâmes en ville, je sentis tout à coup
+que je ne ressortirais plus que collégien conduit à la promenade, et
+Cambrai me parut triste. Cependant nous allâmes longtemps par la ville
+au beau soleil d’octobre, et je vis pour la première fois une
+cathédrale, une grande église ornée de tableaux immenses, un palais
+épiscopal, de vastes places, des séminaires, collèges et couvents, pour
+la plupart puissants édifices du XVIIIe siècle, dont je ne me lassais
+pas de regarder les innombrables fenêtres et les toitures énormes. Dans
+la cathédrale, nous vîmes, derrière le chœur, la sépulture des
+archevêques. Sur un sarcophage, à demi-couchée, on me montra la noble
+figure de Fénelon. J’avais lu le _Télémaque_ et j’avais un goût
+extraordinaire pour les _Fables_. Je connaissais aussi le portrait de
+Saint-Simon qui me faisait, sans que je susse pourquoi, l’effet de la
+musique. C’étaient bien ces yeux dont le feu sortait comme un torrent.
+Il y avait une noblesse inexprimable répandue sur les grands traits du
+visage, dans le geste lent et persuasif. Je regardais de toutes mes
+forces.
+
+Sur une place silencieuse, derrière un jardin à bassins et jets d’eau,
+qui me parut mystérieux et féerique, nous nous arrêtâmes aussi devant ce
+qui reste du palais du prince-évêque: une entrée magnifique, une sorte
+de double portique avec des guirlandes, des écussons et des devises.
+J’ai vécu neuf ou dix ans à Cambrai, j’y retourne encore quelquefois: la
+statue et la porte du palais de Fénelon me parlent toujours comme en
+cette journée d’octobre.
+
+On nous conduisait parfois nous promener sur la route de Douai. Une
+vieille pierre blanche indiquait le chemin. Je ne savais de Douai que ce
+que mes camarades me disaient et je n’y pensais pas autrement;
+cependant, un de mes oncles y avait été professeur, et il me semblait
+naturel et probable que j’y vivrais moi-même quelque jour. Quand je fus
+en troisième, je me pris d’une passion pour l’anglais. On nous
+l’apprenait par une méthode sévère, mais la langue me paraissait à la
+fois étrange et facile et me faisait sentir sous les mots une âme autre
+que la nôtre que je voulais atteindre. Les élèves de seconde
+expliquaient le _Sketch Book_ de Washington Irving. Je l’empruntais
+constamment à mon voisin: je lisais et relisais les pages charmantes qui
+me peignaient un Noël anglais, ou les histoires mélancoliques et
+sentimentales où je croyais voir pour la première fois une expression
+juste et pénétrante de la vie réelle. La langue ciselée, savante,
+poétique, me ravissait. Cette année-là, j’eus en prix l’_Apologia_ du
+cardinal Newman. Ce chef-d’œuvre avait été traduit très exactement et
+avec une certaine élégance par un M. Du Pré de Saint-Maur. Newman avait
+écrit, pour la traduction, une vingtaine de pages de notes où il
+débrouillait à l’usage des Français l’écheveau des partis religieux dans
+l’anglicanisme et celui, plus embrouillé encore, de la constitution
+d’Oxford. Le livre n’avait eu aucun succès. Il était tombé peu à peu au
+rang des ouvrages que les éditeurs vendent au rabais aux institutions
+religieuses. Il y en avait un stock à la librairie et on faisait si peu
+de cas de ce pauvre livre à couvertures grises qu’on n’osait même pas le
+montrer à la distribution des prix. J’eus le mien parce que j’étais
+assez fort à la balle au mur.
+
+Il serait inutile d’essayer de décrire l’impression que cette
+merveilleuse histoire d’âme fit sur moi. Oxford est vivant dans
+l’_Apologia_ avec sa poésie propre qui ne ressemble à aucune autre.
+Quant au progrès religieux de Newman, il s’accompagnait d’une vie
+intérieure noble et mâle, d’un goût de vérité et de beauté, très humain
+et très élevé, que je n’avais jamais vus rassemblés dans une vie de
+saint. Le pauvre livre méprisé m’enchanta par ce qu’il m’apprenait, par
+ce qu’il me faisait deviner et par les problèmes que mon esprit se
+posait à lui-même chaque fois que je l’ouvrais. La pensée anglaise
+m’attira dès lors par son originalité et sa fraîcheur et je devins
+curieux de tout ce qui me venait de ce côté.
+
+Je ne me rappelle pas comment je connus l’existence du monastère anglais
+de Douai. Nous lisions beaucoup une très intéressante histoire des
+persécutions par un grand vicaire de Cambrai, M. Destombes, dont je vois
+encore la fine et spirituelle figure. Il y est question à chaque instant
+du collège qui vit sur ses bancs Southwell, Campian et tant de
+confesseurs de la foi, mais je ne croyais pas que rien subsistât de ce
+séminaire fameux. Quelqu’un me prêta aussi la traduction du _Journal_ du
+collège pendant la révolution. C’est le récit très attachant d’une
+captivité assez longue que les étudiants et la plupart de leurs maîtres
+subirent dans la citadelle de Doullens. Quelque temps après, je sus que
+Douai possédait toujours un collège anglais et mon imagination commença
+à travailler sur ceux qui l’habitaient. Je les voyais dans les
+dispositions où mes lectures m’avaient montré leurs lointains ancêtres,
+graves, réfléchis et méprisant la mort sans emportement.
+
+Nous passions, comme de juste, notre baccalauréat à Douai. C’est cette
+grave affaire qui m’y conduisit pour la première fois. Le souci de
+repasser des dates ne nous laissait guère le loisir de nous promener en
+touristes et nous ne quittions une petite pension appelée Saint-Amé, où
+nous descendions, que pour aller à la Faculté. Cette maison touchait à
+l’église Saint-Jacques qui, jusqu’à la Révolution, avait été celle des
+Récollets anglais. Un joli jardin triste, planté de poiriers déjà
+chargés de fruits, s’étendait le long de l’église: nous y restions de
+longues heures sur un banc à écouter les cloches--les plus belles de la
+ville,--égrenant un glas infini. Devant l’église, une grande maison du
+XVIIe siècle dominait un jardin entouré de murs et de fossés: c’était
+l’ancien couvent des Récollets. Douai avait eu, au XVIe siècle, une
+célèbre université. Quand Oxford devint protestant, les catholiques
+anglais se rassemblèrent au centre intellectuel le plus proche. C’est
+ainsi que Douai eut cinq établissements britanniques: un couvent
+franciscain, un monastère bénédictin, le Collège anglais ou des Grands
+Anglais, comme on l’appelle encore, celui des Écossais et un autre pour
+les Irlandais, dont il ne reste rien. La maison des franciscains, comme
+leur église, n’avait pas subi le moindre changement.
+
+Un beau soir de dimanche, il y eut une fête sur l’esplanade, le long de
+la rivière. La chaleur avait été accablante et la soirée avait le calme
+profond des plus beaux soirs d’été. Je fus frappé du recueillement de la
+foule. A part trois jours dans l’année où un vent de folie semble
+souffler sur la ville, le peuple de Douai n’est jamais bruyant. Cette
+multitude se déplaçait lentement, sans cris ni désordre, et semblait
+jouir de la fraîcheur commençante comme si elle n’eût eu qu’une seule
+âme. Les larges quais de la Scarpe et l’immense esplanade paraissaient
+plus vastes de la présence de ces milliers d’hommes. Je suivais
+distraitement la foule quand je vis venir en sens inverse trois hommes
+d’un aspect singulier. Vêtus de noir, ils avaient la pâleur de visage,
+les cheveux et les sourcils foncés que le mélange de sang irlandais
+donne fréquemment aux Anglais catholiques. Le plus âgé portait le
+paletot fermé et le haut col romain, ses deux compagnons avaient la
+bizarre coiffure en losange des étudiants d’Oxford. Ils s’avançaient
+silencieux, le pas grave et assuré; personne que moi ne les regardait.
+Je serais ridicule en disant que cette apparition de trois Anglais, un
+moine et deux séminaristes, me fit battre le cœur et que mes yeux ne
+pouvaient se détacher de leurs hautes et sombres figures. Mais j’étais
+jeune, sans nulle expérience, imaginatif et ardent: ces trois hommes
+étaient pour moi une civilisation, une pensée, et surtout l’incarnation
+d’une histoire écrite avec le sang des martyrs. Je les regardais
+s’éloigner, le cœur plein d’aspirations de toutes sortes. De ce premier
+passage à Douai leur souvenir fut celui que je gardai le plus vif avec
+celui d’un recueillement singulier répandu sur la ville.
+
+Deux ou trois ans après, je revins à Douai faire mon apprentissage de
+très jeune professeur. Le collège Saint-Jean était établi dans un ancien
+couvent d’Ursulines, dont il restait quelques morceaux assez élégants.
+Les bâtiments formaient un quadrilatère autour d’une vaste cour ombragée
+par quelques vieux arbres et séparée par une grille d’un très beau
+jardin que l’on continuait à appeler le parc, comme au XVIe siècle[1]. A
+travers les arbres on apercevait le dôme de l’église Saint-Pierre.
+
+ [1] Le «parc» de madame de Lafayette, dont parle madame de Sévigné, ne
+ pouvait aller que de la rue de Vaugirard à Saint-Sulpice. Le très
+ agréable jardin du collège Stanislas s’appelle aussi le parc, comme
+ au temps où la princesse Belgiojoso s’y promenait.
+
+Saint-Jean était la maison la plus ordonnée. La règle y était austère et
+cependant on l’acceptait. Plusieurs professeurs âgés avaient vieilli au
+collège, comme vieillissent les prêtres, sans le sentir ni s’en douter.
+Nous ne faisions jamais de visites. Quand quelqu’un manquait à la table
+de communauté, l’événement était commenté. Une vie ainsi réglée et
+solitaire dans un milieu qui a sa physionomie et comme son âme propres
+développe une attention aux choses que la vie de société ignore ou
+détruit. Pour nous, le collège et la ville étaient des personnes. La
+langue anglaise a une expression d’une force singulière pour marquer le
+progrès qu’un lieu, un monument, une œuvre d’art fait insensiblement
+dans l’âme d’une personne: _to grow upon one_, grandir non pas en soi,
+mais sur soi, c’est-à-dire presque contre soi et malgré qu’on en ait. Le
+charme de Douai, les expressions nuancées de sa physionomie de vieille
+ville, nous pénétraient ainsi lentement et sûrement.
+
+Ce qui frappait d’abord, c’était, comme je l’ai dit déjà, le silence
+profond qui régnait. La ville était immense pour sa population.
+Valenciennes, qui est aussi peuplée, couvre moitié moins d’espace et les
+rues en paraissent étroites et grouillantes. Douai avait de grands
+espaces vides: les quais, l’esplanade, un marché aux bêtes qu’on
+appelait le Barlet, dont on ne voyait pas les limites et où les plus
+grandes foires du monde eussent été à l’aise. Il y avait en ville
+plusieurs casernes derrière lesquelles des cours insoupçonnées
+s’étendaient à perte de vue. Les couvents, les collèges étaient tous au
+large, entre des promenoirs, des cours et des potagers. Le lycée, établi
+dans les bâtiments du collège d’Anchin, en avait conservé l’immense
+enclos. Enfin, presque partout, derrière les vieilles maisons
+parlementaires à haute porte cochère et à six fenêtres de façade, se
+cachaient des charmilles et de profonds jardins. Quelquefois, par la
+porte ouverte d’une étroite maison, on apercevait une confusion
+d’arbustes ou d’arbres fruitiers en fleurs débordant de toutes parts sur
+des murs et que la mine chétive du logis ne laissait guère deviner.
+
+Tout ce vide et cette étendue faisaient un grand silence et une grande
+solitude. Je ne me souviens pas d’avoir vu jamais plus de deux ou trois
+personnes à la fois dans la rue Saint-Jean, qui aboutissait cependant au
+centre de la ville et souvent mes pas y rompaient seuls le silence. Le
+carillon du beffroi--vieux beffroi espagnol de haute figure--s’entendait
+de partout quand l’heure ou la demie lui faisaient reprendre
+infatigablement ses petits airs toujours les mêmes, et dont on ne savait
+jamais s’ils étaient gais ou tristes. Certainement ce repos absolu était
+l’atmosphère même de Douai et les habitants le sentaient. Une fois par
+an, dans le mois de juillet, on promenait par la ville une de ces
+familles de géants, protecteurs des cités flamandes, et pendant trois
+jours le carillon s’éveillait avec l’aube et répétait un refrain que
+vieux et jeunes reprenaient jusqu’au soir dans une griserie de joie, de
+soleil et de bière blanche. Mais cette petite fièvre ne durait que d’un
+dimanche à un mardi et le mercredi matin le silence revenait plus
+profond que jamais.
+
+Les Douaisiens étaient renfermés, casaniers et gardaient leurs
+impressions pour eux. Deux fois par semaine il y avait musique sur la
+place Saint-Jacques. C’était une grande et large promenade de hauts
+tilleuls à travers lesquels on voyait la façade des Grands Anglais.
+Toute la ville venait à la musique. Dans l’intervalle des morceaux on se
+promenait et à peine un léger murmure s’élevait au-dessus de la foule
+compacte. Quand les premiers rangs arrivaient aux derniers arbres, on
+faisait volte-face comme pour une danse antique et l’on revenait à pas
+mesurés vers le kiosque. Je me rappelle un dimanche de musique sur
+l’exiguë grande place d’Antibes. Quelle chanson de cigales humaines
+bruissait entre les palmiers et les hautes maisons balconnées sous le
+carré de ciel bleu. Comme de toutes les âmes partait la rapide fusée des
+gaietés méridionales! La place Saint-Jacques était un endroit recueilli,
+où les petites nouvelles et les petites intrigues se répandaient
+mystérieusement, sans qu’on eût besoin de les dire. Les plus légers
+indices suffisent à des autochtones dont les âmes et les vies sont
+toutes pareilles. Une vieille ville close ressemble à la cité muette des
+fourmis. Rien ne s’entend et pourtant les moindres impressions s’y
+propagent.
+
+Pour nous qui étions en marge de l’existence commune et vivions surtout
+derrière nos murs, nous n’entendions que le silence. C’était un des
+charmes de notre vie. Les maisons hermétiquement fermées devant
+lesquelles certains d’entre nous passaient et repassaient depuis trente
+ans, ne nous semblaient pas inhospitalières. Elles avaient leur
+physionomie et nous les aimions dans leur réserve. Plusieurs avaient une
+histoire. Nous le savions et ne nous souciions pas de mêler des réalités
+peut-être blessantes à ce que nous voyions dans le lointain des temps
+passés.
+
+Quelques vieux médecins, quelques vieux prêtres singuliers ou
+autoritaires et dont on avait un peu peur, quelques savants ou artistes,
+rencontrés à la bibliothèque ou au musée et dont la figure devenait
+familière, faisaient tout notre cercle d’âmes vivantes. Le reste était
+énigme pendant quelque temps, puis devenait cadre et choses de tous les
+jours, comme nous le devenions nous-mêmes quand on nous avait vus
+quelques années, aller et venir par certaines rues. Un jeune peintre, un
+poète qui devait devenir mon ami et dont je suivais les songeries à la
+trace, un vieil abbé métaphysicien m’intéressaient, mais l’idée
+parisienne et moderne de les aller voir, d’être présenté, de leur dire
+des phrases banales, alors qu’en réalité ils étaient une partie de mon
+existence et donnaient un corps à mes rêves, m’aurait surpris et effrayé
+comme un extraordinaire manque de goût. Nous gardions intact le
+sentiment que les Anglais appellent _wondering_, la curiosité de choses
+que nous ne saurions jamais.
+
+Certains endroits que l’étranger de passage eût à peine remarqués nous
+attiraient par un charme sans cesse plus profond: un mélancolique jardin
+dans la rue d’Arras; un autre, très vieux--car il n’était plus de niveau
+avec la rue,--près du rempart, vers la porte d’Équerchin, sorte d’Éden
+où tout croissait dans une confusion vigoureuse; la fabrique de cloches
+aussi. Elle avait l’air monastique de certaines vieilles manufactures.
+On ne voyait jamais personne dans sa vaste cour circulaire et le silence
+y était plus profond que partout ailleurs. On se demandait par quelle
+magie se fondaient les cloches qui passaient parfois fleuries et
+enguirlandées sur un chariot et dont nous entendions l’immense concert à
+quelques veilles de fêtes. Ces lieux avaient un charme inépuisable, dont
+aucune analyse ne donnait la formule; avec le même aspect ils eussent
+été autres dans une autre ville et il fallait être naturalisé pour les
+aimer, comme nous les aimions, avec le sens de leur mystère.
+
+Certaines vieilles façades historiques avaient le même pouvoir. La ville
+était pleine de ces souvenirs de pierre où revivaient l’ancienne
+université, avec ses séminaires, les temps de la domination espagnole,
+des moines, des savants, des soldats et des artistes. Au coin de la rue
+des Wez s’élevait une grande maison badigeonnée où s’abrite la
+bibliothèque de l’école d’artillerie. C’est là qu’Estius et Stapleton
+faisaient leurs cours devant des centaines d’étudiants. C’est là que
+quelques années avant la Révolution, un petit lieutenant corse, à figure
+pâle, à prétentions littéraires et studieuses, avait fait une étude
+approfondie de la bataille de Denain et du rôle que Villars y joua.
+Chaque fois que cette chétive silhouette de Bonaparte m’apparaissait, au
+seuil étroit, je me ressouvenais qu’au même temps, à six lieues de là,
+Chateaubriand était, lui aussi, sous-lieutenant, à Cambrai, moins
+lieutenant, plus ambitieux et plus littéraire qu’il ne lui a plu de nous
+le dire. C’étaient là de grands souvenirs. Ils m’émouvaient moins
+profondément qu’une brève inscription sur une pauvre boutique, aux
+abords de la collégiale Saint-Pierre:
+
+ ICI TRAVAILLA ET MOURUT
+ JEAN BELLEGAMBE
+ SURNOMMÉ LE MAITRE DES COULEURS
+ PEINTRE EXCELLENT
+ (1600-1626).
+
+Quelle vie de grand artiste laborieux et vivant avec ses rêves, a été
+enserrée dans un poème lapidaire plus sobre à la fois et plus éclatant?
+L’enchantement de cette inscription m’a bien des fois retenu immobile
+devant la pauvre maison longtemps après que la musique et la couleur de
+ces lentes et nobles syllabes fussent entrées pour toujours dans ma
+mémoire.
+
+Le collège anglais était contigu à la prison et faisait avec elle un
+carré de deux à trois cents mètres de côté. On y entrait par la rue
+Saint-Benoît, ruelle déserte à l’entrée de laquelle était une ancienne
+maison de postes où naquit Saint-Chrétien et qui aboutissait à l’église
+des Chartreux. De hauts murs, surélevés pour le jeu de balle, faisaient
+vis-à-vis à une rangée d’humbles maisons de deux fenêtres et de deux
+étages. On ne voyait du collège que les têtes des tilleuls, dominant ces
+murs, mais à de certaines heures on entendait, suivant la saison, le
+bruit sec de la balle de cricket sur la batte, où le bruit sourd du
+ballon renvoyé d’un camp à l’autre. Des voix grêles ou viriles
+s’élevaient de temps en temps avec l’intonation gutturale ou nasale qui
+défigure l’anglais dès qu’on le crie. Du quai de la Scarpe, on voyait
+tout l’étage supérieur du bâtiment central avec l’horloge et un
+campanile, les fenêtres et la flèche aiguë d’une svelte chapelle
+gothique. La porte n’était jamais ouverte. On n’entendait jamais dire
+que qui que ce fût allât chez «les Anglais». Au temps de la vieille
+université, quand les «nations» étaient sœurs, quelques professeurs ou
+présidents des établissements britanniques s’étaient fait à Douai une
+réputation de prédicateurs, plusieurs y avaient même exercé des
+fonctions pastorales. Mais ç’avait surtout été des séculiers des
+Grands-Anglais. Les bénédictins avaient toujours été plus enfermés dans
+leurs habitudes claustrales et depuis leur retour, en 1818, leur devise
+avait semblé être: ni amis ni ennemis. Ils avaient même renoncé depuis
+quinze ou vingt ans à prendre des élèves français et ils vivaient comme
+dans une île. Les Douaisiens avaient une sorte de connaissance théorique
+de leur existence, c’était tout. Les têtes se levaient à peine aux
+fenêtres quand le miroir flamand annonçait l’approche précipitée des
+jeunes Anglais portant sur leurs épaules un long canot ou le pesant
+attirail du foot-ball. Certains vieux prêtres paraissaient surpris qu’on
+leur demandât s’ils avaient jamais visité le collège; d’autres y étaient
+allés une ou deux fois en trente ans, entendre quelque office, et
+avaient conservé le souvenir de la musique la plus religieuse et la plus
+pénétrante. On ne citait personne qui eût été familier dans cette
+enceinte impénétrable. L’atmosphère de réserve qui l’entourait de toutes
+parts, transforma, dès les premières semaines de mon séjour à Douai, ce
+qui avait été un lieu de rêves, en une sorte de désert inaccessible et
+glacé. J’approchais rarement du collège dans mes longues flâneries
+d’amoureux de vieilles maisons et je prenais, comme tout le monde, le
+chemin de n’y penser jamais.
+
+Un dimanche de novembre, me promenant seul sur la route bordée de
+peupliers qui ramène en ville par la porte de Valenciennes, j’admirais
+avec quelle noblesse le dôme de Saint-Pierre ferme la perspective entre
+les deux mélancoliques rangées d’arbres assoupis. Il n’y avait ni vent,
+ni soleil, ni bruit que celui des feuilles mortes, ni rien qui pût
+troubler le profond repos d’un dimanche de novembre aux abords d’une
+ville dont tout le trafic se faisait sur un canal. A un quart d’heure de
+la porte je fus dépassé par une voiture de maître attelée de beaux
+chevaux. Trois bénédictins y étaient assis. Ils portaient leur costume
+religieux, sans doute à cause du dimanche et leurs figures pâles
+ressortaient plus pâles encore sur le capuchon et l’élégante pèlerine
+noire qui distinguent la congrégation anglaise. Aucun de ces hommes ne
+parlait. Ils me regardèrent quelque temps avec la fixité d’expression
+caractéristique des gens qui rêvent ou qui se croient examinés. De
+nouveau je sentis se réveiller le désir de pénétrer dans l’âme de ces
+hommes que leur origine, leur vocation et leur vie mettaient à part de
+tous ceux que j’approchais. Quiconque est agité du désir de savoir ce
+que sont les vies autres que la sienne n’en est souvent possédé que par
+une persuasion secrète que ces vies se suffisent à elles-mêmes, et
+qu’elles ont une vitalité vers laquelle la sienne aspire sans y avoir
+jamais atteint. Cette curiosité n’est que le besoin profond d’une âme
+faible, en quête de la formule ou du soutien où elle espère trouver
+lumière et repos. La vie religieuse supposant un idéal absorbant et la
+renonciation volontaire à l’esclavage des passions et des désirs sans
+cesse renaissants semble la plus libre, la plus indépendante qui puisse
+être. Elle réunit la domination intellectuelle du philosophe et
+l’énergie superbe du soldat, adoucies par la poésie et la mélancolie du
+cloître. La pensée de cette existence close et cependant heureuse me
+hantait. Je ne songeais pas que notre existence, à nous aussi, était
+limitée à un étroit espace, protégée par des murs et embellie par un
+jardin et que nous paraissions aussi heureux qu’on peut l’être dans
+notre solitude, sans que cependant la soif d’«autre chose» qui fait le
+charme et le tourment de cette vallée de larmes fût plus apaisée chez
+nous que chez le reste des humains.
+
+Des mois passèrent, les longs mois d’hiver où la musique ne jouait plus
+sur la place Saint-Jacques traversée de bises et de rafales. Nous
+trouvions d’autres harmonies dans les quelques salles du Musée. Douai
+n’a pas l’éclat artistique de Valenciennes. La patrie de Watteau, de
+Pater, de Carpeaux n’a guère de rivales. Cependant à Douai comme dans
+presque toutes les villes du Nord, il y a une bonne école d’art et des
+amateurs plus artistes que beaucoup de gens qui tiennent le pinceau ou
+l’ébauchoir. Il n’y reste que peu de chose de Jean Bollogne qui passa
+d’ailleurs sa vie en Italie et que presque tout le monde appelle Jean de
+Bologne, ni de Bellegambe dont les œuvres sont pour la plupart dans les
+musées d’Allemagne. Mais la petite galerie douaisienne n’en est pas
+moins un endroit délicieux où un homme attentif peut se faire une
+éducation artistique assez complète. On peut commencer par la poésie
+douce et accessible des frères Breton ou des Duhem, peintres du pays,
+s’affectionner à la peinture savante des Flamands dans une salle qui
+commence par des scènes de genre et finit par quelques triomphants
+tableaux de Rubens, de Van Dyck et de Frans Hals, et passer de là à une
+admirable salle italienne où se trouve la collection Escallier. Le
+docteur Escallier était médecin à Florence: il était amateur et savant
+antiquaire; vers la fin de sa vie il rapporta sous le ciel natal sa
+collection: trente ou quarante toiles parmi lesquelles on ne trouvera
+pas une seule copie et où éclate un portrait de femme de Paris Bordone.
+Le jour où l’on se sent attiré autant par la grâce de ces Italiens que
+par la richesse de Rubens ou même l’élégance de Van Dyck, on peut être
+reconnaissant au petit musée et à l’homme qui a enrichi la petite ville
+septentrionale des trésors de Venise. Médecin artiste, homme de bien qui
+as pensé que d’autres admirations que la tienne consoleraient ces
+exilées de se voir, toi disparu, sous un climat gris et dans une lumière
+froide, tu n’as pas obligé que des ingrats et l’amour des choses belles
+que tu léguais à tes descendants n’a pas toujours été perdu!
+
+Un soir du mois de mai, nous entendîmes du jardin les notes d’un étrange
+carillon. Ces cloches semblaient très lointaines et cependant proches,
+harmonieuses et pourtant rudes et métalliques. Nous sortîmes, et, à
+travers les rues tièdes, dans la brune commençante, nous cherchâmes dans
+quel clocher chantaient ces étrangères. Les sons mystérieux nous
+guidant, nous arrivâmes à la rivière, dans le quartier de la prison
+endormie, et devant le collège anglais: les cloches bizarres qui
+résonnaient dans le petit campanile étaient des cloches d’acier,
+invention britannique récente alors, les mêmes dont le tintement
+innombrable ajoute encore à la tristesse des soirs de dimanche à
+Londres. Nous fîmes lentement le tour du monastère. A l’angle de la rue
+Saint-Benoît, vis-à-vis l’église des Chartreux, nous nous arrêtâmes.
+Au-dessus de nous des voix mâles chantaient un cantique du mois de
+Marie, le soir tombait et les arbres éparpillaient un bruissement et une
+faible odeur printanière. Quand le cantique cessa nous revînmes sur nos
+pas: la ville était déjà endormie.
+
+A la rentrée d’octobre nous eûmes à Saint-Jean un jeune élève anglais.
+Son père avait passé quelques années au collège trente ans auparavant
+et, le moment d’envoyer son fils sur le continent venu, il avait écrit à
+un ancien professeur qu’il supposait vivant, et qui, par hasard,
+l’était, et lui avait confié ce fils. C’était un garçon de quinze ou
+seize ans, intelligent, et possédant au plus haut degré les
+caractéristiques de son pays. Je n’avais jamais vu de près aucun Anglais
+et j’étudiai celui-ci avec un vif intérêt. Je fus frappé de le trouver
+incomparablement plus homme que ses camarades français. Il avait une
+confiance sans bornes en son père et tenait compte des moindres mots
+qu’il lui écrivait. Mais dans les limites que l’obéissance lui marquait,
+il montrait à chaque instant une indépendance de jugement et de
+résolution qui existe parfois chez nos enfants, mais que leur légèreté
+ou une sorte de respect humain dissimule et qui mettait un abîme entre
+eux et lui. Il avait des opinions faites sur une foule de points où les
+Français n’en ont jamais, parce qu’ils passent brusquement du rêve de
+l’enfance à l’indifférence ou au scepticisme de leurs vingt ans. Il
+jugeait les hommes aussi, promptement et franchement, et avait le mépris
+facile. Il était doux, sociable et obligeant, mais dans les limites que
+j’ai souvent eu occasion depuis de voir que les Anglais ne franchissent
+guère. Tenace et persévérant, il avait les découragements subits et
+profonds, les impuissances devant des obstacles qu’un Français voit à
+peine, si fréquents chez l’Anglais isolé et qui l’empêcheraient à jamais
+de faire aucun progrès dans la vie et sur le globe, si quelques
+instincts dominateurs ne possédaient toute la race et n’entraînaient les
+faiblesses des individus comme un torrent. Dans le commerce ordinaire il
+était honneur et la droiture mêmes.
+
+Il se trouvait connaître un des bénédictins et deux élèves de
+Saint-Edmond. Le dimanche qui suivit son arrivée, je le conduisis les
+voir. C’était un peu avant l’heure de vêpres. Au moment où nous
+franchissions la petite porte que je n’avais jamais vue ouverte, le
+carillon d’acier commença son étrange harmonie. La cour était presque
+déserte. Deux ou trois religieux se promenaient séparément à grands pas
+rapides sous une galerie à colonnes qu’on appelait la _piazza_. Quelques
+élèves en grands cols rassemblaient hâtivement leur attirail de jeux:
+bientôt ils gagnèrent les dortoirs où une règle que nos collèges
+ignoreront longtemps encore les appelait à leur toilette avant de
+descendre à l’office. Un de ces petits garçons s’offrit cependant
+poliment à nous conduire à la chapelle. Nous passâmes devant un
+réfectoire gothique et montâmes par un escalier aux sombres lambris
+jusqu’au premier étage. A droite, un long corridor s’enfonçait vers les
+quartiers des élèves: il était ciré et lambrissé, orné de tableaux et de
+gravures; des portes à cadres de chênes faisaient face aux fenêtres à
+travers lesquelles on voyait une aile du collège et un très grand
+jardin. Une odeur singulière et que je n’ai jamais sentie ailleurs
+régnait dans ce corridor, lieu régulier et où l’on ne parlait jamais.
+C’était un mélange de la cire et de l’encens qui filtrait de la
+chapelle, sur un fond balsamique inexplicable, comme si un grand bois de
+plus se fût trouvé dans le voisinage. Un moine aveugle s’avançait d’un
+pas assez ferme dans ce corridor, de temps à autre touchant rapidement
+la muraille de la main.
+
+Une porte de chêne noircie donnait accès dans la chapelle. Pugin qui l’a
+construite et qui construisait ses églises en poète et en chrétien
+aurait été content de l’impression que celle-ci me fit. Qui dira le rien
+qui, surtout en architecture, sépare le beau du passable? Ruskin dit,
+quelque part, de je ne sais quelle église ogivale moderne, que ceux qui
+l’ont faite n’y croyaient pas. Pugin avait cru de tout son cœur à sa
+chapelle. C’était un simple vaisseau dont les proportions faisaient
+toute la grâce. Mais la hauteur et la profondeur de cette nef avaient
+une attraction de chose vivante. On était à peine sous l’envolement de
+la voûte que la froideur de l’homme qui regarde s’évanouissait dans
+l’attirance des longues lignes séduisantes et victorieuses, dans le
+mystère des parties hautes noyées dans l’ombre, dans l’éclat des minces
+lancettes où la lumière extérieure semblait se condenser sans oser les
+traverser. Trois rangs de stalles sculptées, étagées de chaque côté,
+laissaient au milieu une large allée où l’aigle du pupitre seul étendait
+ses ailes de cuivre clair. De hautes torchères s’allumaient çà et là,
+tandis que le carillon semblait continuer très loin son appel. Deux ou
+trois enfants de chœur en noir et blanc disposaient des livres: ils
+allaient comme des ombres. Le carillon se tut; trois heures sonnèrent;
+une petite cloche discrète et très douce sonna; le cortège monastique
+fit son entrée. Rien ne pourrait donner l’impression de la religion,
+comme ce pas recueilli. Vingt enfants de chœur s’avançaient d’abord,
+puis sur deux lignes, les élèves uniformément vêtus de noir, puis les
+religieux, les mains sous leur scapulaire, la tête encapuchonnée, et
+enfin l’officiant avec le diacre et le sous-diacre en riches ornements
+gothiques. L’orgue, placé au-dessus de nos têtes, commença une
+modulation infiniment lente et douce, prière et supplication, bien plus
+que musique, tandis que moines, enfants et tout le chœur, inclinés vers
+la croix, récitaient les prières secrètes: puis le _Deus in adjutorium_.
+Tous ceux qui ont entendu un office grégorien savent la signification de
+ces premières paroles de vêpres, dites plutôt que chantées. Depuis
+quelques années, les bénédictins anglais avaient adopté la prononciation
+italienne du latin, et cette sourdine à la voix naturelle de l’officiant
+semblait la rendre très lointaine. Tout le chœur répondit. Les voix
+étaient mâles et de timbre un peu métallique; elles s’élevaient et
+s’abaissaient ensemble sous une impulsion rapide. Les psaumes se
+succédèrent. C’étaient les mêmes que j’avais entendus depuis mon enfance
+et cependant combien différents. Les endroits même que j’aimais surtout,
+ceux où le son des paroles ne manquait jamais de me transporter loin,
+bien loin de la terre de tous les jours, avaient leur ancien charme,
+mais aussi un charme nouveau, comme si j’eusse assisté pour la première
+fois à un office catholique. Ces vêpres étaient une sorte d’hymne variée
+et pourtant sans heurts dont le mouvement continu berçait et élevait,
+dont je souhaitais le progrès et redoutais la fin comme d’un drame.
+Après les oraisons, le prieur sortit de sa stalle et lut une courte
+homélie. Sa voix montait et descendait avec les phrases. C’était la
+première fois que je suivais cette mélopée de la lecture anglaise qui
+devait me devenir familière et mes oreilles en restaient étonnées comme
+du chant des vêpres.
+
+Après le salut, quand la chapelle fut vide et qu’il n’y resta plus que
+le parfum de l’encens flottant dans la pénombre, nous passâmes chez le
+Prieur. C’était un grand homme, sans rien d’anglais dans les traits du
+visage, à figure spirituelle et railleuse. Il nous reçut avec une
+aisance d’homme du monde très différente de la politesse ecclésiastique,
+nous fit des questions un peu curieuses, de grand seigneur, nous dit de
+revenir tant que nous voudrions et nous congédia. Cet accueil
+aristocratique n’allait pas tout à fait avec l’impression poétique que
+je gardais de mes vêpres et il m’étonna. Je devais m’habituer peu à peu
+à trouver ces religieux très différents, suivant qu’on les voyait au
+chœur, moines abîmés devant la grandeur de Dieu, ou Anglais indépendants
+et à l’aise dans le commerce des hommes.
+
+Tandis que mon jeune compagnon retrouvait ses amis, un frère convers,
+Irlandais badin, me montra le réfectoire. C’était une grande salle
+gothique à plafond peint, en tout semblable aux halls des collèges
+d’Oxford. Il y avait une table pour le Prieur et les pères, une pour les
+jeunes profès non prêtres, et une autre pour les frères lais. Au milieu,
+une chaire à prêcher où se faisait la lecture. Tous les meubles étaient
+anglais et l’on se fût cru bien loin de France. Aux murs étaient
+suspendus des portraits, austères figures de moines, d’abbés et
+d’évêques du XVIe et du XVIIe siècle. Allen, fondateur du collège dans
+les temps troublés d’Élisabeth, était là avec sa barbe courte, son
+regard clair et sa barrette rouge de cardinal. Les évêques regardaient
+du haut de leurs collerettes blanches; les moines étaient raides dans
+leurs cadres. L’expression de toutes ces figures était uniformément
+sévère. Ces hommes étaient bien ceux dont j’avais lu l’histoire dans les
+livres de M. Destombes: ils savaient ce que c’était qu’être un _Doway
+priest_, ou préparer les autres à ce titre redoutable. La tristesse de
+l’exil et plus encore d’une cause vaincue, les espérances déçues, le
+courage renouvelé, la pensée des traversées périlleuses, des espions
+devinés dès le port, des trahisons, des mandats d’arrêt, de la fuite et
+des cachettes, de la Tour et du procès, pour aboutir enfin à la claie,
+au poteau et au gibet de Tyburn, se lisaient sur ces fronts pâles.
+Dehors, les enfants jouaient avec des appels et des cris qui n’étaient
+pas ceux de France. Il me semblait vivre un songe.
+
+Je revins souvent. Dès ma seconde visite, je fis connaissance avec les
+bibliothèques et nouai promptement une intimité avec elles. Celle des
+Pères était sous les combles et contiguë à une vieille salle de billard
+toujours déserte. En haut des travées on lisait les inscriptions latines
+habituelles: _Patres_, _Concionatores_, _Grammatici_, etc. Dans des
+armoires étaient enfermées quelques pièces assez précieuses, plusieurs
+des vieilles chansons, entres autres, dont Mac Pherson avait tiré
+Ossian. Il régnait dans cette grande pièce isolée plus que du
+recueillement et le sentiment de la solitude y causait facilement une
+sorte d’oppression. Je me tenais plus volontiers dans la bibliothèque
+des élèves où personne ne venait l’après-midi et où les bruits de la
+maison faisaient un fond de vie sans troubler la tranquillité. Il y
+avait là des journaux et des revues auxquels je ne touchais jamais,
+ayant encore pour la vie et le journalier le dédain superbe de la
+jeunesse. Mais, sur les rayons, quinze ou dix-huit cents volumes bien
+reliés appelaient l’œil et la main: poètes, romanciers, biographes,
+historiens. Je m’émerveillais de la largeur d’idées qui présidait au
+choix des lectures de garçons de seize ans. Je me souvenais avec un
+petit mouvement de rancune que l’on m’avait confisqué un _Vicaire de
+Wakefield_ que je lisais en rhétorique, et que Lamartine, qu’il faut
+pourtant lire avant vingt ans, nous était sévèrement prohibé. Je voyais
+ce que mes jeunes amis anglais lisaient, j’entendais leurs réflexions:
+elles étaient saines et franches, sans pruderie ni outrecuidance. Je
+comprenais mieux ce que j’avais toujours rêvé: une éducation basée sur
+la confiance, sur la certitude que, dans l’enfance, un idéal d’honneur
+et de pureté trouve presque infailliblement des instincts qui lui
+répondent et que la protection à outrance qui est l’esprit de
+l’éducation des Français ne fait que reculer des difficultés inévitables
+et laisse parfois derrière elle des infirmités sans remède. Il régnait
+au collège Anglais une atmosphère d’innocence et cependant je voyais
+qu’à la veille d’en sortir, les aînés étaient déjà des hommes, parlant
+et raisonnant en hommes. Un air si doux faisait des tempéraments
+robustes. Les enfants n’avaient pas non plus la superstition des succès
+classiques, comme on le voit dans les collèges où les principes et la
+méthode de Mgr Dupanloup se sont conservés. Le «premier de classe» adulé
+par ses maîtres et ses camarades, passablement orgueilleux et
+merveilleusement préparé à trouver la vie incompréhensible et absurde,
+n’était pas connu au collège Anglais. On n’y connaissait pas non plus
+l’élève sage, bien qu’il s’y trouvât quelques étourdis pour faire
+contraste. Les jeunes Anglais qui laissaient une trace à Saint-Edmund’s
+avaient été à la fois des écoliers dociles et sans prétentions, des
+esprits brillants, avec une facilité pour le vers ou une éloquence
+naturelle--deux points particulièrement estimés--et des amateurs de
+sport habiles ou intrépides. Ceux à qui le caractère, l’allure et un
+rien de témérité avaient manqué étaient promptement oubliés ou l’on se
+les rappelait comme d’intelligents nigauds. Les études tenaient à peine
+la moitié de l’existence dans cette éducation qui voulait être une
+éducation complète. Chaque jour, il y avait de longues heures de
+liberté: on les passait au _foot-ball_ ou au cricket, souvent à la
+bibliothèque, parfois sur les bancs, à l’ombre, dans la cour à
+raccommoder des balles ou des engins de pêche. Quand il faisait très
+froid, le Prieur donnait un demi-congé et l’on s’en allait sur la glace
+des marais, nombreux autour de Douai, ou sur celle du canal, avec
+l’ambition de battre certain record très ancien, en dépassant une écluse
+très lointaine. Quand il faisait très chaud, le Prieur donnait un
+demi-congé et l’on allait se baigner à la rivière, plus tard, dans une
+jolie campagne qu’on acheta, et qui, en moins de deux ans, prit la
+physionomie la plus anglaise du monde, ou encore à l’étang de Goelzin où
+l’on pêchait à la ligne jusqu’à la fraîcheur. On vivait avec les
+saisons. Les dates observées dans la vieille Angleterre n’étaient pas
+méconnues. On jouait au foot-ball sous le ciel gris et dans le gazon
+boueux de la Berce Gayant tant que durait l’hiver, mais le Samedi-Saint
+ouvrait le temps du cricket: battes et guichets entraient en jeu et les
+balles sifflaient par la cour accompagnées du cri inquiétant: _heads!
+heads!_ Il y avait de vieux congés de fondation, qu’on appelait
+_carriage-days_ (jours de voitures) du temps où l’on s’entassait dans un
+char à bancs pour aller, par le pavé, visiter les antiques voisines de
+Douai: Arras ou Valenciennes, plus rarement Cambrai. Il y avait surtout
+le temps de Noël où études, corridors et salles étaient enguirlandés de
+sapin odorant, où, après la messe de minuit, le Prieur ayant retenu tout
+le courrier le jetait pêle-mêle par l’étude à cent mains avides, où l’on
+passait les journées dans une liberté et un loisir délicieux, coupés de
+visites aux pâtissiers, et où, chaque soir, jusqu’à l’Épiphanie, on
+jouait la comédie, le drame, et Shakespeare et même l’opéra, l’allègre
+opéra-opérette de M. Sullivan.
+
+Tout ce mouvement, ce bruit et cette dissipation restait à l’intérieur.
+Douai n’en savait rien et l’on pouvait, comme je l’avais fait longtemps,
+imaginer ces Anglais modernes sous les traits des contemporains de
+Campian.
+
+Naturellement, je me fis des amis parmi les religieux. Je les étudiais
+curieusement. Il y en avait de gais, de délicieusement gais et jeunes,
+plus ou moins Irlandais souvent, spirituels et railleurs. Il y en avait
+de réfléchis, Anglais à visages pâles et au regard profond. Il y en
+avait qui s’ennuyaient et à qui Douai ne suffisait plus. Ils voulaient
+ce que la langue des Anglais catholiques appelle toujours la «mission»;
+la vie fiévreuse que le prêtre mène dans les faubourgs de Liverpool ou
+de Cardiff: la lutte incessante pour disputer de pauvres jeunes filles
+au mariage mixte ou de vieux hommes abandonnés, à l’aumône protestante;
+la recherche sans trêve de brebis toujours errantes et toujours en
+danger de se perdre; ou encore le travail de Sisyphe pour soutenir une
+école. Ou bien la nostalgie les avait pris. Douai, où ils étaient venus
+tout petits et qu’ils devaient aimer toujours, leur devenait odieux pour
+un temps, avec ses ciels bas, sa rivière éternelle et ses maisons
+closes. _Home, home!_ Il leur fallait les prairies et le vert profond du
+Midland, ou les collines de Malvern ou même la bise glacée des comtés du
+Nord, le _Black North_ d’où ils venaient presque tous. Le charme subtil
+du long et profond paysage anglais les avait repris, celui du ciel
+changeant, de la température capricieuse, celui même de la pluie féconde
+et chantante que Wordsworth aimait tant.
+
+Dans les dernières années, le collège fut érigé en abbaye et le Prieur
+devint abbé à crosse, mitre et anneau. Ce furent des années de richesse
+et d’élégance. Un ami opulent vint s’installer au collège et prit
+plaisir à l’embellir, comme il convenait à une abbaye. Des constructions
+s’élevèrent: un grand cloître, un vaste quartier d’hôtes. Toute une
+partie du collège avec son silence, son confort, son luxe solide et
+discret, ressemblait à un de ces châteaux anglais assis au détour d’un
+parc et où la vie semble couler dans une paix éternelle. Nous devînmes
+très civilisés, cela se sentit à des nuances de prononciation, à des
+réformes dans le vêtement, à des façons dégagées qui n’étaient pas dans
+la tradition quand Douai s’appelait encore Doway. Nous eûmes des
+visiteurs distingués. On s’arrêtait à l’Abbaye en allant à Rome ou à
+Paris. On voyait parfois des voyageuses très élégantes, dans la tribune,
+pendant la grand’messe: on apercevait des courriers et des femmes de
+chambre. Je crois bien que tous les Pères n’approuvaient pas cette
+agitation insolite. La tradition bénédictine a toujours mis quelque
+chose de seigneurial dans l’hospitalité, mais Douai était une abbaye
+trop récente et rappelait des souvenirs trop sévères, pour que le
+changement ne fût pas perçu. On le sentait, quand un bénédictin
+voyageur, pèlerin de l’érudition monastique, comme Don Mackey, le savant
+éditeur de saint François de Sales, s’arrêtait quelques jours à
+Saint-Edmond. La joie était toute autre sur certains visages que si l’on
+eût vu un pair héréditaire. Le passage de ces moines savants était une
+fête et faisait sentir une fierté. Je prenais ma part de ce bonheur
+familial: un moine savant m’apparaissait comme la réalisation d’un
+double idéal, et le tranquille sourire de ces hommes attachés au passé,
+comme nous le sommes au présent, et lisant les journaux comme des pièces
+d’archives, était une grande leçon.
+
+La plupart de ces religieux étaient libéraux en politique. Le clergé de
+la ville, se plaignait parfois de ce qu’ils ne voulussent lire aucun
+journal d’opposition et crussent à l’avenir du régime républicain. Ils
+étaient Anglais et concrets, respectueux des pouvoirs établis et
+convaincus qu’un fait s’impose par lui-même et qu’il faut être Français
+pour attacher une importance souveraine à une idée qui n’est encore
+qu’une idée.
+
+Cette bonne foi et cette façon britannique d’envisager l’histoire,
+devaient être ébranlées par un coup foudroyant. J’avais quitté Douai
+depuis longtemps, quand la loi sur les Associations vint en question,
+mais je profitais de toutes les occasions pour y revenir et je me
+préoccupais du sort de mon cher vieux collège. Les Pères vivaient dans
+une grande sérénité. Ils étaient dans leur maison depuis trois cents
+ans: qui pouvait dire que leur existence ne fût pas autorisée?
+D’ailleurs, la droiture de M. Waldeck-Rousseau avait été évidente, et M.
+Combes n’était pas si noir qu’on le disait. N’avait-il pas fait des
+promesses solennelles aux députés de la circonscription et au maire de
+Douai? J’essayai vainement d’ébranler cet optimisme d’honnêtes gens
+incapables de soupçonner la fourbe. Il y avait des moyens faciles de
+tourner la loi, et de mettre le collège à l’abri pendant la tourmente.
+Ces finesses légales ne plurent pas à la simplicité bénédictine. Un beau
+jour, au moment même où l’Abbé recevait la nouvelle et formelle
+assurance que M. Combes se garderait bien de toucher aux fondations
+britanniques, le liquidateur se présenta muni de papiers authentiques,
+et mit les scellés partout.
+
+Ainsi finit le Collège Anglais de Douai, après trois siècles
+d’existence, et ainsi finit l’un des plus charmants rêves éveillés que
+j’aie faits. Dans la stupide proscription en bloc que Combes fit des
+ordres religieux, l’expulsion des Bénédictins Anglais fut une brutalité
+plus stupide que les autres, et je ne la pardonnerai pas facilement à ce
+garde champêtre dont le hasard fit un premier ministre. J’ai un
+serrement de cœur, chaque fois que j’aperçois du chemin de fer la petite
+flèche aiguë qui signale de loin le chef-d’œuvre de Pugin. Jamais plus,
+je n’entrerai dans cette chapelle; je n’entendrai plus ces voix tout
+ensemble amies et étrangères. Avec un grand pan de l’histoire religieuse
+de la France, un grand pan de ma vie s’est écroulé.
+
+Mai 1904.
+
+
+
+
+LA TRAPPE
+
+
+Des prairies et des bois, dans un long pays onduleux et vert, puis, une
+belle forêt bordée de bruyères roses, puis une plaine déserte, quoique
+fertile et cultivée comme un jardin, et à droite, près de la lisière du
+bois, la Trappe, triste et silencieuse, sous un ciel de septembre, bleu
+et blanc et agité. Je ne l’ai pas revue depuis mon enfance. La brique
+fine et les pierres bleues de la chapelle me semblent un peu pâlies;
+l’ardoise grise des toitures aussi; les thuyas et les sapins qui font au
+monastère une ceinture sombre ont extraordinairement grandi; on ne voit
+pas une forme humaine dans la campagne: pas apparence des carrioles
+sonnantes qui amenaient les gais pèlerins d’antan: je trouve que le
+paysage est devenu plus fort, plus rude, plus réel et moins poétique que
+lorsque je le voyais par mes yeux d’enfant: ces arbres grandis, secoués
+par un vent d’ouest inquiétant me font sentir que vingt ou vingt-cinq
+ans ont passé et que ma vie passe aussi. Les moines ont élevé une sorte
+de tumulus disgracieux sur lequel est un calvaire.
+
+On suit toujours le même chemin de terre, le long du bois, et, en
+approchant de l’hôtellerie, le même sentier un peu plus étroit entre les
+sapins élargis. Une forme brune va et vient aux abords de la petite
+porte d’entrée: c’est le frère hôtelier qui promène sa méditation,
+tandis que les autres font la sieste.
+
+Il faut faire un peu d’instances pour entrer: on ne reçoit plus les
+hôtes comme autrefois, on a fait une réforme: d’ailleurs midi vient de
+sonner et le frère cuisinier sera parti. J’insiste, il y a si longtemps
+que je ne suis venu, je ne dérange pas souvent les habitudes de la
+communauté; d’ailleurs je mangerai n’importe quoi. Le frère hôtelier
+réfléchit: le cas lui paraît grave et exceptionnel. Enfin son front
+s’éclaircit, il sourit: «oui, oui, entrez! il y aura toujours des pommes
+de terre et une omelette.»
+
+Nous traversons la cour de l’hôtellerie. Rien n’a changé: les espaliers
+tapissent toujours la façade, des petites pommes du Japon brillent comme
+autrefois dans une haie qui coupe le jardin en deux; seulement, je
+m’étonne de voir que tout est devenu plus petit. L’ancien père hôtelier
+est mort, très mort. Celui auquel le frère me présente dans le vestibule
+dallé de grandes pierres bleues est un homme d’au moins soixante-quinze
+ans, très maigre dans sa robe blanche, l’air frileux malgré le soleil
+qui lutte nerveusement avec le vent, le regard lointain sous des
+paupières lourdes. Un prêtre qui finit sa retraite est debout dans la
+salle des hôtes, bouclant son sac. Il embrasse le père hôtelier, ils se
+font des adieux naturels et sincères où ils parlent de la mort et du
+temps en termes simples qui saisissent.
+
+Le prêtre parti, je m’assieds. La salle est haute, blanche et froide.
+Une grande horloge l’emplit de son tic-tac. Certainement la Trappe était
+moins triste autrefois, ou cette heure de midi est plus silencieuse et
+vide que la nuit. Le vieil hôtelier va du guichet de la cuisine à la
+table, sans rien dire et avec une lenteur surnaturelle: il apporte une
+assiette, un verre, une bouteille de bière forte. La figure du frère
+cuisinier paraît au guichet, il me fait signe, il ne m’en veut pas, il
+va me faire mon omelette. En effet, la voilà qui arrive, infiniment
+lente, puis trois pommes de terre et du fromage. Nous disons alors le
+bénédicité et le vieil hôtelier s’assied à ma gauche, un peu fatigué
+d’avoir été tant de fois du guichet à la table. L’horloge tique-taque
+bruyamment, scandalisée de voir qu’on mange à cette heure, elle fait un
+grand ronflement métallique et mécontent et sonne midi et demi avec un
+profond soupir.
+
+Le père hôtelier me parle. Sa voix est comme son regard, très lointaine.
+Jamais je n’ai entendu de voix semblable: on dirait la voix d’une âme et
+je prête l’oreille dans le profond silence de la chambre. Le Père
+devine, je ne sais comment, que je demeure à Paris: il me fait des
+questions; nous parlons de l’abbé Loisy, de l’extrême difficulté de se
+maintenir dans la bonne doctrine quand on s’écarte de la tradition, du
+danger de l’orgueil. De temps en temps la voix lointaine expose
+longuement et avec une sorte de complaisance des objections subtiles et
+redoutables, mais un texte de la Bible ou d’un saint Père vient toujours
+à propos pour renverser le vain échafaudage. «Ces hommes n’ont donc pas
+lu», dit le père, «ce que le Saint-Esprit lui-même dit dans l’Écriture
+sainte». Bientôt ce vieux père hôtelier m’intéresse vivement. Dans la
+région éloignée d’où sa voix s’élève il a des pensées qui étonneraient
+singulièrement ceux qui regardent un Trappiste comme un automate habillé
+de bure.
+
+Voilà soixante ans qu’il est à la Trappe où il est entré presque enfant,
+et sa personnalité est autrement marquée que celle de la plupart des
+gens du monde. Je m’aperçois bientôt que, sans qu’il s’en doute, il a
+des goûts de raffiné, d’artiste et de poète. Il a eu un jour une
+discussion avec un monsieur qui devait être un professeur et dont les
+idées religieuses qu’il se rappelle et résume à merveille, lui faisaient
+horreur. Cet homme souffrait de ses doutes et sa figure avait une
+noblesse dans son inquiétude. «Il y a de ces malheureux», me dit le
+père, «qui seraient des saints si Dieu les éclairait». On voit bien
+qu’il a une sympathie pour tout homme qui sent vivement. Il aime la
+beauté, l’art, l’éloquence. Il s’étend sur la puissance de parole du
+Père Abbé qui est encore très jeune et a une facilité incroyable.
+L’élégance le ravit. Il me dit tout à coup qu’il est étranger, il est né
+dans une vieille ville des bords du Rhin. On ne s’en douterait guère: sa
+phrase lente est d’une pureté singulière. C’est qu’il a toujours pris
+plaisir à remarquer des termes choisis et une prononciation distinguée.
+L’année dernière, des Westphaliens sont venus visiter la Trappe: il a
+été frappé de la différence de leur allemand d’avec celui de la province
+rhénane. L’un d’eux, un monsieur «évidemment du grand monde», avait une
+façon délicieuse de prononcer le mot _achtzig_. Et la voix lointaine
+répète _achtzig, achtsig_, avec complaisance. Je m’étonne qu’un
+Trappiste qui n’a commencé à parler qu’à soixante ans aime tant le beau
+langage et ait appris à parler si bien. Le vieil hôtelier sourit.
+Apparemment on parle, à la Trappe, bien plus que je ne croyais. On parle
+pendant le noviciat et quand on fait ses études, on parle au chapitre et
+il semble même qu’on y parle quelquefois avec animation, on prêche, on
+va voir le Père Abbé. En somme on a une vie bien moins renfermée que je
+ne supposais, et il y a quelque mérite, même à un Trappiste, à être
+obéissant, charitable dans ses jugements et modéré dans leur expression.
+
+Le père hôtelier est vieux, il a connu plusieurs abbés, il n’est donc
+pas à craindre que je sache quel est celui dont il parle et qui est
+«depuis longtemps dans son tombeau». Eh bien! celui-là avait plus de
+zèle que de science. Parfois, au chapitre ou à l’église, il lui arrivait
+de laisser échapper des affirmations surprenantes et qui faisaient se
+relever les têtes avec un mouvement étonné. Le père hôtelier attendait
+un jour ou deux, puis allait frapper à la porte de l’Abbé. «Mon Révérend
+Père, vous avez dit ceci ou cela. Vous avez surpris la communauté.»
+L’Abbé répondait qu’il avait vu cette doctrine dans un livre, mais le
+livre ouvert et le passage lu il paraissait toujours que le père abbé
+n’avait pas bien lu.
+
+Cet Abbé-là n’aimait pas le père hôtelier...
+
+Le père hôtelier reste silencieux un long moment: il me regarde de ses
+yeux éteints. Tout à coup sa voix lointaine se fait plus ténue encore
+pour une confidence: ce Père Abbé était Janséniste. Un beau jour le père
+hôtelier entrant chez lui à l’improviste l’avait trouvé lisant, quoi?
+l’_Augustinus_.
+
+Nouveau silence pendant lequel cette révélation me jette dans un abîme
+de réflexions et de doutes. L’horloge affirme avec force que le père
+hôtelier n’aurait pas dû raconter cela. Le vide et le silence de la
+salle bourdonnent à mon oreille. Je me sens un peu mal à l’aise pour
+expliquer au vieux Trappiste que, malgré ce que je viens d’entendre, je
+regarde toujours la Trappe comme une Thébaïde et que peut-être l’Abbé se
+servait du gros livre de Jansénius comme Chrysale de son Plutarque.
+
+Par bonheur, on entend dans le vestibule les éclats d’une voix jeune et
+bruyante. Cette voix répète qu’avec de la bière, du pain et du fromage
+on déjeune fort bien. La porte s’ouvre et un jeune curé paraît au seuil,
+un peu pâle d’avoir eu trop faim. On s’empresse et un troisième
+déjeuner, vrai déjeuner d’anachorète cette fois, remonte bientôt de la
+cave. Le père hôtelier regrette la conversation théologique où nous
+étions, mais, comme il faut être hospitalier, il met le discours sur la
+Séparation. Le jeune curé est intarissable. Il déclare que tout le monde
+mourra de faim, mais que le Pape ne peut songer une minute à accepter la
+loi. Sa paroisse est peuplée de paysans avares qui ne donneront jamais
+un sou. N’importe. Il faut lutter. On dira la messe dans une grange et
+on verra bien qui tient à la religion et qui n’y tient pas.
+
+Le frère hôtelier qui est un ami du jeune curé est rentré avec lui. Il
+l’écoute silencieux, approbateur et un peu narquois, en prenant de
+larges prises de tabac. Bientôt, comme il est Belge, il commence un
+parallèle complaisant entre la situation des catholiques dans son petit
+pays et celle des catholiques de France. Vous êtes pourtant trente-six
+millions, dit-il. Le jeune curé sait bien que c’est vrai, puisque c’est
+dans les géographies. Il mange un peu nerveusement son Port-Salut.
+Cependant le frère hôtelier, poursuivant ses avantages, fait un tableau
+paradisiaque de la vie paroissiale et ecclésiastique au diocèse de
+Namur. Il apporte des chiffres. Peu à peu la conversation dévie et le
+père hôtelier lui-même, sortant d’une rêverie, commence à parler
+millions et millionnaires. Le frère hôtelier s’assied et continue de
+manier avec aisance des sommes énormes. Le jeune curé malin laisse
+entendre que les Trappistes sont immensément riches et le frère
+hôtelier, pour ne pas répondre, prend plusieurs prises coup sur coup.
+
+Une heure et demie approche. C’est l’heure de la visite. J’ai fait
+passer ma carte au Père Abbé et on vient dire qu’il m’attend dans la
+galerie. Ce Père Abbé est tout jeune, d’allure presque élégante. Il me
+laisse à peine baiser son améthyste. Il met aussitôt la conversation sur
+des sujets qui ne m’ennuieront pas. On se croirait chez un de ces
+religieux curieux et polis qu’on rencontre à Rome et qui savent parler
+de tout. Moi-même je prends le ton du monde...
+
+Une heure et demie sonne. Le Père Abbé a quelque affaire. Nous nous
+séparons sans que je songe que nous sommes au désert et sans que le père
+abbé me dise qu’il faudra mourir.
+
+La visite commence. On traverse les cloîtres couverts d’inscriptions
+austères et ornés d’un chemin de croix. On traverse l’église où se
+célèbre l’office nocturne, puis le dortoir avec la tête de mort qui
+invite si étrangement au sommeil. Puis on monte dans les greniers de la
+brasserie où règne l’odeur du grain brûlé, on visite la ferme où un
+chien d’aspect terrible vient demander férocement une caresse au père
+hôtelier. Celui-ci ne parle presque plus. Il glisse à travers le
+monastère sur ses vieux souliers appesantis. Au sortir d’une cour, nous
+nous trouvons dans un petit cimetière où l’ombre de la haute abside de
+l’église fait régner une grande fraîcheur et une tranquillité éternelle.
+Les petites croix noires portent toujours en lettres blanches
+l’inscription _Frère N., mort à l’âge de... ans_. La visite est finie et
+je vois que le père hôtelier est bien fatigué. Il est vieux pour ainsi
+monter et descendre.
+
+Je demande à retourner à l’église. Je m’agenouille dans la tribune d’où
+l’on voit fuir les lignes souples de la voûte ogivale. Le soleil a
+envahi toute la partie supérieure de l’église et l’on sent une tiédeur.
+Cependant le vent d’ouest continue à se jouer follement dehors, dans les
+arbres et sur les toits: il chante et gronde et siffle et souffle pour
+rire sur l’armature plombée des vitraux. Je médite sur le calme de cette
+solitude, je fais des comparaisons et des examens de conscience.
+
+A trois heures je remonte à bicyclette. La machine agile me porte. Je
+traverse des bois, des prairies, des plateaux où l’herbe sèche ondule.
+Parfois la route fait le gros dos et je vois de grands paysages calmes.
+Dans le ciel bleu les nuages blancs font aussi des randonnées. Septembre
+chante partout sa chanson mélancolique.
+
+Septembre 1905.
+
+
+
+
+LA VALLÉE DU CADI
+
+ET
+
+L’ABBAYE DE SAINT-MARTIN DU CANIGOU
+
+
+Après trente heures d’une course vertigineuse à travers le pays de
+France, dans la brume de décembre et les ténèbres glaciales, puis,
+soudain, au réveil, sous un ciel très bleu, dans des campagnes blanches
+semées de villes blanches aussi, le long de la Méditerranée ou
+par-dessus les étangs salés, on arrive enfin à Perpignan. Vieille ville
+où ne résonne que le catalan scandé, où l’on voit des mantilles et des
+foulards sur des costumes parisiens, des figures fines et des yeux
+noirs, et que l’on jurerait espagnole, si les ruelles les plus
+tortueuses, celles où les étages débordants se penchent plus menaçants,
+ne portaient sottement les noms de nos gloires républicaines, depuis
+Rouget de l’Isle jusqu’à Gambetta et probablement Ferry. Ce sentiment
+des harmonies entre les noms et les rues est commun à toutes les
+municipalités du Midi.
+
+Au delà de Perpignan, le chemin de fer s’engage dans la vallée de la
+Tet. La fertilité de cette vallée l’a rendue célèbre. Je l’ai vue
+presque entièrement couverte des eaux qu’y amènent d’innombrables canaux
+d’irrigation: seuls les oliviers jetaient sur ces campagnes les couleurs
+de la vie; mais on imagine aisément ce que doit être la féerie de cette
+végétation quand la fleur des amandiers se mêle au feuillage des vignes
+et des figuiers dans des champs que séparent des haies de grenadiers et
+d’agaves. Deux chaînes de montagnes courent parallèlement à la voie
+ferrée: à droite les Corbières, à gauche les Pyrénées, ou plutôt les
+ramifications sans nombre qui aboutissent à l’énorme massif du Canigou.
+Peu à peu ces montagnes se rapprochent et s’élèvent. Quand on a dépassé
+Ille, la marche du train devient pénible; la Tet, rapide et encaissée,
+n’est plus qu’un torrent; des villages tristes s’accrochent rougeâtres
+et serrés au flanc des montagnes; tout devient pauvre et austère. Cette
+sensation de désert va croissant. Les stations sont de plus en plus
+grises, petites, provisoires; rien n’y remue, personne presque qui
+descende ou qui monte. Enfin, on atteint Prades; la locomotive y entre
+sans bruit, sans arrêt brusque; on sent bien qu’elle est fatiguée de sa
+course et qu’elle n’ira pas au delà.
+
+En voiture! Nous montons dans une diligence attelée de trois jolis
+chevaux tarbes fins et nerveux. Bien qu’il fasse un vent terrible et que
+des flocons de neige voltigent dans l’air, je me serre dans mon manteau
+et je prends la seule place qui convienne à un vrai voyageur, à côté du
+cocher. Ce cocher-là n’est pas du tout vulgaire: il a la barbe aussi
+noire que n’importe quel Catalan bien marqué, et avec cela, chose plus
+rare, une expression intelligente et ouverte; d’ailleurs, nullement
+loquace; je commence une étude approfondie de la langue catalane en
+demandant avec à-propos comment on dit cheval. Cela se dit _caball_.
+
+Nous traversons Prades. Honnête sous-préfecture sans prétentions
+déplacées. Nous la traversons d’un train d’enfer. En Roussillon les
+chevaux ne connaissent que deux allures: ou bien ils brûlent le pavé en
+faisant feu des quatre pieds, ou bien ils s’avancent rêveurs et la tête
+baissée à côté d’un montagnard aussi peu pressé qu’eux.
+
+La route conduit en Espagne par Montlouis et Puigcerda. A droite, la Tet
+coule dans un profond ravin sur un lit de cailloux multicolores. De tous
+les côtés, la montagne; vis-à-vis, étagée en une multitude de terrasses
+soutenues par des murailles en pierres sèches et couvertes des derniers
+oliviers. Au loin, le vieux Canigou, éternellement chauve et blanc. Nous
+dépassons Ria. Un pont romain dessine son ossature branlante en face
+d’une construction d’aspect sinistre, moitié église, moitié forteresse.
+La vallée va se resserrant. Bientôt elle n’est plus qu’un défilé. La
+route serpente entre les parois à pic de la Trencada d’Ambulla: des
+roches montent d’un seul jet à des centaines de pieds, bizarres,
+tailladées, brûlées, avec des pointes aiguës ou des blocs surplombant en
+équilibre. Nous croisons à peu de distance un chevrier et un muletier,
+deux types si essentiellement pyrénéens.
+
+A six kilomètres de Prades, on se trouve inopinément en face de
+l’étonnante petite forteresse de Villefranche, vrai bijou enchâssé dans
+un défilé étroit et profond. La vallée se bifurque: une route monte à
+gauche vers le Canigou; sous le pont qui donne accès dans la ville, un
+torrent assez considérable rejoint la Tet avec une écume et un grand
+bruissement contre les roches. Cette route est celle de Vernet; ce
+torrent se nomme le Cadi; la vallée étroite dans laquelle il coule est
+celle où j’ai passé quatre mois d’hiver.
+
+Elle n’est pas bien vaste la vallée du Cadi: elle n’a pas deux lieues de
+long, il s’en faut, et je crois qu’aux endroits les plus larges, ceux
+qui donnent aux petits Catalans l’idée d’une vaste plaine, elle a bien
+cinq cents mètres. Elle compte en tout quatre villages: Villefranche,
+Cornellà, Vernet et Castell. Que de fois j’ai fait dans un après-midi
+l’inspection complète de mes domaines en marchant au petit pas! Mais si
+ma vallée est petite, elle est très belle et intéressante. Le Canigou la
+domine: il l’enferme dans ses bras gigantesques; un ciel presque
+toujours pur l’éclaire, un peuple curieux, français de cœur mais
+espagnol de mœurs, l’habite; et dans ces quatre hameaux formés de
+maisons croulantes, il n’est pas un endroit qu’un monument, un site, une
+légende, une chronique ne désigne à l’attention du voyageur. Petite
+vallée, tant de fois parcourue, étudiée, scrutée, apprise par cœur; tant
+de fois admirée quand le soleil la parait de fête, et parfois, maudite
+tout bas, quand le brouillard faisait voile lourdement au flanc des
+montagnes, ou quand le vent, à force de chercher une entrée dans ce
+massif rocheux, s’y précipitait follement; quand une chambre d’hôtel,
+froide, triste, et dont la main d’un ami ne heurtait jamais la porte
+faisait songer au petit cabinet de travail chaud et rangé, où la lumière
+de la lampe filtrait sur les livres à travers l’abat-jour rose. Villes
+d’hiver! jouets du soleil, esclaves de ses caprices; c’est lui qui fait
+les bons et les mauvais jours, la joie et la tristesse, la vie et la
+maladie. Heureux celui à qui son larynx ou sa poitrine permettent de
+choisir son temps et de mettre un ciel pur dans son itinéraire!
+
+Villefranche, à dire vrai, n’est pas absolument dans la vallée du Cadi,
+bien que celui-ci roule contre ses murailles: elle est dans la vallée de
+la Tet. Mais elle est si près de notre vallée; elle était tellement dans
+le rayon de mes flâneries, surtout elle est si jolie que ceux qui la
+verront après moi comprendront l’adoption et l’annexion. On éprouve une
+surprise délicieuse, la première fois qu’on l’aperçoit au tournant de la
+route: forteresse en miniature, svelte, gracieuse, et en même temps
+crâne et comiquement menaçante. Brave petite ville! Comme elle a bien
+compris sa mission! Penser qu’elle est là en sentinelle perdue contre la
+pauvre chère vieille Espagne! Aussi, pas de ces monticules sournois,
+ouatés de gazon, et dissimulant de vrais monstres, des inventions
+détestables de meurtre. Non, non; mais des bastions à l’air
+chevaleresque, avec, aux angles, des tourelles en encorbellement
+gracieuses et finies, des remparts crénelés soigneusement couverts en
+prévision d’une arquebusade plongeante, un pont-levis à levier et à
+chaînes, une porte en marbre rose. Et la petite Villefranche s’élargit
+tant qu’elle peut; elle se fait grosse, elle se fait grande, elle se
+guinde sur chaque côté de la montagne: impossible de passer! Il faut
+subir l’humiliation des fourches caudines du pont-levis. On franchit la
+porte, on aperçoit un corps de garde, des magasins, des portes
+numérotées, des avis brefs et militaires. Il y a une guérite. On sent
+bien qu’on aura des explications à fournir, qu’on sera peut-être conduit
+devant M. d’Artagnan, commandant de place. Mais il n’y a personne dans
+la guérite, personne dans les corps de garde, et rien dans les magasins.
+J’ai vu un jour toute la garnison dans la grand’rue. Le commandant de
+place, un digne garde d’artillerie sans autre chose de d’Artagnan que le
+sabre et le manteau, causait avec une toute petite fillette aux yeux
+interrogateurs et candides, et la garnison composée d’un seul et unique
+artilleur se promenait en bourgeron blanc, en portant alternativement
+chaque pied d’un côté du ruisseau à l’autre: ce jeu paraissait l’amuser
+beaucoup.
+
+Les troupes de Villefranche n’ont pas toujours été réduites à un
+effectif aussi peu imposant. Avant la Révolution, le régiment de
+Lorraine tout entier y tenait garnison, et jusqu’à ces dernières années
+quelques compagnies du 160e de ligne avaient leur quartier dans ce qu’on
+appelle le château. C’est un fort, vieux style, construit comme toutes
+les défenses de la place, par Vauban. Il s’élève à mi-côte, à quelque
+cent cinquante mètres au-dessus de la Tet et commande la route de
+Prades, celle de Puigcerda, et même, précaution peu nécessaire, celle de
+Vernet. Ce nid d’aigle devait être inabordable, et il n’est pas
+impossible qu’il ait encore aujourd’hui sa valeur stratégique: en tout
+cas on prend toujours soin de vous avertir qu’il est défendu de dessiner
+ou de prendre des photographies aux alentours, sous les peines les plus
+sévères. Ce fort était en même temps une prison d’État. Je regrette de
+ne pouvoir dire que le Masque de Fer y fut enfermé: les lecteurs de Miss
+Radcliffe se consoleront en apprenant que ses murailles servirent de
+tombeau à deux héroïnes d’un sombre drame: deux complices de la
+Brinvilliers. Quoi qu’il en soit, le château est maintenant désert: les
+sous-lieutenants qui y bâillaient, y jouaient aux cartes ou y lisaient
+autre chose que Miss Radcliffe, ont dû boucler leur valise avec un
+certain plaisir: la société ne devait pas être animée.
+
+Pourtant, Villefranche est une petite ville distinguée; même dans ces
+jours de décadence, elle a encore un notaire, un médecin, un juge de
+paix et le meilleur billard du pays.
+
+Les maisons, presque toutes très vastes, ont cet air de mélancolie qui
+trahit le regret de jours meilleurs; la grand’porte ouvre sur ces
+passages voûtés, à retraits brusquement coudés qui donnent tant de
+pittoresque aux constructions espagnoles; presque toutes les baies sont
+cintrées; certaines fenêtres avaient des bordures et des meneaux
+sculptés, mais ces richesses ont été peu à peu découvertes et enlevées
+par les touristes qui ravagent le pays; il n’en reste que deux ou trois.
+En revanche, on trouve encore beaucoup de pièces curieuses de
+ferronnerie, cette autre grande coquetterie de l’architecture espagnole:
+des grillages de fenêtres, des balustrades de balcon, des rampes en fer
+forgé.
+
+Les guides, en parlant de Villefranche, ne manquent jamais d’ajouter
+qu’elle est entièrement bâtie de marbre rose. Ces deux mots ne sont-ils
+pas féeriques? Les poètes les plus osés, en décrivant les villes les
+moins réelles, ont souvent dit qu’elles étaient en marbre, mais pas
+rose. Or Villefranche est réellement bâtie en marbre rose.
+Malheureusement on ne s’en aperçoit pas. Le marbre n’est pas taillé, et
+une poussière séculaire a terni les reflets rougeâtres que les facettes
+ont pu donner. Villefranche est donc plutôt grise. Ce marbre rose, si
+commun dans les Pyrénées que les montagnes en sont colorées, est d’un
+usage journalier dans la construction: on en fait des bordures de
+trottoirs, des rebords de fenêtres, des pilastres de portes. Quand il
+est poli ou mouillé, il prend une couleur riante de chair nuancée, rose
+et fine.
+
+L’église est un vieux monument datant au plus tard du XIIe siècle, mais
+dans un état parfait de conservation. Les moindres villages du
+Roussillon ont souvent des églises aussi anciennes et dont certaines
+parties sont parfois très belles. Ce sont des témoignages touchants de
+la piété du peuple pendant la domination des rois d’Aragon. On entre
+dans l’église de Villefranche par deux portails sculptés dont l’un
+supporte une belle archivolte à rubans et à fleurons; les ferrures de la
+porte sont remarquables. L’intérieur, très mal éclairé et d’une
+fraîcheur glaciale, se compose de deux nefs à grandes arcades
+surbaissées portant sur des piliers massifs. La grande nef se termine
+par une _silleria_, isolée, suivant l’habitude espagnole et dont une
+stalle en particulier m’a paru d’un travail ancien et délicat. Jusqu’à
+la Révolution, il y eut à Villefranche une collégiale dépendant de celle
+de Cornellà et composée de cinq ou six chanoines. Ils entraient dans ces
+stalles par une ouverture placée au fond de l’église et communiquant
+directement avec leur maison: le peuple n’avait directement accès que
+dans la seconde nef beaucoup moins ornée. Le maître-autel à colonnes
+cannelées est très beau. Les autels latéraux sont décorés, comme dans
+tout le pays, d’ex-voto, de fresques surajoutées et d’un très mauvais
+goût, de statues couvertes de soie, de velours et de bijoux. L’ensemble
+n’est nullement banal: la nef principale, conçue sur de larges
+proportions, est imposante et vraiment monumentale.
+
+J’ai vu dans la sacristie des archives assez importantes, mais dont
+malheureusement on n’a fait qu’un essai de classement; elles devraient
+tenter un érudit curieux de l’histoire ecclésiastique de ce pays où
+presque chaque village avait une fondation monastique et où les
+documents ne manquent pas.
+
+Villefranche, en catalan Villafranca, s’est aussi appelée Liberia. Elle
+est fière de son nom et il semble qu’en effet elle ait été jalouse de
+ses fueros; en tout cas, elle n’a pas craint, à l’occasion, de jouer son
+petit rôle révolutionnaire. Avant même la conquête de Richelieu, elle
+s’était offerte aux Français sous la condition de conserver ses
+privilèges; après l’annexion du Roussillon, il paraît que les sentiments
+de la fière petite ville changèrent de nouveau, car en 1674 les
+principales familles ourdirent contre la France une conjuration dont les
+détails ne manquent pas d’un intérêt romanesque.
+
+Pendant la nuit du vendredi au samedi de la Passion, deux cents
+Espagnols devaient s’enfermer dans une vaste grotte appelée aujourd’hui
+Corta Bastera, à une petite distance des fortifications. Des miquelets
+portant leurs armes cachées dans des bottes de paille entreraient sitôt
+l’ouverture des portes; à un signal donné, Espagnols, habitants et
+miquelets tomberaient sur la garnison; un corps de troupes parti la
+veille de Puigcerda n’aurait plus qu’à entrer dans la ville et le
+Conflent redevenait espagnol. Ce plan échoua par la trahison d’une
+femme. L’amour fut plus fort que le patriotisme. La fille d’un des
+principaux conspirateurs, doña Iñez de Llar, ayant entendu, à travers
+une cloison, qu’on jurait la mort des Français, courut avertir son
+amant, M. de Perlan, lieutenant du roi. Quelques heures après, les
+conspirateurs étaient arrêtés et appliqués à la torture. Le père d’Iñez
+périt de la main du bourreau, et sa tête fut exposée dans une cage de
+fer sur une des portes de la ville.
