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+ <title>Vie de Rancé | Project Gutenberg</title>
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76606 ***</div>
+<div class="x-abookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-abookmaker-drop break"></div>
+<h1 class="top2em">VIE<br>
+<span class="xlarge">DE RANCÉ,</span></h1>
+
+<p class="c"><span class="xsmall">PAR</span><br>
+<span class="large">M. LE V<sup>TE</sup> DE CHATEAUBRIAND.</span></p>
+
+<p class="c xsmall"><span class="i">SECONDE ÉDITION,</span><br>
+REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE</p>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+H.-L. DELLOYE, Éditeur.</p>
+
+<p class="c"><span class="xsmall">SE VEND</span> :<br>
+A LA LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES<br>
+<span class="xsmall">PALAIS-ROYAL</span>, <span class="xsmall">PÉRISTYLE MONTPENSIER</span>, 214.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em"><span class="xsmall">IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON, A PARIS</span>.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap">Dédicace</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#dedicace"><small>VII</small></a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Avertissement de cette seconde édition</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#avert2"><small>IX</small></a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Avertissement de la première édition</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#avert1"><small>XI</small></a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Livre premier</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">4</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Livre deuxième</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">53</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Livre troisième</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">137</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Livre quatrième</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">165</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="dedicace">DÉDICACE</h2>
+
+
+<p class="i">A la mémoire de l’abbé Séguin, prêtre
+de Saint-Sulpice, né à Carpentras le
+8 août 1748, mort à Paris, à 95 ans, le
+19 avril 1843.</p>
+
+<p class="sign">CHATEAUBRIAND.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="avert2">AVERTISSEMENT<br>
+DE CETTE SECONDE ÉDITION</h2>
+
+
+<p>J’ai suivi dans cette édition tous les changements
+qui m’ont été indiqués. On ne peut me faire
+plus de plaisir que de m’avertir quand je me suis
+trompé : on a toujours plus de lumière et plus de
+savoir que moi.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="avert1">AVERTISSEMENT<br>
+DE LA PREMIÈRE ÉDITION</h2>
+
+
+<p>Je n’ai fait que deux dédicaces dans ma vie :
+l’une à Napoléon, l’autre à l’abbé Séguin. J’admire
+autant le prêtre obscur qui donnait sa bénédiction
+aux victimes qui mouraient à l’échafaud, que
+l’homme qui gagnait des victoires. Lorsque j’allais
+voir, il y a plus de vingt ans, mesdemoiselles
+d’Acosta (cousines de madame de Châteaubriand,
+alors au nombre de quatre, et qui ne
+sont plus que deux), je rencontrais, rue du Petit-Bourbon,
+un prêtre vêtu d’une soutane relevée
+dans ses poches : une calotte noire à l’italienne
+lui couvrait la tête ; il s’appuyait sur une canne,
+et allait, en marmottant son bréviaire, confesser,
+dans le faubourg Saint-Honoré, madame de Montboissier,
+fille de M. de Malesherbes. Je le retrouvai
+plusieurs fois aux environs de Saint-Sulpice ;
+il avait peine à se défendre d’une troupe de
+mendiantes qui portaient dans leurs bras des enfants
+empruntés. Je ne tardai pas à connaître plus
+intimement cette proie des pauvres, et je le visitais
+dans sa maison, rue Servandoni, n<sup>o</sup> 16. J’entrais
+dans une petite cour mal pavée ; le concierge allemand
+ne se dérangeait pas pour moi : l’escalier
+s’ouvrait à gauche au fond de la cour, les marches
+en étaient rompues ; je montais au second étage ;
+je frappais ; une vieille bonne vêtue de noir venait
+m’ouvrir : elle m’introduisait dans une antichambre
+sans meubles où il n’y avait qu’un chat jaune
+qui dormait sur une chaise. De là je pénétrais
+dans un cabinet orné d’un grand crucifix de bois
+noir. L’abbé Séguin, assis devant le feu et séparé
+de moi par un paravent, me reconnaissait à la
+voix : ne pouvant se lever, il me donnait sa bénédiction
+et me demandait des nouvelles de ma
+femme. Il me racontait que sa mère lui disait
+souvent dans le langage figuré de son pays : « Rappelez-vous
+que la robe des prêtres ne doit jamais
+être brodée d’avarice. » La sienne était
+brodée de pauvreté. Il avait eu trois frères,
+prêtres comme lui, et tous quatre avaient dit la
+messe ensemble dans l’église paroissiale de Sainte-Maure.
+Ils allèrent aussi se prosterner à Carpentras
+sur le tombeau de leur mère. L’abbé Séguin
+refusa de prêter le serment : poursuivi pendant
+la révolution, il traversa un jour en courant
+le jardin du Luxembourg, et se sauva chez M. de
+Jussieu, rue Saint-Dominique-d’Enfer. En quittant
+le Luxembourg pour la dernière fois en 1830,
+je passai de même à travers le jardin solitaire
+avec mon ami, M. Hyde de Neuville. De tristes
+échos se réveillent dans les cœurs qui ont retenu
+le bruit des révolutions.</p>
+
+<p>L’abbé Séguin rassemblait, dans les lieux cachés,
+les chrétiens persécutés. L’abbé Antoine,
+son frère, fut arrêté, mis aux Carmes et massacré
+le 2 septembre. Quand cette nouvelle parvint à
+Jean-Marie, il entonna le <i lang="la" xml:lang="la">Te Deum</i>. Il allait déguisé,
+de faubourg en faubourg, administrer des
+secours aux fidèles. Il était souvent accompagné
+de femmes pieuses et dévouées ; madame Choque
+passait pour sa fille ; elle faisait le guet et
+était chargée d’avertir le confesseur. Comme il
+était grand et fort, on l’enrôla dans la garde nationale.
+Dès le lendemain de cet enrôlement, il
+fut envoyé avec quatre hommes, visiter une maison,
+rue Cassette. Le ciel lui apprit ce qu’il avait
+à faire : il demande avec fracas que les appartements
+lui soient ouverts. Il aperçoit un tableau
+placé contre un mur et qui cachait ce qu’il ne
+voulait pas trouver. Il en approche, soulève avec
+sa baïonnette un coin de ce tableau, et s’aperçoit
+qu’il bouche une porte. Aussitôt, changeant de
+ton, il reproche à ses camarades leur inactivité,
+leur donne l’ordre d’aller visiter les chambres en
+face du cabinet que dérobait le tableau. Pendant
+que la religion inspirait ainsi l’héroïsme à des
+femmes et à des prêtres, l’héroïsme était sur
+le champ de bataille avec nos armées : jamais les
+Français ne furent si courageux et si infortunés.
+Dans la suite l’abbé Séguin, ayant vu quel parti
+on pouvait tirer de la garde nationale, était toujours
+prêt à s’y présenter. Le mensonge était sublime,
+mais il n’en offensait pas moins l’abbé
+Séguin, parce qu’il était mensonge. Au milieu de
+ses violents sacrifices, il tombait dans un silence
+consterné qui épouvantait ses amis. Il fut délivré
+de ses tourments par suite du changement des
+choses humaines. On passa du crime à la gloire,
+de la république à l’empire.</p>
+
+<p>C’est pour obéir aux ordres du directeur de
+ma vie que j’ai écrit l’histoire de l’abbé de
+Rancé. L’abbé Séguin me parlait souvent de ce
+travail, et j’y avais une répugnance naturelle.
+J’étudiai néanmoins, je lus, et c’est le résultat de
+ces lectures qui compose aujourd’hui la Vie de
+Rancé.</p>
+
+<p>Voilà tout ce que j’avais à dire. Mon premier
+ouvrage a été fait à Londres en 1797, mon dernier
+à Paris en 1844. Entre ces deux dates, il n’y
+a pas moins de quarante-sept ans, trois fois l’espace
+que Tacite appelle une longue partie de la vie
+humaine : « <i lang="la" xml:lang="la">Quindecim annos, grande mortalis
+ævi spatium.</i> » Je ne serai lu de personne, excepté
+de quelques arrière-petites-nièces habituées
+aux contes de leur vieil oncle. Le temps s’est
+écoulé ; j’ai vu mourir Louis XVI et Bonaparte ;
+c’est une dérision que de vivre après cela. Que
+fais-je dans le monde ? Il n’est pas bon d’y demeurer
+lorsque les cheveux ne descendent plus
+assez bas pour essuyer les larmes qui tombent
+des yeux. Autrefois je barbouillais du papier avec
+mes filles, Atala, Blanca, Cymodocée ; chimères
+qui ont été chercher ailleurs la jeunesse. On remarque
+des traits indécis dans le tableau du Déluge,
+dernier travail du Poussin : ces défauts du
+temps embellissent le chef-d’œuvre du grand
+peintre, mais on ne m’excusera pas : je ne suis
+pas Poussin, je n’habite point au bord du Tibre,
+et j’ai un mauvais soleil.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">VIE DE RANCÉ.</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">LIVRE PREMIER</h2>
+
+
+<p>Don Pierre Le Nain, religieux et prieur de l’abbaye
+de la Trappe, frère du grand Tillemont et
+presque aussi savant que lui, est reconnu comme
+le plus complet historien de Rancé. Il commence
+ainsi la vie de l’abbé réformateur :</p>
+
+<p>« L’illustre et pieux abbé du monastère de
+Notre-Dame de la Trappe, l’un des plus beaux
+monuments de l’ordre de Cîteaux, le parfait
+miroir de la pénitence, le modèle accompli de
+toutes les vertus chrétiennes et religieuses, le
+digne fils et le fidèle imitateur du grand saint
+Bernard, le révérend père <i>dom Armand-Jean Le
+Bouthillier de Rancé</i>, de qui, avec le secours du
+ciel, nous entreprenons d’écrire l’histoire, naquit
+à Paris, le 9 janvier 1626, d’une des plus
+anciennes et illustres familles du royaume. Il
+n’y a personne qui ne sache qu’elle a donné à
+l’Église monseigneur Victor Le Bouthillier, évêque
+de Boulogne, depuis archevêque de Tours,
+premier aumônier de M. le duc d’Orléans ;
+monseigneur Sébastien Le Bouthillier, évêque
+d’Aire, prélat d’une piété singulière ; et à l’État
+Claude Le Bouthillier, sieur de Pons et de Foligny,
+qui fut d’abord conseiller au parlement
+de Paris, ensuite secrétaire d’État, et quelques
+années après surintendant des finances et grand-trésorier
+des ordres du roi. Cette famille, qui
+tirait son origine de Bretagne et touchait de
+parenté aux ducs de cette province, a été encore
+plus ennoblie par la sainteté de celui dont
+nous écrivons la vie.</p>
+
+<p>» Son père se nommait Denis Le Bouthillier,
+seigneur de Rancé, maître des requêtes, président
+en la chambre des comptes et secrétaire
+de la reine Marie de Médicis. Il épousa Charlotte
+Joly, de laquelle il eut huit enfants : cinq
+filles, qui se firent religieuses presque toutes,
+et trois garçons. Le premier, Denis-François
+Le Bouthillier, fut chanoine de Notre-Dame de
+Paris ; le second fut notre digne abbé ; le troisième
+est le chevalier de Rancé, qui servit Sa
+Majesté en qualité de capitaine du port du Marseille
+et de chef d’escadre.</p>
+
+<p>» Comme notre abbé avait été baptisé en la
+maison de son père sans les cérémonies ordinaires
+de l’Église, elles furent suppléées le
+30 mai 1627 en la paroisse de Saint-Côme et
+Saint-Damien. L’éminentissime cardinal de Richelieu
+fut son parrain, et lui donna le nom
+d’Armand-Jean ; il eut pour marraine Marie de
+Fourcy, femme du marquis d’Effiat, surintendant
+des finances. »</p>
+
+<p>Tel est le début du Père Le Nain. Le désert se
+réjouit, le réformateur de la Trappe se montre au
+monde entre Richelieu, son protecteur et Bossuet,
+son ami. Il fallait que le prêtre fût grand
+pour ne pas disparaître entre ses acolytes.</p>
+
+<p>Le frère aîné de Rancé, Denis-François, le
+chanoine de Notre-Dame, était, dès le berceau,
+abbé commendataire de la Trappe ; la mort de
+Denis rendit Armand le chef de sa famille : il hérita
+de l’abbaye de son frère par cet abus des
+bénéfices convertis en espèce de biens patrimoniaux.
+Admis dans l’ordre de Malte, quoiqu’il fût
+devenu l’aîné, ses parents le laissèrent dans la
+carrière de l’Église.</p>
+
+<p>Le père de Rancé, frappé des dispositions de
+son fils, lui donna trois précepteurs : le premier
+lui montrait le grec, le second le latin, le troisième
+veillait sur ses mœurs ; traditions d’éducation
+qui remontaient à Montaigne. Les parlementaires
+étaient alors très-érudits, témoin
+Pasquier et le président Cousin. A peine sorti des
+langes, Armand expliquait les poètes de la Grèce
+et de Rome. Un bénéfice étant venu à vaquer,
+on mit sur la liste des recommandés le filleul du
+cardinal de Richelieu ; le clergé murmura, le P.
+Caussin, jésuite et confesseur du roi, fit appeler
+l’abbé en jaquette. Caussin avait un <i>Homère</i> sur
+sa table, il le présenta à Rancé : le petit savant
+expliqua un passage à livre ouvert. Le jésuite
+pensa que l’enfant s’aidait du latin placé en regard
+du texte, il prit les gants de l’écolier, et en
+couvrit la glose. L’écolier continua de traduire le
+grec. Le P. Caussin s’écria : <i lang="la" xml:lang="la">Habes linceos oculos</i> ;
+il embrassa l’enfant, et ne s’opposa plus aux faveurs
+de la cour.</p>
+
+<p>A l’âge de douze ans (1638), Rancé donna son
+<i>Anacréon</i>. Cette précocité de science est suffisamment
+démontrée possible par ce que l’on sait
+de Saumaise et des enfants célèbres. Rancé, à
+68 ans, dans une lettre à l’abbé Nicaise, s’avoue
+l’auteur du commentaire.</p>
+
+<p>L’<i>Anacréon</i> grec parut sous la protection du
+cardinal de Richelieu ; Chardon de La Rochette a
+fourni la traduction de l’épître dédicatoire. On
+la pourrait faire plus précise, non plus exacte. Il
+est curieux d’entendre celui qui devait dédaigner
+le monde parler à celui qui n’aspirait qu’à en devenir
+le maître : l’ambition est de toutes les âmes ;
+elle mène les petites, les grandes la mènent.</p>
+
+<p>L’épître ouvre par ces mots :</p>
+
+<blockquote>
+<p>« Au grand Armand-Jean, cardinal de Richelieu,
+Armand-Jean Le Bouthillier, abbé,</p>
+
+<p>» Salut et longue prospérité. Ayant appris de
+bonne heure à me pénétrer des sentiments de
+reconnaissance, etc.</p>
+
+<p>» La langue grecque est aussi la langue des saintes
+Écritures, etc.</p>
+
+<p>» J’ai donné à l’étude de cette langue les mêmes
+soins qu’à celle des Romains, etc.</p>
+
+<p>» Me dévouant tout entier au service de votre
+Éminence… »</p>
+</blockquote>
+
+<p>C’est une des immortalités contradictoires de
+Richelieu d’avoir eu pour panégyristes Rancé,
+scoliaste d’<i>Anacréon</i>, et Corneille, qui devint à
+son tour pénitent : <i>les Horaces</i> sont dédiés au persécuteur
+du <i>Cid</i>.</p>
+
+<p>Les scolies, dans l’<i>Anacréon</i> de Rancé, suivent
+une à une les odes : les pièces à la louange du
+jeune traducteur, imprimées à la tête de l’ouvrage,
+ne donnent guère une idée de l’avenir du
+saint. Dans les colléges il y avait une sorte d’enfance
+mythologique, qui passait d’une génération
+à l’autre. « Quels vœux formes-tu, chantre de
+Téos, dit un des rapsodes de ces pièces, brûles-tu
+pour Bathille, pour Bacchus, pour Cythérée ?
+Aimes-tu les danses des jeunes vierges, voici Armand
+(de Rancé) qui l’emporte sur Bathille et sur
+les jeunes vierges ; si tu possèdes Armand, vis
+heureux. »</p>
+
+<p>Singulière annonciation du saint. Je me souviens
+qu’un de nos régents nous expliquait en classe
+l’églogue d’Alexis : Alexis était un écolier indocile,
+qui refusait d’écouter les paroles de son affectueux
+maître. Candide pudeur chrétienne !</p>
+
+<p>Rancé subséquemment jeta au feu ce qu’il lui
+restait du tirage de l’<i>Anacréon</i>, dont on trouve
+néanmoins des exemplaires à la Bibliothèque du
+roi. Un voyageur anonyme, qu’on sait être aujourd’hui
+l’abbé Nicaise, dans un voyage fait à la
+Trappe du vivant de Rancé, raconte une conversation
+qu’il eut avec l’abbé. Celui-ci lui dit :
+« qu’il n’avait gardé dans sa bibliothèque qu’un
+exemplaire de l’<i>Anacréon</i>, qu’il avait donné cet
+exemplaire à M. Pellisson, non pas comme un
+bon livre, mais comme un livre fort propre et
+fort bien relié, que dans les deux premières
+années de sa retraite, avant que d’être religieux,
+il avait voulu lire les poètes, mais que cela ne
+faisait que rappeler ses anciennes idées, et qu’il
+y a dans cette lecture un poison subtil, caché
+sous des fleurs, qui est très-dangereux, et qu’enfin
+il avait quitté tout cela<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i>Correspondances de l’abbé Nicaise</i>, 5 vol. in-4<sup>o</sup> (Bib. royale).</p>
+</div>
+<p>Il écrivait à l’abbé Nicaise, le 6 avril 1692 :
+« Ce que j’ai fait sur <i>Anacréon</i> n’est rien de considérable ;
+qu’est-ce que l’on peut penser à l’âge
+de douze ans qui mérite qu’on l’approuve ! j’aimais
+les lettres et je m’y plaisais, voilà tout. »</p>
+
+<p>Protégé de Richelieu et chéri de la reine-mère,
+Rancé entrait dans la vie sous les auspices les
+plus heureux. Marie de Médicis avait pour lui une
+tendresse d’aïeule ; elle le tenait sur ses genoux,
+le portait, le baisait ; elle dit un jour au père de
+Rancé : « Pourquoi ne m’avez-vous pas encore
+amené mon fils ? je ne prétends pas être si long-temps
+sans le voir ! » On aurait pris ces caresses
+pour le comble de la fortune ; mais elles
+venaient de la veuve de Henri IV et de la mère de
+la femme de Charles I<sup>er</sup>. Il ne manquait rien à
+l’opulence de l’écolier : pourvu d’un canonicat
+de Notre-Dame de Paris, et abbé de la Trappe, il
+jouissait du prieuré de Boulogne près de Chambor,
+de l’abbaye de Notre-Dame-du-Val, de Saint-Symphorien
+de Beauvais ; il était prieur de Saint-Clémentin
+en Poitou, archidiacre d’Outre-Mayenne
+dans l’église d’Angers et chanoine de Tours, faveurs
+obtenues de Richelieu par le crédit d’<i>Anacréon</i>.</p>
+
+<p>Vers cette époque le jeune Bouthillier aurait eu
+à subir une épreuve : Richelieu s’était brouillé
+avec Marie de Médicis. La reine italienne aurait
+mieux fait de continuer d’élever le Luxembourg
+et l’aqueduc d’Arcueil, de perfectionner son propre
+portrait gravé en bois par elle-même. Bouthillier
+le père, qui demeurait attaché à la fortune
+de Marie, voulut contraindre Rancé à cesser d’aller
+chez son parrain ; Rancé resta fidèle au cardinal,
+et le vit secrètement jusqu’à sa mort. Telles
+sont les traditions conservées dans les biographies,
+mais la chronologie les renverse ; lorsque
+Marie de Médicis se réfugiait dans les Pays-Bas,
+Rancé n’avait que trois à quatre ans.</p>
+
+<p>Richelieu mourut le 4 décembre 1642, dans la
+dix-huitième année de son ministère : le génie
+est une royauté par l’ère de laquelle il faut compter.
+<i>Le Père Joseph</i>, <i>Marion de Lorme</i>, <i>la Grande
+pastorale</i>, sont des infirmités ensevelies avant
+celui auquel elles furent attachées.</p>
+
+<p>Sous la régence d’Anne d’Autriche et le ministère
+de Mazarin, Rancé poursuivit son éducation.
+Dans ses cours de philosophie et de théologie, il
+obtint des succès que la société d’alors voyait avec
+un vif intérêt : il dédia sa thèse à la mère de
+Louis XIV. Un jour, poussé par un professeur qui
+appuyait son opinion sur un passage concluant
+d’Aristote, il répondit qu’il n’avait jamais lu
+Aristote qu’en grec, et que, si l’on voulait lui
+produire le texte, il tâcherait de l’expliquer. Le
+professeur ne savait pas le grec ; ce que Rancé
+avait soupçonné. Alors l’abbé cita de mémoire
+l’original, et fit voir la différence qui existait entre
+le texte et la version latine.</p>
+
+<p>Rancé eut le bonheur de rencontrer aux études
+un de ces hommes auprès desquels il suffit de
+s’asseoir pour devenir illustre, Bossuet. Rancé
+commença par la cour et finit par la retraite, Bossuet
+commença par la retraite et finit par la cour ;
+l’un grand par la pénitence, l’autre par le génie.
+Dans sa licence, Bossuet n’atteignit qu’à la
+seconde place ; Rancé obtint la première. On attribua
+ce succès à sa naissance : Rancé n’en triompha
+pas ; Bossuet n’en fut point humilié.</p>
+
+<p>Rancé prêcha avec succès dans diverses églises.
+Sa parole avait du torrent, comme plus tard celle
+de Bourdaloue ; mais il touchait davantage et
+parlait moins vite.</p>
+
+<p>Dans l’année 1648, s’ouvrit la Fronde, tranchée
+dans laquelle sauta la France pour escalader la liberté.
+Cette bacchanale entachée de sang, brouille
+les rôles ; les femmes devinrent des capitaines ;
+le duc d’Orléans écrivait des lettres adressées <i>à
+mesdames les comtesses maréchales-de-camp dans
+l’armée de ma fille contre le Mazarin</i>.</p>
+
+<p>Broussel, le conseiller, était le grand homme ;
+Condé, un petit personnage tenu en cage à Vincennes
+par un prêtre ; le coadjuteur attendait à
+Saint-Denis le sac de Paris. On égorgeait le voisin,
+et l’on se consolait par des vers :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier…</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Mazarin et Turenne étaient des amoureux, l’un
+de la reine, l’autre de madame de Longueville,
+tandis que Charles I<sup>er</sup> tombait sous la hache de
+Cromwell et que la fille de Henri IV mourait de
+froid au Louvre. Chaque jour voyait naître des
+gazettes : <i>Le Courrier français</i> et <i>le Courrier extravagant</i>
+étaient écrits en vers burlesques ; à peine
+rencontre-t-on parmi des choses insipides quelques
+lignes comme celle-ci :</p>
+
+<blockquote>
+<p>« Le jeune Tancrède de Rohan fut le premier
+qui porta des nouvelles aux Champs-Élysées de
+la cruelle guerre que le cardinal Mazarin avait
+allumée en France. Le nautonier Caron, ayant
+passé ce jeune guerrier dans sa barque, lui
+montra les champs délicieux où se divertissent
+les princes et les héros ; il lui donna une des
+plus jeunes et plus fières Destinées pour l’accompagner
+jusqu’à la porte de cet admirable
+pourpris, où il fut reçu avec regret à cause de
+sa jeunesse. »</p>
+</blockquote>
+
+<p>Plus avant, vous rencontrez le duc <i>de Jeûne</i>
+avec l’<i>infante Abstinence, sa femme</i>, se saisissant
+du <i>fort de Carême</i> par l’entremise du <i>jour des
+Cendres</i>.</p>
+
+<p>C’était là la lecture dont se nourrissait le réformateur
+de la Trappe. Il pouvait errer au milieu
+des sociétés qui commencèrent avant la
+Fronde et qui finirent avec elle : en effet, ce fut
+là qu’il connut madame de Montbazon. Ces sociétés
+étaient de diverses sortes ; la première et
+la plus illustre de toutes était celle de l’hôtel de
+Rambouillet. Arrêtons-nous pour y jeter un regard.
