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Les Parisiens l’appellent la +Flandre et le voient sous les couleurs dont Rodenbach leur a peint sa +patrie. Il y a cependant des différences singulières entre les habitants +d’une région si étendue et soumise à des influences si diverses. Les +Flamands de Bergues et de Cassel ne ressemblent en rien aux populations +des quatre arrondissements méridionaux et dans ceux-ci mêmes la variété +est assez grande pour engendrer parfois l’antipathie. Entre la Flandre +proprement dite et ce qui était le diocèse de Fénelon, Lille est tout à +fait à part dans un pays bas, humide et de population mêlée. C’est une +grande ville neuve, bruyante, boueuse et triste, où le peuple est +singulièrement grossier. Les gens du pays d’herbages et de forêts, situé +à vingt ou trente lieues au sud, entre la Sambre et les Ardennes, qui y +viennent quelquefois pour leurs affaires, s’y sentent mal à l’aise et +dépaysés. Au contraire les vieilles villes du bassin de l’Escaut, le +Quesnoy, Valenciennes, Condé, Cambrai, Douai, éveillent en eux une +curiosité sympathique. Ce sont des pays qu’on avait toujours sus assez +près pour espérer les voir, quand on en rencontrait les noms dans +l’histoire des guerres de Louis XIV. On y était soldat, on y allait pour +des procès, pour passer son baccalauréat, ou simplement pour voir les +cavalcades ou les grands marchés. + +Je me rappelle ma curiosité quand on m’amena à Cambrai pour y commencer +mes études en sixième. C’est au Quesnoy que je vis pour la première fois +plusieurs des merveilles qui m’avaient fait rêver: des remparts avec de +grands tas de boulets noirs, brillants et rangés, un grand bateau sur le +canal, et un moulin à vent qui tournait et sifflait. + +Cambrai m’offrit bien d’autres objets d’étonnement. Les remparts s’y +dressaient autrement fiers sur la profondeur sombre des fossés; les +portes y étaient monumentales, à colonnes et sculptures, avec des traces +de boulets de canon. Quand nous entrâmes en ville, je sentis tout à coup +que je ne ressortirais plus que collégien conduit à la promenade, et +Cambrai me parut triste. Cependant nous allâmes longtemps par la ville +au beau soleil d’octobre, et je vis pour la première fois une +cathédrale, une grande église ornée de tableaux immenses, un palais +épiscopal, de vastes places, des séminaires, collèges et couvents, pour +la plupart puissants édifices du XVIIIe siècle, dont je ne me lassais +pas de regarder les innombrables fenêtres et les toitures énormes. Dans +la cathédrale, nous vîmes, derrière le chœur, la sépulture des +archevêques. Sur un sarcophage, à demi-couchée, on me montra la noble +figure de Fénelon. J’avais lu le _Télémaque_ et j’avais un goût +extraordinaire pour les _Fables_. Je connaissais aussi le portrait de +Saint-Simon qui me faisait, sans que je susse pourquoi, l’effet de la +musique. C’étaient bien ces yeux dont le feu sortait comme un torrent. +Il y avait une noblesse inexprimable répandue sur les grands traits du +visage, dans le geste lent et persuasif. Je regardais de toutes mes +forces. + +Sur une place silencieuse, derrière un jardin à bassins et jets d’eau, +qui me parut mystérieux et féerique, nous nous arrêtâmes aussi devant ce +qui reste du palais du prince-évêque: une entrée magnifique, une sorte +de double portique avec des guirlandes, des écussons et des devises. +J’ai vécu neuf ou dix ans à Cambrai, j’y retourne encore quelquefois: la +statue et la porte du palais de Fénelon me parlent toujours comme en +cette journée d’octobre. + +On nous conduisait parfois nous promener sur la route de Douai. Une +vieille pierre blanche indiquait le chemin. Je ne savais de Douai que ce +que mes camarades me disaient et je n’y pensais pas autrement; +cependant, un de mes oncles y avait été professeur, et il me semblait +naturel et probable que j’y vivrais moi-même quelque jour. Quand je fus +en troisième, je me pris d’une passion pour l’anglais. On nous +l’apprenait par une méthode sévère, mais la langue me paraissait à la +fois étrange et facile et me faisait sentir sous les mots une âme autre +que la nôtre que je voulais atteindre. Les élèves de seconde +expliquaient le _Sketch Book_ de Washington Irving. Je l’empruntais +constamment à mon voisin: je lisais et relisais les pages charmantes qui +me peignaient un Noël anglais, ou les histoires mélancoliques et +sentimentales où je croyais voir pour la première fois une expression +juste et pénétrante de la vie réelle. La langue ciselée, savante, +poétique, me ravissait. Cette année-là, j’eus en prix l’_Apologia_ du +cardinal Newman. Ce chef-d’œuvre avait été traduit très exactement et +avec une certaine élégance par un M. Du Pré de Saint-Maur. Newman avait +écrit, pour la traduction, une vingtaine de pages de notes où il +débrouillait à l’usage des Français l’écheveau des partis religieux dans +l’anglicanisme et celui, plus embrouillé encore, de la constitution +d’Oxford. Le livre n’avait eu aucun succès. Il était tombé peu à peu au +rang des ouvrages que les éditeurs vendent au rabais aux institutions +religieuses. Il y en avait un stock à la librairie et on faisait si peu +de cas de ce pauvre livre à couvertures grises qu’on n’osait même pas le +montrer à la distribution des prix. J’eus le mien parce que j’étais +assez fort à la balle au mur. + +Il serait inutile d’essayer de décrire l’impression que cette +merveilleuse histoire d’âme fit sur moi. Oxford est vivant dans +l’_Apologia_ avec sa poésie propre qui ne ressemble à aucune autre. +Quant au progrès religieux de Newman, il s’accompagnait d’une vie +intérieure noble et mâle, d’un goût de vérité et de beauté, très humain +et très élevé, que je n’avais jamais vus rassemblés dans une vie de +saint. Le pauvre livre méprisé m’enchanta par ce qu’il m’apprenait, par +ce qu’il me faisait deviner et par les problèmes que mon esprit se +posait à lui-même chaque fois que je l’ouvrais. La pensée anglaise +m’attira dès lors par son originalité et sa fraîcheur et je devins +curieux de tout ce qui me venait de ce côté. + +Je ne me rappelle pas comment je connus l’existence du monastère anglais +de Douai. Nous lisions beaucoup une très intéressante histoire des +persécutions par un grand vicaire de Cambrai, M. Destombes, dont je vois +encore la fine et spirituelle figure. Il y est question à chaque instant +du collège qui vit sur ses bancs Southwell, Campian et tant de +confesseurs de la foi, mais je ne croyais pas que rien subsistât de ce +séminaire fameux. Quelqu’un me prêta aussi la traduction du _Journal_ du +collège pendant la révolution. C’est le récit très attachant d’une +captivité assez longue que les étudiants et la plupart de leurs maîtres +subirent dans la citadelle de Doullens. Quelque temps après, je sus que +Douai possédait toujours un collège anglais et mon imagination commença +à travailler sur ceux qui l’habitaient. Je les voyais dans les +dispositions où mes lectures m’avaient montré leurs lointains ancêtres, +graves, réfléchis et méprisant la mort sans emportement. + +Nous passions, comme de juste, notre baccalauréat à Douai. C’est cette +grave affaire qui m’y conduisit pour la première fois. Le souci de +repasser des dates ne nous laissait guère le loisir de nous promener en +touristes et nous ne quittions une petite pension appelée Saint-Amé, où +nous descendions, que pour aller à la Faculté. Cette maison touchait à +l’église Saint-Jacques qui, jusqu’à la Révolution, avait été celle des +Récollets anglais. Un joli jardin triste, planté de poiriers déjà +chargés de fruits, s’étendait le long de l’église: nous y restions de +longues heures sur un banc à écouter les cloches--les plus belles de la +ville,--égrenant un glas infini. Devant l’église, une grande maison du +XVIIe siècle dominait un jardin entouré de murs et de fossés: c’était +l’ancien couvent des Récollets. Douai avait eu, au XVIe siècle, une +célèbre université. Quand Oxford devint protestant, les catholiques +anglais se rassemblèrent au centre intellectuel le plus proche. C’est +ainsi que Douai eut cinq établissements britanniques: un couvent +franciscain, un monastère bénédictin, le Collège anglais ou des Grands +Anglais, comme on l’appelle encore, celui des Écossais et un autre pour +les Irlandais, dont il ne reste rien. La maison des franciscains, comme +leur église, n’avait pas subi le moindre changement. + +Un beau soir de dimanche, il y eut une fête sur l’esplanade, le long de +la rivière. La chaleur avait été accablante et la soirée avait le calme +profond des plus beaux soirs d’été. Je fus frappé du recueillement de la +foule. A part trois jours dans l’année où un vent de folie semble +souffler sur la ville, le peuple de Douai n’est jamais bruyant. Cette +multitude se déplaçait lentement, sans cris ni désordre, et semblait +jouir de la fraîcheur commençante comme si elle n’eût eu qu’une seule +âme. Les larges quais de la Scarpe et l’immense esplanade paraissaient +plus vastes de la présence de ces milliers d’hommes. Je suivais +distraitement la foule quand je vis venir en sens inverse trois hommes +d’un aspect singulier. Vêtus de noir, ils avaient la pâleur de visage, +les cheveux et les sourcils foncés que le mélange de sang irlandais +donne fréquemment aux Anglais catholiques. Le plus âgé portait le +paletot fermé et le haut col romain, ses deux compagnons avaient la +bizarre coiffure en losange des étudiants d’Oxford. Ils s’avançaient +silencieux, le pas grave et assuré; personne que moi ne les regardait. +Je serais ridicule en disant que cette apparition de trois Anglais, un +moine et deux séminaristes, me fit battre le cœur et que mes yeux ne +pouvaient se détacher de leurs hautes et sombres figures. Mais j’étais +jeune, sans nulle expérience, imaginatif et ardent: ces trois hommes +étaient pour moi une civilisation, une pensée, et surtout l’incarnation +d’une histoire écrite avec le sang des martyrs. Je les regardais +s’éloigner, le cœur plein d’aspirations de toutes sortes. De ce premier +passage à Douai leur souvenir fut celui que je gardai le plus vif avec +celui d’un recueillement singulier répandu sur la ville. + +Deux ou trois ans après, je revins à Douai faire mon apprentissage de +très jeune professeur. Le collège Saint-Jean était établi dans un ancien +couvent d’Ursulines, dont il restait quelques morceaux assez élégants. +Les bâtiments formaient un quadrilatère autour d’une vaste cour ombragée +par quelques vieux arbres et séparée par une grille d’un très beau +jardin que l’on continuait à appeler le parc, comme au XVIe siècle[1]. A +travers les arbres on apercevait le dôme de l’église Saint-Pierre. + + [1] Le «parc» de madame de Lafayette, dont parle madame de Sévigné, ne + pouvait aller que de la rue de Vaugirard à Saint-Sulpice. Le très + agréable jardin du collège Stanislas s’appelle aussi le parc, comme + au temps où la princesse Belgiojoso s’y promenait. + +Saint-Jean était la maison la plus ordonnée. La règle y était austère et +cependant on l’acceptait. Plusieurs professeurs âgés avaient vieilli au +collège, comme vieillissent les prêtres, sans le sentir ni s’en douter. +Nous ne faisions jamais de visites. Quand quelqu’un manquait à la table +de communauté, l’événement était commenté. Une vie ainsi réglée et +solitaire dans un milieu qui a sa physionomie et comme son âme propres +développe une attention aux choses que la vie de société ignore ou +détruit. Pour nous, le collège et la ville étaient des personnes. La +langue anglaise a une expression d’une force singulière pour marquer le +progrès qu’un lieu, un monument, une œuvre d’art fait insensiblement +dans l’âme d’une personne: _to grow upon one_, grandir non pas en soi, +mais sur soi, c’est-à-dire presque contre soi et malgré qu’on en ait. Le +charme de Douai, les expressions nuancées de sa physionomie de vieille +ville, nous pénétraient ainsi lentement et sûrement. + +Ce qui frappait d’abord, c’était, comme je l’ai dit déjà, le silence +profond qui régnait. La ville était immense pour sa population. +Valenciennes, qui est aussi peuplée, couvre moitié moins d’espace et les +rues en paraissent étroites et grouillantes. Douai avait de grands +espaces vides: les quais, l’esplanade, un marché aux bêtes qu’on +appelait le Barlet, dont on ne voyait pas les limites et où les plus +grandes foires du monde eussent été à l’aise. Il y avait en ville +plusieurs casernes derrière lesquelles des cours insoupçonnées +s’étendaient à perte de vue. Les couvents, les collèges étaient tous au +large, entre des promenoirs, des cours et des potagers. Le lycée, établi +dans les bâtiments du collège d’Anchin, en avait conservé l’immense +enclos. Enfin, presque partout, derrière les vieilles maisons +parlementaires à haute porte cochère et à six fenêtres de façade, se +cachaient des charmilles et de profonds jardins. Quelquefois, par la +porte ouverte d’une étroite maison, on apercevait une confusion +d’arbustes ou d’arbres fruitiers en fleurs débordant de toutes parts sur +des murs et que la mine chétive du logis ne laissait guère deviner. + +Tout ce vide et cette étendue faisaient un grand silence et une grande +solitude. Je ne me souviens pas d’avoir vu jamais plus de deux ou trois +personnes à la fois dans la rue Saint-Jean, qui aboutissait cependant au +centre de la ville et souvent mes pas y rompaient seuls le silence. Le +carillon du beffroi--vieux beffroi espagnol de haute figure--s’entendait +de partout quand l’heure ou la demie lui faisaient reprendre +infatigablement ses petits airs toujours les mêmes, et dont on ne savait +jamais s’ils étaient gais ou tristes. Certainement ce repos absolu était +l’atmosphère même de Douai et les habitants le sentaient. Une fois par +an, dans le mois de juillet, on promenait par la ville une de ces +familles de géants, protecteurs des cités flamandes, et pendant trois +jours le carillon s’éveillait avec l’aube et répétait un refrain que +vieux et jeunes reprenaient jusqu’au soir dans une griserie de joie, de +soleil et de bière blanche. Mais cette petite fièvre ne durait que d’un +dimanche à un mardi et le mercredi matin le silence revenait plus +profond que jamais. + +Les Douaisiens étaient renfermés, casaniers et gardaient leurs +impressions pour eux. Deux fois par semaine il y avait musique sur la +place Saint-Jacques. C’était une grande et large promenade de hauts +tilleuls à travers lesquels on voyait la façade des Grands Anglais. +Toute la ville venait à la musique. Dans l’intervalle des morceaux on se +promenait et à peine un léger murmure s’élevait au-dessus de la foule +compacte. Quand les premiers rangs arrivaient aux derniers arbres, on +faisait volte-face comme pour une danse antique et l’on revenait à pas +mesurés vers le kiosque. Je me rappelle un dimanche de musique sur +l’exiguë grande place d’Antibes. Quelle chanson de cigales humaines +bruissait entre les palmiers et les hautes maisons balconnées sous le +carré de ciel bleu. Comme de toutes les âmes partait la rapide fusée des +gaietés méridionales! La place Saint-Jacques était un endroit recueilli, +où les petites nouvelles et les petites intrigues se répandaient +mystérieusement, sans qu’on eût besoin de les dire. Les plus légers +indices suffisent à des autochtones dont les âmes et les vies sont +toutes pareilles. Une vieille ville close ressemble à la cité muette des +fourmis. Rien ne s’entend et pourtant les moindres impressions s’y +propagent. + +Pour nous qui étions en marge de l’existence commune et vivions surtout +derrière nos murs, nous n’entendions que le silence. C’était un des +charmes de notre vie. Les maisons hermétiquement fermées devant +lesquelles certains d’entre nous passaient et repassaient depuis trente +ans, ne nous semblaient pas inhospitalières. Elles avaient leur +physionomie et nous les aimions dans leur réserve. Plusieurs avaient une +histoire. Nous le savions et ne nous souciions pas de mêler des réalités +peut-être blessantes à ce que nous voyions dans le lointain des temps +passés. + +Quelques vieux médecins, quelques vieux prêtres singuliers ou +autoritaires et dont on avait un peu peur, quelques savants ou artistes, +rencontrés à la bibliothèque ou au musée et dont la figure devenait +familière, faisaient tout notre cercle d’âmes vivantes. Le reste était +énigme pendant quelque temps, puis devenait cadre et choses de tous les +jours, comme nous le devenions nous-mêmes quand on nous avait vus +quelques années, aller et venir par certaines rues. Un jeune peintre, un +poète qui devait devenir mon ami et dont je suivais les songeries à la +trace, un vieil abbé métaphysicien m’intéressaient, mais l’idée +parisienne et moderne de les aller voir, d’être présenté, de leur dire +des phrases banales, alors qu’en réalité ils étaient une partie de mon +existence et donnaient un corps à mes rêves, m’aurait surpris et effrayé +comme un extraordinaire manque de goût. Nous gardions intact le +sentiment que les Anglais appellent _wondering_, la curiosité de choses +que nous ne saurions jamais. + +Certains endroits que l’étranger de passage eût à peine remarqués nous +attiraient par un charme sans cesse plus profond: un mélancolique jardin +dans la rue d’Arras; un autre, très vieux--car il n’était plus de niveau +avec la rue,--près du rempart, vers la porte d’Équerchin, sorte d’Éden +où tout croissait dans une confusion vigoureuse; la fabrique de cloches +aussi. Elle avait l’air monastique de certaines vieilles manufactures. +On ne voyait jamais personne dans sa vaste cour circulaire et le silence +y était plus profond que partout ailleurs. On se demandait par quelle +magie se fondaient les cloches qui passaient parfois fleuries et +enguirlandées sur un chariot et dont nous entendions l’immense concert à +quelques veilles de fêtes. Ces lieux avaient un charme inépuisable, dont +aucune analyse ne donnait la formule; avec le même aspect ils eussent +été autres dans une autre ville et il fallait être naturalisé pour les +aimer, comme nous les aimions, avec le sens de leur mystère. + +Certaines vieilles façades historiques avaient le même pouvoir. La ville +était pleine de ces souvenirs de pierre où revivaient l’ancienne +université, avec ses séminaires, les temps de la domination espagnole, +des moines, des savants, des soldats et des artistes. Au coin de la rue +des Wez s’élevait une grande maison badigeonnée où s’abrite la +bibliothèque de l’école d’artillerie. C’est là qu’Estius et Stapleton +faisaient leurs cours devant des centaines d’étudiants. C’est là que +quelques années avant la Révolution, un petit lieutenant corse, à figure +pâle, à prétentions littéraires et studieuses, avait fait une étude +approfondie de la bataille de Denain et du rôle que Villars y joua. +Chaque fois que cette chétive silhouette de Bonaparte m’apparaissait, au +seuil étroit, je me ressouvenais qu’au même temps, à six lieues de là, +Chateaubriand était, lui aussi, sous-lieutenant, à Cambrai, moins +lieutenant, plus ambitieux et plus littéraire qu’il ne lui a plu de nous +le dire. C’étaient là de grands souvenirs. Ils m’émouvaient moins +profondément qu’une brève inscription sur une pauvre boutique, aux +abords de la collégiale Saint-Pierre: + + ICI TRAVAILLA ET MOURUT + JEAN BELLEGAMBE + SURNOMMÉ LE MAITRE DES COULEURS + PEINTRE EXCELLENT + (1600-1626). + +Quelle vie de grand artiste laborieux et vivant avec ses rêves, a été +enserrée dans un poème lapidaire plus sobre à la fois et plus éclatant? +L’enchantement de cette inscription m’a bien des fois retenu immobile +devant la pauvre maison longtemps après que la musique et la couleur de +ces lentes et nobles syllabes fussent entrées pour toujours dans ma +mémoire. + +Le collège anglais était contigu à la prison et faisait avec elle un +carré de deux à trois cents mètres de côté. On y entrait par la rue +Saint-Benoît, ruelle déserte à l’entrée de laquelle était une ancienne +maison de postes où naquit Saint-Chrétien et qui aboutissait à l’église +des Chartreux. De hauts murs, surélevés pour le jeu de balle, faisaient +vis-à-vis à une rangée d’humbles maisons de deux fenêtres et de deux +étages. On ne voyait du collège que les têtes des tilleuls, dominant ces +murs, mais à de certaines heures on entendait, suivant la saison, le +bruit sec de la balle de cricket sur la batte, où le bruit sourd du +ballon renvoyé d’un camp à l’autre. Des voix grêles ou viriles +s’élevaient de temps en temps avec l’intonation gutturale ou nasale qui +défigure l’anglais dès qu’on le crie. Du quai de la Scarpe, on voyait +tout l’étage supérieur du bâtiment central avec l’horloge et un +campanile, les fenêtres et la flèche aiguë d’une svelte chapelle +gothique. La porte n’était jamais ouverte. On n’entendait jamais dire +que qui que ce fût allât chez «les Anglais». Au temps de la vieille +université, quand les «nations» étaient sœurs, quelques professeurs ou +présidents des établissements britanniques s’étaient fait à Douai une +réputation de prédicateurs, plusieurs y avaient même exercé des +fonctions pastorales. Mais ç’avait surtout été des séculiers des +Grands-Anglais. Les bénédictins avaient toujours été plus enfermés dans +leurs habitudes claustrales et depuis leur retour, en 1818, leur devise +avait semblé être: ni amis ni ennemis. Ils avaient même renoncé depuis +quinze ou vingt ans à prendre des élèves français et ils vivaient comme +dans une île. Les Douaisiens avaient une sorte de connaissance théorique +de leur existence, c’était tout. Les têtes se levaient à peine aux +fenêtres quand le miroir flamand annonçait l’approche précipitée des +jeunes Anglais portant sur leurs épaules un long canot ou le pesant +attirail du foot-ball. Certains vieux prêtres paraissaient surpris qu’on +leur demandât s’ils avaient jamais visité le collège; d’autres y étaient +allés une ou deux fois en trente ans, entendre quelque office, et +avaient conservé le souvenir de la musique la plus religieuse et la plus +pénétrante. On ne citait personne qui eût été familier dans cette +enceinte impénétrable. L’atmosphère de réserve qui l’entourait de toutes +parts, transforma, dès les premières semaines de mon séjour à Douai, ce +qui avait été un lieu de rêves, en une sorte de désert inaccessible et +glacé. J’approchais rarement du collège dans mes longues flâneries +d’amoureux de vieilles maisons et je prenais, comme tout le monde, le +chemin de n’y penser jamais. + +Un dimanche de novembre, me promenant seul sur la route bordée de +peupliers qui ramène en ville par la porte de Valenciennes, j’admirais +avec quelle noblesse le dôme de Saint-Pierre ferme la perspective entre +les deux mélancoliques rangées d’arbres assoupis. Il n’y avait ni vent, +ni soleil, ni bruit que celui des feuilles mortes, ni rien qui pût +troubler le profond repos d’un dimanche de novembre aux abords d’une +ville dont tout le trafic se faisait sur un canal. A un quart d’heure de +la porte je fus dépassé par une voiture de maître attelée de beaux +chevaux. Trois bénédictins y étaient assis. Ils portaient leur costume +religieux, sans doute à cause du dimanche et leurs figures pâles +ressortaient plus pâles encore sur le capuchon et l’élégante pèlerine +noire qui distinguent la congrégation anglaise. Aucun de ces hommes ne +parlait. Ils me regardèrent quelque temps avec la fixité d’expression +caractéristique des gens qui rêvent ou qui se croient examinés. De +nouveau je sentis se réveiller le désir de pénétrer dans l’âme de ces +hommes que leur origine, leur vocation et leur vie mettaient à part de +tous ceux que j’approchais. Quiconque est agité du désir de savoir ce +que sont les vies autres que la sienne n’en est souvent possédé que par +une persuasion secrète que ces vies se suffisent à elles-mêmes, et +qu’elles ont une vitalité vers laquelle la sienne aspire sans y avoir +jamais atteint. Cette curiosité n’est que le besoin profond d’une âme +faible, en quête de la formule ou du soutien où elle espère trouver +lumière et repos. La vie religieuse supposant un idéal absorbant et la +renonciation volontaire à l’esclavage des passions et des désirs sans +cesse renaissants semble la plus libre, la plus indépendante qui puisse +être. Elle réunit la domination intellectuelle du philosophe et +l’énergie superbe du soldat, adoucies par la poésie et la mélancolie du +cloître. La pensée de cette existence close et cependant heureuse me +hantait. Je ne songeais pas que notre existence, à nous aussi, était +limitée à un étroit espace, protégée par des murs et embellie par un +jardin et que nous paraissions aussi heureux qu’on peut l’être dans +notre solitude, sans que cependant la soif d’«autre chose» qui fait le +charme et le tourment de cette vallée de larmes fût plus apaisée chez +nous que chez le reste des humains. + +Des mois passèrent, les longs mois d’hiver où la musique ne jouait plus +sur la place Saint-Jacques traversée de bises et de rafales. Nous +trouvions d’autres harmonies dans les quelques salles du Musée. Douai +n’a pas l’éclat artistique de Valenciennes. La patrie de Watteau, de +Pater, de Carpeaux n’a guère de rivales. Cependant à Douai comme dans +presque toutes les villes du Nord, il y a une bonne école d’art et des +amateurs plus artistes que beaucoup de gens qui tiennent le pinceau ou +l’ébauchoir. Il n’y reste que peu de chose de Jean Bollogne qui passa +d’ailleurs sa vie en Italie et que presque tout le monde appelle Jean de +Bologne, ni de Bellegambe dont les œuvres sont pour la plupart dans les +musées d’Allemagne. Mais la petite galerie douaisienne n’en est pas +moins un endroit délicieux où un homme attentif peut se faire une +éducation artistique assez complète. On peut commencer par la poésie +douce et accessible des frères Breton ou des Duhem, peintres du pays, +s’affectionner à la peinture savante des Flamands dans une salle qui +commence par des scènes de genre et finit par quelques triomphants +tableaux de Rubens, de Van Dyck et de Frans Hals, et passer de là à une +admirable salle italienne où se trouve la collection Escallier. Le +docteur Escallier était médecin à Florence: il était amateur et savant +antiquaire; vers la fin de sa vie il rapporta sous le ciel natal sa +collection: trente ou quarante toiles parmi lesquelles on ne trouvera +pas une seule copie et où éclate un portrait de femme de Paris Bordone. +Le jour où l’on se sent attiré autant par la grâce de ces Italiens que +par la richesse de Rubens ou même l’élégance de Van Dyck, on peut être +reconnaissant au petit musée et à l’homme qui a enrichi la petite ville +septentrionale des trésors de Venise. Médecin artiste, homme de bien qui +as pensé que d’autres admirations que la tienne consoleraient ces +exilées de se voir, toi disparu, sous un climat gris et dans une lumière +froide, tu n’as pas obligé que des ingrats et l’amour des choses belles +que tu léguais à tes descendants n’a pas toujours été perdu! + +Un soir du mois de mai, nous entendîmes du jardin les notes d’un étrange +carillon. Ces cloches semblaient très lointaines et cependant proches, +harmonieuses et pourtant rudes et métalliques. Nous sortîmes, et, à +travers les rues tièdes, dans la brune commençante, nous cherchâmes dans +quel clocher chantaient ces étrangères. Les sons mystérieux nous +guidant, nous arrivâmes à la rivière, dans le quartier de la prison +endormie, et devant le collège anglais: les cloches bizarres qui +résonnaient dans le petit campanile étaient des cloches d’acier, +invention britannique récente alors, les mêmes dont le tintement +innombrable ajoute encore à la tristesse des soirs de dimanche à +Londres. Nous fîmes lentement le tour du monastère. A l’angle de la rue +Saint-Benoît, vis-à-vis l’église des Chartreux, nous nous arrêtâmes. +Au-dessus de nous des voix mâles chantaient un cantique du mois de +Marie, le soir tombait et les arbres éparpillaient un bruissement et une +faible odeur printanière. Quand le cantique cessa nous revînmes sur nos +pas: la ville était déjà endormie. + +A la rentrée d’octobre nous eûmes à Saint-Jean un jeune élève anglais. +Son père avait passé quelques années au collège trente ans auparavant +et, le moment d’envoyer son fils sur le continent venu, il avait écrit à +un ancien professeur qu’il supposait vivant, et qui, par hasard, +l’était, et lui avait confié ce fils. C’était un garçon de quinze ou +seize ans, intelligent, et possédant au plus haut degré les +caractéristiques de son pays. Je n’avais jamais vu de près aucun Anglais +et j’étudiai celui-ci avec un vif intérêt. Je fus frappé de le trouver +incomparablement plus homme que ses camarades français. Il avait une +confiance sans bornes en son père et tenait compte des moindres mots +qu’il lui écrivait. Mais dans les limites que l’obéissance lui marquait, +il montrait à chaque instant une indépendance de jugement et de +résolution qui existe parfois chez nos enfants, mais que leur légèreté +ou une sorte de respect humain dissimule et qui mettait un abîme entre +eux et lui. Il avait des opinions faites sur une foule de points où les +Français n’en ont jamais, parce qu’ils passent brusquement du rêve de +l’enfance à l’indifférence ou au scepticisme de leurs vingt ans. Il +jugeait les hommes aussi, promptement et franchement, et avait le mépris +facile. Il était doux, sociable et obligeant, mais dans les limites que +j’ai souvent eu occasion depuis de voir que les Anglais ne franchissent +guère. Tenace et persévérant, il avait les découragements subits et +profonds, les impuissances devant des obstacles qu’un Français voit à +peine, si fréquents chez l’Anglais isolé et qui l’empêcheraient à jamais +de faire aucun progrès dans la vie et sur le globe, si quelques +instincts dominateurs ne possédaient toute la race et n’entraînaient les +faiblesses des individus comme un torrent. Dans le commerce ordinaire il +était honneur et la droiture mêmes. + +Il se trouvait connaître un des bénédictins et deux élèves de +Saint-Edmond. Le dimanche qui suivit son arrivée, je le conduisis les +voir. C’était un peu avant l’heure de vêpres. Au moment où nous +franchissions la petite porte que je n’avais jamais vue ouverte, le +carillon d’acier commença son étrange harmonie. La cour était presque +déserte. Deux ou trois religieux se promenaient séparément à grands pas +rapides sous une galerie à colonnes qu’on appelait la _piazza_. Quelques +élèves en grands cols rassemblaient hâtivement leur attirail de jeux: +bientôt ils gagnèrent les dortoirs où une règle que nos collèges +ignoreront longtemps encore les appelait à leur toilette avant de +descendre à l’office. Un de ces petits garçons s’offrit cependant +poliment à nous conduire à la chapelle. Nous passâmes devant un +réfectoire gothique et montâmes par un escalier aux sombres lambris +jusqu’au premier étage. A droite, un long corridor s’enfonçait vers les +quartiers des élèves: il était ciré et lambrissé, orné de tableaux et de +gravures; des portes à cadres de chênes faisaient face aux fenêtres à +travers lesquelles on voyait une aile du collège et un très grand +jardin. Une odeur singulière et que je n’ai jamais sentie ailleurs +régnait dans ce corridor, lieu régulier et où l’on ne parlait jamais. +C’était un mélange de la cire et de l’encens qui filtrait de la +chapelle, sur un fond balsamique inexplicable, comme si un grand bois de +plus se fût trouvé dans le voisinage. Un moine aveugle s’avançait d’un +pas assez ferme dans ce corridor, de temps à autre touchant rapidement +la muraille de la main. + +Une porte de chêne noircie donnait accès dans la chapelle. Pugin qui l’a +construite et qui construisait ses églises en poète et en chrétien +aurait été content de l’impression que celle-ci me fit. Qui dira le rien +qui, surtout en architecture, sépare le beau du passable? Ruskin dit, +quelque part, de je ne sais quelle église ogivale moderne, que ceux qui +l’ont faite n’y croyaient pas. Pugin avait cru de tout son cœur à sa +chapelle. C’était un simple vaisseau dont les proportions faisaient +toute la grâce. Mais la hauteur et la profondeur de cette nef avaient +une attraction de chose vivante. On était à peine sous l’envolement de +la voûte que la froideur de l’homme qui regarde s’évanouissait dans +l’attirance des longues lignes séduisantes et victorieuses, dans le +mystère des parties hautes noyées dans l’ombre, dans l’éclat des minces +lancettes où la lumière extérieure semblait se condenser sans oser les +traverser. Trois rangs de stalles sculptées, étagées de chaque côté, +laissaient au milieu une large allée où l’aigle du pupitre seul étendait +ses ailes de cuivre clair. De hautes torchères s’allumaient çà et là, +tandis que le carillon semblait continuer très loin son appel. Deux ou +trois enfants de chœur en noir et blanc disposaient des livres: ils +allaient comme des ombres. Le carillon se tut; trois heures sonnèrent; +une petite cloche discrète et très douce sonna; le cortège monastique +fit son entrée. Rien ne pourrait donner l’impression de la religion, +comme ce pas recueilli. Vingt enfants de chœur s’avançaient d’abord, +puis sur deux lignes, les élèves uniformément vêtus de noir, puis les +religieux, les mains sous leur scapulaire, la tête encapuchonnée, et +enfin l’officiant avec le diacre et le sous-diacre en riches ornements +gothiques. L’orgue, placé au-dessus de nos têtes, commença une +modulation infiniment lente et douce, prière et supplication, bien plus +que musique, tandis que moines, enfants et tout le chœur, inclinés vers +la croix, récitaient les prières secrètes: puis le _Deus in adjutorium_. +Tous ceux qui ont entendu un office grégorien savent la signification de +ces premières paroles de vêpres, dites plutôt que chantées. Depuis +quelques années, les bénédictins anglais avaient adopté la prononciation +italienne du latin, et cette sourdine à la voix naturelle de l’officiant +semblait la rendre très lointaine. Tout le chœur répondit. Les voix +étaient mâles et de timbre un peu métallique; elles s’élevaient et +s’abaissaient ensemble sous une impulsion rapide. Les psaumes se +succédèrent. C’étaient les mêmes que j’avais entendus depuis mon enfance +et cependant combien différents. Les endroits même que j’aimais surtout, +ceux où le son des paroles ne manquait jamais de me transporter loin, +bien loin de la terre de tous les jours, avaient leur ancien charme, +mais aussi un charme nouveau, comme si j’eusse assisté pour la première +fois à un office catholique. Ces vêpres étaient une sorte d’hymne variée +et pourtant sans heurts dont le mouvement continu berçait et élevait, +dont je souhaitais le progrès et redoutais la fin comme d’un drame. +Après les oraisons, le prieur sortit de sa stalle et lut une courte +homélie. Sa voix montait et descendait avec les phrases. C’était la +première fois que je suivais cette mélopée de la lecture anglaise qui +devait me devenir familière et mes oreilles en restaient étonnées comme +du chant des vêpres. + +Après le salut, quand la chapelle fut vide et qu’il n’y resta plus que +le parfum de l’encens flottant dans la pénombre, nous passâmes chez le +Prieur. C’était un grand homme, sans rien d’anglais dans les traits du +visage, à figure spirituelle et railleuse. Il nous reçut avec une +aisance d’homme du monde très différente de la politesse ecclésiastique, +nous fit des questions un peu curieuses, de grand seigneur, nous dit de +revenir tant que nous voudrions et nous congédia. Cet accueil +aristocratique n’allait pas tout à fait avec l’impression poétique que +je gardais de mes vêpres et il m’étonna. Je devais m’habituer peu à peu +à trouver ces religieux très différents, suivant qu’on les voyait au +chœur, moines abîmés devant la grandeur de Dieu, ou Anglais indépendants +et à l’aise dans le commerce des hommes. + +Tandis que mon jeune compagnon retrouvait ses amis, un frère convers, +Irlandais badin, me montra le réfectoire. C’était une grande salle +gothique à plafond peint, en tout semblable aux halls des collèges +d’Oxford. Il y avait une table pour le Prieur et les pères, une pour les +jeunes profès non prêtres, et une autre pour les frères lais. Au milieu, +une chaire à prêcher où se faisait la lecture. Tous les meubles étaient +anglais et l’on se fût cru bien loin de France. Aux murs étaient +suspendus des portraits, austères figures de moines, d’abbés et +d’évêques du XVIe et du XVIIe siècle. Allen, fondateur du collège dans +les temps troublés d’Élisabeth, était là avec sa barbe courte, son +regard clair et sa barrette rouge de cardinal. Les évêques regardaient +du haut de leurs collerettes blanches; les moines étaient raides dans +leurs cadres. L’expression de toutes ces figures était uniformément +sévère. Ces hommes étaient bien ceux dont j’avais lu l’histoire dans les +livres de M. Destombes: ils savaient ce que c’était qu’être un _Doway +priest_, ou préparer les autres à ce titre redoutable. La tristesse de +l’exil et plus encore d’une cause vaincue, les espérances déçues, le +courage renouvelé, la pensée des traversées périlleuses, des espions +devinés dès le port, des trahisons, des mandats d’arrêt, de la fuite et +des cachettes, de la Tour et du procès, pour aboutir enfin à la claie, +au poteau et au gibet de Tyburn, se lisaient sur ces fronts pâles. +Dehors, les enfants jouaient avec des appels et des cris qui n’étaient +pas ceux de France. Il me semblait vivre un songe. + +Je revins souvent. Dès ma seconde visite, je fis connaissance avec les +bibliothèques et nouai promptement une intimité avec elles. Celle des +Pères était sous les combles et contiguë à une vieille salle de billard +toujours déserte. En haut des travées on lisait les inscriptions latines +habituelles: _Patres_, _Concionatores_, _Grammatici_, etc. Dans des +armoires étaient enfermées quelques pièces assez précieuses, plusieurs +des vieilles chansons, entres autres, dont Mac Pherson avait tiré +Ossian. Il régnait dans cette grande pièce isolée plus que du +recueillement et le sentiment de la solitude y causait facilement une +sorte d’oppression. Je me tenais plus volontiers dans la bibliothèque +des élèves où personne ne venait l’après-midi et où les bruits de la +maison faisaient un fond de vie sans troubler la tranquillité. Il y +avait là des journaux et des revues auxquels je ne touchais jamais, +ayant encore pour la vie et le journalier le dédain superbe de la +jeunesse. Mais, sur les rayons, quinze ou dix-huit cents volumes bien +reliés appelaient l’œil et la main: poètes, romanciers, biographes, +historiens. Je m’émerveillais de la largeur d’idées qui présidait au +choix des lectures de garçons de seize ans. Je me souvenais avec un +petit mouvement de rancune que l’on m’avait confisqué un _Vicaire de +Wakefield_ que je lisais en rhétorique, et que Lamartine, qu’il faut +pourtant lire avant vingt ans, nous était sévèrement prohibé. Je voyais +ce que mes jeunes amis anglais lisaient, j’entendais leurs réflexions: +elles étaient saines et franches, sans pruderie ni outrecuidance. Je +comprenais mieux ce que j’avais toujours rêvé: une éducation basée sur +la confiance, sur la certitude que, dans l’enfance, un idéal d’honneur +et de pureté trouve presque infailliblement des instincts qui lui +répondent et que la protection à outrance qui est l’esprit de +l’éducation des Français ne fait que reculer des difficultés inévitables +et laisse parfois derrière elle des infirmités sans remède. Il régnait +au collège Anglais une atmosphère d’innocence et cependant je voyais +qu’à la veille d’en sortir, les aînés étaient déjà des hommes, parlant +et raisonnant en hommes. Un air si doux faisait des tempéraments +robustes. Les enfants n’avaient pas non plus la superstition des succès +classiques, comme on le voit dans les collèges où les principes et la +méthode de Mgr Dupanloup se sont conservés. Le «premier de classe» adulé +par ses maîtres et ses camarades, passablement orgueilleux et +merveilleusement préparé à trouver la vie incompréhensible et absurde, +n’était pas connu au collège Anglais. On n’y connaissait pas non plus +l’élève sage, bien qu’il s’y trouvât quelques étourdis pour faire +contraste. Les jeunes Anglais qui laissaient une trace à Saint-Edmund’s +avaient été à la fois des écoliers dociles et sans prétentions, des +esprits brillants, avec une facilité pour le vers ou une éloquence +naturelle--deux points particulièrement estimés--et des amateurs de +sport habiles ou intrépides. Ceux à qui le caractère, l’allure et un +rien de témérité avaient manqué étaient promptement oubliés ou l’on se +les rappelait comme d’intelligents nigauds. Les études tenaient à peine +la moitié de l’existence dans cette éducation qui voulait être une +éducation complète. Chaque jour, il y avait de longues heures de +liberté: on les passait au _foot-ball_ ou au cricket, souvent à la +bibliothèque, parfois sur les bancs, à l’ombre, dans la cour à +raccommoder des balles ou des engins de pêche. Quand il faisait très +froid, le Prieur donnait un demi-congé et l’on s’en allait sur la glace +des marais, nombreux autour de Douai, ou sur celle du canal, avec +l’ambition de battre certain record très ancien, en dépassant une écluse +très lointaine. Quand il faisait très chaud, le Prieur donnait un +demi-congé et l’on allait se baigner à la rivière, plus tard, dans une +jolie campagne qu’on acheta, et qui, en moins de deux ans, prit la +physionomie la plus anglaise du monde, ou encore à l’étang de Goelzin où +l’on pêchait à la ligne jusqu’à la fraîcheur. On vivait avec les +saisons. Les dates observées dans la vieille Angleterre n’étaient pas +méconnues. On jouait au foot-ball sous le ciel gris et dans le gazon +boueux de la Berce Gayant tant que durait l’hiver, mais le Samedi-Saint +ouvrait le temps du cricket: battes et guichets entraient en jeu et les +balles sifflaient par la cour accompagnées du cri inquiétant: _heads! +heads!_ Il y avait de vieux congés de fondation, qu’on appelait +_carriage-days_ (jours de voitures) du temps où l’on s’entassait dans un +char à bancs pour aller, par le pavé, visiter les antiques voisines de +Douai: Arras ou Valenciennes, plus rarement Cambrai. Il y avait surtout +le temps de Noël où études, corridors et salles étaient enguirlandés de +sapin odorant, où, après la messe de minuit, le Prieur ayant retenu tout +le courrier le jetait pêle-mêle par l’étude à cent mains avides, où l’on +passait les journées dans une liberté et un loisir délicieux, coupés de +visites aux pâtissiers, et où, chaque soir, jusqu’à l’Épiphanie, on +jouait la comédie, le drame, et Shakespeare et même l’opéra, l’allègre +opéra-opérette de M. Sullivan. + +Tout ce mouvement, ce bruit et cette dissipation restait à l’intérieur. +Douai n’en savait rien et l’on pouvait, comme je l’avais fait longtemps, +imaginer ces Anglais modernes sous les traits des contemporains de +Campian. + +Naturellement, je me fis des amis parmi les religieux. Je les étudiais +curieusement. Il y en avait de gais, de délicieusement gais et jeunes, +plus ou moins Irlandais souvent, spirituels et railleurs. Il y en avait +de réfléchis, Anglais à visages pâles et au regard profond. Il y en +avait qui s’ennuyaient et à qui Douai ne suffisait plus. Ils voulaient +ce que la langue des Anglais catholiques appelle toujours la «mission»; +la vie fiévreuse que le prêtre mène dans les faubourgs de Liverpool ou +de Cardiff: la lutte incessante pour disputer de pauvres jeunes filles +au mariage mixte ou de vieux hommes abandonnés, à l’aumône protestante; +la recherche sans trêve de brebis toujours errantes et toujours en +danger de se perdre; ou encore le travail de Sisyphe pour soutenir une +école. Ou bien la nostalgie les avait pris. Douai, où ils étaient venus +tout petits et qu’ils devaient aimer toujours, leur devenait odieux pour +un temps, avec ses ciels bas, sa rivière éternelle et ses maisons +closes. _Home, home!_ Il leur fallait les prairies et le vert profond du +Midland, ou les collines de Malvern ou même la bise glacée des comtés du +Nord, le _Black North_ d’où ils venaient presque tous. Le charme subtil +du long et profond paysage anglais les avait repris, celui du ciel +changeant, de la température capricieuse, celui même de la pluie féconde +et chantante que Wordsworth aimait tant. + +Dans les dernières années, le collège fut érigé en abbaye et le Prieur +devint abbé à crosse, mitre et anneau. Ce furent des années de richesse +et d’élégance. Un ami opulent vint s’installer au collège et prit +plaisir à l’embellir, comme il convenait à une abbaye. Des constructions +s’élevèrent: un grand cloître, un vaste quartier d’hôtes. Toute une +partie du collège avec son silence, son confort, son luxe solide et +discret, ressemblait à un de ces châteaux anglais assis au détour d’un +parc et où la vie semble couler dans une paix éternelle. Nous devînmes +très civilisés, cela se sentit à des nuances de prononciation, à des +réformes dans le vêtement, à des façons dégagées qui n’étaient pas dans +la tradition quand Douai s’appelait encore Doway. Nous eûmes des +visiteurs distingués. On s’arrêtait à l’Abbaye en allant à Rome ou à +Paris. On voyait parfois des voyageuses très élégantes, dans la tribune, +pendant la grand’messe: on apercevait des courriers et des femmes de +chambre. Je crois bien que tous les Pères n’approuvaient pas cette +agitation insolite. La tradition bénédictine a toujours mis quelque +chose de seigneurial dans l’hospitalité, mais Douai était une abbaye +trop récente et rappelait des souvenirs trop sévères, pour que le +changement ne fût pas perçu. On le sentait, quand un bénédictin +voyageur, pèlerin de l’érudition monastique, comme Don Mackey, le savant +éditeur de saint François de Sales, s’arrêtait quelques jours à +Saint-Edmond. La joie était toute autre sur certains visages que si l’on +eût vu un pair héréditaire. Le passage de ces moines savants était une +fête et faisait sentir une fierté. Je prenais ma part de ce bonheur +familial: un moine savant m’apparaissait comme la réalisation d’un +double idéal, et le tranquille sourire de ces hommes attachés au passé, +comme nous le sommes au présent, et lisant les journaux comme des pièces +d’archives, était une grande leçon. + +La plupart de ces religieux étaient libéraux en politique. Le clergé de +la ville, se plaignait parfois de ce qu’ils ne voulussent lire aucun +journal d’opposition et crussent à l’avenir du régime républicain. Ils +étaient Anglais et concrets, respectueux des pouvoirs établis et +convaincus qu’un fait s’impose par lui-même et qu’il faut être Français +pour attacher une importance souveraine à une idée qui n’est encore +qu’une idée. + +Cette bonne foi et cette façon britannique d’envisager l’histoire, +devaient être ébranlées par un coup foudroyant. J’avais quitté Douai +depuis longtemps, quand la loi sur les Associations vint en question, +mais je profitais de toutes les occasions pour y revenir et je me +préoccupais du sort de mon cher vieux collège. Les Pères vivaient dans +une grande sérénité. Ils étaient dans leur maison depuis trois cents +ans: qui pouvait dire que leur existence ne fût pas autorisée? +D’ailleurs, la droiture de M. Waldeck-Rousseau avait été évidente, et M. +Combes n’était pas si noir qu’on le disait. N’avait-il pas fait des +promesses solennelles aux députés de la circonscription et au maire de +Douai? J’essayai vainement d’ébranler cet optimisme d’honnêtes gens +incapables de soupçonner la fourbe. Il y avait des moyens faciles de +tourner la loi, et de mettre le collège à l’abri pendant la tourmente. +Ces finesses légales ne plurent pas à la simplicité bénédictine. Un beau +jour, au moment même où l’Abbé recevait la nouvelle et formelle +assurance que M. Combes se garderait bien de toucher aux fondations +britanniques, le liquidateur se présenta muni de papiers authentiques, +et mit les scellés partout. + +Ainsi finit le Collège Anglais de Douai, après trois siècles +d’existence, et ainsi finit l’un des plus charmants rêves éveillés que +j’aie faits. Dans la stupide proscription en bloc que Combes fit des +ordres religieux, l’expulsion des Bénédictins Anglais fut une brutalité +plus stupide que les autres, et je ne la pardonnerai pas facilement à ce +garde champêtre dont le hasard fit un premier ministre. J’ai un +serrement de cœur, chaque fois que j’aperçois du chemin de fer la petite +flèche aiguë qui signale de loin le chef-d’œuvre de Pugin. Jamais plus, +je n’entrerai dans cette chapelle; je n’entendrai plus ces voix tout +ensemble amies et étrangères. Avec un grand pan de l’histoire religieuse +de la France, un grand pan de ma vie s’est écroulé. + +Mai 1904. + + + + +LA TRAPPE + + +Des prairies et des bois, dans un long pays onduleux et vert, puis, une +belle forêt bordée de bruyères roses, puis une plaine déserte, quoique +fertile et cultivée comme un jardin, et à droite, près de la lisière du +bois, la Trappe, triste et silencieuse, sous un ciel de septembre, bleu +et blanc et agité. Je ne l’ai pas revue depuis mon enfance. La brique +fine et les pierres bleues de la chapelle me semblent un peu pâlies; +l’ardoise grise des toitures aussi; les thuyas et les sapins qui font au +monastère une ceinture sombre ont extraordinairement grandi; on ne voit +pas une forme humaine dans la campagne: pas apparence des carrioles +sonnantes qui amenaient les gais pèlerins d’antan: je trouve que le +paysage est devenu plus fort, plus rude, plus réel et moins poétique que +lorsque je le voyais par mes yeux d’enfant: ces arbres grandis, secoués +par un vent d’ouest inquiétant me font sentir que vingt ou vingt-cinq +ans ont passé et que ma vie passe aussi. Les moines ont élevé une sorte +de tumulus disgracieux sur lequel est un calvaire. + +On suit toujours le même chemin de terre, le long du bois, et, en +approchant de l’hôtellerie, le même sentier un peu plus étroit entre les +sapins élargis. Une forme brune va et vient aux abords de la petite +porte d’entrée: c’est le frère hôtelier qui promène sa méditation, +tandis que les autres font la sieste. + +Il faut faire un peu d’instances pour entrer: on ne reçoit plus les +hôtes comme autrefois, on a fait une réforme: d’ailleurs midi vient de +sonner et le frère cuisinier sera parti. J’insiste, il y a si longtemps +que je ne suis venu, je ne dérange pas souvent les habitudes de la +communauté; d’ailleurs je mangerai n’importe quoi. Le frère hôtelier +réfléchit: le cas lui paraît grave et exceptionnel. Enfin son front +s’éclaircit, il sourit: «oui, oui, entrez! il y aura toujours des pommes +de terre et une omelette.» + +Nous traversons la cour de l’hôtellerie. Rien n’a changé: les espaliers +tapissent toujours la façade, des petites pommes du Japon brillent comme +autrefois dans une haie qui coupe le jardin en deux; seulement, je +m’étonne de voir que tout est devenu plus petit. L’ancien père hôtelier +est mort, très mort. Celui auquel le frère me présente dans le vestibule +dallé de grandes pierres bleues est un homme d’au moins soixante-quinze +ans, très maigre dans sa robe blanche, l’air frileux malgré le soleil +qui lutte nerveusement avec le vent, le regard lointain sous des +paupières lourdes. Un prêtre qui finit sa retraite est debout dans la +salle des hôtes, bouclant son sac. Il embrasse le père hôtelier, ils se +font des adieux naturels et sincères où ils parlent de la mort et du +temps en termes simples qui saisissent. + +Le prêtre parti, je m’assieds. La salle est haute, blanche et froide. +Une grande horloge l’emplit de son tic-tac. Certainement la Trappe était +moins triste autrefois, ou cette heure de midi est plus silencieuse et +vide que la nuit. Le vieil hôtelier va du guichet de la cuisine à la +table, sans rien dire et avec une lenteur surnaturelle: il apporte une +assiette, un verre, une bouteille de bière forte. La figure du frère +cuisinier paraît au guichet, il me fait signe, il ne m’en veut pas, il +va me faire mon omelette. En effet, la voilà qui arrive, infiniment +lente, puis trois pommes de terre et du fromage. Nous disons alors le +bénédicité et le vieil hôtelier s’assied à ma gauche, un peu fatigué +d’avoir été tant de fois du guichet à la table. L’horloge tique-taque +bruyamment, scandalisée de voir qu’on mange à cette heure, elle fait un +grand ronflement métallique et mécontent et sonne midi et demi avec un +profond soupir. + +Le père hôtelier me parle. Sa voix est comme son regard, très lointaine. +Jamais je n’ai entendu de voix semblable: on dirait la voix d’une âme et +je prête l’oreille dans le profond silence de la chambre. Le Père +devine, je ne sais comment, que je demeure à Paris: il me fait des +questions; nous parlons de l’abbé Loisy, de l’extrême difficulté de se +maintenir dans la bonne doctrine quand on s’écarte de la tradition, du +danger de l’orgueil. De temps en temps la voix lointaine expose +longuement et avec une sorte de complaisance des objections subtiles et +redoutables, mais un texte de la Bible ou d’un saint Père vient toujours +à propos pour renverser le vain échafaudage. «Ces hommes n’ont donc pas +lu», dit le père, «ce que le Saint-Esprit lui-même dit dans l’Écriture +sainte». Bientôt ce vieux père hôtelier m’intéresse vivement. Dans la +région éloignée d’où sa voix s’élève il a des pensées qui étonneraient +singulièrement ceux qui regardent un Trappiste comme un automate habillé +de bure. + +Voilà soixante ans qu’il est à la Trappe où il est entré presque enfant, +et sa personnalité est autrement marquée que celle de la plupart des +gens du monde. Je m’aperçois bientôt que, sans qu’il s’en doute, il a +des goûts de raffiné, d’artiste et de poète. Il a eu un jour une +discussion avec un monsieur qui devait être un professeur et dont les +idées religieuses qu’il se rappelle et résume à merveille, lui faisaient +horreur. Cet homme souffrait de ses doutes et sa figure avait une +noblesse dans son inquiétude. «Il y a de ces malheureux», me dit le +père, «qui seraient des saints si Dieu les éclairait». On voit bien +qu’il a une sympathie pour tout homme qui sent vivement. Il aime la +beauté, l’art, l’éloquence. Il s’étend sur la puissance de parole du +Père Abbé qui est encore très jeune et a une facilité incroyable. +L’élégance le ravit. Il me dit tout à coup qu’il est étranger, il est né +dans une vieille ville des bords du Rhin. On ne s’en douterait guère: sa +phrase lente est d’une pureté singulière. C’est qu’il a toujours pris +plaisir à remarquer des termes choisis et une prononciation distinguée. +L’année dernière, des Westphaliens sont venus visiter la Trappe: il a +été frappé de la différence de leur allemand d’avec celui de la province +rhénane. L’un d’eux, un monsieur «évidemment du grand monde», avait une +façon délicieuse de prononcer le mot _achtzig_. Et la voix lointaine +répète _achtzig, achtsig_, avec complaisance. Je m’étonne qu’un +Trappiste qui n’a commencé à parler qu’à soixante ans aime tant le beau +langage et ait appris à parler si bien. Le vieil hôtelier sourit. +Apparemment on parle, à la Trappe, bien plus que je ne croyais. On parle +pendant le noviciat et quand on fait ses études, on parle au chapitre et +il semble même qu’on y parle quelquefois avec animation, on prêche, on +va voir le Père Abbé. En somme on a une vie bien moins renfermée que je +ne supposais, et il y a quelque mérite, même à un Trappiste, à être +obéissant, charitable dans ses jugements et modéré dans leur expression. + +Le père hôtelier est vieux, il a connu plusieurs abbés, il n’est donc +pas à craindre que je sache quel est celui dont il parle et qui est +«depuis longtemps dans son tombeau». Eh bien! celui-là avait plus de +zèle que de science. Parfois, au chapitre ou à l’église, il lui arrivait +de laisser échapper des affirmations surprenantes et qui faisaient se +relever les têtes avec un mouvement étonné. Le père hôtelier attendait +un jour ou deux, puis allait frapper à la porte de l’Abbé. «Mon Révérend +Père, vous avez dit ceci ou cela. Vous avez surpris la communauté.» +L’Abbé répondait qu’il avait vu cette doctrine dans un livre, mais le +livre ouvert et le passage lu il paraissait toujours que le père abbé +n’avait pas bien lu. + +Cet Abbé-là n’aimait pas le père hôtelier... + +Le père hôtelier reste silencieux un long moment: il me regarde de ses +yeux éteints. Tout à coup sa voix lointaine se fait plus ténue encore +pour une confidence: ce Père Abbé était Janséniste. Un beau jour le père +hôtelier entrant chez lui à l’improviste l’avait trouvé lisant, quoi? +l’_Augustinus_. + +Nouveau silence pendant lequel cette révélation me jette dans un abîme +de réflexions et de doutes. L’horloge affirme avec force que le père +hôtelier n’aurait pas dû raconter cela. Le vide et le silence de la +salle bourdonnent à mon oreille. Je me sens un peu mal à l’aise pour +expliquer au vieux Trappiste que, malgré ce que je viens d’entendre, je +regarde toujours la Trappe comme une Thébaïde et que peut-être l’Abbé se +servait du gros livre de Jansénius comme Chrysale de son Plutarque. + +Par bonheur, on entend dans le vestibule les éclats d’une voix jeune et +bruyante. Cette voix répète qu’avec de la bière, du pain et du fromage +on déjeune fort bien. La porte s’ouvre et un jeune curé paraît au seuil, +un peu pâle d’avoir eu trop faim. On s’empresse et un troisième +déjeuner, vrai déjeuner d’anachorète cette fois, remonte bientôt de la +cave. Le père hôtelier regrette la conversation théologique où nous +étions, mais, comme il faut être hospitalier, il met le discours sur la +Séparation. Le jeune curé est intarissable. Il déclare que tout le monde +mourra de faim, mais que le Pape ne peut songer une minute à accepter la +loi. Sa paroisse est peuplée de paysans avares qui ne donneront jamais +un sou. N’importe. Il faut lutter. On dira la messe dans une grange et +on verra bien qui tient à la religion et qui n’y tient pas. + +Le frère hôtelier qui est un ami du jeune curé est rentré avec lui. Il +l’écoute silencieux, approbateur et un peu narquois, en prenant de +larges prises de tabac. Bientôt, comme il est Belge, il commence un +parallèle complaisant entre la situation des catholiques dans son petit +pays et celle des catholiques de France. Vous êtes pourtant trente-six +millions, dit-il. Le jeune curé sait bien que c’est vrai, puisque c’est +dans les géographies. Il mange un peu nerveusement son Port-Salut. +Cependant le frère hôtelier, poursuivant ses avantages, fait un tableau +paradisiaque de la vie paroissiale et ecclésiastique au diocèse de +Namur. Il apporte des chiffres. Peu à peu la conversation dévie et le +père hôtelier lui-même, sortant d’une rêverie, commence à parler +millions et millionnaires. Le frère hôtelier s’assied et continue de +manier avec aisance des sommes énormes. Le jeune curé malin laisse +entendre que les Trappistes sont immensément riches et le frère +hôtelier, pour ne pas répondre, prend plusieurs prises coup sur coup. + +Une heure et demie approche. C’est l’heure de la visite. J’ai fait +passer ma carte au Père Abbé et on vient dire qu’il m’attend dans la +galerie. Ce Père Abbé est tout jeune, d’allure presque élégante. Il me +laisse à peine baiser son améthyste. Il met aussitôt la conversation sur +des sujets qui ne m’ennuieront pas. On se croirait chez un de ces +religieux curieux et polis qu’on rencontre à Rome et qui savent parler +de tout. Moi-même je prends le ton du monde... + +Une heure et demie sonne. Le Père Abbé a quelque affaire. Nous nous +séparons sans que je songe que nous sommes au désert et sans que le père +abbé me dise qu’il faudra mourir. + +La visite commence. On traverse les cloîtres couverts d’inscriptions +austères et ornés d’un chemin de croix. On traverse l’église où se +célèbre l’office nocturne, puis le dortoir avec la tête de mort qui +invite si étrangement au sommeil. Puis on monte dans les greniers de la +brasserie où règne l’odeur du grain brûlé, on visite la ferme où un +chien d’aspect terrible vient demander férocement une caresse au père +hôtelier. Celui-ci ne parle presque plus. Il glisse à travers le +monastère sur ses vieux souliers appesantis. Au sortir d’une cour, nous +nous trouvons dans un petit cimetière où l’ombre de la haute abside de +l’église fait régner une grande fraîcheur et une tranquillité éternelle. +Les petites croix noires portent toujours en lettres blanches +l’inscription _Frère N., mort à l’âge de... ans_. La visite est finie et +je vois que le père hôtelier est bien fatigué. Il est vieux pour ainsi +monter et descendre. + +Je demande à retourner à l’église. Je m’agenouille dans la tribune d’où +l’on voit fuir les lignes souples de la voûte ogivale. Le soleil a +envahi toute la partie supérieure de l’église et l’on sent une tiédeur. +Cependant le vent d’ouest continue à se jouer follement dehors, dans les +arbres et sur les toits: il chante et gronde et siffle et souffle pour +rire sur l’armature plombée des vitraux. Je médite sur le calme de cette +solitude, je fais des comparaisons et des examens de conscience. + +A trois heures je remonte à bicyclette. La machine agile me porte. Je +traverse des bois, des prairies, des plateaux où l’herbe sèche ondule. +Parfois la route fait le gros dos et je vois de grands paysages calmes. +Dans le ciel bleu les nuages blancs font aussi des randonnées. Septembre +chante partout sa chanson mélancolique. + +Septembre 1905. + + + + +LA VALLÉE DU CADI + +ET + +L’ABBAYE DE SAINT-MARTIN DU CANIGOU + + +Après trente heures d’une course vertigineuse à travers le pays de +France, dans la brume de décembre et les ténèbres glaciales, puis, +soudain, au réveil, sous un ciel très bleu, dans des campagnes blanches +semées de villes blanches aussi, le long de la Méditerranée ou +par-dessus les étangs salés, on arrive enfin à Perpignan. Vieille ville +où ne résonne que le catalan scandé, où l’on voit des mantilles et des +foulards sur des costumes parisiens, des figures fines et des yeux +noirs, et que l’on jurerait espagnole, si les ruelles les plus +tortueuses, celles où les étages débordants se penchent plus menaçants, +ne portaient sottement les noms de nos gloires républicaines, depuis +Rouget de l’Isle jusqu’à Gambetta et probablement Ferry. Ce sentiment +des harmonies entre les noms et les rues est commun à toutes les +municipalités du Midi. + +Au delà de Perpignan, le chemin de fer s’engage dans la vallée de la +Tet. La fertilité de cette vallée l’a rendue célèbre. Je l’ai vue +presque entièrement couverte des eaux qu’y amènent d’innombrables canaux +d’irrigation: seuls les oliviers jetaient sur ces campagnes les couleurs +de la vie; mais on imagine aisément ce que doit être la féerie de cette +végétation quand la fleur des amandiers se mêle au feuillage des vignes +et des figuiers dans des champs que séparent des haies de grenadiers et +d’agaves. Deux chaînes de montagnes courent parallèlement à la voie +ferrée: à droite les Corbières, à gauche les Pyrénées, ou plutôt les +ramifications sans nombre qui aboutissent à l’énorme massif du Canigou. +Peu à peu ces montagnes se rapprochent et s’élèvent. Quand on a dépassé +Ille, la marche du train devient pénible; la Tet, rapide et encaissée, +n’est plus qu’un torrent; des villages tristes s’accrochent rougeâtres +et serrés au flanc des montagnes; tout devient pauvre et austère. Cette +sensation de désert va croissant. Les stations sont de plus en plus +grises, petites, provisoires; rien n’y remue, personne presque qui +descende ou qui monte. Enfin, on atteint Prades; la locomotive y entre +sans bruit, sans arrêt brusque; on sent bien qu’elle est fatiguée de sa +course et qu’elle n’ira pas au delà. + +En voiture! Nous montons dans une diligence attelée de trois jolis +chevaux tarbes fins et nerveux. Bien qu’il fasse un vent terrible et que +des flocons de neige voltigent dans l’air, je me serre dans mon manteau +et je prends la seule place qui convienne à un vrai voyageur, à côté du +cocher. Ce cocher-là n’est pas du tout vulgaire: il a la barbe aussi +noire que n’importe quel Catalan bien marqué, et avec cela, chose plus +rare, une expression intelligente et ouverte; d’ailleurs, nullement +loquace; je commence une étude approfondie de la langue catalane en +demandant avec à-propos comment on dit cheval. Cela se dit _caball_. + +Nous traversons Prades. Honnête sous-préfecture sans prétentions +déplacées. Nous la traversons d’un train d’enfer. En Roussillon les +chevaux ne connaissent que deux allures: ou bien ils brûlent le pavé en +faisant feu des quatre pieds, ou bien ils s’avancent rêveurs et la tête +baissée à côté d’un montagnard aussi peu pressé qu’eux. + +La route conduit en Espagne par Montlouis et Puigcerda. A droite, la Tet +coule dans un profond ravin sur un lit de cailloux multicolores. De tous +les côtés, la montagne; vis-à-vis, étagée en une multitude de terrasses +soutenues par des murailles en pierres sèches et couvertes des derniers +oliviers. Au loin, le vieux Canigou, éternellement chauve et blanc. Nous +dépassons Ria. Un pont romain dessine son ossature branlante en face +d’une construction d’aspect sinistre, moitié église, moitié forteresse. +La vallée va se resserrant. Bientôt elle n’est plus qu’un défilé. La +route serpente entre les parois à pic de la Trencada d’Ambulla: des +roches montent d’un seul jet à des centaines de pieds, bizarres, +tailladées, brûlées, avec des pointes aiguës ou des blocs surplombant en +équilibre. Nous croisons à peu de distance un chevrier et un muletier, +deux types si essentiellement pyrénéens. + +A six kilomètres de Prades, on se trouve inopinément en face de +l’étonnante petite forteresse de Villefranche, vrai bijou enchâssé dans +un défilé étroit et profond. La vallée se bifurque: une route monte à +gauche vers le Canigou; sous le pont qui donne accès dans la ville, un +torrent assez considérable rejoint la Tet avec une écume et un grand +bruissement contre les roches. Cette route est celle de Vernet; ce +torrent se nomme le Cadi; la vallée étroite dans laquelle il coule est +celle où j’ai passé quatre mois d’hiver. + +Elle n’est pas bien vaste la vallée du Cadi: elle n’a pas deux lieues de +long, il s’en faut, et je crois qu’aux endroits les plus larges, ceux +qui donnent aux petits Catalans l’idée d’une vaste plaine, elle a bien +cinq cents mètres. Elle compte en tout quatre villages: Villefranche, +Cornellà, Vernet et Castell. Que de fois j’ai fait dans un après-midi +l’inspection complète de mes domaines en marchant au petit pas! Mais si +ma vallée est petite, elle est très belle et intéressante. Le Canigou la +domine: il l’enferme dans ses bras gigantesques; un ciel presque +toujours pur l’éclaire, un peuple curieux, français de cœur mais +espagnol de mœurs, l’habite; et dans ces quatre hameaux formés de +maisons croulantes, il n’est pas un endroit qu’un monument, un site, une +légende, une chronique ne désigne à l’attention du voyageur. Petite +vallée, tant de fois parcourue, étudiée, scrutée, apprise par cœur; tant +de fois admirée quand le soleil la parait de fête, et parfois, maudite +tout bas, quand le brouillard faisait voile lourdement au flanc des +montagnes, ou quand le vent, à force de chercher une entrée dans ce +massif rocheux, s’y précipitait follement; quand une chambre d’hôtel, +froide, triste, et dont la main d’un ami ne heurtait jamais la porte +faisait songer au petit cabinet de travail chaud et rangé, où la lumière +de la lampe filtrait sur les livres à travers l’abat-jour rose. Villes +d’hiver! jouets du soleil, esclaves de ses caprices; c’est lui qui fait +les bons et les mauvais jours, la joie et la tristesse, la vie et la +maladie. Heureux celui à qui son larynx ou sa poitrine permettent de +choisir son temps et de mettre un ciel pur dans son itinéraire! + +Villefranche, à dire vrai, n’est pas absolument dans la vallée du Cadi, +bien que celui-ci roule contre ses murailles: elle est dans la vallée de +la Tet. Mais elle est si près de notre vallée; elle était tellement dans +le rayon de mes flâneries, surtout elle est si jolie que ceux qui la +verront après moi comprendront l’adoption et l’annexion. On éprouve une +surprise délicieuse, la première fois qu’on l’aperçoit au tournant de la +route: forteresse en miniature, svelte, gracieuse, et en même temps +crâne et comiquement menaçante. Brave petite ville! Comme elle a bien +compris sa mission! Penser qu’elle est là en sentinelle perdue contre la +pauvre chère vieille Espagne! Aussi, pas de ces monticules sournois, +ouatés de gazon, et dissimulant de vrais monstres, des inventions +détestables de meurtre. Non, non; mais des bastions à l’air +chevaleresque, avec, aux angles, des tourelles en encorbellement +gracieuses et finies, des remparts crénelés soigneusement couverts en +prévision d’une arquebusade plongeante, un pont-levis à levier et à +chaînes, une porte en marbre rose. Et la petite Villefranche s’élargit +tant qu’elle peut; elle se fait grosse, elle se fait grande, elle se +guinde sur chaque côté de la montagne: impossible de passer! Il faut +subir l’humiliation des fourches caudines du pont-levis. On franchit la +porte, on aperçoit un corps de garde, des magasins, des portes +numérotées, des avis brefs et militaires. Il y a une guérite. On sent +bien qu’on aura des explications à fournir, qu’on sera peut-être conduit +devant M. d’Artagnan, commandant de place. Mais il n’y a personne dans +la guérite, personne dans les corps de garde, et rien dans les magasins. +J’ai vu un jour toute la garnison dans la grand’rue. Le commandant de +place, un digne garde d’artillerie sans autre chose de d’Artagnan que le +sabre et le manteau, causait avec une toute petite fillette aux yeux +interrogateurs et candides, et la garnison composée d’un seul et unique +artilleur se promenait en bourgeron blanc, en portant alternativement +chaque pied d’un côté du ruisseau à l’autre: ce jeu paraissait l’amuser +beaucoup. + +Les troupes de Villefranche n’ont pas toujours été réduites à un +effectif aussi peu imposant. Avant la Révolution, le régiment de +Lorraine tout entier y tenait garnison, et jusqu’à ces dernières années +quelques compagnies du 160e de ligne avaient leur quartier dans ce qu’on +appelle le château. C’est un fort, vieux style, construit comme toutes +les défenses de la place, par Vauban. Il s’élève à mi-côte, à quelque +cent cinquante mètres au-dessus de la Tet et commande la route de +Prades, celle de Puigcerda, et même, précaution peu nécessaire, celle de +Vernet. Ce nid d’aigle devait être inabordable, et il n’est pas +impossible qu’il ait encore aujourd’hui sa valeur stratégique: en tout +cas on prend toujours soin de vous avertir qu’il est défendu de dessiner +ou de prendre des photographies aux alentours, sous les peines les plus +sévères. Ce fort était en même temps une prison d’État. Je regrette de +ne pouvoir dire que le Masque de Fer y fut enfermé: les lecteurs de Miss +Radcliffe se consoleront en apprenant que ses murailles servirent de +tombeau à deux héroïnes d’un sombre drame: deux complices de la +Brinvilliers. Quoi qu’il en soit, le château est maintenant désert: les +sous-lieutenants qui y bâillaient, y jouaient aux cartes ou y lisaient +autre chose que Miss Radcliffe, ont dû boucler leur valise avec un +certain plaisir: la société ne devait pas être animée. + +Pourtant, Villefranche est une petite ville distinguée; même dans ces +jours de décadence, elle a encore un notaire, un médecin, un juge de +paix et le meilleur billard du pays. + +Les maisons, presque toutes très vastes, ont cet air de mélancolie qui +trahit le regret de jours meilleurs; la grand’porte ouvre sur ces +passages voûtés, à retraits brusquement coudés qui donnent tant de +pittoresque aux constructions espagnoles; presque toutes les baies sont +cintrées; certaines fenêtres avaient des bordures et des meneaux +sculptés, mais ces richesses ont été peu à peu découvertes et enlevées +par les touristes qui ravagent le pays; il n’en reste que deux ou trois. +En revanche, on trouve encore beaucoup de pièces curieuses de +ferronnerie, cette autre grande coquetterie de l’architecture espagnole: +des grillages de fenêtres, des balustrades de balcon, des rampes en fer +forgé. + +Les guides, en parlant de Villefranche, ne manquent jamais d’ajouter +qu’elle est entièrement bâtie de marbre rose. Ces deux mots ne sont-ils +pas féeriques? Les poètes les plus osés, en décrivant les villes les +moins réelles, ont souvent dit qu’elles étaient en marbre, mais pas +rose. Or