+
+Que si l’on me demande ce qu’il advint d’Iñez, je répondrai, à mon grand
+regret, que je l’ignore: son histoire, avec de semblables débuts, n’a pu
+être que très dramatique. Je sais cependant à sa décharge que, d’après
+une ancienne relation catalane, elle ne fut pas seule coupable, et que
+le vrai délateur fut un transfuge espagnol du nom de Colominz: ce
+traître fut, malgré tout, enterré dans l’église; on y voit encore sa
+tombe; comme celle de Jansénius dans la cathédrale d’Ypres, elle ne
+porte qu’un nom et une date.
+
+Telle est la petite Villefranche. J’avoue ma prédilection pour elle: son
+caractère, sa physionomie et son histoire m’avaient séduit. Je suis
+descendu souvent jusqu’à quelque distance de ses portes pour voir le
+soleil se coucher derrière elle; elle avait, à cette heure, un charme
+indicible; son beffroi, son église, le clocher des Franciscains, les
+créneaux du rempart semblaient d’une légèreté aérienne sur le brillant
+transparent qui courait d’une montagne à l’autre. Cette porte d’or me
+paraissait une entrée merveilleuse sur le pays d’Espagne dont je n’avais
+rien vu alors, pays fantastique, évoqué en lisant Gautier et Irving,
+champ de rêves sur lequel les collégiens s’attardent, les yeux fixes, en
+feuilletant l’atlas, comme le voyageur l’indicateur et en se répétant
+des noms qui sont des poèmes.
+
+Remontons maintenant le cours du Cadi. Le jeune écervelé descend vers la
+Tet en courant tant qu’il peut. Combien différent des grandes rivières
+de la plaine, majestueuses, calmes dans leur force, routes mouvantes et
+nourricières de provinces! Il court sans cesse, ni trêve, ni raison;
+sautant par-dessus les galets, roulant d’un air distrait quand sa route
+est droite mais écumant de colère aux tournants; tantôt brillant comme
+l’argent et jetant des étincelles, tantôt presque profond et déplaçant
+avec régularité des nappes épaisses d’un vert transparent, mais toujours
+irréfléchi, bruyant et vain comme la jeunesse. Il suit le pied d’un
+chaînon sans importance où croissent en foule les cystes aux feuilles de
+laurier et qu’il faudrait voir quand le printemps s’est vraiment déclaré
+et que ces arbustes se couvrent de fleurs.
+
+La route monte parallèlement au torrent; elle devient raide:
+Villefranche n’est qu’à cinq kilomètres de Vernet et celui-ci est à plus
+de deux cents mètres au-dessus. Entre la route et le rio, ce qu’il y a
+de plaine est assez cultivé: quelques champs, quelques prairies maigres
+et pâles bordées de saules mutilés, des métairies entourées de grands
+noisetiers. Il n’y a pas de haies. Chacun isole son bien en élevant
+autour un rempart de pierres sèches ramassées dans le torrent.
+Quelques-unes de ces murailles grises sont construites avec d’énormes
+galets qu’un homme ne remuerait pas; parfois elles s’élargissent et le
+sentier continue sans peine sur la crête sa route sans cesse
+interrompue.
+
+Des arbres y jettent racine; les branches se déforment au gré des blocs
+qu’elles étreignent; on enfonce des pierres dans les fentes de l’écorce,
+elle se referme avec le temps et l’on ne distingue plus ce qui est
+pierre de ce qui est bois. Souvent une espèce de lierre à petites
+feuilles colle sa trame sur l’appareil cyclopéen de ces murs et semble
+vouloir les cimenter. On se promène avec quelque difficulté dans le
+dédale de cette sorte d’échiquier; l’impression générale est
+mélancolique. C’est dans un cadre à peu près semblable que Manzoni a
+placé le grand paysage calme sur lequel s’ouvrent les _Fiancés_; c’était
+entre des murailles pareilles que don Abbondio s’avançait rêveur, tenant
+son bréviaire derrière son dos et faisant voler à droite et à gauche les
+cailloux du chemin.
+
+A gauche de la route, des montagnes rousses, ravinées, incultes et assez
+disgracieuses viennent s’arc-bouter contre le Canigou.
+
+Le géant des Pyrénées-Orientales apparaît de là tout environné de
+majesté. Aux environs de Figuières et de Gerone d’où on le voit isolé et
+précis comme sur la carte, même des portes de Perpignan, on peut en
+avoir une vue panoramique plus étendue. Ses innombrables ramifications
+accourent vers lui de tous les points de l’horizon; ses quatre pics se
+séparent et se détachent plus nettement; mais en remontant de
+Villefranche vers Cornellà, si sa composition paraît moins complexe,
+combien elle gagne en unité, en harmonie et en sublimité. Les
+contreforts du sommet s’étagent de chaque côté avec une régularité
+parfaite; ils s’élèvent et se déploient lentement en immense éventail,
+tantôt rocheux et âpres, tantôt assombris et marbrés par ce qui reste
+des anciennes forêts de pins. Enfin, au milieu, le pic suprême,
+continuant régulièrement la crête, s’élève en courbe presque parfaite.
+Un immense plan neigeux d’une blancheur éblouissante descend vers un lac
+caché un peu plus bas. Souvent, au lever du soleil, ce glacier s’entoure
+d’une ceinture de nuages, mais le soir, quand la température, en
+s’abaissant, résout ces vapeurs ou que la brise les dissipe, on le voit
+seul éclairé et comme rosé par-dessus la pénombre qui enveloppe déjà la
+vallée; aucun étranger ne passe l’hiver dans la vallée de Vernet sans
+admirer plusieurs fois ces teintes magiques.
+
+Cornellà est bâti sur un des contreforts septentrionaux du Canigou.
+C’est un petit village, pittoresque comme tous les villages de
+montagnes, mais où j’ai admiré, dans la disposition des rues et la
+construction des maisons, cette sorte d’instinct architectural qui
+semble naturel à l’homme quand le climat ne le préoccupe pas, et surtout
+quand l’abondance des matériaux lui permet de s’abandonner à sa
+fantaisie. Une porte de jardin devient facilement un portique; un pont
+sur un étroit ruisseau s’élève et se cintre; une arcade de marbre rouge
+surmontée d’une petite vierge protège une fontaine; sans aucune raison
+apparente que l’horreur de la ligne droite, les maisons reculent ou
+s’avancent ou se tournent de biais ou débordent sur la rue avec des
+cascades d’escaliers par-dessus des entrées voûtées et obliques, et des
+envolées de colonnettes pour soutenir un léger balcon.
+
+Ce petit village, qui ne compte pas cinq cents âmes, a l’église la plus
+intéressante du Conflent. Une façade crénelée surmontée d’une tour sans
+flèche, au sommet de laquelle les cloches, confiantes dans l’éternelle
+sérénité du ciel, se balancent à jour dans deux baies cintrées. Le
+portail est un morceau d’une beauté achevée. Six colonnes en marbre
+blanc à chapiteaux emblématiques représentant des dragons et des
+béliers, portent trois archivoltes dont la première est unie, la seconde
+rubannée et la troisième enguirlandée de fleurons.
+
+Au milieu du tympan si richement encadré, la Sainte Vierge, assise,
+porte l’Enfant Jésus sur ses genoux; d’une main, il bénit, de l’autre il
+tient la petite église symbolique: de chaque côté, un ange avec un
+encensoir. L’architecture romane ne pourrait montrer beaucoup de
+spécimens d’un travail aussi délicat: le marbre blanc a pris cette
+couleur vieil ivoire, œuvre unique des siècles et d’une lumière pure.
+
+L’intérieur composé de trois nefs a moins d’intérêt: immenses autels en
+bois, trop sculptés, trop dorés, trop compliqués; saints multiples,
+confessionnaux baroques devant lesquels on s’arrête perplexe; vitraux
+aux couleurs violentes, tableaux aussi mauvais. Au milieu de ce fouillis
+on trouve pourtant encore une perle: au fond de l’abside, dans l’ombre
+projetée par le maître-autel s’élève un beau retable en albâtre, sculpté
+au XIVe siècle par Cascall de Berga. Il en reste quatre scènes de la
+Passion et quatre scènes de la vie de la Sainte Vierge.
+
+Cornellà doit son église à la munificence des comtes de Cerdagne. Ils
+s’y firent bâtir, au XIe siècle, une maison que les chartes appellent
+_Palatium Cornelianum_; l’église est du siècle suivant. Comme celle de
+Villefranche, elle fut longtemps desservie par un chapitre régulier:
+cette vallée retentissait constamment des louanges de Dieu. A trois
+kilomètres de Prades, c’était l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa, un peu
+plus loin la collégiale de Villefranche, et, des fenêtres de leur maison
+de Cornellà, les chanoines de Saint-Augustlin pouvaient voir la tour de
+Saint-Martin du Canigou dans l’austère paysage où les fils de saint
+Benoît l’avaient placée.
+
+On a presque constamment cette tour devant les yeux en avançant vers
+Vernet. Elle semble comme encastrée, à une grande hauteur, entre deux de
+ces innombrables aiguilles de rocher serrées vers l’endroit où les deux
+versants de la vallée, à force de se rapprocher, finissent par se
+joindre, et où le désert commence. Du même côté, par-dessus le sommet
+d’une très svelte et très élégante montagne, la Peña, des pics neigeux
+affleurent. Enfin, au nord, une triple chaîne de montagnes étage ses
+teintes décroissantes.
+
+En approchant du village, de beaux platanes ombragent la route; on
+dépasse un mamelon couvert de l’amphithéâtre croulant des maisons du
+vieux Vernet et l’on se trouve sur une place bordée de maisons de bonne
+apparence. Une fontaine surmontée d’un buste de République arrogante
+sépare les deux parties du village. Là commence le Neuf-Vernet, un pays
+absolument civilisé, où vous trouverez non seulement une école et une
+mairie séparées et distinctes, mais même une pharmacie et une
+gendarmerie. De la place, part une rue comme on n’en verrait pas à
+Prades, une rue superbe, avec des villas, des bazars, un bureau de
+tabac, un bureau de poste et même une boutique de parfumeur. Enfin, à
+l’extrémité de cette rue, isolé dans un parc réellement très beau, entre
+la Peña et le Cadi, sous de grands arbres et entre des parterres, le
+décor ordinaire des villes d’eaux: des hôtels, des thermes, un casino,
+des chalets.
+
+Là était notre quartier général, et c’est là que nous écrivîmes ces
+lignes, aux rayons d’un chaud soleil d’avril, au bruit d’une cascade
+dont les eaux ne se taisaient ni jour ni nuit, en face de trois grands
+pins où une armée de moucherons dansait la sarabande, pendant que les
+neiges resplendissaient et que la chaleur intense élevait une vapeur
+subtile sur les chênes-verts des premières pentes.
+
+En général ce séjour est agréable: la montagne le protège contre les
+vents; le soleil ne le quitte que tardivement et si le ciel n’est pas
+toujours de ce bleu profond qui charme, l’air y a toujours la pureté et
+l’espèce de subtilité capiteuse et réconfortante des hautes couches
+atmosphériques.
+
+Cette nature grandiose, cet air translucide, cet oxygène vivifiant
+n’attirent pas au Vernet que des touristes frileux. Même parmi ceux que
+la fortune a comblés il y a des malheureux: cette scène de joie voit des
+hommes qui souffrent; ils viennent chercher dans ces hauteurs un terrain
+de lutte défavorable à la tuberculose destructrice.
+
+Il a été de mode d’appeler cette maladie le mal des affinés ou des
+prédestinés. Après Millevoye, on ne chantait plus que des héros aux
+pales couleurs. Bien des littératures nouvelles ont fait oublier ce
+qu’on appelait un peu brutalement la littérature poitrinaire. Les balles
+ne choisissent personne, la maladie non plus; des hommes qui ont vécu la
+vie trop vite en sont atteints comme eux dont le travail a passionné
+l’existence; les jouisseurs sans horizon comme les chercheurs d’idéal.
+Mais, malgré tout, il y a quelque chose de douloureusement poétique et
+de profondément touchant dans cet alanguissement qui s’attaque à l’homme
+dans la fleur de sa jeunesse, le mine peu à peu, sans lui enlever
+l’intelligence, ni lui refroidir le cœur, ni lui ôter l’espoir, jusqu’à
+ce qu’enfin son corps succombe sans que son âme se soit affaiblie, et
+souvent même parce que l’âme est restée trop active et trop fière. Mal à
+la fois cruel et doux, mort semblable à un sommeil, agonie sans spasme,
+transition insensible de cette vie à l’éternité, que de fois mes yeux se
+sont remplis de larmes en voyant vos ravages, que de fois mon cœur s’est
+serré en vous voyant finir trop tôt une vie de noblesse et de travail:
+Ozanam, Henri Perreyve, Albert de la Ferronnays, et tant d’autres, les
+uns illustres, les autres modestes et inconnus mais qui eussent porté
+des fruits. Le cœur bat d’espérance en pensant que des chercheurs,
+conquérants de la vie, plus grands certes mille fois que les tueurs
+d’hommes les plus célèbres, s’acharnent à la découverte du germe
+mystérieux qui tuera le germe ennemi caché dans les profondeurs de la
+vitalité. Cent mille familles de moins seront en deuil chaque année;
+parents et amis ne connaîtront plus cette horrible succession de joies
+et d’alarmes autour d’un fils ou d’un ami. Déjà, la science a fait un
+grand pas: une méthode aussi simple que rationnelle donne des résultats
+inespérés: grâce à l’air pur des hautes montagnes on ne peut plus dire
+que la mort a marqué tous ceux que la phtisie touche.
+
+Les habitants du village n’étaient pas enchantés, paraît-il, quand on
+décida la construction d’un sanatorium à quelques pas de chez eux. Ils
+se sont convaincus depuis que leurs craintes étaient chimériques, mais
+ils n’en ont pas moins conservé la plus fière indépendance vis-à-vis des
+Parisiens qui viennent passer l’hiver chez eux.
+
+Le Catalan, comme le Basque, a la plus haute idée de sa personnalité
+nationale: la démarche d’un de ces montagnards, la manière dont il porte
+son béret, le regard de ses yeux noirs, tout, jusqu’à la tournure de ses
+moustaches, trahit cette conviction et le distingue au premier coup
+d’œil des habitants des plaines, où des communications plus faciles ont
+accéléré le mélange des sangs, modifié le type et oblitéré les habitudes
+locales.
+
+Bien qu’on voie dans la vallée de la Tet quelques-uns de ces bonnets
+écarlates si communs en Catalogne, le costume des hommes est à peu près
+celui de tous les montagnards des Pyrénées. Les riches ne portent plus
+l’ample _cappa_ doublée de couleurs éclatantes, ni les pauvres les
+châles râpés qui leur donnent en Espagne une attitude classique. En
+revanche, quelques femmes aiment encore les oppositions violentes de
+nuances, les corsages à applications, les bandes de velours noir sur les
+jupes de couleur. Même celles que le souci de la mode préoccupe ne se
+résignent pas à abandonner la coiffure traditionnelle, le foulard de
+soie blanche ou le petit bonnet catalan. Ce dernier est particulièrement
+gracieux: on le réserve pour les grands jours; il se compose simplement
+d’une large bande et d’une coiffe rejetée très en arrière qui enserre le
+chignon: les riches Catalanes d’autrefois employaient pour ces légères
+coiffures des dentelles presque sans prix. A l’église, quand elles se
+confessent ou qu’elles communient, et aux enterrements, elles portent le
+_capuxo_, sorte de voile qui couvre la tête et les épaules et les fait
+ressembler à autant de religieuses.
+
+Passé un certain âge, elles remplacent le bonnet et le foulard blanc par
+un capulet de soie noire plus ample et que le châle continue
+harmonieusement; c’est un cadre convenable aux visages minces, aux
+traits fiers et à l’expression grave qui sont, sinon universels, du
+moins assez communs pour être encore les caractéristiques de la race.
+
+Le dimanche, il y a affluence sur la route ombragée qui mène à Prades,
+la Rambla du Vernet. Les grandes élégantes se distinguent par la
+chaussure; à l’instar des étrangères qu’elles admirent pendant la
+saison, et que le docteur oblige à porter une chaussure hygiénique,
+elles arborent des espèces de sabots. Jusqu’au coucher du soleil les
+rues sont encombrées des rangs serrés de ces promeneuses. On ne voit
+presque point d’hommes: ils sont ailleurs. Le dimanche ils mettent des
+complets parisiens et des chapeaux, et vont s’empoisonner de tabac et
+d’absinthe dans deux vastes et magnifiques cafés qu’on ne s’attendait
+guère à trouver dans ces montagnes. Quand ils sortent de là, très tard,
+leurs yeux paraissent plus noirs, leurs moustaches plus fières; ils
+passent près de vous la tête droite et l’expression hautaine.
+
+Ils feraient mieux de jouer aux dominos en buvant du sirop de groseille
+comme leurs cousins de l’autre côté de la chaîne, ou bien mieux encore
+de jouer à la balle, au grand air, comme les _pelotaris_ de Biscaye.
+Quelques philanthropes voudraient, m’a-t-on dit, former une ligue
+dansante qui vidât les cabarets et promît de n’évoluer que sur la place
+publique. On reverrait plus souvent ces danses antiques conduites par
+les cornemuses des _juglars_ et qu’on appelle _ballas_ au Vernet,
+_contrapas_ à Arles et _cascaballades_ à Céret. Elles ont, paraît-il,
+beaucoup de caractère. Je suis malheureusement dans l’impossibilité de
+les décrire. A Vernet le _ball_ n’est dansé que par les hommes: c’est
+autour d’un arbre de la liberté qui n’a pas prospéré qu’ils dansent en
+ronde ce pas aussi gracieux que difficile. Ces danses, qu’on dit
+d’origine arabe--en Roussillon on dit un peu trop de choses d’origine
+arabe,--deviennent rares. Elles disparaîtraient certainement si le
+Catalan ne tenait jalousement à ses usages.
+
+Sa langue lui est encore plus chère. Dans la plus grande partie du
+Roussillon on continue à parler catalan. Le dialecte des Catalans de
+France ne diffère pas au fond de celui des Catalans espagnols, mais il
+subit le sort de tous les dialectes juxtaposés à une langue plus
+parfaite: il cesse d’être un instrument littéraire. Tandis qu’à
+Barcelone où dans les quartiers les plus riches, sur les _paseos_ à la
+mode, trois ou quatre personnes à peine sur cent parlent castillan, la
+littérature catalane garde entière son autonomie et manifeste sa
+vitalité par des poèmes comme ceux de Verdaguer et de Balaguer; en
+Roussillon, la langue écrite n’existe pour ainsi dire plus: quelques
+chansons, quelques cantiques sur de vieux airs de complaintes en sont
+tous les monuments. Les gens riches comprennent le catalan, mais ils ne
+le parlent plus volontiers et ils défendent à leurs enfants de s’en
+servir.
+
+Au contraire, dans la montagne et même partout ailleurs qu’à Perpignan,
+les Roussillonnais qu’on entend échanger entre eux quelques mots
+français, le font par manière de jeu, et il n’est pas rare que les gens
+un peu âgés ne répondent qu’en catalan aux questions qu’on leur fait.
+C’est d’ailleurs une langue très rythmée et agréable à l’oreille quand
+on n’exagère pas une altération délicate des sifflantes qui devient un
+défaut sitôt qu’elle cesse d’être une coquetterie.
+
+En même temps qu’une littérature commune aux Catalans des deux versants
+pyrénéens, le sentiment d’une nationalité commune a disparu peu à peu:
+les Catalans sont aussi Français que les Bretons ou les Flamands. Une
+accusation de séparatisme portée assez légèrement contre eux, il y a
+quelques années, dans la _Revue des Deux Mondes_, par l’auteur d’un
+article sur la littérature de Catalogne, les a profondément blessés. Il
+y a réellement, paraît-il, des tendances de ce genre en Cerdagne, dans
+les hautes vallées qui touchent à la crête frontière et à la République
+d’Andorre, mais il serait injuste de les étendre à tous les habitants
+des Pyrénées-Orientales. Pendant les guerres de la Révolution, plusieurs
+villes ont fait aux Espagnols une résistance courageuse, et depuis lors
+on n’a pas vu le moindre mouvement nationaliste: il n’y a même jamais eu
+de résistance électorale considérable; le suffrage universel, en
+Roussillon comme ailleurs, se plie avec une souplesse merveilleuse aux
+changements de gouvernement.
+
+Les Catalans n’ont d’ailleurs guère de sujets de mécontentement. Ils
+lisent peu les journaux français; leurs montagnes les mettent à l’abri
+des trépidations populaires communes dans les grandes agglomérations et
+les centres ouvriers; le travail des champs leur donne une aisance très
+modeste mais assurée: ils se trouvent heureux.
+
+Assurément cette médiocrité d’or n’est pas l’idéal que je rêve: des
+besoins matériels moins tyranniques, une culture générale à chaque
+génération plus complète, une élévation constante des sentiments, voilà
+ce que j’attends des réformes et de l’apostolat de l’avenir. Mais quelle
+différence pourtant de la vie de liberté des paysans du Vernet à
+l’atmosphère de mécontentement, d’artificialité et de servitude où
+l’ouvrier des villes s’agite fébrilement. Il y a quelques mines de fer
+dans la montagne; on les exploite comme les exploitaient les Romains; on
+fond le minerai par une antique méthode catalane bien connue: nul
+progrès depuis des siècles. Mais il n’y a pas de grève; la mine, presque
+à ciel ouvert, laisse circuler l’air pur; le mot de mineur n’évoque pas
+l’idée d’un être hâve et spectral, fantastique au sortir d’un monde
+mystérieux. Vers le soir, les mineurs du Vernet sortent gaiement de
+leurs retraites des hauteurs, et j’ai plaisir à écouter leurs chants à
+plusieurs centaines de mètres au-dessus de moi, dans les sentiers de la
+Peña.
+
+Le laboureur catalan n’est point paresseux: en gravissant le Canigou, on
+aperçoit parfois à quinze et seize cents mètres les petites murailles
+qui soutiennent son champ d’orge, mais il est libre du travail servile
+et sans trêve de l’homme que chaque passage de la navette, chaque
+révolution du volant oblige à un mouvement. Il s’assied parfois au bord
+du sillon, et en roulant une cigarette, regarde le vol tournoyant d’un
+couple de faucons; ses deux vaches brunes penchent leurs têtes pensives
+et jouissent de ce repos.
+
+La vie des gens du Vernet a toujours une apparence de gaieté et de
+liberté. Il se forme un rassemblement quand le charcutier procède devant
+sa porte à une immolation, et l’on discute le noble animal; les peintres
+ou le menuisier travaillent à une façade: les voisins s’en préoccupent
+et donnent leur avis. Le soir, entre quatre et cinq heures, la place du
+village est une scène d’animation. La marmaille échappée de l’école se
+bouscule et crie confusément; les femmes se rassemblent autour de la
+fontaine, déposent leurs cruches de fer battu et il s’élève un grand
+caquetage, tandis que vaches et chevaux poussent leurs têtes entre
+cruches et alcarazas et que des chèvres impatientes donnent d’affectueux
+coups de corne dans les jupes de leurs maîtresses. Car il y a une
+touchante confraternité entre les animaux et leurs maîtres: on vit sous
+le même toit; j’ai vu souvent deux chèvres fauves folâtrer sous l’auvent
+d’une vieille maison en attendant qu’on leur ouvrît la porte. C’est
+merveille que les maladies épidémiques soient relativement rares au
+vieux Vernet: tout y est pour le pittoresque et rien pour l’hygiène. Une
+quinzaine de ruelles plus étroites, plus tortueuses, plus raides que
+partout ailleurs, montent confusément à l’assaut du plateau. Là,
+s’élèvent l’église et une vieille tour lézardée. Les maisons les plus
+éloignées ne sont pas à trois cents mètres de l’église, et pourtant il
+faut à l’étranger qui veut y monter sans guide, du temps, de la patience
+pour trouver le vrai chemin et de la grandeur d’âme pour braver les
+sourires légèrement narquois des apprentis tailleurs assis, les jambes
+croisées, dans l’embrasure des fenêtres ouvertes. Il faut voir ces rues
+le soir, au clair de lune, dans cette lumière étrange qui transfigure
+les objets familiers, les ombres crues et les silhouettes agrandies des
+galeries supérieures, les descentes brusques et les tournants
+inattendus; tout cela donne l’impression d’un pays bien exotique, mais
+cela fait frissonner l’homme du Nord accoutumé aux rues larges, aux
+maisons très éclairées, au jeu libre de l’eau, de l’air et de la
+lumière. Les Catalans aiment ces rues sombres, ils ont moins chaud dans
+ces hautes maisons qui se protègent l’une par l’autre, et ils ont
+toujours assez d’air, car en Roussillon on n’est pas près de voir ce
+phénomène étrange: une porte bien jointe et une fenêtre qui ferme.
+
+Le lecteur ne me pardonnerait pas de terminer ce tableau hâtif
+d’ailleurs et très mal ordonné du peuple catalan tel que j’ai pu le
+voir, si je ne disais un mot de ses sentiments religieux.
+
+Sa foi reste entière; il ne connaît ni l’incrédulité ni l’hostilité
+systématique que l’on rencontre même à la campagne. Ses mœurs restent
+pures, les familles sont assez nombreuses, la criminalité peu
+considérable. On sent que pendant des siècles le pays a dû être
+profondément religieux. Les femmes s’arrêtent assez souvent pour dire
+leur chapelet dans l’église; des cierges y brûlent presque constamment;
+certains pèlerinages attirent des foules considérables. J’ai été touché
+de la manière dont les cérémonies de la Semaine sainte étaient
+célébrées.
+
+Le dimanche des Rameaux, l’église était comble, les assistants tenant à
+la main une branche de laurier ornée, comme dans tout le Midi,
+d’oranges, de figues, de rubans multicolores; n’eût été la chaleur et la
+lumière intense, on eût dit une forêt d’arbres de Noël. Le Jeudi-Saint
+est une grande fête universellement chômée. Le Vendredi-Saint, il se
+fait une manifestation de foi telle qu’on n’en verrait pas de plus belle
+dans les parties les plus chrétiennes de la Belgique ou de l’Espagne. A
+six heures du matin, hommes et femmes, sans presque d’exceptions, font
+le Chemin de la Croix dans les rues montueuses du Vieux-Vernet. Un
+vieillard portait un grand crucifix devant lequel, aux stations, tout ce
+peuple s’agenouillait dans la poussière. Le recueillement de cette foule
+dans le grand silence du matin; le soleil levant étincelant sur la
+frange neigeuse du Canigou; les prières catalanes à demi comprises, cet
+ensemble pittoresque m’eût touché; mais j’étais bien plus touché de la
+signification purement chrétienne de cette scène et de l’effet que ce
+retour instinctif de tous les ans à la plus grande dévotion catholique
+peut avoir pour le salut de ce peuple. Car si certaines traditions
+chrétiennes restent vivaces, je crains qu’elles ne le soient que par une
+sorte de vitesse acquise pendant des siècles mais qui ira
+s’affaiblissant.
+
+La même tradition qui donne naissance à ces grands actes de foi conserve
+des usages ridicules et presque barbares. A la fin de l’office de
+ténèbres, la rubrique _fit fragor et strepitus_ est interprétée par les
+petits Catalans d’une manière indécente. Sous prétexte de «frapper sur
+les Juifs» ils apportent des maillets dont ils cognent au hasard sur
+tout ce qui leur paraît sonore dans la tribune d’orgues, pendant que
+dans la nef, l’assistance remue ses chaises et frappe du pied. On quitte
+l’église au milieu de ce bruit et d’un nuage de poussière.
+
+Cet attachement à une coutume inintelligente trahit un peuple mal
+éclairé. Malgré les efforts d’un clergé modèle, les parents sont peu
+exacts à envoyer leurs enfants au catéchisme et l’on aime assez une
+messe où il n’y ait point de prône. Les traditions s’effaceront à mesure
+que la langue et les usages français s’implanteront; une instruction
+chrétienne incomplète opposera une barrière insuffisante à l’invasion de
+l’indifférence générale; le Roussillon, au point de vue religieux comme
+aux autres, est sur la voie de l’assimilation terne et sans caractère
+qui nivelle tout en France.
+
+Les Catalans m’ont retenu bien longtemps au Vernet.
+
+Faisons une dernière fois le pèlerinage de Saint-Martin du Canigou et
+nous aurons revu entièrement ma vallée. On remonte toujours le Cadi; il
+suit une longue et étroite prairie semée de saules et de coudriers. A
+droite, de grandes arêtes rocheuses font des saillies noires entre des
+éboulis presque verticaux. A gauche, une montagne couverte de chênes
+verts. En approchant du hameau de Castell, cette montagne s’abaisse, le
+chemin tourne et l’on se trouve en présence d’une scène grandiose. Une
+gorge profonde s’ouvre brusquement, dominée de toutes parts par un
+amoncellement confus de rochers verdâtres, aigus, à pic, sombres et
+menaçants. Ces rocs sont plus hauts, ces abîmes sont plus larges encore
+qu’ils ne le paraissent: on sent que la vision juge mal, qu’on est le
+jouet de ces illusions fréquentes dans les montagnes. Ces aiguilles de
+pierre, nettes au premier coup d’œil, deviennent indistinctes quand on
+les regarde plus attentivement, quand on cherche à supputer la hauteur
+des arbres qui croissent dans les anfractuosités. Le torrent roule avec
+un bruit sourd et profond à travers un chaos de blocs énormes. A mesure
+qu’on s’élève sur le chemin muletier qui conduit vers l’abbaye, quand
+les maisons disparaissent et qu’on n’a plus d’autre horizon que ces
+murailles implacables, on se sent très seul et très petit; on éprouve le
+sentiment d’intimidation que produit une vaste église solitaire ou
+l’abord d’un personnage très supérieur et redouté.
+
+Après une demi-heure d’ascension, on atteint la crête rocheuse. Elle a
+dû être longtemps infranchissable à tout autre que l’isard au jarret
+d’acier, mais les moines l’ont coupée d’une brèche qu’ils appelaient
+_porta forana_, la porte du dehors, et qui marquait les limites de leur
+désert. Sitôt cette ouverture traversée, le sentier tourne sur une
+étroite corniche qui commande une vue magnifique de la vallée, au fond
+de laquelle le Vernet apparaît réduit et aplati. Presque aussitôt, on
+aperçoit une tour solitaire dressée triste et menaçante sur un fouillis
+de plantes de toutes sortes où l’on entend le frétillement des lézards.
+Cette tour est celle-là même qu’on a constamment devant les yeux en
+montant de Villefranche à Vernet et dont l’emplacement contre une
+muraille de roc impénétrable semble si paradoxal. C’était le clocher de
+l’église extérieure. Les gens de Castell n’avaient point de curé et
+montaient à l’abbaye pour entendre la messe. Cette église de pauvres
+montagnards devait être petite et nue: un rude dessin couleur d’ocre
+était tout l’ornement des murailles.
+
+Le contraste est grand entre cette ruine et celle de l’église abbatiale
+qui apparaît brusquement un peu plus haut. Ici on voit la beauté et l’on
+sent toujours de la vie. La nature a commencé depuis plus d’un siècle
+avec l’œuvre de l’homme cette lutte folâtre d’où elle finit toujours par
+sortir victorieuse, que son caprice soit de détruire ou, au contraire,
+de conserver. De robustes arbrisseaux dansent au vent sur des restes de
+voûtes où ils triomphent dans une épaisse couche de terre venue on ne
+sait d’où. De grandes ronces se tordent dans les fenêtres ou rampent en
+haut des murailles. Des buissons d’épine font bonne garde à l’entrée des
+escaliers. Des fleurettes blanches sourient partout entre les pierres.
+Mais parmi cette bacchanale printanière, dans la griserie du soleil et
+de la brise, la grâce d’une conception d’artiste s’impose sans peine au
+regard le moins attentif. Il y a une singulière élégance dans les baies
+ouvertes de la tour blanche. La chapelle romane n’a plus ni toiture ni
+porte et on y entre par une ouverture béante. Mais d’où vient, qu’une
+fois entré, on ne se décide plus à sortir? Quel sortilège un architecte
+mort depuis sept cents ans a-t-il attaché à ces lignes fortes et
+souples? Aucune de ces choses n’a l’air vaincu et humilié qui
+m’opprimait devant la ruine de l’église extérieure. Les moines, enterrés
+dans la crypte, ne doivent pas se sentir abandonnés. Une pensée vit
+toujours près d’eux, une harmonie parle encore avec la brise aux rares
+visiteurs qui leur apportent un _requiem_ sans tristesse.
+
+Voici le tombeau du comte Guifred. L’an 1007, il se fit moine et voulut
+creuser lui-même sa fosse dans le granit du cloître. La pierre qui la
+couvrait est une curiosité de musée, mais le comte Guifred est immortel.
+J’ai apporté le poème de Jacinto Verdaguer où j’ai essayé pendant
+l’hiver d’apprendre quelques mots de catalan. Personne ne connaît en
+France don Jacinto Verdaguer, ni le comte Guifred. Cependant Verdaguer
+est un vrai poète, et Guifred fut un vrai chevalier. Ses chastes amours
+et ses nobles gestes mettent une sincérité dans l’emphase sonore des
+strophes catalanes et nulle part autant que dans ce poème, sinon
+peut-être dans celui de Roncevaux, le Pyrénée n’apparaît plus magique et
+sa beauté plus inaccessible. Don Verdaguer est venu ici. Il a rêvé sur
+ces terrasses aériennes où les religieux--bénédictins de
+Tarragone--faisaient voler au vent leurs scapulaires noirs. Il a entendu
+la plainte muette de Saint-Michel de Cuxa répondre à celle du _campanar_
+de Saint-Martin du Canigou: la voici, harmonieuse et presque contenue,
+dans l’épilogue de son ouvrage:
+
+ _Campanes ja no tinch, li responia
+ Lo ferreny campanar de Sant Marti;
+ Oh! qui poguès tornármeles un dia!
+ Per tocar à morts pels monjos les voldria
+ Per tocar à morts pels monjos y per mi?_
+
+ Je n’ai plus de cloches, lui répondait
+ Le robuste campanile de Saint Martin;
+ Oh! qui pourra me les rendre un jour,
+ Pour sonner à mort pour les moines de jadis,
+ Pour sonner à mort pour les moines et pour moi?
+
+Quel bonheur que le petit monastère pyrénéen, avant de disparaître pour
+toujours sous son linceul de plantes folles, ait trouvé ce chantre
+barcelonais. Il ne périra pas tout entier.
+
+Arrachons-nous au charme de ces débris. Par-dessus la largeur du
+précipice, je jette un dernier coup d’œil sur ma vallée. Le Vernet, le
+Canigou, la petite plaine, la montagne de Villefranche se déroulent
+devant moi. Bientôt je ne les verrai plus qu’en souvenir. Encore une
+étape franchie. Encore rempli un de ces cadres où des figures amies
+apparaissent dans les scènes grandes ou vulgaires où on les rencontra.
+Un dernier coup d’œil sur ce grand paysage. Descendons, le départ
+approche. Il y aura du plaisir aux effluves incertains et doux des
+plaines vertes et des feuillages humides. Je vais retrouver, avec des
+paysages familiers, de vieilles affections dont l’accoutumance a rendu
+la voix moins haute et moins claire, mais qui sont pourtant le grand
+fond de cette musique du cœur dont Platon parle quelque part. Je les
+entends plus distinctes à mesure que l’heure du départ approche. Joies
+complexes et singulières du retour!
+
+Avril 1894.
+
+
+
+
+UNE ABBAYE AU XVIIIe SIÈCLE
+
+LIESSIES VERS 1720
+
+
+Liessies est un village de sept à huit cents âmes, situé à l’extrémité
+sud-est du département du Nord, à deux lieues d’Avesnes, et à une lieue
+et demie de Solre-le-Château. Quelques personnes connaissent Avesnes,
+chef-lieu d’arrondissement, autrefois ville forte et dont quelques
+parties du rempart subsistent. C’est le siège d’un tribunal de première
+instance, et il y reste une petite garnison. Dans les temps peu éloignés
+où l’on allait à Trélon et de là à Chimay par la route, on arrivait, un
+peu après avoir dépassé Sains, à un tournant où la vue devenait
+intéressante. Depuis un quart d’heure déjà on remarquait à droite, entre
+la route et le bois, un large chemin vert bordé d’arbres superbes et qui
+a dû être une magnifique avenue. Au tournant, on se trouvait dans un
+fond, au-delà duquel la forêt se relève lentement avec beaucoup de
+grâce. A droite et à l’extrémité de l’avenue, on apercevait, non sans
+étonnement, un petit temple grec d’un style pur, soutenu par quatre
+belles colonnes monolithes, en marbre rouge. Un peu plus loin, au sommet
+de la boucle décrite par la route, un vieux castel en briques pâlies
+élevait ses poivrières, et à gauche, de l’autre côté d’un pont, un étang
+et quelques prés rejoignaient la lisière du bois. En dépit d’une ou deux
+maisonnettes blanches assises assez gaiement au bord de la route, il
+régnait dans cette clairière un silence et une mélancolie. L’endroit
+paraissait sombre. Le petit vieux château était défendu par une haute
+porte entre deux tourelles qui ne laissaient rien apercevoir de la cour,
+et la façade de derrière, bâtie très en contrebas du chemin, était
+attristée par de grands sapins et par un ruisseau profondément encaissé.
+Les volets étaient fermés, sauf ceux d’une fenêtre plus grande au
+rez-de-chaussée, par laquelle on apercevait un billard ancien. Vous
+demandiez des renseignements sur cette triste demeure, sur le petit
+temple. Le château, vous répondaient les bonnes gens, avait appartenu à
+M. de Talleyrand, et ses _Mémoires_ y étaient enfermés pour cent ans. Le
+petit temple avait été aussi bâti par lui: c’était un temple «protestant
+ou païen». Le maître avait fait venir ces belles colonnes rouges de
+Liessies. On comprenait alors qu’il y eût comme une malédiction sur
+cette jolie vallée, et le petit temple bâti de matériaux d’église
+paraissait lugubre dans l’ombre des chênes druidiques.
+
+Mais qu’était-ce donc que Liessies? Déjà à Avesnes on vous avait dit que
+le carillon provient de la même abbaye et que, tout joli qu’il est, il
+n’est pas à beaucoup près celui qu’entendaient les moines.
+
+Une belle route blanche s’enfonce dans les bois, à gauche de l’étang du
+Pont-de-Sains. En une heure et demie elle conduit à Liessies. Au sortir
+du bois on se trouve sur un plateau assez élevé d’où l’on aperçoit un
+vaste horizon de prairies et de forêts. Là est Liessies, endormi au fond
+d’une cuvette verdoyante et heureuse: on n’y entend que le chant des
+coqs; chaque métairie est attenante à son bien et il ne se fait presque
+point de charrois.
+
+Qui croirait que, pendant sept ou huit cents ans, le nom de ce petit
+village fut celui d’une puissante abbaye bénédictine? On retrouve encore
+en les cherchant l’infirmerie du monastère et une ferme qui touchait à
+la maison de l’Abbé. Deux hautes colonnes à l’entrée d’un pont marquent
+l’emplacement d’une porte monumentale, mais de l’abbaye elle-même il ne
+reste aucun vestige. J’ai parcouru cent fois les lieux que couvrait cet
+énorme monastère avec ses trois cloîtres, ses jardins, sa cour
+d’honneur, sa poterne, ses fermes, sa brasserie et un somptueux logis
+abbatial. Rien, rien ne décèle à l’œil le plus attentif que les choses
+n’ont pas toujours été ce qu’on les voit: une route qui ressemble à
+toutes les routes, des haies bien taillées, deux ou trois jardinets, des
+prairies où l’herbe pousse luisante et drue, puis des bois. Pas un
+tertre, pas une ligne stérile qui fasse deviner des ruines. Sous le
+moindre rayon de soleil ce coin de village apparaît le plus riant qui se
+puisse rêver. Quelques appellations locales sont les seuls souvenirs qui
+persistent: on dit toujours l’étang des Moines, la promenade des
+Apôtres, le Vignoble (c’est une colline aujourd’hui couverte de sapins),
+le Bois l’Abbé. Le langage des hommes est plus fidèle que leur mémoire.
+
+Qu’est devenue cette montagne de pierres?
+
+L’abbaye fut sécularisée en 1791. En 1793, l’église fut pillée et les
+bâtiments furent vendus à un paysan qui arracha les bois et les
+ferrures. Après lui vint un chanoine du Saint-Sépulcre de Cambrai qui
+vécut trente ans, misérable, dans cette désolation, fuyant de chambre en
+chambre l’écroulement des toits et la lézarde des murailles. Enfin, en
+1836, un entrepreneur acheta tout ce qui restait et fit place nette. Les
+gens du village avaient été mis en demeure par le préfet de choisir
+entre leur église paroissiale et celle de l’abbaye: ils préférèrent
+garder la leur qui était plus petite et moins belle et demanderait moins
+d’entretien. Un poète des environs, lamartinien au front mélancolique,
+vint visiter ces débris, au moment de disparaître:
+
+ Salut, ô lieux sacrés, ruines imposantes!
+ Je ne viens pas troubler vos reliques mourantes,
+ Salut, je suis un faible et pauvre voyageur!...
+ Vers ces lieux désolés à pas lents je m’avance...
+
+Les cloîtres étaient encore debout:
+
+ Sous tes longs corridors le vent gronde; la pluie
+ Efface, en s’infiltrant dans tes murs délabrés,
+ Les dessins délicats de tes plafonds dorés.
+
+L’église n’avait plus de toiture, et tous les marbres en avaient été
+arrachés, mais le gros œuvre restait entier.
+
+ Des colonnes, debout parmi tes blancs décombres,
+ Apparaissent, le soir, comme de noires ombres
+ Qui, sortant des tombeaux, s’en reviendraient errer
+ Dans ta nef en ruines et sur elle pleurer.
+ L’herbe croît dans la cour du cloître solitaire...
+
+La bibliothèque avait été en partie brûlée, mais il s’en retrouve des
+parties assez considérables à Lille et à Mons; le cartulaire fut près de
+cent ans en Angleterre, presque oublié, dans la bibliothèque de Sir
+Thomas Philip; il est maintenant aux Archives royales de Belgique; enfin
+un habitant de Liessies, vieillard d’un abord charmant et d’une culture
+délicate, M. Charles Lhomme, a rassemblé avec une patiente dévotion les
+livres, chartes, objets d’art et reliques de toutes sortes qui restaient
+çà et là, dans le pays. Dieu veuille que cet homme aimable et savant
+fasse longtemps encore les honneurs de sa collection! C’est à lui que je
+dois le journal manuscrit dont j’ai tiré les matériaux, non certes d’une
+étude, mais d’une rêverie d’amateur très amoureux du passé et très
+ignorant de ce qu’on appelle l’histoire. Ce journal est singulièrement
+intéressant, mais si mon lamartinien--il s’appelait M. Lebeau--l’avait
+pu lire, il aurait été frappé de la distance qui sépare les poètes
+d’avec les objets qu’ils chantent.
+
+ * * * * *
+
+Il faut remonter très haut pour esquisser l’histoire de l’abbaye de
+Liessies.
+
+Vers l’an de Jésus-Christ 760, Wibert, comte du palais, chassant dans un
+domaine qu’il avait reçu de Pépin, roi des Francs, remarqua la beauté du
+lieu «abondant en pâturages, en rivières et en gibier». Ne serait-il pas
+utile et agréable au Seigneur, se dit-il, d’y construire une église et
+un couvent, d’y établir de saints religieux et de faire ainsi chanter
+les louanges du Tout-Puissant en des lieux jusqu’alors déserts et
+inhabités? Le comte du palais communiqua cette pensée à sa pieuse épouse
+Ada; et ensemble ils la mirent à exécution. «Après qu’ils eurent
+parfaict l’église et très bien ordonné leur monastère, ils s’en allèrent
+par devers aulcuns abbés et évesques demandant quelque relique de divers
+sains.» L’église dédiée et consacrée, ils la pourvurent d’un Abbé. «Ils
+avaient ung fils appelé Guntard instant dès sa jonesse en la saincte
+escripture et en la discipline de religion. Ses parents lui ordonnèrent
+et commirent aulcunes personnes dévotes et de bonne religion desquels il
+serait abbé et recteur.»
+
+Or, Wibert et Ada avaient aussi deux filles, Hiltrude et Berthe.
+«Hiltrude était belle de face, mais encore plus belle de foy, noble de
+parents mais trop noble de bonnes meurs et bonne conversation: son frère
+Guntard lui estoit comme sainct Jérôme, elle estoit à son frère comme
+saincte Eustochie.» Un jeune leude de Bourgogne étant venu la demander
+en mariage, elle répondit: «J’aime Jhésus-Christ; à lui ay promis foy et
+à lui désire être épousée.» Et comme on la pressait, «à minuit, elle
+prit aulcunes de ses servantes avec elle et s’enfuit en un bois prochain
+et là se absconsa et mucha de ses parens».--Ceux-ci, tristes et
+troublés, virent bien que la résolution de leur fille était
+inébranlable. Ils persuadèrent donc au jeune leude de renoncer à sa
+poursuite et, en effet, après quelque temps, il épousa Berthe, sœur
+d’Hiltrude. «Or, avant le départ de Berthe, on alla quérir Hiltrude où
+elle était muchée pour la marier aussy, mais à son époux immortel
+Jhésus-Christ.» Albéric, évêque de Cambrai, lui donna le voile.
+
+On lui construisit près du chœur des religieux un petit oratoire. «Et
+toujours elle estoit à l’église en jeûnes et oraisons. Après l’oraison,
+allait écouter la leçon que lui faisait son révérend frère Guntard, ne
+plus ne moins que jadis faisait saincte Scholastique de son frère sainct
+Benoît. Après avoir ouï la leçon, retournait à sa sauvegarde de justice,
+c’est-à-dire silence.» Elle vécut ainsi dix-sept ans, puis fut prise
+d’une langueur et mourut encore jeune, «le vingt septième de septembre,
+et on luy fit un sépulchre où son corps fut honorablement enseveli
+auprès du grand autel, du côté du septentrion. Et après, fut mise au dit
+sépulchre une tombe de pierre sur laquelle estoit escrit en cette
+manière: icy repose le corps de Hiltrude, vierge, laquelle trépassa le
+vingt septième de septembre.»
+
+Telle est la charmante histoire de sainte Hiltrude, vierge de chez nous.
+Il ne reste rien de l’abbaye de Liessies, mais Hiltrude, après douze
+siècles, est toujours aimée et vénérée; son corps est entier dans une
+châsse; on boit toujours à la fontaine où elle s’abreuva tandis qu’elle
+fuyait au bois la poursuite du leude de Bourgogne. L’endroit est un
+vallon sauvage. A quelques pas de la source s’élève une rude chapelle du
+XVIe siècle qui appartint à Montalembert, grand amateur de belles
+légendes, et tous les ans, le vingt-septième de septembre, on y vient en
+pèlerinage.
+
+ * * * * *
+
+Les religieux de Gontard étaient des chanoines réguliers. Au XIe siècle,
+Gontier, prieur de Crespin, fut élu abbé de Liessies, et dès lors les
+moines suivirent la règle bénédictine. Une sèche chronique latine nous
+renseigne seule sur l’histoire de l’abbaye pendant trois cents ans. Elle
+est rapide comme le temps et austère comme la mort: un vague prénom,
+moitié latin moitié franc,--_obiit,--cui successit N. monachus
+noster_--rien de plus; il semble qu’on traverse le cloître en jetant à
+peine les yeux sur les pierres tombales. Cependant on peut deviner que
+ces premiers temps étaient assez troublés. Plusieurs abbés furent
+déposés, _amotus est_. Un se démit et mourut à Cîteaux.
+
+Le cartulaire montre l’augmentation graduelle des richesses de l’abbaye.
+Les évêques de Cambrai lui concèdent des «autels» ou des cures; des
+seigneurs voisins, des abbayes sœurs lui donnent des alleux, des villas,
+des remises de redevances et des fermages d’impôts.
+
+Au milieu du XVe siècle, Liessies est déjà une des abbayes les plus
+puissantes du Hainaut. Charles le Téméraire, qui se mêle de tout, veut
+imposer par deux fois un abbé de son choix. Au siècle suivant, c’est un
+abbé de Liessies, Quirin Douillet, qui conduit en Espagne Anne-Marie
+d’Autriche, quatrième femme de Philippe II. Son prédécesseur, Louis de
+Blois, ami d’enfance de Charles-Quint, était un homme d’une sainteté
+éminente et un aimable écrivain spirituel. Il fit fleurir une régularité
+qui dura plus de cent ans. Ses deux successeurs furent de grands
+seigneurs et de bons religieux. Qui ne connaît les _Acta Sanctorum_ dont
+Renan dit quelque part qu’ils feraient d’une cellule un paradis et dont
+il ne parle jamais qu’avec une admiration étonnée? Bollandus en dédia le
+premier volume à Thomas Luytens et le fit précéder d’un éloge d’Antoine
+de Winghe, l’un et l’autre abbés de Liessies et protecteurs de cette
+grande entreprise. Ces Mécène des savants jésuites, alors pauvres et
+méprisés, eurent de médiocres successeurs. Tout ce qu’on sait de
+François Le Louchier, bon gentilhomme d’ailleurs, c’est qu’il obtint de
+Philippe IV des lettres patentes maintenant le mayeur de Sart-les-Moines
+dans le droit de jouer le premier coup de balle au jour de la dédicace
+du lieu. Liessies était dès lors accablé sous le poids de ses richesses,
+et on y vivait parmi l’agitation stérile dont le Journal de Dom Maur
+nous donnera bientôt l’amusant ou affligeant tableau.
+
+On voit paraître dans la correspondance de Fénelon un Abbé de Liessies
+qui fait un étrange personnage. C’est Lambert Bouillon nommé en 1678. Au
+moment où Fénelon prit possession de son siège en 1695, ce singulier
+Abbé régnait sur le désordre. Il avait la passion des bâtiments et
+dépensait royalement les revenus du monastère en embellissements et en
+procès. Il avait une autre faiblesse d’homme d’église opulent: il aimait
+ses neveux et nièces et tâchait à les pourvoir sans regarder beaucoup
+aux moyens. Les moines se plaignaient et murmuraient, mais comme les
+prieur, sous-prieur et procureur étaient des créatures de l’Abbé, ces
+plaintes n’avaient guère d’écho, et il n’en résultait qu’un esprit de
+mécontentement et d’insubordination très facile à comprendre.
+
+En 1702, Fénelon vint visiter Liessies avec l’intendant de la province,
+M. de Bernières. Il n’eut aucune peine à voir que l’état intérieur du
+monastère était tout ce que l’on disait ou pis. Cependant comme la
+rébellion des moines lui paraissait plus fâcheuse que le gaspillage de
+l’Abbé, il se contenta d’admonester celui-ci en particulier et, après
+lui avoir fait promettre de changer les officiers de l’abbaye, il
+rappela sévèrement les religieux aux devoirs de l’obéissance monastique.
+L’archevêque écrit quelques jours après à M. de Bernières: «Je suppose
+que M. l’abbé de Liessies n’aura pas manqué de changer son prieur et son
+sacristain et de nommer les trois custodes à la communauté, dès le jour
+de mon départ, comme il me l’avait promis. Vous savez, Monsieur, que je
+ne fis que gronder la communauté en plein Chapitre et que leur donner de
+fortes leçons sur l’obéissance qu’ils doivent à leur Abbé. Si M. l’Abbé
+ne s’est pas hâté de leur adoucir un peu une conclusion si amère, par
+l’exécution du changement des officiers, toute la communauté sera mise à
+une très forte épreuve. Ils croiront que j’autorise l’Abbé même dans les
+choses les plus irrégulières.»
+
+Tout semoncé qu’il eût été, M. l’Abbé ne fit rien de ce que l’archevêque
+demandait. A peine Fénelon parti, il s’avisa au contraire d’une idée de
+paysan finaud qui se croit grand politique. Avec son prieur Florent
+Jénart, il recomposa le discours de Fénelon, le fit déclarer authentique
+et signer par une douzaine de moines et l’imprima. L’original de cette
+contrefaçon existe encore, et il faut voir ce que devient la prose de
+Fénelon sous ces mains épaisses. Après deux cents ans, les mots portent
+toujours l’accent belge sans qu’on puisse s’y méprendre.
+
+Voici un échantillon de cette belle harangue:
+
+«Faut-il interrompre un évesque et l’entretenir de vos vétilles et de
+vos anticailles pendant qu’il doit veiller et prendre soin d’un diocèse
+entier et qu’il doit encore estudier les Saints Pères? Il ne faut donc
+plus de bagatelles ni d’amusements, je n’en souffrirai plus. Ne croyez
+pas que je veuille vous entretenir dans votre zèle d’amertume qui ne
+provient le plus souvent que d’une certaine acédie, du défaut
+d’application et d’un dégoût des choses saintes.»
+
+Fénelon fut peu satisfait, on le comprend, de ces dangereux
+collaborateurs. Il passa cependant sur cet ennui, sans rien dire et avec
+un oubli de soi auquel devraient bien penser ceux qui lui reprochent
+parfois je ne sais quelle vanité féminine. «M. l’Abbé de Liessies,
+écrit-il, a publié de mauvaise foi un écrit imprimé où il me faisait
+parler ridiculement, et j’ai mieux aimé souffrir un imprimé ridicule,
+fait contre la bonne foi et le respect dû à mon caractère, que d’en
+donner un désaveu public qui l’eût déshonoré sans ressource.» (11 avril
+1705.)
+
+Lambert Bouillon mourut trois ans plus tard sans avoir rétabli l’ordre
+dans son abbaye. On voit Fénelon se plaindre qu’il ait un pied dans la
+tombe et ne songe qu’à des affaires séculières. Il eut pour successeur
+Agapit Dambrinne qui fut nommé directement par le roi et reçut les
+félicitations du P. de La Chaise en personne. Vers le temps de cette
+nomination, entrait à Liessies Dom Maur Levache, qui devint procureur
+quelques années plus tard et tint le Journal dont nous allons nous
+occuper.
+
+ * * * * *
+
+Nous ne savons rien de Dom Maur que ce qu’une note écrite après sa mort
+à la première page du journal nous en apprend. Il avait été baptisé à
+Dinant-sur-la-Meuse, le 27 janvier 1689, sous le nom de François; il fit
+profession à Liessies en 1709, et mourut le 27 janvier 1756, âgé
+précisément de soixante-sept ans.
+
+Son Journal est un cahier in-12 de deux cents pages environ, relié en
+parchemin, avec un papier à fleurs au dos. Dom Maur a écrit sur la
+couverture, de sa plus belle main: _Journal de Dom Maur Levache,
+commençant le 1er janvier 1719_. Il existe ou il a dû exister une suite
+à ce Journal. Dom Maur le tenait pour son usage particulier, et il est
+peu vraisemblable qu’après avoir scrupuleusement noté pendant trois ans
+l’emploi de ses journées, il ait subitement perdu une si bonne habitude.
+Les probabilités sont aussi pour que notre cahier soit le premier qu’il
+ait rempli. En 1719, Dom Maur avait trente ans. Il n’était prêtre que
+depuis cinq ou six ans et il ne faisait sans doute que d’entrer dans sa
+charge de procureur: l’Abbé n’eût pas confié des fonctions aussi
+importantes à un tout jeune homme. Nous voyons par le Journal que le
+temporel de l’abbaye occupait, à des titres divers, au moins sept ou
+huit religieux et que la plupart des moines avaient à en prendre soin
+pour leur part. Dom Maur avait apparemment été distingué de bonne heure
+pour son jugement droit, ses habitudes d’ordre et son attention aux
+intérêts du monastère. Il est évident qu’entre son ordination et sa
+nomination comme procureur, il fut chargé de nombreuses missions qui le
+mirent au courant des affaires, soit comme receveur des revenus, ou
+administrateur du bien dans les diverses villes où l’Abbé entretenait un
+agent, soit surtout à propos des innombrables procès où Liessies était
+constamment engagé. Dès les premières lignes de son Journal il paraît
+très accoutumé aux affaires qui lui incombent et à l’existence
+mouvementée qu’elles entraînent. D’un autre côté, son Journal porte les
+marques ordinaires du Journal qu’on tient pour la première fois. Il
+commence avec l’année, et Dom Maur répète deux fois l’_incipit_
+solennel: «Journal commençant le 1er de janvier 1719.» L’écriture des
+premières pages est fine et soignée, et une multitude de petits faits y
+sont consignés qu’on ne revoit jamais après que la ferveur d’exactitude
+des premières semaines s’est perdue.
+
+C’est un Journal d’homme d’affaires ou d’intendant, tout rempli
+d’achats, de procès et de bâtiments: il serait d’une écriture moderne
+qu’on n’en lirait pas dix pages: mais dans sa vieille robe de parchemin,
+il a une physionomie et une voix d’aïeul et des inflexions antiques qui
+évoquent le temps passé. On s’étonne, après l’avoir lu, de voir
+nettement apparaître dans son imagination les lignes droites des
+bâtiments conventuels, la chambre des archives encombrées de fardes et
+de layettes, le cellier et la brasserie, et, dans le cloître, M. l’Abbé
+et le prieur, tâchant à s’abstraire des ventes et des procès avant
+d’aller au chœur, et, à la grande porte de l’abbaye, la voiture de Dom
+Maur tout attelée et Don Maur lui-même avec un sac d’affaires, une
+figure résolue et une démarche vive et pressée, bien qu’il ait un air un
+peu délicat et qu’il soit décidément hypocondriaque.
+
+Dom procureur n’est presque jamais à Liessies: il est par voies et par
+chemins: deux jours à Maubeuge, huit jours à Mons, de là courant à
+Bruxelles et tout aussitôt s’en revenant à Liessies, d’où il repart
+promptement pour Valenciennes et Douai. Nous savons très exactement
+comment il voyage. C’est quelquefois en poste, mais le plus souvent
+c’est en chaise, avec «nos chevaux». Il emmène un compagnon et Henry,
+domestique. Il fait d’une traite les six lieues qui séparent Liessies de
+Maubeuge, siège de la sous-intendance. S’il a pu partir tôt, il ne fait
+que «rafraîchir» dans cette ville, et nous savons exactement, pour
+l’avoir vu cent fois dans le Journal, ce qu’il en coûte pour rafraîchir.
+C’est douze ou quatorze patards. Il prend alors des chevaux de poste et
+renvoie les siens avec Henry. S’il n’arrive que le soir, il descend à
+l’auberge ou chez les Pères Jésuites, au collège, et repart le lendemain
+assez tôt pour être de bonne heure à ses affaires à Mons.
+
+Mons est le chef-lieu des affaires de Dom Maur. Il ne faut pas s’en
+étonner. Liessies n’est français que depuis une cinquantaine d’années.
+Auparavant il faisait partie des Pays-Bas, et un grand nombre des
+religieux étaient Flamands d’origine et de langue. Une partie
+considérable des biens de l’abbaye reste en Hainaut et la plupart des
+affaires se plaident au chef-lieu. En fait, Dom procureur passe plus de
+temps à Mons que partout ailleurs. L’abbaye y possède un refuge, et, à
+quelque distance, se trouve le prieuré de Sart-les-Moines où M. l’Abbé
+et Dom Maur viennent quelquefois en villégiature.
+
+Le Refuge est évidemment un pied-à-terre digne de l’abbaye. Dom Maur
+parle quelque part d’un plafond doré et de cuirs peints qui ornent la
+chambre d’entrée. On y reçoit des étrangers de passage. Il y a cependant
+apparence que cette procure est assez souvent inhabitée. La cave n’a
+point de vin, et le prudent Dom Maur ne laisse jamais d’argent dans la
+maison. Le «coffre» est en sûreté chez des vieilles filles, amies du
+monastère. Ce coffre, qui joue un rôle assez considérable dans le
+Journal, est une sorte de banquier muet avec lequel on fait affaire sans
+s’embarrasser de comptabilité. Dom procureur y prend l’argent dont il a
+besoin et l’y remet très exactement quand l’équivalent de la somme est
+rentré. Il y enferme aussi les monnaies espagnoles, jacobus et doublons,
+qu’il ne peut pas toujours échanger avant de repasser la frontière.
+
+La vie de Dom Maur est celle d’un homme d’affaires très occupé. Il écrit
+chaque matin cinq ou six lettres qu’il s’ingénie à faire arriver à
+destination sans les faire passer par la poste, car il n’y a pas de
+petites économies; il entend des comptes, fait des baux, suit des
+expertises; surtout il nage dans un océan de procédure. Quand il ne
+sollicite pas chez un conseiller ou un procureur, il travaille chez un
+avocat. Il est très au courant de toute la machine judiciaire, sert des
+avertences et des solutions, répond à des griefs par des reproches ou
+des contredits. Le latin de la vieille bazoche émaille son français
+wallon: _queritur_, _dictum_, _factum_, tous les vieux mots de la
+chicane parcheminée et éternellement jeune. Des juges, des avocats, des
+gens d’affaires pour et contre passent dans le récit,--car en peu de
+temps ce Journal prend un air d’annales.--M. Petit, M. Duquesne et M.
+Adriani, l’avocat Le Maulnier et M. le conseiller Tahon deviennent des
+personnages familiers, et leurs noms aident à leur composer une figure,
+tout morts qu’ils soient depuis deux siècles et sauvés seulement de
+l’éternel oubli par la forme de leurs initiales et le son des syllabes
+qui représentaient leurs fragiles personnages. Amis ou ennemis, Dom Maur
+les appelle Monsieur avec la froide politesse du temps passé. Il appelle
+ainsi tout le monde,--aussi bien M. Molle ou le sieur Van Rode, ses
+fermiers, que M. le comte d’Attignies,--quand on n’a point d’affaire
+avec lui. Sitôt qu’on plaide, il n’aperçoit plus que X _versus_ Y et dit
+Molle ou d’Attignies ou, tout au plus, le sieur chanoine Posteau. Louis
+de Blois, mort en odeur de sainteté cent cinquante ans auparavant et
+enterré dans le chœur de l’église abbatiale, devrait n’être pour lui
+qu’un auteur ancien et vénéré dont on lit le _Speculum spirituale_
+pendant le temps du noviciat. Ayant fait emplette d’un drap destiné à
+couvrir la pierre tombale de cet illustre Abbé, il note froidement:
+«Acheté un tapis pour la tombe de M. de Blois.»
+
+Nous ne saurons jamais si Dom Maur avait le cœur sensible. Plusieurs
+fois des moines meurent à Liessies. Il mentionne l’heure à laquelle ils
+ont passé, ou la maladie dont ils finissent. «Dom Florent est mort sur
+les deux heures du matin», ou bien: «Dom Corneille est mort d’une fièvre
+maligne.» Ces détails laissent seuls deviner qu’il a été frappé de ces
+fâcheux événements. Une seule fois son accent ne laisse pas de doute
+qu’il a été vivement contrarié de trouver quelqu’un indisposé. Il arrive
+à Mons pour ouïr le compte de M. Duquesne et le trouve _bien incommodé_.
+C’est le superlatif de sa sympathie, et telle est la puissance des gens
+que leur nature ou l’éducation et les manières font paraître réservés,
+qu’on se sent presque touché.
+
+M. l’Abbé est un objet de constante sollicitude pour Dom procureur, mais
+il est difficile de dire si c’est parce que cela se doit ou parce qu’il
+y a dans son respect pour son supérieur une nuance d’affection.
+Certainement Agapit Dambrinne faisait une estime très particulière de
+son procureur; mais tous ceux qui ont connu des hommes d’église de la
+génération qui vient de s’éteindre savent l’abîme que les dignités
+ecclésiastiques mettaient, il y a peu de temps encore, entre les rangs
+de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, Dom Maur note, avec un soin
+extraordinaire, le progrès d’une fièvre qui prend à M. l’Abbé. On chante
+à son intention la messe des Saints Patrons. Sainte Hiltrude n’est pas
+mentionnée en particulier, mais comme ses reliques sont les reliques
+insignes de l’abbaye et qu’elle est invoquée dans tout le pays contre
+les fièvres, il n’est pas douteux que les religieux de Liessies la
+prient pour leur Abbé. On écrit à M. l’Abbé de Saint-Sépulcre à Cambrai
+que M. notre Abbé est malade. On rédige un mémoire sur sa santé et
+comme, apparemment, on n’a que peu de confiance aux médecins du pays, on
+envoie ce journal à Mons, aux demoiselles de Bouillon, grandes amies de
+Liessies, pour qu’elles le soumettent à MM. Wolf et Ducloux. Ceux-ci
+rédigent une «consulte» que Dominique rapporte en toute hâte. Peu de
+jours après, les demoiselles de Bouillon envoient une livre de
+pastilles, et M. Tahon, religieux bénédictin de Lobbes, deux livres de
+thé «ver» pour lesquelles on lui fait d’ailleurs compter aussitôt seize
+esquelins d’Espagne. En même temps, Dom Maur fait venir quarante
+bouteilles de vin du Rhin. Quelque temps après, M. l’Abbé, étant mieux,
+part pour Mons avec le procureur. En route la fièvre lui reprend, et
+bien que ce retour soit de peu de conséquence, Dom Maur fait acheter un
+demi-cent d’écrevisses pour remettre M. l’Abbé en appétit.
+
+D’ailleurs on prend à Liessies un extrême soin des malades. A peine
+apprend-on que Dom Bruno ou Dom Ghislain, occupés à exercer la recette
+ou à passer des tailles ici ou là, sont incommodés, qu’on envoie un
+religieux pour les soulager.
+
+Dom Maur surveille sa propre santé dans un détail si minutieux qu’on ne
+peut l’imaginer que franchement hypocondriaque. Une seule fois en trois
+ans il est un peu souffrant et garde la chambre pendant un jour ou deux.
+Le reste du temps, il est en chaise de poste, par les chemins, ou
+accablé d’affaires à Mons, à Bruxelles ou à Douai. Mais courant ou à
+demeure, il se soigne incessamment. Le Journal rapporte d’innombrables
+comptes d’apothicaires, et Dom Maur, qui ne s’égare jamais en vaines
+digressions, note un jour qu’il a rencontré son médecin s’en allant à la
+chasse.
+
+La médecine que nous entrevoyons dans le Journal n’est plus du tout
+celle de Molière: ni saignées, ni purgations, ni diètes. On prend de bon
+vin vieux, des biscuits et «saccades» pour amuser l’estomac, du
+brandevin pour réchauffer et tonifier, des électuaires bizarres pour
+détruire les ferments et mauvais germes. Outre diverses «ptysannes» et
+thés, Dom Maur fait venir de chez l’apothicaire de la thériaque, du
+sirop capillaire, c’est-à-dire extrait de la plante nommée capillaire,
+de l’eau d’anis, de l’eau de la reine d’Hongrie et un élixir horrifique,
+toujours en usage dans certaines parties des Flandres, et qu’il appelle
+tantôt élixir de ver terrestre, tantôt _spiritus vermium terrestrium_.
+Il fait une grande consommation de vin. Pendant les deux premiers mois
+de 1749, la mention «païé pour vin, biscuits et suc candy» revient
+constamment, parfois tous les jours, et la somme déboursée varie de deux
+à cinq, neuf et même onze florins. Il est probable que Dom Maur avait
+l’estomac faible et par suite une propension à se croire menacé de
+toutes les maladies, sans cesser pour cela de vaquer à des occupations
+très absorbantes.
+
+Dom Maur, neurasthénique et homme d’affaires, était-il avare ou
+généreux, d’un commerce agréable ou difficile? Nous ne pouvons
+l’affirmer. C’était un homme droit et froid, attentif à son devoir,
+attaché à son abbaye, à son Abbé, à lui-même et à ses frères; après
+cela, comme il avait l’esprit incontestablement juste, il s’intéressait
+au reste du monde suivant qu’il le méritait.
+
+Il exerce une stricte économie, ne faisant jamais une dépense inutile et
+notant les plus minimes: deux sous de «filet» pour faire un point,
+quatre sous dépensés pour raccommoder un soulier, deux liards à une
+barrière ou quatre patards à un bac. C’est un administrateur méfiant.
+Nous le voyons de temps à autre faire quelque remise à un fermier
+éprouvé par la grêle ou le grand vent, mais quand on lui parle
+agrandissements ou réparations, il commence toujours par rechigner,
+envoie sur les lieux ou s’y transporte en personne et ne consent qu’au
+moins possible et à la dernière extrémité. Nous voyons que souvent
+aussi, à propos de réclamations, les choses s’enveniment brusquement et
+on plaide.
+
+L’abbaye de Liessies était riche et généreuse: la tradition du pays et
+les archives des églises en font foi. Dom Maur, qui maniait
+journellement de grosses sommes d’argent, n’avait pas à empiéter sur le
+chapitre des aumônes, et nous ne voyons pas qu’il le fît. Il donne assez
+libéralement des «dringuelles[2]»: deux florins aux domestiques des
+Pères Jésuites, six patards à la servante des Bénédictines, autant, par
+ordre de M. l’Abbé, au cocher de M. l’Intendant. Mais ces générosités
+rentrent dans le chapitre des dépenses prévues, comme l’argent qu’on
+peut donner à un procureur qui a sollicité pour vous. Une seule fois, à
+Douai, Dom Maur donne vingt florins pour le «vin de charité» de
+l’hospice, mais c’était peut-être une manière de fondation. Une autre
+fois, il écrit à Dom Ghislain de compter à Simon Laurent quelque argent
+dont il a besoin. On se réjouit, mais, trois jours après, on voit que
+Simon Laurent a rendu intégralement la somme et que son besoin n’était
+pas d’un besoigneux, mais vraisemblablement d’un agent. Dom Maur est, en
+toutes choses, un homme d’un extrême sang-froid, averti des faiblesses
+et des vices de l’humanité, accoutumé aux vicissitudes de la vie de
+plaideur et aux revirements soudains de la fortune. Il écrit de la même
+main: «Notre procès contre Molle est venu en haut et nous l’avons
+gagné.» Ou bien: «On a jugé aujourd’hui notre procès contre Van Rode, et
+nous l’avons perdu.»
+
+ [2] Mot wallon signifiant pourboire, évidemment apparenté à l’allemand
+ _Trinkgeld_.
+
+Il note sans sourciller, le 5 janvier 1721: «Reçu avis de
+Sart-les-Moines que Dom Joseph avait été condamné à Louvain, en propre
+et privé nom, en matière d’injure comme Molle.» Son journal étant rempli
+de décisions légales, il y consigne celle-ci comme les autres, sans plus
+s’émouvoir.
+
+Il a peu de gaieté, aucun sens du ridicule. Il écrit gravement les
+surnoms les plus risibles. Il note qu’il a «vu mademoiselle Duquesne et
+lui dit que nous ne savions ce qu’elle voulait dire avec ses plumes». Ou
+encore: «Nous avons examiné les deux débats contre Molle et nous avons
+été au greffe pour faire copie du compromis fait entre Molle, Dom
+Florent Jénart et Dom Michel Dujardin par lequel ils se sont soumis au
+jugement des deux avocats marqués dans ledit compromis, dont l’un était
+celui de Molle et l’autre un peu timbré.»
+
+Entre les courses, les ventes et les audiences du tribunal, Dom Maur
+reste au logis et fait sa correspondance ou lit en grignotant ses
+biscuits et sirotant son sirop. Il est l’homme du temporel, l’homme du
+dehors, dont le devoir est de se renseigner sur ce qui se passe dans le
+monde, afin de prendre ses précautions en conséquence. Peut-être aussi
+qu’on parle déjà politique dans les diligences, à l’auberge des
+Trois-Pigeons ou à celle du prince Tserclaes, sur le Sablon. Dom Maur
+lit donc les journaux: la _Gazette de Hollande_, les _Annales de
+Hainaut_ et autres «livres du temps», dont il paraît presque aussi
+friand que de sucreries. Avec des almanachs de Milan, c’est toute sa
+littérature. Il lui passe par les mains bon nombre d’ouvrages
+théologiques destinés à M. l’Abbé ou au prieur, mais il ne s’intéresse
+que médiocrement aux controverses sur la «constitution».
+
+Pour achever le portrait de Dom Maur, il nous reste à dire qu’il est
+indubitablement obéissant et humble. Il pourrait se croire
+indispensable, puisque l’énorme poids des affaires financières de
+l’abbaye repose entièrement sur lui, et indépendant, puisqu’il ne vit
+presque jamais en communauté et qu’il a toutes les dispenses. On ne voit
+jamais percer de tels sentiments. Au contraire, Dom Maur parle toujours
+de la volonté de l’Abbé comme s’il était le premier qui dût la subir. Il
+emploie constamment la formule: «M. l’Abbé m’a donné l’ordre...» Ou,
+s’il est à Liessies: «M. l’Abbé m’a mis pour être...» Ce chicaneau était
+probablement un excellent religieux.
+
+ * * * * *
+
+Plus de la moitié du Journal de Dom Maur a rapport à des procès.
+L’abbaye est immensément riche; elle a la collation ou la propriété
+d’innombrables bénéfices non seulement en Hainaut et dans les Pays-Bas,
+mais jusque dans le midi de la France; elle possède des bois, des
+fermes, des mines: bref, elle est dans la situation de tous les gens
+trop riches et que leurs affaires accablent; elle tire de l’argent de
+partout, mais ceux de qui elle le tire se le font arracher et
+s’ingénient de toutes manières à le reprendre. La plus grande partie des
+procès que Dom Maur soutient à Féron, à Mons, à Valenciennes ou à Douai,
+voire à Cambrai et à Rome, vient d’exigences ou de prétentions qu’il
+trouve injustifiées. La formule «... qu’il prétend et qu’on ne lui doit
+point» revient incessamment. On ne peut guère se persuader cependant que
+Dom procureur répugne à cette guerre éternelle et qu’il n’ait aucun goût
+pour le jeu de la chicane. Il est batailleur, sans aucun doute,
+froidement et délibérément batailleur, et il y a bien apparence que tout
+Liessies respire une atmosphère de combat. A l’époque où le Journal
+commence, Lambert Bouillon n’est mort que depuis dix ou douze ans,--Dom
+Maur a fait profession l’année même de sa mort et il a probablement
+connu ce plaideur indomptable:--en tout cas, son éducation monacale a dû
+se faire au milieu des procès mal éteints légués par le vieux lutteur à
+Agapit Dambrinne. Il a dû se persuader de bonne heure que l’état de
+guerre est l’état normal de tous ceux qui possèdent et que le meilleur
+moyen de garder son bien est de montrer les dents à quiconque a la mine
+d’en avoir envie. La règle à Liessies est qu’on soit méfiant et
+chatouilleux.
+
+Les commis viennent jauger la cuve: «Dom Joseph proteste de nullité
+contre tout ce qui s’est fait.» L’hôte du _Gant d’or_, auberge sur la
+route de Bruxelles appartenant à l’abbaye, fait changer une gouttière.
+On plaide jusqu’à ce que la gouttière soit remise en son premier état.
+Un de nos chevaux est arrêté à Etrœungt pour le vinage. Dès le
+lendemain, on envoie faire sommation au vinager qui relâche le cheval
+sous caution. Le surlendemain, on lui délivre «copie de nos titres» et
+de l’ordonnance de l’intendant et on lui fait une seconde sommation «à
+ce qu’il ait à purger ladite caution». On croit l’affaire finie. Le mois
+suivant, parmi divers petits procès--contre ceux de Wannebecq qui
+prétendent un vicaire, ceux d’Ath qui prétendent un chapelain, le curé
+de Roquignies qui veut retenir sa dîme, ceux d’Ohain qui réclament pour
+la portion congrue de leur vicaire, contre les maltôtiers, etc.,--on
+voit que Dom Joseph écrit pour l’affaire du vinage et tout à coup que
+trois avocats ont été consultés à Mons pour cette bagatelle.
+
+Dom Maur n’a pas peur du Gouvernement. Deux ou trois fois, il s’entremet
+dans des affaires de contrebande où Coppée, domestique, où Nicaise,
+notre fermier, ont été pris. Quelquefois, cependant, il s’y prend en
+douceur, et le Journal porte mention d’un «cadeau à un buraliste». Il
+proteste contre une taxe sur les houilles et ne la paie que lorsqu’on
+lui a dit que «noblesse et abbayes l’ont payée». On veut prendre des
+chênes dans nos bois pour bâtir des casernes dans les petites villes de
+France (c’est-à-dire Guise et La Fère). Dom Maur entre en
+correspondance, se méfie d’emprises probables et va voir au bois ses
+chêneaux. Bientôt il cherche un sergent pour faire protestation, et,
+n’en trouvant point, remet au lendemain de le faire à Guise.