+On comprendra mieux d’où Rancé était
+parti quand on saura de quelle extrémité de la
+terre il était revenu.</p>
+
+<p>Madame de Rambouillet, fille du marquis de Pisani,
+et de madame Savelli, dame romaine, avait,
+ainsi que plusieurs familles de l’époque de nos
+Médicis, du sang italien dans les veines. Elle
+enseigna à Paris la disposition des grands hôtels
+dont la Renaissance avait déjà indiqué les principes.
+Quand la reine mère bâtit le Luxembourg,
+elle envoya ses architectes étudier l’hôtel de Pisani,
+devenu l’hôtel de Rambouillet, et situé dans
+l’espace qu’occupe aujourd’hui la rue de Chartres,
+ayant vue sur le petit palais de Philibert Delorme :
+la seconde galerie du Louvre n’a été bâtie que de
+notre temps. Cet hôtel était le rendez-vous de
+tout ce qu’il y avait de plus élégant à la cour et
+de plus connu parmi les gens de lettres. Là, sous
+la protection des femmes, commença le mélange
+de la société, et se forma, par la fusion des rangs,
+cette égalité intellectuelle, ces mœurs inimitables
+de notre ancienne patrie. La politesse de l’esprit
+se joignit à la politesse des manières ; on sut également
+bien vivre et bien parler.</p>
+
+<p>Mais le goût et les mœurs ne se jettent pas
+d’une seule fonte : le passé traîne ses restes dans
+le présent ; il faut avoir la bonne foi de reconnaître
+les défauts que l’on aperçoit dans les époques
+sociales. En essayant de curieuses divisions
+de temps, on s’est efforcé d’accuser Molière d’exagérations
+dans ses critiques : pourtant il n’a dit
+que ce que racontent les mémoires, de même que
+les lettres de Guy-Patin, montrent que dans la
+peinture des médecins, le grand comique n’a pas
+passé la mesure.</p>
+
+<p>Marini, le Napolitain, reçu avec transport à
+l’hôtel de Rambouillet, acheva de gâter le goût
+en nous apportant l’amour des <i lang="it" xml:lang="it">concetti</i>. Marie
+de Médicis faisait à Marini une pension de deux
+mille écus, Corneille lui-même fut entraîné par
+ce goût d’outre-monts, mais son grand génie résista :
+dépouillé de sa calotte italienne, il ne lui
+resta que cette tête chauve qui plane au-dessus de
+tout.</p>
+
+<p>Il régnait à l’hôtel de Rambouillet, à l’époque
+de sa plus ancienne célébrité, un attrait de mauvaise
+plaisanterie qu’on retrouvait encore dans
+ma jeunesse au fond des provinces. Ainsi des
+vêtements rétrécis, afin de persuader à celui qui
+les reprenait qu’il avait enflé pendant la nuit ;
+ainsi Godeau accoutré en nain de Julie et rompant
+une lance de paille contre d’Andilly, qui lui
+donna un soufflet ; voilà où en était l’hôtel de
+Rambouillet. Lorsque Corneille y lut <i>Polyeucte</i> on
+lui déclara que <i>Polyeucte</i> n’était pas fait pour la
+scène. Voiture fut chargé d’aller signifier à Pierre
+de remettre son chef-d’œuvre dans sa poche.
+C’est pourtant cette puissante race normande qui
+a donné Shakespeare à l’Angleterre et Corneille à
+la France.</p>
+
+<p>On n’aimait pas, à l’hôtel de Rambouillet, les
+bonnets de coton : Montausier n’eut la permission
+d’en user qu’en considération de ses vertus. Les
+femmes portaient, le jour, une canne comme les
+châtelaines du quatorzième siècle ; les mouchoirs
+de poche étaient garnis de dentelle, et l’on appelait
+<i>Lionnes</i> les jeunes femmes blondes. Rien de
+nouveau sous le soleil.</p>
+
+<p>Dans une fête que donnait madame de Rambouillet,
+elle conduisit une nombreuse compagnie
+vers des rochers plantés de grands arbres. Mademoiselle
+de Rambouillet et les demoiselles de
+sa maison, vêtues en nymphes, faisaient le plus
+agréable spectacle. Julie d’Angennes apparut avec
+l’arc et le visage de Diane ; elle était si charmante
+qu’elle vainquit au chant un rossignol et que la
+tour de Montlhéry haussait le cou dans les nues
+pour apercevoir ses beaux yeux<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i>Recueil de chansons manuscrites</i> (Bib. royale).</p>
+</div>
+<p>Il y avait un cabinet appelé la chambre bleue,
+à cause de son ameublement de velours bleu
+rehaussé d’or et d’argent. On y respirait des parfums,
+on y composait des stances à Zyrphée,
+reine d’Argennes à la cour d’Arthénice, anagramme
+du nom de Catherine, faite par Racan
+pour Catherine de Rambouillet, dont il était
+amoureux. Celle-ci écrit à l’évêque de Vence :
+« Je vous souhaite à tout moment dans la loge de
+Zyrphée ; elle est soutenue par des colonnes de
+marbre transparent, et a été bâtie au-dessus
+de la moyenne région de l’air par la reine Zyrphée.
+Le ciel y est toujours serein ; les nuages
+n’y offusquent ni la vue ni l’entendement, et de
+là tout à mon aise j’ai considéré le trébuchement
+de l’ange terrestre. » L’<i>Astrée</i> de d’Urfé,
+publié entre 1610 et 1620, florissait à l’hôtel de
+Rambouillet. C’est par l’<i>Astrée</i> que s’introduisirent
+les longs verbiages d’amour, peut-être nécessaires
+pour corriger les amours du seizième
+siècle. D’Urfé, épris de Diane de Châteaumorand,
+femme de son frère, dont le mariage fut cassé,
+épousa Diane.</p>
+
+<p>Tout ce système d’amour, quintessencié par
+mademoiselle de Scudéri, et géographié sur la
+carte du royaume de Tendre, se vint perdre
+dans la Fronde, gourme du siècle de Louis XIV
+encore au pâturage. Voiture fut presque le premier
+bourgeois qui s’introduisit dans la haute
+société ; on a des lettres de lui à Julie d’Angennes.
+Naturellement fat, il voulut baiser le bras de
+Julie, de laquelle il fut vivement repoussé ; le
+grand Condé le trouvait insupportable : il n’a pas,
+quoi qu’on en dise, décrit Grenade et l’Alhambra.
+Puis venaient Vaugelas, Ménage, Gombault,
+Malherbe, Racan, Balzac, Chapelain, Cottin,
+Benserade, Saint-Evremond, Corneille, La Fontaine,
+Fléchier, Bossuet. Les cardinaux de La
+Valette et de Richelieu passèrent à l’hôtel de Rambouillet,
+qui toutefois résista à la puissance du
+maître de Louis XIII. En femmes, on vit successivement
+venir la marquise de Sablé, Charlotte de
+Montmorency et mademoiselle de Scudéri, moins
+jeune et moins simple que madame de Scudéri ;
+enfin, au bout du rôle paraît madame de Sévigné.</p>
+
+<p>Mademoiselle de Scudéri était la grande romancière
+du temps, et jouissait d’une réputation
+fabuleuse. Elle avait gâté et soutenu à la fois le
+grand style, accoutumant les esprits à passer de
+<i>Clélie</i> à <i>Andromaque</i>. Nous n’avons rien à regretter
+de cette époque. Madame Sand l’emporte sur
+les femmes qui commencèrent la gloire de la
+France : l’art vivra sous la plume de l’auteur de
+<i>Lélia</i>. L’insulte à la rectitude de la vie ne saurait
+aller plus loin, il est vrai, mais Madame Sand
+fait descendre sur l’abîme son talent, comme
+j’ai vu la rosée tomber sur la mer Morte. Laissons-la
+faire provision de gloire pour le temps
+où il y aura disette de plaisirs. Les femmes sont
+séduites et enlevées par leurs jeunes années ;
+plus tard elles ajoutent à leur lyre la corde grave
+et plaintive sur laquelle s’expriment la religion et
+le malheur. La vieillesse est une voyageuse de
+nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus
+que le ciel.</p>
+
+<p>Montausier, que la différence de religion avait
+d’abord empêché d’épouser Julie d’Angennes,
+rompit par son mariage la première société de
+l’hôtel de Rambouillet. La <i>Guirlande de Julie</i>, un
+peu fanée, est arrivée jusqu’à nous ; la <i>Violette</i> y
+fait entendre encore sa langue parfumée.</p>
+
+<p>Lorsqu’on a à raconter une série d’événements,
+et qu’on pousse son récit jusqu’à la mort des
+personnages, on parvient à cette gravité des enseignements,
+qui résulte des variations de la vie.
+La marquise de Rambouillet mourut à l’âge de
+quatre-vingt-deux ans, en 1665. Il y avait déjà
+long-temps qu’elle n’existait plus, à moins de
+compter des jours qui ennuient. Elle avait fait son
+épitaphe :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,</div>
+<div class="verse">Tu n’auras qu’à compter les moments de sa vie.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Tel est le secret de ces moments qui passent pour
+heureux.</p>
+
+<p>Madame de Montausier expira le 13 avril 1671,
+à l’âge de 64 ans. Nommée gouvernante des enfants
+de France lors de la grossesse de Marie-Thérèse
+d’Autriche, ensuite dame d’honneur de la
+reine lorsque la duchesse de Navailles donna sa
+démission, elle fut effrayée de l’apparition de M. de
+Montespan, ce mari de l’Alcmène de Molière,
+qu’elle crut voir dans un passage obscur et qui la
+menaçait. Julie d’Angennes se reprochait la flatterie
+de son silence. Responsable des devoirs que
+lui imposait le nom de son mari, elle semblait avoir
+ouï l’apostrophe de l’orateur aux cendres de Montausier :
+« Ce tombeau s’ouvrirait, ses cendres se
+ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens-tu
+mentir pour moi, qui ne mentis jamais pour
+personne ? » Madame de Montausier se retira,
+languit et disparut : on entendit à peine se refermer
+sa tombe.</p>
+
+<p>Hélas ! une des plus belles renommées commencées
+à l’hôtel de Rambouillet s’ensevelit à Grignan,
+à la source de son immortalité. Madame de Sévigné
+ne s’était pas fait illusion sur sa jeunesse,
+comme Madame de Montausier. Elle écrivait à sa
+fille : « Je vois le temps accourir et m’apporter en
+passant l’affreuse vieillesse. » Elle écrivait encore
+à ses enfants : « Vous voilà donc à nos pauvres
+Rochers. » Et c’était là qu’avait habité long-temps
+madame de Sévigné elle-même. La lettre datée de
+Grignan, du 29 mars 1696, quatre ans avant la
+mort de Rancé, regarde le jeune Blanchefort,
+« <i>arraché comme une fleur que le vent emporte</i> ».
+Cette lettre est une des dernières de l’Épistolaire ;
+plainte du vent qui passe sur un tombeau. « Je
+mérite, dit-elle, d’être mise dans la hotte où
+vous mettez ceux qui vous aiment, mais je crains
+que vous n’ayez point de hottes pour ces derniers. »
+Ces hottes ne pèsent guère ; elles ne
+portent que des songes. On se plaît mélancoliquement
+à voir dans quel cercle roulaient les idées
+dernières de madame de Sévigné : on ne dit pas
+quelle fut sa parole fatidique. On aimerait à avoir
+un recueil des derniers mots prononcés par les
+personnes célèbres ; ils feraient le vocabulaire de
+cette région énigmatique des sphinx par qui en
+Égypte l’on communique du monde au désert.</p>
+
+<p>A Rome qu’avait habitée madame des Ursins,
+alliée de madame de Rambouillet, madame des
+Ursins ne se pouvait résoudre à retourner proscrite
+et vieille : « Occupée du monde, dit Saint-Simon,
+de ce qu’elle avait été et de ce qu’elle
+n’était plus, elle eut le plaisir de voir madame
+de Maintenon, oubliée, s’anéantir dans Saint-Cyr. »</p>
+
+<p>Et pourtant M. le duc de Noailles vient de faire
+de Saint-Cyr une restauration admirable. En nous
+parlant du plaisir que devait trouver madame des
+Ursins à prolonger ses jours parmi des ruines,
+Saint-Simon regardait apparemment comme plaisir
+la plus dure des afflictions, le survivre. Heureux
+l’homme expiré en ouvrant les yeux ! il meurt
+aux bras de ces femmes du berceau, qui ne sont
+dans le monde qu’un sourire.</p>
+
+<p>Des débris de cette société se forma une multitude
+d’autres sociétés qui conservèrent les défauts
+de l’hôtel de Rambouillet sans en avoir les qualités.
+Rancé rencontra ces sociétés ; il n’y put gâter
+son esprit, mais il y gâta ses mœurs ; il eut plusieurs
+duels, à l’exemple du cardinal de Retz, s’il
+faut en croire quelques écrits dont on doit néanmoins
+se défier.</p>
+
+<p>L’hôtel d’Albret et l’hôtel de Richelieu furent
+les deux grandes dérivations de cette première
+source d’où sortirent l’hôtel de Longueville et
+l’hôtel de Mme de La Fayette, en attendant les
+jardins de La Rochefoucauld que j’ai vus encore
+entiers dans la petite rue des Marais. On tenait
+ruelle ; Paris était distribué en quartiers qui portaient
+des noms merveilleux ; on les peut voir dans
+le <i>Dictionnaire des Précieuses</i>. Le faubourg Saint-Germain
+s’appelait la Petite Athènes ; la place
+Royale, la Place Dorique ; le Marais, le quartier des
+Scholies ; l’île Notre-Dame, la place de Délos. Tous
+les personnages du commencement du <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle
+avaient changé d’appellation ; témoin le discours
+de Boileau sur les <i>héros de roman</i>. Madame d’Aragonnais
+était la princesse <i>Philoxène</i> ; madame
+d’Aligre, <i>Thelamyre</i> ; Sarrasin, <i>Polyandre</i> ; Conrard,
+<i>Théodamas</i> ; Saint-Aignan, <i>Artaban</i> ; Godeau,
+le <i>mage de Sidon</i>.</p>
+
+<p>Loin de là se trouvait une autre société qui
+prenait le nom du Marais et dont les personnages
+se mêlaient parfois à ceux de l’hôtel de
+Rambouillet. Là régnait le grand Condé, et passait
+Molière ; on y rencontrait La Rochefoucauld,
+Longueville, d’Estrées, La Châtre. Condé avait
+quitté les <i>petits-maîtres</i>, ses premiers compagnons,
+et n’apprenait plus à monter à cheval avec Arnauld
+d’Andilly. Molière puisa dans une conversation
+avec Ninon, qui se trouvait là, la peinture de
+l’hypocrite, dont il fit ensuite le Tartufe.</p>
+
+<p>Ninon, puisque l’histoire, qui malheureusement
+ne sait point rougir, force à prononcer son
+nom, paraîtrait cependant n’avoir pas été connue
+de Rancé. Elle était impie ; de là la faveur
+dont elle a joui dans le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle ; philosophe
+et courtisane, c’était la perfection. On
+a fait trop de bruit de la fidélité que mademoiselle
+de Lenclos mit à rendre un dépôt :
+cela prouve qu’elle ne volait pas. Son incrédulité
+passait sous la protection de son esprit :
+il fallait qu’elle en eût beaucoup pour que mesdames
+de La Suze, de Castelnau, de La Ferté, de
+Sully, de Fiesque, de La Fayette, ne fissent aucune
+difficulté de la voir. Madame de Maintenon,
+n’étant encore que madame Scarron, était liée
+avec elle ; elle voulut l’appeler à Saint-Cyr. La
+comtesse Sandwich la recherchait ; la reine Christine,
+s’efforçant de l’emmener à Rome, l’appelait
+l’<i>illustre</i> Ninon ; Port-Royal prétendit la convertir.
+Elle avait exclu Chapelle de sa société pour son
+ivrognerie ; Chapelle jura que pendant un mois il
+ne se coucherait pas sans être ivre et sans avoir
+fait une chanson contre Ninon.</p>
+
+<p>Les œuvres de Saint-Évremond renferment huit
+lettres de mademoiselle de Lenclos, écrites pour
+l’exilé qui, n’ayant pu obtenir un tombeau dans
+sa patrie, a un mausolée à Westminster. Saint-Évremond
+apercevait Paris à l’envers, du fond de
+Londres ; il est vrai qu’il avait auprès de lui le
+chevalier de Grammont, et, comme Français,
+l’<i>Écossais</i> Hamilton, sans compter les Italiennes
+Mazarini. Les lettres de Ninon sont fines de style
+et de goût :</p>
+
+<p>« Je crois comme vous, dit-elle à Saint-Évremond,
+que les rides sont les marques de la sagesse.
+Je suis ravie que vos vertus extérieures
+ne vous attristent point. »</p>
+
+<p>Madame de Sévigné aurait-elle parlé plus agréablement
+de ses <i>vertus extérieures</i> ?</p>
+
+<p>Le siècle de Louis XIV achève de défiler
+derrière ce transparent tendu par la main d’une
+nouvelle habitante de Céa.</p>
+
+<p>On n’a jamais bien su la cause de la disgrâce
+du correspondant de Ninon et de l’implacabilité
+de Louis XIV. La lettre politique citée par Saint-Simon,
+malgré la susceptibilité du roi (fort naturelle
+après les troubles de sa minorité), ne saurait
+être la vraie cause de sa disgrâce ; il faut qu’il
+y ait eu quelque blessure secrète : Saint-Évremond
+avait été lié avec Fouquet, et Fouquet touchait
+aux lettres de madame de La Vallière.</p>
+
+<p>Les lettres de Saint-Évremond, en réponse à
+mademoiselle de Lenclos, sont agréables sans être
+naturelles. On reconnaissait parmi les étrangers
+ces éclats détachés de la planète de la France, et
+qui formaient de petites sphères indépendantes
+de la région dans laquelle elles tournaient. Il est
+à peu près certain que Saint-Évremond est l’auteur
+de la conversation du père Canaye avec le maréchal
+d’Hocquincourt.</p>
+
+<p>L’<i>Anacréon du Temple</i>, ainsi appelait-on Chaulieu,
+parlant de la vieille mademoiselle de Lenclos,
+assurait que l’amour s’était retiré jusque
+dans ses rides ; toute cette jeune société avait plus
+de quatre-vingts ans. Voltaire, au sortir du collége,
+fut présenté à Ninon. Elle lui laissa deux
+mille francs pour acquérir des livres, et apparemment
+le cercueil que l’Égypte faisait tourner autour
+de la table du festin. Ninon, dévorée du
+temps, n’avait plus que quelques os entrelacés,
+comme on en voit dans les cryptes de Rome. Les
+temps de Louis XIV ne rendent pas innocent ce
+qui sera éternellement coupable, mais ils agrandissent
+tout ; placez-la hors de ces temps, que
+serait-ce aujourd’hui que Ninon ?</p>
+
+<p>Au moment que paraît Ninon se lève un nouvel
+astre, madame Scarron. Elle demeurait avec
+son mari vers la rue du Mouton. Scarron, étant
+au Mans, s’était enduit de miel, et roulé dans un
+tas de plumes ; il avait jouté dans les rues en façon
+de coq. Tout cul-de-jatte qu’il était, il épousa
+mademoiselle d’Aubigné, belle et pauvre, née dans
+les prisons de la conciergerie de Niort, élevée au
+Château-Trompette où Agrippa d’Aubigné avait
+été transféré. Elle revenait d’Amérique ; son père
+Agrippa y avait passé. L’amiral Coligny avait
+voulu, dans les Florides, fonder une colonie.</p>
+
+<p>Selon Segrais, mademoiselle d’Aubigné fut
+recherchée dans son enfance par un serpent :
+Alexandre est au fond de toute l’histoire. Retirée
+chez madame de Villette, calviniste, et chez madame
+de Neuillant, avare, madame de Maintenon
+commandait dans la basse-cour. Ce fut par ce
+gouvernement que commença son règne. L’auteur
+du Roman comique produisit sa femme à
+l’aide du chevalier de Méré qui appelait la femme
+de son joyeux ami, sa <i>jeune Indienne</i>. Madame
+Scarron éleva d’abord les bâtards de Louis et de
+madame de Montespan, dans une maison isolée,
+au milieu de la plaine de Vaugirard. Ce qui lui
+fournit l’occasion de voir Louis, dont elle parvint
+à devenir la femme. Scarron fut chargé de la sorte
+d’une grande destinée : les nègres nourrissent
+pour leur maître d’élégantes créatures du désert.</p>
+
+<p>Au centre de la société commençaient les fêtes
+des Tuileries, bals, comédies, promenades en calèche.
+Les différents jardins de Fontainebleau paraissaient
+des jardins enchantés, et, comme on
+disait, les <i>déserts des Champs-Élysées</i>. Louis XIV
+suivait alors Madame, Henriette d’Angleterre, qui
+épousa Monsieur.</p>
+
+<p>Mademoiselle de Montpensier raconte que l’on
+fut une fois trois jours à accommoder sa parure ;
+sa robe était chamarrée de diamants avec des houppes
+incarnates, blanches et noires : la reine d’Angleterre
+avait prêté une partie de ses diamants.
+Mademoiselle, qui se vantait de sa belle taille, de
+sa blancheur et de l’éclat de ses cheveux blonds,
+était laide ; elle avait les dents noires, ce dont
+elle s’enorgueillissait comme d’une preuve de sa
+descendance. Sous le cardinal de Richelieu, Mademoiselle
+avait déjà paru dans le ballet du
+<i>Triomphe de la beauté</i> : elle représentait la Perfection ;
+mademoiselle de Bourbon, l’Admiration ;
+mademoiselle de Vendôme, la Victoire.</p>
+
+<p>Les contrastes assaisonnaient ces joies. Mademoiselle
+pendant la Fronde, après avoir saisi
+Orléans pour Monsieur, traversait le Petit-Pont à
+Paris ; son carrosse s’accroche à la charrette que
+l’on menait toutes les nuits pleine de morts ; elle
+ne fit que changer de portière <i>de crainte que quelques
+pieds ou mains ne lui donnassent par le nez</i>.