Villefranche est réellement bâtie en marbre rose. +Malheureusement on ne s’en aperçoit pas. Le marbre n’est pas taillé, et +une poussière séculaire a terni les reflets rougeâtres que les facettes +ont pu donner. Villefranche est donc plutôt grise. Ce marbre rose, si +commun dans les Pyrénées que les montagnes en sont colorées, est d’un +usage journalier dans la construction: on en fait des bordures de +trottoirs, des rebords de fenêtres, des pilastres de portes. Quand il +est poli ou mouillé, il prend une couleur riante de chair nuancée, rose +et fine. + +L’église est un vieux monument datant au plus tard du XIIe siècle, mais +dans un état parfait de conservation. Les moindres villages du +Roussillon ont souvent des églises aussi anciennes et dont certaines +parties sont parfois très belles. Ce sont des témoignages touchants de +la piété du peuple pendant la domination des rois d’Aragon. On entre +dans l’église de Villefranche par deux portails sculptés dont l’un +supporte une belle archivolte à rubans et à fleurons; les ferrures de la +porte sont remarquables. L’intérieur, très mal éclairé et d’une +fraîcheur glaciale, se compose de deux nefs à grandes arcades +surbaissées portant sur des piliers massifs. La grande nef se termine +par une _silleria_, isolée, suivant l’habitude espagnole et dont une +stalle en particulier m’a paru d’un travail ancien et délicat. Jusqu’à +la Révolution, il y eut à Villefranche une collégiale dépendant de celle +de Cornellà et composée de cinq ou six chanoines. Ils entraient dans ces +stalles par une ouverture placée au fond de l’église et communiquant +directement avec leur maison: le peuple n’avait directement accès que +dans la seconde nef beaucoup moins ornée. Le maître-autel à colonnes +cannelées est très beau. Les autels latéraux sont décorés, comme dans +tout le pays, d’ex-voto, de fresques surajoutées et d’un très mauvais +goût, de statues couvertes de soie, de velours et de bijoux. L’ensemble +n’est nullement banal: la nef principale, conçue sur de larges +proportions, est imposante et vraiment monumentale. + +J’ai vu dans la sacristie des archives assez importantes, mais dont +malheureusement on n’a fait qu’un essai de classement; elles devraient +tenter un érudit curieux de l’histoire ecclésiastique de ce pays où +presque chaque village avait une fondation monastique et où les +documents ne manquent pas. + +Villefranche, en catalan Villafranca, s’est aussi appelée Liberia. Elle +est fière de son nom et il semble qu’en effet elle ait été jalouse de +ses fueros; en tout cas, elle n’a pas craint, à l’occasion, de jouer son +petit rôle révolutionnaire. Avant même la conquête de Richelieu, elle +s’était offerte aux Français sous la condition de conserver ses +privilèges; après l’annexion du Roussillon, il paraît que les sentiments +de la fière petite ville changèrent de nouveau, car en 1674 les +principales familles ourdirent contre la France une conjuration dont les +détails ne manquent pas d’un intérêt romanesque. + +Pendant la nuit du vendredi au samedi de la Passion, deux cents +Espagnols devaient s’enfermer dans une vaste grotte appelée aujourd’hui +Corta Bastera, à une petite distance des fortifications. Des miquelets +portant leurs armes cachées dans des bottes de paille entreraient sitôt +l’ouverture des portes; à un signal donné, Espagnols, habitants et +miquelets tomberaient sur la garnison; un corps de troupes parti la +veille de Puigcerda n’aurait plus qu’à entrer dans la ville et le +Conflent redevenait espagnol. Ce plan échoua par la trahison d’une +femme. L’amour fut plus fort que le patriotisme. La fille d’un des +principaux conspirateurs, doña Iñez de Llar, ayant entendu, à travers +une cloison, qu’on jurait la mort des Français, courut avertir son +amant, M. de Perlan, lieutenant du roi. Quelques heures après, les +conspirateurs étaient arrêtés et appliqués à la torture. Le père d’Iñez +périt de la main du bourreau, et sa tête fut exposée dans une cage de +fer sur une des portes de la ville. + +Que si l’on me demande ce qu’il advint d’Iñez, je répondrai, à mon grand +regret, que je l’ignore: son histoire, avec de semblables débuts, n’a pu +être que très dramatique. Je sais cependant à sa décharge que, d’après +une ancienne relation catalane, elle ne fut pas seule coupable, et que +le vrai délateur fut un transfuge espagnol du nom de Colominz: ce +traître fut, malgré tout, enterré dans l’église; on y voit encore sa +tombe; comme celle de Jansénius dans la cathédrale d’Ypres, elle ne +porte qu’un nom et une date. + +Telle est la petite Villefranche. J’avoue ma prédilection pour elle: son +caractère, sa physionomie et son histoire m’avaient séduit. Je suis +descendu souvent jusqu’à quelque distance de ses portes pour voir le +soleil se coucher derrière elle; elle avait, à cette heure, un charme +indicible; son beffroi, son église, le clocher des Franciscains, les +créneaux du rempart semblaient d’une légèreté aérienne sur le brillant +transparent qui courait d’une montagne à l’autre. Cette porte d’or me +paraissait une entrée merveilleuse sur le pays d’Espagne dont je n’avais +rien vu alors, pays fantastique, évoqué en lisant Gautier et Irving, +champ de rêves sur lequel les collégiens s’attardent, les yeux fixes, en +feuilletant l’atlas, comme le voyageur l’indicateur et en se répétant +des noms qui sont des poèmes. + +Remontons maintenant le cours du Cadi. Le jeune écervelé descend vers la +Tet en courant tant qu’il peut. Combien différent des grandes rivières +de la plaine, majestueuses, calmes dans leur force, routes mouvantes et +nourricières de provinces! Il court sans cesse, ni trêve, ni raison; +sautant par-dessus les galets, roulant d’un air distrait quand sa route +est droite mais écumant de colère aux tournants; tantôt brillant comme +l’argent et jetant des étincelles, tantôt presque profond et déplaçant +avec régularité des nappes épaisses d’un vert transparent, mais toujours +irréfléchi, bruyant et vain comme la jeunesse. Il suit le pied d’un +chaînon sans importance où croissent en foule les cystes aux feuilles de +laurier et qu’il faudrait voir quand le printemps s’est vraiment déclaré +et que ces arbustes se couvrent de fleurs. + +La route monte parallèlement au torrent; elle devient raide: +Villefranche n’est qu’à cinq kilomètres de Vernet et celui-ci est à plus +de deux cents mètres au-dessus. Entre la route et le rio, ce qu’il y a +de plaine est assez cultivé: quelques champs, quelques prairies maigres +et pâles bordées de saules mutilés, des métairies entourées de grands +noisetiers. Il n’y a pas de haies. Chacun isole son bien en élevant +autour un rempart de pierres sèches ramassées dans le torrent. +Quelques-unes de ces murailles grises sont construites avec d’énormes +galets qu’un homme ne remuerait pas; parfois elles s’élargissent et le +sentier continue sans peine sur la crête sa route sans cesse +interrompue. + +Des arbres y jettent racine; les branches se déforment au gré des blocs +qu’elles étreignent; on enfonce des pierres dans les fentes de l’écorce, +elle se referme avec le temps et l’on ne distingue plus ce qui est +pierre de ce qui est bois. Souvent une espèce de lierre à petites +feuilles colle sa trame sur l’appareil cyclopéen de ces murs et semble +vouloir les cimenter. On se promène avec quelque difficulté dans le +dédale de cette sorte d’échiquier; l’impression générale est +mélancolique. C’est dans un cadre à peu près semblable que Manzoni a +placé le grand paysage calme sur lequel s’ouvrent les _Fiancés_; c’était +entre des murailles pareilles que don Abbondio s’avançait rêveur, tenant +son bréviaire derrière son dos et faisant voler à droite et à gauche les +cailloux du chemin. + +A gauche de la route, des montagnes rousses, ravinées, incultes et assez +disgracieuses viennent s’arc-bouter contre le Canigou. + +Le géant des Pyrénées-Orientales apparaît de là tout environné de +majesté. Aux environs de Figuières et de Gerone d’où on le voit isolé et +précis comme sur la carte, même des portes de Perpignan, on peut en +avoir une vue panoramique plus étendue. Ses innombrables ramifications +accourent vers lui de tous les points de l’horizon; ses quatre pics se +séparent et se détachent plus nettement; mais en remontant de +Villefranche vers Cornellà, si sa composition paraît moins complexe, +combien elle gagne en unité, en harmonie et en sublimité. Les +contreforts du sommet s’étagent de chaque côté avec une régularité +parfaite; ils s’élèvent et se déploient lentement en immense éventail, +tantôt rocheux et âpres, tantôt assombris et marbrés par ce qui reste +des anciennes forêts de pins. Enfin, au milieu, le pic suprême, +continuant régulièrement la crête, s’élève en courbe presque parfaite. +Un immense plan neigeux d’une blancheur éblouissante descend vers un lac +caché un peu plus bas. Souvent, au lever du soleil, ce glacier s’entoure +d’une ceinture de nuages, mais le soir, quand la température, en +s’abaissant, résout ces vapeurs ou que la brise les dissipe, on le voit +seul éclairé et comme rosé par-dessus la pénombre qui enveloppe déjà la +vallée; aucun étranger ne passe l’hiver dans la vallée de Vernet sans +admirer plusieurs fois ces teintes magiques. + +Cornellà est bâti sur un des contreforts septentrionaux du Canigou. +C’est un petit village, pittoresque comme tous les villages de +montagnes, mais où j’ai admiré, dans la disposition des rues et la +construction des maisons, cette sorte d’instinct architectural qui +semble naturel à l’homme quand le climat ne le préoccupe pas, et surtout +quand l’abondance des matériaux lui permet de s’abandonner à sa +fantaisie. Une porte de jardin devient facilement un portique; un pont +sur un étroit ruisseau s’élève et se cintre; une arcade de marbre rouge +surmontée d’une petite vierge protège une fontaine; sans aucune raison +apparente que l’horreur de la ligne droite, les maisons reculent ou +s’avancent ou se tournent de biais ou débordent sur la rue avec des +cascades d’escaliers par-dessus des entrées voûtées et obliques, et des +envolées de colonnettes pour soutenir un léger balcon. + +Ce petit village, qui ne compte pas cinq cents âmes, a l’église la plus +intéressante du Conflent. Une façade crénelée surmontée d’une tour sans +flèche, au sommet de laquelle les cloches, confiantes dans l’éternelle +sérénité du ciel, se balancent à jour dans deux baies cintrées. Le +portail est un morceau d’une beauté achevée. Six colonnes en marbre +blanc à chapiteaux emblématiques représentant des dragons et des +béliers, portent trois archivoltes dont la première est unie, la seconde +rubannée et la troisième enguirlandée de fleurons. + +Au milieu du tympan si richement encadré, la Sainte Vierge, assise, +porte l’Enfant Jésus sur ses genoux; d’une main, il bénit, de l’autre il +tient la petite église symbolique: de chaque côté, un ange avec un +encensoir. L’architecture romane ne pourrait montrer beaucoup de +spécimens d’un travail aussi délicat: le marbre blanc a pris cette +couleur vieil ivoire, œuvre unique des siècles et d’une lumière pure. + +L’intérieur composé de trois nefs a moins d’intérêt: immenses autels en +bois, trop sculptés, trop dorés, trop compliqués; saints multiples, +confessionnaux baroques devant lesquels on s’arrête perplexe; vitraux +aux couleurs violentes, tableaux aussi mauvais. Au milieu de ce fouillis +on trouve pourtant encore une perle: au fond de l’abside, dans l’ombre +projetée par le maître-autel s’élève un beau retable en albâtre, sculpté +au XIVe siècle par Cascall de Berga. Il en reste quatre scènes de la +Passion et quatre scènes de la vie de la Sainte Vierge. + +Cornellà doit son église à la munificence des comtes de Cerdagne. Ils +s’y firent bâtir, au XIe siècle, une maison que les chartes appellent +_Palatium Cornelianum_; l’église est du siècle suivant. Comme celle de +Villefranche, elle fut longtemps desservie par un chapitre régulier: +cette vallée retentissait constamment des louanges de Dieu. A trois +kilomètres de Prades, c’était l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa, un peu +plus loin la collégiale de Villefranche, et, des fenêtres de leur maison +de Cornellà, les chanoines de Saint-Augustlin pouvaient voir la tour de +Saint-Martin du Canigou dans l’austère paysage où les fils de saint +Benoît l’avaient placée. + +On a presque constamment cette tour devant les yeux en avançant vers +Vernet. Elle semble comme encastrée, à une grande hauteur, entre deux de +ces innombrables aiguilles de rocher serrées vers l’endroit où les deux +versants de la vallée, à force de se rapprocher, finissent par se +joindre, et où le désert commence. Du même côté, par-dessus le sommet +d’une très svelte et très élégante montagne, la Peña, des pics neigeux +affleurent. Enfin, au nord, une triple chaîne de montagnes étage ses +teintes décroissantes. + +En approchant du village, de beaux platanes ombragent la route; on +dépasse un mamelon couvert de l’amphithéâtre croulant des maisons du +vieux Vernet et l’on se trouve sur une place bordée de maisons de bonne +apparence. Une fontaine surmontée d’un buste de République arrogante +sépare les deux parties du village. Là commence le Neuf-Vernet, un pays +absolument civilisé, où vous trouverez non seulement une école et une +mairie séparées et distinctes, mais même une pharmacie et une +gendarmerie. De la place, part une rue comme on n’en verrait pas à +Prades, une rue superbe, avec des villas, des bazars, un bureau de +tabac, un bureau de poste et même une boutique de parfumeur. Enfin, à +l’extrémité de cette rue, isolé dans un parc réellement très beau, entre +la Peña et le Cadi, sous de grands arbres et entre des parterres, le +décor ordinaire des villes d’eaux: des hôtels, des thermes, un casino, +des chalets. + +Là était notre quartier général, et c’est là que nous écrivîmes ces +lignes, aux rayons d’un chaud soleil d’avril, au bruit d’une cascade +dont les eaux ne se taisaient ni jour ni nuit, en face de trois grands +pins où une armée de moucherons dansait la sarabande, pendant que les +neiges resplendissaient et que la chaleur intense élevait une vapeur +subtile sur les chênes-verts des premières pentes. + +En général ce séjour est agréable: la montagne le protège contre les +vents; le soleil ne le quitte que tardivement et si le ciel n’est pas +toujours de ce bleu profond qui charme, l’air y a toujours la pureté et +l’espèce de subtilité capiteuse et réconfortante des hautes couches +atmosphériques. + +Cette nature grandiose, cet air translucide, cet oxygène vivifiant +n’attirent pas au Vernet que des touristes frileux. Même parmi ceux que +la fortune a comblés il y a des malheureux: cette scène de joie voit des +hommes qui souffrent; ils viennent chercher dans ces hauteurs un terrain +de lutte défavorable à la tuberculose destructrice. + +Il a été de mode d’appeler cette maladie le mal des affinés ou des +prédestinés. Après Millevoye, on ne chantait plus que des héros aux +pales couleurs. Bien des littératures nouvelles ont fait oublier ce +qu’on appelait un peu brutalement la littérature poitrinaire. Les balles +ne choisissent personne, la maladie non plus; des hommes qui ont vécu la +vie trop vite en sont atteints comme eux dont le travail a passionné +l’existence; les jouisseurs sans horizon comme les chercheurs d’idéal. +Mais, malgré tout, il y a quelque chose de douloureusement poétique et +de profondément touchant dans cet alanguissement qui s’attaque à l’homme +dans la fleur de sa jeunesse, le mine peu à peu, sans lui enlever +l’intelligence, ni lui refroidir le cœur, ni lui ôter l’espoir, jusqu’à +ce qu’enfin son corps succombe sans que son âme se soit affaiblie, et +souvent même parce que l’âme est restée trop active et trop fière. Mal à +la fois cruel et doux, mort semblable à un sommeil, agonie sans spasme, +transition insensible de cette vie à l’éternité, que de fois mes yeux se +sont remplis de larmes en voyant vos ravages, que de fois mon cœur s’est +serré en vous voyant finir trop tôt une vie de noblesse et de travail: +Ozanam, Henri Perreyve, Albert de la Ferronnays, et tant d’autres, les +uns illustres, les autres modestes et inconnus mais qui eussent porté +des fruits. Le cœur bat d’espérance en pensant que des chercheurs, +conquérants de la vie, plus grands certes mille fois que les tueurs +d’hommes les plus célèbres, s’acharnent à la découverte du germe +mystérieux qui tuera le germe ennemi caché dans les profondeurs de la +vitalité. Cent mille familles de moins seront en deuil chaque année; +parents et amis ne connaîtront plus cette horrible succession de joies +et d’alarmes autour d’un fils ou d’un ami. Déjà, la science a fait un +grand pas: une méthode aussi simple que rationnelle donne des résultats +inespérés: grâce à l’air pur des hautes montagnes on ne peut plus dire +que la mort a marqué tous ceux que la phtisie touche. + +Les habitants du village n’étaient pas enchantés, paraît-il, quand on +décida la construction d’un sanatorium à quelques pas de chez eux. Ils +se sont convaincus depuis que leurs craintes étaient chimériques, mais +ils n’en ont pas moins conservé la plus fière indépendance vis-à-vis des +Parisiens qui viennent passer l’hiver chez eux. + +Le Catalan, comme le Basque, a la plus haute idée de sa personnalité +nationale: la démarche d’un de ces montagnards, la manière dont il porte +son béret, le regard de ses yeux noirs, tout, jusqu’à la tournure de ses +moustaches, trahit cette conviction et le distingue au premier coup +d’œil des habitants des plaines, où des communications plus faciles ont +accéléré le mélange des sangs, modifié le type et oblitéré les habitudes +locales. + +Bien qu’on voie dans la vallée de la Tet quelques-uns de ces bonnets +écarlates si communs en Catalogne, le costume des hommes est à peu près +celui de tous les montagnards des Pyrénées. Les riches ne portent plus +l’ample _cappa_ doublée de couleurs éclatantes, ni les pauvres les +châles râpés qui leur donnent en Espagne une attitude classique. En +revanche, quelques femmes aiment encore les oppositions violentes de +nuances, les corsages à applications, les bandes de velours noir sur les +jupes de couleur. Même celles que le souci de la mode préoccupe ne se +résignent pas à abandonner la coiffure traditionnelle, le foulard de +soie blanche ou le petit bonnet catalan. Ce dernier est particulièrement +gracieux: on le réserve pour les grands jours; il se compose simplement +d’une large bande et d’une coiffe rejetée très en arrière qui enserre le +chignon: les riches Catalanes d’autrefois employaient pour ces légères +coiffures des dentelles presque sans prix. A l’église, quand elles se +confessent ou qu’elles communient, et aux enterrements, elles portent le +_capuxo_, sorte de voile qui couvre la tête et les épaules et les fait +ressembler à autant de religieuses. + +Passé un certain âge, elles remplacent le bonnet et le foulard blanc par +un capulet de soie noire plus ample et que le châle continue +harmonieusement; c’est un cadre convenable aux visages minces, aux +traits fiers et à l’expression grave qui sont, sinon universels, du +moins assez communs pour être encore les caractéristiques de la race. + +Le dimanche, il y a affluence sur la route ombragée qui mène à Prades, +la Rambla du Vernet. Les grandes élégantes se distinguent par la +chaussure; à l’instar des étrangères qu’elles admirent pendant la +saison, et que le docteur oblige à porter une chaussure hygiénique, +elles arborent des espèces de sabots. Jusqu’au coucher du soleil les +rues sont encombrées des rangs serrés de ces promeneuses. On ne voit +presque point d’hommes: ils sont ailleurs. Le dimanche ils mettent des +complets parisiens et des chapeaux, et vont s’empoisonner de tabac et +d’absinthe dans deux vastes et magnifiques cafés qu’on ne s’attendait +guère à trouver dans ces montagnes. Quand ils sortent de là, très tard, +leurs yeux paraissent plus noirs, leurs moustaches plus fières; ils +passent près de vous la tête droite et l’expression hautaine. + +Ils feraient mieux de jouer aux dominos en buvant du sirop de groseille +comme leurs cousins de l’autre côté de la chaîne, ou bien mieux encore +de jouer à la balle, au grand air, comme les _pelotaris_ de Biscaye. +Quelques philanthropes voudraient, m’a-t-on dit, former une ligue +dansante qui vidât les cabarets et promît de n’évoluer que sur la place +publique. On reverrait plus souvent ces danses antiques conduites par +les cornemuses des _juglars_ et qu’on appelle _ballas_ au Vernet, +_contrapas_ à Arles et _cascaballades_ à Céret. Elles ont, paraît-il, +beaucoup de caractère. Je suis malheureusement dans l’impossibilité de +les décrire. A Vernet le _ball_ n’est dansé que par les hommes: c’est +autour d’un arbre de la liberté qui n’a pas prospéré qu’ils dansent en +ronde ce pas aussi gracieux que difficile. Ces danses, qu’on dit +d’origine arabe--en Roussillon on dit un peu trop de choses d’origine +arabe,--deviennent rares. Elles disparaîtraient certainement si le +Catalan ne tenait jalousement à ses usages. + +Sa langue lui est encore plus chère. Dans la plus grande partie du +Roussillon on continue à parler catalan. Le dialecte des Catalans de +France ne diffère pas au fond de celui des Catalans espagnols, mais il +subit le sort de tous les dialectes juxtaposés à une langue plus +parfaite: il cesse d’être un instrument littéraire. Tandis qu’à +Barcelone où dans les quartiers les plus riches, sur les _paseos_ à la +mode, trois ou quatre personnes à peine sur cent parlent castillan, la +littérature catalane garde entière son autonomie et manifeste sa +vitalité par des poèmes comme ceux de Verdaguer et de Balaguer; en +Roussillon, la langue écrite n’existe pour ainsi dire plus: quelques +chansons, quelques cantiques sur de vieux airs de complaintes en sont +tous les monuments. Les gens riches comprennent le catalan, mais ils ne +le parlent plus volontiers et ils défendent à leurs enfants de s’en +servir. + +Au contraire, dans la montagne et même partout ailleurs qu’à Perpignan, +les Roussillonnais qu’on entend échanger entre eux quelques mots +français, le font par manière de jeu, et il n’est pas rare que les gens +un peu âgés ne répondent qu’en catalan aux questions qu’on leur fait. +C’est d’ailleurs une langue très rythmée et agréable à l’oreille quand +on n’exagère pas une altération délicate des sifflantes qui devient un +défaut sitôt qu’elle cesse d’être une coquetterie. + +En même temps qu’une littérature commune aux Catalans des deux versants +pyrénéens, le sentiment d’une nationalité commune a disparu peu à peu: +les Catalans sont aussi Français que les Bretons ou les Flamands. Une +accusation de séparatisme portée assez légèrement contre eux, il y a +quelques années, dans la _Revue des Deux Mondes_, par l’auteur d’un +article sur la littérature de Catalogne, les a profondément blessés. Il +y a réellement, paraît-il, des tendances de ce genre en Cerdagne, dans +les hautes vallées qui touchent à la crête frontière et à la République +d’Andorre, mais il serait injuste de les étendre à tous les habitants +des Pyrénées-Orientales. Pendant les guerres de la Révolution, plusieurs +villes ont fait aux Espagnols une résistance courageuse, et depuis lors +on n’a pas vu le moindre mouvement nationaliste: il n’y a même jamais eu +de résistance électorale considérable; le suffrage universel, en +Roussillon comme ailleurs, se plie avec une souplesse merveilleuse aux +changements de gouvernement. + +Les Catalans n’ont d’ailleurs guère de sujets de mécontentement. Ils +lisent peu les journaux français; leurs montagnes les mettent à l’abri +des trépidations populaires communes dans les grandes agglomérations et +les centres ouvriers; le travail des champs leur donne une aisance très +modeste mais assurée: ils se trouvent heureux. + +Assurément cette médiocrité d’or n’est pas l’idéal que je rêve: des +besoins matériels moins tyranniques, une culture générale à chaque +génération plus complète, une élévation constante des sentiments, voilà +ce que j’attends des réformes et de l’apostolat de l’avenir. Mais quelle +différence pourtant de la vie de liberté des paysans du Vernet à +l’atmosphère de mécontentement, d’artificialité et de servitude où +l’ouvrier des villes s’agite fébrilement. Il y a quelques mines de fer +dans la montagne; on les exploite comme les exploitaient les Romains; on +fond le minerai par une antique méthode catalane bien connue: nul +progrès depuis des siècles. Mais il n’y a pas de grève; la mine, presque +à ciel ouvert, laisse circuler l’air pur; le mot de mineur n’évoque pas +l’idée d’un être hâve et spectral, fantastique au sortir d’un monde +mystérieux. Vers le soir, les mineurs du Vernet sortent gaiement de +leurs retraites des hauteurs, et j’ai plaisir à écouter leurs chants à +plusieurs centaines de mètres au-dessus de moi, dans les sentiers de la +Peña. + +Le laboureur catalan n’est point paresseux: en gravissant le Canigou, on +aperçoit parfois à quinze et seize cents mètres les petites murailles +qui soutiennent son champ d’orge, mais il est libre du travail servile +et sans trêve de l’homme que chaque passage de la navette, chaque +révolution du volant oblige à un mouvement. Il s’assied parfois au bord +du sillon, et en roulant une cigarette, regarde le vol tournoyant d’un +couple de faucons; ses deux vaches brunes penchent leurs têtes pensives +et jouissent de ce repos. + +La vie des gens du Vernet a toujours une apparence de gaieté et de +liberté. Il se forme un rassemblement quand le charcutier procède devant +sa porte à une immolation, et l’on discute le noble animal; les peintres +ou le menuisier travaillent à une façade: les voisins s’en préoccupent +et donnent leur avis. Le soir, entre quatre et cinq heures, la place du +village est une scène d’animation. La marmaille échappée de l’école se +bouscule et crie confusément; les femmes se rassemblent autour de la +fontaine, déposent leurs cruches de fer battu et il s’élève un grand +caquetage, tandis que vaches et chevaux poussent leurs têtes entre +cruches et alcarazas et que des chèvres impatientes donnent d’affectueux +coups de corne dans les jupes de leurs maîtresses. Car il y a une +touchante confraternité entre les animaux et leurs maîtres: on vit sous +le même toit; j’ai vu souvent deux chèvres fauves folâtrer sous l’auvent +d’une vieille maison en attendant qu’on leur ouvrît la porte. C’est +merveille que les maladies épidémiques soient relativement rares au +vieux Vernet: tout y est pour le pittoresque et rien pour l’hygiène. Une +quinzaine de ruelles plus étroites, plus tortueuses, plus raides que +partout ailleurs, montent confusément à l’assaut du plateau. Là, +s’élèvent l’église et une vieille tour lézardée. Les maisons les plus +éloignées ne sont pas à trois cents mètres de l’église, et pourtant il +faut à l’étranger qui veut y monter sans guide, du temps, de la patience +pour trouver le vrai chemin et de la grandeur d’âme pour braver les +sourires légèrement narquois des apprentis tailleurs assis, les jambes +croisées, dans l’embrasure des fenêtres ouvertes. Il faut voir ces rues +le soir, au clair de lune, dans cette lumière étrange qui transfigure +les objets familiers, les ombres crues et les silhouettes agrandies des +galeries supérieures, les descentes brusques et les tournants +inattendus; tout cela donne l’impression d’un pays bien exotique, mais +cela fait frissonner l’homme du Nord accoutumé aux rues larges, aux +maisons très éclairées, au jeu libre de l’eau, de l’air et de la +lumière. Les Catalans aiment ces rues sombres, ils ont moins chaud dans +ces hautes maisons qui se protègent l’une par l’autre, et ils ont +toujours assez d’air, car en Roussillon on n’est pas près de voir ce +phénomène étrange: une porte bien jointe et une fenêtre qui ferme. + +Le lecteur ne me pardonnerait pas de terminer ce tableau hâtif +d’ailleurs et très mal ordonné du peuple catalan tel que j’ai pu le +voir, si je ne disais un mot de ses sentiments religieux. + +Sa foi reste entière; il ne connaît ni l’incrédulité ni l’hostilité +systématique que l’on rencontre même à la campagne. Ses mœurs restent +pures, les familles sont assez nombreuses, la criminalité peu +considérable. On sent que pendant des siècles le pays a dû être +profondément religieux. Les femmes s’arrêtent assez souvent pour dire +leur chapelet dans l’église; des cierges y brûlent presque constamment; +certains pèlerinages attirent des foules considérables. J’ai été touché +de la manière dont les cérémonies de la Semaine sainte étaient +célébrées. + +Le dimanche des Rameaux, l’église était comble, les assistants tenant à +la main une branche de laurier ornée, comme dans tout le Midi, +d’oranges, de figues, de rubans multicolores; n’eût été la chaleur et la +lumière intense, on eût dit une forêt d’arbres de Noël. Le Jeudi-Saint +est une grande fête universellement chômée. Le Vendredi-Saint, il se +fait une manifestation de foi telle qu’on n’en verrait pas de plus belle +dans les parties les plus chrétiennes de la Belgique ou de l’Espagne. A +six heures du matin, hommes et femmes, sans presque d’exceptions, font +le Chemin de la Croix dans les rues montueuses du Vieux-Vernet. Un +vieillard portait un grand crucifix devant lequel, aux stations, tout ce +peuple s’agenouillait dans la poussière. Le recueillement de cette foule +dans le grand silence du matin; le soleil levant étincelant sur la +frange neigeuse du Canigou; les prières catalanes à demi comprises, cet +ensemble pittoresque m’eût touché; mais j’étais bien plus touché de la +signification purement chrétienne de cette scène et de l’effet que ce +retour instinctif de tous les ans à la plus grande dévotion catholique +peut avoir pour le salut de ce peuple. Car si certaines traditions +chrétiennes restent vivaces, je crains qu’elles ne le soient que par une +sorte de vitesse acquise pendant des siècles mais qui ira +s’affaiblissant. + +La même tradition qui donne naissance à ces grands actes de foi conserve +des usages ridicules et presque barbares. A la fin de l’office de +ténèbres, la rubrique _fit fragor et strepitus_ est interprétée par les +petits Catalans d’une manière indécente. Sous prétexte de «frapper sur +les Juifs» ils apportent des maillets dont ils cognent au hasard sur +tout ce qui leur paraît sonore dans la tribune d’orgues, pendant que +dans la nef, l’assistance remue ses chaises et frappe du pied. On quitte +l’église au milieu de ce bruit et d’un nuage de poussière. + +Cet attachement à une coutume inintelligente trahit un peuple mal +éclairé. Malgré les efforts d’un clergé modèle, les parents sont peu +exacts à envoyer leurs enfants au catéchisme et l’on aime assez une +messe où il n’y ait point de prône. Les traditions s’effaceront à mesure +que la langue et les usages français s’implanteront; une instruction +chrétienne incomplète opposera une barrière insuffisante à l’invasion de +l’indifférence générale; le Roussillon, au point de vue religieux comme +aux autres, est sur la voie de l’assimilation terne et sans caractère +qui nivelle tout en France. + +Les Catalans m’ont retenu bien longtemps au Vernet. + +Faisons une dernière fois le pèlerinage de Saint-Martin du Canigou et +nous aurons revu entièrement ma vallée. On remonte toujours le Cadi; il +suit une longue et étroite prairie semée de saules et de coudriers. A +droite, de grandes arêtes rocheuses font des saillies noires entre des +éboulis presque verticaux. A gauche, une montagne couverte de chênes +verts. En approchant du hameau de Castell, cette montagne s’abaisse, le +chemin tourne et l’on se trouve en présence d’une scène grandiose. Une +gorge profonde s’ouvre brusquement, dominée de toutes parts par un +amoncellement confus de rochers verdâtres, aigus, à pic, sombres et +menaçants. Ces rocs sont plus hauts, ces abîmes sont plus larges encore +qu’ils ne le paraissent: on sent que la vision juge mal, qu’on est le +jouet de ces illusions fréquentes dans les montagnes. Ces aiguilles de +pierre, nettes au premier coup d’œil, deviennent indistinctes quand on +les regarde plus attentivement, quand on cherche à supputer la hauteur +des arbres qui croissent dans les anfractuosités. Le torrent roule avec +un bruit sourd et profond à travers un chaos de blocs énormes. A mesure +qu’on s’élève sur le chemin muletier qui conduit vers l’abbaye, quand +les maisons disparaissent et qu’on n’a plus d’autre horizon que ces +murailles implacables, on se sent très seul et très petit; on éprouve le +sentiment d’intimidation que produit une vaste église solitaire ou +l’abord d’un personnage très supérieur et redouté. + +Après une demi-heure d’ascension, on atteint la crête rocheuse. Elle a +dû être longtemps infranchissable à tout autre que l’isard au jarret +d’acier, mais les moines l’ont coupée d’une brèche qu’ils appelaient +_porta forana_, la porte du dehors, et qui marquait les limites de leur +désert. Sitôt cette ouverture traversée, le sentier tourne sur une +étroite corniche qui commande une vue magnifique de la vallée, au fond +de laquelle le Vernet apparaît réduit et aplati. Presque aussitôt, on +aperçoit une tour solitaire dressée triste et menaçante sur un fouillis +de plantes de toutes sortes où l’on entend le frétillement des lézards. +Cette tour est celle-là même qu’on a constamment devant les yeux en +montant de Villefranche à Vernet et dont l’emplacement contre une +muraille de roc impénétrable semble si paradoxal. C’était le clocher de +l’église extérieure. Les gens de Castell n’avaient point de curé et +montaient à l’abbaye pour entendre la messe. Cette église de pauvres +montagnards devait être petite et nue: un rude dessin couleur d’ocre +était tout l’ornement des murailles. + +Le contraste est grand entre cette ruine et celle de l’église abbatiale +qui apparaît brusquement un peu plus haut. Ici on voit la beauté et l’on +sent toujours de la vie. La nature a commencé depuis plus d’un siècle +avec l’œuvre de l’homme cette lutte folâtre d’où elle finit toujours par +sortir victorieuse, que son caprice soit de détruire ou, au contraire, +de conserver. De robustes arbrisseaux dansent au vent sur des restes de +voûtes où ils triomphent dans une épaisse couche de terre venue on ne +sait d’où. De grandes ronces se tordent dans les fenêtres ou rampent en +haut des murailles. Des buissons d’épine font bonne garde à l’entrée des +escaliers. Des fleurettes blanches sourient partout entre les pierres. +Mais parmi cette bacchanale printanière, dans la griserie du soleil et +de la brise, la grâce d’une conception d’artiste s’impose sans peine au +regard le moins attentif. Il y a une singulière élégance dans les baies +ouvertes de la tour blanche. La chapelle romane n’a plus ni toiture ni +porte et on y entre par une ouverture béante. Mais d’où vient, qu’une +fois entré, on ne se décide plus à sortir? Quel sortilège un architecte +mort depuis sept cents ans a-t-il attaché à ces lignes fortes et +souples? Aucune de ces choses n’a l’air vaincu et humilié qui +m’opprimait devant la ruine de l’église extérieure. Les moines, enterrés +dans la crypte, ne doivent pas se sentir abandonnés. Une pensée vit +toujours près d’eux, une harmonie parle encore avec la brise aux rares +visiteurs qui leur apportent un _requiem_ sans tristesse. + +Voici le tombeau du comte Guifred. L’an 1007, il se fit moine et voulut +creuser lui-même sa fosse dans le granit du cloître. La pierre qui la +couvrait est une curiosité de musée, mais le comte Guifred est immortel. +J’ai apporté le poème de Jacinto Verdaguer où j’ai essayé pendant +l’hiver d’apprendre quelques mots de catalan. Personne ne connaît en +France don Jacinto Verdaguer, ni le comte Guifred. Cependant Verdaguer +est un vrai poète, et Guifred fut un vrai chevalier. Ses chastes amours +et ses nobles gestes mettent une sincérité dans l’emphase sonore des +strophes catalanes et nulle part autant que dans ce poème, sinon +peut-être dans celui de Roncevaux, le Pyrénée n’apparaît plus magique et +sa beauté plus inaccessible. Don Verdaguer est venu ici. Il a rêvé sur +ces terrasses aériennes où les religieux--bénédictins de +Tarragone--faisaient voler au vent leurs scapulaires noirs. Il a entendu +la plainte muette de Saint-Michel de Cuxa répondre à celle du _campanar_ +de Saint-Martin du Canigou: la voici, harmonieuse et presque contenue, +dans l’épilogue de son ouvrage: + + _Campanes ja no tinch, li responia + Lo ferreny campanar de Sant Marti; + Oh! qui poguès tornármeles un dia! + Per tocar à morts pels monjos les voldria + Per tocar à morts pels monjos y per mi?_ + + Je n’ai plus de cloches, lui répondait + Le robuste campanile de Saint Martin; + Oh! qui pourra me les rendre un jour, + Pour sonner à mort pour les moines de jadis, + Pour sonner à mort pour les moines et pour moi? + +Quel bonheur que le petit monastère pyrénéen, avant de disparaître pour +toujours sous son linceul de plantes folles, ait trouvé ce chantre +barcelonais. Il ne périra pas tout entier. + +Arrachons-nous au charme de ces débris. Par-dessus la largeur du +précipice, je jette un dernier coup d’œil sur ma vallée. Le Vernet, le +Canigou, la petite plaine, la montagne de Villefranche se déroulent +devant moi. Bientôt je ne les verrai plus qu’en souvenir. Encore une +étape franchie. Encore rempli un de ces cadres où des figures amies +apparaissent dans les scènes grandes ou vulgaires où on les rencontra. +Un dernier coup d’œil sur ce grand paysage. Descendons, le départ +approche. Il y aura du plaisir aux effluves incertains et doux des +plaines vertes et des feuillages humides. Je vais retrouver, avec des +paysages familiers, de vieilles affections dont l’accoutumance a rendu +la voix moins haute et moins claire, mais qui sont pourtant le grand +fond de cette musique du cœur dont Platon parle quelque part. Je les +entends plus distinctes à mesure que l’heure du départ approche. Joies +complexes et singulières du retour! + +Avril 1894. + + + + +UNE ABBAYE AU XVIIIe SIÈCLE + +LIESSIES VERS 1720 + + +Liessies est un village de sept à huit cents âmes, situé à l’extrémité +sud-est du département du Nord, à deux lieues d’Avesnes, et à une lieue +et demie de Solre-le-Château. Quelques personnes connaissent Avesnes, +chef-lieu d’arrondissement, autrefois ville forte et dont quelques +parties du rempart subsistent. C’est le siège d’un tribunal de première +instance, et il y reste une petite garnison. Dans les temps peu éloignés +où l’on allait à Trélon et de là à Chimay par la route, on arrivait, un +peu après avoir dépassé Sains, à un tournant où la vue devenait +intéressante. Depuis un quart d’heure déjà on remarquait à droite, entre +la route et le bois, un large chemin vert bordé d’arbres superbes et qui +a dû être une magnifique avenue. Au tournant, on se trouvait dans un +fond, au-delà duquel la forêt se relève lentement avec beaucoup de +grâce. A droite et à l’extrémité de l’avenue, on apercevait, non sans +étonnement, un petit temple grec d’un style pur, soutenu par quatre +belles colonnes monolithes, en marbre rouge. Un peu plus loin, au sommet +de la boucle décrite par la route, un vieux castel en briques pâlies +élevait ses poivrières, et à gauche, de l’autre côté d’un pont, un étang +et quelques prés rejoignaient la lisière du bois. En dépit d’une ou deux +maisonnettes blanches assises assez gaiement au bord de la route, il +régnait dans cette clairière un silence et une mélancolie. L’endroit +paraissait sombre. Le petit vieux château était défendu par une haute +porte entre deux tourelles qui ne laissaient rien apercevoir de la cour, +et la façade de derrière, bâtie très en contrebas du chemin, était +attristée par de grands sapins et par un ruisseau profondément encaissé. +Les volets étaient fermés, sauf ceux d’une fenêtre plus grande au +rez-de-chaussée, par laquelle on apercevait un billard ancien. Vous +demandiez des renseignements sur cette triste demeure, sur le petit +temple. Le château, vous répondaient les bonnes gens, avait appartenu à +M. de Talleyrand, et ses _Mémoires_ y étaient enfermés pour cent ans. Le +petit temple avait été aussi bâti par lui: c’était un temple «protestant +ou païen». Le maître avait fait venir ces belles colonnes rouges de +Liessies. On comprenait alors qu’il y eût comme une malédiction sur +cette jolie vallée, et le petit temple bâti de matériaux d’église +paraissait lugubre dans l’ombre des chênes druidiques. + +Mais qu’était-ce donc que Liessies? Déjà à Avesnes on vous avait dit que +le carillon provient de la même abbaye et que, tout joli qu’il est, il +n’est pas à beaucoup près celui qu’entendaient les moines. + +Une belle route blanche s’enfonce dans les bois, à gauche de l’étang du +Pont-de-Sains. En une heure et demie elle conduit à Liessies. Au sortir +du bois on se trouve sur un plateau assez élevé d’où l’on aperçoit un +vaste horizon de prairies et de forêts. Là est Liessies, endormi au fond +d’une cuvette verdoyante et heureuse: on n’y entend que le chant des +coqs; chaque métairie est attenante à son bien et il ne se fait presque +point de charrois. + +Qui croirait que, pendant sept ou huit cents ans, le nom de ce petit +village fut celui d’une puissante abbaye bénédictine? On retrouve encore +en les cherchant l’infirmerie du monastère et une ferme qui touchait à +la maison de l’Abbé. Deux hautes colonnes à l’entrée d’un pont marquent +l’emplacement d’une porte monumentale, mais de l’abbaye elle-même il ne +reste aucun vestige. J’ai parcouru cent fois les lieux que couvrait cet +énorme monastère avec ses trois cloîtres, ses jardins, sa cour +d’honneur, sa poterne, ses fermes, sa brasserie et un somptueux logis +abbatial. Rien, rien ne décèle à l’œil le plus attentif que les choses +n’ont pas toujours été ce qu’on les voit: une route qui ressemble à +toutes les routes, des haies bien taillées, deux ou trois jardinets, des +prairies où l’herbe pousse luisante et drue, puis des bois. Pas un +tertre, pas une ligne stérile qui fasse deviner des ruines. Sous le +moindre rayon de soleil ce coin de village apparaît le plus riant qui se +puisse rêver. Quelques appellations locales sont les seuls souvenirs qui +persistent: on dit toujours l’étang des Moines, la promenade des +Apôtres, le Vignoble (c’est une colline aujourd’hui couverte de sapins), +le Bois l’Abbé. Le langage des hommes est plus fidèle que leur mémoire. + +Qu’est devenue cette montagne de pierres? + +L’abbaye fut sécularisée en 1791. En 1793, l’église fut pillée et les +bâtiments furent vendus à un paysan qui arracha les bois et les +ferrures. Après lui vint un chanoine du Saint-Sépulcre de Cambrai qui +vécut trente ans, misérable, dans cette désolation, fuyant de chambre en +chambre l’écroulement des toits et la lézarde des murailles. Enfin, en +1836, un entrepreneur acheta tout ce qui restait et fit place nette. Les +gens du village avaient été mis en demeure par le préfet de choisir +entre leur église paroissiale et celle de l’abbaye: ils préférèrent +garder la leur qui était plus petite et moins belle et demanderait moins +d’entretien. Un poète des environs, lamartinien au front mélancolique, +vint visiter ces débris, au moment de disparaître: + + Salut, ô lieux sacrés, ruines imposantes! + Je ne viens pas troubler vos reliques mourantes, + Salut, je suis un faible et pauvre voyageur!... + Vers ces lieux désolés à pas lents je m’avance... + +Les cloîtres étaient encore debout: + + Sous tes longs corridors le vent gronde; la pluie + Efface, en s’infiltrant dans tes murs délabrés, + Les dessins délicats de tes plafonds dorés. + +L’église n’avait plus de toiture, et tous les marbres en avaient été +arrachés, mais le gros œuvre restait entier. + + Des colonnes, debout parmi tes blancs décombres, + Apparaissent, le soir, comme de noires ombres + Qui, sortant des tombeaux, s’en reviendraient errer + Dans ta nef en ruines et sur elle pleurer. + L’herbe croît dans la cour du cloître solitaire... + +La bibliothèque avait été en partie brûlée, mais il s’en retrouve des +parties assez considérables à Lille et à Mons; le cartulaire fut près de +cent ans en Angleterre, presque oublié, dans la bibliothèque de Sir +Thomas Philip; il est maintenant aux Archives royales de Belgique; enfin +un habitant de Liessies, vieillard d’un abord charmant et d’une culture +délicate, M. Charles Lhomme, a rassemblé avec une patiente dévotion les +livres, chartes, objets d’art et reliques de toutes sortes qui restaient +çà et là, dans le pays. Dieu veuille que cet homme aimable et savant +fasse longtemps encore les honneurs de sa collection! C’est à lui que je +dois le journal manuscrit dont j’ai tiré les matériaux, non certes d’une +étude, mais d’une rêverie d’amateur très amoureux du passé et très +ignorant de ce qu’on appelle l’histoire. Ce journal est singulièrement +intéressant, mais si mon lamartinien--il s’appelait M. Lebeau--l’avait +pu lire, il aurait été frappé de la distance qui sépare les poètes +d’avec les objets qu’ils chantent. + + * * * * * + +Il faut remonter très haut pour esquisser l’histoire de l’abbaye de +Liessies. + +Vers l’an de Jésus-Christ 760, Wibert, comte du palais, chassant dans un +domaine qu’il avait reçu de Pépin, roi des Francs, remarqua la beauté du +lieu «abondant en pâturages, en rivières et en gibier». Ne serait-il pas +utile et agréable au Seigneur, se dit-il, d’y construire une église et +un couvent, d’y établir de saints religieux et de faire ainsi chanter +les louanges du Tout-Puissant en des lieux jusqu’alors déserts et +inhabités? Le comte du palais communiqua cette pensée à sa pieuse épouse +Ada; et ensemble ils la mirent à exécution. «Après qu’ils eurent +parfaict l’église et très bien ordonné leur monastère, ils s’en allèrent +par devers aulcuns abbés et évesques demandant quelque relique de divers +sains.» L’église dédiée et consacrée, ils la pourvurent d’un Abbé. «Ils +avaient ung fils appelé Guntard instant dès sa jonesse en la saincte +escripture et en la discipline de religion. Ses parents lui ordonnèrent +et commirent aulcunes personnes dévotes et de bonne religion desquels il +serait abbé et recteur.» + +Or, Wibert et Ada avaient aussi deux filles, Hiltrude et Berthe. +«Hiltrude était belle de face, mais encore plus belle de foy, noble de +parents mais trop noble de bonnes meurs et bonne conversation: son frère +Guntard lui estoit comme sainct Jérôme, elle estoit à son frère comme +saincte Eustochie.» Un jeune leude de Bourgogne étant venu la demander +en mariage, elle répondit: «J’aime Jhésus-Christ; à lui ay promis foy et +à lui désire être épousée.» Et comme on la pressait, «à minuit, elle +prit aulcunes de ses servantes avec elle et s’enfuit en un bois prochain +et là se absconsa et mucha de ses parens».--Ceux-ci, tristes et +troublés, virent bien que la résolution de leur fille était +inébranlable. Ils persuadèrent donc au jeune leude de renoncer à sa +poursuite et, en effet, après quelque temps, il épousa Berthe, sœur +d’Hiltrude. «Or, avant le départ de Berthe, on alla quérir Hiltrude où +elle était muchée pour la marier aussy, mais à son époux immortel +Jhésus-Christ.» Albéric, évêque de Cambrai, lui donna le voile. + +On lui construisit près du chœur des religieux un petit oratoire. «Et +toujours elle estoit à l’église en jeûnes et oraisons. Après l’oraison, +allait écouter la leçon que lui faisait son révérend frère Guntard, ne +plus ne moins que jadis faisait saincte Scholastique de son frère sainct +Benoît. Après avoir ouï la leçon, retournait à sa sauvegarde de justice, +c’est-à-dire silence.» Elle vécut ainsi dix-sept ans, puis fut prise +d’une langueur et mourut encore jeune, «le vingt septième de septembre, +et on luy fit un sépulchre où son corps fut honorablement enseveli +auprès du grand autel, du côté du septentrion. Et après, fut mise au dit +sépulchre une tombe de pierre sur laquelle estoit escrit en cette +manière: icy repose le corps de Hiltrude, vierge, laquelle trépassa le +vingt septième de septembre.» + +Telle est la charmante histoire de sainte Hiltrude, vierge de chez nous. +Il ne reste rien de l’abbaye de Liessies, mais Hiltrude, après douze +siècles, est toujours aimée et vénérée; son corps est entier dans une +châsse; on boit toujours à la fontaine où elle s’abreuva tandis qu’elle +fuyait au bois la poursuite du leude de Bourgogne. L’endroit est un +vallon sauvage. A quelques pas de la source s’élève une rude chapelle du +XVIe siècle qui appartint à Montalembert, grand amateur de belles +légendes, et tous les ans, le vingt-septième de septembre, on y vient en +pèlerinage. + + * * * * * + +Les religieux de Gontard étaient des chanoines réguliers. Au XIe siècle, +Gontier, prieur de Crespin, fut élu abbé de Liessies, et dès lors les +moines suivirent la règle bénédictine. Une sèche chronique latine nous +renseigne seule sur l’histoire de l’abbaye pendant trois cents ans. Elle +est rapide comme le temps et austère comme la mort: un vague prénom, +moitié latin moitié franc,--_obiit,--cui successit N. monachus +noster_--rien de plus; il semble qu’on traverse le cloître en jetant à +peine les yeux sur les pierres tombales. Cependant on peut deviner que +ces premiers temps étaient assez troublés. Plusieurs abbés furent +déposés, _amotus est_. Un se démit et mourut à Cîteaux. + +Le cartulaire montre l’augmentation graduelle des richesses de l’abbaye. +Les évêques de Cambrai lui concèdent des «autels» ou des cures; des +seigneurs voisins, des abbayes sœurs lui donnent des alleux, des villas, +des remises de redevances et des fermages d’impôts. + +Au milieu du XVe siècle, Liessies est déjà une des abbayes les plus +puissantes du Hainaut. Charles le Téméraire, qui se mêle de tout, veut +imposer par deux fois un abbé de son choix. Au siècle suivant, c’est un +abbé de Liessies, Quirin Douillet, qui conduit en Espagne Anne-Marie +d’Autriche, quatrième femme de Philippe II. Son prédécesseur, Louis de +Blois, ami d’enfance de Charles-Quint, était un homme d’une sainteté +éminente et un aimable écrivain spirituel. Il fit fleurir une régularité +qui dura plus de cent ans. Ses deux successeurs furent de grands +seigneurs et de bons religieux. Qui ne connaît les _Acta Sanctorum_ dont +Renan dit quelque part qu’ils feraient d’une cellule un paradis et dont +il ne parle jamais qu’avec une admiration étonnée? Bollandus en dédia le +premier volume à Thomas Luytens et le fit précéder d’un éloge d’Antoine +de Winghe, l’un et l’autre abbés de Liessies et protecteurs de cette +grande entreprise. Ces Mécène des savants jésuites, alors pauvres et +méprisés, eurent de médiocres successeurs. Tout ce qu’on sait de +François Le Louchier, bon gentilhomme d’ailleurs, c’est qu’il obtint de +Philippe IV des lettres patentes maintenant le mayeur de Sart-les-Moines +dans le droit de jouer le premier coup de balle au jour de la dédicace +du lieu. Liessies était dès lors accablé sous le poids de ses richesses, +et on y vivait parmi l’agitation stérile dont le Journal de Dom Maur +nous donnera bientôt l’amusant ou affligeant tableau. + +On voit paraître dans la correspondance de Fénelon un Abbé de Liessies +qui fait un étrange personnage. C’est Lambert Bouillon nommé en 1678. Au +moment où Fénelon prit possession de son siège en 1695, ce singulier +Abbé régnait sur le désordre. Il avait la passion des bâtiments et +dépensait royalement les revenus du monastère en embellissements et en +procès. Il avait une autre faiblesse d’homme d’église opulent: il aimait +ses neveux et nièces et tâchait à les pourvoir sans regarder beaucoup +aux moyens. Les moines se plaignaient et murmuraient, mais comme les +prieur, sous-prieur et procureur étaient des créatures de l’Abbé, ces +plaintes n’avaient guère d’écho, et il n’en résultait qu’un esprit de +mécontentement et d’insubordination très facile à comprendre. + +En 1702, Fénelon vint visiter Liessies avec l’intendant de la province, +M. de Bernières. Il n’eut aucune peine à voir que l’état intérieur du +monastère était tout ce que l’on disait ou pis. Cependant comme la +rébellion des moines lui paraissait plus fâcheuse que le gaspillage de +l’Abbé, il se contenta d’admonester celui-ci en particulier et, après +lui avoir fait promettre de changer les officiers de l’abbaye, il +rappela sévèrement les religieux aux devoirs de l’obéissance monastique. +L’archevêque écrit quelques jours après à M. de Bernières: «Je suppose +que M. l’abbé de Liessies n’aura pas manqué de changer son prieur et son +sacristain et de nommer les trois custodes à la communauté, dès le jour +de mon départ, comme il me l’avait promis. Vous savez, Monsieur, que je +ne fis que gronder la communauté en plein Chapitre et que leur donner de +fortes leçons sur l’obéissance qu’ils doivent à leur Abbé. Si M. l’Abbé +ne s’est pas hâté de leur adoucir un peu une conclusion si amère, par +l’exécution du changement des officiers, toute la communauté sera mise à +une très forte épreuve. Ils croiront que j’autorise l’Abbé même dans les +choses les plus irrégulières.» + +Tout semoncé qu’il eût été, M. l’Abbé ne fit rien de ce que l’archevêque +demandait. A peine Fénelon parti, il s’avisa au contraire d’une idée de +paysan finaud qui se croit grand politique. Avec son prieur Florent +Jénart, il recomposa le discours de Fénelon, le fit déclarer authentique +et signer par une douzaine de moines et l’imprima. L’original de cette +contrefaçon existe encore, et il faut voir ce que devient la prose de +Fénelon sous ces mains épaisses. Après deux cents ans, les mots portent +toujours l’accent belge sans qu’on puisse s’y méprendre. + +Voici un échantillon de cette belle harangue: + +«Faut-il interrompre un évesque et l’entretenir de vos vétilles et de +vos anticailles pendant qu’il doit veiller et prendre soin d’un diocèse +entier et qu’il doit encore estudier les Saints Pères? Il ne faut donc +plus de bagatelles ni d’amusements, je n’en souffrirai plus. Ne croyez +pas que je veuille vous entretenir dans votre zèle d’amertume qui ne +provient le plus souvent que d’une certaine acédie, du défaut +d’application et d’un dégoût des choses saintes.» + +Fénelon fut peu satisfait, on le comprend, de ces dangereux +collaborateurs. Il passa cependant sur cet ennui, sans rien dire et avec +un oubli de soi auquel devraient bien penser ceux qui lui reprochent +parfois je ne sais quelle vanité féminine. «M. l’Abbé de Liessies, +écrit-il, a publié de mauvaise foi un écrit imprimé où il me faisait +parler ridiculement, et j’ai mieux aimé souffrir un imprimé ridicule, +fait contre la bonne foi et le respect dû à mon caractère, que d’en +donner un désaveu public qui l’eût déshonoré sans ressource.» (11 avril +1705.) + +Lambert Bouillon mourut trois ans plus tard sans avoir rétabli l’ordre +dans son abbaye. On voit Fénelon se plaindre qu’il ait un pied dans la +tombe et ne songe qu’à des affaires séculières. Il eut pour successeur +Agapit Dambrinne qui fut nommé directement par le roi et reçut les +félicitations du P. de La Chaise en personne. Vers le temps de cette +nomination, entrait à Liessies Dom Maur Levache, qui devint procureur +quelques années plus tard et tint le Journal dont nous allons nous +occuper. + + * * * * * + +Nous ne savons rien de Dom Maur que ce qu’une note écrite après sa mort +à la première page du journal nous en apprend. Il avait été baptisé à +Dinant-sur-la-Meuse, le 27 janvier 1689, sous le nom de François; il fit +profession à Liessies en 1709, et mourut le 27 janvier 1756, âgé +précisément de soixante-sept ans. + +Son Journal est un cahier in-12 de deux cents pages environ, relié en +parchemin, avec un papier à fleurs au dos. Dom Maur a écrit sur la +couverture, de sa plus belle main: _Journal de Dom Maur Levache, +commençant le 1er janvier 1719_. Il existe ou il a dû exister une suite +à ce Journal. Dom Maur le tenait pour son usage particulier, et il est +peu vraisemblable qu’après avoir scrupuleusement noté pendant trois ans +l’emploi de ses journées, il ait subitement perdu une si bonne habitude. +Les probabilités sont aussi pour que notre cahier soit le premier qu’il +ait rempli. En 1719, Dom Maur avait trente ans. Il n’était prêtre que +depuis cinq ou six ans et il ne faisait sans doute que d’entrer dans sa +charge de procureur: l’Abbé n’eût pas confié des fonctions aussi +importantes à un tout jeune homme. Nous voyons par le Journal que le +temporel de l’abbaye occupait, à des titres divers, au moins sept ou +huit religieux et que la plupart des moines avaient à en prendre soin +pour leur part. Dom Maur avait apparemment été distingué de bonne heure +pour son jugement droit, ses habitudes d’ordre et son attention aux +intérêts du monastère. Il est évident qu’entre son ordination et sa +nomination comme procureur, il fut chargé de nombreuses missions qui le +mirent au courant des affaires, soit comme receveur des revenus, ou +administrateur du bien dans les diverses villes où l’Abbé entretenait un +agent, soit surtout à propos des innombrables procès où Liessies était +constamment engagé. Dès les premières lignes de son Journal il paraît +très accoutumé aux affaires qui lui incombent et à l’existence +mouvementée qu’elles entraînent. D’un autre côté, son Journal porte les +marques ordinaires du Journal qu’on tient pour la première fois. Il +commence avec l’année, et Dom Maur répète deux fois l’_incipit_ +solennel: «Journal commençant le 1er de janvier 1719.» L’écriture des +premières pages est fine et soignée, et une multitude de petits faits y +sont consignés qu’on ne revoit jamais après que la ferveur d’exactitude +des premières semaines s’est perdue. + +C’est un Journal d’homme d’affaires ou d’intendant, tout rempli +d’achats, de procès et de bâtiments: il serait d’une écriture moderne +qu’on n’en lirait pas dix pages: mais dans sa vieille robe de parchemin, +il a une physionomie et une voix d’aïeul et des inflexions antiques qui +évoquent le temps passé. On s’étonne, après l’avoir lu, de voir +nettement apparaître dans son imagination les lignes droites des +bâtiments conventuels, la chambre des archives encombrées de fardes et +de layettes, le cellier et la brasserie, et, dans le cloître, M. l’Abbé +et le prieur, tâchant à s’abstraire des ventes et des procès avant +d’aller au chœur, et, à la grande porte de l’abbaye, la voiture de Dom +Maur tout attelée et Don Maur lui-même avec un sac d’affaires, une +figure résolue et une démarche vive et pressée, bien qu’il ait un air un +peu délicat et qu’il soit décidément hypocondriaque. + +Dom procureur n’est presque jamais à Liessies: il est par voies et par +chemins: deux jours à Maubeuge, huit jours à Mons, de là courant à +Bruxelles et tout aussitôt s’en revenant à Liessies, d’où il repart +promptement pour Valenciennes et Douai. Nous savons très exactement +comment il voyage. C’est quelquefois en poste, mais le plus souvent +c’est en chaise, avec «nos chevaux». Il emmène un compagnon et Henry, +domestique. Il fait d’une traite les six lieues qui séparent Liessies de +Maubeuge, siège de la sous-intendance. S’il a pu partir tôt, il ne fait +que «rafraîchir» dans cette ville, et nous savons exactement, pour +l’avoir vu cent fois dans le Journal, ce qu’il en coûte pour rafraîchir. +C’est douze ou quatorze patards. Il prend alors des chevaux de poste et +renvoie les siens avec Henry. S’il n’arrive que le soir, il descend à +l’auberge ou chez les Pères Jésuites, au collège, et repart le lendemain +assez tôt pour être de bonne heure à ses affaires à Mons. + +Mons est le chef-lieu des affaires de Dom Maur. Il ne faut pas s’en +étonner. Liessies n’est français que depuis une cinquantaine d’années. +Auparavant il faisait partie des Pays-Bas, et un grand nombre des +religieux étaient Flamands d’origine et de langue. Une partie +considérable des biens de l’abbaye reste en Hainaut et la plupart des +affaires se plaident au chef-lieu. En fait, Dom procureur passe plus de +temps à Mons que partout ailleurs. L’abbaye y possède un refuge, et, à +quelque distance, se trouve le prieuré de Sart-les-Moines où M. l’Abbé +et Dom Maur viennent quelquefois en villégiature. + +Le Refuge est évidemment un pied-à-terre digne de l’abbaye. Dom Maur +parle quelque part d’un plafond doré et de cuirs peints qui ornent la +chambre d’entrée. On y reçoit des étrangers de passage. Il y a cependant +apparence que cette procure est assez souvent inhabitée. La cave n’a +point de vin, et le prudent Dom Maur ne laisse jamais d’argent dans la +maison. Le «coffre» est en sûreté chez des vieilles filles, amies du +monastère. Ce coffre, qui joue un rôle assez considérable dans le +Journal, est une sorte de banquier muet avec lequel on fait affaire sans +s’embarrasser de comptabilité. Dom procureur y prend l’argent dont il a +besoin et l’y remet très exactement quand l’équivalent de la somme est +rentré. Il y enferme aussi les monnaies espagnoles, jacobus et doublons, +qu’il ne peut pas toujours échanger avant de repasser la frontière. + +La vie de Dom Maur est celle d’un homme d’affaires très occupé. Il écrit +chaque matin cinq ou six lettres qu’il s’ingénie à faire arriver à +destination sans les faire passer par la poste, car il n’y a pas de +petites économies; il entend des comptes, fait des baux, suit des +expertises; surtout il nage dans un océan de procédure. Quand il ne +sollicite pas chez un conseiller ou un procureur, il travaille chez un +avocat. Il est très au courant de toute la machine judiciaire, sert des +avertences et des solutions, répond à des griefs par des reproches ou +des contredits. Le latin de la vieille bazoche émaille son français +wallon: _queritur_, _dictum_, _factum_, tous les vieux mots de la +chicane parcheminée et éternellement jeune. Des juges, des avocats, des +gens d’affaires pour et contre passent dans le récit,--car en peu de +temps ce Journal prend un air d’annales.