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LE V<sup>TE</sup> DE CHATEAUBRIAND.</span></p> + +<p class="c xsmall"><span class="i">SECONDE ÉDITION,</span><br> +REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE</p> + + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +H.-L. DELLOYE, Éditeur.</p> + +<p class="c"><span class="xsmall">SE VEND</span> :<br> +A LA LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES<br> +<span class="xsmall">PALAIS-ROYAL</span>, <span class="xsmall">PÉRISTYLE MONTPENSIER</span>, 214.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em"><span class="xsmall">IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON, A PARIS</span>.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap">Dédicace</td> +<td class="bot r"><div><a href="#dedicace"><small>VII</small></a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Avertissement de cette seconde édition</td> +<td class="bot r"><div><a href="#avert2"><small>IX</small></a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Avertissement de la première édition</td> +<td class="bot r"><div><a href="#avert1"><small>XI</small></a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Livre premier</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">4</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Livre deuxième</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">53</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Livre troisième</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">137</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Livre quatrième</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">165</a></div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="dedicace">DÉDICACE</h2> + + +<p class="i">A la mémoire de l’abbé Séguin, prêtre +de Saint-Sulpice, né à Carpentras le +8 août 1748, mort à Paris, à 95 ans, le +19 avril 1843.</p> + +<p class="sign">CHATEAUBRIAND.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="avert2">AVERTISSEMENT<br> +DE CETTE SECONDE ÉDITION</h2> + + +<p>J’ai suivi dans cette édition tous les changements +qui m’ont été indiqués. On ne peut me faire +plus de plaisir que de m’avertir quand je me suis +trompé : on a toujours plus de lumière et plus de +savoir que moi.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="avert1">AVERTISSEMENT<br> +DE LA PREMIÈRE ÉDITION</h2> + + +<p>Je n’ai fait que deux dédicaces dans ma vie : +l’une à Napoléon, l’autre à l’abbé Séguin. J’admire +autant le prêtre obscur qui donnait sa bénédiction +aux victimes qui mouraient à l’échafaud, que +l’homme qui gagnait des victoires. Lorsque j’allais +voir, il y a plus de vingt ans, mesdemoiselles +d’Acosta (cousines de madame de Châteaubriand, +alors au nombre de quatre, et qui ne +sont plus que deux), je rencontrais, rue du Petit-Bourbon, +un prêtre vêtu d’une soutane relevée +dans ses poches : une calotte noire à l’italienne +lui couvrait la tête ; il s’appuyait sur une canne, +et allait, en marmottant son bréviaire, confesser, +dans le faubourg Saint-Honoré, madame de Montboissier, +fille de M. de Malesherbes. Je le retrouvai +plusieurs fois aux environs de Saint-Sulpice ; +il avait peine à se défendre d’une troupe de +mendiantes qui portaient dans leurs bras des enfants +empruntés. Je ne tardai pas à connaître plus +intimement cette proie des pauvres, et je le visitais +dans sa maison, rue Servandoni, n<sup>o</sup> 16. J’entrais +dans une petite cour mal pavée ; le concierge allemand +ne se dérangeait pas pour moi : l’escalier +s’ouvrait à gauche au fond de la cour, les marches +en étaient rompues ; je montais au second étage ; +je frappais ; une vieille bonne vêtue de noir venait +m’ouvrir : elle m’introduisait dans une antichambre +sans meubles où il n’y avait qu’un chat jaune +qui dormait sur une chaise. De là je pénétrais +dans un cabinet orné d’un grand crucifix de bois +noir. L’abbé Séguin, assis devant le feu et séparé +de moi par un paravent, me reconnaissait à la +voix : ne pouvant se lever, il me donnait sa bénédiction +et me demandait des nouvelles de ma +femme. Il me racontait que sa mère lui disait +souvent dans le langage figuré de son pays : « Rappelez-vous +que la robe des prêtres ne doit jamais +être brodée d’avarice. » La sienne était +brodée de pauvreté. Il avait eu trois frères, +prêtres comme lui, et tous quatre avaient dit la +messe ensemble dans l’église paroissiale de Sainte-Maure. +Ils allèrent aussi se prosterner à Carpentras +sur le tombeau de leur mère. L’abbé Séguin +refusa de prêter le serment : poursuivi pendant +la révolution, il traversa un jour en courant +le jardin du Luxembourg, et se sauva chez M. de +Jussieu, rue Saint-Dominique-d’Enfer. En quittant +le Luxembourg pour la dernière fois en 1830, +je passai de même à travers le jardin solitaire +avec mon ami, M. Hyde de Neuville. De tristes +échos se réveillent dans les cœurs qui ont retenu +le bruit des révolutions.</p> + +<p>L’abbé Séguin rassemblait, dans les lieux cachés, +les chrétiens persécutés. L’abbé Antoine, +son frère, fut arrêté, mis aux Carmes et massacré +le 2 septembre. Quand cette nouvelle parvint à +Jean-Marie, il entonna le <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i>. Il allait déguisé, +de faubourg en faubourg, administrer des +secours aux fidèles. Il était souvent accompagné +de femmes pieuses et dévouées ; madame Choque +passait pour sa fille ; elle faisait le guet et +était chargée d’avertir le confesseur. Comme il +était grand et fort, on l’enrôla dans la garde nationale. +Dès le lendemain de cet enrôlement, il +fut envoyé avec quatre hommes, visiter une maison, +rue Cassette. Le ciel lui apprit ce qu’il avait +à faire : il demande avec fracas que les appartements +lui soient ouverts. Il aperçoit un tableau +placé contre un mur et qui cachait ce qu’il ne +voulait pas trouver. Il en approche, soulève avec +sa baïonnette un coin de ce tableau, et s’aperçoit +qu’il bouche une porte. Aussitôt, changeant de +ton, il reproche à ses camarades leur inactivité, +leur donne l’ordre d’aller visiter les chambres en +face du cabinet que dérobait le tableau. Pendant +que la religion inspirait ainsi l’héroïsme à des +femmes et à des prêtres, l’héroïsme était sur +le champ de bataille avec nos armées : jamais les +Français ne furent si courageux et si infortunés. +Dans la suite l’abbé Séguin, ayant vu quel parti +on pouvait tirer de la garde nationale, était toujours +prêt à s’y présenter. Le mensonge était sublime, +mais il n’en offensait pas moins l’abbé +Séguin, parce qu’il était mensonge. Au milieu de +ses violents sacrifices, il tombait dans un silence +consterné qui épouvantait ses amis. Il fut délivré +de ses tourments par suite du changement des +choses humaines. On passa du crime à la gloire, +de la république à l’empire.</p> + +<p>C’est pour obéir aux ordres du directeur de +ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de +Rancé. L’abbé Séguin me parlait souvent de ce +travail, et j’y avais une répugnance naturelle. +J’étudiai néanmoins, je lus, et c’est le résultat de +ces lectures qui compose aujourd’hui la Vie de +Rancé.</p> + +<p>Voilà tout ce que j’avais à dire. Mon premier +ouvrage a été fait à Londres en 1797, mon dernier +à Paris en 1844. Entre ces deux dates, il n’y +a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l’espace +que Tacite appelle une longue partie de la vie +humaine : « <i lang="la" xml:lang="la">Quindecim annos, grande mortalis +ævi spatium.</i> » Je ne serai lu de personne, excepté +de quelques arrière-petites-nièces habituées +aux contes de leur vieil oncle. Le temps s’est +écoulé ; j’ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte ; +c’est une dérision que de vivre après cela. Que +fais-je dans le monde ? Il n’est pas bon d’y demeurer +lorsque les cheveux ne descendent plus +assez bas pour essuyer les larmes qui tombent +des yeux. Autrefois je barbouillais du papier avec +mes filles, Atala, Blanca, Cymodocée ; chimères +qui ont été chercher ailleurs la jeunesse. On remarque +des traits indécis dans le tableau du Déluge, +dernier travail du Poussin : ces défauts du +temps embellissent le chef-d’œuvre du grand +peintre, mais on ne m’excusera pas : je ne suis +pas Poussin, je n’habite point au bord du Tibre, +et j’ai un mauvais soleil.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">VIE DE RANCÉ.</p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1">LIVRE PREMIER</h2> + + +<p>Don Pierre Le Nain, religieux et prieur de l’abbaye +de la Trappe, frère du grand Tillemont et +presque aussi savant que lui, est reconnu comme +le plus complet historien de Rancé. Il commence +ainsi la vie de l’abbé réformateur :</p> + +<p>« L’illustre et pieux abbé du monastère de +Notre-Dame de la Trappe, l’un des plus beaux +monuments de l’ordre de Cîteaux, le parfait +miroir de la pénitence, le modèle accompli de +toutes les vertus chrétiennes et religieuses, le +digne fils et le fidèle imitateur du grand saint +Bernard, le révérend père <i>dom Armand-Jean Le +Bouthillier de Rancé</i>, de qui, avec le secours du +ciel, nous entreprenons d’écrire l’histoire, naquit +à Paris, le 9 janvier 1626, d’une des plus +anciennes et illustres familles du royaume. Il +n’y a personne qui ne sache qu’elle a donné à +l’Église monseigneur Victor Le Bouthillier, évêque +de Boulogne, depuis archevêque de Tours, +premier aumônier de M. le duc d’Orléans ; +monseigneur Sébastien Le Bouthillier, évêque +d’Aire, prélat d’une piété singulière ; et à l’État +Claude Le Bouthillier, sieur de Pons et de Foligny, +qui fut d’abord conseiller au parlement +de Paris, ensuite secrétaire d’État, et quelques +années après surintendant des finances et grand-trésorier +des ordres du roi. Cette famille, qui +tirait son origine de Bretagne et touchait de +parenté aux ducs de cette province, a été encore +plus ennoblie par la sainteté de celui dont +nous écrivons la vie.</p> + +<p>» Son père se nommait Denis Le Bouthillier, +seigneur de Rancé, maître des requêtes, président +en la chambre des comptes et secrétaire +de la reine Marie de Médicis. Il épousa Charlotte +Joly, de laquelle il eut huit enfants : cinq +filles, qui se firent religieuses presque toutes, +et trois garçons. Le premier, Denis-François +Le Bouthillier, fut chanoine de Notre-Dame de +Paris ; le second fut notre digne abbé ; le troisième +est le chevalier de Rancé, qui servit Sa +Majesté en qualité de capitaine du port du Marseille +et de chef d’escadre.</p> + +<p>» Comme notre abbé avait été baptisé en la +maison de son père sans les cérémonies ordinaires +de l’Église, elles furent suppléées le +30 mai 1627 en la paroisse de Saint-Côme et +Saint-Damien. L’éminentissime cardinal de Richelieu +fut son parrain, et lui donna le nom +d’Armand-Jean ; il eut pour marraine Marie de +Fourcy, femme du marquis d’Effiat, surintendant +des finances. »</p> + +<p>Tel est le début du Père Le Nain. Le désert se +réjouit, le réformateur de la Trappe se montre au +monde entre Richelieu, son protecteur et Bossuet, +son ami. Il fallait que le prêtre fût grand +pour ne pas disparaître entre ses acolytes.</p> + +<p>Le frère aîné de Rancé, Denis-François, le +chanoine de Notre-Dame, était, dès le berceau, +abbé commendataire de la Trappe ; la mort de +Denis rendit Armand le chef de sa famille : il hérita +de l’abbaye de son frère par cet abus des +bénéfices convertis en espèce de biens patrimoniaux. +Admis dans l’ordre de Malte, quoiqu’il fût +devenu l’aîné, ses parents le laissèrent dans la +carrière de l’Église.</p> + +<p>Le père de Rancé, frappé des dispositions de +son fils, lui donna trois précepteurs : le premier +lui montrait le grec, le second le latin, le troisième +veillait sur ses mœurs ; traditions d’éducation +qui remontaient à Montaigne. Les parlementaires +étaient alors très-érudits, témoin +Pasquier et le président Cousin. A peine sorti des +langes, Armand expliquait les poètes de la Grèce +et de Rome. Un bénéfice étant venu à vaquer, +on mit sur la liste des recommandés le filleul du +cardinal de Richelieu ; le clergé murmura, le P. +Caussin, jésuite et confesseur du roi, fit appeler +l’abbé en jaquette. Caussin avait un <i>Homère</i> sur +sa table, il le présenta à Rancé : le petit savant +expliqua un passage à livre ouvert. Le jésuite +pensa que l’enfant s’aidait du latin placé en regard +du texte, il prit les gants de l’écolier, et en +couvrit la glose. L’écolier continua de traduire le +grec. Le P. Caussin s’écria : <i lang="la" xml:lang="la">Habes linceos oculos</i> ; +il embrassa l’enfant, et ne s’opposa plus aux faveurs +de la cour.</p> + +<p>A l’âge de douze ans (1638), Rancé donna son +<i>Anacréon</i>. Cette précocité de science est suffisamment +démontrée possible par ce que l’on sait +de Saumaise et des enfants célèbres. Rancé, à +68 ans, dans une lettre à l’abbé Nicaise, s’avoue +l’auteur du commentaire.</p> + +<p>L’<i>Anacréon</i> grec parut sous la protection du +cardinal de Richelieu ; Chardon de La Rochette a +fourni la traduction de l’épître dédicatoire. On +la pourrait faire plus précise, non plus exacte. Il +est curieux d’entendre celui qui devait dédaigner +le monde parler à celui qui n’aspirait qu’à en devenir +le maître : l’ambition est de toutes les âmes ; +elle mène les petites, les grandes la mènent.</p> + +<p>L’épître ouvre par ces mots :</p> + +<blockquote> +<p>« Au grand Armand-Jean, cardinal de Richelieu, +Armand-Jean Le Bouthillier, abbé,</p> + +<p>» Salut et longue prospérité. Ayant appris de +bonne heure à me pénétrer des sentiments de +reconnaissance, etc.</p> + +<p>» La langue grecque est aussi la langue des saintes +Écritures, etc.</p> + +<p>» J’ai donné à l’étude de cette langue les mêmes +soins qu’à celle des Romains, etc.</p> + +<p>» Me dévouant tout entier au service de votre +Éminence… »</p> +</blockquote> + +<p>C’est une des immortalités contradictoires de +Richelieu d’avoir eu pour panégyristes Rancé, +scoliaste d’<i>Anacréon</i>, et Corneille, qui devint à +son tour pénitent : <i>les Horaces</i> sont dédiés au persécuteur +du <i>Cid</i>.</p> + +<p>Les scolies, dans l’<i>Anacréon</i> de Rancé, suivent +une à une les odes : les pièces à la louange du +jeune traducteur, imprimées à la tête de l’ouvrage, +ne donnent guère une idée de l’avenir du +saint. Dans les colléges il y avait une sorte d’enfance +mythologique, qui passait d’une génération +à l’autre. « Quels vœux formes-tu, chantre de +Téos, dit un des rapsodes de ces pièces, brûles-tu +pour Bathille, pour Bacchus, pour Cythérée ? +Aimes-tu les danses des jeunes vierges, voici Armand +(de Rancé) qui l’emporte sur Bathille et sur +les jeunes vierges ; si tu possèdes Armand, vis +heureux. »</p> + +<p>Singulière annonciation du saint. Je me souviens +qu’un de nos régents nous expliquait en classe +l’églogue d’Alexis : Alexis était un écolier indocile, +qui refusait d’écouter les paroles de son affectueux +maître. Candide pudeur chrétienne !</p> + +<p>Rancé subséquemment jeta au feu ce qu’il lui +restait du tirage de l’<i>Anacréon</i>, dont on trouve +néanmoins des exemplaires à la Bibliothèque du +roi. Un voyageur anonyme, qu’on sait être aujourd’hui +l’abbé Nicaise, dans un voyage fait à la +Trappe du vivant de Rancé, raconte une conversation +qu’il eut avec l’abbé. Celui-ci lui dit : +« qu’il n’avait gardé dans sa bibliothèque qu’un +exemplaire de l’<i>Anacréon</i>, qu’il avait donné cet +exemplaire à M. Pellisson, non pas comme un +bon livre, mais comme un livre fort propre et +fort bien relié, que dans les deux premières +années de sa retraite, avant que d’être religieux, +il avait voulu lire les poètes, mais que cela ne +faisait que rappeler ses anciennes idées, et qu’il +y a dans cette lecture un poison subtil, caché +sous des fleurs, qui est très-dangereux, et qu’enfin +il avait quitté tout cela<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Correspondances de l’abbé Nicaise</i>, 5 vol. in-4<sup>o</sup> (Bib. royale).</p> +</div> +<p>Il écrivait à l’abbé Nicaise, le 6 avril 1692 : +« Ce que j’ai fait sur <i>Anacréon</i> n’est rien de considérable ; +qu’est-ce que l’on peut penser à l’âge +de douze ans qui mérite qu’on l’approuve ! j’aimais +les lettres et je m’y plaisais, voilà tout. »</p> + +<p>Protégé de Richelieu et chéri de la reine-mère, +Rancé entrait dans la vie sous les auspices les +plus heureux. Marie de Médicis avait pour lui une +tendresse d’aïeule ; elle le tenait sur ses genoux, +le portait, le baisait ; elle dit un jour au père de +Rancé : « Pourquoi ne m’avez-vous pas encore +amené mon fils ? je ne prétends pas être si long-temps +sans le voir ! » On aurait pris ces caresses +pour le comble de la fortune ; mais elles +venaient de la veuve de Henri IV et de la mère de +la femme de Charles I<sup>er</sup>. Il ne manquait rien à +l’opulence de l’écolier : pourvu d’un canonicat +de Notre-Dame de Paris, et abbé de la Trappe, il +jouissait du prieuré de Boulogne près de Chambor, +de l’abbaye de Notre-Dame-du-Val, de Saint-Symphorien +de Beauvais ; il était prieur de Saint-Clémentin +en Poitou, archidiacre d’Outre-Mayenne +dans l’église d’Angers et chanoine de Tours, faveurs +obtenues de Richelieu par le crédit d’<i>Anacréon</i>.</p> + +<p>Vers cette époque le jeune Bouthillier aurait eu +à subir une épreuve : Richelieu s’était brouillé +avec Marie de Médicis. La reine italienne aurait +mieux fait de continuer d’élever le Luxembourg +et l’aqueduc d’Arcueil, de perfectionner son propre +portrait gravé en bois par elle-même. Bouthillier +le père, qui demeurait attaché à la fortune +de Marie, voulut contraindre Rancé à cesser d’aller +chez son parrain ; Rancé resta fidèle au cardinal, +et le vit secrètement jusqu’à sa mort. Telles +sont les traditions conservées dans les biographies, +mais la chronologie les renverse ; lorsque +Marie de Médicis se réfugiait dans les Pays-Bas, +Rancé n’avait que trois à quatre ans.</p> + +<p>Richelieu mourut le 4 décembre 1642, dans la +dix-huitième année de son ministère : le génie +est une royauté par l’ère de laquelle il faut compter. +<i>Le Père Joseph</i>, <i>Marion de Lorme</i>, <i>la Grande +pastorale</i>, sont des infirmités ensevelies avant +celui auquel elles furent attachées.</p> + +<p>Sous la régence d’Anne d’Autriche et le ministère +de Mazarin, Rancé poursuivit son éducation. +Dans ses cours de philosophie et de théologie, il +obtint des succès que la société d’alors voyait avec +un vif intérêt : il dédia sa thèse à la mère de +Louis XIV. Un jour, poussé par un professeur qui +appuyait son opinion sur un passage concluant +d’Aristote, il répondit qu’il n’avait jamais lu +Aristote qu’en grec, et que, si l’on voulait lui +produire le texte, il tâcherait de l’expliquer. Le +professeur ne savait pas le grec ; ce que Rancé +avait soupçonné. Alors l’abbé cita de mémoire +l’original, et fit voir la différence qui existait entre +le texte et la version latine.</p> + +<p>Rancé eut le bonheur de rencontrer aux études +un de ces hommes auprès desquels il suffit de +s’asseoir pour devenir illustre, Bossuet. Rancé +commença par la cour et finit par la retraite, Bossuet +commença par la retraite et finit par la cour ; +l’un grand par la pénitence, l’autre par le génie. +Dans sa licence, Bossuet n’atteignit qu’à la +seconde place ; Rancé obtint la première. On attribua +ce succès à sa naissance : Rancé n’en triompha +pas ; Bossuet n’en fut point humilié.</p> + +<p>Rancé prêcha avec succès dans diverses églises. +Sa parole avait du torrent, comme plus tard celle +de Bourdaloue ; mais il touchait davantage et +parlait moins vite.</p> + +<p>Dans l’année 1648, s’ouvrit la Fronde, tranchée +dans laquelle sauta la France pour escalader la liberté. +Cette bacchanale entachée de sang, brouille +les rôles ; les femmes devinrent des capitaines ; +le duc d’Orléans écrivait des lettres adressées <i>à +mesdames les comtesses maréchales-de-camp dans +l’armée de ma fille contre le Mazarin</i>.</p> + +<p>Broussel, le conseiller, était le grand homme ; +Condé, un petit personnage tenu en cage à Vincennes +par un prêtre ; le coadjuteur attendait à +Saint-Denis le sac de Paris. On égorgeait le voisin, +et l’on se consolait par des vers :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier…</div> +</div> + +</div> +<p>Mazarin et Turenne étaient des amoureux, l’un +de la reine, l’autre de madame de Longueville, +tandis que Charles I<sup>er</sup> tombait sous la hache de +Cromwell et que la fille de Henri IV mourait de +froid au Louvre. Chaque jour voyait naître des +gazettes : <i>Le Courrier français</i> et <i>le Courrier extravagant</i> +étaient écrits en vers burlesques ; à peine +rencontre-t-on parmi des choses insipides quelques +lignes comme celle-ci :</p> + +<blockquote> +<p>« Le jeune Tancrède de Rohan fut le premier +qui porta des nouvelles aux Champs-Élysées de +la cruelle guerre que le cardinal Mazarin avait +allumée en France. Le nautonier Caron, ayant +passé ce jeune guerrier dans sa barque, lui +montra les champs délicieux où se divertissent +les princes et les héros ; il lui donna une des +plus jeunes et plus fières Destinées pour l’accompagner +jusqu’à la porte de cet admirable +pourpris, où il fut reçu avec regret à cause de +sa jeunesse. »</p> +</blockquote> + +<p>Plus avant, vous rencontrez le duc <i>de Jeûne</i> +avec l’<i>infante Abstinence, sa femme</i>, se saisissant +du <i>fort de Carême</i> par l’entremise du <i>jour des +Cendres</i>.</p> + +<p>C’était là la lecture dont se nourrissait le réformateur +de la Trappe. Il pouvait errer au milieu +des sociétés qui commencèrent avant la +Fronde et qui finirent avec elle : en effet, ce fut +là qu’il connut madame de Montbazon. Ces sociétés +étaient de diverses sortes ; la première et +la plus illustre de toutes était celle de l’hôtel de +Rambouillet. Arrêtons-nous pour y jeter un regard. +On comprendra mieux d’où Rancé était +parti quand on saura de quelle extrémité de la +terre il était revenu.</p> + +<p>Madame de Rambouillet, fille du marquis de Pisani, +et de madame Savelli, dame romaine, avait, +ainsi que plusieurs familles de l’époque de nos +Médicis, du sang italien dans les veines. Elle +enseigna à Paris la disposition des grands hôtels +dont la Renaissance avait déjà indiqué les principes. +Quand la reine mère bâtit le Luxembourg, +elle envoya ses architectes étudier l’hôtel de Pisani, +devenu l’hôtel de Rambouillet, et situé dans +l’espace qu’occupe aujourd’hui la rue de Chartres, +ayant vue sur le petit palais de Philibert Delorme : +la seconde galerie du Louvre n’a été bâtie que de +notre temps. Cet hôtel était le rendez-vous de +tout ce qu’il y avait de plus élégant à la cour et +de plus connu parmi les gens de lettres. Là, sous +la protection des femmes, commença le mélange +de la société, et se forma, par la fusion des rangs, +cette égalité intellectuelle, ces mœurs inimitables +de notre ancienne patrie. La politesse de l’esprit +se joignit à la politesse des manières ; on sut également +bien vivre et bien parler.</p> + +<p>Mais le goût et les mœurs ne se jettent pas +d’une seule fonte : le passé traîne ses restes dans +le présent ; il faut avoir la bonne foi de reconnaître +les défauts que l’on aperçoit dans les époques +sociales. En essayant de curieuses divisions +de temps, on s’est efforcé d’accuser Molière d’exagérations +dans ses critiques : pourtant il n’a dit +que ce que racontent les mémoires, de même que +les lettres de Guy-Patin, montrent que dans la +peinture des médecins, le grand comique n’a pas +passé la mesure.</p> + +<p>Marini, le Napolitain, reçu avec transport à +l’hôtel de Rambouillet, acheva de gâter le goût +en nous apportant l’amour des <i lang="it" xml:lang="it">concetti</i>. Marie +de Médicis faisait à Marini une pension de deux +mille écus, Corneille lui-même fut entraîné par +ce goût d’outre-monts, mais son grand génie résista : +dépouillé de sa calotte italienne, il ne lui +resta que cette tête chauve qui plane au-dessus de +tout.</p> + +<p>Il régnait à l’hôtel de Rambouillet, à l’époque +de sa plus ancienne célébrité, un attrait de mauvaise +plaisanterie qu’on retrouvait encore dans +ma jeunesse au fond des provinces. Ainsi des +vêtements rétrécis, afin de persuader à celui qui +les reprenait qu’il avait enflé pendant la nuit ; +ainsi Godeau accoutré en nain de Julie et rompant +une lance de paille contre d’Andilly, qui lui +donna un soufflet ; voilà où en était l’hôtel de +Rambouillet. Lorsque Corneille y lut <i>Polyeucte</i> on +lui déclara que <i>Polyeucte</i> n’était pas fait pour la +scène. Voiture fut chargé d’aller signifier à Pierre +de remettre son chef-d’œuvre dans sa poche. +C’est pourtant cette puissante race normande qui +a donné Shakespeare à l’Angleterre et Corneille à +la France.</p> + +<p>On n’aimait pas, à l’hôtel de Rambouillet, les +bonnets de coton : Montausier n’eut la permission +d’en user qu’en considération de ses vertus. Les +femmes portaient, le jour, une canne comme les +châtelaines du quatorzième siècle ; les mouchoirs +de poche étaient garnis de dentelle, et l’on appelait +<i>Lionnes</i> les jeunes femmes blondes. Rien de +nouveau sous le soleil.</p> + +<p>Dans une fête que donnait madame de Rambouillet, +elle conduisit une nombreuse compagnie +vers des rochers plantés de grands arbres. Mademoiselle +de Rambouillet et les demoiselles de +sa maison, vêtues en nymphes, faisaient le plus +agréable spectacle. Julie d’Angennes apparut avec +l’arc et le visage de Diane ; elle était si charmante +qu’elle vainquit au chant un rossignol et que la +tour de Montlhéry haussait le cou dans les nues +pour apercevoir ses beaux yeux<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Recueil de chansons manuscrites</i> (Bib. royale).</p> +</div> +<p>Il y avait un cabinet appelé la chambre bleue, +à cause de son ameublement de velours bleu +rehaussé d’or et d’argent. On y respirait des parfums, +on y composait des stances à Zyrphée, +reine d’Argennes à la cour d’Arthénice, anagramme +du nom de Catherine, faite par Racan +pour Catherine de Rambouillet, dont il était +amoureux. Celle-ci écrit à l’évêque de Vence : +« Je vous souhaite à tout moment dans la loge de +Zyrphée ; elle est soutenue par des colonnes de +marbre transparent, et a été bâtie au-dessus +de la moyenne région de l’air par la reine Zyrphée. +Le ciel y est toujours serein ; les nuages +n’y offusquent ni la vue ni l’entendement, et de +là tout à mon aise j’ai considéré le trébuchement +de l’ange terrestre. » L’<i>Astrée</i> de d’Urfé, +publié entre 1610 et 1620, florissait à l’hôtel de +Rambouillet. C’est par l’<i>Astrée</i> que s’introduisirent +les longs verbiages d’amour, peut-être nécessaires +pour corriger les amours du seizième +siècle. D’Urfé, épris de Diane de Châteaumorand, +femme de son frère, dont le mariage fut cassé, +épousa Diane.</p> + +<p>Tout ce système d’amour, quintessencié par +mademoiselle de Scudéri, et géographié sur la +carte du royaume de Tendre, se vint perdre +dans la Fronde, gourme du siècle de Louis XIV +encore au pâturage. Voiture fut presque le premier +bourgeois qui s’introduisit dans la haute +société ; on a des lettres de lui à Julie d’Angennes. +Naturellement fat, il voulut baiser le bras de +Julie, de laquelle il fut vivement repoussé ; le +grand Condé le trouvait insupportable : il n’a pas, +quoi qu’on en dise, décrit Grenade et l’Alhambra. +Puis venaient Vaugelas, Ménage, Gombault, +Malherbe, Racan, Balzac, Chapelain, Cottin, +Benserade, Saint-Evremond, Corneille, La Fontaine, +Fléchier, Bossuet. Les cardinaux de La +Valette et de Richelieu passèrent à l’hôtel de Rambouillet, +qui toutefois résista à la puissance du +maître de Louis XIII. En femmes, on vit successivement +venir la marquise de Sablé, Charlotte de +Montmorency et mademoiselle de Scudéri, moins +jeune et moins simple que madame de Scudéri ; +enfin, au bout du rôle paraît madame de Sévigné.</p> + +<p>Mademoiselle de Scudéri était la grande romancière +du temps, et jouissait d’une réputation +fabuleuse. Elle avait gâté et soutenu à la fois le +grand style, accoutumant les esprits à passer de +<i>Clélie</i> à <i>Andromaque</i>. Nous n’avons rien à regretter +de cette époque. Madame Sand l’emporte sur +les femmes qui commencèrent la gloire de la +France : l’art vivra sous la plume de l’auteur de +<i>Lélia</i>. L’insulte à la rectitude de la vie ne saurait +aller plus loin, il est vrai, mais Madame Sand +fait descendre sur l’abîme son talent, comme +j’ai vu la rosée tomber sur la mer Morte. Laissons-la +faire provision de gloire pour le temps +où il y aura disette de plaisirs. Les femmes sont +séduites et enlevées par leurs jeunes années ; +plus tard elles ajoutent à leur lyre la corde grave +et plaintive sur laquelle s’expriment la religion et +le malheur. La vieillesse est une voyageuse de +nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus +que le ciel.</p> + +<p>Montausier, que la différence de religion avait +d’abord empêché d’épouser Julie d’Angennes, +rompit par son mariage la première société de +l’hôtel de Rambouillet. La <i>Guirlande de Julie</i>, un +peu fanée, est arrivée jusqu’à nous ; la <i>Violette</i> y +fait entendre encore sa langue parfumée.</p> + +<p>Lorsqu’on a à raconter une série d’événements, +et qu’on pousse son récit jusqu’à la mort des +personnages, on parvient à cette gravité des enseignements, +qui résulte des variations de la vie. +La marquise de Rambouillet mourut à l’âge de +quatre-vingt-deux ans, en 1665. Il y avait déjà +long-temps qu’elle n’existait plus, à moins de +compter des jours qui ennuient. Elle avait fait son +épitaphe :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,</div> +<div class="verse">Tu n’auras qu’à compter les moments de sa vie.</div> +</div> + +</div> +<p>Tel est le secret de ces moments qui passent pour +heureux.</p> + +<p>Madame de Montausier expira le 13 avril 1671, +à l’âge de 64 ans. Nommée gouvernante des enfants +de France lors de la grossesse de Marie-Thérèse +d’Autriche, ensuite dame d’honneur de la +reine lorsque la duchesse de Navailles donna sa +démission, elle fut effrayée de l’apparition de M. de +Montespan, ce mari de l’Alcmène de Molière, +qu’elle crut voir dans un passage obscur et qui la +menaçait. Julie d’Angennes se reprochait la flatterie +de son silence. Responsable des devoirs que +lui imposait le nom de son mari, elle semblait avoir +ouï l’apostrophe de l’orateur aux cendres de Montausier : +« Ce tombeau s’ouvrirait, ses cendres se +ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens-tu +mentir pour moi, qui ne mentis jamais pour +personne ? » Madame de Montausier se retira, +languit et disparut : on entendit à peine se refermer +sa tombe.</p> + +<p>Hélas ! une des plus belles renommées commencées +à l’hôtel de Rambouillet s’ensevelit à Grignan, +à la source de son immortalité. Madame de Sévigné +ne s’était pas fait illusion sur sa jeunesse, +comme Madame de Montausier. Elle écrivait à sa +fille : « Je vois le temps accourir et m’apporter en +passant l’affreuse vieillesse. » Elle écrivait encore +à ses enfants : « Vous voilà donc à nos pauvres +Rochers. » Et c’était là qu’avait habité long-temps +madame de Sévigné elle-même. La lettre datée de +Grignan, du 29 mars 1696, quatre ans avant la +mort de Rancé, regarde le jeune Blanchefort, +« <i>arraché comme une fleur que le vent emporte</i> ». +Cette lettre est une des dernières de l’Épistolaire ; +plainte du vent qui passe sur un tombeau. « Je +mérite, dit-elle, d’être mise dans la hotte où +vous mettez ceux qui vous aiment, mais je crains +que vous n’ayez point de hottes pour ces derniers. » +Ces hottes ne pèsent guère ; elles ne +portent que des songes. On se plaît mélancoliquement +à voir dans quel cercle roulaient les idées +dernières de madame de Sévigné : on ne dit pas +quelle fut sa parole fatidique. On aimerait à avoir +un recueil des derniers mots prononcés par les +personnes célèbres ; ils feraient le vocabulaire de +cette région énigmatique des sphinx par qui en +Égypte l’on communique du monde au désert.</p> + +<p>A Rome qu’avait habitée madame des Ursins, +alliée de madame de Rambouillet, madame des +Ursins ne se pouvait résoudre à retourner proscrite +et vieille : « Occupée du monde, dit Saint-Simon, +de ce qu’elle avait été et de ce qu’elle +n’était plus, elle eut le plaisir de voir madame +de Maintenon, oubliée, s’anéantir dans Saint-Cyr. »</p> + +<p>Et pourtant M. le duc de Noailles vient de faire +de Saint-Cyr une restauration admirable. En nous +parlant du plaisir que devait trouver madame des +Ursins à prolonger ses jours parmi des ruines, +Saint-Simon regardait apparemment comme plaisir +la plus dure des afflictions, le survivre. Heureux +l’homme expiré en ouvrant les yeux ! il meurt +aux bras de ces femmes du berceau, qui ne sont +dans le monde qu’un sourire.</p> + +<p>Des débris de cette société se forma une multitude +d’autres sociétés qui conservèrent les défauts +de l’hôtel de Rambouillet sans en avoir les qualités. +Rancé rencontra ces sociétés ; il n’y put gâter +son esprit, mais il y gâta ses mœurs ; il eut plusieurs +duels, à l’exemple du cardinal de Retz, s’il +faut en croire quelques écrits dont on doit néanmoins +se défier.</p> + +<p>L’hôtel d’Albret et l’hôtel de Richelieu furent +les deux grandes dérivations de cette première +source d’où sortirent l’hôtel de Longueville et +l’hôtel de Mme de La Fayette, en attendant les +jardins de La Rochefoucauld que j’ai vus encore +entiers dans la petite rue des Marais. On tenait +ruelle ; Paris était distribué en quartiers qui portaient +des noms merveilleux ; on les peut voir dans +le <i>Dictionnaire des Précieuses</i>. Le faubourg Saint-Germain +s’appelait la Petite Athènes ; la place +Royale, la Place Dorique ; le Marais, le quartier des +Scholies ; l’île Notre-Dame, la place de Délos. Tous +les personnages du commencement du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle +avaient changé d’appellation ; témoin le discours +de Boileau sur les <i>héros de roman</i>. Madame d’Aragonnais +était la princesse <i>Philoxène</i> ; madame +d’Aligre, <i>Thelamyre</i> ; Sarrasin, <i>Polyandre</i> ; Conrard, +<i>Théodamas</i> ; Saint-Aignan, <i>Artaban</i> ; Godeau, +le <i>mage de Sidon</i>.</p> + +<p>Loin de là se trouvait une autre société qui +prenait le nom du Marais et dont les personnages +se mêlaient parfois à ceux de l’hôtel de +Rambouillet. Là régnait le grand Condé, et passait +Molière ; on y rencontrait La Rochefoucauld, +Longueville, d’Estrées, La Châtre. Condé avait +quitté les <i>petits-maîtres</i>, ses premiers compagnons, +et n’apprenait plus à monter à cheval avec Arnauld +d’Andilly. Molière puisa dans une conversation +avec Ninon, qui se trouvait là, la peinture de +l’hypocrite, dont il fit ensuite le Tartufe.</p> + +<p>Ninon, puisque l’histoire, qui malheureusement +ne sait point rougir, force à prononcer son +nom, paraîtrait cependant n’avoir pas été connue +de Rancé. Elle était impie ; de là la faveur +dont elle a joui dans le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle ; philosophe +et courtisane, c’était la perfection. On +a fait trop de bruit de la fidélité que mademoiselle +de Lenclos mit à rendre un dépôt : +cela prouve qu’elle ne volait pas. Son incrédulité +passait sous la protection de son esprit : +il fallait qu’elle en eût beaucoup pour que mesdames +de La Suze, de Castelnau, de La Ferté, de +Sully, de Fiesque, de La Fayette, ne fissent aucune +difficulté de la voir. Madame de Maintenon, +n’étant encore que madame Scarron, était liée +avec elle ; elle voulut l’appeler à Saint-Cyr. La +comtesse Sandwich la recherchait ; la reine Christine, +s’efforçant de l’emmener à Rome, l’appelait +l’<i>illustre</i> Ninon ; Port-Royal prétendit la convertir. +Elle avait exclu Chapelle de sa société pour son +ivrognerie ; Chapelle jura que pendant un mois il +ne se coucherait pas sans être ivre et sans avoir +fait une chanson contre Ninon.</p> + +<p>Les œuvres de Saint-Évremond renferment huit +lettres de mademoiselle de Lenclos, écrites pour +l’exilé qui, n’ayant pu obtenir un tombeau dans +sa patrie, a un mausolée à Westminster. Saint-Évremond +apercevait Paris à l’envers, du fond de +Londres ; il est vrai qu’il avait auprès de lui le +chevalier de Grammont, et, comme Français, +l’<i>Écossais</i> Hamilton, sans compter les Italiennes +Mazarini. Les lettres de Ninon sont fines de style +et de goût :</p> + +<p>« Je crois comme vous, dit-elle à Saint-Évremond, +que les rides sont les marques de la sagesse. +Je suis ravie que vos vertus extérieures +ne vous attristent point. »</p> + +<p>Madame de Sévigné aurait-elle parlé plus agréablement +de ses <i>vertus extérieures</i> ?</p> + +<p>Le siècle de Louis XIV achève de défiler +derrière ce transparent tendu par la main d’une +nouvelle habitante de Céa.</p> + +<p>On n’a jamais bien su la cause de la disgrâce +du correspondant de Ninon et de l’implacabilité +de Louis XIV. La lettre politique citée par Saint-Simon, +malgré la susceptibilité du roi (fort naturelle +après les troubles de sa minorité), ne saurait +être la vraie cause de sa disgrâce ; il faut qu’il +y ait eu quelque blessure secrète : Saint-Évremond +avait été lié avec Fouquet, et Fouquet touchait +aux lettres de madame de La Vallière.</p> + +<p>Les lettres de Saint-Évremond, en réponse à +mademoiselle de Lenclos, sont agréables sans être +naturelles. On reconnaissait parmi les étrangers +ces éclats détachés de la planète de la France, et +qui formaient de petites sphères indépendantes +de la région dans laquelle elles tournaient. Il est +à peu près certain que Saint-Évremond est l’auteur +de la conversation du père Canaye avec le maréchal +d’Hocquincourt.</p> + +<p>L’<i>Anacréon du Temple</i>, ainsi appelait-on Chaulieu, +parlant de la vieille mademoiselle de Lenclos, +assurait que l’amour s’était retiré jusque +dans ses rides ; toute cette jeune société avait plus +de quatre-vingts ans. Voltaire, au sortir du collége, +fut présenté à Ninon. Elle lui laissa deux +mille francs pour acquérir des livres, et apparemment +le cercueil que l’Égypte faisait tourner autour +de la table du festin. Ninon, dévorée du +temps, n’avait plus que quelques os entrelacés, +comme on en voit dans les cryptes de Rome. Les +temps de Louis XIV ne rendent pas innocent ce +qui sera éternellement coupable, mais ils agrandissent +tout ; placez-la hors de ces temps, que +serait-ce aujourd’hui que Ninon ?</p> + +<p>Au moment que paraît Ninon se lève un nouvel +astre, madame Scarron. Elle demeurait avec +son mari vers la rue du Mouton. Scarron, étant +au Mans, s’était enduit de miel, et roulé dans un +tas de plumes ; il avait jouté dans les rues en façon +de coq. Tout cul-de-jatte qu’il était, il épousa +mademoiselle d’Aubigné, belle et pauvre, née dans +les prisons de la conciergerie de Niort, élevée au +Château-Trompette où Agrippa d’Aubigné avait +été transféré. Elle revenait d’Amérique ; son père +Agrippa y avait passé. L’amiral Coligny avait +voulu, dans les Florides, fonder une colonie.</p> + +<p>Selon Segrais, mademoiselle d’Aubigné fut +recherchée dans son enfance par un serpent : +Alexandre est au fond de toute l’histoire. Retirée +chez madame de Villette, calviniste, et chez madame +de Neuillant, avare, madame de Maintenon +commandait dans la basse-cour. Ce fut par ce +gouvernement que commença son règne. L’auteur +du Roman comique produisit sa femme à +l’aide du chevalier de Méré qui appelait la femme +de son joyeux ami, sa <i>jeune Indienne</i>. Madame +Scarron éleva d’abord les bâtards de Louis et de +madame de Montespan, dans une maison isolée, +au milieu de la plaine de Vaugirard. Ce qui lui +fournit l’occasion de voir Louis, dont elle parvint +à devenir la femme. Scarron fut chargé de la sorte +d’une grande destinée : les nègres nourrissent +pour leur maître d’élégantes créatures du désert.</p> + +<p>Au centre de la société commençaient les fêtes +des Tuileries, bals, comédies, promenades en calèche. +Les différents jardins de Fontainebleau paraissaient +des jardins enchantés, et, comme on +disait, les <i>déserts des Champs-Élysées</i>. Louis XIV +suivait alors Madame, Henriette d’Angleterre, qui +épousa Monsieur.</p> + +<p>Mademoiselle de Montpensier raconte que l’on +fut une fois trois jours à accommoder sa parure ; +sa robe était chamarrée de diamants avec des houppes +incarnates, blanches et noires : la reine d’Angleterre +avait prêté une partie de ses diamants. +Mademoiselle, qui se vantait de sa belle taille, de +sa blancheur et de l’éclat de ses cheveux blonds, +était laide ; elle avait les dents noires, ce dont +elle s’enorgueillissait comme d’une preuve de sa +descendance. Sous le cardinal de Richelieu, Mademoiselle +avait déjà paru dans le ballet du +<i>Triomphe de la beauté</i> : elle représentait la Perfection ; +mademoiselle de Bourbon, l’Admiration ; +mademoiselle de Vendôme, la Victoire.</p> + +<p>Les contrastes assaisonnaient ces joies. Mademoiselle +pendant la Fronde, après avoir saisi +Orléans pour Monsieur, traversait le Petit-Pont à +Paris ; son carrosse s’accroche à la charrette que +l’on menait toutes les nuits pleine de morts ; elle +ne fit que changer de portière <i>de crainte que quelques +pieds ou mains ne lui donnassent par le nez</i>. +Durant cette révolution, on vivait dans la rue +comme en 1792. Mademoiselle fit une visite à +Port-Royal ; elle projetait d’avoir dans son désert +un couvent de carmélites : confusion scandaleuse +de sujets et d’idées que l’on retrouve à chaque +pas dans ces temps où rien n’était encore classé.</p> + +<p>Le cardinal de Retz était partout : il fréquentait +l’hôtel de Chevreuse. Enfin, au Marais et dans l’île +Saint-Louis, demeuraient Lamoignon et d’Aguesseau, +graves magistrats ; on en égalisait le poids +dans leur jeunesse avec un pain, lorsqu’une grosse +cavale les portait l’un vis-à-vis de l’autre dans +deux paniers. Jadis Henri III aimait à surprendre +ces compagnies retirées, et s’asseyait au milieu +d’elles sur un bahut.</p> + +<p>Sociétés depuis long-temps évanouies, combien +d’autres vous ont succédé ! les danses s’établissent +sur la poussière des morts, et les tombeaux poussent +sous les pas de la joie. Nous rions et nous +chantons sur les lieux arrosés du sang de nos +amis. Où sont aujourd’hui les maux d’hier ? Où +seront demain les félicités d’aujourd’hui ? Quelle +importance pourrions-nous attacher aux choses +de ce monde ? L’amitié ? Elle disparaît quand celui +qui est aimé tombe dans le malheur, ou quand +celui qui aime devient puissant. L’amour ? il est +trompé, fugitif ou coupable. La renommée ? vous +la partagez avec la médiocrité ou le crime. La +fortune ? pourrait-on compter comme un bien +cette frivolité ? Restent ces jours dits heureux qui +coulent ignorés dans l’obscurité des soins domestiques, +et qui ne laissent à l’homme ni l’envie de +perdre ni de recommencer la vie.</p> + +<p>Rancé avait l’entrée des salons que je viens de +peindre par ses amis de la Fronde, personnages +dont nous le verrons porter les lettres de recommandation +à Rome. Le cardinal de Retz le logea +chez lui près du Vatican. Champvallon, archevêque +de Paris, était son familier. Champvallon avait +l’habileté et l’audace des Sancy ; il agréait à +Louis XIV : on croit que le prince le choisit pour +la célébration de son mariage avec madame de +Maintenon. Celle-ci expia son ambition en osant +écrire qu’elle s’ennuyait d’un roi qui n’était plus +amusable. Champvallon contraria Bossuet dans +l’assemblée du clergé en 1682. Il mourut à Conflans, +qu’il avait acheté et qui est resté à l’archevêché +de Paris.</p> + +<p>Rancé était encore le compagnon de Châteauneuf +et de Montrésor, petit-fils de Brantôme. Il +chassait avec le duc de Beaufort. Enfin il tenait +à tous ces êtres futiles par les familiers de l’hôtel +de Montbazon, où sa liaison avec la duchesse +de Montbazon l’avait introduit.</p> + +<p>Au sortir de la Fronde, l’abbé Le Bouthillier +résidait tantôt à Paris, tantôt à Veretz, terre de +son patrimoine et l’une des plus agréables des environs +de Tours. Il embellissait chaque année sa +châtellenie ; il y perdait ses jours à la manière de +saint Jérôme et de saint Augustin, comme quand +dans les oisivetés de ma jeunesse, je les conduisis +sur les flots du golfe de Naples. Rancé inventait +des plaisirs : ses fêtes étaient brillantes, ses festins +somptueux ; il rêvait de délices, et il ne pouvait +arriver à ce qu’il cherchait. Un jour, avec trois +gentilshommes de son âge, il résolut d’entreprendre +un voyage à l’imitation des chevaliers de la +Table ronde ; ils firent une bourse en commun, et +se préparèrent à courir les aventures : le projet +s’en alla en fumée. Il n’y avait pas loin de ces +rêves de la jeunesse aux réalités de la Trappe.</p> + +<p>Ainsi que Catherine de Médicis, dont on voit +encore la tour des sortiléges accolée à la rotonde +du Marché au blé, Rancé donna dans +l’astrologie. Le fonds de religion qu’il avait reçu +de son éducation chrétienne combattait ses superstitions ; +les avertissements qu’il croyait recevoir +des astres tournaient au profit de sa +conversion future. De même que les anciens observateurs +des révolutions sidérales, il connaissait +les montagnes de la lune avant que les montagnes +de la terre lui fussent connues. Un jour, derrière +Notre-Dame, à la pointe de l’île, il abattait des +oiseaux : d’autres chasseurs tirèrent sur lui du +bord opposé de la rivière ; il fut frappé ; il ne dut +la vie qu’à la chaîne d’acier de sa gibecière : « Que +serais-je devenu, dit-il, si Dieu m’avait appelé +dans ce moment ? » Réveil surprenant de la +conscience<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> !</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Jugement critique</i> de dom Gervaise.