+Durant cette révolution, on vivait dans la rue
+comme en 1792. Mademoiselle fit une visite à
+Port-Royal ; elle projetait d’avoir dans son désert
+un couvent de carmélites : confusion scandaleuse
+de sujets et d’idées que l’on retrouve à chaque
+pas dans ces temps où rien n’était encore classé.</p>
+
+<p>Le cardinal de Retz était partout : il fréquentait
+l’hôtel de Chevreuse. Enfin, au Marais et dans l’île
+Saint-Louis, demeuraient Lamoignon et d’Aguesseau,
+graves magistrats ; on en égalisait le poids
+dans leur jeunesse avec un pain, lorsqu’une grosse
+cavale les portait l’un vis-à-vis de l’autre dans
+deux paniers. Jadis Henri III aimait à surprendre
+ces compagnies retirées, et s’asseyait au milieu
+d’elles sur un bahut.</p>
+
+<p>Sociétés depuis long-temps évanouies, combien
+d’autres vous ont succédé ! les danses s’établissent
+sur la poussière des morts, et les tombeaux poussent
+sous les pas de la joie. Nous rions et nous
+chantons sur les lieux arrosés du sang de nos
+amis. Où sont aujourd’hui les maux d’hier ? Où
+seront demain les félicités d’aujourd’hui ? Quelle
+importance pourrions-nous attacher aux choses
+de ce monde ? L’amitié ? Elle disparaît quand celui
+qui est aimé tombe dans le malheur, ou quand
+celui qui aime devient puissant. L’amour ? il est
+trompé, fugitif ou coupable. La renommée ? vous
+la partagez avec la médiocrité ou le crime. La
+fortune ? pourrait-on compter comme un bien
+cette frivolité ? Restent ces jours dits heureux qui
+coulent ignorés dans l’obscurité des soins domestiques,
+et qui ne laissent à l’homme ni l’envie de
+perdre ni de recommencer la vie.</p>
+
+<p>Rancé avait l’entrée des salons que je viens de
+peindre par ses amis de la Fronde, personnages
+dont nous le verrons porter les lettres de recommandation
+à Rome. Le cardinal de Retz le logea
+chez lui près du Vatican. Champvallon, archevêque
+de Paris, était son familier. Champvallon avait
+l’habileté et l’audace des Sancy ; il agréait à
+Louis XIV : on croit que le prince le choisit pour
+la célébration de son mariage avec madame de
+Maintenon. Celle-ci expia son ambition en osant
+écrire qu’elle s’ennuyait d’un roi qui n’était plus
+amusable. Champvallon contraria Bossuet dans
+l’assemblée du clergé en 1682. Il mourut à Conflans,
+qu’il avait acheté et qui est resté à l’archevêché
+de Paris.</p>
+
+<p>Rancé était encore le compagnon de Châteauneuf
+et de Montrésor, petit-fils de Brantôme. Il
+chassait avec le duc de Beaufort. Enfin il tenait
+à tous ces êtres futiles par les familiers de l’hôtel
+de Montbazon, où sa liaison avec la duchesse
+de Montbazon l’avait introduit.</p>
+
+<p>Au sortir de la Fronde, l’abbé Le Bouthillier
+résidait tantôt à Paris, tantôt à Veretz, terre de
+son patrimoine et l’une des plus agréables des environs
+de Tours. Il embellissait chaque année sa
+châtellenie ; il y perdait ses jours à la manière de
+saint Jérôme et de saint Augustin, comme quand
+dans les oisivetés de ma jeunesse, je les conduisis
+sur les flots du golfe de Naples. Rancé inventait
+des plaisirs : ses fêtes étaient brillantes, ses festins
+somptueux ; il rêvait de délices, et il ne pouvait
+arriver à ce qu’il cherchait. Un jour, avec trois
+gentilshommes de son âge, il résolut d’entreprendre
+un voyage à l’imitation des chevaliers de la
+Table ronde ; ils firent une bourse en commun, et
+se préparèrent à courir les aventures : le projet
+s’en alla en fumée. Il n’y avait pas loin de ces
+rêves de la jeunesse aux réalités de la Trappe.</p>
+
+<p>Ainsi que Catherine de Médicis, dont on voit
+encore la tour des sortiléges accolée à la rotonde
+du Marché au blé, Rancé donna dans
+l’astrologie. Le fonds de religion qu’il avait reçu
+de son éducation chrétienne combattait ses superstitions ;
+les avertissements qu’il croyait recevoir
+des astres tournaient au profit de sa
+conversion future. De même que les anciens observateurs
+des révolutions sidérales, il connaissait
+les montagnes de la lune avant que les montagnes
+de la terre lui fussent connues. Un jour, derrière
+Notre-Dame, à la pointe de l’île, il abattait des
+oiseaux : d’autres chasseurs tirèrent sur lui du
+bord opposé de la rivière ; il fut frappé ; il ne dut
+la vie qu’à la chaîne d’acier de sa gibecière : « Que
+serais-je devenu, dit-il, si Dieu m’avait appelé
+dans ce moment ? » Réveil surprenant de la
+conscience<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> !</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> <i>Jugement critique</i> de dom Gervaise.</p>
+</div>
+<p>Une autre fois, à Veretz, il entend des chasseurs
+dans les avenues de son château : il court, tombe
+au milieu d’une troupe d’officiers à la tête desquels
+était un gentilhomme renommé par ses
+duels. Rancé s’élance sur le délinquant et le désarme.
+« Il faut, disait après le braconnier noble,
+que le ciel ait protégé Rancé, car je ne puis
+comprendre ce qui m’a empêché de le tuer. »
+On trouve une autre version de cette aventure :
+Rancé à cheval fut couché en joue par des chasseurs ;
+il n’était accompagné que d’un jockey,
+qu’on appelait alors un <i>petit laquais</i> : il se jette
+dans la bande, la fait reculer, et la force à lui
+demander des excuses.</p>
+
+<p>Avant qu’il eût pris sa route en bas, son ambition
+le poussait à monter. Tonsuré le 21 décembre
+1635, bachelier en théologie en 1647,
+licencié en 1649, il reçut en 1653 le bonnet de
+docteur de la faculté de Navarre ; dès 1651 l’archevêque
+de Tours, dans l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
+lui avait conféré à la fois les
+quatre mineurs, le sous-diaconat et le diaconat ;
+quelques mois après, le 22 janvier 1651, il fut
+ordonné prêtre.</p>
+
+<p>L’imposition des mains étant faite, il ne restait
+plus qu’à passer à une cérémonie redoutable.
+J’ai entendu, au pied des Alpes vénitiennes,
+carillonner la nuit en l’honneur d’un pauvre
+lévite qui devait dire sa première messe le lendemain.
+Pour Rancé, les ornements et les vêtements
+préparés à la lumière du jour, étaient
+magnifiques ; mais soit qu’il fût saisi des terreurs
+du ciel, soit qu’il regardât comme des licences
+sacriléges celles qu’il avait obtenues, soit qu’il
+ressentît cette épouvante qui saisissait un trop
+jeune coupable quand la Rome païenne lui délivrait
+des dispenses d’âge pour mourir, Rancé
+s’alla cacher aux Chartreux. Dieu seul le vit à
+l’autel. Le futur habitant du désert consacra sur
+la montagne, à l’orient de Jérusalem, les prémices
+de sa solitude.</p>
+
+<p>« Ce que le monde appelle les belles passions,
+dit un des historiens de Rancé, occupait son
+cœur : les plaisirs le cherchaient, et il ne les
+fuyait pas. Jamais homme n’eut les mains plus
+nettes, n’aima mieux à donner et moins à
+prendre. »</p>
+
+<p>L’abbé Marsollier, dont je rapporte les paroles,
+était chargé d’écrire la vie du réformateur par
+les ordres du roi et de la reine d’Angleterre. Les
+injonctions de ces majestés tombées impriment
+à l’expression du serviteur de Dieu ce quelque
+chose de tempérant et de grave qu’inspire l’infortune.</p>
+
+<p>Mazarin n’aimait pas les hommes qui sortaient
+de la Fronde ; il aimait encore moins les protégés
+de son devancier et s’opposait à l’avancement de
+Rancé, Rancé lui-même ne se prêtait pas à cet
+avancement quand il n’y trouvait pas sa convenance.
+Peu de temps après avoir reçu la prêtrise,
+il refusa l’évêché de Léon ; il n’en trouvait pas
+le revenu assez considérable, et la Bretagne était
+trop loin de la cour. Dom Gervaise raconte que
+la chasse était un de ses amusements favoris :
+« On l’a vu plus d’une fois, dit-il, après avoir
+chassé trois ou quatre heures le matin, venir
+le même jour en poste de douze ou quinze
+lieues, soutenir une thèse en Sorbonne ou prêcher
+à Paris avec autant de tranquillité d’esprit
+que s’il fût sorti de son cabinet. » Champvallon
+l’ayant rencontré dans les rues, lui dit : « Où
+vas-tu, l’abbé ? que fais-tu aujourd’hui ? — Ce
+matin, répondit-il, prêcher comme un ange, et
+ce soir chasser comme un diable<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>Jugement critique, mais équitable, des Vies de feu M. l’abbé
+de Rancé</i> (<span class="sc">Gervaise</span>.)</p>
+</div>
+<p>L’abbé de Marolles, dans ses Mémoires, cite
+Rancé : « Cet abbé, dit-il, de qui l’humeur est
+si douce et l’esprit si éclairé, s’il avait plu au
+roi de le nommer coadjuteur de monsieur l’archevêque
+de Tours, son oncle, son oncle en
+eût été ravi, autant pour les avantages de son
+diocèse que pour l’honneur de sa famille. »
+« L’archevêque crut d’abord, continue Marolles,
+que ce n’était de ma part que pures civilités ;
+mais comme il connut que j’y prenais quelque
+sorte d’intérêt pour les grandes espérances que
+je concevais de la capacité de l’abbé de Rancé,
+il me remercia. » La mère de l’abbé de Marolles,
+dont il est ici question, allait à la messe dans un
+chariot mené par quatre chevaux blancs pris
+sur les Turcs, en Hongrie. Elle portait son
+fils à une fontaine qui coulait au travers d’une
+saulaie.</p>
+
+<p>L’inclination militaire de Rancé le poussait
+dans les lieux d’escrime. Quand il parvenait à
+faire sauter le fleuret d’un prévôt d’armes, rien
+n’égalait sa joie.</p>
+
+<p>L’habit de fantaisie de celui qui devait revêtir
+la bure était un justaucorps violet d’une étoffe
+précieuse ; il portait une chevelure longue et frisée,
+deux émeraudes à ses manchettes, un diamant
+de prix à son doigt. A la campagne ou à
+la chasse, on ne voyait sur lui aucune marque
+des autels : « Il avoit, continue Gervaise, l’épée
+au côté, deux pistolets à l’arçon de sa selle, un
+habit couleur de biche, une cravate de taffetas
+noir où pendait une broderie d’or. Si, dans les
+compagnies plus sérieuses qui le venoient voir,
+il prenoit un justaucorps de velours noir avec
+des boutons d’or, il croyoit beaucoup faire et
+se mettre régulièrement. Pour la messe, il la
+disoit peu. »</p>
+
+<p>Il reste quelques pages de Rancé, intitulées :
+<i>Mémoire des dangers que j’ai courus durant ma vie,
+et dont je n’ai été préservé que par la bonté de Dieu</i>.
+« A l’âge de quatre ans, dit l’auteur du <i>Memento</i>,
+je fus attaqué d’une hydropisie de laquelle je
+ne guéris que contre le sentiment de tout le
+monde. A l’âge de quatorze ans, j’eus la petite-vérole.
+Une fois, en essayant un cheval dans une
+cour, l’ayant poussé plusieurs fois et arrêté devant
+la porte d’une écurie, le cheval m’emporta ;
+et, comme l’écurie était retranchée, il passa
+deux portes : ce fut une espèce de miracle que
+cela se pût faire sans me tuer. »</p>
+
+<p>Suit cinq à six autres accidents de chevaux ;
+ils font honneur au courage et à la présence d’esprit
+de Rancé. J’ai vu des brouillons de la jeunesse
+de Bonaparte ; il jalonnait le chemin de la gloire
+comme Rancé le chemin du ciel.</p>
+
+<p>Ces dangers auxquels le hasard exposait Rancé
+frappèrent un esprit sérieux chez qui les réflexions
+graves commençaient à naître. En s’attachant à une
+femme qui avait déjà franchi la première jeunesse,
+Rancé aurait dû s’apercevoir que la voyageuse
+avait achevé avant lui une partie de la route.</p>
+
+<p>Le duc de Montbazon présidait un jour un assaut
+scolastique dans lequel l’abbé de Rancé était
+rudement mené. Fatigué des criailleries, le vieux
+duc se lève, s’avance au milieu de la salle en
+faisant jouer sa canne comme pour séparer des
+chiens, et dit en latin à Rancé : <i lang="la" xml:lang="la">Contra verbosos,
+verbis ne dimices ultra.</i> Montbazon, mort en 1644,
+à l’âge de quatre-vingt-six ans, était né en 1558,
+sous Henri II. Il avait vu passer la Ligue et la
+Fronde. Était-il dans la voiture de Henri IV lorsque
+celui-ci fut assassiné ? Le duc de Montbazon,
+corrompu par ces temps dépravés qui s’étendirent
+de François I<sup>er</sup> à Louis XIV, faisait confidence
+à sa femme de ses infidélités octogénaires.
+Devenu honteusement amoureux d’une joueuse de
+luth, il se prit de querelle avec la musicienne
+et la voulut jeter par la fenêtre. La force manqua
+à sa vengeance ; il retomba sur son lit près
+du volage fardeau que ne put soulever ni son
+bras ni sa conscience.</p>
+
+<p>C’était à cette école de remords et de honte,
+qu’il endoctrinait sa femme âgée de seize ans,
+fille aînée de Claude de Bretagne, comte de Vertus,
+et de Catherine Fouquet de La Varennes. Le
+comte de Vertus avait fait tuer chez lui Saint-Germain-La-Troche,
+qu’il croyait corrupteur de
+sa femme. La duchesse de Montbazon était en
+religion lorsqu’elle épousa son mari. Tandis qu’avec
+Bassompierre, sorti de la Bastille, le duc de
+Montbazon s’entretenait du passé, la duchesse de
+Montbazon s’occupait du présent. Elle disait qu’à
+trente ans on n’était bonne à rien et qu’elle voulait
+qu’on la jetât dans la rivière quand elle aurait
+atteint cet âge.</p>
+
+<p>Hercule de Rohan, gouverneur de Paris, était
+veuf lorsqu’il épousa la fille du comte de Vertus.
+Il avait plusieurs enfants d’un autre lit, entre
+autres la duchesse de Chevreuse : de sorte que
+madame la duchesse de Montbazon était belle-mère
+de la duchesse de Chevreuse, quoique infiniment
+plus jeune que sa belle-fille.</p>
+
+<p>Tallemant des Réaux assure que madame de
+Montbazon était une des plus belles personnes
+qu’on pût voir. Le duc de Montbazon et Le
+Bouthillier le père étaient liés. Nous venons de
+voir comment le vieux duc vint au secours du fils
+dans un assaut scolastique.</p>
+
+<p>Rancé, caressé dans la maison du duc, fut élevé
+sous les yeux de la jeune duchesse ; il résulta de
+ce rapprochement une liaison. Le duc mourut
+en 1644 ; sa femme avait alors trente-deux ans et
+ne paraissait pas en avoir plus de vingt. Les relations
+de madame de Montbazon et de Rancé continuèrent ;
+elles ne furent troublées qu’en 1657
+par un accident. La duchesse se pensa noyer en
+traversant un pont qui se rompit sous elle. Le
+bruit de sa mort se répandit ; on lui fit cette épitaphe :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Ci gît Olympe, à ce qu’on dit :</div>
+<div class="verse">S’il n’est pas vrai, comme on souhaite,</div>
+<div class="verse">Son épitaphe est toujours faite :</div>
+<div class="verse">On ne sait qui meurt ni qui vit.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Marie de Montbazon devint célèbre. Le duc de
+Beaufort était son serviteur. On ne pouvait s’ouvrir
+à lui d’aucun secret important à cause de la
+duchesse, qui n’avait point de discrétion. Elle eut
+une excuse à faire à madame de Longueville au
+sujet de deux billets de madame de Fouquerolles
+adressés au comte de Maulevrier, et qui étaient
+tombés de la poche de celui-ci. Madame de Montbazon
+les trouva, prétendit qu’ils étaient de
+madame de Longueville et qu’ils regardaient Coligny.
+Madame de Montbazon les commenta avec toutes
+sortes de railleries. Cela fut rapporté à madame
+de Longueville, qui devint furieuse. La cour se
+divisa. Les <i>importants</i> prirent le parti de madame
+de Montbazon, et la reine se rangea du parti de
+madame de Longueville, sœur du duc d’Enghien,
+dernièrement vainqueur à Rocroi. Les <i>importants</i>
+étaient un parti composé de <i>quatre ou cinq mélancoliques,
+qui avaient l’air de penser creux</i> (Retz).
+C’était madame de Cornuel qui les avait ainsi
+nommés, parce qu’ils terminaient leurs discours
+par ces mots : « Je m’en vais pour une affaire
+d’importance. » Le duc de Beaufort, le héros
+des halles, leur donnait une certaine renommée
+vaille que vaille. « Il avait tué le duc de Nemours,
+pleuré des hommes en public et des femmes en
+secret », dit Benserade.</p>
+
+<p>Le cardinal Mazarin convertit des tracasseries
+de femmes en une affaire d’État. Madame de Longueville
+exigeait une réparation, et Condé appuyait
+sa sœur ; madame de Montbazon refusait
+toute satisfaction, et le duc de Beaufort la soutenait.</p>
+
+<p>« Durant que j’étais à Vincennes, dit mademoiselle
+de Scudéri, vint madame de Montbazon
+avec M. de Beaufort ; il lui faisait voir toutes
+les incommodités de ce logement, triomphant
+lâchement du malheur d’un prince qu’il n’oserait
+regarder qu’en tremblant s’il était en liberté. »</p>
+
+<p>Mademoiselle de Scudéri se souvient trop qu’elle
+a fait un beau quatrain sur la prison du grand
+Condé. Le duc de Beaufort osait regarder tout le
+monde en face ; il avait même insulté Condé, et
+l’avantage de la branche bâtarde était resté aux
+illégitimes sur la branche cadette des légitimes.</p>
+
+<p>Après maintes allées et venues pour concilier
+madame de Longueville et madame de Montbazon,
+on convint, d’après l’avis d’Anne d’Autriche et
+de Mazarin, des excuses que madame de Montbazon
+aurait à faire à madame de Longueville. Ces
+excuses furent écrites dans un billet attaché à
+l’éventail de madame de Montbazon. Madame de
+Montbazon, fort parée, entra dans la chambre de
+la princesse ; elle lut le petit papier attaché à son
+éventail :</p>
+
+<p>« Madame, je viens vous protester que je suis
+très-innocente de la méchanceté dont on m’a
+voulu accuser ; il n’y a aucune personne d’honneur
+qui puisse dire une calomnie pareille. Si
+j’avois fait une faute de cette nature, j’aurois
+subi les peines que la reine m’auroit imposées ;
+je ne me serois jamais montrée dans le monde
+et vous en aurois demandé pardon. Je vous
+supplie de croire que je ne manquerai jamais
+au respect que je vous dois et à l’opinion que
+j’ai de la vertu et du mérite de madame de
+Longueville. »</p>
+
+<p>La princesse répondit : « Madame, je crois très-volontiers
+à l’assurance que vous me donnez
+de n’avoir nulle part à la méchanceté que l’on
+a publiée ; je défère trop au commandement que
+la reine m’en a fait. »</p>
+
+<p>« Madame de Monbazon prononça le billet,
+dit madame de Motteville, de la manière du
+monde la plus fière et la plus haute, faisant une
+mine qui semblait dire : « Je me moque de ce
+que je dis. »</p>
+
+<p>Les deux dames se retrouvèrent dans le jardin
+de Renard, au bout du jardin des Tuileries ; madame
+de Longueville déclara qu’elle n’accepterait
+point la collation si sa rivale demeurait ; madame
+de Montbazon refusa de s’en aller. Le lendemain
+madame de Montbazon reçut un ordre du roi de
+se retirer dans une de ses maisons de campagne.
+Il y eut un duel entre M. de Guise et M. de Coligny,
+suite du démêlé.</p>
+
+<p>La hardiesse de madame de Montbazon égalait
+la facilité de sa vie. Le cardinal de Retz, qui lâchait
+indifféremment des apophthegmes de morale
+et des maximes de mauvais lieux, écrivait ses
+Mémoires lorsqu’on croyait qu’il pleurait ses péchés.
+Il disait de madame de Montbazon « qu’il
+n’avait jamais vu personne qui eût montré dans le
+vice si peu de respect pour la vertu. » Quoique
+grande, les contemporains trouvaient qu’elle ressemblait
+à une statue antique, peut-être à celle
+de Phryné ; mais la Phryné française n’eût pas
+proposé, ainsi que la Phryné de Thespies, de faire
+rebâtir Thèbes à ses frais, pourvu qu’il lui fût
+permis de mettre son souvenir en opposition au
+souvenir d’Alexandre. Madame de Montbazon
+préférait l’argent à tout.</p>
+
+<p>D’Hocquincourt, ayant fait révolter Péronne,
+écrivait à madame de Montbazon : « Péronne est à
+la belle des belles. » S’étant caché dans la chambre
+de la duchesse, il ne fut pas aussi malheureux
+que Chastelard, fils naturel de Bayard, sans peur,
+non sans reproche : Chastelard fut décapité pour
+s’être caché en Écosse sous le lit de Marie Stuart.
+Il avait fait une romance sur sa reine aimée :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse i1">Lieux solitaires</div>
+<div class="verse i1">Et monts secrets</div>
+<div class="verse">Qui seuls sont secrétaires</div>
+<div class="verse">De mes piteux regrets.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Il y aurait de l’injustice à ne pas mettre en regard
+de ce tableau un pendant tracé d’une main plus
+amie : c’est un religieux qui tient le pinceau :</p>
+
+<p>« Dès que la jeune duchesse de Montbazon parut
+à la cour, elle effaça par sa beauté toutes celles
+qui s’en piquaient. Tant que son mari vécut, sa
+sagesse et sa vertu ne furent jamais suspectes ;
+se voyant affranchie du joug du mariage, elle se
+donna un peu plus de liberté. L’abbé de Rancé,
+alors âgé de dix-neuf à vingt ans, était déjà de
+l’hôtel de Montbazon. Il eut le don de plaire à
+la duchesse, et elle en sut faire une grande différence
+avec tous ceux qui fréquentaient sa maison.</p>
+
+<p>» M. de Rancé le père étant mort, son fils
+l’abbé, devenu le chef de sa maison à l’âge de
+vingt-six ans, le prit d’un grand vol ; il parut
+dans le monde avec plus d’éclat qu’il n’avait
+jamais fait : un plus gros train, un plus bel équipage,
+huit chevaux de carrosse des plus beaux
+et des mieux entretenus, une livrée des plus
+lestes ; sa table à proportion. Ses assiduités
+auprès de madame de Montbazon augmentèrent ;
+il passait souvent les nuits au jeu ou avec elle ;
+elle s’en servait pour ses affaires : une jeune
+veuve a besoin de ce secours. Cette familiarité
+fit bien des jaloux ; on en pensa et l’on en dit
+tout ce qu’on voulut, peut-être trop.</p>
+
+<p>» Il est vrai que, de tous ceux qui firent leur cour
+à madame de Montbazon, l’abbé de Rancé fut
+celui qui eut le plus de part à son amitié. Aussi
+c’était un ami véritable et effectif. Il sut en plusieurs
+occasions lui rendre des services très-considérables ;
+la reconnaissance exigeait de
+cette dame toutes ces distinctions. Au reste ils
+gardaient toujours de grands dehors ; ils évitaient
+même de monter ensemble dans le même
+carrosse, et pendant plus de dix ans qu’a duré
+leur commerce, on ne les y a jamais vus qu’une
+fois, encore étaient-ils si bien accompagnés
+qu’on ne pouvait s’en formaliser. Ainsi il y a
+quelque apparence que l’esprit avait plus de part
+à cette amitié que la chair.</p>
+
+<p>» La reine Christine de Suède avait envoyé en
+France, en qualité d’ambassadeur, le comte de
+Tot. Il s’était adressé à M. Ménage pour voir ce
+qu’il y avait de plus considérable à la cour, et
+lui demanda enfin si par son moyen il ne pourrait
+pas voir madame de Montbazon dont il avait
+entendu dire tant de bien. M. Ménage, qui, en
+qualité de bel esprit, avait accès auprès de cette
+dame, fut la trouver, et lui dit que l’ambassadeur
+de Suède, ayant vu tout ce qu’il y avait de
+plus beau à Paris, croyait n’avoir rien vu s’il
+n’avait l’honneur de voir la plus belle personne
+du monde, qu’il lui demandait la permission de
+l’amener chez elle : « Qu’il vienne après-demain,
+répondit la duchesse, et qu’il se tienne ferme :
+je serai sous les armes. »</p>
+
+<p>Tel est le récit de dom Gervaise. Madame de
+Montbazon ne vint point au rendez-vous. Déjà
+atteinte de la maladie qui l’emporta, elle ne parut
+sous les armes que devant la mort.</p>
+
+<p>Malgré la dissimulation du peintre, on aperçoit
+le défaut principal de madame de Montbazon et
+le parti qu’elle savait tirer de son ami <i>véritable</i> et
+<i>effectif</i>.</p>
+
+<p>Heureusement des femmes moins titrées rachetaient
+par leur désintéressement la rapacité des
+privilégiées.</p>
+
+<p>Renée de Rieux, autrement la <i>belle Châteauneuf</i>,
+aimée de Henri III, fut mariée deux fois :
+elle épousa d’abord <i>Antinotti</i>, qu’elle poignarda
+pour cause d’infidélité ; ensuite <i>Altovitti</i> de Castellane,
+qui fut tué par le grand-prieur de
+France ; <i>Altovitti</i> eut le temps, avant d’expirer,
+d’enfoncer un stylet dans le ventre du grand-prieur.