--M. Petit, M. Duquesne et M. +Adriani, l’avocat Le Maulnier et M. le conseiller Tahon deviennent des +personnages familiers, et leurs noms aident à leur composer une figure, +tout morts qu’ils soient depuis deux siècles et sauvés seulement de +l’éternel oubli par la forme de leurs initiales et le son des syllabes +qui représentaient leurs fragiles personnages. Amis ou ennemis, Dom Maur +les appelle Monsieur avec la froide politesse du temps passé. Il appelle +ainsi tout le monde,--aussi bien M. Molle ou le sieur Van Rode, ses +fermiers, que M. le comte d’Attignies,--quand on n’a point d’affaire +avec lui. Sitôt qu’on plaide, il n’aperçoit plus que X _versus_ Y et dit +Molle ou d’Attignies ou, tout au plus, le sieur chanoine Posteau. Louis +de Blois, mort en odeur de sainteté cent cinquante ans auparavant et +enterré dans le chœur de l’église abbatiale, devrait n’être pour lui +qu’un auteur ancien et vénéré dont on lit le _Speculum spirituale_ +pendant le temps du noviciat. Ayant fait emplette d’un drap destiné à +couvrir la pierre tombale de cet illustre Abbé, il note froidement: +«Acheté un tapis pour la tombe de M. de Blois.» + +Nous ne saurons jamais si Dom Maur avait le cœur sensible. Plusieurs +fois des moines meurent à Liessies. Il mentionne l’heure à laquelle ils +ont passé, ou la maladie dont ils finissent. «Dom Florent est mort sur +les deux heures du matin», ou bien: «Dom Corneille est mort d’une fièvre +maligne.» Ces détails laissent seuls deviner qu’il a été frappé de ces +fâcheux événements. Une seule fois son accent ne laisse pas de doute +qu’il a été vivement contrarié de trouver quelqu’un indisposé. Il arrive +à Mons pour ouïr le compte de M. Duquesne et le trouve _bien incommodé_. +C’est le superlatif de sa sympathie, et telle est la puissance des gens +que leur nature ou l’éducation et les manières font paraître réservés, +qu’on se sent presque touché. + +M. l’Abbé est un objet de constante sollicitude pour Dom procureur, mais +il est difficile de dire si c’est parce que cela se doit ou parce qu’il +y a dans son respect pour son supérieur une nuance d’affection. +Certainement Agapit Dambrinne faisait une estime très particulière de +son procureur; mais tous ceux qui ont connu des hommes d’église de la +génération qui vient de s’éteindre savent l’abîme que les dignités +ecclésiastiques mettaient, il y a peu de temps encore, entre les rangs +de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, Dom Maur note, avec un soin +extraordinaire, le progrès d’une fièvre qui prend à M. l’Abbé. On chante +à son intention la messe des Saints Patrons. Sainte Hiltrude n’est pas +mentionnée en particulier, mais comme ses reliques sont les reliques +insignes de l’abbaye et qu’elle est invoquée dans tout le pays contre +les fièvres, il n’est pas douteux que les religieux de Liessies la +prient pour leur Abbé. On écrit à M. l’Abbé de Saint-Sépulcre à Cambrai +que M. notre Abbé est malade. On rédige un mémoire sur sa santé et +comme, apparemment, on n’a que peu de confiance aux médecins du pays, on +envoie ce journal à Mons, aux demoiselles de Bouillon, grandes amies de +Liessies, pour qu’elles le soumettent à MM. Wolf et Ducloux. Ceux-ci +rédigent une «consulte» que Dominique rapporte en toute hâte. Peu de +jours après, les demoiselles de Bouillon envoient une livre de +pastilles, et M. Tahon, religieux bénédictin de Lobbes, deux livres de +thé «ver» pour lesquelles on lui fait d’ailleurs compter aussitôt seize +esquelins d’Espagne. En même temps, Dom Maur fait venir quarante +bouteilles de vin du Rhin. Quelque temps après, M. l’Abbé, étant mieux, +part pour Mons avec le procureur. En route la fièvre lui reprend, et +bien que ce retour soit de peu de conséquence, Dom Maur fait acheter un +demi-cent d’écrevisses pour remettre M. l’Abbé en appétit. + +D’ailleurs on prend à Liessies un extrême soin des malades. A peine +apprend-on que Dom Bruno ou Dom Ghislain, occupés à exercer la recette +ou à passer des tailles ici ou là, sont incommodés, qu’on envoie un +religieux pour les soulager. + +Dom Maur surveille sa propre santé dans un détail si minutieux qu’on ne +peut l’imaginer que franchement hypocondriaque. Une seule fois en trois +ans il est un peu souffrant et garde la chambre pendant un jour ou deux. +Le reste du temps, il est en chaise de poste, par les chemins, ou +accablé d’affaires à Mons, à Bruxelles ou à Douai. Mais courant ou à +demeure, il se soigne incessamment. Le Journal rapporte d’innombrables +comptes d’apothicaires, et Dom Maur, qui ne s’égare jamais en vaines +digressions, note un jour qu’il a rencontré son médecin s’en allant à la +chasse. + +La médecine que nous entrevoyons dans le Journal n’est plus du tout +celle de Molière: ni saignées, ni purgations, ni diètes. On prend de bon +vin vieux, des biscuits et «saccades» pour amuser l’estomac, du +brandevin pour réchauffer et tonifier, des électuaires bizarres pour +détruire les ferments et mauvais germes. Outre diverses «ptysannes» et +thés, Dom Maur fait venir de chez l’apothicaire de la thériaque, du +sirop capillaire, c’est-à-dire extrait de la plante nommée capillaire, +de l’eau d’anis, de l’eau de la reine d’Hongrie et un élixir horrifique, +toujours en usage dans certaines parties des Flandres, et qu’il appelle +tantôt élixir de ver terrestre, tantôt _spiritus vermium terrestrium_. +Il fait une grande consommation de vin. Pendant les deux premiers mois +de 1749, la mention «païé pour vin, biscuits et suc candy» revient +constamment, parfois tous les jours, et la somme déboursée varie de deux +à cinq, neuf et même onze florins. Il est probable que Dom Maur avait +l’estomac faible et par suite une propension à se croire menacé de +toutes les maladies, sans cesser pour cela de vaquer à des occupations +très absorbantes. + +Dom Maur, neurasthénique et homme d’affaires, était-il avare ou +généreux, d’un commerce agréable ou difficile? Nous ne pouvons +l’affirmer. C’était un homme droit et froid, attentif à son devoir, +attaché à son abbaye, à son Abbé, à lui-même et à ses frères; après +cela, comme il avait l’esprit incontestablement juste, il s’intéressait +au reste du monde suivant qu’il le méritait. + +Il exerce une stricte économie, ne faisant jamais une dépense inutile et +notant les plus minimes: deux sous de «filet» pour faire un point, +quatre sous dépensés pour raccommoder un soulier, deux liards à une +barrière ou quatre patards à un bac. C’est un administrateur méfiant. +Nous le voyons de temps à autre faire quelque remise à un fermier +éprouvé par la grêle ou le grand vent, mais quand on lui parle +agrandissements ou réparations, il commence toujours par rechigner, +envoie sur les lieux ou s’y transporte en personne et ne consent qu’au +moins possible et à la dernière extrémité. Nous voyons que souvent +aussi, à propos de réclamations, les choses s’enveniment brusquement et +on plaide. + +L’abbaye de Liessies était riche et généreuse: la tradition du pays et +les archives des églises en font foi. Dom Maur, qui maniait +journellement de grosses sommes d’argent, n’avait pas à empiéter sur le +chapitre des aumônes, et nous ne voyons pas qu’il le fît. Il donne assez +libéralement des «dringuelles[2]»: deux florins aux domestiques des +Pères Jésuites, six patards à la servante des Bénédictines, autant, par +ordre de M. l’Abbé, au cocher de M. l’Intendant. Mais ces générosités +rentrent dans le chapitre des dépenses prévues, comme l’argent qu’on +peut donner à un procureur qui a sollicité pour vous. Une seule fois, à +Douai, Dom Maur donne vingt florins pour le «vin de charité» de +l’hospice, mais c’était peut-être une manière de fondation. Une autre +fois, il écrit à Dom Ghislain de compter à Simon Laurent quelque argent +dont il a besoin. On se réjouit, mais, trois jours après, on voit que +Simon Laurent a rendu intégralement la somme et que son besoin n’était +pas d’un besoigneux, mais vraisemblablement d’un agent. Dom Maur est, en +toutes choses, un homme d’un extrême sang-froid, averti des faiblesses +et des vices de l’humanité, accoutumé aux vicissitudes de la vie de +plaideur et aux revirements soudains de la fortune. Il écrit de la même +main: «Notre procès contre Molle est venu en haut et nous l’avons +gagné.» Ou bien: «On a jugé aujourd’hui notre procès contre Van Rode, et +nous l’avons perdu.» + + [2] Mot wallon signifiant pourboire, évidemment apparenté à l’allemand + _Trinkgeld_. + +Il note sans sourciller, le 5 janvier 1721: «Reçu avis de +Sart-les-Moines que Dom Joseph avait été condamné à Louvain, en propre +et privé nom, en matière d’injure comme Molle.» Son journal étant rempli +de décisions légales, il y consigne celle-ci comme les autres, sans plus +s’émouvoir. + +Il a peu de gaieté, aucun sens du ridicule. Il écrit gravement les +surnoms les plus risibles. Il note qu’il a «vu mademoiselle Duquesne et +lui dit que nous ne savions ce qu’elle voulait dire avec ses plumes». Ou +encore: «Nous avons examiné les deux débats contre Molle et nous avons +été au greffe pour faire copie du compromis fait entre Molle, Dom +Florent Jénart et Dom Michel Dujardin par lequel ils se sont soumis au +jugement des deux avocats marqués dans ledit compromis, dont l’un était +celui de Molle et l’autre un peu timbré.» + +Entre les courses, les ventes et les audiences du tribunal, Dom Maur +reste au logis et fait sa correspondance ou lit en grignotant ses +biscuits et sirotant son sirop. Il est l’homme du temporel, l’homme du +dehors, dont le devoir est de se renseigner sur ce qui se passe dans le +monde, afin de prendre ses précautions en conséquence. Peut-être aussi +qu’on parle déjà politique dans les diligences, à l’auberge des +Trois-Pigeons ou à celle du prince Tserclaes, sur le Sablon. Dom Maur +lit donc les journaux: la _Gazette de Hollande_, les _Annales de +Hainaut_ et autres «livres du temps», dont il paraît presque aussi +friand que de sucreries. Avec des almanachs de Milan, c’est toute sa +littérature. Il lui passe par les mains bon nombre d’ouvrages +théologiques destinés à M. l’Abbé ou au prieur, mais il ne s’intéresse +que médiocrement aux controverses sur la «constitution». + +Pour achever le portrait de Dom Maur, il nous reste à dire qu’il est +indubitablement obéissant et humble. Il pourrait se croire +indispensable, puisque l’énorme poids des affaires financières de +l’abbaye repose entièrement sur lui, et indépendant, puisqu’il ne vit +presque jamais en communauté et qu’il a toutes les dispenses. On ne voit +jamais percer de tels sentiments. Au contraire, Dom Maur parle toujours +de la volonté de l’Abbé comme s’il était le premier qui dût la subir. Il +emploie constamment la formule: «M. l’Abbé m’a donné l’ordre...» Ou, +s’il est à Liessies: «M. l’Abbé m’a mis pour être...» Ce chicaneau était +probablement un excellent religieux. + + * * * * * + +Plus de la moitié du Journal de Dom Maur a rapport à des procès. +L’abbaye est immensément riche; elle a la collation ou la propriété +d’innombrables bénéfices non seulement en Hainaut et dans les Pays-Bas, +mais jusque dans le midi de la France; elle possède des bois, des +fermes, des mines: bref, elle est dans la situation de tous les gens +trop riches et que leurs affaires accablent; elle tire de l’argent de +partout, mais ceux de qui elle le tire se le font arracher et +s’ingénient de toutes manières à le reprendre. La plus grande partie des +procès que Dom Maur soutient à Féron, à Mons, à Valenciennes ou à Douai, +voire à Cambrai et à Rome, vient d’exigences ou de prétentions qu’il +trouve injustifiées. La formule «... qu’il prétend et qu’on ne lui doit +point» revient incessamment. On ne peut guère se persuader cependant que +Dom procureur répugne à cette guerre éternelle et qu’il n’ait aucun goût +pour le jeu de la chicane. Il est batailleur, sans aucun doute, +froidement et délibérément batailleur, et il y a bien apparence que tout +Liessies respire une atmosphère de combat. A l’époque où le Journal +commence, Lambert Bouillon n’est mort que depuis dix ou douze ans,--Dom +Maur a fait profession l’année même de sa mort et il a probablement +connu ce plaideur indomptable:--en tout cas, son éducation monacale a dû +se faire au milieu des procès mal éteints légués par le vieux lutteur à +Agapit Dambrinne. Il a dû se persuader de bonne heure que l’état de +guerre est l’état normal de tous ceux qui possèdent et que le meilleur +moyen de garder son bien est de montrer les dents à quiconque a la mine +d’en avoir envie. La règle à Liessies est qu’on soit méfiant et +chatouilleux. + +Les commis viennent jauger la cuve: «Dom Joseph proteste de nullité +contre tout ce qui s’est fait.» L’hôte du _Gant d’or_, auberge sur la +route de Bruxelles appartenant à l’abbaye, fait changer une gouttière. +On plaide jusqu’à ce que la gouttière soit remise en son premier état. +Un de nos chevaux est arrêté à Etrœungt pour le vinage. Dès le +lendemain, on envoie faire sommation au vinager qui relâche le cheval +sous caution. Le surlendemain, on lui délivre «copie de nos titres» et +de l’ordonnance de l’intendant et on lui fait une seconde sommation «à +ce qu’il ait à purger ladite caution». On croit l’affaire finie. Le mois +suivant, parmi divers petits procès--contre ceux de Wannebecq qui +prétendent un vicaire, ceux d’Ath qui prétendent un chapelain, le curé +de Roquignies qui veut retenir sa dîme, ceux d’Ohain qui réclament pour +la portion congrue de leur vicaire, contre les maltôtiers, etc.,--on +voit que Dom Joseph écrit pour l’affaire du vinage et tout à coup que +trois avocats ont été consultés à Mons pour cette bagatelle. + +Dom Maur n’a pas peur du Gouvernement. Deux ou trois fois, il s’entremet +dans des affaires de contrebande où Coppée, domestique, où Nicaise, +notre fermier, ont été pris. Quelquefois, cependant, il s’y prend en +douceur, et le Journal porte mention d’un «cadeau à un buraliste». Il +proteste contre une taxe sur les houilles et ne la paie que lorsqu’on +lui a dit que «noblesse et abbayes l’ont payée». On veut prendre des +chênes dans nos bois pour bâtir des casernes dans les petites villes de +France (c’est-à-dire Guise et La Fère). Dom Maur entre en +correspondance, se méfie d’emprises probables et va voir au bois ses +chêneaux. Bientôt il cherche un sergent pour faire protestation, et, +n’en trouvant point, remet au lendemain de le faire à Guise. + +Il n’est pas au mieux avec les autorités ecclésiastiques. Fénelon, à qui +Lambert Bouillon a joué un si mauvais tour, est à peine remplacé, et on +ne voit pas qu’il se soit établi des relations très cordiales entre +l’archevêché et l’abbaye. Les «jeunes» ne vont pas à Cambrai pour +l’examen et on les fait ordonner à Maubeuge par un évêque de passage. +C’est aussi le coadjuteur de Québec qui vient à Liessies «confirmer». Le +promoteur de l’officialité veut ériger en cure le «secours» de +Cartignies. Dom Maur fait la sourde oreille et se fait «signifier d’une +requête». On ira donc en cour de Rome. Dom Maur a dans la ville de Liège +un sien cousin, chanoine, et à Rome deux autres cousins, aussi Levache +(il écrit indifféremment Levache ou Levage, ou même Levacq), qui lui +sont moins connus. Le cousin de Liège écrit à ses cousins de Rome et +ceux-ci se mettent en mouvement. Malheureusement, la Daterie est en +vacances, comme de juste, et pendant ce temps, le promoteur presse Dom +Maur «à faire ses preuves», sans paraître savoir qu’il a «interjecté +appel». L’affaire traîne en longueur, mais on finit par obtenir «un bref +d’appel de la sentence de l’officialité dans la cause que nous avons +contre le promoteur pour l’érection de l’église de Cartignies en cure». +Il en coûte «huit écus romains de dix esquelins chacun». + +Même avec les abbayes de son Ordre, Dom Maur a de petites difficultés. +MM. de Saint-Michel en Thiérache ont avec lui une correspondance +beaucoup trop longue pour l’affaire qui l’a motivée. Avec l’abbaye de +Crespin, des arrangements à frais communs au presbytère d’Harvent +amènent une vraie brouille, et l’on est «signifié d’une requête». Bref, +Dom Maur plaide à propos de tout et à propos de rien: les procès se +superposent et s’enchevêtrent. Le procureur écrit pour «recevoir des +nouvelles de plusieurs procès que nous avons à Ath». En effet, il en a +quatre: un pour le «prétendu» chapelain, un pour une sacristie qu’il +s’agit de «raccommoder», un autre avec les Moulins pour une mesure de +farine qui a été enlevée, et un quatrième avec M. Van Rode, fermier. Il +plaide à la fois contre les chanoines de Maubeuge, ceux de Condé et ceux +de Saint-Quentin, et quand on rencontre la mention: «ceux du clergé», on +est bien empêché de savoir à qui l’appliquer. + +Tout cela entraîne des dépenses considérables, car il faut payer des +experts et des avocats, et l’on voit certain procureur réclamer de +l’argent «pour nous avoir servis», mais le vrai plaideur n’y regarde +pas. Dom Maur débourse sans sourciller mille florins de frais dans le +procès contre Molle qui est une affaire d’importance minime. On ne +plaide pas pour gagner de l’argent, mais parce qu’on enrage d’avoir +raison. + +Les innombrables procillons qui font ressembler le Journal de Dom Maur +au rôle d’un tribunal sont des affaires presque toutes communes et qui +n’offrent guère d’intérêt. Ce qui intéresse, c’est Dom Maur lui-même par +sa persévérance, son indifférence aux résultats et son superbe +sang-froid. C’est aussi quelques-uns de ses adversaires. Deux surtout +paraissent dignes de lui: leurs noms reviennent fréquemment, presque à +travers tout le Journal, et ce retour perpétuel de figures lointaines et +presque anonymes finit par leur donner quelque chose d’épique. + +L’avocat Le Maulnier paraît dès la première page du Journal: on consulte +M. Petit pour sa requête. De loin en loin, au cours de la première +année, cette affaire revient: «On a travaillé à un rapport contre Le +Maulnier», ou: «On a reçu trois mémoires contre Le Maulnier», ou, un peu +plus tard: «On a commencé à rapporter notre procès contre Le Maulnier.» +Au commencement de 1720, l’affaire s’engage à fond. On écrit à M. l’Abbé +que la présence de Dom Joseph est nécessaire parce que le conseiller +rapporteur a besoin d’explications. Dom Joseph arrive, et, pendant un +mois, c’est une grande activité. Visites au président et à un +conseiller. Visites à quatre conseillers. Remise de factums. Répondu à +la requête civile de Le Maulnier. Travaillé à l’avertence, etc., etc. +Après un temps, on recommence la lecture, on achève l’avertence, +laquelle est servie avec dix-sept pièces. Le Maulnier sert une solution +à l’avertence de Dom Maur. On y répond. Enfin, le 13 mars, au soir, +«notre procès contre Le Maulnier est sorti du bureau et nous l’avons +gagné». + +C’est la formule ordinaire. Seulement, cette fois--peut-être parce qu’on +a battu un homme de la partie--il y a une joie extraordinaire dont le +Journal s’échauffe pendant trois jours. On écrit et on envoie aussitôt +un messager à M. l’Abbé, Dom Ghislain et Dom Gérard. On va remercier MM. +le Président et le Rapporteur et M. Cornet. On écrit aussi à Dom +Corneille «pour lui notifier la bonne nouvelle du gain de notre procès». +Dans la joie où l’on est, on écrit à M. Duquesne de faire raccommoder la +grange de la Folie, «s’il est absolument nécessaire». + +Le lendemain, M. Tahon fait venir les parties et leur déclare les +«points d’office», après quoi on commence la liquidation. L’avocat de Le +Maulnier refuse de payer les épices du procès. Suivent diverses +comparutions où le conseiller s’offre d’amener un accommodement. De +fait, on travaille avec Le Maulnier, à l’amiable, un après-midi. Après +deux mois d’un silence de mauvais augure, Le Maulnier sert ses +contredits consistant en quatre cent quatre-vingt-dix-sept articles. On +les étudie, mais il y a apparence que cette énorme masse de raisons est +inébranlable, car à une dernière comparution chez M. Tahon, «on finit +tous les anciens procès, de sorte que notre rente se trouve réduite de +940 à 910 florins». Sur ce, on demande à Liessies des chevaux «pour s’en +retourner». + +A côté de cet avocat savant et retors, on voit paraître un petit curé +entreprenant, tenace et malin, qui fait encore meilleure figure. C’est +le curé de Gognies-Cauchies. Brave petit homme qui lutte tout seul +contre la riche et puissante abbaye! Leur difficulté provient d’une dîme +qu’il a retenue et de sa maison de cure qu’il veut qu’on «rétablisse». +Le petit curé gagne, haut la main. Dom Maur rappelle, et on entre dans +le labyrinthe pour n’en pas sortir, car le Journal s’achève sans que +l’on sache si l’on s’est arrangé pour tout de bon. Le procès de Gognies +est d’ailleurs le plus embrouillé de tous. Après quelques mois, on voit +Dom Maur copier «deux petits procès avec Gognies», et on s’aperçoit, en +effet, qu’il y a trois affaires distinctes poursuivies simultanément à +Mons, à Valenciennes et à Douai. Le petit curé trouve aussi moyen de +mettre dans son jeu les chanoines de Maubeuge qu’on voit qui n’ont pas +encore «tripliqué». On fait faire des comparutions, des expertises et +vues de lieu. Quelquefois le petit curé fait défaut, d’autres fois il +propose des accommodements; il vient en personne à Liessies, par une +belle journée de printemps, et «offre de payer la moitié des frais de la +veüe de lieu si l’on veut mettre des barreaux à ses fenêtres». Il s’agit +bien de barreaux. Dom Maur, quelques jours plus tard, est à Douai avec +ordre de solliciter fortement contre «Gognies». M. le conseiller Dupuis, +homme paisible, tâche d’accommoder les parties. Sur ces entrefaites, le +procès qu’on a pour la dîme sort du bureau à Mons et «nous avons gagné». +Reste celui de Valenciennes et celui de Douai, très lents l’un et +l’autre et très confus, car, cette fois, les chanoines de Saint-Quentin +entrent, on ne sait comment, en ligne, et l’on ne voit jamais clairement +si l’on plaide pour le fond ou seulement pour des frais. Quoi qu’il en +soit, Dom Maur gagne encore à Valenciennes. On croit tout fini; mais, +après plusieurs mois, on retrouve, comme un refrain de cauchemar, +l’éternelle mention: «Fait un écrit contre le curé de Gognies-Cauchies.» +C’est qu’il reste le vieux procès de Douai auquel on ne pensait plus et +qu’enfin le petit curé, abrité derrière ses chanoines, gagne, le 5 avril +1721. «Nous avons perdu notre procès contre lesdits chanoines, à tous +frais et dépens, et il a été déclaré que les curés primitifs sont +obligés d’évacuer leur disme avant que les autres codécimateurs +contribuent aux portions congrues et aux maisons des curés.» La note des +premiers frais monte assez haut, car Dom Maur donne en à-compte 360 +florins qui sont tout l’argent qu’il a sur lui. Vers la fin de novembre, +le procureur écrit à son dit curé de venir liquider sa dîme de 1719 et +s’arranger pour de certaines briques dont on a pavé son grenier. Le +petit curé répond qu’il «envoiera», et quand on s’est habitué à voir son +nom revenir pendant plus de deux ans presque à toutes les pages du +Journal, on se demande s’il n’«envoiera» pas un sergent. + +Autour de ce combatif petit homme on voit graviter d’autres petits +curés, celui de Maffles, celui d’Eppe-Sauvage au sujet duquel on +consulte trois avocats, ceux d’Étichove et de Roquignies, celui +d’Ostiche. Ce dernier, le jour même que le curé de Gognies vient +demander des barreaux pour ses fenêtres, fait aussi le voyage de +Liessies et demande qu’on ajoute une «quatrième place» à sa maison et +qu’on lui donne des pailles pour son toit. Il n’aura rien du tout. Il +part fort mécontent et, quelque temps après, «menace d’arrêter nos +biens». + +Que de plaideurs, que de juges, que d’avocats, que d’affaires! Quand on +lit vite, les choses se mettent les unes sur les autres, les jours +s’enfuient, les mois glissent, les procès pullulent, le journal fait un +bourdonnement monotone qui engourdit et ne laisse que la sensation d’un +temps lointain et irréel. Vers la fin, on voit plus souvent ces +querelleurs s’accommoder et l’on sent combien des gens morts depuis si +longtemps ont eu raison de cesser des batailles ridicules. A deux +reprises, Dom Maur passe tout un mois sans bouger de Liessies, de chez +nous, comme il dit, et on aime se le figurer loin du fracas des maisons +de poste et des cours de justice, vaquant à la tranquille besogne +quotidienne et entendant par sa fenêtre ouverte, le chant assourdi du +chœur. Je suis sûr que M. l’Abbé tient à ce qu’il reste ainsi de temps +en temps au logis. Souvent on voit reparaître l’ordre de revenir à +Liessies, «sitôt nos procès finis». M. l’Abbé s’occupe aussi--il le faut +bien--de ce que son procureur fait à Mons ou à Douai, mais je n’ai aucun +doute qu’il n’aime pas cette agitation vaine et qu’il pense quelquefois +avec regret au passé, en regardant de sa stalle la tombe de M. de Blois. + + * * * * * + +Il semble d’ailleurs qu’on vive très paisiblement à Liessies. L’Abbé est +un homme sage et bon, très respecté et probablement aimé. L’obéissance +est entière, et le commandement n’a rien de rude: l’existence des +religieux doit être monotone et douce, sans désordres et même régulière +sans être plus édifiante que celle de la majorité des moines à cette +époque; l’atmosphère, celle d’un collège ecclésiastique de province, +vraie famille agrandie où l’attachement au nid commun est le ressort +principal des actions. + +Il n’est fait aucune allusion dans le Journal de Dom Maur à la présence +de Frères convers dans l’abbaye: ce sont des domestiques qui font les +charrois et autres grosses besognes, et des jeunes gens du pays se +présentent de temps à autre «pour écrire au comptoir». Cette égalité de +tous les religieux contribue à leur donner une liberté et une +individualité plus grandes. Les «jeunes» ne sont pas séparés du reste du +monastère. Ils y entrent comme postulants; après un an, on les présente +au Chapitre pour la profession, et le vote de la communauté décide de +leur réception; leurs «prémices» sont de grandes fêtes pour lesquelles +Dom Maur débourse cinquante ou soixante florins. Le Journal ne laisse +aucun doute que tous les moines se connaissent et s’aiment. Dom Maur +envoie constamment «chez nous» des manières de cadeaux qu’il sait devoir +plaire à celui-ci ou celui-là. A M. l’Abbé des livres, du thé impérial +ou de beaux bas rouges pour les grandes cérémonies. A M. le Prieur, qui +est savant, pieux et rhumatisant, des livres, des traités spirituels, un +bonnet, de l’huile de myrrhe. A Dom Thomas qui est peintre, des +couleurs. A M. le Sacristain, des dentelles. A Dom Joseph, des œufs +frais et du vin de «Frontiniac». A un autre, du fil d’argent et des +croix de corne «pour faire des dizaines». A un autre, des livrets d’or +pour des broderies. + +Les liens de famille ne sont nullement brisés. M. l’Abbé fait écrire à +un religieux que, passé telle fête, il pourra s’en aller voir sa mère. +Une autre fois, Dom Maur rencontre Dom François s’en allant _ad +patriam_. Un peu plus tard, Dom Maur écrit qu’il a compté huit écus à un +autre religieux s’en allant _ad patriam_. + +L’abstinence monastique existe toujours en principe et le Journal suit +la marche de l’année ecclésiastique avec la régularité d’une horloge. +«Écrit à mademoiselle Wélis de Bruxelles pour les provisions des +Avents.»--«Coppée est arrivé avec un chariot pour charger les provisions +de carême: quatre tonnes de morue, deux tonnes d’harengs, une tonne de +saumon, etc.» + +Mais comme la moitié des religieux, étant constamment en voyage, ont +dispense, il est probable que la règle s’est bien relâchée de la +sévérité primitive. En tout cas, le maigre se relève par toutes sortes +de douceurs, et le carême de Liessies est un carême sucré. A la vérité, +le procureur commande des sacs de riz et des ballots «d’estocfix», mais +on le voit acheter d’un coup 160 livres de cacao, 50 livres d’orge perlé +et pour 79 florins de «banille». Il y a à l’abbaye des provisions de +cannelle et de noix muscades, de dattes, de raisins de Tharse et de +câpres d’Espagne; à intervalles aussi, des citrons et oranges amères qui +sont un grand luxe. On boit ordinairement le petit vin de Laon, mais on +en fait venir de Bar, et la cave est fournie de vin d’Espagne et de vin +du Rhin. + +Liessies ne manque point d’amis, bien qu’il s’en faille de peu qu’on ne +leur fasse à tous des procès. Il y en a de puissants: M. l’intendant à +qui l’on envoie de temps à autre un chevreuil et que M. l’Abbé va voir +vers le nouvel an «pour lui faire les compliments du temps»; madame de +Maubeuge, la noble et puissante abbesse du noble et puissant Chapitre de +Maubeuge. C’est une très grande dame. L’année où elle prend possession, +elle passe par Liessies avec ses officiers, une compagnie de gardes du +corps, une de hussards, une de grenadiers et une de bourgeois de +Maubeuge. On héberge tout ce monde. Le lendemain, M. l’Abbé et deux +religieux accompagnent «Madame» pendant le reste du voyage, et M. l’Abbé +l’installe et dit la messe basse pontificalement. Une autre grande +visite cause un émoi encore plus grand. Brusquement Dom Maur annonce le +passage du Prince Tingris et ce nom ainsi orthographié fait que, pendant +quelques jours, le Journal prend un air d’_Amadis_. On a envoyé à +Bruxelles le messager de Trélon pour chercher des jambons, des succades +et autres choses «portées sur l’état du maître d’hôtel». On achète pour +treize écus à trois couronnes de poisson frais. Comme rien à Liessies +n’est assez beau pour un hôte aussi distingué, on envoie de Mons «huit +douzaines de serviettes, trois douzaines de couteaux, autant de +cuillères et fourchettes de métail, une boette de biscuits, et macarons +et sucades». Pour mettre le comble à cette magnificence on joint une +demi-douzaine de citrons, autant d’oranges amères et autant d’oranges de +Portugal qui composeront un véritable dessert de prince. + +Liessies a d’autres amis plus humbles et que l’on traite familièrement. +Ce sont quelques curés:--M. Jénart avec qui on finit malheureusement par +plaider, mais que M. l’Abbé recommande quand il va au concours; ou M. +O’Dwyer, Irlandais francisé qui rend de petits services au +monastère;--des gens d’affaires, tellement absorbés par les dîmes, les +tailles et les procès de Liessies qu’ils ne sont guère que des +lieutenants du procureur; M. Petit, à qui M. l’Abbé fait des cadeaux de +nouvel an; M. Goulart de Trélon et mademoiselle Duquesne, sa fille. +Mademoiselle Duquesne est une femme prudente et méfiante qui fait une +fois un peu de peine à Dom Maur en lui refusant des écus de Lille dont +il veut la payer, mais c’est une amie tout de même. On la traite sur le +pied de l’intimité, et le procureur passe plusieurs jours chez elle +quand il vient ouïr son compte. Il y a encore M. et madame Tahon de +Maubeuge, dont l’amitié est d’autant plus précieuse que M. Tahon est +conseiller à la Cour. Il y a surtout les demoiselles de Bouillon, de +beaucoup les meilleures amies du procureur. Ce sont des filles de très +bonne naissance et d’éducation soignée, intelligentes, artistes et +cependant pratiques et ne trouvant pas qu’il soit au-dessous d’elles de +rendre à leurs amis les services les plus ordinaires. Elles habitent +Mons, et sont pour Dom Maur d’un secours inestimable. Son coffre est +chez elles et il leur confie aussi des bourses distinctes où sont les +monnaies de provenance étrangère qu’il ne peut changer. Elles +l’accompagnent dans les magasins chaque fois qu’il achète de la toile ou +des étoffes. Quand il est à Liessies, elles font pour lui plusieurs +courses qu’il n’oserait peut-être leur demander. Dom Maur a à Bruxelles +une correspondante appelée mademoiselle Wélis, qui lui expédie toutes +sortes de denrées. C’est une honnête marchande qu’il appelle jusqu’à la +fin mademoiselle Wélis de Bruxelles, comme s’il avait entendu parler +d’elle la veille pour la première fois. Elle n’a pas la commande de +certaines douceurs comme amandes longues et thé impérial que les +«demoiselles» se font un plaisir d’envoyer elles-mêmes à Liessies. Elles +font cadeau à M. l’Abbé de beaux réchauds d’argent et de toutes sortes +de sucreries quand il est malade. Elles pensent, comme de juste, à la +sacristie: dentelles et fils d’argent viennent ravir le sacristain. De +son côté, M. l’Abbé leur fait tous les honneurs: il les invite au +prieuré du Sart où il vient pendant les chaleurs, et l’année où madame +de Maubeuge passe par Liessies, il les ramène avec lui pour qu’elles +aient l’agrément de cette cavalcade. + +Les religieux de Liessies sont en bons termes avec ceux de Lobbes. Dom +Maur paraît heureux dans ses voyages de rencontrer parfois M. Tahon, +religieux de cette abbaye. Ils ont aussi des relations agréables avec +ceux d’Hautmont dont l’abbé vient un jour à Liessies, avec ceux de +Maroilles qui donnent parfois l’hospitalité au procureur quand il +revient de Douai, et surtout avec MM. de Saint-Sépulcre de Cambrai. On +leur rend tous les services qu’on peut. + +Mais les vrais, constants, fidèles et très appréciés amis de Liessies, +ce sont les Pères Jésuites. En général, les Bénédictins étaient plutôt +Jansénistes. A Liessies, une tradition vieille de plus d’un siècle +voulait qu’on se rangeât aux doctrines de la Compagnie et qu’on traitât +les Jésuites avec une extrême cordialité. A Maubeuge et à Douai, Dom +Maur descend presque toujours «aux Révérends Pères Jésuites»: il y est +chez lui. Toutes les idées théologiques de Liessies sont celles des +Jésuites. Les «jeunes» apprennent la dogmatique dans l’ouvrage du P. +Platelles et la morale dans celui du P. Tavernes. On conserve aux +archives la belle lettre que le P. de La Chaise écrivait à M. l’Abbé en +lui annonçant sa nomination: «C’est votre mérite et votre zèle pour la +bonne doctrine qui ont obligé le Roi à vous préférer à tous ceux qui ont +sollicité Sa Majesté pour obtenir la place qu’elle vous a confiée. Je +suis sûr que vous la remplirez dignement et que vous maintiendrez la +régularité et le bon ordre dans une abbaye de si grande conséquence. +Tous nos Pères que vous honorez de votre amitié m’en ont félicité, ce +qui m’a fait un véritable plaisir. Je vous prie de leur continuer +l’estime et la considération que vous avez toujours eue pour eux, etc.» +M. l’Abbé reste très hostile aux Jansénistes et entretient une +correspondance active avec le P. Imbert. Celui-ci lui envoie tout ce qui +se publie «touchant la constitution». On trouve fréquemment la mention +«Reçu un paquet de livres de Douai pour M. l’Abbé». Deux «escoliers» +apportent à Mons un gros paquet de livres qui leur a été remis par le P. +Imbert et qu’on envoie dès le lendemain à Liessies par un exprès. M. +l’Abbé s’intéresse uniquement à la controverse janséniste et, à en juger +par ce qui lui arrive d’ouvrages et brochures de toutes sortes, elle +doit absorber tout son temps. Le Journal de Dom Maur finit la veille de +Noël 1721. Ce jour-là le procureur inscrit: «Reçu de Douay un paquet +d’écrits, sçavoir: un exemplair de la Sorbonne tombée, un exemplair des +expositions des sentiments de M. de Noailles et deux exemplairs des +lettres à l’auteur du supplément.» Il est bien probable aussi que des +mandements d’Arras reçus quelque temps auparavant et plusieurs livres de +M. de Soissons en latin se rapportent au P. Quesnel. Dom Maur ne lit +rien de tout cela: son siège est fait, sans aucun doute. Les Jansénistes +doivent lui apparaître comme des gens qui troublent l’État, causent de +grandes dépenses en livres et favorisent dans les monastères une +spéculation très vaine. + + * * * * * + +Telle est, en gros, l’impression que laisse le Journal du procureur. Ce +qui surnage, c’est le sérieux de la plupart des figures et la futilité +de la plupart des affaires. Mais, ni M. l’Abbé, ni Dom Maur, ni les +autres ne croyaient leurs affaires futiles: les procès étaient la trame +de l’existence quotidienne, et le Jansénisme était une erreur vivante et +qui mettait la foi en péril. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Liessies est bien désert, et les plus vieilles gens s’y rappellent à +peine le temps où ils se souvenaient de l’abbaye. + +Juin 1905. + + + + +PETIT MOUTIER + + +Moustiers est un hameau de trente à trente-cinq feux, très isolé dans +une petite vallée de la partie orientale de la Fagne, à trois lieues de +Liessies et tout près des hauts défrichés à travers lesquels passe la +frontière belge: on l’appelle souvent Moustiers-en-Fagne. Une belle +route conduit à Wallers au sud et à Eppe-Sauvage au nord, mais elle est +en tout temps fort déserte et il faut que les ingénieurs l’entretiennent +par le pur amour de leur art: on n’y rencontre guère que la carriole du +boulanger ou du boucher. En revanche, elle monte et descend par longs et +lents circuits à travers les pentes gazonnées qui bordent la forêt et +ouvrent à chaque instant de vastes horizons sur la Fagne-de-Chimay. Il +faut porter sur ce chemin des soucis bien cuisants pour ne pas s’y +sentir comme bercé. + +Le nom de Moustiers dit assez clairement que l’histoire de ce petit +village est liée à celle d’un établissement monastique. En effet on voit +au premier coup d’œil que l’églisette qui vous accueille presque à +l’entrée du hameau a été une chapelle de moines. Elle s’appuie, toute +petite et gracieuse, contre une grande maison robuste séparée de la +place par une bande de jardin sévèrement murée, et, derrière, de vastes +dépendances enferment un grand carré. Les gens du pays appellent cet +assemblage de constructions moitié agricoles, moitié conventuelles le +Priolé, corruption facile à reconnaître du mot de Prieuré. On voyait +encore il y a vingt ou vingt-cinq ans et l’on voit peut-être toujours, +dans la sacristie, des tiroirs sur lesquels était écrit en caractères à +peine pâlis: M. le Prieur, M. le Sous-Prieur. Ces religieux étaient des +moines laboureurs dépendant non de l’abbaye de Liessies, mais de celle +de Lobbes, en Hainaut, et suivant aussi la règle bénédictine. Ils +étaient trois ou quatre qui, une fois dit leur office et leurs messes, +vaquaient aux travaux des champs comme les paysans d’alentour. + +Les Mauristes, aussi bien que les autres Bénédictins, avaient de ces +monastères campagnards. C’est dans une retraite de ce genre que Mabillon +passa six années, redemandant à la terre la santé que les livres lui +avaient prématurément ravie. + +Ces prieurés n’absorbaient pas comme les grandes abbayes toute la terre +et tous les bras. Le prieur et ses compagnons devaient être les amis et +non les maîtres des laboureurs leurs voisins. Il est peu de pays où +l’attachement à la religion soit resté aussi paisible, entier et sincère +qu’à Moustiers-en-Fagne. Il en sera de même partout où le prêtre ou le +religieux ne se mettra à part des hommes au milieu desquels il vit que +par une charité plus haute et une existence plus pure. + +Toute proche de l’église et du Prieuré est une très jolie maison du XVe +siècle dont tout l’ornement consiste dans un pignon à gradins semblable +à ceux qu’on voit partout dans le Soissonnais et dans des fenêtres à +meneaux, mais dont les proportions sont parfaites. La pierre de taille +qui est tout simplement la pierre bleue de Hainaut, en est cependant +relevée de bordures délicates. Quand on entre dans le village par la +route d’Eppe-Sauvage, cette maison fait avec l’église et le Prieuré un +ensemble de lignes brisées extraordinairement gracieuses. + +Le Prieuré de Moustiers n’a point d’histoire; le village non plus; etson +nom vague et général le tire à peine de l’anonymat. C’est un endroit +silencieux et heureux où des moines et des villageois ont vécu pendant +plusieurs siècles ignorés et contents. + +J’espère que le lecteur ne me trouvera pas ridicule d’ajouter ici +quelques vers inspirés par cette bourgade de rêve. Si quelque musicien +voulait y adapter un air monotone et lointain de vieille chanson, je lui +en saurais gré. + + +LE MOUTIER + + C’était un vieux petit moutier + Avec des gables; + Dans la cour un grand peuplier + Et des érables. + + La chapelle avait des murs gris + De vieille pierre, + Sous les corbeaux de bois noircis + Pendait un lierre. + + Derrière ce petit moutier + Grandes ouvertes + Les granges au front altier + Étaient désertes. + + Un petit logis tout sculpté + Ceint de guirlandes + Dormait dans un jardin d’été + Plein de lavandes. + + Un petit verger conduisait + Au cimetière: + Monsieur le Prieur y lisait + Son bréviaire. + + La route allait je ne sais où + Bien loin en France, + Quelques-uns disaient à Limou + Vers la Provence. + + C’était un vieux petit moutier + Du temps des guerres, + Où plus d’un brave cavalier + Fit ses prières. + + Dans le petit moutier tout dort: + Le soleil pèse, + Et Monsieur le Prieur est mort + Sous Louis Seize. + +Juin 1908. + + + + +LES MOINES DE SHAKESPEARE + + +Shakespeare aime et respecte les moines: c’est un fait indéniable pour +quiconque connaît, même superficiellement, ses œuvres, mais c’est aussi +un fait inexplicable pour quiconque n’a sur l’histoire religieuse de +l’Angleterre que ces notions vagues où l’on accroche vaille que vaille +des idées préconçues. On se dit: Shakespeare a été l’un des poètes +favoris d’Élisabeth, et Élisabeth est la grande persécutrice du +catholicisme en Angleterre; il est donc impossible que Shakespeare n’ait +pas été protestant. D’un autre côté comment se pouvait-il qu’un auteur +protestant fît l’apologie des moines devant Élisabeth qui sûrement les +exécrait? Peut-être, après tout, Shakespeare était-il catholique plus ou +moins secrètement; il y a des critiques qui l’ont cru. + +Ainsi raisonne-t-on, au lieu de demander à l’histoire si, par hasard, +elle n’aurait pas le mot de l’énigme, et si ce mot ne se trouverait pas +beaucoup plus simple qu’on n’est tenté de se l’imaginer. + +L’Angleterre ne fut jamais, au même degré que l’Irlande, un pays +monastique: cependant les riches et nombreuses églises abbatiales qu’on +y voit encore aujourd’hui, attestent que la prospérité des vieux ordres +religieux y fut considérable. Aux XIIIe et XIVe siècles, les ordres +mendiants s’y propagèrent avec une extrême rapidité, mais leur +popularité ne fut guère plus durable que leur zèle. Le mouvement de +Wycliff, révolutionnaire et protestant avant la lettre, fut dirigé en +grande partie contre eux, et la littérature du temps leur est très +hostile. On connaît les plaisanteries de Chaucer contre le frère quêteur +qui rapporte de Rome une pleine besace de pardons tout chauds et contre +le moine chasseur galopant dans une bruyante sonnaille de grelots. Pour +lui comme pour les auteurs de nos fabliaux, c’est assez punir la paresse +des grands abbés, et la rapacité un peu friponne des moines mendiants +que de les mettre en chansons. Mais on entend une autre note dans le +rude poème de Pierre le Laboureur et dans les bouts-rimés énigmatiques +qui coururent l’Angleterre pendant les vingt dernières années du XIVe +siècle. Ces mots de passe devaient se transmettre avec un sourire noir, +et l’on en vit bientôt l’effet quand les Lollards devinrent légion, et +réclamèrent la liberté et l’égalité, la faux, la hache et la torche à la +main. + +Entre les Lollards socialistes et fort peu orthodoxes et Henri VIII, il +n’y a qu’un siècle, mais le chemin parcouru dans ces cent ans est +immense. Il ne s’agit plus de mouvements populaires: la monarchie +absolue n’existe pas encore et elle n’existera guère que pendant les six +années où Thomas Cromwell fera régner la Terreur, mais l’idée en a été +aperçue nettement, et Wolsey, comme Cranmer, se repentira au moment de +mourir d’avoir adoré le Roi au lieu d’adorer Dieu. Le Roi dès lors fait +bien tout ce qu’il fait et, comme le dit la loi, il est incapable de mal +faire. + +Henri fut donc suivi comme Louis XIV l’aurait été s’il avait voulu +entraîner l’Église de France dans ce que le Parlement n’eût pas manqué +d’appeler une indépendance légitime. Il avait horreur de l’hérésie, et +il mourut avec la haine des protestants, mais le schisme ne lui faisait +pas peur. Le Pape était, à ses yeux, un souverain rival qui percevait +indûment des impôts dans le royaume d’autrui, envoyait partout des +émissaires italiens déguisés en dignitaires ecclésiastiques, faisait la +guerre avec des menaces de déposition et d’excommunication, bref, avec +lequel il fallait négocier aussi longtemps qu’on le pouvait, mais lutter +la lance haute quand on y était contraint. Wycliff avait prouvé, dans le +_De Dominio_, que l’ingérence pontificale dans les affaires civiles +était le renversement de l’ordre évangélique et la racine de toute +corruption. Les idées d’Érasme étaient très semblables. Ce que les +hommes du «Nouveau Savoir» voulaient, avant tout, c’était ramener +l’Église, ses pratiques et son culte à la pureté primitive. Il restera +éternellement fâcheux pour la Réforme qu’elle se soit greffée partout +sur des faiblesses morales. On est mal venu à parler de réformer les +autres quand on a pour premier souci de donner le champ libre à ses +désirs. Mais d’un autre côté, Henri VIII eut beau jeu contre Rome en +s’élevant contre les abus que Thomas More, son confesseur le pieux +Colet, et le très raisonnable Érasme dénonçaient eux-mêmes, et +l’intransigeance du sentiment patriotique en Angleterre lui fut d’un +singulier secours dans une lutte où la politique pénétrait constamment +la religion. La Réforme en Angleterre apparaît, en dernière analyse, +comme le résultat d’un conflit entre toutes sortes de penchants assez +bas se heurtant les uns les autres au nom de principes très élevés. + +Ce fut d’ailleurs une grande duperie dont très peu d’esprits +clairvoyants prévirent le résultat, et à travers laquelle deux hommes +seuls, More et Fisher, aperçurent une question de vie ou de mort qui +valait bien qu’on lui sacrifiât sa tête. Les autres dirent: querelle de +rois! exactement comme Léon X avait dit querelle de moines! en apprenant +les batailles de Wittemberg, et crurent qu’il était d’une prudence +vulgaire d’attendre que ces puissances ou leurs successeurs se fussent +accommodés. Les évêques de France n’avaient guère raisonné autrement +quand Louis XII fut excommunié par Jules II. Pouvait-on douter qu’Henri +VIII fût, au fond, excellent catholique quand, moins de deux ans avant +sa mort, il faisait signer à ses sujets les six articles qu’on ne +pouvait regarder que comme le rempart de la pure doctrine, et traquait +quiconque manquait la messe, refusait de se confesser ou niait la +transsubstantiation? + +La suppression des monastères ne paraissait pas bien criminelle. Elle +s’était d’ailleurs faite en douceur, à deux fois. Le Roi avait commencé +par supprimer les maisons religieuses les moins riches, parce que leur +nombre et leur constant besoin d’argent y rendaient la discipline moins +exacte et le désordre plus apparent. Plus tard il supprima les grandes +abbayes, parce qu’elles étaient trop riches, tandis que le Trésor était +pauvre, et parce que le système du manoir, comme on appelait le régime +de la propriété seigneuriale, les rendait déplaisantes aux petits comme +aux grands. La liquidation de ces vastes domaines produisit peu de +chose, grâce à la corruption des agents qui la firent et à la rapacité +des familles aristocratiques qui s’arrangèrent pour en profiter. Le +peuple qui avait pu se persuader d’abord que les dépouilles des abbés, +comtes et ducs suffiraient à la voracité du Trésor Royal, ne vit pas +diminuer les impôts, et regretta les distributions d’aumônes qu’on +faisait aux portes des abbayes, mais il ne regretta pas autrement la +dispersion des moines, et le clergé séculier l’imita. + +Lors donc qu’Henri VIII mourut, en 1547, c’est-à-dire à peine dix-sept +ans avant la naissance de Shakespeare, il n’y avait plus en Angleterre +ni moines, ni religieuses, ni nonce, et les lettres du pape n’y +parvenaient plus qu’en fraude, mais il y avait toujours des évêques, des +chapitres, et tout un clergé dont l’organisation restait la même qu’elle +était depuis des siècles, des collèges et des universités où l’on +enseignait la théologie traditionnelle. A Cambridge seulement un petit +nombre de jeunes gens qui entre eux s’appelaient Frères, se réunissaient +dans une auberge pour disserter sur la foi sans les œuvres, et l’on +commençait à réimprimer les petits traités populaires de Wycliff, mais +tout ce qu’il y avait dans le pays de littérature proprement protestante +se bornait aux six mille bibles assez bien traduites par Tyndale et +colportées clandestinement. Ce n’était pas grand’chose, et bien que le +clergé fût ce qu’il était alors à peu près partout, ce n’eût certes pas +été suffisant pour détacher l’Angleterre de sa vieille croyance, si le +testament du roi n’eût mis Mary Tudor en dehors du conseil de régence +qui devait gouverner aux lieu et place du petit Édouard VI. + +Que de fois l’histoire n’a-t-elle pas enregistré de ces fatalités qu’il +faut prendre sans les discuter et sans chercher surtout ce qui les +aurait remplacées si elles ne se fussent pas produites. Tout le monde +sait que les sept années pendant lesquelles l’ombre chétive d’Édouard +présida aux destinées de l’Angleterre, furent le règne de l’un des +hommes les plus faux et les plus lâches qui aient jamais joué un rôle, +l’archevêque Cranmer. On lui connaissait des tendances protestantes, et, +vers la fin d’Henri VIII, il avait été fort près de passer en jugement, +mais il dissimulait quand il le fallait. Avec un roi enfant et entouré +de conseillers choisis pour leur complaisance il fut le maître. Dès le +premier hiver qui suivit la mort de Henri VIII, Cranmer mangea +publiquement de la viande en carême au palais archiépiscopal de Lambeth. +Bientôt il supprima les Six Articles, fit enlever des églises, +peintures, images et autels, permit le mariage aux prêtres, remplaça la +messe par un service en langue vulgaire, codifia la doctrine dans les +trente-neuf articles et la liturgie dans le _Prayer Book_. Ce fut une +sorte de bacchanale au milieu de laquelle les minorités violentes ne +manquèrent pas, comme il arrive toujours, de se donner carrière. Presque +partout des iconoclastes traduisirent en faits la doctrine qui leur +venait de haut: on brisa les crucifix, on brûla les statues de la +vierge, on profana les reliquaires et surtout on pilla les biens +d’Église. + +Après sept ans, vint Mary Tudor qui remit incontinent les choses dans +leur ancien état. Les évêques protestants ou protestantisants furent +chassés et quelques-uns brûlés; Bonner, évêque catholique de Londres, +prisonnier à la Tour sous la régence, devint grand Inquisiteur et grand +Juge; le Prayer-Book disparut devant le Missel, et une cérémonie +solennelle symbolisa le retour à l’unité catholique. Reginald Pole, +cousin de Henri VIII, exilé à Rome et cardinal, vint, en grande pompe, +réconcilier sa patrie. Il arriva par la Tamise, une grande croix d’or +brillant à la proue du bateau, fut reçu par tout le Parlement agenouillé +et prononça les paroles qui absolvaient l’Angleterre du crime de schisme +et d’hérésie. Cette scène sublime aurait pu marquer la fin de l’aventure +luthérienne. Par malheur, Mary, romanesque et entière dans son +dogmatisme, voulut épouser celui qu’elle regardait comme le seul +défenseur de la vérité catholique. Philippe d’Espagne, froid, méprisant +et méfiant vint à Winchester pour la cérémonie du mariage, lança la +reine dans la politique qui devait le plus irriter le pays et regagna +bientôt Madrid, la seule ville où il se sentît chez lui et où son +terrible zèle se donnât libre cours. Cependant le peuple de Londres à +force de voir brûler des protestants prenait peu à peu parti pour eux, +le mécontentement s’accroissait des insuccès répétés du gouvernement; la +prise de Calais fit déborder la coupe et, si la reine ne fût pas morte, +la révolte aurait éclaté. + +Élisabeth fut aussitôt populaire. Elle était belle, intelligente, +heureuse en politique, et c’est bien d’elle qu’on put dire que la reine +ne peut mal faire: le peuple anglais voyait bien une femme dépourvue de +tout scrupule, il n’en crut jamais ses yeux. + +Au point de vue religieux, Élisabeth sensuelle et sanguinaire, qu’on se +représente ordinairement comme une réplique féminine de Néron, était, en +réalité, l’indifférence même et la digne fille d’Anne Bouleyn. Elle +avait une âme de roi, soucieuse avant tout de gouverner et de jouir, et +ne sut jamais ce que la religion peut dire au cœur. Son attitude devant +l’exaltation des puritains aussi bien que devant les pratiques +catholiques était un étonnement profond et une impression de ridicule +qu’elle ne cherchait pas à cacher. Elle faisait jeter au feu les images +religieuses, mais elle singeait les Protestants et leur gravité +grotesque et les appelait «frères en Christ». Quand elle fit sa première +entrée dans Londres, elle baisa la Bible que les bourgeois de la cité +lui présentèrent mais elle fit rétablir le crucifix dans sa chapelle et +montra une défaveur constante aux prêtres mariés. Elle traita un jour +publiquement avec une ironie cruelle la femme de l’archevêque Parker et +elle interrompait les prédicateurs qui faisaient devant elle l’apologie +du nouveau rituel. + +La religion était pour elle, avant tout, un élément politique et elle +concédait ou reprenait suivant que son intérêt du moment lui dictait. Sa +cour était pleine de nobles catholiques que les seigneurs protestants du +Conseil jalousaient: elle ne prenait jamais parti. Dès le début de son +règne elle ouvrit avec le Pape des négociations qu’elle eût fait durer +un demi-siècle, comme elle fit pour tant d’autres, si Rome n’avait cru +pouvoir adopter sans danger une politique espagnole. C’est à la lumière +de la politique qu’il faut juger tous les événements des quarante années +qui suivirent. + +L’Angleterre n’était en rien la puissance mondiale qu’elle devait +devenir plus tard: c’était un petit pays peuplé de quelques millions +d’habitants décimés régulièrement par la peste et la famine. Elle +n’avait point de colonies, cela va sans dire; elle avait perdu ses +points d’appui continentaux; l’Irlande, tout entière catholique, se +faisait gloire de n’avoir de souverain temporel que le Pape; l’Écosse +était une ennemie dont Marie Stuart, princesse presque française, +voulait faire mieux qu’une rivale. La situation du pays était plus que +précaire et les divisions religieuses, sourdes partout et toujours +prêtes à éclater dans les comtés éloignés, y ajoutaient des difficultés +nouvelles. Les seigneurs du Nord conspiraient. L’Espagne armait sa trop +célèbre flotte à laquelle les ports d’Irlande étaient naturellement +ouverts; la reine d’Écosse n’attendait qu’un signal. Le Pape et Philippe +crurent l’occasion unique et se déclarèrent. Élisabeth fut sommée de +prouver sa légitimité, bientôt après excommuniée et déposée et ses +sujets déliés de leur serment de fidélité. Il semblait que l’Armada +n’eût qu’à paraître. + +Les conseillers du Pape avaient compté sans la fierté nationale des +Anglais aussi susceptible alors qu’aujourd’hui. Ces mesures violentes +aliénèrent de nombreux catholiques qui autrement fussent restés fidèles. + +Les lettres du cardinal Allen et les journaux du collège de Douai +montrent clairement ce qu’étaient les sentiments réels de la population. +Les deux tiers, au moins, écrivait Allen, sont entièrement catholiques +de cœur et ne se conforment qu’en apparence et la mort dans l’âme. Le +clergé n’était pas plus gagné. Dans beaucoup d’endroits le curé faisait +chaque dimanche deux services, l’un dans sa maison pour les catholiques, +l’autre à l’église, suivant l’usage nouveau. Parfois on voyait à la même +table de communion des fidèles recevant l’hostie consacrée à la messe et +des protestants communiant sous les deux espèces. Les lettres d’Allen +montrent bien que cette dissimulation ne paraissait pas criminelle, +avant tout parce qu’on la croyait passagère, et de nombreux documents +anglicans, entre autres un curieux sermon de Latimer, prouvent aussi que +les protestants savaient à quoi s’en tenir sur les sentiments réels de +beaucoup de leurs coreligionnaires prétendus. En fait, les catholiques +se cachaient beaucoup moins dans les premières années d’Élisabeth que +les protestants ne s’étaient cachés sous Mary. On payait l’amende quand +on était convaincu d’avoir manqué l’église de tout un mois, ou quand on +ne trouvait pas de prétexte suffisant pour refuser la communion pascale +et tout était dit. Seuls les prêtres qui refusaient le serment étaient +punis, mais la persécution n’était pas sanglante. Un frère d’Allen qui +passa plusieurs mois à Londres en 1583, c’est-à-dire un ou deux ans +avant que Shakespeare n’y vînt chercher fortune, vit un certain nombre +de prêtres incarcérés à la Maréchaussée. Ils y disaient la messe, +presque tous, chaque matin, et sortaient librement dans la journée pour +un ministère à peine dissimulé. Les gardiens se laissaient corrompre à +bas prix. + +Les choses changèrent quand le danger d’une invasion espagnole apparut +clairement à tous. Les prêtres de Douai furent regardés comme des +espions, et les jésuites comme des émissaires de l’Espagne. On les +traqua, bien plus sous l’empire de la frayeur que par haine religieuse, +et les sectaires tirèrent parti de la confusion. Vainement les martyrs +affirmaient-ils, au pied de l’échafaud, qu’ils ne reconnaissaient +d’autre pouvoir civil que celui de la reine, on les huait comme traîtres +à la patrie. + +Il va de soi que l’hérésie gagna beaucoup de ce que Rome perdait, mais +la théologie anglicane qui se formait peu à peu dans des livres comme +celui de Hooker, était bien plutôt catholique que luthérienne et le +sentiment populaire offrait la même nuance: on ne transforme pas en deux +générations les formes religieuses dont un peuple a vécu pendant dix +siècles. Si l’on veut s’imaginer ce qu’était à peu près la disposition +des esprits en Angleterre au commencement du XVIIe siècle, il faut +oublier totalement l’anglican d’aujourd’hui, sur qui a passé le rouleau +de fer des Hanovre et la vague d’indifférence soulevée par les Déistes: +il y a longtemps qu’il a oublié l’atmosphère où ses pères ont vécu et +son ignorance naïve est souvent prodigieuse; il ne faut, surtout, pas +penser aux pasticheurs de la Haute-Église, pour qui le catholicisme +n’est pas un ressouvenir, mais bien une attrayante nouveauté. Il faut +penser aux Vieux Catholiques de Suisse ou d’Allemagne, et non point +rongés comme ils le sont par le protestantisme ambiant et tout pleins de +l’entêtement schismatique, mais tels qu’ils seraient, si, au lieu d’être +l’exception et de vivre en îlots, ils eussent été pris en masse dans une +conversion violente du pays tout entier et dans l’étonnement où les +révolutions laissent toujours les individus paisibles qui les ont subies +et non faites. Élisabeth et son peuple étaient des catholiques de la +veille qui n’avaient pas eu le temps, à beaucoup près, de prendre les +façons puritaines et qui pouvaient se regarder souvent comme des +catholiques du lendemain. Ajoutez que le concile de Trente datait de +cinquante ans à peine, et que les questions de liturgie et de discipline +étaient encore dans leur état amorphe et bien loin d’être ce qu’elles +sont devenues pour nous, après trois siècles de réglementation et +d’uniformité croissante. + + * * * * * + +Revenons à Shakespeare dont la noble figure va nous paraître désormais +toute autre que si nous accollions crûment à son nom le glacial adjectif +de protestant. + +Il naît à Stratford-sur-l’Avon, au mois d’avril de 1564, c’est-à-dire la +sixième année d’Élisabeth. Six ans avant sa naissance donc, les lois +sévères de Mary sont appliquées partout; les protestants sont terrés +dans les faubourgs des villes; les cloches qu’on entend sonnent pour la +messe et les vêpres, ou la procession, ou la visite d’un évêque qui va +parler d’attachement à la foi romaine. Il est vrai que la trombe +déchaînée par Cranmer sous le petit Édouard a passé, et que les +commissaires de Henri VIII ont visité Stratford il y a une vingtaine +d’années et que les traces de leur passage subsistent. La grande et +belle maison que voilà vide était, il y a peu d’années encore, la +collégiale de Stratford. Cinq prêtres et quatre petits choristes y +vivaient paisiblement, un peu trop paisiblement peut-être, bien que l’un +des prêtres tînt école. Jean de Stratford les avait établis là au XIVe +siècle pour chanter à perpétuité l’office et la messe des morts pour le +repos de son âme. On ne dit nulle part qu’ils eussent été pour le pays +un objet de scandale. Mais les commissaires du roi sont venus: ils ont +fait des inventaires, puis ils ont pris tout ce qu’il y avait d’objets +d’or et d’argent dans la maison, puis ils ont confisqué la rente et +supprimé la fondation, enfin ils se sont emparés du logis sans se +soucier des occupants. + +Et ce joli bâtiment gothique, flanqué d’une chapelle flamboyante et +d’une halle qu’il serait bien urgent de réparer? C’est la Guilde qui +sert en même temps d’hôtel de ville. Elle a longtemps abrité une +institution bien utile, une confrérie pieuse d’assistance mutuelle qui a +prospéré, s’est développée, et a fini par se confondre avec +l’administration municipale. Les évêques de Worcester qui sont les +seigneurs du «manoir», lui en ont peu à peu abandonné les biens. La +petite ville est presque riche: les pauvres s’y savent des droits qui ne +sont pas le misérable droit à l’aumône; on y vit dans la tranquillité +profonde où sont encore aujourd’hui certaines petites villes belges dont +la vie municipale n’a pas été entravée. + +Mais là aussi sont venus les gens du fisc. Ils ont tout pris, ce qui +était à la ville comme ce qui était à la confrérie et ils sont partis, +laissant Stratford non seulement sans son bien, mais même sans +gouvernement régulier. + +Malgré tout et comme plaies d’argent ne sont pas mortelles, Stratford +s’est reconstitué peu à peu. Il n’y a plus de collégiale, mais la petite +école attenante est toujours dirigée par un prêtre et la belle église +paroissiale de la Sainte-Trinité a retrouvé son clergé. La Guilde est +détruite, mais la municipalité s’est reformée et la ville a repris la +physionomie d’ordre un peu sévère qui y est de tradition. Les bourgeois +font le guet toutes les nuits; les règlements de police sont appliqués; +on inflige l’amende aux contrevenants; le pilori municipal n’est jamais +longtemps vide, et sur la rivière froide et claire le _cucking-stool_ +attend les femmes revêches et grondeuses. Tout a repris son air +accoutumé. Il y a seulement plus de pauvres et quelques vieux prêtres +dont la position serait bien pénible, si M. Rockwood,--le même qui sera +pris dans la conspiration des Poudres--ne les assistait pas. + +Tel est l’état des choses à Stratford vers le temps où John Shakespeare +vient d’épouser Mary Arden et très peu d’années avant la naissance de +William. De protestantisme il est fort peu question. Qui irait les +Bibles de Tyndale dans un pays où les officiers municipaux eux-mêmes ne +savent pas toujours signer? + +Cependant Élisabeth succède à sa demi-sœur et ce sont de nouveaux +changements. Nouveaux évêques--ceux que Marie a nommés ayant montré une +toute autre énergie que ceux de Henri VIII--nouveau rituel, reconversion +en masse de toute la petite ville. C’est au début même de cette époque +de transition que le jeune William est baptisé. + +Le Stratford qu’il vit de ses yeux d’enfant obéissait à la reine, mais +on n’y faisait pas de zèle puritain. John Shakespeare, le propre père du +poète, est alors dans sa plus grande prospérité et tient des charges +locales considérables. Cependant il est condamné à une amende de deux +shellings, l’année même de la naissance de William, pour avoir mutilé +une image dans la chapelle de la Guilde. Il y avait une grande croix sur +la place du marché et deux autres aux entrées de la petite ville. Tandis +qu’on laisse des énergumènes les briser en tant d’autres lieux, on les +respecte à Stratford et, en 1608, après la mort d’Élisabeth, les +échevins veillent encore à ce qu’on ne s’en serve pour aucun usage +profane. William apprend sa grammaire et ses dialogues latins dans la +chapelle de la Guilde, mais c’est que la halle où, jusque-là, se +faisaient les classes, menace ruine: nulle idée de désécration. Pendant +très longtemps les bâtiments de la collégiale restent inoccupés. Il faut +un homme de mauvaise réputation, «diabolique usurier», un nommé Combes, +pour se décider à les louer. + +Y avait-il dans le voisinage de Shakespeare des «Papistes d’Église», +c’est-à-dire des catholiques simulant la conformité et revenant chaque +fois qu’ils le pouvaient aux pratiques de l’ancienne Église? Cela est +plus que certain et il est très vraisemblable que Shakespeare eut une +expérience personnelle de la vie catholique. Son langage, en parlant des +choses de la religion, est d’une infaillible exactitude, tout autre que +celui de Balzac, par exemple, en dépit de son attention minutieuse au +détail. On disait la messe chez les Rockwood où une perquisition fit +découvrir quantité d’ornements, et William avait des camarades qui y +allaient et certainement en parlaient, car on se cachait à peine dans +les premiers temps d’Élisabeth et c’est seulement dans les romans que +des masses entières d’hommes savent garder un secret. N’y a-t-il pas le +ressouvenir ému d’une rencontre, et peut-être d’un mot plus sympathique +que railleur, jeté en passant à une jeune fille, dans ce vers de _Roméo +et Juliette_: + + Regardez sa figure joyeuse en revenant de confesse. + +Jamais Shakespeare ne prend un autre ton. Peut-être toutes ses +impressions religieuses sont-elles des impressions pittoresques que le +puritanisme ne lui aurait jamais données. Peut-être trouvait-il, avec la +majorité de ses contemporains, que les services anglicans ordonnés par +Cranmer étaient des farces ridicules aussi comiques que des «jeux de +Mai». Jamais âme humaine ne fut moins faite pour se replier sur +elle-même dans la tristesse de la pensée luthérienne, et au contraire +plus tournée vers le mélange de mystère, de lyrisme et de somptuosité +rituelle qu’est le catholicisme. + +Il est bien probable que Shakespeare vécut et mourut dans une complète +indifférence religieuse. On a parfois exagéré un petit fait mentionné +dans les documents, et se rapportant aux dernières années de sa vie, +quand, après fortune faite, il se retira dans son pays natal pour n’être +plus que M. William Shakespeare: c’est une dépense d’un quart de +Malvoisie faite «pour un prédicateur». En y regardant, on s’aperçoit que +ce prédicateur fut hébergé à New Place, chez le Dr Hall, gendre de +Shakespeare, et que ce dernier voulut probablement aider sa fille à +recevoir convenablement ses invités et non pas donner une marque +particulière de sympathie à l’éloquent ecclésiastique. On peut se +figurer assez bien comment l’auteur de _Hamlet_ écoutait un sermon, et +surtout un sermon protestant, d’un ton tout autre que celui des sermons +prêchés dans son enfance par un prêtre mal converti à la religion +d’État. + +D’ailleurs, les impressions profondes sont celles de la jeunesse, et il +paraît très certain que la jeunesse de Shakespeare n’eut rien de +religieux. Il avait treize ou quatorze ans, quand son père tomba de la +très large aisance où il était depuis son mariage, dans la gêne et +bientôt presque dans la misère. Les rapports ecclésiastiques signalent +que John Shakespeare est trop pauvre pour payer la taxe des indigents, +et que, soit honte, soit crainte d’être importuné par ses créanciers, il +ne vient jamais à l’église. Son fils n’y devait guère aller davantage. +Il venait de quitter le collège et préludait à la vie plus que libre qui +devait l’obliger à se marier à dix-sept ans avec une fille de +vingt-quatre et bientôt à fuir le pays avec la réputation d’un assez +mauvais sujet. Dans un bourg aussi réglé que Stratford des pratiques +religieuses avec une existence sans frein eussent passé pour un scandale +intolérable. + +Shakespeare partit donc pour Londres en 1584 ou 1585, avec un bagage de +puritanisme fort léger. Son séjour dans la capitale ne l’accrut +certainement pas. Nous savons très en détail ce qu’étaient les mœurs des +acteurs et auteurs dramatiques londoniens qu’il eut pour camarades. La +licence effrénée de leur vie, passée entre le théâtre, le cabaret et les +mauvais lieux et finissant misérablement sur un coffre dans une +hôtellerie, s’alliait à une impiété audacieuse et fanfaronne qu’on ne +soupçonne pas toujours avoir été de cet âge. Les deux plus affinés parmi +les auteurs que Shakespeare trouva à son arrivée à Londres, Greene et +Marlowe, étaient aussi délibérément impies que débauchés. Greene n’avait +pas assez de sarcasmes pour l’enfer et la vie future et disait que s’il +n’eût pas craint la justice de la reine plus que celle de Dieu, il se +fût fait voleur de grand chemin. Marlowe, athée avéré, traitait Moïse de +jongleur et se vantait que si on lui confiait la fabrication d’une +religion elle serait un peu meilleure que le christianisme. + +Shakespeare fut toujours au-dessus de ces fanfaronnades blasphématoires. +Le fameux passage de _Mesure pour Mesure_: + + Mourir, aller on ne sait où... + +souvent cité ne l’est jamais intégralement. Le contexte marque +clairement que Shakespeare n’a pas voulu mettre une impiété, tout au +contraire, dans la bouche de l’acteur. Mais il serait absurde de +supposer que le tourbillon auquel il s’abandonna, comme tous les autres, +ait fortifié ou fait naître en lui, les préjugés protestants. Toute la +religion que Shakespeare reçut d’autrui, il l’avait dès l’âge de +quatorze ans, et cette religion lui venait de parents nés et grandis +dans le catholicisme et qui n’avaient pas compris grand’chose à la +transformation soudaine de l’Église, ou bien de prêtres élevés à Oxford +dans la pure doctrine thomiste et qu’on avait bien peu changés en leur +imposant le surplis au lieu de la chasuble superstitieuse. Il serait +difficile de croire qu’un esprit aussi vaste et puissant, doué d’un sens +si profond du mystère de la mort et de la destinée humaine, n’ait pas +souvent réfléchi sur cet envers impénétrable des choses que la religion +seule éclaire, mais il est plus que probable que l’ombre se reformait +bientôt sur son large front et qu’il concluait comme Hamlet par ces vers +où l’on peut voir, à volonté, le scepticisme ou la foi: + + Il y a plus de choses dans le ciel et la terre, Horatio, + Qu’il ne s’en rêve dans votre philosophie. + +Rien du mystique chez cet homme en qui se réalisa sans doute le maximum +de la vie, mais rien non plus du sectaire. Quand il lui arrivait de +passer aux abords de Tyburn où la justice de la reine faisait mettre en +quartiers les catholiques martyrs, il devait se détourner avec horreur. +Lui qui comprenait tout ne comprenait pas qu’on fît mourir un homme pour +ce qu’il pensait ni surtout pour ce qu’il aimait. Qu’on relise _Mesure +pour Mesure_, la sombre comédie des justiciers! + +Mais quand on aime à le suivre en imagination dans sa vie quotidienne; +quand on l’accompagne dans ses fréquents voyages de Londres à Stratford, +on ne peut s’empêcher de le voir ralentir le pas en traversant Oxford, +ou arrêter son cheval sur la route plus déserte de Banbury, pour +regarder la courtine abandonnée et les tours déjà lézardées de quelque +monastère. Les souvenirs féodaux qui, deux générations plus tôt, +s’attachaient encore à ces pierres ont disparu: il ne reste que des +associations d’idées mélancoliques et douces, sur un passé qui fut grand +et dont il ne subsiste que l’image. Les moines sont morts, leurs +richesses ont été pillées par des hobereaux rapaces que le peuple n’a +jamais aimés, le temps de l’idéal est venu. Shakespeare aperçoit ces +religieux avec l’auréole des chartreux à robe blanche, martyrs de +Cromwell, dont la dernière messe conventuelle fut accompagnée d’une +musique céleste et devant le cloître desquels il passe souvent; ou bien +il les voit dans l’atmosphère italienne, familière et poétique à la +fois, des histoires de Bandello. Jamais la note railleuse et au fond +méprisante de Boccace et de Chaucer ne détonnera sur la sympathie de son +accent: il mettra de la finesse, de la passion, souvent une expression +naïve d’attachement ou de fidélité sur les figures en froc et capuchon +que nous allons évoquer, mais rien de bas. + + * * * * * + +Dans le cortège somptueux des dignitaires ecclésiastiques qui jette une +note si brillante sur les drames historiques de Shakespeare, parmi les +évêques grands seigneurs, les cardinaux ministres, les archevêques +primats du royaume et les légats du Pape en grand costume, on voit dans +la pénombre de l’histoire du roi Richard II, la silhouette d’un Abbé de +Westminster. C’est le seul des moines de Shakespeare que son auteur +traite avec indifférence. Et la raison en est que, pour lui, un Abbé de +Westminster n’est pas plus un religieux que le cardinal Wolsey n’est un +prêtre. C’est un grand personnage qui trame avec prudence et méfiance +des commencements de complots dont lui-même craint l’issue. L’ombre de +son abbaye enveloppe sa personne et ses pratiques. Il périt +misérablement et Shakespeare écrit sa triste épitaphe du même froid +stylet qui en a gravé tant d’autres: + + Ce grand conspirateur, l’Abbé de Westminster, + Avec une conscience lourde et une aigre mélancolie + A livré son corps au tombeau. + +Toute autre est la parenté du bon frère François de _Beaucoup de bruit +pour rien_, le premier moine italien dont nous apercevions le joli +sourire dans un visage plein et régulier. Dès l’abord il nous rappelle +non seulement son confrère Laurent de _Roméo et Juliette_ mais aussi les +curés spirituels ou comiques des _Joyeuses Commères_, de _Love’s +Labour’s Lost_, ou ces faiseurs de mariages, vrais _hedge parsons_[3], +qui sortent à point nommé de derrière un buisson pour unir les amoureux +de _As you like it_. + + [3] Curés de haies. + +On croit d’abord que le rôle de ce digne frère François se bornera à +recevoir deux oui et plusieurs brocarts. + + LEONATO.--Allons, frère François, dépêchons; tenez-vous-en à la + formule du mariage, vous leur direz leurs devoirs après. + + FRÈRE FRANÇOIS.--Vous venez ici, seigneur, pour marier[4] cette dame? + + [4] J’ai traduit par ce provincialisme qui permet seul de conserver le + jeu de mots. + + CLAUDIO.--Non. + + LEONATO.--Pour se marier avec elle, frère; c’est vous qui venez les + marier. + +Mais coup de théâtre! le fiancé déclare qu’il n’a aucune envie d’épouser +Héro. Elle a tout l’air, dit-il, de la chaste Diane, mais c’est d’une +autre déesse qu’elle devrait se réclamer. Sa rougeur la trahit. + +En effet, après avoir rougi, la pauvre Héro pâlit et s’affaisse. A ces +marques on connaît son crime. Tout le monde, et son propre père lui-même +la croit coupable, un concert de malédictions s’élève autour de l’autel +tandis que le père demande au ciel à voix haute de ne pas tirer la +misérable de l’antichambre de la mort où elle est. + +Cependant frère François, spectateur muet et en apparence indifférent de +cette scène tragique prend la parole et se révèle soudain profond +psychologue: + + «Écoutez-moi», dit-il; «je n’ai été si longtemps silencieux et je n’ai + ainsi laissé aller les choses que parce que j’étais occupé à observer + cette dame. J’ai remarqué mille apparitions rougissantes fondant sur + son visage, et mille innocentes hontes en blancheur angélique + repoussant ces rougeurs. Et dans ses yeux j’ai vu surgir un feu prêt à + brûler les erreurs que ces princes que voici professent sur sa + sincérité virginale. Traitez-moi d’insensé, méprisez ma science et mes + observations, ma vieillesse, ma révérence, mon état et ma théologie, + si cette douce jeune fille n’est pas là, renversée, innocente, par un + mensonge aux crocs aigus». + +Ces belles métaphores jettent l’incertitude parmi les écoutants. Le père +toujours fort agité, déclare que si sa fille est coupable, il la +déchirera de ses propres mains, mais si elle est innocente il se donnera +bonne quittance de la malice des calomniateurs. La difficulté est de +savoir si elle est innocente ou coupable. Le bon moine invente un +stratagème. Les princes viennent de quitter la place, convaincus que la +pauvre Héro est bien morte. Qu’on la fasse passer pour enterrée: il n’y +faudra qu’une «ostentation de deuil», des épitaphes lugubres et les +rites qui conviennent à des funérailles. + +«Sans doute», répond Léonato que l’émotion trouble toujours, «mais que +fera ceci?» + +«Par Notre-Dame! ceci habilement conduit changera la calomnie en +remords.» Héro morte sera aussitôt pleurée, plainte et excusée. A peine +Claudio saura-t-il qu’elle n’est plus, que «l’idée de sa vie rentrera +doucement dans le cabinet de travail de son imagination; ses délicats +organes lui apparaîtront en habits plus précieux, ils lui sembleront +plus gracieux dans leurs mouvements et plus riches de rêve que tandis +qu’elle vivait.» Alors il s’abandonnera au chagrin et se repentira +d’avoir accusé la jeune fille, même croyant l’accusation fondée. Et, si +même ce résultat n’est pas atteint, la supposition de la mort de la dame +éteindra la curiosité de son infamie; il ne restera qu’à la tenir cachée +loin des yeux, des langues et des injures, dans quelque vie recluse et +religieuse. + +Ainsi raisonne le frère François en subtiles métaphores et il n’a plus +du tout l’air d’un _hedge parson_, car c’est lui maintenant qui conduit +tout le drame. + +D’ailleurs il le conduit à merveille et tout se passe comme il l’avait +prévu. Claudio se repent et s’en vient au monument des Léonato faire une +cérémonie expiatoire: il lit des vers touchants sur le marbre de la +vierge Héro et un chœur de pénitents chante une de ces merveilleuses +petites odes dont Shakespeare aime à semer ses pièces. Un grand +imbroglio se produit, très favorable à un dénouement heureux; Claudio +avide de consolation, par l’excès même de son désespoir, accepte la main +d’une femme masquée qui est, naturellement, Hero et le frère François +entraîne tout le monde à la chapelle[5]. + + [5] _Much ado about nothing_, act. II à V. + +Le bon frère François fait inévitablement songer au frère Laurent de +_Roméo et Juliette_: la mort supposée de Héro est une réplique du +funèbre sommeil de Juliette, et les artisans de ces stratagèmes portent +la même bure. Mais il faut bien se garder de les mettre sur le même +niveau. Le frère Laurent sortant au petit jour avec son panier, ou se +glissant dans le cimetière avec sa lanterne et sa pince de fer, +passerait facilement pour un frère lai; en réalité Shakespeare, qui +aimait ce rôle et le jouait toujours lui-même, a entendu faire un +religieux savant et influent, sans lequel sa peinture de Vérone serait +très incomplète. + +Comment Shakespeare a-t-il deviné cette ville de rêve? Il aurait pu +interroger quelque courtisan, quelque _Italianate Englishman_, comme il +s’en rencontrait beaucoup autour de lui, amant passionné de la +littérature toscane, voyageur ravi et conteur enthousiaste. Il paraît +improbable qu’il l’ait fait. Que lui aurait-on appris, après tout? Que +la ville est noblement assise sur le penchant de montagnes violettes au +soleil couchant? Que ses remparts à créneaux lui font une ceinture +ciselée? Que la grandeur de la civilisation romaine s’y révèle dans des +restes grandioses aperçus de toutes parts dès la campagne solitaire? Que +les hautes maisons de pierre fauve ou de brique claire, percées de +fenêtres vénitiennes, sont sveltes et fières sans insolence? Il avait +aperçu tout cela dans les syllabes élégantes du nom même de Vérone. Tout +au plus aurait-on pu lui dire que le verger muraillé de Juliette était +fort différent d’un riche et automnal enclos du nord, que les cyprès s’y +dressaient hauts et tristes de terrasse en terrasse, et que la cigale y +faisait claquer ses castagnettes. Il eût effacé verger et mis jardin, +voilà tout. On l’eût bien fâché en lui disant que le tombeau des +Capulets n’était vraisemblablement pas dans un cimetière, mais dans les +caveaux d’une église ou dans une étroite enceinte comme celle où les +orgueilleuses tombes des Scaligers se dressent. + +Sa Vérone était une ville de ciel bleu et de passion ardente: ces +données lui ont suffi; mais elles l’eussent égaré, elles auraient rendu +sa peinture sèche et dure, si l’idée de la religion, des couvents, des +églises, de la sagesse et de l’indulgence chrétienne, n’eût fait à son +drame une sorte d’ombre transparente et adouci les couleurs du tableau. +La présence du frère Laurent met dans la tragédie comme une pensée du +soir. + +Humble franciscain, il ne faudrait pas s’imaginer le frère Laurent comme +un Savonarole véronais. Il n’est pas prédicateur, il est timide, il est +chercheur et rêveur, et l’amitié seule l’amène à des résolutions +héroïques. Cependant il est fort éloigné du personnage effacé que plus +d’un acteur a voulu voir. Il est supérieur de son couvent et connu de +toute la ville pour saint et savant homme: le prince lui-même parle de +lui avec respect. Il a trouvé moyen, dans ces temps de haines +irréconciliables, de servir tout le monde sans se rendre hostile à +personne: il est le confident de Roméo et le confesseur de la fille des +Capulets. Sa tranquille sagesse tient les passions à distance. Il est +assez homme et surtout assez Italien pour s’intéresser à des amours, +mais non pour se lier à des vengeances. + +Sa première conversation avec Roméo est charmante. Le jour se lève. Le +vieux moine debout à la porte du couvent s’est arrêté pour jouir de la +fraîcheur et regarder le gris matin luttant dans le ciel avec la nuit et +tendant à l’est de grands fils lumineux. Il tient le panier qu’il va +remplir de plantes et fait tout haut ses réflexions de philosophe un peu +alchimiste et de chrétien mystique. + + «La terre qui est la mère de la nature est aussi sa tombe; ce qui est + son tombeau est en même temps son sein, et dans son sein, nous, + enfants de divers climats, tirant sur sa mamelle, trouvons mainte + chose pour mainte vertu excellente. Grande est la puissante grâce qui + habite les herbes, les plantes et les pierres, grandes leurs qualités, + car rien de si humble ne vit sur la terre, qu’à la terre il ne fasse + quelque don spécial. Et rien de si exquis que, détourné de son usage + propre, il ne se révolte au souvenir de sa naissance légitime; la + vertu mal appliquée devient vice et le vice quelquefois prend une + dignité par l’action. Dans le tissu enfantin de cette faible fleur, le + poison a un séjour et le remède une puissance: respiré il porte la + joie dans tout l’être, goûté il tue les sens avec le cœur. Deux rois + ennemis sont toujours campés dans l’homme comme dans la plante: la + Grâce et l’indocile Volonté. Sitôt que le pire prédomine, le ver de + mort accomplit son œuvre.» + +«Bonjour!» dit une voix jeune. C’est Roméo qui s’en revient du bal. Que +fait-on dehors à cette heure? Quand on est vieux l’insomnie vous chasse +du lit avant l’aube, mais «le sommeil d’or règne sur les membres non +meurtris et les cerveaux libres de souci». Une inquiétude vient au bon +père: est-ce que Roméo ne se serait pas couché? + + ROMÉO.