</p> +</div> +<p>Une autre fois, à Veretz, il entend des chasseurs +dans les avenues de son château : il court, tombe +au milieu d’une troupe d’officiers à la tête desquels +était un gentilhomme renommé par ses +duels. Rancé s’élance sur le délinquant et le désarme. +« Il faut, disait après le braconnier noble, +que le ciel ait protégé Rancé, car je ne puis +comprendre ce qui m’a empêché de le tuer. » +On trouve une autre version de cette aventure : +Rancé à cheval fut couché en joue par des chasseurs ; +il n’était accompagné que d’un jockey, +qu’on appelait alors un <i>petit laquais</i> : il se jette +dans la bande, la fait reculer, et la force à lui +demander des excuses.</p> + +<p>Avant qu’il eût pris sa route en bas, son ambition +le poussait à monter. Tonsuré le 21 décembre +1635, bachelier en théologie en 1647, +licencié en 1649, il reçut en 1653 le bonnet de +docteur de la faculté de Navarre ; dès 1651 l’archevêque +de Tours, dans l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, +lui avait conféré à la fois les +quatre mineurs, le sous-diaconat et le diaconat ; +quelques mois après, le 22 janvier 1651, il fut +ordonné prêtre.</p> + +<p>L’imposition des mains étant faite, il ne restait +plus qu’à passer à une cérémonie redoutable. +J’ai entendu, au pied des Alpes vénitiennes, +carillonner la nuit en l’honneur d’un pauvre +lévite qui devait dire sa première messe le lendemain. +Pour Rancé, les ornements et les vêtements +préparés à la lumière du jour, étaient +magnifiques ; mais soit qu’il fût saisi des terreurs +du ciel, soit qu’il regardât comme des licences +sacriléges celles qu’il avait obtenues, soit qu’il +ressentît cette épouvante qui saisissait un trop +jeune coupable quand la Rome païenne lui délivrait +des dispenses d’âge pour mourir, Rancé +s’alla cacher aux Chartreux. Dieu seul le vit à +l’autel. Le futur habitant du désert consacra sur +la montagne, à l’orient de Jérusalem, les prémices +de sa solitude.</p> + +<p>« Ce que le monde appelle les belles passions, +dit un des historiens de Rancé, occupait son +cœur : les plaisirs le cherchaient, et il ne les +fuyait pas. Jamais homme n’eut les mains plus +nettes, n’aima mieux à donner et moins à +prendre. »</p> + +<p>L’abbé Marsollier, dont je rapporte les paroles, +était chargé d’écrire la vie du réformateur par +les ordres du roi et de la reine d’Angleterre. Les +injonctions de ces majestés tombées impriment +à l’expression du serviteur de Dieu ce quelque +chose de tempérant et de grave qu’inspire l’infortune.</p> + +<p>Mazarin n’aimait pas les hommes qui sortaient +de la Fronde ; il aimait encore moins les protégés +de son devancier et s’opposait à l’avancement de +Rancé, Rancé lui-même ne se prêtait pas à cet +avancement quand il n’y trouvait pas sa convenance. +Peu de temps après avoir reçu la prêtrise, +il refusa l’évêché de Léon ; il n’en trouvait pas +le revenu assez considérable, et la Bretagne était +trop loin de la cour. Dom Gervaise raconte que +la chasse était un de ses amusements favoris : +« On l’a vu plus d’une fois, dit-il, après avoir +chassé trois ou quatre heures le matin, venir +le même jour en poste de douze ou quinze +lieues, soutenir une thèse en Sorbonne ou prêcher +à Paris avec autant de tranquillité d’esprit +que s’il fût sorti de son cabinet. » Champvallon +l’ayant rencontré dans les rues, lui dit : « Où +vas-tu, l’abbé ? que fais-tu aujourd’hui ? — Ce +matin, répondit-il, prêcher comme un ange, et +ce soir chasser comme un diable<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>Jugement critique, mais équitable, des Vies de feu M. l’abbé +de Rancé</i> (<span class="sc">Gervaise</span>.)</p> +</div> +<p>L’abbé de Marolles, dans ses Mémoires, cite +Rancé : « Cet abbé, dit-il, de qui l’humeur est +si douce et l’esprit si éclairé, s’il avait plu au +roi de le nommer coadjuteur de monsieur l’archevêque +de Tours, son oncle, son oncle en +eût été ravi, autant pour les avantages de son +diocèse que pour l’honneur de sa famille. » +« L’archevêque crut d’abord, continue Marolles, +que ce n’était de ma part que pures civilités ; +mais comme il connut que j’y prenais quelque +sorte d’intérêt pour les grandes espérances que +je concevais de la capacité de l’abbé de Rancé, +il me remercia. » La mère de l’abbé de Marolles, +dont il est ici question, allait à la messe dans un +chariot mené par quatre chevaux blancs pris +sur les Turcs, en Hongrie. Elle portait son +fils à une fontaine qui coulait au travers d’une +saulaie.</p> + +<p>L’inclination militaire de Rancé le poussait +dans les lieux d’escrime. Quand il parvenait à +faire sauter le fleuret d’un prévôt d’armes, rien +n’égalait sa joie.</p> + +<p>L’habit de fantaisie de celui qui devait revêtir +la bure était un justaucorps violet d’une étoffe +précieuse ; il portait une chevelure longue et frisée, +deux émeraudes à ses manchettes, un diamant +de prix à son doigt. A la campagne ou à +la chasse, on ne voyait sur lui aucune marque +des autels : « Il avoit, continue Gervaise, l’épée +au côté, deux pistolets à l’arçon de sa selle, un +habit couleur de biche, une cravate de taffetas +noir où pendait une broderie d’or. Si, dans les +compagnies plus sérieuses qui le venoient voir, +il prenoit un justaucorps de velours noir avec +des boutons d’or, il croyoit beaucoup faire et +se mettre régulièrement. Pour la messe, il la +disoit peu. »</p> + +<p>Il reste quelques pages de Rancé, intitulées : +<i>Mémoire des dangers que j’ai courus durant ma vie, +et dont je n’ai été préservé que par la bonté de Dieu</i>. +« A l’âge de quatre ans, dit l’auteur du <i>Memento</i>, +je fus attaqué d’une hydropisie de laquelle je +ne guéris que contre le sentiment de tout le +monde. A l’âge de quatorze ans, j’eus la petite-vérole. +Une fois, en essayant un cheval dans une +cour, l’ayant poussé plusieurs fois et arrêté devant +la porte d’une écurie, le cheval m’emporta ; +et, comme l’écurie était retranchée, il passa +deux portes : ce fut une espèce de miracle que +cela se pût faire sans me tuer. »</p> + +<p>Suit cinq à six autres accidents de chevaux ; +ils font honneur au courage et à la présence d’esprit +de Rancé. J’ai vu des brouillons de la jeunesse +de Bonaparte ; il jalonnait le chemin de la gloire +comme Rancé le chemin du ciel.</p> + +<p>Ces dangers auxquels le hasard exposait Rancé +frappèrent un esprit sérieux chez qui les réflexions +graves commençaient à naître. En s’attachant à une +femme qui avait déjà franchi la première jeunesse, +Rancé aurait dû s’apercevoir que la voyageuse +avait achevé avant lui une partie de la route.</p> + +<p>Le duc de Montbazon présidait un jour un assaut +scolastique dans lequel l’abbé de Rancé était +rudement mené. Fatigué des criailleries, le vieux +duc se lève, s’avance au milieu de la salle en +faisant jouer sa canne comme pour séparer des +chiens, et dit en latin à Rancé : <i lang="la" xml:lang="la">Contra verbosos, +verbis ne dimices ultra.</i> Montbazon, mort en 1644, +à l’âge de quatre-vingt-six ans, était né en 1558, +sous Henri II. Il avait vu passer la Ligue et la +Fronde. Était-il dans la voiture de Henri IV lorsque +celui-ci fut assassiné ? Le duc de Montbazon, +corrompu par ces temps dépravés qui s’étendirent +de François I<sup>er</sup> à Louis XIV, faisait confidence +à sa femme de ses infidélités octogénaires. +Devenu honteusement amoureux d’une joueuse de +luth, il se prit de querelle avec la musicienne +et la voulut jeter par la fenêtre. La force manqua +à sa vengeance ; il retomba sur son lit près +du volage fardeau que ne put soulever ni son +bras ni sa conscience.</p> + +<p>C’était à cette école de remords et de honte, +qu’il endoctrinait sa femme âgée de seize ans, +fille aînée de Claude de Bretagne, comte de Vertus, +et de Catherine Fouquet de La Varennes. Le +comte de Vertus avait fait tuer chez lui Saint-Germain-La-Troche, +qu’il croyait corrupteur de +sa femme. La duchesse de Montbazon était en +religion lorsqu’elle épousa son mari. Tandis qu’avec +Bassompierre, sorti de la Bastille, le duc de +Montbazon s’entretenait du passé, la duchesse de +Montbazon s’occupait du présent. Elle disait qu’à +trente ans on n’était bonne à rien et qu’elle voulait +qu’on la jetât dans la rivière quand elle aurait +atteint cet âge.</p> + +<p>Hercule de Rohan, gouverneur de Paris, était +veuf lorsqu’il épousa la fille du comte de Vertus. +Il avait plusieurs enfants d’un autre lit, entre +autres la duchesse de Chevreuse : de sorte que +madame la duchesse de Montbazon était belle-mère +de la duchesse de Chevreuse, quoique infiniment +plus jeune que sa belle-fille.</p> + +<p>Tallemant des Réaux assure que madame de +Montbazon était une des plus belles personnes +qu’on pût voir. Le duc de Montbazon et Le +Bouthillier le père étaient liés. Nous venons de +voir comment le vieux duc vint au secours du fils +dans un assaut scolastique.</p> + +<p>Rancé, caressé dans la maison du duc, fut élevé +sous les yeux de la jeune duchesse ; il résulta de +ce rapprochement une liaison. Le duc mourut +en 1644 ; sa femme avait alors trente-deux ans et +ne paraissait pas en avoir plus de vingt. Les relations +de madame de Montbazon et de Rancé continuèrent ; +elles ne furent troublées qu’en 1657 +par un accident. La duchesse se pensa noyer en +traversant un pont qui se rompit sous elle. Le +bruit de sa mort se répandit ; on lui fit cette épitaphe :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Ci gît Olympe, à ce qu’on dit :</div> +<div class="verse">S’il n’est pas vrai, comme on souhaite,</div> +<div class="verse">Son épitaphe est toujours faite :</div> +<div class="verse">On ne sait qui meurt ni qui vit.</div> +</div> + +</div> +<p>Marie de Montbazon devint célèbre. Le duc de +Beaufort était son serviteur. On ne pouvait s’ouvrir +à lui d’aucun secret important à cause de la +duchesse, qui n’avait point de discrétion. Elle eut +une excuse à faire à madame de Longueville au +sujet de deux billets de madame de Fouquerolles +adressés au comte de Maulevrier, et qui étaient +tombés de la poche de celui-ci. Madame de Montbazon +les trouva, prétendit qu’ils étaient de +madame de Longueville et qu’ils regardaient Coligny. +Madame de Montbazon les commenta avec toutes +sortes de railleries. Cela fut rapporté à madame +de Longueville, qui devint furieuse. La cour se +divisa. Les <i>importants</i> prirent le parti de madame +de Montbazon, et la reine se rangea du parti de +madame de Longueville, sœur du duc d’Enghien, +dernièrement vainqueur à Rocroi. Les <i>importants</i> +étaient un parti composé de <i>quatre ou cinq mélancoliques, +qui avaient l’air de penser creux</i> (Retz). +C’était madame de Cornuel qui les avait ainsi +nommés, parce qu’ils terminaient leurs discours +par ces mots : « Je m’en vais pour une affaire +d’importance. » Le duc de Beaufort, le héros +des halles, leur donnait une certaine renommée +vaille que vaille. « Il avait tué le duc de Nemours, +pleuré des hommes en public et des femmes en +secret », dit Benserade.</p> + +<p>Le cardinal Mazarin convertit des tracasseries +de femmes en une affaire d’État. Madame de Longueville +exigeait une réparation, et Condé appuyait +sa sœur ; madame de Montbazon refusait +toute satisfaction, et le duc de Beaufort la soutenait.</p> + +<p>« Durant que j’étais à Vincennes, dit mademoiselle +de Scudéri, vint madame de Montbazon +avec M. de Beaufort ; il lui faisait voir toutes +les incommodités de ce logement, triomphant +lâchement du malheur d’un prince qu’il n’oserait +regarder qu’en tremblant s’il était en liberté. »</p> + +<p>Mademoiselle de Scudéri se souvient trop qu’elle +a fait un beau quatrain sur la prison du grand +Condé. Le duc de Beaufort osait regarder tout le +monde en face ; il avait même insulté Condé, et +l’avantage de la branche bâtarde était resté aux +illégitimes sur la branche cadette des légitimes.</p> + +<p>Après maintes allées et venues pour concilier +madame de Longueville et madame de Montbazon, +on convint, d’après l’avis d’Anne d’Autriche et +de Mazarin, des excuses que madame de Montbazon +aurait à faire à madame de Longueville. Ces +excuses furent écrites dans un billet attaché à +l’éventail de madame de Montbazon. Madame de +Montbazon, fort parée, entra dans la chambre de +la princesse ; elle lut le petit papier attaché à son +éventail :</p> + +<p>« Madame, je viens vous protester que je suis +très-innocente de la méchanceté dont on m’a +voulu accuser ; il n’y a aucune personne d’honneur +qui puisse dire une calomnie pareille. Si +j’avois fait une faute de cette nature, j’aurois +subi les peines que la reine m’auroit imposées ; +je ne me serois jamais montrée dans le monde +et vous en aurois demandé pardon. Je vous +supplie de croire que je ne manquerai jamais +au respect que je vous dois et à l’opinion que +j’ai de la vertu et du mérite de madame de +Longueville. »</p> + +<p>La princesse répondit : « Madame, je crois très-volontiers +à l’assurance que vous me donnez +de n’avoir nulle part à la méchanceté que l’on +a publiée ; je défère trop au commandement que +la reine m’en a fait. »</p> + +<p>« Madame de Monbazon prononça le billet, +dit madame de Motteville, de la manière du +monde la plus fière et la plus haute, faisant une +mine qui semblait dire : « Je me moque de ce +que je dis. »</p> + +<p>Les deux dames se retrouvèrent dans le jardin +de Renard, au bout du jardin des Tuileries ; madame +de Longueville déclara qu’elle n’accepterait +point la collation si sa rivale demeurait ; madame +de Montbazon refusa de s’en aller. Le lendemain +madame de Montbazon reçut un ordre du roi de +se retirer dans une de ses maisons de campagne. +Il y eut un duel entre M. de Guise et M. de Coligny, +suite du démêlé.</p> + +<p>La hardiesse de madame de Montbazon égalait +la facilité de sa vie. Le cardinal de Retz, qui lâchait +indifféremment des apophthegmes de morale +et des maximes de mauvais lieux, écrivait ses +Mémoires lorsqu’on croyait qu’il pleurait ses péchés. +Il disait de madame de Montbazon « qu’il +n’avait jamais vu personne qui eût montré dans le +vice si peu de respect pour la vertu. » Quoique +grande, les contemporains trouvaient qu’elle ressemblait +à une statue antique, peut-être à celle +de Phryné ; mais la Phryné française n’eût pas +proposé, ainsi que la Phryné de Thespies, de faire +rebâtir Thèbes à ses frais, pourvu qu’il lui fût +permis de mettre son souvenir en opposition au +souvenir d’Alexandre. Madame de Montbazon +préférait l’argent à tout.</p> + +<p>D’Hocquincourt, ayant fait révolter Péronne, +écrivait à madame de Montbazon : « Péronne est à +la belle des belles. » S’étant caché dans la chambre +de la duchesse, il ne fut pas aussi malheureux +que Chastelard, fils naturel de Bayard, sans peur, +non sans reproche : Chastelard fut décapité pour +s’être caché en Écosse sous le lit de Marie Stuart. +Il avait fait une romance sur sa reine aimée :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i1">Lieux solitaires</div> +<div class="verse i1">Et monts secrets</div> +<div class="verse">Qui seuls sont secrétaires</div> +<div class="verse">De mes piteux regrets.</div> +</div> + +</div> +<p>Il y aurait de l’injustice à ne pas mettre en regard +de ce tableau un pendant tracé d’une main plus +amie : c’est un religieux qui tient le pinceau :</p> + +<p>« Dès que la jeune duchesse de Montbazon parut +à la cour, elle effaça par sa beauté toutes celles +qui s’en piquaient. Tant que son mari vécut, sa +sagesse et sa vertu ne furent jamais suspectes ; +se voyant affranchie du joug du mariage, elle se +donna un peu plus de liberté. L’abbé de Rancé, +alors âgé de dix-neuf à vingt ans, était déjà de +l’hôtel de Montbazon. Il eut le don de plaire à +la duchesse, et elle en sut faire une grande différence +avec tous ceux qui fréquentaient sa maison.</p> + +<p>» M. de Rancé le père étant mort, son fils +l’abbé, devenu le chef de sa maison à l’âge de +vingt-six ans, le prit d’un grand vol ; il parut +dans le monde avec plus d’éclat qu’il n’avait +jamais fait : un plus gros train, un plus bel équipage, +huit chevaux de carrosse des plus beaux +et des mieux entretenus, une livrée des plus +lestes ; sa table à proportion. Ses assiduités +auprès de madame de Montbazon augmentèrent ; +il passait souvent les nuits au jeu ou avec elle ; +elle s’en servait pour ses affaires : une jeune +veuve a besoin de ce secours. Cette familiarité +fit bien des jaloux ; on en pensa et l’on en dit +tout ce qu’on voulut, peut-être trop.</p> + +<p>» Il est vrai que, de tous ceux qui firent leur cour +à madame de Montbazon, l’abbé de Rancé fut +celui qui eut le plus de part à son amitié. Aussi +c’était un ami véritable et effectif. Il sut en plusieurs +occasions lui rendre des services très-considérables ; +la reconnaissance exigeait de +cette dame toutes ces distinctions. Au reste ils +gardaient toujours de grands dehors ; ils évitaient +même de monter ensemble dans le même +carrosse, et pendant plus de dix ans qu’a duré +leur commerce, on ne les y a jamais vus qu’une +fois, encore étaient-ils si bien accompagnés +qu’on ne pouvait s’en formaliser. Ainsi il y a +quelque apparence que l’esprit avait plus de part +à cette amitié que la chair.</p> + +<p>» La reine Christine de Suède avait envoyé en +France, en qualité d’ambassadeur, le comte de +Tot. Il s’était adressé à M. Ménage pour voir ce +qu’il y avait de plus considérable à la cour, et +lui demanda enfin si par son moyen il ne pourrait +pas voir madame de Montbazon dont il avait +entendu dire tant de bien. M. Ménage, qui, en +qualité de bel esprit, avait accès auprès de cette +dame, fut la trouver, et lui dit que l’ambassadeur +de Suède, ayant vu tout ce qu’il y avait de +plus beau à Paris, croyait n’avoir rien vu s’il +n’avait l’honneur de voir la plus belle personne +du monde, qu’il lui demandait la permission de +l’amener chez elle : « Qu’il vienne après-demain, +répondit la duchesse, et qu’il se tienne ferme : +je serai sous les armes. »</p> + +<p>Tel est le récit de dom Gervaise. Madame de +Montbazon ne vint point au rendez-vous. Déjà +atteinte de la maladie qui l’emporta, elle ne parut +sous les armes que devant la mort.</p> + +<p>Malgré la dissimulation du peintre, on aperçoit +le défaut principal de madame de Montbazon et +le parti qu’elle savait tirer de son ami <i>véritable</i> et +<i>effectif</i>.</p> + +<p>Heureusement des femmes moins titrées rachetaient +par leur désintéressement la rapacité des +privilégiées.</p> + +<p>Renée de Rieux, autrement la <i>belle Châteauneuf</i>, +aimée de Henri III, fut mariée deux fois : +elle épousa d’abord <i>Antinotti</i>, qu’elle poignarda +pour cause d’infidélité ; ensuite <i>Altovitti</i> de Castellane, +qui fut tué par le grand-prieur de +France ; <i>Altovitti</i> eut le temps, avant d’expirer, +d’enfoncer un stylet dans le ventre du grand-prieur. +Ces assassinats de l’aristocratie ne furent +point punis ; ils étaient alors du droit commun ; +on ne les châtiait que dans les vilains.</p> + +<p>La belle Châteauneuf accoucha en Provence +d’une fille, qui fut tenue sur les fonts de baptême +par la ville de Marseille. Puis Renée de Rieux disparaît. +Sa fille, Marcelle de Castellane, fut laissée +sur la grève de Notre-Dame-de-la-Garde comme +une alouette de mer. Ce fut là que le duc de Guise, +fils du Balafré, la rencontra. Il n’était pas beau, +ainsi que son grand-père tué à Orléans, ou son +père assassiné à Blois ; mais il était hardi ; il s’était +emparé de Marseille pour Henri IV, et il portait +le nom de Guise.</p> + +<p>Marcelle de Castellane lui plut ; elle-même se +laissa prendre d’amour : sa pâleur, étendue comme +une première couche sous la blancheur de son +teint, lui donnait un caractère de passion. A travers +ce double lis transpiraient à peine les +roses de la jeune fille. Elle avait de longs yeux +bleus, héritage de sa mère. Desportes, le Tibulle +du temps, avait célébré les cheveux de Renée +dans les Amours de Diane. Desportes chantait +pour Henri III, qui n’avait pas le talent de Charles +IX.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Beaux nœuds crêpés et blonds nonchalamment épars,</div> +<div class="verse">Mon cœur plus que mon bras est par vous enchaîné.</div> +</div> + +</div> +<p>Marcelle dansait avec grâce et chantait à ravir ; +mais, élevée avec les flots, elle était indépendante. +Elle s’aperçut que le duc de Guise commençait +à se lasser d’elle ; au lieu de se plaindre, +elle se retira. L’effort était grand ; elle tomba malade, +et comme elle était pauvre, elle fut obligée +de vendre ses bijoux. Elle renvoya avec dédain +l’argent que lui faisait offrir le prince de Lorraine : +« Je n’ai que quelques jours à vivre, dit-elle ; le +peu que j’ai me suffit. Je ne reçois rien de personne, +encore moins de M. de Guise que d’un +autre. » Les jeunes filles de la Bretagne se laissent +noyer sur les grèves après s’être attachées +aux algues d’un rocher.</p> + +<p>Les calculs de Marcelle étaient justes ; on ne lui +trouva rien ; elle avait compté exactement ses +heures sur ses oboles ; elles s’épuisèrent ensemble. +La ville, sa marraine, la fit enterrer.</p> + +<p>Trente ans après, en fouillant le pavé d’une +chapelle, on s’aperçut que Marcelle n’avait point +été atteinte du cercueil : la noblesse de ses sentiments +semblait avoir empêché la corruption d’approcher +d’elle.</p> + +<p>Lorsque le duc de Guise partit pour la cour, +Marcelle, qui possédait deux lyres, composa l’air +et les rimes de quelques couplets ; ils furent entendus +au bord de cette mer de la Grèce d’où +nous viennent tant de parfums.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Il s’en va, ce cruel vainqueur,</div> +<div class="verse i1">Il s’en va plein de gloire ;</div> +<div class="verse">Il s’en va, méprisant mon cœur,</div> +<div class="verse i1">Sa plus noble victoire.</div> + +<div class="verse stanza">Et malgré toute sa rigueur</div> +<div class="verse i1">J’en garde la mémoire.</div> +<div class="verse">Je m’imagine qu’il prendra</div> +<div class="verse i1">Une nouvelle amante.</div> +</div> + +</div> +<p>Paroles de poésie et de langueur, voix d’un rêve +oublié, chagrin d’un songe.</p> + +<p>On pouvait facilement s’imaginer que madame +de Montbazon prendrait le nouvel amant dont le +trésor tenterait ses belles et infidèles mains.</p> + +<p>Madame de Montbazon fut l’objet de la passion +de Rancé jusqu’au jour où il vit flotter un cilice +parmi les nuages de la jeunesse. « Tandis que je +m’entretiens de ces choses criminelles, dit un +anachorète, les abeilles volent le long des ruisseaux +pour ramasser le miel si doux à ma langue +qui prononce tant de paroles injustes. »</p> + +<p>D’après l’idée qu’on s’est formée généralement +de Rancé, on ne verra pas sans étonnement ce +tableau de sa première vie ; on ne peut douter de +ces faits, puisqu’ils sont racontés par Le Nain +lui-même, prieur de la Trappe, ami de Rancé ; il +a resserré ces faits en peu de mots :</p> + +<p>« Une jeunesse passée dans les amusements de +la cour, dans les vaines recherches des sciences, +même damnables, après s’être engagé dans l’état +ecclésiastique sans autre vocation que son ambition, +qui le portait avec une espèce de fureur +et d’aveuglement aux premières dignités de +l’Église ; cet homme, tout plongé dans l’amour +du monde, est ordonné prêtre, et celui qui avait +oublié le chemin du ciel est reçu docteur de +Sorbonne. Voilà quelle fut la vie de M. Le Bouthillier +jusqu’à l’âge de trente ans, toujours dans +les festins, toujours dans les compagnies, dans +le jeu, les divertissements de la promenade ou +de la chasse. »</p> + +<p>C’est ce qu’en a dit deux cents ans après le cardinal +de Bausset.</p> + +<p>L’archevêque de Tours, l’ambitieux principal +de sa famille, n’ayant pu obtenir son neveu Rancé +pour coadjuteur, le fit nommer, en qualité d’archidiacre +de Tours, député à l’Assemblée du +clergé en 1645 ; en même temps l’archevêque +donna sa démission de premier aumônier du duc +d’Orléans, après avoir obtenu de Gaston que l’abbé +Le Bouthillier serait pourvu de cette charge. +L’assemblée du clergé dura deux ans. Rancé ne +s’y montra que la première année ; il y resserra +les liens qui l’unissaient au cardinal de Retz, capable +à lui seul d’empoisonner les plus heureuses +natures ; il parla en faveur de son ami. Mazarin +disait : « Si l’on voulait croire l’abbé de Rancé, +il faudrait aller avec la croix et la bannière +au-devant du cardinal de Retz. » Rancé augmenta +sa réputation dans cette assemblée en venant +au secours de François de Harlay, archevêque +de Rouen, depuis archevêque de Paris. Le +clergé chargea l’abbé Le Bouthillier de surveiller, +avec les évêques de Vence et de Montpellier, une +édition grecque d’Eusèbe, ou, selon d’autres, de +Sozomène et de Socrate. Il fut complimenté sur +sa nomination de premier aumônier du duc +d’Orléans ; il signa le formulaire, car il ne cessait +de suivre les doctrines de Bossuet en différant +de sa conduite. Comme parlementaire, il +était fidèle à la cour. Des disputes s’élevèrent. +Rancé s’opposa à diverses propositions ; il montrait +une grande entente des affaires. Il déplut. +On l’avertit de se retirer, ses jours ne paraissant +pas en sûreté à ses amis. L’avis était faux, Mazarin +ne faisait assassiner personne. L’abbé Le +Bouthillier, après être allé remercier Gaston à +Blois, se retira à Veretz ; peu après arriva l’accident +qui changea sa vie.</p> + +<p>Il y a un silence qui plaît dans toutes ces affaires +aujourd’hui si complètement ignorées : elles +vous reportent dans le passé. Quand vous remueriez +ces souvenirs qui s’en vont en poussière, +qu’en retireriez-vous, sinon une nouvelle preuve +du néant de l’homme ? Ce sont des jeux finis que +des fantômes retracent dans les cimetières avant +la première heure du jour.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">LIVRE DEUXIÈME</h2> + + +<p>Il existe un traité de 230 pages in-12, imprimé +à Cologne, chez Pierre Marteau, 1685 ; il +porte deux titres : <i>Les véritables motifs de la conversion +de l’abbé de la Trappe, avec quelques +réflexions sur sa vie et sur ses écrits</i>, ou <i>les Entretiens +de Timocrate et de Philandre sur un livre +qui a pour titre : Les Saints Devoirs de la vie monastique</i>. +Je parlerai dans un autre endroit de +cette seconde partie. Ce que j’en vais citer actuellement +n’est introduit que par incidence. On +lit :</p> + +<p>« Je vous ai déjà dit que l’abbé de la Trappe +étoit un homme galant et qui avait eu plusieurs +commerces tendres. Le dernier qui ait éclaté +fut avec une duchesse fameuse par sa beauté, +et qui, après avoir heureusement évité la mort +au passage d’une rivière, la rencontra peu de +mois après. L’abbé, qui allait de temps en +temps à la campagne, y étoit lorsque cette +mort imprévue arriva. Ses domestiques, qui +n’ignoroient pas sa passion, prirent soin de lui +cacher ce triste événement, qu’il apprit à son +retour. » « En montant tout droit à l’appartement +de la duchesse, où il lui était permis d’entrer +à toute heure, au lieu des douceurs dont +il croyait aller jouir, il y vit pour premier objet +un cercueil qu’il jugea être celui de sa maîtresse +en remarquant sa tête toute sanglante qui +était par hasard tombée de dessous le drap dont +on l’avait couverte avec beaucoup de négligence, +et qu’on avait détachée du reste du corps afin +de gagner la longueur du col, et éviter ainsi de +faire un nouveau cercueil qui fût plus long que +celui dont on se servait<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Entretiens de Timocrate et de Philandre.</p> +</div> +<p>» Il n’y a rien de vrai », dit Saint-Simon, rappelant +cette version, « dans ce qu’on rapporte de madame +de Montbazon, mais <i>seulement les choses qui +ont donné cours à une fiction</i>. Je l’ai demandé +franchement à M. de la Trappe, non pas grossièrement +l’amour, et beaucoup moins le bonheur, +mais le fait, et voici ce que j’ai appris. »</p> + +<p>Et qu’a-t-il appris ? L’autorité serait décisive, si +la réponse était péremptoire. Au lieu de s’expliquer, +Saint-Simon s’occupe du récit des liaisons +de Rancé avec les personnages de la Fronde. +Il affirme du reste, comme dom Gervaise, que +Marie de Bretagne fut emportée par la rougeole, +que Rancé était auprès d’elle, qu’il ne la +quitta point, et lui vit recevoir les sacrements. +« L’abbé Le Bouthillier, ajoute-t-il, s’en alla après +à sa maison de Veretz, ce qui fut le commencement +de sa séparation du monde. » Cette fin +de narration prouve à quel point Saint-Simon se +trompait. Les contemporains admirateurs de +Rancé semblent s’être donné le mot pour se taire +sur sa jeunesse : ils ne s’aperçoivent pas qu’ils +diminuent la gloire de leur héros en rendant ses +sacrifices moins méritoires. D’autant plus qu’ils +en disent assez pour être entendus sur ce qu’ils +omettent ; tantôt annonçant qu’un religieux s’était +enseveli à la Trappe, <i>pour avoir fait ce qui avait +troublé Rancé</i>, tantôt que Rancé lui-même ne +cessait de pleurer ses fragilités. « L’abbé de Rancé, +livré à toutes les séductions du monde, dit le +cardinal de Bausset, se précipita dans un genre +de vie peu conforme à la sainteté de son état, +et qui dégradait en quelque sorte le triomphe +qu’il avait obtenu sur son illustre émule… +L’abbé de Rancé expiait sous la haire et le cilice +les erreurs de sa jeunesse. » Maupeou, l’un des +trois historiens contemporains de l’abbé de la +Trappe, avait lu le récit de Larroque ; il combat +ce récit sans le détruire. La seule chose nouvelle +qu’ils nous apprennent est l’exhortation faite par +Rancé à la mourante : madame de Montbazon +envoya un gentilhomme complimenter M. de +Brienne, avec lequel elle était brouillée.</p> + +<p>Maupeou avait fait un ouvrage exprès contre +Larroque. Rancé, informé de l’intention du curé +de Nonancourt, se hâta de lui écrire : « Votre ouvrage, +monsieur, relèvera la critique, donnera +sujet à des répliques, m’attirera un nombre infini +d’ennemis sur les bras : Dieu sait combien +j’ai d’estime et de considération pour vous ; cependant +je suis pressé de vous conjurer de supprimer +la chose, s’il est possible. J’ai été si persuadé +que rien n’était meilleur que de garder le +silence en cette occasion, que je n’ai point voulu +que l’on imprimât ce que j’avais eu envie de +mettre dans la préface de la seconde édition des +<i>Éclaircissements</i>, quoiqu’il n’y eût rien de plus +modéré. Je n’ai rien à ajouter à ce billet, mon +cher monsieur, sinon que je ne puis vous avoir +une obligation plus sensible que celle d’entrer +dans ma pensée<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. » (17 mars 1686.)</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Maupeou, tom. 1<sup>er</sup>, pag. 581.</p> +</div> +<p>La vivacité avec laquelle Rancé écrit à Maupeou +décèle des souvenirs alarmés. Le P. Bouhours, +que l’abbé de La Chambre appelait l’<i>empeseur +des muses</i>, réfute aussi les <i>Véritables motifs +de la conversion de l’abbé de la Trappe</i> dans son +quatrième dialogue, pages 528 et 529 : c’est toujours +de l’humeur sans preuves. Madame de Sévigné +disait en parlant du révérend critique : « <i>L’esprit +lui sort de tous les côtés.</i> »</p> + +<p>Marsollier, deuxième écrivain de la vie de Rancé, +garde le silence ; mais Le Nain, le troisième, le +plus complet, le plus sûr écrivain de cette vie, a +entendu parler de Larroque. Dom Le Nain mourut +à l’âge de soixante-treize ans, sous-prieur de +la Trappe. Ami et confident de Rancé, au livre III, +chap. <small>IX</small>, de la Vie du réformateur de la Trappe, +il écrit :</p> + +<p>« Outre tous ces libelles, il en parut un autre +composé par un huguenot, sous ce titre : <i>Les Motifs +de la conversion de l’abbé de la Trappe</i>. Mais +l’auteur des <i>Homélies familières</i> sur les Commandements +de Dieu, tome III, page 378, le +réfute admirablement par ces paroles : Je sais +qu’un ministre hérétique a fait ce qu’il a pu pour +décrier un saint abbé ; mais je sais bien aussi +que toute la France et les pays circonvoisins ont +regardé ce misérable livre comme un libelle +diffamatoire et son auteur comme un imposteur, +qui fonde toutes ses calomnies sur des +jugements les plus téméraires qui se puissent +imaginer : comme si, pour détruire les vertus +les plus éclatantes et les plus solides, il n’y avait +qu’à dire témérairement qu’elles n’ont point +d’autres sources que l’orgueil de celui qui les +pratique. » Le Nain se débarrasse ainsi de la +réponse. Les amplifications de l’auteur des <i>Homélies +familières</i> sont naturelles, mais elles ne détruisent +aucune assertion.</p> + +<p>Sur le fait isolé lâché par une plume protestante, +il est tombé une avalanche de malédictions. +Colère à part, on peut nier les erreurs +avancées sur la jeunesse de Rancé, mais on ne peut +nier des relations qu’atteste toute l’histoire. On a +craint sans doute, en montrant Rancé pécheur, +d’ébranler l’autorité des exemples de sa vertu. +Cependant saint Jérôme et saint Augustin n’ont-ils +pas puisé leurs dernières forces dans leurs premières +faiblesses ? Un aveu franc aurait délivré +Rancé pour toujours des calomnies. On ne l’accusait +pas directement de la faute, il est vrai, car il +eût fallu accuser toute la terre ; mais on s’en prenait +à la vie entière d’un homme pour se soulager +de ce qu’il taisait. Il faut le dire, néanmoins le +silence de Rancé est effrayant, et il jette un +doute dans les esprits. Un silence si +long, si profond, si entier, est devant vous comme +une barrière insurmontable. Quoi ! un homme n’a +pu se démentir un seul instant ! Quoi ! le silence +pourrait passer pour une vérité ! Cet empire d’un +esprit sur lui-même fait peur : Rancé ne dira rien, +il emportera toute sa vie dans son tombeau.</p> + +<p>Ainsi ni ceux qui rejettent l’anecdote de Larroque, +ni ceux qui l’accueillent, n’apportent +aucune preuve de leur négation ou de leur affirmation. +Les incrédules n’ont pour eux que l’invraisemblance +du cercueil trop court : il était si +facile en effet de l’allonger pour donner l’espace +nécessaire à cette belle tête qui s’était si souvent +inclinée sur le sein de la vie ! Mais supposez avec +Saint-Simon, comme il l’insinue, que la décollation +ne fut que l’œuvre d’une étude anatomique, +tout s’expliquera.</p> + +<p>Tous les poètes ont adopté la version de Larroque, +tous les religieux l’ont repoussée ; ils ont +eu raison, puisqu’elle blessait la susceptibilité de +leurs vertus, puisqu’ils ne pouvaient pas détruire +le récit de Larroque par un démenti appuyé d’un +document irrécusable. Mais au lecteur indifférent +il est permis, à défaut de preuves positives, d’examiner +des preuves négatives. J’ai déjà fait remarquer +que Marsollier se tait sur madame de Montbazon, +silence favorable à l’opinion de Larroque. +Ce même chanoine, Marsollier, ajoute cette réflexion +à son silence : « La mort et la disgrâce +de plusieurs personnes avec lesquelles Rancé +avait de forts attachements le touchèrent. Un +vide affreux, dit-il, occupait mon cœur toujours +inquiet et toujours agité, jamais content. Je fus +touché de <i>la mort de quelques personnes</i> et de +l’insensibilité où je les vis dans ce moment terrible +qui devait décider de leur éternité. Je me +résolus de me retirer dans un lieu où je pusse +être inconnu au reste des hommes. »</p> + +<p>Dans les corridors de la Trappe, entre diverses +inscriptions, on lisait celle-ci empruntée de saint +Augustin : <i lang="la" xml:lang="la">Retinebam nugæ nugarum et vanitates +vanitatum antiquæ amicæ meæ.</i> Dans une de ses +pensées, Rancé remarque que : « ceux qui meurent, +bien ou mal, meurent souvent plus pour +ceux qu’ils laissent dans le monde que pour +eux-mêmes. »</p> + +<p>Bossuet, transmettant à Rancé les oraisons funèbres +de la reine d’Angleterre et de madame +Henriette, lui mande : « J’ai laissé l’ordre de vous +faire passer deux oraisons funèbres qui, parce +qu’elles font voir le néant du monde, peuvent +avoir place parmi les livres d’un solitaire, et +qu’en tous cas il peut regarder comme deux +têtes de mort assez touchantes. » Bossuet +connaissait-il ce que l’on racontait de madame de +Montbazon ? faisait-il allusion à la tête de cette +femme, en envoyant deux autres têtes s’entretenir +avec elle ?</p> + +<p>La sorte de plaisanterie formidable qu’il se +permet ne semble-t-elle pas avoir des rapports +avec la légèreté de la première vie de Rancé et +la sévérité de sa seconde vie ?</p> + +<p>On prétend qu’on montrait à la Trappe la tête +de madame de Montbazon dans la chambre des +successeurs de Rancé ; ce que les solitaires de la +Trappe ressuscitée rejettent : les souvenirs conservés +autrefois ne voyaient peut-être pas le front +de la victime aussi dépouillé que la mort l’avait +fait. On trouve ce passage dans le récit des courses +du chevalier de Bertin : « Nous voici maintenant +à Anet. La petite statue de Diane de +Poitiers en pied n’est point sans doute aussi +intéressante que la tête même de madame de +Montbazon apportée à la Trappe par l’abbé de +Rancé et conservée dans la chambre de ses successeurs. »</p> + +<p>Enfin, les indications des poètes ne sont pas à +négliger. La muse n’a pas manqué aux traditions +de la Trappe : madame de Tencin, née en 1681 +(et qui par conséquent avait vécu dix-neuf ans +contemporaine de Rancé), écrivit les <i>mémoires +du comte de Comminges</i>, à travers lesquels passent +des souvenirs : madame de Montbazon est changée +en cette Adélaïde, solitaire mystérieux qui se +fait reconnaître à l’ardeur avec laquelle il creuse +son tombeau. Qui avait donné naissance à ce +genre d’idées ? Ce sont là d’autres ressorts que les +inventions forcenées et les idées difformes qui +font maintenant des contorsions dans les ténèbres. +Le nom de Comminges est emprunté de celui +de l’évêque avec lequel Rancé se promenait sur +les Pyrénées. Il arrive souvent qu’on rappelle des +personnages étrangers pour cacher des rapports +directs ; un nom qui tourmente la mémoire s’y +glisse sous mille déguisements. On a une aventure +contée par Maupeou, de deux frères épris de la +même femme, et qui, après s’être battus, vécurent +plusieurs années à la Trappe sans se reconnaître ; +on a une romance de Florian sur Lainval +et Arsène ; on a une héroïde de Colardeau qui +trace la mort de madame la duchesse de Montbazon :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté :</div> +<div class="verse">La tête et le cercueil étaient à mon côté.</div> +</div> + +</div> +<p>Rancé avait fait peindre à la Trappe saint Jean +Climaque poussant des gémissements, et sainte +Marie égyptienne assistée par saint Sozyme. Il +composa pour ces deux tableaux des inscriptions. +Dans l’épigramme de douze vers latins adressée +à la pénitente, on lisait :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ecce, columba gemens, sponsi jam sanguine lota.</div> +</div> + +</div> +<p>Il faut ajouter à ces semi-indications le désespoir +de Rancé, et ce sera au lecteur à se former +une opinion. Les annales humaines se composent +de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités : +quiconque est voué à l’avenir a au fond de sa vie +un roman, pour donner naissance à la légende, +mirage de l’histoire.</p> + +<p>Dès le jour de la mort de madame de Montbazon, +Rancé prit la poste et se retira à Veretz : il +croyait trouver dans la solitude des consolations +qu’il ne trouvait dans aucune créature. La retraite +ne fit qu’augmenter sa douleur : une noire mélancolie +prit la place de sa gaieté, les nuits lui +étaient insupportables ; il passait les jours à courir +dans les bois, le long des rivières, sur les +bords des étangs, appelant par son nom celle qui +ne lui pouvait répondre.</p> + +<p>Lorsqu’il venait à considérer que cette créature, +qui brilla à la cour avec plus d’éclat qu’aucune +femme de son siècle, n’était plus, que ses enchantements +avaient disparu, que c’en était fait pour +jamais de cette personne qui l’avait choisi entre +tant d’autres, il s’étonnait que son âme ne se séparât +de son corps.</p> + +<p>Comme il avait étudié les sciences occultes, il +essaya les moyens en usage pour faire revenir les +morts. L’amour reproduisait à sa mémoire ornée +le sacrifice de Simeth, cherchant à rappeler un +infidèle par un des noms d’un passereau consacré à +Vénus ; il invoquait la nuit et la lune. Il eut +toutes les angoisses et toutes les palpitations de +l’attente : madame de Montbazon était allée à +l’infidélité éternelle ; rien ne se montra dans ces +lieux sombres et solitaires que les esprits se plaisent +à fréquenter<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Dom Gervaise : <i>Jugement critique, mais équitable, des Vies +de feu M. l’abbé de Rancé</i>, pag. 160 et suiv.</p> +</div> +<p>Toutefois, si Rancé n’eut pas les visions des +poètes de la Grèce, il eut une vision chrétienne : +il se promenait un jour dans l’avenue de Veretz ; +il lui sembla voir un grand feu qui avait pris aux +bâtiments de la basse-cour : il y vole ; le feu diminue +à mesure qu’il en approche ; à une certaine +distance, l’embrasement disparaît et se change +en un lac de feu au milieu duquel s’élève à demi-corps +une femme dévorée par les flammes. La +frayeur le saisit ; il reprend en courant le chemin +de la maison ; en arrivant, les forces lui manquent, +il se jette sur un lit : il était tellement hors +de lui qu’on ne put dans le premier moment lui +arracher une parole<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Maupeou.</p> +</div> +<p>Ces convulsions de l’âme se calmèrent : il n’en +resta à Rancé que l’énergie d’où sortent les vigoureuses +résolutions.</p> + +<p>Dom Jean-Baptiste de Latour, prieur de la +Trappe, avait écrit une vie de Rancé : il était +resté de ce travail quelques copies manuscrites, +dont on a cité des passages, entre autres celui-ci : +« Pendant que je suivais l’égarement de mon cœur +(c’est Rancé qui parle), j’avalais non seulement +l’iniquité comme de l’eau, mais tout ce que je +lisais et entendais du péché ne servait qu’à me +rendre plus coupable. Enfin le temps bienheureux +arriva où il plut au Père des miséricordes +de se tourner vers moi. Je vis à la naissance +du jour le monstre infernal avec lequel j’avais +vécu ; la frayeur dont je fus saisi à cette terrible +vue fut si prodigieuse que je ne puis croire que +j’en revienne de ma vie. »</p> + +<p>Rancé eut recours à la pénitence : la mère +Louise, religieuse de la Visitation de Tours, lui +indiqua pour directeur le Père <i>Séguenot</i>.</p> + +<p>Cette mère Louise était Louise Roger de la Mardelière, +appelée la <i>belle Louison</i>. « Louison, dit mademoiselle +de Montpensier parlant de son enfance, +était brune, bien faite, agréable de visage et de +beaucoup d’esprit. Je dis à madame de Saint-Georges : +« Si Louison n’est pas sage, je ne la +veux point voir, quoique mon papa l’aime. » +Madame de Saint-Georges me répondit qu’elle +l’était tout à fait. »</p> + +<p>C’était à cette mère Louise que Rancé s’adressa +d’abord. Partout, dans le changement de mœurs +qui s’opérait, des pénitentes échappées du monde +avaient dressé des embûches pour s’emparer des +repentirs, comme il y avait des pécheresses qui +cherchaient à retenir les déserteurs. A la Visitation +se trouvaient les écueils d’une première +existence : la mère Louise possédait plus de deux +cents lettres de Rancé, lettres qui étaient sans +doute la partie de la vie de Rancé sur laquelle il +serait si curieux d’avoir des renseignements. De +la direction du P. Séguenot, Rancé passa sous la +conduite du P. de Mouchy, homme instruit et +bien né.</p> + +<p>Des avertissements sous différentes formes arrivaient +de toutes parts à Rancé. Dans les <i>Obligations +des chrétiens</i>, il raconte cette agréable histoire :</p> + +<p>« Un jour je joignis un berger qui conduisoit +un troupeau dans une grande campagne, par un +temps qui l’avoit obligé à se retirer à l’abri d’un +grand arbre pour se mettre à couvert de la +pluie et de l’orage. Il me dit que ce lui étoit une +consolation de conduire ses bêtes simples et innocentes, +et qu’il ne voudroit pas quitter la terre +pour aller dans le ciel, s’il ne croyoit y trouver +des campagnes et des troupeaux à conduire. »</p> + +<p>A Veretz, au lieu de se plaire dans l’ancienne +maison de ses délices, Rancé fut choqué de sa +magnificence. Les meubles éclataient d’argent et +d’or, les lits étaient superbes. La Mollesse même +s’y serait trouvée trop à l’aise, dit un classique +du temps. Les salons étaient ornés de tableaux +de prix, les jardins délicieusement dessinés. C’était +trop pour un homme qui ne voyait plus rien +qu’à travers ses larmes. Il mit la réforme partout. +La frugalité remplaça le luxe de sa table ; il congédia +la plupart de ses domestiques, renonça à la +chasse, et s’abstint du dessin, art qu’il aimait. On +avait des paysages de sa façon et des cartes de +géographie<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Dom Gervaise.</p> +</div> +<p>Quelques amis, revenus de même que Rancé à +des pensées chrétiennes, s’associèrent à lui pour +commencer ces mortifications dont il devait donner +de si grands exemples ; il semblait jouer à la +pénitence pour l’apprendre avant de la pratiquer : +on assiste avec intérêt à cette conquête de l’homme +sur l’homme : « Ou l’Évangile me trompe, répétait-il, +ou cette maison est celle d’un réprouvé. »</p> + +<p>Rappelé un moment à Paris pour une affaire, +il se logea à l’Oratoire. C’était un travail continuel +pour lui d’échapper à ces pensées qu’il +avait nourries si long-temps : un grand solitaire +en fut atteint dans des sépulcres ; saint Jérôme +portait, pour noyer ses pensées dans ses sueurs, +des fardeaux de sable le long des steppes de la +mer Morte. Je les ai parcourues moi-même, ces +steppes, sous le poids de mon esprit. Deux tentatrices +cherchèrent Rancé. Elles lui dirent qu’elles +n’étaient point à comparer à la belle personne +qu’il pleurait, mais qu’elles avaient pour lui des +sentiments qui ne le cédaient en vivacité à aucun +de ceux qu’il avait inspirés. Rancé se munit d’un +crucifix, et s’enfuit.