+Ces assassinats de l’aristocratie ne furent
+point punis ; ils étaient alors du droit commun ;
+on ne les châtiait que dans les vilains.</p>
+
+<p>La belle Châteauneuf accoucha en Provence
+d’une fille, qui fut tenue sur les fonts de baptême
+par la ville de Marseille. Puis Renée de Rieux disparaît.
+Sa fille, Marcelle de Castellane, fut laissée
+sur la grève de Notre-Dame-de-la-Garde comme
+une alouette de mer. Ce fut là que le duc de Guise,
+fils du Balafré, la rencontra. Il n’était pas beau,
+ainsi que son grand-père tué à Orléans, ou son
+père assassiné à Blois ; mais il était hardi ; il s’était
+emparé de Marseille pour Henri IV, et il portait
+le nom de Guise.</p>
+
+<p>Marcelle de Castellane lui plut ; elle-même se
+laissa prendre d’amour : sa pâleur, étendue comme
+une première couche sous la blancheur de son
+teint, lui donnait un caractère de passion. A travers
+ce double lis transpiraient à peine les
+roses de la jeune fille. Elle avait de longs yeux
+bleus, héritage de sa mère. Desportes, le Tibulle
+du temps, avait célébré les cheveux de Renée
+dans les Amours de Diane. Desportes chantait
+pour Henri III, qui n’avait pas le talent de Charles
+IX.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Beaux nœuds crêpés et blonds nonchalamment épars,</div>
+<div class="verse">Mon cœur plus que mon bras est par vous enchaîné.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Marcelle dansait avec grâce et chantait à ravir ;
+mais, élevée avec les flots, elle était indépendante.
+Elle s’aperçut que le duc de Guise commençait
+à se lasser d’elle ; au lieu de se plaindre,
+elle se retira. L’effort était grand ; elle tomba malade,
+et comme elle était pauvre, elle fut obligée
+de vendre ses bijoux. Elle renvoya avec dédain
+l’argent que lui faisait offrir le prince de Lorraine :
+« Je n’ai que quelques jours à vivre, dit-elle ; le
+peu que j’ai me suffit. Je ne reçois rien de personne,
+encore moins de M. de Guise que d’un
+autre. » Les jeunes filles de la Bretagne se laissent
+noyer sur les grèves après s’être attachées
+aux algues d’un rocher.</p>
+
+<p>Les calculs de Marcelle étaient justes ; on ne lui
+trouva rien ; elle avait compté exactement ses
+heures sur ses oboles ; elles s’épuisèrent ensemble.
+La ville, sa marraine, la fit enterrer.</p>
+
+<p>Trente ans après, en fouillant le pavé d’une
+chapelle, on s’aperçut que Marcelle n’avait point
+été atteinte du cercueil : la noblesse de ses sentiments
+semblait avoir empêché la corruption d’approcher
+d’elle.</p>
+
+<p>Lorsque le duc de Guise partit pour la cour,
+Marcelle, qui possédait deux lyres, composa l’air
+et les rimes de quelques couplets ; ils furent entendus
+au bord de cette mer de la Grèce d’où
+nous viennent tant de parfums.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Il s’en va, ce cruel vainqueur,</div>
+<div class="verse i1">Il s’en va plein de gloire ;</div>
+<div class="verse">Il s’en va, méprisant mon cœur,</div>
+<div class="verse i1">Sa plus noble victoire.</div>
+
+<div class="verse stanza">Et malgré toute sa rigueur</div>
+<div class="verse i1">J’en garde la mémoire.</div>
+<div class="verse">Je m’imagine qu’il prendra</div>
+<div class="verse i1">Une nouvelle amante.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Paroles de poésie et de langueur, voix d’un rêve
+oublié, chagrin d’un songe.</p>
+
+<p>On pouvait facilement s’imaginer que madame
+de Montbazon prendrait le nouvel amant dont le
+trésor tenterait ses belles et infidèles mains.</p>
+
+<p>Madame de Montbazon fut l’objet de la passion
+de Rancé jusqu’au jour où il vit flotter un cilice
+parmi les nuages de la jeunesse. « Tandis que je
+m’entretiens de ces choses criminelles, dit un
+anachorète, les abeilles volent le long des ruisseaux
+pour ramasser le miel si doux à ma langue
+qui prononce tant de paroles injustes. »</p>
+
+<p>D’après l’idée qu’on s’est formée généralement
+de Rancé, on ne verra pas sans étonnement ce
+tableau de sa première vie ; on ne peut douter de
+ces faits, puisqu’ils sont racontés par Le Nain
+lui-même, prieur de la Trappe, ami de Rancé ; il
+a resserré ces faits en peu de mots :</p>
+
+<p>« Une jeunesse passée dans les amusements de
+la cour, dans les vaines recherches des sciences,
+même damnables, après s’être engagé dans l’état
+ecclésiastique sans autre vocation que son ambition,
+qui le portait avec une espèce de fureur
+et d’aveuglement aux premières dignités de
+l’Église ; cet homme, tout plongé dans l’amour
+du monde, est ordonné prêtre, et celui qui avait
+oublié le chemin du ciel est reçu docteur de
+Sorbonne. Voilà quelle fut la vie de M. Le Bouthillier
+jusqu’à l’âge de trente ans, toujours dans
+les festins, toujours dans les compagnies, dans
+le jeu, les divertissements de la promenade ou
+de la chasse. »</p>
+
+<p>C’est ce qu’en a dit deux cents ans après le cardinal
+de Bausset.</p>
+
+<p>L’archevêque de Tours, l’ambitieux principal
+de sa famille, n’ayant pu obtenir son neveu Rancé
+pour coadjuteur, le fit nommer, en qualité d’archidiacre
+de Tours, député à l’Assemblée du
+clergé en 1645 ; en même temps l’archevêque
+donna sa démission de premier aumônier du duc
+d’Orléans, après avoir obtenu de Gaston que l’abbé
+Le Bouthillier serait pourvu de cette charge.
+L’assemblée du clergé dura deux ans. Rancé ne
+s’y montra que la première année ; il y resserra
+les liens qui l’unissaient au cardinal de Retz, capable
+à lui seul d’empoisonner les plus heureuses
+natures ; il parla en faveur de son ami. Mazarin
+disait : « Si l’on voulait croire l’abbé de Rancé,
+il faudrait aller avec la croix et la bannière
+au-devant du cardinal de Retz. » Rancé augmenta
+sa réputation dans cette assemblée en venant
+au secours de François de Harlay, archevêque
+de Rouen, depuis archevêque de Paris. Le
+clergé chargea l’abbé Le Bouthillier de surveiller,
+avec les évêques de Vence et de Montpellier, une
+édition grecque d’Eusèbe, ou, selon d’autres, de
+Sozomène et de Socrate. Il fut complimenté sur
+sa nomination de premier aumônier du duc
+d’Orléans ; il signa le formulaire, car il ne cessait
+de suivre les doctrines de Bossuet en différant
+de sa conduite. Comme parlementaire, il
+était fidèle à la cour. Des disputes s’élevèrent.
+Rancé s’opposa à diverses propositions ; il montrait
+une grande entente des affaires. Il déplut.
+On l’avertit de se retirer, ses jours ne paraissant
+pas en sûreté à ses amis. L’avis était faux, Mazarin
+ne faisait assassiner personne. L’abbé Le
+Bouthillier, après être allé remercier Gaston à
+Blois, se retira à Veretz ; peu après arriva l’accident
+qui changea sa vie.</p>
+
+<p>Il y a un silence qui plaît dans toutes ces affaires
+aujourd’hui si complètement ignorées : elles
+vous reportent dans le passé. Quand vous remueriez
+ces souvenirs qui s’en vont en poussière,
+qu’en retireriez-vous, sinon une nouvelle preuve
+du néant de l’homme ? Ce sont des jeux finis que
+des fantômes retracent dans les cimetières avant
+la première heure du jour.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">LIVRE DEUXIÈME</h2>
+
+
+<p>Il existe un traité de 230 pages in-12, imprimé
+à Cologne, chez Pierre Marteau, 1685 ; il
+porte deux titres : <i>Les véritables motifs de la conversion
+de l’abbé de la Trappe, avec quelques
+réflexions sur sa vie et sur ses écrits</i>, ou <i>les Entretiens
+de Timocrate et de Philandre sur un livre
+qui a pour titre : Les Saints Devoirs de la vie monastique</i>.
+Je parlerai dans un autre endroit de
+cette seconde partie. Ce que j’en vais citer actuellement
+n’est introduit que par incidence. On
+lit :</p>
+
+<p>« Je vous ai déjà dit que l’abbé de la Trappe
+étoit un homme galant et qui avait eu plusieurs
+commerces tendres. Le dernier qui ait éclaté
+fut avec une duchesse fameuse par sa beauté,
+et qui, après avoir heureusement évité la mort
+au passage d’une rivière, la rencontra peu de
+mois après. L’abbé, qui allait de temps en
+temps à la campagne, y étoit lorsque cette
+mort imprévue arriva. Ses domestiques, qui
+n’ignoroient pas sa passion, prirent soin de lui
+cacher ce triste événement, qu’il apprit à son
+retour. » « En montant tout droit à l’appartement
+de la duchesse, où il lui était permis d’entrer
+à toute heure, au lieu des douceurs dont
+il croyait aller jouir, il y vit pour premier objet
+un cercueil qu’il jugea être celui de sa maîtresse
+en remarquant sa tête toute sanglante qui
+était par hasard tombée de dessous le drap dont
+on l’avait couverte avec beaucoup de négligence,
+et qu’on avait détachée du reste du corps afin
+de gagner la longueur du col, et éviter ainsi de
+faire un nouveau cercueil qui fût plus long que
+celui dont on se servait<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Entretiens de Timocrate et de Philandre.</p>
+</div>
+<p>» Il n’y a rien de vrai », dit Saint-Simon, rappelant
+cette version, « dans ce qu’on rapporte de madame
+de Montbazon, mais <i>seulement les choses qui
+ont donné cours à une fiction</i>. Je l’ai demandé
+franchement à M. de la Trappe, non pas grossièrement
+l’amour, et beaucoup moins le bonheur,
+mais le fait, et voici ce que j’ai appris. »</p>
+
+<p>Et qu’a-t-il appris ? L’autorité serait décisive, si
+la réponse était péremptoire. Au lieu de s’expliquer,
+Saint-Simon s’occupe du récit des liaisons
+de Rancé avec les personnages de la Fronde.
+Il affirme du reste, comme dom Gervaise, que
+Marie de Bretagne fut emportée par la rougeole,
+que Rancé était auprès d’elle, qu’il ne la
+quitta point, et lui vit recevoir les sacrements.
+« L’abbé Le Bouthillier, ajoute-t-il, s’en alla après
+à sa maison de Veretz, ce qui fut le commencement
+de sa séparation du monde. » Cette fin
+de narration prouve à quel point Saint-Simon se
+trompait. Les contemporains admirateurs de
+Rancé semblent s’être donné le mot pour se taire
+sur sa jeunesse : ils ne s’aperçoivent pas qu’ils
+diminuent la gloire de leur héros en rendant ses
+sacrifices moins méritoires. D’autant plus qu’ils
+en disent assez pour être entendus sur ce qu’ils
+omettent ; tantôt annonçant qu’un religieux s’était
+enseveli à la Trappe, <i>pour avoir fait ce qui avait
+troublé Rancé</i>, tantôt que Rancé lui-même ne
+cessait de pleurer ses fragilités. « L’abbé de Rancé,
+livré à toutes les séductions du monde, dit le
+cardinal de Bausset, se précipita dans un genre
+de vie peu conforme à la sainteté de son état,
+et qui dégradait en quelque sorte le triomphe
+qu’il avait obtenu sur son illustre émule…
+L’abbé de Rancé expiait sous la haire et le cilice
+les erreurs de sa jeunesse. » Maupeou, l’un des
+trois historiens contemporains de l’abbé de la
+Trappe, avait lu le récit de Larroque ; il combat
+ce récit sans le détruire. La seule chose nouvelle
+qu’ils nous apprennent est l’exhortation faite par
+Rancé à la mourante : madame de Montbazon
+envoya un gentilhomme complimenter M. de
+Brienne, avec lequel elle était brouillée.</p>
+
+<p>Maupeou avait fait un ouvrage exprès contre
+Larroque. Rancé, informé de l’intention du curé
+de Nonancourt, se hâta de lui écrire : « Votre ouvrage,
+monsieur, relèvera la critique, donnera
+sujet à des répliques, m’attirera un nombre infini
+d’ennemis sur les bras : Dieu sait combien
+j’ai d’estime et de considération pour vous ; cependant
+je suis pressé de vous conjurer de supprimer
+la chose, s’il est possible. J’ai été si persuadé
+que rien n’était meilleur que de garder le
+silence en cette occasion, que je n’ai point voulu
+que l’on imprimât ce que j’avais eu envie de
+mettre dans la préface de la seconde édition des
+<i>Éclaircissements</i>, quoiqu’il n’y eût rien de plus
+modéré. Je n’ai rien à ajouter à ce billet, mon
+cher monsieur, sinon que je ne puis vous avoir
+une obligation plus sensible que celle d’entrer
+dans ma pensée<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. » (17 mars 1686.)</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Maupeou, tom. 1<sup>er</sup>, pag. 581.</p>
+</div>
+<p>La vivacité avec laquelle Rancé écrit à Maupeou
+décèle des souvenirs alarmés. Le P. Bouhours,
+que l’abbé de La Chambre appelait l’<i>empeseur
+des muses</i>, réfute aussi les <i>Véritables motifs
+de la conversion de l’abbé de la Trappe</i> dans son
+quatrième dialogue, pages 528 et 529 : c’est toujours
+de l’humeur sans preuves. Madame de Sévigné
+disait en parlant du révérend critique : « <i>L’esprit
+lui sort de tous les côtés.</i> »</p>
+
+<p>Marsollier, deuxième écrivain de la vie de Rancé,
+garde le silence ; mais Le Nain, le troisième, le
+plus complet, le plus sûr écrivain de cette vie, a
+entendu parler de Larroque. Dom Le Nain mourut
+à l’âge de soixante-treize ans, sous-prieur de
+la Trappe. Ami et confident de Rancé, au livre III,
+chap. <small>IX</small>, de la Vie du réformateur de la Trappe,
+il écrit :</p>
+
+<p>« Outre tous ces libelles, il en parut un autre
+composé par un huguenot, sous ce titre : <i>Les Motifs
+de la conversion de l’abbé de la Trappe</i>. Mais
+l’auteur des <i>Homélies familières</i> sur les Commandements
+de Dieu, tome III, page 378, le
+réfute admirablement par ces paroles : Je sais
+qu’un ministre hérétique a fait ce qu’il a pu pour
+décrier un saint abbé ; mais je sais bien aussi
+que toute la France et les pays circonvoisins ont
+regardé ce misérable livre comme un libelle
+diffamatoire et son auteur comme un imposteur,
+qui fonde toutes ses calomnies sur des
+jugements les plus téméraires qui se puissent
+imaginer : comme si, pour détruire les vertus
+les plus éclatantes et les plus solides, il n’y avait
+qu’à dire témérairement qu’elles n’ont point
+d’autres sources que l’orgueil de celui qui les
+pratique. » Le Nain se débarrasse ainsi de la
+réponse. Les amplifications de l’auteur des <i>Homélies
+familières</i> sont naturelles, mais elles ne détruisent
+aucune assertion.</p>
+
+<p>Sur le fait isolé lâché par une plume protestante,
+il est tombé une avalanche de malédictions.
+Colère à part, on peut nier les erreurs
+avancées sur la jeunesse de Rancé, mais on ne peut
+nier des relations qu’atteste toute l’histoire. On a
+craint sans doute, en montrant Rancé pécheur,
+d’ébranler l’autorité des exemples de sa vertu.
+Cependant saint Jérôme et saint Augustin n’ont-ils
+pas puisé leurs dernières forces dans leurs premières
+faiblesses ? Un aveu franc aurait délivré
+Rancé pour toujours des calomnies. On ne l’accusait
+pas directement de la faute, il est vrai, car il
+eût fallu accuser toute la terre ; mais on s’en prenait
+à la vie entière d’un homme pour se soulager
+de ce qu’il taisait. Il faut le dire, néanmoins le
+silence de Rancé est effrayant, et il jette un
+doute dans les esprits. Un silence si
+long, si profond, si entier, est devant vous comme
+une barrière insurmontable. Quoi ! un homme n’a
+pu se démentir un seul instant ! Quoi ! le silence
+pourrait passer pour une vérité ! Cet empire d’un
+esprit sur lui-même fait peur : Rancé ne dira rien,
+il emportera toute sa vie dans son tombeau.</p>
+
+<p>Ainsi ni ceux qui rejettent l’anecdote de Larroque,
+ni ceux qui l’accueillent, n’apportent
+aucune preuve de leur négation ou de leur affirmation.
+Les incrédules n’ont pour eux que l’invraisemblance
+du cercueil trop court : il était si
+facile en effet de l’allonger pour donner l’espace
+nécessaire à cette belle tête qui s’était si souvent
+inclinée sur le sein de la vie ! Mais supposez avec
+Saint-Simon, comme il l’insinue, que la décollation
+ne fut que l’œuvre d’une étude anatomique,
+tout s’expliquera.</p>
+
+<p>Tous les poètes ont adopté la version de Larroque,
+tous les religieux l’ont repoussée ; ils ont
+eu raison, puisqu’elle blessait la susceptibilité de
+leurs vertus, puisqu’ils ne pouvaient pas détruire
+le récit de Larroque par un démenti appuyé d’un
+document irrécusable. Mais au lecteur indifférent
+il est permis, à défaut de preuves positives, d’examiner
+des preuves négatives. J’ai déjà fait remarquer
+que Marsollier se tait sur madame de Montbazon,
+silence favorable à l’opinion de Larroque.
+Ce même chanoine, Marsollier, ajoute cette réflexion
+à son silence : « La mort et la disgrâce
+de plusieurs personnes avec lesquelles Rancé
+avait de forts attachements le touchèrent. Un
+vide affreux, dit-il, occupait mon cœur toujours
+inquiet et toujours agité, jamais content. Je fus
+touché de <i>la mort de quelques personnes</i> et de
+l’insensibilité où je les vis dans ce moment terrible
+qui devait décider de leur éternité. Je me
+résolus de me retirer dans un lieu où je pusse
+être inconnu au reste des hommes. »</p>
+
+<p>Dans les corridors de la Trappe, entre diverses
+inscriptions, on lisait celle-ci empruntée de saint
+Augustin : <i lang="la" xml:lang="la">Retinebam nugæ nugarum et vanitates
+vanitatum antiquæ amicæ meæ.</i> Dans une de ses
+pensées, Rancé remarque que : « ceux qui meurent,
+bien ou mal, meurent souvent plus pour
+ceux qu’ils laissent dans le monde que pour
+eux-mêmes. »</p>
+
+<p>Bossuet, transmettant à Rancé les oraisons funèbres
+de la reine d’Angleterre et de madame
+Henriette, lui mande : « J’ai laissé l’ordre de vous
+faire passer deux oraisons funèbres qui, parce
+qu’elles font voir le néant du monde, peuvent
+avoir place parmi les livres d’un solitaire, et
+qu’en tous cas il peut regarder comme deux
+têtes de mort assez touchantes. » Bossuet
+connaissait-il ce que l’on racontait de madame de
+Montbazon ? faisait-il allusion à la tête de cette
+femme, en envoyant deux autres têtes s’entretenir
+avec elle ?</p>
+
+<p>La sorte de plaisanterie formidable qu’il se
+permet ne semble-t-elle pas avoir des rapports
+avec la légèreté de la première vie de Rancé et
+la sévérité de sa seconde vie ?</p>
+
+<p>On prétend qu’on montrait à la Trappe la tête
+de madame de Montbazon dans la chambre des
+successeurs de Rancé ; ce que les solitaires de la
+Trappe ressuscitée rejettent : les souvenirs conservés
+autrefois ne voyaient peut-être pas le front
+de la victime aussi dépouillé que la mort l’avait
+fait. On trouve ce passage dans le récit des courses
+du chevalier de Bertin : « Nous voici maintenant
+à Anet. La petite statue de Diane de
+Poitiers en pied n’est point sans doute aussi
+intéressante que la tête même de madame de
+Montbazon apportée à la Trappe par l’abbé de
+Rancé et conservée dans la chambre de ses successeurs. »</p>
+
+<p>Enfin, les indications des poètes ne sont pas à
+négliger. La muse n’a pas manqué aux traditions
+de la Trappe : madame de Tencin, née en 1681
+(et qui par conséquent avait vécu dix-neuf ans
+contemporaine de Rancé), écrivit les <i>mémoires
+du comte de Comminges</i>, à travers lesquels passent
+des souvenirs : madame de Montbazon est changée
+en cette Adélaïde, solitaire mystérieux qui se
+fait reconnaître à l’ardeur avec laquelle il creuse
+son tombeau. Qui avait donné naissance à ce
+genre d’idées ? Ce sont là d’autres ressorts que les
+inventions forcenées et les idées difformes qui
+font maintenant des contorsions dans les ténèbres.
+Le nom de Comminges est emprunté de celui
+de l’évêque avec lequel Rancé se promenait sur
+les Pyrénées. Il arrive souvent qu’on rappelle des
+personnages étrangers pour cacher des rapports
+directs ; un nom qui tourmente la mémoire s’y
+glisse sous mille déguisements. On a une aventure
+contée par Maupeou, de deux frères épris de la
+même femme, et qui, après s’être battus, vécurent
+plusieurs années à la Trappe sans se reconnaître ;
+on a une romance de Florian sur Lainval
+et Arsène ; on a une héroïde de Colardeau qui
+trace la mort de madame la duchesse de Montbazon :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté :</div>
+<div class="verse">La tête et le cercueil étaient à mon côté.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Rancé avait fait peindre à la Trappe saint Jean
+Climaque poussant des gémissements, et sainte
+Marie égyptienne assistée par saint Sozyme. Il
+composa pour ces deux tableaux des inscriptions.