+
+Il n’est pas au mieux avec les autorités ecclésiastiques. Fénelon, à qui
+Lambert Bouillon a joué un si mauvais tour, est à peine remplacé, et on
+ne voit pas qu’il se soit établi des relations très cordiales entre
+l’archevêché et l’abbaye. Les «jeunes» ne vont pas à Cambrai pour
+l’examen et on les fait ordonner à Maubeuge par un évêque de passage.
+C’est aussi le coadjuteur de Québec qui vient à Liessies «confirmer». Le
+promoteur de l’officialité veut ériger en cure le «secours» de
+Cartignies. Dom Maur fait la sourde oreille et se fait «signifier d’une
+requête». On ira donc en cour de Rome. Dom Maur a dans la ville de Liège
+un sien cousin, chanoine, et à Rome deux autres cousins, aussi Levache
+(il écrit indifféremment Levache ou Levage, ou même Levacq), qui lui
+sont moins connus. Le cousin de Liège écrit à ses cousins de Rome et
+ceux-ci se mettent en mouvement. Malheureusement, la Daterie est en
+vacances, comme de juste, et pendant ce temps, le promoteur presse Dom
+Maur «à faire ses preuves», sans paraître savoir qu’il a «interjecté
+appel». L’affaire traîne en longueur, mais on finit par obtenir «un bref
+d’appel de la sentence de l’officialité dans la cause que nous avons
+contre le promoteur pour l’érection de l’église de Cartignies en cure».
+Il en coûte «huit écus romains de dix esquelins chacun».
+
+Même avec les abbayes de son Ordre, Dom Maur a de petites difficultés.
+MM. de Saint-Michel en Thiérache ont avec lui une correspondance
+beaucoup trop longue pour l’affaire qui l’a motivée. Avec l’abbaye de
+Crespin, des arrangements à frais communs au presbytère d’Harvent
+amènent une vraie brouille, et l’on est «signifié d’une requête». Bref,
+Dom Maur plaide à propos de tout et à propos de rien: les procès se
+superposent et s’enchevêtrent. Le procureur écrit pour «recevoir des
+nouvelles de plusieurs procès que nous avons à Ath». En effet, il en a
+quatre: un pour le «prétendu» chapelain, un pour une sacristie qu’il
+s’agit de «raccommoder», un autre avec les Moulins pour une mesure de
+farine qui a été enlevée, et un quatrième avec M. Van Rode, fermier. Il
+plaide à la fois contre les chanoines de Maubeuge, ceux de Condé et ceux
+de Saint-Quentin, et quand on rencontre la mention: «ceux du clergé», on
+est bien empêché de savoir à qui l’appliquer.
+
+Tout cela entraîne des dépenses considérables, car il faut payer des
+experts et des avocats, et l’on voit certain procureur réclamer de
+l’argent «pour nous avoir servis», mais le vrai plaideur n’y regarde
+pas. Dom Maur débourse sans sourciller mille florins de frais dans le
+procès contre Molle qui est une affaire d’importance minime. On ne
+plaide pas pour gagner de l’argent, mais parce qu’on enrage d’avoir
+raison.
+
+Les innombrables procillons qui font ressembler le Journal de Dom Maur
+au rôle d’un tribunal sont des affaires presque toutes communes et qui
+n’offrent guère d’intérêt. Ce qui intéresse, c’est Dom Maur lui-même par
+sa persévérance, son indifférence aux résultats et son superbe
+sang-froid. C’est aussi quelques-uns de ses adversaires. Deux surtout
+paraissent dignes de lui: leurs noms reviennent fréquemment, presque à
+travers tout le Journal, et ce retour perpétuel de figures lointaines et
+presque anonymes finit par leur donner quelque chose d’épique.
+
+L’avocat Le Maulnier paraît dès la première page du Journal: on consulte
+M. Petit pour sa requête. De loin en loin, au cours de la première
+année, cette affaire revient: «On a travaillé à un rapport contre Le
+Maulnier», ou: «On a reçu trois mémoires contre Le Maulnier», ou, un peu
+plus tard: «On a commencé à rapporter notre procès contre Le Maulnier.»
+Au commencement de 1720, l’affaire s’engage à fond. On écrit à M. l’Abbé
+que la présence de Dom Joseph est nécessaire parce que le conseiller
+rapporteur a besoin d’explications. Dom Joseph arrive, et, pendant un
+mois, c’est une grande activité. Visites au président et à un
+conseiller. Visites à quatre conseillers. Remise de factums. Répondu à
+la requête civile de Le Maulnier. Travaillé à l’avertence, etc., etc.
+Après un temps, on recommence la lecture, on achève l’avertence,
+laquelle est servie avec dix-sept pièces. Le Maulnier sert une solution
+à l’avertence de Dom Maur. On y répond. Enfin, le 13 mars, au soir,
+«notre procès contre Le Maulnier est sorti du bureau et nous l’avons
+gagné».
+
+C’est la formule ordinaire. Seulement, cette fois--peut-être parce qu’on
+a battu un homme de la partie--il y a une joie extraordinaire dont le
+Journal s’échauffe pendant trois jours. On écrit et on envoie aussitôt
+un messager à M. l’Abbé, Dom Ghislain et Dom Gérard. On va remercier MM.
+le Président et le Rapporteur et M. Cornet. On écrit aussi à Dom
+Corneille «pour lui notifier la bonne nouvelle du gain de notre procès».
+Dans la joie où l’on est, on écrit à M. Duquesne de faire raccommoder la
+grange de la Folie, «s’il est absolument nécessaire».
+
+Le lendemain, M. Tahon fait venir les parties et leur déclare les
+«points d’office», après quoi on commence la liquidation. L’avocat de Le
+Maulnier refuse de payer les épices du procès. Suivent diverses
+comparutions où le conseiller s’offre d’amener un accommodement. De
+fait, on travaille avec Le Maulnier, à l’amiable, un après-midi. Après
+deux mois d’un silence de mauvais augure, Le Maulnier sert ses
+contredits consistant en quatre cent quatre-vingt-dix-sept articles. On
+les étudie, mais il y a apparence que cette énorme masse de raisons est
+inébranlable, car à une dernière comparution chez M. Tahon, «on finit
+tous les anciens procès, de sorte que notre rente se trouve réduite de
+940 à 910 florins». Sur ce, on demande à Liessies des chevaux «pour s’en
+retourner».
+
+A côté de cet avocat savant et retors, on voit paraître un petit curé
+entreprenant, tenace et malin, qui fait encore meilleure figure. C’est
+le curé de Gognies-Cauchies. Brave petit homme qui lutte tout seul
+contre la riche et puissante abbaye! Leur difficulté provient d’une dîme
+qu’il a retenue et de sa maison de cure qu’il veut qu’on «rétablisse».
+Le petit curé gagne, haut la main. Dom Maur rappelle, et on entre dans
+le labyrinthe pour n’en pas sortir, car le Journal s’achève sans que
+l’on sache si l’on s’est arrangé pour tout de bon. Le procès de Gognies
+est d’ailleurs le plus embrouillé de tous. Après quelques mois, on voit
+Dom Maur copier «deux petits procès avec Gognies», et on s’aperçoit, en
+effet, qu’il y a trois affaires distinctes poursuivies simultanément à
+Mons, à Valenciennes et à Douai. Le petit curé trouve aussi moyen de
+mettre dans son jeu les chanoines de Maubeuge qu’on voit qui n’ont pas
+encore «tripliqué». On fait faire des comparutions, des expertises et
+vues de lieu. Quelquefois le petit curé fait défaut, d’autres fois il
+propose des accommodements; il vient en personne à Liessies, par une
+belle journée de printemps, et «offre de payer la moitié des frais de la
+veüe de lieu si l’on veut mettre des barreaux à ses fenêtres». Il s’agit
+bien de barreaux. Dom Maur, quelques jours plus tard, est à Douai avec
+ordre de solliciter fortement contre «Gognies». M. le conseiller Dupuis,
+homme paisible, tâche d’accommoder les parties. Sur ces entrefaites, le
+procès qu’on a pour la dîme sort du bureau à Mons et «nous avons gagné».
+Reste celui de Valenciennes et celui de Douai, très lents l’un et
+l’autre et très confus, car, cette fois, les chanoines de Saint-Quentin
+entrent, on ne sait comment, en ligne, et l’on ne voit jamais clairement
+si l’on plaide pour le fond ou seulement pour des frais. Quoi qu’il en
+soit, Dom Maur gagne encore à Valenciennes. On croit tout fini; mais,
+après plusieurs mois, on retrouve, comme un refrain de cauchemar,
+l’éternelle mention: «Fait un écrit contre le curé de Gognies-Cauchies.»
+C’est qu’il reste le vieux procès de Douai auquel on ne pensait plus et
+qu’enfin le petit curé, abrité derrière ses chanoines, gagne, le 5 avril
+1721. «Nous avons perdu notre procès contre lesdits chanoines, à tous
+frais et dépens, et il a été déclaré que les curés primitifs sont
+obligés d’évacuer leur disme avant que les autres codécimateurs
+contribuent aux portions congrues et aux maisons des curés.» La note des
+premiers frais monte assez haut, car Dom Maur donne en à-compte 360
+florins qui sont tout l’argent qu’il a sur lui. Vers la fin de novembre,
+le procureur écrit à son dit curé de venir liquider sa dîme de 1719 et
+s’arranger pour de certaines briques dont on a pavé son grenier. Le
+petit curé répond qu’il «envoiera», et quand on s’est habitué à voir son
+nom revenir pendant plus de deux ans presque à toutes les pages du
+Journal, on se demande s’il n’«envoiera» pas un sergent.
+
+Autour de ce combatif petit homme on voit graviter d’autres petits
+curés, celui de Maffles, celui d’Eppe-Sauvage au sujet duquel on
+consulte trois avocats, ceux d’Étichove et de Roquignies, celui
+d’Ostiche. Ce dernier, le jour même que le curé de Gognies vient
+demander des barreaux pour ses fenêtres, fait aussi le voyage de
+Liessies et demande qu’on ajoute une «quatrième place» à sa maison et
+qu’on lui donne des pailles pour son toit. Il n’aura rien du tout. Il
+part fort mécontent et, quelque temps après, «menace d’arrêter nos
+biens».
+
+Que de plaideurs, que de juges, que d’avocats, que d’affaires! Quand on
+lit vite, les choses se mettent les unes sur les autres, les jours
+s’enfuient, les mois glissent, les procès pullulent, le journal fait un
+bourdonnement monotone qui engourdit et ne laisse que la sensation d’un
+temps lointain et irréel. Vers la fin, on voit plus souvent ces
+querelleurs s’accommoder et l’on sent combien des gens morts depuis si
+longtemps ont eu raison de cesser des batailles ridicules. A deux
+reprises, Dom Maur passe tout un mois sans bouger de Liessies, de chez
+nous, comme il dit, et on aime se le figurer loin du fracas des maisons
+de poste et des cours de justice, vaquant à la tranquille besogne
+quotidienne et entendant par sa fenêtre ouverte, le chant assourdi du
+chœur. Je suis sûr que M. l’Abbé tient à ce qu’il reste ainsi de temps
+en temps au logis. Souvent on voit reparaître l’ordre de revenir à
+Liessies, «sitôt nos procès finis». M. l’Abbé s’occupe aussi--il le faut
+bien--de ce que son procureur fait à Mons ou à Douai, mais je n’ai aucun
+doute qu’il n’aime pas cette agitation vaine et qu’il pense quelquefois
+avec regret au passé, en regardant de sa stalle la tombe de M. de Blois.
+
+ * * * * *
+
+Il semble d’ailleurs qu’on vive très paisiblement à Liessies. L’Abbé est
+un homme sage et bon, très respecté et probablement aimé. L’obéissance
+est entière, et le commandement n’a rien de rude: l’existence des
+religieux doit être monotone et douce, sans désordres et même régulière
+sans être plus édifiante que celle de la majorité des moines à cette
+époque; l’atmosphère, celle d’un collège ecclésiastique de province,
+vraie famille agrandie où l’attachement au nid commun est le ressort
+principal des actions.
+
+Il n’est fait aucune allusion dans le Journal de Dom Maur à la présence
+de Frères convers dans l’abbaye: ce sont des domestiques qui font les
+charrois et autres grosses besognes, et des jeunes gens du pays se
+présentent de temps à autre «pour écrire au comptoir». Cette égalité de
+tous les religieux contribue à leur donner une liberté et une
+individualité plus grandes. Les «jeunes» ne sont pas séparés du reste du
+monastère. Ils y entrent comme postulants; après un an, on les présente
+au Chapitre pour la profession, et le vote de la communauté décide de
+leur réception; leurs «prémices» sont de grandes fêtes pour lesquelles
+Dom Maur débourse cinquante ou soixante florins. Le Journal ne laisse
+aucun doute que tous les moines se connaissent et s’aiment. Dom Maur
+envoie constamment «chez nous» des manières de cadeaux qu’il sait devoir
+plaire à celui-ci ou celui-là. A M. l’Abbé des livres, du thé impérial
+ou de beaux bas rouges pour les grandes cérémonies. A M. le Prieur, qui
+est savant, pieux et rhumatisant, des livres, des traités spirituels, un
+bonnet, de l’huile de myrrhe. A Dom Thomas qui est peintre, des
+couleurs. A M. le Sacristain, des dentelles. A Dom Joseph, des œufs
+frais et du vin de «Frontiniac». A un autre, du fil d’argent et des
+croix de corne «pour faire des dizaines». A un autre, des livrets d’or
+pour des broderies.
+
+Les liens de famille ne sont nullement brisés. M. l’Abbé fait écrire à
+un religieux que, passé telle fête, il pourra s’en aller voir sa mère.
+Une autre fois, Dom Maur rencontre Dom François s’en allant _ad
+patriam_. Un peu plus tard, Dom Maur écrit qu’il a compté huit écus à un
+autre religieux s’en allant _ad patriam_.
+
+L’abstinence monastique existe toujours en principe et le Journal suit
+la marche de l’année ecclésiastique avec la régularité d’une horloge.
+«Écrit à mademoiselle Wélis de Bruxelles pour les provisions des
+Avents.»--«Coppée est arrivé avec un chariot pour charger les provisions
+de carême: quatre tonnes de morue, deux tonnes d’harengs, une tonne de
+saumon, etc.»
+
+Mais comme la moitié des religieux, étant constamment en voyage, ont
+dispense, il est probable que la règle s’est bien relâchée de la
+sévérité primitive. En tout cas, le maigre se relève par toutes sortes
+de douceurs, et le carême de Liessies est un carême sucré. A la vérité,
+le procureur commande des sacs de riz et des ballots «d’estocfix», mais
+on le voit acheter d’un coup 160 livres de cacao, 50 livres d’orge perlé
+et pour 79 florins de «banille». Il y a à l’abbaye des provisions de
+cannelle et de noix muscades, de dattes, de raisins de Tharse et de
+câpres d’Espagne; à intervalles aussi, des citrons et oranges amères qui
+sont un grand luxe. On boit ordinairement le petit vin de Laon, mais on
+en fait venir de Bar, et la cave est fournie de vin d’Espagne et de vin
+du Rhin.
+
+Liessies ne manque point d’amis, bien qu’il s’en faille de peu qu’on ne
+leur fasse à tous des procès. Il y en a de puissants: M. l’intendant à
+qui l’on envoie de temps à autre un chevreuil et que M. l’Abbé va voir
+vers le nouvel an «pour lui faire les compliments du temps»; madame de
+Maubeuge, la noble et puissante abbesse du noble et puissant Chapitre de
+Maubeuge. C’est une très grande dame. L’année où elle prend possession,
+elle passe par Liessies avec ses officiers, une compagnie de gardes du
+corps, une de hussards, une de grenadiers et une de bourgeois de
+Maubeuge. On héberge tout ce monde. Le lendemain, M. l’Abbé et deux
+religieux accompagnent «Madame» pendant le reste du voyage, et M. l’Abbé
+l’installe et dit la messe basse pontificalement. Une autre grande
+visite cause un émoi encore plus grand. Brusquement Dom Maur annonce le
+passage du Prince Tingris et ce nom ainsi orthographié fait que, pendant
+quelques jours, le Journal prend un air d’_Amadis_. On a envoyé à
+Bruxelles le messager de Trélon pour chercher des jambons, des succades
+et autres choses «portées sur l’état du maître d’hôtel». On achète pour
+treize écus à trois couronnes de poisson frais. Comme rien à Liessies
+n’est assez beau pour un hôte aussi distingué, on envoie de Mons «huit
+douzaines de serviettes, trois douzaines de couteaux, autant de
+cuillères et fourchettes de métail, une boette de biscuits, et macarons
+et sucades». Pour mettre le comble à cette magnificence on joint une
+demi-douzaine de citrons, autant d’oranges amères et autant d’oranges de
+Portugal qui composeront un véritable dessert de prince.
+
+Liessies a d’autres amis plus humbles et que l’on traite familièrement.
+Ce sont quelques curés:--M. Jénart avec qui on finit malheureusement par
+plaider, mais que M. l’Abbé recommande quand il va au concours; ou M.
+O’Dwyer, Irlandais francisé qui rend de petits services au
+monastère;--des gens d’affaires, tellement absorbés par les dîmes, les
+tailles et les procès de Liessies qu’ils ne sont guère que des
+lieutenants du procureur; M. Petit, à qui M. l’Abbé fait des cadeaux de
+nouvel an; M. Goulart de Trélon et mademoiselle Duquesne, sa fille.
+Mademoiselle Duquesne est une femme prudente et méfiante qui fait une
+fois un peu de peine à Dom Maur en lui refusant des écus de Lille dont
+il veut la payer, mais c’est une amie tout de même. On la traite sur le
+pied de l’intimité, et le procureur passe plusieurs jours chez elle
+quand il vient ouïr son compte. Il y a encore M. et madame Tahon de
+Maubeuge, dont l’amitié est d’autant plus précieuse que M. Tahon est
+conseiller à la Cour. Il y a surtout les demoiselles de Bouillon, de
+beaucoup les meilleures amies du procureur. Ce sont des filles de très
+bonne naissance et d’éducation soignée, intelligentes, artistes et
+cependant pratiques et ne trouvant pas qu’il soit au-dessous d’elles de
+rendre à leurs amis les services les plus ordinaires. Elles habitent
+Mons, et sont pour Dom Maur d’un secours inestimable. Son coffre est
+chez elles et il leur confie aussi des bourses distinctes où sont les
+monnaies de provenance étrangère qu’il ne peut changer. Elles
+l’accompagnent dans les magasins chaque fois qu’il achète de la toile ou
+des étoffes. Quand il est à Liessies, elles font pour lui plusieurs
+courses qu’il n’oserait peut-être leur demander. Dom Maur a à Bruxelles
+une correspondante appelée mademoiselle Wélis, qui lui expédie toutes
+sortes de denrées. C’est une honnête marchande qu’il appelle jusqu’à la
+fin mademoiselle Wélis de Bruxelles, comme s’il avait entendu parler
+d’elle la veille pour la première fois. Elle n’a pas la commande de
+certaines douceurs comme amandes longues et thé impérial que les
+«demoiselles» se font un plaisir d’envoyer elles-mêmes à Liessies. Elles
+font cadeau à M. l’Abbé de beaux réchauds d’argent et de toutes sortes
+de sucreries quand il est malade. Elles pensent, comme de juste, à la
+sacristie: dentelles et fils d’argent viennent ravir le sacristain. De
+son côté, M. l’Abbé leur fait tous les honneurs: il les invite au
+prieuré du Sart où il vient pendant les chaleurs, et l’année où madame
+de Maubeuge passe par Liessies, il les ramène avec lui pour qu’elles
+aient l’agrément de cette cavalcade.
+
+Les religieux de Liessies sont en bons termes avec ceux de Lobbes. Dom
+Maur paraît heureux dans ses voyages de rencontrer parfois M. Tahon,
+religieux de cette abbaye. Ils ont aussi des relations agréables avec
+ceux d’Hautmont dont l’abbé vient un jour à Liessies, avec ceux de
+Maroilles qui donnent parfois l’hospitalité au procureur quand il
+revient de Douai, et surtout avec MM. de Saint-Sépulcre de Cambrai. On
+leur rend tous les services qu’on peut.
+
+Mais les vrais, constants, fidèles et très appréciés amis de Liessies,
+ce sont les Pères Jésuites. En général, les Bénédictins étaient plutôt
+Jansénistes. A Liessies, une tradition vieille de plus d’un siècle
+voulait qu’on se rangeât aux doctrines de la Compagnie et qu’on traitât
+les Jésuites avec une extrême cordialité. A Maubeuge et à Douai, Dom
+Maur descend presque toujours «aux Révérends Pères Jésuites»: il y est
+chez lui. Toutes les idées théologiques de Liessies sont celles des
+Jésuites. Les «jeunes» apprennent la dogmatique dans l’ouvrage du P.
+Platelles et la morale dans celui du P. Tavernes. On conserve aux
+archives la belle lettre que le P. de La Chaise écrivait à M. l’Abbé en
+lui annonçant sa nomination: «C’est votre mérite et votre zèle pour la
+bonne doctrine qui ont obligé le Roi à vous préférer à tous ceux qui ont
+sollicité Sa Majesté pour obtenir la place qu’elle vous a confiée. Je
+suis sûr que vous la remplirez dignement et que vous maintiendrez la
+régularité et le bon ordre dans une abbaye de si grande conséquence.
+Tous nos Pères que vous honorez de votre amitié m’en ont félicité, ce
+qui m’a fait un véritable plaisir. Je vous prie de leur continuer
+l’estime et la considération que vous avez toujours eue pour eux, etc.»
+M. l’Abbé reste très hostile aux Jansénistes et entretient une
+correspondance active avec le P. Imbert. Celui-ci lui envoie tout ce qui
+se publie «touchant la constitution». On trouve fréquemment la mention
+«Reçu un paquet de livres de Douai pour M. l’Abbé». Deux «escoliers»
+apportent à Mons un gros paquet de livres qui leur a été remis par le P.
+Imbert et qu’on envoie dès le lendemain à Liessies par un exprès. M.
+l’Abbé s’intéresse uniquement à la controverse janséniste et, à en juger
+par ce qui lui arrive d’ouvrages et brochures de toutes sortes, elle
+doit absorber tout son temps. Le Journal de Dom Maur finit la veille de
+Noël 1721. Ce jour-là le procureur inscrit: «Reçu de Douay un paquet
+d’écrits, sçavoir: un exemplair de la Sorbonne tombée, un exemplair des
+expositions des sentiments de M. de Noailles et deux exemplairs des
+lettres à l’auteur du supplément.» Il est bien probable aussi que des
+mandements d’Arras reçus quelque temps auparavant et plusieurs livres de
+M. de Soissons en latin se rapportent au P. Quesnel. Dom Maur ne lit
+rien de tout cela: son siège est fait, sans aucun doute. Les Jansénistes
+doivent lui apparaître comme des gens qui troublent l’État, causent de
+grandes dépenses en livres et favorisent dans les monastères une
+spéculation très vaine.
+
+ * * * * *
+
+Telle est, en gros, l’impression que laisse le Journal du procureur. Ce
+qui surnage, c’est le sérieux de la plupart des figures et la futilité
+de la plupart des affaires. Mais, ni M. l’Abbé, ni Dom Maur, ni les
+autres ne croyaient leurs affaires futiles: les procès étaient la trame
+de l’existence quotidienne, et le Jansénisme était une erreur vivante et
+qui mettait la foi en péril.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Liessies est bien désert, et les plus vieilles gens s’y rappellent à
+peine le temps où ils se souvenaient de l’abbaye.
+
+Juin 1905.
+
+
+
+
+PETIT MOUTIER
+
+
+Moustiers est un hameau de trente à trente-cinq feux, très isolé dans
+une petite vallée de la partie orientale de la Fagne, à trois lieues de
+Liessies et tout près des hauts défrichés à travers lesquels passe la
+frontière belge: on l’appelle souvent Moustiers-en-Fagne. Une belle
+route conduit à Wallers au sud et à Eppe-Sauvage au nord, mais elle est
+en tout temps fort déserte et il faut que les ingénieurs l’entretiennent
+par le pur amour de leur art: on n’y rencontre guère que la carriole du
+boulanger ou du boucher. En revanche, elle monte et descend par longs et
+lents circuits à travers les pentes gazonnées qui bordent la forêt et
+ouvrent à chaque instant de vastes horizons sur la Fagne-de-Chimay. Il
+faut porter sur ce chemin des soucis bien cuisants pour ne pas s’y
+sentir comme bercé.
+
+Le nom de Moustiers dit assez clairement que l’histoire de ce petit
+village est liée à celle d’un établissement monastique. En effet on voit
+au premier coup d’œil que l’églisette qui vous accueille presque à
+l’entrée du hameau a été une chapelle de moines. Elle s’appuie, toute
+petite et gracieuse, contre une grande maison robuste séparée de la
+place par une bande de jardin sévèrement murée, et, derrière, de vastes
+dépendances enferment un grand carré. Les gens du pays appellent cet
+assemblage de constructions moitié agricoles, moitié conventuelles le
+Priolé, corruption facile à reconnaître du mot de Prieuré. On voyait
+encore il y a vingt ou vingt-cinq ans et l’on voit peut-être toujours,
+dans la sacristie, des tiroirs sur lesquels était écrit en caractères à
+peine pâlis: M. le Prieur, M. le Sous-Prieur. Ces religieux étaient des
+moines laboureurs dépendant non de l’abbaye de Liessies, mais de celle
+de Lobbes, en Hainaut, et suivant aussi la règle bénédictine. Ils
+étaient trois ou quatre qui, une fois dit leur office et leurs messes,
+vaquaient aux travaux des champs comme les paysans d’alentour.
+
+Les Mauristes, aussi bien que les autres Bénédictins, avaient de ces
+monastères campagnards. C’est dans une retraite de ce genre que Mabillon
+passa six années, redemandant à la terre la santé que les livres lui
+avaient prématurément ravie.
+
+Ces prieurés n’absorbaient pas comme les grandes abbayes toute la terre
+et tous les bras. Le prieur et ses compagnons devaient être les amis et
+non les maîtres des laboureurs leurs voisins. Il est peu de pays où
+l’attachement à la religion soit resté aussi paisible, entier et sincère
+qu’à Moustiers-en-Fagne. Il en sera de même partout où le prêtre ou le
+religieux ne se mettra à part des hommes au milieu desquels il vit que
+par une charité plus haute et une existence plus pure.
+
+Toute proche de l’église et du Prieuré est une très jolie maison du XVe
+siècle dont tout l’ornement consiste dans un pignon à gradins semblable
+à ceux qu’on voit partout dans le Soissonnais et dans des fenêtres à
+meneaux, mais dont les proportions sont parfaites. La pierre de taille
+qui est tout simplement la pierre bleue de Hainaut, en est cependant
+relevée de bordures délicates. Quand on entre dans le village par la
+route d’Eppe-Sauvage, cette maison fait avec l’église et le Prieuré un
+ensemble de lignes brisées extraordinairement gracieuses.
+
+Le Prieuré de Moustiers n’a point d’histoire; le village non plus; etson
+nom vague et général le tire à peine de l’anonymat. C’est un endroit
+silencieux et heureux où des moines et des villageois ont vécu pendant
+plusieurs siècles ignorés et contents.
+
+J’espère que le lecteur ne me trouvera pas ridicule d’ajouter ici
+quelques vers inspirés par cette bourgade de rêve. Si quelque musicien
+voulait y adapter un air monotone et lointain de vieille chanson, je lui
+en saurais gré.
+
+
+LE MOUTIER
+
+ C’était un vieux petit moutier
+ Avec des gables;
+ Dans la cour un grand peuplier
+ Et des érables.
+
+ La chapelle avait des murs gris
+ De vieille pierre,
+ Sous les corbeaux de bois noircis
+ Pendait un lierre.
+
+ Derrière ce petit moutier
+ Grandes ouvertes
+ Les granges au front altier
+ Étaient désertes.
+
+ Un petit logis tout sculpté
+ Ceint de guirlandes
+ Dormait dans un jardin d’été
+ Plein de lavandes.
+
+ Un petit verger conduisait
+ Au cimetière:
+ Monsieur le Prieur y lisait
+ Son bréviaire.
+
+ La route allait je ne sais où
+ Bien loin en France,
+ Quelques-uns disaient à Limou
+ Vers la Provence.
+
+ C’était un vieux petit moutier
+ Du temps des guerres,
+ Où plus d’un brave cavalier
+ Fit ses prières.
+
+ Dans le petit moutier tout dort:
+ Le soleil pèse,
+ Et Monsieur le Prieur est mort
+ Sous Louis Seize.
+
+Juin 1908.
+
+
+
+
+LES MOINES DE SHAKESPEARE
+
+
+Shakespeare aime et respecte les moines: c’est un fait indéniable pour
+quiconque connaît, même superficiellement, ses œuvres, mais c’est aussi
+un fait inexplicable pour quiconque n’a sur l’histoire religieuse de
+l’Angleterre que ces notions vagues où l’on accroche vaille que vaille
+des idées préconçues. On se dit: Shakespeare a été l’un des poètes
+favoris d’Élisabeth, et Élisabeth est la grande persécutrice du
+catholicisme en Angleterre; il est donc impossible que Shakespeare n’ait
+pas été protestant. D’un autre côté comment se pouvait-il qu’un auteur
+protestant fît l’apologie des moines devant Élisabeth qui sûrement les
+exécrait? Peut-être, après tout, Shakespeare était-il catholique plus ou
+moins secrètement; il y a des critiques qui l’ont cru.
+
+Ainsi raisonne-t-on, au lieu de demander à l’histoire si, par hasard,
+elle n’aurait pas le mot de l’énigme, et si ce mot ne se trouverait pas
+beaucoup plus simple qu’on n’est tenté de se l’imaginer.
+
+L’Angleterre ne fut jamais, au même degré que l’Irlande, un pays
+monastique: cependant les riches et nombreuses églises abbatiales qu’on
+y voit encore aujourd’hui, attestent que la prospérité des vieux ordres
+religieux y fut considérable. Aux XIIIe et XIVe siècles, les ordres
+mendiants s’y propagèrent avec une extrême rapidité, mais leur
+popularité ne fut guère plus durable que leur zèle. Le mouvement de
+Wycliff, révolutionnaire et protestant avant la lettre, fut dirigé en
+grande partie contre eux, et la littérature du temps leur est très
+hostile. On connaît les plaisanteries de Chaucer contre le frère quêteur
+qui rapporte de Rome une pleine besace de pardons tout chauds et contre
+le moine chasseur galopant dans une bruyante sonnaille de grelots. Pour
+lui comme pour les auteurs de nos fabliaux, c’est assez punir la paresse
+des grands abbés, et la rapacité un peu friponne des moines mendiants
+que de les mettre en chansons. Mais on entend une autre note dans le
+rude poème de Pierre le Laboureur et dans les bouts-rimés énigmatiques
+qui coururent l’Angleterre pendant les vingt dernières années du XIVe
+siècle. Ces mots de passe devaient se transmettre avec un sourire noir,
+et l’on en vit bientôt l’effet quand les Lollards devinrent légion, et
+réclamèrent la liberté et l’égalité, la faux, la hache et la torche à la
+main.
+
+Entre les Lollards socialistes et fort peu orthodoxes et Henri VIII, il
+n’y a qu’un siècle, mais le chemin parcouru dans ces cent ans est
+immense. Il ne s’agit plus de mouvements populaires: la monarchie
+absolue n’existe pas encore et elle n’existera guère que pendant les six
+années où Thomas Cromwell fera régner la Terreur, mais l’idée en a été
+aperçue nettement, et Wolsey, comme Cranmer, se repentira au moment de
+mourir d’avoir adoré le Roi au lieu d’adorer Dieu. Le Roi dès lors fait
+bien tout ce qu’il fait et, comme le dit la loi, il est incapable de mal
+faire.
+
+Henri fut donc suivi comme Louis XIV l’aurait été s’il avait voulu
+entraîner l’Église de France dans ce que le Parlement n’eût pas manqué
+d’appeler une indépendance légitime. Il avait horreur de l’hérésie, et
+il mourut avec la haine des protestants, mais le schisme ne lui faisait
+pas peur. Le Pape était, à ses yeux, un souverain rival qui percevait
+indûment des impôts dans le royaume d’autrui, envoyait partout des
+émissaires italiens déguisés en dignitaires ecclésiastiques, faisait la
+guerre avec des menaces de déposition et d’excommunication, bref, avec
+lequel il fallait négocier aussi longtemps qu’on le pouvait, mais lutter
+la lance haute quand on y était contraint. Wycliff avait prouvé, dans le
+_De Dominio_, que l’ingérence pontificale dans les affaires civiles
+était le renversement de l’ordre évangélique et la racine de toute
+corruption. Les idées d’Érasme étaient très semblables. Ce que les
+hommes du «Nouveau Savoir» voulaient, avant tout, c’était ramener
+l’Église, ses pratiques et son culte à la pureté primitive. Il restera
+éternellement fâcheux pour la Réforme qu’elle se soit greffée partout
+sur des faiblesses morales. On est mal venu à parler de réformer les
+autres quand on a pour premier souci de donner le champ libre à ses
+désirs. Mais d’un autre côté, Henri VIII eut beau jeu contre Rome en
+s’élevant contre les abus que Thomas More, son confesseur le pieux
+Colet, et le très raisonnable Érasme dénonçaient eux-mêmes, et
+l’intransigeance du sentiment patriotique en Angleterre lui fut d’un
+singulier secours dans une lutte où la politique pénétrait constamment
+la religion. La Réforme en Angleterre apparaît, en dernière analyse,
+comme le résultat d’un conflit entre toutes sortes de penchants assez
+bas se heurtant les uns les autres au nom de principes très élevés.
+
+Ce fut d’ailleurs une grande duperie dont très peu d’esprits
+clairvoyants prévirent le résultat, et à travers laquelle deux hommes
+seuls, More et Fisher, aperçurent une question de vie ou de mort qui
+valait bien qu’on lui sacrifiât sa tête. Les autres dirent: querelle de
+rois! exactement comme Léon X avait dit querelle de moines! en apprenant
+les batailles de Wittemberg, et crurent qu’il était d’une prudence
+vulgaire d’attendre que ces puissances ou leurs successeurs se fussent
+accommodés. Les évêques de France n’avaient guère raisonné autrement
+quand Louis XII fut excommunié par Jules II. Pouvait-on douter qu’Henri
+VIII fût, au fond, excellent catholique quand, moins de deux ans avant
+sa mort, il faisait signer à ses sujets les six articles qu’on ne
+pouvait regarder que comme le rempart de la pure doctrine, et traquait
+quiconque manquait la messe, refusait de se confesser ou niait la
+transsubstantiation?
+
+La suppression des monastères ne paraissait pas bien criminelle. Elle
+s’était d’ailleurs faite en douceur, à deux fois. Le Roi avait commencé
+par supprimer les maisons religieuses les moins riches, parce que leur
+nombre et leur constant besoin d’argent y rendaient la discipline moins
+exacte et le désordre plus apparent. Plus tard il supprima les grandes
+abbayes, parce qu’elles étaient trop riches, tandis que le Trésor était
+pauvre, et parce que le système du manoir, comme on appelait le régime
+de la propriété seigneuriale, les rendait déplaisantes aux petits comme
+aux grands. La liquidation de ces vastes domaines produisit peu de
+chose, grâce à la corruption des agents qui la firent et à la rapacité
+des familles aristocratiques qui s’arrangèrent pour en profiter. Le
+peuple qui avait pu se persuader d’abord que les dépouilles des abbés,
+comtes et ducs suffiraient à la voracité du Trésor Royal, ne vit pas
+diminuer les impôts, et regretta les distributions d’aumônes qu’on
+faisait aux portes des abbayes, mais il ne regretta pas autrement la
+dispersion des moines, et le clergé séculier l’imita.
+
+Lors donc qu’Henri VIII mourut, en 1547, c’est-à-dire à peine dix-sept
+ans avant la naissance de Shakespeare, il n’y avait plus en Angleterre
+ni moines, ni religieuses, ni nonce, et les lettres du pape n’y
+parvenaient plus qu’en fraude, mais il y avait toujours des évêques, des
+chapitres, et tout un clergé dont l’organisation restait la même qu’elle
+était depuis des siècles, des collèges et des universités où l’on
+enseignait la théologie traditionnelle. A Cambridge seulement un petit
+nombre de jeunes gens qui entre eux s’appelaient Frères, se réunissaient
+dans une auberge pour disserter sur la foi sans les œuvres, et l’on
+commençait à réimprimer les petits traités populaires de Wycliff, mais
+tout ce qu’il y avait dans le pays de littérature proprement protestante
+se bornait aux six mille bibles assez bien traduites par Tyndale et
+colportées clandestinement. Ce n’était pas grand’chose, et bien que le
+clergé fût ce qu’il était alors à peu près partout, ce n’eût certes pas
+été suffisant pour détacher l’Angleterre de sa vieille croyance, si le
+testament du roi n’eût mis Mary Tudor en dehors du conseil de régence
+qui devait gouverner aux lieu et place du petit Édouard VI.
+
+Que de fois l’histoire n’a-t-elle pas enregistré de ces fatalités qu’il
+faut prendre sans les discuter et sans chercher surtout ce qui les
+aurait remplacées si elles ne se fussent pas produites. Tout le monde
+sait que les sept années pendant lesquelles l’ombre chétive d’Édouard
+présida aux destinées de l’Angleterre, furent le règne de l’un des
+hommes les plus faux et les plus lâches qui aient jamais joué un rôle,
+l’archevêque Cranmer. On lui connaissait des tendances protestantes, et,
+vers la fin d’Henri VIII, il avait été fort près de passer en jugement,
+mais il dissimulait quand il le fallait. Avec un roi enfant et entouré
+de conseillers choisis pour leur complaisance il fut le maître. Dès le
+premier hiver qui suivit la mort de Henri VIII, Cranmer mangea
+publiquement de la viande en carême au palais archiépiscopal de Lambeth.
+Bientôt il supprima les Six Articles, fit enlever des églises,
+peintures, images et autels, permit le mariage aux prêtres, remplaça la
+messe par un service en langue vulgaire, codifia la doctrine dans les
+trente-neuf articles et la liturgie dans le _Prayer Book_. Ce fut une
+sorte de bacchanale au milieu de laquelle les minorités violentes ne
+manquèrent pas, comme il arrive toujours, de se donner carrière. Presque
+partout des iconoclastes traduisirent en faits la doctrine qui leur
+venait de haut: on brisa les crucifix, on brûla les statues de la
+vierge, on profana les reliquaires et surtout on pilla les biens
+d’Église.
+
+Après sept ans, vint Mary Tudor qui remit incontinent les choses dans
+leur ancien état. Les évêques protestants ou protestantisants furent
+chassés et quelques-uns brûlés; Bonner, évêque catholique de Londres,
+prisonnier à la Tour sous la régence, devint grand Inquisiteur et grand
+Juge; le Prayer-Book disparut devant le Missel, et une cérémonie
+solennelle symbolisa le retour à l’unité catholique. Reginald Pole,
+cousin de Henri VIII, exilé à Rome et cardinal, vint, en grande pompe,
+réconcilier sa patrie. Il arriva par la Tamise, une grande croix d’or
+brillant à la proue du bateau, fut reçu par tout le Parlement agenouillé
+et prononça les paroles qui absolvaient l’Angleterre du crime de schisme
+et d’hérésie. Cette scène sublime aurait pu marquer la fin de l’aventure
+luthérienne. Par malheur, Mary, romanesque et entière dans son
+dogmatisme, voulut épouser celui qu’elle regardait comme le seul
+défenseur de la vérité catholique. Philippe d’Espagne, froid, méprisant
+et méfiant vint à Winchester pour la cérémonie du mariage, lança la
+reine dans la politique qui devait le plus irriter le pays et regagna
+bientôt Madrid, la seule ville où il se sentît chez lui et où son
+terrible zèle se donnât libre cours. Cependant le peuple de Londres à
+force de voir brûler des protestants prenait peu à peu parti pour eux,
+le mécontentement s’accroissait des insuccès répétés du gouvernement; la
+prise de Calais fit déborder la coupe et, si la reine ne fût pas morte,
+la révolte aurait éclaté.
+
+Élisabeth fut aussitôt populaire. Elle était belle, intelligente,
+heureuse en politique, et c’est bien d’elle qu’on put dire que la reine
+ne peut mal faire: le peuple anglais voyait bien une femme dépourvue de
+tout scrupule, il n’en crut jamais ses yeux.
+
+Au point de vue religieux, Élisabeth sensuelle et sanguinaire, qu’on se
+représente ordinairement comme une réplique féminine de Néron, était, en
+réalité, l’indifférence même et la digne fille d’Anne Bouleyn. Elle
+avait une âme de roi, soucieuse avant tout de gouverner et de jouir, et
+ne sut jamais ce que la religion peut dire au cœur. Son attitude devant
+l’exaltation des puritains aussi bien que devant les pratiques
+catholiques était un étonnement profond et une impression de ridicule
+qu’elle ne cherchait pas à cacher. Elle faisait jeter au feu les images
+religieuses, mais elle singeait les Protestants et leur gravité
+grotesque et les appelait «frères en Christ». Quand elle fit sa première
+entrée dans Londres, elle baisa la Bible que les bourgeois de la cité
+lui présentèrent mais elle fit rétablir le crucifix dans sa chapelle et
+montra une défaveur constante aux prêtres mariés. Elle traita un jour
+publiquement avec une ironie cruelle la femme de l’archevêque Parker et
+elle interrompait les prédicateurs qui faisaient devant elle l’apologie
+du nouveau rituel.
+
+La religion était pour elle, avant tout, un élément politique et elle
+concédait ou reprenait suivant que son intérêt du moment lui dictait. Sa
+cour était pleine de nobles catholiques que les seigneurs protestants du
+Conseil jalousaient: elle ne prenait jamais parti. Dès le début de son
+règne elle ouvrit avec le Pape des négociations qu’elle eût fait durer
+un demi-siècle, comme elle fit pour tant d’autres, si Rome n’avait cru
+pouvoir adopter sans danger une politique espagnole. C’est à la lumière
+de la politique qu’il faut juger tous les événements des quarante années
+qui suivirent.
+
+L’Angleterre n’était en rien la puissance mondiale qu’elle devait
+devenir plus tard: c’était un petit pays peuplé de quelques millions
+d’habitants décimés régulièrement par la peste et la famine. Elle
+n’avait point de colonies, cela va sans dire; elle avait perdu ses
+points d’appui continentaux; l’Irlande, tout entière catholique, se
+faisait gloire de n’avoir de souverain temporel que le Pape; l’Écosse
+était une ennemie dont Marie Stuart, princesse presque française,
+voulait faire mieux qu’une rivale. La situation du pays était plus que
+précaire et les divisions religieuses, sourdes partout et toujours
+prêtes à éclater dans les comtés éloignés, y ajoutaient des difficultés
+nouvelles. Les seigneurs du Nord conspiraient. L’Espagne armait sa trop
+célèbre flotte à laquelle les ports d’Irlande étaient naturellement
+ouverts; la reine d’Écosse n’attendait qu’un signal. Le Pape et Philippe
+crurent l’occasion unique et se déclarèrent. Élisabeth fut sommée de
+prouver sa légitimité, bientôt après excommuniée et déposée et ses
+sujets déliés de leur serment de fidélité. Il semblait que l’Armada
+n’eût qu’à paraître.
+
+Les conseillers du Pape avaient compté sans la fierté nationale des
+Anglais aussi susceptible alors qu’aujourd’hui. Ces mesures violentes
+aliénèrent de nombreux catholiques qui autrement fussent restés fidèles.
+
+Les lettres du cardinal Allen et les journaux du collège de Douai
+montrent clairement ce qu’étaient les sentiments réels de la population.
+Les deux tiers, au moins, écrivait Allen, sont entièrement catholiques
+de cœur et ne se conforment qu’en apparence et la mort dans l’âme. Le
+clergé n’était pas plus gagné. Dans beaucoup d’endroits le curé faisait
+chaque dimanche deux services, l’un dans sa maison pour les catholiques,
+l’autre à l’église, suivant l’usage nouveau. Parfois on voyait à la même
+table de communion des fidèles recevant l’hostie consacrée à la messe et
+des protestants communiant sous les deux espèces. Les lettres d’Allen
+montrent bien que cette dissimulation ne paraissait pas criminelle,
+avant tout parce qu’on la croyait passagère, et de nombreux documents
+anglicans, entre autres un curieux sermon de Latimer, prouvent aussi que
+les protestants savaient à quoi s’en tenir sur les sentiments réels de
+beaucoup de leurs coreligionnaires prétendus. En fait, les catholiques
+se cachaient beaucoup moins dans les premières années d’Élisabeth que
+les protestants ne s’étaient cachés sous Mary. On payait l’amende quand
+on était convaincu d’avoir manqué l’église de tout un mois, ou quand on
+ne trouvait pas de prétexte suffisant pour refuser la communion pascale
+et tout était dit. Seuls les prêtres qui refusaient le serment étaient
+punis, mais la persécution n’était pas sanglante. Un frère d’Allen qui
+passa plusieurs mois à Londres en 1583, c’est-à-dire un ou deux ans
+avant que Shakespeare n’y vînt chercher fortune, vit un certain nombre
+de prêtres incarcérés à la Maréchaussée. Ils y disaient la messe,
+presque tous, chaque matin, et sortaient librement dans la journée pour
+un ministère à peine dissimulé. Les gardiens se laissaient corrompre à
+bas prix.
+
+Les choses changèrent quand le danger d’une invasion espagnole apparut
+clairement à tous. Les prêtres de Douai furent regardés comme des
+espions, et les jésuites comme des émissaires de l’Espagne. On les
+traqua, bien plus sous l’empire de la frayeur que par haine religieuse,
+et les sectaires tirèrent parti de la confusion. Vainement les martyrs
+affirmaient-ils, au pied de l’échafaud, qu’ils ne reconnaissaient
+d’autre pouvoir civil que celui de la reine, on les huait comme traîtres
+à la patrie.
+
+Il va de soi que l’hérésie gagna beaucoup de ce que Rome perdait, mais
+la théologie anglicane qui se formait peu à peu dans des livres comme
+celui de Hooker, était bien plutôt catholique que luthérienne et le
+sentiment populaire offrait la même nuance: on ne transforme pas en deux
+générations les formes religieuses dont un peuple a vécu pendant dix
+siècles. Si l’on veut s’imaginer ce qu’était à peu près la disposition
+des esprits en Angleterre au commencement du XVIIe siècle, il faut
+oublier totalement l’anglican d’aujourd’hui, sur qui a passé le rouleau
+de fer des Hanovre et la vague d’indifférence soulevée par les Déistes:
+il y a longtemps qu’il a oublié l’atmosphère où ses pères ont vécu et
+son ignorance naïve est souvent prodigieuse; il ne faut, surtout, pas
+penser aux pasticheurs de la Haute-Église, pour qui le catholicisme
+n’est pas un ressouvenir, mais bien une attrayante nouveauté. Il faut
+penser aux Vieux Catholiques de Suisse ou d’Allemagne, et non point
+rongés comme ils le sont par le protestantisme ambiant et tout pleins de
+l’entêtement schismatique, mais tels qu’ils seraient, si, au lieu d’être
+l’exception et de vivre en îlots, ils eussent été pris en masse dans une
+conversion violente du pays tout entier et dans l’étonnement où les
+révolutions laissent toujours les individus paisibles qui les ont subies
+et non faites. Élisabeth et son peuple étaient des catholiques de la
+veille qui n’avaient pas eu le temps, à beaucoup près, de prendre les
+façons puritaines et qui pouvaient se regarder souvent comme des
+catholiques du lendemain. Ajoutez que le concile de Trente datait de
+cinquante ans à peine, et que les questions de liturgie et de discipline
+étaient encore dans leur état amorphe et bien loin d’être ce qu’elles
+sont devenues pour nous, après trois siècles de réglementation et
+d’uniformité croissante.
+
+ * * * * *
+
+Revenons à Shakespeare dont la noble figure va nous paraître désormais
+toute autre que si nous accollions crûment à son nom le glacial adjectif
+de protestant.
+
+Il naît à Stratford-sur-l’Avon, au mois d’avril de 1564, c’est-à-dire la
+sixième année d’Élisabeth. Six ans avant sa naissance donc, les lois
+sévères de Mary sont appliquées partout; les protestants sont terrés
+dans les faubourgs des villes; les cloches qu’on entend sonnent pour la
+messe et les vêpres, ou la procession, ou la visite d’un évêque qui va
+parler d’attachement à la foi romaine. Il est vrai que la trombe
+déchaînée par Cranmer sous le petit Édouard a passé, et que les
+commissaires de Henri VIII ont visité Stratford il y a une vingtaine
+d’années et que les traces de leur passage subsistent. La grande et
+belle maison que voilà vide était, il y a peu d’années encore, la
+collégiale de Stratford. Cinq prêtres et quatre petits choristes y
+vivaient paisiblement, un peu trop paisiblement peut-être, bien que l’un
+des prêtres tînt école. Jean de Stratford les avait établis là au XIVe
+siècle pour chanter à perpétuité l’office et la messe des morts pour le
+repos de son âme. On ne dit nulle part qu’ils eussent été pour le pays
+un objet de scandale. Mais les commissaires du roi sont venus: ils ont
+fait des inventaires, puis ils ont pris tout ce qu’il y avait d’objets
+d’or et d’argent dans la maison, puis ils ont confisqué la rente et
+supprimé la fondation, enfin ils se sont emparés du logis sans se
+soucier des occupants.
+
+Et ce joli bâtiment gothique, flanqué d’une chapelle flamboyante et
+d’une halle qu’il serait bien urgent de réparer? C’est la Guilde qui
+sert en même temps d’hôtel de ville. Elle a longtemps abrité une
+institution bien utile, une confrérie pieuse d’assistance mutuelle qui a
+prospéré, s’est développée, et a fini par se confondre avec
+l’administration municipale. Les évêques de Worcester qui sont les
+seigneurs du «manoir», lui en ont peu à peu abandonné les biens. La
+petite ville est presque riche: les pauvres s’y savent des droits qui ne
+sont pas le misérable droit à l’aumône; on y vit dans la tranquillité
+profonde où sont encore aujourd’hui certaines petites villes belges dont
+la vie municipale n’a pas été entravée.
+
+Mais là aussi sont venus les gens du fisc. Ils ont tout pris, ce qui
+était à la ville comme ce qui était à la confrérie et ils sont partis,
+laissant Stratford non seulement sans son bien, mais même sans
+gouvernement régulier.
+
+Malgré tout et comme plaies d’argent ne sont pas mortelles, Stratford
+s’est reconstitué peu à peu. Il n’y a plus de collégiale, mais la petite
+école attenante est toujours dirigée par un prêtre et la belle église
+paroissiale de la Sainte-Trinité a retrouvé son clergé. La Guilde est
+détruite, mais la municipalité s’est reformée et la ville a repris la
+physionomie d’ordre un peu sévère qui y est de tradition. Les bourgeois
+font le guet toutes les nuits; les règlements de police sont appliqués;
+on inflige l’amende aux contrevenants; le pilori municipal n’est jamais
+longtemps vide, et sur la rivière froide et claire le _cucking-stool_
+attend les femmes revêches et grondeuses. Tout a repris son air
+accoutumé. Il y a seulement plus de pauvres et quelques vieux prêtres
+dont la position serait bien pénible, si M. Rockwood,--le même qui sera
+pris dans la conspiration des Poudres--ne les assistait pas.
+
+Tel est l’état des choses à Stratford vers le temps où John Shakespeare
+vient d’épouser Mary Arden et très peu d’années avant la naissance de
+William. De protestantisme il est fort peu question. Qui irait les
+Bibles de Tyndale dans un pays où les officiers municipaux eux-mêmes ne
+savent pas toujours signer?
+
+Cependant Élisabeth succède à sa demi-sœur et ce sont de nouveaux
+changements. Nouveaux évêques--ceux que Marie a nommés ayant montré une
+toute autre énergie que ceux de Henri VIII--nouveau rituel, reconversion
+en masse de toute la petite ville. C’est au début même de cette époque
+de transition que le jeune William est baptisé.
+
+Le Stratford qu’il vit de ses yeux d’enfant obéissait à la reine, mais
+on n’y faisait pas de zèle puritain. John Shakespeare, le propre père du
+poète, est alors dans sa plus grande prospérité et tient des charges
+locales considérables. Cependant il est condamné à une amende de deux
+shellings, l’année même de la naissance de William, pour avoir mutilé
+une image dans la chapelle de la Guilde. Il y avait une grande croix sur
+la place du marché et deux autres aux entrées de la petite ville. Tandis
+qu’on laisse des énergumènes les briser en tant d’autres lieux, on les
+respecte à Stratford et, en 1608, après la mort d’Élisabeth, les
+échevins veillent encore à ce qu’on ne s’en serve pour aucun usage
+profane. William apprend sa grammaire et ses dialogues latins dans la
+chapelle de la Guilde, mais c’est que la halle où, jusque-là, se
+faisaient les classes, menace ruine: nulle idée de désécration. Pendant
+très longtemps les bâtiments de la collégiale restent inoccupés. Il faut
+un homme de mauvaise réputation, «diabolique usurier», un nommé Combes,
+pour se décider à les louer.
+
+Y avait-il dans le voisinage de Shakespeare des «Papistes d’Église»,
+c’est-à-dire des catholiques simulant la conformité et revenant chaque
+fois qu’ils le pouvaient aux pratiques de l’ancienne Église? Cela est
+plus que certain et il est très vraisemblable que Shakespeare eut une
+expérience personnelle de la vie catholique. Son langage, en parlant des
+choses de la religion, est d’une infaillible exactitude, tout autre que
+celui de Balzac, par exemple, en dépit de son attention minutieuse au
+détail. On disait la messe chez les Rockwood où une perquisition fit
+découvrir quantité d’ornements, et William avait des camarades qui y
+allaient et certainement en parlaient, car on se cachait à peine dans
+les premiers temps d’Élisabeth et c’est seulement dans les romans que
+des masses entières d’hommes savent garder un secret. N’y a-t-il pas le
+ressouvenir ému d’une rencontre, et peut-être d’un mot plus sympathique
+que railleur, jeté en passant à une jeune fille, dans ce vers de _Roméo
+et Juliette_:
+
+ Regardez sa figure joyeuse en revenant de confesse.
+
+Jamais Shakespeare ne prend un autre ton. Peut-être toutes ses
+impressions religieuses sont-elles des impressions pittoresques que le
+puritanisme ne lui aurait jamais données. Peut-être trouvait-il, avec la
+majorité de ses contemporains, que les services anglicans ordonnés par
+Cranmer étaient des farces ridicules aussi comiques que des «jeux de
+Mai». Jamais âme humaine ne fut moins faite pour se replier sur
+elle-même dans la tristesse de la pensée luthérienne, et au contraire
+plus tournée vers le mélange de mystère, de lyrisme et de somptuosité
+rituelle qu’est le catholicisme.
+
+Il est bien probable que Shakespeare vécut et mourut dans une complète
+indifférence religieuse. On a parfois exagéré un petit fait mentionné
+dans les documents, et se rapportant aux dernières années de sa vie,
+quand, après fortune faite, il se retira dans son pays natal pour n’être
+plus que M. William Shakespeare: c’est une dépense d’un quart de
+Malvoisie faite «pour un prédicateur». En y regardant, on s’aperçoit que
+ce prédicateur fut hébergé à New Place, chez le Dr Hall, gendre de
+Shakespeare, et que ce dernier voulut probablement aider sa fille à
+recevoir convenablement ses invités et non pas donner une marque
+particulière de sympathie à l’éloquent ecclésiastique. On peut se
+figurer assez bien comment l’auteur de _Hamlet_ écoutait un sermon, et
+surtout un sermon protestant, d’un ton tout autre que celui des sermons
+prêchés dans son enfance par un prêtre mal converti à la religion
+d’État.
+
+D’ailleurs, les impressions profondes sont celles de la jeunesse, et il
+paraît très certain que la jeunesse de Shakespeare n’eut rien de
+religieux. Il avait treize ou quatorze ans, quand son père tomba de la
+très large aisance où il était depuis son mariage, dans la gêne et
+bientôt presque dans la misère. Les rapports ecclésiastiques signalent
+que John Shakespeare est trop pauvre pour payer la taxe des indigents,
+et que, soit honte, soit crainte d’être importuné par ses créanciers, il
+ne vient jamais à l’église. Son fils n’y devait guère aller davantage.
+Il venait de quitter le collège et préludait à la vie plus que libre qui
+devait l’obliger à se marier à dix-sept ans avec une fille de
+vingt-quatre et bientôt à fuir le pays avec la réputation d’un assez
+mauvais sujet. Dans un bourg aussi réglé que Stratford des pratiques
+religieuses avec une existence sans frein eussent passé pour un scandale
+intolérable.
+
+Shakespeare partit donc pour Londres en 1584 ou 1585, avec un bagage de
+puritanisme fort léger. Son séjour dans la capitale ne l’accrut
+certainement pas. Nous savons très en détail ce qu’étaient les mœurs des
+acteurs et auteurs dramatiques londoniens qu’il eut pour camarades. La
+licence effrénée de leur vie, passée entre le théâtre, le cabaret et les
+mauvais lieux et finissant misérablement sur un coffre dans une
+hôtellerie, s’alliait à une impiété audacieuse et fanfaronne qu’on ne
+soupçonne pas toujours avoir été de cet âge. Les deux plus affinés parmi
+les auteurs que Shakespeare trouva à son arrivée à Londres, Greene et
+Marlowe, étaient aussi délibérément impies que débauchés. Greene n’avait
+pas assez de sarcasmes pour l’enfer et la vie future et disait que s’il
+n’eût pas craint la justice de la reine plus que celle de Dieu, il se
+fût fait voleur de grand chemin. Marlowe, athée avéré, traitait Moïse de
+jongleur et se vantait que si on lui confiait la fabrication d’une
+religion elle serait un peu meilleure que le christianisme.
+
+Shakespeare fut toujours au-dessus de ces fanfaronnades blasphématoires.
+Le fameux passage de _Mesure pour Mesure_:
+
+ Mourir, aller on ne sait où...
+
+souvent cité ne l’est jamais intégralement. Le contexte marque
+clairement que Shakespeare n’a pas voulu mettre une impiété, tout au
+contraire, dans la bouche de l’acteur. Mais il serait absurde de
+supposer que le tourbillon auquel il s’abandonna, comme tous les autres,
+ait fortifié ou fait naître en lui, les préjugés protestants. Toute la
+religion que Shakespeare reçut d’autrui, il l’avait dès l’âge de
+quatorze ans, et cette religion lui venait de parents nés et grandis
+dans le catholicisme et qui n’avaient pas compris grand’chose à la
+transformation soudaine de l’Église, ou bien de prêtres élevés à Oxford
+dans la pure doctrine thomiste et qu’on avait bien peu changés en leur
+imposant le surplis au lieu de la chasuble superstitieuse. Il serait
+difficile de croire qu’un esprit aussi vaste et puissant, doué d’un sens
+si profond du mystère de la mort et de la destinée humaine, n’ait pas
+souvent réfléchi sur cet envers impénétrable des choses que la religion
+seule éclaire, mais il est plus que probable que l’ombre se reformait
+bientôt sur son large front et qu’il concluait comme Hamlet par ces vers
+où l’on peut voir, à volonté, le scepticisme ou la foi:
+
+ Il y a plus de choses dans le ciel et la terre, Horatio,
+ Qu’il ne s’en rêve dans votre philosophie.
+
+Rien du mystique chez cet homme en qui se réalisa sans doute le maximum
+de la vie, mais rien non plus du sectaire. Quand il lui arrivait de
+passer aux abords de Tyburn où la justice de la reine faisait mettre en
+quartiers les catholiques martyrs, il devait se détourner avec horreur.
+Lui qui comprenait tout ne comprenait pas qu’on fît mourir un homme pour
+ce qu’il pensait ni surtout pour ce qu’il aimait. Qu’on relise _Mesure
+pour Mesure_, la sombre comédie des justiciers!
+
+Mais quand on aime à le suivre en imagination dans sa vie quotidienne;
+quand on l’accompagne dans ses fréquents voyages de Londres à Stratford,
+on ne peut s’empêcher de le voir ralentir le pas en traversant Oxford,
+ou arrêter son cheval sur la route plus déserte de Banbury, pour
+regarder la courtine abandonnée et les tours déjà lézardées de quelque
+monastère. Les souvenirs féodaux qui, deux générations plus tôt,
+s’attachaient encore à ces pierres ont disparu: il ne reste que des
+associations d’idées mélancoliques et douces, sur un passé qui fut grand
+et dont il ne subsiste que l’image. Les moines sont morts, leurs
+richesses ont été pillées par des hobereaux rapaces que le peuple n’a
+jamais aimés, le temps de l’idéal est venu. Shakespeare aperçoit ces
+religieux avec l’auréole des chartreux à robe blanche, martyrs de
+Cromwell, dont la dernière messe conventuelle fut accompagnée d’une
+musique céleste et devant le cloître desquels il passe souvent; ou bien
+il les voit dans l’atmosphère italienne, familière et poétique à la
+fois, des histoires de Bandello. Jamais la note railleuse et au fond
+méprisante de Boccace et de Chaucer ne détonnera sur la sympathie de son
+accent: il mettra de la finesse, de la passion, souvent une expression
+naïve d’attachement ou de fidélité sur les figures en froc et capuchon
+que nous allons évoquer, mais rien de bas.
+
+ * * * * *
+
+Dans le cortège somptueux des dignitaires ecclésiastiques qui jette une
+note si brillante sur les drames historiques de Shakespeare, parmi les
+évêques grands seigneurs, les cardinaux ministres, les archevêques
+primats du royaume et les légats du Pape en grand costume, on voit dans
+la pénombre de l’histoire du roi Richard II, la silhouette d’un Abbé de
+Westminster. C’est le seul des moines de Shakespeare que son auteur
+traite avec indifférence. Et la raison en est que, pour lui, un Abbé de
+Westminster n’est pas plus un religieux que le cardinal Wolsey n’est un
+prêtre. C’est un grand personnage qui trame avec prudence et méfiance
+des commencements de complots dont lui-même craint l’issue. L’ombre de
+son abbaye enveloppe sa personne et ses pratiques. Il périt
+misérablement et Shakespeare écrit sa triste épitaphe du même froid
+stylet qui en a gravé tant d’autres:
+
+ Ce grand conspirateur, l’Abbé de Westminster,
+ Avec une conscience lourde et une aigre mélancolie
+ A livré son corps au tombeau.
+
+Toute autre est la parenté du bon frère François de _Beaucoup de bruit
+pour rien_, le premier moine italien dont nous apercevions le joli
+sourire dans un visage plein et régulier. Dès l’abord il nous rappelle
+non seulement son confrère Laurent de _Roméo et Juliette_ mais aussi les
+curés spirituels ou comiques des _Joyeuses Commères_, de _Love’s
+Labour’s Lost_, ou ces faiseurs de mariages, vrais _hedge parsons_[3],
+qui sortent à point nommé de derrière un buisson pour unir les amoureux
+de _As you like it_.
+
+ [3] Curés de haies.
+
+On croit d’abord que le rôle de ce digne frère François se bornera à
+recevoir deux oui et plusieurs brocarts.
+
+ LEONATO.--Allons, frère François, dépêchons; tenez-vous-en à la
+ formule du mariage, vous leur direz leurs devoirs après.
+
+ FRÈRE FRANÇOIS.--Vous venez ici, seigneur, pour marier[4] cette dame?
+
+ [4] J’ai traduit par ce provincialisme qui permet seul de conserver le
+ jeu de mots.
+
+ CLAUDIO.--Non.
+
+ LEONATO.--Pour se marier avec elle, frère; c’est vous qui venez les
+ marier.
+
+Mais coup de théâtre! le fiancé déclare qu’il n’a aucune envie d’épouser
+Héro. Elle a tout l’air, dit-il, de la chaste Diane, mais c’est d’une
+autre déesse qu’elle devrait se réclamer. Sa rougeur la trahit.
+
+En effet, après avoir rougi, la pauvre Héro pâlit et s’affaisse. A ces
+marques on connaît son crime. Tout le monde, et son propre père lui-même
+la croit coupable, un concert de malédictions s’élève autour de l’autel
+tandis que le père demande au ciel à voix haute de ne pas tirer la
+misérable de l’antichambre de la mort où elle est.
+
+Cependant frère François, spectateur muet et en apparence indifférent de
+cette scène tragique prend la parole et se révèle soudain profond
+psychologue:
+
+ «Écoutez-moi», dit-il; «je n’ai été si longtemps silencieux et je n’ai
+ ainsi laissé aller les choses que parce que j’étais occupé à observer
+ cette dame. J’ai remarqué mille apparitions rougissantes fondant sur
+ son visage, et mille innocentes hontes en blancheur angélique
+ repoussant ces rougeurs. Et dans ses yeux j’ai vu surgir un feu prêt à
+ brûler les erreurs que ces princes que voici professent sur sa
+ sincérité virginale. Traitez-moi d’insensé, méprisez ma science et mes
+ observations, ma vieillesse, ma révérence, mon état et ma théologie,
+ si cette douce jeune fille n’est pas là, renversée, innocente, par un
+ mensonge aux crocs aigus».
+
+Ces belles métaphores jettent l’incertitude parmi les écoutants. Le père
+toujours fort agité, déclare que si sa fille est coupable, il la
+déchirera de ses propres mains, mais si elle est innocente il se donnera
+bonne quittance de la malice des calomniateurs. La difficulté est de
+savoir si elle est innocente ou coupable. Le bon moine invente un
+stratagème. Les princes viennent de quitter la place, convaincus que la
+pauvre Héro est bien morte. Qu’on la fasse passer pour enterrée: il n’y
+faudra qu’une «ostentation de deuil», des épitaphes lugubres et les
+rites qui conviennent à des funérailles.
+
+«Sans doute», répond Léonato que l’émotion trouble toujours, «mais que
+fera ceci?»
+
+«Par Notre-Dame! ceci habilement conduit changera la calomnie en
+remords.» Héro morte sera aussitôt pleurée, plainte et excusée. A peine
+Claudio saura-t-il qu’elle n’est plus, que «l’idée de sa vie rentrera
+doucement dans le cabinet de travail de son imagination; ses délicats
+organes lui apparaîtront en habits plus précieux, ils lui sembleront
+plus gracieux dans leurs mouvements et plus riches de rêve que tandis
+qu’elle vivait.» Alors il s’abandonnera au chagrin et se repentira
+d’avoir accusé la jeune fille, même croyant l’accusation fondée. Et, si
+même ce résultat n’est pas atteint, la supposition de la mort de la dame
+éteindra la curiosité de son infamie; il ne restera qu’à la tenir cachée
+loin des yeux, des langues et des injures, dans quelque vie recluse et
+religieuse.
+
+Ainsi raisonne le frère François en subtiles métaphores et il n’a plus
+du tout l’air d’un _hedge parson_, car c’est lui maintenant qui conduit
+tout le drame.
+
+D’ailleurs il le conduit à merveille et tout se passe comme il l’avait
+prévu. Claudio se repent et s’en vient au monument des Léonato faire une
+cérémonie expiatoire: il lit des vers touchants sur le marbre de la
+vierge Héro et un chœur de pénitents chante une de ces merveilleuses
+petites odes dont Shakespeare aime à semer ses pièces. Un grand
+imbroglio se produit, très favorable à un dénouement heureux; Claudio
+avide de consolation, par l’excès même de son désespoir, accepte la main
+d’une femme masquée qui est, naturellement, Hero et le frère François
+entraîne tout le monde à la chapelle[5].
+
+ [5] _Much ado about nothing_, act. II à V.
+
+Le bon frère François fait inévitablement songer au frère Laurent de
+_Roméo et Juliette_: la mort supposée de Héro est une réplique du
+funèbre sommeil de Juliette, et les artisans de ces stratagèmes portent
+la même bure. Mais il faut bien se garder de les mettre sur le même
+niveau. Le frère Laurent sortant au petit jour avec son panier, ou se
+glissant dans le cimetière avec sa lanterne et sa pince de fer,
+passerait facilement pour un frère lai; en réalité Shakespeare, qui
+aimait ce rôle et le jouait toujours lui-même, a entendu faire un
+religieux savant et influent, sans lequel sa peinture de Vérone serait
+très incomplète.
+
+Comment Shakespeare a-t-il deviné cette ville de rêve? Il aurait pu
+interroger quelque courtisan, quelque _Italianate Englishman_, comme il
+s’en rencontrait beaucoup autour de lui, amant passionné de la
+littérature toscane, voyageur ravi et conteur enthousiaste. Il paraît
+improbable qu’il l’ait fait. Que lui aurait-on appris, après tout? Que
+la ville est noblement assise sur le penchant de montagnes violettes au
+soleil couchant? Que ses remparts à créneaux lui font une ceinture
+ciselée? Que la grandeur de la civilisation romaine s’y révèle dans des
+restes grandioses aperçus de toutes parts dès la campagne solitaire? Que
+les hautes maisons de pierre fauve ou de brique claire, percées de
+fenêtres vénitiennes, sont sveltes et fières sans insolence? Il avait
+aperçu tout cela dans les syllabes élégantes du nom même de Vérone. Tout
+au plus aurait-on pu lui dire que le verger muraillé de Juliette était
+fort différent d’un riche et automnal enclos du nord, que les cyprès s’y
+dressaient hauts et tristes de terrasse en terrasse, et que la cigale y
+faisait claquer ses castagnettes. Il eût effacé verger et mis jardin,
+voilà tout. On l’eût bien fâché en lui disant que le tombeau des
+Capulets n’était vraisemblablement pas dans un cimetière, mais dans les
+caveaux d’une église ou dans une étroite enceinte comme celle où les
+orgueilleuses tombes des Scaligers se dressent.
+
+Sa Vérone était une ville de ciel bleu et de passion ardente: ces
+données lui ont suffi; mais elles l’eussent égaré, elles auraient rendu
+sa peinture sèche et dure, si l’idée de la religion, des couvents, des
+églises, de la sagesse et de l’indulgence chrétienne, n’eût fait à son
+drame une sorte d’ombre transparente et adouci les couleurs du tableau.
+La présence du frère Laurent met dans la tragédie comme une pensée du
+soir.
+
+Humble franciscain, il ne faudrait pas s’imaginer le frère Laurent comme
+un Savonarole véronais. Il n’est pas prédicateur, il est timide, il est
+chercheur et rêveur, et l’amitié seule l’amène à des résolutions
+héroïques. Cependant il est fort éloigné du personnage effacé que plus
+d’un acteur a voulu voir. Il est supérieur de son couvent et connu de
+toute la ville pour saint et savant homme: le prince lui-même parle de
+lui avec respect. Il a trouvé moyen, dans ces temps de haines
+irréconciliables, de servir tout le monde sans se rendre hostile à
+personne: il est le confident de Roméo et le confesseur de la fille des
+Capulets. Sa tranquille sagesse tient les passions à distance. Il est
+assez homme et surtout assez Italien pour s’intéresser à des amours,
+mais non pour se lier à des vengeances.
+
+Sa première conversation avec Roméo est charmante. Le jour se lève. Le
+vieux moine debout à la porte du couvent s’est arrêté pour jouir de la
+fraîcheur et regarder le gris matin luttant dans le ciel avec la nuit et
+tendant à l’est de grands fils lumineux. Il tient le panier qu’il va
+remplir de plantes et fait tout haut ses réflexions de philosophe un peu
+alchimiste et de chrétien mystique.
+
+ «La terre qui est la mère de la nature est aussi sa tombe; ce qui est
+ son tombeau est en même temps son sein, et dans son sein, nous,
+ enfants de divers climats, tirant sur sa mamelle, trouvons mainte
+ chose pour mainte vertu excellente. Grande est la puissante grâce qui
+ habite les herbes, les plantes et les pierres, grandes leurs qualités,
+ car rien de si humble ne vit sur la terre, qu’à la terre il ne fasse
+ quelque don spécial. Et rien de si exquis que, détourné de son usage
+ propre, il ne se révolte au souvenir de sa naissance légitime; la
+ vertu mal appliquée devient vice et le vice quelquefois prend une
+ dignité par l’action. Dans le tissu enfantin de cette faible fleur, le
+ poison a un séjour et le remède une puissance: respiré il porte la
+ joie dans tout l’être, goûté il tue les sens avec le cœur. Deux rois
+ ennemis sont toujours campés dans l’homme comme dans la plante: la
+ Grâce et l’indocile Volonté. Sitôt que le pire prédomine, le ver de
+ mort accomplit son œuvre.»
+
+«Bonjour!» dit une voix jeune. C’est Roméo qui s’en revient du bal. Que
+fait-on dehors à cette heure? Quand on est vieux l’insomnie vous chasse
+du lit avant l’aube, mais «le sommeil d’or règne sur les membres non
+meurtris et les cerveaux libres de souci». Une inquiétude vient au bon
+père: est-ce que Roméo ne se serait pas couché?
+
+ ROMÉO.--C’est la vérité. Mon repos n’en a été que plus doux.
+
+ FRÈRE FRANÇOIS.--Dieu pardonne au péché! Étais-tu avec...?
+
+Non, non, Roméo n’était pas avec Rosaline, il a oublié ce nom, et il ne
+veut même plus l’entendre: ce qu’il veut, c’est qu’aujourd’hui même le
+frère Laurent le marie avec Juliette.
+
+ FRÈRE LAURENT.--Bon Saint-François! quel changement est-ce là? L’amour
+ des jeunes gens n’est vraiment pas dans leurs cœurs mais dans leurs
+ yeux. Jésus Maria! que de larmes amères ont coulé sur ces joues pâles
+ pour Rosaline, quel gaspillage d’eau salée!
+
+Roméo interrompt boudeur:
+
+ --Vous me grondiez sans cesse d’aimer Rosaline.
+
+ FRÈRE FRANÇOIS.--Non pas d’aimer, mon fils, non, non: de radoter!
+
+Cependant le Frère, tout en raillant son foudroyé, réfléchit que ce
+mariage arrangerait bien des choses et il le lui dit.
+
+ ROMÉO.--Partons, courons! il faut se dépêcher.
+
+ FRÈRE LAURENT.--Doucement! sagement! qui va trop vite se bute.
+
+Comme tout cela est vieux, mais comme c’est jeune! le soleil levant, le
+monastère, les vertus des plantes, l’amoureux, le vieux moraliste, comme
+tout cela est rebattu et lieu commun, mais sous cette plume juvénile et
+passant par l’imagination du merveilleux gars de Stratford, comme c’est
+frais, naturel et éternel!
+
+Shakespeare, tout plein encore des parfums de sa campagne natale, mais
+grisé par sa vie nouvelle, par ses premiers succès mondains, par
+l’Italie aussi, sans aucun doute, à mesure qu’il la découvre ou
+l’invente, est vraiment le Roméo de la poésie.
+
+A travers la tragique idylle, le frère Laurent passe et repasse,
+toujours souriant et bon, un peu sceptique, parce qu’il est vieux et
+qu’il a vu trop de choses changer ou s’arranger. Il philosophe peut-être
+un peu volontiers et fait de temps en temps l’écho, comme le chœur
+antique. Mais il n’est jamais impersonnel, il est agissant, intelligent
+et énergique. Il moralise sur l’amour, prêche la modération du sentiment
+et verse généreusement le «doux lait de l’adversité», c’est la
+philosophie. Cependant il marie les amants, garde son sang-froid dans
+les occurrences les plus périlleuses, envoie Roméo à Mantoue et Juliette
+dans les limbes du tombeau des Capulets. Sa chimie vient au secours de
+sa bonté et sa religion réchauffe sa sagesse de vieillard. Son
+apparition dans la demeure des Capulets, en larmes sur leur fille
+inerte, est saluée comme l’arrivée d’un ami, non comme la triste annonce
+que le glas va sonner et que la séparation finale est proche. On
+l’arrête dans des circonstances suspectes aux abords d’un tombeau violé,
+mais à peine son nom prononcé, les soupçons s’évanouissent. Bref, il est
+clair que Shakespeare a voulu peindre un assez grand moine et que son
+esquisse est un portrait plus profond qu’on ne le croirait. Tous les
+gens d’Église, gens de bien qui se sont succédé par centaines sur les
+scènes de tous les pays, lui ont dû quelque trait. Aucun ne l’a surpassé
+en humanité sincère et prenante[6].
+
+ [6] _Romeo and Juliet_, act. II à V.
+
+A côté des _Amants de Vérone_, la sombre comédie de _Mesure pour Mesure_
+fait un vilain contraste.
+
+C’est une des pièces les plus bizarres de Shakespeare, une de celles où
+on le sent le plus près de s’échapper de la réalité et où il passe le
+plus légèrement sur les vraisemblances, sans qu’il cesse cependant de
+donner l’impression de la vérité.