</p> + +<p>On conseilla à Rancé de se consacrer aux missions, +aller aux Indes, errer dans les rochers de +l’Himalaya, et il y avait là des analogies avec la +grandeur et la tristesse du génie de Rancé ; mais +il était appelé ailleurs.</p> + +<p>Poussé par ses malheurs, retenu par ses habitudes, +Rancé n’avait point encore renoncé à ses +emplois. Le temps de son quartier de service, +comme aumônier du duc d’Orléans, était revenu ; +il se rendit à Blois. Il avait déjà hasardé auprès +du prince des idées de retraite : l’entrée en religion +de la mère Louise avait mûri dans Gaston +ces idées. La maîtresse convertie priait à la Visitation, +à Tours, pour faire une violence à la miséricorde +de Dieu. Il fut convenu que Gaston se +retirerait au château de Chambor avec douze de +ses plus fidèles serviteurs. Rancé fut choisi pour +accompagner le prince.</p> + +<p>Le Bouthillier possédait, près du parc de Chambor, +un prieuré de l’ordre de Grammont. Ce +prieuré était desservi par sept ou huit religieux. +On n’apercevait pas de cet endroit le faîte de +l’édifice qui devait éclater du rire immortel de +Molière. « Le roi, dit le chevalier d’Arvieux, ayant +voulu faire un voyage à Chambor pour y prendre +le divertissement de la chasse, voulut donner +à sa cour celui d’un ballet ; et comme l’idée +des Turcs qu’on venait de voir à Paris était +encore toute récente, il crut qu’il serait bon de +les faire paraître sur la scène. Sa Majesté m’ordonna +de me joindre à MM. de Molière et de +Lulli pour composer une pièce de théâtre où +l’on pût faire entrer quelque chose des habillements +et des manières des Turcs. Je me rendis +pour cet effet au village d’Auteuil, où M. de Molière +avait une maison fort jolie. Ce fut là que +nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que +l’on voit dans les œuvres de Molière, sous le +titre du <i>Bourgeois gentilhomme</i>. »</p> + +<p>Cette pièce fut en effet jouée à Chambor devant Louis +XIV, pour la première fois, le 14 octobre +1670.</p> + +<p>Quand on arrive à Chambor, on pénètre dans +le parc par une de ses portes abandonnées ; elle +s’ouvre sur une enceinte décrépite et plantée de +violiers jaunes ; elle a sept lieues de tour. Dès +l’entrée on aperçoit le château au fond d’une allée +descendante. En avançant sur l’édifice, il sort de +terre dans l’ordre inverse une bâtisse placée sur +une hauteur, laquelle s’abaisse à mesure qu’on en +approche. François I<sup>er</sup>, arrière-petit-fils de Valentine +de Milan, s’était enseveli dans les bois de la +France, à son retour de Madrid ; il disait comme +son aïeule : <i>Tout ne m’est rien, rien ne m’est plus.</i> +Chambor rappelle les idées qui occupaient le roi-soldat +dans sa prison : femmes, solitudes, remparts.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Quand le roi sortit de France,</div> +<div class="verse">En malheur il en sortit :</div> +<div class="verse">Il en sortit le dimanche,</div> +<div class="verse">Et le lundi il fut pris.</div> +</div> + +</div> +<p>Chambor n’a qu’un escalier double, afin de descendre +et monter sans se voir : tout y est fait pour +les mystères de la guerre et de l’amour. L’édifice +s’épanouit à chaque étage ; les degrés s’élèvent +accompagnés de petites cannelures comme des +marches dans les tourelles d’une cathédrale. La +fusée, en éclatant, forme des dessins fantastiques +qui semblent avoir retombé sur l’édifice : cheminées +carrées ou rondes enjolivées de fétiches de +marbre, semblables aux poupées que j’ai vu retirer +des fouilles à Athènes. De loin l’édifice est +une arabesque ; il se présente comme une femme +dont le vent aurait soufflé en l’air la chevelure ; +de près cette femme s’incorpore dans la maçonnerie +et se change en tours ; c’est alors Clorinde +appuyée sur des ruines. Le caprice d’un ciseau +volage n’a pas disparu ; la légèreté et la finesse +des traits se retrouvent dans le simulacre d’une +guerrière expirante. Quand vous pénétrez en +dedans, la fleur de lis et la salamandre se dessinent +dans les plafonds. Si jamais Chambor était +détruit, on ne trouverait nulle part le style premier +de la Renaissance, car à Venise il s’est mélangé.</p> + +<p>Ce qui rendait à Chambor sa beauté, c’était son +abandon : par les fenêtres j’apercevais un parterre +sec, des herbes jaunes, des champs de blé noir : +retracements de la pauvreté et de la fidélité de +mon indigente patrie. Lorsque j’y passai, il y avait +un oiseau brun de quelque grosseur qui volait le +long du Cosson, petite rivière inconnue.</p> + +<p>L’abbé Le Bouthillier se logea parmi les moines +de son prieuré : de quelque côté qu’on ouvrît une +fenêtre, on ne voyait que des bois. Le château, +près duquel n’a pas même pu se former un village, +est frappé de malédiction. Touché par le vainqueur +de Marignan prisonnier à Madrid, par nos +soldats dispersés après Waterloo, par les marques +de notre attachement à nos rois avant les journées +de Juillet, on aperçoit partout des traces de gloire +et de malheur. Les chiffres de la duchesse d’Étampes, +devancière de la comtesse de Châteaubriand, +attirent les yeux, traces périssables de +beautés évanouies. François I<sup>er</sup>, qui sentait l’inanité +de ses plaisirs, avait gravé avec la pointe +d’un diamant ces deux vers sur un carreau de +vitre :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Souvent femme varie.</div> +<div class="verse">Mal habil qui s’y fie.</div> +</div> + +</div> +<p>Jeux d’un prince qui avait fait déterrer Laure +pour la regarder. Où est le carreau de vitre ? Des +Français s’associèrent dans le dessein d’acquérir +pour Henri, non encore banni, un parc abandonné +dans un royaume conquis par ses pères. Courier +éleva la voix contre l’acquisition, et le jeune +homme innocent, auquel il avait voulu arracher +Chambor, a survécu.</p> + +<p>Cet orphelin vient de m’appeler à Londres ; j’ai +obéi à la lettre close du malheur. Henri m’a donné +l’hospitalité dans une terre qui fuit sous ses pas. +J’ai revu cette ville témoin de mes rapides grandeurs +et de mes misères interminables, ces places +remplies de brouillards et de silence, d’où émergèrent +les fantômes de ma jeunesse. Que de temps +déjà écoulé depuis le jour où je rêvais René +dans Kinsington jusqu’à ces dernières heures ! Le +vieux banni s’est trouvé chargé de montrer à l’orphelin +une ville que mes yeux peuvent à peine reconnaître.</p> + +<p>Réfugié en Angleterre pendant huit années, ensuite +ambassadeur à Londres, lié avec lord Liverpool, +avec M. Canning et avec M. Croker, que de +changements n’ai-je pas vus dans ces lieux, depuis +Georges IV qui m’honorait de sa familiarité jusqu’à +cette Charlotte que vous verrez dans mes Mémoires. +Que sont devenus mes frères en bannissement ? +Les uns sont morts, les autres ont subi +diverses destinées : ils ont vu comme moi disparaître +leurs proches et leurs amis. Sur cette terre +où l’on ne nous apercevait pas, nous avions cependant +nos fêtes et surtout notre jeunesse. Des +adolescentes, qui commençaient la vie par l’adversité, +apportaient le fruit semainier de leur labeur +afin de s’éjouir à quelques danses de la patrie. +Des attachements se formaient ; nous priions dans +des chapelles que je viens de revoir et qui n’ont +point changé. Nous faisions entendre nos pleurs +le 21 janvier, tout émus que nous étions d’une +oraison funèbre prononcée par le curé émigré +de notre village. Nous allions aussi, le long de la +Tamise, voir entrer au port des vaisseaux chargés +des richesses du monde, admirer les maisons de +campagne de Richmond, nous si pauvres, nous +privés du toit paternel ! Toutes ces choses étaient +de véritables félicités. Reviendrez-vous, félicités +de ma misère ? Ah ! ressuscitez, compagnons de +mon exil, camarades de la couche de paille, me +voici revenu ! Rendons-nous encore dans les petits +jardins d’une taverne dédaignée pour boire +une tasse de mauvais thé en parlant de notre +pays : mais je n’aperçois personne ; je suis resté +seul.</p> + +<p>Rancé va quitter Chambor, il faut donc que je +quitte aussi cet asile où je crains de m’être trop +oublié. Je vais retrouver la Loire non loin du parc +abandonné ; elle ne voit point la désolation de ses +bords : les fleuves ne s’embarrassent point de leurs +rives. Ne demandez pas à la Loire le nom des +Guise, dont elle a pourtant roulé les cendres. A +cent cinquante lieues d’ici, je rencontrai, il y a +huit mois, en terre étrangère, près du jeune +orphelin, M. le duc de Lévis, qui remonte au +compagnon de Simon de Montfort. Mirepoix était +<i>maréchal de la Foi</i>, titre qui semble avoir passé +à son dernier neveu. J’ai retrouvé aussi madame +la duchesse de Lévis, du grand nom d’Aubusson ; +elle aurait pu écrire l’histoire de Philippine-Hélène, +si elle n’avait des malheurs moins romanesques à +pleurer. Je n’étais pas, dans mon dernier voyage +à Londres, reçu dans un grenier de Holborn par +un de mes cousins émigrés, mais par l’héritier +des siècles. Cet héritier se plaisait à me donner +l’hospitalité dans les lieux où je l’avais long-temps +attendu. Il se cachait derrière moi comme le +soleil derrière des ruines. Le paravent déchiré qui +me servait d’abri me semblait plus magnifique que +les lambris de Versailles. Henri était mon dernier +garde-malade : voilà les revenants-bons du malheur. +Quand l’orphelin entrait, j’essayais de me +lever ; je ne pouvais lui prouver autrement ma +reconnaissance. A mon âge on n’a plus que les +impuissances de la vie. Henri a rendu sacrées +mes misères ; tout dépouillé qu’il est, il n’est pas +sans autorité : chaque matin, je voyais une Anglaise +passer le long de ma fenêtre ; elle s’arrêtait, +elle fondait en larmes aussitôt qu’elle avait +aperçu le jeune Bourbon : quel roi sur le trône +aurait eu la puissance de faire couler de pareilles +larmes ? Tels sont les sujets inconnus que donne +l’adversité.</p> + +<p>A peine retourné de Chambor, un courrier +dépêché de Blois vint apprendre à Rancé la +maladie du duc d’Orléans. L’abbé se remit en route : +Gaston était en danger, ce prince si peu digne à +Castelnaudary de la valeur du Béarnais, le parleur +de la Fronde ne trouva pas un mot sur ses lèvres +à dire à la mort : un spectre se tenait debout au +pied de son lit ; Montmorency sans tête lui demandait +le talion.</p> + +<p>Rancé écrivit à Arnauld d’Andilly la lettre qu’on +va lire, et que je dois encore à la politesse de M. de +Montmerqué.</p> + + +<p class="date">Blois, 8 février 1660.</p> + +<p>« Je n’aurois pas été tant de temps sans avoir +l’honneur de vous écrire si la maladie et la +mort de Monsieur ne m’en avoient empesché. Je +vous avoue que, l’ayant assisté autant que je l’ai +pu dans les derniers moments de sa vie, je suis +tellement touché d’un spectacle si déplorable +que je ne puis m’en remettre. On a ceste consolation +qu’il est mort avec tous les sentiments +et toute la résignation qu’un véritable chrestien +doit avoir en la volonté de son Dieu. Il reçut +notre Seigneur dès le commencement de son +mal, et eut le soin lui-mesme de le demander une +seconde fois pour viatique avec de grandes démonstrations +d’une foy vive et d’un parfait mespris +des choses du monde. Quelle leçon, monsieur, +pour ceux qui n’en sont pas détachés et +pour ceux qui sont persuadés de son néant et +qui travaillent pour s’en déprendre ! Ce pauvre +prince dit le matin du jour de sa mort ces mesmes +mots : <i lang="la" xml:lang="la">Domus mea domus desolationis</i> ; et +comme on luy voulut dire qu’il n’estoit pas si +mal qu’il pensoit, il répliqua : <i lang="la" xml:lang="la">Solum mihi superest +sepulchrum</i> ; ensuite il demanda l’extrême-onction, +et dit qu’il estoit résolu à la volonté +de Dieu ; enfin je suis persuadé qu’il luy a fait +miséricorde. Je ne puis vous mander les circonstances +de sa mort ; j’écris de Blois, malade +d’un rhume qui me cause une oppression qui +m’empesche d’escrire. Je vous supplie de demander +à Dieu et de luy faire demander pour +moy qu’il me fasse la grâce de retirer tout le +bien et l’avantage que je dois d’une rencontre +aussi touchante que celle-là l’est. Je reviens à +la mort de ce pauvre prince : la désolation qui +parut dans sa maison, qui retentissoit de plaintes +et de gémissements au moment de sa mort, +l’esprit humain ne se sçauroit rien figurer de si +pitoyable, je confesse que j’en suis accablé de +douleur. »</p> + +<p>Rancé se montra dans cette occasion si touchant, +que chacun faisait des vœux pour l’avoir +auprès de soi au moment suprême. On croyait ne +pouvoir bien mourir qu’entre ses mains, comme +d’autres y avaient voulu vivre, Gaston avait à +peine rendu le dernier soupir que ses familiers +l’abandonnèrent, Rancé fut laissé presque seul +auprès du cadavre. Il ne suivit pas le corps du +prince à Saint-Denis ; mais il présenta le faible +cœur de Gaston aux jésuites de Blois : le cœur +intrépide de Henri IV avait été porté aux jésuites +de La Flèche. Le Bouthillier courut ensuite s’ensevelir +au Mans, y demeura caché deux mois ; il +changea même de nom, comme s’il eût craint +d’être reconnu et arrêté aux portes du ciel.</p> + +<p>Le projet qu’il méditait depuis long-temps de +soumettre sa conduite future au conseil des évêques +d’Aleth et de Comminges lui revenait dans +l’esprit. Il se résolut de l’accomplir. Le 21 juin +1660, il écrivit à la mère Louise : « Je pars demain +à l’insu de tous mes amis. » Il arriva à +Comminges le 27 du même mois, après un tremblement +de terre : ce fut de même que j’arrivai à +Grenade en rêvant de chimères, après le bouleversement +de la Véga.</p> + +<p>L’évêque de Comminges était absent ; Rancé +l’attendit. Quand il revint, l’évêque commença +une tournée diocésaine. Rancé l’accompagna.</p> + +<p>Ils trouvèrent dans les cavernes environnantes +des chrétiens qui avaient à peine figure humaine. +L’évêque soulageait leur misère, les rassemblait, +s’essayait au milieu d’eux parmi les buis des rochers. +L’abbé de Rancé était touché, lorsqu’il songeait +que le bon pasteur avait ainsi cherché les +brebis égarées.</p> + +<p>Un jour il se promenait seul avec l’évêque, +dans un endroit fort solitaire, d’où l’on découvrait +les plus hautes Pyrénées : « L’évêque remarqua +(j’emprunte le récit de Marsollier) que l’abbé parcourait +des yeux les montagnes avec une attention +qui le rendait distrait ; il y soupçonna du +mystère, ce fut ce qui l’obligea de lui dire qu’il +avait la mine de chercher un endroit où il pût +bâtir un ermitage. L’abbé rougit ; mais comme +il était sincère, il avoua que c’était en effet sa +pensée, et qu’il croyait qu’il ne pouvait rien faire +de mieux. — Si cela est, repartit l’évêque, vous +ne pouvez mieux vous adresser qu’à moi : je +connais ces montagnes, j’y ai passé souvent en +faisant mes visites ; je sais des endroits si affreux +et si éloignés de tout commerce que, quelque +difficile que vous puissiez être, vous aurez lieu +d’en être content. — L’abbé, qui croyait que +l’évêque parlait sérieusement, le pressa avec +cette vivacité qui lui était naturelle de lui faire +voir ces endroits. — Je m’en garderai bien, reprit +l’évêque ; ces endroits sont si tentants que +si vous y étiez une fois il n’y aurait plus moyen +de vous en arracher. » Après avoir visité l’évêque +de Comminges, Rancé retourna chez l’évêque +d’Aleth. « Sa demeure est affreuse, écrivait Rancé, +et entourée de hautes montagnes au pied desquelles +est un torrent qui court avec beaucoup +de bruit et de rapidité. »</p> + +<p>Ces <i>endroits</i> de nos anciennes mœurs reposent. +On aime à assister aux conversations de l’abbé de +Rancé sur la légitimité des biens qu’on peut ou +qu’on ne peut pas retenir, sur ce qu’il est permis +de garder, sur ce qu’on est obligé de rendre, sur +le compte de ses richesses que l’on doit à Dieu. +Ces scrupules de conscience étaient alors les affaires +principales ; nous n’allons pas à la cheville du pied +de ces gens-là ; l’homme était estimé, quelle que +fût sa condition : le pauvre était pesé avec le riche +au poids du sanctuaire. Cette égalité morale lui +servait à supporter les inégalités politiques. Bruno +sur les Alpes, Paul dans la Thébaïde, ne voulurent +pas plus sortir de leur retraite que Rancé n’aurait +voulu quitter les Pyrénées ; mais ces dernières +montagnes avaient un danger : le soleil en était +trop éclatant, et de leur sommet on découvrait +les séjours d’Inès et de Chimène.</p> + +<p>Longtemps après le voyage de Rancé, une +chevrière âgée de douze ans, conduisant ses +biques dans la paroisse d’Alan, diocèse de Comminges, +tomba en s’écriant : « Jésus ! » Une dame +vêtue de blanc lui apparut, et lui dit : « Ne craignez +rien. » Et elle la tira du précipice. La petite fille +dit à la sainte Vierge (c’était elle) qu’elle avait +perdu son chapelet. La sainte Vierge lui en donna +un en lui recommandant d’ordonner à un prêtre +de faire bâtir une chapelle au lieu où elle était +tombée. L’évêque de Comminges, ancien hôte +de Rancé, en écrivit à la Trappe. Rancé, du +fond de son abbaye, conseilla l’érection d’une +chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Saint-Bernard, +dont les ruines marquent aujourd’hui le premier +pas de Rancé dans la solitude.</p> + +<p>L’évêque de Comminges et l’évêque d’Aleth +avaient combattu au commencement les desseins +extrêmes de Rancé ; ils lui conseillaient cette +médiocrité, caractère de la vertu : « Vous, disaient-ils, +vous ne pensez qu’à vivre pour vous. » +L’évêque d’Aleth approuvait que Rancé se défît +de sa fortune ; mais il s’opposait à son penchant +pour la solitude : « Ce penchant, répétait-il, ne +vient pas toujours de Dieu ; il est souvent inspiré +par un dégoût du monde, dégoût dont le +motif n’est pas toujours pur. »</p> + +<p>Convaincu en ce qui regardait le danger des +biens, l’abbé ne se rendait pas également sur le +point du désert ; il cédait à l’égard de l’abandon +de ses bénéfices : il convenait qu’un abbé commendataire +n’était pas dans l’esprit de l’Église ; +mais il n’entendait parler qu’avec terreur d’une +abbaye régulière. Il s’était souvent écrié : « <i>Moi, +me faire frocard !</i> » Il témoignait de ses perplexités +en écrivant à ses amis : « Mes embarras +extérieurs sont les moindres embarras de ma +vie : je ne puis me défendre de moi-même. »</p> + +<p>Tout est fragile : après avoir vécu quelque peu, +on ne sait si l’on a bien ou mal vécu. L’évêque +d’Aleth se maintint d’abord dans les opinions qui +lui avaient mérité l’attachement de Rancé ; il se +souvenait d’avoir causé avec le futur solitaire à +trois cents pas de la maison de l’évêque, au bord +d’un gave, de même que les vieillards de Platon +s’entretenaient des lois sur la montagne de Crète. +Baissez le ton de la lyre, changez les interlocuteurs, +et le souffle du même torrent vous apportera +des paroles qui seront remplies d’autres +chimères. L’évêque d’Aleth persévéra plusieurs +années dans les saines doctrines, puis il dévia un +peu du droit chemin avec deux autres évêques. +Madame de Saint-Loup en écrivit à Rancé. Quant +au théologal d’Aleth, l’abbé de Vaucelles, il fut totalement +subjugué ; il céda au docteur Arnauld et +se retira dans les Pays-Bas. Il fut envoyé obscurément +à Rome pour ses coreligionnaires sous le nom +de Valoni. L’infidélité avait perdu sa grandeur : +Arius ne tombait plus du milieu du concile de +Nicée, entraînant avec lui une partie de la chrétienté.</p> + +<p>En 1660, Pomponne fut disgracié. Rancé lui +écrivit des compliments de condoléance. Les +considérations qu’il lui fournit sont prises de +haut. Arnauld d’Andilly, frère de Pomponne, +avait traduit une foule de vies qui formèrent l’histoire +des Pères du désert. Louis XIV visita depuis +le bonhomme dans sa retraite, où j’ai moi-même +passé lorsque j’allai voir madame la +duchesse de Duras : elle avait l’intention de +me laisser un petit réduit qu’elle avait acheté sur +les collines de la forêt de Montmorenci. Ces liaisons +de la Trappe et de Port-Royal, qui s’altérèrent +dans la suite, causent de l’attendrissement. +Louis XIV aimait son ancien ministre ; mais il +trouvait que M. de Pomponne n’avait pas assez de +grandeur pour lui.</p> + +<p>A Véretz, où il revenait toujours, Rancé vit +conjurés contre lui une famille nombreuse, des +amis mécontents, des domestiques désolés. En +voulant se réduire à la pauvreté, il éprouvait les +difficultés qu’on rencontre à s’enrichir. On ne pouvait +savoir ce qui le poussait ; car, depuis la mort +de madame de Montbazon, jamais le nom de cette +femme, excepté dans son premier désespoir, n’était +sorti de sa bouche. On sentait en lui une passion +étouffée, qui jetait sur ses moindres actions +l’intérêt d’un combat inconnu.</p> + +<p>Ces souvenirs de la terre étaient une haine de la +vie, devenue chez lui une véritable obsession. Sa +désespérance de l’humanité ressemblait au stoïcisme +des anciens, à cela près qu’il passait par le +christianisme. Les platoniciens de l’école d’Alexandrie +se tuaient pour parvenir au ciel ; mais que de +souffrances pour une pauvre âme, lorsqu’elle se +débat dans cet état ! Elle éprouve les divers mouvements +du suicide, incertitude et terreur, avant +qu’elle ait pris sa résolution.</p> + +<p>« Je vous avoue, dit l’abbé de la Trappe dans +ses lettres, que je ne vois plus un seul homme +du monde avec le moindre plaisir. Il y a tantôt +six ans que je ne parle que de dégagement et +de retraite, et le premier pas est encore à faire ; +cependant le cours de la vie s’achève, et l’on se +réveille à la fin du sommeil, et l’on se trouve +sans œuvres. Je désire tellement d’être oublié +qu’on ne pense pas seulement que j’ai été. »</p> + +<p>Il vendit sa vaisselle d’argent ; il en distribua +le montant en aumônes, se reprochant les retards +qu’il avait mis à secourir les nécessiteux. Il avait +deux hôtels à Paris, dont l’un s’appelait l’hôtel de +Tours : il les donna à l’hôtel-Dieu et à l’Hôpital +général par acte passé devant les notaires Lemoine +et Thomas. Pour dernier sacrifice il se défit de la +terre de Véretz ; mais par un reste de faiblesse il +accorda la préférence aux offres d’un de ses parents : +ce parent ne put réaliser la somme, et le +marché fut rétrocédé à l’abbé d’Effiat. Les cent +mille écus que Rancé reçut de la vente, furent à +l’instant portés aux administrations des hôpitaux.</p> + +<p>On lit des lettres modernes datées de Véretz : +qui a osé écrire de ce lieu après le gigantesque +Pénitent ? Dans les bois de Larçay, jadis propriété +de Rancé, dans les parcs de Montbazon, parmi +des noms qui rappelaient une ancienne vie, le 11 +avril 1825 on trouva un cadavre. Le 10 d’avril, +le jour finissant, une voix fut entendue : « <i>Je suis +un homme mort !</i> » Une jeune fille, cachée avec +son amant dans de hautes bruyères, avait été témoin +d’un meurtre. D’un autre côté, à demi vêtue, +la veuve de Courier (c’était lui dont on avait +retrouvé le cadavre), âgée de vingt-deux ans, +descend la nuit parmi des personnages rustiques +comme une ombre délivrée. Les opinions de Courier +à Véretz avaient réduit son intimité à des +rivalités inférieures : chagrins qui n’intéressent +personne, gémissements qui vont se perdre dans +l’Océan muet qui s’avance sur nous. Peut-être +quelque grive redit-elle l’acte tragique dans les +bois où Rancé avait promené ses misères. Courier +avait écrit dans sa <i>Gazette du Village</i> : « <i>Les rossignols +chantent et l’hirondelle arrive.</i> » Enfant +d’Athènes, il transmettait à ses camarades le +chant du retour de l’hirondelle.</p> + +<p>Courier, savant helléniste, esprit tumultueux, +pamphlétaire à cheval, avait eu le malheur à +Florence de tacher d’encre un feuillet de Longus : +ensuite l’éditeur d’un passage perdu de <i>Daphnis +et Chloé</i> était venu s’ensevelir dans les lieux qu’avait +habités l’éditeur d’Anacréon.</p> + +<p>Si les arbres sous lesquels fut tué Courier existent +encore, qu’est-il resté dans ces ombrages, +que reste-t-il de nous partout où nous passons ? +Paul-Louis Courier aurait-il cru que l’immortalité +pouvait porter la haire et se rencontrer dans les +larmes ? Le réformateur de la Trappe a grandi à +Véretz ; l’auteur du Pamphlet des pamphlets a +diminué. La vie dans sa pesanteur descendit sur +un esprit qui s’était dressé pour morguer le ciel. +Chose remarquable ! Courier, le philosophe, a +fait ses adieux au monde par les mêmes paroles +que Rancé, le chrétien, avait perdues dans les +bois : « Détournez de moi le calice ; la ciguë est +amère. »</p> + +<p>Véretz, au milieu du dix-huitième siècle, était +la possession du duc d’Aiguillon, ministre de +Louis XV. Ce ministre de perdition, comme tous +les hommes d’alors, y fit imprimer à cinq ou sept +exemplaires le <i>Recueil des pièces choisies</i>, pages +obscènes et impies de madame la princesse de +Conti. Le château de Véretz fut démoli pendant +la révolution, piscine de sang où se lavèrent les +immoralités qui avaient souillé la France. A Véretz +et à la Trappe, Rancé a laissé ses deux parts : +à Veretz, la légèreté, l’irréligion, les mauvaises +mœurs, suivies d’une destruction complète ; à la +Trappe la gravité, la sainteté, la pénitence, qui ont +survécu à tout.</p> + +<p>Après la vente de Véretz, Rancé se défit de ses +bénéfices ; il ne se réserva qu’une retraite malsaine, +pour y mourir, la Trappe. Lorsque Louis XIV +prit les rênes de l’État, la France se divisa ; les +uns allèrent combattre l’étranger, les autres se +retirèrent au désert. Trois solitudes demeurèrent +en présence : la Chartreuse, la Trappe et Port-Royal. +A l’abri derrière ses guerriers et ses anachorètes, +la France respira. Le dix-huitième +siècle a voulu effacer Louis XIV, mais sa main +s’est usée à gratter le portrait. Napoléon est venu +se placer sous le dôme des Invalides comme pour +assurer la gloire de Louis. On a eu beau faire +des tableaux, les victoires de l’empire à Versailles +n’ont pu effacer les souvenirs des victoires +du dix-septième siècle. Napoléon a seulement +ramené enchaînés à Louis XIV les rois +que Louis XIV avait vaincus. Bonaparte a fait son +siècle ; Louis a été fait par le sien : qui vivra plus +long-temps, de l’ouvrage du temps ou de celui +d’un homme ? C’est la voix du génie de toutes +les sortes qui parle au tombeau de Louis ; on +n’entend au tombeau de Napoléon que la voix de +Napoléon.</p> + +<p>Avant de nous parler des personnages qu’elle +met en scène, la Grèce nous introduit sur le +théâtre de leurs actions : Prométhée enchaîné +s’entretient avec l’Océan ; les sept chefs devant +Thèbes jurent sur un bouclier noir ; les Perses +pleurent à l’apparition de l’ombre de Darius ; +Œdipe, roi, paraît à la porte de son palais ; Œdipe +à Colone s’arrête près du bois des Euménides ; +prêt à quitter son exil, Philoctète s’écrie : « Adieu, +doux asile de ma misère ! »</p> + +<p>Les écrivains de la Vie des Pères du désert, +Grecs de naissance, ont été fidèles à cet ancien +usage : ils nous montrent Paul, premier ermite, +caché sous un palmier ; Antoine, premier solitaire, +s’enfermant dans un sépulcre ; Pacôme, premier +instituteur des Cénobites, assis sur une pierre à +Thebennes. Nous n’irons pas si loin avec Rancé ; +nous resterons près de Versailles : à trente lieues +des escaliers de marbre de l’Orangerie, qui n’étaient +pas encore souillés de sang, nous trouverons +les austérités de la Thébaïde ; et cependant +le bruit de la cour nous parviendra comme les +murmures des flots du siècle.</p> + +<p>Qu’était-ce que la Maison-Dieu lorsque Rancé +s’y retira ?</p> + +<p>La Maison-Dieu s’appelle aujourd’hui la <i>Trappe</i> : +Trappe, dans le patois du Perche, signifie degré, +vraisemblablement de <i>trapan</i>. Notre-Dame de +la Trappe veut donc dire : Notre-Dame des Degrés.</p> + +<p>L’abbaye de la Trappe fut fondée en 1122 par +Rotrou, second de ce nom, comte du Perche. +Rotrou avait fait vœu, en revenant d’Angleterre, +que s’il échappait au naufrage dont il était menacé, +il bâtirait une chapelle en l’honneur de la +sainte Vierge. Le comte, miraculeusement délivré, +pour conserver la mémoire de son aventure, fit +donner au toit de son église votive la forme d’un +vaisseau renversé. Rotrou III, fils du fondateur, +acheva les bâtiments de la chapelle, qui s’était +changée en monastère. Rotrou III partit pour la +première croisade ; il rapporta de la Palestine des +reliques qui furent déposées par son fils dans la +basilique nouvelle, à laquelle il ne manqua rien +de l’histoire de ces temps : vœu, naufrage, pèlerinage.</p> + +<p>Louis VII était roi de France, et saint Bernard +premier abbé de Clairvaux, lorsque l’abbaye de +la Trappe fut fondée. Serlon IV, abbé de Savigny, +la réunit à l’ordre de Cîteaux en 1144 ; Saint-Germain-des-Prés +se rebâtissait alors dans Paris ; +l’abbaye eut pour bienfaiteur Richard Hurel et +ses fils, qui lui donnèrent la terre de Vastine. +La Trappe fut protégée des papes Alexandre III, +Clément III, Innocent III, Nicolas III, Boniface +VIII, Jean XXI, Benoît XII. Saint Louis +avait pris sous sa protection Notre-Dame de la +Maison-Dieu de la Trappe, afin, dit la charte royale, +que les religieux soient libres, paisibles, exempts +de tous subsides, <i lang="la" xml:lang="la">sint liberi, quieti, exempti ab +omnibus subsidiis</i>. Ce grand nom de Saint Louis +se mêle à toutes les origines de la monarchie. Saint +Louis est le fondateur des monuments de l’Europe +gothique, à compter de Notre-Dame de Paris jusqu’à +la Sainte-Chapelle.</p> + +<p>Par un ancien ménologe et par un relevé des +tombes, on suppose dix-sept abbés depuis le premier +abbé de la Trappe, dom Albode, jusqu’au +cardinal Du Bellay, premier abbé commendataire, +sous François I<sup>er</sup>, en 1526.</p> + +<p>Dom Herbert, abbé, s’étant croisé en 1212 avec +Renaud de Dampierre et Simon de Montfort, fut +pris par le kalife d’Alep ; il demeura trente ans +esclave. Délivré enfin, il fonda l’abbaye des <i>Clairets</i> +dans la dépendance de la Trappe. On s’arrête +à l’épitaphe du seizième abbé à cause de son nom : +dom Robert <i>Rancé</i>. La <i lang="la" xml:lang="la">Gallia Christiana</i> ne fait +pas mention de quelques-uns de ces derniers détails.</p> + +<p>L’abbaye de la Trappe n’était point fortifiée à +l’instar d’autres monastères de qui les abbés, +comme Abbon de Paris, menaient vaillamment +les mains : aussi pendant les deux siècles que les +Anglais ravagèrent la France, la Trappe fut pillée +plusieurs fois, notamment dans l’année 1410.</p> + +<p>D’après les Pouillés, l’abbaye possédait les <i>Terres-Rouges</i>, +les <i>bois de Grimonard</i>, le <i>chemin au +Chêne-de-Bérouth</i>, les <i>Bruyères</i>, les <i>Neuf-Étangs</i> +et les ruisseaux qui en sortent. Par où passait +le chemin au Chêne-de-Bérouth ? D’où venait l’immortalité +de ce chêne, immortalité qui ne dépassait pas +son ombre ? Les bruyères s’étendant vers cet horizon +sont-elles les mêmes que celles mentionnées +aux Pouillés ? Je viens de les traverser ; enfant de +la Bretagne, les landes me plaisent, leur fleur d’indigence +est la seule qui ne se soit pas fanée à ma +boutonnière. Là s’élevait peut-être le manoir de +la châtelaine ; elle consuma ses jours dans les +larmes, attendant son mari, qui ne revint point +de la Terre Sainte avec l’abbé Herbert. Qui naissait, +qui mourait, qui pleurait ici ? Silence ! Des +oiseaux au haut du ciel, volent vers d’autres climats. +L’œil cherche dans les débris de la forêt du +Perche les campaniles abattus, il ne reste plus +que quelques clochetons de chaume : bien que +des <i>sings</i> annoncent encore la prière du soir, +on n’entend plus à travers le brouillard retentir +cette cloche nommée à Aubrac la cloche des <i>Perdus</i>, +qui rappelle les errants, <i lang="la" xml:lang="la">errantes revoca</i>. +Mœurs d’autrefois, vous ne renaîtrez pas ; et si +vous renaissiez, retrouveriez-vous le charme dont +vous a parées votre poussière ?</p> + +<p>Il existe des procès-verbaux connus dans l’ordre +des Bénédictins sous le nom de <i>cartes de visite</i>, +c’est-à-dire cartes d’inspection : la carte de visite +pour l’année 1685 est signée de dom Dominique, +abbé du Val-Richer. Elle décrit l’état de la Trappe +avant la réforme de Rancé : les portes demeuraient +ouvertes le jour et la nuit, et les hommes comme +les femmes entraient librement dans le cloître. +Le vestibule de l’entrée était si noir qu’il ressemblait +beaucoup plus à une prison qu’à une +Maison-Dieu. Ici il y avait une échelle attachée +contre la muraille ; elle servait à monter aux étages +dont les planchers étaient rompus et pourris ; +on n’y marchait pas sans péril. En entrant dans +le cloître, on voyait un toit devenu concave qui +à la moindre pluie se remplissait d’eau ; les colonnes +qui lui servaient d’appui étaient courbées : +les parloirs servaient d’écuries.</p> + +<p>Le réfectoire n’en avait plus que le nom. Les +moines et les séculiers s’y assemblaient pour jouer +à la boule lorsque la chaleur et le mauvais temps +ne leur permettaient pas de jouer au dehors.</p> + +<p>Le dortoir était abandonné, il ne servait de +retraite qu’aux oiseaux de nuit : il était exposé à +la grêle, à la pluie, à la neige et au vent ; chacun +des frères se logeait comme il voulait et où il +pouvait.</p> + +<p>L’église n’était pas en meilleur état : pavés rompus, +pierres dispersées ; les murailles menaçaient +ruine. Le clocher était près de tomber : on ne +pouvait sonner les cloches qu’on ne l’ébranlât tout +entier.</p> + +<p>Il n’y avait d’autres ruisseaux à la Trappe que +ceux que forment les étangs successifs qui s’élèvent +avec le terrain, ni d’autres prairies que les queues +des étangs ; l’air n’était supportable qu’à ceux qui +cherchaient à mourir. Des vapeurs s’élevaient de +cette vallée et la couvraient. « Il est malaisé, écrit +Rancé à madame de Guise, que je me tire de +mes incommodités à l’âge que j’ai et à l’air que +nous habitons ; c’est à la situation toute seule +du pays qu’il s’en faut prendre. Il a plu à Dieu +de nous y mettre ; il savait bien les maux qui +nous en devaient naître : qu’importe où l’on +vive, puisqu’il faut mourir ! »</p> + +<p>Dom Le Nain raconte que « les esprits impurs +faisaient leur séjour dans le monastère et se +nourrissaient des excès qui y régnaient. Ils y +habitaient par troupes, n’y ayant là personne +qui les chassât. »</p> + +<p>Dom Félibien ajoute la vie à ces descriptions, +en y faisant voir la renaissance du culte chrétien.</p> + +<p>« On voit d’abord en entrant ces paroles de Jérémie, +écrites sur la porte du cloître : <i lang="la" xml:lang="la">Sedebit +solitarius et tacebit.</i></p> + +<p>» L’église n’a rien de considérable que la sainteté +du lieu : elle est bâtie d’une manière gothique +et fort particulière ; elle ne laisse pas +d’avoir quelque chose d’auguste et de divin ; le +bout du côté du chœur semble représenter la +poupe d’un vaisseau.</p> + +<p>» Ce qui est digne de considération est la manière +dont ces religieux font l’office ; car vous +les voyez d’une voix ferme et d’un ton grave +chanter les louanges de Dieu. Il n’y a rien qui +touche le cœur et qui élève davantage l’esprit +que de les entendre à matines. Leur église n’étant +éclairée que d’une seule lampe, qui est devant +le grand autel, l’obscurité, jointe au silence +de la nuit, fait que l’âme se remplit de cette +onction sacrée répandue dans tous les Psaumes. +Soit qu’ils soient assis, soit qu’ils soient debout, +soit qu’ils s’agenouillent, soit qu’ils se prosternent, +c’est avec une humilité si profonde, qu’on +voit bien qu’ils sont encore plus soumis d’esprit +que de corps. »</p> + +<p>Sur une inscription de saint Bernard, placée +dans les cloîtres de la Trappe, Ducis composa ces +beaux vers :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Heureuse solitude,</div> +<div class="verse">Seule béatitude,</div> +<div class="verse">Que votre charme est doux !</div> +<div class="verse">De tous les biens du monde,</div> +<div class="verse">Dans ma grotte profonde,</div> +<div class="verse">Je ne veux plus que vous.</div> + +<div class="verse stanza">Qu’un vaste empire tombe,</div> +<div class="verse">Qu’est-ce au loin pour ma tombe,</div> +<div class="verse">Qu’un vain bruit qui se perd ?</div> +<div class="verse">Et les rois qui s’assemblent,</div> +<div class="verse">Et leurs sceptres qui tremblent,</div> +<div class="verse">Que les joncs du désert ?</div> +</div> + +</div> +<p>Quand l’abbé de Rancé introduisait la réforme +dans son abbaye, les moines eux-mêmes n’étaient +plus que des ruines de religieux. Réduits au nombre +de sept, ce reste de cénobites était dénaturé +par l’abondance ou par le malheur. Les moines, +depuis long-temps, avaient mérité des reproches : +dès le onzième siècle, Adalbéron déclare « qu’un +moine est transformé en soldat. » En Normandie, +un supérieur ayant prétendu admonester ses +moines fut flagellé par eux après sa mort. Abailard, +qui tenta en Bretagne d’user de sévérité, se +vit exposé au poison : « J’habite un pays barbare, +disait-il, dont la langue m’est inconnue ; mes +promenades sont les bords d’une mer agitée, +et mes moines ne sont connus que par leur +débauche. » Tout a changé en Bretagne, hors +les vagues qui changent toujours.</p> + +<p>Rancé courut de semblables dangers : aussitôt +qu’il eut parlé de réforme, on parla de le poignarder, +de l’empoisonner, ou de le jeter dans les +étangs. Un gentilhomme du voisinage, M. de Saint-Louis, +accourut à son secours : M. de Saint-Louis +avait passé sa vie à la guerre ; le roi l’estimait, +M. de Turenne l’aimait. Selon Saint-Simon, « c’était +un vrai guerrier, sans lettres aucunes, avec +peu d’esprit, mais un sens le plus droit et le +plus juste que j’aie vu à personne, un excellent +cœur et une droiture, une franchise et une fidélité +admirables<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. » Rancé refusa la généreuse +assistance, disant que les apôtres avaient établi +l’Évangile malgré les puissances de la terre, et +qu’après tout le plus grand bonheur était de mourir +pour la justice.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Saint-Simon, tom. V, p. 131.</p> +</div> +<p>L’abbé menaça ses religieux d’informer le roi de +leur dérèglement : ce nom du roi avait pénétré au +fond des plus obscures retraites.</p> + +<p>Jusque alors nous n’avions senti que le despotisme +irrégulier des rois qui marchaient à regret avec +des libertés publiques, ouvrages des états-généraux, +et exécutées par les parlements ; mais la +France n’avait point encore obéi à ce grand despotisme +qui imposait l’ordre sans permettre d’en +discuter les principes. Sous Louis XIV, la liberté +ne fut plus que le despotisme des lois, au-dessus +desquelles s’élevait, comme régulateur, l’inviolable +arbitraire. Cette liberté esclave avait quelques +avantages : ce qu’on perdait en franchises dans +l’intérieur, on le gagnait au dehors en domination : +le Français était enchaîné, la France libre.</p> + +<p>Les moines donnèrent à regret leur consentement +à la réforme. Un contrat fut passé ; 400 +livres de pension furent accordées à chacun des sept +demeurants, avec permission de rester dans l’enceinte +de l’abbaye ou de se retirer ailleurs ; le +contrat mutuel fut homologué au parlement de +Paris, le 6 février 1663.</p> + +<p>Rancé était toujours perplexe sur lui-même. +Deux frères de l’Étroite Observance, appelés de +Perseigne, arrivèrent et prirent possession de la +Trappe.</p> + +<p>Un accident survenu le 1<sup>er</sup> novembre 1662 contribua +à fixer la résolution de Rancé. Sa chambre, +dans le monastère qu’il avait achevé de réparer, +s’écroula et pensa l’écraser : « Voilà, s’écria-t-il, +ce que c’est que la vie ! » Il se retira aussitôt +dans un coin de l’église. Il entendit chanter le +psaume : <i lang="la" xml:lang="la">Qui confidunt in Domino</i>. Frappé d’une +lumière soudaine, il se dit : « Pourquoi craindrais-je +de m’engager dans la profession monastique ? » +Les difficultés de son esprit s’évanouirent.</p> + +<p>Il partit pour Paris, afin de demander au roi la +permission de tenir en règle l’abbaye de la Trappe. +Quelques hommes saints essayèrent de le détourner +de sa résolution ; mais il dit à l’abbé de Prières, +vicaire général de l’Étroite Observance : « Je ne +vois point d’autre porte à laquelle je puisse +frapper pour retourner à Dieu que celle du cloître ; +je n’ai d’autre ressource, après tant de +désordre, que de me revêtir d’un sac et d’un +cilice en repassant mes jours dans l’amertume +de mon cœur. »</p> + +<p>L’abbé lui répondit : « Je ne sais, monsieur, si +vous comprenez bien ce que vous demandez : +<i lang="la" xml:lang="la">nescis quid petis</i>. Vous êtes prêtre, docteur de +Sorbonne, d’ailleurs homme de condition ; +nourri dans la délicatesse et dans le luxe ; vous +êtes accoutumé à avoir grand train et à faire +bonne chère ; vous êtes en passe d’être évêque +au premier jour ; votre tempérament est extrêmement +faible, et vous demandez d’être moine, +qui est l’état le plus abject de l’Église, le plus +pénitent, le plus caché et même le plus méprisé. +Il vous faudra dorénavant vivre dans les larmes, +dans les travaux, dans la retraite, et n’étudier +que Jésus crucifié. Pensez-y sérieusement. » +Alors l’abbé de Rancé répondit : « Il est vrai, je +suis prêtre, mais j’ai vécu jusqu’ici d’une manière +indigne de mon caractère ; je suis docteur, +mais je ne sais pas l’alphabet du christianisme ; +je fais quelque figure dans le monde, mais j’ai +été semblable à ces bornes qui montrent les +chemins aux voyageurs et qui ne se remuent +jamais. »</p> + +<p>L’abbé de Prières fut vaincu.</p> + +<p>Dans quelques lettres qu’a bien voulu me communiquer +M. Cousin, Rancé fait l’histoire des combats +qu’il eut à soutenir à cette époque. Les quatre +premières s’étendent de l’an 1661 à l’an 1664 ; +elles sont écrites à l’évêque d’Aleth.</p> + +<p>« Je ne puis comprendre, dit-il, que j’aie la hardiesse +d’entreprendre une profession qui ne +veut que des âmes détachées, et que, mes passions +étant aussi vivantes en moi qu’elles sont, +j’ose entrer dans un état d’une véritable mort. +Je vous conjure, monseigneur, de demander à +Dieu ma conversion dans une conjoncture qui +doit être la décision de mon éternité, et qu’après +avoir violé tant de fois les vœux de mon +baptême, il me donne la grâce de garder ceux +que je lui vais faire, qui en sont comme un renouvellement, +avec tant de fidélité que je répare +en quelques manières les égarements de ma +vie passée. »</p> + +<p>Rancé écrivait à ses amis, le 13 avril 1663 : +« Je suis persuadé que vous serez surpris quand +vous saurez la résolution que j’ai formée de +donner le reste de ma vie à la pénitence. Si je +n’étais retenu par le poids de mes péchés, plusieurs +siècles de la vie que je veux embrasser +ne pourraient satisfaire pour un moment de +celle que j’ai passée dans le monde. »</p> + +<p>L’abbé de Prières s’employa principalement +auprès de la reine mère afin d’obtenir du roi +pour que Rancé pût tenir son abbaye en règle. +Louis XIV agréa la requête, mais à la condition +qu’à la mort de cet abbé régulier, la Trappe retournerait +en commende. Le roi tenait aux traités +de sa race. Le brevet fut expédié le 10 mai 1663, +et envoyé à Rome pour être confirmé par Sa +Sainteté. L’évêque de Comminges ayant su que +Rancé était à l’institution à Perseigne pour commencer +son noviciat, l’alla trouver, et lui dit +qu’il craignait que, dans son ardeur, il n’allât +si loin que personne ne le pourrait suivre. L’abbé +répliqua qu’il se modérerait, et il trompa l’évêque : +conversation entre deux soldats ; l’un a +appris à mesurer le péril, l’autre ne l’a jamais +calculé.</p> + +<p>En 1662 Rancé était allé visiter la Trappe et +jeter un coup d’œil sur la solitude éternelle qu’il +devait habiter. Il avait vu les étangs qui se retirent +et s’élèvent en montant dans l’ancienne forêt +du Perche et dont plusieurs sont aujourd’hui +supprimés. Il avait vu partout ces grandes feuilles +solitaires qui flottaient sur les eaux comme un +plancher, et à travers lesquelles les oiseaux aquatiques +faisaient entendre quelques cris. Il hésita +entre cette profonde retraite et son prieuré de +Boulogne-Chambor, qui lui plaisait, parce qu’il +était dans des bois ; mais enfin il se décida +pour la Trappe, à cause de certaine affinité secrète +entre les solitudes de la religion et les +solitudes du passé. Il appela auprès de lui l’abbé +Barbery.</p> + +<p>Rancé dans ces jours-là écrivait à M. l’évêque +d’Aleth : « Comme les choses que je quitte et ma +séparation des embarras extérieurs sont les +moindres attachements de ma vie, que je ne +puis me défaire de moi-même, puisque je me +trouve partout aussi misérable que je l’ai toujours +été, je vous supplie de demander à Dieu +ma conversion. »</p> + +<p>L’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon, n’était pas +un guide sûr. Dans la confusion des doctrines du +temps, l’ami sur le bras duquel vous vous souteniez +prenait au premier détour une autre route, +et vous laissait là.</p> + +<p>Rancé, sentant qu’il était environné de chancelants +compagnons, se décida : il sortit des rangs, +rompit la ligne ; déserteur d’une armée qui ne le +suivait pas, il alla droit de Paris à Perseigne apprendre +la nouvelle profession qu’il s’était promis +d’embrasser. L’abbé de Perseigne le reçut avec +joie, mais avec tremblement. Au bout de cinq +mois de noviciat, il se déclara chez Rancé une +maladie dont il parle dans ses lettres, maladie +d’autant plus dangereuse qu’elle avait été long-temps +dissimulée. Les médecins le condamnèrent +s’il ne quittait la vie monastique ; l’abbé s’obstina, +se fit transporter à la Trappe, et guérit. Retourné +à Perseigne, il écrivit à l’évêque d’Aleth : « Le +temps de mes épreuves est près de finir : mon +cœur n’en est pas moins rempli de misères. +Je ne puis comprendre que j’aie la hardiesse de +prendre une profession qui ne veut que des +âmes détachées, et que mes passions étant aussi +vivantes en moi qu’elles le sont, j’ose entrer +dans un état d’une véritable mort. »</p> + +<p>Il fit un adieu général au monde. D’une course +nouvelle, il s’élança après le Fils de Dieu, et ne +s’arrêta qu’à la croix.