--C’est la vérité. Mon repos n’en a été que plus doux. + + FRÈRE FRANÇOIS.--Dieu pardonne au péché! Étais-tu avec...? + +Non, non, Roméo n’était pas avec Rosaline, il a oublié ce nom, et il ne +veut même plus l’entendre: ce qu’il veut, c’est qu’aujourd’hui même le +frère Laurent le marie avec Juliette. + + FRÈRE LAURENT.--Bon Saint-François! quel changement est-ce là? L’amour + des jeunes gens n’est vraiment pas dans leurs cœurs mais dans leurs + yeux. Jésus Maria! que de larmes amères ont coulé sur ces joues pâles + pour Rosaline, quel gaspillage d’eau salée! + +Roméo interrompt boudeur: + + --Vous me grondiez sans cesse d’aimer Rosaline. + + FRÈRE FRANÇOIS.--Non pas d’aimer, mon fils, non, non: de radoter! + +Cependant le Frère, tout en raillant son foudroyé, réfléchit que ce +mariage arrangerait bien des choses et il le lui dit. + + ROMÉO.--Partons, courons! il faut se dépêcher. + + FRÈRE LAURENT.--Doucement! sagement! qui va trop vite se bute. + +Comme tout cela est vieux, mais comme c’est jeune! le soleil levant, le +monastère, les vertus des plantes, l’amoureux, le vieux moraliste, comme +tout cela est rebattu et lieu commun, mais sous cette plume juvénile et +passant par l’imagination du merveilleux gars de Stratford, comme c’est +frais, naturel et éternel! + +Shakespeare, tout plein encore des parfums de sa campagne natale, mais +grisé par sa vie nouvelle, par ses premiers succès mondains, par +l’Italie aussi, sans aucun doute, à mesure qu’il la découvre ou +l’invente, est vraiment le Roméo de la poésie. + +A travers la tragique idylle, le frère Laurent passe et repasse, +toujours souriant et bon, un peu sceptique, parce qu’il est vieux et +qu’il a vu trop de choses changer ou s’arranger. Il philosophe peut-être +un peu volontiers et fait de temps en temps l’écho, comme le chœur +antique. Mais il n’est jamais impersonnel, il est agissant, intelligent +et énergique. Il moralise sur l’amour, prêche la modération du sentiment +et verse généreusement le «doux lait de l’adversité», c’est la +philosophie. Cependant il marie les amants, garde son sang-froid dans +les occurrences les plus périlleuses, envoie Roméo à Mantoue et Juliette +dans les limbes du tombeau des Capulets. Sa chimie vient au secours de +sa bonté et sa religion réchauffe sa sagesse de vieillard. Son +apparition dans la demeure des Capulets, en larmes sur leur fille +inerte, est saluée comme l’arrivée d’un ami, non comme la triste annonce +que le glas va sonner et que la séparation finale est proche. On +l’arrête dans des circonstances suspectes aux abords d’un tombeau violé, +mais à peine son nom prononcé, les soupçons s’évanouissent. Bref, il est +clair que Shakespeare a voulu peindre un assez grand moine et que son +esquisse est un portrait plus profond qu’on ne le croirait. Tous les +gens d’Église, gens de bien qui se sont succédé par centaines sur les +scènes de tous les pays, lui ont dû quelque trait. Aucun ne l’a surpassé +en humanité sincère et prenante[6]. + + [6] _Romeo and Juliet_, act. II à V. + +A côté des _Amants de Vérone_, la sombre comédie de _Mesure pour Mesure_ +fait un vilain contraste. + +C’est une des pièces les plus bizarres de Shakespeare, une de celles où +on le sent le plus près de s’échapper de la réalité et où il passe le +plus légèrement sur les vraisemblances, sans qu’il cesse cependant de +donner l’impression de la vérité. + +L’énumération même des personnages avertit que Shakespeare veut en +prendre à son aise et qu’il fera le fil lâche à son imagination. Deux +moines, une postulante, une religieuse, une ribaude, un «fantastique», +un seigneur «ancien», un gentilhomme un peu fou, un prisonnier dissolu, +un prince souverain qui fera le moine pendant presque toute la pièce, +des justiciers, des garde-chiourmes, un bourreau et un valet de maison +mal famée. + +Tout ce qu’il y aura de gaîté dans cette soi-disant comédie sera des +plaisanteries parfaitement intraduisibles ou horriblement macabres. + +Les pervers le seront à tel point, avec un tel cynisme, une hypocrisie +si voulue et un vice si conscient, que la seule figure vraiment et +complètement charmante, un frais visage de jeune fille, sera, suivant +l’expression d’un des personnages, comme une violette cachée près d’une +charogne au soleil. + +Le duc de Vienne--c’est Vienne en Autriche, mais tout le cadre semble +italien--quitte sa capitale, laissant à l’austère Angelo le soin d’y +réformer les mœurs. Cet Angelo est le plus noir coquin, hypocrite plein +de sang-froid dans le crime, si froid que le «fantastique» prétend que +c’est du bouillon de neige. A peine le duc lui a-t-il «prêté sa +terreur», à peine «la mort et la miséricorde habitent-elles sa langue et +son cœur», qu’il fait fermer et démolir toutes les maisons suspectes et +emprisonne un jeune homme, Claudio, qui n’a pas eu le temps d’épouser +régulièrement sa femme légitime. Presque toute la pièce se passe autour +de cette prison, mais une petite scène charmante en prépare l’horreur +par un puissant contraste. + +Claudio a une sœur toute jeune, Isabelle, qui vient d’entrer chez les +Clarisses. Elle est dans toutes ses joies de petite postulante et +s’enthousiasme sur tout ce qu’on lui dit. La maîtresse des novices, +Francisca, lui explique les règles. + + ISABELLE.--Et sont-ce là tous vos privilèges? + + FRANCISCA.--Les trouvez-vous petits? (La sœur Francisca apparemment a + oublié le temps où elle trouvait que ni les grilles n’étaient assez + épaisses, ni le silence assez profond.) + + ISABELLE.--Je ne veux pas dire que j’en désire davantage. J’aimerais + au contraire une sévérité plus grande dans la communauté, parmi les + filles de Sainte-Claire. + +On entend une voix au dehors: + + FRANCISCA.--C’est une voix d’homme. Douce Isabelle, tournez la clef et + demandez ce qu’il veut. Vous le pouvez encore; vous n’avez pas fait + les vœux. Quand vous serez liée, vous ne pourrez parler aux hommes + qu’en présence de la prieure, et alors, si vous parlez, il ne faudra + pas laisser voir votre visage, ou si vous montrez votre visage il ne + faudra pas parler. On appelle encore. Je vous en prie, répondez. + +La petite Isabelle aimerait bien mieux être une professe remparée de +toutes les règles, mais elle est à peine postulante, elle est encore +habillée en demoiselle, il faut ouvrir et répondre. + +Le visiteur est justement un original assez déplaisant, le «fantastique» +Lucio, ami de son frère, qu’elle ne connaît pas. Il vient pour lui +annoncer la captivité de son frère, mais, s’apercevant qu’elle est +jolie, il commence par lui faire des compliments et prend son temps pour +lui dire du même coup et la mésaventure de Claudio et l’imprudence qui +l’a causée. Isabelle craint qu’on ne se moque d’elle, mais le +fantastique rassemblant toute la gravité dont il est capable, proteste. + + «C’est la vérité. Je ne voudrais pas--bien que ce soit mon défaut + dominant de dire des bêtises aux filles et de plaisanter, la langue + loin du cœur,--me jouer ainsi d’une vierge. Je vous tiens pour chose + stellaire et sanctifiée, devenue par votre renoncement un esprit + immortel, et à qui il faut parler avec sincérité comme à une sainte.» + +Cela dit avec toute la solennité possible, Lucio recommence ses +plaisanteries, sans plus songer à qui il parle. Claudio est en prison et +sa tête ne tient déjà plus sur ses épaules; il faut qu’Isabelle sorte du +couvent et aille supplier l’homme de glace, Angelo. Il apprendra que +«quand les filles demandent, les hommes donnent comme des dieux». + +Quelle catastrophe, quel coup de tonnerre dans le ciel de la pauvre +petite novice. Elle est prête à voler au secours de son malheureux +frère. Mais elle réfléchit, elle reprend son petit air sage de novice +clarisse: il faut qu’elle aille expliquer les choses à la «Mère»... + +Où donc ce prodigieux Shakespeare a-t-il été apprendre les couvents? + +Tandis qu’Isabelle fait ses débuts ainsi traversés chez les Clarisses, +il y a une prise d’habit chez les Capucins. Le duc «pour des raisons +graves et ridées» demande qu’on lui permette de porter le costume de +l’Ordre et qu’on l’instruise à se comporter en véritable moine. Sous ce +déguisement il visitera princes et peuples. + +Cependant Angelo fait la loi partout et la mort habite plus souvent sa +langue que la miséricorde. + +Isabelle vient le trouver, «lamentable quémandeuse». Elle vient demander +le pardon d’un péché dont elle a horreur, mais le pécheur est ce qu’elle +a de plus cher au monde. Qu’Angelo punisse le crime mais non le +criminel! + +Ceci met le dialogue sur la pente de toutes les subtilités +shakespeariennes. Au début, Isabelle parle peu, comme il convient à une +religieuse, et se soumet à tout en rentrant des sanglots. Mais Lucio qui +l’a amenée l’anime tout bas. Elle reprend courage et tire parti de +toutes les métaphores. A la fin, Angelo à demi vaincu, lui dit de +revenir le lendemain. C’est une lueur d’espoir et Isabelle s’écrie +qu’elle achètera l’homme tout puissant. + + ANGELO.--Comment m’acheter? + + ISABELLE.--Non pas avec des babioles d’or poinçonné, ou des pierres + que l’on fait riches ou pauvres suivant que la fantaisie les estime; + mais avec des prières véritables qui seront debout à la porte du ciel + et y entreront avec l’aube: prières d’âmes préservées, de vierges + jeûneuses dont les esprits ne s’appliquent à rien de terrestre. + +Elle s’en va. Mais Angelo est hanté d’une idée. Cette douce jeune fille +a parlé de l’acheter. Pourquoi ne pas la prendre au mot? Pourquoi ne pas +lui faire payer une grâce qu’on sera libre après de lui refuser, puisque +personne ne saura rien? + +Ainsi raisonne l’odieux tartufe. + +Cependant le duc devenu frère Lodowick l’observe et apprend tout. C’est +un homme assez bizarre, une manière de roi philosophe très bon et encore +plus sceptique, rien d’un Charles-Quint à Saint-Just. Il va et vient +sous son capuchon, consolant les prisonniers, faisant parler les +gardiens, recevant des confidences de tout le monde et à l’occasion +tirant de son sein le sceau ducal auquel personne ne résiste. + +Comme tous les moines de Shakespeare, c’est un homme inventif et à +stratagèmes et, malgré qu’il soit prince, ses stratagèmes toujours +parfaitement honnêtes et moraux, n’en ont pas toujours l’air. Bientôt +c’est une lutte entre cette puissance occulte et Angelo qui ne s’en +doute guère. + +Les péripéties en seraient difficiles à raconter, car une autre femme, +Mariana, lâchement abandonnée autrefois par Angelo, entre dans le jeu du +frère Lodowick et les complications qui en résultent sont plus que +curieuses. + +Cependant Claudio est dans son cachot attendant du secours. Il est jeune +et n’a aucune envie de mourir. Quand sa sœur lui apprend quelle rançon +le tyran exige, il se révolte d’abord, mais la nature reprend le dessus. +Il a horreur de la «froide obstruction» du tombeau et de ces tourments +de l’enfer, que des pensées «incertaines et égarées» imaginent. Il ne +veut pas mourir et supplie sa sœur avec une insistance pénible. Isabelle +quitte la place et pendant trois actes on se demande si l’horrible chose +se fera ou s’il faudra voir la tête de Claudio quitter ses épaules +«chatouilleuses». + +Car le spectateur a sous les yeux tout ce qui se passe dans cette +prison, prison du vieux temps où l’on ne voit goutte qu’avec des +lanternes, mais où l’on jure, on boit, on ricane et l’on plaisante à +faire frémir. On amène des malheureux enchaînés, on entend de pauvres +diables se retourner sur leurs bottes de paille. + +Voici un échantillon de ces scènes. + +Il est trois heures du matin. Pour sauver Claudio, on va couper la tête +à un malfaiteur avéré nommé Bernardin et on fera croire à Angelo que +Claudio a été exécuté. + + LE BOURREAU.--Amène ici Bernardin. + + LE VALET.--Maître Bernardin! maître Bernadin! il faut vous lever pour + être pendu. + + LE BOURREAU.--Allons, allons, Bernardin! + + BERNARDIN, _de l’intérieur du cachot et encore un peu ivre_.--La + petite vérole! braillards! qui est-ce qui fait tout ce bruit-là? qui + êtes-vous? + + LE VALET.--Vos amis, monsieur, le bourreau. Il faut avoir la bonté de + vous lever, monsieur, pour être mis à mort. + + BERNARDIN.--Va-t-en, coquin. J’ai sommeil. + + LE BOURREAU.--Dis-lui de se dépêcher de se réveiller. + + LE VALET.--Allons, maître Bernardin, réveillez-vous une minute pour + être exécuté, vous dormirez après. + + LE BOURREAU.--Entre et amène-le. + + LE VALET.--Le voilà, j’entends sa paille. + + LE BOURREAU.--La hache est bien sur le billot?... + + LE VALET.--Oui, oui, toute prête. + +Par bonheur pour Bernardin le frère Lodowick est là qui s’approche pour +le préparer à la mort et qui, le voyant trop ivre pour mourir, tient +conseil avec le prévot. Une idée leur vient: un homme est mort pendant +la nuit, on lui coupe la tête et on l’envoie à Angelo. + +A travers ces scènes, Lucio vient dire ses bêtises, le frère Lodowick +circule énigmatique sous son capuchon et prouve que la vie ne vaut pas +la peine d’être vécue et que nous sommes les jouets de métaphores +trompeuses. C’est un soulagement inexprimable quand Isabelle ou Mariana +reparaissent, même toutes noyées de larmes. + +Le dénouement est singulier. Le frère Lodowick redevient duc et, comme +il a appris beaucoup de choses, il terrifie tous les coquins par la +précision de ses informations et l’évidente justice de ses vengeances. +Mais le duc reste assez frère Lodowick pour être miséricordieux et ne +faire servir la terreur qu’à la pénitence. Il termine toutes les +affaires pendantes par trois ou quatre mariages que son confrère, un +moine appelé Pierre, célèbre séance tenante. Tout s’arrange donc et on +n’a coupé la tête qu’à un homme qui était déjà mort[7]. + + [7] _Measure for Measure_. + +Quelle tentation pour un auteur «protestant», dans une pièce où il y a +tant de débauche et d’hypocrisie, de mettre les moines et les nonnes du +mauvais côté! + + * * * * * + +Voilà donc la galerie des portraits monastiques de Shakespeare. Dans +l’immense musée où la fantaisie du peintre a jeté par centaines ses +visions de rois et de princes, de soldats et de marchands, de héros et +de traîtres, d’hommes agités par la passion ou se laissant vivre comme +des oiseaux dans le buisson, non loin des femmes charmantes que, même +mourantes ou désolées, il a crayonnées dans la lumière et les fleurs, +ces quelques figures apparaissent blanches, sereines, humaines à la fois +et idéalisées, comme celles de Le Sueur ou de Philippe de Champagne. +Quel poète catholique a réussi davantage à faire sentir que la clarisse +est vraiment, comme il le dit, une créature «stellaire»? Quel autre a pu +sauver la bonhomie d’un franciscain italien de toute apparence de +caricature? Supposez pour un instant le traducteur de l’_Imitation_ et +celui des hymnes du bréviaire devant les mêmes scènes: on entendrait les +accents de Polyeucte ou les échos des cantiques d’_Esther_, mais le +quelque chose de subtil, le mélange de grâce et d’austérité, en un mot, +ce qui est pour nous le parfum du cloître serait absent. Quand nous +croyons le sentir dans les productions de cet âge c’est que la sincérité +religieuse des écrivains du grand siècle évoque, sans qu’ils s’en soient +douté, tout le cortège des sensations romantiques. C’est ainsi que le +souvenir de Rancé mettrait une lumière magique sur les murs sans +caractère de sa Trappe. Shakespeare, au contraire, dont les convictions +les plus fortes furent probablement des doutes,--mais dont l’ampleur les +égalait à des systèmes,--Shakespeare tout entier artiste et attaché aux +manifestations rapides et brillantes de la nature, leur donne une +profondeur, rien qu’en les reflétant dans son merveilleux miroir. + +Protestant, s’il l’eût été à l’époque où ce mot prit véritablement sa +signification en Angleterre et non au temps de Walter Scott où il +commençait à la perdre, son génie eût été entravé et peut-être éteint. +Il s’en fallut de peu d’années. Une seule génération le sépare de +Cromwell et qu’eut-il fait dans un Londres sans théâtres? + +Le _Paradis Perdu_ est l’un des rares chefs-d’œuvre dont on ne peut +l’imaginer l’auteur. Mais sous une reine dont l’indifférence religieuse +n’eut jamais d’égal que le fanatisme des Puritains, il put n’être que +lui-même, et exprimer librement ce que son imagination créait. Ses rêves +le faisaient vivre dans le passé des rois Henri ou dans le Moyen-Age +italien, nullement dans le froid lendemain que les pâles et maigres +produits du nouvel Oxford préparaient. Tout, dans sa nature, le +rapprochait de ses camarades de Stratford qui allaient à la messe chez +M. Rockwood. Tout l’éloignait des inquisiteurs à qui son père payait +l’amende quand il manquait l’église. En réalité il fut bien moins touché +par le protestantisme que Chateaubriand par la philosophie. Serait-ce un +paradoxe bien difficile à défendre de dire que, comme il eut plus de +génie, il eut aussi un sens plus profond de la poésie de la religion? Ce +serait, en tout cas, la plus lourde des erreurs, en histoire aussi bien +qu’en critique, de voir Shakespeare dans l’atmosphère de la Réforme. + +Mars 1907. + + + +LETTRES DE MOINES[8] + + [8] Les lettres qu’on va lire n’offrent aucunement l’intérêt d’un + récit dramatique ou même suivi. Telles qu’elles sont, elles + retiendront peut-être l’attention du lecteur par des ressemblances + assez inattendues avec le temps présent. Ces traits épars frapperont + sans doute davantage dans le cadre vieilli et sans apprêts où on les + a laissés. + + +Dom Michel Vénard au Révérendissime Abbé du monastère de Steinberg, en +Syrie. + +Mon Très Révérend Père, nous sommes arrivés de ce soir à Scilly. Un +voiturier qui nous a précédés portait notre bagage et nos hardes, en +sorte qu’il nous a été facile de faire à pied les sept lieues qu’il y a +entre Robbes et cet endroit-ci. Don Thierry a cependant voulu porter +lui-même tous les dessins qu’il a faits dans cette abbaye et prenant +tour à tour ce léger fardeau qu’il avait fixé dans des courroies nous +n’en avons pour ainsi dire pas senti la fatigue. La route qui mène de +Robbes au lieu où nous venons d’arriver a été construite au siècle passé +par les ordres de l’Abbé de Scilly dont Robbes dépendait, n’étant alors +qu’un prieuré fort riche, et on l’appelle encore aujourd’hui le chemin +de l’Abbé. Elle est parfaitement droite et si elle ne s’élevait et +s’abaissait incessamment avec le terrain on verrait sans doute d’un bout +de la forêt à l’autre. Ces bois sont d’une beauté extraordinaire, bien +qu’en plusieurs endroits le taillis longtemps négligé soit devenu +sauvage et impénétrable: les hêtres qui forment presque partout la +futaie s’élèvent au-dessus de cette confusion d’une manière très noble. +Les chevreuils n’y manquent pas, mais nous n’avons aperçu ni renards, ni +lièvres, comme on en voit à chaque instant en Allemagne. Ce chemin est +d’ailleurs extrêmement solitaire. A deux lieues de Robbes, on trouve un +village assez considérable qu’on nomme la Roverée et où nous n’avons +rien vu qui fût digne de remarque, et, à demi-heure de là, la maison +d’un forestier, mais plus loin il ne se trouve aucune habitation et +c’est à peine si nous avons aperçu quelques charbonniers. Environ trois +quarts d’heure d’ici, les bois cessent tout d’un coup ou plutôt +s’élargissent pour borner un grand creux fait de prairies et dans lequel +la route descend suivant une pente assez rapide. Elle est alors bordée +de hêtres énormes et de mélèzes grands et beaux, mais tristes et qui +donnent à ce chemin un ton de mélancolie, au lieu que dans la forêt sa +blancheur inspirait la gaieté. Cette tristesse s’accroît de la vue d’un +village entièrement ruiné auquel on parvient bientôt et dont les +maisons, la plupart sans toiture, sont désertes. En plusieurs endroits +il y a des masses de débris, briques et pierres et autres matériaux, qui +semblent attester des bâtiments considérables. Seule, une maison assez +vaste, conçue dans le style du XVIIe siècle et embellie d’une guirlande +d’un travail délicat, nous a paru habitée. Elle est en partie couverte +de lierre, ce qui est aussi rare dans cette contrée que fréquent en +Angleterre, et environnée d’un jardin agréable. Plus loin, nous sommes +passés au-dessus d’une eau courante fort rapide sur un pont orné à +chaque bout de deux grandes colonnes de pierre et bientôt nous sommes +entrés dans ce village que nous croyions être Scilly et qui se nomme en +réalité les Fagnes, sans doute à cause des bois de hêtres qui +l’entourent. Nous sommes entrés dans l’église qui est petite et nue, +mais dans le clocher de laquelle nous avons été étonnés d’entendre un +carillon d’une sonorité merveilleuse et dont les sons nous avaient déja +charmés quand nous n’apercevions ni église, ni village. Nous sommes +allés ensuite rendre visite au curé, homme âgé et vénérable, qui nous a +reçus en versant des larmes et avec toutes les marques de la joie. Cet +ecclésiastique appartenait à l’abbaye avant qu’elle fût dispersée et il +ne s’en est jamais éloigné même pendant la Terreur, et quand tous les +autres étaient passés à l’étranger. Il n’avait jamais revu le costume de +l’Ordre depuis ces temps malheureux, et cette vue subite l’a ému +jusqu’au fond de l’âme. Nous n’avons vu, jusqu’ici, que peu de livres +dans sa maison, mais nul doute que sa mémoire ne soit une riche +bibliothèque. Il nous a appris, ce soir, que le village dévasté que nous +traversâmes avant d’arriver à celui-ci n’était autre que Scilly +lui-même, et les tas de décombres, les ruines informes de l’abbaye dont +les bandes noires n’ont pas laissé pierre sur pierre et dont, à vrai +dire, il ne subsiste que le nom. Nos cœurs se sont serrés à ce récit, au +souvenir de cette riche bibliothèque traitée comme un vil rebut et des +reliques du bienheureux Herbert jetées au vent. Après vingt épreuves, +nous ne sommes pas encore habitués à l’horreur de ces ruines, et chaque +nouveau récit qu’on nous en fait nous pénètre d’amertume. + +28 mai 182... + + +Le même au même. + +M. Lécu, notre hôte, continue, mon Très Révérend Père, à nous marquer +une extrême bonté. Ce n’est pas un homme d’une très grande science, mais +après tant d’années il a conservé toute la régularité monastique. Depuis +plus de trente ans il dit les heures canoniales dans son église et fait +dans sa maison les exercices de règle aux heures marquées. Ce souci +d’une règle que tant de circonstances funestes ont cessé de rendre +obligatoire pour lui, ne laisse pas de nous édifier beaucoup; cependant +il ne nous semble pas entièrement compatible avec les devoirs plus +immédiats d’un pasteur et nous craignons que ce saint vieillard n’ait +vécu dans une trop grande solitude. Les curés que j’ai vus autrefois en +Irlande et dans quelques parties de la Pologne, bien que leurs manières +et leurs démarches eussent quelquefois une franchise à laquelle nos +mœurs répugnent, m’étonnaient, au contraire, par l’empire que le +commerce journalier avec leurs paroissiens leur donnait sur eux. +Celui-ci croit toujours que prier peut tenir lieu d’action ou plutôt, +sans se former aucun raisonnement précis, son âme pieuse et tendre se +réfugie tout entière dans le passé, comme les poètes fuient dans leurs +rêves la réalité qui les blesse. Je commence à comprendre que la +Révolution n’eût pas été si désastreuse si ceux qui nous ont précédés ne +s’étaient pas autant tenu à l’écart des hommes qui ont conduit ces +atroces bouleversements; mais sans doute qu’on ne voit jamais les pièges +vers lesquels on marche et que peut-être, en dépit des leçons du passé, +nous n’apercevons pas d’autres dangers dont nous pourrions préserver la +foi des peuples et qui lui porteront quelque jour une profonde atteinte. + +Dom Thierry s’occupe à dessiner un crucifix admirable qui est placé sur +le maître-autel de cette petite église et qui est le seul objet +important que M. Lécu ait réussi à soustraire à la rapacité des bandes. +Il nous assure que plusieurs autres objets d’une grande valeur, entre +autres une petite châsse d’ivoire d’un travail extraordinairement délié, +sont tombés entre les mains d’un ancien moine, jureur et marié, et que +cet apostat aurait également en sa possession quelques antiphonaires +très précieux. Mais que sont ces faibles restes en comparaison des +richesses de toutes sortes que l’art avait accumulées dans la montagne +de marbre, comme on appelait l’église de l’ancien monastère. Je vous +assure, mon Très Révérend Père, qu’il est difficile de soutenir cette +pensée sans que les larmes vous en viennent aux yeux. + +Pendant que Dom Thierry dessine, j’ai examiné le jeu du carillon dont +nous vous avons parlé. Il est ancien et extrêmement composé. Il ne +comprend pas moins de huit gros cylindres et plus de soixante et dix +cloches jouant seize airs, aux quarts, aux demi-quarts, et avec une +répétition aux heures. J’ai recueilli douze de ces airs qui ne m’étaient +pas connus. Les quatre autres, qui sont ceux des demi-quarts, sont des +refrains de vieilles chansons assez peu convenables, comme cela se +trouve trop souvent dans les carillons. J’écoute avec délices ces +charmantes mélodies portées au loin à travers le silence de la vallée. +Elles me transportent aussitôt dans un temps si éloigné du nôtre par +mille circonstances, bien qu’en réalité un petit nombre d’années nous en +sépare seul. Elles font renaître devant mes yeux un état de choses que +vous serez déjà bientôt seul, mon Très Révérend Père, avec quelques +hommes comme M. Lécu, à avoir connu. + +J’aurais un extrême désir d’avoir un entretien avec le moine infortuné +dont notre hôte nous parle. Les livres anciens qu’on dit qu’il a chez +lui allument ma curiosité et peut-être ne serait-il pas impossible de +lui rendre la foi que les égarements de sa vie sans doute plus que la +perversion de son esprit lui ont faire perdre. Il est père d’une fille +que le curé nous dépeint comme très assidue à l’église bien qu’elle +n’approche jamais des sacrements, et ce goût de sa fille pour le lieu +saint nous ouvre au moins une espérance. M. Lécu en doute cependant. +L’hiver dernier, ce malheureux apostat ayant été frappé subitement d’une +attaque très violente et le curé en ayant eu avis par la fille dont nous +parlons, il y courut, mais aux premiers mots que ce saint prêtre plus +zélé qu’éclairé lui dit d’une séparation qu’il jugeait nécessaire, le +malade recouvra assez de force pour lui dire d’une voix ferme qu’il ne +souhaitait aucunement d’entrer en conférence avec lui. + +Cela nous donne quelque appréhension de l’approcher. Nous avons conservé +aussi un souvenir fâcheux d’une visite que nous fîmes, le mois dernier, +à un autre ancien moine. Celui-là demeure seul dans l’infirmerie de +l’ancien prieuré de Laudrissart, et les gens du hameau le craignent si +vivement qu’ils n’approchent jamais de sa triste retraite. Il passe ses +journées à faire le travail des derniers valets, et les bœufs même, qui +sont les seuls êtres vivants qu’il voit, sont d’une telle sauvagerie que +le boucher qui les achète les tue à coups de fusil avant de les emmener +à la ville. Ce moine conserve des tableaux que nous eussions aimé voir, +et nous avons aperçu, en effet, un volet de diptyque qu’il avait placé +en guise de vitres à l’une des fenêtres de sa maison, mais quand nous +avons voulu faire quelques pas dans la cour de cette silencieuse et +triste demeure, un chien d’un aspect féroce a élevé un si horrible +aboiement et il est apparu au seuil une figure si menaçante et vomissant +des blasphèmes si épouvantables que nous nous sommes retirés sans +pouvoir proférer une seule parole. + +2 juin 182... + + +Le même au même. + +La chaleur est très grande et Dom Thierry en a été incommodé. Il a +laissé fondre dans un grand verre d’eau exactement sept de ces dragées +infiniment petites qu’il porte partout dans ses voyages; il a bu une +cuillerée de cette eau, toutes les heures, avec beaucoup de gravité et +en peu de temps cette boisson magique lui a ôté son malaise. Je lui +reproche quelquefois ces pratiques superstitieuses, quand nous n’avons +rien de mieux à faire en cheminant sur les grandes routes, mais il les +défend avec beaucoup de chaleur par des arguments qu’il tire du parfum +des fleurs et par l’autorité d’un savant médecin viennois. Il soutient +que la médecine est toute pénétrée de scolastique et que cela empêche +qu’elle fasse aucun progrès. «Qu’on laisse agir, dit-il, l’esprit de +divination qui est dans l’homme, au lieu de s’arrêter à l’écorce des +théories et des observations, et l’on trouvera bientôt les secrets de la +vie.» Il rêve aussi d’une langue universelle et, en attendant qu’elle +s’établisse, d’une réforme radicale de l’orthographe. Il me semble que +son esprit voyage incessamment pendant que sa main dessine, et le dédain +qu’il laisse voir pour la plupart des doctrines reçues le dégoûtant de +presque tous les livres, il n’enfante que des idées singulières. + +Notre hôte reçoit assez fréquemment les visites de M. de Souville, +maître de forges et ancien militaire. C’est un homme déjà âgé et qui a +beaucoup vu. Il nous a donné sur l’ancien moine dont nous voudrions +faire la connaissance, un grand nombre de détails que, sans doute faute +de mémoire, M. Lécu nous avait laissé ignorer. Ce malheureux se nomme +Saint-Aubin. Il a eu une carrière assez remarquable. Il ne paraît pas +qu’il se soit séparé de ses confrères dès les débuts de la Révolution. +Au contraire, il aurait accompagné l’Abbé de Scilly jusqu’à la fin de +1794, époque à laquelle ils vivaient l’un et l’autre dans une petite +ville de la Suisse romande. C’est l’année suivante qu’on l’aurait revu à +Scilly, sécularisé et porteur de papiers du Gouvernement au moyen +desquels il aurait mis la main sur ce qui restait encore de livres et +d’objets précieux dans l’abbaye. Sous l’Empire il tint plusieurs charges +assez importantes et fut même préfet du département du Pô. Le +Gouvernement de Louis XVIII ne l’inquiéta point: il lui laissa, au +contraire, des fonctions diplomatiques à Florence et il demeura dans +cette ville jusque vers 1820 où il reparut subitement dans ce pays avec +sa femme et sa fille, acheta du Gouvernement la maison de l’Abbé, la +seule qui fût demeurée à peu près habitable après de longues années, et +s’y fixa d’une manière définitive. + +M. de Souville le voit souvent. Il assure que c’est un homme d’un +naturel très aimable et d’un esprit extrêmement orné, et qu’il possède +une belle bibliothèque. Sa femme est Savoyarde ou Suisse. Leur fille est +d’un autre mariage, mais Saint-Aubin la chérit comme si elle était +vraiment son sang. La bonté de ces femmes leur a concilié les gens de ce +pays ordinairement mal disposés pour les prêtres mariés; d’ailleurs +celui-ci n’était connu que d’un très petit nombre de personnes quand il +appartenait à l’abbaye, et il s’est écoulé tant d’années que les paysans +ont presque perdu la mémoire de son ancien état. De savoir aussi que +pendant très longtemps il a tenu des charges considérables et qu’il s’y +est enrichi, donne à ces gens simples une sorte de crainte révérentielle +qui les détourne de chercher trop avant dans son passé. + +M. de Souville dit que nous ne devons nullement craindre de nous +présenter chez lui et qu’il montrera au contraire beaucoup d’obligeance +à nous laisser voir les antiquités qu’il possède et dont il parle +volontiers. Nous aurions sans doute déjà fait cette démarche si quelques +observations de M. Lécu ne nous avaient retenus. Notre hôte assure en +effet que les gens du pays seraient étonnés de nous voir passer ce +seuil. Il a fait tout ce qu’il a pu pour détourner même les plus pauvres +du village d’avoir rien à faire avec Saint-Aubin et ce serait ruiner son +œuvre et causer un grand scandale, assure-t-il, que de passer +par-dessus. Cette considération nous laisse hésitants. + +Sans date. + + +Le même au même. + +Nous avons dû prendre sans vous consulter, Très Révérend Père, une assez +grave décision. M. Lécu étant allé voir son frère au commencement de la +semaine passée est subitement tombé malade et assez gravement pour que +le curé de Saint-Rémy, où habite ce frère, ait cru devoir avertir +l’évêque de son état. Presque au même temps que nous recevions avis de +ce fâcheux accident, arrivait une lettre du chancelier nous priant +d’accepter la charge des Fagnes au moins pendant quelques semaines et +nous transférant les pleins pouvoirs de M. Lécu. Nous aurions bien voulu +nous en remettre d’abord à votre jugement, mais la lettre de l’évêque +était pressante et nous nous sommes vus dans le cas évident de +nécessité. Nous voilà donc curés tous les deux sans nous y être +attendus. Il faut dire que le soin des Fagnes n’est pas des plus +pesants. Le village ne compte pas quatre-vingts feux et il ne reste à +Scilly que cinq ou six maisons habitées. + +Dom Thierry s’est jeté avec sa fougue ordinaire dans ses nouvelles +fonctions. Ce n’est pas manquer à la charité que de dire que sa prudence +n’apparaît jamais qu’après son ardeur. A peine avais-je écrit au +chancelier que nous le remercions de la confiance qu’on nous marque et +il se répandait en projets pour la réforme de ce petit village. C’est la +Providence, disait-il, qui nous a conduits ici, dans une telle +conjoncture, et il faut que notre passage laisse une trace ineffaçable. +Il me répète hautement ce que je lui ai entendu dire tant de fois en des +lieux où la vue des ruines de nos monastères me brisait le cœur, que le +souvenir des abbayes parle plus de richesses que de vertus et que leur +disparition n’a guère ruiné que les avocats et les hommes d’affaires. Il +veut montrer que la règle de Saint-Benoît favorise autant l’action d’un +vigilant pasteur que celle d’un reclus occupé de son avancement, de ses +études ou de son office, et dès le jour même, il m’a tracé le plan qu’il +veut suivre. Il ne s’agit de rien moins que d’aller voir tous les gens +du village les uns après les autres dans leur maison. Comme M. Lécu sera +peut-être rétabli plus promptement que son médecin ne le suppose, Dom +Thierry veut que nous ayons fini ces visites dans les vingt jours, +c’est-à-dire que nous entrions dans cinq maisons par après-midi. Dom +procureur sollicitait souvent, dit-il, chez quatre ou cinq conseillers +dans la même journée et il vaut sans doute mieux parler de ses devoirs à +un paysan que de s’entendre avec un homme de loi pour l’emporter sur un +Chapitre. Je ferai ce qu’il voudra sans me dissimuler que paraître ainsi +de porte en porte nous donnera la mine de colporteurs et de gagne-petits +et ne peut manquer d’étonner beaucoup nos villageois. + +Dom Thierry a prêché dimanche à la messe. L’église était pleine, comme +elle l’est d’ailleurs tous les dimanches, mais les hommes se tiennent +debout d’un air assez indifférent près des portes, tandis que les +femmes, décemment vêtues de leurs mantes et de leurs capuchons, récitent +leur chapelet. Presque aucune ne sait lire. Une seule, que j’ai +remarquée debout contre une colonne vis-à-vis de la chaire, se servait +d’un livre. C’est la fille de Saint-Aubin. Sa figure m’avait frappé. +Italienne au premier regard, grande et forte, les cheveux et les yeux +noirs, un air d’assurance qui serait presque blessant si elle n’avait +dans l’expression quelque chose de rêveur et de tragique à la fois qui +fait revenir sur ce premier mouvement. Elle n’a guère moins de trente +ans. Je l’observais pendant le sermon: sa physionomie était parlante. +Dom Thierry a repris la suite des instructions de M. Lécu et expliquait +ce qu’il faut entendre par l’âme de l’Église. Son accent étranger, la +chaleur de son débit et la rapidité de son geste étonnaient visiblement +la plupart des auditeurs. Seule cette fille paraissait suspendue à ses +lèvres et laissait voir l’effet de son discours avec la fidélité d’un +miroir. Vous vous rappelez assurément, Très Révérend Père, la manière +étrange, mais frappante, du P. Thierry. Les choses semblent toujours +nouvelles dans cette bouche qu’on ne peut cependant appeler éloquente. +Je l’écoutais moi-même avec admiration. Il ne disait rien que je n’aie +su dès le temps où je faisais mes études. Je reconnaissais le +raisonnement si clair de Dom Charles: Que l’âme est répandue partout où +se laisse deviner la vie, et que la vie spirituelle, si elle a son +achèvement dans la vision béatifique et le rayonnement de la gloire, +commence, à vrai dire, dans les dispositions les plus humbles par +lesquelles la grâce prévient les âmes et les tourne vers la vérité. Mais +il semble toujours que Dom Thierry touche du doigt ce dont il parle et +le fasse toucher de ceux qui l’écoutent. Il a une façon singulière +d’éclairer ce qu’il dit par les choses de la nature et de faire voir les +manifestations de ce qu’il appelle la vie universelle dans des objets où +personne autre que lui ne les soupçonne et où il découvre l’action du +Saint-Esprit. + +Certainement la fille de Saint-Aubin était agitée jusqu’au fond de l’âme +par ce qu’elle entendait. Son front rougissait et pâlissait tour à tour. +Le feu sombre qui brille dans ses yeux s’éteignait dans des larmes. Qui +pourrait douter que cette malheureuse fille ne soit un exemple étrange +de ce que Dom Thierry disait dans le moment même, et que son cœur ne fût +en proie à la plus cruelle alternative d’incertitude et d’espérance sur +le sort éternel de son père adoptif? La vue de ce trouble, d’une émotion +si peu feinte et si évidemment produite par la grâce, m’a fait souhaiter +une fois de plus que quelque circonstance heureuse nous ouvre un abord +naturel dans la famille de Saint-Aubin. Peut-être la visite de Dom +Thierry aura-t-elle cet heureux effet. + +25 juin 182... + + +De Dom Thierry au Très Révérend Père Abbé. + +Vous avez eu la bonté de vous plaindre, Très Révérend Père, de ce que je +n’écrivisse point, mais Dom Michel ne vous laisse rien ignorer de ce qui +nous arrive; et d’ailleurs, c’est moi qui, dans ce dernier voyage, ai +presque constamment tenu à jour notre _itinerarium_, et je n’y ai pas +épargné l’encre. Dom Michel se moque parce que j’y consigne parfois des +circonstances futiles, comme la couleur du ciel ou la direction des +vents. Il veut que notre journal ressemble à celui d’un capitaine de mer +qui écrivît en latin. Mais, pour moi, j’ai toujours cru que c’est une +fausse honte ridicule qui empêche d’écrire tout ce que l’on sent. Les +mouvements de notre cœur sont très souvent liés à ceux de la nature et +ceux qui l’ignorent ne remarquent sans doute pas que le Psalmiste en +était persuadé. Je ne traverse jamais un bois de pins chauffés par le +soleil sans que l’odeur subtile de l’encens me rappelle aussitôt le +matin où ma vocation se décida, et cette vapeur résineuse me ramène plus +efficacement à mon premier propos que le sermon le plus éloquent. J’ai +toujours remarqué que cette vérité pourtant très certaine ne touche pas +les Français. A la réserve de quelques romanciers pernicieux, il semble +que leur âme soit toute raison et que le Créateur ne leur ait donné +l’imagination, l’appétit et toutes les puissances sensibles que pour en +faire un holocauste. Que veulent donc dire les Psaumes, quand presque à +chaque verset on y lit les mots de _cor_, _renes_, _jecur_, _carnes_ et +autres semblables? Et l’auteur du _Cantique_ est-il ridicule quand il +dénombre la nature entière et la convie à adorer son Seigneur? + +Excusez, Très Révérend Père, la chaleur que je mets à soutenir mon +sentiment sur ce point. C’est qu’en vérité il m’a toujours paru autre +chose qu’un enfantillage oiseux. + +J’ai fait des dessins des objets précieux qui sont restés du trésor de +l’abbaye dans cette église et chez un bourgeois de la ville de C..., à +trois lieues d’ici. M. Lécu ignore les circonstances dans lesquelles ces +choses précieuses sont tombées entre les mains de ce particulier, +d’ailleurs riche et bienveillant, et je n’ai pas cru devoir m’en +informer. Des recherches exactes dans quelques vieux registres nous ont +permis d’établir un inventaire assez considérable, à tout le moins, des +tableaux et sculptures. Quant à la bibliothèque, ce qui en a échappé aux +faiseurs de cartouches est au dépôt du département, et un abbé Dupuis, +qui en a la garde, a paru peu soucieux de nous le laisser voir. Au +surplus, l’Ordre bénédictin, n’existant plus en France, y est déjà +presque oublié; la génération qui nous a dépouillés va s’éteindre, et le +décret de Pie VII rassurant les consciences, c’est sans doute bien +vainement que nous poursuivons la trace de richesses que nous ne pouvons +nous faire rendre. Cette pensée remplit Dom Michel d’amertume, et moi, +vous l’avouerai-je? de dégoûts. C’est avec joie que j’ai accueilli +l’occasion où nous sommes de ranimer et d’éclairer la foi du peuple de +ce village. + +Dom Michel vous a parlé de la présence en ce lieu d’un ancien moine +jureur et marié. Il vous a dit aussi que cet homme n’a rien de la +grossièreté de tant de ses pareils que nous avons trouvés dans la misère +ou l’infamie. Un hasard singulier m’a mis aujourd’hui en présence de sa +fille. Il faut que vous sachiez, Très Révérend Père, qu’on a établi le +télégraphe sur la tour de l’église. Scilly est dans une vallée, mais à +égale distance de deux postes trop éloignés pour qu’on voie en tous +temps les signaux. Le magister est payé pour être dans la tour, mais +comme il est le plus souvent à l’école ou à l’église, c’est son fils, +garçon d’environ dix-huit ans, qui fait le guet et répète les signaux. +Il n’y faudrait pas grande habileté si les messages qui cheminent ainsi +par l’air étaient tous en langage convenu, mais il en passe tous les +jours qu’il faut comprendre et dont il faut garder copie, et ceci +demande de l’intelligence, de l’habitude et du soin. Le fils du maître +d’école est de santé fragile. Souvent il est malade, et quand il tient +le lit, la seule personne capable de le soulager en prenant son office +est la fille de Saint-Aubin. Il paraît que le jeu du télégraphe +l’amusait, et sa charité lui fait maintenant trouver plaisir à ce qui +n’était qu’un badinage. C’est dans un réduit attenant à la chambre des +cloches que je l’ai découverte aujourd’hui. Elle n’a paru ni embarrassée +ni surprise et a montré beaucoup de bonne grâce à m’expliquer la +manœuvre des cordes et des poulies. Une expression de tristesse altière +qu’elle a quand elle se tait, fait place sitôt qu’elle parle, à une +vivacité naturelle et enfantine dont un cœur dur et prévenu pourrait +seul n’être pas touché. Au bout de peu d’instants, j’ai vu un nuage et +une rougeur passer rapidement sur son front et elle s’est mise à me +parler sans préambule d’un sermon que j’ai prêché dimanche passé. + +J’ai été surpris d’abord de l’entendre me parler du ton des personnes +familiarisées dès longtemps avec notre habit. Le récit qu’elle n’a guère +tardé à me faire m’en a bientôt donné les raisons. Cette jeune femme +n’est pas la fille de Saint-Aubin, mais d’un Italien dont elle parle +sans aucune tendresse, et son enfance s’est écoulée à Gênes et à +Florence. Sa mère est Vaudoise, fille d’un pasteur d’un bourg près de +Genève. Il ne semble pas que cette protestante et son premier mari +fussent faits pour s’accorder. Ce Génois, fils d’un marchand assez aisé +avait à peine vingt ans et suivait en tout son inclination plus que son +devoir. Sa femme qu’il avait rencontrée à Turin, où les Vaudois sont +nombreux, et épousée de pure passion, ne tarda guère à s’en apercevoir +et tomba dans la mélancolie. Leur fille dont le nom est Mariana fut +abandonnée aux domestiques et élevée à la grâce de Dieu. Elle avait à +peine quatre ans que sa mère excédée retourna chez ses parents et sa +seule amitié fut dès lors une vieille nourrice de son père qui la +soignait. Leur maison était tout près de Sainte-Marie-des-Vignes, grande +et belle église dont les cloches ont une harmonie céleste que je me +rappelle après trente années, mais la nourrice était sœur d’un des +moines de l’église Saint-Mathieu située tout auprès, entre un cloître +gothique, le seul qui soit dans l’Italie du Nord, et une petite place où +l’on remarque toutes sortes de souvenirs d’André Doria et des doges de +ce nom avec plusieurs inscriptions fort belles. Ce bon religieux lui +tint lieu de père et de mère, lui apprit un peu à lire et lui inspira +des sentiments de foi qui ne se sont jamais effacés. Elle avait environ +dix ans lorsque son père mourut. Sa mère vint aussitôt la chercher et +l’emmena à Florence où elle épousa peu après Saint-Aubin. Vous auriez +été touché comme moi, mon Très Révérend Père, du ton passionné dont +cette pauvre jeune femme me dit la suite de son histoire. Tandis que sa +mère semblait voir en elle une image de son funeste passé, Saint-Aubin +lui marqua aussitôt la tendresse la plus sincère. Il l’avait presque +toujours dans sa chambre, la formant et l’instruisant, et prenait le +même soin de ses plaisirs d’enfant que de son avancement. Son esprit +s’ouvrit en même temps que son cœur. En peu de temps Saint-Aubin lui fit +lire l’histoire et lui montra les premiers éléments des sciences. Tout +dans sa vie nouvelle lui paraissait charmant et délicieux. Elle eût été +parfaitement heureuse si le souvenir de sa vieille nourrice ne l’eût +poursuivie comme il arrive aux enfants dont le cœur est fidèle dans un +âge où tous les sentiments sont éphémères. Mais elle revoyait +incessamment cette bonne vieille et le Frère qui l’instruisait et la +petite église de Saint-Mathieu et l’épée d’André Doria suspendue au +dessus de l’autel. Elle entendait les chants qui naguère la touchaient; +elle se rappelait des lambeaux de phrases apprises dans la _Doctrine +chrétienne_ ou restées comme des échos de sermons oubliés. Hélas! mon +Père, me dit-elle, vous ne pourrez jamais concevoir ce que quelques +paroles ainsi retenues me firent souffrir. J’avais treize ou quatorze +ans, quand mon père voyant mon désir de revoir la vieille Angèle, ma +nourrice, me confia un jour à une sœur de ma mère qui allait à Gênes +pour quelque affaire. Je pensai mourir de bonheur en revoyant les arbres +de l’Acqua Sola sous lesquels ma nourrice m’avait promenée si souvent et +peu après en me jetant dans ses bras. Je restai six semaines à +Saint-Pierre d’Arène où ma tante avait à faire. Pendant ce temps je +revis souvent ma nourrice et elle m’emmena plus d’une fois entendre la +messe ou les vêpres à Saint-Mathieu. Je n’étais pas entrée une seule +fois dans une église depuis que je demeurais à Florence. Tout ce que je +voyais maintenant me frappait avec une vivacité extraordinaire. La +veille de notre départ, le Fr. Mario, frère de la vieille Angèle, fit le +sermon. Je n’ai retenu qu’un mot qu’il répétait incessamment avec une +force qui me faisait trembler: _Fuori Chiesa non c’ è salvezza._ Je +prenais ces paroles dans leur sens naturel et elles résonnaient à mon +oreille comme une malédiction. Quand je dis adieu à Angèle pour ne la +revoir jamais, elle me dit tout bas: Ne manque plus jamais d’aller à +l’église afin que Dieu te bénisse. J’embrassai son cou de toutes mes +forces, et quand nous fûmes de retour à Florence, je priai mon père de +me laisser aller à l’église d’une voix si suppliante qu’il en parut +étonné et m’y fit conduire dès le premier dimanche. Un jeune Français +qui commençait sa carrière sous ses ordres s’offrait à m’y mener. Il +avait une nature religieuse quoique ardente. Souvent il me récitait des +vers que j’oubliais, mais dont le son me charmait plus qu’aucune musique +et me laissait infiniment heureuse d’être catholique. Il avait le plus +profond respect pour mon père et quelquefois priait avec moi pour lui. +Car, mon Père, ajouta-t-elle, depuis quinze ans, je prie incessamment +pour lui. J’ai eu parfois le cœur si serré à la pensée qu’il est +maintenant hors de l’Église que je défaillais. Comprenez donc ma joie +quand je vous ai entendu dimanche expliquer les paroles qui m’ont +épouvantée pendant tant d’années. S’il est vrai, comme vous l’avez dit, +que de vouloir tout ce qui est bien est un commencement de religion et +que l’Église est le lieu des âmes et non des corps certainement mon père +ne sera pas damné, dût un ange lui apporter du ciel, comme vous disiez, +les paroles qui le feront chrétien. En disant ces mots, ses yeux se +remplirent de larmes, et sa figure revêtit une expression mêlée de +douleur et d’espérance telle que j’en fus dans la même émotion et que je +trouvai à peine les paroles capables de l’encourager et de la consoler. + +Assurément, mon Très Révérend Père, cette jeune fille est chrétienne, et +bien que je ne comprenne pas ce qui l’éloigne des sacrements puisqu’elle +est si fort attirée par l’église, elle l’est sans doute beaucoup plus +que d’autres qui en ont le nom et l’apparence plus que la réalité. + +2 juillet 182... + + +De Dom Michel au Très Révérend Père Abbé. + +Nous continuons la visite du village et je vois bien que Dom Thierry +avait raison de nous la faire faire. C’est beaucoup de connaître le +visage et le nom de ceux dont on répond devant Dieu. Il arrive que ces +bonnes gens sont un peu gênés de leur pauvreté quand nous entrons dans +leurs maisons, mais je leur dis notre profonde détresse dans les années +qui suivirent notre exil et ce récit de notre dénûment leur ôte aussitôt +toute honte. Dom Thierry m’étonne par l’extrême facilité avec laquelle +il entre dans leurs moindres intérêts. Je découvre qu’il a une science +profonde de l’agriculture dont ces pauvres gens paraissent ravis. Il +parle surtout savamment des abeilles qui, dit-il, font des rayons d’or +dans son pays. Il a une manière admirable d’enseigner à la fois le +mépris des richesses et la façon de les acquérir. A mesure que je +l’entends et que j’entre davantage dans ses idées, des projets qu’il +fait pour améliorer le sort des paysans en rassemblant leurs efforts me +paraissent moins chimériques. Il dit que les esprits chimériques sont +ceux qui se figurent les choses toujours au même point pendant qu’elles +changent sans cesse, et que Bonaparte, qu’il déteste, a été seul à bien +entendre les temps nouveaux. + +Avant-hier nous sommes allés à Scilly et nous avons pu enfin pénétrer +dans la maison de Saint-Aubin. Je vous l’ai dit, mon Très Révérend Père, +cette maison était la campagne de l’Abbé. On y arrive par une avenue de +cyprès plantés il y a moins de vingt ans et qui conviennent bien à la +triste retraite d’un apostat. Le jardin est rempli de fleurs et de beaux +arbres chargés de fruits. Au-dessus de la porte est une inscription +latine à la louange du repos des champs qui a été fraîchement repeinte +en incarnat. Au moment que nous arrivions à la porte, non sans quelque +émotion pénible, cette porte s’est ouverte et l’injuste possesseur du +lieu a paru. C’est un grand homme extrêmement maigre avec des cheveux +tout blancs. Bien qu’il fût vêtu avec un soin proche de la recherche et +que ses manières soient d’une noblesse singulière dans un homme de son +origine, son abord n’est pas engageant. Il a dans le regard quelque +chose de froid et de hautain qui glace. «Entrez, mes Pères, nous dit-il, +ma fille et M. de Souville m’avaient fait espérer votre visite.» Il nous +introduisit alors dans une vaste pièce ornée de boiseries anciennes et +garnie d’un côté d’une haute bibliothèque, mais sans autres meubles +qu’une grande table et, devant une fenêtre, une cage immense très ornée +et remplie d’oiseaux de toutes sortes. Au bout de peu d’instants il +envoya chercher sa femme et sa fille et, s’excusant sur quelque affaire, +nous laissa. Cette femme est bien huguenote. Avec un air de mélancolie +qui préviendrait en sa faveur, elle a la politesse sans cordialité des +calvinistes et un talent singulier de dire civilement des choses amères. +Heureusement qu’elle aussi n’a demeuré que le temps qu’il fallait pour +la bienséance et nous a laissé sa fille, disant d’un ton assez sec +qu’elle nous montrerait la maison si nous voulions. La pauvre fille +souffrait sans aucun doute de l’accueil mortifiant qu’elle nous voyait +essuyer et son air était à chaque instant comme une réparation de ce +qu’elle ne pouvait prévenir. + +A peine sa mère fut-elle sortie qu’elle nous dit toute sa joie de nous +voir enfin dans sa maison. Elle nous promena de chambre en chambre de la +meilleure grâce et parut aussi surprise que ravie de voir que nous +raisonnions tous les deux de peintures et de curiosités. Saint-Aubin a +une très belle galerie de tableaux italiens, mais à part la petite +châsse d’ivoire dont M. de Souville avait parlé, il n’y a rien qui +provienne de l’abbaye. Sa fille nous a dit que cette châsse était un +présent du préfet, ou peut-être qu’elle avait été donnée en échange +d’autres objets de prix. C’est une imitation de la châsse de Sainte +Ursule et le travail en est curieux et délicat, car toutes les parties +en ont été conservées réduites, mais il y a dans ce morceau plus +d’application et de curiosité que d’art véritable. Quant aux manuscrits +anciens, ce sont deux antiphonaires de Trêves assez rares et une +_Quinzaine de Pâques_ dont les enluminures sont d’une naïveté singulière +et le chant d’une barbarie exceptionnelle, même pour le temps. +L’_Exultet_ sur lequel je me suis arrêté un instant offre quelques +variantes assez dignes de remarque. + +Il faut vous avouer, mon Très Révérend Père, que tandis que nous allions +par la maison, nous ne pouvions faire qu’en esprit elle ne nous reparût +dans son ancien état et que nous donnions plus d’attention à ces +souvenirs qu’aux paroles pourtant empreintes de sincérité de la fille +d’un usurpateur. Nous sommes revenus à la cure tous les deux rêveurs et +affectés. + +9 juillet 182... + + +De Saint-Aubin à M. de Souville. + +Vous êtes parti, mon cher Souville, mécontent et contristé de la manière +dont j’avais reçu ces deux religieux. Laissez-moi dire quelques mots à +ma décharge. Nous nous connaissons depuis longtemps et voici dix ans que +je n’ai guère d’ami que vous: il est convenable que vous sachiez ce qui +se passe dans mon cœur. + +Vous savez par quelle bizarre chaîne d’événements ma jeunesse a été ce +qu’elle fut: comment le prieur de Saint-Marc me distingua parmi d’autres +enfants et commença de me faire instruire; comment un père chargé de +famille fut trop heureux de me voir me tourner vers l’Église où, à +défaut d’honneurs, je devais du moins trouver l’aisance et le bien-être; +comment enfin le bon prieur, attentif et inquiet sur ma complexion +délicate, m’envoya, vers l’âge de dix-huit ans, à Scilly qui était +devenu ce que, dans l’Ordre bénédictin, on nomme un monastère de +campagne et demanda qu’on m’y traitât avec une particulière douceur. +Quelques années séparaient le moment où j’y arrivai de la Révolution, et +j’ai la certitude qu’une inquiétude sourde qu’on remarquait dans presque +tous les couvents d’alors venait, sinon de la prévision, du moins de +l’approche de ces grands événements. C’est ainsi que l’instinct des +oiseaux les agite, même à l’abri dans une volière, quand l’orage est +menaçant ou que le temps des migrations revient. Scilly n’était pas un +monastère des plus réguliers. L’Abbé, qui me prit aussitôt en amitié, +avait près de soixante et dix ans et se souciait peu de réformes. Je +passai presque tout mon temps avec lui, dans cette maison même que +j’habite et qu’il ne quittait presque plus. Chaque matin, j’allais au +monastère prendre une leçon de théologie et entendre l’explication des +règles. Celui qui la faisait était un homme d’environ soixante ans, qui +avait été rival de l’Abbé au moment de son élection. C’était un moine +austère et d’une régularité extraordinaire. Sa vie était le seul lien +assurément qui empêchât l’observance claustrale de se dissoudre +entièrement. Il le sentait et s’attribuait une autorité fort au-dessus +de celle de prieur, qui contribuait encore à éloigner l’Abbé. Cette +situation retentit sur la mienne. Les profès me connaissaient à peine. +Parmi les novices, les uns me jalousaient, les autres me trouvaient de +l’esprit et le laissaient voir d’une manière qui tournait à mon +préjudice. Le prieur enseignait une doctrine étroite et rigide qui me +dégoûtait et dans laquelle il ne m’était guère difficile de faire +brèche. L’Abbé était savant en histoire ecclésiastique et, avec la +bonhomie de la vieillesse, il m’en disait souvent des détails qui +m’étonnaient secrètement, mais dont je me servais avec plus +d’impertinence que de malice véritable contre les thèses du prieur. Les +livres réservés se trouvaient aussi dans notre maison et tout à fait à +part de la bibliothèque commune. Je ne tardai guère à y aller voir. +Calmet me conduisit par une route naturelle au _Dictionnaire +philosophique_, à Diderot et à Rousseau où je sentais la vie, tandis que +mes cahiers latins me semblaient être des sépulcres vides. Plus d’une +fois le prieur m’appela M. le philosophe, non par une ironie dont il +était incapable, mais dans une indignation qu’il ne pouvait maîtriser et +qui me déconcerta. Je revenais lire Tillemont à l’Abbé dans un sentiment +confus que ni mes goûts ni mes idées ne me portaient vers une vie que je +n’avais pas choisie et j’en appelais sourdement le terme. Quand la +Révolution nous dispersa, bien que ma vie eût été constamment facile et +agréable, il me sembla que des barrières s’ouvraient. Je n’eus cependant +pas un instant l’idée d’abandonner l’Abbé dans des circonstances que son +âge et la tranquillité où il avait vécu lui rendaient plus cruelles qu’à +personne. Nous allâmes à Neufchâtel où nous passâmes l’hiver de 1793. +Cette ville était pleine d’émigrés qui y menaient une existence joyeuse. +Il nous avait fallu prendre des habits séculiers et je fus ravi de me +donner les airs d’un jeune cavalier. La naissance de l’Abbé, sa noblesse +et son infortune le mettaient naturellement dans la société la plus +relevée. J’en profitai et il ne me fallut pas longtemps pour oublier +l’air conventuel et avec lui toutes les leçons que j’avais reçues. +J’étais jeune et agréable. La liberté me donnait de l’esprit et de la +légèreté: je fus gâté, et pour la première fois de ma vie je me crus +heureux. Cependant je remarquais un sentiment étrange dans l’Abbé. Ce +vieillard que la vie claustrale paraissait rebuter et qui s’en était +retiré sitôt qu’il en avait eu le pouvoir était miné maintenant par la +tristesse d’en être éloigné à jamais. Il en parlait peu, mais quand il +le faisait, c’était avec une douleur contenue qui me pénétrait. Parfois, +le son de quelques cloches lui rappelait les nôtres, et sa mélancolie +redoublait. Voyant ce triste état, je lui proposai de changer pour un +temps de résidence. Nous fûmes reçus avec une extrême bonté par les +religieux de Saint-Maurice en Valais, qui sont des Chanoines augustins. +L’Abbé s’appliqua à observer leur règle et on eut pour lui tous les +égards. Il assistait très exactement au chœur et vivait dans un +recueillement que je ne lui avais jamais connu. Cependant sa santé +s’altéra insensiblement et il mourut le jour de la Pentecôte 1794, avec +un courage et une religion dont tout le monastère fut dans l’admiration. + +Je restai à Saint-Maurice encore quelques semaines après sa mort, mais +la régularité conventuelle qui ne m’avait été possible que par la +crainte d’affliger mon bienfaiteur me devint promptement insupportable. +Je trouvai un prétexte pour remercier ces bons Augustins de leur +hospitalité et gagnai Berne, où je devins, par une aventure singulière, +secrétaire d’un commissaire du Gouvernement. Cet homme fut pour moi, à +cette époque critique de mon existence, ce qu’avait été l’abbé de +Scilly. Il avait un esprit vaste et puissant, une âme élevée et grave. +Il me fit comprendre l’esprit de la Révolution dont je n’avais vu +jusque-là que les dehors et pour ainsi dire l’écorce effrayante. Il +avait beaucoup lu et me fit apprendre l’allemand que personne ne sait en +France. Lessing et Herder me montrèrent combien les adversaires aussi +bien que les champions du christianisme, dans notre pays, étaient +superficiels, étroits et éloignés même de l’intelligence la plus +rudimentaire des questions qu’ils débattent. En même temps, je pris goût +aux affaires et commençai à sentir l’ambition. Vous avez quelquefois été +surpris, mon cher Souville, de voir qu’il ne restât en moi aucune trace +de mon éducation première. C’est dans ces années d’activité, de +réflexion et un peu aussi d’intrigue, que je les perdis entièrement. +Quand le Premier Consul me chargea d’une mission importante à Parme, je +me souviens que je remarquai à quel point j’étais un homme nouveau, ou +plutôt combien il me paraissait étrange que mes idées, sinon ma vie, +eussent jamais été autres que ce qu’elles étaient. Tous ceux qui ont +suivi le même chemin que moi n’en pourraient dire autant. J’ai entendu, +un jour, dans un repas et devant une société nombreuse, M. de Talleyrand +et le baron Louis, ancien prêtre, comme vous le savez, faire des +plaisanteries révoltantes sur leur premier état. J’ai toujours été à +l’abri de cette bassesse et de cette grossièreté, vous en avez eu +souvent la preuve, et depuis mon retour dans ce pays, la solitude, la +réflexion et l’âge m’ont fait perdre peu à peu un sentiment assez +semblable à de la rancune que j’avais contre les institutions +religieuses parce qu’elles étaient vieillies et décrépites quand j’étais +jeune et que tout, autour de moi, était jeune; peut-être aussi parce que +de vivre en Italie confirme inévitablement dans le mépris qu’on peut +avoir de la superstition. Aujourd’hui, je vois clairement que, quoi +qu’on puisse dire contre la Bible et les mystères, la religion a une +influence heureuse sur les peuples, et que le catholicisme avec la +tolérance ne pourrait manquer de rendre une nation prospère. Ce n’est +pas tout. Je retrouve en moi-même, à mesure que je vais, un sentiment +élargi et fortifié de la puissance de la prière. Oui, Rousseau aurait +raison et la prière serait une absurdité et une sauvagerie si nous +savions ce qu’est l’Être suprême. Mais nous n’en avons que des idées +faibles ou fausses parce que notre intelligence ne peut lui appliquer +que des mesures humaines et toutes trompeuses. Je vieillis. Dans +quelques années je mourrai, c’est-à-dire que je serai séparé de tout ce +qui m’attache et surtout des deux femmes qui m’environnent de leur +affection. Je sens, mon cher Souville, que tout dans ma nature se +révolte à l’idée de tomber seul, épouvantablement seul, dans ce gouffre +obscur du trépas. C’est ici que l’idée du Dieu de l’Évangile, du Père +céleste qui pardonne et accueille, me revient avec une force qu’aucun +raisonnement n’ébranle et devant laquelle toute philosophie semble +dérisoire. Un Voltairien ne manquerait pas de me dire que je n’éprouve +ce sentiment à un tel degré que parce que j’aime tendrement ma fille. Il +est vrai, mais il est vrai aussi que d’aimer ou de ne pas aimer fait +qu’on entre ou qu’on n’entre pas dans certaines raisons et que, telles +qu’elles sont, les miennes me paraissent démonstratives. Apprenez +maintenant que je n’ai montré tant de froideur au P. Thierry et au P. +Michel que parce que je croyais voir des inquisiteurs entrer dans ma +maison à la recherche de biens qui n’y sont pas, que depuis j’ai revu +souvent ces bons religieux et que je regarde le P. Thierry comme un +génie. Aucun homme ne me paraît être entré aussi avant que lui dans +l’esprit véritable du christianisme; personne n’y sait découvrir comme +lui des harmonies où le siècle passé ne voyait que des absurdités. +Hélas! mon cher Souville, si j’avais rencontré un tel homme il y a +quarante ans, ma vie n’aurait pas été sans doute ce qu’elle a été. Mais +peut-être aussi que si ma vie eût été autre, je n’aurais pas apprécié +comme je fais les étonnantes clartés qu’il jette sur la doctrine de +l’Évangile. Laissez-moi, en tous cas, vous remercier de m’avoir envoyé +ces très honnêtes gens dont l’un est assurément le plus grand esprit que +j’aie jamais rencontré. + +5 septembre 182... + + +Nous n’avons point d’autres lettres des personnes qui formaient +l’entourage de Saint-Aubin, mais nous savons par le _Journal_ de Dom +Thierry que Saint-Aubin, frappé d’une seconde attaque, fit publiquement +profession de la foi chrétienne, qu’il fut réconcilié dans les formes, +mais que, par un choix assez inattendu, il voulut se confesser à Dom +Michel, qu’enfin il mourut quelques années plus tard dans les sentiments +d’une piété véritable. + +Sa femme était morte avant lui et resta toujours protestante. Leur fille +retourna en Italie après un incendie qui détruisit de fond en comble la +maison de l’Abbé. Elle vivait encore à Florence en 1855. + +Mai 1898. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Les Bénédictins anglais de Douai 1 + La Trappe 43 + La vallée du Cadi et l’abbaye de Saint-Martin du Canigou 55 + Une abbaye au XVIIIe siècle (Liessies vers 1720) 99 + Petit moutier 151 + Les moines de Shakespeare 157 + Lettres de moines 211 + + + + +ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY + +E. GREVIN, SUCCr + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76608 *** diff --git a/76608-h/76608-h.htm b/76608-h/76608-h.htm new file mode 100644 index 0000000..86ddfb4 --- /dev/null +++ b/76608-h/76608-h.htm @@ -0,0 +1,6699 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Figures de moines | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} +p.noindent { text-indent: 0; } + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +.h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; font-style: italic; + margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; 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Les Parisiens +l’appellent la Flandre et le voient sous les couleurs +dont Rodenbach leur a peint sa patrie. Il y +a cependant des différences singulières entre les +habitants d’une région si étendue et soumise à +des influences si diverses. Les Flamands de +Bergues et de Cassel ne ressemblent en rien aux +populations des quatre arrondissements méridionaux +et dans ceux-ci mêmes la variété est assez +grande pour engendrer parfois l’antipathie. Entre +la Flandre proprement dite et ce qui était le +diocèse de Fénelon, Lille est tout à fait à part +dans un pays bas, humide et de population +mêlée. C’est une grande ville neuve, bruyante, +boueuse et triste, où le peuple est singulièrement +grossier. Les gens du pays d’herbages et de forêts, +situé à vingt ou trente lieues au sud, entre +la Sambre et les Ardennes, qui y viennent quelquefois +pour leurs affaires, s’y sentent mal à l’aise +et dépaysés. Au contraire les vieilles villes du +bassin de l’Escaut, le Quesnoy, Valenciennes, +Condé, Cambrai, Douai, éveillent en eux une +curiosité sympathique. Ce sont des pays qu’on +avait toujours sus assez près pour espérer les +voir, quand on en rencontrait les noms dans +l’histoire des guerres de Louis XIV. On y était +soldat, on y allait pour des procès, pour passer +son baccalauréat, ou simplement pour voir les +cavalcades ou les grands marchés.</p> + +<p>Je me rappelle ma curiosité quand on m’amena +à Cambrai pour y commencer mes études en +sixième. C’est au Quesnoy que je vis pour la +première fois plusieurs des merveilles qui +m’avaient fait rêver : des remparts avec de grands +tas de boulets noirs, brillants et rangés, un grand +bateau sur le canal, et un moulin à vent qui tournait +et sifflait.</p> + +<p>Cambrai m’offrit bien d’autres objets d’étonnement. +Les remparts s’y dressaient autrement +fiers sur la profondeur sombre des fossés ; les +portes y étaient monumentales, à colonnes et +sculptures, avec des traces de boulets de canon. +Quand nous entrâmes en ville, je sentis tout à +coup que je ne ressortirais plus que collégien +conduit à la promenade, et Cambrai me parut +triste. Cependant nous allâmes longtemps par la +ville au beau soleil d’octobre, et je vis pour la +première fois une cathédrale, une grande église +ornée de tableaux immenses, un palais épiscopal, +de vastes places, des séminaires, collèges et +couvents, pour la plupart puissants édifices du +<small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, dont je ne me lassais pas de regarder +les innombrables fenêtres et les toitures énormes. +Dans la cathédrale, nous vîmes, derrière le chœur, +la sépulture des archevêques. Sur un sarcophage, +à demi-couchée, on me montra la noble figure de +Fénelon. J’avais lu le <i>Télémaque</i> et j’avais un +goût extraordinaire pour les <i>Fables</i>. Je connaissais +aussi le portrait de Saint-Simon qui me faisait, +sans que je susse pourquoi, l’effet de la +musique. C’étaient bien ces yeux dont le feu +sortait comme un torrent. Il y avait une noblesse +inexprimable répandue sur les grands traits du +visage, dans le geste lent et persuasif. Je regardais +de toutes mes forces.</p> + +<p>Sur une place silencieuse, derrière un jardin +à bassins et jets d’eau, qui me parut mystérieux +et féerique, nous nous arrêtâmes aussi devant ce +qui reste du palais du prince-évêque : une entrée +magnifique, une sorte de double portique avec +des guirlandes, des écussons et des devises. J’ai +vécu neuf ou dix ans à Cambrai, j’y retourne +encore quelquefois : la statue et la porte du palais +de Fénelon me parlent toujours comme en cette +journée d’octobre.</p> + +<p>On nous conduisait parfois nous promener sur +la route de Douai. Une vieille pierre blanche +indiquait le chemin. Je ne savais de Douai que ce +que mes camarades me disaient et je n’y pensais +pas autrement ; cependant, un de mes oncles y +avait été professeur, et il me semblait naturel et +probable que j’y vivrais moi-même quelque jour. +Quand je fus en troisième, je me pris d’une passion +pour l’anglais. On nous l’apprenait par une +méthode sévère, mais la langue me paraissait à +la fois étrange et facile et me faisait sentir sous +les mots une âme autre que la nôtre que je voulais +atteindre. Les élèves de seconde expliquaient +le <i lang="en" xml:lang="en">Sketch Book</i> de Washington Irving. Je l’empruntais +constamment à mon voisin : je lisais et +relisais les pages charmantes qui me peignaient +un Noël anglais, ou les histoires mélancoliques +et sentimentales où je croyais voir pour la première +fois une expression juste et pénétrante de +la vie réelle. La langue ciselée, savante, poétique, +me ravissait. Cette année-là, j’eus en prix l’<i>Apologia</i> +du cardinal Newman. Ce chef-d’œuvre +avait été traduit très exactement et avec une +certaine élégance par un M. Du Pré de Saint-Maur. +Newman avait écrit, pour la traduction, +une vingtaine de pages de notes où il débrouillait +à l’usage des Français l’écheveau des partis religieux +dans l’anglicanisme et celui, plus embrouillé +encore, de la constitution d’Oxford. Le +livre n’avait eu aucun succès. Il était tombé peu +à peu au rang des ouvrages que les éditeurs +vendent au rabais aux institutions religieuses. Il +y en avait un stock à la librairie et on faisait si +peu de cas de ce pauvre livre à couvertures grises +qu’on n’osait même pas le montrer à la distribution +des prix. J’eus le mien parce que j’étais +assez fort à la balle au mur.</p> + +<p>Il serait inutile d’essayer de décrire l’impression +que cette merveilleuse histoire d’âme fit sur moi. +Oxford est vivant dans l’<i>Apologia</i> avec sa poésie +propre qui ne ressemble à aucune autre. Quant +au progrès religieux de Newman, il s’accompagnait +d’une vie intérieure noble et mâle, d’un +goût de vérité et de beauté, très humain et très +élevé, que je n’avais jamais vus rassemblés dans +une vie de saint. Le pauvre livre méprisé m’enchanta +par ce qu’il m’apprenait, par ce qu’il me +faisait deviner et par les problèmes que mon +esprit se posait à lui-même chaque fois que je +l’ouvrais. La pensée anglaise m’attira dès lors +par son originalité et sa fraîcheur et je devins +curieux de tout ce qui me venait de ce côté.