+Dans l’épigramme de douze vers latins adressée
+à la pénitente, on lisait :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Ecce, columba gemens, sponsi jam sanguine lota.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Il faut ajouter à ces semi-indications le désespoir
+de Rancé, et ce sera au lecteur à se former
+une opinion. Les annales humaines se composent
+de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités :
+quiconque est voué à l’avenir a au fond de sa vie
+un roman, pour donner naissance à la légende,
+mirage de l’histoire.</p>
+
+<p>Dès le jour de la mort de madame de Montbazon,
+Rancé prit la poste et se retira à Veretz : il
+croyait trouver dans la solitude des consolations
+qu’il ne trouvait dans aucune créature. La retraite
+ne fit qu’augmenter sa douleur : une noire mélancolie
+prit la place de sa gaieté, les nuits lui
+étaient insupportables ; il passait les jours à courir
+dans les bois, le long des rivières, sur les
+bords des étangs, appelant par son nom celle qui
+ne lui pouvait répondre.</p>
+
+<p>Lorsqu’il venait à considérer que cette créature,
+qui brilla à la cour avec plus d’éclat qu’aucune
+femme de son siècle, n’était plus, que ses enchantements
+avaient disparu, que c’en était fait pour
+jamais de cette personne qui l’avait choisi entre
+tant d’autres, il s’étonnait que son âme ne se séparât
+de son corps.</p>
+
+<p>Comme il avait étudié les sciences occultes, il
+essaya les moyens en usage pour faire revenir les
+morts. L’amour reproduisait à sa mémoire ornée
+le sacrifice de Simeth, cherchant à rappeler un
+infidèle par un des noms d’un passereau consacré à
+Vénus ; il invoquait la nuit et la lune. Il eut
+toutes les angoisses et toutes les palpitations de
+l’attente : madame de Montbazon était allée à
+l’infidélité éternelle ; rien ne se montra dans ces
+lieux sombres et solitaires que les esprits se plaisent
+à fréquenter<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Dom Gervaise : <i>Jugement critique, mais équitable, des Vies
+de feu M. l’abbé de Rancé</i>, pag. 160 et suiv.</p>
+</div>
+<p>Toutefois, si Rancé n’eut pas les visions des
+poètes de la Grèce, il eut une vision chrétienne :
+il se promenait un jour dans l’avenue de Veretz ;
+il lui sembla voir un grand feu qui avait pris aux
+bâtiments de la basse-cour : il y vole ; le feu diminue
+à mesure qu’il en approche ; à une certaine
+distance, l’embrasement disparaît et se change
+en un lac de feu au milieu duquel s’élève à demi-corps
+une femme dévorée par les flammes. La
+frayeur le saisit ; il reprend en courant le chemin
+de la maison ; en arrivant, les forces lui manquent,
+il se jette sur un lit : il était tellement hors
+de lui qu’on ne put dans le premier moment lui
+arracher une parole<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Maupeou.</p>
+</div>
+<p>Ces convulsions de l’âme se calmèrent : il n’en
+resta à Rancé que l’énergie d’où sortent les vigoureuses
+résolutions.</p>
+
+<p>Dom Jean-Baptiste de Latour, prieur de la
+Trappe, avait écrit une vie de Rancé : il était
+resté de ce travail quelques copies manuscrites,
+dont on a cité des passages, entre autres celui-ci :
+« Pendant que je suivais l’égarement de mon cœur
+(c’est Rancé qui parle), j’avalais non seulement
+l’iniquité comme de l’eau, mais tout ce que je
+lisais et entendais du péché ne servait qu’à me
+rendre plus coupable. Enfin le temps bienheureux
+arriva où il plut au Père des miséricordes
+de se tourner vers moi. Je vis à la naissance
+du jour le monstre infernal avec lequel j’avais
+vécu ; la frayeur dont je fus saisi à cette terrible
+vue fut si prodigieuse que je ne puis croire que
+j’en revienne de ma vie. »</p>
+
+<p>Rancé eut recours à la pénitence : la mère
+Louise, religieuse de la Visitation de Tours, lui
+indiqua pour directeur le Père <i>Séguenot</i>.</p>
+
+<p>Cette mère Louise était Louise Roger de la Mardelière,
+appelée la <i>belle Louison</i>. « Louison, dit mademoiselle
+de Montpensier parlant de son enfance,
+était brune, bien faite, agréable de visage et de
+beaucoup d’esprit. Je dis à madame de Saint-Georges :
+« Si Louison n’est pas sage, je ne la
+veux point voir, quoique mon papa l’aime. »
+Madame de Saint-Georges me répondit qu’elle
+l’était tout à fait. »</p>
+
+<p>C’était à cette mère Louise que Rancé s’adressa
+d’abord. Partout, dans le changement de mœurs
+qui s’opérait, des pénitentes échappées du monde
+avaient dressé des embûches pour s’emparer des
+repentirs, comme il y avait des pécheresses qui
+cherchaient à retenir les déserteurs. A la Visitation
+se trouvaient les écueils d’une première
+existence : la mère Louise possédait plus de deux
+cents lettres de Rancé, lettres qui étaient sans
+doute la partie de la vie de Rancé sur laquelle il
+serait si curieux d’avoir des renseignements. De
+la direction du P. Séguenot, Rancé passa sous la
+conduite du P. de Mouchy, homme instruit et
+bien né.</p>
+
+<p>Des avertissements sous différentes formes arrivaient
+de toutes parts à Rancé. Dans les <i>Obligations
+des chrétiens</i>, il raconte cette agréable histoire :</p>
+
+<p>« Un jour je joignis un berger qui conduisoit
+un troupeau dans une grande campagne, par un
+temps qui l’avoit obligé à se retirer à l’abri d’un
+grand arbre pour se mettre à couvert de la
+pluie et de l’orage. Il me dit que ce lui étoit une
+consolation de conduire ses bêtes simples et innocentes,
+et qu’il ne voudroit pas quitter la terre
+pour aller dans le ciel, s’il ne croyoit y trouver
+des campagnes et des troupeaux à conduire. »</p>
+
+<p>A Veretz, au lieu de se plaire dans l’ancienne
+maison de ses délices, Rancé fut choqué de sa
+magnificence. Les meubles éclataient d’argent et
+d’or, les lits étaient superbes. La Mollesse même
+s’y serait trouvée trop à l’aise, dit un classique
+du temps. Les salons étaient ornés de tableaux
+de prix, les jardins délicieusement dessinés. C’était
+trop pour un homme qui ne voyait plus rien
+qu’à travers ses larmes. Il mit la réforme partout.
+La frugalité remplaça le luxe de sa table ; il congédia
+la plupart de ses domestiques, renonça à la
+chasse, et s’abstint du dessin, art qu’il aimait. On
+avait des paysages de sa façon et des cartes de
+géographie<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Dom Gervaise.</p>
+</div>
+<p>Quelques amis, revenus de même que Rancé à
+des pensées chrétiennes, s’associèrent à lui pour
+commencer ces mortifications dont il devait donner
+de si grands exemples ; il semblait jouer à la
+pénitence pour l’apprendre avant de la pratiquer :
+on assiste avec intérêt à cette conquête de l’homme
+sur l’homme : « Ou l’Évangile me trompe, répétait-il,
+ou cette maison est celle d’un réprouvé. »</p>
+
+<p>Rappelé un moment à Paris pour une affaire,
+il se logea à l’Oratoire. C’était un travail continuel
+pour lui d’échapper à ces pensées qu’il
+avait nourries si long-temps : un grand solitaire
+en fut atteint dans des sépulcres ; saint Jérôme
+portait, pour noyer ses pensées dans ses sueurs,
+des fardeaux de sable le long des steppes de la
+mer Morte. Je les ai parcourues moi-même, ces
+steppes, sous le poids de mon esprit. Deux tentatrices
+cherchèrent Rancé. Elles lui dirent qu’elles
+n’étaient point à comparer à la belle personne
+qu’il pleurait, mais qu’elles avaient pour lui des
+sentiments qui ne le cédaient en vivacité à aucun
+de ceux qu’il avait inspirés. Rancé se munit d’un
+crucifix, et s’enfuit.</p>
+
+<p>On conseilla à Rancé de se consacrer aux missions,
+aller aux Indes, errer dans les rochers de
+l’Himalaya, et il y avait là des analogies avec la
+grandeur et la tristesse du génie de Rancé ; mais
+il était appelé ailleurs.</p>
+
+<p>Poussé par ses malheurs, retenu par ses habitudes,
+Rancé n’avait point encore renoncé à ses
+emplois. Le temps de son quartier de service,
+comme aumônier du duc d’Orléans, était revenu ;
+il se rendit à Blois. Il avait déjà hasardé auprès
+du prince des idées de retraite : l’entrée en religion
+de la mère Louise avait mûri dans Gaston
+ces idées. La maîtresse convertie priait à la Visitation,
+à Tours, pour faire une violence à la miséricorde
+de Dieu. Il fut convenu que Gaston se
+retirerait au château de Chambor avec douze de
+ses plus fidèles serviteurs. Rancé fut choisi pour
+accompagner le prince.</p>
+
+<p>Le Bouthillier possédait, près du parc de Chambor,
+un prieuré de l’ordre de Grammont. Ce
+prieuré était desservi par sept ou huit religieux.
+On n’apercevait pas de cet endroit le faîte de
+l’édifice qui devait éclater du rire immortel de
+Molière. « Le roi, dit le chevalier d’Arvieux, ayant
+voulu faire un voyage à Chambor pour y prendre
+le divertissement de la chasse, voulut donner
+à sa cour celui d’un ballet ; et comme l’idée
+des Turcs qu’on venait de voir à Paris était
+encore toute récente, il crut qu’il serait bon de
+les faire paraître sur la scène. Sa Majesté m’ordonna
+de me joindre à MM. de Molière et de
+Lulli pour composer une pièce de théâtre où
+l’on pût faire entrer quelque chose des habillements
+et des manières des Turcs. Je me rendis
+pour cet effet au village d’Auteuil, où M. de Molière
+avait une maison fort jolie. Ce fut là que
+nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que
+l’on voit dans les œuvres de Molière, sous le
+titre du <i>Bourgeois gentilhomme</i>. »</p>
+
+<p>Cette pièce fut en effet jouée à Chambor devant Louis
+XIV, pour la première fois, le 14 octobre
+1670.</p>
+
+<p>Quand on arrive à Chambor, on pénètre dans
+le parc par une de ses portes abandonnées ; elle
+s’ouvre sur une enceinte décrépite et plantée de
+violiers jaunes ; elle a sept lieues de tour. Dès
+l’entrée on aperçoit le château au fond d’une allée
+descendante. En avançant sur l’édifice, il sort de
+terre dans l’ordre inverse une bâtisse placée sur
+une hauteur, laquelle s’abaisse à mesure qu’on en
+approche. François I<sup>er</sup>, arrière-petit-fils de Valentine
+de Milan, s’était enseveli dans les bois de la
+France, à son retour de Madrid ; il disait comme
+son aïeule : <i>Tout ne m’est rien, rien ne m’est plus.</i>
+Chambor rappelle les idées qui occupaient le roi-soldat
+dans sa prison : femmes, solitudes, remparts.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Quand le roi sortit de France,</div>
+<div class="verse">En malheur il en sortit :</div>
+<div class="verse">Il en sortit le dimanche,</div>
+<div class="verse">Et le lundi il fut pris.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Chambor n’a qu’un escalier double, afin de descendre
+et monter sans se voir : tout y est fait pour
+les mystères de la guerre et de l’amour. L’édifice
+s’épanouit à chaque étage ; les degrés s’élèvent
+accompagnés de petites cannelures comme des
+marches dans les tourelles d’une cathédrale. La
+fusée, en éclatant, forme des dessins fantastiques
+qui semblent avoir retombé sur l’édifice : cheminées
+carrées ou rondes enjolivées de fétiches de
+marbre, semblables aux poupées que j’ai vu retirer
+des fouilles à Athènes. De loin l’édifice est
+une arabesque ; il se présente comme une femme
+dont le vent aurait soufflé en l’air la chevelure ;
+de près cette femme s’incorpore dans la maçonnerie
+et se change en tours ; c’est alors Clorinde
+appuyée sur des ruines. Le caprice d’un ciseau
+volage n’a pas disparu ; la légèreté et la finesse
+des traits se retrouvent dans le simulacre d’une
+guerrière expirante. Quand vous pénétrez en
+dedans, la fleur de lis et la salamandre se dessinent
+dans les plafonds. Si jamais Chambor était
+détruit, on ne trouverait nulle part le style premier
+de la Renaissance, car à Venise il s’est mélangé.</p>
+
+<p>Ce qui rendait à Chambor sa beauté, c’était son
+abandon : par les fenêtres j’apercevais un parterre
+sec, des herbes jaunes, des champs de blé noir :
+retracements de la pauvreté et de la fidélité de
+mon indigente patrie. Lorsque j’y passai, il y avait
+un oiseau brun de quelque grosseur qui volait le
+long du Cosson, petite rivière inconnue.</p>
+
+<p>L’abbé Le Bouthillier se logea parmi les moines
+de son prieuré : de quelque côté qu’on ouvrît une
+fenêtre, on ne voyait que des bois. Le château,
+près duquel n’a pas même pu se former un village,
+est frappé de malédiction. Touché par le vainqueur
+de Marignan prisonnier à Madrid, par nos
+soldats dispersés après Waterloo, par les marques
+de notre attachement à nos rois avant les journées
+de Juillet, on aperçoit partout des traces de gloire
+et de malheur. Les chiffres de la duchesse d’Étampes,
+devancière de la comtesse de Châteaubriand,
+attirent les yeux, traces périssables de
+beautés évanouies. François I<sup>er</sup>, qui sentait l’inanité
+de ses plaisirs, avait gravé avec la pointe
+d’un diamant ces deux vers sur un carreau de
+vitre :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Souvent femme varie.</div>
+<div class="verse">Mal habil qui s’y fie.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Jeux d’un prince qui avait fait déterrer Laure
+pour la regarder. Où est le carreau de vitre ? Des
+Français s’associèrent dans le dessein d’acquérir
+pour Henri, non encore banni, un parc abandonné
+dans un royaume conquis par ses pères. Courier
+éleva la voix contre l’acquisition, et le jeune
+homme innocent, auquel il avait voulu arracher
+Chambor, a survécu.</p>
+
+<p>Cet orphelin vient de m’appeler à Londres ; j’ai
+obéi à la lettre close du malheur. Henri m’a donné
+l’hospitalité dans une terre qui fuit sous ses pas.
+J’ai revu cette ville témoin de mes rapides grandeurs
+et de mes misères interminables, ces places
+remplies de brouillards et de silence, d’où émergèrent
+les fantômes de ma jeunesse. Que de temps
+déjà écoulé depuis le jour où je rêvais René
+dans Kinsington jusqu’à ces dernières heures ! Le
+vieux banni s’est trouvé chargé de montrer à l’orphelin
+une ville que mes yeux peuvent à peine reconnaître.</p>
+
+<p>Réfugié en Angleterre pendant huit années, ensuite
+ambassadeur à Londres, lié avec lord Liverpool,
+avec M. Canning et avec M. Croker, que de
+changements n’ai-je pas vus dans ces lieux, depuis
+Georges IV qui m’honorait de sa familiarité jusqu’à
+cette Charlotte que vous verrez dans mes Mémoires.
+Que sont devenus mes frères en bannissement ?
+Les uns sont morts, les autres ont subi
+diverses destinées : ils ont vu comme moi disparaître
+leurs proches et leurs amis. Sur cette terre
+où l’on ne nous apercevait pas, nous avions cependant
+nos fêtes et surtout notre jeunesse. Des
+adolescentes, qui commençaient la vie par l’adversité,
+apportaient le fruit semainier de leur labeur
+afin de s’éjouir à quelques danses de la patrie.
+Des attachements se formaient ; nous priions dans
+des chapelles que je viens de revoir et qui n’ont
+point changé. Nous faisions entendre nos pleurs
+le 21 janvier, tout émus que nous étions d’une
+oraison funèbre prononcée par le curé émigré
+de notre village. Nous allions aussi, le long de la
+Tamise, voir entrer au port des vaisseaux chargés
+des richesses du monde, admirer les maisons de
+campagne de Richmond, nous si pauvres, nous
+privés du toit paternel ! Toutes ces choses étaient
+de véritables félicités. Reviendrez-vous, félicités
+de ma misère ? Ah ! ressuscitez, compagnons de
+mon exil, camarades de la couche de paille, me
+voici revenu ! Rendons-nous encore dans les petits
+jardins d’une taverne dédaignée pour boire
+une tasse de mauvais thé en parlant de notre
+pays : mais je n’aperçois personne ; je suis resté
+seul.</p>
+
+<p>Rancé va quitter Chambor, il faut donc que je
+quitte aussi cet asile où je crains de m’être trop
+oublié. Je vais retrouver la Loire non loin du parc
+abandonné ; elle ne voit point la désolation de ses
+bords : les fleuves ne s’embarrassent point de leurs
+rives. Ne demandez pas à la Loire le nom des
+Guise, dont elle a pourtant roulé les cendres. A
+cent cinquante lieues d’ici, je rencontrai, il y a
+huit mois, en terre étrangère, près du jeune
+orphelin, M. le duc de Lévis, qui remonte au
+compagnon de Simon de Montfort. Mirepoix était
+<i>maréchal de la Foi</i>, titre qui semble avoir passé
+à son dernier neveu. J’ai retrouvé aussi madame
+la duchesse de Lévis, du grand nom d’Aubusson ;
+elle aurait pu écrire l’histoire de Philippine-Hélène,
+si elle n’avait des malheurs moins romanesques à
+pleurer. Je n’étais pas, dans mon dernier voyage
+à Londres, reçu dans un grenier de Holborn par
+un de mes cousins émigrés, mais par l’héritier
+des siècles. Cet héritier se plaisait à me donner
+l’hospitalité dans les lieux où je l’avais long-temps
+attendu. Il se cachait derrière moi comme le
+soleil derrière des ruines. Le paravent déchiré qui
+me servait d’abri me semblait plus magnifique que
+les lambris de Versailles. Henri était mon dernier
+garde-malade : voilà les revenants-bons du malheur.
+Quand l’orphelin entrait, j’essayais de me
+lever ; je ne pouvais lui prouver autrement ma
+reconnaissance. A mon âge on n’a plus que les
+impuissances de la vie. Henri a rendu sacrées
+mes misères ; tout dépouillé qu’il est, il n’est pas
+sans autorité : chaque matin, je voyais une Anglaise
+passer le long de ma fenêtre ; elle s’arrêtait,
+elle fondait en larmes aussitôt qu’elle avait
+aperçu le jeune Bourbon : quel roi sur le trône
+aurait eu la puissance de faire couler de pareilles
+larmes ? Tels sont les sujets inconnus que donne
+l’adversité.</p>
+
+<p>A peine retourné de Chambor, un courrier
+dépêché de Blois vint apprendre à Rancé la
+maladie du duc d’Orléans. L’abbé se remit en route :
+Gaston était en danger, ce prince si peu digne à
+Castelnaudary de la valeur du Béarnais, le parleur
+de la Fronde ne trouva pas un mot sur ses lèvres
+à dire à la mort : un spectre se tenait debout au
+pied de son lit ; Montmorency sans tête lui demandait
+le talion.</p>
+
+<p>Rancé écrivit à Arnauld d’Andilly la lettre qu’on
+va lire, et que je dois encore à la politesse de M. de
+Montmerqué.</p>
+
+
+<p class="date">Blois, 8 février 1660.</p>
+
+<p>« Je n’aurois pas été tant de temps sans avoir
+l’honneur de vous écrire si la maladie et la
+mort de Monsieur ne m’en avoient empesché. Je
+vous avoue que, l’ayant assisté autant que je l’ai
+pu dans les derniers moments de sa vie, je suis
+tellement touché d’un spectacle si déplorable
+que je ne puis m’en remettre. On a ceste consolation
+qu’il est mort avec tous les sentiments
+et toute la résignation qu’un véritable chrestien
+doit avoir en la volonté de son Dieu. Il reçut
+notre Seigneur dès le commencement de son
+mal, et eut le soin lui-mesme de le demander une
+seconde fois pour viatique avec de grandes démonstrations
+d’une foy vive et d’un parfait mespris
+des choses du monde. Quelle leçon, monsieur,
+pour ceux qui n’en sont pas détachés et
+pour ceux qui sont persuadés de son néant et
+qui travaillent pour s’en déprendre ! Ce pauvre
+prince dit le matin du jour de sa mort ces mesmes
+mots : <i lang="la" xml:lang="la">Domus mea domus desolationis</i> ; et
+comme on luy voulut dire qu’il n’estoit pas si
+mal qu’il pensoit, il répliqua : <i lang="la" xml:lang="la">Solum mihi superest
+sepulchrum</i> ; ensuite il demanda l’extrême-onction,
+et dit qu’il estoit résolu à la volonté
+de Dieu ; enfin je suis persuadé qu’il luy a fait
+miséricorde. Je ne puis vous mander les circonstances
+de sa mort ; j’écris de Blois, malade
+d’un rhume qui me cause une oppression qui
+m’empesche d’escrire. Je vous supplie de demander
+à Dieu et de luy faire demander pour
+moy qu’il me fasse la grâce de retirer tout le
+bien et l’avantage que je dois d’une rencontre
+aussi touchante que celle-là l’est. Je reviens à
+la mort de ce pauvre prince : la désolation qui
+parut dans sa maison, qui retentissoit de plaintes
+et de gémissements au moment de sa mort,
+l’esprit humain ne se sçauroit rien figurer de si
+pitoyable, je confesse que j’en suis accablé de
+douleur. »</p>
+
+<p>Rancé se montra dans cette occasion si touchant,
+que chacun faisait des vœux pour l’avoir
+auprès de soi au moment suprême. On croyait ne
+pouvoir bien mourir qu’entre ses mains, comme
+d’autres y avaient voulu vivre, Gaston avait à
+peine rendu le dernier soupir que ses familiers
+l’abandonnèrent, Rancé fut laissé presque seul
+auprès du cadavre. Il ne suivit pas le corps du
+prince à Saint-Denis ; mais il présenta le faible
+cœur de Gaston aux jésuites de Blois : le cœur
+intrépide de Henri IV avait été porté aux jésuites
+de La Flèche. Le Bouthillier courut ensuite s’ensevelir
+au Mans, y demeura caché deux mois ; il
+changea même de nom, comme s’il eût craint
+d’être reconnu et arrêté aux portes du ciel.</p>
+
+<p>Le projet qu’il méditait depuis long-temps de
+soumettre sa conduite future au conseil des évêques
+d’Aleth et de Comminges lui revenait dans
+l’esprit. Il se résolut de l’accomplir. Le 21 juin
+1660, il écrivit à la mère Louise : « Je pars demain
+à l’insu de tous mes amis. » Il arriva à
+Comminges le 27 du même mois, après un tremblement
+de terre : ce fut de même que j’arrivai à
+Grenade en rêvant de chimères, après le bouleversement
+de la Véga.</p>
+
+<p>L’évêque de Comminges était absent ; Rancé
+l’attendit. Quand il revint, l’évêque commença
+une tournée diocésaine. Rancé l’accompagna.</p>
+
+<p>Ils trouvèrent dans les cavernes environnantes
+des chrétiens qui avaient à peine figure humaine.
+L’évêque soulageait leur misère, les rassemblait,
+s’essayait au milieu d’eux parmi les buis des rochers.
+L’abbé de Rancé était touché, lorsqu’il songeait
+que le bon pasteur avait ainsi cherché les
+brebis égarées.</p>
+
+<p>Un jour il se promenait seul avec l’évêque,
+dans un endroit fort solitaire, d’où l’on découvrait
+les plus hautes Pyrénées : « L’évêque remarqua
+(j’emprunte le récit de Marsollier) que l’abbé parcourait
+des yeux les montagnes avec une attention
+qui le rendait distrait ; il y soupçonna du
+mystère, ce fut ce qui l’obligea de lui dire qu’il
+avait la mine de chercher un endroit où il pût
+bâtir un ermitage. L’abbé rougit ; mais comme
+il était sincère, il avoua que c’était en effet sa
+pensée, et qu’il croyait qu’il ne pouvait rien faire
+de mieux. — Si cela est, repartit l’évêque, vous
+ne pouvez mieux vous adresser qu’à moi : je
+connais ces montagnes, j’y ai passé souvent en
+faisant mes visites ; je sais des endroits si affreux
+et si éloignés de tout commerce que, quelque
+difficile que vous puissiez être, vous aurez lieu
+d’en être content. — L’abbé, qui croyait que
+l’évêque parlait sérieusement, le pressa avec
+cette vivacité qui lui était naturelle de lui faire
+voir ces endroits. — Je m’en garderai bien, reprit
+l’évêque ; ces endroits sont si tentants que
+si vous y étiez une fois il n’y aurait plus moyen
+de vous en arracher. » Après avoir visité l’évêque
+de Comminges, Rancé retourna chez l’évêque
+d’Aleth. « Sa demeure est affreuse, écrivait Rancé,
+et entourée de hautes montagnes au pied desquelles
+est un torrent qui court avec beaucoup
+de bruit et de rapidité. »</p>
+
+<p>Ces <i>endroits</i> de nos anciennes mœurs reposent.
+On aime à assister aux conversations de l’abbé de
+Rancé sur la légitimité des biens qu’on peut ou
+qu’on ne peut pas retenir, sur ce qu’il est permis
+de garder, sur ce qu’on est obligé de rendre, sur
+le compte de ses richesses que l’on doit à Dieu.