</p> + +<p>On l’employa utilement pour son ordre pendant +son noviciat. La réforme avait été établie au monastère +de Champagne. Les moines résistaient ; la +noblesse appuyait les moines : l’esprit frondeur +n’était pas encore éteint : restait à rendre l’arrière-faix +de la discorde. Ce moment de péril interrompit +le noviciat de Rancé : on le fit courir au secours +de l’Étroite Observance. Vingt-cinq gentilshommes, +conduits par le marquis de Vassé, sous +prétexte d’une partie de chasse, se présentèrent +à une abbaye dans le dessein d’en expulser le parti +des réformes. Rancé arrivait ; il leur demanda ce +qu’ils voulaient : il fut reconnu par Vassé, auquel +il avait rendu jadis un important service. Vassé +courut à lui, l’embrassa, et consentit à laisser en +paix les religieux.</p> + +<p>Revenu à Perseigne, le prieur parla d’envoyer +en Touraine l’abbé, dont le noviciat n’était pas +encore achevé. Le postulant s’y refusa, disant que +cette tournée l’exposerait à des <i>périls</i>. L’historien +se sert deux fois de ce mot sans le comprendre : +l’explication est que Véretz, tout vendu qu’il +était, barrait le chemin ; les périls qui menaçaient +Rancé étaient des souvenirs. Étonné de la résistance, +le prieur manda à l’abbé de Prières que le +nouveau moine lui paraissait un homme attaché +à son sens. L’abbé de Prières voulut parler à +Rancé ; celui-ci alla le trouver à quatre lieues de +Paris : le grand conspirateur de solitude le charma, +car l’abbé Le Bouthillier avait des bienséances +difficiles à distinguer de la véritable humilité : un +éclair de la vie passée de l’homme du monde, +plongeait dans les rudesses de la Foi.</p> + +<p>Avant de prononcer ses vœux à Perseigne, +Rancé retourna à la Trappe : il y lut son testament ; +il donne ce qui lui reste à son monastère. +Il s’accuse d’avoir été, par son insouciance, la +cause d’un grand nombre de malversations ; il déclare +parler sans exagération et sans excès ; il +proteste que sa confession est aussi sincère que +s’il était devant le tribunal de Jésus-Christ ; il +abandonne à ses frères tous ses meubles ; il leur +remet particulièrement ses livres. « Si, par des +événements qu’on ne peut prévoir, dit-il, la +réforme cessait d’être à la Trappe, je donne +ma bibliothèque à l’Hôtel-Dieu de Paris pour +être vendue au profit des pauvres et des malades. »</p> + +<p>Rancé a l’air d’avoir un pressentiment des malheurs +qui fondirent un siècle et demi plus tard +sur son abbaye. Il laissa sa bibliothèque à ses religieux, +lui qui ne voulait pas qu’un moine s’occupât +d’études.</p> + +<p>Ici on aperçoit madame de Montbazon pour la +dernière fois. Astre du soir, charmant et funeste, +qui va pour toujours descendre sous l’horizon. +Aux dires de dom Gervaise, Rancé avait nombre +de lettres de cette femme et deux portraits d’elle : +l’un la représentait telle qu’elle était à son mariage, +l’autre telle qu’elle était au moment où +elle devint veuve. Ces secrets d’amour étaient +à la garde de la religion. La mère Louise +avait pour surveiller ses dépôts, la faiblesse et +la force nécessaires, l’indulgence d’une femme +qui a failli et le courage d’une femme qui se repent. +Le matin même de ses vœux, Rancé écrivit +à Tours pour donner l’ordre de jeter les lettres +au feu et pour faire renvoyer les portraits à M. de +Soubise, fils de madame de Montbazon<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. Rompre +avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais +avec les souvenirs ! Le cœur se brise à la séparation +des songes, tant il y a peu de réalités dans +l’homme.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Dom Gervaise, etc.</p> +</div> +<p>Une autre lettre écrite à la mère Louise, le +14 juin 1664, porte : « J’attends avec une humble +patience l’heureux moment qui doit m’immoler +pour toujours à la justice de Dieu. Tous mes +moments sont employés à me préparer à cette +grande action. Je n’appréhende rien davantage, +sinon que l’odeur de mon sacrifice ne soit pas +agréable à Dieu ; car il ne suffit pas de se donner, +et vous savez que le feu du ciel ne descendait +point sur le sacrifice de ce malheureux +qui offrait à Dieu des victimes qui ne lui étaient +point agréables. »</p> + +<p>On n’a jamais fait attention à cette plainte, qui +sort du cœur de Rancé comme de ces boîtes harmonieuses +faites dans les montagnes, qui répètent +le même son ; cette plainte n’indique point +son objet elle se confond avec les accusations +dont le souffrant charge la vie. Résolu de s’ensevelir +à la Trappe, Rancé fit d’abord un voyage +à son prieuré de Boulogne, puis il partit pour +la Trappe, résolu de s’ensevelir au milieu de ces +jardins solitaires, comme jadis les souverains à +Babylone.</p> + +<p>Les expéditions de la cour de Rome pour tenir +en règle l’abbaye de la Trappe arrivèrent. Rancé +aurait voulu se régénérer avec dom Bernier, ancien +religieux de la Trappe mal vivant jusqu’alors, +et enfin touché de la grâce ; mais dom Bernier +ne fut prêt que quatre mois plus tard. Le +26 juin 1664, Rancé fit profession entre les +mains de dom Michel de Guiton, commissaire +de l’abbé de Prières, avec deux autres novices, +dont l’un, appelé Antoine, avait été domestique +de Rancé. De serviteur qu’il était, il +devint l’égal de son maître dans les aplanissements +du ciel. Quatre jours après, Pierre Félibien +prit, au nom de l’abbé de Rancé, possession de +l’abbaye de la Trappe en qualité d’abbé régulier. +Rancé reçut la bénédiction abbatiale des +mains de l’évêque irlandais d’Arda, assisté de l’abbé de +Saint-Martin de Séez. L’abbé de la Trappe se rendit +dès le lendemain à son monastère. Et pourtant +il écrivait à un de ses amis : « Ma disposition +n’est qu’une pure résignation à la Providence. +Priez pour moi. »</p> + +<p>Ce premier séjour de Rancé à la Trappe ne fut +pas long. Il faisait réparer de tous les côtés l’abbaye ; +mais tandis qu’il donnait des règlements +nouveaux, il fut appelé à Paris à l’assemblée générale +des communautés régularisées. Ce jeune +homme, naguère si dépendant de l’opinion du +monde, se rendit au lieu de la réunion dans une +charrette comme un mendiant ; affectation dont +il ne put débarrasser sa vie. L’assemblée le nomma +pour aller en cour de Rome plaider la cause de +la réforme. Avant son départ, il s’aboucha avec +le cardinal de Retz, qui s’était avancé jusqu’à +Commercy. Ensuite Rancé retourna quelques jours +à la Trappe. Il s’occupait comme un humble frère. +Il disait : « Sommes-nous moins pécheurs que +les premiers religieux de Cîteaux ? Avons-nous +moins besoin de pénitence ? » On lui représentait +que, plus faibles, on ne pouvait plus pratiquer les +mêmes austérités : « Dites, répondait-il, que +nous avons moins de zèle. » D’un consentement +unanime, les religieux se privèrent de l’usage +du vin et de celui du poisson ; ils s’interdirent +la viande et les œufs. Il s’introduisit une +manière honnête de parler et d’agir les uns avec +les autres ; ils respectaient en eux l’homme racheté, +s’ils méprisaient l’homme tombé.</p> + +<p>Dans la distribution du travail, une portion +d’un terrain inculte était échue à Rancé : au premier +coup de bêche, il rencontra quelque chose +de dur : c’était d’anciennes pièces d’or d’Angleterre. +Il y en avait soixante, chacune valant +sept francs : ce présent de la Providence aide Rancé +à faire son voyage. Ayant convoqué ses moines +il leur fit ses adieux : « J’ai à peine le temps, leur +dit-il, de vous remettre devant les yeux cette +parole de saint Bernard : <i>Mon fils, si vous saviez +quelles sont les obligations d’un moine, vous +ne mangeriez pas une bouchée de pain sans l’arroser +de vos larmes.</i> » Puis il ajouta : « Je prie +Dieu d’avoir pitié de vous comme de moi. S’il +nous sépare dans le temps, qu’il nous réunisse +dans l’éternité. »</p> + +<p>Les religieux se prosternèrent pour demander +à Dieu la conservation de leur abbé.</p> + +<p>Le nouveau Tobie partit pour Ninive : il n’allait +pas épouser la fille de Raguel ; la fille de Raguel +n’était plus. Le voyageur qui accompagnait Rancé +n’était pas Raphaël, mais l’Esprit de la pénitence ; +cet Esprit ne se mettait pas en route pour réclamer +de l’argent, mais la misère. Lorsqu’on erre +à travers les saintes et impérissables Écritures où +manquent la mesure et le temps, on n’est frappé +que du bruit de la chute de quelque chose qui +tombe de l’éternité.</p> + +<p>Le grand expiateur avait retrouvé à Châlons-sur-Saône +l’abbé du Val-Richer, son compagnon +désigné de voyage. A Lyon, il baisa la boîte qui +renfermait le cœur de saint François de Sales. Il +traversa les Alpes, et arriva à Turin : il n’y vit +point le saint suaire. A Milan le tombeau de saint +Charles Borromée l’appela : heureux les morts +quand ils sont saints ! ils retrouvent leur matin +dans le ciel. Sainte Catherine à Bologne attira la +vénération de Rancé : c’étaient là les antiquités qu’il +cherchait : il faisait consister sa repentance à ne +rien voir ; ses yeux étaient fermés à ces ruines +dont l’abbé de La Mennais nous fait une peinture +admirable :</p> + +<p>« De superbes palais, dit-il, se dégradent d’année +en année, montrant encore, à travers leurs +élégantes fenêtres ouvertes à la pluie et à tous +les vents, les vestiges d’un faste que rien ne rappelle +dans nos chétives constructions modernes, +d’un luxe grandiose et délicat dont les arts divers +avaient à l’envi réalisé les merveilles. La +nature qui ne vieillit jamais s’empare peu à peu +de ces somptueuses villas, œuvres altières de +l’homme et fragiles comme lui. Nous avons vu +des colombes nicher sur des corniches d’une +salle peinte par Raphaël, le câprier sauvage enfoncer +ses racines entre les marbres déjoints, +et le lichen les recouvrir de ses larges plaques +vertes et blanches. »</p> + +<p>De Bologne à Florence, Rancé, sur une route +triste dans les Apennins, fut renversé à terre de +son cheval par le vent. A Florence le pèlerin ne +s’enquit point de Dante et de Michel-Ange : quand, +à mon tour, j’ai cheminé parmi ces débris, j’étais +interdit. Rancé reçut les honneurs de la duchesse +de Toscane. On regrette qu’il ne se soit pas arrêté +plus loin au vallon d’Égérie : il aurait pu mener +des Lémures saluer Néère et Hostia là où tant +de femmes avaient passé. Enfin il entra dans la +ville des saints apôtres. O Rome, te voilà donc +encore ! Est-ce ta dernière apparition ? Malheur +à l’âge pour qui la nature a perdu ses félicités ! +Des pays enchantés où rien ne vous attend sont +arides : quelles aimables ombres verrais-je dans +les temps à venir ? Fi ! des nuages qui volent sur +une tête blanchie !</p> + +<p>Rancé était arrivé le 16 novembre 1664, six +semaines après l’abbé de Cîteaux accouru pour +combattre l’Étroite Observance. Il fut appelé à +l’audience du pape le 2 de décembre 1664, à +Monte-Cavallo. Il lui dit : <i lang="la" xml:lang="la">Beatissime pater, ad +Sanctitatis Vestræ pedes humiliter accedimus<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</i> +Alexandre VII l’accueillit par ces paroles : <i lang="la" xml:lang="la">Adventus +vester non solum gratus est nobis, sed expectavimus +eum.</i> « Votre venue ne nous est pas seulement +agréable, mais nous l’attendions. » Sa +Sainteté reçut avec respect des lettres de la Reine-Mère, +de Mademoiselle, du prince de Conti et +de madame de Longueville, dont les signatures +étaient en contraste avec les vertus de Rancé. +Malheureusement alors les rangs comptaient plus +que les mœurs. Rancé fit entendre ces paroles +soumises : « Très-saint père, sorti des monastères +où nos péchés nous ont obligé de nous +retirer, nous venons écouter Votre Sainteté +comme l’oracle par lequel le Seigneur veut +nous faire connaître ses volontés. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Maupeou, tom. I, page. 58.</p> +</div> +<p>Cette soumission ne rassura pas tellement le +pape que Rancé ne se crût obligé de s’expliquer : +« Les Pères de la Trappe, dit-il, n’avaient pas +prétendu se soustraire à la juridiction ecclésiastique, +pour aller devant les tribunaux séculiers. » +Point délicat par lequel Rancé sut déterminer +ensuite en sa faveur les décisions de +Louis XIV. Il fut résolu que Sa Sainteté commettrait +l’examen de l’Étroite Observance au jugement +d’une congrégation de cardinaux. Rancé +se retira satisfait, il écrivit : « Je fus auprès de +Sa Sainteté une heure et demie ; on ne pourrait +attendre plus de marques de bénignité et de +bonté que Sa Sainteté n’en fit paraître. »</p> + +<p>Rancé alla voir le Père Bona, qui, devenu cardinal, +lui conserva de l’amitié. Des commissaires +furent nommés par le pape pour étudier l’affaire. +On instruisit Rancé qu’il n’obtiendrait pas ce +qu’il désirait. Au commencement de l’année 1665, +Rancé apprit que les décisions des cardinaux ne +lui seraient pas favorables, et que des lettres +venues de France lui faisaient tort : il se présenta +au Vatican, où l’on bénit la ville et le monde.</p> + +<p>L’affaire pour laquelle Rancé était venu ne +plaisait point. D’un autre côté, les ordres monastiques +de la Commune Observance traitaient +les réformateurs d’hommes singuliers, voisins +du schisme ; la règle étroite ne trouva parmi les +grandes congrégations de Rome que la voix de +quelques moines inconnus d’une vallée du Perche. +En vain Rancé fut protégé par Anne d’Autriche, +la perspicacité italienne voyait que la +mère de Louis XIV se mourait ; or, la tombe, +toute souveraine qu’elle est, a peu de crédit. +Alors Rancé, voyant sa cause perdue, se remit +en route pour la Trappe. A peine fut-il sorti de +Rome que son entreprise fut surnommée <i>une +furie française, <span lang="it" xml:lang="it">una furia francese</span></i>, comme on appelle +notre courage. En arrivant à Lyon il se hâta +d’écrire :</p> + +<p>« Tous mes proches commencent à être d’un +même sentiment sur mon sujet, et j’ai reçu +hier une lettre qui vous surprendrait si vous +l’aviez vue. Mon départ fit pourtant quitter +Rome à M. de Cîteaux, qui nous était un très-grand +obstacle, lequel, croyant me devoir suivre +en France, sursit dans l’esprit de nos juges +les desseins qu’ils avaient sur notre affaire. »</p> + +<p>L’abbé de Prières, ayant appris l’arrivée de +Rancé, lui manda, le 24 février 1665, de retourner +en Italie. Prières était une abbaye de +Bernardins fondée en 1250, à trois lieues de La +Roche-Bernard, à l’embouchure de la Villaine, +dans ma pauvre patrie. Bien que Rancé fût persuadé +de l’inutilité de ce second voyage, il obéit. +Une personne inconnue voulut faire accepter à +Rancé une bourse où il y avait quarante louis : +Rancé n’en prit que quatorze.</p> + +<p>L’Apennin revit sur ses sommets ce voyageur +qui n’écrivait ni ne faisait de journal. A Monte-Luco, +parmi des bois d’yeuses, Rancé put apercevoir +des ermitages blancs déjà habités de son +temps, et où le comte Potoski s’est depuis caché. +Rancé portait avec lui une chère remembrance, +mais c’était la première fois qu’il voyageait : il +n’avait pas été dix-sept ans, comme Camoëns, +exilé au bout de la terre, ainsi que le raconte si +bien M. Magnin ; il ne pouvait pas dire sur un +vaisseau, en présence des rochers de Bab-el-Mandeb : +« Madame, je demande de vos nouvelles +aux vents qui viennent de la contrée que vous +habitez, aux oiseaux qui vous ont vue. » Le +souffle de la religion et la voix des anges ne laissaient +arriver jusqu’à Rancé que des souvenirs +expiatoires. Le soldat de la nouvelle légion +chrétienne rentra le 2 d’avril 1665 à ce camp vide +des prétoriens, où l’on ne voit plus que des +martres et la fumeterre des chèvres, qui tremble +sur les murs. « Rome, dit Montaigne, seule ville +commune et universelle ! Pour être des princes +de cet état, il ne faut qu’être de chrétienté. +Il n’est lieu ici-bas que le ciel ait embrassé avec +telle influence de faveur et telle constance : sa +ruine même est glorieuse et enflée. »</p> + +<p>Rancé monta au Vatican ; il parcourut inutilement +le grand escalier désert foulé par tant de +pas effacés, d’où descendirent tant de fois les +destinées du monde. Il adressa une supplique aux +cardinaux. Un d’entre eux s’emporta : les réclamations +de l’indigence le mettaient en colère. +L’abbé de Rancé répondit : « Ce n’est point la +passion, monseigneur, qui me fait parler ; c’est +la justice. »</p> + +<p>« Ce grand homme, dit Pierre Le Nain, traitait +les affaires à la façon des anges, avec la paix +de son cœur et une parfaite soumission aux +ordres du ciel. »</p> + +<p>Lorsque Rancé parut à Rome en 1664, et qu’il +y revint au mois d’avril 1665, Alexandre VII, +Fabio Chigi, occupait la tiare. On recherchait +les traces de l’ambition de dona Olympia +sous Innocent X comme on visite les dégâts d’un +siége levé. Il n’est resté des Pamphili que la villa +de ce nom. « Quant à Alexandre VII, dit le cardinal +de Retz, il se communiquait peu ; mais +ce peu qu’il se communiquait était mesuré et +sage, <i lang="it" xml:lang="it">savio col silentio</i>. »</p> + +<p>Dans d’autres courses à Rome, le cardinal de +Retz trouva qu’il s’était trompé, et que Chigi +n’était pas grand’chose. Après l’élection de Chigi, +Barillon avait dit au coadjuteur : « Je suis résolu +de compter les carrosses pour en rendre ce soir +un compte exact à M. de Lionne : il ne faut pas +lui épargner cette joie. » Tels étaient le langage, +la politique et les mœurs que Rancé rencontra +au tombeau des saints apôtres. Innocent X avait +condamné les cinq propositions ; Alexandre VII +changea quelques mots au <i>Formulaire</i>. Ces changements +furent agréés par Louis XIV ; mais en +même temps, pour réparation d’une insulte faite +au duc de Créqui, il exigea qu’une pyramide fût +élevée devant l’ancien corps de garde des Corses, +pyramide qui ne fut abattue que sous Clément IX. +Alexandre VII canonisa saint François de Sales, +créa une nouvelle bibliothèque, et s’occupa lui-même +de lettres. On a de lui un volume de poésie +intitulé : <i lang="la" xml:lang="la">Philomati Musæ juveniles</i>, seul rapport +qu’il eut avec l’éditeur des œuvres d’Anacréon, +si ce n’est le cercueil qu’il fit mettre sous son lit +le jour de son exaltation au pontificat.</p> + +<p>Pendant le voyage de Rancé à Lyon, le cardinal +de Retz était revenu à Rome. Il reçut bien son +ami le converti, et le força d’accepter chez lui un +logement. Rancé ne tira aucun fruit du passage du +coadjuteur à Rome, si ce n’est quelques audiences +inutiles qu’il lui fit obtenir du pape. Le rôle actif +du chef de la Fronde était fini : il y a un terme à +tout ce qui n’est pas de la grande nature humaine.</p> + +<p>Le cardinal de Retz était petit, noir, laid, maladroit +de ses mains ; il ne savait pas se <i>boutonner</i>. +La duchesse de Nemours confirme ce portrait de +Tallemant des Réaux : « Le coadjuteur vint, dit-elle, +en habit déguisé, voir le cardinal Mazarin. +M. le Prince, qui sut cette visite, en parla au +cardinal, lequel lui tourna fort ridiculement et +le coadjuteur, et son habit de cavalier, et ses +plumes blanches et ses jambes tortues ; et il +ajouta encore à tout le ridicule qu’il lui donna +que s’il revenait une seconde fois déguisé, il +l’en avertirait, afin qu’il se cachât pour le voir +et que cela le ferait rire. »</p> + +<p>Les portraits du cardinal de Retz n’offrent pas +ces difformités : dans l’air du visage il a quelque +chose de froid et d’arrogant de M. de Talleyrand, +mais de plus intelligent et de plus décidé que +l’évêque d’Autun.</p> + +<p>Né à Montmirail au mois d’octobre 1614 d’une +famille florentine qui conseilla la Saint-Barthélemy, +le cardinal ne montra pas les vertus que +tâcha de lui inspirer saint Vincent de Paul, son +précepteur : l’homme du bien, en ces temps-là, +touchait à l’homme du mal, et il restait dans celui-ci +quelque impression de la main qui l’avait +modelé. Retz écrivit la Conjuration de Fiesque, +ce qui fit dire au cardinal de Richelieu : « Voilà +un dangereux esprit. » La pourpre romaine avait +cela d’avantageux qu’elle créait un homme indépendant +au milieu des cours. Retz professait du +respect pour quiconque avait été chef de parti, +parce qu’il avait honoré ce nom dans les Vies de +Plutarque : l’antiquité a long-temps gâté la France. +Il disait qu’à son âge César avait six fois plus de +dettes que lui : après cela il fallait conquérir le +monde, et Retz conquit Broussel, une douzaine +de bourgeois, et fut au moment d’être étranglé +entre deux portes par le duc de Larochefoucauld.</p> + +<p>Retz, à son début, aima sa cousine, mademoiselle +de Retz : elle montrait, dit-il, tout ce que +la <i lang="it" xml:lang="it">morbidezza</i> a de plus tendre, de plus animé et +de plus touchant.</p> + +<p>Suspect à Richelieu, ayant eu l’audace de muguetter +ses femmes, le lovelace tortu et batailleur +fut obligé de s’enfuir. Il alla à Venise, où il pensa +se faire assassiner pour la signora Vendradina ; +il erra dans la Lombardie, se rendit à Rome, discuta +à la Sapience, eut une querelle avec le prince +de Schomberg, et revint en France. Ses mésintelligences +avec le cardinal de Richelieu continuèrent +à propos de madame de la Meilleraie. Il lui passa +par la tête de hasarder un assassinat sur le cardinal ; +mais il sentit <i>ce qui pouvait être une peur</i>. +Bassompière, prisonnier à la Bastille, l’engagea +avec des intrigants. La bataille de la Marfée eut +lieu ; le comte de Soissons la gagna et fut tué. Cette +mort contribua à fixer le cardinal de Retz dans la +profession ecclésiastique. Une dispute commencée +avec un ministre protestant lui acquit quelque +renom. Il se lia avec mademoiselle de Vendôme +par l’aventure où il rivalisa de courage avec M. de +Turenne contre des capucins qui se baignaient à +Neuilly : les conditions peu morales de cette liaison +sont rapportées dans les <i>Mémoires</i>. Enfin, en vertu +des protections de ces temps, il fut nommé coadjuteur +de Paris, dont son oncle, M. de Gondy, +occupait le siége.</p> + +<p>Vint la Fronde. Mazarin finit par enfermer le +coadjuteur au château de Vincennes ; de là transféré +au château de Nantes, il s’en évada : quatre +gentilshommes l’attendaient au bas de la tour, +dont il se laissa dévaler. Caché dans une meule +de foin, mené à Beaupréau par M. et madame de +Brissac, il fut transporté à Saint-Sébastien en Espagne, +sur une balandre de la Loire. Il vit à Saragosse +un prêtre qui se promenait seul, parce qu’il +avait enterré son dernier paroissien pestiféré. A +Valence, les orangers formaient les palissades des +grands chemins, Retz respirait l’air qu’avait respiré +Vannozia. Embarqué pour l’Italie, à Maïorque +le vice-roi le reçut : il entendit des filles +pieuses à la grille d’un couvent : elles chantaient. +Après trois jours il traversa le canal de la Corse, +alors inconnu, aujourd’hui fameux. Il arriva à +Porto-Longone ; il se rendit à Porto-Ferraïo, qui +plus tard reçut Bonaparte, homme d’un autre +monde, changé d’empire, jamais détrôné. Enfin +il prit terre à Piombino, et poursuivit sa route +vers Rome.</p> + +<p>Un conclave s’ouvrit en 1655 par la mort +d’Innocent X. Le cardinal de Retz s’attacha à +l’escadron volant : Chigi fut élu sous le nom +d’Alexandre VII. Retz fit courir le bruit qu’il +avait contribué à l’élection : Joly, son secrétaire, +assure qu’il n’en fut rien.</p> + +<p>Retz se retira à Besançon, séjourna à Constance, +puis à Ulm, et il alla voir en Angleterre Charles II, +dont il avait secouru la mère pendant la Fronde.</p> + +<p>Mazarin mourut le 9 mars 1661. Rentré en +France, Retz entreprit deux ouvrages : l’un, sa +généalogie (insipidité du temps : on compte ses +aïeux lorsqu’on ne compte plus) ; l’autre, une +histoire latine des troubles de la Fronde, de même +que Sylla écrivit en grec ses proscriptions. Le +cardinal vint saluer le roi à Fontainebleau. Reçu +avec froideur, les jeunes gens se demandaient +comment cet avorton avait jamais pu être quelque +chose : ils n’avaient pas vu Couthon. Alors commença +ou plutôt se renoua la liaison du cardinal +et de madame de Sévigné.</p> + +<p>Celle-ci, dont on a publié peut-être trop de +lettres, ne pouvait se garantir de la raillerie, +même envers les gens qu’elle croyait aimer : elle +appelait le cardinal de Retz le <i>héros du bréviaire</i>. +Le cardinal était à Saint-Denis en 1649. Madame +de Sévigné annonce, nombre d’années après, au +vieil acrobate mitré, que Molière lui lira, à lui, +<i>Trissotin</i>, et que Despréaux lui fera connaître son +<i>Lutrin</i>. Elle parle du <i>bon cardinal</i> ; elle nous apprend +qu’il se fait peindre par un religieux de +Saint-Victor, qu’il donnera son image à madame +de Grignan, laquelle ne s’en souciait pas du tout. +Madame de Sévigné se promène comme une bonne +avec le malade ; elle insiste pour que sa fille accepte +une cassolette de lui, et sa fille la refuse +avec dédain. On peut lire là-dessus une excellente +leçon de M. Ampère. Mais à mesure que l’on +approche de la fin du cardinal, l’admiration de +madame de Sévigné baisse, parce que ses espérances +diminuent. Légère d’esprit, inimitable de +talent, positive de conduite, calculée dans ses +affaires, elle ne perdait de vue aucun intérêt, et +elle avait été dupe des intentions testamentaires +qu’elle supposait au coadjuteur.</p> + +<p>Joly, la duchesse de Nemours, La Rochefoucauld, +madame de Sévigné, le président Hénault +et cent autres, ont écrit du cardinal Retz : c’est +l’idole des mauvais sujets. Il représentait son +temps, dont il était à la fois l’objet et le réflecteur. +De l’esprit comme homme, du talent comme +écrivain (et c’était là sa vraie supériorité) l’ont +fait prendre pour un personnage de génie. Encore +faut-il remarquer qu’en qualité d’écrivain il +était court comme dans tout le reste : au bout +des trois quarts du premier volume de ses <i>Mémoires</i>, +il expire en entrant dans la raison. Quant +à ses actions politiques, il avait derrière lui +la puissance du parlement, une partie de la cour +et la faction populaire, et il ne vainquit rien. Devant +lui il n’avait qu’un prêtre étranger, méprisé, +haï, et il ne le renversa pas : le moindre de nos +révolutionnaires eût brisé dans une heure ce qui +arrêta Retz toute sa vie. Le prétendu homme d’État +ne fut qu’un homme de trouble. Celui qui joua +le grand rôle était Mazarin ; il brava les orages +enveloppé dans la pourpre romaine : obligé de se +retirer en face de la haine publique, il revint par +la passion fidèle d’une femme, et nous amenant +Louis XIV par la main.</p> + +<p>Le coadjuteur finit ses jours en silence, vieux +réveille-matin détraqué. Réduit à lui-même et +privé des événements, il se montra inoffensif : non +qu’il subît une de ces métamorphoses avant-coureurs +du dernier départ, mais parce qu’il avait la +faculté de changer de forme comme certains scarabées +vénéneux. Privé du sens moral, cette privation +était sa force. Sous le rapport de l’argent +il fut noble ; il paya les dettes de sa royauté de la +rue, par la seule raison qu’il s’appelait <i>M. de Retz</i>. +Peu lui importait du reste sa personne : ne s’est-il +pas exposé lui-même au coin de la borne ? On +le pressait de dicter ses aventures, et le romancier +transformé en politique les adresse à une +femme sans nom, chimère de ses corruptions +idéalisées : « Madame, quelque répugnance que +je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma +vie, néanmoins, comme vous me l’avez demandée, +je vous obéis. »</p> + +<p>N’ayant plus où se prendre, il s’était fait le familier +de Dieu, comme en sa jeunesse il avait +serré la main des quarteniers de Paris. Il passait +ses jours aux églises ; on prêtait l’oreille pour ouïr +son cri du fond de l’abîme, pour pleurer aux +Psaumes de la pénitence ou aux versets du <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i>, +et l’on écoutait en vain. Les sépulcres, +les images du Christ ne l’enseignaient pas : uniquement +épris de sa personne, il ne se rappelait +que le rôle qu’il avait joué, sans s’embarrasser de +sa vie morale. Il inspectait les lambeaux de ce +qu’il fut pour se reconnaître ; il éventait ses iniquités, +afin de se former une idée semblable de +lui-même ; puis il venait écrire les scandales de +ses souvenirs. En l’exhumant de ses <i>Mémoires</i> on +a trouvé un mort enterré vivant qui s’était dévoré +dans son cercueil.</p> + +<p>Joueur jusqu’à la fin, ne lui vint-il pas dans +l’esprit de se retirer à la Trappe, et d’écrire ses +Mémoires sur la table où Rancé écrivait ses Maximes ! +Rancé fut obligé d’aller à Commercy pour +détourner le cardinal de son pieux dessein. Bossuet +s’était malheureusement écrié : « Le coadjuteur +menace Mazarin de ses tristes et intrépides +regards. » Les grands génies doivent peser +leurs paroles ; elles restent, et c’est une beauté +irréparable.</p> + +<p>Homme de beaucoup d’esprit, mais prélat sans +jugement et évêque sacrilége, Retz contraria l’avenir +de Dieu : il ne se douta jamais qu’il y eût +plus de gloire dans un chapelet récité avec foi +que dans tous les hauts et les bas de la destinée. +Esprit aux maximes propres à des brouilleries +plutôt qu’à des révolutions, il essaya la Fronde à +Saint-Jean-de-Latran, se croyant toujours dans la +<i>Cour des Miracles</i>. Indifférent et mélancolieux, +cet Italien francisé se trouva sur le pavé lorsque +Louis XIV eut jeté les baladins à la porte, même +en respectant beaucoup trop en eux leur vie passée +et l’habit qu’ils avaient sali. Place entre la +Fronde, qui permettait tout, et le maître de Versailles, +qui ne souffrait rien, le coadjuteur s’écriait : +« Est-il quelqu’un pire que moi ? » avec le +même orgueil que Rousseau s’écrie : « Est-il quelqu’un +meilleur que moi ? » Retz continua ses +passepieds jusqu’à sa mort : mais il faut être Richelieu +pour ne pas s’amoindrir en dansant une +sarabande, castagnettes aux doigts, et en pantalon +de velours vert.</p> + +<p>Ce n’est donc pas à l’hôtel du cardinal de Retz +que Rancé aurait pu apprendre à se plaire dans la +capitale du monde chrétien. La société de Rome +ne pouvait lui offrir aucune ressource.</p> + +<p>Néanmoins à l’époque de Rancé, Rome n’était +pas dépourvue de Français dignes de lui : en 1664 +Poussin avait acheté, de la dot de sa femme, une +maison sur le mont Pincio, auprès d’un casino de +Claude Lorrain, en face de l’ancienne retraite de +Raphaël, au bas des jardins de la villa Borghèse ; +noms qui suffisent pour jeter l’immortalité sur +cette scène. Le Poussin mourut au mois de novembre +1665 et fut enterré dans <i>Saint-Laurent <span lang="it" xml:lang="it">in +Lucinia</span></i>. Si Rancé eût attendu seulement cinq ou +six mois, il aurait pu assister à des funérailles +avec l’abbé Nicaise, auteur d’un voyage à la +Trappe, là où je n’ai eu que l’honneur de placer +un buste. Le réformateur aimait les tableaux, témoin +ceux qu’il avait lui-même esquissés : en +voyant le cercueil du Poussin, il aurait été touché, +tandis que se serait augmenté son mépris pour +la gloire humaine. « J’ai rencontré Poussin, dit +Bonaventure d’Argonne, dans les débris de +Rome, ou dessinant sur les bords du Tibre. » +L’abbé Antoine Arnauld, de la génération de Port-Royal, +affilié depuis à la Trappe, avait aussi fréquenté +l’auteur du tableau du Déluge. Ce tableau +rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la +main du vieillard : admirable tremblement du +temps ! souvent les hommes de génie ont annoncé +leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur +âme qui s’envole.</p> + +<p>Enfin la <i>Léonora</i> de Milton pouvait, à la rigueur, +exister : Mazarin l’avait fait venir à ses +concerts ; peut-être était-elle là, ne rendant plus +aucun bruit ; lyre sans cordes. Rancé ne fut pas +touché de la grandeur des campagnes romaines, +ces sortes d’idées n’étaient pas encore nées : toutefois +saint François avait chanté la beauté de la +création éclose de la bonté de Dieu. Il y avait bien +des images dignes de la mélancolie dans cette +terre de tous les regrets ; Rancé eût pu marcher +avec les derniers pas du jour sur le sommet du +Soracte ; du haut du mont Marius, il eût aperçu +les plages de Civita-Vecchia ; à Ostie il eût rejoint +le sable facile à se creuser. Lord Byron avait marqué +sa fosse aux grèves de l’Adriatique. Mais rien +ne plaisait à Rancé, dont le cœur était plus triste +que la pensée.</p> + +<p>Et cependant, s’il ne s’était trop enseveli dans +la préoccupation de ses fautes, il eût rencontré +dans Rome même de quoi contenter sa ferveur. +Partout se présentaient à lui des oratoires dans +des parcours abandonnés semés de fleurs, dans +ces asiles dont le Père Lacordaire a fait cette peinture :</p> + +<p>« Au son d’une cloche toutes les portes du +cloître s’ouvraient avec une sorte de douceur +et de respect. Des vieillards blanchis et sereins, +des hommes d’une maturité précoce, des adolescents +en qui la pénitence et la jeunesse laissaient +une nuance de beauté inconnue du monde, +tous les temps de la vie apparaissaient ensemble +sous un même vêtement. La cellule des cénobites +était pauvre, assez grande pour contenir +une couche de paille ou de crin, une table et +deux chaises ; un crucifix et quelques images +pieuses en étaient tout l’ornement. De ce tombeau +qu’il habitait pendant ses années mortelles, +le religieux passait au tombeau qui précède +l’immortalité. Là même il n’était point séparé +de ses frères vivants et morts. On le couchait, +enveloppé de ses habits, sous le pavé du chœur ; +sa poussière se mêlait à la poussière de ses +aïeux, pendant que les louanges du Seigneur +chantées par ses contemporains et ses descendants +du cloître remuaient encore ce qui restait +de sensible dans ses reliques. O maisons +aimables et saintes ! on a bâti sur la terre d’augustes +palais, on a élevé de sublimes sépultures ; +on a fait à Dieu des demeures presque divines ; +mais l’art et le cœur de l’homme ne sont +jamais allés plus loin que dans la création du +monastère. »</p> + +<p>Déjoué dans ses négociations comme dans ses +sentiments, Rancé s’enferma dans sa vie. Il soigna +un serviteur qui pensa mourir : inflexible pour +lui, il pliait sa vie pour les autres. Il ne buvait +que de l’eau, ne mangeait que du pain ; sa dépense +par jour ne passait pas six oboles, prix d’une couple +de colombes ; mais il s’abstenait de ces doux +oiseaux qui coûtent si peu cher. Ne pouvant faire +auprès des hommes les affaires de Dieu, il tâchait +de faire auprès de Dieu les affaires des hommes.</p> + +<p>« Il ne voulait voir, dit Maupeou, ni les anciens +monastères, ni les anciens monuments de la +magnificence romaine, cirques, théâtres, arcs +de triomphe, trophées, portiques, colonnes, +pyramides, statues et palais, imitant en cela le +célèbre Ammonius, qui accompagnant Athanase +à Rome n’y voulut voir que le fameux temple +dédié aux apôtres saint Pierre et saint Paul. » +Rancé fréquentait les églises, passant les heures +à prier dans ces habitacles oubliés sur tant de +collines célèbres.</p> + +<p>La pénitence sortie de Rome errait à l’entour ; +pauvre <i>Piferario</i> des Abruzzes, elle faisait entendre +le son de sa musette devant une madone. Rancé +s’avançait quelquefois seul devant le labyrinthe des +cercueils, soubassement de la cité vivante. Il n’y +a peut-être rien de plus considérable dans l’histoire +des chrétiens que Rancé inconnu priant à la +lumière des étoiles, appuyé contre les aqueducs +des Césars à la porte des catacombes ; l’eau se jetait +avec bruit par-dessus les murailles de la ville +éternelle, tandis que la mort entrait silencieusement +au-dessous par la tombe.</p> + +<p>Rancé avait désiré accomplir les fêtes de Noël +dans un couvent de son ordre ; il y renonça lorsqu’il +eut appris d’un vieux moine qu’on ne faisait +point à table de lecture pieuse et qu’on jouait aux +cartes après souper. Confiné dans sa maison, il +écrivait : « Je passe ici ma vie dans une langueur +et dans une misère que je ne puis vous exprimer. +Rome m’est aussi peu supportable que la +cour me l’était autrefois. Je ne vous dirai rien +des curiosités de Rome : je ne les vois point et +je ne me sens touché d’aucun désir de les voir. +Mon unique consolation est celle que je trouve +au tombeau des princes des apôtres et des saints +martyrs, où je me retire le plus souvent qu’il +est possible. »</p> + +<p>Enfin, ayant tout épuisé, Rancé songea à son +retour : il emportait quelques reliques que lui +avait données l’évêque de Porphyre, sacriste +d’Alexandre VII. Saint Bernard retourna, jeune +encore, à son couvent avec une dent de saint +Césaire : ne vieillissons point en quelque lieu que +ce soit, de peur de voir mourir autour de nous, +jusqu’à notre renommée. Avant de quitter Rome, +Rancé obtint du pape la licence de se retirer à +la Grande Chartreuse : ce permis existe ; il est +resté comme le bref d’un songe. Rancé n’exécuta +pas tout le bien qu’il avait rêvé : en compensation +des bonnes intentions perdues on aperçoit dans +les <i lang="la" xml:lang="la">Olim</i> des intentions de fautes qui n’ont jamais +été commises. L’esprit du réformateur errait partout +où il n’y avait point d’hommes ; il ne s’arrêtait +qu’à l’orée d’un champ, au feu de chaume +du pâtre. Descendu de l’Italie, Rancé visita dans +la <i>Vallée d’Absinthe</i> la poussière du grand abbé +de Clairvaux, si toutefois elle renferme cette +poussière : il y voulut demeurer ; on le refusa. +L’abbé de Prières avait mis Rancé sous la conduite +de l’abbé du Val-Richer, qu’on appelait +dans le siècle Dominique-Georges : les héros +d’Homère avaient des noms vulgaires pour les +peuples.</p> + +<p>On ne vit donc point Rancé suspendu dans les +abîmes de saint Bruno, ou attaché à la tombe de +saint Bernard : c’eût été plus éclatant pour le +poète, moins grand pour le saint. Dieu, qui avait +ses conseils, rappela Rancé à la Trappe, afin d’y +établir la Sparte chrétienne.</p> + +<p>Rancé obtint une audience de congé du saint +Père. Il partit au mois d’avril, accompagné du +jugement du pontife qui condamnait l’étroite observance. +De nos jours, l’auteur de l’<i>Indifférence +en matière de religion</i>, repoussé dans ses réformes, +a continué de croire qu’elles s’accompliraient : +une voix, est-il persuadé, partira on ne sait d’où ; +l’Esprit de sainteté, d’amour, de vérité remplira +de nouveau la terre régénérée.</p> + +<p>Voilà ce que pense l’immortel compatriote dont +je pleurerais en larmes amères tout ce qui pourrait +nous séparer sur le dernier rivage. Rancé, +qui s’accotait contre Dieu, acheva son œuvre ; +l’abbé de La Mennais s’est incliné sur l’homme : +réussira-t-il ? L’homme est fragile et le génie pèse. +Le roseau, en se brisant, peut percer la main qui +l’avait pris pour appui.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">LIVRE TROISIÈME</h2> + + +<p>Ici commence la nouvelle vie de Rancé : nous +entrons dans la région du profond silence. Rancé +rompt avec sa jeunesse, il la chasse et ne la revoit +plus. Nous l’avons rencontré dans ses égarements, +nous allons le retrouver dans ses austérités. +La pénitence était son arrière-garde ; il se +mettait à sa tête, se retournait, et donnait avec +elle sur le monde. Il paraissait dans son extérieur, +disent les historiens, une majesté qui ne +prévoit venir que du Dieu de majesté. Ceux à +qui leur conscience reprocha quelque chose ne +l’osaient venir rechercher, persuadés qu’il connaissait +divinement ce qu’ils avaient de plus caché. +« Qui me donnera, s’écriait-il, les ailes de la colombe +pour fuir la société des hommes ! » Dans +mes temps de poésie, j’ai mis moi-même ces paroles +de l’Écriture dans un chant de femme<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. +L’hymne de Rancé se termine par ces mots : +« Les créatures me suivent partout ; elles m’importunent, +par mes yeux elles entrent dans +mon esprit et portent avec elles l’inquiétude. +Fermons les yeux, ô mon âme ! tenons-nous si +éloignés de toutes ces choses que nous ne puissions +les voir et en être vus. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Cymodocée.</p> +</div> +<p>Après ces éjaculations on surprenait le moine +les yeux levés vers le ciel. Il devenait immense ; +il s’agrandissait de toute la gloire éternelle. Il y +a des tableaux qui représentent saint François +aux bords de la mer, en face de petits anges réunis +dans des branchages dépouillés.</p> + +<p>Le 20 mai 1666 revit Rancé dans les obscurs +chemins du Perche. Ce n’étaient là ni les restes +de la voie Appia, ni de la voie Claudia : Rancé ne +rapportait aucun souvenir de Rome, où tant de +passions se sont formées, d’où tant d’hommes +n’ont point voulu revenir. Les Troyens restèrent +à Albe avec leurs dieux. Rancé n’avait même pas +cueilli, pour la joindre aux fleurs du printemps +qui commençaient à renaître à la Trappe, ces tubéreuses +murales qui croissent sur l’enceinte ébréchée +de Rome, où les vents transportent çà et là +leurs échafauds mobiles.</p> + +<p>Des divisions s’étaient élevées entre le prieur +et le sous-prieur, le prieur avait rempli les cellules +de meubles inutiles : le travail des mains +avait été diminué, les pratiques pieuses altérées ; +le vin et le poisson reparaissaient sur les tables. +Rancé, instruit à Rome de ces infractions, s’était +hâté de mander à la Trappe : « Vous savez +que les actions mortes ne sauraient plaire au +Dieu de la vie. Gardez le silence autant avec +vous-mêmes qu’avec les autres ; que votre solitude +soit autant dans l’esprit et dans le cœur +que dans la retraite extérieure de vos personnes ; +que vos corps sortent de vos lits comme de +vos tombeaux : au moment où je vous écris nos +jours s’écoulent. » Les souvenirs d’Horace ne +cessaient de vivre dans l’opulente mémoire de +Rancé : <i lang="la" xml:lang="la">Dum loquimur fugerit invida ætas.</i></p> + +<p>Rancé remit la paix dans son monastère par +la séparation de quelques chefs. Il se rendit ensuite +au chapitre général de son ordre, qui se +tint en l’année 1667. Un bref du pape de 1666 devait +être reçu. Rancé avait connu ce bref à Rome. +Plusieurs abbés, l’abbé de Cîteaux à leur tête, +l’acceptèrent. Rancé prit la parole, tout jeune +qu’il était, et dit qu’il avait droit d’opiner comme +ancien docteur par la date de son doctorat. Il +soutint que le pape Alexandre VII n’avait ni vu +ni connu ce bref. Il demanda acte de sa protestation, +qu’appuyèrent les abbés de Prières, de +Faukaumont, de Cadouin et de la Vieuville. L’abbé +de Cîteaux s’émut ; Rancé tint ferme, vérifia le +procès-verbal, et obligea le secrétaire à le corriger. +L’abbé de Cîteaux, voulant la paix, nomma +Rancé visiteur des provinces de Normandie, de +Bretagne et d’Anjou. Rancé n’accepta pas la +charge, mais le bref de Rome passa. Il supprimait +le vicaire général de la réforme de France, +et défendait les assemblées qu’avaient autorisées +les arrêts du parlement et du conseil. Rancé à +demi repoussé regagna son monastère.</p> + +<p>Si les travaux spirituels avaient été interrompus, +les constructions matérielles n’avaient pas été +suspendues à la Trappe. Les moines étaient eux-mêmes +les architectes et les maçons. Des frères +convers appendus au haut du clocher étaient ballottés +par les vents et rassurés par leur foi. Celui +qui plaça le coq sur l’édifice vint avant son entreprise +se prosterner aux pieds de Rancé. La religion +prit le frère par le bras, et il monta ferme. +Les travailleurs se mettaient à genoux sur leurs +cordes lorsque l’heure des prières venait à tinter. +Rancé augmenta le couvent d’un nombre de cellules ; +il éleva une mense pour la réception des +étrangers. On aperçoit dans l’avant-cour du couvent +les écussons insultés des armes de France. +Rancé fit bâtir deux chapelles, l’une en l’honneur +de saint Jean Climaque, l’autre en l’honneur de +sainte Marie d’Égypte : j’en ai déjà parlé. Il déposa +sur l’autel de l’église les reliques qu’il avait +apportées de Rome, et qui s’enrichirent ensuite +de quelques autres. Dans l’église il remplaça, et il +eut tort, par un beau groupe, cette vierge de peu +de prix qui, sur la cime des Alpes, rassérène les +lieux battus des tempêtes. Rancé retira le couvent +de la désolation humaine et l’épura par la désolation +chrétienne. Ces lieux que les Anglais avaient +fait retentir de leurs pas armés ne répétèrent que +le susurrement de la sandale.</p> + +<p>L’abbaye n’avait pas changé de lieu : elle était +encore, comme au temps de la fondation, dans +une vallée. Les collines assemblées autour d’elle +la cachaient au reste de la terre. J’ai cru, en la +voyant, revoir mes bois et mes étangs de Combourg +le soir aux clartés allenties du soleil. Le +silence régnait : si l’on entendait du bruit ce n’était +que le son des arbres ou les murmures de +quelques ruisseaux ; murmures faibles ou renflés +selon la lenteur ou la rapidité du vent ; on n’était +pas bien certain de n’avoir pas ouï la mer. Je n’ai +rencontré qu’à l’Escurial une pareille absence de +vie : les chefs-d’œuvre de Raphaël se regardaient +muets dans les obscures sacristies : à peine entendait-on +la voix d’une femme étrangère qui +passait.</p> + +<p>Rentré dans son royaume des expiations, Rancé +dressa des constitutions pour ce monde, convenables +à ceux qui pleuraient. Dans le discours qui +précède ces constitutions, il dit<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a> : « L’abbaye +est sise dans un vallon fort solitaire ; quiconque +voudra y demeurer n’y doit apporter que son +âme : la chair n’a que faire là-dedans. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Constitutions de l’abbaye de la Trappe, Paris, 1671.