</p> + +<p>Je ne me rappelle pas comment je connus +l’existence du monastère anglais de Douai. Nous +lisions beaucoup une très intéressante histoire +des persécutions par un grand vicaire de Cambrai, +M. Destombes, dont je vois encore la fine +et spirituelle figure. Il y est question à chaque +instant du collège qui vit sur ses bancs Southwell, +Campian et tant de confesseurs de la foi, mais je +ne croyais pas que rien subsistât de ce séminaire +fameux. Quelqu’un me prêta aussi la traduction +du <i>Journal</i> du collège pendant la révolution. +C’est le récit très attachant d’une captivité +assez longue que les étudiants et la plupart +de leurs maîtres subirent dans la citadelle de +Doullens. Quelque temps après, je sus que Douai +possédait toujours un collège anglais et mon +imagination commença à travailler sur ceux qui +l’habitaient. Je les voyais dans les dispositions +où mes lectures m’avaient montré leurs lointains +ancêtres, graves, réfléchis et méprisant la mort +sans emportement.</p> + +<p>Nous passions, comme de juste, notre baccalauréat +à Douai. C’est cette grave affaire qui m’y +conduisit pour la première fois. Le souci de +repasser des dates ne nous laissait guère le loisir +de nous promener en touristes et nous ne quittions +une petite pension appelée Saint-Amé, où +nous descendions, que pour aller à la Faculté. +Cette maison touchait à l’église Saint-Jacques +qui, jusqu’à la Révolution, avait été celle des +Récollets anglais. Un joli jardin triste, planté +de poiriers déjà chargés de fruits, s’étendait le +long de l’église : nous y restions de longues +heures sur un banc à écouter les cloches — les +plus belles de la ville, — égrenant un glas infini. +Devant l’église, une grande maison du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle +dominait un jardin entouré de murs et de fossés : +c’était l’ancien couvent des Récollets. Douai avait +eu, au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, une célèbre université. Quand +Oxford devint protestant, les catholiques anglais +se rassemblèrent au centre intellectuel le plus +proche. C’est ainsi que Douai eut cinq établissements +britanniques : un couvent franciscain, un +monastère bénédictin, le Collège anglais ou des +Grands Anglais, comme on l’appelle encore, +celui des Écossais et un autre pour les Irlandais, +dont il ne reste rien. La maison des franciscains, +comme leur église, n’avait pas subi le moindre +changement.</p> + +<p>Un beau soir de dimanche, il y eut une fête +sur l’esplanade, le long de la rivière. La chaleur +avait été accablante et la soirée avait le +calme profond des plus beaux soirs d’été. Je fus +frappé du recueillement de la foule. A part trois +jours dans l’année où un vent de folie semble +souffler sur la ville, le peuple de Douai n’est +jamais bruyant. Cette multitude se déplaçait +lentement, sans cris ni désordre, et semblait jouir +de la fraîcheur commençante comme si elle n’eût +eu qu’une seule âme. Les larges quais de la +Scarpe et l’immense esplanade paraissaient plus +vastes de la présence de ces milliers d’hommes. +Je suivais distraitement la foule quand je vis +venir en sens inverse trois hommes d’un aspect +singulier. Vêtus de noir, ils avaient la pâleur de +visage, les cheveux et les sourcils foncés que le +mélange de sang irlandais donne fréquemment +aux Anglais catholiques. Le plus âgé portait le +paletot fermé et le haut col romain, ses deux +compagnons avaient la bizarre coiffure en losange +des étudiants d’Oxford. Ils s’avançaient silencieux, +le pas grave et assuré ; personne que moi +ne les regardait. Je serais ridicule en disant que +cette apparition de trois Anglais, un moine et +deux séminaristes, me fit battre le cœur et que +mes yeux ne pouvaient se détacher de leurs +hautes et sombres figures. Mais j’étais jeune, +sans nulle expérience, imaginatif et ardent : ces +trois hommes étaient pour moi une civilisation, +une pensée, et surtout l’incarnation d’une histoire +écrite avec le sang des martyrs. Je les +regardais s’éloigner, le cœur plein d’aspirations +de toutes sortes. De ce premier passage à Douai +leur souvenir fut celui que je gardai le plus vif +avec celui d’un recueillement singulier répandu +sur la ville.</p> + +<p>Deux ou trois ans après, je revins à Douai faire +mon apprentissage de très jeune professeur. Le +collège Saint-Jean était établi dans un ancien +couvent d’Ursulines, dont il restait quelques +morceaux assez élégants. Les bâtiments formaient +un quadrilatère autour d’une vaste cour +ombragée par quelques vieux arbres et séparée +par une grille d’un très beau jardin que l’on continuait +à appeler le parc, comme au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. +A travers les arbres on apercevait le dôme de +l’église Saint-Pierre.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Le « parc » de madame de Lafayette, dont parle madame +de Sévigné, ne pouvait aller que de la rue de Vaugirard +à Saint-Sulpice. Le très agréable jardin du collège Stanislas +s’appelle aussi le parc, comme au temps où la princesse +Belgiojoso s’y promenait.</p> +</div> +<p>Saint-Jean était la maison la plus ordonnée. +La règle y était austère et cependant on l’acceptait. +Plusieurs professeurs âgés avaient vieilli au +collège, comme vieillissent les prêtres, sans le +sentir ni s’en douter. Nous ne faisions jamais de +visites. Quand quelqu’un manquait à la table de +communauté, l’événement était commenté. Une +vie ainsi réglée et solitaire dans un milieu qui a +sa physionomie et comme son âme propres +développe une attention aux choses que la vie +de société ignore ou détruit. Pour nous, le collège +et la ville étaient des personnes. La langue +anglaise a une expression d’une force singulière +pour marquer le progrès qu’un lieu, un monument, +une œuvre d’art fait insensiblement dans +l’âme d’une personne : <i lang="en" xml:lang="en">to grow upon one</i>, grandir +non pas en soi, mais sur soi, c’est-à-dire +presque contre soi et malgré qu’on en ait. Le +charme de Douai, les expressions nuancées de sa +physionomie de vieille ville, nous pénétraient +ainsi lentement et sûrement.</p> + +<p>Ce qui frappait d’abord, c’était, comme je l’ai +dit déjà, le silence profond qui régnait. La +ville était immense pour sa population. Valenciennes, +qui est aussi peuplée, couvre moitié +moins d’espace et les rues en paraissent étroites +et grouillantes. Douai avait de grands espaces +vides : les quais, l’esplanade, un marché aux +bêtes qu’on appelait le Barlet, dont on ne voyait +pas les limites et où les plus grandes foires +du monde eussent été à l’aise. Il y avait en ville +plusieurs casernes derrière lesquelles des cours +insoupçonnées s’étendaient à perte de vue. Les +couvents, les collèges étaient tous au large, entre +des promenoirs, des cours et des potagers. Le +lycée, établi dans les bâtiments du collège d’Anchin, +en avait conservé l’immense enclos. Enfin, +presque partout, derrière les vieilles maisons +parlementaires à haute porte cochère et à six +fenêtres de façade, se cachaient des charmilles +et de profonds jardins. Quelquefois, par la porte +ouverte d’une étroite maison, on apercevait une +confusion d’arbustes ou d’arbres fruitiers en +fleurs débordant de toutes parts sur des murs et +que la mine chétive du logis ne laissait guère +deviner.</p> + +<p>Tout ce vide et cette étendue faisaient un grand +silence et une grande solitude. Je ne me souviens +pas d’avoir vu jamais plus de deux ou trois personnes +à la fois dans la rue Saint-Jean, qui aboutissait +cependant au centre de la ville et souvent +mes pas y rompaient seuls le silence. Le carillon +du beffroi — vieux beffroi espagnol de haute +figure — s’entendait de partout quand l’heure ou +la demie lui faisaient reprendre infatigablement +ses petits airs toujours les mêmes, et dont on +ne savait jamais s’ils étaient gais ou tristes. +Certainement ce repos absolu était l’atmosphère +même de Douai et les habitants le sentaient. +Une fois par an, dans le mois de juillet, on +promenait par la ville une de ces familles de +géants, protecteurs des cités flamandes, et pendant +trois jours le carillon s’éveillait avec l’aube +et répétait un refrain que vieux et jeunes reprenaient +jusqu’au soir dans une griserie de joie, +de soleil et de bière blanche. Mais cette petite +fièvre ne durait que d’un dimanche à un mardi et +le mercredi matin le silence revenait plus profond +que jamais.</p> + +<p>Les Douaisiens étaient renfermés, casaniers +et gardaient leurs impressions pour eux. Deux +fois par semaine il y avait musique sur la +place Saint-Jacques. C’était une grande et large +promenade de hauts tilleuls à travers lesquels +on voyait la façade des Grands Anglais. Toute +la ville venait à la musique. Dans l’intervalle +des morceaux on se promenait et à peine un +léger murmure s’élevait au-dessus de la foule +compacte. Quand les premiers rangs arrivaient +aux derniers arbres, on faisait volte-face comme +pour une danse antique et l’on revenait à pas +mesurés vers le kiosque. Je me rappelle un +dimanche de musique sur l’exiguë grande place +d’Antibes. Quelle chanson de cigales humaines +bruissait entre les palmiers et les hautes maisons +balconnées sous le carré de ciel bleu. Comme +de toutes les âmes partait la rapide fusée des +gaietés méridionales ! La place Saint-Jacques +était un endroit recueilli, où les petites nouvelles +et les petites intrigues se répandaient mystérieusement, +sans qu’on eût besoin de les dire. +Les plus légers indices suffisent à des autochtones +dont les âmes et les vies sont toutes +pareilles. Une vieille ville close ressemble à la +cité muette des fourmis. Rien ne s’entend et +pourtant les moindres impressions s’y propagent.</p> + +<p>Pour nous qui étions en marge de l’existence +commune et vivions surtout derrière nos murs, +nous n’entendions que le silence. C’était un des +charmes de notre vie. Les maisons hermétiquement +fermées devant lesquelles certains d’entre +nous passaient et repassaient depuis trente ans, +ne nous semblaient pas inhospitalières. Elles +avaient leur physionomie et nous les aimions +dans leur réserve. Plusieurs avaient une histoire. +Nous le savions et ne nous souciions pas +de mêler des réalités peut-être blessantes à ce +que nous voyions dans le lointain des temps +passés.</p> + +<p>Quelques vieux médecins, quelques vieux +prêtres singuliers ou autoritaires et dont on +avait un peu peur, quelques savants ou artistes, +rencontrés à la bibliothèque ou au musée et dont +la figure devenait familière, faisaient tout notre +cercle d’âmes vivantes. Le reste était énigme +pendant quelque temps, puis devenait cadre +et choses de tous les jours, comme nous le +devenions nous-mêmes quand on nous avait +vus quelques années, aller et venir par certaines +rues. Un jeune peintre, un poète qui devait devenir +mon ami et dont je suivais les songeries à la +trace, un vieil abbé métaphysicien m’intéressaient, +mais l’idée parisienne et moderne de les +aller voir, d’être présenté, de leur dire des +phrases banales, alors qu’en réalité ils étaient +une partie de mon existence et donnaient un corps +à mes rêves, m’aurait surpris et effrayé comme +un extraordinaire manque de goût. Nous gardions +intact le sentiment que les Anglais appellent +<i lang="en" xml:lang="en">wondering</i>, la curiosité de choses que nous +ne saurions jamais.</p> + +<p>Certains endroits que l’étranger de passage +eût à peine remarqués nous attiraient par un +charme sans cesse plus profond : un mélancolique +jardin dans la rue d’Arras ; un autre, très +vieux — car il n’était plus de niveau avec la +rue, — près du rempart, vers la porte d’Équerchin, +sorte d’Éden où tout croissait dans une +confusion vigoureuse ; la fabrique de cloches +aussi. Elle avait l’air monastique de certaines +vieilles manufactures. On ne voyait jamais personne +dans sa vaste cour circulaire et le silence y +était plus profond que partout ailleurs. On se +demandait par quelle magie se fondaient les +cloches qui passaient parfois fleuries et enguirlandées +sur un chariot et dont nous entendions +l’immense concert à quelques veilles de fêtes. +Ces lieux avaient un charme inépuisable, dont +aucune analyse ne donnait la formule ; avec le +même aspect ils eussent été autres dans une +autre ville et il fallait être naturalisé pour les +aimer, comme nous les aimions, avec le sens de +leur mystère.</p> + +<p>Certaines vieilles façades historiques avaient +le même pouvoir. La ville était pleine de ces souvenirs +de pierre où revivaient l’ancienne université, +avec ses séminaires, les temps de la domination +espagnole, des moines, des savants, des +soldats et des artistes. Au coin de la rue des Wez +s’élevait une grande maison badigeonnée où +s’abrite la bibliothèque de l’école d’artillerie. +C’est là qu’Estius et Stapleton faisaient leurs +cours devant des centaines d’étudiants. C’est là +que quelques années avant la Révolution, un +petit lieutenant corse, à figure pâle, à prétentions +littéraires et studieuses, avait fait une étude approfondie +de la bataille de Denain et du rôle que +Villars y joua. Chaque fois que cette chétive +silhouette de Bonaparte m’apparaissait, au seuil +étroit, je me ressouvenais qu’au même temps, à +six lieues de là, Chateaubriand était, lui aussi, +sous-lieutenant, à Cambrai, moins lieutenant, +plus ambitieux et plus littéraire qu’il ne lui a plu +de nous le dire. C’étaient là de grands souvenirs. +Ils m’émouvaient moins profondément qu’une +brève inscription sur une pauvre boutique, aux +abords de la collégiale Saint-Pierre :</p> + + +<p class="c"><span class="xsmall">ICI TRAVAILLA ET MOURUT</span><br> +JEAN BELLEGAMBE<br> +<span class="xsmall">SURNOMMÉ LE MAITRE DES COULEURS<br> +PEINTRE EXCELLENT</span><br> +(1600-1626).</p> + + +<p>Quelle vie de grand artiste laborieux et vivant +avec ses rêves, a été enserrée dans un poème lapidaire +plus sobre à la fois et plus éclatant ? +L’enchantement de cette inscription m’a bien des +fois retenu immobile devant la pauvre maison +longtemps après que la musique et la couleur de +ces lentes et nobles syllabes fussent entrées pour +toujours dans ma mémoire.</p> + +<p>Le collège anglais était contigu à la prison +et faisait avec elle un carré de deux à trois cents +mètres de côté. On y entrait par la rue Saint-Benoît, +ruelle déserte à l’entrée de laquelle était +une ancienne maison de postes où naquit Saint-Chrétien +et qui aboutissait à l’église des Chartreux. +De hauts murs, surélevés pour le jeu de +balle, faisaient vis-à-vis à une rangée d’humbles +maisons de deux fenêtres et de deux étages. On +ne voyait du collège que les têtes des tilleuls, +dominant ces murs, mais à de certaines heures +on entendait, suivant la saison, le bruit sec de la +balle de cricket sur la batte, où le bruit sourd +du ballon renvoyé d’un camp à l’autre. Des +voix grêles ou viriles s’élevaient de temps en +temps avec l’intonation gutturale ou nasale qui +défigure l’anglais dès qu’on le crie. Du quai +de la Scarpe, on voyait tout l’étage supérieur +du bâtiment central avec l’horloge et un campanile, +les fenêtres et la flèche aiguë d’une +svelte chapelle gothique. La porte n’était jamais +ouverte. On n’entendait jamais dire que qui que +ce fût allât chez « les Anglais ». Au temps de la +vieille université, quand les « nations » étaient +sœurs, quelques professeurs ou présidents des +établissements britanniques s’étaient fait à Douai +une réputation de prédicateurs, plusieurs y +avaient même exercé des fonctions pastorales. +Mais ç’avait surtout été des séculiers des Grands-Anglais. +Les bénédictins avaient toujours été +plus enfermés dans leurs habitudes claustrales +et depuis leur retour, en 1818, leur devise avait +semblé être : ni amis ni ennemis. Ils avaient +même renoncé depuis quinze ou vingt ans à +prendre des élèves français et ils vivaient comme +dans une île. Les Douaisiens avaient une sorte +de connaissance théorique de leur existence, +c’était tout. Les têtes se levaient à peine aux +fenêtres quand le miroir flamand annonçait l’approche +précipitée des jeunes Anglais portant sur +leurs épaules un long canot ou le pesant attirail +du foot-ball. Certains vieux prêtres paraissaient +surpris qu’on leur demandât s’ils avaient jamais +visité le collège ; d’autres y étaient allés une ou +deux fois en trente ans, entendre quelque office, +et avaient conservé le souvenir de la musique la +plus religieuse et la plus pénétrante. On ne citait +personne qui eût été familier dans cette enceinte +impénétrable. L’atmosphère de réserve qui l’entourait +de toutes parts, transforma, dès les premières +semaines de mon séjour à Douai, ce qui +avait été un lieu de rêves, en une sorte de désert +inaccessible et glacé. J’approchais rarement du +collège dans mes longues flâneries d’amoureux +de vieilles maisons et je prenais, comme tout le +monde, le chemin de n’y penser jamais.</p> + +<p>Un dimanche de novembre, me promenant +seul sur la route bordée de peupliers qui ramène +en ville par la porte de Valenciennes, j’admirais +avec quelle noblesse le dôme de Saint-Pierre +ferme la perspective entre les deux mélancoliques +rangées d’arbres assoupis. Il n’y avait ni +vent, ni soleil, ni bruit que celui des feuilles +mortes, ni rien qui pût troubler le profond repos +d’un dimanche de novembre aux abords d’une +ville dont tout le trafic se faisait sur un canal. A +un quart d’heure de la porte je fus dépassé par +une voiture de maître attelée de beaux chevaux. +Trois bénédictins y étaient assis. Ils portaient +leur costume religieux, sans doute à cause du +dimanche et leurs figures pâles ressortaient plus +pâles encore sur le capuchon et l’élégante pèlerine +noire qui distinguent la congrégation anglaise. +Aucun de ces hommes ne parlait. Ils me regardèrent +quelque temps avec la fixité d’expression +caractéristique des gens qui rêvent ou qui se +croient examinés. De nouveau je sentis se réveiller +le désir de pénétrer dans l’âme de ces +hommes que leur origine, leur vocation et leur +vie mettaient à part de tous ceux que j’approchais. +Quiconque est agité du désir de savoir ce +que sont les vies autres que la sienne n’en est +souvent possédé que par une persuasion secrète +que ces vies se suffisent à elles-mêmes, et +qu’elles ont une vitalité vers laquelle la sienne +aspire sans y avoir jamais atteint. Cette curiosité +n’est que le besoin profond d’une âme faible, +en quête de la formule ou du soutien où elle +espère trouver lumière et repos. La vie religieuse +supposant un idéal absorbant et la renonciation +volontaire à l’esclavage des passions et +des désirs sans cesse renaissants semble la plus +libre, la plus indépendante qui puisse être. Elle +réunit la domination intellectuelle du philosophe +et l’énergie superbe du soldat, adoucies par la +poésie et la mélancolie du cloître. La pensée de +cette existence close et cependant heureuse me +hantait. Je ne songeais pas que notre existence, +à nous aussi, était limitée à un étroit espace, protégée +par des murs et embellie par un jardin et +que nous paraissions aussi heureux qu’on peut +l’être dans notre solitude, sans que cependant la +soif d’« autre chose » qui fait le charme et le +tourment de cette vallée de larmes fût plus +apaisée chez nous que chez le reste des humains.</p> + +<p>Des mois passèrent, les longs mois d’hiver +où la musique ne jouait plus sur la place +Saint-Jacques traversée de bises et de rafales. +Nous trouvions d’autres harmonies dans les +quelques salles du Musée. Douai n’a pas l’éclat +artistique de Valenciennes. La patrie de Watteau, +de Pater, de Carpeaux n’a guère de rivales. +Cependant à Douai comme dans presque toutes +les villes du Nord, il y a une bonne école +d’art et des amateurs plus artistes que beaucoup +de gens qui tiennent le pinceau ou l’ébauchoir. +Il n’y reste que peu de chose de Jean Bollogne +qui passa d’ailleurs sa vie en Italie et que presque +tout le monde appelle Jean de Bologne, ni +de Bellegambe dont les œuvres sont pour la plupart +dans les musées d’Allemagne. Mais la petite +galerie douaisienne n’en est pas moins un +endroit délicieux où un homme attentif peut se +faire une éducation artistique assez complète. On +peut commencer par la poésie douce et accessible +des frères Breton ou des Duhem, peintres +du pays, s’affectionner à la peinture savante des +Flamands dans une salle qui commence par des +scènes de genre et finit par quelques triomphants +tableaux de Rubens, de Van Dyck et de +Frans Hals, et passer de là à une admirable salle +italienne où se trouve la collection Escallier. Le +docteur Escallier était médecin à Florence : il +était amateur et savant antiquaire ; vers la fin de +sa vie il rapporta sous le ciel natal sa collection : +trente ou quarante toiles parmi lesquelles on ne +trouvera pas une seule copie et où éclate un portrait +de femme de Paris Bordone. Le jour où l’on +se sent attiré autant par la grâce de ces Italiens +que par la richesse de Rubens ou même l’élégance +de Van Dyck, on peut être reconnaissant +au petit musée et à l’homme qui a enrichi la +petite ville septentrionale des trésors de Venise. +Médecin artiste, homme de bien qui as pensé +que d’autres admirations que la tienne consoleraient +ces exilées de se voir, toi disparu, sous +un climat gris et dans une lumière froide, tu n’as +pas obligé que des ingrats et l’amour des choses +belles que tu léguais à tes descendants n’a pas +toujours été perdu !</p> + +<p>Un soir du mois de mai, nous entendîmes du +jardin les notes d’un étrange carillon. Ces cloches +semblaient très lointaines et cependant proches, +harmonieuses et pourtant rudes et métalliques. +Nous sortîmes, et, à travers les rues tièdes, +dans la brune commençante, nous cherchâmes +dans quel clocher chantaient ces étrangères. Les +sons mystérieux nous guidant, nous arrivâmes +à la rivière, dans le quartier de la prison endormie, +et devant le collège anglais : les cloches +bizarres qui résonnaient dans le petit campanile +étaient des cloches d’acier, invention britannique +récente alors, les mêmes dont le tintement +innombrable ajoute encore à la tristesse des +soirs de dimanche à Londres. Nous fîmes lentement +le tour du monastère. A l’angle de la rue +Saint-Benoît, vis-à-vis l’église des Chartreux, +nous nous arrêtâmes. Au-dessus de nous des +voix mâles chantaient un cantique du mois de +Marie, le soir tombait et les arbres éparpillaient +un bruissement et une faible odeur printanière. +Quand le cantique cessa nous revînmes sur nos +pas : la ville était déjà endormie.</p> + +<p>A la rentrée d’octobre nous eûmes à Saint-Jean +un jeune élève anglais. Son père avait passé +quelques années au collège trente ans auparavant +et, le moment d’envoyer son fils sur le +continent venu, il avait écrit à un ancien professeur +qu’il supposait vivant, et qui, par hasard, +l’était, et lui avait confié ce fils. C’était un garçon +de quinze ou seize ans, intelligent, et possédant +au plus haut degré les caractéristiques de son +pays. Je n’avais jamais vu de près aucun Anglais +et j’étudiai celui-ci avec un vif intérêt. Je +fus frappé de le trouver incomparablement plus +homme que ses camarades français. Il avait une +confiance sans bornes en son père et tenait +compte des moindres mots qu’il lui écrivait. Mais +dans les limites que l’obéissance lui marquait, il +montrait à chaque instant une indépendance de +jugement et de résolution qui existe parfois chez +nos enfants, mais que leur légèreté ou une sorte +de respect humain dissimule et qui mettait un +abîme entre eux et lui. Il avait des opinions +faites sur une foule de points où les Français +n’en ont jamais, parce qu’ils passent brusquement +du rêve de l’enfance à l’indifférence ou au +scepticisme de leurs vingt ans. Il jugeait les +hommes aussi, promptement et franchement, et +avait le mépris facile. Il était doux, sociable et +obligeant, mais dans les limites que j’ai souvent +eu occasion depuis de voir que les Anglais ne +franchissent guère. Tenace et persévérant, il +avait les découragements subits et profonds, les +impuissances devant des obstacles qu’un Français +voit à peine, si fréquents chez l’Anglais isolé et qui +l’empêcheraient à jamais de faire aucun progrès +dans la vie et sur le globe, si quelques instincts +dominateurs ne possédaient toute la race et n’entraînaient +les faiblesses des individus comme un +torrent. Dans le commerce ordinaire il était +honneur et la droiture mêmes.</p> + +<p>Il se trouvait connaître un des bénédictins et +deux élèves de Saint-Edmond. Le dimanche qui +suivit son arrivée, je le conduisis les voir. C’était +un peu avant l’heure de vêpres. Au moment où +nous franchissions la petite porte que je n’avais +jamais vue ouverte, le carillon d’acier commença +son étrange harmonie. La cour était presque déserte. +Deux ou trois religieux se promenaient séparément +à grands pas rapides sous une galerie +à colonnes qu’on appelait la <i lang="it" xml:lang="it">piazza</i>. Quelques +élèves en grands cols rassemblaient hâtivement +leur attirail de jeux : bientôt ils gagnèrent les +dortoirs où une règle que nos collèges ignoreront +longtemps encore les appelait à leur toilette +avant de descendre à l’office. Un de ces petits +garçons s’offrit cependant poliment à nous +conduire à la chapelle. Nous passâmes devant un +réfectoire gothique et montâmes par un escalier +aux sombres lambris jusqu’au premier étage. A +droite, un long corridor s’enfonçait vers les +quartiers des élèves : il était ciré et lambrissé, +orné de tableaux et de gravures ; des portes à cadres +de chênes faisaient face aux fenêtres à travers +lesquelles on voyait une aile du collège et +un très grand jardin. Une odeur singulière et que +je n’ai jamais sentie ailleurs régnait dans ce corridor, +lieu régulier et où l’on ne parlait jamais. +C’était un mélange de la cire et de l’encens qui +filtrait de la chapelle, sur un fond balsamique +inexplicable, comme si un grand bois de plus se +fût trouvé dans le voisinage. Un moine aveugle +s’avançait d’un pas assez ferme dans ce corridor, +de temps à autre touchant rapidement la +muraille de la main.</p> + +<p>Une porte de chêne noircie donnait accès +dans la chapelle. Pugin qui l’a construite et +qui construisait ses églises en poète et en +chrétien aurait été content de l’impression +que celle-ci me fit. Qui dira le rien qui, surtout +en architecture, sépare le beau du passable ? +Ruskin dit, quelque part, de je ne sais quelle +église ogivale moderne, que ceux qui l’ont faite +n’y croyaient pas. Pugin avait cru de tout son +cœur à sa chapelle. C’était un simple vaisseau +dont les proportions faisaient toute la grâce. +Mais la hauteur et la profondeur de cette nef +avaient une attraction de chose vivante. On était +à peine sous l’envolement de la voûte que la +froideur de l’homme qui regarde s’évanouissait +dans l’attirance des longues lignes séduisantes +et victorieuses, dans le mystère des parties +hautes noyées dans l’ombre, dans l’éclat des +minces lancettes où la lumière extérieure semblait +se condenser sans oser les traverser. Trois +rangs de stalles sculptées, étagées de chaque +côté, laissaient au milieu une large allée où +l’aigle du pupitre seul étendait ses ailes de +cuivre clair. De hautes torchères s’allumaient çà +et là, tandis que le carillon semblait continuer +très loin son appel. Deux ou trois enfants de +chœur en noir et blanc disposaient des livres : +ils allaient comme des ombres. Le carillon se +tut ; trois heures sonnèrent ; une petite cloche +discrète et très douce sonna ; le cortège monastique +fit son entrée. Rien ne pourrait donner +l’impression de la religion, comme ce pas recueilli. +Vingt enfants de chœur s’avançaient d’abord, +puis sur deux lignes, les élèves uniformément +vêtus de noir, puis les religieux, les mains +sous leur scapulaire, la tête encapuchonnée, et +enfin l’officiant avec le diacre et le sous-diacre en +riches ornements gothiques. L’orgue, placé au-dessus +de nos têtes, commença une modulation +infiniment lente et douce, prière et supplication, +bien plus que musique, tandis que moines, enfants +et tout le chœur, inclinés vers la croix, récitaient +les prières secrètes : puis le <i lang="la" xml:lang="la">Deus in adjutorium</i>. +Tous ceux qui ont entendu un office +grégorien savent la signification de ces premières +paroles de vêpres, dites plutôt que chantées. +Depuis quelques années, les bénédictins +anglais avaient adopté la prononciation italienne +du latin, et cette sourdine à la voix naturelle de +l’officiant semblait la rendre très lointaine. Tout +le chœur répondit. Les voix étaient mâles et de +timbre un peu métallique ; elles s’élevaient et +s’abaissaient ensemble sous une impulsion rapide. +Les psaumes se succédèrent. C’étaient les +mêmes que j’avais entendus depuis mon enfance +et cependant combien différents. Les endroits +même que j’aimais surtout, ceux où le son des +paroles ne manquait jamais de me transporter +loin, bien loin de la terre de tous les jours, avaient +leur ancien charme, mais aussi un charme nouveau, +comme si j’eusse assisté pour la première +fois à un office catholique. Ces vêpres étaient +une sorte d’hymne variée et pourtant sans heurts +dont le mouvement continu berçait et élevait, +dont je souhaitais le progrès et redoutais la fin +comme d’un drame. Après les oraisons, le prieur +sortit de sa stalle et lut une courte homélie. Sa +voix montait et descendait avec les phrases. C’était +la première fois que je suivais cette mélopée +de la lecture anglaise qui devait me devenir +familière et mes oreilles en restaient étonnées +comme du chant des vêpres.</p> + +<p>Après le salut, quand la chapelle fut vide et +qu’il n’y resta plus que le parfum de l’encens +flottant dans la pénombre, nous passâmes chez +le Prieur. C’était un grand homme, sans rien +d’anglais dans les traits du visage, à figure spirituelle +et railleuse. Il nous reçut avec une +aisance d’homme du monde très différente de la +politesse ecclésiastique, nous fit des questions un +peu curieuses, de grand seigneur, nous dit de +revenir tant que nous voudrions et nous congédia. +Cet accueil aristocratique n’allait pas tout +à fait avec l’impression poétique que je gardais +de mes vêpres et il m’étonna. Je devais m’habituer +peu à peu à trouver ces religieux très différents, +suivant qu’on les voyait au chœur, moines +abîmés devant la grandeur de Dieu, ou Anglais +indépendants et à l’aise dans le commerce des +hommes.</p> + +<p>Tandis que mon jeune compagnon retrouvait +ses amis, un frère convers, Irlandais badin, me +montra le réfectoire. C’était une grande salle gothique +à plafond peint, en tout semblable aux +halls des collèges d’Oxford. Il y avait une +table pour le Prieur et les pères, une pour les +jeunes profès non prêtres, et une autre pour les +frères lais. Au milieu, une chaire à prêcher où +se faisait la lecture. Tous les meubles étaient anglais +et l’on se fût cru bien loin de France. +Aux murs étaient suspendus des portraits, austères +figures de moines, d’abbés et d’évêques +du <small>XVI</small><sup>e</sup> et du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Allen, fondateur +du collège dans les temps troublés d’Élisabeth, +était là avec sa barbe courte, son regard +clair et sa barrette rouge de cardinal. Les évêques +regardaient du haut de leurs collerettes +blanches ; les moines étaient raides dans leurs +cadres. L’expression de toutes ces figures était +uniformément sévère. Ces hommes étaient bien +ceux dont j’avais lu l’histoire dans les livres de +M. Destombes : ils savaient ce que c’était qu’être +un <i lang="en" xml:lang="en">Doway priest</i>, ou préparer les autres à ce +titre redoutable. La tristesse de l’exil et plus encore +d’une cause vaincue, les espérances déçues, +le courage renouvelé, la pensée des traversées +périlleuses, des espions devinés dès le port, des +trahisons, des mandats d’arrêt, de la fuite et +des cachettes, de la Tour et du procès, pour +aboutir enfin à la claie, au poteau et au gibet de +Tyburn, se lisaient sur ces fronts pâles. Dehors, +les enfants jouaient avec des appels et des cris +qui n’étaient pas ceux de France. Il me semblait +vivre un songe.</p> + +<p>Je revins souvent. Dès ma seconde visite, je +fis connaissance avec les bibliothèques et nouai +promptement une intimité avec elles. Celle des +Pères était sous les combles et contiguë à une +vieille salle de billard toujours déserte. En haut +des travées on lisait les inscriptions latines habituelles : +<i lang="la" xml:lang="la">Patres</i>, <i lang="la" xml:lang="la">Concionatores</i>, +<i lang="la" xml:lang="la">Grammatici</i>, etc. +Dans des armoires étaient enfermées quelques +pièces assez précieuses, plusieurs des vieilles +chansons, entres autres, dont Mac Pherson avait +tiré Ossian. Il régnait dans cette grande pièce +isolée plus que du recueillement et le sentiment +de la solitude y causait facilement une sorte +d’oppression. Je me tenais plus volontiers dans +la bibliothèque des élèves où personne ne venait +l’après-midi et où les bruits de la maison faisaient +un fond de vie sans troubler la tranquillité. +Il y avait là des journaux et des revues auxquels +je ne touchais jamais, ayant encore pour la +vie et le journalier le dédain superbe de la jeunesse. +Mais, sur les rayons, quinze ou dix-huit +cents volumes bien reliés appelaient l’œil et la +main : poètes, romanciers, biographes, historiens. +Je m’émerveillais de la largeur d’idées qui +présidait au choix des lectures de garçons de +seize ans. Je me souvenais avec un petit mouvement +de rancune que l’on m’avait confisqué un +<i>Vicaire de Wakefield</i> que je lisais en rhétorique, +et que Lamartine, qu’il faut pourtant lire +avant vingt ans, nous était sévèrement prohibé. +Je voyais ce que mes jeunes amis anglais lisaient, +j’entendais leurs réflexions : elles étaient saines +et franches, sans pruderie ni outrecuidance. Je +comprenais mieux ce que j’avais toujours rêvé : +une éducation basée sur la confiance, sur la certitude +que, dans l’enfance, un idéal d’honneur et +de pureté trouve presque infailliblement des instincts +qui lui répondent et que la protection à +outrance qui est l’esprit de l’éducation des Français +ne fait que reculer des difficultés inévitables +et laisse parfois derrière elle des infirmités sans +remède. Il régnait au collège Anglais une atmosphère +d’innocence et cependant je voyais qu’à la +veille d’en sortir, les aînés étaient déjà des +hommes, parlant et raisonnant en hommes. Un +air si doux faisait des tempéraments robustes. +Les enfants n’avaient pas non plus la superstition +des succès classiques, comme on le voit dans +les collèges où les principes et la méthode de +Mgr Dupanloup se sont conservés. Le « premier +de classe » adulé par ses maîtres et ses camarades, +passablement orgueilleux et merveilleusement +préparé à trouver la vie incompréhensible +et absurde, n’était pas connu au collège Anglais. +On n’y connaissait pas non plus l’élève +sage, bien qu’il s’y trouvât quelques étourdis +pour faire contraste. Les jeunes Anglais qui +laissaient une trace à Saint-Edmund’s avaient +été à la fois des écoliers dociles et sans prétentions, +des esprits brillants, avec une facilité pour +le vers ou une éloquence naturelle — deux +points particulièrement estimés — et des amateurs +de sport habiles ou intrépides. Ceux à qui +le caractère, l’allure et un rien de témérité +avaient manqué étaient promptement oubliés ou +l’on se les rappelait comme d’intelligents nigauds. +Les études tenaient à peine la moitié de +l’existence dans cette éducation qui voulait être +une éducation complète. Chaque jour, il y avait +de longues heures de liberté : on les passait au +<i>foot-ball</i> ou au cricket, souvent à la bibliothèque, +parfois sur les bancs, à l’ombre, dans la +cour à raccommoder des balles ou des engins de +pêche. Quand il faisait très froid, le Prieur donnait +un demi-congé et l’on s’en allait sur la glace +des marais, nombreux autour de Douai, ou sur +celle du canal, avec l’ambition de battre certain +record très ancien, en dépassant une écluse très +lointaine. Quand il faisait très chaud, le Prieur +donnait un demi-congé et l’on allait se baigner +à la rivière, plus tard, dans une jolie campagne +qu’on acheta, et qui, en moins de deux ans, prit +la physionomie la plus anglaise du monde, ou +encore à l’étang de Goelzin où l’on pêchait à la +ligne jusqu’à la fraîcheur. On vivait avec les saisons. +Les dates observées dans la vieille Angleterre +n’étaient pas méconnues. On jouait au +foot-ball sous le ciel gris et dans le gazon boueux +de la Berce Gayant tant que durait l’hiver, mais +le Samedi-Saint ouvrait le temps du cricket : +battes et guichets entraient en jeu et les balles +sifflaient par la cour accompagnées du cri inquiétant : +<i lang="en" xml:lang="en">heads ! heads !</i> Il y avait de vieux congés +de fondation, qu’on appelait <i lang="en" xml:lang="en">carriage-days</i> +(jours de voitures) du temps où l’on s’entassait +dans un char à bancs pour aller, par le pavé, +visiter les antiques voisines de Douai : Arras ou +Valenciennes, plus rarement Cambrai. Il y avait +surtout le temps de Noël où études, corridors et +salles étaient enguirlandés de sapin odorant, où, +après la messe de minuit, le Prieur ayant retenu +tout le courrier le jetait pêle-mêle par l’étude à +cent mains avides, où l’on passait les journées +dans une liberté et un loisir délicieux, coupés de +visites aux pâtissiers, et où, chaque soir, jusqu’à +l’Épiphanie, on jouait la comédie, le drame, et +Shakespeare et même l’opéra, l’allègre opéra-opérette +de M. Sullivan.</p> + +<p>Tout ce mouvement, ce bruit et cette dissipation +restait à l’intérieur. Douai n’en savait rien +et l’on pouvait, comme je l’avais fait longtemps, +imaginer ces Anglais modernes sous les traits +des contemporains de Campian.</p> + +<p>Naturellement, je me fis des amis parmi les +religieux. Je les étudiais curieusement. Il y en +avait de gais, de délicieusement gais et jeunes, +plus ou moins Irlandais souvent, spirituels et railleurs. +Il y en avait de réfléchis, Anglais à visages +pâles et au regard profond. Il y en avait qui +s’ennuyaient et à qui Douai ne suffisait plus. Ils +voulaient ce que la langue des Anglais catholiques +appelle toujours la « mission » ; la vie +fiévreuse que le prêtre mène dans les faubourgs +de Liverpool ou de Cardiff : la lutte incessante +pour disputer de pauvres jeunes filles au mariage +mixte ou de vieux hommes abandonnés, à l’aumône +protestante ; la recherche sans trêve de +brebis toujours errantes et toujours en danger +de se perdre ; ou encore le travail de Sisyphe +pour soutenir une école. Ou bien la nostalgie les +avait pris. Douai, où ils étaient venus tout petits +et qu’ils devaient aimer toujours, leur devenait +odieux pour un temps, avec ses ciels bas, sa +rivière éternelle et ses maisons closes. <i lang="en" xml:lang="en">Home, +home !</i> Il leur fallait les prairies et le vert profond +du Midland, ou les collines de Malvern ou +même la bise glacée des comtés du Nord, le +<i lang="en" xml:lang="en">Black North</i> d’où ils venaient presque tous. Le +charme subtil du long et profond paysage anglais +les avait repris, celui du ciel changeant, de la +température capricieuse, celui même de la pluie +féconde et chantante que Wordsworth aimait tant.</p> + +<p>Dans les dernières années, le collège fut érigé +en abbaye et le Prieur devint abbé à crosse, +mitre et anneau. Ce furent des années de richesse +et d’élégance. Un ami opulent vint s’installer au +collège et prit plaisir à l’embellir, comme il convenait +à une abbaye. Des constructions s’élevèrent : +un grand cloître, un vaste quartier d’hôtes. +Toute une partie du collège avec son silence, +son confort, son luxe solide et discret, ressemblait +à un de ces châteaux anglais assis au détour +d’un parc et où la vie semble couler dans une +paix éternelle. Nous devînmes très civilisés, cela +se sentit à des nuances de prononciation, à des +réformes dans le vêtement, à des façons dégagées +qui n’étaient pas dans la tradition quand +Douai s’appelait encore <span lang="en" xml:lang="en">Doway</span>. Nous eûmes des +visiteurs distingués. On s’arrêtait à l’Abbaye en +allant à Rome ou à Paris. On voyait parfois des +voyageuses très élégantes, dans la tribune, pendant +la grand’messe : on apercevait des courriers +et des femmes de chambre. Je crois bien +que tous les Pères n’approuvaient pas cette agitation +insolite. La tradition bénédictine a toujours +mis quelque chose de seigneurial dans +l’hospitalité, mais Douai était une abbaye trop +récente et rappelait des souvenirs trop sévères, +pour que le changement ne fût pas perçu. On le +sentait, quand un bénédictin voyageur, pèlerin +de l’érudition monastique, comme Don Mackey, +le savant éditeur de saint François de Sales, +s’arrêtait quelques jours à Saint-Edmond. La +joie était toute autre sur certains visages que si +l’on eût vu un pair héréditaire. Le passage de +ces moines savants était une fête et faisait sentir +une fierté. Je prenais ma part de ce bonheur +familial : un moine savant m’apparaissait comme +la réalisation d’un double idéal, et le tranquille +sourire de ces hommes attachés au passé, comme +nous le sommes au présent, et lisant les journaux +comme des pièces d’archives, était une grande +leçon.</p> + +<p>La plupart de ces religieux étaient libéraux en +politique. Le clergé de la ville, se plaignait parfois +de ce qu’ils ne voulussent lire aucun journal +d’opposition et crussent à l’avenir du régime républicain. +Ils étaient Anglais et concrets, respectueux +des pouvoirs établis et convaincus qu’un +fait s’impose par lui-même et qu’il faut être Français +pour attacher une importance souveraine à +une idée qui n’est encore qu’une idée.</p> + +<p>Cette bonne foi et cette façon britannique +d’envisager l’histoire, devaient être ébranlées +par un coup foudroyant. J’avais quitté Douai +depuis longtemps, quand la loi sur les Associations +vint en question, mais je profitais de +toutes les occasions pour y revenir et je me +préoccupais du sort de mon cher vieux collège. +Les Pères vivaient dans une grande sérénité. +Ils étaient dans leur maison depuis trois +cents ans : qui pouvait dire que leur existence +ne fût pas autorisée ? D’ailleurs, la droiture +de M. Waldeck-Rousseau avait été évidente, et +M. Combes n’était pas si noir qu’on le disait. +N’avait-il pas fait des promesses solennelles aux +députés de la circonscription et au maire de +Douai ? J’essayai vainement d’ébranler cet optimisme +d’honnêtes gens incapables de soupçonner +la fourbe. Il y avait des moyens faciles de +tourner la loi, et de mettre le collège à l’abri +pendant la tourmente. Ces finesses légales ne +plurent pas à la simplicité bénédictine. Un beau +jour, au moment même où l’Abbé recevait la +nouvelle et formelle assurance que M. Combes +se garderait bien de toucher aux fondations britanniques, +le liquidateur se présenta muni de +papiers authentiques, et mit les scellés partout.</p> + +<p>Ainsi finit le Collège Anglais de Douai, après +trois siècles d’existence, et ainsi finit l’un des +plus charmants rêves éveillés que j’aie faits. Dans +la stupide proscription en bloc que Combes fit +des ordres religieux, l’expulsion des Bénédictins +Anglais fut une brutalité plus stupide que les +autres, et je ne la pardonnerai pas facilement à +ce garde champêtre dont le hasard fit un premier +ministre. J’ai un serrement de cœur, chaque fois +que j’aperçois du chemin de fer la petite flèche +aiguë qui signale de loin le chef-d’œuvre de +Pugin. Jamais plus, je n’entrerai dans cette chapelle ; +je n’entendrai plus ces voix tout ensemble +amies et étrangères. Avec un grand pan de l’histoire +religieuse de la France, un grand pan de +ma vie s’est écroulé.</p> + +<p class="date">Mai 1904.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">LA TRAPPE</h2> + + +<p>Des prairies et des bois, dans un long pays onduleux +et vert, puis, une belle forêt bordée de +bruyères roses, puis une plaine déserte, quoique +fertile et cultivée comme un jardin, et à droite, +près de la lisière du bois, la Trappe, triste et silencieuse, +sous un ciel de septembre, bleu et +blanc et agité. Je ne l’ai pas revue depuis mon +enfance. La brique fine et les pierres bleues de la +chapelle me semblent un peu pâlies ; l’ardoise +grise des toitures aussi ; les thuyas et les sapins +qui font au monastère une ceinture sombre ont +extraordinairement grandi ; on ne voit pas une +forme humaine dans la campagne : pas apparence +des carrioles sonnantes qui amenaient les +gais pèlerins d’antan : je trouve que le paysage +est devenu plus fort, plus rude, plus réel et +moins poétique que lorsque je le voyais par +mes yeux d’enfant : ces arbres grandis, secoués +par un vent d’ouest inquiétant me font sentir que +vingt ou vingt-cinq ans ont passé et que ma vie +passe aussi. Les moines ont élevé une sorte de +tumulus disgracieux sur lequel est un calvaire.</p> + +<p>On suit toujours le même chemin de terre, le +long du bois, et, en approchant de l’hôtellerie, le +même sentier un peu plus étroit entre les sapins +élargis. Une forme brune va et vient aux abords +de la petite porte d’entrée : c’est le frère hôtelier +qui promène sa méditation, tandis que les autres +font la sieste.</p> + +<p>Il faut faire un peu d’instances pour entrer : +on ne reçoit plus les hôtes comme autrefois, on +a fait une réforme : d’ailleurs midi vient de +sonner et le frère cuisinier sera parti. J’insiste, il +y a si longtemps que je ne suis venu, je ne dérange +pas souvent les habitudes de la communauté ; +d’ailleurs je mangerai n’importe quoi. Le +frère hôtelier réfléchit : le cas lui paraît grave et +exceptionnel. Enfin son front s’éclaircit, il sourit : +« oui, oui, entrez ! il y aura toujours des pommes +de terre et une omelette. »</p> + +<p>Nous traversons la cour de l’hôtellerie. Rien +n’a changé : les espaliers tapissent toujours la +façade, des petites pommes du Japon brillent +comme autrefois dans une haie qui coupe le jardin +en deux ; seulement, je m’étonne de voir que +tout est devenu plus petit. L’ancien père hôtelier +est mort, très mort. Celui auquel le frère me +présente dans le vestibule dallé de grandes pierres +bleues est un homme d’au moins soixante-quinze +ans, très maigre dans sa robe blanche, l’air frileux +malgré le soleil qui lutte nerveusement avec +le vent, le regard lointain sous des paupières +lourdes. Un prêtre qui finit sa retraite est debout +dans la salle des hôtes, bouclant son sac. Il embrasse +le père hôtelier, ils se font des adieux naturels +et sincères où ils parlent de la mort et du +temps en termes simples qui saisissent.</p> + +<p>Le prêtre parti, je m’assieds. La salle est haute, +blanche et froide. Une grande horloge l’emplit +de son tic-tac. Certainement la Trappe était +moins triste autrefois, ou cette heure de midi est +plus silencieuse et vide que la nuit. Le vieil +hôtelier va du guichet de la cuisine à la table, +sans rien dire et avec une lenteur surnaturelle : +il apporte une assiette, un verre, une bouteille +de bière forte. La figure du frère cuisinier paraît +au guichet, il me fait signe, il ne m’en veut pas, +il va me faire mon omelette. En effet, la voilà qui +arrive, infiniment lente, puis trois pommes de +terre et du fromage. Nous disons alors le bénédicité +et le vieil hôtelier s’assied à ma gauche, +un peu fatigué d’avoir été tant de fois du guichet +à la table. L’horloge tique-taque bruyamment, +scandalisée de voir qu’on mange à cette heure, +elle fait un grand ronflement métallique et mécontent +et sonne midi et demi avec un profond +soupir.</p> + +<p>Le père hôtelier me parle. Sa voix est comme +son regard, très lointaine. Jamais je n’ai entendu +de voix semblable : on dirait la voix d’une âme +et je prête l’oreille dans le profond silence de la +chambre. Le Père devine, je ne sais comment, +que je demeure à Paris : il me fait des questions ; +nous parlons de l’abbé Loisy, de l’extrême difficulté +de se maintenir dans la bonne doctrine +quand on s’écarte de la tradition, du danger de +l’orgueil. De temps en temps la voix lointaine +expose longuement et avec une sorte de complaisance +des objections subtiles et redoutables, +mais un texte de la Bible ou d’un saint Père +vient toujours à propos pour renverser le vain +échafaudage. « Ces hommes n’ont donc pas lu », +dit le père, « ce que le Saint-Esprit lui-même dit +dans l’Écriture sainte ». Bientôt ce vieux père +hôtelier m’intéresse vivement. Dans la région +éloignée d’où sa voix s’élève il a des pensées qui +étonneraient singulièrement ceux qui regardent +un Trappiste comme un automate habillé de +bure.</p> + +<p>Voilà soixante ans qu’il est à la Trappe où il +est entré presque enfant, et sa personnalité est +autrement marquée que celle de la plupart des +gens du monde. Je m’aperçois bientôt que, sans +qu’il s’en doute, il a des goûts de raffiné, d’artiste +et de poète. Il a eu un jour une discussion +avec un monsieur qui devait être un professeur +et dont les idées religieuses qu’il se rappelle et +résume à merveille, lui faisaient horreur. Cet +homme souffrait de ses doutes et sa figure avait +une noblesse dans son inquiétude. « Il y a de ces +malheureux », me dit le père, « qui seraient des +saints si Dieu les éclairait ». On voit bien qu’il a +une sympathie pour tout homme qui sent vivement. +Il aime la beauté, l’art, l’éloquence. Il +s’étend sur la puissance de parole du Père Abbé +qui est encore très jeune et a une facilité incroyable. +L’élégance le ravit. Il me dit tout à +coup qu’il est étranger, il est né dans une vieille +ville des bords du Rhin. On ne s’en douterait +guère : sa phrase lente est d’une pureté singulière. +C’est qu’il a toujours pris plaisir à remarquer +des termes choisis et une prononciation +distinguée. L’année dernière, des Westphaliens +sont venus visiter la Trappe : il a été frappé de la +différence de leur allemand d’avec celui de la +province rhénane. L’un d’eux, un monsieur « évidemment +du grand monde », avait une façon délicieuse +de prononcer le mot <i lang="de" xml:lang="de">achtzig</i>. Et la voix +lointaine répète <i lang="de" xml:lang="de">achtzig, achtsig</i>, avec complaisance. +Je m’étonne qu’un Trappiste qui n’a commencé +à parler qu’à soixante ans aime tant le +beau langage et ait appris à parler si bien. Le +vieil hôtelier sourit. Apparemment on parle, à la +Trappe, bien plus que je ne croyais. On parle +pendant le noviciat et quand on fait ses études, +on parle au chapitre et il semble même qu’on y +parle quelquefois avec animation, on prêche, on +va voir le Père Abbé. En somme on a une vie +bien moins renfermée que je ne supposais, et il +y a quelque mérite, même à un Trappiste, à être +obéissant, charitable dans ses jugements et modéré +dans leur expression.</p> + +<p>Le père hôtelier est vieux, il a connu plusieurs +abbés, il n’est donc pas à craindre que je sache +quel est celui dont il parle et qui est « depuis +longtemps dans son tombeau ». Eh bien ! celui-là +avait plus de zèle que de science. Parfois, au +chapitre ou à l’église, il lui arrivait de laisser +échapper des affirmations surprenantes et qui +faisaient se relever les têtes avec un mouvement +étonné. Le père hôtelier attendait un jour +ou deux, puis allait frapper à la porte de l’Abbé. +« Mon Révérend Père, vous avez dit ceci ou cela. +Vous avez surpris la communauté. » L’Abbé répondait +qu’il avait vu cette doctrine dans un livre, +mais le livre ouvert et le passage lu il paraissait +toujours que le père abbé n’avait pas bien lu.</p> + +<p>Cet Abbé-là n’aimait pas le père hôtelier…</p> + +<p>Le père hôtelier reste silencieux un long moment : +il me regarde de ses yeux éteints. Tout +à coup sa voix lointaine se fait plus ténue encore +pour une confidence : ce Père Abbé était Janséniste. +Un beau jour le père hôtelier entrant chez +lui à l’improviste l’avait trouvé lisant, quoi ? +l’<i lang="la" xml:lang="la">Augustinus</i>.</p> + +<p>Nouveau silence pendant lequel cette révélation +me jette dans un abîme de réflexions et de +doutes. L’horloge affirme avec force que le père +hôtelier n’aurait pas dû raconter cela. Le vide et +le silence de la salle bourdonnent à mon oreille. +Je me sens un peu mal à l’aise pour expliquer au +vieux Trappiste que, malgré ce que je viens d’entendre, +je regarde toujours la Trappe comme une +Thébaïde et que peut-être l’Abbé se servait du +gros livre de Jansénius comme Chrysale de son +Plutarque.</p> + +<p>Par bonheur, on entend dans le vestibule les +éclats d’une voix jeune et bruyante. Cette voix +répète qu’avec de la bière, du pain et du fromage +on déjeune fort bien. La porte s’ouvre et un +jeune curé paraît au seuil, un peu pâle d’avoir +eu trop faim. On s’empresse et un troisième déjeuner, +vrai déjeuner d’anachorète cette fois, remonte +bientôt de la cave. Le père hôtelier regrette +la conversation théologique où nous étions, +mais, comme il faut être hospitalier, il met le discours +sur la Séparation. Le jeune curé est intarissable. +Il déclare que tout le monde mourra +de faim, mais que le Pape ne peut songer une +minute à accepter la loi. Sa paroisse est peuplée +de paysans avares qui ne donneront jamais un +sou. N’importe. Il faut lutter. On dira la messe +dans une grange et on verra bien qui tient à la +religion et qui n’y tient pas.</p> + +<p>Le frère hôtelier qui est un ami du jeune curé +est rentré avec lui. Il l’écoute silencieux, approbateur +et un peu narquois, en prenant de larges +prises de tabac. Bientôt, comme il est Belge, il +commence un parallèle complaisant entre la +situation des catholiques dans son petit pays et +celle des catholiques de France. Vous êtes pourtant +trente-six millions, dit-il. Le jeune curé +sait bien que c’est vrai, puisque c’est dans +les géographies. Il mange un peu nerveusement +son Port-Salut. Cependant le frère hôtelier, +poursuivant ses avantages, fait un tableau +paradisiaque de la vie paroissiale et ecclésiastique +au diocèse de Namur. Il apporte des +chiffres. Peu à peu la conversation dévie et +le père hôtelier lui-même, sortant d’une rêverie, +commence à parler millions et millionnaires. Le +frère hôtelier s’assied et continue de manier +avec aisance des sommes énormes. Le jeune +curé malin laisse entendre que les Trappistes +sont immensément riches et le frère hôtelier, +pour ne pas répondre, prend plusieurs prises +coup sur coup.</p> + +<p>Une heure et demie approche. C’est l’heure de +la visite. J’ai fait passer ma carte au Père Abbé +et on vient dire qu’il m’attend dans la galerie. +Ce Père Abbé est tout jeune, d’allure presque +élégante. Il me laisse à peine baiser son améthyste. +Il met aussitôt la conversation sur des +sujets qui ne m’ennuieront pas. On se croirait +chez un de ces religieux curieux et polis qu’on +rencontre à Rome et qui savent parler de tout. +Moi-même je prends le ton du monde…</p> + +<p>Une heure et demie sonne. Le Père Abbé a +quelque affaire. Nous nous séparons sans que je +songe que nous sommes au désert et sans que le +père abbé me dise qu’il faudra mourir.</p> + +<p>La visite commence. On traverse les cloîtres +couverts d’inscriptions austères et ornés d’un +chemin de croix. On traverse l’église où se célèbre +l’office nocturne, puis le dortoir avec la tête +de mort qui invite si étrangement au sommeil. +Puis on monte dans les greniers de la brasserie +où règne l’odeur du grain brûlé, on visite la +ferme où un chien d’aspect terrible vient demander +férocement une caresse au père hôtelier. +Celui-ci ne parle presque plus. Il glisse à travers +le monastère sur ses vieux souliers appesantis. +Au sortir d’une cour, nous nous trouvons dans +un petit cimetière où l’ombre de la haute abside +de l’église fait régner une grande fraîcheur et une +tranquillité éternelle. Les petites croix noires +portent toujours en lettres blanches l’inscription +<i>Frère N., mort à l’âge de… ans</i>. La visite est +finie et je vois que le père hôtelier est bien +fatigué. Il est vieux pour ainsi monter et descendre.</p> + +<p>Je demande à retourner à l’église. Je m’agenouille +dans la tribune d’où l’on voit fuir les +lignes souples de la voûte ogivale. Le soleil a +envahi toute la partie supérieure de l’église et +l’on sent une tiédeur. Cependant le vent d’ouest +continue à se jouer follement dehors, dans les +arbres et sur les toits : il chante et gronde et siffle +et souffle pour rire sur l’armature plombée des +vitraux. Je médite sur le calme de cette solitude, +je fais des comparaisons et des examens de +conscience.</p> + +<p>A trois heures je remonte à bicyclette. La machine +agile me porte. Je traverse des bois, des +prairies, des plateaux où l’herbe sèche ondule. +Parfois la route fait le gros dos et je vois de +grands paysages calmes. Dans le ciel bleu les +nuages blancs font aussi des randonnées. +Septembre chante partout sa chanson mélancolique.</p> + +<p class="date">Septembre 1905.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">LA VALLÉE DU CADI<br> +<span class="xsmall">ET</span><br> +<span class="small">L’ABBAYE DE SAINT-MARTIN DU CANIGOU</span></h2> + + +<p>Après trente heures d’une course vertigineuse +à travers le pays de France, dans la brume de +décembre et les ténèbres glaciales, puis, soudain, +au réveil, sous un ciel très bleu, dans des campagnes +blanches semées de villes blanches aussi, +le long de la Méditerranée ou par-dessus les +étangs salés, on arrive enfin à Perpignan. Vieille +ville où ne résonne que le catalan scandé, où l’on +voit des mantilles et des foulards sur des costumes +parisiens, des figures fines et des yeux +noirs, et que l’on jurerait espagnole, si les ruelles +les plus tortueuses, celles où les étages débordants +se penchent plus menaçants, ne portaient +sottement les noms de nos gloires républicaines, +depuis Rouget de l’Isle jusqu’à Gambetta et probablement +Ferry. Ce sentiment des harmonies +entre les noms et les rues est commun à toutes +les municipalités du Midi.</p> + +<p>Au delà de Perpignan, le chemin de fer s’engage +dans la vallée de la Tet. La fertilité de cette +vallée l’a rendue célèbre. Je l’ai vue presque +entièrement couverte des eaux qu’y amènent +d’innombrables canaux d’irrigation : seuls les +oliviers jetaient sur ces campagnes les couleurs +de la vie ; mais on imagine aisément ce que doit +être la féerie de cette végétation quand la fleur +des amandiers se mêle au feuillage des vignes et +des figuiers dans des champs que séparent des +haies de grenadiers et d’agaves. Deux chaînes de +montagnes courent parallèlement à la voie ferrée : +à droite les Corbières, à gauche les Pyrénées, +ou plutôt les ramifications sans nombre qui aboutissent +à l’énorme massif du Canigou. Peu à peu +ces montagnes se rapprochent et s’élèvent. Quand +on a dépassé Ille, la marche du train devient +pénible ; la Tet, rapide et encaissée, n’est plus +qu’un torrent ; des villages tristes s’accrochent +rougeâtres et serrés au flanc des montagnes ; +tout devient pauvre et austère. Cette sensation +de désert va croissant. Les stations sont de plus +en plus grises, petites, provisoires ; rien n’y +remue, personne presque qui descende ou qui +monte. Enfin, on atteint Prades ; la locomotive y +entre sans bruit, sans arrêt brusque ; on sent +bien qu’elle est fatiguée de sa course et qu’elle +n’ira pas au delà.</p> + +<p>En voiture ! Nous montons dans une diligence +attelée de trois jolis chevaux tarbes fins et nerveux. +Bien qu’il fasse un vent terrible et que des flocons +de neige voltigent dans l’air, je me serre dans +mon manteau et je prends la seule place qui +convienne à un vrai voyageur, à côté du cocher. +Ce cocher-là n’est pas du tout vulgaire : il a la +barbe aussi noire que n’importe quel Catalan +bien marqué, et avec cela, chose plus rare, +une expression intelligente et ouverte ; d’ailleurs, +nullement loquace ; je commence une étude +approfondie de la langue catalane en demandant +avec à-propos comment on dit cheval. Cela se +dit <i>caball</i>.</p> + +<p>Nous traversons Prades. Honnête sous-préfecture +sans prétentions déplacées. Nous la traversons +d’un train d’enfer. En Roussillon les chevaux +ne connaissent que deux allures : ou bien +ils brûlent le pavé en faisant feu des quatre +pieds, ou bien ils s’avancent rêveurs et la tête +baissée à côté d’un montagnard aussi peu pressé +qu’eux.</p> + +<p>La route conduit en Espagne par Montlouis et +Puigcerda. A droite, la Tet coule dans un profond +ravin sur un lit de cailloux multicolores. De tous +les côtés, la montagne ; vis-à-vis, étagée en une +multitude de terrasses soutenues par des murailles +en pierres sèches et couvertes des derniers oliviers. +Au loin, le vieux Canigou, éternellement +chauve et blanc. Nous dépassons Ria. Un pont +romain dessine son ossature branlante en face +d’une construction d’aspect sinistre, moitié église, +moitié forteresse. La vallée va se resserrant. +Bientôt elle n’est plus qu’un défilé. La route serpente +entre les parois à pic de la Trencada d’Ambulla : +des roches montent d’un seul jet à des +centaines de pieds, bizarres, tailladées, brûlées, +avec des pointes aiguës ou des blocs surplombant +en équilibre. Nous croisons à peu de distance +un chevrier et un muletier, deux types si +essentiellement pyrénéens.</p> + +<p>A six kilomètres de Prades, on se trouve inopinément +en face de l’étonnante petite forteresse +de Villefranche, vrai bijou enchâssé dans un +défilé étroit et profond. La vallée se bifurque : +une route monte à gauche vers le Canigou ; sous +le pont qui donne accès dans la ville, un torrent +assez considérable rejoint la Tet avec une écume +et un grand bruissement contre les roches. Cette +route est celle de Vernet ; ce torrent se nomme le +Cadi ; la vallée étroite dans laquelle il coule est +celle où j’ai passé quatre mois d’hiver.</p> + +<p>Elle n’est pas bien vaste la vallée du Cadi : +elle n’a pas deux lieues de long, il s’en faut, et +je crois qu’aux endroits les plus larges, ceux qui +donnent aux petits Catalans l’idée d’une vaste +plaine, elle a bien cinq cents mètres. Elle compte +en tout quatre villages : Villefranche, Cornellà, +Vernet et Castell. Que de fois j’ai fait dans un +après-midi l’inspection complète de mes domaines +en marchant au petit pas ! Mais si ma vallée est +petite, elle est très belle et intéressante. Le +Canigou la domine : il l’enferme dans ses bras +gigantesques ; un ciel presque toujours pur +l’éclaire, un peuple curieux, français de cœur +mais espagnol de mœurs, l’habite ; et dans ces +quatre hameaux formés de maisons croulantes, il +n’est pas un endroit qu’un monument, un site, +une légende, une chronique ne désigne à l’attention +du voyageur. Petite vallée, tant de fois parcourue, +étudiée, scrutée, apprise par cœur ; tant +de fois admirée quand le soleil la parait de fête, +et parfois, maudite tout bas, quand le brouillard +faisait voile lourdement au flanc des montagnes, +ou quand le vent, à force de chercher une entrée +dans ce massif rocheux, s’y précipitait follement ; +quand une chambre d’hôtel, froide, triste, +et dont la main d’un ami ne heurtait jamais la +porte faisait songer au petit cabinet de travail +chaud et rangé, où la lumière de la lampe filtrait +sur les livres à travers l’abat-jour rose. Villes +d’hiver ! jouets du soleil, esclaves de ses caprices ; +c’est lui qui fait les bons et les mauvais jours, la +joie et la tristesse, la vie et la maladie. Heureux +celui à qui son larynx ou sa poitrine permettent +de choisir son temps et de mettre un ciel pur +dans son itinéraire !</p> + +<p>Villefranche, à dire vrai, n’est pas absolument +dans la vallée du Cadi, bien que celui-ci roule +contre ses murailles : elle est dans la vallée de la +Tet. Mais elle est si près de notre vallée ; elle +était tellement dans le rayon de mes flâneries, +surtout elle est si jolie que ceux qui la verront +après moi comprendront l’adoption et l’annexion. +On éprouve une surprise délicieuse, la première +fois qu’on l’aperçoit au tournant de la route : +forteresse en miniature, svelte, gracieuse, et en +même temps crâne et comiquement menaçante. +Brave petite ville ! Comme elle a bien compris sa +mission ! Penser qu’elle est là en sentinelle perdue +contre la pauvre chère vieille Espagne ! Aussi, +pas de ces monticules sournois, ouatés de gazon, +et dissimulant de vrais monstres, des inventions +détestables de meurtre. Non, non ; mais des +bastions à l’air chevaleresque, avec, aux angles, +des tourelles en encorbellement gracieuses et +finies, des remparts crénelés soigneusement +couverts en prévision d’une arquebusade plongeante, +un pont-levis à levier et à chaînes, une +porte en marbre rose. Et la petite Villefranche +s’élargit tant qu’elle peut ; elle se fait grosse, elle +se fait grande, elle se guinde sur chaque côté de +la montagne : impossible de passer ! Il faut subir +l’humiliation des fourches caudines du pont-levis. +On franchit la porte, on aperçoit un corps +de garde, des magasins, des portes numérotées, +des avis brefs et militaires. Il y a une guérite. +On sent bien qu’on aura des explications à +fournir, qu’on sera peut-être conduit devant +M. d’Artagnan, commandant de place. Mais il +n’y a personne dans la guérite, personne dans les +corps de garde, et rien dans les magasins. J’ai +vu un jour toute la garnison dans la grand’rue. +Le commandant de place, un digne garde d’artillerie +sans autre chose de d’Artagnan que le +sabre et le manteau, causait avec une toute petite +fillette aux yeux interrogateurs et candides, et la +garnison composée d’un seul et unique artilleur +se promenait en bourgeron blanc, en portant +alternativement chaque pied d’un côté du ruisseau +à l’autre : ce jeu paraissait l’amuser beaucoup.</p> + +<p>Les troupes de Villefranche n’ont pas toujours +été réduites à un effectif aussi peu imposant. +Avant la Révolution, le régiment de Lorraine +tout entier y tenait garnison, et jusqu’à ces dernières +années quelques compagnies du 160<sup>e</sup> de +ligne avaient leur quartier dans ce qu’on appelle +le château. C’est un fort, vieux style, construit +comme toutes les défenses de la place, par Vauban. +Il s’élève à mi-côte, à quelque cent cinquante +mètres au-dessus de la Tet et commande +la route de Prades, celle de Puigcerda, et même, +précaution peu nécessaire, celle de Vernet. Ce +nid d’aigle devait être inabordable, et il n’est pas +impossible qu’il ait encore aujourd’hui sa valeur +stratégique : en tout cas on prend toujours soin +de vous avertir qu’il est défendu de dessiner ou +de prendre des photographies aux alentours, +sous les peines les plus sévères. Ce fort était en +même temps une prison d’État. Je regrette de ne +pouvoir dire que le Masque de Fer y fut enfermé : +les lecteurs de Miss Radcliffe se consoleront en +apprenant que ses murailles servirent de tombeau +à deux héroïnes d’un sombre drame : deux complices +de la Brinvilliers. Quoi qu’il en soit, le +château est maintenant désert : les sous-lieutenants +qui y bâillaient, y jouaient aux cartes ou +y lisaient autre chose que Miss Radcliffe, ont dû +boucler leur valise avec un certain plaisir : la +société ne devait pas être animée.</p> + +<p>Pourtant, Villefranche est une petite ville distinguée ; +même dans ces jours de décadence, elle +a encore un notaire, un médecin, un juge de paix +et le meilleur billard du pays.</p> + +<p>Les maisons, presque toutes très vastes, ont +cet air de mélancolie qui trahit le regret de jours +meilleurs ; la grand’porte ouvre sur ces passages +voûtés, à retraits brusquement coudés qui donnent +tant de pittoresque aux constructions espagnoles ; +presque toutes les baies sont cintrées ; +certaines fenêtres avaient des bordures et des +meneaux sculptés, mais ces richesses ont été peu +à peu découvertes et enlevées par les touristes +qui ravagent le pays ; il n’en reste que deux ou +trois. En revanche, on trouve encore beaucoup +de pièces curieuses de ferronnerie, cette autre +grande coquetterie de l’architecture espagnole : +des grillages de fenêtres, des balustrades de +balcon, des rampes en fer forgé.</p> + +<p>Les guides, en parlant de Villefranche, ne +manquent jamais d’ajouter qu’elle est entièrement +bâtie de marbre rose. Ces deux mots ne +sont-ils pas féeriques ? Les poètes les plus osés, +en décrivant les villes les moins réelles, ont +souvent dit qu’elles étaient en marbre, mais pas +rose. Or Villefranche est réellement bâtie en +marbre rose. Malheureusement on ne s’en aperçoit +pas. Le marbre n’est pas taillé, et une poussière +séculaire a terni les reflets rougeâtres que +les facettes ont pu donner. Villefranche est donc +plutôt grise. Ce marbre rose, si commun dans +les Pyrénées que les montagnes en sont colorées, +est d’un usage journalier dans la construction : +on en fait des bordures de trottoirs, des rebords +de fenêtres, des pilastres de portes. Quand il est +poli ou mouillé, il prend une couleur riante de +chair nuancée, rose et fine.</p> + +<p>L’église est un vieux monument datant au plus +tard du <small>XII</small><sup>e</sup> siècle, mais dans un état parfait de +conservation. Les moindres villages du Roussillon +ont souvent des églises aussi anciennes et +dont certaines parties sont parfois très belles. Ce +sont des témoignages touchants de la piété du +peuple pendant la domination des rois d’Aragon. +On entre dans l’église de Villefranche par deux +portails sculptés dont l’un supporte une belle archivolte +à rubans et à fleurons ; les ferrures de +la porte sont remarquables. L’intérieur, très mal +éclairé et d’une fraîcheur glaciale, se compose de +deux nefs à grandes arcades surbaissées portant +sur des piliers massifs. La grande nef se termine +par une <i>silleria</i>, isolée, suivant l’habitude espagnole +et dont une stalle en particulier m’a paru +d’un travail ancien et délicat. Jusqu’à la Révolution, +il y eut à Villefranche une collégiale dépendant +de celle de Cornellà et composée de cinq ou +six chanoines. Ils entraient dans ces stalles par +une ouverture placée au fond de l’église et communiquant +directement avec leur maison : le +peuple n’avait directement accès que dans la +seconde nef beaucoup moins ornée. Le maître-autel +à colonnes cannelées est très beau. Les +autels latéraux sont décorés, comme dans tout le +pays, d’ex-voto, de fresques surajoutées et d’un +très mauvais goût, de statues couvertes de soie, +de velours et de bijoux. L’ensemble n’est nullement +banal : la nef principale, conçue sur de +larges proportions, est imposante et vraiment +monumentale.</p> + +<p>J’ai vu dans la sacristie des archives assez importantes, +mais dont malheureusement on n’a fait +qu’un essai de classement ; elles devraient tenter +un érudit curieux de l’histoire ecclésiastique de +ce pays où presque chaque village avait une +fondation monastique et où les documents ne +manquent pas.</p> + +<p>Villefranche, en catalan Villafranca, s’est +aussi appelée Liberia. Elle est fière de son nom +et il semble qu’en effet elle ait été jalouse de ses +fueros ; en tout cas, elle n’a pas craint, à l’occasion, +de jouer son petit rôle révolutionnaire. +Avant même la conquête de Richelieu, elle s’était +offerte aux Français sous la condition de conserver +ses privilèges ; après l’annexion du Roussillon, +il paraît que les sentiments de la fière +petite ville changèrent de nouveau, car en 1674 +les principales familles ourdirent contre la +France une conjuration dont les détails ne +manquent pas d’un intérêt romanesque.</p> + +<p>Pendant la nuit du vendredi au samedi de la +Passion, deux cents Espagnols devaient s’enfermer +dans une vaste grotte appelée aujourd’hui +Corta Bastera, à une petite distance des fortifications. +Des miquelets portant leurs armes cachées +dans des bottes de paille entreraient sitôt l’ouverture +des portes ; à un signal donné, Espagnols, +habitants et miquelets tomberaient sur la garnison ; +un corps de troupes parti la veille de Puigcerda +n’aurait plus qu’à entrer dans la ville et le +Conflent redevenait espagnol. Ce plan échoua +par la trahison d’une femme. L’amour fut plus +fort que le patriotisme. La fille d’un des principaux +conspirateurs, doña Iñez de Llar, ayant +entendu, à travers une cloison, qu’on jurait la +mort des Français, courut avertir son amant, +M. de Perlan, lieutenant du roi. Quelques heures +après, les conspirateurs étaient arrêtés et appliqués +à la torture. Le père d’Iñez périt de la main +du bourreau, et sa tête fut exposée dans une +cage de fer sur une des portes de la ville.