+
+L’énumération même des personnages avertit que Shakespeare veut en
+prendre à son aise et qu’il fera le fil lâche à son imagination. Deux
+moines, une postulante, une religieuse, une ribaude, un «fantastique»,
+un seigneur «ancien», un gentilhomme un peu fou, un prisonnier dissolu,
+un prince souverain qui fera le moine pendant presque toute la pièce,
+des justiciers, des garde-chiourmes, un bourreau et un valet de maison
+mal famée.
+
+Tout ce qu’il y aura de gaîté dans cette soi-disant comédie sera des
+plaisanteries parfaitement intraduisibles ou horriblement macabres.
+
+Les pervers le seront à tel point, avec un tel cynisme, une hypocrisie
+si voulue et un vice si conscient, que la seule figure vraiment et
+complètement charmante, un frais visage de jeune fille, sera, suivant
+l’expression d’un des personnages, comme une violette cachée près d’une
+charogne au soleil.
+
+Le duc de Vienne--c’est Vienne en Autriche, mais tout le cadre semble
+italien--quitte sa capitale, laissant à l’austère Angelo le soin d’y
+réformer les mœurs. Cet Angelo est le plus noir coquin, hypocrite plein
+de sang-froid dans le crime, si froid que le «fantastique» prétend que
+c’est du bouillon de neige. A peine le duc lui a-t-il «prêté sa
+terreur», à peine «la mort et la miséricorde habitent-elles sa langue et
+son cœur», qu’il fait fermer et démolir toutes les maisons suspectes et
+emprisonne un jeune homme, Claudio, qui n’a pas eu le temps d’épouser
+régulièrement sa femme légitime. Presque toute la pièce se passe autour
+de cette prison, mais une petite scène charmante en prépare l’horreur
+par un puissant contraste.
+
+Claudio a une sœur toute jeune, Isabelle, qui vient d’entrer chez les
+Clarisses. Elle est dans toutes ses joies de petite postulante et
+s’enthousiasme sur tout ce qu’on lui dit. La maîtresse des novices,
+Francisca, lui explique les règles.
+
+ ISABELLE.--Et sont-ce là tous vos privilèges?
+
+ FRANCISCA.--Les trouvez-vous petits? (La sœur Francisca apparemment a
+ oublié le temps où elle trouvait que ni les grilles n’étaient assez
+ épaisses, ni le silence assez profond.)
+
+ ISABELLE.--Je ne veux pas dire que j’en désire davantage. J’aimerais
+ au contraire une sévérité plus grande dans la communauté, parmi les
+ filles de Sainte-Claire.
+
+On entend une voix au dehors:
+
+ FRANCISCA.--C’est une voix d’homme. Douce Isabelle, tournez la clef et
+ demandez ce qu’il veut. Vous le pouvez encore; vous n’avez pas fait
+ les vœux. Quand vous serez liée, vous ne pourrez parler aux hommes
+ qu’en présence de la prieure, et alors, si vous parlez, il ne faudra
+ pas laisser voir votre visage, ou si vous montrez votre visage il ne
+ faudra pas parler. On appelle encore. Je vous en prie, répondez.
+
+La petite Isabelle aimerait bien mieux être une professe remparée de
+toutes les règles, mais elle est à peine postulante, elle est encore
+habillée en demoiselle, il faut ouvrir et répondre.
+
+Le visiteur est justement un original assez déplaisant, le «fantastique»
+Lucio, ami de son frère, qu’elle ne connaît pas. Il vient pour lui
+annoncer la captivité de son frère, mais, s’apercevant qu’elle est
+jolie, il commence par lui faire des compliments et prend son temps pour
+lui dire du même coup et la mésaventure de Claudio et l’imprudence qui
+l’a causée. Isabelle craint qu’on ne se moque d’elle, mais le
+fantastique rassemblant toute la gravité dont il est capable, proteste.
+
+ «C’est la vérité. Je ne voudrais pas--bien que ce soit mon défaut
+ dominant de dire des bêtises aux filles et de plaisanter, la langue
+ loin du cœur,--me jouer ainsi d’une vierge. Je vous tiens pour chose
+ stellaire et sanctifiée, devenue par votre renoncement un esprit
+ immortel, et à qui il faut parler avec sincérité comme à une sainte.»
+
+Cela dit avec toute la solennité possible, Lucio recommence ses
+plaisanteries, sans plus songer à qui il parle. Claudio est en prison et
+sa tête ne tient déjà plus sur ses épaules; il faut qu’Isabelle sorte du
+couvent et aille supplier l’homme de glace, Angelo. Il apprendra que
+«quand les filles demandent, les hommes donnent comme des dieux».
+
+Quelle catastrophe, quel coup de tonnerre dans le ciel de la pauvre
+petite novice. Elle est prête à voler au secours de son malheureux
+frère. Mais elle réfléchit, elle reprend son petit air sage de novice
+clarisse: il faut qu’elle aille expliquer les choses à la «Mère»...
+
+Où donc ce prodigieux Shakespeare a-t-il été apprendre les couvents?
+
+Tandis qu’Isabelle fait ses débuts ainsi traversés chez les Clarisses,
+il y a une prise d’habit chez les Capucins. Le duc «pour des raisons
+graves et ridées» demande qu’on lui permette de porter le costume de
+l’Ordre et qu’on l’instruise à se comporter en véritable moine. Sous ce
+déguisement il visitera princes et peuples.
+
+Cependant Angelo fait la loi partout et la mort habite plus souvent sa
+langue que la miséricorde.
+
+Isabelle vient le trouver, «lamentable quémandeuse». Elle vient demander
+le pardon d’un péché dont elle a horreur, mais le pécheur est ce qu’elle
+a de plus cher au monde. Qu’Angelo punisse le crime mais non le
+criminel!
+
+Ceci met le dialogue sur la pente de toutes les subtilités
+shakespeariennes. Au début, Isabelle parle peu, comme il convient à une
+religieuse, et se soumet à tout en rentrant des sanglots. Mais Lucio qui
+l’a amenée l’anime tout bas. Elle reprend courage et tire parti de
+toutes les métaphores. A la fin, Angelo à demi vaincu, lui dit de
+revenir le lendemain. C’est une lueur d’espoir et Isabelle s’écrie
+qu’elle achètera l’homme tout puissant.
+
+ ANGELO.--Comment m’acheter?
+
+ ISABELLE.--Non pas avec des babioles d’or poinçonné, ou des pierres
+ que l’on fait riches ou pauvres suivant que la fantaisie les estime;
+ mais avec des prières véritables qui seront debout à la porte du ciel
+ et y entreront avec l’aube: prières d’âmes préservées, de vierges
+ jeûneuses dont les esprits ne s’appliquent à rien de terrestre.
+
+Elle s’en va. Mais Angelo est hanté d’une idée. Cette douce jeune fille
+a parlé de l’acheter. Pourquoi ne pas la prendre au mot? Pourquoi ne pas
+lui faire payer une grâce qu’on sera libre après de lui refuser, puisque
+personne ne saura rien?
+
+Ainsi raisonne l’odieux tartufe.
+
+Cependant le duc devenu frère Lodowick l’observe et apprend tout. C’est
+un homme assez bizarre, une manière de roi philosophe très bon et encore
+plus sceptique, rien d’un Charles-Quint à Saint-Just. Il va et vient
+sous son capuchon, consolant les prisonniers, faisant parler les
+gardiens, recevant des confidences de tout le monde et à l’occasion
+tirant de son sein le sceau ducal auquel personne ne résiste.
+
+Comme tous les moines de Shakespeare, c’est un homme inventif et à
+stratagèmes et, malgré qu’il soit prince, ses stratagèmes toujours
+parfaitement honnêtes et moraux, n’en ont pas toujours l’air. Bientôt
+c’est une lutte entre cette puissance occulte et Angelo qui ne s’en
+doute guère.
+
+Les péripéties en seraient difficiles à raconter, car une autre femme,
+Mariana, lâchement abandonnée autrefois par Angelo, entre dans le jeu du
+frère Lodowick et les complications qui en résultent sont plus que
+curieuses.
+
+Cependant Claudio est dans son cachot attendant du secours. Il est jeune
+et n’a aucune envie de mourir. Quand sa sœur lui apprend quelle rançon
+le tyran exige, il se révolte d’abord, mais la nature reprend le dessus.
+Il a horreur de la «froide obstruction» du tombeau et de ces tourments
+de l’enfer, que des pensées «incertaines et égarées» imaginent. Il ne
+veut pas mourir et supplie sa sœur avec une insistance pénible. Isabelle
+quitte la place et pendant trois actes on se demande si l’horrible chose
+se fera ou s’il faudra voir la tête de Claudio quitter ses épaules
+«chatouilleuses».
+
+Car le spectateur a sous les yeux tout ce qui se passe dans cette
+prison, prison du vieux temps où l’on ne voit goutte qu’avec des
+lanternes, mais où l’on jure, on boit, on ricane et l’on plaisante à
+faire frémir. On amène des malheureux enchaînés, on entend de pauvres
+diables se retourner sur leurs bottes de paille.
+
+Voici un échantillon de ces scènes.
+
+Il est trois heures du matin. Pour sauver Claudio, on va couper la tête
+à un malfaiteur avéré nommé Bernardin et on fera croire à Angelo que
+Claudio a été exécuté.
+
+ LE BOURREAU.--Amène ici Bernardin.
+
+ LE VALET.--Maître Bernardin! maître Bernadin! il faut vous lever pour
+ être pendu.
+
+ LE BOURREAU.--Allons, allons, Bernardin!
+
+ BERNARDIN, _de l’intérieur du cachot et encore un peu ivre_.--La
+ petite vérole! braillards! qui est-ce qui fait tout ce bruit-là? qui
+ êtes-vous?
+
+ LE VALET.--Vos amis, monsieur, le bourreau. Il faut avoir la bonté de
+ vous lever, monsieur, pour être mis à mort.
+
+ BERNARDIN.--Va-t-en, coquin. J’ai sommeil.
+
+ LE BOURREAU.--Dis-lui de se dépêcher de se réveiller.
+
+ LE VALET.--Allons, maître Bernardin, réveillez-vous une minute pour
+ être exécuté, vous dormirez après.
+
+ LE BOURREAU.--Entre et amène-le.
+
+ LE VALET.--Le voilà, j’entends sa paille.
+
+ LE BOURREAU.--La hache est bien sur le billot?...
+
+ LE VALET.--Oui, oui, toute prête.
+
+Par bonheur pour Bernardin le frère Lodowick est là qui s’approche pour
+le préparer à la mort et qui, le voyant trop ivre pour mourir, tient
+conseil avec le prévot. Une idée leur vient: un homme est mort pendant
+la nuit, on lui coupe la tête et on l’envoie à Angelo.
+
+A travers ces scènes, Lucio vient dire ses bêtises, le frère Lodowick
+circule énigmatique sous son capuchon et prouve que la vie ne vaut pas
+la peine d’être vécue et que nous sommes les jouets de métaphores
+trompeuses. C’est un soulagement inexprimable quand Isabelle ou Mariana
+reparaissent, même toutes noyées de larmes.
+
+Le dénouement est singulier. Le frère Lodowick redevient duc et, comme
+il a appris beaucoup de choses, il terrifie tous les coquins par la
+précision de ses informations et l’évidente justice de ses vengeances.
+Mais le duc reste assez frère Lodowick pour être miséricordieux et ne
+faire servir la terreur qu’à la pénitence. Il termine toutes les
+affaires pendantes par trois ou quatre mariages que son confrère, un
+moine appelé Pierre, célèbre séance tenante. Tout s’arrange donc et on
+n’a coupé la tête qu’à un homme qui était déjà mort[7].
+
+ [7] _Measure for Measure_.
+
+Quelle tentation pour un auteur «protestant», dans une pièce où il y a
+tant de débauche et d’hypocrisie, de mettre les moines et les nonnes du
+mauvais côté!
+
+ * * * * *
+
+Voilà donc la galerie des portraits monastiques de Shakespeare. Dans
+l’immense musée où la fantaisie du peintre a jeté par centaines ses
+visions de rois et de princes, de soldats et de marchands, de héros et
+de traîtres, d’hommes agités par la passion ou se laissant vivre comme
+des oiseaux dans le buisson, non loin des femmes charmantes que, même
+mourantes ou désolées, il a crayonnées dans la lumière et les fleurs,
+ces quelques figures apparaissent blanches, sereines, humaines à la fois
+et idéalisées, comme celles de Le Sueur ou de Philippe de Champagne.
+Quel poète catholique a réussi davantage à faire sentir que la clarisse
+est vraiment, comme il le dit, une créature «stellaire»? Quel autre a pu
+sauver la bonhomie d’un franciscain italien de toute apparence de
+caricature? Supposez pour un instant le traducteur de l’_Imitation_ et
+celui des hymnes du bréviaire devant les mêmes scènes: on entendrait les
+accents de Polyeucte ou les échos des cantiques d’_Esther_, mais le
+quelque chose de subtil, le mélange de grâce et d’austérité, en un mot,
+ce qui est pour nous le parfum du cloître serait absent. Quand nous
+croyons le sentir dans les productions de cet âge c’est que la sincérité
+religieuse des écrivains du grand siècle évoque, sans qu’ils s’en soient
+douté, tout le cortège des sensations romantiques. C’est ainsi que le
+souvenir de Rancé mettrait une lumière magique sur les murs sans
+caractère de sa Trappe. Shakespeare, au contraire, dont les convictions
+les plus fortes furent probablement des doutes,--mais dont l’ampleur les
+égalait à des systèmes,--Shakespeare tout entier artiste et attaché aux
+manifestations rapides et brillantes de la nature, leur donne une
+profondeur, rien qu’en les reflétant dans son merveilleux miroir.
+
+Protestant, s’il l’eût été à l’époque où ce mot prit véritablement sa
+signification en Angleterre et non au temps de Walter Scott où il
+commençait à la perdre, son génie eût été entravé et peut-être éteint.
+Il s’en fallut de peu d’années. Une seule génération le sépare de
+Cromwell et qu’eut-il fait dans un Londres sans théâtres?
+
+Le _Paradis Perdu_ est l’un des rares chefs-d’œuvre dont on ne peut
+l’imaginer l’auteur. Mais sous une reine dont l’indifférence religieuse
+n’eut jamais d’égal que le fanatisme des Puritains, il put n’être que
+lui-même, et exprimer librement ce que son imagination créait. Ses rêves
+le faisaient vivre dans le passé des rois Henri ou dans le Moyen-Age
+italien, nullement dans le froid lendemain que les pâles et maigres
+produits du nouvel Oxford préparaient. Tout, dans sa nature, le
+rapprochait de ses camarades de Stratford qui allaient à la messe chez
+M. Rockwood. Tout l’éloignait des inquisiteurs à qui son père payait
+l’amende quand il manquait l’église. En réalité il fut bien moins touché
+par le protestantisme que Chateaubriand par la philosophie. Serait-ce un
+paradoxe bien difficile à défendre de dire que, comme il eut plus de
+génie, il eut aussi un sens plus profond de la poésie de la religion? Ce
+serait, en tout cas, la plus lourde des erreurs, en histoire aussi bien
+qu’en critique, de voir Shakespeare dans l’atmosphère de la Réforme.
+
+Mars 1907.
+
+
+
+LETTRES DE MOINES[8]
+
+ [8] Les lettres qu’on va lire n’offrent aucunement l’intérêt d’un
+ récit dramatique ou même suivi. Telles qu’elles sont, elles
+ retiendront peut-être l’attention du lecteur par des ressemblances
+ assez inattendues avec le temps présent. Ces traits épars frapperont
+ sans doute davantage dans le cadre vieilli et sans apprêts où on les
+ a laissés.
+
+
+Dom Michel Vénard au Révérendissime Abbé du monastère de Steinberg, en
+Syrie.
+
+Mon Très Révérend Père, nous sommes arrivés de ce soir à Scilly. Un
+voiturier qui nous a précédés portait notre bagage et nos hardes, en
+sorte qu’il nous a été facile de faire à pied les sept lieues qu’il y a
+entre Robbes et cet endroit-ci. Don Thierry a cependant voulu porter
+lui-même tous les dessins qu’il a faits dans cette abbaye et prenant
+tour à tour ce léger fardeau qu’il avait fixé dans des courroies nous
+n’en avons pour ainsi dire pas senti la fatigue. La route qui mène de
+Robbes au lieu où nous venons d’arriver a été construite au siècle passé
+par les ordres de l’Abbé de Scilly dont Robbes dépendait, n’étant alors
+qu’un prieuré fort riche, et on l’appelle encore aujourd’hui le chemin
+de l’Abbé. Elle est parfaitement droite et si elle ne s’élevait et
+s’abaissait incessamment avec le terrain on verrait sans doute d’un bout
+de la forêt à l’autre. Ces bois sont d’une beauté extraordinaire, bien
+qu’en plusieurs endroits le taillis longtemps négligé soit devenu
+sauvage et impénétrable: les hêtres qui forment presque partout la
+futaie s’élèvent au-dessus de cette confusion d’une manière très noble.
+Les chevreuils n’y manquent pas, mais nous n’avons aperçu ni renards, ni
+lièvres, comme on en voit à chaque instant en Allemagne. Ce chemin est
+d’ailleurs extrêmement solitaire. A deux lieues de Robbes, on trouve un
+village assez considérable qu’on nomme la Roverée et où nous n’avons
+rien vu qui fût digne de remarque, et, à demi-heure de là, la maison
+d’un forestier, mais plus loin il ne se trouve aucune habitation et
+c’est à peine si nous avons aperçu quelques charbonniers. Environ trois
+quarts d’heure d’ici, les bois cessent tout d’un coup ou plutôt
+s’élargissent pour borner un grand creux fait de prairies et dans lequel
+la route descend suivant une pente assez rapide. Elle est alors bordée
+de hêtres énormes et de mélèzes grands et beaux, mais tristes et qui
+donnent à ce chemin un ton de mélancolie, au lieu que dans la forêt sa
+blancheur inspirait la gaieté. Cette tristesse s’accroît de la vue d’un
+village entièrement ruiné auquel on parvient bientôt et dont les
+maisons, la plupart sans toiture, sont désertes. En plusieurs endroits
+il y a des masses de débris, briques et pierres et autres matériaux, qui
+semblent attester des bâtiments considérables. Seule, une maison assez
+vaste, conçue dans le style du XVIIe siècle et embellie d’une guirlande
+d’un travail délicat, nous a paru habitée. Elle est en partie couverte
+de lierre, ce qui est aussi rare dans cette contrée que fréquent en
+Angleterre, et environnée d’un jardin agréable. Plus loin, nous sommes
+passés au-dessus d’une eau courante fort rapide sur un pont orné à
+chaque bout de deux grandes colonnes de pierre et bientôt nous sommes
+entrés dans ce village que nous croyions être Scilly et qui se nomme en
+réalité les Fagnes, sans doute à cause des bois de hêtres qui
+l’entourent. Nous sommes entrés dans l’église qui est petite et nue,
+mais dans le clocher de laquelle nous avons été étonnés d’entendre un
+carillon d’une sonorité merveilleuse et dont les sons nous avaient déja
+charmés quand nous n’apercevions ni église, ni village. Nous sommes
+allés ensuite rendre visite au curé, homme âgé et vénérable, qui nous a
+reçus en versant des larmes et avec toutes les marques de la joie. Cet
+ecclésiastique appartenait à l’abbaye avant qu’elle fût dispersée et il
+ne s’en est jamais éloigné même pendant la Terreur, et quand tous les
+autres étaient passés à l’étranger. Il n’avait jamais revu le costume de
+l’Ordre depuis ces temps malheureux, et cette vue subite l’a ému
+jusqu’au fond de l’âme. Nous n’avons vu, jusqu’ici, que peu de livres
+dans sa maison, mais nul doute que sa mémoire ne soit une riche
+bibliothèque. Il nous a appris, ce soir, que le village dévasté que nous
+traversâmes avant d’arriver à celui-ci n’était autre que Scilly
+lui-même, et les tas de décombres, les ruines informes de l’abbaye dont
+les bandes noires n’ont pas laissé pierre sur pierre et dont, à vrai
+dire, il ne subsiste que le nom. Nos cœurs se sont serrés à ce récit, au
+souvenir de cette riche bibliothèque traitée comme un vil rebut et des
+reliques du bienheureux Herbert jetées au vent. Après vingt épreuves,
+nous ne sommes pas encore habitués à l’horreur de ces ruines, et chaque
+nouveau récit qu’on nous en fait nous pénètre d’amertume.
+
+28 mai 182...
+
+
+Le même au même.
+
+M. Lécu, notre hôte, continue, mon Très Révérend Père, à nous marquer
+une extrême bonté. Ce n’est pas un homme d’une très grande science, mais
+après tant d’années il a conservé toute la régularité monastique. Depuis
+plus de trente ans il dit les heures canoniales dans son église et fait
+dans sa maison les exercices de règle aux heures marquées. Ce souci
+d’une règle que tant de circonstances funestes ont cessé de rendre
+obligatoire pour lui, ne laisse pas de nous édifier beaucoup; cependant
+il ne nous semble pas entièrement compatible avec les devoirs plus
+immédiats d’un pasteur et nous craignons que ce saint vieillard n’ait
+vécu dans une trop grande solitude. Les curés que j’ai vus autrefois en
+Irlande et dans quelques parties de la Pologne, bien que leurs manières
+et leurs démarches eussent quelquefois une franchise à laquelle nos
+mœurs répugnent, m’étonnaient, au contraire, par l’empire que le
+commerce journalier avec leurs paroissiens leur donnait sur eux.
+Celui-ci croit toujours que prier peut tenir lieu d’action ou plutôt,
+sans se former aucun raisonnement précis, son âme pieuse et tendre se
+réfugie tout entière dans le passé, comme les poètes fuient dans leurs
+rêves la réalité qui les blesse. Je commence à comprendre que la
+Révolution n’eût pas été si désastreuse si ceux qui nous ont précédés ne
+s’étaient pas autant tenu à l’écart des hommes qui ont conduit ces
+atroces bouleversements; mais sans doute qu’on ne voit jamais les pièges
+vers lesquels on marche et que peut-être, en dépit des leçons du passé,
+nous n’apercevons pas d’autres dangers dont nous pourrions préserver la
+foi des peuples et qui lui porteront quelque jour une profonde atteinte.
+
+Dom Thierry s’occupe à dessiner un crucifix admirable qui est placé sur
+le maître-autel de cette petite église et qui est le seul objet
+important que M. Lécu ait réussi à soustraire à la rapacité des bandes.
+Il nous assure que plusieurs autres objets d’une grande valeur, entre
+autres une petite châsse d’ivoire d’un travail extraordinairement délié,
+sont tombés entre les mains d’un ancien moine, jureur et marié, et que
+cet apostat aurait également en sa possession quelques antiphonaires
+très précieux. Mais que sont ces faibles restes en comparaison des
+richesses de toutes sortes que l’art avait accumulées dans la montagne
+de marbre, comme on appelait l’église de l’ancien monastère. Je vous
+assure, mon Très Révérend Père, qu’il est difficile de soutenir cette
+pensée sans que les larmes vous en viennent aux yeux.
+
+Pendant que Dom Thierry dessine, j’ai examiné le jeu du carillon dont
+nous vous avons parlé. Il est ancien et extrêmement composé. Il ne
+comprend pas moins de huit gros cylindres et plus de soixante et dix
+cloches jouant seize airs, aux quarts, aux demi-quarts, et avec une
+répétition aux heures. J’ai recueilli douze de ces airs qui ne m’étaient
+pas connus. Les quatre autres, qui sont ceux des demi-quarts, sont des
+refrains de vieilles chansons assez peu convenables, comme cela se
+trouve trop souvent dans les carillons. J’écoute avec délices ces
+charmantes mélodies portées au loin à travers le silence de la vallée.
+Elles me transportent aussitôt dans un temps si éloigné du nôtre par
+mille circonstances, bien qu’en réalité un petit nombre d’années nous en
+sépare seul. Elles font renaître devant mes yeux un état de choses que
+vous serez déjà bientôt seul, mon Très Révérend Père, avec quelques
+hommes comme M. Lécu, à avoir connu.
+
+J’aurais un extrême désir d’avoir un entretien avec le moine infortuné
+dont notre hôte nous parle. Les livres anciens qu’on dit qu’il a chez
+lui allument ma curiosité et peut-être ne serait-il pas impossible de
+lui rendre la foi que les égarements de sa vie sans doute plus que la
+perversion de son esprit lui ont faire perdre. Il est père d’une fille
+que le curé nous dépeint comme très assidue à l’église bien qu’elle
+n’approche jamais des sacrements, et ce goût de sa fille pour le lieu
+saint nous ouvre au moins une espérance. M. Lécu en doute cependant.
+L’hiver dernier, ce malheureux apostat ayant été frappé subitement d’une
+attaque très violente et le curé en ayant eu avis par la fille dont nous
+parlons, il y courut, mais aux premiers mots que ce saint prêtre plus
+zélé qu’éclairé lui dit d’une séparation qu’il jugeait nécessaire, le
+malade recouvra assez de force pour lui dire d’une voix ferme qu’il ne
+souhaitait aucunement d’entrer en conférence avec lui.
+
+Cela nous donne quelque appréhension de l’approcher. Nous avons conservé
+aussi un souvenir fâcheux d’une visite que nous fîmes, le mois dernier,
+à un autre ancien moine. Celui-là demeure seul dans l’infirmerie de
+l’ancien prieuré de Laudrissart, et les gens du hameau le craignent si
+vivement qu’ils n’approchent jamais de sa triste retraite. Il passe ses
+journées à faire le travail des derniers valets, et les bœufs même, qui
+sont les seuls êtres vivants qu’il voit, sont d’une telle sauvagerie que
+le boucher qui les achète les tue à coups de fusil avant de les emmener
+à la ville. Ce moine conserve des tableaux que nous eussions aimé voir,
+et nous avons aperçu, en effet, un volet de diptyque qu’il avait placé
+en guise de vitres à l’une des fenêtres de sa maison, mais quand nous
+avons voulu faire quelques pas dans la cour de cette silencieuse et
+triste demeure, un chien d’un aspect féroce a élevé un si horrible
+aboiement et il est apparu au seuil une figure si menaçante et vomissant
+des blasphèmes si épouvantables que nous nous sommes retirés sans
+pouvoir proférer une seule parole.
+
+2 juin 182...
+
+
+Le même au même.
+
+La chaleur est très grande et Dom Thierry en a été incommodé. Il a
+laissé fondre dans un grand verre d’eau exactement sept de ces dragées
+infiniment petites qu’il porte partout dans ses voyages; il a bu une
+cuillerée de cette eau, toutes les heures, avec beaucoup de gravité et
+en peu de temps cette boisson magique lui a ôté son malaise. Je lui
+reproche quelquefois ces pratiques superstitieuses, quand nous n’avons
+rien de mieux à faire en cheminant sur les grandes routes, mais il les
+défend avec beaucoup de chaleur par des arguments qu’il tire du parfum
+des fleurs et par l’autorité d’un savant médecin viennois. Il soutient
+que la médecine est toute pénétrée de scolastique et que cela empêche
+qu’elle fasse aucun progrès. «Qu’on laisse agir, dit-il, l’esprit de
+divination qui est dans l’homme, au lieu de s’arrêter à l’écorce des
+théories et des observations, et l’on trouvera bientôt les secrets de la
+vie.» Il rêve aussi d’une langue universelle et, en attendant qu’elle
+s’établisse, d’une réforme radicale de l’orthographe. Il me semble que
+son esprit voyage incessamment pendant que sa main dessine, et le dédain
+qu’il laisse voir pour la plupart des doctrines reçues le dégoûtant de
+presque tous les livres, il n’enfante que des idées singulières.
+
+Notre hôte reçoit assez fréquemment les visites de M. de Souville,
+maître de forges et ancien militaire. C’est un homme déjà âgé et qui a
+beaucoup vu. Il nous a donné sur l’ancien moine dont nous voudrions
+faire la connaissance, un grand nombre de détails que, sans doute faute
+de mémoire, M. Lécu nous avait laissé ignorer. Ce malheureux se nomme
+Saint-Aubin. Il a eu une carrière assez remarquable. Il ne paraît pas
+qu’il se soit séparé de ses confrères dès les débuts de la Révolution.
+Au contraire, il aurait accompagné l’Abbé de Scilly jusqu’à la fin de
+1794, époque à laquelle ils vivaient l’un et l’autre dans une petite
+ville de la Suisse romande. C’est l’année suivante qu’on l’aurait revu à
+Scilly, sécularisé et porteur de papiers du Gouvernement au moyen
+desquels il aurait mis la main sur ce qui restait encore de livres et
+d’objets précieux dans l’abbaye. Sous l’Empire il tint plusieurs charges
+assez importantes et fut même préfet du département du Pô. Le
+Gouvernement de Louis XVIII ne l’inquiéta point: il lui laissa, au
+contraire, des fonctions diplomatiques à Florence et il demeura dans
+cette ville jusque vers 1820 où il reparut subitement dans ce pays avec
+sa femme et sa fille, acheta du Gouvernement la maison de l’Abbé, la
+seule qui fût demeurée à peu près habitable après de longues années, et
+s’y fixa d’une manière définitive.
+
+M. de Souville le voit souvent. Il assure que c’est un homme d’un
+naturel très aimable et d’un esprit extrêmement orné, et qu’il possède
+une belle bibliothèque. Sa femme est Savoyarde ou Suisse. Leur fille est
+d’un autre mariage, mais Saint-Aubin la chérit comme si elle était
+vraiment son sang. La bonté de ces femmes leur a concilié les gens de ce
+pays ordinairement mal disposés pour les prêtres mariés; d’ailleurs
+celui-ci n’était connu que d’un très petit nombre de personnes quand il
+appartenait à l’abbaye, et il s’est écoulé tant d’années que les paysans
+ont presque perdu la mémoire de son ancien état. De savoir aussi que
+pendant très longtemps il a tenu des charges considérables et qu’il s’y
+est enrichi, donne à ces gens simples une sorte de crainte révérentielle
+qui les détourne de chercher trop avant dans son passé.
+
+M. de Souville dit que nous ne devons nullement craindre de nous
+présenter chez lui et qu’il montrera au contraire beaucoup d’obligeance
+à nous laisser voir les antiquités qu’il possède et dont il parle
+volontiers. Nous aurions sans doute déjà fait cette démarche si quelques
+observations de M. Lécu ne nous avaient retenus. Notre hôte assure en
+effet que les gens du pays seraient étonnés de nous voir passer ce
+seuil. Il a fait tout ce qu’il a pu pour détourner même les plus pauvres
+du village d’avoir rien à faire avec Saint-Aubin et ce serait ruiner son
+œuvre et causer un grand scandale, assure-t-il, que de passer
+par-dessus. Cette considération nous laisse hésitants.
+
+Sans date.
+
+
+Le même au même.
+
+Nous avons dû prendre sans vous consulter, Très Révérend Père, une assez
+grave décision. M. Lécu étant allé voir son frère au commencement de la
+semaine passée est subitement tombé malade et assez gravement pour que
+le curé de Saint-Rémy, où habite ce frère, ait cru devoir avertir
+l’évêque de son état. Presque au même temps que nous recevions avis de
+ce fâcheux accident, arrivait une lettre du chancelier nous priant
+d’accepter la charge des Fagnes au moins pendant quelques semaines et
+nous transférant les pleins pouvoirs de M. Lécu. Nous aurions bien voulu
+nous en remettre d’abord à votre jugement, mais la lettre de l’évêque
+était pressante et nous nous sommes vus dans le cas évident de
+nécessité. Nous voilà donc curés tous les deux sans nous y être
+attendus. Il faut dire que le soin des Fagnes n’est pas des plus
+pesants. Le village ne compte pas quatre-vingts feux et il ne reste à
+Scilly que cinq ou six maisons habitées.
+
+Dom Thierry s’est jeté avec sa fougue ordinaire dans ses nouvelles
+fonctions. Ce n’est pas manquer à la charité que de dire que sa prudence
+n’apparaît jamais qu’après son ardeur. A peine avais-je écrit au
+chancelier que nous le remercions de la confiance qu’on nous marque et
+il se répandait en projets pour la réforme de ce petit village. C’est la
+Providence, disait-il, qui nous a conduits ici, dans une telle
+conjoncture, et il faut que notre passage laisse une trace ineffaçable.
+Il me répète hautement ce que je lui ai entendu dire tant de fois en des
+lieux où la vue des ruines de nos monastères me brisait le cœur, que le
+souvenir des abbayes parle plus de richesses que de vertus et que leur
+disparition n’a guère ruiné que les avocats et les hommes d’affaires. Il
+veut montrer que la règle de Saint-Benoît favorise autant l’action d’un
+vigilant pasteur que celle d’un reclus occupé de son avancement, de ses
+études ou de son office, et dès le jour même, il m’a tracé le plan qu’il
+veut suivre. Il ne s’agit de rien moins que d’aller voir tous les gens
+du village les uns après les autres dans leur maison. Comme M. Lécu sera
+peut-être rétabli plus promptement que son médecin ne le suppose, Dom
+Thierry veut que nous ayons fini ces visites dans les vingt jours,
+c’est-à-dire que nous entrions dans cinq maisons par après-midi. Dom
+procureur sollicitait souvent, dit-il, chez quatre ou cinq conseillers
+dans la même journée et il vaut sans doute mieux parler de ses devoirs à
+un paysan que de s’entendre avec un homme de loi pour l’emporter sur un
+Chapitre. Je ferai ce qu’il voudra sans me dissimuler que paraître ainsi
+de porte en porte nous donnera la mine de colporteurs et de gagne-petits
+et ne peut manquer d’étonner beaucoup nos villageois.
+
+Dom Thierry a prêché dimanche à la messe. L’église était pleine, comme
+elle l’est d’ailleurs tous les dimanches, mais les hommes se tiennent
+debout d’un air assez indifférent près des portes, tandis que les
+femmes, décemment vêtues de leurs mantes et de leurs capuchons, récitent
+leur chapelet. Presque aucune ne sait lire. Une seule, que j’ai
+remarquée debout contre une colonne vis-à-vis de la chaire, se servait
+d’un livre. C’est la fille de Saint-Aubin. Sa figure m’avait frappé.
+Italienne au premier regard, grande et forte, les cheveux et les yeux
+noirs, un air d’assurance qui serait presque blessant si elle n’avait
+dans l’expression quelque chose de rêveur et de tragique à la fois qui
+fait revenir sur ce premier mouvement. Elle n’a guère moins de trente
+ans. Je l’observais pendant le sermon: sa physionomie était parlante.
+Dom Thierry a repris la suite des instructions de M. Lécu et expliquait
+ce qu’il faut entendre par l’âme de l’Église. Son accent étranger, la
+chaleur de son débit et la rapidité de son geste étonnaient visiblement
+la plupart des auditeurs. Seule cette fille paraissait suspendue à ses
+lèvres et laissait voir l’effet de son discours avec la fidélité d’un
+miroir. Vous vous rappelez assurément, Très Révérend Père, la manière
+étrange, mais frappante, du P. Thierry. Les choses semblent toujours
+nouvelles dans cette bouche qu’on ne peut cependant appeler éloquente.
+Je l’écoutais moi-même avec admiration. Il ne disait rien que je n’aie
+su dès le temps où je faisais mes études. Je reconnaissais le
+raisonnement si clair de Dom Charles: Que l’âme est répandue partout où
+se laisse deviner la vie, et que la vie spirituelle, si elle a son
+achèvement dans la vision béatifique et le rayonnement de la gloire,
+commence, à vrai dire, dans les dispositions les plus humbles par
+lesquelles la grâce prévient les âmes et les tourne vers la vérité. Mais
+il semble toujours que Dom Thierry touche du doigt ce dont il parle et
+le fasse toucher de ceux qui l’écoutent. Il a une façon singulière
+d’éclairer ce qu’il dit par les choses de la nature et de faire voir les
+manifestations de ce qu’il appelle la vie universelle dans des objets où
+personne autre que lui ne les soupçonne et où il découvre l’action du
+Saint-Esprit.
+
+Certainement la fille de Saint-Aubin était agitée jusqu’au fond de l’âme
+par ce qu’elle entendait. Son front rougissait et pâlissait tour à tour.
+Le feu sombre qui brille dans ses yeux s’éteignait dans des larmes. Qui
+pourrait douter que cette malheureuse fille ne soit un exemple étrange
+de ce que Dom Thierry disait dans le moment même, et que son cœur ne fût
+en proie à la plus cruelle alternative d’incertitude et d’espérance sur
+le sort éternel de son père adoptif? La vue de ce trouble, d’une émotion
+si peu feinte et si évidemment produite par la grâce, m’a fait souhaiter
+une fois de plus que quelque circonstance heureuse nous ouvre un abord
+naturel dans la famille de Saint-Aubin. Peut-être la visite de Dom
+Thierry aura-t-elle cet heureux effet.
+
+25 juin 182...
+
+
+De Dom Thierry au Très Révérend Père Abbé.
+
+Vous avez eu la bonté de vous plaindre, Très Révérend Père, de ce que je
+n’écrivisse point, mais Dom Michel ne vous laisse rien ignorer de ce qui
+nous arrive; et d’ailleurs, c’est moi qui, dans ce dernier voyage, ai
+presque constamment tenu à jour notre _itinerarium_, et je n’y ai pas
+épargné l’encre. Dom Michel se moque parce que j’y consigne parfois des
+circonstances futiles, comme la couleur du ciel ou la direction des
+vents. Il veut que notre journal ressemble à celui d’un capitaine de mer
+qui écrivît en latin. Mais, pour moi, j’ai toujours cru que c’est une
+fausse honte ridicule qui empêche d’écrire tout ce que l’on sent. Les
+mouvements de notre cœur sont très souvent liés à ceux de la nature et
+ceux qui l’ignorent ne remarquent sans doute pas que le Psalmiste en
+était persuadé. Je ne traverse jamais un bois de pins chauffés par le
+soleil sans que l’odeur subtile de l’encens me rappelle aussitôt le
+matin où ma vocation se décida, et cette vapeur résineuse me ramène plus
+efficacement à mon premier propos que le sermon le plus éloquent. J’ai
+toujours remarqué que cette vérité pourtant très certaine ne touche pas
+les Français. A la réserve de quelques romanciers pernicieux, il semble
+que leur âme soit toute raison et que le Créateur ne leur ait donné
+l’imagination, l’appétit et toutes les puissances sensibles que pour en
+faire un holocauste. Que veulent donc dire les Psaumes, quand presque à
+chaque verset on y lit les mots de _cor_, _renes_, _jecur_, _carnes_ et
+autres semblables? Et l’auteur du _Cantique_ est-il ridicule quand il
+dénombre la nature entière et la convie à adorer son Seigneur?
+
+Excusez, Très Révérend Père, la chaleur que je mets à soutenir mon
+sentiment sur ce point. C’est qu’en vérité il m’a toujours paru autre
+chose qu’un enfantillage oiseux.
+
+J’ai fait des dessins des objets précieux qui sont restés du trésor de
+l’abbaye dans cette église et chez un bourgeois de la ville de C..., à
+trois lieues d’ici. M. Lécu ignore les circonstances dans lesquelles ces
+choses précieuses sont tombées entre les mains de ce particulier,
+d’ailleurs riche et bienveillant, et je n’ai pas cru devoir m’en
+informer. Des recherches exactes dans quelques vieux registres nous ont
+permis d’établir un inventaire assez considérable, à tout le moins, des
+tableaux et sculptures. Quant à la bibliothèque, ce qui en a échappé aux
+faiseurs de cartouches est au dépôt du département, et un abbé Dupuis,
+qui en a la garde, a paru peu soucieux de nous le laisser voir. Au
+surplus, l’Ordre bénédictin, n’existant plus en France, y est déjà
+presque oublié; la génération qui nous a dépouillés va s’éteindre, et le
+décret de Pie VII rassurant les consciences, c’est sans doute bien
+vainement que nous poursuivons la trace de richesses que nous ne pouvons
+nous faire rendre. Cette pensée remplit Dom Michel d’amertume, et moi,
+vous l’avouerai-je? de dégoûts. C’est avec joie que j’ai accueilli
+l’occasion où nous sommes de ranimer et d’éclairer la foi du peuple de
+ce village.
+
+Dom Michel vous a parlé de la présence en ce lieu d’un ancien moine
+jureur et marié. Il vous a dit aussi que cet homme n’a rien de la
+grossièreté de tant de ses pareils que nous avons trouvés dans la misère
+ou l’infamie. Un hasard singulier m’a mis aujourd’hui en présence de sa
+fille. Il faut que vous sachiez, Très Révérend Père, qu’on a établi le
+télégraphe sur la tour de l’église. Scilly est dans une vallée, mais à
+égale distance de deux postes trop éloignés pour qu’on voie en tous
+temps les signaux. Le magister est payé pour être dans la tour, mais
+comme il est le plus souvent à l’école ou à l’église, c’est son fils,
+garçon d’environ dix-huit ans, qui fait le guet et répète les signaux.
+Il n’y faudrait pas grande habileté si les messages qui cheminent ainsi
+par l’air étaient tous en langage convenu, mais il en passe tous les
+jours qu’il faut comprendre et dont il faut garder copie, et ceci
+demande de l’intelligence, de l’habitude et du soin. Le fils du maître
+d’école est de santé fragile. Souvent il est malade, et quand il tient
+le lit, la seule personne capable de le soulager en prenant son office
+est la fille de Saint-Aubin. Il paraît que le jeu du télégraphe
+l’amusait, et sa charité lui fait maintenant trouver plaisir à ce qui
+n’était qu’un badinage. C’est dans un réduit attenant à la chambre des
+cloches que je l’ai découverte aujourd’hui. Elle n’a paru ni embarrassée
+ni surprise et a montré beaucoup de bonne grâce à m’expliquer la
+manœuvre des cordes et des poulies. Une expression de tristesse altière
+qu’elle a quand elle se tait, fait place sitôt qu’elle parle, à une
+vivacité naturelle et enfantine dont un cœur dur et prévenu pourrait
+seul n’être pas touché. Au bout de peu d’instants, j’ai vu un nuage et
+une rougeur passer rapidement sur son front et elle s’est mise à me
+parler sans préambule d’un sermon que j’ai prêché dimanche passé.
+
+J’ai été surpris d’abord de l’entendre me parler du ton des personnes
+familiarisées dès longtemps avec notre habit. Le récit qu’elle n’a guère
+tardé à me faire m’en a bientôt donné les raisons. Cette jeune femme
+n’est pas la fille de Saint-Aubin, mais d’un Italien dont elle parle
+sans aucune tendresse, et son enfance s’est écoulée à Gênes et à
+Florence. Sa mère est Vaudoise, fille d’un pasteur d’un bourg près de
+Genève. Il ne semble pas que cette protestante et son premier mari
+fussent faits pour s’accorder. Ce Génois, fils d’un marchand assez aisé
+avait à peine vingt ans et suivait en tout son inclination plus que son
+devoir. Sa femme qu’il avait rencontrée à Turin, où les Vaudois sont
+nombreux, et épousée de pure passion, ne tarda guère à s’en apercevoir
+et tomba dans la mélancolie. Leur fille dont le nom est Mariana fut
+abandonnée aux domestiques et élevée à la grâce de Dieu. Elle avait à
+peine quatre ans que sa mère excédée retourna chez ses parents et sa
+seule amitié fut dès lors une vieille nourrice de son père qui la
+soignait. Leur maison était tout près de Sainte-Marie-des-Vignes, grande
+et belle église dont les cloches ont une harmonie céleste que je me
+rappelle après trente années, mais la nourrice était sœur d’un des
+moines de l’église Saint-Mathieu située tout auprès, entre un cloître
+gothique, le seul qui soit dans l’Italie du Nord, et une petite place où
+l’on remarque toutes sortes de souvenirs d’André Doria et des doges de
+ce nom avec plusieurs inscriptions fort belles. Ce bon religieux lui
+tint lieu de père et de mère, lui apprit un peu à lire et lui inspira
+des sentiments de foi qui ne se sont jamais effacés. Elle avait environ
+dix ans lorsque son père mourut. Sa mère vint aussitôt la chercher et
+l’emmena à Florence où elle épousa peu après Saint-Aubin. Vous auriez
+été touché comme moi, mon Très Révérend Père, du ton passionné dont
+cette pauvre jeune femme me dit la suite de son histoire. Tandis que sa
+mère semblait voir en elle une image de son funeste passé, Saint-Aubin
+lui marqua aussitôt la tendresse la plus sincère. Il l’avait presque
+toujours dans sa chambre, la formant et l’instruisant, et prenait le
+même soin de ses plaisirs d’enfant que de son avancement. Son esprit
+s’ouvrit en même temps que son cœur. En peu de temps Saint-Aubin lui fit
+lire l’histoire et lui montra les premiers éléments des sciences. Tout
+dans sa vie nouvelle lui paraissait charmant et délicieux. Elle eût été
+parfaitement heureuse si le souvenir de sa vieille nourrice ne l’eût
+poursuivie comme il arrive aux enfants dont le cœur est fidèle dans un
+âge où tous les sentiments sont éphémères. Mais elle revoyait
+incessamment cette bonne vieille et le Frère qui l’instruisait et la
+petite église de Saint-Mathieu et l’épée d’André Doria suspendue au
+dessus de l’autel. Elle entendait les chants qui naguère la touchaient;
+elle se rappelait des lambeaux de phrases apprises dans la _Doctrine
+chrétienne_ ou restées comme des échos de sermons oubliés. Hélas! mon
+Père, me dit-elle, vous ne pourrez jamais concevoir ce que quelques
+paroles ainsi retenues me firent souffrir. J’avais treize ou quatorze
+ans, quand mon père voyant mon désir de revoir la vieille Angèle, ma
+nourrice, me confia un jour à une sœur de ma mère qui allait à Gênes
+pour quelque affaire. Je pensai mourir de bonheur en revoyant les arbres
+de l’Acqua Sola sous lesquels ma nourrice m’avait promenée si souvent et
+peu après en me jetant dans ses bras. Je restai six semaines à
+Saint-Pierre d’Arène où ma tante avait à faire. Pendant ce temps je
+revis souvent ma nourrice et elle m’emmena plus d’une fois entendre la
+messe ou les vêpres à Saint-Mathieu. Je n’étais pas entrée une seule
+fois dans une église depuis que je demeurais à Florence. Tout ce que je
+voyais maintenant me frappait avec une vivacité extraordinaire. La
+veille de notre départ, le Fr. Mario, frère de la vieille Angèle, fit le
+sermon. Je n’ai retenu qu’un mot qu’il répétait incessamment avec une
+force qui me faisait trembler: _Fuori Chiesa non c’ è salvezza._ Je
+prenais ces paroles dans leur sens naturel et elles résonnaient à mon
+oreille comme une malédiction. Quand je dis adieu à Angèle pour ne la
+revoir jamais, elle me dit tout bas: Ne manque plus jamais d’aller à
+l’église afin que Dieu te bénisse. J’embrassai son cou de toutes mes
+forces, et quand nous fûmes de retour à Florence, je priai mon père de
+me laisser aller à l’église d’une voix si suppliante qu’il en parut
+étonné et m’y fit conduire dès le premier dimanche. Un jeune Français
+qui commençait sa carrière sous ses ordres s’offrait à m’y mener. Il
+avait une nature religieuse quoique ardente. Souvent il me récitait des
+vers que j’oubliais, mais dont le son me charmait plus qu’aucune musique
+et me laissait infiniment heureuse d’être catholique. Il avait le plus
+profond respect pour mon père et quelquefois priait avec moi pour lui.
+Car, mon Père, ajouta-t-elle, depuis quinze ans, je prie incessamment
+pour lui. J’ai eu parfois le cœur si serré à la pensée qu’il est
+maintenant hors de l’Église que je défaillais. Comprenez donc ma joie
+quand je vous ai entendu dimanche expliquer les paroles qui m’ont
+épouvantée pendant tant d’années. S’il est vrai, comme vous l’avez dit,
+que de vouloir tout ce qui est bien est un commencement de religion et
+que l’Église est le lieu des âmes et non des corps certainement mon père
+ne sera pas damné, dût un ange lui apporter du ciel, comme vous disiez,
+les paroles qui le feront chrétien. En disant ces mots, ses yeux se
+remplirent de larmes, et sa figure revêtit une expression mêlée de
+douleur et d’espérance telle que j’en fus dans la même émotion et que je
+trouvai à peine les paroles capables de l’encourager et de la consoler.
+
+Assurément, mon Très Révérend Père, cette jeune fille est chrétienne, et
+bien que je ne comprenne pas ce qui l’éloigne des sacrements puisqu’elle
+est si fort attirée par l’église, elle l’est sans doute beaucoup plus
+que d’autres qui en ont le nom et l’apparence plus que la réalité.
+
+2 juillet 182...
+
+
+De Dom Michel au Très Révérend Père Abbé.
+
+Nous continuons la visite du village et je vois bien que Dom Thierry
+avait raison de nous la faire faire. C’est beaucoup de connaître le
+visage et le nom de ceux dont on répond devant Dieu. Il arrive que ces
+bonnes gens sont un peu gênés de leur pauvreté quand nous entrons dans
+leurs maisons, mais je leur dis notre profonde détresse dans les années
+qui suivirent notre exil et ce récit de notre dénûment leur ôte aussitôt
+toute honte. Dom Thierry m’étonne par l’extrême facilité avec laquelle
+il entre dans leurs moindres intérêts. Je découvre qu’il a une science
+profonde de l’agriculture dont ces pauvres gens paraissent ravis. Il
+parle surtout savamment des abeilles qui, dit-il, font des rayons d’or
+dans son pays. Il a une manière admirable d’enseigner à la fois le
+mépris des richesses et la façon de les acquérir. A mesure que je
+l’entends et que j’entre davantage dans ses idées, des projets qu’il
+fait pour améliorer le sort des paysans en rassemblant leurs efforts me
+paraissent moins chimériques. Il dit que les esprits chimériques sont
+ceux qui se figurent les choses toujours au même point pendant qu’elles
+changent sans cesse, et que Bonaparte, qu’il déteste, a été seul à bien
+entendre les temps nouveaux.
+
+Avant-hier nous sommes allés à Scilly et nous avons pu enfin pénétrer
+dans la maison de Saint-Aubin. Je vous l’ai dit, mon Très Révérend Père,
+cette maison était la campagne de l’Abbé. On y arrive par une avenue de
+cyprès plantés il y a moins de vingt ans et qui conviennent bien à la
+triste retraite d’un apostat. Le jardin est rempli de fleurs et de beaux
+arbres chargés de fruits. Au-dessus de la porte est une inscription
+latine à la louange du repos des champs qui a été fraîchement repeinte
+en incarnat. Au moment que nous arrivions à la porte, non sans quelque
+émotion pénible, cette porte s’est ouverte et l’injuste possesseur du
+lieu a paru. C’est un grand homme extrêmement maigre avec des cheveux
+tout blancs. Bien qu’il fût vêtu avec un soin proche de la recherche et
+que ses manières soient d’une noblesse singulière dans un homme de son
+origine, son abord n’est pas engageant. Il a dans le regard quelque
+chose de froid et de hautain qui glace. «Entrez, mes Pères, nous dit-il,
+ma fille et M. de Souville m’avaient fait espérer votre visite.» Il nous
+introduisit alors dans une vaste pièce ornée de boiseries anciennes et
+garnie d’un côté d’une haute bibliothèque, mais sans autres meubles
+qu’une grande table et, devant une fenêtre, une cage immense très ornée
+et remplie d’oiseaux de toutes sortes. Au bout de peu d’instants il
+envoya chercher sa femme et sa fille et, s’excusant sur quelque affaire,
+nous laissa. Cette femme est bien huguenote. Avec un air de mélancolie
+qui préviendrait en sa faveur, elle a la politesse sans cordialité des
+calvinistes et un talent singulier de dire civilement des choses amères.
+Heureusement qu’elle aussi n’a demeuré que le temps qu’il fallait pour
+la bienséance et nous a laissé sa fille, disant d’un ton assez sec
+qu’elle nous montrerait la maison si nous voulions. La pauvre fille
+souffrait sans aucun doute de l’accueil mortifiant qu’elle nous voyait
+essuyer et son air était à chaque instant comme une réparation de ce
+qu’elle ne pouvait prévenir.
+
+A peine sa mère fut-elle sortie qu’elle nous dit toute sa joie de nous
+voir enfin dans sa maison. Elle nous promena de chambre en chambre de la
+meilleure grâce et parut aussi surprise que ravie de voir que nous
+raisonnions tous les deux de peintures et de curiosités. Saint-Aubin a
+une très belle galerie de tableaux italiens, mais à part la petite
+châsse d’ivoire dont M. de Souville avait parlé, il n’y a rien qui
+provienne de l’abbaye. Sa fille nous a dit que cette châsse était un
+présent du préfet, ou peut-être qu’elle avait été donnée en échange
+d’autres objets de prix. C’est une imitation de la châsse de Sainte
+Ursule et le travail en est curieux et délicat, car toutes les parties
+en ont été conservées réduites, mais il y a dans ce morceau plus
+d’application et de curiosité que d’art véritable. Quant aux manuscrits
+anciens, ce sont deux antiphonaires de Trêves assez rares et une
+_Quinzaine de Pâques_ dont les enluminures sont d’une naïveté singulière
+et le chant d’une barbarie exceptionnelle, même pour le temps.
+L’_Exultet_ sur lequel je me suis arrêté un instant offre quelques
+variantes assez dignes de remarque.
+
+Il faut vous avouer, mon Très Révérend Père, que tandis que nous allions
+par la maison, nous ne pouvions faire qu’en esprit elle ne nous reparût
+dans son ancien état et que nous donnions plus d’attention à ces
+souvenirs qu’aux paroles pourtant empreintes de sincérité de la fille
+d’un usurpateur. Nous sommes revenus à la cure tous les deux rêveurs et
+affectés.
+
+9 juillet 182...
+
+
+De Saint-Aubin à M. de Souville.
+
+Vous êtes parti, mon cher Souville, mécontent et contristé de la manière
+dont j’avais reçu ces deux religieux. Laissez-moi dire quelques mots à
+ma décharge. Nous nous connaissons depuis longtemps et voici dix ans que
+je n’ai guère d’ami que vous: il est convenable que vous sachiez ce qui
+se passe dans mon cœur.
+
+Vous savez par quelle bizarre chaîne d’événements ma jeunesse a été ce
+qu’elle fut: comment le prieur de Saint-Marc me distingua parmi d’autres
+enfants et commença de me faire instruire; comment un père chargé de
+famille fut trop heureux de me voir me tourner vers l’Église où, à
+défaut d’honneurs, je devais du moins trouver l’aisance et le bien-être;
+comment enfin le bon prieur, attentif et inquiet sur ma complexion
+délicate, m’envoya, vers l’âge de dix-huit ans, à Scilly qui était
+devenu ce que, dans l’Ordre bénédictin, on nomme un monastère de
+campagne et demanda qu’on m’y traitât avec une particulière douceur.
+Quelques années séparaient le moment où j’y arrivai de la Révolution, et
+j’ai la certitude qu’une inquiétude sourde qu’on remarquait dans presque
+tous les couvents d’alors venait, sinon de la prévision, du moins de
+l’approche de ces grands événements. C’est ainsi que l’instinct des
+oiseaux les agite, même à l’abri dans une volière, quand l’orage est
+menaçant ou que le temps des migrations revient. Scilly n’était pas un
+monastère des plus réguliers. L’Abbé, qui me prit aussitôt en amitié,
+avait près de soixante et dix ans et se souciait peu de réformes. Je
+passai presque tout mon temps avec lui, dans cette maison même que
+j’habite et qu’il ne quittait presque plus. Chaque matin, j’allais au
+monastère prendre une leçon de théologie et entendre l’explication des
+règles. Celui qui la faisait était un homme d’environ soixante ans, qui
+avait été rival de l’Abbé au moment de son élection. C’était un moine
+austère et d’une régularité extraordinaire. Sa vie était le seul lien
+assurément qui empêchât l’observance claustrale de se dissoudre
+entièrement. Il le sentait et s’attribuait une autorité fort au-dessus
+de celle de prieur, qui contribuait encore à éloigner l’Abbé. Cette
+situation retentit sur la mienne. Les profès me connaissaient à peine.
+Parmi les novices, les uns me jalousaient, les autres me trouvaient de
+l’esprit et le laissaient voir d’une manière qui tournait à mon
+préjudice. Le prieur enseignait une doctrine étroite et rigide qui me
+dégoûtait et dans laquelle il ne m’était guère difficile de faire
+brèche. L’Abbé était savant en histoire ecclésiastique et, avec la
+bonhomie de la vieillesse, il m’en disait souvent des détails qui
+m’étonnaient secrètement, mais dont je me servais avec plus
+d’impertinence que de malice véritable contre les thèses du prieur. Les
+livres réservés se trouvaient aussi dans notre maison et tout à fait à
+part de la bibliothèque commune. Je ne tardai guère à y aller voir.
+Calmet me conduisit par une route naturelle au _Dictionnaire
+philosophique_, à Diderot et à Rousseau où je sentais la vie, tandis que
+mes cahiers latins me semblaient être des sépulcres vides. Plus d’une
+fois le prieur m’appela M. le philosophe, non par une ironie dont il
+était incapable, mais dans une indignation qu’il ne pouvait maîtriser et
+qui me déconcerta. Je revenais lire Tillemont à l’Abbé dans un sentiment
+confus que ni mes goûts ni mes idées ne me portaient vers une vie que je
+n’avais pas choisie et j’en appelais sourdement le terme. Quand la
+Révolution nous dispersa, bien que ma vie eût été constamment facile et
+agréable, il me sembla que des barrières s’ouvraient. Je n’eus cependant
+pas un instant l’idée d’abandonner l’Abbé dans des circonstances que son
+âge et la tranquillité où il avait vécu lui rendaient plus cruelles qu’à
+personne. Nous allâmes à Neufchâtel où nous passâmes l’hiver de 1793.
+Cette ville était pleine d’émigrés qui y menaient une existence joyeuse.
+Il nous avait fallu prendre des habits séculiers et je fus ravi de me
+donner les airs d’un jeune cavalier. La naissance de l’Abbé, sa noblesse
+et son infortune le mettaient naturellement dans la société la plus
+relevée. J’en profitai et il ne me fallut pas longtemps pour oublier
+l’air conventuel et avec lui toutes les leçons que j’avais reçues.
+J’étais jeune et agréable. La liberté me donnait de l’esprit et de la
+légèreté: je fus gâté, et pour la première fois de ma vie je me crus
+heureux. Cependant je remarquais un sentiment étrange dans l’Abbé. Ce
+vieillard que la vie claustrale paraissait rebuter et qui s’en était
+retiré sitôt qu’il en avait eu le pouvoir était miné maintenant par la
+tristesse d’en être éloigné à jamais. Il en parlait peu, mais quand il
+le faisait, c’était avec une douleur contenue qui me pénétrait. Parfois,
+le son de quelques cloches lui rappelait les nôtres, et sa mélancolie
+redoublait. Voyant ce triste état, je lui proposai de changer pour un
+temps de résidence. Nous fûmes reçus avec une extrême bonté par les
+religieux de Saint-Maurice en Valais, qui sont des Chanoines augustins.
+L’Abbé s’appliqua à observer leur règle et on eut pour lui tous les
+égards. Il assistait très exactement au chœur et vivait dans un
+recueillement que je ne lui avais jamais connu. Cependant sa santé
+s’altéra insensiblement et il mourut le jour de la Pentecôte 1794, avec
+un courage et une religion dont tout le monastère fut dans l’admiration.
+
+Je restai à Saint-Maurice encore quelques semaines après sa mort, mais
+la régularité conventuelle qui ne m’avait été possible que par la
+crainte d’affliger mon bienfaiteur me devint promptement insupportable.
+Je trouvai un prétexte pour remercier ces bons Augustins de leur
+hospitalité et gagnai Berne, où je devins, par une aventure singulière,
+secrétaire d’un commissaire du Gouvernement. Cet homme fut pour moi, à
+cette époque critique de mon existence, ce qu’avait été l’abbé de
+Scilly. Il avait un esprit vaste et puissant, une âme élevée et grave.
+Il me fit comprendre l’esprit de la Révolution dont je n’avais vu
+jusque-là que les dehors et pour ainsi dire l’écorce effrayante. Il
+avait beaucoup lu et me fit apprendre l’allemand que personne ne sait en
+France. Lessing et Herder me montrèrent combien les adversaires aussi
+bien que les champions du christianisme, dans notre pays, étaient
+superficiels, étroits et éloignés même de l’intelligence la plus
+rudimentaire des questions qu’ils débattent. En même temps, je pris goût
+aux affaires et commençai à sentir l’ambition. Vous avez quelquefois été
+surpris, mon cher Souville, de voir qu’il ne restât en moi aucune trace
+de mon éducation première. C’est dans ces années d’activité, de
+réflexion et un peu aussi d’intrigue, que je les perdis entièrement.
+Quand le Premier Consul me chargea d’une mission importante à Parme, je
+me souviens que je remarquai à quel point j’étais un homme nouveau, ou
+plutôt combien il me paraissait étrange que mes idées, sinon ma vie,
+eussent jamais été autres que ce qu’elles étaient. Tous ceux qui ont
+suivi le même chemin que moi n’en pourraient dire autant. J’ai entendu,
+un jour, dans un repas et devant une société nombreuse, M. de Talleyrand
+et le baron Louis, ancien prêtre, comme vous le savez, faire des
+plaisanteries révoltantes sur leur premier état. J’ai toujours été à
+l’abri de cette bassesse et de cette grossièreté, vous en avez eu
+souvent la preuve, et depuis mon retour dans ce pays, la solitude, la
+réflexion et l’âge m’ont fait perdre peu à peu un sentiment assez
+semblable à de la rancune que j’avais contre les institutions
+religieuses parce qu’elles étaient vieillies et décrépites quand j’étais
+jeune et que tout, autour de moi, était jeune; peut-être aussi parce que
+de vivre en Italie confirme inévitablement dans le mépris qu’on peut
+avoir de la superstition. Aujourd’hui, je vois clairement que, quoi
+qu’on puisse dire contre la Bible et les mystères, la religion a une
+influence heureuse sur les peuples, et que le catholicisme avec la
+tolérance ne pourrait manquer de rendre une nation prospère. Ce n’est
+pas tout. Je retrouve en moi-même, à mesure que je vais, un sentiment
+élargi et fortifié de la puissance de la prière. Oui, Rousseau aurait
+raison et la prière serait une absurdité et une sauvagerie si nous
+savions ce qu’est l’Être suprême. Mais nous n’en avons que des idées
+faibles ou fausses parce que notre intelligence ne peut lui appliquer
+que des mesures humaines et toutes trompeuses. Je vieillis. Dans
+quelques années je mourrai, c’est-à-dire que je serai séparé de tout ce
+qui m’attache et surtout des deux femmes qui m’environnent de leur
+affection. Je sens, mon cher Souville, que tout dans ma nature se
+révolte à l’idée de tomber seul, épouvantablement seul, dans ce gouffre
+obscur du trépas. C’est ici que l’idée du Dieu de l’Évangile, du Père
+céleste qui pardonne et accueille, me revient avec une force qu’aucun
+raisonnement n’ébranle et devant laquelle toute philosophie semble
+dérisoire. Un Voltairien ne manquerait pas de me dire que je n’éprouve
+ce sentiment à un tel degré que parce que j’aime tendrement ma fille. Il
+est vrai, mais il est vrai aussi que d’aimer ou de ne pas aimer fait
+qu’on entre ou qu’on n’entre pas dans certaines raisons et que, telles
+qu’elles sont, les miennes me paraissent démonstratives. Apprenez
+maintenant que je n’ai montré tant de froideur au P. Thierry et au P.
+Michel que parce que je croyais voir des inquisiteurs entrer dans ma
+maison à la recherche de biens qui n’y sont pas, que depuis j’ai revu
+souvent ces bons religieux et que je regarde le P. Thierry comme un
+génie. Aucun homme ne me paraît être entré aussi avant que lui dans
+l’esprit véritable du christianisme; personne n’y sait découvrir comme
+lui des harmonies où le siècle passé ne voyait que des absurdités.
+Hélas! mon cher Souville, si j’avais rencontré un tel homme il y a
+quarante ans, ma vie n’aurait pas été sans doute ce qu’elle a été. Mais
+peut-être aussi que si ma vie eût été autre, je n’aurais pas apprécié
+comme je fais les étonnantes clartés qu’il jette sur la doctrine de
+l’Évangile. Laissez-moi, en tous cas, vous remercier de m’avoir envoyé
+ces très honnêtes gens dont l’un est assurément le plus grand esprit que
+j’aie jamais rencontré.
+
+5 septembre 182...
+
+
+Nous n’avons point d’autres lettres des personnes qui formaient
+l’entourage de Saint-Aubin, mais nous savons par le _Journal_ de Dom
+Thierry que Saint-Aubin, frappé d’une seconde attaque, fit publiquement
+profession de la foi chrétienne, qu’il fut réconcilié dans les formes,
+mais que, par un choix assez inattendu, il voulut se confesser à Dom
+Michel, qu’enfin il mourut quelques années plus tard dans les sentiments
+d’une piété véritable.
+
+Sa femme était morte avant lui et resta toujours protestante. Leur fille
+retourna en Italie après un incendie qui détruisit de fond en comble la
+maison de l’Abbé. Elle vivait encore à Florence en 1855.
+
+Mai 1898.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Les Bénédictins anglais de Douai 1
+ La Trappe 43
+ La vallée du Cadi et l’abbaye de Saint-Martin du Canigou 55
+ Une abbaye au XVIIIe siècle (Liessies vers 1720) 99
+ Petit moutier 151
+ Les moines de Shakespeare 157
+ Lettres de moines 211
+
+
+
+
+ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+E. GREVIN, SUCCr
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76608 ***
diff --git a/76608-h/76608-h.htm b/76608-h/76608-h.htm
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+<!DOCTYPE html>
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+ <title>Figures de moines | Project Gutenberg</title>
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+
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+.date { margin: 1.5em 10%; text-align: left; font-style: italic; font-size: 90%; }
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+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76608 ***</div>
+<p class="c top2em large">ERNEST DIMNET</p>
+
+<h1>FIGURES DE MOINES</h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+<span class="ssf small">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE</span><br>
+PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br>
+35, <span class="xsmall">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 35</p>
+
+<p class="c">1909<br>
+<span class="xsmall">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.</span></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em small"><span lang="en" xml:lang="en">Published February twenty fifth nineteen hundred and nine.<br>
+Privilege of Copyright in the United States reserved, under the Act approved
+March third, niveteen hundred and five by Perrin and C<sup>o</sup>.</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<blockquote class="epi">
+<p class="top4em" lang="la" xml:lang="la">Attende Carthusienses, Cistercienses et diversæ
+religionis monachos ac moniales, qualiter omni
+nocte ad psallendum Domino assurgunt.</p>
+
+<p class="sign"><i>Imitat.</i>, <small>I</small>, 25.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse i3">Paix et mélancolie</div>
+<div class="verse i3">Veillent là près des morts,</div>
+<div class="verse i3">Et l’âme recueillie</div>
+<div class="verse i3">Des vagues de la vie</div>
+<div class="verse i3">Croit y toucher les bords.</div>
+
+<div class="verse stanza">Pourquoi vous fermez-vous, maisons de la prière ?</div>
+<div class="verse">Est-il une heure, ô Dieu, dans la nature entière</div>
+<div class="verse i2">Où le cœur soit las de prier ?</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign"><span class="sc">Lamartine</span>, <i>Harmonies</i>.</p>
+
+</blockquote>
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">FIGURES DE MOINES</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">LES BÉNÉDICTINS ANGLAIS
+DE DOUAI</h2>
+
+
+<p>Le département du Nord apparaît sur la carte
+comme un long ruban, serré entre la Belgique
+d’un côté, et, de l’autre, entre l’Artois, la Picardie,
+la France et la Champagne. Les Parisiens
+l’appellent la Flandre et le voient sous les couleurs
+dont Rodenbach leur a peint sa patrie. Il y
+a cependant des différences singulières entre les
+habitants d’une région si étendue et soumise à
+des influences si diverses. Les Flamands de
+Bergues et de Cassel ne ressemblent en rien aux
+populations des quatre arrondissements méridionaux
+et dans ceux-ci mêmes la variété est assez
+grande pour engendrer parfois l’antipathie. Entre
+la Flandre proprement dite et ce qui était le
+diocèse de Fénelon, Lille est tout à fait à part
+dans un pays bas, humide et de population
+mêlée. C’est une grande ville neuve, bruyante,
+boueuse et triste, où le peuple est singulièrement
+grossier. Les gens du pays d’herbages et de forêts,
+situé à vingt ou trente lieues au sud, entre
+la Sambre et les Ardennes, qui y viennent quelquefois
+pour leurs affaires, s’y sentent mal à l’aise
+et dépaysés. Au contraire les vieilles villes du
+bassin de l’Escaut, le Quesnoy, Valenciennes,
+Condé, Cambrai, Douai, éveillent en eux une
+curiosité sympathique. Ce sont des pays qu’on
+avait toujours sus assez près pour espérer les
+voir, quand on en rencontrait les noms dans
+l’histoire des guerres de Louis XIV. On y était
+soldat, on y allait pour des procès, pour passer
+son baccalauréat, ou simplement pour voir les
+cavalcades ou les grands marchés.</p>
+
+<p>Je me rappelle ma curiosité quand on m’amena
+à Cambrai pour y commencer mes études en
+sixième. C’est au Quesnoy que je vis pour la
+première fois plusieurs des merveilles qui
+m’avaient fait rêver : des remparts avec de grands
+tas de boulets noirs, brillants et rangés, un grand
+bateau sur le canal, et un moulin à vent qui tournait
+et sifflait.</p>
+
+<p>Cambrai m’offrit bien d’autres objets d’étonnement.
+Les remparts s’y dressaient autrement
+fiers sur la profondeur sombre des fossés ; les
+portes y étaient monumentales, à colonnes et
+sculptures, avec des traces de boulets de canon.
+Quand nous entrâmes en ville, je sentis tout à
+coup que je ne ressortirais plus que collégien
+conduit à la promenade, et Cambrai me parut
+triste. Cependant nous allâmes longtemps par la
+ville au beau soleil d’octobre, et je vis pour la
+première fois une cathédrale, une grande église
+ornée de tableaux immenses, un palais épiscopal,
+de vastes places, des séminaires, collèges et
+couvents, pour la plupart puissants édifices du
+<small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, dont je ne me lassais pas de regarder
+les innombrables fenêtres et les toitures énormes.
+Dans la cathédrale, nous vîmes, derrière le chœur,
+la sépulture des archevêques. Sur un sarcophage,
+à demi-couchée, on me montra la noble figure de
+Fénelon. J’avais lu le <i>Télémaque</i> et j’avais un
+goût extraordinaire pour les <i>Fables</i>. Je connaissais
+aussi le portrait de Saint-Simon qui me faisait,
+sans que je susse pourquoi, l’effet de la
+musique. C’étaient bien ces yeux dont le feu
+sortait comme un torrent. Il y avait une noblesse
+inexprimable répandue sur les grands traits du
+visage, dans le geste lent et persuasif. Je regardais
+de toutes mes forces.</p>
+
+<p>Sur une place silencieuse, derrière un jardin
+à bassins et jets d’eau, qui me parut mystérieux
+et féerique, nous nous arrêtâmes aussi devant ce
+qui reste du palais du prince-évêque : une entrée
+magnifique, une sorte de double portique avec
+des guirlandes, des écussons et des devises. J’ai
+vécu neuf ou dix ans à Cambrai, j’y retourne
+encore quelquefois : la statue et la porte du palais
+de Fénelon me parlent toujours comme en cette
+journée d’octobre.</p>
+
+<p>On nous conduisait parfois nous promener sur
+la route de Douai. Une vieille pierre blanche
+indiquait le chemin. Je ne savais de Douai que ce
+que mes camarades me disaient et je n’y pensais
+pas autrement ; cependant, un de mes oncles y
+avait été professeur, et il me semblait naturel et
+probable que j’y vivrais moi-même quelque jour.
+Quand je fus en troisième, je me pris d’une passion
+pour l’anglais. On nous l’apprenait par une
+méthode sévère, mais la langue me paraissait à
+la fois étrange et facile et me faisait sentir sous
+les mots une âme autre que la nôtre que je voulais
+atteindre. Les élèves de seconde expliquaient
+le <i lang="en" xml:lang="en">Sketch Book</i> de Washington Irving. Je l’empruntais
+constamment à mon voisin : je lisais et
+relisais les pages charmantes qui me peignaient
+un Noël anglais, ou les histoires mélancoliques
+et sentimentales où je croyais voir pour la première
+fois une expression juste et pénétrante de
+la vie réelle. La langue ciselée, savante, poétique,
+me ravissait. Cette année-là, j’eus en prix l’<i>Apologia</i>
+du cardinal Newman. Ce chef-d’œuvre
+avait été traduit très exactement et avec une
+certaine élégance par un M. Du Pré de Saint-Maur.
+Newman avait écrit, pour la traduction,
+une vingtaine de pages de notes où il débrouillait
+à l’usage des Français l’écheveau des partis religieux
+dans l’anglicanisme et celui, plus embrouillé
+encore, de la constitution d’Oxford. Le
+livre n’avait eu aucun succès. Il était tombé peu
+à peu au rang des ouvrages que les éditeurs
+vendent au rabais aux institutions religieuses. Il
+y en avait un stock à la librairie et on faisait si
+peu de cas de ce pauvre livre à couvertures grises
+qu’on n’osait même pas le montrer à la distribution
+des prix. J’eus le mien parce que j’étais
+assez fort à la balle au mur.</p>
+
+<p>Il serait inutile d’essayer de décrire l’impression
+que cette merveilleuse histoire d’âme fit sur moi.
+Oxford est vivant dans l’<i>Apologia</i> avec sa poésie
+propre qui ne ressemble à aucune autre. Quant
+au progrès religieux de Newman, il s’accompagnait
+d’une vie intérieure noble et mâle, d’un
+goût de vérité et de beauté, très humain et très
+élevé, que je n’avais jamais vus rassemblés dans
+une vie de saint. Le pauvre livre méprisé m’enchanta
+par ce qu’il m’apprenait, par ce qu’il me
+faisait deviner et par les problèmes que mon
+esprit se posait à lui-même chaque fois que je
+l’ouvrais. La pensée anglaise m’attira dès lors
+par son originalité et sa fraîcheur et je devins
+curieux de tout ce qui me venait de ce côté.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle pas comment je connus
+l’existence du monastère anglais de Douai. Nous
+lisions beaucoup une très intéressante histoire
+des persécutions par un grand vicaire de Cambrai,
+M. Destombes, dont je vois encore la fine
+et spirituelle figure. Il y est question à chaque
+instant du collège qui vit sur ses bancs Southwell,
+Campian et tant de confesseurs de la foi, mais je
+ne croyais pas que rien subsistât de ce séminaire
+fameux. Quelqu’un me prêta aussi la traduction
+du <i>Journal</i> du collège pendant la révolution.
+C’est le récit très attachant d’une captivité
+assez longue que les étudiants et la plupart
+de leurs maîtres subirent dans la citadelle de
+Doullens. Quelque temps après, je sus que Douai
+possédait toujours un collège anglais et mon
+imagination commença à travailler sur ceux qui
+l’habitaient. Je les voyais dans les dispositions
+où mes lectures m’avaient montré leurs lointains
+ancêtres, graves, réfléchis et méprisant la mort
+sans emportement.</p>
+
+<p>Nous passions, comme de juste, notre baccalauréat
+à Douai. C’est cette grave affaire qui m’y
+conduisit pour la première fois. Le souci de
+repasser des dates ne nous laissait guère le loisir
+de nous promener en touristes et nous ne quittions
+une petite pension appelée Saint-Amé, où
+nous descendions, que pour aller à la Faculté.
+Cette maison touchait à l’église Saint-Jacques
+qui, jusqu’à la Révolution, avait été celle des
+Récollets anglais. Un joli jardin triste, planté
+de poiriers déjà chargés de fruits, s’étendait le
+long de l’église : nous y restions de longues
+heures sur un banc à écouter les cloches — les
+plus belles de la ville, — égrenant un glas infini.
+Devant l’église, une grande maison du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle
+dominait un jardin entouré de murs et de fossés :
+c’était l’ancien couvent des Récollets. Douai avait
+eu, au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, une célèbre université. Quand
+Oxford devint protestant, les catholiques anglais
+se rassemblèrent au centre intellectuel le plus
+proche. C’est ainsi que Douai eut cinq établissements
+britanniques : un couvent franciscain, un
+monastère bénédictin, le Collège anglais ou des
+Grands Anglais, comme on l’appelle encore,
+celui des Écossais et un autre pour les Irlandais,
+dont il ne reste rien. La maison des franciscains,
+comme leur église, n’avait pas subi le moindre
+changement.</p>
+
+<p>Un beau soir de dimanche, il y eut une fête
+sur l’esplanade, le long de la rivière. La chaleur
+avait été accablante et la soirée avait le
+calme profond des plus beaux soirs d’été. Je fus
+frappé du recueillement de la foule. A part trois
+jours dans l’année où un vent de folie semble
+souffler sur la ville, le peuple de Douai n’est
+jamais bruyant. Cette multitude se déplaçait
+lentement, sans cris ni désordre, et semblait jouir
+de la fraîcheur commençante comme si elle n’eût
+eu qu’une seule âme. Les larges quais de la
+Scarpe et l’immense esplanade paraissaient plus
+vastes de la présence de ces milliers d’hommes.