+Ces scrupules de conscience étaient alors les affaires
+principales ; nous n’allons pas à la cheville du pied
+de ces gens-là ; l’homme était estimé, quelle que
+fût sa condition : le pauvre était pesé avec le riche
+au poids du sanctuaire. Cette égalité morale lui
+servait à supporter les inégalités politiques. Bruno
+sur les Alpes, Paul dans la Thébaïde, ne voulurent
+pas plus sortir de leur retraite que Rancé n’aurait
+voulu quitter les Pyrénées ; mais ces dernières
+montagnes avaient un danger : le soleil en était
+trop éclatant, et de leur sommet on découvrait
+les séjours d’Inès et de Chimène.</p>
+
+<p>Longtemps après le voyage de Rancé, une
+chevrière âgée de douze ans, conduisant ses
+biques dans la paroisse d’Alan, diocèse de Comminges,
+tomba en s’écriant : « Jésus ! » Une dame
+vêtue de blanc lui apparut, et lui dit : « Ne craignez
+rien. » Et elle la tira du précipice. La petite fille
+dit à la sainte Vierge (c’était elle) qu’elle avait
+perdu son chapelet. La sainte Vierge lui en donna
+un en lui recommandant d’ordonner à un prêtre
+de faire bâtir une chapelle au lieu où elle était
+tombée. L’évêque de Comminges, ancien hôte
+de Rancé, en écrivit à la Trappe. Rancé, du
+fond de son abbaye, conseilla l’érection d’une
+chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Saint-Bernard,
+dont les ruines marquent aujourd’hui le premier
+pas de Rancé dans la solitude.</p>
+
+<p>L’évêque de Comminges et l’évêque d’Aleth
+avaient combattu au commencement les desseins
+extrêmes de Rancé ; ils lui conseillaient cette
+médiocrité, caractère de la vertu : « Vous, disaient-ils,
+vous ne pensez qu’à vivre pour vous. »
+L’évêque d’Aleth approuvait que Rancé se défît
+de sa fortune ; mais il s’opposait à son penchant
+pour la solitude : « Ce penchant, répétait-il, ne
+vient pas toujours de Dieu ; il est souvent inspiré
+par un dégoût du monde, dégoût dont le
+motif n’est pas toujours pur. »</p>
+
+<p>Convaincu en ce qui regardait le danger des
+biens, l’abbé ne se rendait pas également sur le
+point du désert ; il cédait à l’égard de l’abandon
+de ses bénéfices : il convenait qu’un abbé commendataire
+n’était pas dans l’esprit de l’Église ;
+mais il n’entendait parler qu’avec terreur d’une
+abbaye régulière. Il s’était souvent écrié : « <i>Moi,
+me faire frocard !</i> » Il témoignait de ses perplexités
+en écrivant à ses amis : « Mes embarras
+extérieurs sont les moindres embarras de ma
+vie : je ne puis me défendre de moi-même. »</p>
+
+<p>Tout est fragile : après avoir vécu quelque peu,
+on ne sait si l’on a bien ou mal vécu. L’évêque
+d’Aleth se maintint d’abord dans les opinions qui
+lui avaient mérité l’attachement de Rancé ; il se
+souvenait d’avoir causé avec le futur solitaire à
+trois cents pas de la maison de l’évêque, au bord
+d’un gave, de même que les vieillards de Platon
+s’entretenaient des lois sur la montagne de Crète.
+Baissez le ton de la lyre, changez les interlocuteurs,
+et le souffle du même torrent vous apportera
+des paroles qui seront remplies d’autres
+chimères. L’évêque d’Aleth persévéra plusieurs
+années dans les saines doctrines, puis il dévia un
+peu du droit chemin avec deux autres évêques.
+Madame de Saint-Loup en écrivit à Rancé. Quant
+au théologal d’Aleth, l’abbé de Vaucelles, il fut totalement
+subjugué ; il céda au docteur Arnauld et
+se retira dans les Pays-Bas. Il fut envoyé obscurément
+à Rome pour ses coreligionnaires sous le nom
+de Valoni. L’infidélité avait perdu sa grandeur :
+Arius ne tombait plus du milieu du concile de
+Nicée, entraînant avec lui une partie de la chrétienté.</p>
+
+<p>En 1660, Pomponne fut disgracié. Rancé lui
+écrivit des compliments de condoléance. Les
+considérations qu’il lui fournit sont prises de
+haut. Arnauld d’Andilly, frère de Pomponne,
+avait traduit une foule de vies qui formèrent l’histoire
+des Pères du désert. Louis XIV visita depuis
+le bonhomme dans sa retraite, où j’ai moi-même
+passé lorsque j’allai voir madame la
+duchesse de Duras : elle avait l’intention de
+me laisser un petit réduit qu’elle avait acheté sur
+les collines de la forêt de Montmorenci. Ces liaisons
+de la Trappe et de Port-Royal, qui s’altérèrent
+dans la suite, causent de l’attendrissement.
+Louis XIV aimait son ancien ministre ; mais il
+trouvait que M. de Pomponne n’avait pas assez de
+grandeur pour lui.</p>
+
+<p>A Véretz, où il revenait toujours, Rancé vit
+conjurés contre lui une famille nombreuse, des
+amis mécontents, des domestiques désolés. En
+voulant se réduire à la pauvreté, il éprouvait les
+difficultés qu’on rencontre à s’enrichir. On ne pouvait
+savoir ce qui le poussait ; car, depuis la mort
+de madame de Montbazon, jamais le nom de cette
+femme, excepté dans son premier désespoir, n’était
+sorti de sa bouche. On sentait en lui une passion
+étouffée, qui jetait sur ses moindres actions
+l’intérêt d’un combat inconnu.</p>
+
+<p>Ces souvenirs de la terre étaient une haine de la
+vie, devenue chez lui une véritable obsession. Sa
+désespérance de l’humanité ressemblait au stoïcisme
+des anciens, à cela près qu’il passait par le
+christianisme. Les platoniciens de l’école d’Alexandrie
+se tuaient pour parvenir au ciel ; mais que de
+souffrances pour une pauvre âme, lorsqu’elle se
+débat dans cet état ! Elle éprouve les divers mouvements
+du suicide, incertitude et terreur, avant
+qu’elle ait pris sa résolution.</p>
+
+<p>« Je vous avoue, dit l’abbé de la Trappe dans
+ses lettres, que je ne vois plus un seul homme
+du monde avec le moindre plaisir. Il y a tantôt
+six ans que je ne parle que de dégagement et
+de retraite, et le premier pas est encore à faire ;
+cependant le cours de la vie s’achève, et l’on se
+réveille à la fin du sommeil, et l’on se trouve
+sans œuvres. Je désire tellement d’être oublié
+qu’on ne pense pas seulement que j’ai été. »</p>
+
+<p>Il vendit sa vaisselle d’argent ; il en distribua
+le montant en aumônes, se reprochant les retards
+qu’il avait mis à secourir les nécessiteux. Il avait
+deux hôtels à Paris, dont l’un s’appelait l’hôtel de
+Tours : il les donna à l’hôtel-Dieu et à l’Hôpital
+général par acte passé devant les notaires Lemoine
+et Thomas. Pour dernier sacrifice il se défit de la
+terre de Véretz ; mais par un reste de faiblesse il
+accorda la préférence aux offres d’un de ses parents :
+ce parent ne put réaliser la somme, et le
+marché fut rétrocédé à l’abbé d’Effiat. Les cent
+mille écus que Rancé reçut de la vente, furent à
+l’instant portés aux administrations des hôpitaux.</p>
+
+<p>On lit des lettres modernes datées de Véretz :
+qui a osé écrire de ce lieu après le gigantesque
+Pénitent ? Dans les bois de Larçay, jadis propriété
+de Rancé, dans les parcs de Montbazon, parmi
+des noms qui rappelaient une ancienne vie, le 11
+avril 1825 on trouva un cadavre. Le 10 d’avril,
+le jour finissant, une voix fut entendue : « <i>Je suis
+un homme mort !</i> » Une jeune fille, cachée avec
+son amant dans de hautes bruyères, avait été témoin
+d’un meurtre. D’un autre côté, à demi vêtue,
+la veuve de Courier (c’était lui dont on avait
+retrouvé le cadavre), âgée de vingt-deux ans,
+descend la nuit parmi des personnages rustiques
+comme une ombre délivrée. Les opinions de Courier
+à Véretz avaient réduit son intimité à des
+rivalités inférieures : chagrins qui n’intéressent
+personne, gémissements qui vont se perdre dans
+l’Océan muet qui s’avance sur nous. Peut-être
+quelque grive redit-elle l’acte tragique dans les
+bois où Rancé avait promené ses misères. Courier
+avait écrit dans sa <i>Gazette du Village</i> : « <i>Les rossignols
+chantent et l’hirondelle arrive.</i> » Enfant
+d’Athènes, il transmettait à ses camarades le
+chant du retour de l’hirondelle.</p>
+
+<p>Courier, savant helléniste, esprit tumultueux,
+pamphlétaire à cheval, avait eu le malheur à
+Florence de tacher d’encre un feuillet de Longus :
+ensuite l’éditeur d’un passage perdu de <i>Daphnis
+et Chloé</i> était venu s’ensevelir dans les lieux qu’avait
+habités l’éditeur d’Anacréon.</p>
+
+<p>Si les arbres sous lesquels fut tué Courier existent
+encore, qu’est-il resté dans ces ombrages,
+que reste-t-il de nous partout où nous passons ?
+Paul-Louis Courier aurait-il cru que l’immortalité
+pouvait porter la haire et se rencontrer dans les
+larmes ? Le réformateur de la Trappe a grandi à
+Véretz ; l’auteur du Pamphlet des pamphlets a
+diminué. La vie dans sa pesanteur descendit sur
+un esprit qui s’était dressé pour morguer le ciel.
+Chose remarquable ! Courier, le philosophe, a
+fait ses adieux au monde par les mêmes paroles
+que Rancé, le chrétien, avait perdues dans les
+bois : « Détournez de moi le calice ; la ciguë est
+amère. »</p>
+
+<p>Véretz, au milieu du dix-huitième siècle, était
+la possession du duc d’Aiguillon, ministre de
+Louis XV. Ce ministre de perdition, comme tous
+les hommes d’alors, y fit imprimer à cinq ou sept
+exemplaires le <i>Recueil des pièces choisies</i>, pages
+obscènes et impies de madame la princesse de
+Conti. Le château de Véretz fut démoli pendant
+la révolution, piscine de sang où se lavèrent les
+immoralités qui avaient souillé la France. A Véretz
+et à la Trappe, Rancé a laissé ses deux parts :
+à Veretz, la légèreté, l’irréligion, les mauvaises
+mœurs, suivies d’une destruction complète ; à la
+Trappe la gravité, la sainteté, la pénitence, qui ont
+survécu à tout.</p>
+
+<p>Après la vente de Véretz, Rancé se défit de ses
+bénéfices ; il ne se réserva qu’une retraite malsaine,
+pour y mourir, la Trappe. Lorsque Louis XIV
+prit les rênes de l’État, la France se divisa ; les
+uns allèrent combattre l’étranger, les autres se
+retirèrent au désert. Trois solitudes demeurèrent
+en présence : la Chartreuse, la Trappe et Port-Royal.
+A l’abri derrière ses guerriers et ses anachorètes,
+la France respira. Le dix-huitième
+siècle a voulu effacer Louis XIV, mais sa main
+s’est usée à gratter le portrait. Napoléon est venu
+se placer sous le dôme des Invalides comme pour
+assurer la gloire de Louis. On a eu beau faire
+des tableaux, les victoires de l’empire à Versailles
+n’ont pu effacer les souvenirs des victoires
+du dix-septième siècle. Napoléon a seulement
+ramené enchaînés à Louis XIV les rois
+que Louis XIV avait vaincus. Bonaparte a fait son
+siècle ; Louis a été fait par le sien : qui vivra plus
+long-temps, de l’ouvrage du temps ou de celui
+d’un homme ? C’est la voix du génie de toutes
+les sortes qui parle au tombeau de Louis ; on
+n’entend au tombeau de Napoléon que la voix de
+Napoléon.</p>
+
+<p>Avant de nous parler des personnages qu’elle
+met en scène, la Grèce nous introduit sur le
+théâtre de leurs actions : Prométhée enchaîné
+s’entretient avec l’Océan ; les sept chefs devant
+Thèbes jurent sur un bouclier noir ; les Perses
+pleurent à l’apparition de l’ombre de Darius ;
+Œdipe, roi, paraît à la porte de son palais ; Œdipe
+à Colone s’arrête près du bois des Euménides ;
+prêt à quitter son exil, Philoctète s’écrie : « Adieu,
+doux asile de ma misère ! »</p>
+
+<p>Les écrivains de la Vie des Pères du désert,
+Grecs de naissance, ont été fidèles à cet ancien
+usage : ils nous montrent Paul, premier ermite,
+caché sous un palmier ; Antoine, premier solitaire,
+s’enfermant dans un sépulcre ; Pacôme, premier
+instituteur des Cénobites, assis sur une pierre à
+Thebennes. Nous n’irons pas si loin avec Rancé ;
+nous resterons près de Versailles : à trente lieues
+des escaliers de marbre de l’Orangerie, qui n’étaient
+pas encore souillés de sang, nous trouverons
+les austérités de la Thébaïde ; et cependant
+le bruit de la cour nous parviendra comme les
+murmures des flots du siècle.</p>
+
+<p>Qu’était-ce que la Maison-Dieu lorsque Rancé
+s’y retira ?</p>
+
+<p>La Maison-Dieu s’appelle aujourd’hui la <i>Trappe</i> :
+Trappe, dans le patois du Perche, signifie degré,
+vraisemblablement de <i>trapan</i>. Notre-Dame de
+la Trappe veut donc dire : Notre-Dame des Degrés.</p>
+
+<p>L’abbaye de la Trappe fut fondée en 1122 par
+Rotrou, second de ce nom, comte du Perche.
+Rotrou avait fait vœu, en revenant d’Angleterre,
+que s’il échappait au naufrage dont il était menacé,
+il bâtirait une chapelle en l’honneur de la
+sainte Vierge. Le comte, miraculeusement délivré,
+pour conserver la mémoire de son aventure, fit
+donner au toit de son église votive la forme d’un
+vaisseau renversé. Rotrou III, fils du fondateur,
+acheva les bâtiments de la chapelle, qui s’était
+changée en monastère. Rotrou III partit pour la
+première croisade ; il rapporta de la Palestine des
+reliques qui furent déposées par son fils dans la
+basilique nouvelle, à laquelle il ne manqua rien
+de l’histoire de ces temps : vœu, naufrage, pèlerinage.</p>
+
+<p>Louis VII était roi de France, et saint Bernard
+premier abbé de Clairvaux, lorsque l’abbaye de
+la Trappe fut fondée. Serlon IV, abbé de Savigny,
+la réunit à l’ordre de Cîteaux en 1144 ; Saint-Germain-des-Prés
+se rebâtissait alors dans Paris ;
+l’abbaye eut pour bienfaiteur Richard Hurel et
+ses fils, qui lui donnèrent la terre de Vastine.
+La Trappe fut protégée des papes Alexandre III,
+Clément III, Innocent III, Nicolas III, Boniface
+VIII, Jean XXI, Benoît XII. Saint Louis
+avait pris sous sa protection Notre-Dame de la
+Maison-Dieu de la Trappe, afin, dit la charte royale,
+que les religieux soient libres, paisibles, exempts
+de tous subsides, <i lang="la" xml:lang="la">sint liberi, quieti, exempti ab
+omnibus subsidiis</i>. Ce grand nom de Saint Louis
+se mêle à toutes les origines de la monarchie. Saint
+Louis est le fondateur des monuments de l’Europe
+gothique, à compter de Notre-Dame de Paris jusqu’à
+la Sainte-Chapelle.</p>
+
+<p>Par un ancien ménologe et par un relevé des
+tombes, on suppose dix-sept abbés depuis le premier
+abbé de la Trappe, dom Albode, jusqu’au
+cardinal Du Bellay, premier abbé commendataire,
+sous François I<sup>er</sup>, en 1526.</p>
+
+<p>Dom Herbert, abbé, s’étant croisé en 1212 avec
+Renaud de Dampierre et Simon de Montfort, fut
+pris par le kalife d’Alep ; il demeura trente ans
+esclave. Délivré enfin, il fonda l’abbaye des <i>Clairets</i>
+dans la dépendance de la Trappe. On s’arrête
+à l’épitaphe du seizième abbé à cause de son nom :
+dom Robert <i>Rancé</i>. La <i lang="la" xml:lang="la">Gallia Christiana</i> ne fait
+pas mention de quelques-uns de ces derniers détails.</p>
+
+<p>L’abbaye de la Trappe n’était point fortifiée à
+l’instar d’autres monastères de qui les abbés,
+comme Abbon de Paris, menaient vaillamment
+les mains : aussi pendant les deux siècles que les
+Anglais ravagèrent la France, la Trappe fut pillée
+plusieurs fois, notamment dans l’année 1410.</p>
+
+<p>D’après les Pouillés, l’abbaye possédait les <i>Terres-Rouges</i>,
+les <i>bois de Grimonard</i>, le <i>chemin au
+Chêne-de-Bérouth</i>, les <i>Bruyères</i>, les <i>Neuf-Étangs</i>
+et les ruisseaux qui en sortent. Par où passait
+le chemin au Chêne-de-Bérouth ? D’où venait l’immortalité
+de ce chêne, immortalité qui ne dépassait pas
+son ombre ? Les bruyères s’étendant vers cet horizon
+sont-elles les mêmes que celles mentionnées
+aux Pouillés ? Je viens de les traverser ; enfant de
+la Bretagne, les landes me plaisent, leur fleur d’indigence
+est la seule qui ne se soit pas fanée à ma
+boutonnière. Là s’élevait peut-être le manoir de
+la châtelaine ; elle consuma ses jours dans les
+larmes, attendant son mari, qui ne revint point
+de la Terre Sainte avec l’abbé Herbert. Qui naissait,
+qui mourait, qui pleurait ici ? Silence ! Des
+oiseaux au haut du ciel, volent vers d’autres climats.
+L’œil cherche dans les débris de la forêt du
+Perche les campaniles abattus, il ne reste plus
+que quelques clochetons de chaume : bien que
+des <i>sings</i> annoncent encore la prière du soir,
+on n’entend plus à travers le brouillard retentir
+cette cloche nommée à Aubrac la cloche des <i>Perdus</i>,
+qui rappelle les errants, <i lang="la" xml:lang="la">errantes revoca</i>.
+Mœurs d’autrefois, vous ne renaîtrez pas ; et si
+vous renaissiez, retrouveriez-vous le charme dont
+vous a parées votre poussière ?</p>
+
+<p>Il existe des procès-verbaux connus dans l’ordre
+des Bénédictins sous le nom de <i>cartes de visite</i>,
+c’est-à-dire cartes d’inspection : la carte de visite
+pour l’année 1685 est signée de dom Dominique,
+abbé du Val-Richer. Elle décrit l’état de la Trappe
+avant la réforme de Rancé : les portes demeuraient
+ouvertes le jour et la nuit, et les hommes comme
+les femmes entraient librement dans le cloître.
+Le vestibule de l’entrée était si noir qu’il ressemblait
+beaucoup plus à une prison qu’à une
+Maison-Dieu. Ici il y avait une échelle attachée
+contre la muraille ; elle servait à monter aux étages
+dont les planchers étaient rompus et pourris ;
+on n’y marchait pas sans péril. En entrant dans
+le cloître, on voyait un toit devenu concave qui
+à la moindre pluie se remplissait d’eau ; les colonnes
+qui lui servaient d’appui étaient courbées :
+les parloirs servaient d’écuries.</p>
+
+<p>Le réfectoire n’en avait plus que le nom. Les
+moines et les séculiers s’y assemblaient pour jouer
+à la boule lorsque la chaleur et le mauvais temps
+ne leur permettaient pas de jouer au dehors.</p>
+
+<p>Le dortoir était abandonné, il ne servait de
+retraite qu’aux oiseaux de nuit : il était exposé à
+la grêle, à la pluie, à la neige et au vent ; chacun
+des frères se logeait comme il voulait et où il
+pouvait.</p>
+
+<p>L’église n’était pas en meilleur état : pavés rompus,
+pierres dispersées ; les murailles menaçaient
+ruine. Le clocher était près de tomber : on ne
+pouvait sonner les cloches qu’on ne l’ébranlât tout
+entier.</p>
+
+<p>Il n’y avait d’autres ruisseaux à la Trappe que
+ceux que forment les étangs successifs qui s’élèvent
+avec le terrain, ni d’autres prairies que les queues
+des étangs ; l’air n’était supportable qu’à ceux qui
+cherchaient à mourir. Des vapeurs s’élevaient de
+cette vallée et la couvraient. « Il est malaisé, écrit
+Rancé à madame de Guise, que je me tire de
+mes incommodités à l’âge que j’ai et à l’air que
+nous habitons ; c’est à la situation toute seule
+du pays qu’il s’en faut prendre. Il a plu à Dieu
+de nous y mettre ; il savait bien les maux qui
+nous en devaient naître : qu’importe où l’on
+vive, puisqu’il faut mourir ! »</p>
+
+<p>Dom Le Nain raconte que « les esprits impurs
+faisaient leur séjour dans le monastère et se
+nourrissaient des excès qui y régnaient. Ils y
+habitaient par troupes, n’y ayant là personne
+qui les chassât. »</p>
+
+<p>Dom Félibien ajoute la vie à ces descriptions,
+en y faisant voir la renaissance du culte chrétien.</p>
+
+<p>« On voit d’abord en entrant ces paroles de Jérémie,
+écrites sur la porte du cloître : <i lang="la" xml:lang="la">Sedebit
+solitarius et tacebit.</i></p>
+
+<p>» L’église n’a rien de considérable que la sainteté
+du lieu : elle est bâtie d’une manière gothique
+et fort particulière ; elle ne laisse pas
+d’avoir quelque chose d’auguste et de divin ; le
+bout du côté du chœur semble représenter la
+poupe d’un vaisseau.</p>
+
+<p>» Ce qui est digne de considération est la manière
+dont ces religieux font l’office ; car vous
+les voyez d’une voix ferme et d’un ton grave
+chanter les louanges de Dieu. Il n’y a rien qui
+touche le cœur et qui élève davantage l’esprit
+que de les entendre à matines. Leur église n’étant
+éclairée que d’une seule lampe, qui est devant
+le grand autel, l’obscurité, jointe au silence
+de la nuit, fait que l’âme se remplit de cette
+onction sacrée répandue dans tous les Psaumes.
+Soit qu’ils soient assis, soit qu’ils soient debout,
+soit qu’ils s’agenouillent, soit qu’ils se prosternent,
+c’est avec une humilité si profonde, qu’on
+voit bien qu’ils sont encore plus soumis d’esprit
+que de corps. »</p>
+
+<p>Sur une inscription de saint Bernard, placée
+dans les cloîtres de la Trappe, Ducis composa ces
+beaux vers :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Heureuse solitude,</div>
+<div class="verse">Seule béatitude,</div>
+<div class="verse">Que votre charme est doux !</div>
+<div class="verse">De tous les biens du monde,</div>
+<div class="verse">Dans ma grotte profonde,</div>
+<div class="verse">Je ne veux plus que vous.</div>
+
+<div class="verse stanza">Qu’un vaste empire tombe,</div>
+<div class="verse">Qu’est-ce au loin pour ma tombe,</div>
+<div class="verse">Qu’un vain bruit qui se perd ?</div>
+<div class="verse">Et les rois qui s’assemblent,</div>
+<div class="verse">Et leurs sceptres qui tremblent,</div>
+<div class="verse">Que les joncs du désert ?</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Quand l’abbé de Rancé introduisait la réforme
+dans son abbaye, les moines eux-mêmes n’étaient
+plus que des ruines de religieux. Réduits au nombre
+de sept, ce reste de cénobites était dénaturé
+par l’abondance ou par le malheur. Les moines,
+depuis long-temps, avaient mérité des reproches :
+dès le onzième siècle, Adalbéron déclare « qu’un
+moine est transformé en soldat. » En Normandie,
+un supérieur ayant prétendu admonester ses
+moines fut flagellé par eux après sa mort. Abailard,
+qui tenta en Bretagne d’user de sévérité, se
+vit exposé au poison : « J’habite un pays barbare,
+disait-il, dont la langue m’est inconnue ; mes
+promenades sont les bords d’une mer agitée,
+et mes moines ne sont connus que par leur
+débauche. » Tout a changé en Bretagne, hors
+les vagues qui changent toujours.</p>
+
+<p>Rancé courut de semblables dangers : aussitôt
+qu’il eut parlé de réforme, on parla de le poignarder,
+de l’empoisonner, ou de le jeter dans les
+étangs. Un gentilhomme du voisinage, M. de Saint-Louis,
+accourut à son secours : M. de Saint-Louis
+avait passé sa vie à la guerre ; le roi l’estimait,
+M. de Turenne l’aimait. Selon Saint-Simon, « c’était
+un vrai guerrier, sans lettres aucunes, avec
+peu d’esprit, mais un sens le plus droit et le
+plus juste que j’aie vu à personne, un excellent
+cœur et une droiture, une franchise et une fidélité
+admirables<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. » Rancé refusa la généreuse
+assistance, disant que les apôtres avaient établi
+l’Évangile malgré les puissances de la terre, et
+qu’après tout le plus grand bonheur était de mourir
+pour la justice.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Saint-Simon, tom. V, p. 131.</p>
+</div>
+<p>L’abbé menaça ses religieux d’informer le roi de
+leur dérèglement : ce nom du roi avait pénétré au
+fond des plus obscures retraites.</p>
+
+<p>Jusque alors nous n’avions senti que le despotisme
+irrégulier des rois qui marchaient à regret avec
+des libertés publiques, ouvrages des états-généraux,
+et exécutées par les parlements ; mais la
+France n’avait point encore obéi à ce grand despotisme
+qui imposait l’ordre sans permettre d’en
+discuter les principes. Sous Louis XIV, la liberté
+ne fut plus que le despotisme des lois, au-dessus
+desquelles s’élevait, comme régulateur, l’inviolable
+arbitraire. Cette liberté esclave avait quelques
+avantages : ce qu’on perdait en franchises dans
+l’intérieur, on le gagnait au dehors en domination :
+le Français était enchaîné, la France libre.</p>
+
+<p>Les moines donnèrent à regret leur consentement
+à la réforme. Un contrat fut passé ; 400
+livres de pension furent accordées à chacun des sept
+demeurants, avec permission de rester dans l’enceinte
+de l’abbaye ou de se retirer ailleurs ; le
+contrat mutuel fut homologué au parlement de
+Paris, le 6 février 1663.</p>
+
+<p>Rancé était toujours perplexe sur lui-même.