</p> + +<p>Que si l’on me demande ce qu’il advint d’Iñez, +je répondrai, à mon grand regret, que je l’ignore : +son histoire, avec de semblables débuts, n’a pu +être que très dramatique. Je sais cependant à sa +décharge que, d’après une ancienne relation catalane, +elle ne fut pas seule coupable, et que le +vrai délateur fut un transfuge espagnol du nom +de Colominz : ce traître fut, malgré tout, enterré +dans l’église ; on y voit encore sa tombe ; comme +celle de Jansénius dans la cathédrale d’Ypres, +elle ne porte qu’un nom et une date.</p> + +<p>Telle est la petite Villefranche. J’avoue ma +prédilection pour elle : son caractère, sa physionomie +et son histoire m’avaient séduit. Je suis +descendu souvent jusqu’à quelque distance de +ses portes pour voir le soleil se coucher derrière +elle ; elle avait, à cette heure, un charme +indicible ; son beffroi, son église, le clocher des +Franciscains, les créneaux du rempart semblaient +d’une légèreté aérienne sur le brillant transparent +qui courait d’une montagne à l’autre. Cette porte +d’or me paraissait une entrée merveilleuse sur le +pays d’Espagne dont je n’avais rien vu alors, +pays fantastique, évoqué en lisant Gautier et +Irving, champ de rêves sur lequel les collégiens +s’attardent, les yeux fixes, en feuilletant l’atlas, +comme le voyageur l’indicateur et en se répétant +des noms qui sont des poèmes.</p> + +<p>Remontons maintenant le cours du Cadi. Le +jeune écervelé descend vers la Tet en courant +tant qu’il peut. Combien différent des grandes +rivières de la plaine, majestueuses, calmes dans +leur force, routes mouvantes et nourricières de +provinces ! Il court sans cesse, ni trêve, ni raison ; +sautant par-dessus les galets, roulant d’un +air distrait quand sa route est droite mais écumant +de colère aux tournants ; tantôt brillant +comme l’argent et jetant des étincelles, tantôt +presque profond et déplaçant avec régularité des +nappes épaisses d’un vert transparent, mais toujours +irréfléchi, bruyant et vain comme la jeunesse. +Il suit le pied d’un chaînon sans importance +où croissent en foule les cystes aux feuilles +de laurier et qu’il faudrait voir quand le printemps +s’est vraiment déclaré et que ces arbustes +se couvrent de fleurs.</p> + +<p>La route monte parallèlement au torrent ; elle +devient raide : Villefranche n’est qu’à cinq kilomètres +de Vernet et celui-ci est à plus de deux +cents mètres au-dessus. Entre la route et le rio, +ce qu’il y a de plaine est assez cultivé : quelques +champs, quelques prairies maigres et pâles bordées +de saules mutilés, des métairies entourées +de grands noisetiers. Il n’y a pas de haies. Chacun +isole son bien en élevant autour un rempart de +pierres sèches ramassées dans le torrent. Quelques-unes +de ces murailles grises sont construites +avec d’énormes galets qu’un homme ne remuerait +pas ; parfois elles s’élargissent et le sentier +continue sans peine sur la crête sa route sans +cesse interrompue.</p> + +<p>Des arbres y jettent racine ; les branches se +déforment au gré des blocs qu’elles étreignent ; +on enfonce des pierres dans les fentes de l’écorce, +elle se referme avec le temps et l’on ne distingue +plus ce qui est pierre de ce qui est bois. Souvent +une espèce de lierre à petites feuilles colle sa +trame sur l’appareil cyclopéen de ces murs et +semble vouloir les cimenter. On se promène avec +quelque difficulté dans le dédale de cette sorte +d’échiquier ; l’impression générale est mélancolique. +C’est dans un cadre à peu près semblable +que Manzoni a placé le grand paysage calme sur +lequel s’ouvrent les <i>Fiancés</i> ; c’était entre des +murailles pareilles que don Abbondio s’avançait +rêveur, tenant son bréviaire derrière son dos et +faisant voler à droite et à gauche les cailloux du +chemin.</p> + +<p>A gauche de la route, des montagnes rousses, +ravinées, incultes et assez disgracieuses viennent +s’arc-bouter contre le Canigou.</p> + +<p>Le géant des Pyrénées-Orientales apparaît de +là tout environné de majesté. Aux environs de +Figuières et de Gerone d’où on le voit isolé et +précis comme sur la carte, même des portes de +Perpignan, on peut en avoir une vue panoramique +plus étendue. Ses innombrables ramifications +accourent vers lui de tous les points de l’horizon ; +ses quatre pics se séparent et se détachent +plus nettement ; mais en remontant de Villefranche +vers Cornellà, si sa composition paraît +moins complexe, combien elle gagne en unité, +en harmonie et en sublimité. Les contreforts du +sommet s’étagent de chaque côté avec une régularité +parfaite ; ils s’élèvent et se déploient lentement +en immense éventail, tantôt rocheux et +âpres, tantôt assombris et marbrés par ce qui +reste des anciennes forêts de pins. Enfin, au +milieu, le pic suprême, continuant régulièrement +la crête, s’élève en courbe presque parfaite. +Un immense plan neigeux d’une blancheur +éblouissante descend vers un lac caché un peu +plus bas. Souvent, au lever du soleil, ce glacier +s’entoure d’une ceinture de nuages, mais le +soir, quand la température, en s’abaissant, résout +ces vapeurs ou que la brise les dissipe, on le +voit seul éclairé et comme rosé par-dessus la +pénombre qui enveloppe déjà la vallée ; aucun +étranger ne passe l’hiver dans la vallée de Vernet +sans admirer plusieurs fois ces teintes magiques.</p> + +<p>Cornellà est bâti sur un des contreforts septentrionaux +du Canigou. C’est un petit village, +pittoresque comme tous les villages de montagnes, +mais où j’ai admiré, dans la disposition des +rues et la construction des maisons, cette sorte +d’instinct architectural qui semble naturel à +l’homme quand le climat ne le préoccupe pas, et +surtout quand l’abondance des matériaux lui +permet de s’abandonner à sa fantaisie. Une porte +de jardin devient facilement un portique ; un pont +sur un étroit ruisseau s’élève et se cintre ; une +arcade de marbre rouge surmontée d’une petite +vierge protège une fontaine ; sans aucune raison +apparente que l’horreur de la ligne droite, les +maisons reculent ou s’avancent ou se tournent +de biais ou débordent sur la rue avec des cascades +d’escaliers par-dessus des entrées voûtées +et obliques, et des envolées de colonnettes pour +soutenir un léger balcon.</p> + +<p>Ce petit village, qui ne compte pas cinq cents +âmes, a l’église la plus intéressante du Conflent. +Une façade crénelée surmontée d’une tour sans +flèche, au sommet de laquelle les cloches, confiantes +dans l’éternelle sérénité du ciel, se balancent +à jour dans deux baies cintrées. Le portail +est un morceau d’une beauté achevée. Six +colonnes en marbre blanc à chapiteaux emblématiques +représentant des dragons et des béliers, +portent trois archivoltes dont la première est +unie, la seconde rubannée et la troisième enguirlandée +de fleurons.</p> + +<p>Au milieu du tympan si richement encadré, la +Sainte Vierge, assise, porte l’Enfant Jésus sur ses +genoux ; d’une main, il bénit, de l’autre il tient +la petite église symbolique : de chaque côté, un +ange avec un encensoir. L’architecture romane +ne pourrait montrer beaucoup de spécimens d’un +travail aussi délicat : le marbre blanc a pris cette +couleur vieil ivoire, œuvre unique des siècles et +d’une lumière pure.</p> + +<p>L’intérieur composé de trois nefs a moins +d’intérêt : immenses autels en bois, trop sculptés, +trop dorés, trop compliqués ; saints multiples, +confessionnaux baroques devant lesquels on s’arrête +perplexe ; vitraux aux couleurs violentes, +tableaux aussi mauvais. Au milieu de ce fouillis +on trouve pourtant encore une perle : au fond +de l’abside, dans l’ombre projetée par le maître-autel +s’élève un beau retable en albâtre, sculpté +au <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle par Cascall de Berga. Il en reste +quatre scènes de la Passion et quatre scènes de +la vie de la Sainte Vierge.</p> + +<p>Cornellà doit son église à la munificence des +comtes de Cerdagne. Ils s’y firent bâtir, au +<small>XI</small><sup>e</sup> siècle, une maison que les chartes appellent +<i lang="la" xml:lang="la">Palatium Cornelianum</i> ; l’église est du siècle +suivant. Comme celle de Villefranche, elle fut +longtemps desservie par un chapitre régulier : +cette vallée retentissait constamment des louanges +de Dieu. A trois kilomètres de Prades, c’était +l’abbaye de Saint-Michel de Cuxa, un peu plus +loin la collégiale de Villefranche, et, des fenêtres +de leur maison de Cornellà, les chanoines de +Saint-Augustlin pouvaient voir la tour de Saint-Martin +du Canigou dans l’austère paysage où les +fils de saint Benoît l’avaient placée.</p> + +<p>On a presque constamment cette tour devant +les yeux en avançant vers Vernet. Elle semble +comme encastrée, à une grande hauteur, entre +deux de ces innombrables aiguilles de rocher +serrées vers l’endroit où les deux versants de la +vallée, à force de se rapprocher, finissent par se +joindre, et où le désert commence. Du même +côté, par-dessus le sommet d’une très svelte et +très élégante montagne, la Peña, des pics neigeux +affleurent. Enfin, au nord, une triple chaîne +de montagnes étage ses teintes décroissantes.</p> + +<p>En approchant du village, de beaux platanes +ombragent la route ; on dépasse un mamelon +couvert de l’amphithéâtre croulant des maisons +du vieux Vernet et l’on se trouve sur une place +bordée de maisons de bonne apparence. Une +fontaine surmontée d’un buste de République +arrogante sépare les deux parties du village. Là +commence le Neuf-Vernet, un pays absolument +civilisé, où vous trouverez non seulement une +école et une mairie séparées et distinctes, mais +même une pharmacie et une gendarmerie. De la +place, part une rue comme on n’en verrait pas à +Prades, une rue superbe, avec des villas, des +bazars, un bureau de tabac, un bureau de poste +et même une boutique de parfumeur. Enfin, à +l’extrémité de cette rue, isolé dans un parc réellement +très beau, entre la Peña et le Cadi, sous +de grands arbres et entre des parterres, le décor +ordinaire des villes d’eaux : des hôtels, des +thermes, un casino, des chalets.</p> + +<p>Là était notre quartier général, et c’est là +que nous écrivîmes ces lignes, aux rayons d’un +chaud soleil d’avril, au bruit d’une cascade dont +les eaux ne se taisaient ni jour ni nuit, en face de +trois grands pins où une armée de moucherons +dansait la sarabande, pendant que les neiges resplendissaient +et que la chaleur intense élevait +une vapeur subtile sur les chênes-verts des premières +pentes.</p> + +<p>En général ce séjour est agréable : la montagne +le protège contre les vents ; le soleil ne le +quitte que tardivement et si le ciel n’est pas toujours +de ce bleu profond qui charme, l’air y a +toujours la pureté et l’espèce de subtilité capiteuse +et réconfortante des hautes couches atmosphériques.</p> + +<p>Cette nature grandiose, cet air translucide, cet +oxygène vivifiant n’attirent pas au Vernet que +des touristes frileux. Même parmi ceux que la +fortune a comblés il y a des malheureux : cette +scène de joie voit des hommes qui souffrent ; ils +viennent chercher dans ces hauteurs un terrain +de lutte défavorable à la tuberculose destructrice.</p> + +<p>Il a été de mode d’appeler cette maladie le mal +des affinés ou des prédestinés. Après Millevoye, +on ne chantait plus que des héros aux pales couleurs. +Bien des littératures nouvelles ont fait +oublier ce qu’on appelait un peu brutalement la +littérature poitrinaire. Les balles ne choisissent +personne, la maladie non plus ; des hommes qui +ont vécu la vie trop vite en sont atteints comme +eux dont le travail a passionné l’existence ; les +jouisseurs sans horizon comme les chercheurs +d’idéal. Mais, malgré tout, il y a quelque chose +de douloureusement poétique et de profondément +touchant dans cet alanguissement qui s’attaque +à l’homme dans la fleur de sa jeunesse, le +mine peu à peu, sans lui enlever l’intelligence, +ni lui refroidir le cœur, ni lui ôter l’espoir, jusqu’à +ce qu’enfin son corps succombe sans que +son âme se soit affaiblie, et souvent même parce +que l’âme est restée trop active et trop fière. +Mal à la fois cruel et doux, mort semblable à +un sommeil, agonie sans spasme, transition +insensible de cette vie à l’éternité, que de fois +mes yeux se sont remplis de larmes en voyant +vos ravages, que de fois mon cœur s’est serré +en vous voyant finir trop tôt une vie de noblesse +et de travail : Ozanam, Henri Perreyve, Albert +de la Ferronnays, et tant d’autres, les uns illustres, +les autres modestes et inconnus mais qui +eussent porté des fruits. Le cœur bat d’espérance +en pensant que des chercheurs, conquérants de +la vie, plus grands certes mille fois que les +tueurs d’hommes les plus célèbres, s’acharnent +à la découverte du germe mystérieux qui tuera +le germe ennemi caché dans les profondeurs de +la vitalité. Cent mille familles de moins seront +en deuil chaque année ; parents et amis ne connaîtront +plus cette horrible succession de joies et +d’alarmes autour d’un fils ou d’un ami. Déjà, la +science a fait un grand pas : une méthode aussi +simple que rationnelle donne des résultats inespérés : +grâce à l’air pur des hautes montagnes +on ne peut plus dire que la mort a marqué tous +ceux que la phtisie touche.</p> + +<p>Les habitants du village n’étaient pas enchantés, +paraît-il, quand on décida la construction +d’un sanatorium à quelques pas de chez eux. +Ils se sont convaincus depuis que leurs craintes +étaient chimériques, mais ils n’en ont pas +moins conservé la plus fière indépendance vis-à-vis +des Parisiens qui viennent passer l’hiver chez +eux.</p> + +<p>Le Catalan, comme le Basque, a la plus haute +idée de sa personnalité nationale : la démarche +d’un de ces montagnards, la manière dont il +porte son béret, le regard de ses yeux noirs, tout, +jusqu’à la tournure de ses moustaches, trahit +cette conviction et le distingue au premier coup +d’œil des habitants des plaines, où des communications +plus faciles ont accéléré le mélange +des sangs, modifié le type et oblitéré les habitudes +locales.</p> + +<p>Bien qu’on voie dans la vallée de la Tet quelques-uns +de ces bonnets écarlates si communs +en Catalogne, le costume des hommes est à peu +près celui de tous les montagnards des Pyrénées. +Les riches ne portent plus l’ample <i>cappa</i> doublée +de couleurs éclatantes, ni les pauvres les +châles râpés qui leur donnent en Espagne une +attitude classique. En revanche, quelques femmes +aiment encore les oppositions violentes de +nuances, les corsages à applications, les bandes +de velours noir sur les jupes de couleur. Même +celles que le souci de la mode préoccupe ne se +résignent pas à abandonner la coiffure traditionnelle, +le foulard de soie blanche ou le petit bonnet +catalan. Ce dernier est particulièrement gracieux : +on le réserve pour les grands jours ; il se +compose simplement d’une large bande et d’une +coiffe rejetée très en arrière qui enserre le chignon : +les riches Catalanes d’autrefois employaient +pour ces légères coiffures des dentelles +presque sans prix. A l’église, quand elles se confessent +ou qu’elles communient, et aux enterrements, +elles portent le <i>capuxo</i>, sorte de voile +qui couvre la tête et les épaules et les fait ressembler +à autant de religieuses.</p> + +<p>Passé un certain âge, elles remplacent le bonnet +et le foulard blanc par un capulet de soie +noire plus ample et que le châle continue harmonieusement ; +c’est un cadre convenable aux +visages minces, aux traits fiers et à l’expression +grave qui sont, sinon universels, du moins assez +communs pour être encore les caractéristiques +de la race.</p> + +<p>Le dimanche, il y a affluence sur la route ombragée +qui mène à Prades, la Rambla du Vernet. +Les grandes élégantes se distinguent par la +chaussure ; à l’instar des étrangères qu’elles +admirent pendant la saison, et que le docteur +oblige à porter une chaussure hygiénique, elles +arborent des espèces de sabots. Jusqu’au coucher +du soleil les rues sont encombrées des +rangs serrés de ces promeneuses. On ne voit +presque point d’hommes : ils sont ailleurs. Le +dimanche ils mettent des complets parisiens et +des chapeaux, et vont s’empoisonner de tabac et +d’absinthe dans deux vastes et magnifiques cafés +qu’on ne s’attendait guère à trouver dans ces +montagnes. Quand ils sortent de là, très tard, +leurs yeux paraissent plus noirs, leurs moustaches +plus fières ; ils passent près de vous la tête +droite et l’expression hautaine.</p> + +<p>Ils feraient mieux de jouer aux dominos en +buvant du sirop de groseille comme leurs cousins +de l’autre côté de la chaîne, ou bien mieux +encore de jouer à la balle, au grand air, comme +les <i>pelotaris</i> de Biscaye. Quelques philanthropes +voudraient, m’a-t-on dit, former une ligue dansante +qui vidât les cabarets et promît de n’évoluer +que sur la place publique. On reverrait +plus souvent ces danses antiques conduites par +les cornemuses des <i>juglars</i> et qu’on appelle +<i>ballas</i> au Vernet, <i>contrapas</i> à Arles et <i>cascaballades</i> +à Céret. Elles ont, paraît-il, beaucoup +de caractère. Je suis malheureusement dans l’impossibilité +de les décrire. A Vernet le <i>ball</i> n’est +dansé que par les hommes : c’est autour d’un +arbre de la liberté qui n’a pas prospéré qu’ils +dansent en ronde ce pas aussi gracieux que difficile. +Ces danses, qu’on dit d’origine arabe — en +Roussillon on dit un peu trop de choses d’origine +arabe, — deviennent rares. Elles disparaîtraient +certainement si le Catalan ne tenait jalousement +à ses usages.</p> + +<p>Sa langue lui est encore plus chère. Dans la +plus grande partie du Roussillon on continue à +parler catalan. Le dialecte des Catalans de France +ne diffère pas au fond de celui des Catalans espagnols, +mais il subit le sort de tous les dialectes +juxtaposés à une langue plus parfaite : il cesse +d’être un instrument littéraire. Tandis qu’à Barcelone +où dans les quartiers les plus riches, sur +les <i>paseos</i> à la mode, trois ou quatre personnes +à peine sur cent parlent castillan, la littérature +catalane garde entière son autonomie et manifeste +sa vitalité par des poèmes comme ceux de +Verdaguer et de Balaguer ; en Roussillon, la +langue écrite n’existe pour ainsi dire plus : quelques +chansons, quelques cantiques sur de vieux +airs de complaintes en sont tous les monuments. +Les gens riches comprennent le catalan, +mais ils ne le parlent plus volontiers et ils défendent +à leurs enfants de s’en servir.</p> + +<p>Au contraire, dans la montagne et même partout +ailleurs qu’à Perpignan, les Roussillonnais +qu’on entend échanger entre eux quelques mots +français, le font par manière de jeu, et il n’est +pas rare que les gens un peu âgés ne répondent +qu’en catalan aux questions qu’on leur fait. C’est +d’ailleurs une langue très rythmée et agréable à +l’oreille quand on n’exagère pas une altération +délicate des sifflantes qui devient un défaut sitôt +qu’elle cesse d’être une coquetterie.</p> + +<p>En même temps qu’une littérature commune +aux Catalans des deux versants pyrénéens, le +sentiment d’une nationalité commune a disparu +peu à peu : les Catalans sont aussi Français que +les Bretons ou les Flamands. Une accusation de +séparatisme portée assez légèrement contre eux, +il y a quelques années, dans la <i>Revue des Deux +Mondes</i>, par l’auteur d’un article sur la littérature +de Catalogne, les a profondément blessés. +Il y a réellement, paraît-il, des tendances de +ce genre en Cerdagne, dans les hautes vallées +qui touchent à la crête frontière et à la République +d’Andorre, mais il serait injuste de les +étendre à tous les habitants des Pyrénées-Orientales. +Pendant les guerres de la Révolution, plusieurs +villes ont fait aux Espagnols une résistance +courageuse, et depuis lors on n’a pas vu +le moindre mouvement nationaliste : il n’y a +même jamais eu de résistance électorale considérable ; +le suffrage universel, en Roussillon +comme ailleurs, se plie avec une souplesse merveilleuse +aux changements de gouvernement.</p> + +<p>Les Catalans n’ont d’ailleurs guère de sujets +de mécontentement. Ils lisent peu les journaux +français ; leurs montagnes les mettent à l’abri +des trépidations populaires communes dans les +grandes agglomérations et les centres ouvriers ; +le travail des champs leur donne une aisance très +modeste mais assurée : ils se trouvent heureux.</p> + +<p>Assurément cette médiocrité d’or n’est pas +l’idéal que je rêve : des besoins matériels moins +tyranniques, une culture générale à chaque génération +plus complète, une élévation constante +des sentiments, voilà ce que j’attends des réformes +et de l’apostolat de l’avenir. Mais quelle +différence pourtant de la vie de liberté des +paysans du Vernet à l’atmosphère de mécontentement, +d’artificialité et de servitude où l’ouvrier +des villes s’agite fébrilement. Il y a quelques +mines de fer dans la montagne ; on les +exploite comme les exploitaient les Romains ; on +fond le minerai par une antique méthode catalane +bien connue : nul progrès depuis des +siècles. Mais il n’y a pas de grève ; la mine, presque +à ciel ouvert, laisse circuler l’air pur ; le +mot de mineur n’évoque pas l’idée d’un être +hâve et spectral, fantastique au sortir d’un monde +mystérieux. Vers le soir, les mineurs du Vernet +sortent gaiement de leurs retraites des hauteurs, +et j’ai plaisir à écouter leurs chants à plusieurs +centaines de mètres au-dessus de moi, dans les +sentiers de la Peña.</p> + +<p>Le laboureur catalan n’est point paresseux : +en gravissant le Canigou, on aperçoit parfois à +quinze et seize cents mètres les petites murailles +qui soutiennent son champ d’orge, mais il est +libre du travail servile et sans trêve de l’homme +que chaque passage de la navette, chaque révolution +du volant oblige à un mouvement. Il s’assied +parfois au bord du sillon, et en roulant une +cigarette, regarde le vol tournoyant d’un couple +de faucons ; ses deux vaches brunes penchent +leurs têtes pensives et jouissent de ce repos.</p> + +<p>La vie des gens du Vernet a toujours une apparence +de gaieté et de liberté. Il se forme un +rassemblement quand le charcutier procède +devant sa porte à une immolation, et l’on discute +le noble animal ; les peintres ou le menuisier +travaillent à une façade : les voisins s’en +préoccupent et donnent leur avis. Le soir, entre +quatre et cinq heures, la place du village est une +scène d’animation. La marmaille échappée de +l’école se bouscule et crie confusément ; les +femmes se rassemblent autour de la fontaine, +déposent leurs cruches de fer battu et il s’élève +un grand caquetage, tandis que vaches et chevaux +poussent leurs têtes entre cruches et alcarazas +et que des chèvres impatientes donnent +d’affectueux coups de corne dans les jupes de +leurs maîtresses. Car il y a une touchante confraternité +entre les animaux et leurs maîtres : on +vit sous le même toit ; j’ai vu souvent deux +chèvres fauves folâtrer sous l’auvent d’une +vieille maison en attendant qu’on leur ouvrît la +porte. C’est merveille que les maladies épidémiques +soient relativement rares au vieux +Vernet : tout y est pour le pittoresque et rien +pour l’hygiène. Une quinzaine de ruelles plus +étroites, plus tortueuses, plus raides que partout +ailleurs, montent confusément à l’assaut du plateau. +Là, s’élèvent l’église et une vieille tour +lézardée. Les maisons les plus éloignées ne sont +pas à trois cents mètres de l’église, et pourtant il +faut à l’étranger qui veut y monter sans guide, +du temps, de la patience pour trouver le vrai +chemin et de la grandeur d’âme pour braver les +sourires légèrement narquois des apprentis tailleurs +assis, les jambes croisées, dans l’embrasure +des fenêtres ouvertes. Il faut voir ces rues +le soir, au clair de lune, dans cette lumière +étrange qui transfigure les objets familiers, les +ombres crues et les silhouettes agrandies des +galeries supérieures, les descentes brusques et +les tournants inattendus ; tout cela donne l’impression +d’un pays bien exotique, mais cela fait +frissonner l’homme du Nord accoutumé aux rues +larges, aux maisons très éclairées, au jeu libre de +l’eau, de l’air et de la lumière. Les Catalans +aiment ces rues sombres, ils ont moins chaud +dans ces hautes maisons qui se protègent l’une +par l’autre, et ils ont toujours assez d’air, car en +Roussillon on n’est pas près de voir ce phénomène +étrange : une porte bien jointe et une +fenêtre qui ferme.</p> + +<p>Le lecteur ne me pardonnerait pas de terminer +ce tableau hâtif d’ailleurs et très mal ordonné du +peuple catalan tel que j’ai pu le voir, si je ne +disais un mot de ses sentiments religieux.</p> + +<p>Sa foi reste entière ; il ne connaît ni l’incrédulité +ni l’hostilité systématique que l’on rencontre +même à la campagne. Ses mœurs restent pures, +les familles sont assez nombreuses, la criminalité +peu considérable. On sent que pendant des siècles +le pays a dû être profondément religieux. Les +femmes s’arrêtent assez souvent pour dire leur +chapelet dans l’église ; des cierges y brûlent +presque constamment ; certains pèlerinages attirent +des foules considérables. J’ai été touché de +la manière dont les cérémonies de la Semaine +sainte étaient célébrées.</p> + +<p>Le dimanche des Rameaux, l’église était comble, +les assistants tenant à la main une branche +de laurier ornée, comme dans tout le Midi, +d’oranges, de figues, de rubans multicolores ; +n’eût été la chaleur et la lumière intense, on eût +dit une forêt d’arbres de Noël. Le Jeudi-Saint est +une grande fête universellement chômée. Le +Vendredi-Saint, il se fait une manifestation de foi +telle qu’on n’en verrait pas de plus belle dans les +parties les plus chrétiennes de la Belgique ou +de l’Espagne. A six heures du matin, hommes et +femmes, sans presque d’exceptions, font le Chemin +de la Croix dans les rues montueuses du +Vieux-Vernet. Un vieillard portait un grand crucifix +devant lequel, aux stations, tout ce peuple +s’agenouillait dans la poussière. Le recueillement +de cette foule dans le grand silence du matin ; le +soleil levant étincelant sur la frange neigeuse du +Canigou ; les prières catalanes à demi comprises, +cet ensemble pittoresque m’eût touché ; +mais j’étais bien plus touché de la signification +purement chrétienne de cette scène et de l’effet +que ce retour instinctif de tous les ans à la plus +grande dévotion catholique peut avoir pour le +salut de ce peuple. Car si certaines traditions +chrétiennes restent vivaces, je crains qu’elles ne +le soient que par une sorte de vitesse acquise +pendant des siècles mais qui ira s’affaiblissant.</p> + +<p>La même tradition qui donne naissance à ces +grands actes de foi conserve des usages ridicules +et presque barbares. A la fin de l’office de ténèbres, +la rubrique <i lang="la" xml:lang="la">fit fragor et strepitus</i> est interprétée +par les petits Catalans d’une manière +indécente. Sous prétexte de « frapper sur les +Juifs » ils apportent des maillets dont ils cognent +au hasard sur tout ce qui leur paraît sonore +dans la tribune d’orgues, pendant que dans la +nef, l’assistance remue ses chaises et frappe du +pied. On quitte l’église au milieu de ce bruit et +d’un nuage de poussière.</p> + +<p>Cet attachement à une coutume inintelligente +trahit un peuple mal éclairé. Malgré les efforts +d’un clergé modèle, les parents sont peu exacts à +envoyer leurs enfants au catéchisme et l’on aime +assez une messe où il n’y ait point de prône. Les +traditions s’effaceront à mesure que la langue et +les usages français s’implanteront ; une instruction +chrétienne incomplète opposera une barrière +insuffisante à l’invasion de l’indifférence +générale ; le Roussillon, au point de vue religieux +comme aux autres, est sur la voie de l’assimilation +terne et sans caractère qui nivelle tout +en France.</p> + +<p>Les Catalans m’ont retenu bien longtemps +au Vernet.</p> + +<p>Faisons une dernière fois le pèlerinage de +Saint-Martin du Canigou et nous aurons revu +entièrement ma vallée. On remonte toujours le +Cadi ; il suit une longue et étroite prairie semée +de saules et de coudriers. A droite, de grandes +arêtes rocheuses font des saillies noires entre des +éboulis presque verticaux. A gauche, une montagne +couverte de chênes verts. En approchant +du hameau de Castell, cette montagne s’abaisse, +le chemin tourne et l’on se trouve en présence +d’une scène grandiose. Une gorge profonde +s’ouvre brusquement, dominée de toutes parts +par un amoncellement confus de rochers verdâtres, +aigus, à pic, sombres et menaçants. Ces +rocs sont plus hauts, ces abîmes sont plus larges +encore qu’ils ne le paraissent : on sent que la +vision juge mal, qu’on est le jouet de ces illusions +fréquentes dans les montagnes. Ces aiguilles +de pierre, nettes au premier coup d’œil, deviennent +indistinctes quand on les regarde plus +attentivement, quand on cherche à supputer la +hauteur des arbres qui croissent dans les anfractuosités. +Le torrent roule avec un bruit sourd et +profond à travers un chaos de blocs énormes. A +mesure qu’on s’élève sur le chemin muletier qui +conduit vers l’abbaye, quand les maisons disparaissent +et qu’on n’a plus d’autre horizon que +ces murailles implacables, on se sent très seul et +très petit ; on éprouve le sentiment d’intimidation +que produit une vaste église solitaire ou +l’abord d’un personnage très supérieur et redouté.</p> + +<p>Après une demi-heure d’ascension, on atteint +la crête rocheuse. Elle a dû être longtemps infranchissable +à tout autre que l’isard au jarret +d’acier, mais les moines l’ont coupée d’une +brèche qu’ils appelaient <i>porta forana</i>, la porte +du dehors, et qui marquait les limites de leur +désert. Sitôt cette ouverture traversée, le sentier +tourne sur une étroite corniche qui commande +une vue magnifique de la vallée, au fond de laquelle +le Vernet apparaît réduit et aplati. Presque +aussitôt, on aperçoit une tour solitaire dressée +triste et menaçante sur un fouillis de plantes +de toutes sortes où l’on entend le frétillement +des lézards. Cette tour est celle-là même qu’on +a constamment devant les yeux en montant de +Villefranche à Vernet et dont l’emplacement +contre une muraille de roc impénétrable semble +si paradoxal. C’était le clocher de l’église extérieure. +Les gens de Castell n’avaient point de +curé et montaient à l’abbaye pour entendre la +messe. Cette église de pauvres montagnards devait +être petite et nue : un rude dessin couleur +d’ocre était tout l’ornement des murailles.</p> + +<p>Le contraste est grand entre cette ruine et +celle de l’église abbatiale qui apparaît brusquement +un peu plus haut. Ici on voit la beauté et +l’on sent toujours de la vie. La nature a commencé +depuis plus d’un siècle avec l’œuvre de +l’homme cette lutte folâtre d’où elle finit toujours +par sortir victorieuse, que son caprice soit de +détruire ou, au contraire, de conserver. De robustes +arbrisseaux dansent au vent sur des +restes de voûtes où ils triomphent dans une +épaisse couche de terre venue on ne sait d’où. +De grandes ronces se tordent dans les fenêtres +ou rampent en haut des murailles. Des buissons +d’épine font bonne garde à l’entrée des +escaliers. Des fleurettes blanches sourient partout +entre les pierres. Mais parmi cette bacchanale +printanière, dans la griserie du soleil et de +la brise, la grâce d’une conception d’artiste s’impose +sans peine au regard le moins attentif. Il y +a une singulière élégance dans les baies ouvertes +de la tour blanche. La chapelle romane +n’a plus ni toiture ni porte et on y entre par une +ouverture béante. Mais d’où vient, qu’une fois +entré, on ne se décide plus à sortir ? Quel sortilège +un architecte mort depuis sept cents ans +a-t-il attaché à ces lignes fortes et souples ? Aucune +de ces choses n’a l’air vaincu et humilié +qui m’opprimait devant la ruine de l’église extérieure. +Les moines, enterrés dans la crypte, ne +doivent pas se sentir abandonnés. Une pensée vit +toujours près d’eux, une harmonie parle encore +avec la brise aux rares visiteurs qui leur apportent +un <i lang="la" xml:lang="la">requiem</i> sans tristesse.</p> + +<p>Voici le tombeau du comte Guifred. L’an 1007, +il se fit moine et voulut creuser lui-même sa +fosse dans le granit du cloître. La pierre qui la +couvrait est une curiosité de musée, mais le +comte Guifred est immortel. J’ai apporté le +poème de Jacinto Verdaguer où j’ai essayé pendant +l’hiver d’apprendre quelques mots de catalan. +Personne ne connaît en France don Jacinto +Verdaguer, ni le comte Guifred. Cependant Verdaguer +est un vrai poète, et Guifred fut un vrai +chevalier. Ses chastes amours et ses nobles +gestes mettent une sincérité dans l’emphase sonore +des strophes catalanes et nulle part autant +que dans ce poème, sinon peut-être dans celui de +Roncevaux, le Pyrénée n’apparaît plus magique +et sa beauté plus inaccessible. Don Verdaguer +est venu ici. Il a rêvé sur ces terrasses aériennes +où les religieux — bénédictins de Tarragone — faisaient +voler au vent leurs scapulaires noirs. Il +a entendu la plainte muette de Saint-Michel de +Cuxa répondre à celle du <i>campanar</i> de Saint-Martin +du Canigou : la voici, harmonieuse et +presque contenue, dans l’épilogue de son ouvrage :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i1 i" lang="ca" xml:lang="ca">Campanes ja no tinch, li responia</div> +<div class="verse i1 i" lang="ca" xml:lang="ca">Lo ferreny campanar de Sant Marti ;</div> +<div class="verse i1 i" lang="ca" xml:lang="ca">Oh ! qui poguès tornármeles un dia !</div> +<div class="verse i" lang="ca" xml:lang="ca">Per tocar à morts pels monjos les voldria</div> +<div class="verse i" lang="ca" xml:lang="ca">Per tocar à morts pels monjos y per mi ?</div> +</div> + +</div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i1">Je n’ai plus de cloches, lui répondait</div> +<div class="verse i1">Le robuste campanile de Saint Martin ;</div> +<div class="verse i1">Oh ! qui pourra me les rendre un jour,</div> +<div class="verse">Pour sonner à mort pour les moines de jadis,</div> +<div class="verse">Pour sonner à mort pour les moines et pour moi ?</div> +</div> + +</div> +<p>Quel bonheur que le petit monastère pyrénéen, +avant de disparaître pour toujours sous +son linceul de plantes folles, ait trouvé ce +chantre barcelonais. Il ne périra pas tout entier.</p> + +<p>Arrachons-nous au charme de ces débris. Par-dessus +la largeur du précipice, je jette un dernier +coup d’œil sur ma vallée. Le Vernet, le Canigou, +la petite plaine, la montagne de Villefranche +se déroulent devant moi. Bientôt je ne +les verrai plus qu’en souvenir. Encore une étape +franchie. Encore rempli un de ces cadres où +des figures amies apparaissent dans les scènes +grandes ou vulgaires où on les rencontra. Un +dernier coup d’œil sur ce grand paysage. Descendons, +le départ approche. Il y aura du plaisir aux +effluves incertains et doux des plaines vertes et +des feuillages humides. Je vais retrouver, avec +des paysages familiers, de vieilles affections +dont l’accoutumance a rendu la voix moins +haute et moins claire, mais qui sont pourtant le +grand fond de cette musique du cœur dont Platon +parle quelque part. Je les entends plus +distinctes à mesure que l’heure du départ +approche. Joies complexes et singulières du +retour !</p> + +<p class="date">Avril 1894.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">UNE ABBAYE AU XVIII<sup>e</sup> SIÈCLE<br> +<span class="small">LIESSIES VERS 1720</span></h2> + + +<p>Liessies est un village de sept à huit cents +âmes, situé à l’extrémité sud-est du département +du Nord, à deux lieues d’Avesnes, et à une +lieue et demie de Solre-le-Château. Quelques +personnes connaissent Avesnes, chef-lieu d’arrondissement, +autrefois ville forte et dont quelques +parties du rempart subsistent. C’est le +siège d’un tribunal de première instance, et il y +reste une petite garnison. Dans les temps peu +éloignés où l’on allait à Trélon et de là à Chimay +par la route, on arrivait, un peu après avoir dépassé +Sains, à un tournant où la vue devenait +intéressante. Depuis un quart d’heure déjà on +remarquait à droite, entre la route et le bois, un +large chemin vert bordé d’arbres superbes et +qui a dû être une magnifique avenue. Au tournant, +on se trouvait dans un fond, au-delà duquel +la forêt se relève lentement avec beaucoup +de grâce. A droite et à l’extrémité de l’avenue, +on apercevait, non sans étonnement, un petit +temple grec d’un style pur, soutenu par quatre +belles colonnes monolithes, en marbre rouge. +Un peu plus loin, au sommet de la boucle décrite +par la route, un vieux castel en briques pâlies +élevait ses poivrières, et à gauche, de l’autre +côté d’un pont, un étang et quelques prés rejoignaient +la lisière du bois. En dépit d’une ou +deux maisonnettes blanches assises assez gaiement +au bord de la route, il régnait dans cette +clairière un silence et une mélancolie. L’endroit +paraissait sombre. Le petit vieux château était +défendu par une haute porte entre deux tourelles +qui ne laissaient rien apercevoir de la +cour, et la façade de derrière, bâtie très en contrebas +du chemin, était attristée par de grands +sapins et par un ruisseau profondément encaissé. +Les volets étaient fermés, sauf ceux d’une fenêtre +plus grande au rez-de-chaussée, par laquelle +on apercevait un billard ancien. Vous demandiez +des renseignements sur cette triste demeure, +sur le petit temple. Le château, vous répondaient +les bonnes gens, avait appartenu à +M. de Talleyrand, et ses <i>Mémoires</i> y étaient enfermés +pour cent ans. Le petit temple avait été +aussi bâti par lui : c’était un temple « protestant +ou païen ». Le maître avait fait venir ces belles +colonnes rouges de Liessies. On comprenait alors +qu’il y eût comme une malédiction sur cette jolie +vallée, et le petit temple bâti de matériaux d’église +paraissait lugubre dans l’ombre des chênes +druidiques.</p> + +<p>Mais qu’était-ce donc que Liessies ? Déjà à +Avesnes on vous avait dit que le carillon provient +de la même abbaye et que, tout joli qu’il est, il +n’est pas à beaucoup près celui qu’entendaient +les moines.</p> + +<p>Une belle route blanche s’enfonce dans les +bois, à gauche de l’étang du Pont-de-Sains. En +une heure et demie elle conduit à Liessies. Au +sortir du bois on se trouve sur un plateau assez +élevé d’où l’on aperçoit un vaste horizon de prairies +et de forêts. Là est Liessies, endormi au +fond d’une cuvette verdoyante et heureuse : on +n’y entend que le chant des coqs ; chaque métairie +est attenante à son bien et il ne se fait +presque point de charrois.</p> + +<p>Qui croirait que, pendant sept ou huit cents +ans, le nom de ce petit village fut celui d’une +puissante abbaye bénédictine ? On retrouve encore +en les cherchant l’infirmerie du monastère +et une ferme qui touchait à la maison de l’Abbé. +Deux hautes colonnes à l’entrée d’un pont marquent +l’emplacement d’une porte monumentale, +mais de l’abbaye elle-même il ne reste aucun +vestige. J’ai parcouru cent fois les lieux que +couvrait cet énorme monastère avec ses trois +cloîtres, ses jardins, sa cour d’honneur, sa poterne, +ses fermes, sa brasserie et un somptueux +logis abbatial. Rien, rien ne décèle à l’œil le plus +attentif que les choses n’ont pas toujours été ce +qu’on les voit : une route qui ressemble à toutes +les routes, des haies bien taillées, deux ou trois +jardinets, des prairies où l’herbe pousse luisante +et drue, puis des bois. Pas un tertre, pas une +ligne stérile qui fasse deviner des ruines. Sous le +moindre rayon de soleil ce coin de village apparaît +le plus riant qui se puisse rêver. Quelques +appellations locales sont les seuls souvenirs qui +persistent : on dit toujours l’étang des Moines, +la promenade des Apôtres, le Vignoble (c’est une +colline aujourd’hui couverte de sapins), le Bois +l’Abbé. Le langage des hommes est plus fidèle +que leur mémoire.</p> + +<p>Qu’est devenue cette montagne de pierres ?</p> + +<p>L’abbaye fut sécularisée en 1791. En 1793, +l’église fut pillée et les bâtiments furent vendus +à un paysan qui arracha les bois et les ferrures. +Après lui vint un chanoine du Saint-Sépulcre de +Cambrai qui vécut trente ans, misérable, dans +cette désolation, fuyant de chambre en chambre +l’écroulement des toits et la lézarde des murailles. +Enfin, en 1836, un entrepreneur acheta tout ce +qui restait et fit place nette. Les gens du village +avaient été mis en demeure par le préfet de choisir +entre leur église paroissiale et celle de l’abbaye : +ils préférèrent garder la leur qui était +plus petite et moins belle et demanderait moins +d’entretien. Un poète des environs, lamartinien +au front mélancolique, vint visiter ces débris, au +moment de disparaître :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Salut, ô lieux sacrés, ruines imposantes !</div> +<div class="verse">Je ne viens pas troubler vos reliques mourantes,</div> +<div class="verse">Salut, je suis un faible et pauvre voyageur !…</div> +<div class="verse">Vers ces lieux désolés à pas lents je m’avance…</div> +</div> + +</div> +<p>Les cloîtres étaient encore debout :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Sous tes longs corridors le vent gronde ; la pluie</div> +<div class="verse">Efface, en s’infiltrant dans tes murs délabrés,</div> +<div class="verse">Les dessins délicats de tes plafonds dorés.</div> +</div> + +</div> +<p>L’église n’avait plus de toiture, et tous les +marbres en avaient été arrachés, mais le gros +œuvre restait entier.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Des colonnes, debout parmi tes blancs décombres,</div> +<div class="verse">Apparaissent, le soir, comme de noires ombres</div> +<div class="verse">Qui, sortant des tombeaux, s’en reviendraient errer</div> +<div class="verse">Dans ta nef en ruines et sur elle pleurer.</div> +<div class="verse">L’herbe croît dans la cour du cloître solitaire…</div> +</div> + +</div> +<p>La bibliothèque avait été en partie brûlée, +mais il s’en retrouve des parties assez considérables +à Lille et à Mons ; le cartulaire fut près +de cent ans en Angleterre, presque oublié, dans +la bibliothèque de Sir Thomas Philip ; il est maintenant +aux Archives royales de Belgique ; enfin +un habitant de Liessies, vieillard d’un abord charmant +et d’une culture délicate, M. Charles +Lhomme, a rassemblé avec une patiente dévotion +les livres, chartes, objets d’art et reliques +de toutes sortes qui restaient çà et là, dans le +pays. Dieu veuille que cet homme aimable et +savant fasse longtemps encore les honneurs de +sa collection ! C’est à lui que je dois le journal +manuscrit dont j’ai tiré les matériaux, non +certes d’une étude, mais d’une rêverie d’amateur +très amoureux du passé et très ignorant de ce +qu’on appelle l’histoire. Ce journal est singulièrement +intéressant, mais si mon lamartinien — il +s’appelait M. Lebeau — l’avait pu lire, il aurait +été frappé de la distance qui sépare les poètes +d’avec les objets qu’ils chantent.</p> + +<hr> + + +<p>Il faut remonter très haut pour esquisser l’histoire +de l’abbaye de Liessies.</p> + +<p>Vers l’an de Jésus-Christ 760, Wibert, comte +du palais, chassant dans un domaine qu’il avait +reçu de Pépin, roi des Francs, remarqua la +beauté du lieu « abondant en pâturages, en rivières +et en gibier ». Ne serait-il pas utile et +agréable au Seigneur, se dit-il, d’y construire +une église et un couvent, d’y établir de saints +religieux et de faire ainsi chanter les louanges du +Tout-Puissant en des lieux jusqu’alors déserts et +inhabités ? Le comte du palais communiqua cette +pensée à sa pieuse épouse Ada ; et ensemble ils +la mirent à exécution. « Après qu’ils eurent parfaict +l’église et très bien ordonné leur monastère, +ils s’en allèrent par devers aulcuns abbés et +évesques demandant quelque relique de divers +sains. » L’église dédiée et consacrée, ils la pourvurent +d’un Abbé. « Ils avaient ung fils appelé +Guntard instant dès sa jonesse en la saincte escripture +et en la discipline de religion. Ses parents +lui ordonnèrent et commirent aulcunes personnes +dévotes et de bonne religion desquels il +serait abbé et recteur. »</p> + +<p>Or, Wibert et Ada avaient aussi deux filles, +Hiltrude et Berthe. « Hiltrude était belle de face, +mais encore plus belle de foy, noble de parents +mais trop noble de bonnes meurs et bonne conversation : +son frère Guntard lui estoit comme +sainct Jérôme, elle estoit à son frère comme +saincte Eustochie. » Un jeune leude de Bourgogne +étant venu la demander en mariage, elle +répondit : « J’aime Jhésus-Christ ; à lui ay promis +foy et à lui désire être épousée. » Et comme on +la pressait, « à minuit, elle prit aulcunes de ses +servantes avec elle et s’enfuit en un bois prochain +et là se absconsa et mucha de ses parens ». — Ceux-ci, +tristes et troublés, virent bien que +la résolution de leur fille était inébranlable. Ils +persuadèrent donc au jeune leude de renoncer à +sa poursuite et, en effet, après quelque temps, il +épousa Berthe, sœur d’Hiltrude. « Or, avant le +départ de Berthe, on alla quérir Hiltrude où elle +était muchée pour la marier aussy, mais à son +époux immortel Jhésus-Christ. » Albéric, évêque +de Cambrai, lui donna le voile.</p> + +<p>On lui construisit près du chœur des religieux +un petit oratoire. « Et toujours elle estoit à +l’église en jeûnes et oraisons. Après l’oraison, +allait écouter la leçon que lui faisait son révérend +frère Guntard, ne plus ne moins que jadis +faisait saincte Scholastique de son frère sainct +Benoît. Après avoir ouï la leçon, retournait à sa +sauvegarde de justice, c’est-à-dire silence. » Elle +vécut ainsi dix-sept ans, puis fut prise d’une langueur +et mourut encore jeune, « le vingt septième +de septembre, et on luy fit un sépulchre où +son corps fut honorablement enseveli auprès du +grand autel, du côté du septentrion. Et après, fut +mise au dit sépulchre une tombe de pierre sur +laquelle estoit escrit en cette manière : icy repose +le corps de Hiltrude, vierge, laquelle trépassa +le vingt septième de septembre. »</p> + +<p>Telle est la charmante histoire de sainte Hiltrude, +vierge de chez nous. Il ne reste rien de +l’abbaye de Liessies, mais Hiltrude, après douze +siècles, est toujours aimée et vénérée ; son corps +est entier dans une châsse ; on boit toujours à la +fontaine où elle s’abreuva tandis qu’elle fuyait +au bois la poursuite du leude de Bourgogne. +L’endroit est un vallon sauvage. A quelques pas +de la source s’élève une rude chapelle du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle +qui appartint à Montalembert, grand amateur +de belles légendes, et tous les ans, le vingt-septième +de septembre, on y vient en pèlerinage.</p> + +<hr> + + +<p>Les religieux de Gontard étaient des chanoines +réguliers. Au <small>XI</small><sup>e</sup> siècle, Gontier, prieur de Crespin, +fut élu abbé de Liessies, et dès lors les +moines suivirent la règle bénédictine. Une sèche +chronique latine nous renseigne seule sur l’histoire +de l’abbaye pendant trois cents ans. Elle est +rapide comme le temps et austère comme la +mort : un vague prénom, moitié latin moitié +franc, — <i lang="la" xml:lang="la">obiit, — cui successit <span class="rm">N.</span> monachus +noster</i> — rien de plus ; il semble qu’on traverse +le cloître en jetant à peine les yeux sur les pierres +tombales. Cependant on peut deviner que ces +premiers temps étaient assez troublés. Plusieurs +abbés furent déposés, <i lang="la" xml:lang="la">amotus est</i>. Un se démit et +mourut à Cîteaux.</p> + +<p>Le cartulaire montre l’augmentation graduelle +des richesses de l’abbaye. Les évêques de Cambrai +lui concèdent des « autels » ou des cures ; +des seigneurs voisins, des abbayes sœurs lui +donnent des alleux, des villas, des remises de +redevances et des fermages d’impôts.</p> + +<p>Au milieu du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, Liessies est déjà une +des abbayes les plus puissantes du Hainaut. +Charles le Téméraire, qui se mêle de tout, veut +imposer par deux fois un abbé de son choix. Au +siècle suivant, c’est un abbé de Liessies, Quirin +Douillet, qui conduit en Espagne Anne-Marie +d’Autriche, quatrième femme de Philippe II. Son +prédécesseur, Louis de Blois, ami d’enfance de +Charles-Quint, était un homme d’une sainteté +éminente et un aimable écrivain spirituel. Il fit +fleurir une régularité qui dura plus de cent ans. +Ses deux successeurs furent de grands seigneurs +et de bons religieux. Qui ne connaît les <i lang="la" xml:lang="la">Acta +Sanctorum</i> dont Renan dit quelque part qu’ils +feraient d’une cellule un paradis et dont il ne +parle jamais qu’avec une admiration étonnée ? +Bollandus en dédia le premier volume à Thomas +Luytens et le fit précéder d’un éloge d’Antoine +de Winghe, l’un et l’autre abbés de Liessies +et protecteurs de cette grande entreprise. Ces +Mécène des savants jésuites, alors pauvres et +méprisés, eurent de médiocres successeurs. Tout +ce qu’on sait de François Le Louchier, bon gentilhomme +d’ailleurs, c’est qu’il obtint de Philippe +IV des lettres patentes maintenant le +mayeur de Sart-les-Moines dans le droit de jouer +le premier coup de balle au jour de la dédicace +du lieu. Liessies était dès lors accablé sous le +poids de ses richesses, et on y vivait parmi l’agitation +stérile dont le Journal de Dom Maur nous +donnera bientôt l’amusant ou affligeant tableau.</p> + +<p>On voit paraître dans la correspondance de +Fénelon un Abbé de Liessies qui fait un étrange +personnage. C’est Lambert Bouillon nommé +en 1678. Au moment où Fénelon prit possession +de son siège en 1695, ce singulier Abbé régnait +sur le désordre. Il avait la passion des bâtiments +et dépensait royalement les revenus du monastère +en embellissements et en procès. Il avait une +autre faiblesse d’homme d’église opulent : il +aimait ses neveux et nièces et tâchait à les pourvoir +sans regarder beaucoup aux moyens. Les +moines se plaignaient et murmuraient, mais +comme les prieur, sous-prieur et procureur +étaient des créatures de l’Abbé, ces plaintes +n’avaient guère d’écho, et il n’en résultait qu’un +esprit de mécontentement et d’insubordination +très facile à comprendre.</p> + +<p>En 1702, Fénelon vint visiter Liessies avec +l’intendant de la province, M. de Bernières. Il +n’eut aucune peine à voir que l’état intérieur du +monastère était tout ce que l’on disait ou pis. +Cependant comme la rébellion des moines lui +paraissait plus fâcheuse que le gaspillage de +l’Abbé, il se contenta d’admonester celui-ci en +particulier et, après lui avoir fait promettre de +changer les officiers de l’abbaye, il rappela sévèrement +les religieux aux devoirs de l’obéissance +monastique. L’archevêque écrit quelques jours +après à M. de Bernières : « Je suppose que +M. l’abbé de Liessies n’aura pas manqué de +changer son prieur et son sacristain et de +nommer les trois custodes à la communauté, +dès le jour de mon départ, comme il me l’avait +promis. Vous savez, Monsieur, que je ne fis que +gronder la communauté en plein Chapitre et que +leur donner de fortes leçons sur l’obéissance +qu’ils doivent à leur Abbé. Si M. l’Abbé ne s’est +pas hâté de leur adoucir un peu une conclusion +si amère, par l’exécution du changement des +officiers, toute la communauté sera mise à une +très forte épreuve. Ils croiront que j’autorise +l’Abbé même dans les choses les plus irrégulières. »</p> + +<p>Tout semoncé qu’il eût été, M. l’Abbé ne fit +rien de ce que l’archevêque demandait. A peine +Fénelon parti, il s’avisa au contraire d’une idée +de paysan finaud qui se croit grand politique. +Avec son prieur Florent Jénart, il recomposa le +discours de Fénelon, le fit déclarer authentique et +signer par une douzaine de moines et l’imprima. +L’original de cette contrefaçon existe encore, et +il faut voir ce que devient la prose de Fénelon +sous ces mains épaisses. Après deux cents ans, +les mots portent toujours l’accent belge sans +qu’on puisse s’y méprendre.</p> + +<p>Voici un échantillon de cette belle harangue :</p> + +<p>« Faut-il interrompre un évesque et l’entretenir +de vos vétilles et de vos anticailles pendant +qu’il doit veiller et prendre soin d’un diocèse +entier et qu’il doit encore estudier les Saints +Pères ? Il ne faut donc plus de bagatelles ni +d’amusements, je n’en souffrirai plus. Ne croyez +pas que je veuille vous entretenir dans votre +zèle d’amertume qui ne provient le plus souvent +que d’une certaine acédie, du défaut d’application +et d’un dégoût des choses saintes. »</p> + +<p>Fénelon fut peu satisfait, on le comprend, de +ces dangereux collaborateurs. Il passa cependant +sur cet ennui, sans rien dire et avec un +oubli de soi auquel devraient bien penser ceux +qui lui reprochent parfois je ne sais quelle vanité +féminine. « M. l’Abbé de Liessies, écrit-il, a +publié de mauvaise foi un écrit imprimé où il me +faisait parler ridiculement, et j’ai mieux aimé +souffrir un imprimé ridicule, fait contre la bonne +foi et le respect dû à mon caractère, que d’en +donner un désaveu public qui l’eût déshonoré +sans ressource. » (11 avril 1705.)</p> + +<p>Lambert Bouillon mourut trois ans plus tard +sans avoir rétabli l’ordre dans son abbaye. On +voit Fénelon se plaindre qu’il ait un pied dans la +tombe et ne songe qu’à des affaires séculières. +Il eut pour successeur Agapit Dambrinne qui +fut nommé directement par le roi et reçut les +félicitations du P. de La Chaise en personne. +Vers le temps de cette nomination, entrait à +Liessies Dom Maur Levache, qui devint procureur +quelques années plus tard et tint le Journal +dont nous allons nous occuper.</p> + +<hr> + + +<p>Nous ne savons rien de Dom Maur que ce +qu’une note écrite après sa mort à la première +page du journal nous en apprend. Il avait été +baptisé à Dinant-sur-la-Meuse, le 27 janvier 1689, +sous le nom de François ; il fit profession à Liessies +en 1709, et mourut le 27 janvier 1756, âgé +précisément de soixante-sept ans.</p> + +<p>Son Journal est un cahier in-12 de deux cents +pages environ, relié en parchemin, avec un papier +à fleurs au dos. Dom Maur a écrit sur la +couverture, de sa plus belle main : <i>Journal de +Dom Maur Levache, commençant le 1<sup>er</sup> janvier +1719</i>. Il existe ou il a dû exister une suite +à ce Journal. Dom Maur le tenait pour son usage +particulier, et il est peu vraisemblable qu’après +avoir scrupuleusement noté pendant trois ans +l’emploi de ses journées, il ait subitement perdu +une si bonne habitude. Les probabilités sont +aussi pour que notre cahier soit le premier qu’il +ait rempli. En 1719, Dom Maur avait trente ans. +Il n’était prêtre que depuis cinq ou six ans et il +ne faisait sans doute que d’entrer dans sa charge +de procureur : l’Abbé n’eût pas confié des fonctions +aussi importantes à un tout jeune homme. +Nous voyons par le Journal que le temporel de +l’abbaye occupait, à des titres divers, au moins +sept ou huit religieux et que la plupart des +moines avaient à en prendre soin pour leur part. +Dom Maur avait apparemment été distingué de +bonne heure pour son jugement droit, ses habitudes +d’ordre et son attention aux intérêts du +monastère. Il est évident qu’entre son ordination +et sa nomination comme procureur, il fut chargé +de nombreuses missions qui le mirent au courant +des affaires, soit comme receveur des revenus, +ou administrateur du bien dans les diverses +villes où l’Abbé entretenait un agent, soit surtout +à propos des innombrables procès où Liessies +était constamment engagé. Dès les premières +lignes de son Journal il paraît très accoutumé +aux affaires qui lui incombent et à l’existence +mouvementée qu’elles entraînent. D’un +autre côté, son Journal porte les marques ordinaires +du Journal qu’on tient pour la première +fois. Il commence avec l’année, et Dom Maur +répète deux fois l’<i>incipit</i> solennel : « Journal +commençant le 1<sup>er</sup> de janvier 1719. » L’écriture +des premières pages est fine et soignée, et une +multitude de petits faits y sont consignés qu’on +ne revoit jamais après que la ferveur d’exactitude +des premières semaines s’est perdue.</p> + +<p>C’est un Journal d’homme d’affaires ou d’intendant, +tout rempli d’achats, de procès et de bâtiments : +il serait d’une écriture moderne qu’on n’en +lirait pas dix pages : mais dans sa vieille robe +de parchemin, il a une physionomie et une voix +d’aïeul et des inflexions antiques qui évoquent +le temps passé. On s’étonne, après l’avoir lu, de +voir nettement apparaître dans son imagination +les lignes droites des bâtiments conventuels, la +chambre des archives encombrées de fardes et +de layettes, le cellier et la brasserie, et, dans le +cloître, M. l’Abbé et le prieur, tâchant à s’abstraire +des ventes et des procès avant d’aller au +chœur, et, à la grande porte de l’abbaye, la voiture +de Dom Maur tout attelée et Don Maur lui-même +avec un sac d’affaires, une figure résolue +et une démarche vive et pressée, bien qu’il ait un +air un peu délicat et qu’il soit décidément hypocondriaque.</p> + +<p>Dom procureur n’est presque jamais à Liessies : +il est par voies et par chemins : deux jours +à Maubeuge, huit jours à Mons, de là courant à +Bruxelles et tout aussitôt s’en revenant à Liessies, +d’où il repart promptement pour Valenciennes +et Douai. Nous savons très exactement +comment il voyage. C’est quelquefois en poste, +mais le plus souvent c’est en chaise, avec « nos +chevaux ». Il emmène un compagnon et Henry, +domestique. Il fait d’une traite les six lieues qui +séparent Liessies de Maubeuge, siège de la sous-intendance. +S’il a pu partir tôt, il ne fait que +« rafraîchir » dans cette ville, et nous savons +exactement, pour l’avoir vu cent fois dans le +Journal, ce qu’il en coûte pour rafraîchir. C’est +douze ou quatorze patards. Il prend alors des +chevaux de poste et renvoie les siens avec Henry. +S’il n’arrive que le soir, il descend à l’auberge +ou chez les Pères Jésuites, au collège, et repart +le lendemain assez tôt pour être de bonne heure +à ses affaires à Mons.</p> + +<p>Mons est le chef-lieu des affaires de Dom Maur. +Il ne faut pas s’en étonner. Liessies n’est français +que depuis une cinquantaine d’années. +Auparavant il faisait partie des Pays-Bas, et un +grand nombre des religieux étaient Flamands +d’origine et de langue. Une partie considérable +des biens de l’abbaye reste en Hainaut et la plupart +des affaires se plaident au chef-lieu. En fait, +Dom procureur passe plus de temps à Mons que +partout ailleurs. L’abbaye y possède un refuge, +et, à quelque distance, se trouve le prieuré +de Sart-les-Moines où M. l’Abbé et Dom Maur +viennent quelquefois en villégiature.</p> + +<p>Le Refuge est évidemment un pied-à-terre +digne de l’abbaye. Dom Maur parle quelque part +d’un plafond doré et de cuirs peints qui ornent +la chambre d’entrée. On y reçoit des étrangers +de passage. Il y a cependant apparence que cette +procure est assez souvent inhabitée. La cave n’a +point de vin, et le prudent Dom Maur ne laisse +jamais d’argent dans la maison. Le « coffre » est +en sûreté chez des vieilles filles, amies du monastère. +Ce coffre, qui joue un rôle assez considérable +dans le Journal, est une sorte de banquier +muet avec lequel on fait affaire sans s’embarrasser +de comptabilité. Dom procureur y prend +l’argent dont il a besoin et l’y remet très exactement +quand l’équivalent de la somme est rentré. +Il y enferme aussi les monnaies espagnoles, jacobus +et doublons, qu’il ne peut pas toujours +échanger avant de repasser la frontière.</p> + +<p>La vie de Dom Maur est celle d’un homme +d’affaires très occupé. Il écrit chaque matin cinq +ou six lettres qu’il s’ingénie à faire arriver à destination +sans les faire passer par la poste, car il +n’y a pas de petites économies ; il entend des +comptes, fait des baux, suit des expertises ; surtout +il nage dans un océan de procédure. Quand +il ne sollicite pas chez un conseiller ou un procureur, +il travaille chez un avocat. Il est très au +courant de toute la machine judiciaire, sert des +avertences et des solutions, répond à des griefs +par des reproches ou des contredits. Le latin de +la vieille bazoche émaille son français wallon : +<i lang="la" xml:lang="la">queritur</i>, <i lang="la" xml:lang="la">dictum</i>, +<i lang="la" xml:lang="la">factum</i>, tous les vieux mots +de la chicane parcheminée et éternellement jeune. +Des juges, des avocats, des gens d’affaires pour +et contre passent dans le récit, — car en peu de +temps ce Journal prend un air d’annales. — M. +Petit, M. Duquesne et M. Adriani, l’avocat Le +Maulnier et M. le conseiller Tahon deviennent des +personnages familiers, et leurs noms aident à +leur composer une figure, tout morts qu’ils +soient depuis deux siècles et sauvés seulement de +l’éternel oubli par la forme de leurs initiales et +le son des syllabes qui représentaient leurs fragiles +personnages. Amis ou ennemis, Dom Maur +les appelle Monsieur avec la froide politesse du +temps passé. Il appelle ainsi tout le monde, — aussi +bien M. Molle ou le sieur Van Rode, ses +fermiers, que M. le comte d’Attignies, — quand +on n’a point d’affaire avec lui. Sitôt qu’on plaide, +il n’aperçoit plus que X <i lang="la" xml:lang="la">versus</i> Y et dit Molle ou +d’Attignies ou, tout au plus, le sieur chanoine +Posteau. Louis de Blois, mort en odeur de sainteté +cent cinquante ans auparavant et enterré +dans le chœur de l’église abbatiale, devrait n’être +pour lui qu’un auteur ancien et vénéré dont on +lit le <i lang="la" xml:lang="la">Speculum spirituale</i> pendant le temps du +noviciat. Ayant fait emplette d’un drap destiné à +couvrir la pierre tombale de cet illustre Abbé, il +note froidement : « Acheté un tapis pour la tombe +de M. de Blois. »</p> + +<p>Nous ne saurons jamais si Dom Maur avait le +cœur sensible. Plusieurs fois des moines meurent +à Liessies. Il mentionne l’heure à laquelle ils ont +passé, ou la maladie dont ils finissent. « Dom +Florent est mort sur les deux heures du matin », +ou bien : « Dom Corneille est mort d’une fièvre +maligne. » Ces détails laissent seuls deviner +qu’il a été frappé de ces fâcheux événements. +Une seule fois son accent ne laisse pas de doute +qu’il a été vivement contrarié de trouver quelqu’un +indisposé. Il arrive à Mons pour ouïr le +compte de M. Duquesne et le trouve <i>bien incommodé</i>. +C’est le superlatif de sa sympathie, et +telle est la puissance des gens que leur nature +ou l’éducation et les manières font paraître réservés, +qu’on se sent presque touché.</p> + +<p>M. l’Abbé est un objet de constante sollicitude +pour Dom procureur, mais il est difficile de dire +si c’est parce que cela se doit ou parce qu’il y a +dans son respect pour son supérieur une nuance +d’affection. Certainement Agapit Dambrinne faisait +une estime très particulière de son procureur ; +mais tous ceux qui ont connu des hommes +d’église de la génération qui vient de s’éteindre +savent l’abîme que les dignités ecclésiastiques +mettaient, il y a peu de temps encore, entre les +rangs de la hiérarchie. Quoi qu’il en soit, Dom +Maur note, avec un soin extraordinaire, le +progrès d’une fièvre qui prend à M. l’Abbé. +On chante à son intention la messe des Saints +Patrons. Sainte Hiltrude n’est pas mentionnée +en particulier, mais comme ses reliques sont +les reliques insignes de l’abbaye et qu’elle est +invoquée dans tout le pays contre les fièvres, +il n’est pas douteux que les religieux de +Liessies la prient pour leur Abbé. On écrit à +M. l’Abbé de Saint-Sépulcre à Cambrai que +M. notre Abbé est malade. On rédige un mémoire +sur sa santé et comme, apparemment, on +n’a que peu de confiance aux médecins du pays, +on envoie ce journal à Mons, aux demoiselles +de Bouillon, grandes amies de Liessies, pour +qu’elles le soumettent à MM. Wolf et Ducloux. +Ceux-ci rédigent une « consulte » que Dominique +rapporte en toute hâte. Peu de jours après, +les demoiselles de Bouillon envoient une livre +de pastilles, et M. Tahon, religieux bénédictin de +Lobbes, deux livres de thé « ver » pour lesquelles +on lui fait d’ailleurs compter aussitôt seize esquelins +d’Espagne. En même temps, Dom Maur fait +venir quarante bouteilles de vin du Rhin. Quelque +temps après, M. l’Abbé, étant mieux, part +pour Mons avec le procureur. En route la fièvre +lui reprend, et bien que ce retour soit de peu de +conséquence, Dom Maur fait acheter un demi-cent +d’écrevisses pour remettre M. l’Abbé en +appétit.</p> + +<p>D’ailleurs on prend à Liessies un extrême +soin des malades. A peine apprend-on que Dom +Bruno ou Dom Ghislain, occupés à exercer la recette +ou à passer des tailles ici ou là, sont incommodés, +qu’on envoie un religieux pour les +soulager.</p> + +<p>Dom Maur surveille sa propre santé dans un +détail si minutieux qu’on ne peut l’imaginer que +franchement hypocondriaque. Une seule fois en +trois ans il est un peu souffrant et garde la chambre +pendant un jour ou deux. Le reste du temps, +il est en chaise de poste, par les chemins, ou accablé +d’affaires à Mons, à Bruxelles ou à Douai. +Mais courant ou à demeure, il se soigne incessamment. +Le Journal rapporte d’innombrables +comptes d’apothicaires, et Dom Maur, qui ne +s’égare jamais en vaines digressions, note un +jour qu’il a rencontré son médecin s’en allant à +la chasse.</p> + +<p>La médecine que nous entrevoyons dans le +Journal n’est plus du tout celle de Molière : ni +saignées, ni purgations, ni diètes. On prend de +bon vin vieux, des biscuits et « saccades » pour +amuser l’estomac, du brandevin pour réchauffer +et tonifier, des électuaires bizarres pour détruire +les ferments et mauvais germes. Outre diverses +« ptysannes » et thés, Dom Maur fait venir de +chez l’apothicaire de la thériaque, du sirop capillaire, +c’est-à-dire extrait de la plante nommée +capillaire, de l’eau d’anis, de l’eau de la reine +d’Hongrie et un élixir horrifique, toujours en +usage dans certaines parties des Flandres, et qu’il +appelle tantôt élixir de ver terrestre, tantôt <i lang="la" xml:lang="la">spiritus +vermium terrestrium</i>. Il fait une grande +consommation de vin. Pendant les deux premiers +mois de 1749, la mention « païé pour vin, biscuits +et suc candy » revient constamment, parfois +tous les jours, et la somme déboursée varie +de deux à cinq, neuf et même onze florins. Il est +probable que Dom Maur avait l’estomac faible et +par suite une propension à se croire menacé de +toutes les maladies, sans cesser pour cela de +vaquer à des occupations très absorbantes.</p> + +<p>Dom Maur, neurasthénique et homme d’affaires, +était-il avare ou généreux, d’un commerce +agréable ou difficile ? Nous ne pouvons l’affirmer. +C’était un homme droit et froid, attentif à son +devoir, attaché à son abbaye, à son Abbé, à lui-même +et à ses frères ; après cela, comme il avait +l’esprit incontestablement juste, il s’intéressait +au reste du monde suivant qu’il le méritait.</p> + +<p>Il exerce une stricte économie, ne faisant +jamais une dépense inutile et notant les plus +minimes : deux sous de « filet » pour faire un +point, quatre sous dépensés pour raccommoder +un soulier, deux liards à une barrière ou quatre +patards à un bac. C’est un administrateur méfiant. +Nous le voyons de temps à autre faire quelque +remise à un fermier éprouvé par la grêle ou le +grand vent, mais quand on lui parle agrandissements +ou réparations, il commence toujours +par rechigner, envoie sur les lieux ou s’y transporte +en personne et ne consent qu’au moins possible +et à la dernière extrémité. Nous voyons que +souvent aussi, à propos de réclamations, les +choses s’enveniment brusquement et on plaide.</p> + +<p>L’abbaye de Liessies était riche et généreuse : +la tradition du pays et les archives des églises +en font foi. Dom Maur, qui maniait journellement +de grosses sommes d’argent, n’avait pas à +empiéter sur le chapitre des aumônes, et nous ne +voyons pas qu’il le fît. Il donne assez libéralement +des « dringuelles<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> » : deux florins aux domestiques +des Pères Jésuites, six patards à la +servante des Bénédictines, autant, par ordre de +M. l’Abbé, au cocher de M. l’Intendant. Mais ces +générosités rentrent dans le chapitre des dépenses +prévues, comme l’argent qu’on peut +donner à un procureur qui a sollicité pour vous. +Une seule fois, à Douai, Dom Maur donne vingt +florins pour le « vin de charité » de l’hospice, +mais c’était peut-être une manière de fondation. +Une autre fois, il écrit à Dom Ghislain de compter +à Simon Laurent quelque argent dont il a +besoin. On se réjouit, mais, trois jours après, on +voit que Simon Laurent a rendu intégralement +la somme et que son besoin n’était pas d’un +besoigneux, mais vraisemblablement d’un agent. +Dom Maur est, en toutes choses, un homme d’un +extrême sang-froid, averti des faiblesses et des +vices de l’humanité, accoutumé aux vicissitudes +de la vie de plaideur et aux revirements soudains +de la fortune. Il écrit de la même main : « Notre +procès contre Molle est venu en haut et nous +l’avons gagné. » Ou bien : « On a jugé aujourd’hui +notre procès contre Van Rode, et nous +l’avons perdu. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Mot wallon signifiant pourboire, évidemment apparenté +à l’allemand <i lang="de" xml:lang="de">Trinkgeld</i>.</p> +</div> +<p>Il note sans sourciller, le 5 janvier 1721 : « Reçu +avis de Sart-les-Moines que Dom Joseph avait +été condamné à Louvain, en propre et privé nom, +en matière d’injure comme Molle. » Son journal +étant rempli de décisions légales, il y consigne +celle-ci comme les autres, sans plus s’émouvoir.</p> + +<p>Il a peu de gaieté, aucun sens du ridicule. Il +écrit gravement les surnoms les plus risibles. Il +note qu’il a « vu mademoiselle Duquesne et lui +dit que nous ne savions ce qu’elle voulait dire +avec ses plumes ». Ou encore : « Nous avons +examiné les deux débats contre Molle et nous +avons été au greffe pour faire copie du compromis +fait entre Molle, Dom Florent Jénart et +Dom Michel Dujardin par lequel ils se sont +soumis au jugement des deux avocats marqués +dans ledit compromis, dont l’un était celui de +Molle et l’autre un peu timbré. »</p> + +<p>Entre les courses, les ventes et les audiences +du tribunal, Dom Maur reste au logis et fait sa +correspondance ou lit en grignotant ses biscuits +et sirotant son sirop. Il est l’homme du temporel, +l’homme du dehors, dont le devoir est de +se renseigner sur ce qui se passe dans le monde, +afin de prendre ses précautions en conséquence. +Peut-être aussi qu’on parle déjà politique dans +les diligences, à l’auberge des Trois-Pigeons ou +à celle du prince Tserclaes, sur le Sablon. Dom +Maur lit donc les journaux : la <i>Gazette de Hollande</i>, +les <i>Annales de Hainaut</i> et autres « livres +du temps », dont il paraît presque aussi friand +que de sucreries. Avec des almanachs de Milan, +c’est toute sa littérature. Il lui passe par les +mains bon nombre d’ouvrages théologiques destinés +à M. l’Abbé ou au prieur, mais il ne s’intéresse +que médiocrement aux controverses sur la +« constitution ».</p> + +<p>Pour achever le portrait de Dom Maur, il nous +reste à dire qu’il est indubitablement obéissant et +humble. Il pourrait se croire indispensable, +puisque l’énorme poids des affaires financières +de l’abbaye repose entièrement sur lui, et indépendant, +puisqu’il ne vit presque jamais en communauté +et qu’il a toutes les dispenses. On ne +voit jamais percer de tels sentiments. Au contraire, +Dom Maur parle toujours de la volonté de +l’Abbé comme s’il était le premier qui dût la +subir. Il emploie constamment la formule : +« M. l’Abbé m’a donné l’ordre… » Ou, s’il est à +Liessies : « M. l’Abbé m’a mis pour être… » Ce +chicaneau était probablement un excellent religieux.