+Je suivais distraitement la foule quand je vis
+venir en sens inverse trois hommes d’un aspect
+singulier. Vêtus de noir, ils avaient la pâleur de
+visage, les cheveux et les sourcils foncés que le
+mélange de sang irlandais donne fréquemment
+aux Anglais catholiques. Le plus âgé portait le
+paletot fermé et le haut col romain, ses deux
+compagnons avaient la bizarre coiffure en losange
+des étudiants d’Oxford. Ils s’avançaient silencieux,
+le pas grave et assuré ; personne que moi
+ne les regardait. Je serais ridicule en disant que
+cette apparition de trois Anglais, un moine et
+deux séminaristes, me fit battre le cœur et que
+mes yeux ne pouvaient se détacher de leurs
+hautes et sombres figures. Mais j’étais jeune,
+sans nulle expérience, imaginatif et ardent : ces
+trois hommes étaient pour moi une civilisation,
+une pensée, et surtout l’incarnation d’une histoire
+écrite avec le sang des martyrs. Je les
+regardais s’éloigner, le cœur plein d’aspirations
+de toutes sortes. De ce premier passage à Douai
+leur souvenir fut celui que je gardai le plus vif
+avec celui d’un recueillement singulier répandu
+sur la ville.</p>
+
+<p>Deux ou trois ans après, je revins à Douai faire
+mon apprentissage de très jeune professeur. Le
+collège Saint-Jean était établi dans un ancien
+couvent d’Ursulines, dont il restait quelques
+morceaux assez élégants. Les bâtiments formaient
+un quadrilatère autour d’une vaste cour
+ombragée par quelques vieux arbres et séparée
+par une grille d’un très beau jardin que l’on continuait
+à appeler le parc, comme au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.
+A travers les arbres on apercevait le dôme de
+l’église Saint-Pierre.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Le « parc » de madame de Lafayette, dont parle madame
+de Sévigné, ne pouvait aller que de la rue de Vaugirard
+à Saint-Sulpice. Le très agréable jardin du collège Stanislas
+s’appelle aussi le parc, comme au temps où la princesse
+Belgiojoso s’y promenait.</p>
+</div>
+<p>Saint-Jean était la maison la plus ordonnée.
+La règle y était austère et cependant on l’acceptait.
+Plusieurs professeurs âgés avaient vieilli au
+collège, comme vieillissent les prêtres, sans le
+sentir ni s’en douter. Nous ne faisions jamais de
+visites. Quand quelqu’un manquait à la table de
+communauté, l’événement était commenté. Une
+vie ainsi réglée et solitaire dans un milieu qui a
+sa physionomie et comme son âme propres
+développe une attention aux choses que la vie
+de société ignore ou détruit. Pour nous, le collège
+et la ville étaient des personnes. La langue
+anglaise a une expression d’une force singulière
+pour marquer le progrès qu’un lieu, un monument,
+une œuvre d’art fait insensiblement dans
+l’âme d’une personne : <i lang="en" xml:lang="en">to grow upon one</i>, grandir
+non pas en soi, mais sur soi, c’est-à-dire
+presque contre soi et malgré qu’on en ait. Le
+charme de Douai, les expressions nuancées de sa
+physionomie de vieille ville, nous pénétraient
+ainsi lentement et sûrement.</p>
+
+<p>Ce qui frappait d’abord, c’était, comme je l’ai
+dit déjà, le silence profond qui régnait. La
+ville était immense pour sa population. Valenciennes,
+qui est aussi peuplée, couvre moitié
+moins d’espace et les rues en paraissent étroites
+et grouillantes. Douai avait de grands espaces
+vides : les quais, l’esplanade, un marché aux
+bêtes qu’on appelait le Barlet, dont on ne voyait
+pas les limites et où les plus grandes foires
+du monde eussent été à l’aise. Il y avait en ville
+plusieurs casernes derrière lesquelles des cours
+insoupçonnées s’étendaient à perte de vue. Les
+couvents, les collèges étaient tous au large, entre
+des promenoirs, des cours et des potagers. Le
+lycée, établi dans les bâtiments du collège d’Anchin,
+en avait conservé l’immense enclos. Enfin,
+presque partout, derrière les vieilles maisons
+parlementaires à haute porte cochère et à six
+fenêtres de façade, se cachaient des charmilles
+et de profonds jardins. Quelquefois, par la porte
+ouverte d’une étroite maison, on apercevait une
+confusion d’arbustes ou d’arbres fruitiers en
+fleurs débordant de toutes parts sur des murs et
+que la mine chétive du logis ne laissait guère
+deviner.</p>
+
+<p>Tout ce vide et cette étendue faisaient un grand
+silence et une grande solitude. Je ne me souviens
+pas d’avoir vu jamais plus de deux ou trois personnes
+à la fois dans la rue Saint-Jean, qui aboutissait
+cependant au centre de la ville et souvent
+mes pas y rompaient seuls le silence. Le carillon
+du beffroi — vieux beffroi espagnol de haute
+figure — s’entendait de partout quand l’heure ou
+la demie lui faisaient reprendre infatigablement
+ses petits airs toujours les mêmes, et dont on
+ne savait jamais s’ils étaient gais ou tristes.
+Certainement ce repos absolu était l’atmosphère
+même de Douai et les habitants le sentaient.
+Une fois par an, dans le mois de juillet, on
+promenait par la ville une de ces familles de
+géants, protecteurs des cités flamandes, et pendant
+trois jours le carillon s’éveillait avec l’aube
+et répétait un refrain que vieux et jeunes reprenaient
+jusqu’au soir dans une griserie de joie,
+de soleil et de bière blanche. Mais cette petite
+fièvre ne durait que d’un dimanche à un mardi et
+le mercredi matin le silence revenait plus profond
+que jamais.</p>
+
+<p>Les Douaisiens étaient renfermés, casaniers
+et gardaient leurs impressions pour eux. Deux
+fois par semaine il y avait musique sur la
+place Saint-Jacques. C’était une grande et large
+promenade de hauts tilleuls à travers lesquels
+on voyait la façade des Grands Anglais. Toute
+la ville venait à la musique. Dans l’intervalle
+des morceaux on se promenait et à peine un
+léger murmure s’élevait au-dessus de la foule
+compacte. Quand les premiers rangs arrivaient
+aux derniers arbres, on faisait volte-face comme
+pour une danse antique et l’on revenait à pas
+mesurés vers le kiosque. Je me rappelle un
+dimanche de musique sur l’exiguë grande place
+d’Antibes. Quelle chanson de cigales humaines
+bruissait entre les palmiers et les hautes maisons
+balconnées sous le carré de ciel bleu. Comme
+de toutes les âmes partait la rapide fusée des
+gaietés méridionales ! La place Saint-Jacques
+était un endroit recueilli, où les petites nouvelles
+et les petites intrigues se répandaient mystérieusement,
+sans qu’on eût besoin de les dire.
+Les plus légers indices suffisent à des autochtones
+dont les âmes et les vies sont toutes
+pareilles. Une vieille ville close ressemble à la
+cité muette des fourmis. Rien ne s’entend et
+pourtant les moindres impressions s’y propagent.</p>
+
+<p>Pour nous qui étions en marge de l’existence
+commune et vivions surtout derrière nos murs,
+nous n’entendions que le silence. C’était un des
+charmes de notre vie. Les maisons hermétiquement
+fermées devant lesquelles certains d’entre
+nous passaient et repassaient depuis trente ans,
+ne nous semblaient pas inhospitalières. Elles
+avaient leur physionomie et nous les aimions
+dans leur réserve. Plusieurs avaient une histoire.
+Nous le savions et ne nous souciions pas
+de mêler des réalités peut-être blessantes à ce
+que nous voyions dans le lointain des temps
+passés.</p>
+
+<p>Quelques vieux médecins, quelques vieux
+prêtres singuliers ou autoritaires et dont on
+avait un peu peur, quelques savants ou artistes,
+rencontrés à la bibliothèque ou au musée et dont
+la figure devenait familière, faisaient tout notre
+cercle d’âmes vivantes. Le reste était énigme
+pendant quelque temps, puis devenait cadre
+et choses de tous les jours, comme nous le
+devenions nous-mêmes quand on nous avait
+vus quelques années, aller et venir par certaines
+rues. Un jeune peintre, un poète qui devait devenir
+mon ami et dont je suivais les songeries à la
+trace, un vieil abbé métaphysicien m’intéressaient,
+mais l’idée parisienne et moderne de les
+aller voir, d’être présenté, de leur dire des
+phrases banales, alors qu’en réalité ils étaient
+une partie de mon existence et donnaient un corps
+à mes rêves, m’aurait surpris et effrayé comme
+un extraordinaire manque de goût. Nous gardions
+intact le sentiment que les Anglais appellent
+<i lang="en" xml:lang="en">wondering</i>, la curiosité de choses que nous
+ne saurions jamais.</p>
+
+<p>Certains endroits que l’étranger de passage
+eût à peine remarqués nous attiraient par un
+charme sans cesse plus profond : un mélancolique
+jardin dans la rue d’Arras ; un autre, très
+vieux — car il n’était plus de niveau avec la
+rue, — près du rempart, vers la porte d’Équerchin,
+sorte d’Éden où tout croissait dans une
+confusion vigoureuse ; la fabrique de cloches
+aussi. Elle avait l’air monastique de certaines
+vieilles manufactures. On ne voyait jamais personne
+dans sa vaste cour circulaire et le silence y
+était plus profond que partout ailleurs. On se
+demandait par quelle magie se fondaient les
+cloches qui passaient parfois fleuries et enguirlandées
+sur un chariot et dont nous entendions
+l’immense concert à quelques veilles de fêtes.
+Ces lieux avaient un charme inépuisable, dont
+aucune analyse ne donnait la formule ; avec le
+même aspect ils eussent été autres dans une
+autre ville et il fallait être naturalisé pour les
+aimer, comme nous les aimions, avec le sens de
+leur mystère.</p>
+
+<p>Certaines vieilles façades historiques avaient
+le même pouvoir. La ville était pleine de ces souvenirs
+de pierre où revivaient l’ancienne université,
+avec ses séminaires, les temps de la domination
+espagnole, des moines, des savants, des
+soldats et des artistes. Au coin de la rue des Wez
+s’élevait une grande maison badigeonnée où
+s’abrite la bibliothèque de l’école d’artillerie.
+C’est là qu’Estius et Stapleton faisaient leurs
+cours devant des centaines d’étudiants. C’est là
+que quelques années avant la Révolution, un
+petit lieutenant corse, à figure pâle, à prétentions
+littéraires et studieuses, avait fait une étude approfondie
+de la bataille de Denain et du rôle que
+Villars y joua. Chaque fois que cette chétive
+silhouette de Bonaparte m’apparaissait, au seuil
+étroit, je me ressouvenais qu’au même temps, à
+six lieues de là, Chateaubriand était, lui aussi,
+sous-lieutenant, à Cambrai, moins lieutenant,
+plus ambitieux et plus littéraire qu’il ne lui a plu
+de nous le dire. C’étaient là de grands souvenirs.
+Ils m’émouvaient moins profondément qu’une
+brève inscription sur une pauvre boutique, aux
+abords de la collégiale Saint-Pierre :</p>
+
+
+<p class="c"><span class="xsmall">ICI TRAVAILLA ET MOURUT</span><br>
+JEAN BELLEGAMBE<br>
+<span class="xsmall">SURNOMMÉ LE MAITRE DES COULEURS<br>
+PEINTRE EXCELLENT</span><br>
+(1600-1626).</p>
+
+
+<p>Quelle vie de grand artiste laborieux et vivant
+avec ses rêves, a été enserrée dans un poème lapidaire
+plus sobre à la fois et plus éclatant ?
+L’enchantement de cette inscription m’a bien des
+fois retenu immobile devant la pauvre maison
+longtemps après que la musique et la couleur de
+ces lentes et nobles syllabes fussent entrées pour
+toujours dans ma mémoire.</p>
+
+<p>Le collège anglais était contigu à la prison
+et faisait avec elle un carré de deux à trois cents
+mètres de côté. On y entrait par la rue Saint-Benoît,
+ruelle déserte à l’entrée de laquelle était
+une ancienne maison de postes où naquit Saint-Chrétien
+et qui aboutissait à l’église des Chartreux.
+De hauts murs, surélevés pour le jeu de
+balle, faisaient vis-à-vis à une rangée d’humbles
+maisons de deux fenêtres et de deux étages. On
+ne voyait du collège que les têtes des tilleuls,
+dominant ces murs, mais à de certaines heures
+on entendait, suivant la saison, le bruit sec de la
+balle de cricket sur la batte, où le bruit sourd
+du ballon renvoyé d’un camp à l’autre. Des
+voix grêles ou viriles s’élevaient de temps en
+temps avec l’intonation gutturale ou nasale qui
+défigure l’anglais dès qu’on le crie. Du quai
+de la Scarpe, on voyait tout l’étage supérieur
+du bâtiment central avec l’horloge et un campanile,
+les fenêtres et la flèche aiguë d’une
+svelte chapelle gothique. La porte n’était jamais
+ouverte. On n’entendait jamais dire que qui que
+ce fût allât chez « les Anglais ». Au temps de la
+vieille université, quand les « nations » étaient
+sœurs, quelques professeurs ou présidents des
+établissements britanniques s’étaient fait à Douai
+une réputation de prédicateurs, plusieurs y
+avaient même exercé des fonctions pastorales.
+Mais ç’avait surtout été des séculiers des Grands-Anglais.
+Les bénédictins avaient toujours été
+plus enfermés dans leurs habitudes claustrales
+et depuis leur retour, en 1818, leur devise avait
+semblé être : ni amis ni ennemis. Ils avaient
+même renoncé depuis quinze ou vingt ans à
+prendre des élèves français et ils vivaient comme
+dans une île. Les Douaisiens avaient une sorte
+de connaissance théorique de leur existence,
+c’était tout. Les têtes se levaient à peine aux
+fenêtres quand le miroir flamand annonçait l’approche
+précipitée des jeunes Anglais portant sur
+leurs épaules un long canot ou le pesant attirail
+du foot-ball. Certains vieux prêtres paraissaient
+surpris qu’on leur demandât s’ils avaient jamais
+visité le collège ; d’autres y étaient allés une ou
+deux fois en trente ans, entendre quelque office,
+et avaient conservé le souvenir de la musique la
+plus religieuse et la plus pénétrante. On ne citait
+personne qui eût été familier dans cette enceinte
+impénétrable. L’atmosphère de réserve qui l’entourait
+de toutes parts, transforma, dès les premières
+semaines de mon séjour à Douai, ce qui
+avait été un lieu de rêves, en une sorte de désert
+inaccessible et glacé. J’approchais rarement du
+collège dans mes longues flâneries d’amoureux
+de vieilles maisons et je prenais, comme tout le
+monde, le chemin de n’y penser jamais.</p>
+
+<p>Un dimanche de novembre, me promenant
+seul sur la route bordée de peupliers qui ramène
+en ville par la porte de Valenciennes, j’admirais
+avec quelle noblesse le dôme de Saint-Pierre
+ferme la perspective entre les deux mélancoliques
+rangées d’arbres assoupis. Il n’y avait ni
+vent, ni soleil, ni bruit que celui des feuilles
+mortes, ni rien qui pût troubler le profond repos
+d’un dimanche de novembre aux abords d’une
+ville dont tout le trafic se faisait sur un canal. A
+un quart d’heure de la porte je fus dépassé par
+une voiture de maître attelée de beaux chevaux.
+Trois bénédictins y étaient assis. Ils portaient
+leur costume religieux, sans doute à cause du
+dimanche et leurs figures pâles ressortaient plus
+pâles encore sur le capuchon et l’élégante pèlerine
+noire qui distinguent la congrégation anglaise.
+Aucun de ces hommes ne parlait. Ils me regardèrent
+quelque temps avec la fixité d’expression
+caractéristique des gens qui rêvent ou qui se
+croient examinés. De nouveau je sentis se réveiller
+le désir de pénétrer dans l’âme de ces
+hommes que leur origine, leur vocation et leur
+vie mettaient à part de tous ceux que j’approchais.
+Quiconque est agité du désir de savoir ce
+que sont les vies autres que la sienne n’en est
+souvent possédé que par une persuasion secrète
+que ces vies se suffisent à elles-mêmes, et
+qu’elles ont une vitalité vers laquelle la sienne
+aspire sans y avoir jamais atteint. Cette curiosité
+n’est que le besoin profond d’une âme faible,
+en quête de la formule ou du soutien où elle
+espère trouver lumière et repos. La vie religieuse
+supposant un idéal absorbant et la renonciation
+volontaire à l’esclavage des passions et
+des désirs sans cesse renaissants semble la plus
+libre, la plus indépendante qui puisse être. Elle
+réunit la domination intellectuelle du philosophe
+et l’énergie superbe du soldat, adoucies par la
+poésie et la mélancolie du cloître. La pensée de
+cette existence close et cependant heureuse me
+hantait. Je ne songeais pas que notre existence,
+à nous aussi, était limitée à un étroit espace, protégée
+par des murs et embellie par un jardin et
+que nous paraissions aussi heureux qu’on peut
+l’être dans notre solitude, sans que cependant la
+soif d’« autre chose » qui fait le charme et le
+tourment de cette vallée de larmes fût plus
+apaisée chez nous que chez le reste des humains.</p>
+
+<p>Des mois passèrent, les longs mois d’hiver
+où la musique ne jouait plus sur la place
+Saint-Jacques traversée de bises et de rafales.
+Nous trouvions d’autres harmonies dans les
+quelques salles du Musée. Douai n’a pas l’éclat
+artistique de Valenciennes. La patrie de Watteau,
+de Pater, de Carpeaux n’a guère de rivales.
+Cependant à Douai comme dans presque toutes
+les villes du Nord, il y a une bonne école
+d’art et des amateurs plus artistes que beaucoup
+de gens qui tiennent le pinceau ou l’ébauchoir.
+Il n’y reste que peu de chose de Jean Bollogne
+qui passa d’ailleurs sa vie en Italie et que presque
+tout le monde appelle Jean de Bologne, ni
+de Bellegambe dont les œuvres sont pour la plupart
+dans les musées d’Allemagne. Mais la petite
+galerie douaisienne n’en est pas moins un
+endroit délicieux où un homme attentif peut se
+faire une éducation artistique assez complète. On
+peut commencer par la poésie douce et accessible
+des frères Breton ou des Duhem, peintres
+du pays, s’affectionner à la peinture savante des
+Flamands dans une salle qui commence par des
+scènes de genre et finit par quelques triomphants
+tableaux de Rubens, de Van Dyck et de
+Frans Hals, et passer de là à une admirable salle
+italienne où se trouve la collection Escallier. Le
+docteur Escallier était médecin à Florence : il
+était amateur et savant antiquaire ; vers la fin de
+sa vie il rapporta sous le ciel natal sa collection :
+trente ou quarante toiles parmi lesquelles on ne
+trouvera pas une seule copie et où éclate un portrait
+de femme de Paris Bordone. Le jour où l’on
+se sent attiré autant par la grâce de ces Italiens
+que par la richesse de Rubens ou même l’élégance
+de Van Dyck, on peut être reconnaissant
+au petit musée et à l’homme qui a enrichi la
+petite ville septentrionale des trésors de Venise.
+Médecin artiste, homme de bien qui as pensé
+que d’autres admirations que la tienne consoleraient
+ces exilées de se voir, toi disparu, sous
+un climat gris et dans une lumière froide, tu n’as
+pas obligé que des ingrats et l’amour des choses
+belles que tu léguais à tes descendants n’a pas
+toujours été perdu !</p>
+
+<p>Un soir du mois de mai, nous entendîmes du
+jardin les notes d’un étrange carillon. Ces cloches
+semblaient très lointaines et cependant proches,
+harmonieuses et pourtant rudes et métalliques.
+Nous sortîmes, et, à travers les rues tièdes,
+dans la brune commençante, nous cherchâmes
+dans quel clocher chantaient ces étrangères. Les
+sons mystérieux nous guidant, nous arrivâmes
+à la rivière, dans le quartier de la prison endormie,
+et devant le collège anglais : les cloches
+bizarres qui résonnaient dans le petit campanile
+étaient des cloches d’acier, invention britannique
+récente alors, les mêmes dont le tintement
+innombrable ajoute encore à la tristesse des
+soirs de dimanche à Londres. Nous fîmes lentement
+le tour du monastère. A l’angle de la rue
+Saint-Benoît, vis-à-vis l’église des Chartreux,
+nous nous arrêtâmes. Au-dessus de nous des
+voix mâles chantaient un cantique du mois de
+Marie, le soir tombait et les arbres éparpillaient
+un bruissement et une faible odeur printanière.
+Quand le cantique cessa nous revînmes sur nos
+pas : la ville était déjà endormie.</p>
+
+<p>A la rentrée d’octobre nous eûmes à Saint-Jean
+un jeune élève anglais. Son père avait passé
+quelques années au collège trente ans auparavant
+et, le moment d’envoyer son fils sur le
+continent venu, il avait écrit à un ancien professeur
+qu’il supposait vivant, et qui, par hasard,
+l’était, et lui avait confié ce fils. C’était un garçon
+de quinze ou seize ans, intelligent, et possédant
+au plus haut degré les caractéristiques de son
+pays. Je n’avais jamais vu de près aucun Anglais
+et j’étudiai celui-ci avec un vif intérêt. Je
+fus frappé de le trouver incomparablement plus
+homme que ses camarades français. Il avait une
+confiance sans bornes en son père et tenait
+compte des moindres mots qu’il lui écrivait. Mais
+dans les limites que l’obéissance lui marquait, il
+montrait à chaque instant une indépendance de
+jugement et de résolution qui existe parfois chez
+nos enfants, mais que leur légèreté ou une sorte
+de respect humain dissimule et qui mettait un
+abîme entre eux et lui. Il avait des opinions
+faites sur une foule de points où les Français
+n’en ont jamais, parce qu’ils passent brusquement
+du rêve de l’enfance à l’indifférence ou au
+scepticisme de leurs vingt ans. Il jugeait les
+hommes aussi, promptement et franchement, et
+avait le mépris facile. Il était doux, sociable et
+obligeant, mais dans les limites que j’ai souvent
+eu occasion depuis de voir que les Anglais ne
+franchissent guère. Tenace et persévérant, il
+avait les découragements subits et profonds, les
+impuissances devant des obstacles qu’un Français
+voit à peine, si fréquents chez l’Anglais isolé et qui
+l’empêcheraient à jamais de faire aucun progrès
+dans la vie et sur le globe, si quelques instincts
+dominateurs ne possédaient toute la race et n’entraînaient
+les faiblesses des individus comme un
+torrent. Dans le commerce ordinaire il était
+honneur et la droiture mêmes.</p>
+
+<p>Il se trouvait connaître un des bénédictins et
+deux élèves de Saint-Edmond. Le dimanche qui
+suivit son arrivée, je le conduisis les voir. C’était
+un peu avant l’heure de vêpres. Au moment où
+nous franchissions la petite porte que je n’avais
+jamais vue ouverte, le carillon d’acier commença
+son étrange harmonie. La cour était presque déserte.
+Deux ou trois religieux se promenaient séparément
+à grands pas rapides sous une galerie
+à colonnes qu’on appelait la <i lang="it" xml:lang="it">piazza</i>. Quelques
+élèves en grands cols rassemblaient hâtivement
+leur attirail de jeux : bientôt ils gagnèrent les
+dortoirs où une règle que nos collèges ignoreront
+longtemps encore les appelait à leur toilette
+avant de descendre à l’office. Un de ces petits
+garçons s’offrit cependant poliment à nous
+conduire à la chapelle. Nous passâmes devant un
+réfectoire gothique et montâmes par un escalier
+aux sombres lambris jusqu’au premier étage. A
+droite, un long corridor s’enfonçait vers les
+quartiers des élèves : il était ciré et lambrissé,
+orné de tableaux et de gravures ; des portes à cadres
+de chênes faisaient face aux fenêtres à travers
+lesquelles on voyait une aile du collège et
+un très grand jardin. Une odeur singulière et que
+je n’ai jamais sentie ailleurs régnait dans ce corridor,
+lieu régulier et où l’on ne parlait jamais.
+C’était un mélange de la cire et de l’encens qui
+filtrait de la chapelle, sur un fond balsamique
+inexplicable, comme si un grand bois de plus se
+fût trouvé dans le voisinage. Un moine aveugle
+s’avançait d’un pas assez ferme dans ce corridor,
+de temps à autre touchant rapidement la
+muraille de la main.</p>
+
+<p>Une porte de chêne noircie donnait accès
+dans la chapelle. Pugin qui l’a construite et
+qui construisait ses églises en poète et en
+chrétien aurait été content de l’impression
+que celle-ci me fit. Qui dira le rien qui, surtout
+en architecture, sépare le beau du passable ?
+Ruskin dit, quelque part, de je ne sais quelle
+église ogivale moderne, que ceux qui l’ont faite
+n’y croyaient pas. Pugin avait cru de tout son
+cœur à sa chapelle. C’était un simple vaisseau
+dont les proportions faisaient toute la grâce.
+Mais la hauteur et la profondeur de cette nef
+avaient une attraction de chose vivante. On était
+à peine sous l’envolement de la voûte que la
+froideur de l’homme qui regarde s’évanouissait
+dans l’attirance des longues lignes séduisantes
+et victorieuses, dans le mystère des parties
+hautes noyées dans l’ombre, dans l’éclat des
+minces lancettes où la lumière extérieure semblait
+se condenser sans oser les traverser. Trois
+rangs de stalles sculptées, étagées de chaque
+côté, laissaient au milieu une large allée où
+l’aigle du pupitre seul étendait ses ailes de
+cuivre clair. De hautes torchères s’allumaient çà
+et là, tandis que le carillon semblait continuer
+très loin son appel. Deux ou trois enfants de
+chœur en noir et blanc disposaient des livres :
+ils allaient comme des ombres. Le carillon se
+tut ; trois heures sonnèrent ; une petite cloche
+discrète et très douce sonna ; le cortège monastique
+fit son entrée. Rien ne pourrait donner
+l’impression de la religion, comme ce pas recueilli.
+Vingt enfants de chœur s’avançaient d’abord,
+puis sur deux lignes, les élèves uniformément
+vêtus de noir, puis les religieux, les mains
+sous leur scapulaire, la tête encapuchonnée, et
+enfin l’officiant avec le diacre et le sous-diacre en
+riches ornements gothiques. L’orgue, placé au-dessus
+de nos têtes, commença une modulation
+infiniment lente et douce, prière et supplication,
+bien plus que musique, tandis que moines, enfants
+et tout le chœur, inclinés vers la croix, récitaient
+les prières secrètes : puis le <i lang="la" xml:lang="la">Deus in adjutorium</i>.
+Tous ceux qui ont entendu un office
+grégorien savent la signification de ces premières
+paroles de vêpres, dites plutôt que chantées.
+Depuis quelques années, les bénédictins
+anglais avaient adopté la prononciation italienne
+du latin, et cette sourdine à la voix naturelle de
+l’officiant semblait la rendre très lointaine. Tout
+le chœur répondit. Les voix étaient mâles et de
+timbre un peu métallique ; elles s’élevaient et
+s’abaissaient ensemble sous une impulsion rapide.
+Les psaumes se succédèrent. C’étaient les
+mêmes que j’avais entendus depuis mon enfance
+et cependant combien différents. Les endroits
+même que j’aimais surtout, ceux où le son des
+paroles ne manquait jamais de me transporter
+loin, bien loin de la terre de tous les jours, avaient
+leur ancien charme, mais aussi un charme nouveau,
+comme si j’eusse assisté pour la première
+fois à un office catholique. Ces vêpres étaient
+une sorte d’hymne variée et pourtant sans heurts
+dont le mouvement continu berçait et élevait,
+dont je souhaitais le progrès et redoutais la fin
+comme d’un drame. Après les oraisons, le prieur
+sortit de sa stalle et lut une courte homélie. Sa
+voix montait et descendait avec les phrases. C’était
+la première fois que je suivais cette mélopée
+de la lecture anglaise qui devait me devenir
+familière et mes oreilles en restaient étonnées
+comme du chant des vêpres.</p>
+
+<p>Après le salut, quand la chapelle fut vide et
+qu’il n’y resta plus que le parfum de l’encens
+flottant dans la pénombre, nous passâmes chez
+le Prieur. C’était un grand homme, sans rien
+d’anglais dans les traits du visage, à figure spirituelle
+et railleuse. Il nous reçut avec une
+aisance d’homme du monde très différente de la
+politesse ecclésiastique, nous fit des questions un
+peu curieuses, de grand seigneur, nous dit de
+revenir tant que nous voudrions et nous congédia.
+Cet accueil aristocratique n’allait pas tout
+à fait avec l’impression poétique que je gardais
+de mes vêpres et il m’étonna. Je devais m’habituer
+peu à peu à trouver ces religieux très différents,
+suivant qu’on les voyait au chœur, moines
+abîmés devant la grandeur de Dieu, ou Anglais
+indépendants et à l’aise dans le commerce des
+hommes.</p>
+
+<p>Tandis que mon jeune compagnon retrouvait
+ses amis, un frère convers, Irlandais badin, me
+montra le réfectoire. C’était une grande salle gothique
+à plafond peint, en tout semblable aux
+halls des collèges d’Oxford. Il y avait une
+table pour le Prieur et les pères, une pour les
+jeunes profès non prêtres, et une autre pour les
+frères lais. Au milieu, une chaire à prêcher où
+se faisait la lecture. Tous les meubles étaient anglais
+et l’on se fût cru bien loin de France.
+Aux murs étaient suspendus des portraits, austères
+figures de moines, d’abbés et d’évêques
+du <small>XVI</small><sup>e</sup> et du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Allen, fondateur
+du collège dans les temps troublés d’Élisabeth,
+était là avec sa barbe courte, son regard
+clair et sa barrette rouge de cardinal. Les évêques
+regardaient du haut de leurs collerettes
+blanches ; les moines étaient raides dans leurs
+cadres. L’expression de toutes ces figures était
+uniformément sévère. Ces hommes étaient bien
+ceux dont j’avais lu l’histoire dans les livres de
+M. Destombes : ils savaient ce que c’était qu’être
+un <i lang="en" xml:lang="en">Doway priest</i>, ou préparer les autres à ce
+titre redoutable. La tristesse de l’exil et plus encore
+d’une cause vaincue, les espérances déçues,
+le courage renouvelé, la pensée des traversées
+périlleuses, des espions devinés dès le port, des
+trahisons, des mandats d’arrêt, de la fuite et
+des cachettes, de la Tour et du procès, pour
+aboutir enfin à la claie, au poteau et au gibet de
+Tyburn, se lisaient sur ces fronts pâles. Dehors,
+les enfants jouaient avec des appels et des cris
+qui n’étaient pas ceux de France. Il me semblait
+vivre un songe.</p>
+
+<p>Je revins souvent. Dès ma seconde visite, je
+fis connaissance avec les bibliothèques et nouai
+promptement une intimité avec elles. Celle des
+Pères était sous les combles et contiguë à une
+vieille salle de billard toujours déserte. En haut
+des travées on lisait les inscriptions latines habituelles :
+<i lang="la" xml:lang="la">Patres</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Concionatores</i>,
+<i lang="la" xml:lang="la">Grammatici</i>, etc.
+Dans des armoires étaient enfermées quelques
+pièces assez précieuses, plusieurs des vieilles
+chansons, entres autres, dont Mac Pherson avait
+tiré Ossian. Il régnait dans cette grande pièce
+isolée plus que du recueillement et le sentiment
+de la solitude y causait facilement une sorte
+d’oppression. Je me tenais plus volontiers dans
+la bibliothèque des élèves où personne ne venait
+l’après-midi et où les bruits de la maison faisaient
+un fond de vie sans troubler la tranquillité.
+Il y avait là des journaux et des revues auxquels
+je ne touchais jamais, ayant encore pour la
+vie et le journalier le dédain superbe de la jeunesse.
+Mais, sur les rayons, quinze ou dix-huit
+cents volumes bien reliés appelaient l’œil et la
+main : poètes, romanciers, biographes, historiens.
+Je m’émerveillais de la largeur d’idées qui
+présidait au choix des lectures de garçons de
+seize ans. Je me souvenais avec un petit mouvement
+de rancune que l’on m’avait confisqué un
+<i>Vicaire de Wakefield</i> que je lisais en rhétorique,
+et que Lamartine, qu’il faut pourtant lire
+avant vingt ans, nous était sévèrement prohibé.
+Je voyais ce que mes jeunes amis anglais lisaient,
+j’entendais leurs réflexions : elles étaient saines
+et franches, sans pruderie ni outrecuidance. Je
+comprenais mieux ce que j’avais toujours rêvé :
+une éducation basée sur la confiance, sur la certitude
+que, dans l’enfance, un idéal d’honneur et
+de pureté trouve presque infailliblement des instincts
+qui lui répondent et que la protection à
+outrance qui est l’esprit de l’éducation des Français
+ne fait que reculer des difficultés inévitables
+et laisse parfois derrière elle des infirmités sans
+remède. Il régnait au collège Anglais une atmosphère
+d’innocence et cependant je voyais qu’à la
+veille d’en sortir, les aînés étaient déjà des
+hommes, parlant et raisonnant en hommes. Un
+air si doux faisait des tempéraments robustes.
+Les enfants n’avaient pas non plus la superstition
+des succès classiques, comme on le voit dans
+les collèges où les principes et la méthode de
+Mgr Dupanloup se sont conservés. Le « premier
+de classe » adulé par ses maîtres et ses camarades,
+passablement orgueilleux et merveilleusement
+préparé à trouver la vie incompréhensible
+et absurde, n’était pas connu au collège Anglais.
+On n’y connaissait pas non plus l’élève
+sage, bien qu’il s’y trouvât quelques étourdis
+pour faire contraste. Les jeunes Anglais qui
+laissaient une trace à Saint-Edmund’s avaient
+été à la fois des écoliers dociles et sans prétentions,
+des esprits brillants, avec une facilité pour
+le vers ou une éloquence naturelle — deux
+points particulièrement estimés — et des amateurs
+de sport habiles ou intrépides. Ceux à qui
+le caractère, l’allure et un rien de témérité
+avaient manqué étaient promptement oubliés ou
+l’on se les rappelait comme d’intelligents nigauds.
+Les études tenaient à peine la moitié de
+l’existence dans cette éducation qui voulait être
+une éducation complète. Chaque jour, il y avait
+de longues heures de liberté : on les passait au
+<i>foot-ball</i> ou au cricket, souvent à la bibliothèque,
+parfois sur les bancs, à l’ombre, dans la
+cour à raccommoder des balles ou des engins de
+pêche. Quand il faisait très froid, le Prieur donnait
+un demi-congé et l’on s’en allait sur la glace
+des marais, nombreux autour de Douai, ou sur
+celle du canal, avec l’ambition de battre certain
+record très ancien, en dépassant une écluse très
+lointaine. Quand il faisait très chaud, le Prieur
+donnait un demi-congé et l’on allait se baigner
+à la rivière, plus tard, dans une jolie campagne
+qu’on acheta, et qui, en moins de deux ans, prit
+la physionomie la plus anglaise du monde, ou
+encore à l’étang de Goelzin où l’on pêchait à la
+ligne jusqu’à la fraîcheur. On vivait avec les saisons.
+Les dates observées dans la vieille Angleterre
+n’étaient pas méconnues. On jouait au
+foot-ball sous le ciel gris et dans le gazon boueux
+de la Berce Gayant tant que durait l’hiver, mais
+le Samedi-Saint ouvrait le temps du cricket :
+battes et guichets entraient en jeu et les balles
+sifflaient par la cour accompagnées du cri inquiétant :
+<i lang="en" xml:lang="en">heads ! heads !</i> Il y avait de vieux congés
+de fondation, qu’on appelait <i lang="en" xml:lang="en">carriage-days</i>
+(jours de voitures) du temps où l’on s’entassait
+dans un char à bancs pour aller, par le pavé,
+visiter les antiques voisines de Douai : Arras ou
+Valenciennes, plus rarement Cambrai. Il y avait
+surtout le temps de Noël où études, corridors et
+salles étaient enguirlandés de sapin odorant, où,
+après la messe de minuit, le Prieur ayant retenu
+tout le courrier le jetait pêle-mêle par l’étude à
+cent mains avides, où l’on passait les journées
+dans une liberté et un loisir délicieux, coupés de
+visites aux pâtissiers, et où, chaque soir, jusqu’à
+l’Épiphanie, on jouait la comédie, le drame, et
+Shakespeare et même l’opéra, l’allègre opéra-opérette
+de M. Sullivan.</p>
+
+<p>Tout ce mouvement, ce bruit et cette dissipation
+restait à l’intérieur. Douai n’en savait rien
+et l’on pouvait, comme je l’avais fait longtemps,
+imaginer ces Anglais modernes sous les traits
+des contemporains de Campian.</p>
+
+<p>Naturellement, je me fis des amis parmi les
+religieux. Je les étudiais curieusement. Il y en
+avait de gais, de délicieusement gais et jeunes,
+plus ou moins Irlandais souvent, spirituels et railleurs.
+Il y en avait de réfléchis, Anglais à visages
+pâles et au regard profond. Il y en avait qui
+s’ennuyaient et à qui Douai ne suffisait plus. Ils
+voulaient ce que la langue des Anglais catholiques
+appelle toujours la « mission » ; la vie
+fiévreuse que le prêtre mène dans les faubourgs
+de Liverpool ou de Cardiff : la lutte incessante
+pour disputer de pauvres jeunes filles au mariage
+mixte ou de vieux hommes abandonnés, à l’aumône
+protestante ; la recherche sans trêve de
+brebis toujours errantes et toujours en danger
+de se perdre ; ou encore le travail de Sisyphe
+pour soutenir une école. Ou bien la nostalgie les
+avait pris. Douai, où ils étaient venus tout petits
+et qu’ils devaient aimer toujours, leur devenait
+odieux pour un temps, avec ses ciels bas, sa
+rivière éternelle et ses maisons closes. <i lang="en" xml:lang="en">Home,
+home !</i> Il leur fallait les prairies et le vert profond
+du Midland, ou les collines de Malvern ou
+même la bise glacée des comtés du Nord, le
+<i lang="en" xml:lang="en">Black North</i> d’où ils venaient presque tous. Le
+charme subtil du long et profond paysage anglais
+les avait repris, celui du ciel changeant, de la
+température capricieuse, celui même de la pluie
+féconde et chantante que Wordsworth aimait tant.</p>
+
+<p>Dans les dernières années, le collège fut érigé
+en abbaye et le Prieur devint abbé à crosse,
+mitre et anneau. Ce furent des années de richesse
+et d’élégance. Un ami opulent vint s’installer au
+collège et prit plaisir à l’embellir, comme il convenait
+à une abbaye. Des constructions s’élevèrent :
+un grand cloître, un vaste quartier d’hôtes.
+Toute une partie du collège avec son silence,
+son confort, son luxe solide et discret, ressemblait
+à un de ces châteaux anglais assis au détour
+d’un parc et où la vie semble couler dans une
+paix éternelle. Nous devînmes très civilisés, cela
+se sentit à des nuances de prononciation, à des
+réformes dans le vêtement, à des façons dégagées
+qui n’étaient pas dans la tradition quand
+Douai s’appelait encore <span lang="en" xml:lang="en">Doway</span>. Nous eûmes des
+visiteurs distingués. On s’arrêtait à l’Abbaye en
+allant à Rome ou à Paris. On voyait parfois des
+voyageuses très élégantes, dans la tribune, pendant
+la grand’messe : on apercevait des courriers
+et des femmes de chambre. Je crois bien
+que tous les Pères n’approuvaient pas cette agitation
+insolite. La tradition bénédictine a toujours
+mis quelque chose de seigneurial dans
+l’hospitalité, mais Douai était une abbaye trop
+récente et rappelait des souvenirs trop sévères,
+pour que le changement ne fût pas perçu. On le
+sentait, quand un bénédictin voyageur, pèlerin
+de l’érudition monastique, comme Don Mackey,
+le savant éditeur de saint François de Sales,
+s’arrêtait quelques jours à Saint-Edmond. La
+joie était toute autre sur certains visages que si
+l’on eût vu un pair héréditaire. Le passage de
+ces moines savants était une fête et faisait sentir
+une fierté. Je prenais ma part de ce bonheur
+familial : un moine savant m’apparaissait comme
+la réalisation d’un double idéal, et le tranquille
+sourire de ces hommes attachés au passé, comme
+nous le sommes au présent, et lisant les journaux
+comme des pièces d’archives, était une grande
+leçon.</p>
+
+<p>La plupart de ces religieux étaient libéraux en
+politique. Le clergé de la ville, se plaignait parfois
+de ce qu’ils ne voulussent lire aucun journal
+d’opposition et crussent à l’avenir du régime républicain.
+Ils étaient Anglais et concrets, respectueux
+des pouvoirs établis et convaincus qu’un
+fait s’impose par lui-même et qu’il faut être Français
+pour attacher une importance souveraine à
+une idée qui n’est encore qu’une idée.</p>
+
+<p>Cette bonne foi et cette façon britannique
+d’envisager l’histoire, devaient être ébranlées
+par un coup foudroyant. J’avais quitté Douai
+depuis longtemps, quand la loi sur les Associations
+vint en question, mais je profitais de
+toutes les occasions pour y revenir et je me
+préoccupais du sort de mon cher vieux collège.
+Les Pères vivaient dans une grande sérénité.
+Ils étaient dans leur maison depuis trois
+cents ans : qui pouvait dire que leur existence
+ne fût pas autorisée ? D’ailleurs, la droiture
+de M. Waldeck-Rousseau avait été évidente, et
+M. Combes n’était pas si noir qu’on le disait.
+N’avait-il pas fait des promesses solennelles aux
+députés de la circonscription et au maire de
+Douai ? J’essayai vainement d’ébranler cet optimisme
+d’honnêtes gens incapables de soupçonner
+la fourbe. Il y avait des moyens faciles de
+tourner la loi, et de mettre le collège à l’abri
+pendant la tourmente. Ces finesses légales ne
+plurent pas à la simplicité bénédictine. Un beau
+jour, au moment même où l’Abbé recevait la
+nouvelle et formelle assurance que M. Combes
+se garderait bien de toucher aux fondations britanniques,
+le liquidateur se présenta muni de
+papiers authentiques, et mit les scellés partout.</p>
+
+<p>Ainsi finit le Collège Anglais de Douai, après
+trois siècles d’existence, et ainsi finit l’un des
+plus charmants rêves éveillés que j’aie faits. Dans
+la stupide proscription en bloc que Combes fit
+des ordres religieux, l’expulsion des Bénédictins
+Anglais fut une brutalité plus stupide que les
+autres, et je ne la pardonnerai pas facilement à
+ce garde champêtre dont le hasard fit un premier
+ministre. J’ai un serrement de cœur, chaque fois
+que j’aperçois du chemin de fer la petite flèche
+aiguë qui signale de loin le chef-d’œuvre de
+Pugin. Jamais plus, je n’entrerai dans cette chapelle ;
+je n’entendrai plus ces voix tout ensemble
+amies et étrangères. Avec un grand pan de l’histoire
+religieuse de la France, un grand pan de
+ma vie s’est écroulé.</p>
+
+<p class="date">Mai 1904.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">LA TRAPPE</h2>
+
+
+<p>Des prairies et des bois, dans un long pays onduleux
+et vert, puis, une belle forêt bordée de
+bruyères roses, puis une plaine déserte, quoique
+fertile et cultivée comme un jardin, et à droite,
+près de la lisière du bois, la Trappe, triste et silencieuse,
+sous un ciel de septembre, bleu et
+blanc et agité. Je ne l’ai pas revue depuis mon
+enfance. La brique fine et les pierres bleues de la
+chapelle me semblent un peu pâlies ; l’ardoise
+grise des toitures aussi ; les thuyas et les sapins
+qui font au monastère une ceinture sombre ont
+extraordinairement grandi ; on ne voit pas une
+forme humaine dans la campagne : pas apparence
+des carrioles sonnantes qui amenaient les
+gais pèlerins d’antan : je trouve que le paysage
+est devenu plus fort, plus rude, plus réel et
+moins poétique que lorsque je le voyais par
+mes yeux d’enfant : ces arbres grandis, secoués
+par un vent d’ouest inquiétant me font sentir que
+vingt ou vingt-cinq ans ont passé et que ma vie
+passe aussi. Les moines ont élevé une sorte de
+tumulus disgracieux sur lequel est un calvaire.</p>
+
+<p>On suit toujours le même chemin de terre, le
+long du bois, et, en approchant de l’hôtellerie, le
+même sentier un peu plus étroit entre les sapins
+élargis. Une forme brune va et vient aux abords
+de la petite porte d’entrée : c’est le frère hôtelier
+qui promène sa méditation, tandis que les autres
+font la sieste.</p>
+
+<p>Il faut faire un peu d’instances pour entrer :
+on ne reçoit plus les hôtes comme autrefois, on
+a fait une réforme : d’ailleurs midi vient de
+sonner et le frère cuisinier sera parti. J’insiste, il
+y a si longtemps que je ne suis venu, je ne dérange
+pas souvent les habitudes de la communauté ;
+d’ailleurs je mangerai n’importe quoi. Le
+frère hôtelier réfléchit : le cas lui paraît grave et
+exceptionnel. Enfin son front s’éclaircit, il sourit :
+« oui, oui, entrez ! il y aura toujours des pommes
+de terre et une omelette. »</p>
+
+<p>Nous traversons la cour de l’hôtellerie. Rien
+n’a changé : les espaliers tapissent toujours la
+façade, des petites pommes du Japon brillent
+comme autrefois dans une haie qui coupe le jardin
+en deux ; seulement, je m’étonne de voir que
+tout est devenu plus petit. L’ancien père hôtelier
+est mort, très mort. Celui auquel le frère me
+présente dans le vestibule dallé de grandes pierres
+bleues est un homme d’au moins soixante-quinze
+ans, très maigre dans sa robe blanche, l’air frileux
+malgré le soleil qui lutte nerveusement avec
+le vent, le regard lointain sous des paupières
+lourdes. Un prêtre qui finit sa retraite est debout
+dans la salle des hôtes, bouclant son sac. Il embrasse
+le père hôtelier, ils se font des adieux naturels
+et sincères où ils parlent de la mort et du
+temps en termes simples qui saisissent.</p>
+
+<p>Le prêtre parti, je m’assieds. La salle est haute,
+blanche et froide. Une grande horloge l’emplit
+de son tic-tac. Certainement la Trappe était
+moins triste autrefois, ou cette heure de midi est
+plus silencieuse et vide que la nuit. Le vieil
+hôtelier va du guichet de la cuisine à la table,
+sans rien dire et avec une lenteur surnaturelle :
+il apporte une assiette, un verre, une bouteille
+de bière forte. La figure du frère cuisinier paraît
+au guichet, il me fait signe, il ne m’en veut pas,
+il va me faire mon omelette. En effet, la voilà qui
+arrive, infiniment lente, puis trois pommes de
+terre et du fromage. Nous disons alors le bénédicité
+et le vieil hôtelier s’assied à ma gauche,
+un peu fatigué d’avoir été tant de fois du guichet
+à la table. L’horloge tique-taque bruyamment,
+scandalisée de voir qu’on mange à cette heure,
+elle fait un grand ronflement métallique et mécontent
+et sonne midi et demi avec un profond
+soupir.</p>
+
+<p>Le père hôtelier me parle. Sa voix est comme
+son regard, très lointaine. Jamais je n’ai entendu
+de voix semblable : on dirait la voix d’une âme
+et je prête l’oreille dans le profond silence de la
+chambre. Le Père devine, je ne sais comment,
+que je demeure à Paris : il me fait des questions ;
+nous parlons de l’abbé Loisy, de l’extrême difficulté
+de se maintenir dans la bonne doctrine
+quand on s’écarte de la tradition, du danger de
+l’orgueil. De temps en temps la voix lointaine
+expose longuement et avec une sorte de complaisance
+des objections subtiles et redoutables,
+mais un texte de la Bible ou d’un saint Père
+vient toujours à propos pour renverser le vain
+échafaudage. « Ces hommes n’ont donc pas lu »,
+dit le père, « ce que le Saint-Esprit lui-même dit
+dans l’Écriture sainte ». Bientôt ce vieux père
+hôtelier m’intéresse vivement. Dans la région
+éloignée d’où sa voix s’élève il a des pensées qui
+étonneraient singulièrement ceux qui regardent
+un Trappiste comme un automate habillé de
+bure.</p>
+
+<p>Voilà soixante ans qu’il est à la Trappe où il
+est entré presque enfant, et sa personnalité est
+autrement marquée que celle de la plupart des
+gens du monde. Je m’aperçois bientôt que, sans
+qu’il s’en doute, il a des goûts de raffiné, d’artiste
+et de poète. Il a eu un jour une discussion
+avec un monsieur qui devait être un professeur
+et dont les idées religieuses qu’il se rappelle et
+résume à merveille, lui faisaient horreur. Cet
+homme souffrait de ses doutes et sa figure avait
+une noblesse dans son inquiétude. « Il y a de ces
+malheureux », me dit le père, « qui seraient des
+saints si Dieu les éclairait ». On voit bien qu’il a
+une sympathie pour tout homme qui sent vivement.
+Il aime la beauté, l’art, l’éloquence. Il
+s’étend sur la puissance de parole du Père Abbé
+qui est encore très jeune et a une facilité incroyable.
+L’élégance le ravit. Il me dit tout à
+coup qu’il est étranger, il est né dans une vieille
+ville des bords du Rhin. On ne s’en douterait
+guère : sa phrase lente est d’une pureté singulière.
+C’est qu’il a toujours pris plaisir à remarquer
+des termes choisis et une prononciation
+distinguée. L’année dernière, des Westphaliens
+sont venus visiter la Trappe : il a été frappé de la
+différence de leur allemand d’avec celui de la
+province rhénane. L’un d’eux, un monsieur « évidemment
+du grand monde », avait une façon délicieuse
+de prononcer le mot <i lang="de" xml:lang="de">achtzig</i>. Et la voix
+lointaine répète <i lang="de" xml:lang="de">achtzig, achtsig</i>, avec complaisance.
+Je m’étonne qu’un Trappiste qui n’a commencé
+à parler qu’à soixante ans aime tant le
+beau langage et ait appris à parler si bien. Le
+vieil hôtelier sourit. Apparemment on parle, à la
+Trappe, bien plus que je ne croyais. On parle
+pendant le noviciat et quand on fait ses études,
+on parle au chapitre et il semble même qu’on y
+parle quelquefois avec animation, on prêche, on
+va voir le Père Abbé. En somme on a une vie
+bien moins renfermée que je ne supposais, et il
+y a quelque mérite, même à un Trappiste, à être
+obéissant, charitable dans ses jugements et modéré
+dans leur expression.</p>
+
+<p>Le père hôtelier est vieux, il a connu plusieurs
+abbés, il n’est donc pas à craindre que je sache
+quel est celui dont il parle et qui est « depuis
+longtemps dans son tombeau ». Eh bien ! celui-là
+avait plus de zèle que de science. Parfois, au
+chapitre ou à l’église, il lui arrivait de laisser
+échapper des affirmations surprenantes et qui
+faisaient se relever les têtes avec un mouvement
+étonné. Le père hôtelier attendait un jour
+ou deux, puis allait frapper à la porte de l’Abbé.
+« Mon Révérend Père, vous avez dit ceci ou cela.
+Vous avez surpris la communauté. » L’Abbé répondait
+qu’il avait vu cette doctrine dans un livre,
+mais le livre ouvert et le passage lu il paraissait
+toujours que le père abbé n’avait pas bien lu.</p>
+
+<p>Cet Abbé-là n’aimait pas le père hôtelier…</p>
+
+<p>Le père hôtelier reste silencieux un long moment :
+il me regarde de ses yeux éteints. Tout
+à coup sa voix lointaine se fait plus ténue encore
+pour une confidence : ce Père Abbé était Janséniste.
+Un beau jour le père hôtelier entrant chez
+lui à l’improviste l’avait trouvé lisant, quoi ?
+l’<i lang="la" xml:lang="la">Augustinus</i>.</p>
+
+<p>Nouveau silence pendant lequel cette révélation
+me jette dans un abîme de réflexions et de
+doutes. L’horloge affirme avec force que le père
+hôtelier n’aurait pas dû raconter cela. Le vide et
+le silence de la salle bourdonnent à mon oreille.
+Je me sens un peu mal à l’aise pour expliquer au
+vieux Trappiste que, malgré ce que je viens d’entendre,
+je regarde toujours la Trappe comme une
+Thébaïde et que peut-être l’Abbé se servait du
+gros livre de Jansénius comme Chrysale de son
+Plutarque.</p>
+
+<p>Par bonheur, on entend dans le vestibule les
+éclats d’une voix jeune et bruyante. Cette voix
+répète qu’avec de la bière, du pain et du fromage
+on déjeune fort bien. La porte s’ouvre et un
+jeune curé paraît au seuil, un peu pâle d’avoir
+eu trop faim. On s’empresse et un troisième déjeuner,
+vrai déjeuner d’anachorète cette fois, remonte
+bientôt de la cave. Le père hôtelier regrette
+la conversation théologique où nous étions,
+mais, comme il faut être hospitalier, il met le discours
+sur la Séparation. Le jeune curé est intarissable.
+Il déclare que tout le monde mourra
+de faim, mais que le Pape ne peut songer une
+minute à accepter la loi. Sa paroisse est peuplée
+de paysans avares qui ne donneront jamais un
+sou. N’importe. Il faut lutter. On dira la messe
+dans une grange et on verra bien qui tient à la
+religion et qui n’y tient pas.</p>
+
+<p>Le frère hôtelier qui est un ami du jeune curé
+est rentré avec lui. Il l’écoute silencieux, approbateur
+et un peu narquois, en prenant de larges
+prises de tabac. Bientôt, comme il est Belge, il
+commence un parallèle complaisant entre la
+situation des catholiques dans son petit pays et
+celle des catholiques de France. Vous êtes pourtant
+trente-six millions, dit-il. Le jeune curé
+sait bien que c’est vrai, puisque c’est dans
+les géographies. Il mange un peu nerveusement
+son Port-Salut. Cependant le frère hôtelier,
+poursuivant ses avantages, fait un tableau
+paradisiaque de la vie paroissiale et ecclésiastique
+au diocèse de Namur. Il apporte des
+chiffres. Peu à peu la conversation dévie et
+le père hôtelier lui-même, sortant d’une rêverie,
+commence à parler millions et millionnaires. Le
+frère hôtelier s’assied et continue de manier
+avec aisance des sommes énormes. Le jeune
+curé malin laisse entendre que les Trappistes
+sont immensément riches et le frère hôtelier,
+pour ne pas répondre, prend plusieurs prises
+coup sur coup.</p>
+
+<p>Une heure et demie approche. C’est l’heure de
+la visite. J’ai fait passer ma carte au Père Abbé
+et on vient dire qu’il m’attend dans la galerie.
+Ce Père Abbé est tout jeune, d’allure presque
+élégante. Il me laisse à peine baiser son améthyste.
+Il met aussitôt la conversation sur des
+sujets qui ne m’ennuieront pas. On se croirait
+chez un de ces religieux curieux et polis qu’on
+rencontre à Rome et qui savent parler de tout.
+Moi-même je prends le ton du monde…</p>
+
+<p>Une heure et demie sonne. Le Père Abbé a
+quelque affaire. Nous nous séparons sans que je
+songe que nous sommes au désert et sans que le
+père abbé me dise qu’il faudra mourir.</p>
+
+<p>La visite commence. On traverse les cloîtres
+couverts d’inscriptions austères et ornés d’un
+chemin de croix. On traverse l’église où se célèbre
+l’office nocturne, puis le dortoir avec la tête
+de mort qui invite si étrangement au sommeil.
+Puis on monte dans les greniers de la brasserie
+où règne l’odeur du grain brûlé, on visite la
+ferme où un chien d’aspect terrible vient demander
+férocement une caresse au père hôtelier.
+Celui-ci ne parle presque plus. Il glisse à travers
+le monastère sur ses vieux souliers appesantis.
+Au sortir d’une cour, nous nous trouvons dans
+un petit cimetière où l’ombre de la haute abside
+de l’église fait régner une grande fraîcheur et une
+tranquillité éternelle. Les petites croix noires
+portent toujours en lettres blanches l’inscription
+<i>Frère N., mort à l’âge de… ans</i>. La visite est
+finie et je vois que le père hôtelier est bien
+fatigué. Il est vieux pour ainsi monter et descendre.</p>
+
+<p>Je demande à retourner à l’église. Je m’agenouille
+dans la tribune d’où l’on voit fuir les
+lignes souples de la voûte ogivale. Le soleil a
+envahi toute la partie supérieure de l’église et
+l’on sent une tiédeur. Cependant le vent d’ouest
+continue à se jouer follement dehors, dans les
+arbres et sur les toits : il chante et gronde et siffle
+et souffle pour rire sur l’armature plombée des
+vitraux. Je médite sur le calme de cette solitude,
+je fais des comparaisons et des examens de
+conscience.</p>
+
+<p>A trois heures je remonte à bicyclette. La machine
+agile me porte. Je traverse des bois, des
+prairies, des plateaux où l’herbe sèche ondule.
+Parfois la route fait le gros dos et je vois de
+grands paysages calmes. Dans le ciel bleu les
+nuages blancs font aussi des randonnées.
+Septembre chante partout sa chanson mélancolique.</p>
+
+<p class="date">Septembre 1905.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">LA VALLÉE DU CADI<br>
+<span class="xsmall">ET</span><br>
+<span class="small">L’ABBAYE DE SAINT-MARTIN DU CANIGOU</span></h2>
+
+
+<p>Après trente heures d’une course vertigineuse
+à travers le pays de France, dans la brume de
+décembre et les ténèbres glaciales, puis, soudain,
+au réveil, sous un ciel très bleu, dans des campagnes
+blanches semées de villes blanches aussi,
+le long de la Méditerranée ou par-dessus les
+étangs salés, on arrive enfin à Perpignan. Vieille
+ville où ne résonne que le catalan scandé, où l’on
+voit des mantilles et des foulards sur des costumes
+parisiens, des figures fines et des yeux
+noirs, et que l’on jurerait espagnole, si les ruelles
+les plus tortueuses, celles où les étages débordants
+se penchent plus menaçants, ne portaient
+sottement les noms de nos gloires républicaines,
+depuis Rouget de l’Isle jusqu’à Gambetta et probablement
+Ferry. Ce sentiment des harmonies
+entre les noms et les rues est commun à toutes
+les municipalités du Midi.</p>
+
+<p>Au delà de Perpignan, le chemin de fer s’engage
+dans la vallée de la Tet. La fertilité de cette
+vallée l’a rendue célèbre. Je l’ai vue presque
+entièrement couverte des eaux qu’y amènent
+d’innombrables canaux d’irrigation : seuls les
+oliviers jetaient sur ces campagnes les couleurs
+de la vie ; mais on imagine aisément ce que doit
+être la féerie de cette végétation quand la fleur
+des amandiers se mêle au feuillage des vignes et
+des figuiers dans des champs que séparent des
+haies de grenadiers et d’agaves. Deux chaînes de
+montagnes courent parallèlement à la voie ferrée :
+à droite les Corbières, à gauche les Pyrénées,
+ou plutôt les ramifications sans nombre qui aboutissent
+à l’énorme massif du Canigou. Peu à peu
+ces montagnes se rapprochent et s’élèvent. Quand
+on a dépassé Ille, la marche du train devient
+pénible ; la Tet, rapide et encaissée, n’est plus
+qu’un torrent ; des villages tristes s’accrochent
+rougeâtres et serrés au flanc des montagnes ;
+tout devient pauvre et austère. Cette sensation
+de désert va croissant. Les stations sont de plus
+en plus grises, petites, provisoires ; rien n’y
+remue, personne presque qui descende ou qui
+monte. Enfin, on atteint Prades ; la locomotive y
+entre sans bruit, sans arrêt brusque ; on sent
+bien qu’elle est fatiguée de sa course et qu’elle
+n’ira pas au delà.</p>
+
+<p>En voiture ! Nous montons dans une diligence
+attelée de trois jolis chevaux tarbes fins et nerveux.
+Bien qu’il fasse un vent terrible et que des flocons
+de neige voltigent dans l’air, je me serre dans
+mon manteau et je prends la seule place qui
+convienne à un vrai voyageur, à côté du cocher.
+Ce cocher-là n’est pas du tout vulgaire : il a la
+barbe aussi noire que n’importe quel Catalan
+bien marqué, et avec cela, chose plus rare,
+une expression intelligente et ouverte ; d’ailleurs,
+nullement loquace ; je commence une étude
+approfondie de la langue catalane en demandant
+avec à-propos comment on dit cheval. Cela se
+dit <i>caball</i>.</p>
+
+<p>Nous traversons Prades. Honnête sous-préfecture
+sans prétentions déplacées. Nous la traversons
+d’un train d’enfer. En Roussillon les chevaux
+ne connaissent que deux allures : ou bien
+ils brûlent le pavé en faisant feu des quatre
+pieds, ou bien ils s’avancent rêveurs et la tête
+baissée à côté d’un montagnard aussi peu pressé
+qu’eux.</p>
+
+<p>La route conduit en Espagne par Montlouis et
+Puigcerda. A droite, la Tet coule dans un profond
+ravin sur un lit de cailloux multicolores. De tous
+les côtés, la montagne ; vis-à-vis, étagée en une
+multitude de terrasses soutenues par des murailles
+en pierres sèches et couvertes des derniers oliviers.
+Au loin, le vieux Canigou, éternellement
+chauve et blanc. Nous dépassons Ria. Un pont
+romain dessine son ossature branlante en face
+d’une construction d’aspect sinistre, moitié église,
+moitié forteresse. La vallée va se resserrant.
+Bientôt elle n’est plus qu’un défilé. La route serpente
+entre les parois à pic de la Trencada d’Ambulla :
+des roches montent d’un seul jet à des
+centaines de pieds, bizarres, tailladées, brûlées,
+avec des pointes aiguës ou des blocs surplombant
+en équilibre. Nous croisons à peu de distance
+un chevrier et un muletier, deux types si
+essentiellement pyrénéens.</p>
+
+<p>A six kilomètres de Prades, on se trouve inopinément
+en face de l’étonnante petite forteresse
+de Villefranche, vrai bijou enchâssé dans un
+défilé étroit et profond. La vallée se bifurque :
+une route monte à gauche vers le Canigou ; sous
+le pont qui donne accès dans la ville, un torrent
+assez considérable rejoint la Tet avec une écume
+et un grand bruissement contre les roches. Cette
+route est celle de Vernet ; ce torrent se nomme le
+Cadi ; la vallée étroite dans laquelle il coule est
+celle où j’ai passé quatre mois d’hiver.</p>
+
+<p>Elle n’est pas bien vaste la vallée du Cadi :
+elle n’a pas deux lieues de long, il s’en faut, et
+je crois qu’aux endroits les plus larges, ceux qui
+donnent aux petits Catalans l’idée d’une vaste
+plaine, elle a bien cinq cents mètres. Elle compte
+en tout quatre villages : Villefranche, Cornellà,
+Vernet et Castell. Que de fois j’ai fait dans un
+après-midi l’inspection complète de mes domaines
+en marchant au petit pas ! Mais si ma vallée est
+petite, elle est très belle et intéressante. Le
+Canigou la domine : il l’enferme dans ses bras
+gigantesques ; un ciel presque toujours pur
+l’éclaire, un peuple curieux, français de cœur
+mais espagnol de mœurs, l’habite ; et dans ces
+quatre hameaux formés de maisons croulantes, il
+n’est pas un endroit qu’un monument, un site,
+une légende, une chronique ne désigne à l’attention
+du voyageur. Petite vallée, tant de fois parcourue,
+étudiée, scrutée, apprise par cœur ; tant
+de fois admirée quand le soleil la parait de fête,
+et parfois, maudite tout bas, quand le brouillard
+faisait voile lourdement au flanc des montagnes,
+ou quand le vent, à force de chercher une entrée
+dans ce massif rocheux, s’y précipitait follement ;
+quand une chambre d’hôtel, froide, triste,
+et dont la main d’un ami ne heurtait jamais la
+porte faisait songer au petit cabinet de travail
+chaud et rangé, où la lumière de la lampe filtrait
+sur les livres à travers l’abat-jour rose. Villes
+d’hiver ! jouets du soleil, esclaves de ses caprices ;
+c’est lui qui fait les bons et les mauvais jours, la
+joie et la tristesse, la vie et la maladie. Heureux
+celui à qui son larynx ou sa poitrine permettent
+de choisir son temps et de mettre un ciel pur
+dans son itinéraire !</p>
+
+<p>Villefranche, à dire vrai, n’est pas absolument
+dans la vallée du Cadi, bien que celui-ci roule
+contre ses murailles : elle est dans la vallée de la
+Tet. Mais elle est si près de notre vallée ; elle
+était tellement dans le rayon de mes flâneries,
+surtout elle est si jolie que ceux qui la verront
+après moi comprendront l’adoption et l’annexion.
+On éprouve une surprise délicieuse, la première
+fois qu’on l’aperçoit au tournant de la route :
+forteresse en miniature, svelte, gracieuse, et en
+même temps crâne et comiquement menaçante.
+Brave petite ville ! Comme elle a bien compris sa
+mission ! Penser qu’elle est là en sentinelle perdue
+contre la pauvre chère vieille Espagne ! Aussi,
+pas de ces monticules sournois, ouatés de gazon,
+et dissimulant de vrais monstres, des inventions
+détestables de meurtre. Non, non ; mais des
+bastions à l’air chevaleresque, avec, aux angles,
+des tourelles en encorbellement gracieuses et
+finies, des remparts crénelés soigneusement
+couverts en prévision d’une arquebusade plongeante,
+un pont-levis à levier et à chaînes, une
+porte en marbre rose. Et la petite Villefranche
+s’élargit tant qu’elle peut ; elle se fait grosse, elle
+se fait grande, elle se guinde sur chaque côté de
+la montagne : impossible de passer ! Il faut subir
+l’humiliation des fourches caudines du pont-levis.
+On franchit la porte, on aperçoit un corps
+de garde, des magasins, des portes numérotées,
+des avis brefs et militaires. Il y a une guérite.
+On sent bien qu’on aura des explications à
+fournir, qu’on sera peut-être conduit devant
+M. d’Artagnan, commandant de place. Mais il
+n’y a personne dans la guérite, personne dans les
+corps de garde, et rien dans les magasins. J’ai
+vu un jour toute la garnison dans la grand’rue.
+Le commandant de place, un digne garde d’artillerie
+sans autre chose de d’Artagnan que le
+sabre et le manteau, causait avec une toute petite
+fillette aux yeux interrogateurs et candides, et la
+garnison composée d’un seul et unique artilleur
+se promenait en bourgeron blanc, en portant
+alternativement chaque pied d’un côté du ruisseau
+à l’autre : ce jeu paraissait l’amuser beaucoup.</p>
+
+<p>Les troupes de Villefranche n’ont pas toujours
+été réduites à un effectif aussi peu imposant.
+Avant la Révolution, le régiment de Lorraine
+tout entier y tenait garnison, et jusqu’à ces dernières
+années quelques compagnies du 160<sup>e</sup> de
+ligne avaient leur quartier dans ce qu’on appelle
+le château. C’est un fort, vieux style, construit
+comme toutes les défenses de la place, par Vauban.
+Il s’élève à mi-côte, à quelque cent cinquante
+mètres au-dessus de la Tet et commande
+la route de Prades, celle de Puigcerda, et même,
+précaution peu nécessaire, celle de Vernet. Ce
+nid d’aigle devait être inabordable, et il n’est pas
+impossible qu’il ait encore aujourd’hui sa valeur
+stratégique : en tout cas on prend toujours soin
+de vous avertir qu’il est défendu de dessiner ou
+de prendre des photographies aux alentours,
+sous les peines les plus sévères. Ce fort était en
+même temps une prison d’État. Je regrette de ne
+pouvoir dire que le Masque de Fer y fut enfermé :
+les lecteurs de Miss Radcliffe se consoleront en
+apprenant que ses murailles servirent de tombeau
+à deux héroïnes d’un sombre drame : deux complices
+de la Brinvilliers. Quoi qu’il en soit, le
+château est maintenant désert : les sous-lieutenants
+qui y bâillaient, y jouaient aux cartes ou
+y lisaient autre chose que Miss Radcliffe, ont dû
+boucler leur valise avec un certain plaisir : la
+société ne devait pas être animée.</p>
+
+<p>Pourtant, Villefranche est une petite ville distinguée ;
+même dans ces jours de décadence, elle
+a encore un notaire, un médecin, un juge de paix
+et le meilleur billard du pays.</p>
+
+<p>Les maisons, presque toutes très vastes, ont
+cet air de mélancolie qui trahit le regret de jours
+meilleurs ; la grand’porte ouvre sur ces passages
+voûtés, à retraits brusquement coudés qui donnent
+tant de pittoresque aux constructions espagnoles ;
+presque toutes les baies sont cintrées ;
+certaines fenêtres avaient des bordures et des
+meneaux sculptés, mais ces richesses ont été peu
+à peu découvertes et enlevées par les touristes
+qui ravagent le pays ; il n’en reste que deux ou
+trois. En revanche, on trouve encore beaucoup
+de pièces curieuses de ferronnerie, cette autre
+grande coquetterie de l’architecture espagnole :
+des grillages de fenêtres, des balustrades de
+balcon, des rampes en fer forgé.</p>
+
+<p>Les guides, en parlant de Villefranche, ne
+manquent jamais d’ajouter qu’elle est entièrement
+bâtie de marbre rose. Ces deux mots ne
+sont-ils pas féeriques ? Les poètes les plus osés,
+en décrivant les villes les moins réelles, ont
+souvent dit qu’elles étaient en marbre, mais pas
+rose. Or Villefranche est réellement bâtie en
+marbre rose. Malheureusement on ne s’en aperçoit
+pas. Le marbre n’est pas taillé, et une poussière
+séculaire a terni les reflets rougeâtres que
+les facettes ont pu donner. Villefranche est donc
+plutôt grise. Ce marbre rose, si commun dans
+les Pyrénées que les montagnes en sont colorées,
+est d’un usage journalier dans la construction :
+on en fait des bordures de trottoirs, des rebords
+de fenêtres, des pilastres de portes. Quand il est
+poli ou mouillé, il prend une couleur riante de
+chair nuancée, rose et fine.</p>
+
+<p>L’église est un vieux monument datant au plus
+tard du <small>XII</small><sup>e</sup> siècle, mais dans un état parfait de
+conservation. Les moindres villages du Roussillon
+ont souvent des églises aussi anciennes et
+dont certaines parties sont parfois très belles. Ce
+sont des témoignages touchants de la piété du
+peuple pendant la domination des rois d’Aragon.
+On entre dans l’église de Villefranche par deux
+portails sculptés dont l’un supporte une belle archivolte
+à rubans et à fleurons ; les ferrures de
+la porte sont remarquables. L’intérieur, très mal
+éclairé et d’une fraîcheur glaciale, se compose de
+deux nefs à grandes arcades surbaissées portant
+sur des piliers massifs. La grande nef se termine
+par une <i>silleria</i>, isolée, suivant l’habitude espagnole
+et dont une stalle en particulier m’a paru
+d’un travail ancien et délicat. Jusqu’à la Révolution,
+il y eut à Villefranche une collégiale dépendant
+de celle de Cornellà et composée de cinq ou
+six chanoines. Ils entraient dans ces stalles par
+une ouverture placée au fond de l’église et communiquant
+directement avec leur maison : le
+peuple n’avait directement accès que dans la
+seconde nef beaucoup moins ornée. Le maître-autel
+à colonnes cannelées est très beau. Les
+autels latéraux sont décorés, comme dans tout le
+pays, d’ex-voto, de fresques surajoutées et d’un
+très mauvais goût, de statues couvertes de soie,
+de velours et de bijoux. L’ensemble n’est nullement
+banal : la nef principale, conçue sur de
+larges proportions, est imposante et vraiment
+monumentale.</p>
+
+<p>J’ai vu dans la sacristie des archives assez importantes,
+mais dont malheureusement on n’a fait
+qu’un essai de classement ; elles devraient tenter
+un érudit curieux de l’histoire ecclésiastique de
+ce pays où presque chaque village avait une
+fondation monastique et où les documents ne
+manquent pas.</p>
+
+<p>Villefranche, en catalan Villafranca, s’est
+aussi appelée Liberia. Elle est fière de son nom
+et il semble qu’en effet elle ait été jalouse de ses
+fueros ; en tout cas, elle n’a pas craint, à l’occasion,
+de jouer son petit rôle révolutionnaire.
+Avant même la conquête de Richelieu, elle s’était
+offerte aux Français sous la condition de conserver
+ses privilèges ; après l’annexion du Roussillon,
+il paraît que les sentiments de la fière
+petite ville changèrent de nouveau, car en 1674
+les principales familles ourdirent contre la
+France une conjuration dont les détails ne
+manquent pas d’un intérêt romanesque.</p>
+
+<p>Pendant la nuit du vendredi au samedi de la
+Passion, deux cents Espagnols devaient s’enfermer
+dans une vaste grotte appelée aujourd’hui
+Corta Bastera, à une petite distance des fortifications.
+Des miquelets portant leurs armes cachées
+dans des bottes de paille entreraient sitôt l’ouverture
+des portes ; à un signal donné, Espagnols,
+habitants et miquelets tomberaient sur la garnison ;
+un corps de troupes parti la veille de Puigcerda
+n’aurait plus qu’à entrer dans la ville et le
+Conflent redevenait espagnol. Ce plan échoua
+par la trahison d’une femme. L’amour fut plus
+fort que le patriotisme. La fille d’un des principaux
+conspirateurs, doña Iñez de Llar, ayant
+entendu, à travers une cloison, qu’on jurait la
+mort des Français, courut avertir son amant,
+M. de Perlan, lieutenant du roi. Quelques heures
+après, les conspirateurs étaient arrêtés et appliqués
+à la torture. Le père d’Iñez périt de la main
+du bourreau, et sa tête fut exposée dans une
+cage de fer sur une des portes de la ville.</p>
+
+<p>Que si l’on me demande ce qu’il advint d’Iñez,
+je répondrai, à mon grand regret, que je l’ignore :
+son histoire, avec de semblables débuts, n’a pu
+être que très dramatique. Je sais cependant à sa
+décharge que, d’après une ancienne relation catalane,
+elle ne fut pas seule coupable, et que le
+vrai délateur fut un transfuge espagnol du nom
+de Colominz : ce traître fut, malgré tout, enterré
+dans l’église ; on y voit encore sa tombe ; comme
+celle de Jansénius dans la cathédrale d’Ypres,
+elle ne porte qu’un nom et une date.</p>
+
+<p>Telle est la petite Villefranche. J’avoue ma
+prédilection pour elle : son caractère, sa physionomie
+et son histoire m’avaient séduit. Je suis
+descendu souvent jusqu’à quelque distance de
+ses portes pour voir le soleil se coucher derrière
+elle ; elle avait, à cette heure, un charme
+indicible ; son beffroi, son église, le clocher des
+Franciscains, les créneaux du rempart semblaient
+d’une légèreté aérienne sur le brillant transparent
+qui courait d’une montagne à l’autre. Cette porte
+d’or me paraissait une entrée merveilleuse sur le
+pays d’Espagne dont je n’avais rien vu alors,
+pays fantastique, évoqué en lisant Gautier et
+Irving, champ de rêves sur lequel les collégiens
+s’attardent, les yeux fixes, en feuilletant l’atlas,
+comme le voyageur l’indicateur et en se répétant
+des noms qui sont des poèmes.</p>
+
+<p>Remontons maintenant le cours du Cadi. Le
+jeune écervelé descend vers la Tet en courant
+tant qu’il peut. Combien différent des grandes
+rivières de la plaine, majestueuses, calmes dans
+leur force, routes mouvantes et nourricières de
+provinces ! Il court sans cesse, ni trêve, ni raison ;
+sautant par-dessus les galets, roulant d’un
+air distrait quand sa route est droite mais écumant
+de colère aux tournants ; tantôt brillant
+comme l’argent et jetant des étincelles, tantôt
+presque profond et déplaçant avec régularité des
+nappes épaisses d’un vert transparent, mais toujours
+irréfléchi, bruyant et vain comme la jeunesse.