</p> +</div> +<p>On croit lire quelque fragment des <i>douze tables</i>, +ou la consigne d’un camp des quarante-deux stations +israélites. On remarque ces prescriptions :</p> + +<p>« On se lèvera à deux heures pour matines ; on +fera l’espace d’entre les coups de la cloche fort +petit, pour ôter lieu à la paresse. On gardera +une grande modestie dans l’église, on fera tous +ensemble les inclinations du corps et les génuflexions. +On sera découvert depuis le commencement +de matines jusqu’au premier psaume. »</p> + +<p>On ne tournera jamais la tête dans le dortoir +et l’on marchera avec gravité. On n’entrera jamais +dans les cellules les uns des autres. On couchera +sur une paillasse piquée, qui ait tout au +plus un demi pied d’épaisseur. Le traversin sera +de paille longue ; le bois de lit sera fait d’ais sur +des tréteaux. « C’est dans l’obscurité de leurs cellules, +dit M. Charles Nodier dans ses <i>Méditations +du cloître</i>, que Rancé cacha ses regrets et que +cet esprit ingénieux, qui avait deviné à neuf ans +les beautés d’Anacréon, embrassa à l’âge du +plaisir des austérités dont notre faiblesse s’étonne. »</p> + +<p>Au réfectoire on sera extrêmement propre ; on +y aura toujours la vue baissée, sans néanmoins +se pencher trop sur ce que l’on mange. Puis viennent +sur l’usage du couteau et de la fourchette +des recommandations qui semblent faites pour +des enfants : le vieillard devant Dieu est revenu à +l’innocence des jours puérils.</p> + +<p>Aussitôt que la cloche sonne pour le travail +tous les religieux et novices se trouveront au +parloir. On ira au travail assigné avec grande retenue +et récollection intérieure, le regardant +comme la première peine du péché.</p> + +<p>Aux heures des récréations on bannira les nouvelles +du temps. Dans les grandes sorties on +pourra aller en silence avec un livre dans un +endroit du bois hors de la hantise des séculiers. +On tiendra le chapitre des coulpes deux fois la +semaine : avant de s’accuser on se prosternera +tous ensemble, et, le supérieur disant : <i lang="la" xml:lang="la">Quid dicite ?</i> +chacun répondra d’un ton assez bas : <i lang="la" xml:lang="la">Culpas meas.</i></p> + +<p>A l’infirmerie le malade ne se plaindra jamais : +un malade ne doit avoir devant les yeux que l’image +de la mort ; il ne doit rien tant appréhender +que de vivre.</p> + +<p>A ces constitutions Rancé ajouta des règlements ; +ils commencent par ce prolégomène : « Je +ne m’acquitterais pas de ce que je dois à Dieu, +de ce que je vous dois, mes frères, ni de ce que +je me dois à moi-même, si je négligeais dans ma +conduite quelque chose de ce qui peut vous rendre +dignes de l’éternité. »</p> + +<p>Puis arrivent les instructions générales.</p> + +<p>« On ne demeurera jamais seul dans aucun +lieu dans l’obscurité », dit Rancé. Et cependant, +sans s’en apercevoir, il mettait l’homme seul devant +ses passions.</p> + +<p>Les observances en ce qui concerne les étrangers +sont touchantes : on voyait des avertissements +écrits en chaque chambre du quartier des +hôtes. S’il est mort quelque parent proche, comme +le père, la mère d’un religieux, l’abbé le recommande +au chapitre sans le nommer, de manière +que chacun s’y intéresse comme pour son propre +père, et que la douleur ne cause ni douleur, +ni inquiétude, ni distraction à celui des frères +qu’elle regarde. La famille naturelle était tuée +et l’on y substituait une famille de Dieu. On pleurait +son père autant de fois que l’on pleurait le +père inconnu d’un compagnon de pénitence.</p> + +<p>Il y a des usages pour sonner la cloche selon +les heures du jour et les différentes prières. Il y +a des règles pour le chant : dans les psaumes, allez +rondement jusqu’à la <i>flexe</i> ; le <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i> doit s’entonner +avec plus de gravité que les psaumes ; +quoique aucune pause ne soit commandée dans le +cours d’un répons, on en doit faire dans le <i lang="la" xml:lang="la">Salve +Regina</i> : il faut qu’il y ait un moment de silence +dans tout le chœur.</p> + +<p>En 1672, on rétablit à la Trappe l’ancienne +manière de jeûner le carême, de ne faire qu’un +seul repas et de ne manger qu’à quatre heures +du soir.</p> + +<p>Par ces règlements Rancé avait mis à exécution +ses deux grands projets : prière et silence. La +prière n’était suspendue que par le travail. On se +levait la nuit pour implorer celui qui ne dort +point : Rancé voulait que l’âme et le corps eussent +une égale occupation.</p> + +<p>Quand l’abbé s’apercevait que ses religieux +souffraient de douleurs qui ne se décelaient par +aucune marque apparente, à ceux-là il s’attachait. +Il n’opérait point à l’aide de miracles ; il ne faisait +point entendre les sourds et les aveugles voir ; +mais il soulageait les maladies de l’âme et jetait +les esprits dans l’étonnement en apaisant les tempêtes +invisibles. Variant ses instructions suivant +le caractère de chaque cénobite, Rancé s’étudiait +à suivre en eux l’attrait du ciel. Un mot de sa +bouche leur rendait la paix. Des solitaires qui ne +l’avaient jamais connu trouvèrent dans la suite, à +sa sépulture, la guérison de leurs peines ; la bénédiction +du ciel continuait sur sa tombe : Dieu +garde les os de ses serviteurs.</p> + +<p>L’hospitalité changea de nature ; elle devint +purement évangélique : on ne demanda plus aux +étrangers qui ils étaient ni d’où ils venaient, ils +entraient inconnus à l’hospice et en sortaient inconnus, +il leur suffisait d’être hommes ; l’égalité +primitive était remise en honneur. Le moine jeûnait +tandis que l’hôte était pourvu ; il n’y avait +de commun entre eux que le silence. Rancé nourrissait +par semaine jusqu’à quatre mille cinq cents +nécessiteux. Il était persuadé que ses moines n’avaient +droit aux revenus du couvent qu’en qualité +de pauvres. Il assistait des malades honteux +et des curés indigents. Il avait établi des maisons +de travail et des écoles à Mortagne. Les maux +auxquels il exposait ses moines ne lui paraissaient +que des souffrances naturelles. Il appelait ces souffrances +la <i>pénitence de tous les hommes</i>. La réforme +fut si profonde que le vallon consacré au repentir +devint une terre d’oubli.</p> + +<p>Il résulta de cette éducation des effets que l’on +ne remarque plus que dans l’histoire des Pères +du désert. Un homme s’étant égaré entendit une +cloche sur les huit heures du soir : il marche de +ce côté et arrive à la Trappe. Il était nuit ; on lui +accorda l’hospitalité avec la charité ordinaire, +mais on ne lui dit pas un mot : c’était l’heure du +grand silence. Cet étranger, comme dans un château +enchanté, était servi par des esprits muets +dont on croyait seulement entendre les évolutions +mystérieuses.</p> + +<p>Des religieux en se rendant au réfectoire suivaient +ceux qui allaient devant eux sans s’embarrasser +où ils allaient ; même chose pour le travail : +ils ne voyaient que la trace de ceux qui marchaient +les premiers. Un d’entre eux pendant l’année de +son noviciat ne leva pas une seule fois les regards : +il ignorait comment était fait le haut de +sa cellule. Un autre reclus fut trois ou quatre +mois sans apercevoir son frère, quoiqu’il lui tombât +cent fois sous les yeux. La duchesse de Guise +étant venue au couvent, un solitaire s’accusa d’avoir +été tenté de regarder l’<i>évêque</i> qui était sous +lampe. Rancé savait seul qu’il y eût une terre<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Le Nain, tom. 1<sup>er</sup>, liv. <small>VII</small>, p. 600 et suiv.</p> +</div> +<p>Ces grands effets ne se bornèrent pas à l’intérieur +du couvent ; ils s’étendirent partout. Dans +la suite, quand la Trappe fut détruite, on en vit +mille autres renaître, comme des plantes dont la +semence a été soudée au haut des ruines. J’ai +cité dans les notes du <i>Génie du Christianisme</i> les +lettres de M. Clausel, qui, de soldat de l’armée +de Condé était venu s’enfermer en Espagne à la +Trappe de Sainte-Suzanne. Il écrivait à son frère : +« J’arrivai un jour dans une campagne déserte +à une porte, seul reste d’une grande ville. Il y +avait eu sûrement dans cette ville des partis, et +voilà que depuis des siècles leurs cendres s’élèvent +confondues dans un même tourbillon. J’ai +vu aussi Murviédo, où était bâtie Sagonte, et +je n’ai plus songé qu’à l’éternité. Qu’est-ce que +cela me fera dans vingt ou trente ans qu’on +m’ait dépouillé de ma fortune ? Ah ! mon frère, +puissions-nous avoir le bonheur d’entrer au +ciel ! S’il me reste quelque chose, je désire qu’on +fasse bâtir une chapelle dédiée à Notre-Dame des +Sept Douleurs dans l’arrondissement de la maison +paternelle, selon le projet que nous en fîmes +sur la route de Munich. Hâtez-vous de faire +élever des croix pour la consolation des voyageurs +avec des siéges et une inscription comme +en Bavière : <i>Vous qui êtes fatigués, reposez-vous.</i> +J’aurai demain le bonheur de faire mes vœux : +j’y ajouterai une croix comme on en met sur +la tombe des morts. »</p> + +<p>La chapelle vient d’être bâtie par mon vieil +ami, M. de Clausel, dans les montagnes du Rouergue. +Après plus de quarante années, l’amitié a +rempli un vœu. Avant de quitter ce monde ne +verrai-je point cette pieuse sincérité de l’affection +fraternelle, moi qui viens d’apprendre la +mort de mon jeune neveu, petit-fils de M. de +Malesherbes, et mort jésuite au pied des Alpes de +Savoie, après avoir été brave officier ? Je tarde tant +à m’en aller que j’ai envoyé devant moi tous ceux +que je devais précéder.</p> + +<p>Quand la Trappe fut détruite, un porteur de la +haire de Rancé demanda asile au canton de Fribourg. +Les moines quittèrent leur monastère ; +chaque religieux avait dans son sac sa robe et +un peu de pain. La colonie s’arrêta à Saint-Cyr ; +elle fut accueillie par l’hospitalité expirante des +Lazaristes, et fut bientôt obligée de s’éloigner. Le +vœu de silence et de pauvreté paraissait une +conspiration à ceux qui faisaient de si horribles +bruits. A Paris, les chartreux, prêts à se séparer, +reçurent les trappistes : les cloîtres de Saint-Bruno +exercèrent leur dernier acte de Charité. +La solitude ambulante continua sa route. La vue +d’une église lointaine sur le passage des frères +les ranimait ; ils bénissaient la maison du Seigneur +par la récitation des psaumes, comme on +entend parmi les nuages des cygnes sauvages +saluer en passant les savanes des Florides. A la +frontière, la charrette qui traînait les bannis au +ciel fut regardée avec compassion par nos soldats. +On ne fouilla point ces mendiants. En entrant +sur le sol étranger, les exilés se donnèrent le +baiser de charité dans une forêt, à une lieue de +l’ancienne abbaye de la Val-Sainte ils coupèrent +une branche d’arbre, en firent une croix et reçurent +le curé de Cerniat qui venait à leur rencontre.</p> + +<p>A la Val-Sainte, ruine d’un monastère abandonné, +ils trouvèrent à peine de quoi se mettre à +l’abri. Dans un temps où les armes, les malheurs +et les crimes faisaient tant de fracas, la renommée +des solitaires se répandit au dehors ; les rois +fuyaient et n’attiraient personne sur leurs traces ; +on accourait de toutes parts pour se ranger au +nombre des moines réfugiés. La Val-Sainte, grossie +de néophytes, fut obligée d’envoyer des colonies +au dehors comme une ruche répand autour +d’elle ses essaims. Mais la révolution, qui marchait +plus vite que la religion fugitive, atteignit +les trappistes dans leur nouvelle retraite : obligés +de quitter la Val-Sainte, chassés de royaume en +royaume, par le torrent qui les poursuivait, ils +arrivèrent jusqu’à Butschirad, où j’ai rencontré +un autre exilé. Enfin, le sol leur manquant, ils +passèrent en Amérique. C’était un grand spectacle +que le monde et la solitude fuyant à la fois +devant Bonaparte. Le conquérant, rassuré par ses +victoires, sentit la nécessité des maisons religieuses : +« Là, disait-il, se pourront réfugier ceux à +qui le monde ne convient pas ou qui ne conviennent +pas au monde. »</p> + +<p>Dom Gustin, trappiste fugitif, racheta les ruines +de la Trappe avec des aumônes. Il ne restait plus +du monastère que la pharmacie, le moulin et +quelques bâtiments d’exploitation. Dans les environs +de Bayeux, les trappistines, chassées d’abord +de la forêt de Sénart, s’établirent sous la +conduite de ma cousine, madame de Chateaubriand. +Les enfants de Rancé ne trouvèrent en +rentrant dans la solitude de leur père que des +murailles recouvertes de lierre, et des débris à +travers lesquels serpentaient les ronces. Telle fut +dès son début la vigueur de l’arbre que Rancé +avait planté, qu’il continue de vivre ; il donnera +de l’ombre aux pauvres quand il n’y aura plus +d’ombre de trônes ici-bas. J’ai vu à la Trappe +un ormeau du temps de Rancé : les religieux ont +grand soin de ce vieux Lare qui indique les cendres +paternelles mieux que la statue de Charles II +n’indique l’immolation de Charles I<sup>er</sup>.</p> + +<p>Les moines dont je viens de tracer l’histoire +avaient été les enfants de Rancé. Lorsqu’il arriva +à la Trappe, un de ses premiers soins fut de faire +abattre une fuie, cellules de colombes, qui se +trouvait placée au milieu de la cour, soit qu’il +voulût abolir jusqu’au souvenir des temps d’une +abstinence moins rigoureuse, soit qu’il craignît +ces oiseaux que la Fable plaçait parmi ses plus +beaux ornements et dont les ailes portaient des +messages le long des rivages de l’Orient. Un trappiste +se confessait d’avoir regardé un nid : se +reprochait-il d’avoir pensé à un nid ou à des ailes ? +M. de Rancé fit détourner un grand chemin qui +passait contre les murs de l’abbaye, le bruit de +ce chemin renouvelé descend encore aujourd’hui +au fond de la vallée. Tout chef qu’il était, Rancé +ne s’accorda aucune des préférences de ses devanciers, +il se contentait de la pitance commune ; +privé comme ses moines de l’usage du linge, il +prêchait et confessait ses frères ; ses seules distractions +étaient les paroles qu’il recueillait sur +le lit de cendres. Il fortifiait ses pénitents plutôt +qu’il ne les attendrissait. Il n’était question dans +ses discours que de l’échelle de saint Jean Climaque, +des ascétiques de saint Basile et des conférences +de Cassien.</p> + +<p>Les cinq ou six premières années de la retraite +de Rancé se passèrent obscurément : les ouvriers +travaillaient sous terre aux fondements de l’édifice. +Rancé recevait sans distinction tous les religieux +qui se présentaient. Le premier qui parut +fut, en 1667, dom Rigobert, moine de Clairvaux ; +ensuite dom Jacques et le P. Le Nain. Ces réceptions +commencèrent à faire des ennemis à Rancé. +Cela nous paraît bien peu grave, à nous qui n’attachons +de prix qu’aux guenilles de notre vie, +mais alors c’étaient des affaires : Rome survenait, +le grand conseil du roi s’en mêlait. Obligé +d’entrer dans ces transactions générales, Rancé +était forcé de survenir dans les accidents domestiques : +il administrait ses premiers solitaires, +qui mouraient d’abord presque tous. Dom Placide +était étendu sur sa dernière couche, Rancé lui +demanda où il voulait aller ? — « Au-devant des +bienheureux », répondit-il.</p> + +<p>Dom Bernard fut administré. A peine eut-il +reçu le corps de Notre-Seigneur qu’il eut un pressant +besoin de cracher : il se retint, et mourut +étouffé par le pain des anges.</p> + +<p>Claude Cordon, docteur de Sorbonne, reçut en +arrivant le nom d’Arsène, nom devenu fameux +dans les nouvelles légendes. Arsène, après sa +mort, apparut dans une gloire à dom Paul Ferrand, +et lui dit : « Si vous saviez ce que c’est que +de converser avec les saints ! » Puis il disparut.</p> + +<p>L’abbaye de Dorval se voulut réformer. L’abbé +de Dorval convint d’une entrevue avec Rancé : +Rancé partit ; il rencontra l’abbé de Dorval à Châtillon, +lieu triste, où les espérances ne se réalisent +pas. De là il se rendit à Commercy, où il +revit le cardinal de Retz ; il le détourna de la +pensée apparente qu’il avait de se renfermer à la +Trappe : « Le saint homme, dit Le Nain, eut de +bonnes raisons pour ne pas le lui conseiller. » +M. Dumont, auteur de l’histoire de la ville de +Commercy, a bien voulu m’envoyer une lettre de +Rancé au cardinal de Retz. « Si Votre Éminence, +dit l’abbé de la Trappe, croyait qu’il n’y eût +personne dans le monde dont mon cœur fût +plus occupé que d’elle, elle ne me ferait pas justice. » +Voilà où la déférence pour les rangs peut +conduire la piété même. Après sa sortie, Rancé +se hâta de se replier et de rappeler du monde sa +patrouille. Revenu à la Trappe, il admit à profession +frère Pacôme : celui-ci n’ouvrit jamais un +livre, mais il excellait dans l’humilité. Chargé du +soin des pauvres, il n’entrait dans le lieu où il +mettait le pain qu’après s’être déchaussé, comme +Moïse pour entrer dans la terre promise. Pacôme +attira à lui un de ses frères ; ils vécurent sous le +même toit sans se donner la moindre marque +qu’ils se fussent jamais connus.</p> + +<p>Rancé avait envoyé un religieux à Septfonts : +ce religieux se gâta. « Je me suis mécompté, +écrivait Rancé au visiteur, j’en ferai pénitence +toute ma vie. »</p> + +<p>La plupart des repentants du seizième siècle +et du commencement du dix-septième avaient été +des bandits ; ils ne se transformèrent pas, comme +les massacreurs de septembre, en marchands de +pommes cuites, et ne vendaient point de leurs +mains souillées de meurtre des fruits aux petits +enfants. Ces meurtriers étaient des déserteurs +des armées du temps, des <i>Routiers</i>, des <i lang="it" xml:lang="it">Condottieri</i>, +des <i>Ruffiens</i>. Somme toute, des capitaines, +tels que Montluc et le baron des Adrets, qui faisaient +sauter des prisonniers du haut des remparts, +instruisaient leurs fils à se laver les bras +dans le sang, accrochaient leurs prisonniers aux +arbres. Valaient-ils mieux que leurs soldats ? Les +illustres égorgeurs qui se retirèrent à Port-Royal +et à la Trappe n’étaient-ils pas les dignes appelés +à la retraite vengeresse qui les devait dévorer ? +Un monde si plein de crimes se remplit de pénitents +comme au temps de la Thébaïde.</p> + +<p>Depuis la réforme jusqu’à la mort de Rancé on +compte cent quatre-vingt-dix-sept religieux et +quarante-neuf frères, parmi lesquels sont plusieurs +de qui Rancé a écrit la vie et qui peuvent figurer +dans les romans du ciel. On voit leurs noms dans +l’<i>Histoire de l’abbaye de la Trappe</i>, excellent recueil, +où tout se trouve rapporté avec une minutieuse +exactitude. Je le recommande d’autant plus +que j’y ai remarqué quelques paroles d’humeur +contre moi ; cependant, je croyais ne les avoir pas +méritées.</p> + +<p>A Port-Royal, même affluence d’hommes du +monde ; mais à Port-Royal il y avait des femmes et +des savants ; Pallue <i>coulant le temps</i>, médecin qui +devint celui des solitaires, fit bâtir, nous dit Fontaine, +« un petit logis, appelé le Petit-Pallue à +cause de la petitesse <i>bien juste et bien ramassée</i> de +ses appartements. » Vint ensuite Gentien-Thomas +suivi de ses enfants. On vit accourir M. de La +Rivière, officier, qui apprit la langue grecque et +la langue hébraïque, et se fit gardien des bois.</p> + +<p>A la Trappe arrive Pierre ou François Fore : +sous-lieutenant dans un corps de grenadiers, +blessé dans plusieurs rencontres, plongé dans +toutes sortes de vices, poursuivi par dix ou douze +décrets de prise de corps, il était incertain s’il +fuirait en Angleterre, en Allemagne, en Hongrie, +ou s’il ne prendrait pas le turban ; il entendit +parler de la Trappe. En quelques jours, il franchit +deux cents lieues ; il arrive à la fin de l’hiver par +des routes défoncées et d’affreuses pluies ; il frappe +à la porte : son œil était hagard, son expression +hautaine et dure, son sourcil fier, sa contenance +militaire et farouche. Rancé le reçut. Des ulcères +se formèrent dans la poitrine de Fore ; il vomit +le sang sur la cendre et il expira.</p> + +<p>A Port-Royal on voit un M. de La Pétissière, +brave parmi les braves ; le cardinal de Richelieu +se reposait sur lui de sa sûreté : c’était un lion +plutôt qu’un homme. <i>Le feu lui sortait par les yeux, +et son seul regard effrayait ceux qui le regardaient.</i> +Dieu se servit d’un malheur pour toucher d’une +crainte salutaire son âme féroce et incapable de +toute autre peur. Comme il avait eu une querelle +avec un parent du cardinal, il eut plus de huit +jours un cheval toujours sellé et prêt à monter +pour aller se battre contre celui dont il croyait +avoir été offensé. La fureur qui le transportait +était telle, qu’encore qu’il fût le plus habile et le +plus adroit du royaume, il reçut, après avoir +blessé à mort son ennemi, un coup d’épée dans +le bras, entre les deux os ; la pointe demeura enfoncée +sans qu’il pût jamais la retirer. Il se sauva +en cet état à travers champs, portant dans son +bras le bout de l’épée rompue. Il alla trouver un +maréchal, qui eut besoin pour la retirer de se +servir des grosses tenailles de sa forge.</p> + +<p>A la Trappe passe Forbin de Janson, obligé de +quitter la France pour avoir tué son adversaire +en duel : il obtint ensuite sa grâce. Il se trouva à +Marsaille, sous Catinat, reçut une blessure, fit +vœu de se faire religieux et reçut l’habit des frères +de la Trappe. Il fut envoyé au monastère de +<i>Buon-Solazzo</i> (Bonne-Consolation), et fonda une +maison de trappistes sur les charmantes collines +de la Toscane. Joseph Bernier, moine qui restait +de l’ancienne Trappe, passa, à l’arrivée de Rancé, +dans l’étroite observance ; il demanda en expirant +que son corps fût jeté à la voirie : cynisme de la +religion, où se montre le cas que les chrétiens +faisaient de la matière. Ces rigueurs se rattachent +à un ordre de philosophie que notre esprit n’est +pas plus capable de comprendre que nos mœurs +de supporter. Timée, dans Diogène-Laërce, raconte +que les Pythagoriciens mettaient leurs biens +en commun, appelaient l’amitié égalité, ne mangeaient +point de viande, étaient cinq ans sans parler, +et rejetaient par humilité les cercueils de cyprès, +parce que le sceptre de Jupiter était fait de +ce bois.</p> + +<p>Ces pécheurs de la Trappe et de Port-Royal se +trouvèrent confondus avec des non-savants de +toutes natures. A Port-Royal était le jeune Lindo, +d’une bonté et d’une ouverture de cœur à l’égard +de tout le monde qui ne se peut concevoir. « Je +sentais pour lui, décrit l’ingénu Fontaine, une +tendresse particulière ; il était fort simple, et je +l’étais aussi. »</p> + +<p>De même parut à la Trappe frère Benoît, gentilhomme +plein d’esprit, qui avait passé ses premiers +jours à ne point penser. Rancé, qui tirait +parti de l’innocence comme du repentir, a écrit +sa vie, de même qu’un jardinier fait une petite +croix sur des paquets de graines pour étiqueter +un parfum.</p> + +<p>M. Sainte-Beuve a extrait avec la patience +du goût les passages de Port Royal, que je viens +de citer ; il ajoute : « C’est le côté par lequel Port-Royal +touche à la Trappe et à M. de Rancé, +quand, sous les autres aspects, il paraît toucher +plus près aux bénédictins de Saint-Maur et à +Mabillon ; quand, par M. d’Andilly, il reste un +peu à portée de la cour et presque figurant de +loin ces riantes et romanesques retraites, imaginées +en idée par mademoiselle de Montpensier, +par madame de Motteville ou même par +mademoiselle de Scudéri. »</p> + +<p>La Trappe n’était pas riante ; ses sites étaient +désolés, et l’âpreté de ses mœurs se répétait dans +l’âpreté du paysage. Mais la Trappe resta orthodoxe, +et Port-Royal fut envahi par la liberté de +l’esprit humain. Le terrible Pascal, hanté par son +esprit géométrique, doutait sans cesse : il ne se +tira de son malheur qu’en se précipitant dans la +foi. Malgré le silence que la Trappe gardait, il +fut question de la détruire, tant le monde était +effrayé d’elle ; elle n’échappa à sa ruine que par +l’habileté de Rancé : Port-Royal fut moins heureux.</p> + +<p>Parti de Paris dans la nuit du 27 octobre 1709, +d’Argenson investit Port-Royal-des-Champs avec +trois cents hommes ; c’était trop pour enlever +vingt-deux religieuses âgées et infirmes. Elles furent +dispersées en différents lieux ; et l’on refusa +quelquefois la sépulture à ces brebis, esseulées du +troupeau de la mère Angélique.</p> + +<p>Enfin l’ordre de la démolition du couvent arriva +le 25 janvier 1710, dix ans après la mort de +Rancé. Cet ordre <i>fut exécuté avec fureur</i>, selon +Duclos. Les cadavres étaient déterrés au bruit +de ricaneries obscènes, tandis que dans l’église +les chiens se repaissaient de chair décomposée. +Les pierres tumulaires furent enlevées ; on a +trouvé à Magny celle d’Arnauld d’Andilly. La +maison de M. de Sainte-Marthe devint une grange ; +les bestiaux paissent sur l’emplacement de l’église +de Port-Royal-des-Champs : « La clématite, le +lierre et la ronce, dit un voyageur, croissent sur +cette masure, et un marsaule élève sa tige au +milieu de l’endroit où était le chœur. Le silence +est à peine interrompu par le gémissement du +ramier solitaire. Ici Sacy venait répéter à Dieu +la prière qu’il avait empruntée de Fulgence ; là +Nicole invita Arnauld à déposer la plume ; dans +cette allée écartée j’aperçois Pascal qui développe +une nouvelle preuve de la divinité du +christianisme ; plus loin, avec Tillemont et Lancelot +se promènent Racine, La Bruyère, Despréaux, +qui sont venus visiter leurs amis. Échos +de ces déserts, arbres antiques, que n’avez-vous +pu conserver les entretiens de ces hommes célèbres ! »</p> + +<p>Et quel est le chrétien persuadé, le génie poétique +qui s’adresse à ces illustres disparus, comme +jadis à Sparte j’appelai en vain Léonidas ? C’est +l’ancien évêque de Blois, approbateur de la mort +et quasi juge dans le procès de Louis XVI.</p> + +<p>Louis-le-Grand, vous avez enseigné à votre +peuple les exhumations ; accoutumé à vous obéir, +il a suivi vos exemples : au moment même où la +tête de Marie-Antoinette tombait sur la place révolutionnaire, +on brisait à Saint-Denis les cercueils : +au bord d’un caveau ouvert, Louis XIV +tout noir, que l’on reconnaissait à ses grands +traits, attendait sa dernière destruction ; représailles +de la justice éternelle ! « Eh bien, peuple +royal de fantômes, » je me cite (je ne suis plus +que le temps), « voudriez-vous revivre au prix +d’une couronne ? Le trône vous tente-t-il encore ? +Vous secouez vos têtes, et vous vous recouchez +lentement dans vos cercueils. »</p> + +<p>Rancé avait transporté avec lui au désert le +passé, et y attira le présent et l’avenir. Le siècle +de Louis XIV ne négligeait aucune grandeur ; il +s’associait aux victoires d’un reclus comme aux +victoires d’un capitaine : Rocroi pour ce siècle +était partout. Les querelles du jansénisme, les +mysticités du quiétisme occupaient la ville et la +cour depuis Bossuet et Fénelon jusqu’à mesdames +de Maintenon et de Longueville, depuis le +cardinal de Noailles jusqu’aux maréchaux amis +et ennemis de Port-Royal, depuis les adversaires +du protestantisme jusqu’aux esprits entêtés de +l’hérésie. Par Rancé, le siècle de Louis XIV entra +dans la solitude, et la solitude s’établit au sein +du monde.</p> + +<p>Dans ces premières années de la retraite de +Rancé, on entendit peu parler du monastère, +mais petit à petit sa renommée se répandit. On +s’aperçut qu’il venait des parfums d’une terre +inconnue ; on se tournait, pour les respirer, vers +les régions de cette Arabie heureuse. Attiré par +les effluences célestes, on en remonta le cours : +l’île de Cuba se décèle par l’odeur des vanilliers +sur la côte des Florides. « Nous étions, dit Leguat, +en présence de l’île d’Éden : l’air était rempli +d’une odeur charmante qui venait de l’île et s’exhalait +des citronniers et des orangers<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Voyage et Aventures de François Leguat, p. 48, tom. I<sup>er</sup>.</p> +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">LIVRE QUATRIÈME</h2> + + +<p>Les calomnies publiées contre le monastère de +la Trappe par les libertins, qui se moquaient des +austérités, et par les jaloux, qui sentaient naître +une autre immortalité pour Rancé, commençaient +à s’accroître ; on avait sans cesse devant les yeux +les premières erreurs du solitaire, on s’obstinait +à ne voir dans sa conversion que des motifs de +vanité. Ses plus grands amis, l’abbé de Prières, +visiteur de l’ordre, était lui-même épouvanté des +réformes de la Trappe ; il écrivait à l’abbé : « Vous +aurez beaucoup d’admirateurs, mais peu d’imitateurs. »</p> + +<p>Maubuisson, abbaye près de Pontoise, avait été +bâtie par la reine Blanche, et l’on y voyait son +tombeau : Rancé écrivit à la supérieure découragée +de cette abbaye. Il écrivait à une autre +femme, car tous les souffrants consultaient ce +savant médecin qui avait essayé les remèdes sur +lui-même : « Si l’ennui vous attaque, pensez que +Jésus-Christ vous attend ; toute votre course et sa +durée ne vous paraîtront qu’une vapeur dans ce +point auquel il faudra qu’elle finisse. »</p> + +<p>Le 7 septembre 1672 Rancé présenta une requête +au roi en faveur de la réforme ; il commence +par dire que les anciens solitaires, dont il +ne mérite de porter ni le nom ni l’habit, n’ont +point fait difficulté de sortir du fond de leurs déserts +pour le service de Dieu ; qu’à leur exemple +il croirait manquer au plus saint de ses devoirs +s’il se taisait ; que malheureusement il ne va parler +que pour se plaindre, et que celui qui lui ouvre +la bouche, n’a mis sur ses lèvres que des paroles +de douleur. De là passant à son sujet, il parle de +l’ordre de Cîteaux, prêt à retomber dans les périls +dont il est échappé, par le défaut de protection +refusée à l’étroite observance établie par +Louis XIII. Pendant que les solitaires ont vécu +dans la perfection ils ont été considérés comme +les anges tutélaires des monarchies ; ils ont soutenu, +par le pouvoir qu’ils avaient auprès de Dieu, +la fortune de l’empire : une sainte recluse avait +connu en esprit ce qui se passait à la journée de +Lépante. « Votre Majesté, ajoute Rancé, ne sera +point surprise qu’étant obligé par le devoir de +ma profession de me présenter à tous les instants +au pied des autels du Roi du ciel, j’aborde une +fois dans ma vie le trône du roi de la terre. »</p> + +<p>La cour de Rome, qu’avaient en vue les réformes +trop austères de la Trappe, s’opposait aux +exagérations de ses serviteurs ; Rancé annonçait +son habileté en réveillant la passion du pouvoir +dans le cœur de Louis XIV.</p> + +<p>Dans tous les bruits répandus, les uns dénonçaient +Rancé pour sa doctrine, prétendant qu’elle +n’était pas pure ; les autres le taxaient d’hypocrisie, +les autres lui reprochaient d’introduire +dans l’ordre des voies nouvelles. Le roi, vers la +fin d’octobre 1673, lui accorda pour juger la question +les commissaires qu’il avait demandés, l’archevêque +de Paris, le doyen de Notre-Dame, +MM. de Caumartin, de Fieubet, de Voisin et de +La Marquerie.</p> + +<p>Ses adversaires faisaient en même temps des +démarches à Rome contre lui. « Pour un moine, +disait Rancé, il n’y a pas de réputation qui lui soit +due. Il n’est que pour être homme d’opprobre et +d’abjection. »</p> + +<p>On popularisait ces sentiments hostiles en les +répandant dans des vers qui ne valaient pas ceux +de notre grand chansonnier, mais qui marquaient +déjà la trace par où la France devait arriver à +une immortalité qui n’appartient qu’à elle. On +trouve cette allure qui nous a amenés des chanteurs +de François I<sup>er</sup> à Béranger :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i1">Je suis revenu de la Trappe,</div> +<div class="verse i1">Cette maudite trappe à fou ;</div> +<div class="verse">Et si jamais le diable m’y attrape,</div> +<div class="verse i1">Je veux qu’on me casse le cou.</div> +<div class="verse i1">Ce maudit trou n’est qu’une trappe,</div> +<div class="verse i3">Ce maudit trou</div> +<div class="verse i1">N’est qu’une trappe à fou.</div> +</div> + +</div> +<p>Les commissaires nommés par le cabinet s’étant +assemblés, Rancé fut mandé à Paris, en 1675. +Ils avaient tout réglé selon les intentions du serviteur +de Dieu ; mais un abbé de la commune observance +déclara que si l’on suivait les avis des +commissaires, les abbés étrangers ne viendraient +pas au chapitre général de Cîteaux. Le roi s’arrêta : +tout se tenait alors, un mouvement dans +le clergé pouvait entraîner un dérangement dans +les affaires. Louis XIV le savait, et rien n’était si +prudent que ce roi absolu élevé aux incartades de +la Fronde.</p> + +<p>Rancé purgea sa bibliothèque ; il répondit à +l’évêque de Pamiers et à M. Deslions qui, dans le +dessein de le décourager, lui disaient qu’il était +encore loin des austérités des premiers chrétiens : +« Il est vrai que le pain de tourbe dont vous me +parlez était fort en usage parmi les moines. »</p> + +<p>En 1676, il contracta une maladie habituelle, +avec laquelle il mourut, mais qui ne l’empêcha +pas de travailler. Après avoir passé trois mois à +l’infirmerie, il revint à la communauté. Ainsi +s’écoula sa vie jusqu’en 1689, qu’il fut saisi d’une +grosse fièvre. Aussitôt que le mal lui laissait quelque +relâche, il reprenait ses occupations suivies +de rechutes : « La vie d’un pécheur comme moi +dure toujours trop », disait-il.</p> + +<p>Mademoiselle, grand hurluberlu, qui se trouvait +partout avec son imagination, écrivit à Rancé +et lui demanda quelques religieux. Il lui répondit : +« Je suis fort persuadé, mademoiselle, que +votre altesse royale ne doute point que je +n’eusse une extrême joie de pouvoir lui nommer +un religieux tel qu’elle le désire, mais j’en +ai perdu huit depuis un an, qui sont allés à Dieu. +Il y en a d’autres qui sont près de les suivre ; +et quoique nous soyons encore un nombre +considérable, nous ne vivons plus ni les uns +ni les autres que dans la vue et le désir de la +mort. »</p> + +<p>A cette époque mourut un religieux qui n’avait +pas plus de vingt-trois ans, et qui, dans son attirail +de décédé, dit à Rancé : « J’ai bien de la joie +de me voir dans l’habit de mon départ. » Il +souriait lorsqu’il allait mourir, comme les anciens +barbares. On croyait entendre cet oiseau sans +nom qui console le voyageur dans le vallon de +Cachemir.</p> + +<p>C’est sur ce fond de la Trappe que venaient se +jouer les scènes extérieures. Les silhouettes du +monde se dessinaient autour des ombres, le long +des étangs et dans les futaies. Le contraste était +plus frappant qu’à Port-Royal, car on n’apercevait +pas M. d’Andilly marchant une serpe à la +main, le long des espaliers, mais quelque vieux +moine courbé allant, une bêche sur l’épaule, +creuser une fosse dans le cimetière. C’étaient ces +scènes de bergeries que l’on voit dans les tableaux +des grands peintres.</p> + +<p>Une des premières personnes du monde avec +laquelle Rancé eut des rapports fut mademoiselle +d’Alençon, autrement madame de Guise, +fille de Gaston et cousine germaine de Louis XIV. +Mademoiselle d’Alençon, bossue, épousa le dernier +duc de Guise, dont elle eut un fils qui mourut +vite. « Le mérite, dit Mademoiselle dans +ses Mémoires, qu’avaient autrefois en France +les Lorrains du temps du Balafré et de tous +ces illustres messieurs de Guise, n’avait pas +continué dans tout ce qui était resté du même +nom. »</p> + +<p>Le duc de Guise, mari de mademoiselle d’Alençon, +n’avait qu’un pliant devant sa femme : il ne +mangeait qu’au bout de la table, encore fallait-il +qu’on lui eût permis de s’asseoir.</p> + +<p>M. Boistard, capitaine employé à Saint-Cyr, a +bien voulu me communiquer un recueil manuscrit +contenant vingt-sept lettres de l’abbé de +Rancé à madame de Guise. La lettre écrite du +3 mars 1692 parle de la mort d’un solitaire de +la Trappe. Ces lettres parlent aussi de Jacques II : +« On est inexorable, dit Rancé, pour ceux qui +n’ont pas la fortune de leur côté. » Rancé affirme, +dans la lettre du 7 septembre 1693, « que le propre +d’un chrétien est d’être sans souvenir, sans +mémoire et sans ressentiment. » Quand on a, +un siècle plus tard, vu passer 1793, il est difficile +d’être sans souvenir.</p> + +<p>Louis XIV avait de l’affection pour madame de +Guise, bien qu’il s’emportât contre elle lorsqu’elle +s’enfuit à la Trappe sur le bruit que le prince +d’Orange allait descendre en France. Quand elle +allait à l’abbaye, elle y passait plusieurs jours. +Madame de Guise mourut à Versailles le 17 mars +1696 ; elle avait vendu à Louis XIV le palais d’Orléans, +aujourd’hui le palais du Luxembourg. Elle +fut enterrée non à Saint-Denis, mais aux Carmélites. +L’oraison funèbre de madame de Guise fut +prononcée à Alençon par le P. Dorothée, capucin : +c’est toute la pompe que la religion livrée à elle +seule accordait aux grands.</p> + +<p>Immédiatement avec madame de Guise, parut +à la Trappe le duc de Saint-Simon. Il faudrait +presque révoquer en doute ce qu’il raconte de la +manière dont il parvint à faire croquer par Rigaut +le portrait de Rancé, si Maupeou n’avait rapporté +les mêmes détails. Le père de Saint-Simon tenait +son titre de Louis XIII ; il avait acheté une terre +voisine de la Trappe ; il menait souvent son fils à +l’abbaye. Saint-Simon serait très-croyable dans ce +qu’il rapporte s’il pouvait s’occuper d’autre chose +que de lui. A force de vanter son nom, de déprécier +celui des autres, on serait tenté de croire +qu’il avait des doutes sur sa race. Il semble n’abaisser +ses voisins que pour se mettre en sûreté. +Louis XIV l’accusait de ne songer qu’à démolir +les rangs, qu’à se constituer le grand-maître des +généalogies. Il attaquait le parlement, et le parlement +rappela à Saint-Simon qu’il avait vu commencer +sa noblesse. C’est un caquetage éternel +de tabourets dans les Mémoires de Saint-Simon. +Dans ce caquetage viendraient se perdre les qualités +incorrectes du style de l’auteur, mais heureusement +il avait un tour à lui ; il écrivait à la +diable pour l’immortalité.</p> + +<p>Le duc de Penthièvre parut plus tard à la +Trappe : Saint-Simon ne se put guérir de l’âcreté +de son humeur dans une solitude où le petit-fils du +comte de Toulouse perfectionna sa vertu : le fiel et +le miel se composent quelquefois sous les mêmes +arbres. Pieux et mélancolique, le duc de Penthièvre +fit augmenter, s’il ne bâtit pas entièrement, +l’abbatiale où il aimait se retirer, en prévision +du martyre de sa fille. La princesse de Lamballe, +enfant, venait s’amuser à la maison-Dieu ; elle fut +massacrée après la dévastation du monastère. Sa +vie s’envola comme ce passereau d’une barque du +Rhône, qui, blessé à mort, fait pencher en se +débattant l’esquif trop chargé.</p> + +<p>Pellisson fréquentait la Trappe. Il s’était flatté +de faire consentir le roi à certain arrangement. +Rancé insistait pour que sa communauté eût le +droit de choisir un prieur. « Je ne doute pas, +mandait-il à Pellisson, que vous ne voyiez mieux +que moi tout ce que je ne vous dis pas +sur cette matière, parce que vos connaissances sont plus +étendues et vont beaucoup plus loin que les +miennes. »</p> + +<p>Pellisson abjura le protestantisme en 1670, à +Chartres, entre les mains de l’évêque de Comminges, +et s’attacha ensuite à Bossuet. Pellisson +est célèbre pour avoir élevé une araignée : il demeura +ferme dans le procès de Fouquet, si bien +débrouillé par M. Monmerqué. Il écrivit, en défense +de son ancien patron, trois mémoires sur +lesquels on pourrait encore jeter les yeux avec +fruit. Louis XIV le ménagea ; il s’aperçut que la +conquête lui ferait honneur et ne serait pas difficile ; +mais, comme l’ancien commis des finances +mourut sans confession, on le soupçonna toujours. +Rancé le défendit toujours : la célébrité +adoucissait sa foi. Rancé avait peut-être vu Pellisson +chez le cardinal de Richelieu lors de la +création de l’Académie. Pellisson avait aimé mademoiselle +de Scudéry ; il n’était pas beau, elle +ne perdit point sa bonne réputation.</p> + +<p>Bossuet, camarade de collége de Rancé, visita +son condisciple ; il se leva sur la Trappe comme le +soleil sur une forêt sauvage. L’aigle de Meaux se +transporta huit fois à cette aire. Ces différents vols +vont toucher à des faits dont la mémoire est restée. +En 1682 Louis XIV s’établit à Versailles. En 1685 +Bossuet composa à la Trappe l’avertissement du +Catéchisme de Meaux. En 1686 l’orateur mit fin +à ses Oraisons funèbres par le chef-d’œuvre qu’il +prononça devant le cercueil du grand Condé. En +1696 s’en alla à Dieu Sobieski, ancien mousquetaire +de Louis-le-Grand. Sobieski entra dans Vienne +par la brèche qu’avait ouverte le canon des Turcs. +Les Polonais sauvèrent l’Europe, qui laisse exterminer +aujourd’hui la Pologne. L’histoire n’est pas +plus reconnaissante que les hommes.</p> + +<p>La Trappe était le lieu où Bossuet se plaisait le +mieux : les hommes éclatants ont un penchant +pour les lieux obscurs. Devenu familier avec le +chemin du Perche, Bossuet écrivait à une religieuse +malade : « J’espère bien vous rendre à mon +retour de la Trappe, une plus longue visite », +paroles qui n’ont d’autre mérite que d’être jetées +à la poste en passant et d’être signées : <i>Bossuet.</i></p> + +<p>Bossuet trouvait un charme dans la manière +dont les compagnons de Rancé célébraient l’office +divin : « Le chant des Psaumes, dit l’abbé Ledieu, +qui venait seul troubler le silence de cette vaste +solitude, les longues pauses de Complies, le son +doux, tendre et perçant du <i lang="la" xml:lang="la">Salve Regina</i>, inspiraient +au prélat une sorte de mélancolie religieuse. » +A la Trappe il me semblait en effet, +pendant ces silences, ouïr passer le monde avec +le souffle du vent. Je me rappelais ces garnisons +perdues aux extrémités du monde et qui font entendre +aux échos des airs inconnus, comme pour +attirer la patrie : ces garnisons meurent, et le +bruit finit.</p> + +<p>Bossuet assistait aux offices du jour et de la nuit. +Avant Vêpres, l’évêque et le réformateur prenaient +l’air. On m’a montré près de la <i>grotte de Saint-Bernard</i> +une chaussée embarrassée de broussailles +qui séparait autrefois deux étangs. J’ai osé profaner, +avec les pas qui me servirent à rêver René, +la digue où Bossuet et Rancé s’entretenaient des +choses divines. Sur la levée dépouillée, je croyais +voir se dessiner les ombres jumelles du plus grand +des orateurs et du premier des nouveaux solitaires.</p> + +<p>Bossuet reçut le viatique le lundi saint de l’année +1704 : il y avait quatre ans que Rancé n’existait +plus. Bossuet se plaignait d’être importuné +de sa mémoire, sa garde lui soutenait la tête : +« Cela serait bon, disait-il, si ma tête pouvait se +tenir. » Dans un de ces moment, l’abbé Ledieu +lui prononça le mot de gloire ; Bossuet reprit : +« Cessez ces discours ; demandez pour moi pardon +à Dieu. »</p> + +<p>Le 12 avril 1704, les pieds et les mains du moribond +s’engourdirent. Un peu avant quatre heures +et demie du matin il expira : c’était l’heure +où son ami Rancé priait aux approches du jour. +L’aigle qui s’était en passant reposé un moment +dans ce monde reprit son vol vers l’aire sublime +dont il ne devait plus descendre : il n’est resté de +ce sublime génie qu’une pierre.</p> + +<p>Rancé eut d’abord la pensée de se démettre de +son abbaye ; il consulta Bossuet au mois de décembre +1682. Bossuet lui répondit d’attendre. +Dans cette année le père d’un jeune mousquetaire +réfugié à la Trappe se plaignit de la captation +dont on avait usé envers son fils, il ne +reçut de l’abbé que ces mots : « Vous le quitterez +bientôt. »</p> + +<p>En ce temps-là mourut l’abbé de Prières. J’en +ai souvent parlé. Il fit écrire à Rancé par un prêtre : +« L’abbé de Prières m’ordonna dans les +derniers moments de sa vie de vous donner +avis de sa mort en vous témoignant l’estime +qu’il a conservée pour vous jusqu’au dernier +soupir. »</p> + +<p>Ces honnêtes gens se léguaient leur estime.</p> + +<p>De toutes les accusations portées contre Rancé +aucune ne s’appuyait sur une apparence de vérité, +excepté celle de jansénisme. On a une lettre de +lui, adressée en 1676 à M. de Brancas ; elle s’exprime +ainsi :</p> + +<p>« Je vous dis, en parlant de M. Arnauld et de +ces messieurs, que le pape était content d’eux, +et qu’il avait reçu leur signature en la manière +qu’ils l’avaient donnée ; vous me répondîtes +ce que déjà des personnes de piété m’avaient +donné comme une chose constante qu’ils +l’avaient surpris et que le pape avait fait comme +ceux qui mettent la main devant leurs yeux, et +font semblant de ne pas voir. Cependant, monsieur, +il m’est tombé entre les mains, depuis +quelques jours, l’arrêt qui a été donné contre +M. l’évêque d’Angers, qui porte expressément +que le pape, avec beaucoup de prudence, a +voulu recevoir la signature de quelques particuliers +avec une explication plus étendue pour +les mettre à couvert de leurs scrupules et des +peines portées par les constitutions. Tellement, +monsieur, que non seulement il n’a pas fait +semblant de ne pas voir qu’ils aient signé avec +explication, mais même il l’a prouvé et s’en est +contenté. Je suis bien heureux, monsieur, de +n’avoir jugé personne. Où en serais-je réduit si +j’avais condamné des gens que le pape reçoit +dans le fait même pour lequel je les aurais condamnés ? +Et à quelle réparation ne serais-je +point tenu si j’avais porté un jugement contre +eux, et que j’eusse donné à d’autres de faire la +même chose sur mon témoignage ! car, dans le +fond, j’aurais, contre le respect que je dois au +pape et contre ses intentions, condamné ceux +qu’il justifie, et considéré comme personnes +qui sont dans l’erreur et dans la désobéissance +celles dont il est satisfait et qu’il reçoit dans +son sein et dans sa communion et par une conduite +pleine de charité et de sagesse. Je vous +assure, monsieur, qu’il ne m’arrivera pas de +juger, et que je serai plus religieux que jamais +dans les résolutions que j’ai prises sur ce sujet-là. +Je vous parle sans passion et dans un désintéressement +entier de tous les partis (car je +n’en ai aucun et je suis incapable d’en avoir +que celui de l’Église) ; mais dans la créance +que c’est Jésus-Christ qui me met au cœur ce +que je vous vas dire.