</p> + +<hr> + + +<p>Plus de la moitié du Journal de Dom Maur a +rapport à des procès. L’abbaye est immensément +riche ; elle a la collation ou la propriété +d’innombrables bénéfices non seulement en Hainaut +et dans les Pays-Bas, mais jusque dans le +midi de la France ; elle possède des bois, des +fermes, des mines : bref, elle est dans la situation +de tous les gens trop riches et que leurs affaires +accablent ; elle tire de l’argent de partout, mais +ceux de qui elle le tire se le font arracher et s’ingénient +de toutes manières à le reprendre. La +plus grande partie des procès que Dom Maur +soutient à Féron, à Mons, à Valenciennes ou à +Douai, voire à Cambrai et à Rome, vient d’exigences +ou de prétentions qu’il trouve injustifiées. +La formule « … qu’il prétend et qu’on ne +lui doit point » revient incessamment. On ne peut +guère se persuader cependant que Dom procureur +répugne à cette guerre éternelle et qu’il n’ait +aucun goût pour le jeu de la chicane. Il est batailleur, +sans aucun doute, froidement et délibérément +batailleur, et il y a bien apparence que +tout Liessies respire une atmosphère de combat. +A l’époque où le Journal commence, Lambert +Bouillon n’est mort que depuis dix ou douze ans, — Dom +Maur a fait profession l’année même de +sa mort et il a probablement connu ce plaideur +indomptable : — en tout cas, son éducation monacale +a dû se faire au milieu des procès mal +éteints légués par le vieux lutteur à Agapit Dambrinne. +Il a dû se persuader de bonne heure que +l’état de guerre est l’état normal de tous ceux qui +possèdent et que le meilleur moyen de garder +son bien est de montrer les dents à quiconque a +la mine d’en avoir envie. La règle à Liessies est +qu’on soit méfiant et chatouilleux.</p> + +<p>Les commis viennent jauger la cuve : « Dom +Joseph proteste de nullité contre tout ce qui s’est +fait. » L’hôte du <i>Gant d’or</i>, auberge sur la route +de Bruxelles appartenant à l’abbaye, fait changer +une gouttière. On plaide jusqu’à ce que la gouttière +soit remise en son premier état. Un de nos +chevaux est arrêté à Etrœungt pour le vinage. +Dès le lendemain, on envoie faire sommation au +vinager qui relâche le cheval sous caution. Le +surlendemain, on lui délivre « copie de nos +titres » et de l’ordonnance de l’intendant et on +lui fait une seconde sommation « à ce qu’il ait à +purger ladite caution ». On croit l’affaire finie. +Le mois suivant, parmi divers petits procès — contre +ceux de Wannebecq qui prétendent un +vicaire, ceux d’Ath qui prétendent un chapelain, +le curé de Roquignies qui veut retenir sa dîme, +ceux d’Ohain qui réclament pour la portion congrue +de leur vicaire, contre les maltôtiers, etc., — on +voit que Dom Joseph écrit pour l’affaire +du vinage et tout à coup que trois avocats ont +été consultés à Mons pour cette bagatelle.</p> + +<p>Dom Maur n’a pas peur du Gouvernement. +Deux ou trois fois, il s’entremet dans des affaires +de contrebande où Coppée, domestique, où +Nicaise, notre fermier, ont été pris. Quelquefois, +cependant, il s’y prend en douceur, et le Journal +porte mention d’un « cadeau à un buraliste ». Il +proteste contre une taxe sur les houilles et ne la +paie que lorsqu’on lui a dit que « noblesse et +abbayes l’ont payée ». On veut prendre des +chênes dans nos bois pour bâtir des casernes +dans les petites villes de France (c’est-à-dire +Guise et La Fère). Dom Maur entre en correspondance, +se méfie d’emprises probables et va +voir au bois ses chêneaux. Bientôt il cherche un +sergent pour faire protestation, et, n’en trouvant +point, remet au lendemain de le faire à Guise.</p> + +<p>Il n’est pas au mieux avec les autorités ecclésiastiques. +Fénelon, à qui Lambert Bouillon a +joué un si mauvais tour, est à peine remplacé, +et on ne voit pas qu’il se soit établi des relations +très cordiales entre l’archevêché et l’abbaye. Les +« jeunes » ne vont pas à Cambrai pour l’examen +et on les fait ordonner à Maubeuge par un +évêque de passage. C’est aussi le coadjuteur de +Québec qui vient à Liessies « confirmer ». Le +promoteur de l’officialité veut ériger en cure le +« secours » de Cartignies. Dom Maur fait la +sourde oreille et se fait « signifier d’une requête ». +On ira donc en cour de Rome. Dom Maur a dans +la ville de Liège un sien cousin, chanoine, et à +Rome deux autres cousins, aussi Levache (il +écrit indifféremment Levache ou Levage, ou +même Levacq), qui lui sont moins connus. Le +cousin de Liège écrit à ses cousins de Rome et +ceux-ci se mettent en mouvement. Malheureusement, +la Daterie est en vacances, comme de +juste, et pendant ce temps, le promoteur presse +Dom Maur « à faire ses preuves », sans paraître +savoir qu’il a « interjecté appel ». L’affaire traîne +en longueur, mais on finit par obtenir « un bref +d’appel de la sentence de l’officialité dans la +cause que nous avons contre le promoteur pour +l’érection de l’église de Cartignies en cure ». Il +en coûte « huit écus romains de dix esquelins +chacun ».</p> + +<p>Même avec les abbayes de son Ordre, Dom +Maur a de petites difficultés. MM. de Saint-Michel +en Thiérache ont avec lui une correspondance +beaucoup trop longue pour l’affaire qui +l’a motivée. Avec l’abbaye de Crespin, des +arrangements à frais communs au presbytère +d’Harvent amènent une vraie brouille, et l’on est +« signifié d’une requête ». Bref, Dom Maur +plaide à propos de tout et à propos de rien : les +procès se superposent et s’enchevêtrent. Le procureur +écrit pour « recevoir des nouvelles de +plusieurs procès que nous avons à Ath ». En +effet, il en a quatre : un pour le « prétendu » +chapelain, un pour une sacristie qu’il s’agit de +« raccommoder », un autre avec les Moulins pour +une mesure de farine qui a été enlevée, et un +quatrième avec M. Van Rode, fermier. Il plaide +à la fois contre les chanoines de Maubeuge, ceux +de Condé et ceux de Saint-Quentin, et quand on +rencontre la mention : « ceux du clergé », on est +bien empêché de savoir à qui l’appliquer.</p> + +<p>Tout cela entraîne des dépenses considérables, +car il faut payer des experts et des avocats, et +l’on voit certain procureur réclamer de l’argent +« pour nous avoir servis », mais le vrai plaideur +n’y regarde pas. Dom Maur débourse sans sourciller +mille florins de frais dans le procès contre +Molle qui est une affaire d’importance minime. +On ne plaide pas pour gagner de l’argent, mais +parce qu’on enrage d’avoir raison.</p> + +<p>Les innombrables procillons qui font ressembler +le Journal de Dom Maur au rôle d’un tribunal +sont des affaires presque toutes communes +et qui n’offrent guère d’intérêt. Ce qui intéresse, +c’est Dom Maur lui-même par sa persévérance, +son indifférence aux résultats et son superbe +sang-froid. C’est aussi quelques-uns de ses +adversaires. Deux surtout paraissent dignes de +lui : leurs noms reviennent fréquemment, presque +à travers tout le Journal, et ce retour +perpétuel de figures lointaines et presque anonymes +finit par leur donner quelque chose +d’épique.</p> + +<p>L’avocat Le Maulnier paraît dès la première +page du Journal : on consulte M. Petit pour sa +requête. De loin en loin, au cours de la première +année, cette affaire revient : « On a travaillé à +un rapport contre Le Maulnier », ou : « On a +reçu trois mémoires contre Le Maulnier », ou, +un peu plus tard : « On a commencé à rapporter +notre procès contre Le Maulnier. » Au commencement +de 1720, l’affaire s’engage à fond. On +écrit à M. l’Abbé que la présence de Dom Joseph +est nécessaire parce que le conseiller rapporteur +a besoin d’explications. Dom Joseph arrive, et, +pendant un mois, c’est une grande activité. +Visites au président et à un conseiller. Visites à +quatre conseillers. Remise de factums. Répondu +à la requête civile de Le Maulnier. Travaillé à +l’avertence, etc., etc. Après un temps, on recommence +la lecture, on achève l’avertence, laquelle +est servie avec dix-sept pièces. Le Maulnier sert +une solution à l’avertence de Dom Maur. On y +répond. Enfin, le 13 mars, au soir, « notre procès +contre Le Maulnier est sorti du bureau et +nous l’avons gagné ».</p> + +<p>C’est la formule ordinaire. Seulement, cette +fois — peut-être parce qu’on a battu un homme +de la partie — il y a une joie extraordinaire dont +le Journal s’échauffe pendant trois jours. On +écrit et on envoie aussitôt un messager à +M. l’Abbé, Dom Ghislain et Dom Gérard. On va +remercier MM. le Président et le Rapporteur et +M. Cornet. On écrit aussi à Dom Corneille « pour +lui notifier la bonne nouvelle du gain de notre +procès ». Dans la joie où l’on est, on écrit à +M. Duquesne de faire raccommoder la grange de +la Folie, « s’il est absolument nécessaire ».</p> + +<p>Le lendemain, M. Tahon fait venir les parties +et leur déclare les « points d’office », après quoi +on commence la liquidation. L’avocat de Le +Maulnier refuse de payer les épices du procès. +Suivent diverses comparutions où le conseiller +s’offre d’amener un accommodement. De fait, on +travaille avec Le Maulnier, à l’amiable, un après-midi. +Après deux mois d’un silence de mauvais +augure, Le Maulnier sert ses contredits consistant +en quatre cent quatre-vingt-dix-sept articles. +On les étudie, mais il y a apparence que cette +énorme masse de raisons est inébranlable, car à +une dernière comparution chez M. Tahon, « on +finit tous les anciens procès, de sorte que notre +rente se trouve réduite de 940 à 910 florins ». +Sur ce, on demande à Liessies des chevaux +« pour s’en retourner ».</p> + +<p>A côté de cet avocat savant et retors, on voit +paraître un petit curé entreprenant, tenace et +malin, qui fait encore meilleure figure. C’est le +curé de Gognies-Cauchies. Brave petit homme +qui lutte tout seul contre la riche et puissante +abbaye ! Leur difficulté provient d’une dîme qu’il +a retenue et de sa maison de cure qu’il veut qu’on +« rétablisse ». Le petit curé gagne, haut la main. +Dom Maur rappelle, et on entre dans le labyrinthe +pour n’en pas sortir, car le Journal s’achève +sans que l’on sache si l’on s’est arrangé pour tout +de bon. Le procès de Gognies est d’ailleurs le +plus embrouillé de tous. Après quelques mois, +on voit Dom Maur copier « deux petits procès +avec Gognies », et on s’aperçoit, en effet, qu’il y +a trois affaires distinctes poursuivies simultanément +à Mons, à Valenciennes et à Douai. Le petit +curé trouve aussi moyen de mettre dans son +jeu les chanoines de Maubeuge qu’on voit qui +n’ont pas encore « tripliqué ». On fait faire des +comparutions, des expertises et vues de lieu. +Quelquefois le petit curé fait défaut, d’autres fois +il propose des accommodements ; il vient en personne +à Liessies, par une belle journée de printemps, +et « offre de payer la moitié des frais de +la veüe de lieu si l’on veut mettre des barreaux +à ses fenêtres ». Il s’agit bien de barreaux. Dom +Maur, quelques jours plus tard, est à Douai avec +ordre de solliciter fortement contre « Gognies ». +M. le conseiller Dupuis, homme paisible, tâche +d’accommoder les parties. Sur ces entrefaites, le +procès qu’on a pour la dîme sort du bureau à +Mons et « nous avons gagné ». Reste celui de +Valenciennes et celui de Douai, très lents l’un et +l’autre et très confus, car, cette fois, les chanoines +de Saint-Quentin entrent, on ne sait comment, +en ligne, et l’on ne voit jamais clairement +si l’on plaide pour le fond ou seulement pour des +frais. Quoi qu’il en soit, Dom Maur gagne encore +à Valenciennes. On croit tout fini ; mais, après +plusieurs mois, on retrouve, comme un refrain +de cauchemar, l’éternelle mention : « Fait un +écrit contre le curé de Gognies-Cauchies. » C’est +qu’il reste le vieux procès de Douai auquel on ne +pensait plus et qu’enfin le petit curé, abrité derrière +ses chanoines, gagne, le 5 avril 1721. +« Nous avons perdu notre procès contre lesdits +chanoines, à tous frais et dépens, et il a été déclaré +que les curés primitifs sont obligés d’évacuer +leur disme avant que les autres codécimateurs +contribuent aux portions congrues et aux maisons +des curés. » La note des premiers frais +monte assez haut, car Dom Maur donne en à-compte +360 florins qui sont tout l’argent qu’il a +sur lui. Vers la fin de novembre, le procureur +écrit à son dit curé de venir liquider sa dîme +de 1719 et s’arranger pour de certaines briques +dont on a pavé son grenier. Le petit curé répond +qu’il « envoiera », et quand on s’est habitué à +voir son nom revenir pendant plus de deux ans +presque à toutes les pages du Journal, on se demande +s’il n’« envoiera » pas un sergent.</p> + +<p>Autour de ce combatif petit homme on voit +graviter d’autres petits curés, celui de Maffles, +celui d’Eppe-Sauvage au sujet duquel on consulte +trois avocats, ceux d’Étichove et de Roquignies, +celui d’Ostiche. Ce dernier, le jour même que le +curé de Gognies vient demander des barreaux +pour ses fenêtres, fait aussi le voyage de Liessies +et demande qu’on ajoute une « quatrième place » +à sa maison et qu’on lui donne des pailles pour +son toit. Il n’aura rien du tout. Il part fort mécontent +et, quelque temps après, « menace d’arrêter +nos biens ».</p> + +<p>Que de plaideurs, que de juges, que d’avocats, +que d’affaires ! Quand on lit vite, les choses se +mettent les unes sur les autres, les jours s’enfuient, +les mois glissent, les procès pullulent, le +journal fait un bourdonnement monotone qui +engourdit et ne laisse que la sensation d’un +temps lointain et irréel. Vers la fin, on voit plus +souvent ces querelleurs s’accommoder et l’on +sent combien des gens morts depuis si longtemps +ont eu raison de cesser des batailles ridicules. A +deux reprises, Dom Maur passe tout un mois +sans bouger de Liessies, de chez nous, comme +il dit, et on aime se le figurer loin du fracas des +maisons de poste et des cours de justice, vaquant +à la tranquille besogne quotidienne et entendant +par sa fenêtre ouverte, le chant assourdi du +chœur. Je suis sûr que M. l’Abbé tient à ce qu’il +reste ainsi de temps en temps au logis. Souvent +on voit reparaître l’ordre de revenir à Liessies, +« sitôt nos procès finis ». M. l’Abbé s’occupe +aussi — il le faut bien — de ce que son procureur +fait à Mons ou à Douai, mais je n’ai aucun +doute qu’il n’aime pas cette agitation vaine et +qu’il pense quelquefois avec regret au passé, en +regardant de sa stalle la tombe de M. de Blois.</p> + +<hr> + + +<p>Il semble d’ailleurs qu’on vive très paisiblement +à Liessies. L’Abbé est un homme sage et +bon, très respecté et probablement aimé. L’obéissance +est entière, et le commandement n’a rien +de rude : l’existence des religieux doit être monotone +et douce, sans désordres et même régulière +sans être plus édifiante que celle de la majorité +des moines à cette époque ; l’atmosphère, +celle d’un collège ecclésiastique de province, +vraie famille agrandie où l’attachement au nid +commun est le ressort principal des actions.</p> + +<p>Il n’est fait aucune allusion dans le Journal de +Dom Maur à la présence de Frères convers dans +l’abbaye : ce sont des domestiques qui font les +charrois et autres grosses besognes, et des +jeunes gens du pays se présentent de temps à +autre « pour écrire au comptoir ». Cette égalité +de tous les religieux contribue à leur donner une +liberté et une individualité plus grandes. Les +« jeunes » ne sont pas séparés du reste du monastère. +Ils y entrent comme postulants ; après +un an, on les présente au Chapitre pour la profession, +et le vote de la communauté décide de +leur réception ; leurs « prémices » sont de +grandes fêtes pour lesquelles Dom Maur débourse +cinquante ou soixante florins. Le Journal +ne laisse aucun doute que tous les moines se +connaissent et s’aiment. Dom Maur envoie constamment +« chez nous » des manières de cadeaux +qu’il sait devoir plaire à celui-ci ou celui-là. A +M. l’Abbé des livres, du thé impérial ou de beaux +bas rouges pour les grandes cérémonies. A M. le +Prieur, qui est savant, pieux et rhumatisant, des +livres, des traités spirituels, un bonnet, de +l’huile de myrrhe. A Dom Thomas qui est +peintre, des couleurs. A M. le Sacristain, des +dentelles. A Dom Joseph, des œufs frais et du +vin de « Frontiniac ». A un autre, du fil d’argent +et des croix de corne « pour faire des dizaines ». +A un autre, des livrets d’or pour des +broderies.</p> + +<p>Les liens de famille ne sont nullement brisés. +M. l’Abbé fait écrire à un religieux que, +passé telle fête, il pourra s’en aller voir sa mère. +Une autre fois, Dom Maur rencontre Dom François +s’en allant <i lang="la" xml:lang="la">ad patriam</i>. Un peu plus tard, +Dom Maur écrit qu’il a compté huit écus à un +autre religieux s’en allant <i lang="la" xml:lang="la">ad patriam</i>.</p> + +<p>L’abstinence monastique existe toujours en +principe et le Journal suit la marche de l’année +ecclésiastique avec la régularité d’une horloge. +« Écrit à mademoiselle Wélis de Bruxelles pour +les provisions des Avents. » — « Coppée est +arrivé avec un chariot pour charger les provisions +de carême : quatre tonnes de morue, deux +tonnes d’harengs, une tonne de saumon, etc. »</p> + +<p>Mais comme la moitié des religieux, étant +constamment en voyage, ont dispense, il est +probable que la règle s’est bien relâchée de la +sévérité primitive. En tout cas, le maigre se +relève par toutes sortes de douceurs, et le carême +de Liessies est un carême sucré. A la vérité, +le procureur commande des sacs de riz et +des ballots « d’estocfix », mais on le voit acheter +d’un coup 160 livres de cacao, 50 livres +d’orge perlé et pour 79 florins de « banille ». Il +y a à l’abbaye des provisions de cannelle et de +noix muscades, de dattes, de raisins de Tharse +et de câpres d’Espagne ; à intervalles aussi, des +citrons et oranges amères qui sont un grand +luxe. On boit ordinairement le petit vin de +Laon, mais on en fait venir de Bar, et la cave +est fournie de vin d’Espagne et de vin du Rhin.</p> + +<p>Liessies ne manque point d’amis, bien qu’il +s’en faille de peu qu’on ne leur fasse à tous des +procès. Il y en a de puissants : M. l’intendant à +qui l’on envoie de temps à autre un chevreuil et +que M. l’Abbé va voir vers le nouvel an « pour +lui faire les compliments du temps » ; madame +de Maubeuge, la noble et puissante abbesse du +noble et puissant Chapitre de Maubeuge. C’est +une très grande dame. L’année où elle prend +possession, elle passe par Liessies avec ses officiers, +une compagnie de gardes du corps, une +de hussards, une de grenadiers et une de bourgeois +de Maubeuge. On héberge tout ce monde. +Le lendemain, M. l’Abbé et deux religieux accompagnent +« Madame » pendant le reste du +voyage, et M. l’Abbé l’installe et dit la messe +basse pontificalement. Une autre grande visite +cause un émoi encore plus grand. Brusquement +Dom Maur annonce le passage du Prince Tingris +et ce nom ainsi orthographié fait que, pendant +quelques jours, le Journal prend un air +d’<i>Amadis</i>. On a envoyé à Bruxelles le messager +de Trélon pour chercher des jambons, des succades +et autres choses « portées sur l’état du +maître d’hôtel ». On achète pour treize écus à +trois couronnes de poisson frais. Comme rien à +Liessies n’est assez beau pour un hôte aussi distingué, +on envoie de Mons « huit douzaines de +serviettes, trois douzaines de couteaux, autant +de cuillères et fourchettes de métail, une boette +de biscuits, et macarons et sucades ». Pour +mettre le comble à cette magnificence on joint +une demi-douzaine de citrons, autant d’oranges +amères et autant d’oranges de Portugal qui composeront +un véritable dessert de prince.</p> + +<p>Liessies a d’autres amis plus humbles et que +l’on traite familièrement. Ce sont quelques curés : — M. +Jénart avec qui on finit malheureusement +par plaider, mais que M. l’Abbé recommande +quand il va au concours ; ou M. O’Dwyer, +Irlandais francisé qui rend de petits services au +monastère ; — des gens d’affaires, tellement absorbés +par les dîmes, les tailles et les procès de +Liessies qu’ils ne sont guère que des lieutenants +du procureur ; M. Petit, à qui M. l’Abbé fait des +cadeaux de nouvel an ; M. Goulart de Trélon et +mademoiselle Duquesne, sa fille. Mademoiselle +Duquesne est une femme prudente et méfiante +qui fait une fois un peu de peine à Dom Maur +en lui refusant des écus de Lille dont il veut la +payer, mais c’est une amie tout de même. On la +traite sur le pied de l’intimité, et le procureur +passe plusieurs jours chez elle quand il vient +ouïr son compte. Il y a encore M. et madame +Tahon de Maubeuge, dont l’amitié est d’autant +plus précieuse que M. Tahon est conseiller à la +Cour. Il y a surtout les demoiselles de Bouillon, +de beaucoup les meilleures amies du procureur. +Ce sont des filles de très bonne naissance et +d’éducation soignée, intelligentes, artistes et cependant +pratiques et ne trouvant pas qu’il soit +au-dessous d’elles de rendre à leurs amis les +services les plus ordinaires. Elles habitent +Mons, et sont pour Dom Maur d’un secours +inestimable. Son coffre est chez elles et il leur +confie aussi des bourses distinctes où sont les +monnaies de provenance étrangère qu’il ne peut +changer. Elles l’accompagnent dans les magasins +chaque fois qu’il achète de la toile ou des étoffes. +Quand il est à Liessies, elles font pour lui plusieurs +courses qu’il n’oserait peut-être leur demander. +Dom Maur a à Bruxelles une correspondante +appelée mademoiselle Wélis, qui lui +expédie toutes sortes de denrées. C’est une +honnête marchande qu’il appelle jusqu’à la fin +mademoiselle Wélis de Bruxelles, comme s’il +avait entendu parler d’elle la veille pour la première +fois. Elle n’a pas la commande de certaines +douceurs comme amandes longues et thé +impérial que les « demoiselles » se font un plaisir +d’envoyer elles-mêmes à Liessies. Elles font +cadeau à M. l’Abbé de beaux réchauds d’argent +et de toutes sortes de sucreries quand il est malade. +Elles pensent, comme de juste, à la sacristie : +dentelles et fils d’argent viennent ravir le +sacristain. De son côté, M. l’Abbé leur fait tous +les honneurs : il les invite au prieuré du Sart +où il vient pendant les chaleurs, et l’année où +madame de Maubeuge passe par Liessies, il les +ramène avec lui pour qu’elles aient l’agrément +de cette cavalcade.</p> + +<p>Les religieux de Liessies sont en bons termes +avec ceux de Lobbes. Dom Maur paraît heureux +dans ses voyages de rencontrer parfois M. Tahon, +religieux de cette abbaye. Ils ont aussi des relations +agréables avec ceux d’Hautmont dont +l’abbé vient un jour à Liessies, avec ceux de +Maroilles qui donnent parfois l’hospitalité au +procureur quand il revient de Douai, et surtout +avec MM. de Saint-Sépulcre de Cambrai. On +leur rend tous les services qu’on peut.</p> + +<p>Mais les vrais, constants, fidèles et très appréciés +amis de Liessies, ce sont les Pères Jésuites. +En général, les Bénédictins étaient plutôt Jansénistes. +A Liessies, une tradition vieille de plus +d’un siècle voulait qu’on se rangeât aux doctrines +de la Compagnie et qu’on traitât les Jésuites +avec une extrême cordialité. A Maubeuge +et à Douai, Dom Maur descend presque toujours +« aux Révérends Pères Jésuites » : il y est chez +lui. Toutes les idées théologiques de Liessies +sont celles des Jésuites. Les « jeunes » apprennent +la dogmatique dans l’ouvrage du P. Platelles +et la morale dans celui du P. Tavernes. On +conserve aux archives la belle lettre que le +P. de La Chaise écrivait à M. l’Abbé en lui annonçant +sa nomination : « C’est votre mérite et +votre zèle pour la bonne doctrine qui ont obligé +le Roi à vous préférer à tous ceux qui ont sollicité +Sa Majesté pour obtenir la place qu’elle vous +a confiée. Je suis sûr que vous la remplirez dignement +et que vous maintiendrez la régularité +et le bon ordre dans une abbaye de si grande +conséquence. Tous nos Pères que vous honorez +de votre amitié m’en ont félicité, ce qui m’a fait +un véritable plaisir. Je vous prie de leur continuer +l’estime et la considération que vous avez +toujours eue pour eux, etc. » M. l’Abbé reste +très hostile aux Jansénistes et entretient une +correspondance active avec le P. Imbert. Celui-ci +lui envoie tout ce qui se publie « touchant la +constitution ». On trouve fréquemment la mention +« Reçu un paquet de livres de Douai pour +M. l’Abbé ». Deux « escoliers » apportent à +Mons un gros paquet de livres qui leur a été +remis par le P. Imbert et qu’on envoie dès le +lendemain à Liessies par un exprès. M. l’Abbé +s’intéresse uniquement à la controverse janséniste +et, à en juger par ce qui lui arrive d’ouvrages +et brochures de toutes sortes, elle doit +absorber tout son temps. Le Journal de Dom +Maur finit la veille de Noël 1721. Ce jour-là le +procureur inscrit : « Reçu de Douay un paquet +d’écrits, sçavoir : un exemplair de la Sorbonne +tombée, un exemplair des expositions des sentiments +de M. de Noailles et deux exemplairs des +lettres à l’auteur du supplément. » Il est bien +probable aussi que des mandements d’Arras +reçus quelque temps auparavant et plusieurs +livres de M. de Soissons en latin se rapportent +au P. Quesnel. Dom Maur ne lit rien de tout cela : +son siège est fait, sans aucun doute. Les Jansénistes +doivent lui apparaître comme des gens qui +troublent l’État, causent de grandes dépenses en +livres et favorisent dans les monastères une spéculation +très vaine.</p> + +<hr> + + +<p>Telle est, en gros, l’impression que laisse le +Journal du procureur. Ce qui surnage, c’est le +sérieux de la plupart des figures et la futilité de +la plupart des affaires. Mais, ni M. l’Abbé, ni +Dom Maur, ni les autres ne croyaient leurs affaires +futiles : les procès étaient la trame de +l’existence quotidienne, et le Jansénisme était +une erreur vivante et qui mettait la foi en péril.</p> + +<p class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></p> +<p>Liessies est bien désert, et les plus vieilles +gens s’y rappellent à peine le temps où ils se +souvenaient de l’abbaye.</p> + +<p class="date">Juin 1905.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c5">PETIT MOUTIER</h2> + + +<p>Moustiers est un hameau de trente à trente-cinq +feux, très isolé dans une petite vallée de la +partie orientale de la Fagne, à trois lieues de +Liessies et tout près des hauts défrichés à travers +lesquels passe la frontière belge : on l’appelle +souvent Moustiers-en-Fagne. Une belle route +conduit à Wallers au sud et à Eppe-Sauvage au +nord, mais elle est en tout temps fort déserte et +il faut que les ingénieurs l’entretiennent par le +pur amour de leur art : on n’y rencontre guère +que la carriole du boulanger ou du boucher. En +revanche, elle monte et descend par longs et +lents circuits à travers les pentes gazonnées qui +bordent la forêt et ouvrent à chaque instant de +vastes horizons sur la Fagne-de-Chimay. Il faut +porter sur ce chemin des soucis bien cuisants +pour ne pas s’y sentir comme bercé.</p> + +<p>Le nom de Moustiers dit assez clairement que +l’histoire de ce petit village est liée à celle d’un +établissement monastique. En effet on voit au +premier coup d’œil que l’églisette qui vous accueille +presque à l’entrée du hameau a été une +chapelle de moines. Elle s’appuie, toute petite et +gracieuse, contre une grande maison robuste +séparée de la place par une bande de jardin sévèrement +murée, et, derrière, de vastes dépendances +enferment un grand carré. Les gens du +pays appellent cet assemblage de constructions +moitié agricoles, moitié conventuelles le Priolé, +corruption facile à reconnaître du mot de +Prieuré. On voyait encore il y a vingt ou vingt-cinq +ans et l’on voit peut-être toujours, dans la +sacristie, des tiroirs sur lesquels était écrit en caractères +à peine pâlis : M. le Prieur, M. le Sous-Prieur. +Ces religieux étaient des moines laboureurs +dépendant non de l’abbaye de Liessies, +mais de celle de Lobbes, en Hainaut, et suivant +aussi la règle bénédictine. Ils étaient trois ou +quatre qui, une fois dit leur office et leurs +messes, vaquaient aux travaux des champs +comme les paysans d’alentour.</p> + +<p>Les Mauristes, aussi bien que les autres Bénédictins, +avaient de ces monastères campagnards. +C’est dans une retraite de ce genre que +Mabillon passa six années, redemandant à la +terre la santé que les livres lui avaient prématurément +ravie.</p> + +<p>Ces prieurés n’absorbaient pas comme les +grandes abbayes toute la terre et tous les bras. +Le prieur et ses compagnons devaient être les +amis et non les maîtres des laboureurs leurs +voisins. Il est peu de pays où l’attachement à la +religion soit resté aussi paisible, entier et sincère +qu’à Moustiers-en-Fagne. Il en sera de +même partout où le prêtre ou le religieux ne se +mettra à part des hommes au milieu desquels il +vit que par une charité plus haute et une existence +plus pure.</p> + +<p>Toute proche de l’église et du Prieuré est une +très jolie maison du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle dont tout l’ornement +consiste dans un pignon à gradins semblable +à ceux qu’on voit partout dans le Soissonnais +et dans des fenêtres à meneaux, mais dont +les proportions sont parfaites. La pierre de taille +qui est tout simplement la pierre bleue de Hainaut, +en est cependant relevée de bordures délicates. +Quand on entre dans le village par la +route d’Eppe-Sauvage, cette maison fait avec +l’église et le Prieuré un ensemble de lignes brisées +extraordinairement gracieuses.</p> + +<p>Le Prieuré de Moustiers n’a point d’histoire ; +le village non plus ; etson nom vague et général +le tire à peine de l’anonymat. C’est un endroit +silencieux et heureux où des moines et des +villageois ont vécu pendant plusieurs siècles +ignorés et contents.</p> + +<p>J’espère que le lecteur ne me trouvera pas ridicule +d’ajouter ici quelques vers inspirés par +cette bourgade de rêve. Si quelque musicien +voulait y adapter un air monotone et lointain de +vieille chanson, je lui en saurais gré.</p> + + +<p class="c">LE MOUTIER</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">C’était un vieux petit moutier</div> +<div class="verse i2">Avec des gables ;</div> +<div class="verse">Dans la cour un grand peuplier</div> +<div class="verse i2">Et des érables.</div> + +<div class="verse stanza">La chapelle avait des murs gris</div> +<div class="verse i2">De vieille pierre,</div> +<div class="verse">Sous les corbeaux de bois noircis</div> +<div class="verse i2">Pendait un lierre.</div> + +<div class="verse stanza">Derrière ce petit moutier</div> +<div class="verse i2">Grandes ouvertes</div> +<div class="verse">Les granges au front altier</div> +<div class="verse i2">Étaient désertes.</div> + +<div class="verse stanza">Un petit logis tout sculpté</div> +<div class="verse i2">Ceint de guirlandes</div> +<div class="verse">Dormait dans un jardin d’été</div> +<div class="verse i2">Plein de lavandes.</div> + +<div class="verse stanza">Un petit verger conduisait</div> +<div class="verse i2">Au cimetière :</div> +<div class="verse">Monsieur le Prieur y lisait</div> +<div class="verse i2">Son bréviaire.</div> + +<div class="verse stanza">La route allait je ne sais où</div> +<div class="verse i2">Bien loin en France,</div> +<div class="verse">Quelques-uns disaient à Limou</div> +<div class="verse i2">Vers la Provence.</div> + +<div class="verse stanza">C’était un vieux petit moutier</div> +<div class="verse i2">Du temps des guerres,</div> +<div class="verse">Où plus d’un brave cavalier</div> +<div class="verse i2">Fit ses prières.</div> + +<div class="verse stanza">Dans le petit moutier tout dort :</div> +<div class="verse i2">Le soleil pèse,</div> +<div class="verse">Et Monsieur le Prieur est mort</div> +<div class="verse i2">Sous Louis Seize.</div> +</div> + +</div> +<p class="date">Juin 1908.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c6">LES MOINES DE SHAKESPEARE</h2> + + +<p>Shakespeare aime et respecte les moines : c’est +un fait indéniable pour quiconque connaît, même +superficiellement, ses œuvres, mais c’est aussi +un fait inexplicable pour quiconque n’a sur l’histoire +religieuse de l’Angleterre que ces notions +vagues où l’on accroche vaille que vaille des +idées préconçues. On se dit : Shakespeare a été +l’un des poètes favoris d’Élisabeth, et Élisabeth +est la grande persécutrice du catholicisme en +Angleterre ; il est donc impossible que Shakespeare +n’ait pas été protestant. D’un autre côté +comment se pouvait-il qu’un auteur protestant +fît l’apologie des moines devant Élisabeth qui +sûrement les exécrait ? Peut-être, après tout, +Shakespeare était-il catholique plus ou moins +secrètement ; il y a des critiques qui l’ont cru.</p> + +<p>Ainsi raisonne-t-on, au lieu de demander à +l’histoire si, par hasard, elle n’aurait pas le mot +de l’énigme, et si ce mot ne se trouverait pas +beaucoup plus simple qu’on n’est tenté de se +l’imaginer.</p> + +<p>L’Angleterre ne fut jamais, au même degré +que l’Irlande, un pays monastique : cependant +les riches et nombreuses églises abbatiales qu’on +y voit encore aujourd’hui, attestent que la prospérité +des vieux ordres religieux y fut considérable. +Aux <small>XIII</small><sup>e</sup> et <small>XIV</small><sup>e</sup> +siècles, les ordres mendiants +s’y propagèrent avec une extrême rapidité, +mais leur popularité ne fut guère plus durable +que leur zèle. Le mouvement de Wycliff, révolutionnaire +et protestant avant la lettre, fut +dirigé en grande partie contre eux, et la littérature +du temps leur est très hostile. On connaît +les plaisanteries de Chaucer contre le frère +quêteur qui rapporte de Rome une pleine besace +de pardons tout chauds et contre le moine chasseur +galopant dans une bruyante sonnaille de +grelots. Pour lui comme pour les auteurs de nos +fabliaux, c’est assez punir la paresse des grands +abbés, et la rapacité un peu friponne des moines +mendiants que de les mettre en chansons. Mais +on entend une autre note dans le rude poème +de Pierre le Laboureur et dans les bouts-rimés +énigmatiques qui coururent l’Angleterre pendant +les vingt dernières années du <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle. Ces +mots de passe devaient se transmettre avec un +sourire noir, et l’on en vit bientôt l’effet quand +les Lollards devinrent légion, et réclamèrent la +liberté et l’égalité, la faux, la hache et la torche +à la main.</p> + +<p>Entre les Lollards socialistes et fort peu orthodoxes +et Henri VIII, il n’y a qu’un siècle, +mais le chemin parcouru dans ces cent ans est +immense. Il ne s’agit plus de mouvements populaires : +la monarchie absolue n’existe pas encore +et elle n’existera guère que pendant les six années +où Thomas Cromwell fera régner la Terreur, +mais l’idée en a été aperçue nettement, et +Wolsey, comme Cranmer, se repentira au moment +de mourir d’avoir adoré le Roi au lieu +d’adorer Dieu. Le Roi dès lors fait bien tout ce +qu’il fait et, comme le dit la loi, il est incapable +de mal faire.</p> + +<p>Henri fut donc suivi comme Louis XIV l’aurait +été s’il avait voulu entraîner l’Église de +France dans ce que le Parlement n’eût pas manqué +d’appeler une indépendance légitime. Il avait +horreur de l’hérésie, et il mourut avec la haine +des protestants, mais le schisme ne lui faisait +pas peur. Le Pape était, à ses yeux, un souverain +rival qui percevait indûment des impôts +dans le royaume d’autrui, envoyait partout des +émissaires italiens déguisés en dignitaires ecclésiastiques, +faisait la guerre avec des menaces +de déposition et d’excommunication, bref, avec +lequel il fallait négocier aussi longtemps qu’on +le pouvait, mais lutter la lance haute quand on +y était contraint. Wycliff avait prouvé, dans le +<i lang="la" xml:lang="la">De Dominio</i>, que l’ingérence pontificale dans les +affaires civiles était le renversement de l’ordre +évangélique et la racine de toute corruption. Les +idées d’Érasme étaient très semblables. Ce que les +hommes du « Nouveau Savoir » voulaient, avant +tout, c’était ramener l’Église, ses pratiques et son +culte à la pureté primitive. Il restera éternellement +fâcheux pour la Réforme qu’elle se soit +greffée partout sur des faiblesses morales. On est +mal venu à parler de réformer les autres quand +on a pour premier souci de donner le champ libre +à ses désirs. Mais d’un autre côté, Henri VIII +eut beau jeu contre Rome en s’élevant contre les +abus que Thomas More, son confesseur le pieux +Colet, et le très raisonnable Érasme dénonçaient +eux-mêmes, et l’intransigeance du sentiment patriotique +en Angleterre lui fut d’un singulier secours +dans une lutte où la politique pénétrait +constamment la religion. La Réforme en Angleterre +apparaît, en dernière analyse, comme le +résultat d’un conflit entre toutes sortes de penchants +assez bas se heurtant les uns les autres +au nom de principes très élevés.</p> + +<p>Ce fut d’ailleurs une grande duperie dont très +peu d’esprits clairvoyants prévirent le résultat, +et à travers laquelle deux hommes seuls, More +et Fisher, aperçurent une question de vie ou +de mort qui valait bien qu’on lui sacrifiât sa tête. +Les autres dirent : querelle de rois ! exactement +comme Léon X avait dit querelle de moines ! en +apprenant les batailles de Wittemberg, et crurent +qu’il était d’une prudence vulgaire d’attendre +que ces puissances ou leurs successeurs +se fussent accommodés. Les évêques de France +n’avaient guère raisonné autrement quand +Louis XII fut excommunié par Jules II. Pouvait-on +douter qu’Henri VIII fût, au fond, excellent +catholique quand, moins de deux ans avant +sa mort, il faisait signer à ses sujets les six articles +qu’on ne pouvait regarder que comme le +rempart de la pure doctrine, et traquait quiconque +manquait la messe, refusait de se confesser +ou niait la transsubstantiation ?</p> + +<p>La suppression des monastères ne paraissait +pas bien criminelle. Elle s’était d’ailleurs faite en +douceur, à deux fois. Le Roi avait commencé +par supprimer les maisons religieuses les moins +riches, parce que leur nombre et leur constant +besoin d’argent y rendaient la discipline moins +exacte et le désordre plus apparent. Plus tard +il supprima les grandes abbayes, parce qu’elles +étaient trop riches, tandis que le Trésor était +pauvre, et parce que le système du manoir, comme +on appelait le régime de la propriété seigneuriale, +les rendait déplaisantes aux petits comme +aux grands. La liquidation de ces vastes domaines +produisit peu de chose, grâce à la corruption +des agents qui la firent et à la rapacité +des familles aristocratiques qui s’arrangèrent +pour en profiter. Le peuple qui avait pu se persuader +d’abord que les dépouilles des abbés, +comtes et ducs suffiraient à la voracité du Trésor +Royal, ne vit pas diminuer les impôts, et regretta +les distributions d’aumônes qu’on faisait +aux portes des abbayes, mais il ne regretta pas +autrement la dispersion des moines, et le clergé +séculier l’imita.</p> + +<p>Lors donc qu’Henri VIII mourut, en 1547, +c’est-à-dire à peine dix-sept ans avant la naissance +de Shakespeare, il n’y avait plus en Angleterre +ni moines, ni religieuses, ni nonce, +et les lettres du pape n’y parvenaient plus qu’en +fraude, mais il y avait toujours des évêques, +des chapitres, et tout un clergé dont l’organisation +restait la même qu’elle était depuis des +siècles, des collèges et des universités où l’on +enseignait la théologie traditionnelle. A Cambridge +seulement un petit nombre de jeunes gens +qui entre eux s’appelaient Frères, se réunissaient +dans une auberge pour disserter sur la +foi sans les œuvres, et l’on commençait à réimprimer +les petits traités populaires de Wycliff, +mais tout ce qu’il y avait dans le pays de littérature +proprement protestante se bornait aux six +mille bibles assez bien traduites par Tyndale et +colportées clandestinement. Ce n’était pas grand’chose, +et bien que le clergé fût ce qu’il était alors +à peu près partout, ce n’eût certes pas été suffisant +pour détacher l’Angleterre de sa vieille +croyance, si le testament du roi n’eût mis Mary +Tudor en dehors du conseil de régence qui +devait gouverner aux lieu et place du petit +Édouard VI.</p> + +<p>Que de fois l’histoire n’a-t-elle pas enregistré +de ces fatalités qu’il faut prendre sans les discuter +et sans chercher surtout ce qui les aurait remplacées +si elles ne se fussent pas produites. Tout +le monde sait que les sept années pendant lesquelles +l’ombre chétive d’Édouard présida aux +destinées de l’Angleterre, furent le règne de +l’un des hommes les plus faux et les plus lâches +qui aient jamais joué un rôle, l’archevêque +Cranmer. On lui connaissait des tendances protestantes, +et, vers la fin d’Henri VIII, il avait été +fort près de passer en jugement, mais il dissimulait +quand il le fallait. Avec un roi enfant +et entouré de conseillers choisis pour leur complaisance +il fut le maître. Dès le premier hiver +qui suivit la mort de Henri VIII, Cranmer mangea +publiquement de la viande en carême au +palais archiépiscopal de Lambeth. Bientôt il +supprima les Six Articles, fit enlever des églises, +peintures, images et autels, permit le mariage +aux prêtres, remplaça la messe par un service +en langue vulgaire, codifia la doctrine dans les +trente-neuf articles et la liturgie dans le <i lang="en" xml:lang="en">Prayer +Book</i>. Ce fut une sorte de bacchanale au milieu +de laquelle les minorités violentes ne manquèrent +pas, comme il arrive toujours, de se donner +carrière. Presque partout des iconoclastes traduisirent +en faits la doctrine qui leur venait +de haut : on brisa les crucifix, on brûla les statues +de la vierge, on profana les reliquaires et +surtout on pilla les biens d’Église.</p> + +<p>Après sept ans, vint Mary Tudor qui remit incontinent +les choses dans leur ancien état. Les +évêques protestants ou protestantisants furent +chassés et quelques-uns brûlés ; Bonner, évêque +catholique de Londres, prisonnier à la Tour sous la +régence, devint grand Inquisiteur et grand Juge ; +le <span lang="en" xml:lang="en">Prayer-Book</span> disparut devant le Missel, et une +cérémonie solennelle symbolisa le retour à +l’unité catholique. Reginald Pole, cousin de +Henri VIII, exilé à Rome et cardinal, vint, en +grande pompe, réconcilier sa patrie. Il arriva par +la Tamise, une grande croix d’or brillant à la +proue du bateau, fut reçu par tout le Parlement +agenouillé et prononça les paroles qui absolvaient +l’Angleterre du crime de schisme et d’hérésie. +Cette scène sublime aurait pu marquer la +fin de l’aventure luthérienne. Par malheur, Mary, +romanesque et entière dans son dogmatisme, +voulut épouser celui qu’elle regardait comme le +seul défenseur de la vérité catholique. Philippe +d’Espagne, froid, méprisant et méfiant vint à +Winchester pour la cérémonie du mariage, lança +la reine dans la politique qui devait le plus irriter +le pays et regagna bientôt Madrid, la seule +ville où il se sentît chez lui et où son terrible zèle +se donnât libre cours. Cependant le peuple de +Londres à force de voir brûler des protestants prenait +peu à peu parti pour eux, le mécontentement +s’accroissait des insuccès répétés du gouvernement ; +la prise de Calais fit déborder la +coupe et, si la reine ne fût pas morte, la révolte +aurait éclaté.</p> + +<p>Élisabeth fut aussitôt populaire. Elle était belle, +intelligente, heureuse en politique, et c’est bien +d’elle qu’on put dire que la reine ne peut mal +faire : le peuple anglais voyait bien une femme +dépourvue de tout scrupule, il n’en crut jamais +ses yeux.</p> + +<p>Au point de vue religieux, Élisabeth sensuelle +et sanguinaire, qu’on se représente ordinairement +comme une réplique féminine de Néron, +était, en réalité, l’indifférence même et la digne +fille d’Anne Bouleyn. Elle avait une âme de roi, +soucieuse avant tout de gouverner et de jouir, et +ne sut jamais ce que la religion peut dire au +cœur. Son attitude devant l’exaltation des puritains +aussi bien que devant les pratiques catholiques +était un étonnement profond et une impression +de ridicule qu’elle ne cherchait pas à +cacher. Elle faisait jeter au feu les images religieuses, +mais elle singeait les Protestants et leur +gravité grotesque et les appelait « frères en +Christ ». Quand elle fit sa première entrée dans +Londres, elle baisa la Bible que les bourgeois de +la cité lui présentèrent mais elle fit rétablir le +crucifix dans sa chapelle et montra une défaveur +constante aux prêtres mariés. Elle traita un jour +publiquement avec une ironie cruelle la femme +de l’archevêque Parker et elle interrompait les +prédicateurs qui faisaient devant elle l’apologie +du nouveau rituel.</p> + +<p>La religion était pour elle, avant tout, un élément +politique et elle concédait ou reprenait suivant +que son intérêt du moment lui dictait. +Sa cour était pleine de nobles catholiques que +les seigneurs protestants du Conseil jalousaient : +elle ne prenait jamais parti. Dès le début de son +règne elle ouvrit avec le Pape des négociations +qu’elle eût fait durer un demi-siècle, comme elle +fit pour tant d’autres, si Rome n’avait cru pouvoir +adopter sans danger une politique espagnole. +C’est à la lumière de la politique qu’il faut juger +tous les événements des quarante années qui suivirent.</p> + +<p>L’Angleterre n’était en rien la puissance mondiale +qu’elle devait devenir plus tard : c’était un +petit pays peuplé de quelques millions d’habitants +décimés régulièrement par la peste et la +famine. Elle n’avait point de colonies, cela va +sans dire ; elle avait perdu ses points d’appui +continentaux ; l’Irlande, tout entière catholique, +se faisait gloire de n’avoir de souverain temporel +que le Pape ; l’Écosse était une ennemie dont +Marie Stuart, princesse presque française, voulait +faire mieux qu’une rivale. La situation du pays +était plus que précaire et les divisions religieuses, +sourdes partout et toujours prêtes à éclater dans +les comtés éloignés, y ajoutaient des difficultés +nouvelles. Les seigneurs du Nord conspiraient. +L’Espagne armait sa trop célèbre flotte à laquelle +les ports d’Irlande étaient naturellement ouverts ; +la reine d’Écosse n’attendait qu’un signal. Le +Pape et Philippe crurent l’occasion unique et se +déclarèrent. Élisabeth fut sommée de prouver sa +légitimité, bientôt après excommuniée et déposée +et ses sujets déliés de leur serment de fidélité. Il +semblait que l’Armada n’eût qu’à paraître.</p> + +<p>Les conseillers du Pape avaient compté sans +la fierté nationale des Anglais aussi susceptible +alors qu’aujourd’hui. Ces mesures violentes aliénèrent +de nombreux catholiques qui autrement +fussent restés fidèles.</p> + +<p>Les lettres du cardinal Allen et les journaux +du collège de Douai montrent clairement ce +qu’étaient les sentiments réels de la population. +Les deux tiers, au moins, écrivait Allen, sont entièrement +catholiques de cœur et ne se conforment +qu’en apparence et la mort dans l’âme. Le +clergé n’était pas plus gagné. Dans beaucoup +d’endroits le curé faisait chaque dimanche deux +services, l’un dans sa maison pour les catholiques, +l’autre à l’église, suivant l’usage nouveau. +Parfois on voyait à la même table de communion +des fidèles recevant l’hostie consacrée à la +messe et des protestants communiant sous les +deux espèces. Les lettres d’Allen montrent bien +que cette dissimulation ne paraissait pas criminelle, +avant tout parce qu’on la croyait passagère, +et de nombreux documents anglicans, +entre autres un curieux sermon de Latimer, +prouvent aussi que les protestants savaient à +quoi s’en tenir sur les sentiments réels de beaucoup +de leurs coreligionnaires prétendus. En fait, +les catholiques se cachaient beaucoup moins +dans les premières années d’Élisabeth que les +protestants ne s’étaient cachés sous Mary. On +payait l’amende quand on était convaincu d’avoir +manqué l’église de tout un mois, ou quand on +ne trouvait pas de prétexte suffisant pour refuser +la communion pascale et tout était dit. Seuls les +prêtres qui refusaient le serment étaient punis, +mais la persécution n’était pas sanglante. Un +frère d’Allen qui passa plusieurs mois à Londres +en 1583, c’est-à-dire un ou deux ans avant que +Shakespeare n’y vînt chercher fortune, vit un +certain nombre de prêtres incarcérés à la Maréchaussée. +Ils y disaient la messe, presque +tous, chaque matin, et sortaient librement +dans la journée pour un ministère à peine dissimulé. +Les gardiens se laissaient corrompre à bas +prix.</p> + +<p>Les choses changèrent quand le danger d’une +invasion espagnole apparut clairement à tous. +Les prêtres de Douai furent regardés comme des +espions, et les jésuites comme des émissaires de +l’Espagne. On les traqua, bien plus sous l’empire +de la frayeur que par haine religieuse, et les +sectaires tirèrent parti de la confusion. Vainement +les martyrs affirmaient-ils, au pied de +l’échafaud, qu’ils ne reconnaissaient d’autre pouvoir +civil que celui de la reine, on les huait +comme traîtres à la patrie.</p> + +<p>Il va de soi que l’hérésie gagna beaucoup de +ce que Rome perdait, mais la théologie anglicane +qui se formait peu à peu dans des livres comme +celui de Hooker, était bien plutôt catholique que +luthérienne et le sentiment populaire offrait la +même nuance : on ne transforme pas en deux +générations les formes religieuses dont un peuple +a vécu pendant dix siècles. Si l’on veut s’imaginer +ce qu’était à peu près la disposition des esprits +en Angleterre au commencement du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, +il faut oublier totalement l’anglican d’aujourd’hui, +sur qui a passé le rouleau de fer des +Hanovre et la vague d’indifférence soulevée par +les Déistes : il y a longtemps qu’il a oublié l’atmosphère +où ses pères ont vécu et son ignorance +naïve est souvent prodigieuse ; il ne faut, surtout, +pas penser aux pasticheurs de la Haute-Église, +pour qui le catholicisme n’est pas un ressouvenir, +mais bien une attrayante nouveauté. +Il faut penser aux Vieux Catholiques de Suisse +ou d’Allemagne, et non point rongés comme ils +le sont par le protestantisme ambiant et tout +pleins de l’entêtement schismatique, mais tels +qu’ils seraient, si, au lieu d’être l’exception et de +vivre en îlots, ils eussent été pris en masse dans +une conversion violente du pays tout entier et +dans l’étonnement où les révolutions laissent +toujours les individus paisibles qui les ont subies +et non faites. Élisabeth et son peuple étaient +des catholiques de la veille qui n’avaient pas eu +le temps, à beaucoup près, de prendre les façons +puritaines et qui pouvaient se regarder souvent +comme des catholiques du lendemain. Ajoutez +que le concile de Trente datait de cinquante ans +à peine, et que les questions de liturgie et de +discipline étaient encore dans leur état amorphe +et bien loin d’être ce qu’elles sont devenues +pour nous, après trois siècles de réglementation +et d’uniformité croissante.</p> + +<hr> + + +<p>Revenons à Shakespeare dont la noble figure +va nous paraître désormais toute autre que si +nous accollions crûment à son nom le glacial +adjectif de protestant.</p> + +<p>Il naît à Stratford-sur-l’Avon, au mois d’avril +de 1564, c’est-à-dire la sixième année d’Élisabeth. +Six ans avant sa naissance donc, les lois +sévères de Mary sont appliquées partout ; les +protestants sont terrés dans les faubourgs des +villes ; les cloches qu’on entend sonnent pour la +messe et les vêpres, ou la procession, ou la visite +d’un évêque qui va parler d’attachement à la foi +romaine. Il est vrai que la trombe déchaînée par +Cranmer sous le petit Édouard a passé, et que +les commissaires de Henri VIII ont visité Stratford +il y a une vingtaine d’années et que les +traces de leur passage subsistent. La grande +et belle maison que voilà vide était, il y a peu +d’années encore, la collégiale de Stratford. Cinq +prêtres et quatre petits choristes y vivaient +paisiblement, un peu trop paisiblement peut-être, +bien que l’un des prêtres tînt école. Jean +de Stratford les avait établis là au <small>XIV</small><sup>e</sup> siècle +pour chanter à perpétuité l’office et la messe des +morts pour le repos de son âme. On ne dit nulle +part qu’ils eussent été pour le pays un objet de +scandale. Mais les commissaires du roi sont +venus : ils ont fait des inventaires, puis ils ont +pris tout ce qu’il y avait d’objets d’or et d’argent +dans la maison, puis ils ont confisqué la rente +et supprimé la fondation, enfin ils se sont emparés +du logis sans se soucier des occupants.</p> + +<p>Et ce joli bâtiment gothique, flanqué d’une +chapelle flamboyante et d’une halle qu’il serait +bien urgent de réparer ? C’est la Guilde qui sert +en même temps d’hôtel de ville. Elle a longtemps +abrité une institution bien utile, une confrérie +pieuse d’assistance mutuelle qui a prospéré, s’est +développée, et a fini par se confondre avec l’administration +municipale. Les évêques de Worcester +qui sont les seigneurs du « manoir », lui en ont +peu à peu abandonné les biens. La petite ville +est presque riche : les pauvres s’y savent des +droits qui ne sont pas le misérable droit à l’aumône ; +on y vit dans la tranquillité profonde où +sont encore aujourd’hui certaines petites villes +belges dont la vie municipale n’a pas été entravée.</p> + +<p>Mais là aussi sont venus les gens du fisc. Ils +ont tout pris, ce qui était à la ville comme ce +qui était à la confrérie et ils sont partis, laissant +Stratford non seulement sans son bien, mais +même sans gouvernement régulier.</p> + +<p>Malgré tout et comme plaies d’argent ne sont +pas mortelles, Stratford s’est reconstitué peu à +peu. Il n’y a plus de collégiale, mais la petite +école attenante est toujours dirigée par un +prêtre et la belle église paroissiale de la Sainte-Trinité +a retrouvé son clergé. La Guilde est +détruite, mais la municipalité s’est reformée et la +ville a repris la physionomie d’ordre un peu +sévère qui y est de tradition. Les bourgeois font +le guet toutes les nuits ; les règlements de police +sont appliqués ; on inflige l’amende aux contrevenants ; +le pilori municipal n’est jamais longtemps +vide, et sur la rivière froide et claire le <i lang="en" xml:lang="en">cucking-stool</i> +attend les femmes revêches et grondeuses. +Tout a repris son air accoutumé. Il y a seulement +plus de pauvres et quelques vieux prêtres +dont la position serait bien pénible, si +M. Rockwood, — le même qui sera pris dans la +conspiration des Poudres — ne les assistait pas.</p> + +<p>Tel est l’état des choses à Stratford vers le +temps où John Shakespeare vient d’épouser +Mary Arden et très peu d’années avant la naissance +de William. De protestantisme il est fort +peu question. Qui irait les Bibles de Tyndale +dans un pays où les officiers municipaux eux-mêmes +ne savent pas toujours signer ?</p> + +<p>Cependant Élisabeth succède à sa demi-sœur +et ce sont de nouveaux changements. Nouveaux +évêques — ceux que Marie a nommés ayant +montré une toute autre énergie que ceux de +Henri VIII — nouveau rituel, reconversion en +masse de toute la petite ville. C’est au début +même de cette époque de transition que le jeune +William est baptisé.</p> + +<p>Le Stratford qu’il vit de ses yeux d’enfant +obéissait à la reine, mais on n’y faisait pas de +zèle puritain. John Shakespeare, le propre père +du poète, est alors dans sa plus grande prospérité +et tient des charges locales considérables. Cependant +il est condamné à une amende de deux +shellings, l’année même de la naissance de William, +pour avoir mutilé une image dans la chapelle +de la Guilde. Il y avait une grande croix +sur la place du marché et deux autres aux entrées +de la petite ville. Tandis qu’on laisse des +énergumènes les briser en tant d’autres lieux, on +les respecte à Stratford et, en 1608, après la +mort d’Élisabeth, les échevins veillent encore à +ce qu’on ne s’en serve pour aucun usage profane. +William apprend sa grammaire et ses dialogues +latins dans la chapelle de la Guilde, mais +c’est que la halle où, jusque-là, se faisaient les +classes, menace ruine : nulle idée de désécration. +Pendant très longtemps les bâtiments de la collégiale +restent inoccupés. Il faut un homme de +mauvaise réputation, « diabolique usurier », un +nommé Combes, pour se décider à les louer.</p> + +<p>Y avait-il dans le voisinage de Shakespeare +des « Papistes d’Église », c’est-à-dire des catholiques +simulant la conformité et revenant chaque +fois qu’ils le pouvaient aux pratiques de l’ancienne +Église ? Cela est plus que certain et il est +très vraisemblable que Shakespeare eut une expérience +personnelle de la vie catholique. Son +langage, en parlant des choses de la religion, est +d’une infaillible exactitude, tout autre que celui +de Balzac, par exemple, en dépit de son attention +minutieuse au détail. On disait la messe chez les +Rockwood où une perquisition fit découvrir +quantité d’ornements, et William avait des camarades +qui y allaient et certainement en parlaient, +car on se cachait à peine dans les premiers temps +d’Élisabeth et c’est seulement dans les romans +que des masses entières d’hommes savent garder +un secret. N’y a-t-il pas le ressouvenir ému +d’une rencontre, et peut-être d’un mot plus sympathique +que railleur, jeté en passant à une jeune +fille, dans ce vers de <i>Roméo et Juliette</i> :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Regardez sa figure joyeuse en revenant de confesse.</div> +</div> + +</div> +<p>Jamais Shakespeare ne prend un autre ton. +Peut-être toutes ses impressions religieuses sont-elles +des impressions pittoresques que le puritanisme +ne lui aurait jamais données. Peut-être +trouvait-il, avec la majorité de ses contemporains, +que les services anglicans ordonnés par Cranmer +étaient des farces ridicules aussi comiques que +des « jeux de Mai ». Jamais âme humaine ne fut +moins faite pour se replier sur elle-même dans +la tristesse de la pensée luthérienne, et au contraire +plus tournée vers le mélange de mystère, +de lyrisme et de somptuosité rituelle qu’est le +catholicisme.</p> + +<p>Il est bien probable que Shakespeare vécut et +mourut dans une complète indifférence religieuse. +On a parfois exagéré un petit fait mentionné +dans les documents, et se rapportant aux +dernières années de sa vie, quand, après fortune +faite, il se retira dans son pays natal pour n’être +plus que M. William Shakespeare : c’est une +dépense d’un quart de Malvoisie faite « pour un +prédicateur ». En y regardant, on s’aperçoit que +ce prédicateur fut hébergé à <span lang="en" xml:lang="en">New Place</span>, chez le +D<sup>r</sup> Hall, gendre de Shakespeare, et que ce dernier +voulut probablement aider sa fille à recevoir +convenablement ses invités et non pas +donner une marque particulière de sympathie à +l’éloquent ecclésiastique. On peut se figurer +assez bien comment l’auteur de <i>Hamlet</i> écoutait +un sermon, et surtout un sermon protestant, +d’un ton tout autre que celui des sermons prêchés +dans son enfance par un prêtre mal converti +à la religion d’État.</p> + +<p>D’ailleurs, les impressions profondes sont +celles de la jeunesse, et il paraît très certain que +la jeunesse de Shakespeare n’eut rien de religieux. +Il avait treize ou quatorze ans, quand +son père tomba de la très large aisance où il +était depuis son mariage, dans la gêne et bientôt +presque dans la misère. Les rapports ecclésiastiques +signalent que John Shakespeare est trop +pauvre pour payer la taxe des indigents, et que, +soit honte, soit crainte d’être importuné par ses +créanciers, il ne vient jamais à l’église. Son fils +n’y devait guère aller davantage. Il venait de +quitter le collège et préludait à la vie plus que +libre qui devait l’obliger à se marier à dix-sept +ans avec une fille de vingt-quatre et bientôt +à fuir le pays avec la réputation d’un assez mauvais +sujet. Dans un bourg aussi réglé que Stratford +des pratiques religieuses avec une existence +sans frein eussent passé pour un scandale intolérable.</p> + +<p>Shakespeare partit donc pour Londres en 1584 +ou 1585, avec un bagage de puritanisme fort +léger. Son séjour dans la capitale ne l’accrut certainement +pas. Nous savons très en détail ce +qu’étaient les mœurs des acteurs et auteurs dramatiques +londoniens qu’il eut pour camarades. +La licence effrénée de leur vie, passée entre +le théâtre, le cabaret et les mauvais lieux et +finissant misérablement sur un coffre dans une +hôtellerie, s’alliait à une impiété audacieuse et +fanfaronne qu’on ne soupçonne pas toujours +avoir été de cet âge. Les deux plus affinés parmi +les auteurs que Shakespeare trouva à son arrivée +à Londres, Greene et Marlowe, étaient aussi +délibérément impies que débauchés. Greene +n’avait pas assez de sarcasmes pour l’enfer et +la vie future et disait que s’il n’eût pas craint la +justice de la reine plus que celle de Dieu, il se +fût fait voleur de grand chemin. Marlowe, athée +avéré, traitait Moïse de jongleur et se vantait +que si on lui confiait la fabrication d’une religion +elle serait un peu meilleure que le christianisme.</p> + +<p>Shakespeare fut toujours au-dessus de ces +fanfaronnades blasphématoires. Le fameux passage +de <i>Mesure pour Mesure</i> :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mourir, aller on ne sait où…</div> +</div> + +</div> +<p class="noindent">souvent cité ne l’est jamais intégralement. Le +contexte marque clairement que Shakespeare +n’a pas voulu mettre une impiété, tout au contraire, +dans la bouche de l’acteur. Mais il serait +absurde de supposer que le tourbillon auquel il +s’abandonna, comme tous les autres, ait fortifié +ou fait naître en lui, les préjugés protestants. +Toute la religion que Shakespeare reçut d’autrui, +il l’avait dès l’âge de quatorze ans, et cette +religion lui venait de parents nés et grandis dans +le catholicisme et qui n’avaient pas compris +grand’chose à la transformation soudaine de +l’Église, ou bien de prêtres élevés à Oxford dans +la pure doctrine thomiste et qu’on avait bien peu +changés en leur imposant le surplis au lieu de la +chasuble superstitieuse. Il serait difficile de croire +qu’un esprit aussi vaste et puissant, doué d’un +sens si profond du mystère de la mort et de la +destinée humaine, n’ait pas souvent réfléchi sur +cet envers impénétrable des choses que la religion +seule éclaire, mais il est plus que probable que +l’ombre se reformait bientôt sur son large front +et qu’il concluait comme Hamlet par ces vers où +l’on peut voir, à volonté, le scepticisme ou la foi :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Il y a plus de choses dans le ciel et la terre, Horatio,</div> +<div class="verse">Qu’il ne s’en rêve dans votre philosophie.</div> +</div> + +</div> +<p>Rien du mystique chez cet homme en qui se +réalisa sans doute le maximum de la vie, mais +rien non plus du sectaire. Quand il lui arrivait +de passer aux abords de Tyburn où la justice de +la reine faisait mettre en quartiers les catholiques +martyrs, il devait se détourner avec horreur. +Lui qui comprenait tout ne comprenait pas qu’on +fît mourir un homme pour ce qu’il pensait ni +surtout pour ce qu’il aimait. Qu’on relise <i>Mesure +pour Mesure</i>, la sombre comédie des justiciers !</p> + +<p>Mais quand on aime à le suivre en imagination +dans sa vie quotidienne ; quand on l’accompagne +dans ses fréquents voyages de Londres à +Stratford, on ne peut s’empêcher de le voir +ralentir le pas en traversant Oxford, ou arrêter +son cheval sur la route plus déserte de Banbury, +pour regarder la courtine abandonnée et les +tours déjà lézardées de quelque monastère. Les +souvenirs féodaux qui, deux générations plus +tôt, s’attachaient encore à ces pierres ont disparu : +il ne reste que des associations d’idées +mélancoliques et douces, sur un passé qui fut +grand et dont il ne subsiste que l’image. Les +moines sont morts, leurs richesses ont été pillées +par des hobereaux rapaces que le peuple n’a +jamais aimés, le temps de l’idéal est venu. +Shakespeare aperçoit ces religieux avec l’auréole +des chartreux à robe blanche, martyrs de +Cromwell, dont la dernière messe conventuelle +fut accompagnée d’une musique céleste et +devant le cloître desquels il passe souvent ; ou +bien il les voit dans l’atmosphère italienne, familière +et poétique à la fois, des histoires de Bandello. +Jamais la note railleuse et au fond méprisante +de Boccace et de Chaucer ne détonnera +sur la sympathie de son accent : il mettra de la +finesse, de la passion, souvent une expression +naïve d’attachement ou de fidélité sur les figures +en froc et capuchon que nous allons évoquer, +mais rien de bas.</p> + +<hr> + + +<p>Dans le cortège somptueux des dignitaires +ecclésiastiques qui jette une note si brillante sur +les drames historiques de Shakespeare, parmi les +évêques grands seigneurs, les cardinaux ministres, +les archevêques primats du royaume et les +légats du Pape en grand costume, on voit dans +la pénombre de l’histoire du roi Richard II, la +silhouette d’un Abbé de Westminster. C’est le +seul des moines de Shakespeare que son auteur +traite avec indifférence. Et la raison en est que, +pour lui, un Abbé de Westminster n’est pas plus +un religieux que le cardinal Wolsey n’est un +prêtre. C’est un grand personnage qui trame +avec prudence et méfiance des commencements +de complots dont lui-même craint l’issue. L’ombre +de son abbaye enveloppe sa personne et ses +pratiques. Il périt misérablement et Shakespeare +écrit sa triste épitaphe du même froid stylet qui +en a gravé tant d’autres :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Ce grand conspirateur, l’Abbé de Westminster,</div> +<div class="verse">Avec une conscience lourde et une aigre mélancolie</div> +<div class="verse">A livré son corps au tombeau.</div> +</div> + +</div> +<p>Toute autre est la parenté du bon frère François +de <i>Beaucoup de bruit pour rien</i>, le premier +moine italien dont nous apercevions le joli +sourire dans un visage plein et régulier. Dès +l’abord il nous rappelle non seulement son confrère +Laurent de <i>Roméo et Juliette</i> mais aussi +les curés spirituels ou comiques des <i>Joyeuses +Commères</i>, de <i lang="en" xml:lang="en">Love’s Labour’s Lost</i>, ou ces faiseurs +de mariages, vrais <i lang="en" xml:lang="en">hedge parsons</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, qui +sortent à point nommé de derrière un buisson +pour unir les amoureux de <i lang="en" xml:lang="en">As you like it</i>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Curés de haies.</p> +</div> +<p>On croit d’abord que le rôle de ce digne frère +François se bornera à recevoir deux oui et plusieurs +brocarts.</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Leonato.</span> — Allons, frère François, dépêchons ; +tenez-vous-en à la formule du mariage, vous leur +direz leurs devoirs après.</p> + +<p><span class="sc">Frère François.</span> — Vous venez ici, seigneur, pour +marier<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> cette dame ?</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> J’ai traduit par ce provincialisme qui permet seul de +conserver le jeu de mots.</p> +</div> +<blockquote> +<p><span class="sc">Claudio.</span> — Non.</p> + +<p><span class="sc">Leonato.</span> — Pour se marier avec elle, frère ; c’est +vous qui venez les marier.</p> +</blockquote> + +<p>Mais coup de théâtre ! le fiancé déclare qu’il +n’a aucune envie d’épouser Héro. Elle a tout l’air, +dit-il, de la chaste Diane, mais c’est d’une autre +déesse qu’elle devrait se réclamer. Sa rougeur la +trahit.</p> + +<p>En effet, après avoir rougi, la pauvre Héro +pâlit et s’affaisse. A ces marques on connaît son +crime. Tout le monde, et son propre père lui-même +la croit coupable, un concert de malédictions +s’élève autour de l’autel tandis que le père +demande au ciel à voix haute de ne pas tirer la +misérable de l’antichambre de la mort où elle est.</p> + +<p>Cependant frère François, spectateur muet et +en apparence indifférent de cette scène tragique +prend la parole et se révèle soudain profond +psychologue :</p> + +<blockquote> +<p>« Écoutez-moi », dit-il ; « je n’ai été si longtemps +silencieux et je n’ai ainsi laissé aller les choses que +parce que j’étais occupé à observer cette dame. J’ai +remarqué mille apparitions rougissantes fondant sur +son visage, et mille innocentes hontes en blancheur +angélique repoussant ces rougeurs. Et dans ses yeux +j’ai vu surgir un feu prêt à brûler les erreurs que +ces princes que voici professent sur sa sincérité virginale. +Traitez-moi d’insensé, méprisez ma science +et mes observations, ma vieillesse, ma révérence, +mon état et ma théologie, si cette douce jeune fille +n’est pas là, renversée, innocente, par un mensonge +aux crocs aigus ».</p> +</blockquote> + +<p>Ces belles métaphores jettent l’incertitude +parmi les écoutants. Le père toujours fort agité, +déclare que si sa fille est coupable, il la déchirera +de ses propres mains, mais si elle est innocente +il se donnera bonne quittance de la malice des +calomniateurs. La difficulté est de savoir si elle +est innocente ou coupable. Le bon moine invente +un stratagème. Les princes viennent de +quitter la place, convaincus que la pauvre Héro +est bien morte. Qu’on la fasse passer pour enterrée : +il n’y faudra qu’une « ostentation de +deuil », des épitaphes lugubres et les rites qui +conviennent à des funérailles.</p> + +<p>« Sans doute », répond Léonato que l’émotion +trouble toujours, « mais que fera ceci ? »</p> + +<p>« Par Notre-Dame ! ceci habilement conduit +changera la calomnie en remords. » Héro morte +sera aussitôt pleurée, plainte et excusée. A peine +Claudio saura-t-il qu’elle n’est plus, que « l’idée +de sa vie rentrera doucement dans le cabinet de +travail de son imagination ; ses délicats organes +lui apparaîtront en habits plus précieux, ils lui +sembleront plus gracieux dans leurs mouvements +et plus riches de rêve que tandis qu’elle vivait. » +Alors il s’abandonnera au chagrin et se repentira +d’avoir accusé la jeune fille, même croyant l’accusation +fondée. Et, si même ce résultat n’est +pas atteint, la supposition de la mort de la dame +éteindra la curiosité de son infamie ; il ne restera +qu’à la tenir cachée loin des yeux, des langues +et des injures, dans quelque vie recluse et religieuse.</p> + +<p>Ainsi raisonne le frère François en subtiles +métaphores et il n’a plus du tout l’air d’un <i lang="en" xml:lang="en">hedge +parson</i>, car c’est lui maintenant qui conduit tout +le drame.</p> + +<p>D’ailleurs il le conduit à merveille et tout se +passe comme il l’avait prévu. Claudio se repent +et s’en vient au monument des Léonato faire une +cérémonie expiatoire : il lit des vers touchants +sur le marbre de la vierge Héro et un chœur de +pénitents chante une de ces merveilleuses petites +odes dont Shakespeare aime à semer ses pièces. +Un grand imbroglio se produit, très favorable +à un dénouement heureux ; Claudio avide de +consolation, par l’excès même de son désespoir, +accepte la main d’une femme masquée qui est, +naturellement, Hero et le frère François entraîne +tout le monde à la chapelle<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <i lang="en" xml:lang="en">Much ado about nothing</i>, act. II à V.</p> +</div> +<p>Le bon frère François fait inévitablement songer +au frère Laurent de <i>Roméo et Juliette</i> : la +mort supposée de Héro est une réplique du funèbre +sommeil de Juliette, et les artisans de ces +stratagèmes portent la même bure. Mais il faut +bien se garder de les mettre sur le même niveau. +Le frère Laurent sortant au petit jour avec son +panier, ou se glissant dans le cimetière avec sa +lanterne et sa pince de fer, passerait facilement +pour un frère lai ; en réalité Shakespeare, qui aimait +ce rôle et le jouait toujours lui-même, a entendu +faire un religieux savant et influent, sans +lequel sa peinture de Vérone serait très incomplète.</p> + +<p>Comment Shakespeare a-t-il deviné cette ville +de rêve ? Il aurait pu interroger quelque courtisan, +quelque <i lang="en" xml:lang="en">Italianate Englishman</i>, comme il +s’en rencontrait beaucoup autour de lui, amant +passionné de la littérature toscane, voyageur ravi +et conteur enthousiaste. Il paraît improbable +qu’il l’ait fait. Que lui aurait-on appris, après +tout ? Que la ville est noblement assise sur le +penchant de montagnes violettes au soleil couchant ? +Que ses remparts à créneaux lui font une +ceinture ciselée ? Que la grandeur de la civilisation +romaine s’y révèle dans des restes grandioses +aperçus de toutes parts dès la campagne solitaire ? +Que les hautes maisons de pierre fauve ou +de brique claire, percées de fenêtres vénitiennes, +sont sveltes et fières sans insolence ? Il avait +aperçu tout cela dans les syllabes élégantes du +nom même de Vérone. Tout au plus aurait-on +pu lui dire que le verger muraillé de Juliette +était fort différent d’un riche et automnal enclos +du nord, que les cyprès s’y dressaient hauts et +tristes de terrasse en terrasse, et que la cigale y +faisait claquer ses castagnettes. Il eût effacé verger +et mis jardin, voilà tout. On l’eût bien fâché +en lui disant que le tombeau des Capulets n’était +vraisemblablement pas dans un cimetière, mais +dans les caveaux d’une église ou dans une étroite +enceinte comme celle où les orgueilleuses tombes +des Scaligers se dressent.