+Il suit le pied d’un chaînon sans importance
+où croissent en foule les cystes aux feuilles
+de laurier et qu’il faudrait voir quand le printemps
+s’est vraiment déclaré et que ces arbustes
+se couvrent de fleurs.</p>
+
+<p>La route monte parallèlement au torrent ; elle
+devient raide : Villefranche n’est qu’à cinq kilomètres
+de Vernet et celui-ci est à plus de deux
+cents mètres au-dessus. Entre la route et le rio,
+ce qu’il y a de plaine est assez cultivé : quelques
+champs, quelques prairies maigres et pâles bordées
+de saules mutilés, des métairies entourées
+de grands noisetiers. Il n’y a pas de haies. Chacun
+isole son bien en élevant autour un rempart de
+pierres sèches ramassées dans le torrent. Quelques-unes
+de ces murailles grises sont construites
+avec d’énormes galets qu’un homme ne remuerait
+pas ; parfois elles s’élargissent et le sentier
+continue sans peine sur la crête sa route sans
+cesse interrompue.</p>
+
+<p>Des arbres y jettent racine ; les branches se
+déforment au gré des blocs qu’elles étreignent ;
+on enfonce des pierres dans les fentes de l’écorce,
+elle se referme avec le temps et l’on ne distingue
+plus ce qui est pierre de ce qui est bois. Souvent
+une espèce de lierre à petites feuilles colle sa
+trame sur l’appareil cyclopéen de ces murs et
+semble vouloir les cimenter. On se promène avec
+quelque difficulté dans le dédale de cette sorte
+d’échiquier ; l’impression générale est mélancolique.
+C’est dans un cadre à peu près semblable
+que Manzoni a placé le grand paysage calme sur
+lequel s’ouvrent les <i>Fiancés</i> ; c’était entre des
+murailles pareilles que don Abbondio s’avançait
+rêveur, tenant son bréviaire derrière son dos et
+faisant voler à droite et à gauche les cailloux du
+chemin.</p>
+
+<p>A gauche de la route, des montagnes rousses,
+ravinées, incultes et assez disgracieuses viennent
+s’arc-bouter contre le Canigou.</p>
+
+<p>Le géant des Pyrénées-Orientales apparaît de
+là tout environné de majesté. Aux environs de
+Figuières et de Gerone d’où on le voit isolé et
+précis comme sur la carte, même des portes de
+Perpignan, on peut en avoir une vue panoramique
+plus étendue. Ses innombrables ramifications
+accourent vers lui de tous les points de l’horizon ;
+ses quatre pics se séparent et se détachent
+plus nettement ; mais en remontant de Villefranche
+vers Cornellà, si sa composition paraît
+moins complexe, combien elle gagne en unité,
+en harmonie et en sublimité. Les contreforts du
+sommet s’étagent de chaque côté avec une régularité
+parfaite ; ils s’élèvent et se déploient lentement
+en immense éventail, tantôt rocheux et
+âpres, tantôt assombris et marbrés par ce qui
+reste des anciennes forêts de pins. Enfin, au
+milieu, le pic suprême, continuant régulièrement
+la crête, s’élève en courbe presque parfaite.
+Un immense plan neigeux d’une blancheur
+éblouissante descend vers un lac caché un peu
+plus bas. Souvent, au lever du soleil, ce glacier
+s’entoure d’une ceinture de nuages, mais le
+soir, quand la température, en s’abaissant, résout
+ces vapeurs ou que la brise les dissipe, on le
+voit seul éclairé et comme rosé par-dessus la
+pénombre qui enveloppe déjà la vallée ; aucun
+étranger ne passe l’hiver dans la vallée de Vernet
+sans admirer plusieurs fois ces teintes magiques.</p>
+
+<p>Cornellà est bâti sur un des contreforts septentrionaux
+du Canigou. C’est un petit village,
+pittoresque comme tous les villages de montagnes,
+mais où j’ai admiré, dans la disposition des
+rues et la construction des maisons, cette sorte
+d’instinct architectural qui semble naturel à
+l’homme quand le climat ne le préoccupe pas, et
+surtout quand l’abondance des matériaux lui
+permet de s’abandonner à sa fantaisie. Une porte
+de jardin devient facilement un portique ; un pont
+sur un étroit ruisseau s’élève et se cintre ; une
+arcade de marbre rouge surmontée d’une petite
+vierge protège une fontaine ; sans aucune raison
+apparente que l’horreur de la ligne droite, les
+maisons reculent ou s’avancent ou se tournent
+de biais ou débordent sur la rue avec des cascades
+d’escaliers par-dessus des entrées voûtées
+et obliques, et des envolées de colonnettes pour
+soutenir un léger balcon.</p>
+
+<p>Ce petit village, qui ne compte pas cinq cents
+âmes, a l’église la plus intéressante du Conflent.
+Une façade crénelée surmontée d’une tour sans
+flèche, au sommet de laquelle les cloches, confiantes
+dans l’éternelle sérénité du ciel, se balancent
+à jour dans deux baies cintrées. Le portail
+est un morceau d’une beauté achevée. Six
+colonnes en marbre blanc à chapiteaux emblématiques
+représentant des dragons et des béliers,
+portent trois archivoltes dont la première est
+unie, la seconde rubannée et la troisième enguirlandée
+de fleurons.</p>
+
+<p>Au milieu du tympan si richement encadré, la
+Sainte Vierge, assise, porte l’Enfant Jésus sur ses
+genoux ; d’une main, il bénit, de l’autre il tient
+la petite église symbolique : de chaque côté, un
+ange avec un encensoir. L’architecture romane
+ne pourrait montrer beaucoup de spécimens d’un
+travail aussi délicat : le marbre blanc a pris cette
+couleur vieil ivoire, œuvre unique des siècles et
+d’une lumière pure.</p>
+
+<p>L’intérieur composé de trois nefs a moins
+d’intérêt : immenses autels en bois, trop sculptés,
+trop dorés, trop compliqués ; saints multiples,
+confessionnaux baroques devant lesquels on s’arrête
+perplexe ; vitraux aux couleurs violentes,
+tableaux aussi mauvais. Au milieu de ce fouillis
+on trouve pourtant encore une perle : au fond
+de l’abside, dans l’ombre projetée par le maître-autel
+s’élève un beau retable en albâtre, sculpté
+au <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle par Cascall de Berga. Il en reste
+quatre scènes de la Passion et quatre scènes de
+la vie de la Sainte Vierge.</p>
+
+<p>Cornellà doit son église à la munificence des
+comtes de Cerdagne. Ils s’y firent bâtir, au
+<small>XI</small><sup>e</sup> siècle, une maison que les chartes appellent
+<i lang="la" xml:lang="la">Palatium Cornelianum</i> ; l’église est du siècle
+suivant. Comme celle de Villefranche, elle fut
+longtemps desservie par un chapitre régulier :
+cette vallée retentissait constamment des louanges
+de Dieu. A trois kilomètres de Prades, c’était
+l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa, un peu plus
+loin la collégiale de Villefranche, et, des fenêtres
+de leur maison de Cornellà, les chanoines de
+Saint-Augustlin pouvaient voir la tour de Saint-Martin
+du Canigou dans l’austère paysage où les
+fils de saint Benoît l’avaient placée.</p>
+
+<p>On a presque constamment cette tour devant
+les yeux en avançant vers Vernet. Elle semble
+comme encastrée, à une grande hauteur, entre
+deux de ces innombrables aiguilles de rocher
+serrées vers l’endroit où les deux versants de la
+vallée, à force de se rapprocher, finissent par se
+joindre, et où le désert commence. Du même
+côté, par-dessus le sommet d’une très svelte et
+très élégante montagne, la Peña, des pics neigeux
+affleurent. Enfin, au nord, une triple chaîne
+de montagnes étage ses teintes décroissantes.</p>
+
+<p>En approchant du village, de beaux platanes
+ombragent la route ; on dépasse un mamelon
+couvert de l’amphithéâtre croulant des maisons
+du vieux Vernet et l’on se trouve sur une place
+bordée de maisons de bonne apparence. Une
+fontaine surmontée d’un buste de République
+arrogante sépare les deux parties du village. Là
+commence le Neuf-Vernet, un pays absolument
+civilisé, où vous trouverez non seulement une
+école et une mairie séparées et distinctes, mais
+même une pharmacie et une gendarmerie. De la
+place, part une rue comme on n’en verrait pas à
+Prades, une rue superbe, avec des villas, des
+bazars, un bureau de tabac, un bureau de poste
+et même une boutique de parfumeur. Enfin, à
+l’extrémité de cette rue, isolé dans un parc réellement
+très beau, entre la Peña et le Cadi, sous
+de grands arbres et entre des parterres, le décor
+ordinaire des villes d’eaux : des hôtels, des
+thermes, un casino, des chalets.</p>
+
+<p>Là était notre quartier général, et c’est là
+que nous écrivîmes ces lignes, aux rayons d’un
+chaud soleil d’avril, au bruit d’une cascade dont
+les eaux ne se taisaient ni jour ni nuit, en face de
+trois grands pins où une armée de moucherons
+dansait la sarabande, pendant que les neiges resplendissaient
+et que la chaleur intense élevait
+une vapeur subtile sur les chênes-verts des premières
+pentes.</p>
+
+<p>En général ce séjour est agréable : la montagne
+le protège contre les vents ; le soleil ne le
+quitte que tardivement et si le ciel n’est pas toujours
+de ce bleu profond qui charme, l’air y a
+toujours la pureté et l’espèce de subtilité capiteuse
+et réconfortante des hautes couches atmosphériques.</p>
+
+<p>Cette nature grandiose, cet air translucide, cet
+oxygène vivifiant n’attirent pas au Vernet que
+des touristes frileux. Même parmi ceux que la
+fortune a comblés il y a des malheureux : cette
+scène de joie voit des hommes qui souffrent ; ils
+viennent chercher dans ces hauteurs un terrain
+de lutte défavorable à la tuberculose destructrice.</p>
+
+<p>Il a été de mode d’appeler cette maladie le mal
+des affinés ou des prédestinés. Après Millevoye,
+on ne chantait plus que des héros aux pales couleurs.
+Bien des littératures nouvelles ont fait
+oublier ce qu’on appelait un peu brutalement la
+littérature poitrinaire. Les balles ne choisissent
+personne, la maladie non plus ; des hommes qui
+ont vécu la vie trop vite en sont atteints comme
+eux dont le travail a passionné l’existence ; les
+jouisseurs sans horizon comme les chercheurs
+d’idéal. Mais, malgré tout, il y a quelque chose
+de douloureusement poétique et de profondément
+touchant dans cet alanguissement qui s’attaque
+à l’homme dans la fleur de sa jeunesse, le
+mine peu à peu, sans lui enlever l’intelligence,
+ni lui refroidir le cœur, ni lui ôter l’espoir, jusqu’à
+ce qu’enfin son corps succombe sans que
+son âme se soit affaiblie, et souvent même parce
+que l’âme est restée trop active et trop fière.
+Mal à la fois cruel et doux, mort semblable à
+un sommeil, agonie sans spasme, transition
+insensible de cette vie à l’éternité, que de fois
+mes yeux se sont remplis de larmes en voyant
+vos ravages, que de fois mon cœur s’est serré
+en vous voyant finir trop tôt une vie de noblesse
+et de travail : Ozanam, Henri Perreyve, Albert
+de la Ferronnays, et tant d’autres, les uns illustres,
+les autres modestes et inconnus mais qui
+eussent porté des fruits. Le cœur bat d’espérance
+en pensant que des chercheurs, conquérants de
+la vie, plus grands certes mille fois que les
+tueurs d’hommes les plus célèbres, s’acharnent
+à la découverte du germe mystérieux qui tuera
+le germe ennemi caché dans les profondeurs de
+la vitalité. Cent mille familles de moins seront
+en deuil chaque année ; parents et amis ne connaîtront
+plus cette horrible succession de joies et
+d’alarmes autour d’un fils ou d’un ami. Déjà, la
+science a fait un grand pas : une méthode aussi
+simple que rationnelle donne des résultats inespérés :
+grâce à l’air pur des hautes montagnes
+on ne peut plus dire que la mort a marqué tous
+ceux que la phtisie touche.</p>
+
+<p>Les habitants du village n’étaient pas enchantés,
+paraît-il, quand on décida la construction
+d’un sanatorium à quelques pas de chez eux.
+Ils se sont convaincus depuis que leurs craintes
+étaient chimériques, mais ils n’en ont pas
+moins conservé la plus fière indépendance vis-à-vis
+des Parisiens qui viennent passer l’hiver chez
+eux.</p>
+
+<p>Le Catalan, comme le Basque, a la plus haute
+idée de sa personnalité nationale : la démarche
+d’un de ces montagnards, la manière dont il
+porte son béret, le regard de ses yeux noirs, tout,
+jusqu’à la tournure de ses moustaches, trahit
+cette conviction et le distingue au premier coup
+d’œil des habitants des plaines, où des communications
+plus faciles ont accéléré le mélange
+des sangs, modifié le type et oblitéré les habitudes
+locales.</p>
+
+<p>Bien qu’on voie dans la vallée de la Tet quelques-uns
+de ces bonnets écarlates si communs
+en Catalogne, le costume des hommes est à peu
+près celui de tous les montagnards des Pyrénées.
+Les riches ne portent plus l’ample <i>cappa</i> doublée
+de couleurs éclatantes, ni les pauvres les
+châles râpés qui leur donnent en Espagne une
+attitude classique. En revanche, quelques femmes
+aiment encore les oppositions violentes de
+nuances, les corsages à applications, les bandes
+de velours noir sur les jupes de couleur. Même
+celles que le souci de la mode préoccupe ne se
+résignent pas à abandonner la coiffure traditionnelle,
+le foulard de soie blanche ou le petit bonnet
+catalan. Ce dernier est particulièrement gracieux :
+on le réserve pour les grands jours ; il se
+compose simplement d’une large bande et d’une
+coiffe rejetée très en arrière qui enserre le chignon :
+les riches Catalanes d’autrefois employaient
+pour ces légères coiffures des dentelles
+presque sans prix. A l’église, quand elles se confessent
+ou qu’elles communient, et aux enterrements,
+elles portent le <i>capuxo</i>, sorte de voile
+qui couvre la tête et les épaules et les fait ressembler
+à autant de religieuses.</p>
+
+<p>Passé un certain âge, elles remplacent le bonnet
+et le foulard blanc par un capulet de soie
+noire plus ample et que le châle continue harmonieusement ;
+c’est un cadre convenable aux
+visages minces, aux traits fiers et à l’expression
+grave qui sont, sinon universels, du moins assez
+communs pour être encore les caractéristiques
+de la race.</p>
+
+<p>Le dimanche, il y a affluence sur la route ombragée
+qui mène à Prades, la Rambla du Vernet.
+Les grandes élégantes se distinguent par la
+chaussure ; à l’instar des étrangères qu’elles
+admirent pendant la saison, et que le docteur
+oblige à porter une chaussure hygiénique, elles
+arborent des espèces de sabots. Jusqu’au coucher
+du soleil les rues sont encombrées des
+rangs serrés de ces promeneuses. On ne voit
+presque point d’hommes : ils sont ailleurs. Le
+dimanche ils mettent des complets parisiens et
+des chapeaux, et vont s’empoisonner de tabac et
+d’absinthe dans deux vastes et magnifiques cafés
+qu’on ne s’attendait guère à trouver dans ces
+montagnes. Quand ils sortent de là, très tard,
+leurs yeux paraissent plus noirs, leurs moustaches
+plus fières ; ils passent près de vous la tête
+droite et l’expression hautaine.</p>
+
+<p>Ils feraient mieux de jouer aux dominos en
+buvant du sirop de groseille comme leurs cousins
+de l’autre côté de la chaîne, ou bien mieux
+encore de jouer à la balle, au grand air, comme
+les <i>pelotaris</i> de Biscaye. Quelques philanthropes
+voudraient, m’a-t-on dit, former une ligue dansante
+qui vidât les cabarets et promît de n’évoluer
+que sur la place publique. On reverrait
+plus souvent ces danses antiques conduites par
+les cornemuses des <i>juglars</i> et qu’on appelle
+<i>ballas</i> au Vernet, <i>contrapas</i> à Arles et <i>cascaballades</i>
+à Céret. Elles ont, paraît-il, beaucoup
+de caractère. Je suis malheureusement dans l’impossibilité
+de les décrire. A Vernet le <i>ball</i> n’est
+dansé que par les hommes : c’est autour d’un
+arbre de la liberté qui n’a pas prospéré qu’ils
+dansent en ronde ce pas aussi gracieux que difficile.
+Ces danses, qu’on dit d’origine arabe — en
+Roussillon on dit un peu trop de choses d’origine
+arabe, — deviennent rares. Elles disparaîtraient
+certainement si le Catalan ne tenait jalousement
+à ses usages.</p>
+
+<p>Sa langue lui est encore plus chère. Dans la
+plus grande partie du Roussillon on continue à
+parler catalan. Le dialecte des Catalans de France
+ne diffère pas au fond de celui des Catalans espagnols,
+mais il subit le sort de tous les dialectes
+juxtaposés à une langue plus parfaite : il cesse
+d’être un instrument littéraire. Tandis qu’à Barcelone
+où dans les quartiers les plus riches, sur
+les <i>paseos</i> à la mode, trois ou quatre personnes
+à peine sur cent parlent castillan, la littérature
+catalane garde entière son autonomie et manifeste
+sa vitalité par des poèmes comme ceux de
+Verdaguer et de Balaguer ; en Roussillon, la
+langue écrite n’existe pour ainsi dire plus : quelques
+chansons, quelques cantiques sur de vieux
+airs de complaintes en sont tous les monuments.
+Les gens riches comprennent le catalan,
+mais ils ne le parlent plus volontiers et ils défendent
+à leurs enfants de s’en servir.</p>
+
+<p>Au contraire, dans la montagne et même partout
+ailleurs qu’à Perpignan, les Roussillonnais
+qu’on entend échanger entre eux quelques mots
+français, le font par manière de jeu, et il n’est
+pas rare que les gens un peu âgés ne répondent
+qu’en catalan aux questions qu’on leur fait. C’est
+d’ailleurs une langue très rythmée et agréable à
+l’oreille quand on n’exagère pas une altération
+délicate des sifflantes qui devient un défaut sitôt
+qu’elle cesse d’être une coquetterie.</p>
+
+<p>En même temps qu’une littérature commune
+aux Catalans des deux versants pyrénéens, le
+sentiment d’une nationalité commune a disparu
+peu à peu : les Catalans sont aussi Français que
+les Bretons ou les Flamands. Une accusation de
+séparatisme portée assez légèrement contre eux,
+il y a quelques années, dans la <i>Revue des Deux
+Mondes</i>, par l’auteur d’un article sur la littérature
+de Catalogne, les a profondément blessés.
+Il y a réellement, paraît-il, des tendances de
+ce genre en Cerdagne, dans les hautes vallées
+qui touchent à la crête frontière et à la République
+d’Andorre, mais il serait injuste de les
+étendre à tous les habitants des Pyrénées-Orientales.
+Pendant les guerres de la Révolution, plusieurs
+villes ont fait aux Espagnols une résistance
+courageuse, et depuis lors on n’a pas vu
+le moindre mouvement nationaliste : il n’y a
+même jamais eu de résistance électorale considérable ;
+le suffrage universel, en Roussillon
+comme ailleurs, se plie avec une souplesse merveilleuse
+aux changements de gouvernement.</p>
+
+<p>Les Catalans n’ont d’ailleurs guère de sujets
+de mécontentement. Ils lisent peu les journaux
+français ; leurs montagnes les mettent à l’abri
+des trépidations populaires communes dans les
+grandes agglomérations et les centres ouvriers ;
+le travail des champs leur donne une aisance très
+modeste mais assurée : ils se trouvent heureux.</p>
+
+<p>Assurément cette médiocrité d’or n’est pas
+l’idéal que je rêve : des besoins matériels moins
+tyranniques, une culture générale à chaque génération
+plus complète, une élévation constante
+des sentiments, voilà ce que j’attends des réformes
+et de l’apostolat de l’avenir. Mais quelle
+différence pourtant de la vie de liberté des
+paysans du Vernet à l’atmosphère de mécontentement,
+d’artificialité et de servitude où l’ouvrier
+des villes s’agite fébrilement. Il y a quelques
+mines de fer dans la montagne ; on les
+exploite comme les exploitaient les Romains ; on
+fond le minerai par une antique méthode catalane
+bien connue : nul progrès depuis des
+siècles. Mais il n’y a pas de grève ; la mine, presque
+à ciel ouvert, laisse circuler l’air pur ; le
+mot de mineur n’évoque pas l’idée d’un être
+hâve et spectral, fantastique au sortir d’un monde
+mystérieux. Vers le soir, les mineurs du Vernet
+sortent gaiement de leurs retraites des hauteurs,
+et j’ai plaisir à écouter leurs chants à plusieurs
+centaines de mètres au-dessus de moi, dans les
+sentiers de la Peña.</p>
+
+<p>Le laboureur catalan n’est point paresseux :
+en gravissant le Canigou, on aperçoit parfois à
+quinze et seize cents mètres les petites murailles
+qui soutiennent son champ d’orge, mais il est
+libre du travail servile et sans trêve de l’homme
+que chaque passage de la navette, chaque révolution
+du volant oblige à un mouvement. Il s’assied
+parfois au bord du sillon, et en roulant une
+cigarette, regarde le vol tournoyant d’un couple
+de faucons ; ses deux vaches brunes penchent
+leurs têtes pensives et jouissent de ce repos.</p>
+
+<p>La vie des gens du Vernet a toujours une apparence
+de gaieté et de liberté. Il se forme un
+rassemblement quand le charcutier procède
+devant sa porte à une immolation, et l’on discute
+le noble animal ; les peintres ou le menuisier
+travaillent à une façade : les voisins s’en
+préoccupent et donnent leur avis. Le soir, entre
+quatre et cinq heures, la place du village est une
+scène d’animation. La marmaille échappée de
+l’école se bouscule et crie confusément ; les
+femmes se rassemblent autour de la fontaine,
+déposent leurs cruches de fer battu et il s’élève
+un grand caquetage, tandis que vaches et chevaux
+poussent leurs têtes entre cruches et alcarazas
+et que des chèvres impatientes donnent
+d’affectueux coups de corne dans les jupes de
+leurs maîtresses. Car il y a une touchante confraternité
+entre les animaux et leurs maîtres : on
+vit sous le même toit ; j’ai vu souvent deux
+chèvres fauves folâtrer sous l’auvent d’une
+vieille maison en attendant qu’on leur ouvrît la
+porte. C’est merveille que les maladies épidémiques
+soient relativement rares au vieux
+Vernet : tout y est pour le pittoresque et rien
+pour l’hygiène. Une quinzaine de ruelles plus
+étroites, plus tortueuses, plus raides que partout
+ailleurs, montent confusément à l’assaut du plateau.
+Là, s’élèvent l’église et une vieille tour
+lézardée. Les maisons les plus éloignées ne sont
+pas à trois cents mètres de l’église, et pourtant il
+faut à l’étranger qui veut y monter sans guide,
+du temps, de la patience pour trouver le vrai
+chemin et de la grandeur d’âme pour braver les
+sourires légèrement narquois des apprentis tailleurs
+assis, les jambes croisées, dans l’embrasure
+des fenêtres ouvertes. Il faut voir ces rues
+le soir, au clair de lune, dans cette lumière
+étrange qui transfigure les objets familiers, les
+ombres crues et les silhouettes agrandies des
+galeries supérieures, les descentes brusques et
+les tournants inattendus ; tout cela donne l’impression
+d’un pays bien exotique, mais cela fait
+frissonner l’homme du Nord accoutumé aux rues
+larges, aux maisons très éclairées, au jeu libre de
+l’eau, de l’air et de la lumière. Les Catalans
+aiment ces rues sombres, ils ont moins chaud
+dans ces hautes maisons qui se protègent l’une
+par l’autre, et ils ont toujours assez d’air, car en
+Roussillon on n’est pas près de voir ce phénomène
+étrange : une porte bien jointe et une
+fenêtre qui ferme.</p>
+
+<p>Le lecteur ne me pardonnerait pas de terminer
+ce tableau hâtif d’ailleurs et très mal ordonné du
+peuple catalan tel que j’ai pu le voir, si je ne
+disais un mot de ses sentiments religieux.</p>
+
+<p>Sa foi reste entière ; il ne connaît ni l’incrédulité
+ni l’hostilité systématique que l’on rencontre
+même à la campagne. Ses mœurs restent pures,
+les familles sont assez nombreuses, la criminalité
+peu considérable. On sent que pendant des siècles
+le pays a dû être profondément religieux. Les
+femmes s’arrêtent assez souvent pour dire leur
+chapelet dans l’église ; des cierges y brûlent
+presque constamment ; certains pèlerinages attirent
+des foules considérables. J’ai été touché de
+la manière dont les cérémonies de la Semaine
+sainte étaient célébrées.</p>
+
+<p>Le dimanche des Rameaux, l’église était comble,
+les assistants tenant à la main une branche
+de laurier ornée, comme dans tout le Midi,
+d’oranges, de figues, de rubans multicolores ;
+n’eût été la chaleur et la lumière intense, on eût
+dit une forêt d’arbres de Noël. Le Jeudi-Saint est
+une grande fête universellement chômée. Le
+Vendredi-Saint, il se fait une manifestation de foi
+telle qu’on n’en verrait pas de plus belle dans les
+parties les plus chrétiennes de la Belgique ou
+de l’Espagne. A six heures du matin, hommes et
+femmes, sans presque d’exceptions, font le Chemin
+de la Croix dans les rues montueuses du
+Vieux-Vernet. Un vieillard portait un grand crucifix
+devant lequel, aux stations, tout ce peuple
+s’agenouillait dans la poussière. Le recueillement
+de cette foule dans le grand silence du matin ; le
+soleil levant étincelant sur la frange neigeuse du
+Canigou ; les prières catalanes à demi comprises,
+cet ensemble pittoresque m’eût touché ;
+mais j’étais bien plus touché de la signification
+purement chrétienne de cette scène et de l’effet
+que ce retour instinctif de tous les ans à la plus
+grande dévotion catholique peut avoir pour le
+salut de ce peuple. Car si certaines traditions
+chrétiennes restent vivaces, je crains qu’elles ne
+le soient que par une sorte de vitesse acquise
+pendant des siècles mais qui ira s’affaiblissant.</p>
+
+<p>La même tradition qui donne naissance à ces
+grands actes de foi conserve des usages ridicules
+et presque barbares. A la fin de l’office de ténèbres,
+la rubrique <i lang="la" xml:lang="la">fit fragor et strepitus</i> est interprétée
+par les petits Catalans d’une manière
+indécente. Sous prétexte de « frapper sur les
+Juifs » ils apportent des maillets dont ils cognent
+au hasard sur tout ce qui leur paraît sonore
+dans la tribune d’orgues, pendant que dans la
+nef, l’assistance remue ses chaises et frappe du
+pied. On quitte l’église au milieu de ce bruit et
+d’un nuage de poussière.</p>
+
+<p>Cet attachement à une coutume inintelligente
+trahit un peuple mal éclairé. Malgré les efforts
+d’un clergé modèle, les parents sont peu exacts à
+envoyer leurs enfants au catéchisme et l’on aime
+assez une messe où il n’y ait point de prône. Les
+traditions s’effaceront à mesure que la langue et
+les usages français s’implanteront ; une instruction
+chrétienne incomplète opposera une barrière
+insuffisante à l’invasion de l’indifférence
+générale ; le Roussillon, au point de vue religieux
+comme aux autres, est sur la voie de l’assimilation
+terne et sans caractère qui nivelle tout
+en France.</p>
+
+<p>Les Catalans m’ont retenu bien longtemps
+au Vernet.</p>
+
+<p>Faisons une dernière fois le pèlerinage de
+Saint-Martin du Canigou et nous aurons revu
+entièrement ma vallée. On remonte toujours le
+Cadi ; il suit une longue et étroite prairie semée
+de saules et de coudriers. A droite, de grandes
+arêtes rocheuses font des saillies noires entre des
+éboulis presque verticaux. A gauche, une montagne
+couverte de chênes verts. En approchant
+du hameau de Castell, cette montagne s’abaisse,
+le chemin tourne et l’on se trouve en présence
+d’une scène grandiose. Une gorge profonde
+s’ouvre brusquement, dominée de toutes parts
+par un amoncellement confus de rochers verdâtres,
+aigus, à pic, sombres et menaçants. Ces
+rocs sont plus hauts, ces abîmes sont plus larges
+encore qu’ils ne le paraissent : on sent que la
+vision juge mal, qu’on est le jouet de ces illusions
+fréquentes dans les montagnes. Ces aiguilles
+de pierre, nettes au premier coup d’œil, deviennent
+indistinctes quand on les regarde plus
+attentivement, quand on cherche à supputer la
+hauteur des arbres qui croissent dans les anfractuosités.
+Le torrent roule avec un bruit sourd et
+profond à travers un chaos de blocs énormes. A
+mesure qu’on s’élève sur le chemin muletier qui
+conduit vers l’abbaye, quand les maisons disparaissent
+et qu’on n’a plus d’autre horizon que
+ces murailles implacables, on se sent très seul et
+très petit ; on éprouve le sentiment d’intimidation
+que produit une vaste église solitaire ou
+l’abord d’un personnage très supérieur et redouté.</p>
+
+<p>Après une demi-heure d’ascension, on atteint
+la crête rocheuse. Elle a dû être longtemps infranchissable
+à tout autre que l’isard au jarret
+d’acier, mais les moines l’ont coupée d’une
+brèche qu’ils appelaient <i>porta forana</i>, la porte
+du dehors, et qui marquait les limites de leur
+désert. Sitôt cette ouverture traversée, le sentier
+tourne sur une étroite corniche qui commande
+une vue magnifique de la vallée, au fond de laquelle
+le Vernet apparaît réduit et aplati. Presque
+aussitôt, on aperçoit une tour solitaire dressée
+triste et menaçante sur un fouillis de plantes
+de toutes sortes où l’on entend le frétillement
+des lézards. Cette tour est celle-là même qu’on
+a constamment devant les yeux en montant de
+Villefranche à Vernet et dont l’emplacement
+contre une muraille de roc impénétrable semble
+si paradoxal. C’était le clocher de l’église extérieure.
+Les gens de Castell n’avaient point de
+curé et montaient à l’abbaye pour entendre la
+messe. Cette église de pauvres montagnards devait
+être petite et nue : un rude dessin couleur
+d’ocre était tout l’ornement des murailles.</p>
+
+<p>Le contraste est grand entre cette ruine et
+celle de l’église abbatiale qui apparaît brusquement
+un peu plus haut. Ici on voit la beauté et
+l’on sent toujours de la vie. La nature a commencé
+depuis plus d’un siècle avec l’œuvre de
+l’homme cette lutte folâtre d’où elle finit toujours
+par sortir victorieuse, que son caprice soit de
+détruire ou, au contraire, de conserver. De robustes
+arbrisseaux dansent au vent sur des
+restes de voûtes où ils triomphent dans une
+épaisse couche de terre venue on ne sait d’où.
+De grandes ronces se tordent dans les fenêtres
+ou rampent en haut des murailles. Des buissons
+d’épine font bonne garde à l’entrée des
+escaliers. Des fleurettes blanches sourient partout
+entre les pierres. Mais parmi cette bacchanale
+printanière, dans la griserie du soleil et de
+la brise, la grâce d’une conception d’artiste s’impose
+sans peine au regard le moins attentif. Il y
+a une singulière élégance dans les baies ouvertes
+de la tour blanche. La chapelle romane
+n’a plus ni toiture ni porte et on y entre par une
+ouverture béante. Mais d’où vient, qu’une fois
+entré, on ne se décide plus à sortir ? Quel sortilège
+un architecte mort depuis sept cents ans
+a-t-il attaché à ces lignes fortes et souples ? Aucune
+de ces choses n’a l’air vaincu et humilié
+qui m’opprimait devant la ruine de l’église extérieure.
+Les moines, enterrés dans la crypte, ne
+doivent pas se sentir abandonnés. Une pensée vit
+toujours près d’eux, une harmonie parle encore
+avec la brise aux rares visiteurs qui leur apportent
+un <i lang="la" xml:lang="la">requiem</i> sans tristesse.</p>
+
+<p>Voici le tombeau du comte Guifred. L’an 1007,
+il se fit moine et voulut creuser lui-même sa
+fosse dans le granit du cloître. La pierre qui la
+couvrait est une curiosité de musée, mais le
+comte Guifred est immortel. J’ai apporté le
+poème de Jacinto Verdaguer où j’ai essayé pendant
+l’hiver d’apprendre quelques mots de catalan.
+Personne ne connaît en France don Jacinto
+Verdaguer, ni le comte Guifred. Cependant Verdaguer
+est un vrai poète, et Guifred fut un vrai
+chevalier. Ses chastes amours et ses nobles
+gestes mettent une sincérité dans l’emphase sonore
+des strophes catalanes et nulle part autant
+que dans ce poème, sinon peut-être dans celui de
+Roncevaux, le Pyrénée n’apparaît plus magique
+et sa beauté plus inaccessible. Don Verdaguer
+est venu ici. Il a rêvé sur ces terrasses aériennes
+où les religieux — bénédictins de Tarragone — faisaient
+voler au vent leurs scapulaires noirs. Il
+a entendu la plainte muette de Saint-Michel de
+Cuxa répondre à celle du <i>campanar</i> de Saint-Martin
+du Canigou : la voici, harmonieuse et
+presque contenue, dans l’épilogue de son ouvrage :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse i1 i" lang="ca" xml:lang="ca">Campanes ja no tinch, li responia</div>
+<div class="verse i1 i" lang="ca" xml:lang="ca">Lo ferreny campanar de Sant Marti ;</div>
+<div class="verse i1 i" lang="ca" xml:lang="ca">Oh ! qui poguès tornármeles un dia !</div>
+<div class="verse i" lang="ca" xml:lang="ca">Per tocar à morts pels monjos les voldria</div>
+<div class="verse i" lang="ca" xml:lang="ca">Per tocar à morts pels monjos y per mi ?</div>
+</div>
+
+</div>
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse i1">Je n’ai plus de cloches, lui répondait</div>
+<div class="verse i1">Le robuste campanile de Saint Martin ;</div>
+<div class="verse i1">Oh ! qui pourra me les rendre un jour,</div>
+<div class="verse">Pour sonner à mort pour les moines de jadis,</div>
+<div class="verse">Pour sonner à mort pour les moines et pour moi ?</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Quel bonheur que le petit monastère pyrénéen,
+avant de disparaître pour toujours sous
+son linceul de plantes folles, ait trouvé ce
+chantre barcelonais. Il ne périra pas tout entier.</p>
+
+<p>Arrachons-nous au charme de ces débris. Par-dessus
+la largeur du précipice, je jette un dernier
+coup d’œil sur ma vallée. Le Vernet, le Canigou,
+la petite plaine, la montagne de Villefranche
+se déroulent devant moi. Bientôt je ne
+les verrai plus qu’en souvenir. Encore une étape
+franchie. Encore rempli un de ces cadres où
+des figures amies apparaissent dans les scènes
+grandes ou vulgaires où on les rencontra. Un
+dernier coup d’œil sur ce grand paysage. Descendons,
+le départ approche. Il y aura du plaisir aux
+effluves incertains et doux des plaines vertes et
+des feuillages humides. Je vais retrouver, avec
+des paysages familiers, de vieilles affections
+dont l’accoutumance a rendu la voix moins
+haute et moins claire, mais qui sont pourtant le
+grand fond de cette musique du cœur dont Platon
+parle quelque part. Je les entends plus
+distinctes à mesure que l’heure du départ
+approche. Joies complexes et singulières du
+retour !</p>
+
+<p class="date">Avril 1894.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">UNE ABBAYE AU XVIII<sup>e</sup> SIÈCLE<br>
+<span class="small">LIESSIES VERS 1720</span></h2>
+
+
+<p>Liessies est un village de sept à huit cents
+âmes, situé à l’extrémité sud-est du département
+du Nord, à deux lieues d’Avesnes, et à une
+lieue et demie de Solre-le-Château. Quelques
+personnes connaissent Avesnes, chef-lieu d’arrondissement,
+autrefois ville forte et dont quelques
+parties du rempart subsistent. C’est le
+siège d’un tribunal de première instance, et il y
+reste une petite garnison. Dans les temps peu
+éloignés où l’on allait à Trélon et de là à Chimay
+par la route, on arrivait, un peu après avoir dépassé
+Sains, à un tournant où la vue devenait
+intéressante. Depuis un quart d’heure déjà on
+remarquait à droite, entre la route et le bois, un
+large chemin vert bordé d’arbres superbes et
+qui a dû être une magnifique avenue. Au tournant,
+on se trouvait dans un fond, au-delà duquel
+la forêt se relève lentement avec beaucoup
+de grâce. A droite et à l’extrémité de l’avenue,
+on apercevait, non sans étonnement, un petit
+temple grec d’un style pur, soutenu par quatre
+belles colonnes monolithes, en marbre rouge.
+Un peu plus loin, au sommet de la boucle décrite
+par la route, un vieux castel en briques pâlies
+élevait ses poivrières, et à gauche, de l’autre
+côté d’un pont, un étang et quelques prés rejoignaient
+la lisière du bois. En dépit d’une ou
+deux maisonnettes blanches assises assez gaiement
+au bord de la route, il régnait dans cette
+clairière un silence et une mélancolie. L’endroit
+paraissait sombre. Le petit vieux château était
+défendu par une haute porte entre deux tourelles
+qui ne laissaient rien apercevoir de la
+cour, et la façade de derrière, bâtie très en contrebas
+du chemin, était attristée par de grands
+sapins et par un ruisseau profondément encaissé.
+Les volets étaient fermés, sauf ceux d’une fenêtre
+plus grande au rez-de-chaussée, par laquelle
+on apercevait un billard ancien. Vous demandiez
+des renseignements sur cette triste demeure,
+sur le petit temple. Le château, vous répondaient
+les bonnes gens, avait appartenu à
+M. de Talleyrand, et ses <i>Mémoires</i> y étaient enfermés
+pour cent ans. Le petit temple avait été
+aussi bâti par lui : c’était un temple « protestant
+ou païen ». Le maître avait fait venir ces belles
+colonnes rouges de Liessies. On comprenait alors
+qu’il y eût comme une malédiction sur cette jolie
+vallée, et le petit temple bâti de matériaux d’église
+paraissait lugubre dans l’ombre des chênes
+druidiques.</p>
+
+<p>Mais qu’était-ce donc que Liessies ? Déjà à
+Avesnes on vous avait dit que le carillon provient
+de la même abbaye et que, tout joli qu’il est, il
+n’est pas à beaucoup près celui qu’entendaient
+les moines.</p>
+
+<p>Une belle route blanche s’enfonce dans les
+bois, à gauche de l’étang du Pont-de-Sains. En
+une heure et demie elle conduit à Liessies. Au
+sortir du bois on se trouve sur un plateau assez
+élevé d’où l’on aperçoit un vaste horizon de prairies
+et de forêts. Là est Liessies, endormi au
+fond d’une cuvette verdoyante et heureuse : on
+n’y entend que le chant des coqs ; chaque métairie
+est attenante à son bien et il ne se fait
+presque point de charrois.</p>
+
+<p>Qui croirait que, pendant sept ou huit cents
+ans, le nom de ce petit village fut celui d’une
+puissante abbaye bénédictine ? On retrouve encore
+en les cherchant l’infirmerie du monastère
+et une ferme qui touchait à la maison de l’Abbé.
+Deux hautes colonnes à l’entrée d’un pont marquent
+l’emplacement d’une porte monumentale,
+mais de l’abbaye elle-même il ne reste aucun
+vestige. J’ai parcouru cent fois les lieux que
+couvrait cet énorme monastère avec ses trois
+cloîtres, ses jardins, sa cour d’honneur, sa poterne,
+ses fermes, sa brasserie et un somptueux
+logis abbatial. Rien, rien ne décèle à l’œil le plus
+attentif que les choses n’ont pas toujours été ce
+qu’on les voit : une route qui ressemble à toutes
+les routes, des haies bien taillées, deux ou trois
+jardinets, des prairies où l’herbe pousse luisante
+et drue, puis des bois. Pas un tertre, pas une
+ligne stérile qui fasse deviner des ruines. Sous le
+moindre rayon de soleil ce coin de village apparaît
+le plus riant qui se puisse rêver. Quelques
+appellations locales sont les seuls souvenirs qui
+persistent : on dit toujours l’étang des Moines,
+la promenade des Apôtres, le Vignoble (c’est une
+colline aujourd’hui couverte de sapins), le Bois
+l’Abbé. Le langage des hommes est plus fidèle
+que leur mémoire.</p>
+
+<p>Qu’est devenue cette montagne de pierres ?</p>
+
+<p>L’abbaye fut sécularisée en 1791. En 1793,
+l’église fut pillée et les bâtiments furent vendus
+à un paysan qui arracha les bois et les ferrures.
+Après lui vint un chanoine du Saint-Sépulcre de
+Cambrai qui vécut trente ans, misérable, dans
+cette désolation, fuyant de chambre en chambre
+l’écroulement des toits et la lézarde des murailles.
+Enfin, en 1836, un entrepreneur acheta tout ce
+qui restait et fit place nette. Les gens du village
+avaient été mis en demeure par le préfet de choisir
+entre leur église paroissiale et celle de l’abbaye :
+ils préférèrent garder la leur qui était
+plus petite et moins belle et demanderait moins
+d’entretien. Un poète des environs, lamartinien
+au front mélancolique, vint visiter ces débris, au
+moment de disparaître :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Salut, ô lieux sacrés, ruines imposantes !</div>
+<div class="verse">Je ne viens pas troubler vos reliques mourantes,</div>
+<div class="verse">Salut, je suis un faible et pauvre voyageur !…</div>
+<div class="verse">Vers ces lieux désolés à pas lents je m’avance…</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Les cloîtres étaient encore debout :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Sous tes longs corridors le vent gronde ; la pluie</div>
+<div class="verse">Efface, en s’infiltrant dans tes murs délabrés,</div>
+<div class="verse">Les dessins délicats de tes plafonds dorés.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>L’église n’avait plus de toiture, et tous les
+marbres en avaient été arrachés, mais le gros
+œuvre restait entier.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Des colonnes, debout parmi tes blancs décombres,</div>
+<div class="verse">Apparaissent, le soir, comme de noires ombres</div>
+<div class="verse">Qui, sortant des tombeaux, s’en reviendraient errer</div>
+<div class="verse">Dans ta nef en ruines et sur elle pleurer.</div>
+<div class="verse">L’herbe croît dans la cour du cloître solitaire…</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>La bibliothèque avait été en partie brûlée,
+mais il s’en retrouve des parties assez considérables
+à Lille et à Mons ; le cartulaire fut près
+de cent ans en Angleterre, presque oublié, dans
+la bibliothèque de Sir Thomas Philip ; il est maintenant
+aux Archives royales de Belgique ; enfin
+un habitant de Liessies, vieillard d’un abord charmant
+et d’une culture délicate, M. Charles
+Lhomme, a rassemblé avec une patiente dévotion
+les livres, chartes, objets d’art et reliques
+de toutes sortes qui restaient çà et là, dans le
+pays. Dieu veuille que cet homme aimable et
+savant fasse longtemps encore les honneurs de
+sa collection ! C’est à lui que je dois le journal
+manuscrit dont j’ai tiré les matériaux, non
+certes d’une étude, mais d’une rêverie d’amateur
+très amoureux du passé et très ignorant de ce
+qu’on appelle l’histoire. Ce journal est singulièrement
+intéressant, mais si mon lamartinien — il
+s’appelait M. Lebeau — l’avait pu lire, il aurait
+été frappé de la distance qui sépare les poètes
+d’avec les objets qu’ils chantent.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il faut remonter très haut pour esquisser l’histoire
+de l’abbaye de Liessies.</p>
+
+<p>Vers l’an de Jésus-Christ 760, Wibert, comte
+du palais, chassant dans un domaine qu’il avait
+reçu de Pépin, roi des Francs, remarqua la
+beauté du lieu « abondant en pâturages, en rivières
+et en gibier ». Ne serait-il pas utile et
+agréable au Seigneur, se dit-il, d’y construire
+une église et un couvent, d’y établir de saints
+religieux et de faire ainsi chanter les louanges du
+Tout-Puissant en des lieux jusqu’alors déserts et
+inhabités ? Le comte du palais communiqua cette
+pensée à sa pieuse épouse Ada ; et ensemble ils
+la mirent à exécution. « Après qu’ils eurent parfaict
+l’église et très bien ordonné leur monastère,
+ils s’en allèrent par devers aulcuns abbés et
+évesques demandant quelque relique de divers
+sains. » L’église dédiée et consacrée, ils la pourvurent
+d’un Abbé. « Ils avaient ung fils appelé
+Guntard instant dès sa jonesse en la saincte escripture
+et en la discipline de religion. Ses parents
+lui ordonnèrent et commirent aulcunes personnes
+dévotes et de bonne religion desquels il
+serait abbé et recteur. »</p>
+
+<p>Or, Wibert et Ada avaient aussi deux filles,
+Hiltrude et Berthe. « Hiltrude était belle de face,
+mais encore plus belle de foy, noble de parents
+mais trop noble de bonnes meurs et bonne conversation :
+son frère Guntard lui estoit comme
+sainct Jérôme, elle estoit à son frère comme
+saincte Eustochie. » Un jeune leude de Bourgogne
+étant venu la demander en mariage, elle
+répondit : « J’aime Jhésus-Christ ; à lui ay promis
+foy et à lui désire être épousée. » Et comme on
+la pressait, « à minuit, elle prit aulcunes de ses
+servantes avec elle et s’enfuit en un bois prochain
+et là se absconsa et mucha de ses parens ». — Ceux-ci,
+tristes et troublés, virent bien que
+la résolution de leur fille était inébranlable. Ils
+persuadèrent donc au jeune leude de renoncer à
+sa poursuite et, en effet, après quelque temps, il
+épousa Berthe, sœur d’Hiltrude. « Or, avant le
+départ de Berthe, on alla quérir Hiltrude où elle
+était muchée pour la marier aussy, mais à son
+époux immortel Jhésus-Christ. » Albéric, évêque
+de Cambrai, lui donna le voile.</p>
+
+<p>On lui construisit près du chœur des religieux
+un petit oratoire. « Et toujours elle estoit à
+l’église en jeûnes et oraisons. Après l’oraison,
+allait écouter la leçon que lui faisait son révérend
+frère Guntard, ne plus ne moins que jadis
+faisait saincte Scholastique de son frère sainct
+Benoît. Après avoir ouï la leçon, retournait à sa
+sauvegarde de justice, c’est-à-dire silence. » Elle
+vécut ainsi dix-sept ans, puis fut prise d’une langueur
+et mourut encore jeune, « le vingt septième
+de septembre, et on luy fit un sépulchre où
+son corps fut honorablement enseveli auprès du
+grand autel, du côté du septentrion. Et après, fut
+mise au dit sépulchre une tombe de pierre sur
+laquelle estoit escrit en cette manière : icy repose
+le corps de Hiltrude, vierge, laquelle trépassa
+le vingt septième de septembre. »</p>
+
+<p>Telle est la charmante histoire de sainte Hiltrude,
+vierge de chez nous. Il ne reste rien de
+l’abbaye de Liessies, mais Hiltrude, après douze
+siècles, est toujours aimée et vénérée ; son corps
+est entier dans une châsse ; on boit toujours à la
+fontaine où elle s’abreuva tandis qu’elle fuyait
+au bois la poursuite du leude de Bourgogne.
+L’endroit est un vallon sauvage. A quelques pas
+de la source s’élève une rude chapelle du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle
+qui appartint à Montalembert, grand amateur
+de belles légendes, et tous les ans, le vingt-septième
+de septembre, on y vient en pèlerinage.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les religieux de Gontard étaient des chanoines
+réguliers. Au <small>XI</small><sup>e</sup> siècle, Gontier, prieur de Crespin,
+fut élu abbé de Liessies, et dès lors les
+moines suivirent la règle bénédictine. Une sèche
+chronique latine nous renseigne seule sur l’histoire
+de l’abbaye pendant trois cents ans. Elle est
+rapide comme le temps et austère comme la
+mort : un vague prénom, moitié latin moitié
+franc, — <i lang="la" xml:lang="la">obiit, — cui successit <span class="rm">N.</span> monachus
+noster</i> — rien de plus ; il semble qu’on traverse
+le cloître en jetant à peine les yeux sur les pierres
+tombales. Cependant on peut deviner que ces
+premiers temps étaient assez troublés. Plusieurs
+abbés furent déposés, <i lang="la" xml:lang="la">amotus est</i>. Un se démit et
+mourut à Cîteaux.</p>
+
+<p>Le cartulaire montre l’augmentation graduelle
+des richesses de l’abbaye. Les évêques de Cambrai
+lui concèdent des « autels » ou des cures ;
+des seigneurs voisins, des abbayes sœurs lui
+donnent des alleux, des villas, des remises de
+redevances et des fermages d’impôts.</p>
+
+<p>Au milieu du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, Liessies est déjà une
+des abbayes les plus puissantes du Hainaut.
+Charles le Téméraire, qui se mêle de tout, veut
+imposer par deux fois un abbé de son choix. Au
+siècle suivant, c’est un abbé de Liessies, Quirin
+Douillet, qui conduit en Espagne Anne-Marie
+d’Autriche, quatrième femme de Philippe II. Son
+prédécesseur, Louis de Blois, ami d’enfance de
+Charles-Quint, était un homme d’une sainteté
+éminente et un aimable écrivain spirituel. Il fit
+fleurir une régularité qui dura plus de cent ans.
+Ses deux successeurs furent de grands seigneurs
+et de bons religieux. Qui ne connaît les <i lang="la" xml:lang="la">Acta
+Sanctorum</i> dont Renan dit quelque part qu’ils
+feraient d’une cellule un paradis et dont il ne
+parle jamais qu’avec une admiration étonnée ?
+Bollandus en dédia le premier volume à Thomas
+Luytens et le fit précéder d’un éloge d’Antoine
+de Winghe, l’un et l’autre abbés de Liessies
+et protecteurs de cette grande entreprise. Ces
+Mécène des savants jésuites, alors pauvres et
+méprisés, eurent de médiocres successeurs. Tout
+ce qu’on sait de François Le Louchier, bon gentilhomme
+d’ailleurs, c’est qu’il obtint de Philippe
+IV des lettres patentes maintenant le
+mayeur de Sart-les-Moines dans le droit de jouer
+le premier coup de balle au jour de la dédicace
+du lieu. Liessies était dès lors accablé sous le
+poids de ses richesses, et on y vivait parmi l’agitation
+stérile dont le Journal de Dom Maur nous
+donnera bientôt l’amusant ou affligeant tableau.</p>
+
+<p>On voit paraître dans la correspondance de
+Fénelon un Abbé de Liessies qui fait un étrange
+personnage. C’est Lambert Bouillon nommé
+en 1678. Au moment où Fénelon prit possession
+de son siège en 1695, ce singulier Abbé régnait
+sur le désordre. Il avait la passion des bâtiments
+et dépensait royalement les revenus du monastère
+en embellissements et en procès. Il avait une
+autre faiblesse d’homme d’église opulent : il
+aimait ses neveux et nièces et tâchait à les pourvoir
+sans regarder beaucoup aux moyens. Les
+moines se plaignaient et murmuraient, mais
+comme les prieur, sous-prieur et procureur
+étaient des créatures de l’Abbé, ces plaintes
+n’avaient guère d’écho, et il n’en résultait qu’un
+esprit de mécontentement et d’insubordination
+très facile à comprendre.</p>
+
+<p>En 1702, Fénelon vint visiter Liessies avec
+l’intendant de la province, M. de Bernières. Il
+n’eut aucune peine à voir que l’état intérieur du
+monastère était tout ce que l’on disait ou pis.
+Cependant comme la rébellion des moines lui
+paraissait plus fâcheuse que le gaspillage de
+l’Abbé, il se contenta d’admonester celui-ci en
+particulier et, après lui avoir fait promettre de
+changer les officiers de l’abbaye, il rappela sévèrement
+les religieux aux devoirs de l’obéissance
+monastique. L’archevêque écrit quelques jours
+après à M. de Bernières : « Je suppose que
+M. l’abbé de Liessies n’aura pas manqué de
+changer son prieur et son sacristain et de
+nommer les trois custodes à la communauté,
+dès le jour de mon départ, comme il me l’avait
+promis. Vous savez, Monsieur, que je ne fis que
+gronder la communauté en plein Chapitre et que
+leur donner de fortes leçons sur l’obéissance
+qu’ils doivent à leur Abbé. Si M. l’Abbé ne s’est
+pas hâté de leur adoucir un peu une conclusion
+si amère, par l’exécution du changement des
+officiers, toute la communauté sera mise à une
+très forte épreuve. Ils croiront que j’autorise
+l’Abbé même dans les choses les plus irrégulières. »</p>
+
+<p>Tout semoncé qu’il eût été, M. l’Abbé ne fit
+rien de ce que l’archevêque demandait. A peine
+Fénelon parti, il s’avisa au contraire d’une idée
+de paysan finaud qui se croit grand politique.
+Avec son prieur Florent Jénart, il recomposa le
+discours de Fénelon, le fit déclarer authentique et
+signer par une douzaine de moines et l’imprima.
+L’original de cette contrefaçon existe encore, et
+il faut voir ce que devient la prose de Fénelon
+sous ces mains épaisses. Après deux cents ans,
+les mots portent toujours l’accent belge sans
+qu’on puisse s’y méprendre.</p>
+
+<p>Voici un échantillon de cette belle harangue :</p>
+
+<p>« Faut-il interrompre un évesque et l’entretenir
+de vos vétilles et de vos anticailles pendant
+qu’il doit veiller et prendre soin d’un diocèse
+entier et qu’il doit encore estudier les Saints
+Pères ? Il ne faut donc plus de bagatelles ni
+d’amusements, je n’en souffrirai plus. Ne croyez
+pas que je veuille vous entretenir dans votre
+zèle d’amertume qui ne provient le plus souvent
+que d’une certaine acédie, du défaut d’application
+et d’un dégoût des choses saintes. »</p>
+
+<p>Fénelon fut peu satisfait, on le comprend, de
+ces dangereux collaborateurs. Il passa cependant
+sur cet ennui, sans rien dire et avec un
+oubli de soi auquel devraient bien penser ceux
+qui lui reprochent parfois je ne sais quelle vanité
+féminine. « M. l’Abbé de Liessies, écrit-il, a
+publié de mauvaise foi un écrit imprimé où il me
+faisait parler ridiculement, et j’ai mieux aimé
+souffrir un imprimé ridicule, fait contre la bonne
+foi et le respect dû à mon caractère, que d’en
+donner un désaveu public qui l’eût déshonoré
+sans ressource. » (11 avril 1705.)</p>
+
+<p>Lambert Bouillon mourut trois ans plus tard
+sans avoir rétabli l’ordre dans son abbaye. On
+voit Fénelon se plaindre qu’il ait un pied dans la
+tombe et ne songe qu’à des affaires séculières.
+Il eut pour successeur Agapit Dambrinne qui
+fut nommé directement par le roi et reçut les
+félicitations du P. de La Chaise en personne.
+Vers le temps de cette nomination, entrait à
+Liessies Dom Maur Levache, qui devint procureur
+quelques années plus tard et tint le Journal
+dont nous allons nous occuper.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous ne savons rien de Dom Maur que ce
+qu’une note écrite après sa mort à la première
+page du journal nous en apprend. Il avait été
+baptisé à Dinant-sur-la-Meuse, le 27 janvier 1689,
+sous le nom de François ; il fit profession à Liessies
+en 1709, et mourut le 27 janvier 1756, âgé
+précisément de soixante-sept ans.</p>
+
+<p>Son Journal est un cahier in-12 de deux cents
+pages environ, relié en parchemin, avec un papier
+à fleurs au dos. Dom Maur a écrit sur la
+couverture, de sa plus belle main : <i>Journal de
+Dom Maur Levache, commençant le 1<sup>er</sup> janvier
+1719</i>. Il existe ou il a dû exister une suite
+à ce Journal. Dom Maur le tenait pour son usage
+particulier, et il est peu vraisemblable qu’après
+avoir scrupuleusement noté pendant trois ans
+l’emploi de ses journées, il ait subitement perdu
+une si bonne habitude. Les probabilités sont
+aussi pour que notre cahier soit le premier qu’il
+ait rempli. En 1719, Dom Maur avait trente ans.
+Il n’était prêtre que depuis cinq ou six ans et il
+ne faisait sans doute que d’entrer dans sa charge
+de procureur : l’Abbé n’eût pas confié des fonctions
+aussi importantes à un tout jeune homme.
+Nous voyons par le Journal que le temporel de
+l’abbaye occupait, à des titres divers, au moins
+sept ou huit religieux et que la plupart des
+moines avaient à en prendre soin pour leur part.
+Dom Maur avait apparemment été distingué de
+bonne heure pour son jugement droit, ses habitudes
+d’ordre et son attention aux intérêts du
+monastère. Il est évident qu’entre son ordination
+et sa nomination comme procureur, il fut chargé
+de nombreuses missions qui le mirent au courant
+des affaires, soit comme receveur des revenus,
+ou administrateur du bien dans les diverses
+villes où l’Abbé entretenait un agent, soit surtout
+à propos des innombrables procès où Liessies
+était constamment engagé. Dès les premières
+lignes de son Journal il paraît très accoutumé
+aux affaires qui lui incombent et à l’existence
+mouvementée qu’elles entraînent. D’un
+autre côté, son Journal porte les marques ordinaires
+du Journal qu’on tient pour la première
+fois. Il commence avec l’année, et Dom Maur
+répète deux fois l’<i>incipit</i> solennel : « Journal
+commençant le 1<sup>er</sup> de janvier 1719. » L’écriture
+des premières pages est fine et soignée, et une
+multitude de petits faits y sont consignés qu’on
+ne revoit jamais après que la ferveur d’exactitude
+des premières semaines s’est perdue.</p>
+
+<p>C’est un Journal d’homme d’affaires ou d’intendant,
+tout rempli d’achats, de procès et de bâtiments :
+il serait d’une écriture moderne qu’on n’en
+lirait pas dix pages : mais dans sa vieille robe
+de parchemin, il a une physionomie et une voix
+d’aïeul et des inflexions antiques qui évoquent
+le temps passé. On s’étonne, après l’avoir lu, de
+voir nettement apparaître dans son imagination
+les lignes droites des bâtiments conventuels, la
+chambre des archives encombrées de fardes et
+de layettes, le cellier et la brasserie, et, dans le
+cloître, M. l’Abbé et le prieur, tâchant à s’abstraire
+des ventes et des procès avant d’aller au
+chœur, et, à la grande porte de l’abbaye, la voiture
+de Dom Maur tout attelée et Don Maur lui-même
+avec un sac d’affaires, une figure résolue
+et une démarche vive et pressée, bien qu’il ait un
+air un peu délicat et qu’il soit décidément hypocondriaque.</p>
+
+<p>Dom procureur n’est presque jamais à Liessies :
+il est par voies et par chemins : deux jours
+à Maubeuge, huit jours à Mons, de là courant à
+Bruxelles et tout aussitôt s’en revenant à Liessies,
+d’où il repart promptement pour Valenciennes
+et Douai. Nous savons très exactement
+comment il voyage. C’est quelquefois en poste,
+mais le plus souvent c’est en chaise, avec « nos
+chevaux ». Il emmène un compagnon et Henry,
+domestique. Il fait d’une traite les six lieues qui
+séparent Liessies de Maubeuge, siège de la sous-intendance.
+S’il a pu partir tôt, il ne fait que
+« rafraîchir » dans cette ville, et nous savons
+exactement, pour l’avoir vu cent fois dans le
+Journal, ce qu’il en coûte pour rafraîchir. C’est
+douze ou quatorze patards. Il prend alors des
+chevaux de poste et renvoie les siens avec Henry.
+S’il n’arrive que le soir, il descend à l’auberge
+ou chez les Pères Jésuites, au collège, et repart
+le lendemain assez tôt pour être de bonne heure
+à ses affaires à Mons.</p>
+
+<p>Mons est le chef-lieu des affaires de Dom Maur.
+Il ne faut pas s’en étonner. Liessies n’est français
+que depuis une cinquantaine d’années.
+Auparavant il faisait partie des Pays-Bas, et un
+grand nombre des religieux étaient Flamands
+d’origine et de langue. Une partie considérable
+des biens de l’abbaye reste en Hainaut et la plupart
+des affaires se plaident au chef-lieu. En fait,
+Dom procureur passe plus de temps à Mons que
+partout ailleurs. L’abbaye y possède un refuge,
+et, à quelque distance, se trouve le prieuré
+de Sart-les-Moines où M. l’Abbé et Dom Maur
+viennent quelquefois en villégiature.</p>
+
+<p>Le Refuge est évidemment un pied-à-terre
+digne de l’abbaye. Dom Maur parle quelque part
+d’un plafond doré et de cuirs peints qui ornent
+la chambre d’entrée. On y reçoit des étrangers
+de passage. Il y a cependant apparence que cette
+procure est assez souvent inhabitée. La cave n’a
+point de vin, et le prudent Dom Maur ne laisse
+jamais d’argent dans la maison. Le « coffre » est
+en sûreté chez des vieilles filles, amies du monastère.
+Ce coffre, qui joue un rôle assez considérable
+dans le Journal, est une sorte de banquier
+muet avec lequel on fait affaire sans s’embarrasser
+de comptabilité. Dom procureur y prend
+l’argent dont il a besoin et l’y remet très exactement
+quand l’équivalent de la somme est rentré.
+Il y enferme aussi les monnaies espagnoles, jacobus
+et doublons, qu’il ne peut pas toujours
+échanger avant de repasser la frontière.</p>
+
+<p>La vie de Dom Maur est celle d’un homme
+d’affaires très occupé. Il écrit chaque matin cinq
+ou six lettres qu’il s’ingénie à faire arriver à destination
+sans les faire passer par la poste, car il
+n’y a pas de petites économies ; il entend des
+comptes, fait des baux, suit des expertises ; surtout
+il nage dans un océan de procédure. Quand
+il ne sollicite pas chez un conseiller ou un procureur,
+il travaille chez un avocat. Il est très au
+courant de toute la machine judiciaire, sert des
+avertences et des solutions, répond à des griefs
+par des reproches ou des contredits. Le latin de
+la vieille bazoche émaille son français wallon :
+<i lang="la" xml:lang="la">queritur</i>, <i lang="la" xml:lang="la">dictum</i>,
+<i lang="la" xml:lang="la">factum</i>, tous les vieux mots
+de la chicane parcheminée et éternellement jeune.
+Des juges, des avocats, des gens d’affaires pour
+et contre passent dans le récit, — car en peu de
+temps ce Journal prend un air d’annales. — M.
+Petit, M. Duquesne et M. Adriani, l’avocat Le
+Maulnier et M. le conseiller Tahon deviennent des
+personnages familiers, et leurs noms aident à
+leur composer une figure, tout morts qu’ils
+soient depuis deux siècles et sauvés seulement de
+l’éternel oubli par la forme de leurs initiales et
+le son des syllabes qui représentaient leurs fragiles
+personnages. Amis ou ennemis, Dom Maur
+les appelle Monsieur avec la froide politesse du
+temps passé. Il appelle ainsi tout le monde, — aussi
+bien M. Molle ou le sieur Van Rode, ses
+fermiers, que M. le comte d’Attignies, — quand
+on n’a point d’affaire avec lui. Sitôt qu’on plaide,
+il n’aperçoit plus que X <i lang="la" xml:lang="la">versus</i> Y et dit Molle ou
+d’Attignies ou, tout au plus, le sieur chanoine
+Posteau. Louis de Blois, mort en odeur de sainteté
+cent cinquante ans auparavant et enterré
+dans le chœur de l’église abbatiale, devrait n’être
+pour lui qu’un auteur ancien et vénéré dont on
+lit le <i lang="la" xml:lang="la">Speculum spirituale</i> pendant le temps du
+noviciat. Ayant fait emplette d’un drap destiné à
+couvrir la pierre tombale de cet illustre Abbé, il
+note froidement : « Acheté un tapis pour la tombe
+de M. de Blois. »</p>
+
+<p>Nous ne saurons jamais si Dom Maur avait le
+cœur sensible. Plusieurs fois des moines meurent
+à Liessies. Il mentionne l’heure à laquelle ils ont
+passé, ou la maladie dont ils finissent. « Dom
+Florent est mort sur les deux heures du matin »,
+ou bien : « Dom Corneille est mort d’une fièvre
+maligne. » Ces détails laissent seuls deviner
+qu’il a été frappé de ces fâcheux événements.
+Une seule fois son accent ne laisse pas de doute
+qu’il a été vivement contrarié de trouver quelqu’un
+indisposé. Il arrive à Mons pour ouïr le
+compte de M. Duquesne et le trouve <i>bien incommodé</i>.
+C’est le superlatif de sa sympathie, et
+telle est la puissance des gens que leur nature
+ou l’éducation et les manières font paraître réservés,
+qu’on se sent presque touché.</p>
+
+<p>M. l’Abbé est un objet de constante sollicitude
+pour Dom procureur, mais il est difficile de dire
+si c’est parce que cela se doit ou parce qu’il y a
+dans son respect pour son supérieur une nuance
+d’affection. Certainement Agapit Dambrinne faisait
+une estime très particulière de son procureur ;
+mais tous ceux qui ont connu des hommes
+d’église de la génération qui vient de s’éteindre
+savent l’abîme que les dignités ecclésiastiques
+mettaient, il y a peu de temps encore, entre les
+rangs de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, Dom
+Maur note, avec un soin extraordinaire, le
+progrès d’une fièvre qui prend à M. l’Abbé.
+On chante à son intention la messe des Saints
+Patrons. Sainte Hiltrude n’est pas mentionnée
+en particulier, mais comme ses reliques sont
+les reliques insignes de l’abbaye et qu’elle est
+invoquée dans tout le pays contre les fièvres,
+il n’est pas douteux que les religieux de
+Liessies la prient pour leur Abbé. On écrit à
+M. l’Abbé de Saint-Sépulcre à Cambrai que
+M. notre Abbé est malade. On rédige un mémoire
+sur sa santé et comme, apparemment, on
+n’a que peu de confiance aux médecins du pays,
+on envoie ce journal à Mons, aux demoiselles
+de Bouillon, grandes amies de Liessies, pour
+qu’elles le soumettent à MM. Wolf et Ducloux.
+Ceux-ci rédigent une « consulte » que Dominique
+rapporte en toute hâte. Peu de jours après,
+les demoiselles de Bouillon envoient une livre
+de pastilles, et M. Tahon, religieux bénédictin de
+Lobbes, deux livres de thé « ver » pour lesquelles
+on lui fait d’ailleurs compter aussitôt seize esquelins
+d’Espagne. En même temps, Dom Maur fait
+venir quarante bouteilles de vin du Rhin. Quelque
+temps après, M. l’Abbé, étant mieux, part
+pour Mons avec le procureur. En route la fièvre
+lui reprend, et bien que ce retour soit de peu de
+conséquence, Dom Maur fait acheter un demi-cent
+d’écrevisses pour remettre M. l’Abbé en
+appétit.</p>
+
+<p>D’ailleurs on prend à Liessies un extrême
+soin des malades. A peine apprend-on que Dom
+Bruno ou Dom Ghislain, occupés à exercer la recette
+ou à passer des tailles ici ou là, sont incommodés,
+qu’on envoie un religieux pour les
+soulager.</p>
+
+<p>Dom Maur surveille sa propre santé dans un
+détail si minutieux qu’on ne peut l’imaginer que
+franchement hypocondriaque. Une seule fois en
+trois ans il est un peu souffrant et garde la chambre
+pendant un jour ou deux. Le reste du temps,
+il est en chaise de poste, par les chemins, ou accablé
+d’affaires à Mons, à Bruxelles ou à Douai.
+Mais courant ou à demeure, il se soigne incessamment.
+Le Journal rapporte d’innombrables
+comptes d’apothicaires, et Dom Maur, qui ne
+s’égare jamais en vaines digressions, note un
+jour qu’il a rencontré son médecin s’en allant à
+la chasse.</p>
+
+<p>La médecine que nous entrevoyons dans le
+Journal n’est plus du tout celle de Molière : ni
+saignées, ni purgations, ni diètes. On prend de
+bon vin vieux, des biscuits et « saccades » pour
+amuser l’estomac, du brandevin pour réchauffer
+et tonifier, des électuaires bizarres pour détruire
+les ferments et mauvais germes. Outre diverses
+« ptysannes » et thés, Dom Maur fait venir de
+chez l’apothicaire de la thériaque, du sirop capillaire,
+c’est-à-dire extrait de la plante nommée
+capillaire, de l’eau d’anis, de l’eau de la reine
+d’Hongrie et un élixir horrifique, toujours en
+usage dans certaines parties des Flandres, et qu’il
+appelle tantôt élixir de ver terrestre, tantôt <i lang="la" xml:lang="la">spiritus
+vermium terrestrium</i>. Il fait une grande
+consommation de vin. Pendant les deux premiers
+mois de 1749, la mention « païé pour vin, biscuits
+et suc candy » revient constamment, parfois
+tous les jours, et la somme déboursée varie
+de deux à cinq, neuf et même onze florins. Il est
+probable que Dom Maur avait l’estomac faible et
+par suite une propension à se croire menacé de
+toutes les maladies, sans cesser pour cela de
+vaquer à des occupations très absorbantes.</p>
+
+<p>Dom Maur, neurasthénique et homme d’affaires,
+était-il avare ou généreux, d’un commerce
+agréable ou difficile ? Nous ne pouvons l’affirmer.
+C’était un homme droit et froid, attentif à son
+devoir, attaché à son abbaye, à son Abbé, à lui-même
+et à ses frères ; après cela, comme il avait
+l’esprit incontestablement juste, il s’intéressait
+au reste du monde suivant qu’il le méritait.</p>
+
+<p>Il exerce une stricte économie, ne faisant
+jamais une dépense inutile et notant les plus
+minimes : deux sous de « filet » pour faire un
+point, quatre sous dépensés pour raccommoder
+un soulier, deux liards à une barrière ou quatre
+patards à un bac. C’est un administrateur méfiant.
+Nous le voyons de temps à autre faire quelque
+remise à un fermier éprouvé par la grêle ou le
+grand vent, mais quand on lui parle agrandissements
+ou réparations, il commence toujours
+par rechigner, envoie sur les lieux ou s’y transporte
+en personne et ne consent qu’au moins possible
+et à la dernière extrémité. Nous voyons que
+souvent aussi, à propos de réclamations, les
+choses s’enveniment brusquement et on plaide.</p>
+
+<p>L’abbaye de Liessies était riche et généreuse :
+la tradition du pays et les archives des églises
+en font foi. Dom Maur, qui maniait journellement
+de grosses sommes d’argent, n’avait pas à
+empiéter sur le chapitre des aumônes, et nous ne
+voyons pas qu’il le fît. Il donne assez libéralement
+des « dringuelles<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> » : deux florins aux domestiques
+des Pères Jésuites, six patards à la
+servante des Bénédictines, autant, par ordre de
+M. l’Abbé, au cocher de M. l’Intendant. Mais ces
+générosités rentrent dans le chapitre des dépenses
+prévues, comme l’argent qu’on peut
+donner à un procureur qui a sollicité pour vous.
+Une seule fois, à Douai, Dom Maur donne vingt
+florins pour le « vin de charité » de l’hospice,
+mais c’était peut-être une manière de fondation.
+Une autre fois, il écrit à Dom Ghislain de compter
+à Simon Laurent quelque argent dont il a
+besoin. On se réjouit, mais, trois jours après, on
+voit que Simon Laurent a rendu intégralement
+la somme et que son besoin n’était pas d’un
+besoigneux, mais vraisemblablement d’un agent.
+Dom Maur est, en toutes choses, un homme d’un
+extrême sang-froid, averti des faiblesses et des
+vices de l’humanité, accoutumé aux vicissitudes
+de la vie de plaideur et aux revirements soudains
+de la fortune. Il écrit de la même main : « Notre
+procès contre Molle est venu en haut et nous
+l’avons gagné. » Ou bien : « On a jugé aujourd’hui
+notre procès contre Van Rode, et nous
+l’avons perdu. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Mot wallon signifiant pourboire, évidemment apparenté
+à l’allemand <i lang="de" xml:lang="de">Trinkgeld</i>.</p>
+</div>
+<p>Il note sans sourciller, le 5 janvier 1721 : « Reçu
+avis de Sart-les-Moines que Dom Joseph avait
+été condamné à Louvain, en propre et privé nom,
+en matière d’injure comme Molle. » Son journal
+étant rempli de décisions légales, il y consigne
+celle-ci comme les autres, sans plus s’émouvoir.</p>
+
+<p>Il a peu de gaieté, aucun sens du ridicule. Il
+écrit gravement les surnoms les plus risibles. Il
+note qu’il a « vu mademoiselle Duquesne et lui
+dit que nous ne savions ce qu’elle voulait dire
+avec ses plumes ». Ou encore : « Nous avons
+examiné les deux débats contre Molle et nous
+avons été au greffe pour faire copie du compromis
+fait entre Molle, Dom Florent Jénart et
+Dom Michel Dujardin par lequel ils se sont
+soumis au jugement des deux avocats marqués
+dans ledit compromis, dont l’un était celui de
+Molle et l’autre un peu timbré. »</p>
+
+<p>Entre les courses, les ventes et les audiences
+du tribunal, Dom Maur reste au logis et fait sa
+correspondance ou lit en grignotant ses biscuits
+et sirotant son sirop. Il est l’homme du temporel,
+l’homme du dehors, dont le devoir est de
+se renseigner sur ce qui se passe dans le monde,
+afin de prendre ses précautions en conséquence.
+Peut-être aussi qu’on parle déjà politique dans
+les diligences, à l’auberge des Trois-Pigeons ou
+à celle du prince Tserclaes, sur le Sablon. Dom
+Maur lit donc les journaux : la <i>Gazette de Hollande</i>,
+les <i>Annales de Hainaut</i> et autres « livres
+du temps », dont il paraît presque aussi friand
+que de sucreries. Avec des almanachs de Milan,
+c’est toute sa littérature. Il lui passe par les
+mains bon nombre d’ouvrages théologiques destinés
+à M. l’Abbé ou au prieur, mais il ne s’intéresse
+que médiocrement aux controverses sur la
+« constitution ».</p>
+
+<p>Pour achever le portrait de Dom Maur, il nous
+reste à dire qu’il est indubitablement obéissant et
+humble. Il pourrait se croire indispensable,
+puisque l’énorme poids des affaires financières
+de l’abbaye repose entièrement sur lui, et indépendant,
+puisqu’il ne vit presque jamais en communauté
+et qu’il a toutes les dispenses. On ne
+voit jamais percer de tels sentiments. Au contraire,
+Dom Maur parle toujours de la volonté de
+l’Abbé comme s’il était le premier qui dût la
+subir. Il emploie constamment la formule :
+« M. l’Abbé m’a donné l’ordre… » Ou, s’il est à
+Liessies : « M. l’Abbé m’a mis pour être… » Ce
+chicaneau était probablement un excellent religieux.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Plus de la moitié du Journal de Dom Maur a
+rapport à des procès. L’abbaye est immensément
+riche ; elle a la collation ou la propriété
+d’innombrables bénéfices non seulement en Hainaut
+et dans les Pays-Bas, mais jusque dans le
+midi de la France ; elle possède des bois, des
+fermes, des mines : bref, elle est dans la situation
+de tous les gens trop riches et que leurs affaires
+accablent ; elle tire de l’argent de partout, mais
+ceux de qui elle le tire se le font arracher et s’ingénient
+de toutes manières à le reprendre. La
+plus grande partie des procès que Dom Maur
+soutient à Féron, à Mons, à Valenciennes ou à
+Douai, voire à Cambrai et à Rome, vient d’exigences
+ou de prétentions qu’il trouve injustifiées.
+La formule « … qu’il prétend et qu’on ne
+lui doit point » revient incessamment. On ne peut
+guère se persuader cependant que Dom procureur
+répugne à cette guerre éternelle et qu’il n’ait
+aucun goût pour le jeu de la chicane. Il est batailleur,
+sans aucun doute, froidement et délibérément
+batailleur, et il y a bien apparence que
+tout Liessies respire une atmosphère de combat.
+A l’époque où le Journal commence, Lambert
+Bouillon n’est mort que depuis dix ou douze ans, — Dom
+Maur a fait profession l’année même de
+sa mort et il a probablement connu ce plaideur
+indomptable : — en tout cas, son éducation monacale
+a dû se faire au milieu des procès mal
+éteints légués par le vieux lutteur à Agapit Dambrinne.