</p> + +<p>» Il est impossible que Dieu demande compte +ni à vous ni à moi de ce que nous nous serons +abstenus de juger, n’ayant pour cela ni caractère +ni obligation ; mais il se peut très-bien faire +qu’une conduite opposée chargerait nos consciences, +quelque bonnes que soient nos intentions, +si ceux qui ont autorité ou qui ont obligation +de juger se mécomptent pour y avoir +apporté toute l’application, les soins et la diligence +nécessaires. Ils peuvent espérer que Dieu, +qui connaît le fond de leurs cœurs, leur fera +miséricorde ; mais pour ceux qui s’avancent et +qui n’ont point de mission, si ce malheur leur +arrive, ils ne peuvent attendre qu’une punition +rigoureuse ; car dès le moment qu’ils se sont +ingérés et ont usurpé un droit qui ne leur +appartenait point ils ont mérité que Dieu les +abandonne à leurs propres ténèbres. Je vous +assure, monsieur, soit que je pense que Jésus-Christ +nous a déclaré qu’il châtierait d’un supplice +éternel celui qui dirait à son frère une +légère injure, ou que je me regarde comme +étant sur le point d’être jugé moi-même, il n’y +a rien dont je sois plus éloigné que de juger +les autres.</p> + +<p>» Voilà quelle doit être la disposition de tout +homme qui ne sera point prévenu, qui regardera +les choses dans leur vérité, sans intérêt et +sans passion ; mais le mal est que nous croyons +n’en pas avoir, parce que nous n’en avons point +de propre et de particulière. Cependant nous +sommes souvent engagés dans celles des autres +sans nous en apercevoir. Pour moi, je suis +persuadé qu’en de telles manières, la voie la +plus sure est de demeurer dans la soumission +et dans le silence. C’est le moyen de m’attirer +tous les partis et de ne plaire à personne ? mais, +pourvu que je plaise à Dieu et que je me tienne +dans son ordre, je ne me mets point en peine +de quelle manière les hommes expliqueront ma +conduite. Véritablement je ne suis plus de ce +monde, et je ne suis pas assez malheureux +pour y rentrer après l’avoir quitté par le dessein +que j’aurais de le contenter contre mon devoir +et les mouvements de ma conscience. Vous +connaîtrez sans doute, monsieur, qu’il est si +difficile, lorsqu’on parle dans les causes, même +les plus justes, de se tenir dans les règles de la +modération et de la charité, que ceux-là sont +heureux que Dieu a mis dans des états où rien +ne les oblige ni de parler ni de se produire ; et +je vous confesse que je ne me lasse point d’admirer +et de plaindre en même temps l’aveuglement +de la plupart des hommes qui ne font non +plus de difficulté de dire : Cet homme est +schismatique, que s’ils disaient : Il a le teint +pâle et le visage mauvais. Quand je vous dis, +monsieur, que je ne vous parle que pour vous +seul, ce n’est pas que je ne veuille bien que l’on +sache quels sont mes sentiments et mes pensées +sur ce point-là ; mais je serais encore plus +aise, comme c’est la vérité, que l’on ne s’imagine +pas que je m’occupe des affaires qui ne +me regardent point.</p> + +<p>» Je ne saurais m’empêcher de vous dire encore +qu’il n’y a rien de moins vrai que ce que +l’on dit que je faisais pénitence d’avoir signé le +<i>formulaire</i>, puisque je le signerai toutes les +fois que mes supérieurs le désireront, et que je +suis persuadé qu’en cela mon sentiment est le +véritable. Mais je ne nie point que dans le nombre +presque infini de crimes et de maux dont +je me sens redevable à la justice divine, celui +d’avoir imputé aux personnes qu’on appelle +jansénistes des opinions et des erreurs dont j’ai +reconnu dans la suite qu’ils n’étaient pas coupables, +n’y puisse être compris. Étant dans le +monde, avant que je pensasse sérieusement à +mon salut, je me suis expliqué contre eux en +toute rencontre, et me suis donné sur cela une +entière liberté, croyant que je le pouvais faire +sur la relation des gens qui avaient de la piété +et de la doctrine. Cependant je me suis mécompté, +et ce ne sera point une excuse pour +moi au jugement de Dieu, d’avoir cru et d’avoir +parlé sur le rapport et sur la foi des autres. +Cela m’a fait prendre deux résolutions que j’espère +de garder inviolablement avec la grâce de +Dieu : une, de ne croire jamais le mal de personne, +quelle que soit la piété de ceux qui le +diront, à moins qu’ils ne me fassent voir une +évidence ; l’autre est de ne rien dire jamais à +moins qu’avec l’évidence je n’y sois engagé par +une nécessité indispensable ; celui qui craint les +jugements de Dieu et qui sait qu’il a mérité d’en +être jugé avec rigueur, est bien malheureux +quand il juge ses frères, puisque le plus grand +de tous les moyens pour engager Jésus-Christ +à nous juger dans sa miséricorde, est de nous +abstenir de juger.</p> + +<p>» Je croirais faire un mal si je soupçonnais leur +foi (des jansénistes) ; ils sont dans la communion +et dans le sein de l’Église, elle les regarde +comme ses enfants ; et par conséquent je ne puis +et ne dois les regarder autrement que comme +mes frères.</p> + +<p>» Vous dites, monsieur, qu’ils sont suspects ; +mais Dieu me préserve de me conduire par +mes soupçons. Je sais par ma propre expérience, +et je l’éprouve tous les jours, jusqu’où va l’injustice +et la violence de ceux qu’on appelle molinistes. +Il n’y a point de calomnies dont ils +n’essayent de ruiner ma réputation, point de +bruits injurieux qu’ils ne répandent contre ma +personne ; comme ils ne sauraient attaquer mes +mœurs, ils attaquent ma foi et ma croyance, et +trouvent dans les règles de leur morale et dans +la fausseté de leurs maximes qu’il leur est permis +de dire contre moi tous les maux que l’envie +et la passion leur peut suggérer. <i lang="la" xml:lang="la">Circumveniamus +justum, quoniam inutilis est nobis et contrarius +est operibus nostris.</i> Ma conduite n’est pas +conforme à la leur ; mes maximes sont exactes, +les leurs sont relâchées ; les voies dans lesquelles +j’essaye de marcher sont étroites, celles +qu’ils suivent sont larges et spacieuses : voilà +mon crime ; cela suffit, il faut m’opprimer et +me détruire. <i lang="la" xml:lang="la">Opprimamus pauperem justum ; +gravis est nobis etiam ad vivendum, quoniam dissimilis +est aliis vita illius.</i></p> + +<p>» Comment voulez-vous, monsieur, que je leur +donnasse quelque créance ; et peuvent-ils passer +pour autre chose dans mon esprit que pour +des emportés et des injustes ? En quel endroit +de l’Écriture et des livres des saints Pères ces +gens, si zélés pour la défense de la vérité, ont-ils +lu qu’ils puissent en conscience imputer le +plus grand de tous les crimes sous des imaginations +toutes pures, et décrier par toutes sortes +de voies publiques et secrètes des personnes qui +servent Dieu dans la retraite et dans le silence, +qui ne se mêlent ni des contestations ni des affaires, +qui donnent de l’édification à l’Église, et +dont la vie, de l’aveu même de ceux qui ne les +aiment pas, est irrépréhensible ? Jugez vous-même, +monsieur, qu’est-ce qui se peut présenter +plus naturellement lorsqu’il me revient +quelque chose des soupçons que l’on forme contre +les jansénistes, sinon que, puisque les molinistes +ne font nul scrupule de m’imputer des +excès dont je ne suis pas moins exempt que +vous-même, quoique je n’aie jamais rien dit à +leur désavantage et qu’ils n’aient aucun sujet +de se plaindre de moi, il est très-possible qu’ils +attribuent des erreurs imaginaires à des personnes +qui n’ont pas eu pour eux les mêmes +égards ni les mêmes ménagements, et contre +lesquels ils ont depuis si long-temps une guerre +toute déclarée ?</p> + +<p>» Pour vous parler franchement, monsieur, je +ne suis rien moins que moliniste, quoique je sois +parfaitement soumis à toutes les puissances ecclésiastiques. +Je ne pense point comme eux pour +ce qui regarde la grâce de Jésus-Christ, la prédestination +de ses saints et la morale de son +Évangile, et je suis persuadé que les jansénistes +n’ont point de mauvaise doctrine. Ce serait une +grande faiblesse de régler sa conduite sur les +caprices et les imaginations du monde ; et les +gens de bien qui ne regardent que Dieu dans +toutes les circonstances de leur vie ne se mettent +guère en peine que l’on se scandalise de leur +procédé lorsqu’il n’y a rien qui ne soit dans l’ordre +et dans les règles. Le scandale ne retombe +point sur eux, mais sur ceux qui veulent trouver +des sujets d’en prendre des occasions qui ne +sont point blâmables.</p> + +<p>» Enfin, monsieur, j’ai vu, depuis que j’ai quitté +le monde, les différents partis qui ont agité l’Église. +J’ai vu de tous les côtés les intérêts et les +passions qui les ont continués, et par la grâce +de Dieu je n’y ai pris aucune part que celle de +m’en affliger, d’en gémir devant Dieu et de le +prier d’inspirer des sentiments de paix et de +charité à ceux qui paraissent en avoir de tout +contraires. J’ai vécu entre les uns et les autres +dans un état de suspension, je me suis soumis +à l’Église sans avoir de liaison avec personne, +parce que j’ai cru qu’il n’y en avait point qui +ne fût dangereuse et que le meilleur des partis +était de n’en point avoir, mais de s’attacher +simplement à Jésus-Christ et à ceux auxquels il +a donné sa puissance et son autorité dans son +Église.</p> + +<p>» J’ai demeuré dans le repos et dans le silence ; +et comme je pense souvent à cette grande vérité, +que Dieu jugera sans miséricorde ceux qui +auront jugé leurs frères sans compassion, je me +suis abstenu de m’expliquer et de condamner +la conduite et les sentiments de personne, sachant +que je ne le devais pas à moins que d’avoir +des évidences et des certitudes que je n’ai jamais +eues et d’y être engagé par de véritables nécessités. +Je n’ai nul dessein de plaire aux hommes ; +je ne recherche ni leur approbation ni +leur estime, et je sais trop que Dieu ne marque +jamais plus clairement dans ceux qui sont à lui +et qu’il ne rejette point les services qu’ils lui rendent, +que quand il permet qu’on les persécute ; +et la seule peine que j’aie est de voir que ces +gens-là engagent leurs consciences comme s’ils +ne savaient pas que Dieu jugera les calomniateurs +avec autant de rigueur et de sévérité que +les homicides et les adultères.</p> + +<p>» Il me reste, monsieur, une autre affaire, qui +est d’empêcher qu’on ne croie que je favorise +le parti des molinistes ; car je vous avoue que la +morale de la plupart de ceux qui en sont est si +corrompue, les maximes si opposées à la sainteté +de l’Évangile et à toutes les règles et instructions +que Jésus-Christ nous a données ou +par sa parole ou par le ministère de ses saints, +qu’il n’y a guère de choses que je puisse moins +souffrir que de voir qu’on se servît de mon nom +pour autoriser des sentiments que je condamne +de toute la plénitude de mon cœur. Ce qui me +surprend dans ma douleur, c’est que, sur ce +chapitre, tout le monde est muet, et que ceux +même qui font profession d’avoir du zèle et de +la piété gardent un profond silence, comme s’il +y avait quelque chose de plus important dans +l’Église que de conserver la pureté de la foi dans +la conduite des âmes et dans la direction des +mœurs. Pour moi qui n’ai jamais pris de chaleur +contre personne parce que je me suis toujours +préservé de toutes sortes de liaisons, quand je +regarde les choses dans le désintéressement +d’un homme qui ne veut avoir que Dieu et sa +vérité devant les yeux, et que j’essaye de discerner +ce qui fait qu’on est si échauffé de certaines +matières et que sur les autres on n’a que +de l’indifférence et de la froideur ; rien ne se +présente plus naturellement sinon que ce qui +donne le mouvement à la plupart des hommes, +c’est l’intérêt que d’un côté il y a à plaire et à +gagner, et que de l’autre il n’y a rien qu’à perdre +(j’entends de ceux qui sont théologiens et +qui ne peuvent ignorer le fond et les conséquences +des choses) ; et comme je n’ai rien à +perdre ni à gagner en ce monde, et que j’ai réduit +à l’éternité toute seule mes prétentions et +mes espérances, ce sont des tempéraments et +des retenues que je ne puis goûter ni comprendre. +En vérité, si Dieu n’a pitié du monde +et s’il n’empêche l’effet de l’application avec +laquelle on travaille à détruire les maximes véritables +pour en substituer d’autres en leur place +qui ne le sont pas, les maux se multiplieront, +et l’on verra dans peu une désolation presque +générale. »</p> + +<p>Je n’ai point abrégé cette lettre, trop longue +pour nous ; elle décide une question si vivante +alors, maintenant si morte. Le jansénisme par son +âpreté devait plaire à un solitaire. Tout cela nous +paraîtra accablant aujourd’hui, car l’esprit humain +n’a plus la force de se tenir debout. Rancé, +influencé par Bossuet, changea d’opinion ; il cessa +de tolérer ce qu’il avait respecté. La permanence +n’appartient qu’à Dieu. <i lang="la" xml:lang="la">Manet in æternum.</i></p> + +<p>Dans l’année 1678, Rancé fit au maréchal de +Bellefonds une déclaration de ses principes : Bellefonds +était ce même maréchal puni à la guerre +pour deux désobéissances heureuses, et auquel +Bossuet écrivit une lettre sur la conversion de +madame de La Vallière. La lettre de Rancé est +devenue rare : il s’agissait de repousser les accusations +qui s’élevaient contre les rigueurs de la +Trappe :</p> + +<p>« S’il n’est pas impossible, dit l’abbé au maréchal, +de chanter les cantiques du Seigneur dans +une terre étrangère, il faut croire cependant +qu’il est difficile de garder fidèlement ses voies +lorsqu’on est environné d’affaires et de plaisirs.</p> + +<p>» Dieu n’a pas commandé à tous les hommes de +quitter le monde ; mais il n’y en a point à qui il +n’ait défendu d’aimer le monde.</p> + +<p>» Ma profession veut que je me regarde comme +un vase brisé qui n’est plus bon qu’à être foulé +aux pieds : et, dans la vérité, si les hommes me +prennent par des endroits par où je ne suis pas +tel qu’ils me croient, il y a en moi des iniquités +qui ne sont <i>connues de personne</i> et sur lesquelles +on ne me dit mot ; de sorte que je ne puis ne +pas croire que les injustices qui me viennent du +monde ne soient des justices secrètes et véritables +de la part de Dieu, et ne pas considérer +en cela les hommes comme des exécuteurs de +ses vengeances.</p> + +<p>» C’est la disposition dans laquelle je suis, et +que je dois conserver, d’autant plus que les extrémités +de ma vie sont proches : aux portes +de l’éternité, il n’y a rien de plus puissant pour +faire que Dieu me juge dans sa clémence que +d’être jugé des hommes sans pitié. »</p> + +<p>Dans l’année 1679 Bellefonds appela Rancé à +Paris. Ces Bellefonds de Normandie étaient sortis +des Bellefonds de Touraine. La marquise du Châtelet, +fille du maréchal, vécut très-pauvre avec +son mari à Vincennes, dont Bellefonds était gouverneur ; +il mourut dans le château où l’attendait +le duc d’Enghien, qui n’avait point encore paru +sur la terre.</p> + +<p>Rancé était mandé par le maréchal pour voir +madame de La Vallière ; il se connaissait dans +le mal dont elle était attaquée. Cinquante lettres +de madame de La Vallière à Bellefonds sont imprimées +à la suite de l’abrégé de la vie de la maîtresse +de Louis XIV. L’auteur de cet abrégé est +l’abbé Lequeux, éditeur de plusieurs opuscules de +Bossuet. L’abbé devint convulsionnaire de +Saint-Médard.</p> + +<p>« Vivez cachée », dit Bossuet à madame de +La Vallière, dans son discours sur sa profession ; +« prenez un si noble essor que vous ne trouviez +le repos que dans l’essence éternelle. » « Enfin +je quitte le monde », écrit madame de La +Vallière elle-même ; « c’est sans regret, mais +non sans peine. Je crois, j’espère et j’aime. » +Ce devait être une belle société que celle à qui +ce beau langage était naturel. Dans sa lettre du +7 novembre 1675 au maréchal de Bellefonds, +madame de La Vallière dit : « Je ne puis m’empêcher +de vous faire part de la joie que j’ai +eue de voir M. l’abbé de la Trappe : +je suis toujours dans la confiance de la paix, +et notre saint abbé m’a fort exhortée à y demeurer. +Que vous êtes heureux, monsieur le +maréchal, d’être dans l’état où il veut que vous +soyez ! » Bellefonds, aidé de Rancé et de la lassitude +de Louis, appuyait la résolution de la fugitive. +Le monde voyait une de ses victimes sous +le froc, Rancé, encourager au cilice une autre +victime.</p> + +<p>Telle était l’aventure placée sur le chemin de +la Maison-Dieu. Tous les souvenirs venaient du +dedans et du dehors s’enfoncer dans ces solitudes ; +chaque pénitent menait avec lui ses fautes. +Les repentis se promenaient dans des routes écartées, +se rencontraient pour ne se retrouver jamais. +Les âmes qui portaient des souvenirs disparaissaient +comme ces vapeurs que j’ai vues dans +mon enfance sur les côtes de la Bretagne ; brouillards, +assurait-on, produits par les volcans lointains +de la Sicile. On rencontrait sur toutes les +routes de la Trappe des fuyards du monde ; Rancé +à ses risques et périls les allait recueillir ; il rapportait +dans un pan de sa robe des cendres brûlantes, +qu’il semait sur des friches. Aujourd’hui, +on ne voit plus glisser dans les ombres ces chasses +blanches, dont Charles Quint et Catherine de +Médicis croyaient entendre les cors parmi les +ruines du château de Lusignan, tandis qu’une fée +envolée faisait son cri.</p> + +<p>En descendant des hauteurs boisées où je +cherchais les lares de Rancé, s’offraient des +clochers de paille tordus par la fumée ; des nuages +abaissés filaient comme une vapeur blanche +au plus bas des vallons. En approchant, ces nuées +se métamorphosaient en personnes vêtues de laine +écrue ; je distinguais des faucheurs : madame de +La Vallière ne se trouvait point parmi les herbes +coupées.</p> + +<p>Rancé s’était résolu à ne composer aucun ouvrage +qui rappelât son existence. A soixante ans, +accablé d’infirmités, il n’était pas tenté de retourner +aux illusions de sa jeunesse, malgré les encouragements +qu’il trouvait dans les cheveux +blancs de son ami Bossuet. Comme il faisait souvent +des conférences à ses frères, il lui restait +une quantité de discours. Il se laissa entraîner à +la prière d’un religieux malade qui le conjurait +de rassembler ces discours. Ainsi se trouva formé +peu à peu le traité qu’il intitula : <i>De la sainteté et +des devoirs de la vie monastique</i>. On fit dans le +couvent plusieurs copies de ce traité ; une de ces +copies tomba entre les mains de Bossuet : Bossuet, +émerveillé, se hâta d’écrire à Rancé qu’il exigeait +que son ouvrage fût rendu public et qu’il se chargeait +de le faire imprimer. Dom Rigobert et l’abbé +de Châtillon mêlèrent leurs sollicitations à celles +du grand évêque. Rancé avait jeté l’ouvrage au +feu, et on en avait retiré des cahiers à demi +brûlés. Par une de ces lâchetés communes aux +auteurs, Rancé avait repris les débris de l’incendie, +et les avait retouchés ; une des copies post-flammes +était parvenue à Bossuet. « Comment, +monseigneur, lui écrivait l’abbé de la Trappe, +vous voulez que je me mette tous les ordres +religieux à dos ? — Vous avez beau, répondit +Bossuet, vous fâcher, vous ne serez point le +maître de votre manuscrit, et vous y penserez +devant votre Dieu. » Rancé insista : Bossuet +lui répondit : « Je répondrai pour vous, je prendrai +votre défense, demeurez en repos. »</p> + +<p>En effet, on voit à la tête des <i>éclaircissements</i> +sur le livre <i>Des devoirs de la vie monastique</i>, cette +approbation de Bossuet : « Après avoir lu et examiné +les <i>éclaircissements</i>, nous les avons approuvés +d’autant plus volontiers que nous espérons +que tous ceux qui les liront demeureront +convaincus de la sainte et salutaire doctrine du +livre <i>De la sainteté et des devoirs de la vie monastique</i>. +A Meaux, le 10<sup>e</sup> jour de mai 1685. »</p> + +<p>Quel est cet ouvrage que l’aigle de Meaux avait +couvert de ses ailes ? En vain Rancé ne voulait +pas convenir que sa jeunesse lui était demeurée : +il se disait et se croyait vieux, et la vie +débordait en lui. Cependant ce qu’il avait prévu +arriva. Une longue querelle survint après deux ou +trois années de la publication du livre. La gravité +de ces controverses n’a rien de semblable aux +contestations littéraires d’aujourd’hui ; cette partie +des temps passés est curieuse à connaître. +Bossuet ne s’était trompé ni sur le fond, ni sur le +style de l’ouvrage. Voici l’analyse <i>De la sainteté des +devoirs de la vie domestique</i>, je laisse parler Rancé :</p> + +<p>« Les règles des observances religieuses ne +doivent pas être considérées comme des inventions +humaines. Saint Luc a dit : Vendez ce que +vous avez et le donnez aux pauvres ; après cela +venez et me suivez. Si quelqu’un vient à moi et +ne hait point son père et sa mère, et sa femme +et ses enfants, et ses frères et ses sœurs, et même +sa propre vie, il ne peut être mon disciple.</p> + +<p>» Jean-Baptiste a mené dans le désert une +vie de détachement, de pauvreté, de pénitence +et de perfection, dont la sainteté a été transmise +aux solitaires, ses successeurs et ses disciples.</p> + +<p>» Saint Paul l’anachorète et Saint Antoine +cherchèrent les premiers J.-C. dans les déserts +de la basse Thébaïde ; saint Pacôme parut +dans la haute Thébaïde, reçut de Dieu la règle +par laquelle il devait conduire ses nombreux +disciples. Saint Macaire se retira dans le désert +de Sethé, saint Antoine dans celui de Nitry, +saint Sérapion dans les solitudes d’Arsinoé et +de Memphis, saint Hilarion dans la Palestine ; +sources abondantes d’une multitude innombrable +d’anachorètes et de cénobites qui remplirent +l’Afrique, l’Asie et toutes les parties de +l’Occident.</p> + +<p>» L’Église, comme une mère trop féconde, +commença de s’affaiblir par le grand nombre +de ses enfants. Les persécutions étant cessées, +la ferveur et la foi diminuèrent dans le repos. +Cependant Dieu, qui voulait maintenir son +Église, conserva quelques personnes qui se séparèrent +de leurs biens et de leurs familles par +une mort volontaire, qui n’était ni moins réelle, +ni moins sainte, ni moins miraculeuse que celle +des premiers martyrs. De là les différents ordres +monastiques sous la direction de saint +Bernard et de saint Benoît. Les religieux étaient +des anges, qui protégeaient les États et les Empires +par leurs prières ; des voûtes qui soutenaient +la voûte de l’Église, des pénitents, qui apaisaient +par des torrents de larmes la colère de Dieu, +des étoiles brillantes, qui remplissent le monde +de lumière. Les couvents et les rochers sont +leur demeure ; ils se renferment dans les montagnes +comme entre des murs inaccessibles ; ils +se font des églises de tous les lieux où ils se +rencontrent ; ils se reposent sur les collines +comme des colombes ; ils se tiennent comme +des aigles sur la cime des rochers ; leur mort +n’est ni moins heureuse ni moins admirable +que leur vie, raconte saint Ephrem. Ils n’ont +aucun soin de se construire des tombeaux ; ils +sont crucifiés au monde ; plusieurs, étant attachés +comme à la pointe des rochers escarpés, +ont remis volontairement leur âme entre les +mains de Dieu. Il y en a qui, se promenant avec +leur simplicité ordinaire, sont morts dans les +montagnes qui leur servaient de sépulcre. +Quelques-uns, sachant que le moment de leur +délivrance était arrivé, se mettaient de leurs +propres mains dans le tombeau. Il s’en est +trouvé qui en chantant les louanges de Dieu ont +expiré dans l’effort de leur voix, la mort seule +ayant terminé leur prière et fermé leur bouche. +Ils attendent que la voix de l’archange les réveille +de leur sommeil ; alors ils refleuriront +comme des lis d’une blancheur, d’un éclat et +d’une beauté infinis. »</p> + +<p>Après cette description admirable pour leur +faire aimer la mort, Rancé ajoute : « Je ne doute +pas, mes frères, que vos pensées ne vous portent +du côté du désert ; mais il faut modérer +votre zèle. Les temps sont passés ; les portes +des solitudes sont fermées, la Thébaïde n’est +plus ouverte. »</p> + +<p>C’était vrai ; mais les ordres religieux avaient +rebâti dans leurs couvents la Thébaïde ; ils +avaient représenté dans leurs cloîtres les palmiers +des sables. Les monastères étaient des pépinières +où l’on élevait les plantes divines, où +elles prenaient leur accroissement avant d’être +transplantées. Ainsi, lorsqu’on descendait de la +montagne et que l’on était près d’entrer dans +Clairvaux, on reconnaissait Dieu de toutes parts. +On trouvait au milieu du jour un silence pareil à +celui du milieu de la nuit : le seul bruit qu’on y +entendait était le son des différents ouvrages des +mains ou celui de la voix des frères lorsqu’ils +chantaient les louanges du Seigneur. La renommée +seule de cette grande aphonie imprimait une +telle révérence que les séculiers craignaient de +dire une parole. Une forêt resserrait le monastère. +Les viandes dont on se nourrissait n’avaient +d’autre goût que celui que la faim leur donnait.</p> + +<p>Rancé passe à l’explication des trois vœux de +la vie monastique : chasteté, pauvreté et obéissance. +Il dit que dans la pensée de saint Augustin +une vierge chaste consacrée à Dieu a tout ce qui +peut lui servir d’ornement, sans quoi la virginité +lui aurait été honteuse, car que lui servirait d’avoir +l’intégrité du corps si elle n’avait pas celle +de l’âme ? Le réformateur insiste sans s’embarrasser +dans ses souvenirs. Quel avantage tirerait +un religieux d’avoir abandonné les biens de la +fortune s’il conservait d’autres affections et d’autres +attaches ? Notre cœur se trouve où est notre +trésor, et nous sommes liés par les objets que +nous aimons ; et pourtant, mes frères, dit Rancé, +si le religieux ne se prive des faux plaisirs, il se +réserve les véritables ennuis qui les accompagnent ; +toute sa course ne sera qu’une continuité de chutes +et de rechutes. Dans un voyage pour aller plus +légèrement vers le ciel, il faut se décharger de +tout ce qui peut empêcher de s’avancer dans le +chemin. La pauvreté religieuse sépare le cœur, +aussi bien que la chasteté, de tout ce qu’il y a de +visible et d’invisible, s’il n’est point éternel.</p> + +<p>Rancé recommande la charité comme la première +des vertus. Un chrétien, dit saint Paul, +n’est fait que pour aimer. Ce qui fait que l’amour +de Dieu est si rare dans les hommes, c’est qu’ils +sont emportés par d’autres amours. « Pour vous, +dit le réformateur dans un langage admirable, +pour vous, mes frères, Dieu vous a levé tous +ces obstacles, et vous a préservés de ces sortes +de tentations en vous retirant dans la solitude. +Vous êtes à l’égard du monde, comme s’il n’était plus ; +il est effacé dans votre mémoire +comme vous l’êtes dans la sienne ; vous ignorez +tout ce qui s’y passe, ses événements et ses +révolutions les plus importantes ne viennent +point jusqu’à vous ; vous n’y pensez jamais que +lorsque vous gémissez devant Dieu de ses misères ; +et les noms mêmes de ceux qui le gouvernent +vous seraient inconnus, si vous ne les +appreniez par les prières que vous adressez à +Dieu pour la conservation de leurs personnes. +Enfin, vous avez renoncé, en le quittant, à ses +plaisirs, à ses affaires, à ses fortunes, à ses +vanités, et vous avez mis tout d’un coup dessous +vos pieds, ce que ceux qui l’aiment et qui +le servent ont placé dans le fond de leur cœur. »</p> + +<p>Tel est ce traité <i>De la sainteté et des devoirs de +la vie monastique</i>, on y entend les accents pleins +et majestueux de l’orgue. On se promène à travers +une basilique dont les rosaces éclatent des rayons +du soleil. Quel trésor d’imagination dans un +traité qui paraissait si peu s’y prêter ! Ici on ne +se traîne pas sur ces adorations de femme reproduites +aujourd’hui à tout propos sans les plus +aimer. La lumière et l’ombre avaient bâti les +édifices religieux plus que la main des hommes. +Le travail de Rancé apprendra à ceux qui ne le +connaissaient pas qu’il y a dans notre langue un +bel ouvrage de plus.</p> + +<p>Il se fit d’abord un profond silence, autant +d’admiration que d’étonnement. Il ne fallut pas +moins de deux années pour que les amours-propres +et les passions se remissent du choc. Mais +enfin on recouvra ses esprits, et le conflit s’engagea : +il commença d’abord en Hollande, où la +littérature française avait son écho ; écho protestant, +qui répétait mal le son, et ne le répétait +qu’aigre et sec.</p> + +<p><i>Le véritable Motif de la conversion de l’abbé de +la Trappe</i>, par Laroque, que j’ai déjà cité, est +une réponse aux <i>Devoirs de la vie monastique</i> ; il +est en forme de dialogue, selon le goût du temps : +Timocrate et Philandre s’entretiennent du livre +de Rancé. Timocrate est un bonhomme, qui, +par-ci par-là, a grande envie d’admirer le livre des +Devoirs, mais Philandre le morigène ; il prétend, +lui, que l’ouvrage du solitaire de la Trappe ne +vaut pas le diable. Sur chaque observation de +Timocrate, Philandre s’écrie : « Ah ! je ne savais +pas cela. Je serai fort aise que vous examiniez +un peu ce qu’il dit là-dessus, et vous m’obligerez +de me montrer l’endroit. » Les deux interlocuteurs +vont dîner, se donnent rendez-vous +pour le lendemain au jardin des Tuileries, et la +conversation continue. Timocrate accuse Rancé +de dédaigner l’Écriture, de vouloir se montrer +savant à propos de tout, de citer de l’Aristophane +grec. « Je voudrais savoir, reprend Timocrate, +quand il l’a lu, si c’était dans sa jeunesse et +avant d’avoir quitté le monde ou après. J’ai +peine à croire qu’il se ressouvienne si exactement +d’une lecture faite il y a plus de trente +ans : ainsi il y a plus d’apparence que c’est dans +la retraite qu’il s’est diverti avec ce comique. » +Petite chicane de mauvaise foi, néanmoins piquante. +Le P. Mège combattit sérieusement le +premier l’ouvrage de Rancé dans son <i>Commentaire +sur la règle de saint Benoît</i>. Le livre <i>De la +sainteté et des devoirs de la vie monastique</i> était +déjà à sa troisième édition, lorsqu’enfin, dans +l’ombre des cloîtres, on entendit un bruit de papier +et de poussière : c’était Mabillon qui s’élevait. +Il n’avait pas blanchi sous ses in-folio, il ne +regardait pas autour de lui les parchemins moisis +des premiers jours de la monarchie, pour s’entendre +dire qu’il avait perdu son âme et son +temps à l’étude des choses passées. Le compilateur +des <i lang="la" xml:lang="la">Vetera analecta</i> se crut obligé de soutenir +la cause des érudits, dont il était la gloire. Les +deux savants champions, descendus dans la lice, +étaient cuirassés de grec et de latin. Quand nous +prétendons lutter contre ces savants, nous montrons +ce qui nous manque « dans cette monarchie +<span class="xsmall">DOCTE ET CONQUÉRANTE</span> », dit Bossuet. Le +Père Mabillon procède méthodiquement ; il ne +laisse rien derrière lui ; rechercheur expérimenté, +il fouille partout : il ne fait pas un pas +qu’il ne force un siècle à se lever. Intime confident +des chroniques, il dit comme l’abbé Lacordaire : +« Le temps tiendra la plume après moi. »</p> + +<p>Il s’adresse aux jeunes religieux bénédictins de +la congrégation de Saint-Maur :</p> + +<p>« C’est à vous, mes très-chers frères, leur dit-il, +que je me sens obligé d’offrir cet ouvrage ; +puisque c’est particulièrement pour vous qu’il +a été entrepris et composé. Je vous prie de bien +considérer que je ne prétends pas faire ici de +nos monastères de pures académies de science : +si le grand apôtre faisait gloire de n’en avoir +point d’autre que celle de Jésus Christ crucifié, +nous ne devons point aussi avoir d’autre but +dans nos études : il est vrai, et saint Paul l’a +dit, que la science sans la charité enfle, mais il +est certain aussi qu’avec le secours de la grâce +rien n’est plus propre à nous conduire à l’humilité, +parce que rien ne nous fait mieux connaître +notre néant, notre corruption et nos misères. »</p> + +<p>L’illustre savant s’était mis à l’abri des reproches +de Rancé par cette ingénieuse interprétation +de l’étude. Jusque dans la manière dont il imprime +son traité, il semble avoir contracté dans +des lettres majuscules quelque chose du caractère +monumental des inscriptions. Il écarte pour les +théologiens scolastiques les questions de la puissance +<i>obédiencielle</i> et de la façon dont le feu +matériel agit sur les damnés, puis il entre en +matière : « Ce qui m’avait fait balancer d’abord, +dit-il dans son avant-propos, sur la composition +de mon ouvrage, c’est que le grand serviteur +de Dieu qui fait aujourd’hui tant d’honneur +à l’état monastique s’est expliqué d’une manière +si noble et si relevée sur ce sujet, qu’il +est malaisé de réussir après lui. L’on pourra +cependant demeurer d’accord avec lui que si +tous les solitaires étaient comme les siens, et si +l’on était assuré d’avoir toujours des supérieurs +aussi éclairés que lui, il ne serait pas beaucoup +nécessaire que les solitaires s’appliquassent aux +études, puisqu’en ce cas leur supérieur leur +tiendrait lieu de livres. Mais il est difficile, pour +ne pas dire impossible, que toutes les communautés +aient cet avantage. »</p> + +<p>Après cette sainte courtoisie, Mabillon continue : +la raison et le savoir l’appelaient à triompher. +Il affirme que les moines sont obligés de +vaquer à l’étude, que les grands hommes qui ont +fleuri parmi les moines sont une preuve que l’on +cultivait les lettres chez eux, que les bibliothèques +des monastères sont une autre preuve des +études qui s’y faisaient. Il parle de l’institution de +l’abbaye du Bec et des Chartreux. Il montre que +les monastères de l’Orient s’occupaient aussi de +lettres : témoin saint Basile, saint Chrysostome, +saint Jérôme, Ruffin, Cassien et son compagnon +Germain, Marc le solitaire, et saint Nil. Il rappelle +le monastère de Lérins dans l’Occident, l’abbaye +du mont Cassin, le monastère de Saint-Colomban, +les écoles attachées aux cathédrales et aux monastères, +les savants qui sortirent de ces écoles, +le fameux Gerbert, Loup de Ferrières, Lanfranc, +Anselme ; il fait voir que les moines, occupés à +transcrire les ouvrages des anciens, nous les ont +conservés, que les religieux mêmes s’occupaient +de les transcrire ; que les conciles et les papes, +loin de défendre les études aux moines, les ont, +au contraire, obligés à ces études ; il ne faut, pour +la conviction de la France, que l’autorité de Charlemagne +et de saint Louis.</p> + +<p>L’érudition toujours sûre déborde dans le <i>Traité +des études monastiques</i>. L’auteur descend aux plus +petits préceptes : il apprend à reposer sa voix à +propos dans les lectures ; il insiste surtout sur la +brièveté, quoique lui-même soit un peu long : un +court <i lang="la" xml:lang="la">Hic jacet Sugerius abbas</i> vaut mieux, dit-il, +qu’une verbeuse inscription. Prononcez en français +<i>incontinent après</i>, au lieu d’<i>incontinen après</i> ; +<i>saintes âmes</i>, au lieu de <i>saint âmes</i>.</p> + +<p>« Ceux qui confèrent les manuscrits avec un +imprimé, ajoute l’érudit, doivent, pour la facilité +de ceux qui s’en serviront, marquer la page +et le nombre de la ligne de l’imprimé où tombe +la correction ou la diverse leçon ; et afin qu’ils +ne soient pas obligés de compter à chaque fois +les lignes, ils pourront faire une échelle de carton +ou de papier sur laquelle ils marqueront le +nombre des lignes dans la même distance qu’elles +sont dans l’imprimé. »</p> + +<p>Merveilleux siècle où Mabillon, oubliant son +sujet, se change en un pauvre pédagogue, où +Bossuet, devenant un prêtre habitué de paroisse, +fait le catéchisme aux petits enfants de son diocèse !</p> + +<p>Il n’y a aucune éloquence dans le <i>Traité des +études monastiques</i> opposé aux sentiments de Rancé, +mais une raison supérieure, une mansuétude touchante, +je ne sais quoi qui gagne le cœur : « Écrivons +donc, dit-il en finissant, et composons tant +que nous voudrons, et travaillons pour les autres. +Si nous ne sommes pénétrés de ces sentiments, +nous travaillons en vain, et nous ne +rapporterons de notre travail qu’une funeste +condamnation. Tout passe, excepté la charité : +<i lang="la" xml:lang="la">Quotidiè morimur, quotidiè commutamur, et tamen +æternos nos esse credimus.</i> »</p> + +<p>Rancé prit feu en se sentant attaqué par Mabillon : +sa réponse est aussi érudite que celle du +bénédictin, mais elle est sophistique. Si le supérieur +de la Trappe n’a pas raison, il se soutient +par une éloquence qu’il tire de sa passion pour les +souffrances. Il adresse sa réponse à ses frères +trappistes, comme Mabillon avait dédié son ouvrage +à ses jeunes confrères.</p> + +<p>« Comme Dieu m’a chargé, mes frères, leur +dit-il, de veiller incessamment à la garde de vos +âmes, je me sens obligé de vous dire que depuis +peu il paraît un livre qui attaque une vérité que +nous vous avons enseignée comme une des plus +importantes et des plus nécessaires pour maintenir +la régularité dans les cloîtres. Le dessein +de l’auteur est de prouver que l’étude des sciences +est nécessaire à l’état monastique ; je vous +avoue que ce qui me fait le plus de peine dans +l’obligation où je suis de vous expliquer mes +pensées sur ce sujet, afin de vous préserver +d’une opinion qui m’a paru si dangereuse, c’est +que j’estime et que je considère celui qui a composé +cet ouvrage, et qu’il s’attire une recommandation +particulière par sa vertu comme par +sa doctrine. »</p> + +<p>Quelle différence de ce public compétent et +choisi à celui auquel nous nous adressons maintenant !</p> + +<p>Rancé reprend une à une les propositions de +Mabillon, et les réfute à son tour par des exemples. +Comme il y a nécessairement des parties faibles +dans un grand ouvrage, l’abbé les saisit +avec habileté : « On loue, mes frères, dit-il, on +loue Marc, disciple, à ce que l’on dit, de saint +Benoît, de ce qu’il faisait bien des vers ! Quelle +louange pour un moine ! Je suis assuré que saint +Benoît ne lui avait pas légué cette science par +son testament, ni qu’il ne la lui avait pas enseignée +par son exemple. Quelle qualité pour +un solitaire d’être poète !</p> + +<p>» Loup, abbé de Ferrières, a tort de prier le +pape Benoît III de lui envoyer le livre de l’Orateur +de Cicéron, les douze livres de Quintilien, +le Commentaire de Donat sur Térence : n’aurait-il +pas mieux fait de gémir dans le fond de +son cloître de ses propres péchés comme de ceux +du monde, et de soutenir ses frères qui dans +ce siècle de fer avaient besoin d’être secourus +et d’être consolés ! »</p> + +<p>Rancé se jette parmi les moines savants pour +en rompre l’ordonnance ; il ne s’aperçoit pas qu’il +les fait aimer : il rit de Hubald, auteur de cent +trente vers à la louange des <i>chauves</i>. Rancé avait +raison ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon chez +Rancé un reste de la raillerie du monde ?</p> + +<p>Mabillon ne se tint pas pour vaincu ; il répliqua +dans ses <i>Réflexions</i>. Il amoncela de nouvelles +preuves en faveur des études monastiques. Ces +ouvrages de Mabillon ne sont point écrits avec +emportement ; une attention sage, pleine de modération +et de retenue, une piété tendre, une +science humble et modeste, une sainte politesse +règnent partout. Il finit par ces paroles touchantes :</p> + +<p>« J’ai tâché de garder toutes les règles de la +modération ; mais je n’oserais me flatter qu’il +ne me soit rien échappé de contraire et que je +n’aie trahi en cela mes intentions les plus pures +et les plus droites. Que ne pouvez-vous voir mon +cœur, mon révérend père (l’abbé de la Trappe) ! +car permettez-moi de vous adresser ces paroles +à la fin de cet ouvrage, pour y connaître les dispositions +où je suis et pour votre personne et +pour votre maison. Je suis bien éloigné de désapprouver +la conduite que vous y gardez envers +vos religieux touchant les études ; mais si +vous les croyez assez forts pour s’en passer, +n’ôtez pas aux autres un soutien dont ils ont +besoin.</p> + +<p>» Que si vous jugiez à propos de répliquer à ces +réflexions, je vous prie de prendre bien ma +pensée comme je me suis efforcé de prendre la +vôtre ; mais, au nom de Dieu, demeurons-en là +dans les termes de notre contestation. J’espère +que Dieu me fera la grâce de n’entrer jamais +dans ces sortes de détails. Quelque chose qu’on +puisse me dire et que je puisse apprendre, je +n’en ferai jamais aucun autre usage que de les +sacrifier à la paix et à la charité chrétienne. +Écrivez donc, si vous voulez, contre l’abus que +l’on peut faire de l’étude et de la science, mais +épargnez en même temps l’une et l’autre, parce +qu’elles sont bonnes en elles-mêmes et que l’on +en peut faire un très-bon usage dans les communautés +religieuses. C’est la charité qui, unissant +les travaux des uns avec l’étude des autres +par l’union de leurs cœurs, fait que ceux qui +étudient participent au mérite du travail de +leurs frères, et que ceux qui travaillent profitent +des lumières de ceux qui étudient. Je souhaite +de tout mon cœur que ce soit là notre +partage aux uns et aux autres ; heureux si ce +pouvait être là le fruit de nos disputes, et si, nos +sentiments étant partagés au sujet de la science, +ils demeuraient réunis au moins dans l’esprit +de charité. Pardonnez-moi, mon révérend père, +car il faut finir par les paroles du saint docteur ; +pardonnez-moi si j’ai parlé avec quelque sorte +de liberté, et soyez persuadé que je ne l’ai fait +par aucun dessein de vous blesser : <i lang="la" xml:lang="la">non ad contumeliam +tuam, sed ad defensionem meam</i>. Néanmoins, +si je me suis trompé en cela même, je +vous prie encore de me le pardonner. »</p> + +<p>Ce ne sont pas là de ces modesties ostentatrices +qui se glorifient. Mabillon parle à pleine ouverture +de cœur ; aucun arrière amour-propre +ne corrompt la sincérité de ses aveux : tels sont +les fruits de la religion. Il y a loin de cette douceur +à cette amertume du savoir, telle qu’on la +sent dans les contentions de Milton et de Saumaise +et dans les jugements de Scaliger.</p> + +<p>Les actions confirmèrent les paroles ; et l’on +trouve Mabillon à la Trappe, suivi et accompagné +avec respect par Rancé. Le 4 juin 1693, Rancé +écrit à l’abbé Nicaise : « Le P. Mabillon est venu +ici depuis sept à huit jours seulement. L’entrevue +s’est passée comme elle le devait ; il est +malaisé de trouver tout ensemble plus d’humilité +et plus d’érudition que dans ce bon père. »</p> + +<p>Bossuet, avec son bon sens, avait éclairé le +point de la difficulté, en distinguant l’état de solitaire +et l’état de cénobite.</p> + +<p>La dispute ne s’éteignit pas là : les moines savants +avaient pris les armes. D. Claude de Vert, +sous le nom de frère Colombart, se jeta dans la +mêlée. L’infatigable Rancé répondit toujours. +Quatre lettres du P. Sainte-Marthe parurent, +auxquelles Rancé répliqua par une courte lettre +adressée à Santeuil, juge placé avec ses belles +poésies latines sur la frontière des deux Parnasses.</p> + +<p>Au surplus, l’éloignement pour les lettres qu’éprouvait +Rancé s’est retrouvé chez plusieurs +hommes et même des hommes de son temps ; ils +avaient appris à mépriser ce qu’ils avaient d’abord +recherché. Boileau écrivait à Brienne : « C’est +très-philosophiquement et non chrétiennement +que les vers me paraissent une folie. C’est vainement +que votre berger en soutane, je veux +dire M. de Maucroix, déplore la perte du <i>Lutrin</i>. +Si quelque raison me le fait jamais déchirer, +ce ne sera pas la dévotion, mais le peu +d’estime que j’en fais, aussi bien que de tous +mes ouvrages. Vous me direz peut-être +que je suis aujourd’hui dans un grand accès +d’humilité ; point du tout : jamais je ne fus plus +orgueilleux ; car, si je fais peu de cas de mes +ouvrages, j’en fais encore bien moins de ceux +de nos poètes d’aujourd’hui, dont je ne puis +plus lire ni entendre pas un, fût-il à ma +louange. »</p> + +<p>Que dirait donc le critique, maintenant qu’il +n’y a pas un de nous, long ou écourté qu’il soit, +qui ne se pense assuré d’aller aux astres ? Pour +moi, tout épris que je puisse être de ma chétive +personne, je sais bien que je ne dépasserai pas +ma vie. On déterre dans des îles de Norvége +quelques urnes gravées de caractères indéchiffrables. +A qui appartiennent ces cendres ? Les +vents n’en savent rien.</p> + +<p>Mabillon, né le 23 novembre 1632, à Saint-Pierre-Mont, +village du diocèse de Reims, mourut +sept ans après Rancé, le 27 décembre 1707. +En apprenant cette mort, Clément XI dit « que +Mabillon devait être inhumé dans le lieu le +plus distingué, parce qu’on ne manquerait pas +de demander où il avait été déposé : <i lang="la" xml:lang="la">Ubi posuistis +eum ?