+Deux frères de l’Étroite Observance, appelés de
+Perseigne, arrivèrent et prirent possession de la
+Trappe.</p>
+
+<p>Un accident survenu le 1<sup>er</sup> novembre 1662 contribua
+à fixer la résolution de Rancé. Sa chambre,
+dans le monastère qu’il avait achevé de réparer,
+s’écroula et pensa l’écraser : « Voilà, s’écria-t-il,
+ce que c’est que la vie ! » Il se retira aussitôt
+dans un coin de l’église. Il entendit chanter le
+psaume : <i lang="la" xml:lang="la">Qui confidunt in Domino</i>. Frappé d’une
+lumière soudaine, il se dit : « Pourquoi craindrais-je
+de m’engager dans la profession monastique ? »
+Les difficultés de son esprit s’évanouirent.</p>
+
+<p>Il partit pour Paris, afin de demander au roi la
+permission de tenir en règle l’abbaye de la Trappe.
+Quelques hommes saints essayèrent de le détourner
+de sa résolution ; mais il dit à l’abbé de Prières,
+vicaire général de l’Étroite Observance : « Je ne
+vois point d’autre porte à laquelle je puisse
+frapper pour retourner à Dieu que celle du cloître ;
+je n’ai d’autre ressource, après tant de
+désordre, que de me revêtir d’un sac et d’un
+cilice en repassant mes jours dans l’amertume
+de mon cœur. »</p>
+
+<p>L’abbé lui répondit : « Je ne sais, monsieur, si
+vous comprenez bien ce que vous demandez :
+<i lang="la" xml:lang="la">nescis quid petis</i>. Vous êtes prêtre, docteur de
+Sorbonne, d’ailleurs homme de condition ;
+nourri dans la délicatesse et dans le luxe ; vous
+êtes accoutumé à avoir grand train et à faire
+bonne chère ; vous êtes en passe d’être évêque
+au premier jour ; votre tempérament est extrêmement
+faible, et vous demandez d’être moine,
+qui est l’état le plus abject de l’Église, le plus
+pénitent, le plus caché et même le plus méprisé.
+Il vous faudra dorénavant vivre dans les larmes,
+dans les travaux, dans la retraite, et n’étudier
+que Jésus crucifié. Pensez-y sérieusement. »
+Alors l’abbé de Rancé répondit : « Il est vrai, je
+suis prêtre, mais j’ai vécu jusqu’ici d’une manière
+indigne de mon caractère ; je suis docteur,
+mais je ne sais pas l’alphabet du christianisme ;
+je fais quelque figure dans le monde, mais j’ai
+été semblable à ces bornes qui montrent les
+chemins aux voyageurs et qui ne se remuent
+jamais. »</p>
+
+<p>L’abbé de Prières fut vaincu.</p>
+
+<p>Dans quelques lettres qu’a bien voulu me communiquer
+M. Cousin, Rancé fait l’histoire des combats
+qu’il eut à soutenir à cette époque. Les quatre
+premières s’étendent de l’an 1661 à l’an 1664 ;
+elles sont écrites à l’évêque d’Aleth.</p>
+
+<p>« Je ne puis comprendre, dit-il, que j’aie la hardiesse
+d’entreprendre une profession qui ne
+veut que des âmes détachées, et que, mes passions
+étant aussi vivantes en moi qu’elles sont,
+j’ose entrer dans un état d’une véritable mort.
+Je vous conjure, monseigneur, de demander à
+Dieu ma conversion dans une conjoncture qui
+doit être la décision de mon éternité, et qu’après
+avoir violé tant de fois les vœux de mon
+baptême, il me donne la grâce de garder ceux
+que je lui vais faire, qui en sont comme un renouvellement,
+avec tant de fidélité que je répare
+en quelques manières les égarements de ma
+vie passée. »</p>
+
+<p>Rancé écrivait à ses amis, le 13 avril 1663 :
+« Je suis persuadé que vous serez surpris quand
+vous saurez la résolution que j’ai formée de
+donner le reste de ma vie à la pénitence. Si je
+n’étais retenu par le poids de mes péchés, plusieurs
+siècles de la vie que je veux embrasser
+ne pourraient satisfaire pour un moment de
+celle que j’ai passée dans le monde. »</p>
+
+<p>L’abbé de Prières s’employa principalement
+auprès de la reine mère afin d’obtenir du roi
+pour que Rancé pût tenir son abbaye en règle.
+Louis XIV agréa la requête, mais à la condition
+qu’à la mort de cet abbé régulier, la Trappe retournerait
+en commende. Le roi tenait aux traités
+de sa race. Le brevet fut expédié le 10 mai 1663,
+et envoyé à Rome pour être confirmé par Sa
+Sainteté. L’évêque de Comminges ayant su que
+Rancé était à l’institution à Perseigne pour commencer
+son noviciat, l’alla trouver, et lui dit
+qu’il craignait que, dans son ardeur, il n’allât
+si loin que personne ne le pourrait suivre. L’abbé
+répliqua qu’il se modérerait, et il trompa l’évêque :
+conversation entre deux soldats ; l’un a
+appris à mesurer le péril, l’autre ne l’a jamais
+calculé.</p>
+
+<p>En 1662 Rancé était allé visiter la Trappe et
+jeter un coup d’œil sur la solitude éternelle qu’il
+devait habiter. Il avait vu les étangs qui se retirent
+et s’élèvent en montant dans l’ancienne forêt
+du Perche et dont plusieurs sont aujourd’hui
+supprimés. Il avait vu partout ces grandes feuilles
+solitaires qui flottaient sur les eaux comme un
+plancher, et à travers lesquelles les oiseaux aquatiques
+faisaient entendre quelques cris. Il hésita
+entre cette profonde retraite et son prieuré de
+Boulogne-Chambor, qui lui plaisait, parce qu’il
+était dans des bois ; mais enfin il se décida
+pour la Trappe, à cause de certaine affinité secrète
+entre les solitudes de la religion et les
+solitudes du passé. Il appela auprès de lui l’abbé
+Barbery.</p>
+
+<p>Rancé dans ces jours-là écrivait à M. l’évêque
+d’Aleth : « Comme les choses que je quitte et ma
+séparation des embarras extérieurs sont les
+moindres attachements de ma vie, que je ne
+puis me défaire de moi-même, puisque je me
+trouve partout aussi misérable que je l’ai toujours
+été, je vous supplie de demander à Dieu
+ma conversion. »</p>
+
+<p>L’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon, n’était pas
+un guide sûr. Dans la confusion des doctrines du
+temps, l’ami sur le bras duquel vous vous souteniez
+prenait au premier détour une autre route,
+et vous laissait là.</p>
+
+<p>Rancé, sentant qu’il était environné de chancelants
+compagnons, se décida : il sortit des rangs,
+rompit la ligne ; déserteur d’une armée qui ne le
+suivait pas, il alla droit de Paris à Perseigne apprendre
+la nouvelle profession qu’il s’était promis
+d’embrasser. L’abbé de Perseigne le reçut avec
+joie, mais avec tremblement. Au bout de cinq
+mois de noviciat, il se déclara chez Rancé une
+maladie dont il parle dans ses lettres, maladie
+d’autant plus dangereuse qu’elle avait été long-temps
+dissimulée. Les médecins le condamnèrent
+s’il ne quittait la vie monastique ; l’abbé s’obstina,
+se fit transporter à la Trappe, et guérit. Retourné
+à Perseigne, il écrivit à l’évêque d’Aleth : « Le
+temps de mes épreuves est près de finir : mon
+cœur n’en est pas moins rempli de misères.
+Je ne puis comprendre que j’aie la hardiesse de
+prendre une profession qui ne veut que des
+âmes détachées, et que mes passions étant aussi
+vivantes en moi qu’elles le sont, j’ose entrer
+dans un état d’une véritable mort. »</p>
+
+<p>Il fit un adieu général au monde. D’une course
+nouvelle, il s’élança après le Fils de Dieu, et ne
+s’arrêta qu’à la croix.</p>
+
+<p>On l’employa utilement pour son ordre pendant
+son noviciat. La réforme avait été établie au monastère
+de Champagne. Les moines résistaient ; la
+noblesse appuyait les moines : l’esprit frondeur
+n’était pas encore éteint : restait à rendre l’arrière-faix
+de la discorde. Ce moment de péril interrompit
+le noviciat de Rancé : on le fit courir au secours
+de l’Étroite Observance. Vingt-cinq gentilshommes,
+conduits par le marquis de Vassé, sous
+prétexte d’une partie de chasse, se présentèrent
+à une abbaye dans le dessein d’en expulser le parti
+des réformes. Rancé arrivait ; il leur demanda ce
+qu’ils voulaient : il fut reconnu par Vassé, auquel
+il avait rendu jadis un important service. Vassé
+courut à lui, l’embrassa, et consentit à laisser en
+paix les religieux.</p>
+
+<p>Revenu à Perseigne, le prieur parla d’envoyer
+en Touraine l’abbé, dont le noviciat n’était pas
+encore achevé. Le postulant s’y refusa, disant que
+cette tournée l’exposerait à des <i>périls</i>. L’historien
+se sert deux fois de ce mot sans le comprendre :
+l’explication est que Véretz, tout vendu qu’il
+était, barrait le chemin ; les périls qui menaçaient
+Rancé étaient des souvenirs. Étonné de la résistance,
+le prieur manda à l’abbé de Prières que le
+nouveau moine lui paraissait un homme attaché
+à son sens. L’abbé de Prières voulut parler à
+Rancé ; celui-ci alla le trouver à quatre lieues de
+Paris : le grand conspirateur de solitude le charma,
+car l’abbé Le Bouthillier avait des bienséances
+difficiles à distinguer de la véritable humilité : un
+éclair de la vie passée de l’homme du monde,
+plongeait dans les rudesses de la Foi.</p>
+
+<p>Avant de prononcer ses vœux à Perseigne,
+Rancé retourna à la Trappe : il y lut son testament ;
+il donne ce qui lui reste à son monastère.
+Il s’accuse d’avoir été, par son insouciance, la
+cause d’un grand nombre de malversations ; il déclare
+parler sans exagération et sans excès ; il
+proteste que sa confession est aussi sincère que
+s’il était devant le tribunal de Jésus-Christ ; il
+abandonne à ses frères tous ses meubles ; il leur
+remet particulièrement ses livres. « Si, par des
+événements qu’on ne peut prévoir, dit-il, la
+réforme cessait d’être à la Trappe, je donne
+ma bibliothèque à l’Hôtel-Dieu de Paris pour
+être vendue au profit des pauvres et des malades. »</p>
+
+<p>Rancé a l’air d’avoir un pressentiment des malheurs
+qui fondirent un siècle et demi plus tard
+sur son abbaye. Il laissa sa bibliothèque à ses religieux,
+lui qui ne voulait pas qu’un moine s’occupât
+d’études.</p>
+
+<p>Ici on aperçoit madame de Montbazon pour la
+dernière fois. Astre du soir, charmant et funeste,
+qui va pour toujours descendre sous l’horizon.
+Aux dires de dom Gervaise, Rancé avait nombre
+de lettres de cette femme et deux portraits d’elle :
+l’un la représentait telle qu’elle était à son mariage,
+l’autre telle qu’elle était au moment où
+elle devint veuve. Ces secrets d’amour étaient
+à la garde de la religion. La mère Louise
+avait pour surveiller ses dépôts, la faiblesse et
+la force nécessaires, l’indulgence d’une femme
+qui a failli et le courage d’une femme qui se repent.
+Le matin même de ses vœux, Rancé écrivit
+à Tours pour donner l’ordre de jeter les lettres
+au feu et pour faire renvoyer les portraits à M. de
+Soubise, fils de madame de Montbazon<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. Rompre
+avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais
+avec les souvenirs ! Le cœur se brise à la séparation
+des songes, tant il y a peu de réalités dans
+l’homme.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Dom Gervaise, etc.</p>
+</div>
+<p>Une autre lettre écrite à la mère Louise, le
+14 juin 1664, porte : « J’attends avec une humble
+patience l’heureux moment qui doit m’immoler
+pour toujours à la justice de Dieu. Tous mes
+moments sont employés à me préparer à cette
+grande action. Je n’appréhende rien davantage,
+sinon que l’odeur de mon sacrifice ne soit pas
+agréable à Dieu ; car il ne suffit pas de se donner,
+et vous savez que le feu du ciel ne descendait
+point sur le sacrifice de ce malheureux
+qui offrait à Dieu des victimes qui ne lui étaient
+point agréables. »</p>
+
+<p>On n’a jamais fait attention à cette plainte, qui
+sort du cœur de Rancé comme de ces boîtes harmonieuses
+faites dans les montagnes, qui répètent
+le même son ; cette plainte n’indique point
+son objet elle se confond avec les accusations
+dont le souffrant charge la vie. Résolu de s’ensevelir
+à la Trappe, Rancé fit d’abord un voyage
+à son prieuré de Boulogne, puis il partit pour
+la Trappe, résolu de s’ensevelir au milieu de ces
+jardins solitaires, comme jadis les souverains à
+Babylone.</p>
+
+<p>Les expéditions de la cour de Rome pour tenir
+en règle l’abbaye de la Trappe arrivèrent. Rancé
+aurait voulu se régénérer avec dom Bernier, ancien
+religieux de la Trappe mal vivant jusqu’alors,
+et enfin touché de la grâce ; mais dom Bernier
+ne fut prêt que quatre mois plus tard. Le
+26 juin 1664, Rancé fit profession entre les
+mains de dom Michel de Guiton, commissaire
+de l’abbé de Prières, avec deux autres novices,
+dont l’un, appelé Antoine, avait été domestique
+de Rancé. De serviteur qu’il était, il
+devint l’égal de son maître dans les aplanissements
+du ciel. Quatre jours après, Pierre Félibien
+prit, au nom de l’abbé de Rancé, possession de
+l’abbaye de la Trappe en qualité d’abbé régulier.
+Rancé reçut la bénédiction abbatiale des
+mains de l’évêque irlandais d’Arda, assisté de l’abbé de
+Saint-Martin de Séez. L’abbé de la Trappe se rendit
+dès le lendemain à son monastère. Et pourtant
+il écrivait à un de ses amis : « Ma disposition
+n’est qu’une pure résignation à la Providence.
+Priez pour moi. »</p>
+
+<p>Ce premier séjour de Rancé à la Trappe ne fut
+pas long. Il faisait réparer de tous les côtés l’abbaye ;
+mais tandis qu’il donnait des règlements
+nouveaux, il fut appelé à Paris à l’assemblée générale
+des communautés régularisées. Ce jeune
+homme, naguère si dépendant de l’opinion du
+monde, se rendit au lieu de la réunion dans une
+charrette comme un mendiant ; affectation dont
+il ne put débarrasser sa vie. L’assemblée le nomma
+pour aller en cour de Rome plaider la cause de
+la réforme. Avant son départ, il s’aboucha avec
+le cardinal de Retz, qui s’était avancé jusqu’à
+Commercy. Ensuite Rancé retourna quelques jours
+à la Trappe. Il s’occupait comme un humble frère.
+Il disait : « Sommes-nous moins pécheurs que
+les premiers religieux de Cîteaux ? Avons-nous
+moins besoin de pénitence ? » On lui représentait
+que, plus faibles, on ne pouvait plus pratiquer les
+mêmes austérités : « Dites, répondait-il, que
+nous avons moins de zèle. » D’un consentement
+unanime, les religieux se privèrent de l’usage
+du vin et de celui du poisson ; ils s’interdirent
+la viande et les œufs. Il s’introduisit une
+manière honnête de parler et d’agir les uns avec
+les autres ; ils respectaient en eux l’homme racheté,
+s’ils méprisaient l’homme tombé.</p>
+
+<p>Dans la distribution du travail, une portion
+d’un terrain inculte était échue à Rancé : au premier
+coup de bêche, il rencontra quelque chose
+de dur : c’était d’anciennes pièces d’or d’Angleterre.
+Il y en avait soixante, chacune valant
+sept francs : ce présent de la Providence aide Rancé
+à faire son voyage. Ayant convoqué ses moines
+il leur fit ses adieux : « J’ai à peine le temps, leur
+dit-il, de vous remettre devant les yeux cette
+parole de saint Bernard : <i>Mon fils, si vous saviez
+quelles sont les obligations d’un moine, vous
+ne mangeriez pas une bouchée de pain sans l’arroser
+de vos larmes.</i> » Puis il ajouta : « Je prie
+Dieu d’avoir pitié de vous comme de moi. S’il
+nous sépare dans le temps, qu’il nous réunisse
+dans l’éternité. »</p>
+
+<p>Les religieux se prosternèrent pour demander
+à Dieu la conservation de leur abbé.</p>
+
+<p>Le nouveau Tobie partit pour Ninive : il n’allait
+pas épouser la fille de Raguel ; la fille de Raguel
+n’était plus. Le voyageur qui accompagnait Rancé
+n’était pas Raphaël, mais l’Esprit de la pénitence ;
+cet Esprit ne se mettait pas en route pour réclamer
+de l’argent, mais la misère. Lorsqu’on erre
+à travers les saintes et impérissables Écritures où
+manquent la mesure et le temps, on n’est frappé
+que du bruit de la chute de quelque chose qui
+tombe de l’éternité.</p>
+
+<p>Le grand expiateur avait retrouvé à Châlons-sur-Saône
+l’abbé du Val-Richer, son compagnon
+désigné de voyage. A Lyon, il baisa la boîte qui
+renfermait le cœur de saint François de Sales. Il
+traversa les Alpes, et arriva à Turin : il n’y vit
+point le saint suaire. A Milan le tombeau de saint
+Charles Borromée l’appela : heureux les morts
+quand ils sont saints ! ils retrouvent leur matin
+dans le ciel. Sainte Catherine à Bologne attira la
+vénération de Rancé : c’étaient là les antiquités qu’il
+cherchait : il faisait consister sa repentance à ne
+rien voir ; ses yeux étaient fermés à ces ruines
+dont l’abbé de La Mennais nous fait une peinture
+admirable :</p>
+
+<p>« De superbes palais, dit-il, se dégradent d’année
+en année, montrant encore, à travers leurs
+élégantes fenêtres ouvertes à la pluie et à tous
+les vents, les vestiges d’un faste que rien ne rappelle
+dans nos chétives constructions modernes,
+d’un luxe grandiose et délicat dont les arts divers
+avaient à l’envi réalisé les merveilles. La
+nature qui ne vieillit jamais s’empare peu à peu
+de ces somptueuses villas, œuvres altières de
+l’homme et fragiles comme lui. Nous avons vu
+des colombes nicher sur des corniches d’une
+salle peinte par Raphaël, le câprier sauvage enfoncer
+ses racines entre les marbres déjoints,
+et le lichen les recouvrir de ses larges plaques
+vertes et blanches. »</p>
+
+<p>De Bologne à Florence, Rancé, sur une route
+triste dans les Apennins, fut renversé à terre de
+son cheval par le vent. A Florence le pèlerin ne
+s’enquit point de Dante et de Michel-Ange : quand,
+à mon tour, j’ai cheminé parmi ces débris, j’étais
+interdit. Rancé reçut les honneurs de la duchesse
+de Toscane. On regrette qu’il ne se soit pas arrêté
+plus loin au vallon d’Égérie : il aurait pu mener
+des Lémures saluer Néère et Hostia là où tant
+de femmes avaient passé. Enfin il entra dans la
+ville des saints apôtres. O Rome, te voilà donc
+encore ! Est-ce ta dernière apparition ? Malheur
+à l’âge pour qui la nature a perdu ses félicités !
+Des pays enchantés où rien ne vous attend sont
+arides : quelles aimables ombres verrais-je dans
+les temps à venir ? Fi ! des nuages qui volent sur
+une tête blanchie !</p>
+
+<p>Rancé était arrivé le 16 novembre 1664, six
+semaines après l’abbé de Cîteaux accouru pour
+combattre l’Étroite Observance. Il fut appelé à
+l’audience du pape le 2 de décembre 1664, à
+Monte-Cavallo. Il lui dit : <i lang="la" xml:lang="la">Beatissime pater, ad
+Sanctitatis Vestræ pedes humiliter accedimus<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.</i>
+Alexandre VII l’accueillit par ces paroles : <i lang="la" xml:lang="la">Adventus
+vester non solum gratus est nobis, sed expectavimus
+eum.</i> « Votre venue ne nous est pas seulement
+agréable, mais nous l’attendions. » Sa
+Sainteté reçut avec respect des lettres de la Reine-Mère,
+de Mademoiselle, du prince de Conti et
+de madame de Longueville, dont les signatures
+étaient en contraste avec les vertus de Rancé.
+Malheureusement alors les rangs comptaient plus
+que les mœurs. Rancé fit entendre ces paroles
+soumises : « Très-saint père, sorti des monastères
+où nos péchés nous ont obligé de nous
+retirer, nous venons écouter Votre Sainteté
+comme l’oracle par lequel le Seigneur veut
+nous faire connaître ses volontés. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Maupeou, tom. I, page. 58.</p>
+</div>
+<p>Cette soumission ne rassura pas tellement le
+pape que Rancé ne se crût obligé de s’expliquer :
+« Les Pères de la Trappe, dit-il, n’avaient pas
+prétendu se soustraire à la juridiction ecclésiastique,
+pour aller devant les tribunaux séculiers. »
+Point délicat par lequel Rancé sut déterminer
+ensuite en sa faveur les décisions de
+Louis XIV. Il fut résolu que Sa Sainteté commettrait
+l’examen de l’Étroite Observance au jugement
+d’une congrégation de cardinaux. Rancé
+se retira satisfait, il écrivit : « Je fus auprès de
+Sa Sainteté une heure et demie ; on ne pourrait
+attendre plus de marques de bénignité et de
+bonté que Sa Sainteté n’en fit paraître. »</p>
+
+<p>Rancé alla voir le Père Bona, qui, devenu cardinal,
+lui conserva de l’amitié. Des commissaires
+furent nommés par le pape pour étudier l’affaire.
+On instruisit Rancé qu’il n’obtiendrait pas ce
+qu’il désirait. Au commencement de l’année 1665,
+Rancé apprit que les décisions des cardinaux ne
+lui seraient pas favorables, et que des lettres
+venues de France lui faisaient tort : il se présenta
+au Vatican, où l’on bénit la ville et le monde.</p>
+
+<p>L’affaire pour laquelle Rancé était venu ne
+plaisait point. D’un autre côté, les ordres monastiques
+de la Commune Observance traitaient
+les réformateurs d’hommes singuliers, voisins
+du schisme ; la règle étroite ne trouva parmi les
+grandes congrégations de Rome que la voix de
+quelques moines inconnus d’une vallée du Perche.
+En vain Rancé fut protégé par Anne d’Autriche,
+la perspicacité italienne voyait que la
+mère de Louis XIV se mourait ; or, la tombe,
+toute souveraine qu’elle est, a peu de crédit.