+Il a dû se persuader de bonne heure que
+l’état de guerre est l’état normal de tous ceux qui
+possèdent et que le meilleur moyen de garder
+son bien est de montrer les dents à quiconque a
+la mine d’en avoir envie. La règle à Liessies est
+qu’on soit méfiant et chatouilleux.</p>
+
+<p>Les commis viennent jauger la cuve : « Dom
+Joseph proteste de nullité contre tout ce qui s’est
+fait. » L’hôte du <i>Gant d’or</i>, auberge sur la route
+de Bruxelles appartenant à l’abbaye, fait changer
+une gouttière. On plaide jusqu’à ce que la gouttière
+soit remise en son premier état. Un de nos
+chevaux est arrêté à Etrœungt pour le vinage.
+Dès le lendemain, on envoie faire sommation au
+vinager qui relâche le cheval sous caution. Le
+surlendemain, on lui délivre « copie de nos
+titres » et de l’ordonnance de l’intendant et on
+lui fait une seconde sommation « à ce qu’il ait à
+purger ladite caution ». On croit l’affaire finie.
+Le mois suivant, parmi divers petits procès — contre
+ceux de Wannebecq qui prétendent un
+vicaire, ceux d’Ath qui prétendent un chapelain,
+le curé de Roquignies qui veut retenir sa dîme,
+ceux d’Ohain qui réclament pour la portion congrue
+de leur vicaire, contre les maltôtiers, etc., — on
+voit que Dom Joseph écrit pour l’affaire
+du vinage et tout à coup que trois avocats ont
+été consultés à Mons pour cette bagatelle.</p>
+
+<p>Dom Maur n’a pas peur du Gouvernement.
+Deux ou trois fois, il s’entremet dans des affaires
+de contrebande où Coppée, domestique, où
+Nicaise, notre fermier, ont été pris. Quelquefois,
+cependant, il s’y prend en douceur, et le Journal
+porte mention d’un « cadeau à un buraliste ». Il
+proteste contre une taxe sur les houilles et ne la
+paie que lorsqu’on lui a dit que « noblesse et
+abbayes l’ont payée ». On veut prendre des
+chênes dans nos bois pour bâtir des casernes
+dans les petites villes de France (c’est-à-dire
+Guise et La Fère). Dom Maur entre en correspondance,
+se méfie d’emprises probables et va
+voir au bois ses chêneaux. Bientôt il cherche un
+sergent pour faire protestation, et, n’en trouvant
+point, remet au lendemain de le faire à Guise.</p>
+
+<p>Il n’est pas au mieux avec les autorités ecclésiastiques.
+Fénelon, à qui Lambert Bouillon a
+joué un si mauvais tour, est à peine remplacé,
+et on ne voit pas qu’il se soit établi des relations
+très cordiales entre l’archevêché et l’abbaye. Les
+« jeunes » ne vont pas à Cambrai pour l’examen
+et on les fait ordonner à Maubeuge par un
+évêque de passage. C’est aussi le coadjuteur de
+Québec qui vient à Liessies « confirmer ». Le
+promoteur de l’officialité veut ériger en cure le
+« secours » de Cartignies. Dom Maur fait la
+sourde oreille et se fait « signifier d’une requête ».
+On ira donc en cour de Rome. Dom Maur a dans
+la ville de Liège un sien cousin, chanoine, et à
+Rome deux autres cousins, aussi Levache (il
+écrit indifféremment Levache ou Levage, ou
+même Levacq), qui lui sont moins connus. Le
+cousin de Liège écrit à ses cousins de Rome et
+ceux-ci se mettent en mouvement. Malheureusement,
+la Daterie est en vacances, comme de
+juste, et pendant ce temps, le promoteur presse
+Dom Maur « à faire ses preuves », sans paraître
+savoir qu’il a « interjecté appel ». L’affaire traîne
+en longueur, mais on finit par obtenir « un bref
+d’appel de la sentence de l’officialité dans la
+cause que nous avons contre le promoteur pour
+l’érection de l’église de Cartignies en cure ». Il
+en coûte « huit écus romains de dix esquelins
+chacun ».</p>
+
+<p>Même avec les abbayes de son Ordre, Dom
+Maur a de petites difficultés. MM. de Saint-Michel
+en Thiérache ont avec lui une correspondance
+beaucoup trop longue pour l’affaire qui
+l’a motivée. Avec l’abbaye de Crespin, des
+arrangements à frais communs au presbytère
+d’Harvent amènent une vraie brouille, et l’on est
+« signifié d’une requête ». Bref, Dom Maur
+plaide à propos de tout et à propos de rien : les
+procès se superposent et s’enchevêtrent. Le procureur
+écrit pour « recevoir des nouvelles de
+plusieurs procès que nous avons à Ath ». En
+effet, il en a quatre : un pour le « prétendu »
+chapelain, un pour une sacristie qu’il s’agit de
+« raccommoder », un autre avec les Moulins pour
+une mesure de farine qui a été enlevée, et un
+quatrième avec M. Van Rode, fermier. Il plaide
+à la fois contre les chanoines de Maubeuge, ceux
+de Condé et ceux de Saint-Quentin, et quand on
+rencontre la mention : « ceux du clergé », on est
+bien empêché de savoir à qui l’appliquer.</p>
+
+<p>Tout cela entraîne des dépenses considérables,
+car il faut payer des experts et des avocats, et
+l’on voit certain procureur réclamer de l’argent
+« pour nous avoir servis », mais le vrai plaideur
+n’y regarde pas. Dom Maur débourse sans sourciller
+mille florins de frais dans le procès contre
+Molle qui est une affaire d’importance minime.
+On ne plaide pas pour gagner de l’argent, mais
+parce qu’on enrage d’avoir raison.</p>
+
+<p>Les innombrables procillons qui font ressembler
+le Journal de Dom Maur au rôle d’un tribunal
+sont des affaires presque toutes communes
+et qui n’offrent guère d’intérêt. Ce qui intéresse,
+c’est Dom Maur lui-même par sa persévérance,
+son indifférence aux résultats et son superbe
+sang-froid. C’est aussi quelques-uns de ses
+adversaires. Deux surtout paraissent dignes de
+lui : leurs noms reviennent fréquemment, presque
+à travers tout le Journal, et ce retour
+perpétuel de figures lointaines et presque anonymes
+finit par leur donner quelque chose
+d’épique.</p>
+
+<p>L’avocat Le Maulnier paraît dès la première
+page du Journal : on consulte M. Petit pour sa
+requête. De loin en loin, au cours de la première
+année, cette affaire revient : « On a travaillé à
+un rapport contre Le Maulnier », ou : « On a
+reçu trois mémoires contre Le Maulnier », ou,
+un peu plus tard : « On a commencé à rapporter
+notre procès contre Le Maulnier. » Au commencement
+de 1720, l’affaire s’engage à fond. On
+écrit à M. l’Abbé que la présence de Dom Joseph
+est nécessaire parce que le conseiller rapporteur
+a besoin d’explications. Dom Joseph arrive, et,
+pendant un mois, c’est une grande activité.
+Visites au président et à un conseiller. Visites à
+quatre conseillers. Remise de factums. Répondu
+à la requête civile de Le Maulnier. Travaillé à
+l’avertence, etc., etc. Après un temps, on recommence
+la lecture, on achève l’avertence, laquelle
+est servie avec dix-sept pièces. Le Maulnier sert
+une solution à l’avertence de Dom Maur. On y
+répond. Enfin, le 13 mars, au soir, « notre procès
+contre Le Maulnier est sorti du bureau et
+nous l’avons gagné ».</p>
+
+<p>C’est la formule ordinaire. Seulement, cette
+fois — peut-être parce qu’on a battu un homme
+de la partie — il y a une joie extraordinaire dont
+le Journal s’échauffe pendant trois jours. On
+écrit et on envoie aussitôt un messager à
+M. l’Abbé, Dom Ghislain et Dom Gérard. On va
+remercier MM. le Président et le Rapporteur et
+M. Cornet. On écrit aussi à Dom Corneille « pour
+lui notifier la bonne nouvelle du gain de notre
+procès ». Dans la joie où l’on est, on écrit à
+M. Duquesne de faire raccommoder la grange de
+la Folie, « s’il est absolument nécessaire ».</p>
+
+<p>Le lendemain, M. Tahon fait venir les parties
+et leur déclare les « points d’office », après quoi
+on commence la liquidation. L’avocat de Le
+Maulnier refuse de payer les épices du procès.
+Suivent diverses comparutions où le conseiller
+s’offre d’amener un accommodement. De fait, on
+travaille avec Le Maulnier, à l’amiable, un après-midi.
+Après deux mois d’un silence de mauvais
+augure, Le Maulnier sert ses contredits consistant
+en quatre cent quatre-vingt-dix-sept articles.
+On les étudie, mais il y a apparence que cette
+énorme masse de raisons est inébranlable, car à
+une dernière comparution chez M. Tahon, « on
+finit tous les anciens procès, de sorte que notre
+rente se trouve réduite de 940 à 910 florins ».
+Sur ce, on demande à Liessies des chevaux
+« pour s’en retourner ».</p>
+
+<p>A côté de cet avocat savant et retors, on voit
+paraître un petit curé entreprenant, tenace et
+malin, qui fait encore meilleure figure. C’est le
+curé de Gognies-Cauchies. Brave petit homme
+qui lutte tout seul contre la riche et puissante
+abbaye ! Leur difficulté provient d’une dîme qu’il
+a retenue et de sa maison de cure qu’il veut qu’on
+« rétablisse ». Le petit curé gagne, haut la main.
+Dom Maur rappelle, et on entre dans le labyrinthe
+pour n’en pas sortir, car le Journal s’achève
+sans que l’on sache si l’on s’est arrangé pour tout
+de bon. Le procès de Gognies est d’ailleurs le
+plus embrouillé de tous. Après quelques mois,
+on voit Dom Maur copier « deux petits procès
+avec Gognies », et on s’aperçoit, en effet, qu’il y
+a trois affaires distinctes poursuivies simultanément
+à Mons, à Valenciennes et à Douai. Le petit
+curé trouve aussi moyen de mettre dans son
+jeu les chanoines de Maubeuge qu’on voit qui
+n’ont pas encore « tripliqué ». On fait faire des
+comparutions, des expertises et vues de lieu.
+Quelquefois le petit curé fait défaut, d’autres fois
+il propose des accommodements ; il vient en personne
+à Liessies, par une belle journée de printemps,
+et « offre de payer la moitié des frais de
+la veüe de lieu si l’on veut mettre des barreaux
+à ses fenêtres ». Il s’agit bien de barreaux. Dom
+Maur, quelques jours plus tard, est à Douai avec
+ordre de solliciter fortement contre « Gognies ».
+M. le conseiller Dupuis, homme paisible, tâche
+d’accommoder les parties. Sur ces entrefaites, le
+procès qu’on a pour la dîme sort du bureau à
+Mons et « nous avons gagné ». Reste celui de
+Valenciennes et celui de Douai, très lents l’un et
+l’autre et très confus, car, cette fois, les chanoines
+de Saint-Quentin entrent, on ne sait comment,
+en ligne, et l’on ne voit jamais clairement
+si l’on plaide pour le fond ou seulement pour des
+frais. Quoi qu’il en soit, Dom Maur gagne encore
+à Valenciennes. On croit tout fini ; mais, après
+plusieurs mois, on retrouve, comme un refrain
+de cauchemar, l’éternelle mention : « Fait un
+écrit contre le curé de Gognies-Cauchies. » C’est
+qu’il reste le vieux procès de Douai auquel on ne
+pensait plus et qu’enfin le petit curé, abrité derrière
+ses chanoines, gagne, le 5 avril 1721.
+« Nous avons perdu notre procès contre lesdits
+chanoines, à tous frais et dépens, et il a été déclaré
+que les curés primitifs sont obligés d’évacuer
+leur disme avant que les autres codécimateurs
+contribuent aux portions congrues et aux maisons
+des curés. » La note des premiers frais
+monte assez haut, car Dom Maur donne en à-compte
+360 florins qui sont tout l’argent qu’il a
+sur lui. Vers la fin de novembre, le procureur
+écrit à son dit curé de venir liquider sa dîme
+de 1719 et s’arranger pour de certaines briques
+dont on a pavé son grenier. Le petit curé répond
+qu’il « envoiera », et quand on s’est habitué à
+voir son nom revenir pendant plus de deux ans
+presque à toutes les pages du Journal, on se demande
+s’il n’« envoiera » pas un sergent.</p>
+
+<p>Autour de ce combatif petit homme on voit
+graviter d’autres petits curés, celui de Maffles,
+celui d’Eppe-Sauvage au sujet duquel on consulte
+trois avocats, ceux d’Étichove et de Roquignies,
+celui d’Ostiche. Ce dernier, le jour même que le
+curé de Gognies vient demander des barreaux
+pour ses fenêtres, fait aussi le voyage de Liessies
+et demande qu’on ajoute une « quatrième place »
+à sa maison et qu’on lui donne des pailles pour
+son toit. Il n’aura rien du tout. Il part fort mécontent
+et, quelque temps après, « menace d’arrêter
+nos biens ».</p>
+
+<p>Que de plaideurs, que de juges, que d’avocats,
+que d’affaires ! Quand on lit vite, les choses se
+mettent les unes sur les autres, les jours s’enfuient,
+les mois glissent, les procès pullulent, le
+journal fait un bourdonnement monotone qui
+engourdit et ne laisse que la sensation d’un
+temps lointain et irréel. Vers la fin, on voit plus
+souvent ces querelleurs s’accommoder et l’on
+sent combien des gens morts depuis si longtemps
+ont eu raison de cesser des batailles ridicules. A
+deux reprises, Dom Maur passe tout un mois
+sans bouger de Liessies, de chez nous, comme
+il dit, et on aime se le figurer loin du fracas des
+maisons de poste et des cours de justice, vaquant
+à la tranquille besogne quotidienne et entendant
+par sa fenêtre ouverte, le chant assourdi du
+chœur. Je suis sûr que M. l’Abbé tient à ce qu’il
+reste ainsi de temps en temps au logis. Souvent
+on voit reparaître l’ordre de revenir à Liessies,
+« sitôt nos procès finis ». M. l’Abbé s’occupe
+aussi — il le faut bien — de ce que son procureur
+fait à Mons ou à Douai, mais je n’ai aucun
+doute qu’il n’aime pas cette agitation vaine et
+qu’il pense quelquefois avec regret au passé, en
+regardant de sa stalle la tombe de M. de Blois.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il semble d’ailleurs qu’on vive très paisiblement
+à Liessies. L’Abbé est un homme sage et
+bon, très respecté et probablement aimé. L’obéissance
+est entière, et le commandement n’a rien
+de rude : l’existence des religieux doit être monotone
+et douce, sans désordres et même régulière
+sans être plus édifiante que celle de la majorité
+des moines à cette époque ; l’atmosphère,
+celle d’un collège ecclésiastique de province,
+vraie famille agrandie où l’attachement au nid
+commun est le ressort principal des actions.</p>
+
+<p>Il n’est fait aucune allusion dans le Journal de
+Dom Maur à la présence de Frères convers dans
+l’abbaye : ce sont des domestiques qui font les
+charrois et autres grosses besognes, et des
+jeunes gens du pays se présentent de temps à
+autre « pour écrire au comptoir ». Cette égalité
+de tous les religieux contribue à leur donner une
+liberté et une individualité plus grandes. Les
+« jeunes » ne sont pas séparés du reste du monastère.
+Ils y entrent comme postulants ; après
+un an, on les présente au Chapitre pour la profession,
+et le vote de la communauté décide de
+leur réception ; leurs « prémices » sont de
+grandes fêtes pour lesquelles Dom Maur débourse
+cinquante ou soixante florins. Le Journal
+ne laisse aucun doute que tous les moines se
+connaissent et s’aiment. Dom Maur envoie constamment
+« chez nous » des manières de cadeaux
+qu’il sait devoir plaire à celui-ci ou celui-là. A
+M. l’Abbé des livres, du thé impérial ou de beaux
+bas rouges pour les grandes cérémonies. A M. le
+Prieur, qui est savant, pieux et rhumatisant, des
+livres, des traités spirituels, un bonnet, de
+l’huile de myrrhe. A Dom Thomas qui est
+peintre, des couleurs. A M. le Sacristain, des
+dentelles. A Dom Joseph, des œufs frais et du
+vin de « Frontiniac ». A un autre, du fil d’argent
+et des croix de corne « pour faire des dizaines ».
+A un autre, des livrets d’or pour des
+broderies.</p>
+
+<p>Les liens de famille ne sont nullement brisés.
+M. l’Abbé fait écrire à un religieux que,
+passé telle fête, il pourra s’en aller voir sa mère.
+Une autre fois, Dom Maur rencontre Dom François
+s’en allant <i lang="la" xml:lang="la">ad patriam</i>. Un peu plus tard,
+Dom Maur écrit qu’il a compté huit écus à un
+autre religieux s’en allant <i lang="la" xml:lang="la">ad patriam</i>.</p>
+
+<p>L’abstinence monastique existe toujours en
+principe et le Journal suit la marche de l’année
+ecclésiastique avec la régularité d’une horloge.
+« Écrit à mademoiselle Wélis de Bruxelles pour
+les provisions des Avents. » — « Coppée est
+arrivé avec un chariot pour charger les provisions
+de carême : quatre tonnes de morue, deux
+tonnes d’harengs, une tonne de saumon, etc. »</p>
+
+<p>Mais comme la moitié des religieux, étant
+constamment en voyage, ont dispense, il est
+probable que la règle s’est bien relâchée de la
+sévérité primitive. En tout cas, le maigre se
+relève par toutes sortes de douceurs, et le carême
+de Liessies est un carême sucré. A la vérité,
+le procureur commande des sacs de riz et
+des ballots « d’estocfix », mais on le voit acheter
+d’un coup 160 livres de cacao, 50 livres
+d’orge perlé et pour 79 florins de « banille ». Il
+y a à l’abbaye des provisions de cannelle et de
+noix muscades, de dattes, de raisins de Tharse
+et de câpres d’Espagne ; à intervalles aussi, des
+citrons et oranges amères qui sont un grand
+luxe. On boit ordinairement le petit vin de
+Laon, mais on en fait venir de Bar, et la cave
+est fournie de vin d’Espagne et de vin du Rhin.</p>
+
+<p>Liessies ne manque point d’amis, bien qu’il
+s’en faille de peu qu’on ne leur fasse à tous des
+procès. Il y en a de puissants : M. l’intendant à
+qui l’on envoie de temps à autre un chevreuil et
+que M. l’Abbé va voir vers le nouvel an « pour
+lui faire les compliments du temps » ; madame
+de Maubeuge, la noble et puissante abbesse du
+noble et puissant Chapitre de Maubeuge. C’est
+une très grande dame. L’année où elle prend
+possession, elle passe par Liessies avec ses officiers,
+une compagnie de gardes du corps, une
+de hussards, une de grenadiers et une de bourgeois
+de Maubeuge. On héberge tout ce monde.
+Le lendemain, M. l’Abbé et deux religieux accompagnent
+« Madame » pendant le reste du
+voyage, et M. l’Abbé l’installe et dit la messe
+basse pontificalement. Une autre grande visite
+cause un émoi encore plus grand. Brusquement
+Dom Maur annonce le passage du Prince Tingris
+et ce nom ainsi orthographié fait que, pendant
+quelques jours, le Journal prend un air
+d’<i>Amadis</i>. On a envoyé à Bruxelles le messager
+de Trélon pour chercher des jambons, des succades
+et autres choses « portées sur l’état du
+maître d’hôtel ». On achète pour treize écus à
+trois couronnes de poisson frais. Comme rien à
+Liessies n’est assez beau pour un hôte aussi distingué,
+on envoie de Mons « huit douzaines de
+serviettes, trois douzaines de couteaux, autant
+de cuillères et fourchettes de métail, une boette
+de biscuits, et macarons et sucades ». Pour
+mettre le comble à cette magnificence on joint
+une demi-douzaine de citrons, autant d’oranges
+amères et autant d’oranges de Portugal qui composeront
+un véritable dessert de prince.</p>
+
+<p>Liessies a d’autres amis plus humbles et que
+l’on traite familièrement. Ce sont quelques curés : — M.
+Jénart avec qui on finit malheureusement
+par plaider, mais que M. l’Abbé recommande
+quand il va au concours ; ou M. O’Dwyer,
+Irlandais francisé qui rend de petits services au
+monastère ; — des gens d’affaires, tellement absorbés
+par les dîmes, les tailles et les procès de
+Liessies qu’ils ne sont guère que des lieutenants
+du procureur ; M. Petit, à qui M. l’Abbé fait des
+cadeaux de nouvel an ; M. Goulart de Trélon et
+mademoiselle Duquesne, sa fille. Mademoiselle
+Duquesne est une femme prudente et méfiante
+qui fait une fois un peu de peine à Dom Maur
+en lui refusant des écus de Lille dont il veut la
+payer, mais c’est une amie tout de même. On la
+traite sur le pied de l’intimité, et le procureur
+passe plusieurs jours chez elle quand il vient
+ouïr son compte. Il y a encore M. et madame
+Tahon de Maubeuge, dont l’amitié est d’autant
+plus précieuse que M. Tahon est conseiller à la
+Cour. Il y a surtout les demoiselles de Bouillon,
+de beaucoup les meilleures amies du procureur.
+Ce sont des filles de très bonne naissance et
+d’éducation soignée, intelligentes, artistes et cependant
+pratiques et ne trouvant pas qu’il soit
+au-dessous d’elles de rendre à leurs amis les
+services les plus ordinaires. Elles habitent
+Mons, et sont pour Dom Maur d’un secours
+inestimable. Son coffre est chez elles et il leur
+confie aussi des bourses distinctes où sont les
+monnaies de provenance étrangère qu’il ne peut
+changer. Elles l’accompagnent dans les magasins
+chaque fois qu’il achète de la toile ou des étoffes.
+Quand il est à Liessies, elles font pour lui plusieurs
+courses qu’il n’oserait peut-être leur demander.
+Dom Maur a à Bruxelles une correspondante
+appelée mademoiselle Wélis, qui lui
+expédie toutes sortes de denrées. C’est une
+honnête marchande qu’il appelle jusqu’à la fin
+mademoiselle Wélis de Bruxelles, comme s’il
+avait entendu parler d’elle la veille pour la première
+fois. Elle n’a pas la commande de certaines
+douceurs comme amandes longues et thé
+impérial que les « demoiselles » se font un plaisir
+d’envoyer elles-mêmes à Liessies. Elles font
+cadeau à M. l’Abbé de beaux réchauds d’argent
+et de toutes sortes de sucreries quand il est malade.
+Elles pensent, comme de juste, à la sacristie :
+dentelles et fils d’argent viennent ravir le
+sacristain. De son côté, M. l’Abbé leur fait tous
+les honneurs : il les invite au prieuré du Sart
+où il vient pendant les chaleurs, et l’année où
+madame de Maubeuge passe par Liessies, il les
+ramène avec lui pour qu’elles aient l’agrément
+de cette cavalcade.</p>
+
+<p>Les religieux de Liessies sont en bons termes
+avec ceux de Lobbes. Dom Maur paraît heureux
+dans ses voyages de rencontrer parfois M. Tahon,
+religieux de cette abbaye. Ils ont aussi des relations
+agréables avec ceux d’Hautmont dont
+l’abbé vient un jour à Liessies, avec ceux de
+Maroilles qui donnent parfois l’hospitalité au
+procureur quand il revient de Douai, et surtout
+avec MM. de Saint-Sépulcre de Cambrai. On
+leur rend tous les services qu’on peut.</p>
+
+<p>Mais les vrais, constants, fidèles et très appréciés
+amis de Liessies, ce sont les Pères Jésuites.
+En général, les Bénédictins étaient plutôt Jansénistes.
+A Liessies, une tradition vieille de plus
+d’un siècle voulait qu’on se rangeât aux doctrines
+de la Compagnie et qu’on traitât les Jésuites
+avec une extrême cordialité. A Maubeuge
+et à Douai, Dom Maur descend presque toujours
+« aux Révérends Pères Jésuites » : il y est chez
+lui. Toutes les idées théologiques de Liessies
+sont celles des Jésuites. Les « jeunes » apprennent
+la dogmatique dans l’ouvrage du P. Platelles
+et la morale dans celui du P. Tavernes. On
+conserve aux archives la belle lettre que le
+P. de La Chaise écrivait à M. l’Abbé en lui annonçant
+sa nomination : « C’est votre mérite et
+votre zèle pour la bonne doctrine qui ont obligé
+le Roi à vous préférer à tous ceux qui ont sollicité
+Sa Majesté pour obtenir la place qu’elle vous
+a confiée. Je suis sûr que vous la remplirez dignement
+et que vous maintiendrez la régularité
+et le bon ordre dans une abbaye de si grande
+conséquence. Tous nos Pères que vous honorez
+de votre amitié m’en ont félicité, ce qui m’a fait
+un véritable plaisir. Je vous prie de leur continuer
+l’estime et la considération que vous avez
+toujours eue pour eux, etc. » M. l’Abbé reste
+très hostile aux Jansénistes et entretient une
+correspondance active avec le P. Imbert. Celui-ci
+lui envoie tout ce qui se publie « touchant la
+constitution ». On trouve fréquemment la mention
+« Reçu un paquet de livres de Douai pour
+M. l’Abbé ». Deux « escoliers » apportent à
+Mons un gros paquet de livres qui leur a été
+remis par le P. Imbert et qu’on envoie dès le
+lendemain à Liessies par un exprès. M. l’Abbé
+s’intéresse uniquement à la controverse janséniste
+et, à en juger par ce qui lui arrive d’ouvrages
+et brochures de toutes sortes, elle doit
+absorber tout son temps. Le Journal de Dom
+Maur finit la veille de Noël 1721. Ce jour-là le
+procureur inscrit : « Reçu de Douay un paquet
+d’écrits, sçavoir : un exemplair de la Sorbonne
+tombée, un exemplair des expositions des sentiments
+de M. de Noailles et deux exemplairs des
+lettres à l’auteur du supplément. » Il est bien
+probable aussi que des mandements d’Arras
+reçus quelque temps auparavant et plusieurs
+livres de M. de Soissons en latin se rapportent
+au P. Quesnel. Dom Maur ne lit rien de tout cela :
+son siège est fait, sans aucun doute. Les Jansénistes
+doivent lui apparaître comme des gens qui
+troublent l’État, causent de grandes dépenses en
+livres et favorisent dans les monastères une spéculation
+très vaine.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Telle est, en gros, l’impression que laisse le
+Journal du procureur. Ce qui surnage, c’est le
+sérieux de la plupart des figures et la futilité de
+la plupart des affaires. Mais, ni M. l’Abbé, ni
+Dom Maur, ni les autres ne croyaient leurs affaires
+futiles : les procès étaient la trame de
+l’existence quotidienne, et le Jansénisme était
+une erreur vivante et qui mettait la foi en péril.</p>
+
+<p class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></p>
+<p>Liessies est bien désert, et les plus vieilles
+gens s’y rappellent à peine le temps où ils se
+souvenaient de l’abbaye.</p>
+
+<p class="date">Juin 1905.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c5">PETIT MOUTIER</h2>
+
+
+<p>Moustiers est un hameau de trente à trente-cinq
+feux, très isolé dans une petite vallée de la
+partie orientale de la Fagne, à trois lieues de
+Liessies et tout près des hauts défrichés à travers
+lesquels passe la frontière belge : on l’appelle
+souvent Moustiers-en-Fagne. Une belle route
+conduit à Wallers au sud et à Eppe-Sauvage au
+nord, mais elle est en tout temps fort déserte et
+il faut que les ingénieurs l’entretiennent par le
+pur amour de leur art : on n’y rencontre guère
+que la carriole du boulanger ou du boucher. En
+revanche, elle monte et descend par longs et
+lents circuits à travers les pentes gazonnées qui
+bordent la forêt et ouvrent à chaque instant de
+vastes horizons sur la Fagne-de-Chimay. Il faut
+porter sur ce chemin des soucis bien cuisants
+pour ne pas s’y sentir comme bercé.</p>
+
+<p>Le nom de Moustiers dit assez clairement que
+l’histoire de ce petit village est liée à celle d’un
+établissement monastique. En effet on voit au
+premier coup d’œil que l’églisette qui vous accueille
+presque à l’entrée du hameau a été une
+chapelle de moines. Elle s’appuie, toute petite et
+gracieuse, contre une grande maison robuste
+séparée de la place par une bande de jardin sévèrement
+murée, et, derrière, de vastes dépendances
+enferment un grand carré. Les gens du
+pays appellent cet assemblage de constructions
+moitié agricoles, moitié conventuelles le Priolé,
+corruption facile à reconnaître du mot de
+Prieuré. On voyait encore il y a vingt ou vingt-cinq
+ans et l’on voit peut-être toujours, dans la
+sacristie, des tiroirs sur lesquels était écrit en caractères
+à peine pâlis : M. le Prieur, M. le Sous-Prieur.
+Ces religieux étaient des moines laboureurs
+dépendant non de l’abbaye de Liessies,
+mais de celle de Lobbes, en Hainaut, et suivant
+aussi la règle bénédictine. Ils étaient trois ou
+quatre qui, une fois dit leur office et leurs
+messes, vaquaient aux travaux des champs
+comme les paysans d’alentour.</p>
+
+<p>Les Mauristes, aussi bien que les autres Bénédictins,
+avaient de ces monastères campagnards.
+C’est dans une retraite de ce genre que
+Mabillon passa six années, redemandant à la
+terre la santé que les livres lui avaient prématurément
+ravie.</p>
+
+<p>Ces prieurés n’absorbaient pas comme les
+grandes abbayes toute la terre et tous les bras.
+Le prieur et ses compagnons devaient être les
+amis et non les maîtres des laboureurs leurs
+voisins. Il est peu de pays où l’attachement à la
+religion soit resté aussi paisible, entier et sincère
+qu’à Moustiers-en-Fagne. Il en sera de
+même partout où le prêtre ou le religieux ne se
+mettra à part des hommes au milieu desquels il
+vit que par une charité plus haute et une existence
+plus pure.</p>
+
+<p>Toute proche de l’église et du Prieuré est une
+très jolie maison du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle dont tout l’ornement
+consiste dans un pignon à gradins semblable
+à ceux qu’on voit partout dans le Soissonnais
+et dans des fenêtres à meneaux, mais dont
+les proportions sont parfaites. La pierre de taille
+qui est tout simplement la pierre bleue de Hainaut,
+en est cependant relevée de bordures délicates.
+Quand on entre dans le village par la
+route d’Eppe-Sauvage, cette maison fait avec
+l’église et le Prieuré un ensemble de lignes brisées
+extraordinairement gracieuses.</p>
+
+<p>Le Prieuré de Moustiers n’a point d’histoire ;
+le village non plus ; etson nom vague et général
+le tire à peine de l’anonymat. C’est un endroit
+silencieux et heureux où des moines et des
+villageois ont vécu pendant plusieurs siècles
+ignorés et contents.</p>
+
+<p>J’espère que le lecteur ne me trouvera pas ridicule
+d’ajouter ici quelques vers inspirés par
+cette bourgade de rêve. Si quelque musicien
+voulait y adapter un air monotone et lointain de
+vieille chanson, je lui en saurais gré.</p>
+
+
+<p class="c">LE MOUTIER</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">C’était un vieux petit moutier</div>
+<div class="verse i2">Avec des gables ;</div>
+<div class="verse">Dans la cour un grand peuplier</div>
+<div class="verse i2">Et des érables.</div>
+
+<div class="verse stanza">La chapelle avait des murs gris</div>
+<div class="verse i2">De vieille pierre,</div>
+<div class="verse">Sous les corbeaux de bois noircis</div>
+<div class="verse i2">Pendait un lierre.</div>
+
+<div class="verse stanza">Derrière ce petit moutier</div>
+<div class="verse i2">Grandes ouvertes</div>
+<div class="verse">Les granges au front altier</div>
+<div class="verse i2">Étaient désertes.</div>
+
+<div class="verse stanza">Un petit logis tout sculpté</div>
+<div class="verse i2">Ceint de guirlandes</div>
+<div class="verse">Dormait dans un jardin d’été</div>
+<div class="verse i2">Plein de lavandes.</div>
+
+<div class="verse stanza">Un petit verger conduisait</div>
+<div class="verse i2">Au cimetière :</div>
+<div class="verse">Monsieur le Prieur y lisait</div>
+<div class="verse i2">Son bréviaire.</div>
+
+<div class="verse stanza">La route allait je ne sais où</div>
+<div class="verse i2">Bien loin en France,</div>
+<div class="verse">Quelques-uns disaient à Limou</div>
+<div class="verse i2">Vers la Provence.</div>
+
+<div class="verse stanza">C’était un vieux petit moutier</div>
+<div class="verse i2">Du temps des guerres,</div>
+<div class="verse">Où plus d’un brave cavalier</div>
+<div class="verse i2">Fit ses prières.</div>
+
+<div class="verse stanza">Dans le petit moutier tout dort :</div>
+<div class="verse i2">Le soleil pèse,</div>
+<div class="verse">Et Monsieur le Prieur est mort</div>
+<div class="verse i2">Sous Louis Seize.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="date">Juin 1908.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c6">LES MOINES DE SHAKESPEARE</h2>
+
+
+<p>Shakespeare aime et respecte les moines : c’est
+un fait indéniable pour quiconque connaît, même
+superficiellement, ses œuvres, mais c’est aussi
+un fait inexplicable pour quiconque n’a sur l’histoire
+religieuse de l’Angleterre que ces notions
+vagues où l’on accroche vaille que vaille des
+idées préconçues. On se dit : Shakespeare a été
+l’un des poètes favoris d’Élisabeth, et Élisabeth
+est la grande persécutrice du catholicisme en
+Angleterre ; il est donc impossible que Shakespeare
+n’ait pas été protestant. D’un autre côté
+comment se pouvait-il qu’un auteur protestant
+fît l’apologie des moines devant Élisabeth qui
+sûrement les exécrait ? Peut-être, après tout,
+Shakespeare était-il catholique plus ou moins
+secrètement ; il y a des critiques qui l’ont cru.</p>
+
+<p>Ainsi raisonne-t-on, au lieu de demander à
+l’histoire si, par hasard, elle n’aurait pas le mot
+de l’énigme, et si ce mot ne se trouverait pas
+beaucoup plus simple qu’on n’est tenté de se
+l’imaginer.</p>
+
+<p>L’Angleterre ne fut jamais, au même degré
+que l’Irlande, un pays monastique : cependant
+les riches et nombreuses églises abbatiales qu’on
+y voit encore aujourd’hui, attestent que la prospérité
+des vieux ordres religieux y fut considérable.
+Aux <small>XIII</small><sup>e</sup> et <small>XIV</small><sup>e</sup>
+siècles, les ordres mendiants
+s’y propagèrent avec une extrême rapidité,
+mais leur popularité ne fut guère plus durable
+que leur zèle. Le mouvement de Wycliff, révolutionnaire
+et protestant avant la lettre, fut
+dirigé en grande partie contre eux, et la littérature
+du temps leur est très hostile. On connaît
+les plaisanteries de Chaucer contre le frère
+quêteur qui rapporte de Rome une pleine besace
+de pardons tout chauds et contre le moine chasseur
+galopant dans une bruyante sonnaille de
+grelots. Pour lui comme pour les auteurs de nos
+fabliaux, c’est assez punir la paresse des grands
+abbés, et la rapacité un peu friponne des moines
+mendiants que de les mettre en chansons. Mais
+on entend une autre note dans le rude poème
+de Pierre le Laboureur et dans les bouts-rimés
+énigmatiques qui coururent l’Angleterre pendant
+les vingt dernières années du <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle. Ces
+mots de passe devaient se transmettre avec un
+sourire noir, et l’on en vit bientôt l’effet quand
+les Lollards devinrent légion, et réclamèrent la
+liberté et l’égalité, la faux, la hache et la torche
+à la main.</p>
+
+<p>Entre les Lollards socialistes et fort peu orthodoxes
+et Henri VIII, il n’y a qu’un siècle,
+mais le chemin parcouru dans ces cent ans est
+immense. Il ne s’agit plus de mouvements populaires :
+la monarchie absolue n’existe pas encore
+et elle n’existera guère que pendant les six années
+où Thomas Cromwell fera régner la Terreur,
+mais l’idée en a été aperçue nettement, et
+Wolsey, comme Cranmer, se repentira au moment
+de mourir d’avoir adoré le Roi au lieu
+d’adorer Dieu. Le Roi dès lors fait bien tout ce
+qu’il fait et, comme le dit la loi, il est incapable
+de mal faire.</p>
+
+<p>Henri fut donc suivi comme Louis XIV l’aurait
+été s’il avait voulu entraîner l’Église de
+France dans ce que le Parlement n’eût pas manqué
+d’appeler une indépendance légitime. Il avait
+horreur de l’hérésie, et il mourut avec la haine
+des protestants, mais le schisme ne lui faisait
+pas peur. Le Pape était, à ses yeux, un souverain
+rival qui percevait indûment des impôts
+dans le royaume d’autrui, envoyait partout des
+émissaires italiens déguisés en dignitaires ecclésiastiques,
+faisait la guerre avec des menaces
+de déposition et d’excommunication, bref, avec
+lequel il fallait négocier aussi longtemps qu’on
+le pouvait, mais lutter la lance haute quand on
+y était contraint. Wycliff avait prouvé, dans le
+<i lang="la" xml:lang="la">De Dominio</i>, que l’ingérence pontificale dans les
+affaires civiles était le renversement de l’ordre
+évangélique et la racine de toute corruption. Les
+idées d’Érasme étaient très semblables. Ce que les
+hommes du « Nouveau Savoir » voulaient, avant
+tout, c’était ramener l’Église, ses pratiques et son
+culte à la pureté primitive. Il restera éternellement
+fâcheux pour la Réforme qu’elle se soit
+greffée partout sur des faiblesses morales. On est
+mal venu à parler de réformer les autres quand
+on a pour premier souci de donner le champ libre
+à ses désirs. Mais d’un autre côté, Henri VIII
+eut beau jeu contre Rome en s’élevant contre les
+abus que Thomas More, son confesseur le pieux
+Colet, et le très raisonnable Érasme dénonçaient
+eux-mêmes, et l’intransigeance du sentiment patriotique
+en Angleterre lui fut d’un singulier secours
+dans une lutte où la politique pénétrait
+constamment la religion. La Réforme en Angleterre
+apparaît, en dernière analyse, comme le
+résultat d’un conflit entre toutes sortes de penchants
+assez bas se heurtant les uns les autres
+au nom de principes très élevés.</p>
+
+<p>Ce fut d’ailleurs une grande duperie dont très
+peu d’esprits clairvoyants prévirent le résultat,
+et à travers laquelle deux hommes seuls, More
+et Fisher, aperçurent une question de vie ou
+de mort qui valait bien qu’on lui sacrifiât sa tête.
+Les autres dirent : querelle de rois ! exactement
+comme Léon X avait dit querelle de moines ! en
+apprenant les batailles de Wittemberg, et crurent
+qu’il était d’une prudence vulgaire d’attendre
+que ces puissances ou leurs successeurs
+se fussent accommodés. Les évêques de France
+n’avaient guère raisonné autrement quand
+Louis XII fut excommunié par Jules II. Pouvait-on
+douter qu’Henri VIII fût, au fond, excellent
+catholique quand, moins de deux ans avant
+sa mort, il faisait signer à ses sujets les six articles
+qu’on ne pouvait regarder que comme le
+rempart de la pure doctrine, et traquait quiconque
+manquait la messe, refusait de se confesser
+ou niait la transsubstantiation ?</p>
+
+<p>La suppression des monastères ne paraissait
+pas bien criminelle. Elle s’était d’ailleurs faite en
+douceur, à deux fois. Le Roi avait commencé
+par supprimer les maisons religieuses les moins
+riches, parce que leur nombre et leur constant
+besoin d’argent y rendaient la discipline moins
+exacte et le désordre plus apparent. Plus tard
+il supprima les grandes abbayes, parce qu’elles
+étaient trop riches, tandis que le Trésor était
+pauvre, et parce que le système du manoir, comme
+on appelait le régime de la propriété seigneuriale,
+les rendait déplaisantes aux petits comme
+aux grands. La liquidation de ces vastes domaines
+produisit peu de chose, grâce à la corruption
+des agents qui la firent et à la rapacité
+des familles aristocratiques qui s’arrangèrent
+pour en profiter. Le peuple qui avait pu se persuader
+d’abord que les dépouilles des abbés,
+comtes et ducs suffiraient à la voracité du Trésor
+Royal, ne vit pas diminuer les impôts, et regretta
+les distributions d’aumônes qu’on faisait
+aux portes des abbayes, mais il ne regretta pas
+autrement la dispersion des moines, et le clergé
+séculier l’imita.</p>
+
+<p>Lors donc qu’Henri VIII mourut, en 1547,
+c’est-à-dire à peine dix-sept ans avant la naissance
+de Shakespeare, il n’y avait plus en Angleterre
+ni moines, ni religieuses, ni nonce,
+et les lettres du pape n’y parvenaient plus qu’en
+fraude, mais il y avait toujours des évêques,
+des chapitres, et tout un clergé dont l’organisation
+restait la même qu’elle était depuis des
+siècles, des collèges et des universités où l’on
+enseignait la théologie traditionnelle. A Cambridge
+seulement un petit nombre de jeunes gens
+qui entre eux s’appelaient Frères, se réunissaient
+dans une auberge pour disserter sur la
+foi sans les œuvres, et l’on commençait à réimprimer
+les petits traités populaires de Wycliff,
+mais tout ce qu’il y avait dans le pays de littérature
+proprement protestante se bornait aux six
+mille bibles assez bien traduites par Tyndale et
+colportées clandestinement. Ce n’était pas grand’chose,
+et bien que le clergé fût ce qu’il était alors
+à peu près partout, ce n’eût certes pas été suffisant
+pour détacher l’Angleterre de sa vieille
+croyance, si le testament du roi n’eût mis Mary
+Tudor en dehors du conseil de régence qui
+devait gouverner aux lieu et place du petit
+Édouard VI.</p>
+
+<p>Que de fois l’histoire n’a-t-elle pas enregistré
+de ces fatalités qu’il faut prendre sans les discuter
+et sans chercher surtout ce qui les aurait remplacées
+si elles ne se fussent pas produites. Tout
+le monde sait que les sept années pendant lesquelles
+l’ombre chétive d’Édouard présida aux
+destinées de l’Angleterre, furent le règne de
+l’un des hommes les plus faux et les plus lâches
+qui aient jamais joué un rôle, l’archevêque
+Cranmer. On lui connaissait des tendances protestantes,
+et, vers la fin d’Henri VIII, il avait été
+fort près de passer en jugement, mais il dissimulait
+quand il le fallait. Avec un roi enfant
+et entouré de conseillers choisis pour leur complaisance
+il fut le maître. Dès le premier hiver
+qui suivit la mort de Henri VIII, Cranmer mangea
+publiquement de la viande en carême au
+palais archiépiscopal de Lambeth. Bientôt il
+supprima les Six Articles, fit enlever des églises,
+peintures, images et autels, permit le mariage
+aux prêtres, remplaça la messe par un service
+en langue vulgaire, codifia la doctrine dans les
+trente-neuf articles et la liturgie dans le <i lang="en" xml:lang="en">Prayer
+Book</i>. Ce fut une sorte de bacchanale au milieu
+de laquelle les minorités violentes ne manquèrent
+pas, comme il arrive toujours, de se donner
+carrière. Presque partout des iconoclastes traduisirent
+en faits la doctrine qui leur venait
+de haut : on brisa les crucifix, on brûla les statues
+de la vierge, on profana les reliquaires et
+surtout on pilla les biens d’Église.</p>
+
+<p>Après sept ans, vint Mary Tudor qui remit incontinent
+les choses dans leur ancien état. Les
+évêques protestants ou protestantisants furent
+chassés et quelques-uns brûlés ; Bonner, évêque
+catholique de Londres, prisonnier à la Tour sous la
+régence, devint grand Inquisiteur et grand Juge ;
+le <span lang="en" xml:lang="en">Prayer-Book</span> disparut devant le Missel, et une
+cérémonie solennelle symbolisa le retour à
+l’unité catholique. Reginald Pole, cousin de
+Henri VIII, exilé à Rome et cardinal, vint, en
+grande pompe, réconcilier sa patrie. Il arriva par
+la Tamise, une grande croix d’or brillant à la
+proue du bateau, fut reçu par tout le Parlement
+agenouillé et prononça les paroles qui absolvaient
+l’Angleterre du crime de schisme et d’hérésie.
+Cette scène sublime aurait pu marquer la
+fin de l’aventure luthérienne. Par malheur, Mary,
+romanesque et entière dans son dogmatisme,
+voulut épouser celui qu’elle regardait comme le
+seul défenseur de la vérité catholique. Philippe
+d’Espagne, froid, méprisant et méfiant vint à
+Winchester pour la cérémonie du mariage, lança
+la reine dans la politique qui devait le plus irriter
+le pays et regagna bientôt Madrid, la seule
+ville où il se sentît chez lui et où son terrible zèle
+se donnât libre cours. Cependant le peuple de
+Londres à force de voir brûler des protestants prenait
+peu à peu parti pour eux, le mécontentement
+s’accroissait des insuccès répétés du gouvernement ;
+la prise de Calais fit déborder la
+coupe et, si la reine ne fût pas morte, la révolte
+aurait éclaté.</p>
+
+<p>Élisabeth fut aussitôt populaire. Elle était belle,
+intelligente, heureuse en politique, et c’est bien
+d’elle qu’on put dire que la reine ne peut mal
+faire : le peuple anglais voyait bien une femme
+dépourvue de tout scrupule, il n’en crut jamais
+ses yeux.</p>
+
+<p>Au point de vue religieux, Élisabeth sensuelle
+et sanguinaire, qu’on se représente ordinairement
+comme une réplique féminine de Néron,
+était, en réalité, l’indifférence même et la digne
+fille d’Anne Bouleyn. Elle avait une âme de roi,
+soucieuse avant tout de gouverner et de jouir, et
+ne sut jamais ce que la religion peut dire au
+cœur. Son attitude devant l’exaltation des puritains
+aussi bien que devant les pratiques catholiques
+était un étonnement profond et une impression
+de ridicule qu’elle ne cherchait pas à
+cacher. Elle faisait jeter au feu les images religieuses,
+mais elle singeait les Protestants et leur
+gravité grotesque et les appelait « frères en
+Christ ». Quand elle fit sa première entrée dans
+Londres, elle baisa la Bible que les bourgeois de
+la cité lui présentèrent mais elle fit rétablir le
+crucifix dans sa chapelle et montra une défaveur
+constante aux prêtres mariés. Elle traita un jour
+publiquement avec une ironie cruelle la femme
+de l’archevêque Parker et elle interrompait les
+prédicateurs qui faisaient devant elle l’apologie
+du nouveau rituel.</p>
+
+<p>La religion était pour elle, avant tout, un élément
+politique et elle concédait ou reprenait suivant
+que son intérêt du moment lui dictait.
+Sa cour était pleine de nobles catholiques que
+les seigneurs protestants du Conseil jalousaient :
+elle ne prenait jamais parti. Dès le début de son
+règne elle ouvrit avec le Pape des négociations
+qu’elle eût fait durer un demi-siècle, comme elle
+fit pour tant d’autres, si Rome n’avait cru pouvoir
+adopter sans danger une politique espagnole.
+C’est à la lumière de la politique qu’il faut juger
+tous les événements des quarante années qui suivirent.</p>
+
+<p>L’Angleterre n’était en rien la puissance mondiale
+qu’elle devait devenir plus tard : c’était un
+petit pays peuplé de quelques millions d’habitants
+décimés régulièrement par la peste et la
+famine. Elle n’avait point de colonies, cela va
+sans dire ; elle avait perdu ses points d’appui
+continentaux ; l’Irlande, tout entière catholique,
+se faisait gloire de n’avoir de souverain temporel
+que le Pape ; l’Écosse était une ennemie dont
+Marie Stuart, princesse presque française, voulait
+faire mieux qu’une rivale. La situation du pays
+était plus que précaire et les divisions religieuses,
+sourdes partout et toujours prêtes à éclater dans
+les comtés éloignés, y ajoutaient des difficultés
+nouvelles. Les seigneurs du Nord conspiraient.
+L’Espagne armait sa trop célèbre flotte à laquelle
+les ports d’Irlande étaient naturellement ouverts ;
+la reine d’Écosse n’attendait qu’un signal. Le
+Pape et Philippe crurent l’occasion unique et se
+déclarèrent. Élisabeth fut sommée de prouver sa
+légitimité, bientôt après excommuniée et déposée
+et ses sujets déliés de leur serment de fidélité. Il
+semblait que l’Armada n’eût qu’à paraître.</p>
+
+<p>Les conseillers du Pape avaient compté sans
+la fierté nationale des Anglais aussi susceptible
+alors qu’aujourd’hui. Ces mesures violentes aliénèrent
+de nombreux catholiques qui autrement
+fussent restés fidèles.</p>
+
+<p>Les lettres du cardinal Allen et les journaux
+du collège de Douai montrent clairement ce
+qu’étaient les sentiments réels de la population.
+Les deux tiers, au moins, écrivait Allen, sont entièrement
+catholiques de cœur et ne se conforment
+qu’en apparence et la mort dans l’âme. Le
+clergé n’était pas plus gagné. Dans beaucoup
+d’endroits le curé faisait chaque dimanche deux
+services, l’un dans sa maison pour les catholiques,
+l’autre à l’église, suivant l’usage nouveau.
+Parfois on voyait à la même table de communion
+des fidèles recevant l’hostie consacrée à la
+messe et des protestants communiant sous les
+deux espèces. Les lettres d’Allen montrent bien
+que cette dissimulation ne paraissait pas criminelle,
+avant tout parce qu’on la croyait passagère,
+et de nombreux documents anglicans,
+entre autres un curieux sermon de Latimer,
+prouvent aussi que les protestants savaient à
+quoi s’en tenir sur les sentiments réels de beaucoup
+de leurs coreligionnaires prétendus. En fait,
+les catholiques se cachaient beaucoup moins
+dans les premières années d’Élisabeth que les
+protestants ne s’étaient cachés sous Mary. On
+payait l’amende quand on était convaincu d’avoir
+manqué l’église de tout un mois, ou quand on
+ne trouvait pas de prétexte suffisant pour refuser
+la communion pascale et tout était dit. Seuls les
+prêtres qui refusaient le serment étaient punis,
+mais la persécution n’était pas sanglante. Un
+frère d’Allen qui passa plusieurs mois à Londres
+en 1583, c’est-à-dire un ou deux ans avant que
+Shakespeare n’y vînt chercher fortune, vit un
+certain nombre de prêtres incarcérés à la Maréchaussée.
+Ils y disaient la messe, presque
+tous, chaque matin, et sortaient librement
+dans la journée pour un ministère à peine dissimulé.
+Les gardiens se laissaient corrompre à bas
+prix.</p>
+
+<p>Les choses changèrent quand le danger d’une
+invasion espagnole apparut clairement à tous.
+Les prêtres de Douai furent regardés comme des
+espions, et les jésuites comme des émissaires de
+l’Espagne. On les traqua, bien plus sous l’empire
+de la frayeur que par haine religieuse, et les
+sectaires tirèrent parti de la confusion. Vainement
+les martyrs affirmaient-ils, au pied de
+l’échafaud, qu’ils ne reconnaissaient d’autre pouvoir
+civil que celui de la reine, on les huait
+comme traîtres à la patrie.</p>
+
+<p>Il va de soi que l’hérésie gagna beaucoup de
+ce que Rome perdait, mais la théologie anglicane
+qui se formait peu à peu dans des livres comme
+celui de Hooker, était bien plutôt catholique que
+luthérienne et le sentiment populaire offrait la
+même nuance : on ne transforme pas en deux
+générations les formes religieuses dont un peuple
+a vécu pendant dix siècles. Si l’on veut s’imaginer
+ce qu’était à peu près la disposition des esprits
+en Angleterre au commencement du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle,
+il faut oublier totalement l’anglican d’aujourd’hui,
+sur qui a passé le rouleau de fer des
+Hanovre et la vague d’indifférence soulevée par
+les Déistes : il y a longtemps qu’il a oublié l’atmosphère
+où ses pères ont vécu et son ignorance
+naïve est souvent prodigieuse ; il ne faut, surtout,
+pas penser aux pasticheurs de la Haute-Église,
+pour qui le catholicisme n’est pas un ressouvenir,
+mais bien une attrayante nouveauté.
+Il faut penser aux Vieux Catholiques de Suisse
+ou d’Allemagne, et non point rongés comme ils
+le sont par le protestantisme ambiant et tout
+pleins de l’entêtement schismatique, mais tels
+qu’ils seraient, si, au lieu d’être l’exception et de
+vivre en îlots, ils eussent été pris en masse dans
+une conversion violente du pays tout entier et
+dans l’étonnement où les révolutions laissent
+toujours les individus paisibles qui les ont subies
+et non faites. Élisabeth et son peuple étaient
+des catholiques de la veille qui n’avaient pas eu
+le temps, à beaucoup près, de prendre les façons
+puritaines et qui pouvaient se regarder souvent
+comme des catholiques du lendemain. Ajoutez
+que le concile de Trente datait de cinquante ans
+à peine, et que les questions de liturgie et de
+discipline étaient encore dans leur état amorphe
+et bien loin d’être ce qu’elles sont devenues
+pour nous, après trois siècles de réglementation
+et d’uniformité croissante.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Revenons à Shakespeare dont la noble figure
+va nous paraître désormais toute autre que si
+nous accollions crûment à son nom le glacial
+adjectif de protestant.</p>
+
+<p>Il naît à Stratford-sur-l’Avon, au mois d’avril
+de 1564, c’est-à-dire la sixième année d’Élisabeth.
+Six ans avant sa naissance donc, les lois
+sévères de Mary sont appliquées partout ; les
+protestants sont terrés dans les faubourgs des
+villes ; les cloches qu’on entend sonnent pour la
+messe et les vêpres, ou la procession, ou la visite
+d’un évêque qui va parler d’attachement à la foi
+romaine. Il est vrai que la trombe déchaînée par
+Cranmer sous le petit Édouard a passé, et que
+les commissaires de Henri VIII ont visité Stratford
+il y a une vingtaine d’années et que les
+traces de leur passage subsistent. La grande
+et belle maison que voilà vide était, il y a peu
+d’années encore, la collégiale de Stratford. Cinq
+prêtres et quatre petits choristes y vivaient
+paisiblement, un peu trop paisiblement peut-être,
+bien que l’un des prêtres tînt école. Jean
+de Stratford les avait établis là au <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle
+pour chanter à perpétuité l’office et la messe des
+morts pour le repos de son âme. On ne dit nulle
+part qu’ils eussent été pour le pays un objet de
+scandale. Mais les commissaires du roi sont
+venus : ils ont fait des inventaires, puis ils ont
+pris tout ce qu’il y avait d’objets d’or et d’argent
+dans la maison, puis ils ont confisqué la rente
+et supprimé la fondation, enfin ils se sont emparés
+du logis sans se soucier des occupants.</p>
+
+<p>Et ce joli bâtiment gothique, flanqué d’une
+chapelle flamboyante et d’une halle qu’il serait
+bien urgent de réparer ? C’est la Guilde qui sert
+en même temps d’hôtel de ville. Elle a longtemps
+abrité une institution bien utile, une confrérie
+pieuse d’assistance mutuelle qui a prospéré, s’est
+développée, et a fini par se confondre avec l’administration
+municipale. Les évêques de Worcester
+qui sont les seigneurs du « manoir », lui en ont
+peu à peu abandonné les biens. La petite ville
+est presque riche : les pauvres s’y savent des
+droits qui ne sont pas le misérable droit à l’aumône ;
+on y vit dans la tranquillité profonde où
+sont encore aujourd’hui certaines petites villes
+belges dont la vie municipale n’a pas été entravée.</p>
+
+<p>Mais là aussi sont venus les gens du fisc. Ils
+ont tout pris, ce qui était à la ville comme ce
+qui était à la confrérie et ils sont partis, laissant
+Stratford non seulement sans son bien, mais
+même sans gouvernement régulier.</p>
+
+<p>Malgré tout et comme plaies d’argent ne sont
+pas mortelles, Stratford s’est reconstitué peu à
+peu. Il n’y a plus de collégiale, mais la petite
+école attenante est toujours dirigée par un
+prêtre et la belle église paroissiale de la Sainte-Trinité
+a retrouvé son clergé. La Guilde est
+détruite, mais la municipalité s’est reformée et la
+ville a repris la physionomie d’ordre un peu
+sévère qui y est de tradition. Les bourgeois font
+le guet toutes les nuits ; les règlements de police
+sont appliqués ; on inflige l’amende aux contrevenants ;
+le pilori municipal n’est jamais longtemps
+vide, et sur la rivière froide et claire le <i lang="en" xml:lang="en">cucking-stool</i>
+attend les femmes revêches et grondeuses.
+Tout a repris son air accoutumé. Il y a seulement
+plus de pauvres et quelques vieux prêtres
+dont la position serait bien pénible, si
+M. Rockwood, — le même qui sera pris dans la
+conspiration des Poudres — ne les assistait pas.</p>
+
+<p>Tel est l’état des choses à Stratford vers le
+temps où John Shakespeare vient d’épouser
+Mary Arden et très peu d’années avant la naissance
+de William. De protestantisme il est fort
+peu question. Qui irait les Bibles de Tyndale
+dans un pays où les officiers municipaux eux-mêmes
+ne savent pas toujours signer ?</p>
+
+<p>Cependant Élisabeth succède à sa demi-sœur
+et ce sont de nouveaux changements. Nouveaux
+évêques — ceux que Marie a nommés ayant
+montré une toute autre énergie que ceux de
+Henri VIII — nouveau rituel, reconversion en
+masse de toute la petite ville. C’est au début
+même de cette époque de transition que le jeune
+William est baptisé.</p>
+
+<p>Le Stratford qu’il vit de ses yeux d’enfant
+obéissait à la reine, mais on n’y faisait pas de
+zèle puritain. John Shakespeare, le propre père
+du poète, est alors dans sa plus grande prospérité
+et tient des charges locales considérables. Cependant
+il est condamné à une amende de deux
+shellings, l’année même de la naissance de William,
+pour avoir mutilé une image dans la chapelle
+de la Guilde. Il y avait une grande croix
+sur la place du marché et deux autres aux entrées
+de la petite ville. Tandis qu’on laisse des
+énergumènes les briser en tant d’autres lieux, on
+les respecte à Stratford et, en 1608, après la
+mort d’Élisabeth, les échevins veillent encore à
+ce qu’on ne s’en serve pour aucun usage profane.
+William apprend sa grammaire et ses dialogues
+latins dans la chapelle de la Guilde, mais
+c’est que la halle où, jusque-là, se faisaient les
+classes, menace ruine : nulle idée de désécration.
+Pendant très longtemps les bâtiments de la collégiale
+restent inoccupés. Il faut un homme de
+mauvaise réputation, « diabolique usurier », un
+nommé Combes, pour se décider à les louer.</p>
+
+<p>Y avait-il dans le voisinage de Shakespeare
+des « Papistes d’Église », c’est-à-dire des catholiques
+simulant la conformité et revenant chaque
+fois qu’ils le pouvaient aux pratiques de l’ancienne
+Église ? Cela est plus que certain et il est
+très vraisemblable que Shakespeare eut une expérience
+personnelle de la vie catholique. Son
+langage, en parlant des choses de la religion, est
+d’une infaillible exactitude, tout autre que celui
+de Balzac, par exemple, en dépit de son attention
+minutieuse au détail. On disait la messe chez les
+Rockwood où une perquisition fit découvrir
+quantité d’ornements, et William avait des camarades
+qui y allaient et certainement en parlaient,
+car on se cachait à peine dans les premiers temps
+d’Élisabeth et c’est seulement dans les romans
+que des masses entières d’hommes savent garder
+un secret. N’y a-t-il pas le ressouvenir ému
+d’une rencontre, et peut-être d’un mot plus sympathique
+que railleur, jeté en passant à une jeune
+fille, dans ce vers de <i>Roméo et Juliette</i> :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Regardez sa figure joyeuse en revenant de confesse.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Jamais Shakespeare ne prend un autre ton.
+Peut-être toutes ses impressions religieuses sont-elles
+des impressions pittoresques que le puritanisme
+ne lui aurait jamais données. Peut-être
+trouvait-il, avec la majorité de ses contemporains,
+que les services anglicans ordonnés par Cranmer
+étaient des farces ridicules aussi comiques que
+des « jeux de Mai ». Jamais âme humaine ne fut
+moins faite pour se replier sur elle-même dans
+la tristesse de la pensée luthérienne, et au contraire
+plus tournée vers le mélange de mystère,
+de lyrisme et de somptuosité rituelle qu’est le
+catholicisme.</p>
+
+<p>Il est bien probable que Shakespeare vécut et
+mourut dans une complète indifférence religieuse.
+On a parfois exagéré un petit fait mentionné
+dans les documents, et se rapportant aux
+dernières années de sa vie, quand, après fortune
+faite, il se retira dans son pays natal pour n’être
+plus que M. William Shakespeare : c’est une
+dépense d’un quart de Malvoisie faite « pour un
+prédicateur ». En y regardant, on s’aperçoit que
+ce prédicateur fut hébergé à <span lang="en" xml:lang="en">New Place</span>, chez le
+D<sup>r</sup> Hall, gendre de Shakespeare, et que ce dernier
+voulut probablement aider sa fille à recevoir
+convenablement ses invités et non pas
+donner une marque particulière de sympathie à
+l’éloquent ecclésiastique. On peut se figurer
+assez bien comment l’auteur de <i>Hamlet</i> écoutait
+un sermon, et surtout un sermon protestant,
+d’un ton tout autre que celui des sermons prêchés
+dans son enfance par un prêtre mal converti
+à la religion d’État.</p>
+
+<p>D’ailleurs, les impressions profondes sont
+celles de la jeunesse, et il paraît très certain que
+la jeunesse de Shakespeare n’eut rien de religieux.
+Il avait treize ou quatorze ans, quand
+son père tomba de la très large aisance où il
+était depuis son mariage, dans la gêne et bientôt
+presque dans la misère. Les rapports ecclésiastiques
+signalent que John Shakespeare est trop
+pauvre pour payer la taxe des indigents, et que,
+soit honte, soit crainte d’être importuné par ses
+créanciers, il ne vient jamais à l’église. Son fils
+n’y devait guère aller davantage. Il venait de
+quitter le collège et préludait à la vie plus que
+libre qui devait l’obliger à se marier à dix-sept
+ans avec une fille de vingt-quatre et bientôt
+à fuir le pays avec la réputation d’un assez mauvais
+sujet. Dans un bourg aussi réglé que Stratford
+des pratiques religieuses avec une existence
+sans frein eussent passé pour un scandale intolérable.</p>
+
+<p>Shakespeare partit donc pour Londres en 1584
+ou 1585, avec un bagage de puritanisme fort
+léger. Son séjour dans la capitale ne l’accrut certainement
+pas. Nous savons très en détail ce
+qu’étaient les mœurs des acteurs et auteurs dramatiques
+londoniens qu’il eut pour camarades.
+La licence effrénée de leur vie, passée entre
+le théâtre, le cabaret et les mauvais lieux et
+finissant misérablement sur un coffre dans une
+hôtellerie, s’alliait à une impiété audacieuse et
+fanfaronne qu’on ne soupçonne pas toujours
+avoir été de cet âge. Les deux plus affinés parmi
+les auteurs que Shakespeare trouva à son arrivée
+à Londres, Greene et Marlowe, étaient aussi
+délibérément impies que débauchés. Greene
+n’avait pas assez de sarcasmes pour l’enfer et
+la vie future et disait que s’il n’eût pas craint la
+justice de la reine plus que celle de Dieu, il se
+fût fait voleur de grand chemin. Marlowe, athée
+avéré, traitait Moïse de jongleur et se vantait
+que si on lui confiait la fabrication d’une religion
+elle serait un peu meilleure que le christianisme.</p>
+
+<p>Shakespeare fut toujours au-dessus de ces
+fanfaronnades blasphématoires. Le fameux passage
+de <i>Mesure pour Mesure</i> :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Mourir, aller on ne sait où…</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="noindent">souvent cité ne l’est jamais intégralement. Le
+contexte marque clairement que Shakespeare
+n’a pas voulu mettre une impiété, tout au contraire,
+dans la bouche de l’acteur. Mais il serait
+absurde de supposer que le tourbillon auquel il
+s’abandonna, comme tous les autres, ait fortifié
+ou fait naître en lui, les préjugés protestants.
+Toute la religion que Shakespeare reçut d’autrui,
+il l’avait dès l’âge de quatorze ans, et cette
+religion lui venait de parents nés et grandis dans
+le catholicisme et qui n’avaient pas compris
+grand’chose à la transformation soudaine de
+l’Église, ou bien de prêtres élevés à Oxford dans
+la pure doctrine thomiste et qu’on avait bien peu
+changés en leur imposant le surplis au lieu de la
+chasuble superstitieuse. Il serait difficile de croire
+qu’un esprit aussi vaste et puissant, doué d’un
+sens si profond du mystère de la mort et de la
+destinée humaine, n’ait pas souvent réfléchi sur
+cet envers impénétrable des choses que la religion
+seule éclaire, mais il est plus que probable que
+l’ombre se reformait bientôt sur son large front
+et qu’il concluait comme Hamlet par ces vers où
+l’on peut voir, à volonté, le scepticisme ou la foi :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Il y a plus de choses dans le ciel et la terre, Horatio,</div>
+<div class="verse">Qu’il ne s’en rêve dans votre philosophie.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Rien du mystique chez cet homme en qui se
+réalisa sans doute le maximum de la vie, mais
+rien non plus du sectaire. Quand il lui arrivait
+de passer aux abords de Tyburn où la justice de
+la reine faisait mettre en quartiers les catholiques
+martyrs, il devait se détourner avec horreur.
+Lui qui comprenait tout ne comprenait pas qu’on
+fît mourir un homme pour ce qu’il pensait ni
+surtout pour ce qu’il aimait. Qu’on relise <i>Mesure
+pour Mesure</i>, la sombre comédie des justiciers !</p>
+
+<p>Mais quand on aime à le suivre en imagination
+dans sa vie quotidienne ; quand on l’accompagne
+dans ses fréquents voyages de Londres à
+Stratford, on ne peut s’empêcher de le voir
+ralentir le pas en traversant Oxford, ou arrêter
+son cheval sur la route plus déserte de Banbury,
+pour regarder la courtine abandonnée et les
+tours déjà lézardées de quelque monastère. Les
+souvenirs féodaux qui, deux générations plus
+tôt, s’attachaient encore à ces pierres ont disparu :
+il ne reste que des associations d’idées
+mélancoliques et douces, sur un passé qui fut
+grand et dont il ne subsiste que l’image. Les
+moines sont morts, leurs richesses ont été pillées
+par des hobereaux rapaces que le peuple n’a
+jamais aimés, le temps de l’idéal est venu.
+Shakespeare aperçoit ces religieux avec l’auréole
+des chartreux à robe blanche, martyrs de
+Cromwell, dont la dernière messe conventuelle
+fut accompagnée d’une musique céleste et
+devant le cloître desquels il passe souvent ; ou
+bien il les voit dans l’atmosphère italienne, familière
+et poétique à la fois, des histoires de Bandello.
+Jamais la note railleuse et au fond méprisante
+de Boccace et de Chaucer ne détonnera
+sur la sympathie de son accent : il mettra de la
+finesse, de la passion, souvent une expression
+naïve d’attachement ou de fidélité sur les figures
+en froc et capuchon que nous allons évoquer,
+mais rien de bas.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Dans le cortège somptueux des dignitaires
+ecclésiastiques qui jette une note si brillante sur
+les drames historiques de Shakespeare, parmi les
+évêques grands seigneurs, les cardinaux ministres,
+les archevêques primats du royaume et les
+légats du Pape en grand costume, on voit dans
+la pénombre de l’histoire du roi Richard II, la
+silhouette d’un Abbé de Westminster. C’est le
+seul des moines de Shakespeare que son auteur
+traite avec indifférence. Et la raison en est que,
+pour lui, un Abbé de Westminster n’est pas plus
+un religieux que le cardinal Wolsey n’est un
+prêtre. C’est un grand personnage qui trame
+avec prudence et méfiance des commencements
+de complots dont lui-même craint l’issue. L’ombre
+de son abbaye enveloppe sa personne et ses
+pratiques. Il périt misérablement et Shakespeare
+écrit sa triste épitaphe du même froid stylet qui
+en a gravé tant d’autres :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Ce grand conspirateur, l’Abbé de Westminster,</div>
+<div class="verse">Avec une conscience lourde et une aigre mélancolie</div>
+<div class="verse">A livré son corps au tombeau.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Toute autre est la parenté du bon frère François
+de <i>Beaucoup de bruit pour rien</i>, le premier
+moine italien dont nous apercevions le joli
+sourire dans un visage plein et régulier. Dès
+l’abord il nous rappelle non seulement son confrère
+Laurent de <i>Roméo et Juliette</i> mais aussi
+les curés spirituels ou comiques des <i>Joyeuses
+Commères</i>, de <i lang="en" xml:lang="en">Love’s Labour’s Lost</i>, ou ces faiseurs
+de mariages, vrais <i lang="en" xml:lang="en">hedge parsons</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, qui
+sortent à point nommé de derrière un buisson
+pour unir les amoureux de <i lang="en" xml:lang="en">As you like it</i>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Curés de haies.</p>
+</div>
+<p>On croit d’abord que le rôle de ce digne frère
+François se bornera à recevoir deux oui et plusieurs
+brocarts.</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Leonato.</span> — Allons, frère François, dépêchons ;
+tenez-vous-en à la formule du mariage, vous leur
+direz leurs devoirs après.</p>
+
+<p><span class="sc">Frère François.</span> — Vous venez ici, seigneur, pour
+marier<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> cette dame ?</p>
+</blockquote>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> J’ai traduit par ce provincialisme qui permet seul de
+conserver le jeu de mots.</p>
+</div>
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Claudio.</span> — Non.</p>
+
+<p><span class="sc">Leonato.</span> — Pour se marier avec elle, frère ; c’est
+vous qui venez les marier.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Mais coup de théâtre ! le fiancé déclare qu’il
+n’a aucune envie d’épouser Héro. Elle a tout l’air,
+dit-il, de la chaste Diane, mais c’est d’une autre
+déesse qu’elle devrait se réclamer. Sa rougeur la
+trahit.</p>
+
+<p>En effet, après avoir rougi, la pauvre Héro
+pâlit et s’affaisse. A ces marques on connaît son
+crime. Tout le monde, et son propre père lui-même
+la croit coupable, un concert de malédictions
+s’élève autour de l’autel tandis que le père
+demande au ciel à voix haute de ne pas tirer la
+misérable de l’antichambre de la mort où elle est.</p>
+
+<p>Cependant frère François, spectateur muet et
+en apparence indifférent de cette scène tragique
+prend la parole et se révèle soudain profond
+psychologue :</p>
+
+<blockquote>
+<p>« Écoutez-moi », dit-il ; « je n’ai été si longtemps
+silencieux et je n’ai ainsi laissé aller les choses que
+parce que j’étais occupé à observer cette dame. J’ai
+remarqué mille apparitions rougissantes fondant sur
+son visage, et mille innocentes hontes en blancheur
+angélique repoussant ces rougeurs. Et dans ses yeux
+j’ai vu surgir un feu prêt à brûler les erreurs que
+ces princes que voici professent sur sa sincérité virginale.
+Traitez-moi d’insensé, méprisez ma science
+et mes observations, ma vieillesse, ma révérence,
+mon état et ma théologie, si cette douce jeune fille
+n’est pas là, renversée, innocente, par un mensonge
+aux crocs aigus ».</p>
+</blockquote>
+
+<p>Ces belles métaphores jettent l’incertitude
+parmi les écoutants. Le père toujours fort agité,
+déclare que si sa fille est coupable, il la déchirera
+de ses propres mains, mais si elle est innocente
+il se donnera bonne quittance de la malice des
+calomniateurs. La difficulté est de savoir si elle
+est innocente ou coupable. Le bon moine invente
+un stratagème. Les princes viennent de
+quitter la place, convaincus que la pauvre Héro
+est bien morte. Qu’on la fasse passer pour enterrée :
+il n’y faudra qu’une « ostentation de
+deuil », des épitaphes lugubres et les rites qui
+conviennent à des funérailles.</p>
+
+<p>« Sans doute », répond Léonato que l’émotion
+trouble toujours, « mais que fera ceci ? »</p>
+
+<p>« Par Notre-Dame ! ceci habilement conduit
+changera la calomnie en remords. » Héro morte
+sera aussitôt pleurée, plainte et excusée. A peine
+Claudio saura-t-il qu’elle n’est plus, que « l’idée
+de sa vie rentrera doucement dans le cabinet de
+travail de son imagination ; ses délicats organes
+lui apparaîtront en habits plus précieux, ils lui
+sembleront plus gracieux dans leurs mouvements
+et plus riches de rêve que tandis qu’elle vivait. »
+Alors il s’abandonnera au chagrin et se repentira
+d’avoir accusé la jeune fille, même croyant l’accusation
+fondée. Et, si même ce résultat n’est
+pas atteint, la supposition de la mort de la dame
+éteindra la curiosité de son infamie ; il ne restera
+qu’à la tenir cachée loin des yeux, des langues
+et des injures, dans quelque vie recluse et religieuse.</p>
+
+<p>Ainsi raisonne le frère François en subtiles
+métaphores et il n’a plus du tout l’air d’un <i lang="en" xml:lang="en">hedge
+parson</i>, car c’est lui maintenant qui conduit tout
+le drame.</p>
+
+<p>D’ailleurs il le conduit à merveille et tout se
+passe comme il l’avait prévu. Claudio se repent
+et s’en vient au monument des Léonato faire une
+cérémonie expiatoire : il lit des vers touchants
+sur le marbre de la vierge Héro et un chœur de
+pénitents chante une de ces merveilleuses petites
+odes dont Shakespeare aime à semer ses pièces.
+Un grand imbroglio se produit, très favorable
+à un dénouement heureux ; Claudio avide de
+consolation, par l’excès même de son désespoir,
+accepte la main d’une femme masquée qui est,
+naturellement, Hero et le frère François entraîne
+tout le monde à la chapelle<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <i lang="en" xml:lang="en">Much ado about nothing</i>, act. II à V.</p>
+</div>
+<p>Le bon frère François fait inévitablement songer
+au frère Laurent de <i>Roméo et Juliette</i> : la
+mort supposée de Héro est une réplique du funèbre
+sommeil de Juliette, et les artisans de ces
+stratagèmes portent la même bure. Mais il faut
+bien se garder de les mettre sur le même niveau.
+Le frère Laurent sortant au petit jour avec son
+panier, ou se glissant dans le cimetière avec sa
+lanterne et sa pince de fer, passerait facilement
+pour un frère lai ; en réalité Shakespeare, qui aimait
+ce rôle et le jouait toujours lui-même, a entendu
+faire un religieux savant et influent, sans
+lequel sa peinture de Vérone serait très incomplète.</p>
+
+<p>Comment Shakespeare a-t-il deviné cette ville
+de rêve ? Il aurait pu interroger quelque courtisan,
+quelque <i lang="en" xml:lang="en">Italianate Englishman</i>, comme il
+s’en rencontrait beaucoup autour de lui, amant
+passionné de la littérature toscane, voyageur ravi
+et conteur enthousiaste. Il paraît improbable
+qu’il l’ait fait. Que lui aurait-on appris, après
+tout ? Que la ville est noblement assise sur le
+penchant de montagnes violettes au soleil couchant ?
+Que ses remparts à créneaux lui font une
+ceinture ciselée ? Que la grandeur de la civilisation
+romaine s’y révèle dans des restes grandioses
+aperçus de toutes parts dès la campagne solitaire ?
+Que les hautes maisons de pierre fauve ou
+de brique claire, percées de fenêtres vénitiennes,
+sont sveltes et fières sans insolence ? Il avait
+aperçu tout cela dans les syllabes élégantes du
+nom même de Vérone. Tout au plus aurait-on
+pu lui dire que le verger muraillé de Juliette
+était fort différent d’un riche et automnal enclos
+du nord, que les cyprès s’y dressaient hauts et
+tristes de terrasse en terrasse, et que la cigale y
+faisait claquer ses castagnettes. Il eût effacé verger
+et mis jardin, voilà tout. On l’eût bien fâché
+en lui disant que le tombeau des Capulets n’était
+vraisemblablement pas dans un cimetière, mais
+dans les caveaux d’une église ou dans une étroite
+enceinte comme celle où les orgueilleuses tombes
+des Scaligers se dressent.</p>
+
+<p>Sa Vérone était une ville de ciel bleu et de
+passion ardente : ces données lui ont suffi ; mais
+elles l’eussent égaré, elles auraient rendu sa
+peinture sèche et dure, si l’idée de la religion,
+des couvents, des églises, de la sagesse et de
+l’indulgence chrétienne, n’eût fait à son drame
+une sorte d’ombre transparente et adouci les couleurs
+du tableau. La présence du frère Laurent
+met dans la tragédie comme une pensée du soir.</p>
+
+<p>Humble franciscain, il ne faudrait pas s’imaginer
+le frère Laurent comme un Savonarole véronais.