</i> »</p> + +<p>Les restes du savant, après avoir été conservés +au Musée des <i>monuments français</i>, ont été reportés, +au mois de février 1819, à l’abbaye de +Saint-Germain-des-Prés. Notre maître à tous, +M. Augustin Thierry, a écrit ces paroles sur le +premier monument de notre monarchie : découvrons-nous +avec respect pour entrer dans le +caveau funèbre : « Cette église fut le tombeau des +princes mérovingiens ; son pavé subsiste ; et, +dans l’enceinte de l’édifice, rebâti plusieurs fois, +il garde encore la poussière des fils du conquérant +de la Gaule. Si ces récits valent quelque +chose, ils augmenteront le respect de notre âge +pour l’antique abbaye royale, maintenant simple +paroisse de Paris ; et peut-être joindront-ils une +émotion de plus aux pensées qu’inspire ce lieu +de prières, consacré il y a treize cents ans. »</p> + +<p>L’édit de Nantes fut révoqué en 1685 au mois +d’août ; les cent cinquante-huit articles avaient +été successivement cancellés par des lois. A ce +propos, l’abbé de Rancé écrivait : « C’est un prodige +que le roi a fait contre l’extirpation de +l’hérésie. Il fallait pour cela une puissance et +un zèle qui ne fût pas moins grand que le sien. +Le temple de Charenton détruit, et nul exercice +de religion dans le royaume, c’est une +espèce de miracle que nous n’eussions pas cru +voir de nos jours. »</p> + +<p>La renommée de l’abbaye de la Trappe avait +franchi les mers ; un missionnaire était arrivé de +la Chine tout exprès pour voir le saint solitaire. +Prêt à retourner aux Indes, Rancé lui écrivit ; +et M. de Chaumont, ainsi se nommait-il, emporta +cette lettre comme une relique protectrice : « Je +ne saurais penser qu’avec étonnement, dit +Rancé, qu’étant près de faire naufrage, la +Trappe vous ait été présente, et que contre +toute votre attente vous ayez espéré vous y +voir. Le moyen, après cela, de ne pas vous +suivre jusqu’aux extrémités de la terre ? Allez +donc, monsieur, où Dieu vous a destiné ; ne +doutez pas qu’en lui gagnant des âmes vous ne +sauviez la vôtre, et que vous ne soyez du nombre +de ceux qu’il a promis de couvrir de sa +protection par l’entremise de ses anges. »</p> + +<p>Le P. Chaumont lui répondit : « Je conserverai +votre chère lettre comme le gage précieux +de la part que vous voulez bien me donner et +à tous mes chers confrères dans vos travaux et +dans vos prières ; elle me sera comme un pilote +assuré et comme ma garde fidèle dans le +cours de mon voyage, et un puissant asile dans +toutes les adversités qui me pourront survenir. +J’en laisserai une copie dans le monastère de +Siam ; quant à l’original, je ne le quitterai jamais +qu’à la mort. »</p> + +<p>M. de Chaumont écrivit en 1691 à un religieux +de la Trappe : « Passant de la côte de Coromandel +à la Chine, et faisant route par le vieux +détroit de Sineanpou, le 24 août notre navire +se trouva à sec sur des rochers depuis la +proue jusqu’au grand mât, quoiqu’il y eût plusieurs +brasses d’eau sous la poupe ; il fut tellement +renversé que le grand mât touchait presque +à l’eau. Alors tous se crurent perdus, nonobstant +leurs efforts. Pendant ce temps-là, les +sages et obligeantes promesses que notre +saint abbé m’avait fait de faire des prières particulières +pour moi me revinrent si vivement +dans la pensée, qu’elles me causèrent une confiance +extraordinaire ; et dans mes prières j’avais +une idée si forte de ce saint homme qu’il +me semblait le voir et sentir qu’il fortifiait l’espérance +que j’avais d’aborder à la Chine. Ce +qui me faisait dire à mon confrère qu’il eût +bon courage, et qu’avec le secours de Notre-Seigneur +et les prières du saint abbé de la +Trappe nous arriverions. Tout à coup le navire +retourna dans son assiette, à la faveur de la +marée, sans avoir fait aucune perte. »</p> + +<p>Le P. Chaumont appartenait à ces grandes missions +des jésuites de la Chine qui pensèrent nous +ouvrir la route de Nankin.</p> + +<p>Ainsi les mers et les naufrages entrent à la +Trappe, comme le siècle de Louis XIV y était entré, +par des bois où l’on entend à peine un son. +La manière dont les hommes de ce temps voyaient +le monde ne ressemblait pas à celle dont nous +l’apercevons aujourd’hui. Il ne s’agissait jamais +pour ces hommes d’eux-mêmes : c’était toujours +de Dieu dont ils parlaient. Ces souvenirs que +Rancé envoyait aux océans par un missionnaire +se rattachaient à son arrière vie, lorsqu’il avait +songé à cacher ses blessures parmi les pasteurs +de l’Himalaya. Tous les rivages sont bons pour +pleurer. Il aurait vu, s’il avait suivi ses premiers +desseins, ces rizières abandonnées quand l’homme +qui les sema est passé depuis long-temps ; il +aurait suivi des yeux ces Aras blancs qui se reposent +sur les manguiers du tombeau de Tadjmahal ; +il aurait retrouvé tout ce qu’il eût aimé +dans son jeune âge, la gloire des palmiers, leur +feuillage et leurs fruits : il se serait associé à cet +Indien qui appelle ses parents morts aux bouches +du Gange, et dont on entend la nuit les chants +tributaires qu’accompagnent les vagues de la mer +Pacifique.</p> + +<p>On ne sait si Rancé avait entretenu un commerce +de lettres avec l’abbesse des Clairets, comme il +en avait entretenu un avec Louise Roger de La +Mardellière, mère du comte de Charnz par Gaston. +Peut-être qu’en cherchant bien on pourrait retrouver +quelques-unes des lettres que Rancé écrivait +dans sa jeunesse à madame de Montbazon, +mais je n’ai plus le temps de m’occuper de ces +erreurs. Pour m’enquérir des printemps il faudrait +en avoir. Viendront les jeunes gens qui auront +le loisir de chercher ce que j’indique. Le +temps a pris ses mains dans les miennes ; il n’y +a plus rien à cueillir dans des jours défleuris.</p> + +<p>On trouve dans le <i>Menagiana</i> ce que Ménage +pensait de Rancé : « Je ne lis, dit-il, jamais les +ouvrages de M. de la Trappe qu’avec admiration : +c’est l’homme du royaume qui écrit le +mieux ; son style est noble, sublime, inimitable ; +son érudition profonde en matière de régularité, +ses recherches curieuses, son esprit supérieur, +sa vie irréprochable, sa réforme un ouvrage +de la main du Très-Haut. »</p> + +<p>Une lettre de madame de Maintenon, 29 juin +1698, nous apprend un voyage de son frère à la +Trappe ; elle ajoute : « J’envie le bonheur de mon +frère d’avoir vu ce qu’il y a de plus édifiant +dans l’Église et d’avoir entendu celui dont Dieu +s’est servi pour établir ce nombre de saints qui +ne paraissent plus tenir à la terre. »</p> + +<p>Ainsi tout s’occupait de Rancé depuis le génie +jusqu’à la grandeur, depuis Leibnitz jusqu’à madame +de Maintenon.</p> + +<p>Le style de Rancé n’est jamais jeune, il a laissé +la jeunesse à madame de Montbazon. Dans les +œuvres de Rancé, le souffle du printemps manque +aux fleurs ; mais en revanche quelles soirées d’automne ! +qu’ils sont beaux ces bruits des derniers +jours de l’année !</p> + +<p>Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez +lui est une haine passionnée de la vie ; ce qu’il +y a d’inexplicable, ce qui serait horrible si ce +n’était admirable, c’est la barrière infranchissable +qu’il a placée entre lui et ses lecteurs. +Jamais un aveu, jamais il ne parle de ce qu’il a +fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive +devant le public sans daigner lui apprendre ce +qu’il est ; la créature ne vaut pas la peine qu’on +s’explique devant elle : il renferme en lui-même +son histoire, qui lui retombe sur le cœur. Il +enseigne aux hommes une brutalité de conduite +à garder envers les hommes ; nulle pitié de leurs +maux. Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour +les croix, vous y êtes attachés, vous n’en descendrez +pas ; allez à la mort, tâchez seulement que +votre patience vous fasse trouver quelque grâce +aux yeux de l’Éternel. Rien de plus désespérant +que cette doctrine, mélange de stoïcisme et de +fatalité, qui n’est attendrie que par quelques accents +de miséricorde qui s’échappent de la religion +chrétienne. On sent comment Rancé vit mourir +tant de ses frères sans être ému, comment il regardait +le moindre soulagement offert aux souffrances +comme une insigne faiblesse et presque +comme un crime. Un évêque avait écrit à Rancé +sur une abbesse qui avait besoin d’aller aux eaux, +l’abbé lui répond :</p> + +<p>« Le mieux que nous puissions faire, quand +nous voyons mourir les autres est de nous persuader +qu’ils ont fait un pas qu’il nous faut faire +dans peu, qu’ils ont ouvert une porte qu’ils +n’ont point refermée. Les hommes partent de +la main de Dieu, il les confie au monde pour peu +de moments ; lorsque ces moments sont expirés, +le monde n’a plus droit de les retenir, il +faut qu’il les rende. La mort s’avance, et l’on +touche à l’éternité dans tous les instants de la +vie. On vit pour mourir ; le dessein de Dieu, +lorsqu’il nous donne la jouissance de la lumière, +est de nous en priver. On ne meurt qu’une +fois, on ne répare point par une seconde vie +les égarements de la première : ce que l’on est +à l’instant de la mort, on l’est pour toujours. »</p> + +<p>Cette langue du dix-septième siècle mettait à +la disposition de l’écrivain, sans effort et sans recherche, +la force, la précision et la clarté, en +laissant à l’écrivain la liberté du tour et le caractère +de son génie. On trouve cette description du +silence imprimée dans la vingt-neuvième instruction +de Rancé :</p> + +<p>« La solitude est peu utile sans le silence, car +on ne se sépare des hommes que pour parler à +Dieu, en interrompant tout entretien avec les +créatures.</p> + +<p>» Le silence est l’entretien de la Divinité, le +langage des anges, l’éloquence du ciel, l’art de +persuader Dieu, l’ornement des solitudes sacrées, +le sommeil des sages qui veillent, la plus +solide nourriture de la providence, le lit des +vertus ; en un mot, la paix et la grâce se trouvent +dans le séjour d’un silence bien réglé. »</p> + +<p>Rancé serait un homme à chasser de l’espèce +humaine s’il n’avait partagé et surpassé les rigueurs +qu’il imposait aux autres : mais que dire à +un homme qui répond par quarante ans de désert, +qui vous montre ses membres ulcérés, qui, +loin de se plaindre, augmente de résignation à +mesure qu’il augmente de douleur ? C’était ainsi +qu’il fermait la bouche à ses adversaires, que +Port-Royal et tous ses saints reculaient devant +lui, qu’il faisait fuir ses ennemis en leur montrant +la tête de la pénitence. Il voulait que tous +les pécheurs mourussent avec lui ; comme les fameux +capitaines, il ne comptait pas les morts, +mais la victoire. Je vous ai parlé de son fameux +traité <i>De la sainteté monastique</i> : dans toutes ses +pensées, extraites de ses différentes œuvres et +recueillies par Marsollier, on ne retrouve que des +redites de la même idée ; c’est toujours dur, mais +admirablement exprimé.</p> + +<p>A la tête d’un manuscrit de 206 pages à 26 lignes +la page, venu d’Alençon, où ce manuscrit +avait été transporté après la destruction de la +Trappe, est écrite, par un moine, la note suivante : +« Ce livre est écrit de la propre main de notre +révérend et très-saint père dom Armand-Jean, +notre réformateur de la Trappe, qui, pour notre malheur, +mourut le mois passé, 31 octobre +1700, comme il avait vécu. » Moreri cite le +26 octobre, la <i lang="la" xml:lang="la">Gallia christiana</i> le 27, une lettre +de Bossuet mentionne le 29, et la note ci-dessus +le 31 octobre. Cette note me semblerait devoir +faire autorité, et c’est ce que pense aussi le bibliothécaire +d’Alençon sous la date du 3 août +1819 ; le Père Le Nain dit formellement que Rancé +expira le 27 du mois d’octobre, à deux heures +après midi, à l’âge de soixante-quinze ans, après +en avoir passé trente-sept dans la solitude. Le +manuscrit cité me semble être de la jeunesse de +Rancé, et renferme ses études sur la Trinité, c’est-à-dire +des recherches sur ce qu’en avaient dit +Platon, Justin, Clément d’Alexandrie, sans oublier +les hymnes d’Orphée ; grandes recherches +que ne faisait point Rancé à la Trappe et qui +sont visiblement de sa jeunesse. L’écriture de +l’ouvrage inédit que je cote est d’un jeune homme ; +le grec est facile à lire, presque toutes les lettres +compliquées sont remplacées par des lettres simples. +Rancé remarque que le Symbole de Nicée a +ajouté au <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> le mot <i>fils</i>.</p> + +<p>Rancé avait voulu l’obscurité, et c’est un moine, +son compagnon, qui ne signe point, qui se trompe +même d’année, ayant mis 1600 pour 1700, qui +nous apprend sa mort, laquelle n’importe aujourd’hui +à personne.</p> + +<p>Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si +on les imprimait jamais avec ses œuvres, on verrait +qu’une seule idée a dominé sa vie ; malheureusement +on n’aurait pas les lettres qu’il écrivait +avant sa conversion et qu’au moment de sa +vêture il ordonna de brûler. Ce serait seulement +une étude remarquable par la différence des correspondants +auxquels il s’adressa, mais toujours +avec une idée fixe. Les réponses à ces lettres +seraient plus variées encore et toucheraient à +tous les points de la vie. Il s’est formé une solitude +dans les épîtres de Rancé comme la solitude +dans laquelle il enferma son cœur.</p> + +<p>Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, +offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être +rien de plus attachant que les longues correspondances +de Voltaire, qui voit passer autour +de lui un siècle presque entier.</p> + +<p>Lisez la première lettre, adressée en 1715 à la +marquise de Mimeure, et le dernier billet écrit +le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de +l’auteur, au comte de Lally-Tolendal ; réfléchissez +sur tout ce qui a passé dans cette période de +soixante-trois années. Voyez défiler la procession +des morts : Chaulieu, Cideville, Thiriot, Algarotti, +Genonville, Helvétius ; parmi les femmes, +la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, +la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine, +la marquise du Châtelet, madame Denis, +et ces créatures de plaisir qui traversent en riant +la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, +les Sallé.</p> + +<p>Quand vous suivez cette correspondance, vous +tournez la page, et le nom écrit d’un côté ne l’est +plus de l’autre ; un nouveau Genonville, une nouvelle +du Châtelet paraissent, et vont, à vingt +lettres de là, s’abîmer sans retour : les amitiés +succèdent aux amitiés, les amours aux amours.</p> + +<p>L’illustre vieillard, s’enfonçant dans ses années, +cesse d’être en rapport, excepté par la gloire, +avec les générations qui s’élèvent ; il leur parle +encore désert de Ferney, mais il n’a plus que +sa voix au milieu d’elles ; qu’il y a loin des vers +au fils unique de Louis XIV :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Noble sang du plus grand des rois,</div> +<div class="verse">Son amour et notre espérance, etc.,</div> +</div> + +</div> +<p class="noindent">aux stances à madame Lullin, et non pas madame +Du Deffant :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Eh quoi ! vous êtes étonnée</div> +<div class="verse">Qu’au bout de quatre-vingt hivers</div> +<div class="verse">Ma muse, faible et surannée,</div> +<div class="verse">Puisse encor fredonner des vers !</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Quelquefois un peu de verdure</div> +<div class="verse">Rit sous les glaçons de nos champs ;</div> +<div class="verse">Elle console la nature,</div> +<div class="verse">Mais elle sèche en peu de temps !</div> +</div> + +</div> +<p>Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes +les grandeurs, toutes les célébrités de la terre +reçoivent à genoux, comme un brevet d’immortalité, +quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV, +tomber Louis XV et régner +Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le +roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France +de son temps.</p> + +<p>Mais peut-être qu’une correspondance particulière +entre deux personnes qui se sont aimées +offre encore quelque chose de plus triste ; car ce +ne sont plus les <i>hommes</i>, c’est l’<i>homme</i> que l’on +voit.</p> + +<p>D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées ; +le jour n’y suffit pas : on écrit au coucher +du soleil ; on trace quelques mots au clair de la +lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse, +discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. +On s’est quitté à l’aube ; à l’aube on épie la première +clarté pour écrire ce que l’on croit avoir +oublié de dire. Mille serments couvrent le papier, +où se reflètent les roses de l’aurore ; mille +baisers sont déposés sur les mots qui semblent +naître du premier regard du soleil : pas une idée, +une image, une rêverie, un accident, une inquiétude +qui n’ait sa lettre.</p> + +<p>Voici qu’un matin quelque chose de presque +insensible se glisse sur la beauté de cette passion, +comme une première ride sur le front d’une femme +adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent +dans ces pages de la jeunesse, comme une brise +le soir s’endort sur des fleurs : on s’en aperçoit +et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent, +diminuent en nombre, se remplissent de +nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ; +quelques-unes ont retardé, mais on en est moins +inquiet ; sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu +raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à +l’absence. Les serments vont toujours leur train ; +ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont +morts ; l’âme y manque : <i>je vous aime</i> n’est plus là +qu’une expression d’habitude, un protocole obligé, +le <i>j’ai l’honneur d’être</i> de toute lettre d’amour. +Peu à peu le style se glace, ou s’irrite, le jour de +poste n’est plus impatiemment attendu ; il est redouté ; +écrire devient une fatigue. On rougit en +pensée des folies que l’on a confiées au papier ; on +voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au +feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement +qui commence ou un vieil attachement qui +finit ? N’importe : c’est l’amour qui meurt avant +l’objet aimé. On est obligé de reconnaître que les +sentiments de l’homme sont exposés à l’effet d’un +travail caché ; fièvre du temps qui produit la +lassitude, dissipe l’illusion, mine nos passions +et change nos cœurs, comme elle change nos +cheveux et nos années. Cependant il est une exception +à cette infirmité des choses humaines ; +il arrive quelquefois que dans une âme forte un +amour dure assez pour se transformer en amitié +passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre +les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance +de nature, et vit de ses principes immortels.</p> + +<p>Il ne faut pas séparer des ouvrages de Rancé +les instructions de saint Dorothée traduites du +grec pour les instructions des pères de la Trappe. +Saint Dorothée se convertit à la vue d’un tableau, +comme Énée retrouva les souvenirs de Troie dans +les palais de Carthage. Ce tableau représentait les +divers tourments des pécheurs aux enfers : une +dame d’une majesté et d’une beauté extraordinaires +se montra tout à coup auprès de Dorothée, +lui expliqua le tableau et disparut. On voit comme +les souvenirs de Virgile s’étaient empreints jusque +dans les imaginations de l’Orient, si toutefois l’Orient +n’était pas à la source de ces souvenirs. Les +instructions de saint Dorothée sur les jugements, +sur les accusations de soi-même, sur le souvenir +des injures, sur les habitudes, sont écrites dans +la traduction de Rancé avec onction et intérêt. +Un jour, selon une de ces histoires, un des frères +vint trouver son abbé dans le désert et lui dit : +« Ayez pitié de moi, mon père, parce que je dérobe +et que je mange ensuite ce que j’ai dérobé. — Et +pourquoi ? dit saint Dorothée, est-ce que +vous avez faim ? — Oui, mon père, répondit-il ; ce +que l’on donne à la table commune ne me suffit +pas. » On doubla pitance du solitaire, et il +dérobait toujours. Ce pauvre frère savait que le +larcin est un péché, il en pleurait, et toutefois il +se laissait entraîner.</p> + +<p>D’Andilly n’avait laissé à Rancé que l’histoire +de Dorothée à traduire : c’était un mauvais grec +d’Asie du troisième siècle, difficile à entendre, et +dont il n’existait qu’une paraphrase infidèle. J’ai +vu entre Jaffa et Gaza le désert qu’avait habité +Dorothée : il n’y avait point les soixante-dix palmiers +et les douze fontaines.</p> + +<p>Une suite de souffrances renouvelées obligèrent +enfin Rancé de se démettre de son abbaye. On +était si abattu sous la majesté de Louis XIV, que +des solitaires mêmes ne se pouvaient empêcher de +faire entendre le langage de la flatterie usité à +Versailles. Ce n’était pas chose si aisée qu’on se +l’imagine que de faire agréer la démission d’un +trappiste ; derrière cette démission se reproduisait +la question de l’<i>abbé commendataire</i> ou de +l’<i>abbé régulier</i>. La sainteté inspirait à Rancé une +adresse particulière sitôt que se renouvelaient des +contestations : le chef de l’ordre de Cîteaux en +appelait-il au pape, Rancé en appelait au roi. +Louis XIV évoquait l’affaire à son conseil, et, sans +donner gain de cause à l’une des parties, rétablissait +l’équilibre. La cour se partageait ; elle prenait +un vif intérêt à ces démêlés du cloître ; un grand +saint avait autant de crédit qu’un grand seigneur ; +une gravité commune faisait que l’austérité de la +religion communiquait de l’importance aux affaires +du monde, et que les affaires du monde donnaient +une vivacité utile aux intérêts de la religion.</p> + +<p>Rancé avait consenti à se charger de la conduite +spirituelle de l’abbaye des Clairets, monastère de +femmes dépendant de la Trappe. Il était gouverné +par Eugénie-Françoise d’Étampes de Valence, +d’une plus illustre famille que celle de cette duchesse +d’Étampes appelée la plus savante des +belles et la plus belle des savantes. On voit dans +des lettres du temps qu’on allait à cette abbaye +par Nogent-le-Rotrou.</p> + +<p>L’abbesse des Clairets était d’une morgue presque +ridicule, même dans ces temps d’aristocratie. +Elle disait de dom Zozime qu’il ne méritait pas +seulement d’être son laquais, parce que ce n’était +que le fils d’un bourgeois de Bellème.</p> + +<p>La visite de Rancé aux Clairets est du 16 février +1690 ; on possède encore, avec la carte de +sa visite, les discours d’ouverture et de clôture. +L’abbesse avait fait sonner la grosse cloche de +l’abbaye aussitôt que Rancé parut dans le voisinage ; +cloche dont le son se perdit comme mille +autres dans les bois qui n’existent plus ; on trouve +on ne sait quel charme dans ces accents qui annonçaient +à des échos, muets depuis long-temps, +le passage d’un homme sur la terre. L’abbesse +s’était jetée à genoux devant le père à l’entrée de +l’église. La carte de visite laissée dans le monastère +faisait du bruit. Rancé avait dit que la +lecture de l’Ancien Testament ne convenait pas à +des religieuses : « Que voulez-vous, disait-il, que +des filles obligées à une chasteté consommée +lisent le Cantique des Cantiques, l’histoire de +Suzanne, celle de Juda, de Thamar, de Judith, +d’Ammon, de la violence faite à la femme du +lévite dans Gabaon, le Lévitique, Ruth ? »</p> + +<p>Lorsque Rancé s’énonçait, les religieux croyaient +entendre très-sensiblement les anges chanter leurs +mélodies. Sa parole était aussi persuasive que son +caractère était inflexible. Elle fut pourtant écoutée +presque sans fruit aux Clairets ; car il détruisait +par sa voix l’effet qu’il produisait par sa parole : +c’est pourquoi l’on trouve une lettre rude qu’il +écrivit à une religieuse de ce monastère. « Je vous +avoue que j’ai été tout à la fois surpris de vous voir +dans les dispositions et les pensées auxquelles +je ne me serais point du tout attendu ; car enfin +qu’est-ce que Dieu pourrait faire davantage pour +vous assurer contre la crainte de la mort, que +de vous appeler dans un état qui doit vous donner +de l’éloignement et du mépris pour la vie ? »</p> + +<p>Fait pour le monde, l’abbé s’en séparait par +la pénitence ; mais au milieu de toutes ces douleurs +de femme, il ne s’apercevait pas qu’en voulant +faire retourner l’humanité aux rigueurs de +l’Orient, il se trompait de siècle et de climat. Il +n’avait pas de corbeaux pour nourrir ses anachorètes, +de palmiers pour couronner leur tête, de +lions pour creuser la fosse des Thaïs. Sa morale +tombait dans ces méprises de notre poésie qui ne +parle que de la cruauté des tigres, dans des forêts +où nous n’apercevons que des chevreuils.</p> + +<p>Rancé retourna à la Trappe par un orage ; les +tonnerres accompagnaient majestueusement les +faibles pas d’un vieillard. Les beaux temps du +christianisme étaient finis : on croit entendre se +refermer les portes d’un temple abandonné.</p> + +<p>L’abbesse d’une abbaye de Paris ayant lu l’ouvrage +<i>De la Sainteté et des devoirs de la vie monastique</i>, +ne voulut plus consentir qu’on introduisît +la musique dans son couvent : elle en écrivit +à Rancé ; l’abbé répondit : « La musique ne +convient point à une règle aussi sainte et aussi +pure que la vôtre ; est-il possible que vos sœurs +soient si aveugles et aient les yeux tellement +fermés qu’elles ne s’aperçoivent pas qu’elles introduiraient +un abus dont elles doivent avoir +un entier éloignement ! »</p> + +<p>Rancé était de l’avis des magistrats de Sparte : +ils mirent à l’amende Terpandre pour avoir ajouté +deux cordes à sa lyre. Les nonnes persistèrent ; +le monde rit de ces discordes, qui pensèrent renverser +une grande communauté. Le ciel mit fin +aux divisions, comme Virgile nous apprend que +l’on apaise le combat des abeilles : un peu de poussière +jetée en l’air fit cesser la mêlée. Il survint +aux religieuses qui voulaient chanter, des rhumes : +elles reconnurent que la main de Dieu s’appesantissait +sur elles. Rancé du reste avait raison : +la musique tient le milieu entre la nature +matérielle et la nature intellectuelle ; elle peut +dépouiller l’amour de son enveloppe terrestre ou +donner un corps à l’ange : selon les dispositions +de celui qui écoute, ses accords sont des +pensées ou des caresses. A peine les poètes chrétiens +de l’antiquité ont-ils permis qu’on fît entendre +cette mélodie après eux, lorsqu’ils avaient +réuni leur vie aux faisceaux des lyres brisées.</p> + +<p>Des médailles et des portraits de l’abbé de Rancé +s’étant répandus, donnèrent naissance à de nouvelles +calomnies ; on le traita de superbe qui voulait +éterniser sa mémoire. On fit courir des médailles +portant d’un côté ces mots : <i lang="la" xml:lang="la">Restaurator +monachorum</i> ; et de l’autre un moine mal fait avec +cette devise : <i lang="la" xml:lang="la">Labor improbus.</i></p> + +<p>Le P. Lami, un des commensaux de la Trappe, +était demi-philosophe ; il différait de Rancé sur +beaucoup de sujets ; il passait pour être l’homme +de son ordre qui écrivait le mieux en français : il +avait développé avec clarté les idées de Descartes. +Au sujet des <i>Études monastiques</i>, il eut une discussion +avec Rancé devant madame de Guise, et Mabillon +raconte que Lami l’emporta sur Rancé<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>. +Un ordre de Louis XIV imposa silence aux partis.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Premier volume des Œuvres posthumes de Mabillon.</p> +</div> +<p>S’il y a des libelles imprimés contre Rancé, il +y en a d’autres qui sont restés manuscrits, en +particulier une dissertation sur <i>les humiliations</i>, +par l’abbé Leroy ; elle se trouve à la bibliothèque +de Sainte-Geneviève. L’abbé de Rancé répondait : +« Vous savez combien de fois on m’a fait mort ; +on a vu que je ne laissais pas de vivre ; on s’avise +de dire que la vie de l’esprit est éteinte en +moi ; que véritablement j’ai une âme, mais que +je ne raisonne plus. » On le pressait de mitiger +la discipline de la Trappe, il répondait par ces +quatre mots des Macchabées : « <i lang="la" xml:lang="la">Moriamur in simplicitate +nostra.</i> » On l’invitait à écrire les devoirs +du chrétien, comme il avait écrit les devoirs +de la vie monastique ; il en traça des pages, puis +il s’arrêta, disant : « Il ne me reste que quelques +instants à vivre ; le meilleur usage que j’en +puisse faire, c’est de les passer dans le silence. »</p> + +<p>Rancé habita trente-quatre ans le désert, ne +fut rien, ne voulut rien être, ne se relâcha pas +un moment du châtiment qu’il s’infligeait. Après +cela put-il se débarrasser entièrement de sa nature ? +Ne se retrouvait-il pas à chaque instant +comme Dieu l’avait fait ? Son parti pris contre +ses faiblesses a fait sa grandeur ; il avait composé +de toutes ses faiblesses punies un faisceau de +vertus. Selon l’historien de Saint-Luc, saint Bernard +bâtit son édifice sur le fondement d’une +grande innocence ; Rancé, sur les ruines de son +innocence perdue, mais réparée.</p> + +<p>Le rhumatisme qui d’abord lui avait saisi la +main gauche, se jeta sur la droite, dans laquelle +le chirurgien de madame de Guise travailla. Cette +main devint inutile et contrefaite. Le malade avait +une répugnance extrême de toute nourriture. +Affligé d’une toux insupportable, d’une insomnie +continuelle, de maux de dents cruels, d’enflures +aux pieds, il se vit réduit pendant près de six années +à passer ses jours à l’infirmerie dans une +chaise, sans presque jamais changer de posture. +Un frère convers le pressant de prendre un peu +de nourriture, Rancé dit avec un sourire : « Voilà +mon persécuteur. » Il n’employait ses frères +qui regardaient comme un bonheur de le servir, +qu’avec une extrême discrétion. Il souffrait la +soif, n’osant leur demander à boire, de peur de les +fatiguer. Lorsqu’on lui avait donné quelque +chose, il en témoignait aussitôt sa reconnaissance +par une inclination de tête en se découvrant. Il +souffrait des douleurs aiguës que l’on n’aurait pas +remarquées si l’on n’eût aperçu quelque changement +sur son visage. Il avait fait mettre vis-à-vis +de sa chaise dans l’infirmerie ces paroles du +prophète : « Seigneur, oubliez mes ignorances et +les péchés de ma jeunesse. » Ce fut pendant +cette perpétuelle agonie qu’il composa son livre +intitulé : <i>Réflexions sur les quatre évangélistes</i>.</p> + +<p>Rancé ne rencontra pas toujours des Mabillon, +il eut des adversaires plus ignorants, par conséquent +plus sûrs d’eux-mêmes. On lui apporta un +matin une satire contre sa personne ; il la lut, loua +ce qu’il y trouva de bien, et dit : « Voilà une +excellente préparation pour la messe. » Il allait +à l’autel.</p> + +<p>Dans le remuement des choses diverses dont il +avait été si long-temps le témoin, il avait toujours +conservé sa paix. Pendant ses voyages, il se détournait +le plus qu’il pouvait des grands chemins. +Il suivait des sentiers au milieu des blés, tenant +les yeux attachés sur le soleil prêt à se coucher +parmi les moissons. Si par hasard il rencontrait +quelque banne, il demandait la permission d’y +monter. « Ce serait plutôt à moi, disait-il, de +conduire cette charrette qu’à ce paysan, parce +que, quoiqu’il soit pauvre, c’est un homme de +bien. Moi, je suis toujours le plus malheureux +de tous les pécheurs. » Il avertit ses frères des +maux dont la maison était menacée. A l’anniversaire +de sa profession d’abbé, des moines assemblés +en chapitre firent à genoux cette protestation : +« Nous protestons de garder notre sainte +règle dans toute son étendue. » Rancé commença : +il renonça de nouveau au monde pour +ne s’occuper que des années éternelles.</p> + +<p>Les solitaires écrivirent en même temps au pape :</p> + +<p>« Il y a plusieurs années, très-saint père, que +nous jouissons d’un grand et précieux trésor +dans la personne de notre père abbé ; mais il va +nous être enlevé si votre sainteté ne se hâte +de nous secourir. Il va à la mort avec joie ; il +ne veut rien prendre de ce qui pourrait réparer +ses forces ; il chante avec l’apôtre : Si la maison +de terre que nous habitons vient à se dissoudre, +Dieu nous donnera dans le ciel une demeure +qui durera éternellement. Qu’il nous survive, +qu’il nous ferme les yeux ! » Le cardinal +Cibo répondit au nom du pape que sa sainteté ordonnait +que l’abbé de la Trappe eût à suspendre +des austérités qui compromettaient sa vie.</p> + +<p>Le 2 de novembre de l’année 1694, Rancé mandait +à l’abbé Nicaise : « Voilà M. Arnauld mort +après avoir poussé sa carrière aussi loin qu’il l’a +pu. Il a fallu qu’elle se soit terminée ; voilà bien +des questions finies. L’érudition de M. Arnauld +et son autorité étaient d’un grand poids pour le +parti heureux qui n’en a point d’autre que celui +de Jésus-Christ ; qui, mettant à part tout ce qui +pourrait l’en séparer ou l’en distraire, même +pour un moment, s’y attache avec tant de fermeté +que rien ne soit capable de l’en déprendre. » +Ce passage de la lettre de Rancé, si différent +de ce qu’il avait écrit à M. de Brancas sur +Arnauld, étant connu, ressuscita toutes les ardeurs. +Rancé lui-même fut surpris du fracas que causaient +ces quatre lignes. Au milieu de cette agitation, +il écrivit de nouveau, le 27 janvier 1695, à l’abbé +Nicaise : « J’ai reçu depuis deux jours une lettre +de plus de vingt pages de votre bon ami le Père +Quesnel : elle est toute remplie d’une dureté et +d’une vivacité incompréhensibles ; il prétend +me prouver que j’ai flétri le nom de M. Arnauld, +que je lui ai donné un coup de poignard après +sa mort, que j’ai fait, autant qu’il était en mon +pouvoir, une plaie mortelle à sa mémoire, et +une infinité d’autres choses plus violentes les +unes que les autres. Je n’ai jamais entendu parler +d’une imagination aussi extraordinaire. +Quand j’aurais écrit un volume contre la vie, la +conduite et les sentiments de M. Arnauld, que +je me fusse servi pour cela des expressions les +plus injurieuses, il ne me traiterait pas d’une +autre manière ; il me demande des rétractations +et des déclarations publiques, comme si j’avais +de mon plein pouvoir rejeté hors de l’Église +M. Arnauld après sa mort ; il ajoute que toute la +France attend une réparation de ma part, et si +j’avais mis le feu à Port-Royal ou que je l’eusse +renversé de fond en comble, il ne m’en dirait +pas davantage. »</p> + +<p>Rancé avait raison, il n’avait pas mis le feu à +Port-Royal ; quant à la convenance de ses prévisions, +c’était une convenance que se donnent facilement +les hommes accoutumés à se servir de la +plume. Pour ce qui est du grand Arnauld dont on +ne lit plus les ouvrages, les dernières années de +sa vie avaient affaibli le sérieux qui lui servait de +bouclier. Caché à l’hôtel de Longueville, déguisé +sous un habit gris, l’épée au côté, affublé d’une +grande perruque, le vieux janséniste était nourri +dans une chambre haute par l’aventurière de la +Fronde. Il commettait mille imprudences. Madame +de Longueville disait qu’elle aurait mieux aimé +confier ses secrets à un libertin. Il ne voulait point +de paix ; il avait, disait-il, pour se reposer l’éternité +tout entière. Lorsqu’on jouit d’une imposante +renommée, il faut éviter les travestissements peu +dignes.</p> + +<p>Au surplus les vertus de Rancé ôtaient la force +à tous ses ennemis. Le P. Quesnel même, désavouant +la lettre haute qu’il avait écrite à l’abbé +de la Trappe, disait : « Ce n’est pas seulement +parce qu’il y a plus de trente ans que je fais profession +de l’honorer, mais plus encore parce +qu’on doit du respect à l’esprit de Dieu qui règne +dans ses serviteurs, de ne les pas contrister, de +ne pas nuire à ces hommes en diminuant la réputation +des ouvriers qu’il a daigné employer ; +je puis bien ne pas convenir de leur sentiment +ni approuver toutes leurs démarches, mais je +ne me dois jamais dispenser de les traiter avec +respect. »</p> + +<p>Les tracasseries continuaient contre Rancé auprès +et au loin, et il disait : <i lang="la" xml:lang="la">Ego sum vermis et +non homo.</i> On voit des couplets contre lui dans le +<i>Recueil de chansons</i><a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Recueil de chansons, vol. <small>VII</small>, pag. 77, en 1692, vers sur +Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, abbé régulier de Notre-Dame +de la Maison-Dieu de la Trappe de l’Étroite Observance de +Cîteaux.</p> +</div> +<p>Un témoin, ami de Rancé, le P. Le Nain, nous +décrit ainsi ses travaux et les inquiétudes de son +monastère :</p> + +<p>« Qui l’aurait pu croire, dit-il, si on ne l’avait vu +de ses yeux ! cet homme, qui semblait ne vivre +que de souffrances et de peines, comme s’il eût +eu un corps de diamant et tout à fait insensible, +ou plutôt s’il eût été un pur esprit, était toujours +dans l’action du matin jusqu’au soir ; il écrit, il +dicte des lettres, il compose ses ouvrages, il +étudie ; il écoute ses religieux, répond à toutes +leurs difficultés ; il conduit quatre-vingts personnes +qui composent sa communauté, tant novices +que profès ; il ordonne tout ce qui les regarde, +soit pour leur intérieur, soit pour leurs +besoins extérieurs. Tantôt il va à l’infirmerie, +de l’infirmerie aux hôtes, des hôtes au cloître, +et du cloître vers ses frères ; tantôt il visite les +cellules pour voir si chacun s’occupe, tantôt il +descend au chœur pour examiner avec quelle +piété on y célèbre les divins offices, et tantôt il +retourne à sa chambre, où quelque frère l’attend ; +mais souvent il y retourne tellement fatigué +qu’il ne peut plus se soutenir sur ses pieds, et à +peine y est-il un moment qu’une visite d’hôte +l’oblige d’en sortir ; il ne discontinue pas même +ses occupations dans le temps destiné au repos. +On le voit, entre les Matines et Prime, faire un +tour dans le monastère, ou aller à la cour des +frères convers, ou parcourir le dortoir pour +voir si chacun est couché ; car il disait que ce +n’était pas une moindre faute contre la règle +de ne se pas retirer pour se reposer sitôt que +la retraite est sonnée, que de ne se pas lever +aussitôt qu’on entend la cloche du réveil. »</p> + +<p>A ces fatigues du corps Rancé joignait celles de +l’esprit, ressentant dans son âme toutes les peines +et toutes les tentations de ses enfants, leurs faiblesses +et leurs misères ; et, comme un autre saint +Paul, se faisant tout à tous, il les portait dans ses +entrailles ; il était triste avec ceux qui l’étaient, +malade avec les malades, se chargeant par le pur +effet de sa charité, de tous leurs maux corporels +et spirituels.</p> + +<p>Ses amis lui représentaient qu’il prenait trop de +peine pour un monastère qui ne subsisterait pas ; il +répondait : « La Trappe aura la durée qu’elle doit +avoir selon les déterminations éternelles. Si +l’on s’était conduit dans les âges supérieurs par +cette considération qu’il n’y a rien qui ne change, +on se serait tenu dans l’inaction, le champ de +Jésus-Christ serait un désert stérile privé de tous +ces grands ouvrages qui en font l’ornement et la +beauté. Dieu se moque de la diligence des hommes +qui prennent tant de peine pour conserver +leur vie à la veille de leur mort. »</p> + +<p>Le serviteur de Dieu fut exposé aux épreuves +dont les histoires de ces temps nous parlent ; histoires +qu’on retrouve dans tous les monastères et +que Rancé avait souvent rappelées dans les Vies +particulières de quelques-uns de ses religieux. Un +jeune possédé avait déclaré que des légions de +démons assiégeaient la Trappe. On croyait qu’il +n’y avait point de solitude vide ; on habitait au +milieu d’un monde d’esprits ; mais ces esprits +avaient leur domicile dans les cloîtres : le merveilleux +achevait d’agrandir la poésie. Rancé oyait +des bruits aigres et perçants ; ses moines lui racontaient +qu’ils éprouvaient, la nuit, les secousses +d’une force étrangère. On entendait dans les dortoirs +des tintamarres affreux, comme des personnes +qui se battaient ; on frappait aux portes des +cellules, ou bien il semblait qu’un homme marchât +seul à grands pas ; une main de fer passait et repassait +sur le chevet des lits.</p> + +<p>Faut-il attribuer ces effets aux tempêtes de la +nuit dans les désolations de la Trappe, ou aux +illusions de l’astrologie que dom Le Nain reprochait +à Rancé ? Étaient-ce des gestes de cette +femme que le Père de la Trappe avait vue à Véretz +au milieu des flammes, ou enfin était-ce le +ressac des flots du temps contre le rivage de l’éternité ? +Rancé se préparait à exorciser la maison ; +mais vers la fin de l’année 1683 les bruits cessèrent.</p> + +<p>Les soucis intérieurs de la communauté n’empêchaient +nullement Rancé de s’occuper de ce qui +se passait au dehors ; il prit une grande part à la +mort de la princesse palatine, arrivée au mois de +juillet 1684. Anne de Gonzague de Clèves avait +plusieurs fois consulté Rancé sur des difficultés de +conscience ; son nom rappelait un charmant ouvrage +de madame de La Fayette, et c’est sur Anne +de Gonzague que Bossuet a composé une de ses +plus belles Oraisons funèbres. Après s’être plongée +dans les idées du siècle, idées qui s’éloignaient +du temps où elle vivait, la princesse palatine avait +commencé par les idées cartésiennes ; de là elle +avait passé à ne plus rien croire, et ayant achevé +le tour du cadran, elle avait remonté elle-même +vers la religion comme plusieurs esprits-forts ou +libertins de cette époque. Dans son séjour en +France elle avait vu la Fronde, qui, selon Bossuet, +était un travail de la France prêt à enfanter le +règne miraculeux de Louis.</p> + +<p>« Et qu’avaient-ils vu, s’écrie le grand orateur, +rappelant la philosophie de la princesse palatine, +qu’avaient-ils vu ces rares génies plus que +les autres ? Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien, +ils n’ont pas même de quoi établir le néant auquel +ils aspirent après cette vie. »</p> + +<p>Bossuet conte ce que la princesse palatine raconta +elle-même au saint abbé. « Une nuit, dit-elle, +que je croyais marcher seule dans une forêt, +je rencontrai un aveugle dans une petite +loge ; je lui demandai s’il était aveugle de naissance, +ou s’il l’était devenu par accident. Il me +répondit qu’il était né aveugle. Vous ne savez +donc pas, lui dis-je, ce que c’est que la lumière, +qui est si belle et si agréable ? Non, me répondit-il, +cependant je ne laisse pas de croire que +c’est quelque chose de très-beau. Alors il me +semblait que cet aveugle changea tout à coup +de voix, et me parlant avec autorité, me dit : +Cela doit vous apprendre qu’il y a des choses +excellentes, quoiqu’on ne les puisse comprendre. »</p> + +<p>Bossuet, dans son Oraison funèbre, parle de +son ami Rancé : « Un saint abbé dont la doctrine +et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi +d’une conversion aussi admirable et aussi parfaite +que celle de notre princesse, lui ordonna +de l’écrire pour l’édification de l’Église ; elle +commence ce récit en confessant son erreur : +Vous, Seigneur, dont la bonté infinie n’a rien +donné aux hommes de plus efficace pour effacer +leurs péchés que la grâce de les reconnaître, +recevez l’humble confession de votre servante. »</p> + +<p>Anne de Gonzague était une de ces mortelles +dont la beauté avait rodé dans les bois de la +Trappe. Elle se mêla, dit madame de Motteville, +à presque tout ce qui se fit alors, elle soutint le +cardinal de Mazarin, qui n’en fut pas fort reconnaissant. +On a une lettre d’elle, insérée parmi les +lettres de Bussy-Rabutin. Malheureusement on n’a +pas les autres lettres qu’elle écrivit à la maréchale +de Guébriant, ni le traité sur l’<i>Art de juger la vérité +des sentiments</i>. Les dames philosophes de ce +temps, qui déclinèrent peu à peu vers le matérialisme, +commencèrent par être cartésiennes et s’en +allaient à Dieu, les pensées inclinées vers la raison, +au lieu de les lui remettre comme des fleurs. +Anne de Gonzague n’était pas insensible à l’argent ; +elle avait reçu des sommes assez considérables +pour faire réussir des mariages qui n’eurent pas +lieu. Elle ne rendit point ces sommes, ou présenta +des comptes qui les absorbaient.</p> + +<p>Après sa mort, la princesse palatine fut enterrée +au Val-de-Grâce, à côté de Bénédicte, sa +sœur. Elle avait fait de ses propres mains un +grand tableau de saint Bernard pour le fond d’un +autel consacré à la Trappe. Quand on exhuma +les morts, les déterreurs insultèrent ces dépouilles, +comme on jette au vent des feuilles de roses +séchées.</p> + +<p>Rancé, au milieu de toutes ces tribulations, +n’avait d’autre refuge que la patience chrétienne. +On écrivit contre lui, on prêcha même contre lui ; +on attaqua sa doctrine et sa conduite ; on s’efforça +de le faire passer pour un hérétique ou pour un +fanatique ; on publia qu’il tenait dans son monastère +des assemblées contre la religion et contre +l’État. La Trappe fut au moment d’être détruite +comme Port-Royal : Rancé, au milieu de toutes +ses afflictions d’esprit, fut livré à des infirmités +qui ne lui permettaient aucun repos ; il fut maltraité +de ceux-là même auxquels il avait fait le +plus de bien. Quand on le pressait de manger, il +disait aux frères convers : « Vous serez cause +que je mourrai dans l’impénitence finale. » +Apercevant un de ses religieux qui souvent lui +avait fait la même prière, il dit en souriant : +« Voilà mon persécuteur. » Arrivé à ce comble +de douleur qu’il avait tant désiré pour ressembler +à Jésus-Christ son maître, on lui proposait de le +guérir par le secours des médecins : « Je suis, +répondit-il, entre les mains de Dieu ; c’est lui +qui donne la vie, c’est lui qui l’ôte : il saura bien +me guérir si sa volonté est que je vive. Mais +pourquoi bon me guérir ? A quoi suis-je bon ? +Que faisais-je en ce monde, qu’offenser Dieu ? » +Quand il y avait quelque relâche à ses souffrances +et qu’on le félicitait, il disait : « De quoi me félicitez-vous ? +De ce que je suis retenu en prison, +de ce que, mes liens étant près de se rompre, +on m’a chargé de nouveaux fers ? »</p> + +<p>Rancé brûla une quantité de lettres remplies +de témoignages d’admiration ; il en conserva +d’autres en marge desquelles étaient écrits de sa +main ces deux mots : <i>Lettres à garder.</i> C’étaient +des lettres diffamatoires contre lui. Était-ce humilité +ou orgueil ? Le Père de Monty était venu le +voir, et le força d’appeler un médecin. « Il faut +s’écrier comme Job, disait-il : Que celui qui a +commencé achève de me réduire en poussière. » +On le conjurait de quitter pour quelque temps +l’air de sa retraite. « J’ai dit en entrant ici, répondait-il : +<i lang="la" xml:lang="la">Hæc requies mea.