</p> + +<p>Sa Vérone était une ville de ciel bleu et de +passion ardente : ces données lui ont suffi ; mais +elles l’eussent égaré, elles auraient rendu sa +peinture sèche et dure, si l’idée de la religion, +des couvents, des églises, de la sagesse et de +l’indulgence chrétienne, n’eût fait à son drame +une sorte d’ombre transparente et adouci les couleurs +du tableau. La présence du frère Laurent +met dans la tragédie comme une pensée du soir.</p> + +<p>Humble franciscain, il ne faudrait pas s’imaginer +le frère Laurent comme un Savonarole véronais. +Il n’est pas prédicateur, il est timide, il est +chercheur et rêveur, et l’amitié seule l’amène à +des résolutions héroïques. Cependant il est fort +éloigné du personnage effacé que plus d’un +acteur a voulu voir. Il est supérieur de son couvent +et connu de toute la ville pour saint et +savant homme : le prince lui-même parle de lui +avec respect. Il a trouvé moyen, dans ces temps +de haines irréconciliables, de servir tout le monde +sans se rendre hostile à personne : il est le confident +de Roméo et le confesseur de la fille des +Capulets. Sa tranquille sagesse tient les passions +à distance. Il est assez homme et surtout assez +Italien pour s’intéresser à des amours, mais non +pour se lier à des vengeances.</p> + +<p>Sa première conversation avec Roméo est +charmante. Le jour se lève. Le vieux moine debout +à la porte du couvent s’est arrêté pour jouir +de la fraîcheur et regarder le gris matin luttant +dans le ciel avec la nuit et tendant à l’est de +grands fils lumineux. Il tient le panier qu’il va +remplir de plantes et fait tout haut ses réflexions +de philosophe un peu alchimiste et de chrétien +mystique.</p> + +<blockquote> +<p>« La terre qui est la mère de la nature est aussi sa +tombe ; ce qui est son tombeau est en même temps +son sein, et dans son sein, nous, enfants de divers +climats, tirant sur sa mamelle, trouvons mainte +chose pour mainte vertu excellente. Grande est la +puissante grâce qui habite les herbes, les plantes et +les pierres, grandes leurs qualités, car rien de si +humble ne vit sur la terre, qu’à la terre il ne fasse +quelque don spécial. Et rien de si exquis que, détourné +de son usage propre, il ne se révolte au souvenir +de sa naissance légitime ; la vertu mal appliquée +devient vice et le vice quelquefois prend une +dignité par l’action. Dans le tissu enfantin de cette +faible fleur, le poison a un séjour et le remède une +puissance : respiré il porte la joie dans tout l’être, +goûté il tue les sens avec le cœur. Deux rois ennemis +sont toujours campés dans l’homme comme dans la +plante : la Grâce et l’indocile Volonté. Sitôt que le +pire prédomine, le ver de mort accomplit son +œuvre. »</p> +</blockquote> + +<p>« Bonjour ! » dit une voix jeune. C’est Roméo +qui s’en revient du bal. Que fait-on dehors à cette +heure ? Quand on est vieux l’insomnie vous +chasse du lit avant l’aube, mais « le sommeil +d’or règne sur les membres non meurtris et les +cerveaux libres de souci ». Une inquiétude vient +au bon père : est-ce que Roméo ne se serait pas +couché ?</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Roméo.</span> — C’est la vérité. Mon repos n’en a été +que plus doux.</p> + +<p><span class="sc">Frère François.</span> — Dieu pardonne au péché ! +Étais-tu avec…?</p> +</blockquote> + +<p>Non, non, Roméo n’était pas avec Rosaline, il +a oublié ce nom, et il ne veut même plus l’entendre : +ce qu’il veut, c’est qu’aujourd’hui même +le frère Laurent le marie avec Juliette.</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Frère Laurent.</span> — Bon Saint-François ! quel changement +est-ce là ? L’amour des jeunes gens n’est +vraiment pas dans leurs cœurs mais dans leurs +yeux. Jésus Maria ! que de larmes amères ont coulé +sur ces joues pâles pour Rosaline, quel gaspillage +d’eau salée !</p> +</blockquote> + +<p>Roméo interrompt boudeur :</p> + +<blockquote> +<p>— Vous me grondiez sans cesse d’aimer Rosaline.</p> + +<p><span class="sc">Frère François.</span> — Non pas d’aimer, mon fils, +non, non : de radoter !</p> +</blockquote> + +<p>Cependant le Frère, tout en raillant son foudroyé, +réfléchit que ce mariage arrangerait bien +des choses et il le lui dit.</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Roméo.</span> — Partons, courons ! il faut se dépêcher.</p> + +<p><span class="sc">Frère Laurent.</span> — Doucement ! sagement ! qui va +trop vite se bute.</p> +</blockquote> + +<p>Comme tout cela est vieux, mais comme c’est +jeune ! le soleil levant, le monastère, les vertus +des plantes, l’amoureux, le vieux moraliste, +comme tout cela est rebattu et lieu commun, +mais sous cette plume juvénile et passant par +l’imagination du merveilleux gars de Stratford, +comme c’est frais, naturel et éternel !</p> + +<p>Shakespeare, tout plein encore des parfums de +sa campagne natale, mais grisé par sa vie nouvelle, +par ses premiers succès mondains, par +l’Italie aussi, sans aucun doute, à mesure qu’il +la découvre ou l’invente, est vraiment le Roméo +de la poésie.</p> + +<p>A travers la tragique idylle, le frère Laurent passe +et repasse, toujours souriant et bon, un peu sceptique, +parce qu’il est vieux et qu’il a vu trop de +choses changer ou s’arranger. Il philosophe peut-être +un peu volontiers et fait de temps en temps +l’écho, comme le chœur antique. Mais il n’est jamais +impersonnel, il est agissant, intelligent et +énergique. Il moralise sur l’amour, prêche la +modération du sentiment et verse généreusement +le « doux lait de l’adversité », c’est la philosophie. +Cependant il marie les amants, garde son +sang-froid dans les occurrences les plus périlleuses, +envoie Roméo à Mantoue et Juliette dans +les limbes du tombeau des Capulets. Sa chimie +vient au secours de sa bonté et sa religion réchauffe +sa sagesse de vieillard. Son apparition +dans la demeure des Capulets, en larmes sur +leur fille inerte, est saluée comme l’arrivée d’un +ami, non comme la triste annonce que le glas va +sonner et que la séparation finale est proche. On +l’arrête dans des circonstances suspectes aux +abords d’un tombeau violé, mais à peine son +nom prononcé, les soupçons s’évanouissent. +Bref, il est clair que Shakespeare a voulu peindre +un assez grand moine et que son esquisse +est un portrait plus profond qu’on ne le croirait. +Tous les gens d’Église, gens de bien qui se sont +succédé par centaines sur les scènes de tous les +pays, lui ont dû quelque trait. Aucun ne l’a surpassé +en humanité sincère et prenante<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <i lang="en" xml:lang="en">Romeo and Juliet</i>, act. II à V.</p> +</div> +<p>A côté des <i>Amants de Vérone</i>, la sombre +comédie de <i>Mesure pour Mesure</i> fait un vilain +contraste.</p> + +<p>C’est une des pièces les plus bizarres de Shakespeare, +une de celles où on le sent le plus +près de s’échapper de la réalité et où il passe le +plus légèrement sur les vraisemblances, sans +qu’il cesse cependant de donner l’impression de +la vérité.</p> + +<p>L’énumération même des personnages avertit +que Shakespeare veut en prendre à son aise et +qu’il fera le fil lâche à son imagination. Deux +moines, une postulante, une religieuse, une ribaude, +un « fantastique », un seigneur « ancien », +un gentilhomme un peu fou, un prisonnier +dissolu, un prince souverain qui fera le moine +pendant presque toute la pièce, des justiciers, +des garde-chiourmes, un bourreau et un valet de +maison mal famée.</p> + +<p>Tout ce qu’il y aura de gaîté dans cette soi-disant +comédie sera des plaisanteries parfaitement +intraduisibles ou horriblement macabres.</p> + +<p>Les pervers le seront à tel point, avec un tel +cynisme, une hypocrisie si voulue et un vice si +conscient, que la seule figure vraiment et complètement +charmante, un frais visage de jeune +fille, sera, suivant l’expression d’un des personnages, +comme une violette cachée près d’une +charogne au soleil.</p> + +<p>Le duc de Vienne — c’est Vienne en Autriche, +mais tout le cadre semble italien — quitte sa capitale, +laissant à l’austère Angelo le soin d’y réformer +les mœurs. Cet Angelo est le plus noir +coquin, hypocrite plein de sang-froid dans le +crime, si froid que le « fantastique » prétend que +c’est du bouillon de neige. A peine le duc lui +a-t-il « prêté sa terreur », à peine « la mort et la +miséricorde habitent-elles sa langue et son +cœur », qu’il fait fermer et démolir toutes les maisons +suspectes et emprisonne un jeune homme, +Claudio, qui n’a pas eu le temps d’épouser régulièrement +sa femme légitime. Presque toute la +pièce se passe autour de cette prison, mais une +petite scène charmante en prépare l’horreur par +un puissant contraste.</p> + +<p>Claudio a une sœur toute jeune, Isabelle, qui +vient d’entrer chez les Clarisses. Elle est dans +toutes ses joies de petite postulante et s’enthousiasme +sur tout ce qu’on lui dit. La maîtresse des +novices, Francisca, lui explique les règles.</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Isabelle.</span> — Et sont-ce là tous vos privilèges ?</p> + +<p><span class="sc">Francisca.</span> — Les trouvez-vous petits ? (La sœur +Francisca apparemment a oublié le temps où elle +trouvait que ni les grilles n’étaient assez épaisses, +ni le silence assez profond.)</p> + +<p><span class="sc">Isabelle.</span> — Je ne veux pas dire que j’en désire +davantage. J’aimerais au contraire une sévérité plus +grande dans la communauté, parmi les filles de +Sainte-Claire.</p> +</blockquote> + +<p>On entend une voix au dehors :</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Francisca.</span> — C’est une voix d’homme. Douce Isabelle, +tournez la clef et demandez ce qu’il veut. Vous +le pouvez encore ; vous n’avez pas fait les vœux. +Quand vous serez liée, vous ne pourrez parler aux +hommes qu’en présence de la prieure, et alors, si +vous parlez, il ne faudra pas laisser voir votre visage, +ou si vous montrez votre visage il ne faudra +pas parler. On appelle encore. Je vous en prie, répondez.</p> +</blockquote> + +<p>La petite Isabelle aimerait bien mieux être +une professe remparée de toutes les règles, mais +elle est à peine postulante, elle est encore +habillée en demoiselle, il faut ouvrir et répondre.</p> + +<p>Le visiteur est justement un original assez déplaisant, +le « fantastique » Lucio, ami de son +frère, qu’elle ne connaît pas. Il vient pour lui +annoncer la captivité de son frère, mais, s’apercevant +qu’elle est jolie, il commence par lui faire +des compliments et prend son temps pour lui +dire du même coup et la mésaventure de Claudio +et l’imprudence qui l’a causée. Isabelle craint qu’on +ne se moque d’elle, mais le fantastique rassemblant +toute la gravité dont il est capable, proteste.</p> + +<blockquote> +<p>« C’est la vérité. Je ne voudrais pas — bien que +ce soit mon défaut dominant de dire des bêtises aux +filles et de plaisanter, la langue loin du cœur, — me +jouer ainsi d’une vierge. Je vous tiens pour +chose stellaire et sanctifiée, devenue par votre renoncement +un esprit immortel, et à qui il faut parler +avec sincérité comme à une sainte. »</p> +</blockquote> + +<p>Cela dit avec toute la solennité possible, Lucio +recommence ses plaisanteries, sans plus songer +à qui il parle. Claudio est en prison et sa tête ne +tient déjà plus sur ses épaules ; il faut qu’Isabelle +sorte du couvent et aille supplier l’homme de +glace, Angelo. Il apprendra que « quand les filles +demandent, les hommes donnent comme des +dieux ».</p> + +<p>Quelle catastrophe, quel coup de tonnerre +dans le ciel de la pauvre petite novice. Elle est +prête à voler au secours de son malheureux +frère. Mais elle réfléchit, elle reprend son petit +air sage de novice clarisse : il faut qu’elle aille +expliquer les choses à la « Mère »…</p> + +<p>Où donc ce prodigieux Shakespeare a-t-il été +apprendre les couvents ?</p> + +<p>Tandis qu’Isabelle fait ses débuts ainsi traversés +chez les Clarisses, il y a une prise d’habit +chez les Capucins. Le duc « pour des raisons +graves et ridées » demande qu’on lui permette +de porter le costume de l’Ordre et qu’on l’instruise +à se comporter en véritable moine. Sous +ce déguisement il visitera princes et peuples.</p> + +<p>Cependant Angelo fait la loi partout et la mort +habite plus souvent sa langue que la miséricorde.</p> + +<p>Isabelle vient le trouver, « lamentable quémandeuse ». +Elle vient demander le pardon d’un +péché dont elle a horreur, mais le pécheur est ce +qu’elle a de plus cher au monde. Qu’Angelo punisse +le crime mais non le criminel !</p> + +<p>Ceci met le dialogue sur la pente de toutes les +subtilités shakespeariennes. Au début, Isabelle +parle peu, comme il convient à une religieuse, et +se soumet à tout en rentrant des sanglots. Mais +Lucio qui l’a amenée l’anime tout bas. Elle reprend +courage et tire parti de toutes les métaphores. +A la fin, Angelo à demi vaincu, lui dit de revenir +le lendemain. C’est une lueur d’espoir et Isabelle +s’écrie qu’elle achètera l’homme tout puissant.</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Angelo.</span> — Comment m’acheter ?</p> + +<p><span class="sc">Isabelle.</span> — Non pas avec des babioles d’or poinçonné, +ou des pierres que l’on fait riches ou pauvres +suivant que la fantaisie les estime ; mais avec des +prières véritables qui seront debout à la porte du +ciel et y entreront avec l’aube : prières d’âmes préservées, +de vierges jeûneuses dont les esprits ne +s’appliquent à rien de terrestre.</p> +</blockquote> + +<p>Elle s’en va. Mais Angelo est hanté d’une idée. +Cette douce jeune fille a parlé de l’acheter. Pourquoi +ne pas la prendre au mot ? Pourquoi ne pas +lui faire payer une grâce qu’on sera libre après +de lui refuser, puisque personne ne saura rien ?</p> + +<p>Ainsi raisonne l’odieux tartufe.</p> + +<p>Cependant le duc devenu frère Lodowick +l’observe et apprend tout. C’est un homme assez +bizarre, une manière de roi philosophe très bon +et encore plus sceptique, rien d’un Charles-Quint +à Saint-Just. Il va et vient sous son capuchon, +consolant les prisonniers, faisant parler les +gardiens, recevant des confidences de tout le +monde et à l’occasion tirant de son sein le sceau +ducal auquel personne ne résiste.</p> + +<p>Comme tous les moines de Shakespeare, c’est +un homme inventif et à stratagèmes et, malgré +qu’il soit prince, ses stratagèmes toujours parfaitement +honnêtes et moraux, n’en ont pas toujours +l’air. Bientôt c’est une lutte entre cette puissance +occulte et Angelo qui ne s’en doute guère.</p> + +<p>Les péripéties en seraient difficiles à raconter, +car une autre femme, Mariana, lâchement abandonnée +autrefois par Angelo, entre dans le jeu +du frère Lodowick et les complications qui en +résultent sont plus que curieuses.</p> + +<p>Cependant Claudio est dans son cachot attendant +du secours. Il est jeune et n’a aucune envie +de mourir. Quand sa sœur lui apprend quelle +rançon le tyran exige, il se révolte d’abord, mais +la nature reprend le dessus. Il a horreur de la +« froide obstruction » du tombeau et de ces tourments +de l’enfer, que des pensées « incertaines +et égarées » imaginent. Il ne veut pas +mourir et supplie sa sœur avec une insistance +pénible. Isabelle quitte la place et pendant trois +actes on se demande si l’horrible chose se fera +ou s’il faudra voir la tête de Claudio quitter ses +épaules « chatouilleuses ».</p> + +<p>Car le spectateur a sous les yeux tout ce qui +se passe dans cette prison, prison du vieux temps +où l’on ne voit goutte qu’avec des lanternes, +mais où l’on jure, on boit, on ricane et l’on plaisante +à faire frémir. On amène des malheureux +enchaînés, on entend de pauvres diables se retourner +sur leurs bottes de paille.</p> + +<p>Voici un échantillon de ces scènes.</p> + +<p>Il est trois heures du matin. Pour sauver +Claudio, on va couper la tête à un malfaiteur +avéré nommé Bernardin et on fera croire à +Angelo que Claudio a été exécuté.</p> + +<blockquote> +<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Amène ici Bernardin.</p> + +<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Maître Bernardin ! maître Bernadin ! +il faut vous lever pour être pendu.</p> + +<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Allons, allons, Bernardin !</p> + +<p><span class="sc">Bernardin</span>, <i>de l’intérieur du cachot et encore un +peu ivre</i>. — La petite vérole ! braillards ! qui est-ce +qui fait tout ce bruit-là ? qui êtes-vous ?</p> + +<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Vos amis, monsieur, le bourreau. Il +faut avoir la bonté de vous lever, monsieur, pour +être mis à mort.</p> + +<p><span class="sc">Bernardin.</span> — Va-t-en, coquin. J’ai sommeil.</p> + +<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Dis-lui de se dépêcher de se réveiller.</p> + +<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Allons, maître Bernardin, réveillez-vous +une minute pour être exécuté, vous dormirez +après.</p> + +<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — Entre et amène-le.</p> + +<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Le voilà, j’entends sa paille.</p> + +<p><span class="sc">Le Bourreau.</span> — La hache est bien sur le billot ?…</p> + +<p><span class="sc">Le Valet.</span> — Oui, oui, toute prête.</p> +</blockquote> + +<p>Par bonheur pour Bernardin le frère Lodowick +est là qui s’approche pour le préparer à +la mort et qui, le voyant trop ivre pour mourir, +tient conseil avec le prévot. Une idée +leur vient : un homme est mort pendant la +nuit, on lui coupe la tête et on l’envoie à Angelo.</p> + +<p>A travers ces scènes, Lucio vient dire ses +bêtises, le frère Lodowick circule énigmatique +sous son capuchon et prouve que la vie ne vaut +pas la peine d’être vécue et que nous sommes les +jouets de métaphores trompeuses. C’est un soulagement +inexprimable quand Isabelle ou Mariana +reparaissent, même toutes noyées de +larmes.</p> + +<p>Le dénouement est singulier. Le frère Lodowick +redevient duc et, comme il a appris beaucoup +de choses, il terrifie tous les coquins par la +précision de ses informations et l’évidente justice +de ses vengeances. Mais le duc reste assez +frère Lodowick pour être miséricordieux et ne +faire servir la terreur qu’à la pénitence. Il termine +toutes les affaires pendantes par trois ou +quatre mariages que son confrère, un moine appelé +Pierre, célèbre séance tenante. Tout s’arrange +donc et on n’a coupé la tête qu’à un +homme qui était déjà mort<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i lang="en" xml:lang="en">Measure for Measure</i>.</p> +</div> +<p>Quelle tentation pour un auteur « protestant », +dans une pièce où il y a tant de débauche et d’hypocrisie, +de mettre les moines et les nonnes du +mauvais côté !</p> + +<hr> + + +<p>Voilà donc la galerie des portraits monastiques +de Shakespeare. Dans l’immense musée où la +fantaisie du peintre a jeté par centaines ses +visions de rois et de princes, de soldats et de +marchands, de héros et de traîtres, d’hommes +agités par la passion ou se laissant vivre comme +des oiseaux dans le buisson, non loin des femmes +charmantes que, même mourantes ou désolées, +il a crayonnées dans la lumière et les fleurs, ces +quelques figures apparaissent blanches, sereines, +humaines à la fois et idéalisées, comme celles de +Le Sueur ou de Philippe de Champagne. Quel +poète catholique a réussi davantage à faire sentir +que la clarisse est vraiment, comme il le dit, +une créature « stellaire » ? Quel autre a pu +sauver la bonhomie d’un franciscain italien de +toute apparence de caricature ? Supposez pour +un instant le traducteur de l’<i>Imitation</i> et celui +des hymnes du bréviaire devant les mêmes +scènes : on entendrait les accents de Polyeucte +ou les échos des cantiques d’<i>Esther</i>, mais le +quelque chose de subtil, le mélange de grâce et +d’austérité, en un mot, ce qui est pour nous le +parfum du cloître serait absent. Quand nous +croyons le sentir dans les productions de cet âge +c’est que la sincérité religieuse des écrivains du +grand siècle évoque, sans qu’ils s’en soient douté, +tout le cortège des sensations romantiques. C’est +ainsi que le souvenir de Rancé mettrait une lumière +magique sur les murs sans caractère de +sa Trappe. Shakespeare, au contraire, dont les +convictions les plus fortes furent probablement +des doutes, — mais dont l’ampleur les égalait à +des systèmes, — Shakespeare tout entier artiste +et attaché aux manifestations rapides et brillantes +de la nature, leur donne une profondeur, +rien qu’en les reflétant dans son merveilleux +miroir.</p> + +<p>Protestant, s’il l’eût été à l’époque où ce mot +prit véritablement sa signification en Angleterre +et non au temps de Walter Scott où il commençait +à la perdre, son génie eût été entravé et +peut-être éteint. Il s’en fallut de peu d’années. +Une seule génération le sépare de Cromwell et +qu’eut-il fait dans un Londres sans théâtres ?</p> + +<p>Le <i>Paradis Perdu</i> est l’un des rares chefs-d’œuvre +dont on ne peut l’imaginer l’auteur. Mais +sous une reine dont l’indifférence religieuse n’eut +jamais d’égal que le fanatisme des Puritains, il +put n’être que lui-même, et exprimer librement +ce que son imagination créait. Ses rêves le faisaient +vivre dans le passé des rois Henri ou dans +le Moyen-Age italien, nullement dans le froid +lendemain que les pâles et maigres produits du +nouvel Oxford préparaient. Tout, dans sa nature, +le rapprochait de ses camarades de Stratford qui +allaient à la messe chez M. Rockwood. Tout +l’éloignait des inquisiteurs à qui son père payait +l’amende quand il manquait l’église. En réalité +il fut bien moins touché par le protestantisme +que Chateaubriand par la philosophie. Serait-ce +un paradoxe bien difficile à défendre de dire que, +comme il eut plus de génie, il eut aussi un sens +plus profond de la poésie de la religion ? Ce serait, +en tout cas, la plus lourde des erreurs, en +histoire aussi bien qu’en critique, de voir Shakespeare +dans l’atmosphère de la Réforme.</p> + +<p class="date">Mars 1907.</p> + +<div class="chapter"></div> +<h2 class="nobreak" id="c7" title="LETTRES DE MOINES">LETTRES DE MOINES<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a></h2> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Les lettres qu’on va lire n’offrent aucunement l’intérêt +d’un récit dramatique ou même suivi. Telles qu’elles sont, +elles retiendront peut-être l’attention du lecteur par des +ressemblances assez inattendues avec le temps présent. Ces +traits épars frapperont sans doute davantage dans le cadre +vieilli et sans apprêts où on les a laissés.</p> +</div> + +<p class="h3">Dom Michel Vénard au Révérendissime Abbé +du monastère de Steinberg, en Syrie.</p> + +<p>Mon Très Révérend Père, nous sommes arrivés +de ce soir à Scilly. Un voiturier qui nous a +précédés portait notre bagage et nos hardes, en +sorte qu’il nous a été facile de faire à pied les sept +lieues qu’il y a entre Robbes et cet endroit-ci. +Don Thierry a cependant voulu porter lui-même +tous les dessins qu’il a faits dans cette abbaye et +prenant tour à tour ce léger fardeau qu’il avait +fixé dans des courroies nous n’en avons pour +ainsi dire pas senti la fatigue. La route qui mène +de Robbes au lieu où nous venons d’arriver a +été construite au siècle passé par les ordres de +l’Abbé de Scilly dont Robbes dépendait, n’étant +alors qu’un prieuré fort riche, et on l’appelle +encore aujourd’hui le chemin de l’Abbé. Elle +est parfaitement droite et si elle ne s’élevait et +s’abaissait incessamment avec le terrain on verrait +sans doute d’un bout de la forêt à l’autre. +Ces bois sont d’une beauté extraordinaire, bien +qu’en plusieurs endroits le taillis longtemps négligé +soit devenu sauvage et impénétrable : les +hêtres qui forment presque partout la futaie +s’élèvent au-dessus de cette confusion d’une +manière très noble. Les chevreuils n’y manquent +pas, mais nous n’avons aperçu ni renards, +ni lièvres, comme on en voit à chaque instant +en Allemagne. Ce chemin est d’ailleurs extrêmement +solitaire. A deux lieues de Robbes, on +trouve un village assez considérable qu’on +nomme la Roverée et où nous n’avons rien vu +qui fût digne de remarque, et, à demi-heure +de là, la maison d’un forestier, mais plus +loin il ne se trouve aucune habitation et c’est à +peine si nous avons aperçu quelques charbonniers. +Environ trois quarts d’heure d’ici, les bois +cessent tout d’un coup ou plutôt s’élargissent pour +borner un grand creux fait de prairies et dans +lequel la route descend suivant une pente assez +rapide. Elle est alors bordée de hêtres énormes et +de mélèzes grands et beaux, mais tristes et qui +donnent à ce chemin un ton de mélancolie, au +lieu que dans la forêt sa blancheur inspirait la +gaieté. Cette tristesse s’accroît de la vue d’un +village entièrement ruiné auquel on parvient +bientôt et dont les maisons, la plupart sans toiture, +sont désertes. En plusieurs endroits il y a +des masses de débris, briques et pierres et autres +matériaux, qui semblent attester des bâtiments +considérables. Seule, une maison assez vaste, +conçue dans le style du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle et embellie +d’une guirlande d’un travail délicat, nous a paru +habitée. Elle est en partie couverte de lierre, ce +qui est aussi rare dans cette contrée que fréquent +en Angleterre, et environnée d’un jardin +agréable. Plus loin, nous sommes passés au-dessus +d’une eau courante fort rapide sur un +pont orné à chaque bout de deux grandes colonnes +de pierre et bientôt nous sommes entrés +dans ce village que nous croyions être Scilly et +qui se nomme en réalité les Fagnes, sans doute +à cause des bois de hêtres qui l’entourent. Nous +sommes entrés dans l’église qui est petite et +nue, mais dans le clocher de laquelle nous avons +été étonnés d’entendre un carillon d’une sonorité +merveilleuse et dont les sons nous avaient +déja charmés quand nous n’apercevions ni +église, ni village. Nous sommes allés ensuite +rendre visite au curé, homme âgé et vénérable, +qui nous a reçus en versant des larmes et avec +toutes les marques de la joie. Cet ecclésiastique +appartenait à l’abbaye avant qu’elle fût dispersée +et il ne s’en est jamais éloigné même pendant la +Terreur, et quand tous les autres étaient passés +à l’étranger. Il n’avait jamais revu le costume de +l’Ordre depuis ces temps malheureux, et cette +vue subite l’a ému jusqu’au fond de l’âme. +Nous n’avons vu, jusqu’ici, que peu de livres +dans sa maison, mais nul doute que sa mémoire +ne soit une riche bibliothèque. Il nous a appris, +ce soir, que le village dévasté que nous traversâmes +avant d’arriver à celui-ci n’était autre que +Scilly lui-même, et les tas de décombres, les +ruines informes de l’abbaye dont les bandes +noires n’ont pas laissé pierre sur pierre et dont, +à vrai dire, il ne subsiste que le nom. Nos +cœurs se sont serrés à ce récit, au souvenir de +cette riche bibliothèque traitée comme un vil +rebut et des reliques du bienheureux Herbert +jetées au vent. Après vingt épreuves, nous ne +sommes pas encore habitués à l’horreur de ces +ruines, et chaque nouveau récit qu’on nous en +fait nous pénètre d’amertume.</p> + +<p class="date">28 mai 182…</p> + + +<p class="h3">Le même au même.</p> + +<p>M. Lécu, notre hôte, continue, mon Très +Révérend Père, à nous marquer une extrême +bonté. Ce n’est pas un homme d’une très grande +science, mais après tant d’années il a conservé +toute la régularité monastique. Depuis plus de +trente ans il dit les heures canoniales dans son +église et fait dans sa maison les exercices de +règle aux heures marquées. Ce souci d’une +règle que tant de circonstances funestes ont +cessé de rendre obligatoire pour lui, ne laisse +pas de nous édifier beaucoup ; cependant il ne +nous semble pas entièrement compatible avec +les devoirs plus immédiats d’un pasteur et nous +craignons que ce saint vieillard n’ait vécu dans +une trop grande solitude. Les curés que j’ai vus +autrefois en Irlande et dans quelques parties de +la Pologne, bien que leurs manières et leurs démarches +eussent quelquefois une franchise à +laquelle nos mœurs répugnent, m’étonnaient, au +contraire, par l’empire que le commerce journalier +avec leurs paroissiens leur donnait sur eux. +Celui-ci croit toujours que prier peut tenir lieu +d’action ou plutôt, sans se former aucun raisonnement +précis, son âme pieuse et tendre se réfugie +tout entière dans le passé, comme les poètes +fuient dans leurs rêves la réalité qui les blesse. +Je commence à comprendre que la Révolution +n’eût pas été si désastreuse si ceux qui nous ont +précédés ne s’étaient pas autant tenu à l’écart +des hommes qui ont conduit ces atroces bouleversements ; +mais sans doute qu’on ne voit jamais +les pièges vers lesquels on marche et que +peut-être, en dépit des leçons du passé, nous +n’apercevons pas d’autres dangers dont nous +pourrions préserver la foi des peuples et qui lui +porteront quelque jour une profonde atteinte.</p> + +<p>Dom Thierry s’occupe à dessiner un crucifix +admirable qui est placé sur le maître-autel de +cette petite église et qui est le seul objet important +que M. Lécu ait réussi à soustraire à la +rapacité des bandes. Il nous assure que plusieurs +autres objets d’une grande valeur, entre autres +une petite châsse d’ivoire d’un travail extraordinairement +délié, sont tombés entre les mains +d’un ancien moine, jureur et marié, et que cet +apostat aurait également en sa possession quelques +antiphonaires très précieux. Mais que sont +ces faibles restes en comparaison des richesses +de toutes sortes que l’art avait accumulées dans +la montagne de marbre, comme on appelait +l’église de l’ancien monastère. Je vous assure, +mon Très Révérend Père, qu’il est difficile de +soutenir cette pensée sans que les larmes vous +en viennent aux yeux.</p> + +<p>Pendant que Dom Thierry dessine, j’ai examiné +le jeu du carillon dont nous vous avons +parlé. Il est ancien et extrêmement composé. +Il ne comprend pas moins de huit gros cylindres +et plus de soixante et dix cloches jouant seize +airs, aux quarts, aux demi-quarts, et avec une +répétition aux heures. J’ai recueilli douze de ces +airs qui ne m’étaient pas connus. Les quatre +autres, qui sont ceux des demi-quarts, sont des +refrains de vieilles chansons assez peu convenables, +comme cela se trouve trop souvent dans +les carillons. J’écoute avec délices ces charmantes +mélodies portées au loin à travers le +silence de la vallée. Elles me transportent aussitôt +dans un temps si éloigné du nôtre par +mille circonstances, bien qu’en réalité un petit +nombre d’années nous en sépare seul. Elles +font renaître devant mes yeux un état de choses +que vous serez déjà bientôt seul, mon Très +Révérend Père, avec quelques hommes comme +M. Lécu, à avoir connu.</p> + +<p>J’aurais un extrême désir d’avoir un entretien +avec le moine infortuné dont notre hôte +nous parle. Les livres anciens qu’on dit qu’il a +chez lui allument ma curiosité et peut-être ne +serait-il pas impossible de lui rendre la foi que +les égarements de sa vie sans doute plus que la +perversion de son esprit lui ont faire perdre. Il +est père d’une fille que le curé nous dépeint +comme très assidue à l’église bien qu’elle n’approche +jamais des sacrements, et ce goût de sa +fille pour le lieu saint nous ouvre au moins une +espérance. M. Lécu en doute cependant. L’hiver +dernier, ce malheureux apostat ayant été frappé +subitement d’une attaque très violente et le curé +en ayant eu avis par la fille dont nous parlons, +il y courut, mais aux premiers mots que ce saint +prêtre plus zélé qu’éclairé lui dit d’une séparation +qu’il jugeait nécessaire, le malade recouvra +assez de force pour lui dire d’une voix ferme +qu’il ne souhaitait aucunement d’entrer en conférence +avec lui.</p> + +<p>Cela nous donne quelque appréhension de +l’approcher. Nous avons conservé aussi un souvenir +fâcheux d’une visite que nous fîmes, le +mois dernier, à un autre ancien moine. Celui-là +demeure seul dans l’infirmerie de l’ancien +prieuré de Laudrissart, et les gens du hameau +le craignent si vivement qu’ils n’approchent +jamais de sa triste retraite. Il passe ses journées +à faire le travail des derniers valets, et les +bœufs même, qui sont les seuls êtres vivants +qu’il voit, sont d’une telle sauvagerie que le +boucher qui les achète les tue à coups de fusil +avant de les emmener à la ville. Ce moine conserve +des tableaux que nous eussions aimé voir, +et nous avons aperçu, en effet, un volet de diptyque +qu’il avait placé en guise de vitres à l’une +des fenêtres de sa maison, mais quand nous +avons voulu faire quelques pas dans la cour de +cette silencieuse et triste demeure, un chien +d’un aspect féroce a élevé un si horrible aboiement +et il est apparu au seuil une figure si menaçante +et vomissant des blasphèmes si épouvantables +que nous nous sommes retirés sans +pouvoir proférer une seule parole.</p> + +<p class="date">2 juin 182…</p> + + +<p class="h3">Le même au même.</p> + +<p>La chaleur est très grande et Dom Thierry en +a été incommodé. Il a laissé fondre dans un +grand verre d’eau exactement sept de ces dragées +infiniment petites qu’il porte partout dans +ses voyages ; il a bu une cuillerée de cette eau, +toutes les heures, avec beaucoup de gravité et +en peu de temps cette boisson magique lui a ôté +son malaise. Je lui reproche quelquefois ces pratiques +superstitieuses, quand nous n’avons rien +de mieux à faire en cheminant sur les grandes +routes, mais il les défend avec beaucoup de chaleur +par des arguments qu’il tire du parfum des +fleurs et par l’autorité d’un savant médecin +viennois. Il soutient que la médecine est toute +pénétrée de scolastique et que cela empêche +qu’elle fasse aucun progrès. « Qu’on laisse agir, +dit-il, l’esprit de divination qui est dans +l’homme, au lieu de s’arrêter à l’écorce des théories +et des observations, et l’on trouvera bientôt +les secrets de la vie. » Il rêve aussi d’une langue +universelle et, en attendant qu’elle s’établisse, +d’une réforme radicale de l’orthographe. Il me +semble que son esprit voyage incessamment +pendant que sa main dessine, et le dédain qu’il +laisse voir pour la plupart des doctrines reçues +le dégoûtant de presque tous les livres, il n’enfante +que des idées singulières.</p> + +<p>Notre hôte reçoit assez fréquemment les visites +de M. de Souville, maître de forges et +ancien militaire. C’est un homme déjà âgé et +qui a beaucoup vu. Il nous a donné sur l’ancien +moine dont nous voudrions faire la connaissance, +un grand nombre de détails que, sans +doute faute de mémoire, M. Lécu nous avait +laissé ignorer. Ce malheureux se nomme Saint-Aubin. +Il a eu une carrière assez remarquable. +Il ne paraît pas qu’il se soit séparé de ses confrères +dès les débuts de la Révolution. Au contraire, +il aurait accompagné l’Abbé de Scilly +jusqu’à la fin de 1794, époque à laquelle ils vivaient +l’un et l’autre dans une petite ville de la +Suisse romande. C’est l’année suivante qu’on +l’aurait revu à Scilly, sécularisé et porteur de +papiers du Gouvernement au moyen desquels il +aurait mis la main sur ce qui restait encore de +livres et d’objets précieux dans l’abbaye. Sous +l’Empire il tint plusieurs charges assez importantes +et fut même préfet du département du Pô. +Le Gouvernement de Louis XVIII ne l’inquiéta +point : il lui laissa, au contraire, des fonctions +diplomatiques à Florence et il demeura dans +cette ville jusque vers 1820 où il reparut subitement +dans ce pays avec sa femme et sa fille, +acheta du Gouvernement la maison de l’Abbé, +la seule qui fût demeurée à peu près habitable +après de longues années, et s’y fixa d’une manière +définitive.</p> + +<p>M. de Souville le voit souvent. Il assure que +c’est un homme d’un naturel très aimable et d’un +esprit extrêmement orné, et qu’il possède une +belle bibliothèque. Sa femme est Savoyarde ou +Suisse. Leur fille est d’un autre mariage, mais +Saint-Aubin la chérit comme si elle était vraiment +son sang. La bonté de ces femmes leur a +concilié les gens de ce pays ordinairement mal +disposés pour les prêtres mariés ; d’ailleurs celui-ci +n’était connu que d’un très petit nombre de +personnes quand il appartenait à l’abbaye, et +il s’est écoulé tant d’années que les paysans ont +presque perdu la mémoire de son ancien état. +De savoir aussi que pendant très longtemps il a +tenu des charges considérables et qu’il s’y est +enrichi, donne à ces gens simples une sorte de +crainte révérentielle qui les détourne de chercher +trop avant dans son passé.</p> + +<p>M. de Souville dit que nous ne devons nullement +craindre de nous présenter chez lui et qu’il +montrera au contraire beaucoup d’obligeance à +nous laisser voir les antiquités qu’il possède et +dont il parle volontiers. Nous aurions sans doute +déjà fait cette démarche si quelques observations +de M. Lécu ne nous avaient retenus. Notre hôte +assure en effet que les gens du pays seraient étonnés +de nous voir passer ce seuil. Il a fait tout ce +qu’il a pu pour détourner même les plus pauvres +du village d’avoir rien à faire avec Saint-Aubin et +ce serait ruiner son œuvre et causer un grand +scandale, assure-t-il, que de passer par-dessus. +Cette considération nous laisse hésitants.</p> + +<p class="date">Sans date.</p> + + +<p class="h3">Le même au même.</p> + +<p>Nous avons dû prendre sans vous consulter, +Très Révérend Père, une assez grave décision. +M. Lécu étant allé voir son frère au commencement +de la semaine passée est subitement tombé +malade et assez gravement pour que le curé de +Saint-Rémy, où habite ce frère, ait cru devoir +avertir l’évêque de son état. Presque au même +temps que nous recevions avis de ce fâcheux +accident, arrivait une lettre du chancelier nous +priant d’accepter la charge des Fagnes au moins +pendant quelques semaines et nous transférant +les pleins pouvoirs de M. Lécu. Nous aurions +bien voulu nous en remettre d’abord à votre jugement, +mais la lettre de l’évêque était pressante +et nous nous sommes vus dans le cas évident de +nécessité. Nous voilà donc curés tous les deux +sans nous y être attendus. Il faut dire que le soin +des Fagnes n’est pas des plus pesants. Le village +ne compte pas quatre-vingts feux et il ne +reste à Scilly que cinq ou six maisons habitées.</p> + +<p>Dom Thierry s’est jeté avec sa fougue ordinaire +dans ses nouvelles fonctions. Ce n’est pas +manquer à la charité que de dire que sa prudence +n’apparaît jamais qu’après son ardeur. A peine +avais-je écrit au chancelier que nous le remercions +de la confiance qu’on nous marque et il se +répandait en projets pour la réforme de ce petit +village. C’est la Providence, disait-il, qui nous a +conduits ici, dans une telle conjoncture, et il faut +que notre passage laisse une trace ineffaçable. Il +me répète hautement ce que je lui ai entendu dire +tant de fois en des lieux où la vue des ruines de +nos monastères me brisait le cœur, que le souvenir +des abbayes parle plus de richesses que de +vertus et que leur disparition n’a guère ruiné +que les avocats et les hommes d’affaires. Il veut +montrer que la règle de Saint-Benoît favorise +autant l’action d’un vigilant pasteur que celle +d’un reclus occupé de son avancement, de ses +études ou de son office, et dès le jour même, il +m’a tracé le plan qu’il veut suivre. Il ne s’agit +de rien moins que d’aller voir tous les gens du +village les uns après les autres dans leur maison. +Comme M. Lécu sera peut-être rétabli plus promptement +que son médecin ne le suppose, Dom +Thierry veut que nous ayons fini ces visites +dans les vingt jours, c’est-à-dire que nous entrions +dans cinq maisons par après-midi. Dom +procureur sollicitait souvent, dit-il, chez quatre +ou cinq conseillers dans la même journée et il +vaut sans doute mieux parler de ses devoirs à +un paysan que de s’entendre avec un homme de +loi pour l’emporter sur un Chapitre. Je ferai ce +qu’il voudra sans me dissimuler que paraître +ainsi de porte en porte nous donnera la mine de +colporteurs et de gagne-petits et ne peut manquer +d’étonner beaucoup nos villageois.</p> + +<p>Dom Thierry a prêché dimanche à la messe. +L’église était pleine, comme elle l’est d’ailleurs +tous les dimanches, mais les hommes se tiennent +debout d’un air assez indifférent près des portes, +tandis que les femmes, décemment vêtues de +leurs mantes et de leurs capuchons, récitent leur +chapelet. Presque aucune ne sait lire. Une seule, +que j’ai remarquée debout contre une colonne +vis-à-vis de la chaire, se servait d’un livre. C’est +la fille de Saint-Aubin. Sa figure m’avait frappé. +Italienne au premier regard, grande et forte, les +cheveux et les yeux noirs, un air d’assurance +qui serait presque blessant si elle n’avait dans +l’expression quelque chose de rêveur et de tragique +à la fois qui fait revenir sur ce premier +mouvement. Elle n’a guère moins de trente ans. +Je l’observais pendant le sermon : sa physionomie +était parlante. Dom Thierry a repris la +suite des instructions de M. Lécu et expliquait +ce qu’il faut entendre par l’âme de l’Église. Son +accent étranger, la chaleur de son débit et la rapidité +de son geste étonnaient visiblement la plupart +des auditeurs. Seule cette fille paraissait +suspendue à ses lèvres et laissait voir l’effet de +son discours avec la fidélité d’un miroir. Vous +vous rappelez assurément, Très Révérend Père, +la manière étrange, mais frappante, du P. Thierry. +Les choses semblent toujours nouvelles dans cette +bouche qu’on ne peut cependant appeler éloquente. +Je l’écoutais moi-même avec admiration. +Il ne disait rien que je n’aie su dès le temps où +je faisais mes études. Je reconnaissais le raisonnement +si clair de Dom Charles : Que l’âme est +répandue partout où se laisse deviner la vie, et +que la vie spirituelle, si elle a son achèvement +dans la vision béatifique et le rayonnement de la +gloire, commence, à vrai dire, dans les dispositions +les plus humbles par lesquelles la grâce +prévient les âmes et les tourne vers la vérité. +Mais il semble toujours que Dom Thierry touche +du doigt ce dont il parle et le fasse toucher de +ceux qui l’écoutent. Il a une façon singulière +d’éclairer ce qu’il dit par les choses de la nature +et de faire voir les manifestations de ce qu’il +appelle la vie universelle dans des objets où +personne autre que lui ne les soupçonne et où il +découvre l’action du Saint-Esprit.</p> + +<p>Certainement la fille de Saint-Aubin était agitée +jusqu’au fond de l’âme par ce qu’elle entendait. +Son front rougissait et pâlissait tour à tour. Le +feu sombre qui brille dans ses yeux s’éteignait +dans des larmes. Qui pourrait douter que cette +malheureuse fille ne soit un exemple étrange de +ce que Dom Thierry disait dans le moment même, +et que son cœur ne fût en proie à la plus cruelle +alternative d’incertitude et d’espérance sur le +sort éternel de son père adoptif ? La vue de ce +trouble, d’une émotion si peu feinte et si évidemment +produite par la grâce, m’a fait souhaiter +une fois de plus que quelque circonstance heureuse +nous ouvre un abord naturel dans la famille +de Saint-Aubin. Peut-être la visite de Dom +Thierry aura-t-elle cet heureux effet.</p> + +<p class="date">25 juin 182…</p> + + +<p class="h3">De Dom Thierry au Très Révérend Père Abbé.</p> + +<p>Vous avez eu la bonté de vous plaindre, Très +Révérend Père, de ce que je n’écrivisse point, +mais Dom Michel ne vous laisse rien ignorer de +ce qui nous arrive ; et d’ailleurs, c’est moi qui, +dans ce dernier voyage, ai presque constamment +tenu à jour notre <i lang="la" xml:lang="la">itinerarium</i>, et je n’y ai pas +épargné l’encre. Dom Michel se moque parce que +j’y consigne parfois des circonstances futiles, +comme la couleur du ciel ou la direction des +vents. Il veut que notre journal ressemble à celui +d’un capitaine de mer qui écrivît en latin. Mais, +pour moi, j’ai toujours cru que c’est une fausse +honte ridicule qui empêche d’écrire tout ce que +l’on sent. Les mouvements de notre cœur sont +très souvent liés à ceux de la nature et ceux qui +l’ignorent ne remarquent sans doute pas que le +Psalmiste en était persuadé. Je ne traverse jamais +un bois de pins chauffés par le soleil sans +que l’odeur subtile de l’encens me rappelle aussitôt +le matin où ma vocation se décida, et cette +vapeur résineuse me ramène plus efficacement à +mon premier propos que le sermon le plus éloquent. +J’ai toujours remarqué que cette vérité +pourtant très certaine ne touche pas les Français. +A la réserve de quelques romanciers pernicieux, +il semble que leur âme soit toute raison +et que le Créateur ne leur ait donné l’imagination, +l’appétit et toutes les puissances sensibles +que pour en faire un holocauste. Que veulent +donc dire les Psaumes, quand presque à chaque +verset on y lit les mots de <i lang="la" xml:lang="la">cor</i>, <i lang="la" xml:lang="la">renes</i>, <i lang="la" xml:lang="la">jecur</i>, +<i lang="la" xml:lang="la">carnes</i> et autres semblables ? Et l’auteur du <i>Cantique</i> +est-il ridicule quand il dénombre la nature +entière et la convie à adorer son Seigneur ?</p> + +<p>Excusez, Très Révérend Père, la chaleur que +je mets à soutenir mon sentiment sur ce point. +C’est qu’en vérité il m’a toujours paru autre +chose qu’un enfantillage oiseux.</p> + +<p>J’ai fait des dessins des objets précieux qui +sont restés du trésor de l’abbaye dans cette église +et chez un bourgeois de la ville de C…, à trois +lieues d’ici. M. Lécu ignore les circonstances +dans lesquelles ces choses précieuses sont tombées +entre les mains de ce particulier, d’ailleurs +riche et bienveillant, et je n’ai pas cru devoir +m’en informer. Des recherches exactes dans +quelques vieux registres nous ont permis d’établir +un inventaire assez considérable, à tout le +moins, des tableaux et sculptures. Quant à la +bibliothèque, ce qui en a échappé aux faiseurs +de cartouches est au dépôt du département, et un +abbé Dupuis, qui en a la garde, a paru peu soucieux +de nous le laisser voir. Au surplus, l’Ordre +bénédictin, n’existant plus en France, y est déjà +presque oublié ; la génération qui nous a dépouillés +va s’éteindre, et le décret de Pie VII rassurant +les consciences, c’est sans doute bien vainement +que nous poursuivons la trace de richesses +que nous ne pouvons nous faire rendre. Cette +pensée remplit Dom Michel d’amertume, et moi, +vous l’avouerai-je ? de dégoûts. C’est avec joie +que j’ai accueilli l’occasion où nous sommes de +ranimer et d’éclairer la foi du peuple de ce village.</p> + +<p>Dom Michel vous a parlé de la présence en ce +lieu d’un ancien moine jureur et marié. Il vous +a dit aussi que cet homme n’a rien de la grossièreté +de tant de ses pareils que nous avons trouvés +dans la misère ou l’infamie. Un hasard singulier +m’a mis aujourd’hui en présence de sa +fille. Il faut que vous sachiez, Très Révérend +Père, qu’on a établi le télégraphe sur la tour de +l’église. Scilly est dans une vallée, mais à égale +distance de deux postes trop éloignés pour qu’on +voie en tous temps les signaux. Le magister est +payé pour être dans la tour, mais comme il est +le plus souvent à l’école ou à l’église, c’est son +fils, garçon d’environ dix-huit ans, qui fait le +guet et répète les signaux. Il n’y faudrait pas +grande habileté si les messages qui cheminent +ainsi par l’air étaient tous en langage convenu, +mais il en passe tous les jours qu’il faut comprendre +et dont il faut garder copie, et ceci +demande de l’intelligence, de l’habitude et du +soin. Le fils du maître d’école est de santé fragile. +Souvent il est malade, et quand il tient le +lit, la seule personne capable de le soulager en +prenant son office est la fille de Saint-Aubin. Il +paraît que le jeu du télégraphe l’amusait, et sa +charité lui fait maintenant trouver plaisir à ce +qui n’était qu’un badinage. C’est dans un réduit +attenant à la chambre des cloches que je l’ai +découverte aujourd’hui. Elle n’a paru ni embarrassée +ni surprise et a montré beaucoup de bonne +grâce à m’expliquer la manœuvre des cordes et +des poulies. Une expression de tristesse altière +qu’elle a quand elle se tait, fait place sitôt qu’elle +parle, à une vivacité naturelle et enfantine dont +un cœur dur et prévenu pourrait seul n’être pas +touché. Au bout de peu d’instants, j’ai vu un +nuage et une rougeur passer rapidement sur son +front et elle s’est mise à me parler sans préambule +d’un sermon que j’ai prêché dimanche +passé.</p> + +<p>J’ai été surpris d’abord de l’entendre me parler +du ton des personnes familiarisées dès longtemps +avec notre habit. Le récit qu’elle n’a guère tardé +à me faire m’en a bientôt donné les raisons. Cette +jeune femme n’est pas la fille de Saint-Aubin, +mais d’un Italien dont elle parle sans aucune +tendresse, et son enfance s’est écoulée à Gênes +et à Florence. Sa mère est Vaudoise, fille d’un +pasteur d’un bourg près de Genève. Il ne semble +pas que cette protestante et son premier mari +fussent faits pour s’accorder. Ce Génois, fils d’un +marchand assez aisé avait à peine vingt ans et +suivait en tout son inclination plus que son +devoir. Sa femme qu’il avait rencontrée à Turin, +où les Vaudois sont nombreux, et épousée de +pure passion, ne tarda guère à s’en apercevoir et +tomba dans la mélancolie. Leur fille dont le nom +est Mariana fut abandonnée aux domestiques et +élevée à la grâce de Dieu. Elle avait à peine +quatre ans que sa mère excédée retourna chez +ses parents et sa seule amitié fut dès lors une +vieille nourrice de son père qui la soignait. Leur +maison était tout près de Sainte-Marie-des-Vignes, +grande et belle église dont les cloches ont +une harmonie céleste que je me rappelle après +trente années, mais la nourrice était sœur d’un +des moines de l’église Saint-Mathieu située tout +auprès, entre un cloître gothique, le seul qui +soit dans l’Italie du Nord, et une petite place où +l’on remarque toutes sortes de souvenirs d’André +Doria et des doges de ce nom avec plusieurs +inscriptions fort belles. Ce bon religieux lui tint +lieu de père et de mère, lui apprit un peu à lire +et lui inspira des sentiments de foi qui ne se sont +jamais effacés. Elle avait environ dix ans lorsque +son père mourut. Sa mère vint aussitôt la chercher +et l’emmena à Florence où elle épousa peu +après Saint-Aubin. Vous auriez été touché +comme moi, mon Très Révérend Père, du ton +passionné dont cette pauvre jeune femme me dit +la suite de son histoire. Tandis que sa mère semblait +voir en elle une image de son funeste passé, +Saint-Aubin lui marqua aussitôt la tendresse la +plus sincère. Il l’avait presque toujours dans sa +chambre, la formant et l’instruisant, et prenait le +même soin de ses plaisirs d’enfant que de son +avancement. Son esprit s’ouvrit en même temps +que son cœur. En peu de temps Saint-Aubin lui +fit lire l’histoire et lui montra les premiers éléments +des sciences. Tout dans sa vie nouvelle +lui paraissait charmant et délicieux. Elle eût été +parfaitement heureuse si le souvenir de sa vieille +nourrice ne l’eût poursuivie comme il arrive aux +enfants dont le cœur est fidèle dans un âge où +tous les sentiments sont éphémères. Mais elle +revoyait incessamment cette bonne vieille et le +Frère qui l’instruisait et la petite église de Saint-Mathieu +et l’épée d’André Doria suspendue au +dessus de l’autel. Elle entendait les chants qui +naguère la touchaient ; elle se rappelait des +lambeaux de phrases apprises dans la <i>Doctrine +chrétienne</i> ou restées comme des échos de sermons +oubliés. Hélas ! mon Père, me dit-elle, +vous ne pourrez jamais concevoir ce que quelques +paroles ainsi retenues me firent souffrir. +J’avais treize ou quatorze ans, quand mon père +voyant mon désir de revoir la vieille Angèle, +ma nourrice, me confia un jour à une sœur de +ma mère qui allait à Gênes pour quelque affaire. +Je pensai mourir de bonheur en revoyant les +arbres de l’Acqua Sola sous lesquels ma nourrice +m’avait promenée si souvent et peu après +en me jetant dans ses bras. Je restai six semaines +à Saint-Pierre d’Arène où ma tante avait à faire. +Pendant ce temps je revis souvent ma nourrice +et elle m’emmena plus d’une fois entendre la +messe ou les vêpres à Saint-Mathieu. Je n’étais +pas entrée une seule fois dans une église depuis +que je demeurais à Florence. Tout ce que je +voyais maintenant me frappait avec une vivacité +extraordinaire. La veille de notre départ, le Fr. +Mario, frère de la vieille Angèle, fit le sermon. +Je n’ai retenu qu’un mot qu’il répétait incessamment +avec une force qui me faisait trembler : +<i lang="it" xml:lang="it">Fuori Chiesa non c’ è salvezza.</i> Je prenais ces +paroles dans leur sens naturel et elles résonnaient +à mon oreille comme une malédiction. +Quand je dis adieu à Angèle pour ne la revoir +jamais, elle me dit tout bas : Ne manque plus +jamais d’aller à l’église afin que Dieu te bénisse. +J’embrassai son cou de toutes mes forces, et +quand nous fûmes de retour à Florence, je priai +mon père de me laisser aller à l’église d’une voix +si suppliante qu’il en parut étonné et m’y fit conduire +dès le premier dimanche. Un jeune Français +qui commençait sa carrière sous ses ordres +s’offrait à m’y mener. Il avait une nature religieuse +quoique ardente. Souvent il me récitait +des vers que j’oubliais, mais dont le son me +charmait plus qu’aucune musique et me laissait +infiniment heureuse d’être catholique. Il avait le +plus profond respect pour mon père et quelquefois +priait avec moi pour lui. Car, mon Père, +ajouta-t-elle, depuis quinze ans, je prie incessamment +pour lui. J’ai eu parfois le cœur si serré +à la pensée qu’il est maintenant hors de l’Église +que je défaillais. Comprenez donc ma joie quand +je vous ai entendu dimanche expliquer les paroles +qui m’ont épouvantée pendant tant d’années. +S’il est vrai, comme vous l’avez dit, que +de vouloir tout ce qui est bien est un commencement +de religion et que l’Église est le lieu des +âmes et non des corps certainement mon père +ne sera pas damné, dût un ange lui apporter du +ciel, comme vous disiez, les paroles qui le feront +chrétien. En disant ces mots, ses yeux se remplirent +de larmes, et sa figure revêtit une expression +mêlée de douleur et d’espérance telle que +j’en fus dans la même émotion et que je trouvai +à peine les paroles capables de l’encourager et +de la consoler.</p> + +<p>Assurément, mon Très Révérend Père, cette +jeune fille est chrétienne, et bien que je ne comprenne +pas ce qui l’éloigne des sacrements puisqu’elle +est si fort attirée par l’église, elle l’est +sans doute beaucoup plus que d’autres qui en +ont le nom et l’apparence plus que la réalité.</p> + +<p class="date">2 juillet 182…</p> + + +<p class="h3">De Dom Michel au Très Révérend Père Abbé.</p> + +<p>Nous continuons la visite du village et je vois +bien que Dom Thierry avait raison de nous la +faire faire. C’est beaucoup de connaître le +visage et le nom de ceux dont on répond devant +Dieu. Il arrive que ces bonnes gens sont un peu +gênés de leur pauvreté quand nous entrons dans +leurs maisons, mais je leur dis notre profonde +détresse dans les années qui suivirent notre exil +et ce récit de notre dénûment leur ôte aussitôt +toute honte. Dom Thierry m’étonne par l’extrême +facilité avec laquelle il entre dans leurs moindres +intérêts. Je découvre qu’il a une science profonde +de l’agriculture dont ces pauvres gens paraissent +ravis. Il parle surtout savamment des abeilles +qui, dit-il, font des rayons d’or dans son pays. +Il a une manière admirable d’enseigner à la +fois le mépris des richesses et la façon de les +acquérir. A mesure que je l’entends et que j’entre +davantage dans ses idées, des projets qu’il fait +pour améliorer le sort des paysans en rassemblant +leurs efforts me paraissent moins chimériques. +Il dit que les esprits chimériques sont ceux +qui se figurent les choses toujours au même +point pendant qu’elles changent sans cesse, et +que Bonaparte, qu’il déteste, a été seul à bien +entendre les temps nouveaux.</p> + +<p>Avant-hier nous sommes allés à Scilly et nous +avons pu enfin pénétrer dans la maison de Saint-Aubin. +Je vous l’ai dit, mon Très Révérend Père, +cette maison était la campagne de l’Abbé. On y +arrive par une avenue de cyprès plantés il y a +moins de vingt ans et qui conviennent bien à la +triste retraite d’un apostat. Le jardin est rempli +de fleurs et de beaux arbres chargés de fruits. +Au-dessus de la porte est une inscription latine +à la louange du repos des champs qui a été fraîchement +repeinte en incarnat. Au moment que +nous arrivions à la porte, non sans quelque émotion +pénible, cette porte s’est ouverte et l’injuste +possesseur du lieu a paru. C’est un grand homme +extrêmement maigre avec des cheveux tout +blancs. Bien qu’il fût vêtu avec un soin proche +de la recherche et que ses manières soient d’une +noblesse singulière dans un homme de son origine, +son abord n’est pas engageant. Il a dans le +regard quelque chose de froid et de hautain qui +glace. « Entrez, mes Pères, nous dit-il, ma fille +et M. de Souville m’avaient fait espérer votre +visite. » Il nous introduisit alors dans une vaste +pièce ornée de boiseries anciennes et garnie d’un +côté d’une haute bibliothèque, mais sans autres +meubles qu’une grande table et, devant une +fenêtre, une cage immense très ornée et remplie +d’oiseaux de toutes sortes. Au bout de peu d’instants +il envoya chercher sa femme et sa fille et, +s’excusant sur quelque affaire, nous laissa. Cette +femme est bien huguenote. Avec un air de +mélancolie qui préviendrait en sa faveur, elle a +la politesse sans cordialité des calvinistes et un +talent singulier de dire civilement des choses +amères. Heureusement qu’elle aussi n’a demeuré +que le temps qu’il fallait pour la bienséance et +nous a laissé sa fille, disant d’un ton assez sec +qu’elle nous montrerait la maison si nous voulions. +La pauvre fille souffrait sans aucun doute +de l’accueil mortifiant qu’elle nous voyait essuyer +et son air était à chaque instant comme une réparation +de ce qu’elle ne pouvait prévenir.</p> + +<p>A peine sa mère fut-elle sortie qu’elle nous +dit toute sa joie de nous voir enfin dans sa maison. +Elle nous promena de chambre en chambre +de la meilleure grâce et parut aussi surprise que +ravie de voir que nous raisonnions tous les deux +de peintures et de curiosités. Saint-Aubin a une +très belle galerie de tableaux italiens, mais à +part la petite châsse d’ivoire dont M. de Souville +avait parlé, il n’y a rien qui provienne de l’abbaye. +Sa fille nous a dit que cette châsse était un +présent du préfet, ou peut-être qu’elle avait été +donnée en échange d’autres objets de prix. C’est +une imitation de la châsse de Sainte Ursule et le +travail en est curieux et délicat, car toutes les +parties en ont été conservées réduites, mais il y +a dans ce morceau plus d’application et de curiosité +que d’art véritable. Quant aux manuscrits +anciens, ce sont deux antiphonaires de Trêves +assez rares et une <i>Quinzaine de Pâques</i> dont les +enluminures sont d’une naïveté singulière et le +chant d’une barbarie exceptionnelle, même pour +le temps. L’<i lang="la" xml:lang="la">Exultet</i> sur lequel je me suis arrêté +un instant offre quelques variantes assez dignes +de remarque.</p> + +<p>Il faut vous avouer, mon Très Révérend Père, +que tandis que nous allions par la maison, nous +ne pouvions faire qu’en esprit elle ne nous reparût +dans son ancien état et que nous donnions +plus d’attention à ces souvenirs qu’aux paroles +pourtant empreintes de sincérité de la fille d’un +usurpateur. Nous sommes revenus à la cure tous +les deux rêveurs et affectés.</p> + +<p class="date">9 juillet 182…</p> + + +<p class="h3">De Saint-Aubin à M. de Souville.</p> + +<p>Vous êtes parti, mon cher Souville, mécontent +et contristé de la manière dont j’avais reçu ces +deux religieux. Laissez-moi dire quelques mots +à ma décharge. Nous nous connaissons depuis +longtemps et voici dix ans que je n’ai guère d’ami +que vous : il est convenable que vous sachiez ce +qui se passe dans mon cœur.</p> + +<p>Vous savez par quelle bizarre chaîne d’événements +ma jeunesse a été ce qu’elle fut : comment +le prieur de Saint-Marc me distingua parmi +d’autres enfants et commença de me faire instruire ; +comment un père chargé de famille fut +trop heureux de me voir me tourner vers l’Église +où, à défaut d’honneurs, je devais du moins +trouver l’aisance et le bien-être ; comment enfin +le bon prieur, attentif et inquiet sur ma complexion +délicate, m’envoya, vers l’âge de dix-huit +ans, à Scilly qui était devenu ce que, dans +l’Ordre bénédictin, on nomme un monastère de +campagne et demanda qu’on m’y traitât avec une +particulière douceur. Quelques années séparaient +le moment où j’y arrivai de la Révolution, et +j’ai la certitude qu’une inquiétude sourde qu’on +remarquait dans presque tous les couvents d’alors +venait, sinon de la prévision, du moins de +l’approche de ces grands événements. C’est ainsi +que l’instinct des oiseaux les agite, même à +l’abri dans une volière, quand l’orage est menaçant +ou que le temps des migrations revient. +Scilly n’était pas un monastère des plus réguliers. +L’Abbé, qui me prit aussitôt en amitié, +avait près de soixante et dix ans et se souciait +peu de réformes. Je passai presque tout mon +temps avec lui, dans cette maison même que +j’habite et qu’il ne quittait presque plus. Chaque +matin, j’allais au monastère prendre une leçon +de théologie et entendre l’explication des règles. +Celui qui la faisait était un homme d’environ +soixante ans, qui avait été rival de l’Abbé au +moment de son élection. C’était un moine austère +et d’une régularité extraordinaire. Sa vie +était le seul lien assurément qui empêchât l’observance +claustrale de se dissoudre entièrement. +Il le sentait et s’attribuait une autorité fort au-dessus +de celle de prieur, qui contribuait encore +à éloigner l’Abbé. Cette situation retentit sur la +mienne. Les profès me connaissaient à peine. +Parmi les novices, les uns me jalousaient, les +autres me trouvaient de l’esprit et le laissaient +voir d’une manière qui tournait à mon préjudice. +Le prieur enseignait une doctrine étroite et rigide +qui me dégoûtait et dans laquelle il ne m’était +guère difficile de faire brèche. L’Abbé était +savant en histoire ecclésiastique et, avec la bonhomie +de la vieillesse, il m’en disait souvent des +détails qui m’étonnaient secrètement, mais dont +je me servais avec plus d’impertinence que de +malice véritable contre les thèses du prieur. Les +livres réservés se trouvaient aussi dans notre +maison et tout à fait à part de la bibliothèque +commune. Je ne tardai guère à y aller voir. +Calmet me conduisit par une route naturelle au +<i>Dictionnaire philosophique</i>, à Diderot et à Rousseau +où je sentais la vie, tandis que mes cahiers +latins me semblaient être des sépulcres vides. +Plus d’une fois le prieur m’appela M. le philosophe, +non par une ironie dont il était incapable, +mais dans une indignation qu’il ne pouvait +maîtriser et qui me déconcerta. Je revenais +lire Tillemont à l’Abbé dans un sentiment confus +que ni mes goûts ni mes idées ne me portaient +vers une vie que je n’avais pas choisie et j’en +appelais sourdement le terme. Quand la Révolution +nous dispersa, bien que ma vie eût été constamment +facile et agréable, il me sembla que des +barrières s’ouvraient. Je n’eus cependant pas un +instant l’idée d’abandonner l’Abbé dans des circonstances +que son âge et la tranquillité où il +avait vécu lui rendaient plus cruelles qu’à personne. +Nous allâmes à Neufchâtel où nous passâmes +l’hiver de 1793. Cette ville était pleine +d’émigrés qui y menaient une existence joyeuse. +Il nous avait fallu prendre des habits séculiers et +je fus ravi de me donner les airs d’un jeune cavalier. +La naissance de l’Abbé, sa noblesse et +son infortune le mettaient naturellement dans la +société la plus relevée. J’en profitai et il ne me +fallut pas longtemps pour oublier l’air conventuel +et avec lui toutes les leçons que j’avais reçues. +J’étais jeune et agréable. La liberté me +donnait de l’esprit et de la légèreté : je fus gâté, +et pour la première fois de ma vie je me crus +heureux. Cependant je remarquais un sentiment +étrange dans l’Abbé. Ce vieillard que la vie +claustrale paraissait rebuter et qui s’en était retiré +sitôt qu’il en avait eu le pouvoir était miné +maintenant par la tristesse d’en être éloigné à +jamais. Il en parlait peu, mais quand il le faisait, +c’était avec une douleur contenue qui me pénétrait. +Parfois, le son de quelques cloches lui rappelait +les nôtres, et sa mélancolie redoublait. +Voyant ce triste état, je lui proposai de changer +pour un temps de résidence. Nous fûmes reçus +avec une extrême bonté par les religieux de +Saint-Maurice en Valais, qui sont des Chanoines +augustins. L’Abbé s’appliqua à observer leur +règle et on eut pour lui tous les égards. Il assistait +très exactement au chœur et vivait dans un +recueillement que je ne lui avais jamais connu. +Cependant sa santé s’altéra insensiblement et il +mourut le jour de la Pentecôte 1794, avec un +courage et une religion dont tout le monastère +fut dans l’admiration.</p> + +<p>Je restai à Saint-Maurice encore quelques semaines +après sa mort, mais la régularité conventuelle +qui ne m’avait été possible que par la +crainte d’affliger mon bienfaiteur me devint +promptement insupportable. Je trouvai un prétexte +pour remercier ces bons Augustins de leur +hospitalité et gagnai Berne, où je devins, par +une aventure singulière, secrétaire d’un commissaire +du Gouvernement. Cet homme fut pour +moi, à cette époque critique de mon existence, +ce qu’avait été l’abbé de Scilly. Il avait un esprit +vaste et puissant, une âme élevée et grave. +Il me fit comprendre l’esprit de la Révolution +dont je n’avais vu jusque-là que les dehors et +pour ainsi dire l’écorce effrayante. Il avait beaucoup +lu et me fit apprendre l’allemand que personne +ne sait en France. Lessing et Herder me +montrèrent combien les adversaires aussi bien +que les champions du christianisme, dans notre +pays, étaient superficiels, étroits et éloignés +même de l’intelligence la plus rudimentaire des +questions qu’ils débattent. En même temps, je +pris goût aux affaires et commençai à sentir +l’ambition. Vous avez quelquefois été surpris, +mon cher Souville, de voir qu’il ne restât en moi +aucune trace de mon éducation première. C’est +dans ces années d’activité, de réflexion et un peu +aussi d’intrigue, que je les perdis entièrement. +Quand le Premier Consul me chargea d’une mission +importante à Parme, je me souviens que je +remarquai à quel point j’étais un homme nouveau, +ou plutôt combien il me paraissait étrange +que mes idées, sinon ma vie, eussent jamais été +autres que ce qu’elles étaient. Tous ceux qui ont +suivi le même chemin que moi n’en pourraient +dire autant. J’ai entendu, un jour, dans un repas +et devant une société nombreuse, M. de Talleyrand +et le baron Louis, ancien prêtre, comme +vous le savez, faire des plaisanteries révoltantes +sur leur premier état. J’ai toujours été à l’abri +de cette bassesse et de cette grossièreté, vous en +avez eu souvent la preuve, et depuis mon retour +dans ce pays, la solitude, la réflexion et l’âge +m’ont fait perdre peu à peu un sentiment assez +semblable à de la rancune que j’avais contre les +institutions religieuses parce qu’elles étaient +vieillies et décrépites quand j’étais jeune et que +tout, autour de moi, était jeune ; peut-être aussi +parce que de vivre en Italie confirme inévitablement +dans le mépris qu’on peut avoir de la superstition. +Aujourd’hui, je vois clairement que, +quoi qu’on puisse dire contre la Bible et les mystères, +la religion a une influence heureuse sur +les peuples, et que le catholicisme avec la tolérance +ne pourrait manquer de rendre une nation +prospère. Ce n’est pas tout. Je retrouve en moi-même, +à mesure que je vais, un sentiment élargi +et fortifié de la puissance de la prière. Oui, Rousseau +aurait raison et la prière serait une absurdité +et une sauvagerie si nous savions ce qu’est +l’Être suprême. Mais nous n’en avons que des +idées faibles ou fausses parce que notre intelligence +ne peut lui appliquer que des mesures humaines +et toutes trompeuses. Je vieillis. Dans +quelques années je mourrai, c’est-à-dire que je +serai séparé de tout ce qui m’attache et surtout +des deux femmes qui m’environnent de leur affection. +Je sens, mon cher Souville, que tout dans +ma nature se révolte à l’idée de tomber seul, +épouvantablement seul, dans ce gouffre obscur +du trépas. C’est ici que l’idée du Dieu de l’Évangile, +du Père céleste qui pardonne et accueille, +me revient avec une force qu’aucun raisonnement +n’ébranle et devant laquelle toute philosophie +semble dérisoire. Un Voltairien ne manquerait +pas de me dire que je n’éprouve ce sentiment +à un tel degré que parce que j’aime tendrement +ma fille. Il est vrai, mais il est vrai aussi que +d’aimer ou de ne pas aimer fait qu’on entre ou +qu’on n’entre pas dans certaines raisons et que, +telles qu’elles sont, les miennes me paraissent +démonstratives. Apprenez maintenant que je n’ai +montré tant de froideur au P. Thierry et au +P. Michel que parce que je croyais voir des inquisiteurs +entrer dans ma maison à la recherche +de biens qui n’y sont pas, que depuis j’ai revu +souvent ces bons religieux et que je regarde le +P. Thierry comme un génie. Aucun homme ne +me paraît être entré aussi avant que lui dans l’esprit +véritable du christianisme ; personne n’y sait +découvrir comme lui des harmonies où le siècle +passé ne voyait que des absurdités. Hélas ! mon +cher Souville, si j’avais rencontré un tel homme +il y a quarante ans, ma vie n’aurait pas été sans +doute ce qu’elle a été. Mais peut-être aussi que +si ma vie eût été autre, je n’aurais pas apprécié +comme je fais les étonnantes clartés qu’il jette +sur la doctrine de l’Évangile. Laissez-moi, en +tous cas, vous remercier de m’avoir envoyé ces +très honnêtes gens dont l’un est assurément le +plus grand esprit que j’aie jamais rencontré.</p> + +<p class="date">5 septembre 182…</p> + + +<p class="gap small">Nous n’avons point d’autres lettres des personnes +qui formaient l’entourage de Saint-Aubin, mais nous +savons par le <i>Journal</i> de Dom Thierry que Saint-Aubin, +frappé d’une seconde attaque, fit publiquement +profession de la foi chrétienne, qu’il fut réconcilié +dans les formes, mais que, par un choix +assez inattendu, il voulut se confesser à Dom Michel, +qu’enfin il mourut quelques années plus tard dans +les sentiments d’une piété véritable.</p> + +<p class="small">Sa femme était morte avant lui et resta toujours +protestante. Leur fille retourna en Italie après un +incendie qui détruisit de fond en comble la maison +de l’Abbé. Elle vivait encore à Florence en 1855.</p> + +<p class="date">Mai 1898.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap">Les Bénédictins anglais de Douai</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">La Trappe</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">43</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">La vallée du Cadi et l’abbaye de Saint-Martin +du Canigou</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">55</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Une abbaye au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle +(Liessies vers 1720)</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">99</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Petit moutier</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">151</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Les moines de Shakespeare</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">157</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Lettres de moines</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c7">211</a></div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em xsmall">ÉMILE COLIN ET C<sup>ie</sup> — IMPRIMERIE DE LAGNY<br> +E. GREVIN, SUCC<sup>r</sup></p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76608 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/76608-h/images/cover.jpg b/76608-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9f14024 --- /dev/null +++ b/76608-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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