+Il n’est pas prédicateur, il est timide, il est
+chercheur et rêveur, et l’amitié seule l’amène à
+des résolutions héroïques. Cependant il est fort
+éloigné du personnage effacé que plus d’un
+acteur a voulu voir. Il est supérieur de son couvent
+et connu de toute la ville pour saint et
+savant homme : le prince lui-même parle de lui
+avec respect. Il a trouvé moyen, dans ces temps
+de haines irréconciliables, de servir tout le monde
+sans se rendre hostile à personne : il est le confident
+de Roméo et le confesseur de la fille des
+Capulets. Sa tranquille sagesse tient les passions
+à distance. Il est assez homme et surtout assez
+Italien pour s’intéresser à des amours, mais non
+pour se lier à des vengeances.</p>
+
+<p>Sa première conversation avec Roméo est
+charmante. Le jour se lève. Le vieux moine debout
+à la porte du couvent s’est arrêté pour jouir
+de la fraîcheur et regarder le gris matin luttant
+dans le ciel avec la nuit et tendant à l’est de
+grands fils lumineux. Il tient le panier qu’il va
+remplir de plantes et fait tout haut ses réflexions
+de philosophe un peu alchimiste et de chrétien
+mystique.</p>
+
+<blockquote>
+<p>« La terre qui est la mère de la nature est aussi sa
+tombe ; ce qui est son tombeau est en même temps
+son sein, et dans son sein, nous, enfants de divers
+climats, tirant sur sa mamelle, trouvons mainte
+chose pour mainte vertu excellente. Grande est la
+puissante grâce qui habite les herbes, les plantes et
+les pierres, grandes leurs qualités, car rien de si
+humble ne vit sur la terre, qu’à la terre il ne fasse
+quelque don spécial. Et rien de si exquis que, détourné
+de son usage propre, il ne se révolte au souvenir
+de sa naissance légitime ; la vertu mal appliquée
+devient vice et le vice quelquefois prend une
+dignité par l’action. Dans le tissu enfantin de cette
+faible fleur, le poison a un séjour et le remède une
+puissance : respiré il porte la joie dans tout l’être,
+goûté il tue les sens avec le cœur. Deux rois ennemis
+sont toujours campés dans l’homme comme dans la
+plante : la Grâce et l’indocile Volonté. Sitôt que le
+pire prédomine, le ver de mort accomplit son
+œuvre. »</p>
+</blockquote>
+
+<p>« Bonjour ! » dit une voix jeune. C’est Roméo
+qui s’en revient du bal. Que fait-on dehors à cette
+heure ? Quand on est vieux l’insomnie vous
+chasse du lit avant l’aube, mais « le sommeil
+d’or règne sur les membres non meurtris et les
+cerveaux libres de souci ». Une inquiétude vient
+au bon père : est-ce que Roméo ne se serait pas
+couché ?</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Roméo.</span> — C’est la vérité. Mon repos n’en a été
+que plus doux.</p>
+
+<p><span class="sc">Frère François.</span> — Dieu pardonne au péché !
+Étais-tu avec…?</p>
+</blockquote>
+
+<p>Non, non, Roméo n’était pas avec Rosaline, il
+a oublié ce nom, et il ne veut même plus l’entendre :
+ce qu’il veut, c’est qu’aujourd’hui même
+le frère Laurent le marie avec Juliette.</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Frère Laurent.</span> — Bon Saint-François ! quel changement
+est-ce là ? L’amour des jeunes gens n’est
+vraiment pas dans leurs cœurs mais dans leurs
+yeux. Jésus Maria ! que de larmes amères ont coulé
+sur ces joues pâles pour Rosaline, quel gaspillage
+d’eau salée !</p>
+</blockquote>
+
+<p>Roméo interrompt boudeur :</p>
+
+<blockquote>
+<p>— Vous me grondiez sans cesse d’aimer Rosaline.</p>
+
+<p><span class="sc">Frère François.</span> — Non pas d’aimer, mon fils,
+non, non : de radoter !</p>
+</blockquote>
+
+<p>Cependant le Frère, tout en raillant son foudroyé,
+réfléchit que ce mariage arrangerait bien
+des choses et il le lui dit.</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Roméo.</span> — Partons, courons ! il faut se dépêcher.</p>
+
+<p><span class="sc">Frère Laurent.</span> — Doucement ! sagement ! qui va
+trop vite se bute.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Comme tout cela est vieux, mais comme c’est
+jeune ! le soleil levant, le monastère, les vertus
+des plantes, l’amoureux, le vieux moraliste,
+comme tout cela est rebattu et lieu commun,
+mais sous cette plume juvénile et passant par
+l’imagination du merveilleux gars de Stratford,
+comme c’est frais, naturel et éternel !</p>
+
+<p>Shakespeare, tout plein encore des parfums de
+sa campagne natale, mais grisé par sa vie nouvelle,
+par ses premiers succès mondains, par
+l’Italie aussi, sans aucun doute, à mesure qu’il
+la découvre ou l’invente, est vraiment le Roméo
+de la poésie.</p>
+
+<p>A travers la tragique idylle, le frère Laurent passe
+et repasse, toujours souriant et bon, un peu sceptique,
+parce qu’il est vieux et qu’il a vu trop de
+choses changer ou s’arranger. Il philosophe peut-être
+un peu volontiers et fait de temps en temps
+l’écho, comme le chœur antique. Mais il n’est jamais
+impersonnel, il est agissant, intelligent et
+énergique. Il moralise sur l’amour, prêche la
+modération du sentiment et verse généreusement
+le « doux lait de l’adversité », c’est la philosophie.
+Cependant il marie les amants, garde son
+sang-froid dans les occurrences les plus périlleuses,
+envoie Roméo à Mantoue et Juliette dans
+les limbes du tombeau des Capulets. Sa chimie
+vient au secours de sa bonté et sa religion réchauffe
+sa sagesse de vieillard. Son apparition
+dans la demeure des Capulets, en larmes sur
+leur fille inerte, est saluée comme l’arrivée d’un
+ami, non comme la triste annonce que le glas va
+sonner et que la séparation finale est proche. On
+l’arrête dans des circonstances suspectes aux
+abords d’un tombeau violé, mais à peine son
+nom prononcé, les soupçons s’évanouissent.
+Bref, il est clair que Shakespeare a voulu peindre
+un assez grand moine et que son esquisse
+est un portrait plus profond qu’on ne le croirait.
+Tous les gens d’Église, gens de bien qui se sont
+succédé par centaines sur les scènes de tous les
+pays, lui ont dû quelque trait. Aucun ne l’a surpassé
+en humanité sincère et prenante<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <i lang="en" xml:lang="en">Romeo and Juliet</i>, act. II à V.</p>
+</div>
+<p>A côté des <i>Amants de Vérone</i>, la sombre
+comédie de <i>Mesure pour Mesure</i> fait un vilain
+contraste.</p>
+
+<p>C’est une des pièces les plus bizarres de Shakespeare,
+une de celles où on le sent le plus
+près de s’échapper de la réalité et où il passe le
+plus légèrement sur les vraisemblances, sans
+qu’il cesse cependant de donner l’impression de
+la vérité.</p>
+
+<p>L’énumération même des personnages avertit
+que Shakespeare veut en prendre à son aise et
+qu’il fera le fil lâche à son imagination. Deux
+moines, une postulante, une religieuse, une ribaude,
+un « fantastique », un seigneur « ancien »,
+un gentilhomme un peu fou, un prisonnier
+dissolu, un prince souverain qui fera le moine
+pendant presque toute la pièce, des justiciers,
+des garde-chiourmes, un bourreau et un valet de
+maison mal famée.</p>
+
+<p>Tout ce qu’il y aura de gaîté dans cette soi-disant
+comédie sera des plaisanteries parfaitement
+intraduisibles ou horriblement macabres.</p>
+
+<p>Les pervers le seront à tel point, avec un tel
+cynisme, une hypocrisie si voulue et un vice si
+conscient, que la seule figure vraiment et complètement
+charmante, un frais visage de jeune
+fille, sera, suivant l’expression d’un des personnages,
+comme une violette cachée près d’une
+charogne au soleil.</p>
+
+<p>Le duc de Vienne — c’est Vienne en Autriche,
+mais tout le cadre semble italien — quitte sa capitale,
+laissant à l’austère Angelo le soin d’y réformer
+les mœurs. Cet Angelo est le plus noir
+coquin, hypocrite plein de sang-froid dans le
+crime, si froid que le « fantastique » prétend que
+c’est du bouillon de neige. A peine le duc lui
+a-t-il « prêté sa terreur », à peine « la mort et la
+miséricorde habitent-elles sa langue et son
+cœur », qu’il fait fermer et démolir toutes les maisons
+suspectes et emprisonne un jeune homme,
+Claudio, qui n’a pas eu le temps d’épouser régulièrement
+sa femme légitime. Presque toute la
+pièce se passe autour de cette prison, mais une
+petite scène charmante en prépare l’horreur par
+un puissant contraste.</p>
+
+<p>Claudio a une sœur toute jeune, Isabelle, qui
+vient d’entrer chez les Clarisses. Elle est dans
+toutes ses joies de petite postulante et s’enthousiasme
+sur tout ce qu’on lui dit. La maîtresse des
+novices, Francisca, lui explique les règles.</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Isabelle.</span> — Et sont-ce là tous vos privilèges ?</p>
+
+<p><span class="sc">Francisca.</span> — Les trouvez-vous petits ? (La sœur
+Francisca apparemment a oublié le temps où elle
+trouvait que ni les grilles n’étaient assez épaisses,
+ni le silence assez profond.)</p>
+
+<p><span class="sc">Isabelle.</span> — Je ne veux pas dire que j’en désire
+davantage. J’aimerais au contraire une sévérité plus
+grande dans la communauté, parmi les filles de
+Sainte-Claire.</p>
+</blockquote>
+
+<p>On entend une voix au dehors :</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Francisca.</span> — C’est une voix d’homme. Douce Isabelle,
+tournez la clef et demandez ce qu’il veut. Vous
+le pouvez encore ; vous n’avez pas fait les vœux.
+Quand vous serez liée, vous ne pourrez parler aux
+hommes qu’en présence de la prieure, et alors, si
+vous parlez, il ne faudra pas laisser voir votre visage,
+ou si vous montrez votre visage il ne faudra
+pas parler. On appelle encore. Je vous en prie, répondez.</p>
+</blockquote>
+
+<p>La petite Isabelle aimerait bien mieux être
+une professe remparée de toutes les règles, mais
+elle est à peine postulante, elle est encore
+habillée en demoiselle, il faut ouvrir et répondre.</p>
+
+<p>Le visiteur est justement un original assez déplaisant,
+le « fantastique » Lucio, ami de son
+frère, qu’elle ne connaît pas. Il vient pour lui
+annoncer la captivité de son frère, mais, s’apercevant
+qu’elle est jolie, il commence par lui faire
+des compliments et prend son temps pour lui
+dire du même coup et la mésaventure de Claudio
+et l’imprudence qui l’a causée. Isabelle craint qu’on
+ne se moque d’elle, mais le fantastique rassemblant
+toute la gravité dont il est capable, proteste.</p>
+
+<blockquote>
+<p>« C’est la vérité. Je ne voudrais pas — bien que
+ce soit mon défaut dominant de dire des bêtises aux
+filles et de plaisanter, la langue loin du cœur, — me
+jouer ainsi d’une vierge. Je vous tiens pour
+chose stellaire et sanctifiée, devenue par votre renoncement
+un esprit immortel, et à qui il faut parler
+avec sincérité comme à une sainte. »</p>
+</blockquote>
+
+<p>Cela dit avec toute la solennité possible, Lucio
+recommence ses plaisanteries, sans plus songer
+à qui il parle. Claudio est en prison et sa tête ne
+tient déjà plus sur ses épaules ; il faut qu’Isabelle
+sorte du couvent et aille supplier l’homme de
+glace, Angelo. Il apprendra que « quand les filles
+demandent, les hommes donnent comme des
+dieux ».</p>
+
+<p>Quelle catastrophe, quel coup de tonnerre
+dans le ciel de la pauvre petite novice. Elle est
+prête à voler au secours de son malheureux
+frère. Mais elle réfléchit, elle reprend son petit
+air sage de novice clarisse : il faut qu’elle aille
+expliquer les choses à la « Mère »…</p>
+
+<p>Où donc ce prodigieux Shakespeare a-t-il été
+apprendre les couvents ?</p>
+
+<p>Tandis qu’Isabelle fait ses débuts ainsi traversés
+chez les Clarisses, il y a une prise d’habit
+chez les Capucins. Le duc « pour des raisons
+graves et ridées » demande qu’on lui permette
+de porter le costume de l’Ordre et qu’on l’instruise
+à se comporter en véritable moine. Sous
+ce déguisement il visitera princes et peuples.</p>
+
+<p>Cependant Angelo fait la loi partout et la mort
+habite plus souvent sa langue que la miséricorde.</p>
+
+<p>Isabelle vient le trouver, « lamentable quémandeuse ».
+Elle vient demander le pardon d’un
+péché dont elle a horreur, mais le pécheur est ce
+qu’elle a de plus cher au monde. Qu’Angelo punisse
+le crime mais non le criminel !</p>
+
+<p>Ceci met le dialogue sur la pente de toutes les
+subtilités shakespeariennes. Au début, Isabelle
+parle peu, comme il convient à une religieuse, et
+se soumet à tout en rentrant des sanglots. Mais
+Lucio qui l’a amenée l’anime tout bas. Elle reprend
+courage et tire parti de toutes les métaphores.
+A la fin, Angelo à demi vaincu, lui dit de revenir
+le lendemain. C’est une lueur d’espoir et Isabelle
+s’écrie qu’elle achètera l’homme tout puissant.</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Angelo.</span> — Comment m’acheter ?</p>
+
+<p><span class="sc">Isabelle.</span> — Non pas avec des babioles d’or poinçonné,
+ou des pierres que l’on fait riches ou pauvres
+suivant que la fantaisie les estime ; mais avec des
+prières véritables qui seront debout à la porte du
+ciel et y entreront avec l’aube : prières d’âmes préservées,
+de vierges jeûneuses dont les esprits ne
+s’appliquent à rien de terrestre.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Elle s’en va. Mais Angelo est hanté d’une idée.
+Cette douce jeune fille a parlé de l’acheter. Pourquoi
+ne pas la prendre au mot ? Pourquoi ne pas
+lui faire payer une grâce qu’on sera libre après
+de lui refuser, puisque personne ne saura rien ?</p>
+
+<p>Ainsi raisonne l’odieux tartufe.</p>
+
+<p>Cependant le duc devenu frère Lodowick
+l’observe et apprend tout. C’est un homme assez
+bizarre, une manière de roi philosophe très bon
+et encore plus sceptique, rien d’un Charles-Quint
+à Saint-Just. Il va et vient sous son capuchon,
+consolant les prisonniers, faisant parler les
+gardiens, recevant des confidences de tout le
+monde et à l’occasion tirant de son sein le sceau
+ducal auquel personne ne résiste.</p>
+
+<p>Comme tous les moines de Shakespeare, c’est
+un homme inventif et à stratagèmes et, malgré
+qu’il soit prince, ses stratagèmes toujours parfaitement
+honnêtes et moraux, n’en ont pas toujours
+l’air. Bientôt c’est une lutte entre cette puissance
+occulte et Angelo qui ne s’en doute guère.</p>
+
+<p>Les péripéties en seraient difficiles à raconter,
+car une autre femme, Mariana, lâchement abandonnée
+autrefois par Angelo, entre dans le jeu
+du frère Lodowick et les complications qui en
+résultent sont plus que curieuses.</p>
+
+<p>Cependant Claudio est dans son cachot attendant
+du secours. Il est jeune et n’a aucune envie
+de mourir. Quand sa sœur lui apprend quelle
+rançon le tyran exige, il se révolte d’abord, mais
+la nature reprend le dessus. Il a horreur de la
+« froide obstruction » du tombeau et de ces tourments
+de l’enfer, que des pensées « incertaines
+et égarées » imaginent. Il ne veut pas
+mourir et supplie sa sœur avec une insistance
+pénible. Isabelle quitte la place et pendant trois
+actes on se demande si l’horrible chose se fera
+ou s’il faudra voir la tête de Claudio quitter ses
+épaules « chatouilleuses ».</p>
+
+<p>Car le spectateur a sous les yeux tout ce qui
+se passe dans cette prison, prison du vieux temps
+où l’on ne voit goutte qu’avec des lanternes,
+mais où l’on jure, on boit, on ricane et l’on plaisante
+à faire frémir. On amène des malheureux
+enchaînés, on entend de pauvres diables se retourner
+sur leurs bottes de paille.</p>
+
+<p>Voici un échantillon de ces scènes.</p>
+
+<p>Il est trois heures du matin. Pour sauver
+Claudio, on va couper la tête à un malfaiteur
+avéré nommé Bernardin et on fera croire à
+Angelo que Claudio a été exécuté.</p>
+
+<blockquote>
+<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Amène ici Bernardin.</p>
+
+<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Maître Bernardin ! maître Bernadin !
+il faut vous lever pour être pendu.</p>
+
+<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Allons, allons, Bernardin !</p>
+
+<p><span class="sc">Bernardin</span>, <i>de l’intérieur du cachot et encore un
+peu ivre</i>. — La petite vérole ! braillards ! qui est-ce
+qui fait tout ce bruit-là ? qui êtes-vous ?</p>
+
+<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Vos amis, monsieur, le bourreau. Il
+faut avoir la bonté de vous lever, monsieur, pour
+être mis à mort.</p>
+
+<p><span class="sc">Bernardin.</span> — Va-t-en, coquin. J’ai sommeil.</p>
+
+<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Dis-lui de se dépêcher de se réveiller.</p>
+
+<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Allons, maître Bernardin, réveillez-vous
+une minute pour être exécuté, vous dormirez
+après.</p>
+
+<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Entre et amène-le.</p>
+
+<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Le voilà, j’entends sa paille.</p>
+
+<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — La hache est bien sur le billot ?…</p>
+
+<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Oui, oui, toute prête.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Par bonheur pour Bernardin le frère Lodowick
+est là qui s’approche pour le préparer à
+la mort et qui, le voyant trop ivre pour mourir,
+tient conseil avec le prévot. Une idée
+leur vient : un homme est mort pendant la
+nuit, on lui coupe la tête et on l’envoie à Angelo.</p>
+
+<p>A travers ces scènes, Lucio vient dire ses
+bêtises, le frère Lodowick circule énigmatique
+sous son capuchon et prouve que la vie ne vaut
+pas la peine d’être vécue et que nous sommes les
+jouets de métaphores trompeuses. C’est un soulagement
+inexprimable quand Isabelle ou Mariana
+reparaissent, même toutes noyées de
+larmes.</p>
+
+<p>Le dénouement est singulier. Le frère Lodowick
+redevient duc et, comme il a appris beaucoup
+de choses, il terrifie tous les coquins par la
+précision de ses informations et l’évidente justice
+de ses vengeances. Mais le duc reste assez
+frère Lodowick pour être miséricordieux et ne
+faire servir la terreur qu’à la pénitence. Il termine
+toutes les affaires pendantes par trois ou
+quatre mariages que son confrère, un moine appelé
+Pierre, célèbre séance tenante. Tout s’arrange
+donc et on n’a coupé la tête qu’à un
+homme qui était déjà mort<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i lang="en" xml:lang="en">Measure for Measure</i>.</p>
+</div>
+<p>Quelle tentation pour un auteur « protestant »,
+dans une pièce où il y a tant de débauche et d’hypocrisie,
+de mettre les moines et les nonnes du
+mauvais côté !</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Voilà donc la galerie des portraits monastiques
+de Shakespeare. Dans l’immense musée où la
+fantaisie du peintre a jeté par centaines ses
+visions de rois et de princes, de soldats et de
+marchands, de héros et de traîtres, d’hommes
+agités par la passion ou se laissant vivre comme
+des oiseaux dans le buisson, non loin des femmes
+charmantes que, même mourantes ou désolées,
+il a crayonnées dans la lumière et les fleurs, ces
+quelques figures apparaissent blanches, sereines,
+humaines à la fois et idéalisées, comme celles de
+Le Sueur ou de Philippe de Champagne. Quel
+poète catholique a réussi davantage à faire sentir
+que la clarisse est vraiment, comme il le dit,
+une créature « stellaire » ? Quel autre a pu
+sauver la bonhomie d’un franciscain italien de
+toute apparence de caricature ? Supposez pour
+un instant le traducteur de l’<i>Imitation</i> et celui
+des hymnes du bréviaire devant les mêmes
+scènes : on entendrait les accents de Polyeucte
+ou les échos des cantiques d’<i>Esther</i>, mais le
+quelque chose de subtil, le mélange de grâce et
+d’austérité, en un mot, ce qui est pour nous le
+parfum du cloître serait absent. Quand nous
+croyons le sentir dans les productions de cet âge
+c’est que la sincérité religieuse des écrivains du
+grand siècle évoque, sans qu’ils s’en soient douté,
+tout le cortège des sensations romantiques. C’est
+ainsi que le souvenir de Rancé mettrait une lumière
+magique sur les murs sans caractère de
+sa Trappe. Shakespeare, au contraire, dont les
+convictions les plus fortes furent probablement
+des doutes, — mais dont l’ampleur les égalait à
+des systèmes, — Shakespeare tout entier artiste
+et attaché aux manifestations rapides et brillantes
+de la nature, leur donne une profondeur,
+rien qu’en les reflétant dans son merveilleux
+miroir.</p>
+
+<p>Protestant, s’il l’eût été à l’époque où ce mot
+prit véritablement sa signification en Angleterre
+et non au temps de Walter Scott où il commençait
+à la perdre, son génie eût été entravé et
+peut-être éteint. Il s’en fallut de peu d’années.
+Une seule génération le sépare de Cromwell et
+qu’eut-il fait dans un Londres sans théâtres ?</p>
+
+<p>Le <i>Paradis Perdu</i> est l’un des rares chefs-d’œuvre
+dont on ne peut l’imaginer l’auteur. Mais
+sous une reine dont l’indifférence religieuse n’eut
+jamais d’égal que le fanatisme des Puritains, il
+put n’être que lui-même, et exprimer librement
+ce que son imagination créait. Ses rêves le faisaient
+vivre dans le passé des rois Henri ou dans
+le Moyen-Age italien, nullement dans le froid
+lendemain que les pâles et maigres produits du
+nouvel Oxford préparaient. Tout, dans sa nature,
+le rapprochait de ses camarades de Stratford qui
+allaient à la messe chez M. Rockwood. Tout
+l’éloignait des inquisiteurs à qui son père payait
+l’amende quand il manquait l’église. En réalité
+il fut bien moins touché par le protestantisme
+que Chateaubriand par la philosophie. Serait-ce
+un paradoxe bien difficile à défendre de dire que,
+comme il eut plus de génie, il eut aussi un sens
+plus profond de la poésie de la religion ? Ce serait,
+en tout cas, la plus lourde des erreurs, en
+histoire aussi bien qu’en critique, de voir Shakespeare
+dans l’atmosphère de la Réforme.</p>
+
+<p class="date">Mars 1907.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" id="c7" title="LETTRES DE MOINES">LETTRES DE MOINES<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a></h2>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Les lettres qu’on va lire n’offrent aucunement l’intérêt
+d’un récit dramatique ou même suivi. Telles qu’elles sont,
+elles retiendront peut-être l’attention du lecteur par des
+ressemblances assez inattendues avec le temps présent. Ces
+traits épars frapperont sans doute davantage dans le cadre
+vieilli et sans apprêts où on les a laissés.</p>
+</div>
+
+<p class="h3">Dom Michel Vénard au Révérendissime Abbé
+du monastère de Steinberg, en Syrie.</p>
+
+<p>Mon Très Révérend Père, nous sommes arrivés
+de ce soir à Scilly. Un voiturier qui nous a
+précédés portait notre bagage et nos hardes, en
+sorte qu’il nous a été facile de faire à pied les sept
+lieues qu’il y a entre Robbes et cet endroit-ci.
+Don Thierry a cependant voulu porter lui-même
+tous les dessins qu’il a faits dans cette abbaye et
+prenant tour à tour ce léger fardeau qu’il avait
+fixé dans des courroies nous n’en avons pour
+ainsi dire pas senti la fatigue. La route qui mène
+de Robbes au lieu où nous venons d’arriver a
+été construite au siècle passé par les ordres de
+l’Abbé de Scilly dont Robbes dépendait, n’étant
+alors qu’un prieuré fort riche, et on l’appelle
+encore aujourd’hui le chemin de l’Abbé. Elle
+est parfaitement droite et si elle ne s’élevait et
+s’abaissait incessamment avec le terrain on verrait
+sans doute d’un bout de la forêt à l’autre.
+Ces bois sont d’une beauté extraordinaire, bien
+qu’en plusieurs endroits le taillis longtemps négligé
+soit devenu sauvage et impénétrable : les
+hêtres qui forment presque partout la futaie
+s’élèvent au-dessus de cette confusion d’une
+manière très noble. Les chevreuils n’y manquent
+pas, mais nous n’avons aperçu ni renards,
+ni lièvres, comme on en voit à chaque instant
+en Allemagne. Ce chemin est d’ailleurs extrêmement
+solitaire. A deux lieues de Robbes, on
+trouve un village assez considérable qu’on
+nomme la Roverée et où nous n’avons rien vu
+qui fût digne de remarque, et, à demi-heure
+de là, la maison d’un forestier, mais plus
+loin il ne se trouve aucune habitation et c’est à
+peine si nous avons aperçu quelques charbonniers.
+Environ trois quarts d’heure d’ici, les bois
+cessent tout d’un coup ou plutôt s’élargissent pour
+borner un grand creux fait de prairies et dans
+lequel la route descend suivant une pente assez
+rapide. Elle est alors bordée de hêtres énormes et
+de mélèzes grands et beaux, mais tristes et qui
+donnent à ce chemin un ton de mélancolie, au
+lieu que dans la forêt sa blancheur inspirait la
+gaieté. Cette tristesse s’accroît de la vue d’un
+village entièrement ruiné auquel on parvient
+bientôt et dont les maisons, la plupart sans toiture,
+sont désertes. En plusieurs endroits il y a
+des masses de débris, briques et pierres et autres
+matériaux, qui semblent attester des bâtiments
+considérables. Seule, une maison assez vaste,
+conçue dans le style du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle et embellie
+d’une guirlande d’un travail délicat, nous a paru
+habitée. Elle est en partie couverte de lierre, ce
+qui est aussi rare dans cette contrée que fréquent
+en Angleterre, et environnée d’un jardin
+agréable. Plus loin, nous sommes passés au-dessus
+d’une eau courante fort rapide sur un
+pont orné à chaque bout de deux grandes colonnes
+de pierre et bientôt nous sommes entrés
+dans ce village que nous croyions être Scilly et
+qui se nomme en réalité les Fagnes, sans doute
+à cause des bois de hêtres qui l’entourent. Nous
+sommes entrés dans l’église qui est petite et
+nue, mais dans le clocher de laquelle nous avons
+été étonnés d’entendre un carillon d’une sonorité
+merveilleuse et dont les sons nous avaient
+déja charmés quand nous n’apercevions ni
+église, ni village. Nous sommes allés ensuite
+rendre visite au curé, homme âgé et vénérable,
+qui nous a reçus en versant des larmes et avec
+toutes les marques de la joie. Cet ecclésiastique
+appartenait à l’abbaye avant qu’elle fût dispersée
+et il ne s’en est jamais éloigné même pendant la
+Terreur, et quand tous les autres étaient passés
+à l’étranger. Il n’avait jamais revu le costume de
+l’Ordre depuis ces temps malheureux, et cette
+vue subite l’a ému jusqu’au fond de l’âme.
+Nous n’avons vu, jusqu’ici, que peu de livres
+dans sa maison, mais nul doute que sa mémoire
+ne soit une riche bibliothèque. Il nous a appris,
+ce soir, que le village dévasté que nous traversâmes
+avant d’arriver à celui-ci n’était autre que
+Scilly lui-même, et les tas de décombres, les
+ruines informes de l’abbaye dont les bandes
+noires n’ont pas laissé pierre sur pierre et dont,
+à vrai dire, il ne subsiste que le nom. Nos
+cœurs se sont serrés à ce récit, au souvenir de
+cette riche bibliothèque traitée comme un vil
+rebut et des reliques du bienheureux Herbert
+jetées au vent. Après vingt épreuves, nous ne
+sommes pas encore habitués à l’horreur de ces
+ruines, et chaque nouveau récit qu’on nous en
+fait nous pénètre d’amertume.</p>
+
+<p class="date">28 mai 182…</p>
+
+
+<p class="h3">Le même au même.</p>
+
+<p>M. Lécu, notre hôte, continue, mon Très
+Révérend Père, à nous marquer une extrême
+bonté. Ce n’est pas un homme d’une très grande
+science, mais après tant d’années il a conservé
+toute la régularité monastique. Depuis plus de
+trente ans il dit les heures canoniales dans son
+église et fait dans sa maison les exercices de
+règle aux heures marquées. Ce souci d’une
+règle que tant de circonstances funestes ont
+cessé de rendre obligatoire pour lui, ne laisse
+pas de nous édifier beaucoup ; cependant il ne
+nous semble pas entièrement compatible avec
+les devoirs plus immédiats d’un pasteur et nous
+craignons que ce saint vieillard n’ait vécu dans
+une trop grande solitude. Les curés que j’ai vus
+autrefois en Irlande et dans quelques parties de
+la Pologne, bien que leurs manières et leurs démarches
+eussent quelquefois une franchise à
+laquelle nos mœurs répugnent, m’étonnaient, au
+contraire, par l’empire que le commerce journalier
+avec leurs paroissiens leur donnait sur eux.
+Celui-ci croit toujours que prier peut tenir lieu
+d’action ou plutôt, sans se former aucun raisonnement
+précis, son âme pieuse et tendre se réfugie
+tout entière dans le passé, comme les poètes
+fuient dans leurs rêves la réalité qui les blesse.
+Je commence à comprendre que la Révolution
+n’eût pas été si désastreuse si ceux qui nous ont
+précédés ne s’étaient pas autant tenu à l’écart
+des hommes qui ont conduit ces atroces bouleversements ;
+mais sans doute qu’on ne voit jamais
+les pièges vers lesquels on marche et que
+peut-être, en dépit des leçons du passé, nous
+n’apercevons pas d’autres dangers dont nous
+pourrions préserver la foi des peuples et qui lui
+porteront quelque jour une profonde atteinte.</p>
+
+<p>Dom Thierry s’occupe à dessiner un crucifix
+admirable qui est placé sur le maître-autel de
+cette petite église et qui est le seul objet important
+que M. Lécu ait réussi à soustraire à la
+rapacité des bandes. Il nous assure que plusieurs
+autres objets d’une grande valeur, entre autres
+une petite châsse d’ivoire d’un travail extraordinairement
+délié, sont tombés entre les mains
+d’un ancien moine, jureur et marié, et que cet
+apostat aurait également en sa possession quelques
+antiphonaires très précieux. Mais que sont
+ces faibles restes en comparaison des richesses
+de toutes sortes que l’art avait accumulées dans
+la montagne de marbre, comme on appelait
+l’église de l’ancien monastère. Je vous assure,
+mon Très Révérend Père, qu’il est difficile de
+soutenir cette pensée sans que les larmes vous
+en viennent aux yeux.</p>
+
+<p>Pendant que Dom Thierry dessine, j’ai examiné
+le jeu du carillon dont nous vous avons
+parlé. Il est ancien et extrêmement composé.
+Il ne comprend pas moins de huit gros cylindres
+et plus de soixante et dix cloches jouant seize
+airs, aux quarts, aux demi-quarts, et avec une
+répétition aux heures. J’ai recueilli douze de ces
+airs qui ne m’étaient pas connus. Les quatre
+autres, qui sont ceux des demi-quarts, sont des
+refrains de vieilles chansons assez peu convenables,
+comme cela se trouve trop souvent dans
+les carillons. J’écoute avec délices ces charmantes
+mélodies portées au loin à travers le
+silence de la vallée. Elles me transportent aussitôt
+dans un temps si éloigné du nôtre par
+mille circonstances, bien qu’en réalité un petit
+nombre d’années nous en sépare seul. Elles
+font renaître devant mes yeux un état de choses
+que vous serez déjà bientôt seul, mon Très
+Révérend Père, avec quelques hommes comme
+M. Lécu, à avoir connu.</p>
+
+<p>J’aurais un extrême désir d’avoir un entretien
+avec le moine infortuné dont notre hôte
+nous parle. Les livres anciens qu’on dit qu’il a
+chez lui allument ma curiosité et peut-être ne
+serait-il pas impossible de lui rendre la foi que
+les égarements de sa vie sans doute plus que la
+perversion de son esprit lui ont faire perdre. Il
+est père d’une fille que le curé nous dépeint
+comme très assidue à l’église bien qu’elle n’approche
+jamais des sacrements, et ce goût de sa
+fille pour le lieu saint nous ouvre au moins une
+espérance. M. Lécu en doute cependant. L’hiver
+dernier, ce malheureux apostat ayant été frappé
+subitement d’une attaque très violente et le curé
+en ayant eu avis par la fille dont nous parlons,
+il y courut, mais aux premiers mots que ce saint
+prêtre plus zélé qu’éclairé lui dit d’une séparation
+qu’il jugeait nécessaire, le malade recouvra
+assez de force pour lui dire d’une voix ferme
+qu’il ne souhaitait aucunement d’entrer en conférence
+avec lui.</p>
+
+<p>Cela nous donne quelque appréhension de
+l’approcher. Nous avons conservé aussi un souvenir
+fâcheux d’une visite que nous fîmes, le
+mois dernier, à un autre ancien moine. Celui-là
+demeure seul dans l’infirmerie de l’ancien
+prieuré de Laudrissart, et les gens du hameau
+le craignent si vivement qu’ils n’approchent
+jamais de sa triste retraite. Il passe ses journées
+à faire le travail des derniers valets, et les
+bœufs même, qui sont les seuls êtres vivants
+qu’il voit, sont d’une telle sauvagerie que le
+boucher qui les achète les tue à coups de fusil
+avant de les emmener à la ville. Ce moine conserve
+des tableaux que nous eussions aimé voir,
+et nous avons aperçu, en effet, un volet de diptyque
+qu’il avait placé en guise de vitres à l’une
+des fenêtres de sa maison, mais quand nous
+avons voulu faire quelques pas dans la cour de
+cette silencieuse et triste demeure, un chien
+d’un aspect féroce a élevé un si horrible aboiement
+et il est apparu au seuil une figure si menaçante
+et vomissant des blasphèmes si épouvantables
+que nous nous sommes retirés sans
+pouvoir proférer une seule parole.</p>
+
+<p class="date">2 juin 182…</p>
+
+
+<p class="h3">Le même au même.</p>
+
+<p>La chaleur est très grande et Dom Thierry en
+a été incommodé. Il a laissé fondre dans un
+grand verre d’eau exactement sept de ces dragées
+infiniment petites qu’il porte partout dans
+ses voyages ; il a bu une cuillerée de cette eau,
+toutes les heures, avec beaucoup de gravité et
+en peu de temps cette boisson magique lui a ôté
+son malaise. Je lui reproche quelquefois ces pratiques
+superstitieuses, quand nous n’avons rien
+de mieux à faire en cheminant sur les grandes
+routes, mais il les défend avec beaucoup de chaleur
+par des arguments qu’il tire du parfum des
+fleurs et par l’autorité d’un savant médecin
+viennois. Il soutient que la médecine est toute
+pénétrée de scolastique et que cela empêche
+qu’elle fasse aucun progrès. « Qu’on laisse agir,
+dit-il, l’esprit de divination qui est dans
+l’homme, au lieu de s’arrêter à l’écorce des théories
+et des observations, et l’on trouvera bientôt
+les secrets de la vie. » Il rêve aussi d’une langue
+universelle et, en attendant qu’elle s’établisse,
+d’une réforme radicale de l’orthographe. Il me
+semble que son esprit voyage incessamment
+pendant que sa main dessine, et le dédain qu’il
+laisse voir pour la plupart des doctrines reçues
+le dégoûtant de presque tous les livres, il n’enfante
+que des idées singulières.</p>
+
+<p>Notre hôte reçoit assez fréquemment les visites
+de M. de Souville, maître de forges et
+ancien militaire. C’est un homme déjà âgé et
+qui a beaucoup vu. Il nous a donné sur l’ancien
+moine dont nous voudrions faire la connaissance,
+un grand nombre de détails que, sans
+doute faute de mémoire, M. Lécu nous avait
+laissé ignorer. Ce malheureux se nomme Saint-Aubin.
+Il a eu une carrière assez remarquable.
+Il ne paraît pas qu’il se soit séparé de ses confrères
+dès les débuts de la Révolution. Au contraire,
+il aurait accompagné l’Abbé de Scilly
+jusqu’à la fin de 1794, époque à laquelle ils vivaient
+l’un et l’autre dans une petite ville de la
+Suisse romande. C’est l’année suivante qu’on
+l’aurait revu à Scilly, sécularisé et porteur de
+papiers du Gouvernement au moyen desquels il
+aurait mis la main sur ce qui restait encore de
+livres et d’objets précieux dans l’abbaye. Sous
+l’Empire il tint plusieurs charges assez importantes
+et fut même préfet du département du Pô.
+Le Gouvernement de Louis XVIII ne l’inquiéta
+point : il lui laissa, au contraire, des fonctions
+diplomatiques à Florence et il demeura dans
+cette ville jusque vers 1820 où il reparut subitement
+dans ce pays avec sa femme et sa fille,
+acheta du Gouvernement la maison de l’Abbé,
+la seule qui fût demeurée à peu près habitable
+après de longues années, et s’y fixa d’une manière
+définitive.</p>
+
+<p>M. de Souville le voit souvent. Il assure que
+c’est un homme d’un naturel très aimable et d’un
+esprit extrêmement orné, et qu’il possède une
+belle bibliothèque. Sa femme est Savoyarde ou
+Suisse. Leur fille est d’un autre mariage, mais
+Saint-Aubin la chérit comme si elle était vraiment
+son sang. La bonté de ces femmes leur a
+concilié les gens de ce pays ordinairement mal
+disposés pour les prêtres mariés ; d’ailleurs celui-ci
+n’était connu que d’un très petit nombre de
+personnes quand il appartenait à l’abbaye, et
+il s’est écoulé tant d’années que les paysans ont
+presque perdu la mémoire de son ancien état.
+De savoir aussi que pendant très longtemps il a
+tenu des charges considérables et qu’il s’y est
+enrichi, donne à ces gens simples une sorte de
+crainte révérentielle qui les détourne de chercher
+trop avant dans son passé.</p>
+
+<p>M. de Souville dit que nous ne devons nullement
+craindre de nous présenter chez lui et qu’il
+montrera au contraire beaucoup d’obligeance à
+nous laisser voir les antiquités qu’il possède et
+dont il parle volontiers. Nous aurions sans doute
+déjà fait cette démarche si quelques observations
+de M. Lécu ne nous avaient retenus. Notre hôte
+assure en effet que les gens du pays seraient étonnés
+de nous voir passer ce seuil. Il a fait tout ce
+qu’il a pu pour détourner même les plus pauvres
+du village d’avoir rien à faire avec Saint-Aubin et
+ce serait ruiner son œuvre et causer un grand
+scandale, assure-t-il, que de passer par-dessus.
+Cette considération nous laisse hésitants.</p>
+
+<p class="date">Sans date.</p>
+
+
+<p class="h3">Le même au même.</p>
+
+<p>Nous avons dû prendre sans vous consulter,
+Très Révérend Père, une assez grave décision.
+M. Lécu étant allé voir son frère au commencement
+de la semaine passée est subitement tombé
+malade et assez gravement pour que le curé de
+Saint-Rémy, où habite ce frère, ait cru devoir
+avertir l’évêque de son état. Presque au même
+temps que nous recevions avis de ce fâcheux
+accident, arrivait une lettre du chancelier nous
+priant d’accepter la charge des Fagnes au moins
+pendant quelques semaines et nous transférant
+les pleins pouvoirs de M. Lécu. Nous aurions
+bien voulu nous en remettre d’abord à votre jugement,
+mais la lettre de l’évêque était pressante
+et nous nous sommes vus dans le cas évident de
+nécessité. Nous voilà donc curés tous les deux
+sans nous y être attendus. Il faut dire que le soin
+des Fagnes n’est pas des plus pesants. Le village
+ne compte pas quatre-vingts feux et il ne
+reste à Scilly que cinq ou six maisons habitées.</p>
+
+<p>Dom Thierry s’est jeté avec sa fougue ordinaire
+dans ses nouvelles fonctions. Ce n’est pas
+manquer à la charité que de dire que sa prudence
+n’apparaît jamais qu’après son ardeur. A peine
+avais-je écrit au chancelier que nous le remercions
+de la confiance qu’on nous marque et il se
+répandait en projets pour la réforme de ce petit
+village. C’est la Providence, disait-il, qui nous a
+conduits ici, dans une telle conjoncture, et il faut
+que notre passage laisse une trace ineffaçable. Il
+me répète hautement ce que je lui ai entendu dire
+tant de fois en des lieux où la vue des ruines de
+nos monastères me brisait le cœur, que le souvenir
+des abbayes parle plus de richesses que de
+vertus et que leur disparition n’a guère ruiné
+que les avocats et les hommes d’affaires. Il veut
+montrer que la règle de Saint-Benoît favorise
+autant l’action d’un vigilant pasteur que celle
+d’un reclus occupé de son avancement, de ses
+études ou de son office, et dès le jour même, il
+m’a tracé le plan qu’il veut suivre. Il ne s’agit
+de rien moins que d’aller voir tous les gens du
+village les uns après les autres dans leur maison.
+Comme M. Lécu sera peut-être rétabli plus promptement
+que son médecin ne le suppose, Dom
+Thierry veut que nous ayons fini ces visites
+dans les vingt jours, c’est-à-dire que nous entrions
+dans cinq maisons par après-midi. Dom
+procureur sollicitait souvent, dit-il, chez quatre
+ou cinq conseillers dans la même journée et il
+vaut sans doute mieux parler de ses devoirs à
+un paysan que de s’entendre avec un homme de
+loi pour l’emporter sur un Chapitre. Je ferai ce
+qu’il voudra sans me dissimuler que paraître
+ainsi de porte en porte nous donnera la mine de
+colporteurs et de gagne-petits et ne peut manquer
+d’étonner beaucoup nos villageois.</p>
+
+<p>Dom Thierry a prêché dimanche à la messe.
+L’église était pleine, comme elle l’est d’ailleurs
+tous les dimanches, mais les hommes se tiennent
+debout d’un air assez indifférent près des portes,
+tandis que les femmes, décemment vêtues de
+leurs mantes et de leurs capuchons, récitent leur
+chapelet. Presque aucune ne sait lire. Une seule,
+que j’ai remarquée debout contre une colonne
+vis-à-vis de la chaire, se servait d’un livre. C’est
+la fille de Saint-Aubin. Sa figure m’avait frappé.
+Italienne au premier regard, grande et forte, les
+cheveux et les yeux noirs, un air d’assurance
+qui serait presque blessant si elle n’avait dans
+l’expression quelque chose de rêveur et de tragique
+à la fois qui fait revenir sur ce premier
+mouvement. Elle n’a guère moins de trente ans.
+Je l’observais pendant le sermon : sa physionomie
+était parlante. Dom Thierry a repris la
+suite des instructions de M. Lécu et expliquait
+ce qu’il faut entendre par l’âme de l’Église. Son
+accent étranger, la chaleur de son débit et la rapidité
+de son geste étonnaient visiblement la plupart
+des auditeurs. Seule cette fille paraissait
+suspendue à ses lèvres et laissait voir l’effet de
+son discours avec la fidélité d’un miroir. Vous
+vous rappelez assurément, Très Révérend Père,
+la manière étrange, mais frappante, du P. Thierry.
+Les choses semblent toujours nouvelles dans cette
+bouche qu’on ne peut cependant appeler éloquente.
+Je l’écoutais moi-même avec admiration.
+Il ne disait rien que je n’aie su dès le temps où
+je faisais mes études. Je reconnaissais le raisonnement
+si clair de Dom Charles : Que l’âme est
+répandue partout où se laisse deviner la vie, et
+que la vie spirituelle, si elle a son achèvement
+dans la vision béatifique et le rayonnement de la
+gloire, commence, à vrai dire, dans les dispositions
+les plus humbles par lesquelles la grâce
+prévient les âmes et les tourne vers la vérité.
+Mais il semble toujours que Dom Thierry touche
+du doigt ce dont il parle et le fasse toucher de
+ceux qui l’écoutent. Il a une façon singulière
+d’éclairer ce qu’il dit par les choses de la nature
+et de faire voir les manifestations de ce qu’il
+appelle la vie universelle dans des objets où
+personne autre que lui ne les soupçonne et où il
+découvre l’action du Saint-Esprit.</p>
+
+<p>Certainement la fille de Saint-Aubin était agitée
+jusqu’au fond de l’âme par ce qu’elle entendait.
+Son front rougissait et pâlissait tour à tour. Le
+feu sombre qui brille dans ses yeux s’éteignait
+dans des larmes. Qui pourrait douter que cette
+malheureuse fille ne soit un exemple étrange de
+ce que Dom Thierry disait dans le moment même,
+et que son cœur ne fût en proie à la plus cruelle
+alternative d’incertitude et d’espérance sur le
+sort éternel de son père adoptif ? La vue de ce
+trouble, d’une émotion si peu feinte et si évidemment
+produite par la grâce, m’a fait souhaiter
+une fois de plus que quelque circonstance heureuse
+nous ouvre un abord naturel dans la famille
+de Saint-Aubin. Peut-être la visite de Dom
+Thierry aura-t-elle cet heureux effet.</p>
+
+<p class="date">25 juin 182…</p>
+
+
+<p class="h3">De Dom Thierry au Très Révérend Père Abbé.</p>
+
+<p>Vous avez eu la bonté de vous plaindre, Très
+Révérend Père, de ce que je n’écrivisse point,
+mais Dom Michel ne vous laisse rien ignorer de
+ce qui nous arrive ; et d’ailleurs, c’est moi qui,
+dans ce dernier voyage, ai presque constamment
+tenu à jour notre <i lang="la" xml:lang="la">itinerarium</i>, et je n’y ai pas
+épargné l’encre. Dom Michel se moque parce que
+j’y consigne parfois des circonstances futiles,
+comme la couleur du ciel ou la direction des
+vents. Il veut que notre journal ressemble à celui
+d’un capitaine de mer qui écrivît en latin. Mais,
+pour moi, j’ai toujours cru que c’est une fausse
+honte ridicule qui empêche d’écrire tout ce que
+l’on sent. Les mouvements de notre cœur sont
+très souvent liés à ceux de la nature et ceux qui
+l’ignorent ne remarquent sans doute pas que le
+Psalmiste en était persuadé. Je ne traverse jamais
+un bois de pins chauffés par le soleil sans
+que l’odeur subtile de l’encens me rappelle aussitôt
+le matin où ma vocation se décida, et cette
+vapeur résineuse me ramène plus efficacement à
+mon premier propos que le sermon le plus éloquent.
+J’ai toujours remarqué que cette vérité
+pourtant très certaine ne touche pas les Français.
+A la réserve de quelques romanciers pernicieux,
+il semble que leur âme soit toute raison
+et que le Créateur ne leur ait donné l’imagination,
+l’appétit et toutes les puissances sensibles
+que pour en faire un holocauste. Que veulent
+donc dire les Psaumes, quand presque à chaque
+verset on y lit les mots de <i lang="la" xml:lang="la">cor</i>, <i lang="la" xml:lang="la">renes</i>, <i lang="la" xml:lang="la">jecur</i>,
+<i lang="la" xml:lang="la">carnes</i> et autres semblables ? Et l’auteur du <i>Cantique</i>
+est-il ridicule quand il dénombre la nature
+entière et la convie à adorer son Seigneur ?</p>
+
+<p>Excusez, Très Révérend Père, la chaleur que
+je mets à soutenir mon sentiment sur ce point.
+C’est qu’en vérité il m’a toujours paru autre
+chose qu’un enfantillage oiseux.</p>
+
+<p>J’ai fait des dessins des objets précieux qui
+sont restés du trésor de l’abbaye dans cette église
+et chez un bourgeois de la ville de C…, à trois
+lieues d’ici. M. Lécu ignore les circonstances
+dans lesquelles ces choses précieuses sont tombées
+entre les mains de ce particulier, d’ailleurs
+riche et bienveillant, et je n’ai pas cru devoir
+m’en informer. Des recherches exactes dans
+quelques vieux registres nous ont permis d’établir
+un inventaire assez considérable, à tout le
+moins, des tableaux et sculptures. Quant à la
+bibliothèque, ce qui en a échappé aux faiseurs
+de cartouches est au dépôt du département, et un
+abbé Dupuis, qui en a la garde, a paru peu soucieux
+de nous le laisser voir. Au surplus, l’Ordre
+bénédictin, n’existant plus en France, y est déjà
+presque oublié ; la génération qui nous a dépouillés
+va s’éteindre, et le décret de Pie VII rassurant
+les consciences, c’est sans doute bien vainement
+que nous poursuivons la trace de richesses
+que nous ne pouvons nous faire rendre. Cette
+pensée remplit Dom Michel d’amertume, et moi,
+vous l’avouerai-je ? de dégoûts. C’est avec joie
+que j’ai accueilli l’occasion où nous sommes de
+ranimer et d’éclairer la foi du peuple de ce village.</p>
+
+<p>Dom Michel vous a parlé de la présence en ce
+lieu d’un ancien moine jureur et marié. Il vous
+a dit aussi que cet homme n’a rien de la grossièreté
+de tant de ses pareils que nous avons trouvés
+dans la misère ou l’infamie. Un hasard singulier
+m’a mis aujourd’hui en présence de sa
+fille. Il faut que vous sachiez, Très Révérend
+Père, qu’on a établi le télégraphe sur la tour de
+l’église. Scilly est dans une vallée, mais à égale
+distance de deux postes trop éloignés pour qu’on
+voie en tous temps les signaux. Le magister est
+payé pour être dans la tour, mais comme il est
+le plus souvent à l’école ou à l’église, c’est son
+fils, garçon d’environ dix-huit ans, qui fait le
+guet et répète les signaux. Il n’y faudrait pas
+grande habileté si les messages qui cheminent
+ainsi par l’air étaient tous en langage convenu,
+mais il en passe tous les jours qu’il faut comprendre
+et dont il faut garder copie, et ceci
+demande de l’intelligence, de l’habitude et du
+soin. Le fils du maître d’école est de santé fragile.
+Souvent il est malade, et quand il tient le
+lit, la seule personne capable de le soulager en
+prenant son office est la fille de Saint-Aubin. Il
+paraît que le jeu du télégraphe l’amusait, et sa
+charité lui fait maintenant trouver plaisir à ce
+qui n’était qu’un badinage. C’est dans un réduit
+attenant à la chambre des cloches que je l’ai
+découverte aujourd’hui. Elle n’a paru ni embarrassée
+ni surprise et a montré beaucoup de bonne
+grâce à m’expliquer la manœuvre des cordes et
+des poulies. Une expression de tristesse altière
+qu’elle a quand elle se tait, fait place sitôt qu’elle
+parle, à une vivacité naturelle et enfantine dont
+un cœur dur et prévenu pourrait seul n’être pas
+touché. Au bout de peu d’instants, j’ai vu un
+nuage et une rougeur passer rapidement sur son
+front et elle s’est mise à me parler sans préambule
+d’un sermon que j’ai prêché dimanche
+passé.</p>
+
+<p>J’ai été surpris d’abord de l’entendre me parler
+du ton des personnes familiarisées dès longtemps
+avec notre habit. Le récit qu’elle n’a guère tardé
+à me faire m’en a bientôt donné les raisons. Cette
+jeune femme n’est pas la fille de Saint-Aubin,
+mais d’un Italien dont elle parle sans aucune
+tendresse, et son enfance s’est écoulée à Gênes
+et à Florence. Sa mère est Vaudoise, fille d’un
+pasteur d’un bourg près de Genève. Il ne semble
+pas que cette protestante et son premier mari
+fussent faits pour s’accorder. Ce Génois, fils d’un
+marchand assez aisé avait à peine vingt ans et
+suivait en tout son inclination plus que son
+devoir. Sa femme qu’il avait rencontrée à Turin,
+où les Vaudois sont nombreux, et épousée de
+pure passion, ne tarda guère à s’en apercevoir et
+tomba dans la mélancolie. Leur fille dont le nom
+est Mariana fut abandonnée aux domestiques et
+élevée à la grâce de Dieu. Elle avait à peine
+quatre ans que sa mère excédée retourna chez
+ses parents et sa seule amitié fut dès lors une
+vieille nourrice de son père qui la soignait. Leur
+maison était tout près de Sainte-Marie-des-Vignes,
+grande et belle église dont les cloches ont
+une harmonie céleste que je me rappelle après
+trente années, mais la nourrice était sœur d’un
+des moines de l’église Saint-Mathieu située tout
+auprès, entre un cloître gothique, le seul qui
+soit dans l’Italie du Nord, et une petite place où
+l’on remarque toutes sortes de souvenirs d’André
+Doria et des doges de ce nom avec plusieurs
+inscriptions fort belles. Ce bon religieux lui tint
+lieu de père et de mère, lui apprit un peu à lire
+et lui inspira des sentiments de foi qui ne se sont
+jamais effacés. Elle avait environ dix ans lorsque
+son père mourut. Sa mère vint aussitôt la chercher
+et l’emmena à Florence où elle épousa peu
+après Saint-Aubin. Vous auriez été touché
+comme moi, mon Très Révérend Père, du ton
+passionné dont cette pauvre jeune femme me dit
+la suite de son histoire. Tandis que sa mère semblait
+voir en elle une image de son funeste passé,
+Saint-Aubin lui marqua aussitôt la tendresse la
+plus sincère. Il l’avait presque toujours dans sa
+chambre, la formant et l’instruisant, et prenait le
+même soin de ses plaisirs d’enfant que de son
+avancement. Son esprit s’ouvrit en même temps
+que son cœur. En peu de temps Saint-Aubin lui
+fit lire l’histoire et lui montra les premiers éléments
+des sciences. Tout dans sa vie nouvelle
+lui paraissait charmant et délicieux. Elle eût été
+parfaitement heureuse si le souvenir de sa vieille
+nourrice ne l’eût poursuivie comme il arrive aux
+enfants dont le cœur est fidèle dans un âge où
+tous les sentiments sont éphémères. Mais elle
+revoyait incessamment cette bonne vieille et le
+Frère qui l’instruisait et la petite église de Saint-Mathieu
+et l’épée d’André Doria suspendue au
+dessus de l’autel. Elle entendait les chants qui
+naguère la touchaient ; elle se rappelait des
+lambeaux de phrases apprises dans la <i>Doctrine
+chrétienne</i> ou restées comme des échos de sermons
+oubliés. Hélas ! mon Père, me dit-elle,
+vous ne pourrez jamais concevoir ce que quelques
+paroles ainsi retenues me firent souffrir.
+J’avais treize ou quatorze ans, quand mon père
+voyant mon désir de revoir la vieille Angèle,
+ma nourrice, me confia un jour à une sœur de
+ma mère qui allait à Gênes pour quelque affaire.
+Je pensai mourir de bonheur en revoyant les
+arbres de l’Acqua Sola sous lesquels ma nourrice
+m’avait promenée si souvent et peu après
+en me jetant dans ses bras. Je restai six semaines
+à Saint-Pierre d’Arène où ma tante avait à faire.
+Pendant ce temps je revis souvent ma nourrice
+et elle m’emmena plus d’une fois entendre la
+messe ou les vêpres à Saint-Mathieu. Je n’étais
+pas entrée une seule fois dans une église depuis
+que je demeurais à Florence. Tout ce que je
+voyais maintenant me frappait avec une vivacité
+extraordinaire. La veille de notre départ, le Fr.
+Mario, frère de la vieille Angèle, fit le sermon.
+Je n’ai retenu qu’un mot qu’il répétait incessamment
+avec une force qui me faisait trembler :
+<i lang="it" xml:lang="it">Fuori Chiesa non c’ è salvezza.</i> Je prenais ces
+paroles dans leur sens naturel et elles résonnaient
+à mon oreille comme une malédiction.
+Quand je dis adieu à Angèle pour ne la revoir
+jamais, elle me dit tout bas : Ne manque plus
+jamais d’aller à l’église afin que Dieu te bénisse.
+J’embrassai son cou de toutes mes forces, et
+quand nous fûmes de retour à Florence, je priai
+mon père de me laisser aller à l’église d’une voix
+si suppliante qu’il en parut étonné et m’y fit conduire
+dès le premier dimanche. Un jeune Français
+qui commençait sa carrière sous ses ordres
+s’offrait à m’y mener. Il avait une nature religieuse
+quoique ardente. Souvent il me récitait
+des vers que j’oubliais, mais dont le son me
+charmait plus qu’aucune musique et me laissait
+infiniment heureuse d’être catholique. Il avait le
+plus profond respect pour mon père et quelquefois
+priait avec moi pour lui. Car, mon Père,
+ajouta-t-elle, depuis quinze ans, je prie incessamment
+pour lui. J’ai eu parfois le cœur si serré
+à la pensée qu’il est maintenant hors de l’Église
+que je défaillais. Comprenez donc ma joie quand
+je vous ai entendu dimanche expliquer les paroles
+qui m’ont épouvantée pendant tant d’années.
+S’il est vrai, comme vous l’avez dit, que
+de vouloir tout ce qui est bien est un commencement
+de religion et que l’Église est le lieu des
+âmes et non des corps certainement mon père
+ne sera pas damné, dût un ange lui apporter du
+ciel, comme vous disiez, les paroles qui le feront
+chrétien. En disant ces mots, ses yeux se remplirent
+de larmes, et sa figure revêtit une expression
+mêlée de douleur et d’espérance telle que
+j’en fus dans la même émotion et que je trouvai
+à peine les paroles capables de l’encourager et
+de la consoler.</p>
+
+<p>Assurément, mon Très Révérend Père, cette
+jeune fille est chrétienne, et bien que je ne comprenne
+pas ce qui l’éloigne des sacrements puisqu’elle
+est si fort attirée par l’église, elle l’est
+sans doute beaucoup plus que d’autres qui en
+ont le nom et l’apparence plus que la réalité.</p>
+
+<p class="date">2 juillet 182…</p>
+
+
+<p class="h3">De Dom Michel au Très Révérend Père Abbé.</p>
+
+<p>Nous continuons la visite du village et je vois
+bien que Dom Thierry avait raison de nous la
+faire faire. C’est beaucoup de connaître le
+visage et le nom de ceux dont on répond devant
+Dieu. Il arrive que ces bonnes gens sont un peu
+gênés de leur pauvreté quand nous entrons dans
+leurs maisons, mais je leur dis notre profonde
+détresse dans les années qui suivirent notre exil
+et ce récit de notre dénûment leur ôte aussitôt
+toute honte. Dom Thierry m’étonne par l’extrême
+facilité avec laquelle il entre dans leurs moindres
+intérêts. Je découvre qu’il a une science profonde
+de l’agriculture dont ces pauvres gens paraissent
+ravis. Il parle surtout savamment des abeilles
+qui, dit-il, font des rayons d’or dans son pays.
+Il a une manière admirable d’enseigner à la
+fois le mépris des richesses et la façon de les
+acquérir. A mesure que je l’entends et que j’entre
+davantage dans ses idées, des projets qu’il fait
+pour améliorer le sort des paysans en rassemblant
+leurs efforts me paraissent moins chimériques.
+Il dit que les esprits chimériques sont ceux
+qui se figurent les choses toujours au même
+point pendant qu’elles changent sans cesse, et
+que Bonaparte, qu’il déteste, a été seul à bien
+entendre les temps nouveaux.</p>
+
+<p>Avant-hier nous sommes allés à Scilly et nous
+avons pu enfin pénétrer dans la maison de Saint-Aubin.
+Je vous l’ai dit, mon Très Révérend Père,
+cette maison était la campagne de l’Abbé. On y
+arrive par une avenue de cyprès plantés il y a
+moins de vingt ans et qui conviennent bien à la
+triste retraite d’un apostat. Le jardin est rempli
+de fleurs et de beaux arbres chargés de fruits.
+Au-dessus de la porte est une inscription latine
+à la louange du repos des champs qui a été fraîchement
+repeinte en incarnat. Au moment que
+nous arrivions à la porte, non sans quelque émotion
+pénible, cette porte s’est ouverte et l’injuste
+possesseur du lieu a paru. C’est un grand homme
+extrêmement maigre avec des cheveux tout
+blancs. Bien qu’il fût vêtu avec un soin proche
+de la recherche et que ses manières soient d’une
+noblesse singulière dans un homme de son origine,
+son abord n’est pas engageant. Il a dans le
+regard quelque chose de froid et de hautain qui
+glace. « Entrez, mes Pères, nous dit-il, ma fille
+et M. de Souville m’avaient fait espérer votre
+visite. » Il nous introduisit alors dans une vaste
+pièce ornée de boiseries anciennes et garnie d’un
+côté d’une haute bibliothèque, mais sans autres
+meubles qu’une grande table et, devant une
+fenêtre, une cage immense très ornée et remplie
+d’oiseaux de toutes sortes. Au bout de peu d’instants
+il envoya chercher sa femme et sa fille et,
+s’excusant sur quelque affaire, nous laissa. Cette
+femme est bien huguenote. Avec un air de
+mélancolie qui préviendrait en sa faveur, elle a
+la politesse sans cordialité des calvinistes et un
+talent singulier de dire civilement des choses
+amères. Heureusement qu’elle aussi n’a demeuré
+que le temps qu’il fallait pour la bienséance et
+nous a laissé sa fille, disant d’un ton assez sec
+qu’elle nous montrerait la maison si nous voulions.
+La pauvre fille souffrait sans aucun doute
+de l’accueil mortifiant qu’elle nous voyait essuyer
+et son air était à chaque instant comme une réparation
+de ce qu’elle ne pouvait prévenir.</p>
+
+<p>A peine sa mère fut-elle sortie qu’elle nous
+dit toute sa joie de nous voir enfin dans sa maison.
+Elle nous promena de chambre en chambre
+de la meilleure grâce et parut aussi surprise que
+ravie de voir que nous raisonnions tous les deux
+de peintures et de curiosités. Saint-Aubin a une
+très belle galerie de tableaux italiens, mais à
+part la petite châsse d’ivoire dont M. de Souville
+avait parlé, il n’y a rien qui provienne de l’abbaye.
+Sa fille nous a dit que cette châsse était un
+présent du préfet, ou peut-être qu’elle avait été
+donnée en échange d’autres objets de prix. C’est
+une imitation de la châsse de Sainte Ursule et le
+travail en est curieux et délicat, car toutes les
+parties en ont été conservées réduites, mais il y
+a dans ce morceau plus d’application et de curiosité
+que d’art véritable. Quant aux manuscrits
+anciens, ce sont deux antiphonaires de Trêves
+assez rares et une <i>Quinzaine de Pâques</i> dont les
+enluminures sont d’une naïveté singulière et le
+chant d’une barbarie exceptionnelle, même pour
+le temps. L’<i lang="la" xml:lang="la">Exultet</i> sur lequel je me suis arrêté
+un instant offre quelques variantes assez dignes
+de remarque.</p>
+
+<p>Il faut vous avouer, mon Très Révérend Père,
+que tandis que nous allions par la maison, nous
+ne pouvions faire qu’en esprit elle ne nous reparût
+dans son ancien état et que nous donnions
+plus d’attention à ces souvenirs qu’aux paroles
+pourtant empreintes de sincérité de la fille d’un
+usurpateur. Nous sommes revenus à la cure tous
+les deux rêveurs et affectés.</p>
+
+<p class="date">9 juillet 182…</p>
+
+
+<p class="h3">De Saint-Aubin à M. de Souville.</p>
+
+<p>Vous êtes parti, mon cher Souville, mécontent
+et contristé de la manière dont j’avais reçu ces
+deux religieux. Laissez-moi dire quelques mots
+à ma décharge. Nous nous connaissons depuis
+longtemps et voici dix ans que je n’ai guère d’ami
+que vous : il est convenable que vous sachiez ce
+qui se passe dans mon cœur.</p>
+
+<p>Vous savez par quelle bizarre chaîne d’événements
+ma jeunesse a été ce qu’elle fut : comment
+le prieur de Saint-Marc me distingua parmi
+d’autres enfants et commença de me faire instruire ;
+comment un père chargé de famille fut
+trop heureux de me voir me tourner vers l’Église
+où, à défaut d’honneurs, je devais du moins
+trouver l’aisance et le bien-être ; comment enfin
+le bon prieur, attentif et inquiet sur ma complexion
+délicate, m’envoya, vers l’âge de dix-huit
+ans, à Scilly qui était devenu ce que, dans
+l’Ordre bénédictin, on nomme un monastère de
+campagne et demanda qu’on m’y traitât avec une
+particulière douceur. Quelques années séparaient
+le moment où j’y arrivai de la Révolution, et
+j’ai la certitude qu’une inquiétude sourde qu’on
+remarquait dans presque tous les couvents d’alors
+venait, sinon de la prévision, du moins de
+l’approche de ces grands événements. C’est ainsi
+que l’instinct des oiseaux les agite, même à
+l’abri dans une volière, quand l’orage est menaçant
+ou que le temps des migrations revient.
+Scilly n’était pas un monastère des plus réguliers.
+L’Abbé, qui me prit aussitôt en amitié,
+avait près de soixante et dix ans et se souciait
+peu de réformes. Je passai presque tout mon
+temps avec lui, dans cette maison même que
+j’habite et qu’il ne quittait presque plus. Chaque
+matin, j’allais au monastère prendre une leçon
+de théologie et entendre l’explication des règles.
+Celui qui la faisait était un homme d’environ
+soixante ans, qui avait été rival de l’Abbé au
+moment de son élection. C’était un moine austère
+et d’une régularité extraordinaire. Sa vie
+était le seul lien assurément qui empêchât l’observance
+claustrale de se dissoudre entièrement.
+Il le sentait et s’attribuait une autorité fort au-dessus
+de celle de prieur, qui contribuait encore
+à éloigner l’Abbé. Cette situation retentit sur la
+mienne. Les profès me connaissaient à peine.
+Parmi les novices, les uns me jalousaient, les
+autres me trouvaient de l’esprit et le laissaient
+voir d’une manière qui tournait à mon préjudice.
+Le prieur enseignait une doctrine étroite et rigide
+qui me dégoûtait et dans laquelle il ne m’était
+guère difficile de faire brèche. L’Abbé était
+savant en histoire ecclésiastique et, avec la bonhomie
+de la vieillesse, il m’en disait souvent des
+détails qui m’étonnaient secrètement, mais dont
+je me servais avec plus d’impertinence que de
+malice véritable contre les thèses du prieur. Les
+livres réservés se trouvaient aussi dans notre
+maison et tout à fait à part de la bibliothèque
+commune. Je ne tardai guère à y aller voir.
+Calmet me conduisit par une route naturelle au
+<i>Dictionnaire philosophique</i>, à Diderot et à Rousseau
+où je sentais la vie, tandis que mes cahiers
+latins me semblaient être des sépulcres vides.
+Plus d’une fois le prieur m’appela M. le philosophe,
+non par une ironie dont il était incapable,
+mais dans une indignation qu’il ne pouvait
+maîtriser et qui me déconcerta. Je revenais
+lire Tillemont à l’Abbé dans un sentiment confus
+que ni mes goûts ni mes idées ne me portaient
+vers une vie que je n’avais pas choisie et j’en
+appelais sourdement le terme. Quand la Révolution
+nous dispersa, bien que ma vie eût été constamment
+facile et agréable, il me sembla que des
+barrières s’ouvraient. Je n’eus cependant pas un
+instant l’idée d’abandonner l’Abbé dans des circonstances
+que son âge et la tranquillité où il
+avait vécu lui rendaient plus cruelles qu’à personne.
+Nous allâmes à Neufchâtel où nous passâmes
+l’hiver de 1793. Cette ville était pleine
+d’émigrés qui y menaient une existence joyeuse.
+Il nous avait fallu prendre des habits séculiers et
+je fus ravi de me donner les airs d’un jeune cavalier.
+La naissance de l’Abbé, sa noblesse et
+son infortune le mettaient naturellement dans la
+société la plus relevée. J’en profitai et il ne me
+fallut pas longtemps pour oublier l’air conventuel
+et avec lui toutes les leçons que j’avais reçues.
+J’étais jeune et agréable. La liberté me
+donnait de l’esprit et de la légèreté : je fus gâté,
+et pour la première fois de ma vie je me crus
+heureux. Cependant je remarquais un sentiment
+étrange dans l’Abbé. Ce vieillard que la vie
+claustrale paraissait rebuter et qui s’en était retiré
+sitôt qu’il en avait eu le pouvoir était miné
+maintenant par la tristesse d’en être éloigné à
+jamais. Il en parlait peu, mais quand il le faisait,
+c’était avec une douleur contenue qui me pénétrait.
+Parfois, le son de quelques cloches lui rappelait
+les nôtres, et sa mélancolie redoublait.
+Voyant ce triste état, je lui proposai de changer
+pour un temps de résidence. Nous fûmes reçus
+avec une extrême bonté par les religieux de
+Saint-Maurice en Valais, qui sont des Chanoines
+augustins. L’Abbé s’appliqua à observer leur
+règle et on eut pour lui tous les égards. Il assistait
+très exactement au chœur et vivait dans un
+recueillement que je ne lui avais jamais connu.
+Cependant sa santé s’altéra insensiblement et il
+mourut le jour de la Pentecôte 1794, avec un
+courage et une religion dont tout le monastère
+fut dans l’admiration.</p>
+
+<p>Je restai à Saint-Maurice encore quelques semaines
+après sa mort, mais la régularité conventuelle
+qui ne m’avait été possible que par la
+crainte d’affliger mon bienfaiteur me devint
+promptement insupportable. Je trouvai un prétexte
+pour remercier ces bons Augustins de leur
+hospitalité et gagnai Berne, où je devins, par
+une aventure singulière, secrétaire d’un commissaire
+du Gouvernement. Cet homme fut pour
+moi, à cette époque critique de mon existence,
+ce qu’avait été l’abbé de Scilly. Il avait un esprit
+vaste et puissant, une âme élevée et grave.
+Il me fit comprendre l’esprit de la Révolution
+dont je n’avais vu jusque-là que les dehors et
+pour ainsi dire l’écorce effrayante. Il avait beaucoup
+lu et me fit apprendre l’allemand que personne
+ne sait en France. Lessing et Herder me
+montrèrent combien les adversaires aussi bien
+que les champions du christianisme, dans notre
+pays, étaient superficiels, étroits et éloignés
+même de l’intelligence la plus rudimentaire des
+questions qu’ils débattent. En même temps, je
+pris goût aux affaires et commençai à sentir
+l’ambition. Vous avez quelquefois été surpris,
+mon cher Souville, de voir qu’il ne restât en moi
+aucune trace de mon éducation première. C’est
+dans ces années d’activité, de réflexion et un peu
+aussi d’intrigue, que je les perdis entièrement.
+Quand le Premier Consul me chargea d’une mission
+importante à Parme, je me souviens que je
+remarquai à quel point j’étais un homme nouveau,
+ou plutôt combien il me paraissait étrange
+que mes idées, sinon ma vie, eussent jamais été
+autres que ce qu’elles étaient. Tous ceux qui ont
+suivi le même chemin que moi n’en pourraient
+dire autant. J’ai entendu, un jour, dans un repas
+et devant une société nombreuse, M. de Talleyrand
+et le baron Louis, ancien prêtre, comme
+vous le savez, faire des plaisanteries révoltantes
+sur leur premier état. J’ai toujours été à l’abri
+de cette bassesse et de cette grossièreté, vous en
+avez eu souvent la preuve, et depuis mon retour
+dans ce pays, la solitude, la réflexion et l’âge
+m’ont fait perdre peu à peu un sentiment assez
+semblable à de la rancune que j’avais contre les
+institutions religieuses parce qu’elles étaient
+vieillies et décrépites quand j’étais jeune et que
+tout, autour de moi, était jeune ; peut-être aussi
+parce que de vivre en Italie confirme inévitablement
+dans le mépris qu’on peut avoir de la superstition.
+Aujourd’hui, je vois clairement que,
+quoi qu’on puisse dire contre la Bible et les mystères,
+la religion a une influence heureuse sur
+les peuples, et que le catholicisme avec la tolérance
+ne pourrait manquer de rendre une nation
+prospère. Ce n’est pas tout. Je retrouve en moi-même,
+à mesure que je vais, un sentiment élargi
+et fortifié de la puissance de la prière. Oui, Rousseau
+aurait raison et la prière serait une absurdité
+et une sauvagerie si nous savions ce qu’est
+l’Être suprême. Mais nous n’en avons que des
+idées faibles ou fausses parce que notre intelligence
+ne peut lui appliquer que des mesures humaines
+et toutes trompeuses. Je vieillis. Dans
+quelques années je mourrai, c’est-à-dire que je
+serai séparé de tout ce qui m’attache et surtout
+des deux femmes qui m’environnent de leur affection.
+Je sens, mon cher Souville, que tout dans
+ma nature se révolte à l’idée de tomber seul,
+épouvantablement seul, dans ce gouffre obscur
+du trépas. C’est ici que l’idée du Dieu de l’Évangile,
+du Père céleste qui pardonne et accueille,
+me revient avec une force qu’aucun raisonnement
+n’ébranle et devant laquelle toute philosophie
+semble dérisoire. Un Voltairien ne manquerait
+pas de me dire que je n’éprouve ce sentiment
+à un tel degré que parce que j’aime tendrement
+ma fille. Il est vrai, mais il est vrai aussi que
+d’aimer ou de ne pas aimer fait qu’on entre ou
+qu’on n’entre pas dans certaines raisons et que,
+telles qu’elles sont, les miennes me paraissent
+démonstratives. Apprenez maintenant que je n’ai
+montré tant de froideur au P. Thierry et au
+P. Michel que parce que je croyais voir des inquisiteurs
+entrer dans ma maison à la recherche
+de biens qui n’y sont pas, que depuis j’ai revu
+souvent ces bons religieux et que je regarde le
+P. Thierry comme un génie. Aucun homme ne
+me paraît être entré aussi avant que lui dans l’esprit
+véritable du christianisme ; personne n’y sait
+découvrir comme lui des harmonies où le siècle
+passé ne voyait que des absurdités. Hélas ! mon
+cher Souville, si j’avais rencontré un tel homme
+il y a quarante ans, ma vie n’aurait pas été sans
+doute ce qu’elle a été. Mais peut-être aussi que
+si ma vie eût été autre, je n’aurais pas apprécié
+comme je fais les étonnantes clartés qu’il jette
+sur la doctrine de l’Évangile. Laissez-moi, en
+tous cas, vous remercier de m’avoir envoyé ces
+très honnêtes gens dont l’un est assurément le
+plus grand esprit que j’aie jamais rencontré.</p>
+
+<p class="date">5 septembre 182…</p>
+
+
+<p class="gap small">Nous n’avons point d’autres lettres des personnes
+qui formaient l’entourage de Saint-Aubin, mais nous
+savons par le <i>Journal</i> de Dom Thierry que Saint-Aubin,
+frappé d’une seconde attaque, fit publiquement
+profession de la foi chrétienne, qu’il fut réconcilié
+dans les formes, mais que, par un choix
+assez inattendu, il voulut se confesser à Dom Michel,
+qu’enfin il mourut quelques années plus tard dans
+les sentiments d’une piété véritable.</p>
+
+<p class="small">Sa femme était morte avant lui et resta toujours
+protestante. Leur fille retourna en Italie après un
+incendie qui détruisit de fond en comble la maison
+de l’Abbé. Elle vivait encore à Florence en 1855.</p>
+
+<p class="date">Mai 1898.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap">Les Bénédictins anglais de Douai</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Trappe</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">43</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La vallée du Cadi et l’abbaye de Saint-Martin
+du Canigou</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">55</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Une abbaye au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle
+(Liessies vers 1720)</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">99</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Petit moutier</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c5">151</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les moines de Shakespeare</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c6">157</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Lettres de moines</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c7">211</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em xsmall">ÉMILE COLIN ET C<sup>ie</sup> — IMPRIMERIE DE LAGNY<br>
+E. GREVIN, SUCC<sup>r</sup></p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76608 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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