</i> »</p> + +<p>A ceux qui lui objectaient le peu de certitude +de la durée de la Trappe, il répondait : « Elle +durera ce qu’elle doit durer. Si, dans les âges +supérieurs, on s’était conduit par cette considération +qu’il n’y a rien qui ne soit sujet à la +décadence, où en serait aujourd’hui le champ +de Jésus-Christ ? »</p> + +<p>Au mois d’octobre 1695, Rancé envoya sa démission +au roi : on remarqua ces mots touchants +dans sa lettre : « Sire, comme je me sens pressé +d’exécuter le dessein que Dieu m’inspire depuis +long-temps de passer ma vie dans une retraite +austère, et de me préparer à la mort ; que ma +santé, qui diminue tous les jours, me met dans +l’impuissance de donner toute l’application +que je dois à la conduite de mes frères, m’avertit +que mes derniers moments ne peuvent +être éloignés, j’ai cru que le premier pas +que je devais faire était de quitter la charge +de cette abbaye, que je tiens de votre bonté +royale, en vous envoyant, comme je fais, la +démission pure et simple. »</p> + +<p>Louis XIV reçut cette démission des mains de +M. de Paris ; il dit à l’archevêque : « Renvoyez à +la Trappe le frère porteur de la lettre ; que +M. l’abbé examine la chose devant Dieu, et qu’il +me dise sincèrement ce qu’il croit être le mieux. » +L’archevêque de Paris manda à Rancé : « Je vous +félicite de tout mon cœur de tous les engagements +qui ont accompagné la grâce que le roi +vous a faite dans cette dernière rencontre ; j’y +ai pris toute la part imaginable comme le plus +passionné et le plus fidèle de vos serviteurs. » +Le roi nomma pour remplacer Rancé dom Zozime, +prieur de ladite abbaye et ami de Rancé. +Les bulles étant arrivées de Rome, le 19 septembre +de l’année 1696, le nouvel abbé fut installé +le 28 du même mois. L’ancien abbé, pouvant à +peine se soutenir, se prosterna aux pieds du nouvel +abbé, et lui dit : « Mon Père, je viens vous +promettre l’obéissance que je vous dois en +qualité de mon supérieur, et vous prier de me +traiter comme le dernier de vos religieux. » +L’abbé Zozime tomba à genoux et lui répondit : +« Et moi, mon Père, je vous renouvelle l’obéissance +que je vous ai vouée dès mon entrée +dans cette sainte maison. » Majestueuse abnégation, +et qui donnait une proportion inconnue +à la nature humaine. Ce n’était point deux hommes +à genoux l’un devant l’autre, c’étaient deux +saints appartenant à ces visions que l’on entrevoit +dans les enfoncements du ciel.</p> + +<p>Rancé, devenu simple religieux, continua d’édifier +par ses exemples le monastère qu’il avait +rendu saint par ses ordres. A Rancé abattu et par +conséquent plus puissant, Bossuet continua de +s’adresser pour le soulagement spirituel de ses +amis : « Je vous recommande, lui écrivait-il, trois +de mes principaux amis, et qui m’étaient le +plus étroitement unis depuis plusieurs années, +que Dieu m’a ôtés dans quinze jours par des accidents +divers. Le plus surprenant est celui qui +a emporté l’abbé de Saint-Luc, qu’un cheval a +jeté par terre si rudement qu’il en est mort une +heure après, à trente-quatre ans. »</p> + +<p>Dom Zozime disparut vite. « Un carme déchaussé +s’était jeté à la Trappe depuis plusieurs +années ; il s’appelait dom Gervaise : ses talents, +sa piété séduisirent M. de la Trappe, et le témoignage +de M. de Meaux acheva de le déterminer. +Le nouvel abbé, continue Saint-Simon, +ne tarda pas à se faire mieux connaître après +qu’il eut eu ses bulles ; il se crut un personnage, +chercha à se faire un nom, à paraître et à n’être +pas inférieur au grand homme auquel il devait +sa place et à qui il succédait. Au lieu de le consulter, +il en devint jaloux, chercha à lui ôter la +confiance des religieux, et, n’en pouvant venir +à bout, à l’en tenir séparé. Il arriva que dom Gervaise +tomba dans une faute : l’abbé de la Trappe, +épouvanté, le fit chercher partout, et craignit +qu’il ne fût allé se jeter dans les étangs. On le +trouva caché sous les voûtes de l’église et baigné +de larmes : il offrit sa démission. M. de la +Trappe, qui jusqu’alors ne l’avait point voulu +accepter, l’accepta. Bientôt dom Gervaise voulut +retirer sa démission ; il alla parler à Fontainebleau +au P. Lachaise, se prévalant d’un certificat +que lui avait donné l’ancien abbé et disant +que l’esprit de M. de la Trappe était tout à fait +affaibli, qu’il avait auprès de lui un secrétaire +extrêmement janséniste. Le P. Lachaise eut +peur, il changea d’opinion sur l’ancien solitaire. »</p> + +<p>Saint-Simon vit M. de Chartres ; M. de Chartres +en écrivit à madame de Maintenon. Frère Chauvier, +envoyé à la Trappe, assura qu’il avait trouvé +tout entier l’esprit de l’ancien abbé. La démission +de dom Gervaise fut maintenue ; pendant ce +temps-là dom Gervaise écrivait en chiffres à une +religieuse qu’il avait aimée. « C’était un tissu de +tout ce qui peut s’imaginer d’ordures et les plus +grossières, » dit Saint-Simon.</p> + +<p>Voilà de ces passages qui détruisent l’autorité +de la vérité dans les Mémoires de Saint-Simon. +Imaginer qu’un religieux de la Trappe ose écrire +de pareilles choses à une religieuse même en +chiffres, est une telle absurdité qu’on ne saurait +le croire. S’il y a quelque chose de vrai dans +toutes ces ribauderies, il serait plus simple d’imaginer +que le déchiffreur a voulu s’amuser et +amuser ses maîtres. Tous les autres écrivains du +temps parlent de dom Gervaise comme d’un +homme d’imagination, qui mérita peut-être la +sévérité de Louis XIV, mais aucun ne raconte de +lui ce qu’en dit Saint-Simon. L’amitié a ses excès +et dans ce temps la parole ne ménageait ni +ses pensées ni ses expressions.</p> + +<p>Le roi, avançant à travers ces démêlés, nomma +à l’abbaye de la Trappe dom Jacques de Lacour, +après avoir envoyé le P. de Lachaise prendre des +informations auprès de Rancé. Louis XIV descendait +à ces détails de la société d’alors, comme +Bonaparte entra dans les menues choses de la +société d’aujourd’hui ; mais il y avait cela de +grand dans la société passée, qu’elle s’appuyait à +l’autel.</p> + +<p>Le quiétisme était né dans l’année 1694, et il +continua dans sa force jusqu’à l’année 1697. « Ce +monde, dit Bossuet, semblait vouloir enfanter +quelque étrange nouveauté : il faut aimer, disait +ce monde, comme s’il était sans rédemption +et sans Christ. »</p> + +<p>Le nom de madame Guyon se trouvait mêlé à +la controverse. Née à Montargis, elle avait pu +voir en naissant le tombeau de Jean l’aveugle, +<a id="crecy"></a>tué à la bataille de Crécy. Restée veuve à l’âge de vingt-deux +ans, elle parut à Paris en 1680. Ce fut pendant +ces voyages en province qu’elle se tourna +vers les idées mystiques, et qu’elle composa <i>Le +Moyen court</i>. Arrivée à Paris, l’archevêque l’enferma +dans le couvent de la Visitation +au faubourg Saint-Antoine. Madame de +Maintenon, qui se mêlait alors de questions religieuses, +avait vu Madame Guyon, et la fit rendre +à la liberté : celle-ci rencontra à Saint-Cyr Fénelon, +et il dériva au quiétisme, renouvellement de l’hérésie +des gnostiques. Madame Guyon a laissé des +cantiques spirituels et un écrit intitulé <i>Des Torrents</i> : +ils l’emportèrent. Bientôt s’ouvrirent à Issy sur le +quiétisme des conférences entre Bossuet et Fénelon ; +l’abbé de Rancé fut nommé juge, mais il n’y +vint point. Placée à Vaugirard dans une maison +sous la direction de M. de Lachétardie, curé de +Saint-Sulpice, Madame Guyon donna une déclaration +signée par Fénelon et par M. Tronson, à la fin +de janvier 1697. Les <i>Maximes des Saints</i> parurent +la même année.</p> + +<p>Bossuet, à propos des <i>Maximes</i>, disait : « Qui +lui conteste (à Fénelon) de l’esprit ? Il en a jusqu’à +faire peur. » Les <i>Maximes des Saints</i> furent +condamnées à Rome, et Fénelon, avec plus d’habileté +que d’humilité, désavoua en chaire son ouvrage. +Leibniz, parlant du livre de M. de Cambrai, attribue +à l’abbé de la Trappe une lettre très-solide +dans laquelle il attaquait les faux mystiques. « Ils +s’imaginent, disait Leibniz, qu’une fois uni à +Dieu par un acte de foi pure et de pur amour, on +y demeure uni tant qu’on ne révoque pas formellement +cette union. » J’ai remarqué dans ces +lettres de Rancé, écrites à l’abbé Nicaise à propos +de ces derniers débats religieux, ce trait sur +Cromwell : « Nous voyons un homme vivant jouer +le personnage de la mort, et d’une faux invisible +renverser un trône. »</p> + +<p>Le quiétisme fit plus de ravages en Italie qu’en +France. On disait que Rancé pouvait seul répondre +au livre des <i>Maximes des Saints</i>. L’abbé de la +Trappe en écrivit à Bossuet, qui fit courir sa lettre +pour s’appuyer d’une si grande autorité : « Le livre +de M. de Cambrai, mandait Rancé en 1697, +m’est tombé entre les mains ; je n’ai pu comprendre +qu’un homme de sa sorte fût capable +de se laisser aller à des imaginations si contraires +à ce que l’Évangile nous enseigne. » « Il n’y +a rien, écrivait-il en même temps à l’abbé +Nicaise, qui me fasse plus d’horreur que les +extravagances et les dogmes impies que l’on attribue +aux quiétistes. Dieu veuille que l’on en +arrête le cours, que le mal qu’ils ont commencé +de faire dans les lieux où ils se sont introduits +ne passe pas plus loin ! »</p> + +<p>Le 3 octobre 1688, Rancé disait : « Les hommes +ne se lasseront-ils jamais de parler de moi ? Ce +serait une chose bien douce d’être tellement dans +l’oubli que l’on ne vécût plus que dans la mémoire +de ses amis », cris de tendresse qui rarement +échappent à l’âme fermée de Rancé.</p> + +<p>« On sait ce que vous avez écrit contre le monstrueux +système du quiétisme, dit Rancé dans +une lettre à Bossuet ; car tout ce que vous écrivez, +monseigneur, sont des décisions. Si les +chimères de ces fanatiques avaient lieu, il faudrait +fermer les livres des divines Écritures, +comme si elles ne nous étaient d’aucune utilité. » +Ces lettres de Rancé furent mal reçues ; +Fénelon avait de nombreux partisans. « Ce prélat, +dit Saint-Simon, était un grand homme, maigre, +bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux +dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, +et une physionomie telle que je n’en ai +point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait +oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois. +Elle rassemblait tout, et les contrastes ne s’y +combattaient point. Elle avait de la gravité et +de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle +sentait également le docteur, l’évêque et le grand +seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans +toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les +grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il +fallait effort pour cesser de le regarder. »</p> + +<p>Un homme qui exerçait un empire aussi puissant +sur la société devait avoir des fanatiques. Il +a fallu que la révolution vînt nous éclairer, pour +que nous comprissions cette expression de +chimérique, que Louis XIV appliquait à Fénelon.</p> + +<p>Le duc de Nevers, Mancini, petit Italien devenu +grand seigneur français par la vertu des richesses +du duc de Mazarin, accusa Rancé, à propos de la +querelle du quiétisme, de vouloir faire du bruit +par vanité.</p> + +<p>Au reste, il y avait quelque excuse dans ces +emportements du duc de Nevers : comment aurait-il +pu s’empêcher de croire aux regrets de Rancé ? +Il avait vu Mazarin dans sa robe de chambre +de camelot fourrée de petit-gris, un bonnet de +nuit sur la tête, traîner ses pantoufles dans sa galerie, +regarder en passant ses tableaux et dire : +« Il faut quitter tout cela. »</p> + +<p>Le quiétisme semblait dériver du molinisme. +Rancé s’en était aperçu. Il connaissait, disait-il, +une ville tout entière où s’étaient passées des choses +effroyables introduites par un saint du caractère de Molinos.</p> + +<p>La condamnation du saint-siége contre les <i>Maximes +des Saints</i> fut publiée par des huissiers +en 1699 en latin et en français ; elle prohibe ces +<i>Maximes</i> : « Dans l’état de la sainte indifférence, +l’âme n’a plus de désirs volontaires et délibérés +dans son intérêt ; dans l’état de la sainte indifférence, +on ne veut rien pour soi, on veut tout pour Dieu. +La partie inférieure de Jésus-Christ +sur la croix ne communiquait pas à la supérieure +son trouble involontaire. Les saints mystiques +ont exclu de l’état des âmes transformées les +pratiques de la vertu. » Ainsi passent les siècles +dans cette condamnation d’un évêque ; elle est +signée du cardinal Albano et publiée à la tête du champ de +Flore.</p> + +<p>La société que Rancé avait quittée lui en voulait +de sa pénitence. Une princesse malicieuse appliquait +à l’abbé ces paroles de l’Évangile : <i lang="la" xml:lang="la">Vae nutrientibus !</i> +Malheur à ceux qui ont des enfants à nourrir ! +par allusion aux moines de la Trappe.</p> + +<p>Saint-Simon, qui n’aimait pas Fénelon et qui se +disait chaud partisan de Rancé, eut une querelle +avec Charost. Charost disait que M. de la Trappe +était le patriarche de Saint-Simon, devant qui tout +autre n’était rien. Saint-Simon répondit que M. de +Cambrai avait été repris de justice, et qu’il y avait +long-temps qu’il avait été condamné à Rome. +« A ce mot, dit Saint-Simon, voilà Charost qui +chancelle, qui veut répondre et qui balbutie ; +la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête et +la langue de la bouche ; madame de Nogaret s’écrie ; +madame de Chastenet saute à sa cravate +qu’elle lui défait et le col de sa chemise : madame +de Saint-Simon court à un pot d’eau, lui en jette, +tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. J’y gagnai +que Charost ne se commit plus à quoi que ce +soit sur M. de la Trappe. »</p> + +<p>Le monde accourait à la Trappe, la cour pour +voir le vieil homme converti, pour en rire ou pour +l’admirer, les savants pour causer avec le savant ; +les prêtres pour s’instruire aux leçons de la +pénitence. Jean-Baptiste Thiers fut du nombre +des pèlerins ; il se moquait de tout, même lorsqu’il +était sérieux. L’abstinence des Trappistes et +leur vie muette ne lui convenaient guère ; mais +il y trouvait du nouveau, et la nouveauté l’alléchait : +il écrivit l’<i>Apologie de l’abbé de la Trappe</i>. +Rancé s’y opposait assez, quoiqu’il fût bien aise +d’avoir un défenseur de l’esprit et du savoir de +Thiers. Cette apologie fut supprimée par l’autorité. +Rancé écrivait à l’abbé Nicaise, en 1694 : « Il +est arrivé une aventure au pauvre M. Thiers ; je +lui avais écrit avec beaucoup d’instance pour le +prier de supprimer ma défense. Le pauvre +homme, qui est plein d’amitié et de zèle pour +tout ce qui me regarde, ne put se laisser persuader +à ce que je lui demandais. On a découvert +que son livre s’imprimait à Lyon ; et on a +enlevé tous les exemplaires par ordre de M. le +chancelier. Vous jugez bien de la peine qu’en a +eue l’auteur. Il ne se peut pas que je ne la ressente +vivement, y étant obligé par justice et à titre +de reconnaissance. »</p> + +<p>Le <i>pauvre homme</i> riait.</p> + +<p>Dans l’<i>Apologie de l’abbé de la Trappe</i>, Thiers +tombe sur le Père Sainte-Marthe ; il se gaudissait +de lui comme ayant dit que madame de +Maintenon lui faisait l’honneur de le regarder +comme son parent. L’apologie est écrite +avec vivacité. L’apologiste cite des vers ridicules +contre Rancé, écrits, dit-il, par le premier +des poètes bénédictins. Thiers, se justifiant +lui-même, assure qu’on serait moins acharné +contre lui s’il ne s’était élevé contre les archidiacres, +dans son livre de l’<i>Étole</i>, dans son traité de +la <i>Dépouille des Curés</i> et dans son <i>Factum</i> contre +le chapitre de Chartres. Il finit son apologie, +trop longue puisqu’elle est composée de 511 pages, +pour la défense de Rancé, par ces mots : +« En voilà assez, mon révérend père Sainte-Marthe, +pour vous faire rentrer en vous-même, +et vous retirer de la bonne opinion que vous +avez de votre petite personne. »</p> + +<p>Thiers était curé de Champron. Dans une +foule de pamphlets français et latins contre le +chapitre de Chartres, Thiers avait attaqué le +grand archidiacre de ce chapitre. Robert prétendait +qu’un curé ne pouvait porter l’étole +devant lui ; Thiers écrivit la <i>Sauce Robert</i> et la +<i>Sauce Robert justifiée</i>. Le chapitre de Chartres +obtint un décret d’arrestation contre le curé. +Thiers donna à boire aux archers ; et ayant +secrètement fait ferrer son cheval à glace, il leur +échappa en passant sur un étang gelé : il se réfugia +dans le diocèse du Mans. L’évêque, de Tressan, +nomma Thiers curé de Vibraye ; et c’est là que +le curé fugitif et renouvelé écrivit l’<i>Histoire des +Perruques</i>. Thiers se montra aussi savant, aussi +joyeux que le curé de Meudon, <i>abstracteur de la +vie inimitable du grand Gargantua</i>. Son choix +eût été bientôt fait, si on eût proposé à Thiers +d’être Rabelais ou roi de France. C’étaient là les +petites pièces qui se jouaient à la suite du grand +drame de la Trappe.</p> + +<p>Une demoiselle Rose était venue à la Trappe. +Thiers avait été chargé d’examiner cette demoiselle ; +il lui demanda « si elle était mariée », elle +répondit « qu’elle ne s’en souvenait pas ».</p> + +<p>« C’était une vieille Gasconne, dit Saint-Simon, +ou plutôt du Languedoc, qui avait le +parler à l’excès, carrée, entre deux tailles, +fort maigre, le visage jaune, extrêmement +laid, des yeux très-vifs, une physionomie ardente, +mais qu’elle savait adoucir ; vive, éloquente, +savante, avec un air prophétique qui +imposait. Elle dormait peu et sur la dure, ne +mangeait presque rien, assez mal vêtue, pauvre +et qui ne se laissait voir qu’avec mystère. Cette +créature a toujours été une énigme ; car il est +vrai qu’elle était désintéressée, qu’elle a fait de +grandes et surprenantes conversions, qui ont +tenu. »</p> + +<p>Six semaines durant, M. de la Trappe se défendit +de voir Mlle Rose. Elle partit comme elle +était venue.</p> + +<p>La Bruyère fait ainsi le portrait d’un autre +homme qui fréquentait la Trappe :</p> + +<p>« Concevez, dit La Bruyère, un homme facile +et doux, complaisant, traitable, et tout d’un +coup violent, colère, fougueux, capricieux : +imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule, +badin, volage, un enfant en cheveux gris ; +mais permettez-lui de se recueillir, ou plutôt +de se livrer à un génie qui agit en lui, j’ose +dire sans qu’il y prenne part et comme à son insu, +quelle verve ! quelle élévation ! quelles images ! +quelle latinité ! Parlez-vous d’une même personne ? +me direz-vous. Oui, du même, de Théodas +et de lui seul. Il crie, il s’agite, il se roule à terre, +il se relève, il tonne, il éclate ; et du milieu de +cette tempête il sort une lumière qui brille et +qui réjouit ; disons-le sans figure, il parle comme +un fou et pense comme un homme sage, il dit +ridiculement des choses vraies, et follement des +choses sensées et raisonnables ; on est surpris de +voir naître et éclore le bon sens du sein de la bouffonnerie, +parmi les grimaces et les contorsions. +Qu’ajouterai-je davantage ? Il dit et il fait mieux +qu’il ne sait : ce sont en lui comme deux âmes +qui ne se connaissent point, qui ne dépendent +point l’une de l’autre, qui ont chacune leur tour +ou leurs fonctions toutes séparées. Il manquerait +un trait à cette peinture si surprenante, +si j’oubliais de dire qu’il est tout à la fois avide +et insatiable de louanges, près de se jeter aux +yeux de ses critiques, et dans le fond assez +docile. »</p> + +<p>Santeuil, dont La Bruyère trace ainsi le portrait, +allait à la Trappe et s’asseyait au chœur parmi les +moines comme un petit sapajou. « J’ai vu, dit +Rancé à l’abbé Nicaise, les hymnes de M. de +Santeuil pour le jour de Saint-Bernard ; elles +valent beaucoup mieux que les anciennes. Il y +en a pourtant de ces anciennes qui, pour n’être +pas si polies, ne laissent pas d’imprimer du respect +et de la révérence.</p> + +<p>Santeuil, allant à Dijon avec le prince de Condé, +fut attaqué du mal dont il mourut. « Je loue Dieu +de la patience qu’il a donnée à M. de Santeuil +dans un mal aussi douloureux que celui dont il +a été attaqué. Tout ce qui part de sa plume a un +caractère qui frappe et qui plaît tout ensemble ; +je ne doute point qu’il ne se fasse remarquer +dans ses derniers vers, qui peuvent être considérés +comme une production de sa douleur. » +Ce moine de Saint-Victor mourut à Dijon le 5 +août 1697, à deux heures après minuit. Au +même moment Ménage, qui ne le croyait pas si +malade, s’amusait à faire des vers sur sa mort pour +les lui montrer et le faire rire. Ayant fait +un voyage à Cîteaux, Santeuil y cherchait la Mollesse +du <i>Lutrin</i> : « Elle y logeait autrefois, lui dit un +moine, aujourd’hui c’est la folie. »</p> + +<p>Il ne manquait plus qu’un roi à la Trappe : il y +vint ; il avait porté trois couronnes. Jacques II, +chassé de son trône, avait débarqué sur les côtes +de France, menant son fils naturel : personne ne +fut frappé de cette confusion de mœurs ; Louis XIV +donnait l’exemple. Les enfants illégitimes étaient +alors fort considérés, excepté du prince d’Orange ; +on lui voulait faire épouser mademoiselle de Conti +(mademoiselle de Blois), fille de madame de La +Vallière, il répondit : « Les princes d’Orange ne +sont pas accoutumés à épouser des bâtardes. »</p> + +<p>En voyant Jacques II, on ne songea qu’à la +générosité du roi sur le trône, et au malheur du +roi détrôné. De retour de son expédition d’Irlande, +Jacques se vint consoler à la Trappe. Le canon qui +l’avait chassé à la Boyne le repoussa parmi les +morts. Il y arriva le 21 novembre 1690. Les lieux +communs sur le néant des grandeurs ne manquèrent +pas aux banalités de l’éloquence : il y eut pourtant +cela de vrai à l’adresse de Jacques, que sa piété +était sincère. Rancé le conduisit à l’église. Le +prince assista à ces complies si religieusement et si +tristement chantées. Il partagea le repas commun et +demanda à l’abbé ce qui se passait dans la solitude. +Le lendemain il communia, puis il parcourut entre +deux étangs une chaussée où se promenait Bossuet +avec Rancé. Jacques était un de ces oiseaux de +mer que la tempête avait jetés dans l’intérieur des +terres. Il alla avec plusieurs gentilshommes de son +ancienne cour visiter un solitaire jadis soldat de +Louis XIV et qui s’était retiré dans les bois de la +Trappe. « A quelle heure entendez-vous la messe ? +dit le roi. — A trois heures et demie du matin, +répondit l’ermite. — Comment pouvez-vous faire, +dit lord Dumbarton, dans les temps de pluie et +de neige où l’on ne peut distinguer les sentiers ? — Je +rougirais, répondit le soldat, de compter +pour quelque chose des peines légères qui se rencontrent +dans le service que je tâche de rendre +à mon Dieu, après que j’ai méprisé celles qui se +pouvaient rencontrer dans le service que je rendais +à mon roi. — Vous avez bien raison, dit +Jacques, on ne peut assez s’étonner qu’on fasse +tant pour un roi de la terre et presque rien +pour le roi du ciel. — Mais, répondit lord Dumbarton, +ne vous ennuie-t-il point dans cette solitude ? — Je +pense à l’éternité. — Votre état, +ajouta le roi, prenant la parole, est plus heureux +que celui des grands : vous mourrez de la mort +des justes. » Puis il regarda le solitaire comme +s’il eût envié son bonheur. Ensuite le saluant, il +lui dit : « Adieu, monsieur ; priez pour moi, pour +la reine et pour mon fils. » Le gentilhomme lui +fit une profonde révérence, et le roi regagna +l’abbaye en passant par des prés bas et humides. +Ce sont là de belles histoires : Dieu, un roi détrôné, +un soldat devenu ermite.</p> + +<p>Jacques II assista à une grand’messe du jour +à la Maison-Dieu. Il se leva à l’Évangile, tira son épée, +et la tint élevée pendant tout le temps qu’on chantait l’Évangile. +C’était un droit qu’avait accordé la cour de Rome à la +cour de Londres, lorsque les rois d’Angleterre reçurent du +saint-siége le titre de défenseurs de l’Église catholique. +Henri VIII, qui a détruit l’Église catholique en Angleterre, +avait obtenu ce titre quand il eut composé son ouvrage contre +Luther. Que de ruines ! Jacques II, se disant roi à la Trappe, +reprenait dans un désert des droits que ne reconnaissait plus +l’Angleterre ! Mais nous, avons-nous remporté ces victoires +dont nos misérables générations lisent les noms, comme des +vérités qui les regardent, gravés aux parois de l’Arc de +Triomphe ? Les générations se disent héritières des grandeurs +qui les ont précédées ; les barbares méprisaient souverainement +ces Romains qui prétendaient descendre des légions de +l’empire, parce qu’ils traversaient les voies romaines que ces +légions avaient construites et foulées.</p> + +<p>La reine de la Grande-Bretagne vint à son tour +visiter la solitude. L’aumônier de S. M. écrivit le +2 juin 1692, à Rancé : « Vous avez entièrement +gagné le cœur de la reine par les saintes impressions +que Dieu a faites, par votre ministère, sur +le cœur du roi son époux ; car elle m’a fait l’honneur +de me dire plus d’une fois qu’elle ne pouvait +assez louer Dieu des grâces qu’il avait reçues +à la Trappe. Il n’en fallait pas moins pour le +soutenir dans les grandes et presque continuelles +disgrâces qu’il a essuyées depuis si long-temps, +et qui semblaient augmenter à un point de mettre +toute sa vertu à l’épreuve. »</p> + +<p>Le roi d’Angleterre revint une seconde fois à +la Trappe avec le maréchal de Bellefonds, introducteur +aux ruines ; il avait vu du rivage le combat +de La Hogue. La Trappe méprisait le monde et +contemplait des chutes d’empire qui justifiaient +son mépris. On venait chercher dans cet abri des +raisons d’aimer le désert.</p> + +<p>« Le roi d’Angleterre, dit Rancé, soutint la +perte de trois royaumes avec une constance +comparable à tout ce que nous lisons de plus +grand dans les histoires. Il parle de ses ennemis +sans chaleur ; il garde une douceur dans toute +sa conduite, qui ferait croire qu’il est dans le +monde sans peine et sans affliction. La reine n’a +point de sentiments qui ne soient conformes à +ceux du roi son époux. Elle ne voit ce qu’on +appelle les biens de ce monde que comme des +lueurs qui ne font que passer et qui trompent +ceux qui s’y arrêtent. »</p> + +<p>Jacques II était un pauvre souverain ; mais +Rancé prenait son point de vue du ciel : qu’un +homme soit rédimé au prix des plus grands malheurs, +son rachat vaut mieux que tous ces malheurs ; +qu’une révolution renverse un État ou en +change la face, vous croyez qu’il s’agit des destinées +du monde ? Pas du tout : c’est un particulier, +et peut-être le particulier le plus obscur, que Dieu +a voulu sauver : tel est le prix d’une âme chrétienne. +Si des États sont bouleversés, c’est, dit +l’apôtre, afin que les élus éprouvés parviennent à +la gloire. Tout est pour les prédestinés, tout est +subordonné à leur consommation ; et quand leur +nombre sera rempli, on verra de nouveaux cieux +et une <a id="nouv"></a>nouvelle terre.</p> + +<p>Telle est la fatalité chrétienne : la fatalité antique +vient de l’objet extérieur, la fatalité chrétienne +vient de l’homme ; je veux dire que le +chrétien crée la nécessité par sa vertu ; il ne détruit +pas le mal ; il en est le maître.</p> + +<p>On conservait à la Trappe les portraits de Sa +Majesté britannique ; il était là conservé dans son +écrin d’oubli. Dans sa jeunesse, Charles X vint +apprendre à la Trappe la pénitence de Jacques II. +La Trappe elle-même s’ensevelit sous ses ruines, +puis elle a été déblayée ; mais que sert, après un +demi-siècle, de relever un vaisseau naufragé, +quand ceux qui l’avaient chargé de leur fortune et +de leurs espérances ne sont plus ? Pendant ces +jours de submersion, que d’autres grandeurs ont +disparu ! On ne s’arrête plus pour écouter les +échos des vieux malheurs.</p> + +<p>Après le roi d’Angleterre, Monsieur, frère du +roi, vint visiter la Trappe. Dans l’enthousiasme +de ce qu’il avait vu, il dit à Louis XIV « que la vie +qu’on menait dans cette solitude n’édifiait pas +seulement la France, mais toute l’Europe, et +qu’il était avantageux à l’État de la maintenir. » +Monsieur était tout le contraire de la sublimité +ascétique. Il était fou du bruit des cloches ; il empoisonna +peut-être sa première femme, Henriette +d’Angleterre. Sa seconde femme fut Charlotte-Élisabeth, +fille de Charles-Louis, électeur de Bavière. +Celle-ci, aussi laide que Henriette avait +été agréable, était grossière : elle avait beaucoup +d’esprit en allemand ; elle est connue par le +cynisme avec lequel elle parle d’elle-même et du +grand roi son beau-frère. Elle écrivait : « Dans +tout l’univers entier on ne peut, je crois, trouver +de plus laides mains que les miennes ; mes +yeux sont petits, j’ai le nez court et gros, les +lèvres longues et plates, de grandes joues pendantes, +une figure longue ; je suis très-petite de +stature ; ma taille et ma jambe sont grosses. » +S’étant arrangée de cette façon, on peut juger +qu’elle était à l’aise pour parler de son prochain ; +une imagination romanesque était renfermée dans +ce qu’elle appelle <i>ce vilain petit laideron</i>.</p> + +<p>Le cardinal de Bouillon suivit Monsieur. « Sa +naissance, dit Pellisson, ses mœurs, son esprit +le rendaient digne d’être cardinal, et le roi +cherchait à récompenser et à honorer par cette +faveur les services du comte de Turenne dans +la personne de son neveu. » « Ce n’est pas l’opinion +de Saint-Simon, qui maltraite fort le cardinal +de Bouillon : « ses regards louches venaient se rejoindre +et s’arrêter au bout de son nez. Dépouillé +du cordon bleu par le roi, il le portait sous ses +habits. Exilé à Clauk, il passa chez les ennemis ; de +là il retourna à Rome ; il y mourut délaissé, après +avoir obtenu que les cardinaux conserveraient +leur calotte sur la tête en parlant au pape. » +Quand il passa à la Trappe, Rancé écrivait à l’abbé +Nicaise : « M. le cardinal de Bouillon est depuis +trois jours ici, il a vu de près tout ce qui s’y +passe, il n’a rien vu qu’il n’ait approuvé et qui +ne l’ait touché. Il s’en retourne demain. »</p> + +<p>Le cardinal de Bouillon s’écriait en répondant +à M. de Saint-Louis, qui lui tenait de bons propos +à la Trappe : « Point de mort, point de mort, +M. de Saint-Louis, je ne veux point mourir. » +Le cardinal de Bouillon avait un frère, lequel +disait de Louis XIV : « Ce n’est qu’un vieux gentilhomme +de campagne dans son château : il +n’a plus qu’une dent, et il la garde contre moi. » +Ce chevalier fit établir, sous la régence, un bal à +l’Opéra. Le régent s’y montrait ivre, et le chevalier +reçut pour ce service six milles livres de pension. +On élargissait dans la bourse du peuple la +déchirure par où devait passer la France.</p> + +<p>Dans une lettre qui ne parvint à la Trappe qu’après +la mort de Rancé, lord Perth mandait à l’abbé +que Jacques avait dit avant d’expirer : « Je n’ai +rien quitté ; j’étais un grand pécheur : la prospérité +m’aurait gâté le cœur, j’aurais vécu dans +le désordre. » Jacques, plus heureux que Marie +Stuart, nous a laissé sa dépouille : Marie, voyant +s’éloigner les côtes de Normandie, s’écriait : +« Adieu, France, adieu ; je ne te reverrai plus ! » +Le bourreau, en tranchant la tête à la reine d’Écosse, +lui enfonça d’un coup de hache sa coiffure +dans la tête, comme un effroyable reproche à sa +frivolité.</p> + +<p>Boivin est un dernier des hommes du siècle +avec qui Rancé eut affaire. Il écrivait le 18 octobre +1696 à l’abbé Nicaise : « Je ne sais comment +vous avez pu avoir l’arrêt du parlement de +Rouen contre le sieur Boivin ; mais si vous connaissiez +jusqu’où vont sa violence et son emportement, +vous auriez peine à croire qu’un homme +d’étude comme lui pût tomber dans de si grands +excès. » Le procès que Boivin eut avec la +Trappe était pour une redevance de vingt-quatre +sous ; il dura douze ans, et coûta douze mille livres. +« Je l’ai gagné pendant douze ans, écrivit +Boivin, et je ne l’ai perdu qu’un seul jour. »</p> + +<p>Au reste Rancé, tout vieux et tout malade qu’il +était, ne déclinait jamais le combat, mais aussitôt +qu’il avait repoussé un coup, il plongeait dans +la pénitence : on n’entendait plus qu’une voix au +fond des flots, comme ces sons de l’harmonica, +produits de l’eau et du cristal, qui font mal.</p> + +<p>Tel fut Rancé. Cette vie ne satisfait pas, il y +manque le printemps : l’aubépine a été brisée +lorsque ses bouquets commençaient à paraître. +Rancé s’était proposé de courir le monde pour +chercher des aventures. Qu’eût-il trouvé ? Les félicités +qu’il se forgeait à Véretz ? Non : ces félicités +étaient dans son âme. Supposez que prenant +l’existence pour une ironie du ciel et que devançant +les idées de son époque, il eût rejeté cette +existence, son sang eût à peine humecté quelques +brins de bruyère. Si, s’embarrassant peu de l’avenir, +il eût préféré des plaisirs à l’éternité : autre mécompte ; +demain il n’aurait plus aimé.</p> + +<p>Les hommes qui ont vieilli dans le désordre +pensent que quand l’heure sera venue, ils pourront +facilement renvoyer de jeunes grâces à leur +destinée, comme on renvoie des esclaves. C’est une +erreur ; on ne se dégage pas à volonté des songes ; +on se débat douloureusement contre un chaos +où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour se mêlent +dans une confusion effroyable. Vieux voyageur +alors, assis sur la borne du chemin, Rancé +eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune, +attendant l’aurore qui ne lui eût apporté que +l’ennui du cœur et la difformité des jours. Aujourd’hui +il n’y a plus rien de possible, car les +chimères d’une existence active sont aussi démontrées +que les chimères d’une existence désoccupée. +Si le ciel eût mis au bras de Rancé les +fantômes de sa jeunesse, il se fût tôt fatigué de +marcher avec des Larves. Pour un homme comme +lui il n’y avait que le froc ; le froc reçoit les confidences +et les garde ; l’orgueil des années défend +ensuite de trahir le secret, et la tombe le continue. +Pour peu qu’on ait vécu, on a vu passer bien des +morts emportant leurs illusions. Heureux celui +dont la vie est <i>tombée en fleurs</i> ! élégances de +l’expression d’un poète qui est femme.</p> + +<p>Ce que l’on serait souvent tenté de prendre +dans Rancé pour les allures et les pensées d’un +tout jeune homme, n’était que le sentiment d’un +vieillard décrépit qui ne marchait plus et dont la +tête était enfoncée dans un froc, comme une de +ces momies de moines que renfermaient les caveaux +de quelques anciens monastères. Les os +de Rancé s’étaient cariés ; il ne possédait plus que +deux grands yeux où avait circulé la passion et +où se montrait encore l’intelligence. Réduit à +garder l’infirmerie, ses derniers moments approchaient ; +il n’y avait personne pour porter la main +sur le cœur de ce christ. Lorsque Jésus pria +son Père d’éloigner de lui le calice, qui tenait son +doigt sur le pouls du Fils de l’Homme, pour savoir +si des larmes sanglantes venaient de la faiblesse +humaine ou de l’épanouissement d’un cœur qui +se fendait de charité ?</p> + +<p>Les religieux se pressaient à sa porte ; il dicta +une lettre dont le père abbé Jacques de La Cour +leur fit lecture : « Dieu, disait-il, connaît seul mes +forces et la joie que j’aurais de vous voir ; cependant, +quoique ce sentiment soit de mon +cœur plus que jamais, je suis contraint de vous +dire que, dans l’état où je me trouve, il m’est +impossible de satisfaire à cette joie autant que +je le voudrais. Priez pour moi, mes frères ; demandez +à Dieu que si je vous suis encore bon +à quelque chose, il me rende à la santé, sinon +qu’il me retire de ce monde. »</p> + +<p>On envoya chercher l’évêque de Séez, l’ami et le +confesseur de Rancé. Rancé témoigna beaucoup +de joie en l’apercevant ; il saisit la main du prélat, +la porta à son front pour commencer le signe +de la croix ; il fit ensuite une confession générale. +Il supplia l’évêque de Séez d’obtenir la protection +royale en faveur de la discipline monastique +de l’abbaye, ajoutant que, dans toutes les +autres choses, il souhaitait que la Trappe fût +complétement oubliée.</p> + +<p>Cette famille de la religion autour de Rancé +avait la tendresse de la famille naturelle et quelque +chose de plus ; l’enfant qu’elle allait perdre +était l’enfant qu’elle allait retrouver : elle ignorait +ce désespoir qui finit par s’éteindre devant +l’irréparabilité de la perte. La foi empêche l’amitié +de mourir ; chacun en pleurant aspire au +bonheur du chrétien appelé ; on voit éclater autour +du juste une pieuse jalousie, laquelle a l’ardeur +de l’envie, sans en avoir le tourment.</p> + +<p>Rancé, apercevant un religieux qui pleurait, lui +tendit la main, et lui dit : « Je ne vous quitte pas, +je vous précède. » Le Tasse avait adressé les +mêmes mots aux frères qui l’environnaient à +Saint-Onuphre. Rancé demanda d’être enterré +dans la terre la plus abandonnée et la plus déserte : +sur un champ de bataille où l’on n’entend +plus de bruit, on voit sortir du sol les pieds de +quelques soldats.</p> + +<p>Job mourut dans le petit réduit qu’il s’était +fait, comme le palmier dont les branches sont +chargées de rosée. Rancé entretint le prélat de +l’empressement que ses frères avaient mis à le +soulager : « Voilà, dit-il, comme Dieu a pris plaisir +à me favoriser dans tous les temps de ma +vie, et je n’ai été qu’un ingrat. » Le P. abbé +Jacques de La Cour entrait dans ce moment ; +Rancé lui dit : « Ne m’oubliez pas dans vos prières, +je ne vous oublierai pas devant Dieu. » Il +chargea Jacques de La Cour de faire ses excuses +au roi d’Angleterre : il avait commencé une lettre +pour ce monarque exilé qu’il n’avait pas pu achever. +La nuit suivante fut mauvaise ; Rancé la passa +assis : il avait mis les sandales d’un religieux +mort avant lui ; il allait achever le voyage qu’un +autre n’avait pu finir.</p> + +<p>L’évêque de Séez lui ayant demandé s’il avait +toujours eu pour ses religieux la même charité : +« Oui, monseigneur, répondit le saint homme. +Depuis quelques années, par la grâce de Dieu, +je ne suis plus qu’un simple religieux comme +les autres ; ils sont tous mes frères et ne sont +plus mes enfants. S’il m’était permis de regretter +la perte de ma voix, ma douleur serait de +ne pouvoir leur faire entendre combien je les +aime ; je les conserve au fond de mon cœur +et j’espère les y porter devant Dieu. » Sur les +huit heures du soir Rancé se découvrit, il pria un +frère de le mettre à genoux pour recevoir la +bénédiction de son évêque, il fit une confession +générale. L’évêque de Séez, dans son récit qui est +conservé, dit qu’il avait connu dans cette occasion +plus qu’en aucune autre que ce grand homme +avait reçu de Dieu un esprit élevé, vif, pénétrant, +une âme simple et d’une candeur admirable.</p> + +<p>Plus Rancé s’était avancé vers le terme, plus il +était devenu serein ; son âme répandait sa clarté +sur son visage : l’aube s’échappait de la nuit. On +présenta le crucifix au mourant ; il s’écria : « O +éternité ! quel bonheur ! » et il embrassa le signe +du salut avec la plus vive tendresse ; il baisa la tête +de mort qui était au pied de la croix. En remettant +cette croix à un moine, il remarqua que celui-ci +ne l’imitait pas, il dit : « Pourquoi ne baisez-vous +pas la tête de mort ? c’est par elle que +finit notre exil et notre misère. » Rancé se souvenait-il +de la relique que la tradition disait être +placée auprès de lui ? Dans les âges les plus fervents, +les chrétiens pratiquaient encore quelques +rites du culte des faux dieux.</p> + +<p>Le lit de cendres était préparé ; Rancé le regarda +tranquille avec une sorte d’amour, puis il s’aida lui-même +à se coucher sur le lit d’honneur ; l’évêque +de Séez dit : « Monsieur, ne demandez-vous pas +pardon à Dieu ? — Monsieur, répondit l’abbé, je +supplie Dieu très-humblement du fond de mon +cœur de me remettre mes péchés et de me recevoir +au nombre de ceux qu’il a destinés à +chanter éternellement ses louanges. » Les forces +venant à lui manquer, il s’arrêta. L’évêque dit : +« Monsieur, me reconnaissez-vous ? — Monsieur, +répliqua l’abbé, je vous connais parfaitement ; +je ne vous oublierai pas. »</p> + +<p>L’évêque de Séez s’étant enquis si l’on avait +donné quelque chose au mourant pour le soutenir, +l’abbé de Rancé fit lui-même la réponse. « Rien +n’a manqué à l’attention de leur charité. »</p> + +<p>Il s’établit par les paroles de l’Écriture un dernier +dialogue entre l’agonisant et l’évêque.</p> + +<p><span class="sc">L’Évêque.</span> — Le Seigneur est ma lumière et +mon salut.</p> + +<p><span class="sc">L’Abbé.</span> — Je mettrai en lui toute ma confiance.</p> + +<p><span class="sc">L’Évêque.</span> — Seigneur, c’est vous qui êtes mon +protecteur et mon libérateur.</p> + +<p><span class="sc">L’Abbé.</span> — Ne tardez pas, mon Dieu, hâtez-vous +de venir.</p> + +<p>Ce furent les dernières paroles de Rancé. Il regarda +l’évêque, leva les yeux au ciel et rendit +l’esprit. Il fut enterré dans le cimetière commun +des religieux.</p> + +<p>Ainsi se consomma le sacrifice : le repentir vous +isole de la société et n’est pas estimé à son prix. +Toutefois l’homme qui se repent est immense ; +mais qui voudrait aujourd’hui être immense sans +être vu ? Rancé arriva de sa hutte d’argile à la maison +de Dieu, maison magnifique.</p> + +<p>Rancé fut porté à l’église et placé sous la +lampe. Son visage, qui avait paru décharné, parut +vermeil et beau. Il demeura dans l’église depuis +le 27 octobre jusqu’au 29. Les moines se tenaient +debout ou fondaient en larmes : c’était à qui ferait +toucher au corps des linges et des chapelets. +Trente religieux chantaient les psaumes : des +messes se célébraient successivement dans l’église. +Lorsqu’on le mit dans la fosse, le chœur +récitait ce verset du psaume <small>CXXXI</small> : « C’est là que +j’habiterai parce que je l’ai choisi. » On l’inhuma +dans le cimetière. Le pasteur fut placé au milieu +de ses brebis. Des témoignages authentiques +furent rendus à Rancé qui pourraient servir aujourd’hui +à sa canonisation. Il apparut après sa +mort à diverses personnes dans une grande +gloire. Les rois témoignèrent de leur douleur, +soit qu’ils fussent tombés, soit qu’ils occupassent +encore le trône. Jacques écrivait : « J’irai dans +votre sainte solitude pour l’amour de moi-même, +pour m’encourager dans l’état où je suis +et où Dieu me tient. »</p> + +<p>« C’était une voix de tonnerre, dit le P. Le +Nain, qui retentissait de tous côtés pour inspirer +aux hommes le mépris du monde, le néant +de ses grandeurs, la solidité des biens de la vie +future. » Des conversions éclatantes s’opérèrent. +Un religieux avait entendu dans son sommeil +une sainte hostie qui criait : « Tremblez, +tremblez, tremblez ! » et il fut si saisi de terreur, +qu’on fut long-temps à le faire revenir. Des +épileptiques furent guéris en s’appliquant des linges +qui avaient servi à la main malade du réformateur. +Les certificats ont été conservés, et Rome +n’aurait pas besoin d’une longue procédure pour +le placer au rang des saints. Son cœur était dans +le repos, et l’Esprit divin avait rempli son âme de +splendeur.</p> + +<p>Saint-Simon dit en s’interrompant : « Ces mémoires +sont trop profanes pour rapporter rien +ici d’une vie aussi sublimement sainte. Je m’arrête +tout court : tout ce que je pourrais ajouter +serait ici trop déplacé. »</p> + +<p>Né le 9 janvier 1626, seize ans après la mort +d’Henri IV, mort en 1700, quinze ans avant la +mort de Louis XIV, Rancé avait été soixante-quatorze +ans sur la terre, dont il avait vécu trente-sept +dans la solitude, pour expier les trente-sept +qu’il avait passés dans le monde.</p> + +<p>Lorsqu’il disparut, une foule d’hommes fameux +avaient déjà pris les devants, Pascal, Corneille, +Molière, Racine, La Fontaine, Turenne et Condé : +le vainqueur de Rocroi avait reçu de Bossuet sa +dernière couronne. Bossuet, dont je vous ai +déjà dit la mort, penchait vers sa ruine, qu’il +avait annoncée avec une simplicité si magnifique. +Ce siècle est devenu immobile comme tous +les grands siècles ; il s’est fait le contemporain des +âges qui l’ont suivi. On ne voit pas tomber quelques +pierres de l’édifice sans un sentiment de +douleur. Quand Louis XIV descend le dernier au +cercueil, on est atteint d’un inconsolable regret. +Parmi les débris du passé se remuaient les premiers +nés de l’avenir : quelques renommées commençaient +à poindre sous la protection d’un roi +décrépit encore debout. Voltaire naissait ; cette +désastreuse mémoire avait pris naissance dans un +temps qui ne devait point passer : la clarté sinistre +s’était allumée au rayon d’un jour immortel.</p> + +<p>L’ouvrage de Rancé subsiste. Rancé s’est éloigné +de sa solitude comme Lycurgue de la vallée +de Lacédémone, en faisant promettre à ses disciples +qu’ils garderaient ses lois jusqu’à son retour. +Rancé est parti pour le ciel ; il n’est point revenu +sur la terre ; ses lois sont religieusement observées +par son petit peuple. Les Trappistes ont vu s’écouler +autour d’eux les autres ordres ; ils ont vu +passer la Révolution et ses crimes, Bonaparte et +sa gloire, et ils ont survécu ; tant il y avait de +force dans cette législation surhumaine ! Les nouveaux +cénobites de la Trappe sont parfaitement +conformes à ceux qui habitaient ce désert en +onze cent : ils ont l’air d’une colonie du moyen +âge oubliée ; on croirait qu’ils jouent une scène +d’autrefois, si en s’approchant d’eux on ne s’apercevait +que ces acteurs sont des acteurs réels, +que l’ordre de Dieu a transportés du <small>XI</small><sup>e</sup> siècle +jusqu’au nôtre. La cryptie de Sparte était la poursuite +et la mort des esclaves ; la cryptie de la +Trappe est la poursuite et la mort des passions. +Ce phénomène est au milieu de nous, et nous ne +le remarquons pas. Les institutions de Rancé ne +nous paraissent qu’un objet de curiosité que nous +allons voir en passant.</p> + + +<p class="c gap small">FIN.</p> + +<div class="chapter"></div> +<div class="trnote"> +<h2 class="nobreak">Notes du transcripteur</h2> + + +<p>Les pages 257 à 272 étant manquantes dans l’original, le texte allant de +« <a href="#crecy">tué à la bataille de Crécy</a> » jusqu’à « <a href="#nouv">une nouvelle terre</a> » a été tiré de +l’édition de Didier et Weissenbruch, Paris et Bruxelles, 1924.</p> + +</div> + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76606 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/76606-h/images/cover.jpg b/76606-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..cdf744b --- /dev/null +++ b/76606-h/images/cover.jpg |