+Alors Rancé, voyant sa cause perdue, se remit
+en route pour la Trappe. A peine fut-il sorti de
+Rome que son entreprise fut surnommée <i>une
+furie française, <span lang="it" xml:lang="it">una furia francese</span></i>, comme on appelle
+notre courage. En arrivant à Lyon il se hâta
+d’écrire :</p>
+
+<p>« Tous mes proches commencent à être d’un
+même sentiment sur mon sujet, et j’ai reçu
+hier une lettre qui vous surprendrait si vous
+l’aviez vue. Mon départ fit pourtant quitter
+Rome à M. de Cîteaux, qui nous était un très-grand
+obstacle, lequel, croyant me devoir suivre
+en France, sursit dans l’esprit de nos juges
+les desseins qu’ils avaient sur notre affaire. »</p>
+
+<p>L’abbé de Prières, ayant appris l’arrivée de
+Rancé, lui manda, le 24 février 1665, de retourner
+en Italie. Prières était une abbaye de
+Bernardins fondée en 1250, à trois lieues de La
+Roche-Bernard, à l’embouchure de la Villaine,
+dans ma pauvre patrie. Bien que Rancé fût persuadé
+de l’inutilité de ce second voyage, il obéit.
+Une personne inconnue voulut faire accepter à
+Rancé une bourse où il y avait quarante louis :
+Rancé n’en prit que quatorze.</p>
+
+<p>L’Apennin revit sur ses sommets ce voyageur
+qui n’écrivait ni ne faisait de journal. A Monte-Luco,
+parmi des bois d’yeuses, Rancé put apercevoir
+des ermitages blancs déjà habités de son
+temps, et où le comte Potoski s’est depuis caché.
+Rancé portait avec lui une chère remembrance,
+mais c’était la première fois qu’il voyageait : il
+n’avait pas été dix-sept ans, comme Camoëns,
+exilé au bout de la terre, ainsi que le raconte si
+bien M. Magnin ; il ne pouvait pas dire sur un
+vaisseau, en présence des rochers de Bab-el-Mandeb :
+« Madame, je demande de vos nouvelles
+aux vents qui viennent de la contrée que vous
+habitez, aux oiseaux qui vous ont vue. » Le
+souffle de la religion et la voix des anges ne laissaient
+arriver jusqu’à Rancé que des souvenirs
+expiatoires. Le soldat de la nouvelle légion
+chrétienne rentra le 2 d’avril 1665 à ce camp vide
+des prétoriens, où l’on ne voit plus que des
+martres et la fumeterre des chèvres, qui tremble
+sur les murs. « Rome, dit Montaigne, seule ville
+commune et universelle ! Pour être des princes
+de cet état, il ne faut qu’être de chrétienté.
+Il n’est lieu ici-bas que le ciel ait embrassé avec
+telle influence de faveur et telle constance : sa
+ruine même est glorieuse et enflée. »</p>
+
+<p>Rancé monta au Vatican ; il parcourut inutilement
+le grand escalier désert foulé par tant de
+pas effacés, d’où descendirent tant de fois les
+destinées du monde. Il adressa une supplique aux
+cardinaux. Un d’entre eux s’emporta : les réclamations
+de l’indigence le mettaient en colère.
+L’abbé de Rancé répondit : « Ce n’est point la
+passion, monseigneur, qui me fait parler ; c’est
+la justice. »</p>
+
+<p>« Ce grand homme, dit Pierre Le Nain, traitait
+les affaires à la façon des anges, avec la paix
+de son cœur et une parfaite soumission aux
+ordres du ciel. »</p>
+
+<p>Lorsque Rancé parut à Rome en 1664, et qu’il
+y revint au mois d’avril 1665, Alexandre VII,
+Fabio Chigi, occupait la tiare. On recherchait
+les traces de l’ambition de dona Olympia
+sous Innocent X comme on visite les dégâts d’un
+siége levé. Il n’est resté des Pamphili que la villa
+de ce nom. « Quant à Alexandre VII, dit le cardinal
+de Retz, il se communiquait peu ; mais
+ce peu qu’il se communiquait était mesuré et
+sage, <i lang="it" xml:lang="it">savio col silentio</i>. »</p>
+
+<p>Dans d’autres courses à Rome, le cardinal de
+Retz trouva qu’il s’était trompé, et que Chigi
+n’était pas grand’chose. Après l’élection de Chigi,
+Barillon avait dit au coadjuteur : « Je suis résolu
+de compter les carrosses pour en rendre ce soir
+un compte exact à M. de Lionne : il ne faut pas
+lui épargner cette joie. » Tels étaient le langage,
+la politique et les mœurs que Rancé rencontra
+au tombeau des saints apôtres. Innocent X avait
+condamné les cinq propositions ; Alexandre VII
+changea quelques mots au <i>Formulaire</i>. Ces changements
+furent agréés par Louis XIV ; mais en
+même temps, pour réparation d’une insulte faite
+au duc de Créqui, il exigea qu’une pyramide fût
+élevée devant l’ancien corps de garde des Corses,
+pyramide qui ne fut abattue que sous Clément IX.
+Alexandre VII canonisa saint François de Sales,
+créa une nouvelle bibliothèque, et s’occupa lui-même
+de lettres. On a de lui un volume de poésie
+intitulé : <i lang="la" xml:lang="la">Philomati Musæ juveniles</i>, seul rapport
+qu’il eut avec l’éditeur des œuvres d’Anacréon,
+si ce n’est le cercueil qu’il fit mettre sous son lit
+le jour de son exaltation au pontificat.</p>
+
+<p>Pendant le voyage de Rancé à Lyon, le cardinal
+de Retz était revenu à Rome. Il reçut bien son
+ami le converti, et le força d’accepter chez lui un
+logement. Rancé ne tira aucun fruit du passage du
+coadjuteur à Rome, si ce n’est quelques audiences
+inutiles qu’il lui fit obtenir du pape. Le rôle actif
+du chef de la Fronde était fini : il y a un terme à
+tout ce qui n’est pas de la grande nature humaine.</p>
+
+<p>Le cardinal de Retz était petit, noir, laid, maladroit
+de ses mains ; il ne savait pas se <i>boutonner</i>.
+La duchesse de Nemours confirme ce portrait de
+Tallemant des Réaux : « Le coadjuteur vint, dit-elle,
+en habit déguisé, voir le cardinal Mazarin.
+M. le Prince, qui sut cette visite, en parla au
+cardinal, lequel lui tourna fort ridiculement et
+le coadjuteur, et son habit de cavalier, et ses
+plumes blanches et ses jambes tortues ; et il
+ajouta encore à tout le ridicule qu’il lui donna
+que s’il revenait une seconde fois déguisé, il
+l’en avertirait, afin qu’il se cachât pour le voir
+et que cela le ferait rire. »</p>
+
+<p>Les portraits du cardinal de Retz n’offrent pas
+ces difformités : dans l’air du visage il a quelque
+chose de froid et d’arrogant de M. de Talleyrand,
+mais de plus intelligent et de plus décidé que
+l’évêque d’Autun.</p>
+
+<p>Né à Montmirail au mois d’octobre 1614 d’une
+famille florentine qui conseilla la Saint-Barthélemy,
+le cardinal ne montra pas les vertus que
+tâcha de lui inspirer saint Vincent de Paul, son
+précepteur : l’homme du bien, en ces temps-là,
+touchait à l’homme du mal, et il restait dans celui-ci
+quelque impression de la main qui l’avait
+modelé. Retz écrivit la Conjuration de Fiesque,
+ce qui fit dire au cardinal de Richelieu : « Voilà
+un dangereux esprit. » La pourpre romaine avait
+cela d’avantageux qu’elle créait un homme indépendant
+au milieu des cours. Retz professait du
+respect pour quiconque avait été chef de parti,
+parce qu’il avait honoré ce nom dans les Vies de
+Plutarque : l’antiquité a long-temps gâté la France.
+Il disait qu’à son âge César avait six fois plus de
+dettes que lui : après cela il fallait conquérir le
+monde, et Retz conquit Broussel, une douzaine
+de bourgeois, et fut au moment d’être étranglé
+entre deux portes par le duc de Larochefoucauld.</p>
+
+<p>Retz, à son début, aima sa cousine, mademoiselle
+de Retz : elle montrait, dit-il, tout ce que
+la <i lang="it" xml:lang="it">morbidezza</i> a de plus tendre, de plus animé et
+de plus touchant.</p>
+
+<p>Suspect à Richelieu, ayant eu l’audace de muguetter
+ses femmes, le lovelace tortu et batailleur
+fut obligé de s’enfuir. Il alla à Venise, où il pensa
+se faire assassiner pour la signora Vendradina ;
+il erra dans la Lombardie, se rendit à Rome, discuta
+à la Sapience, eut une querelle avec le prince
+de Schomberg, et revint en France. Ses mésintelligences
+avec le cardinal de Richelieu continuèrent
+à propos de madame de la Meilleraie. Il lui passa
+par la tête de hasarder un assassinat sur le cardinal ;
+mais il sentit <i>ce qui pouvait être une peur</i>.
+Bassompière, prisonnier à la Bastille, l’engagea
+avec des intrigants. La bataille de la Marfée eut
+lieu ; le comte de Soissons la gagna et fut tué. Cette
+mort contribua à fixer le cardinal de Retz dans la
+profession ecclésiastique. Une dispute commencée
+avec un ministre protestant lui acquit quelque
+renom. Il se lia avec mademoiselle de Vendôme
+par l’aventure où il rivalisa de courage avec M. de
+Turenne contre des capucins qui se baignaient à
+Neuilly : les conditions peu morales de cette liaison
+sont rapportées dans les <i>Mémoires</i>. Enfin, en vertu
+des protections de ces temps, il fut nommé coadjuteur
+de Paris, dont son oncle, M. de Gondy,
+occupait le siége.</p>
+
+<p>Vint la Fronde. Mazarin finit par enfermer le
+coadjuteur au château de Vincennes ; de là transféré
+au château de Nantes, il s’en évada : quatre
+gentilshommes l’attendaient au bas de la tour,
+dont il se laissa dévaler. Caché dans une meule
+de foin, mené à Beaupréau par M. et madame de
+Brissac, il fut transporté à Saint-Sébastien en Espagne,
+sur une balandre de la Loire. Il vit à Saragosse
+un prêtre qui se promenait seul, parce qu’il
+avait enterré son dernier paroissien pestiféré. A
+Valence, les orangers formaient les palissades des
+grands chemins, Retz respirait l’air qu’avait respiré
+Vannozia. Embarqué pour l’Italie, à Maïorque
+le vice-roi le reçut : il entendit des filles
+pieuses à la grille d’un couvent : elles chantaient.
+Après trois jours il traversa le canal de la Corse,
+alors inconnu, aujourd’hui fameux. Il arriva à
+Porto-Longone ; il se rendit à Porto-Ferraïo, qui
+plus tard reçut Bonaparte, homme d’un autre
+monde, changé d’empire, jamais détrôné. Enfin
+il prit terre à Piombino, et poursuivit sa route
+vers Rome.</p>
+
+<p>Un conclave s’ouvrit en 1655 par la mort
+d’Innocent X. Le cardinal de Retz s’attacha à
+l’escadron volant : Chigi fut élu sous le nom
+d’Alexandre VII. Retz fit courir le bruit qu’il
+avait contribué à l’élection : Joly, son secrétaire,
+assure qu’il n’en fut rien.</p>
+
+<p>Retz se retira à Besançon, séjourna à Constance,
+puis à Ulm, et il alla voir en Angleterre Charles II,
+dont il avait secouru la mère pendant la Fronde.</p>
+
+<p>Mazarin mourut le 9 mars 1661. Rentré en
+France, Retz entreprit deux ouvrages : l’un, sa
+généalogie (insipidité du temps : on compte ses
+aïeux lorsqu’on ne compte plus) ; l’autre, une
+histoire latine des troubles de la Fronde, de même
+que Sylla écrivit en grec ses proscriptions. Le
+cardinal vint saluer le roi à Fontainebleau. Reçu
+avec froideur, les jeunes gens se demandaient
+comment cet avorton avait jamais pu être quelque
+chose : ils n’avaient pas vu Couthon. Alors commença
+ou plutôt se renoua la liaison du cardinal
+et de madame de Sévigné.</p>
+
+<p>Celle-ci, dont on a publié peut-être trop de
+lettres, ne pouvait se garantir de la raillerie,
+même envers les gens qu’elle croyait aimer : elle
+appelait le cardinal de Retz le <i>héros du bréviaire</i>.
+Le cardinal était à Saint-Denis en 1649. Madame
+de Sévigné annonce, nombre d’années après, au
+vieil acrobate mitré, que Molière lui lira, à lui,
+<i>Trissotin</i>, et que Despréaux lui fera connaître son
+<i>Lutrin</i>. Elle parle du <i>bon cardinal</i> ; elle nous apprend
+qu’il se fait peindre par un religieux de
+Saint-Victor, qu’il donnera son image à madame
+de Grignan, laquelle ne s’en souciait pas du tout.
+Madame de Sévigné se promène comme une bonne
+avec le malade ; elle insiste pour que sa fille accepte
+une cassolette de lui, et sa fille la refuse
+avec dédain. On peut lire là-dessus une excellente
+leçon de M. Ampère. Mais à mesure que l’on
+approche de la fin du cardinal, l’admiration de
+madame de Sévigné baisse, parce que ses espérances
+diminuent. Légère d’esprit, inimitable de
+talent, positive de conduite, calculée dans ses
+affaires, elle ne perdait de vue aucun intérêt, et
+elle avait été dupe des intentions testamentaires
+qu’elle supposait au coadjuteur.</p>
+
+<p>Joly, la duchesse de Nemours, La Rochefoucauld,
+madame de Sévigné, le président Hénault
+et cent autres, ont écrit du cardinal Retz : c’est
+l’idole des mauvais sujets. Il représentait son
+temps, dont il était à la fois l’objet et le réflecteur.
+De l’esprit comme homme, du talent comme
+écrivain (et c’était là sa vraie supériorité) l’ont
+fait prendre pour un personnage de génie. Encore
+faut-il remarquer qu’en qualité d’écrivain il
+était court comme dans tout le reste : au bout
+des trois quarts du premier volume de ses <i>Mémoires</i>,
+il expire en entrant dans la raison. Quant
+à ses actions politiques, il avait derrière lui
+la puissance du parlement, une partie de la cour
+et la faction populaire, et il ne vainquit rien. Devant
+lui il n’avait qu’un prêtre étranger, méprisé,
+haï, et il ne le renversa pas : le moindre de nos
+révolutionnaires eût brisé dans une heure ce qui
+arrêta Retz toute sa vie. Le prétendu homme d’État
+ne fut qu’un homme de trouble. Celui qui joua
+le grand rôle était Mazarin ; il brava les orages
+enveloppé dans la pourpre romaine : obligé de se
+retirer en face de la haine publique, il revint par
+la passion fidèle d’une femme, et nous amenant
+Louis XIV par la main.</p>
+
+<p>Le coadjuteur finit ses jours en silence, vieux
+réveille-matin détraqué. Réduit à lui-même et
+privé des événements, il se montra inoffensif : non
+qu’il subît une de ces métamorphoses avant-coureurs
+du dernier départ, mais parce qu’il avait la
+faculté de changer de forme comme certains scarabées
+vénéneux. Privé du sens moral, cette privation
+était sa force. Sous le rapport de l’argent
+il fut noble ; il paya les dettes de sa royauté de la
+rue, par la seule raison qu’il s’appelait <i>M. de Retz</i>.
+Peu lui importait du reste sa personne : ne s’est-il
+pas exposé lui-même au coin de la borne ? On
+le pressait de dicter ses aventures, et le romancier
+transformé en politique les adresse à une
+femme sans nom, chimère de ses corruptions
+idéalisées : « Madame, quelque répugnance que
+je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma
+vie, néanmoins, comme vous me l’avez demandée,
+je vous obéis. »</p>
+
+<p>N’ayant plus où se prendre, il s’était fait le familier
+de Dieu, comme en sa jeunesse il avait
+serré la main des quarteniers de Paris. Il passait
+ses jours aux églises ; on prêtait l’oreille pour ouïr
+son cri du fond de l’abîme, pour pleurer aux
+Psaumes de la pénitence ou aux versets du <i lang="la" xml:lang="la">Miserere</i>,
+et l’on écoutait en vain. Les sépulcres,
+les images du Christ ne l’enseignaient pas : uniquement
+épris de sa personne, il ne se rappelait
+que le rôle qu’il avait joué, sans s’embarrasser de
+sa vie morale. Il inspectait les lambeaux de ce
+qu’il fut pour se reconnaître ; il éventait ses iniquités,
+afin de se former une idée semblable de
+lui-même ; puis il venait écrire les scandales de
+ses souvenirs. En l’exhumant de ses <i>Mémoires</i> on
+a trouvé un mort enterré vivant qui s’était dévoré
+dans son cercueil.</p>
+
+<p>Joueur jusqu’à la fin, ne lui vint-il pas dans
+l’esprit de se retirer à la Trappe, et d’écrire ses
+Mémoires sur la table où Rancé écrivait ses Maximes !
+Rancé fut obligé d’aller à Commercy pour
+détourner le cardinal de son pieux dessein. Bossuet
+s’était malheureusement écrié : « Le coadjuteur
+menace Mazarin de ses tristes et intrépides
+regards. » Les grands génies doivent peser
+leurs paroles ; elles restent, et c’est une beauté
+irréparable.</p>
+
+<p>Homme de beaucoup d’esprit, mais prélat sans
+jugement et évêque sacrilége, Retz contraria l’avenir
+de Dieu : il ne se douta jamais qu’il y eût
+plus de gloire dans un chapelet récité avec foi
+que dans tous les hauts et les bas de la destinée.
+Esprit aux maximes propres à des brouilleries
+plutôt qu’à des révolutions, il essaya la Fronde à
+Saint-Jean-de-Latran, se croyant toujours dans la
+<i>Cour des Miracles</i>. Indifférent et mélancolieux,
+cet Italien francisé se trouva sur le pavé lorsque
+Louis XIV eut jeté les baladins à la porte, même
+en respectant beaucoup trop en eux leur vie passée
+et l’habit qu’ils avaient sali. Place entre la
+Fronde, qui permettait tout, et le maître de Versailles,
+qui ne souffrait rien, le coadjuteur s’écriait :
+« Est-il quelqu’un pire que moi ? » avec le
+même orgueil que Rousseau s’écrie : « Est-il quelqu’un
+meilleur que moi ? » Retz continua ses
+passepieds jusqu’à sa mort : mais il faut être Richelieu
+pour ne pas s’amoindrir en dansant une
+sarabande, castagnettes aux doigts, et en pantalon
+de velours vert.</p>
+
+<p>Ce n’est donc pas à l’hôtel du cardinal de Retz
+que Rancé aurait pu apprendre à se plaire dans la
+capitale du monde chrétien. La société de Rome
+ne pouvait lui offrir aucune ressource.</p>
+
+<p>Néanmoins à l’époque de Rancé, Rome n’était
+pas dépourvue de Français dignes de lui : en 1664
+Poussin avait acheté, de la dot de sa femme, une
+maison sur le mont Pincio, auprès d’un casino de
+Claude Lorrain, en face de l’ancienne retraite de
+Raphaël, au bas des jardins de la villa Borghèse ;
+noms qui suffisent pour jeter l’immortalité sur
+cette scène. Le Poussin mourut au mois de novembre
+1665 et fut enterré dans <i>Saint-Laurent <span lang="it" xml:lang="it">in
+Lucinia</span></i>. Si Rancé eût attendu seulement cinq ou
+six mois, il aurait pu assister à des funérailles
+avec l’abbé Nicaise, auteur d’un voyage à la
+Trappe, là où je n’ai eu que l’honneur de placer
+un buste. Le réformateur aimait les tableaux, témoin
+ceux qu’il avait lui-même esquissés : en
+voyant le cercueil du Poussin, il aurait été touché,
+tandis que se serait augmenté son mépris pour
+la gloire humaine. « J’ai rencontré Poussin, dit
+Bonaventure d’Argonne, dans les débris de
+Rome, ou dessinant sur les bords du Tibre. »
+L’abbé Antoine Arnauld, de la génération de Port-Royal,
+affilié depuis à la Trappe, avait aussi fréquenté
+l’auteur du tableau du Déluge. Ce tableau
+rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la
+main du vieillard : admirable tremblement du
+temps ! souvent les hommes de génie ont annoncé
+leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur
+âme qui s’envole.</p>
+
+<p>Enfin la <i>Léonora</i> de Milton pouvait, à la rigueur,
+exister : Mazarin l’avait fait venir à ses
+concerts ; peut-être était-elle là, ne rendant plus
+aucun bruit ; lyre sans cordes. Rancé ne fut pas
+touché de la grandeur des campagnes romaines,
+ces sortes d’idées n’étaient pas encore nées : toutefois
+saint François avait chanté la beauté de la
+création éclose de la bonté de Dieu. Il y avait bien
+des images dignes de la mélancolie dans cette
+terre de tous les regrets ; Rancé eût pu marcher
+avec les derniers pas du jour sur le sommet du
+Soracte ; du haut du mont Marius, il eût aperçu
+les plages de Civita-Vecchia ; à Ostie il eût rejoint
+le sable facile à se creuser. Lord Byron avait marqué
+sa fosse aux grèves de l’Adriatique. Mais rien
+ne plaisait à Rancé, dont le cœur était plus triste
+que la pensée.</p>
+
+<p>Et cependant, s’il ne s’était trop enseveli dans
+la préoccupation de ses fautes, il eût rencontré
+dans Rome même de quoi contenter sa ferveur.
+Partout se présentaient à lui des oratoires dans
+des parcours abandonnés semés de fleurs, dans
+ces asiles dont le Père Lacordaire a fait cette peinture :</p>
+
+<p>« Au son d’une cloche toutes les portes du
+cloître s’ouvraient avec une sorte de douceur
+et de respect. Des vieillards blanchis et sereins,
+des hommes d’une maturité précoce, des adolescents
+en qui la pénitence et la jeunesse laissaient
+une nuance de beauté inconnue du monde,
+tous les temps de la vie apparaissaient ensemble
+sous un même vêtement. La cellule des cénobites
+était pauvre, assez grande pour contenir
+une couche de paille ou de crin, une table et
+deux chaises ; un crucifix et quelques images
+pieuses en étaient tout l’ornement. De ce tombeau
+qu’il habitait pendant ses années mortelles,
+le religieux passait au tombeau qui précède
+l’immortalité. Là même il n’était point séparé
+de ses frères vivants et morts. On le couchait,
+enveloppé de ses habits, sous le pavé du chœur ;
+sa poussière se mêlait à la poussière de ses
+aïeux, pendant que les louanges du Seigneur
+chantées par ses contemporains et ses descendants
+du cloître remuaient encore ce qui restait
+de sensible dans ses reliques. O maisons
+aimables et saintes ! on a bâti sur la terre d’augustes
+palais, on a élevé de sublimes sépultures ;
+on a fait à Dieu des demeures presque divines ;
+mais l’art et le cœur de l’homme ne sont
+jamais allés plus loin que dans la création du
+monastère. »</p>
+
+<p>Déjoué dans ses négociations comme dans ses
+sentiments, Rancé s’enferma dans sa vie. Il soigna
+un serviteur qui pensa mourir : inflexible pour
+lui, il pliait sa vie pour les autres. Il ne buvait
+que de l’eau, ne mangeait que du pain ; sa dépense
+par jour ne passait pas six oboles, prix d’une couple
+de colombes ; mais il s’abstenait de ces doux
+oiseaux qui coûtent si peu cher. Ne pouvant faire
+auprès des hommes les affaires de Dieu, il tâchait
+de faire auprès de Dieu les affaires des hommes.</p>
+
+<p>« Il ne voulait voir, dit Maupeou, ni les anciens
+monastères, ni les anciens monuments de la
+magnificence romaine, cirques, théâtres, arcs
+de triomphe, trophées, portiques, colonnes,
+pyramides, statues et palais, imitant en cela le
+célèbre Ammonius, qui accompagnant Athanase
+à Rome n’y voulut voir que le fameux temple
+dédié aux apôtres saint Pierre et saint Paul. »
+Rancé fréquentait les églises, passant les heures
+à prier dans ces habitacles oubliés sur tant de
+collines célèbres.</p>
+
+<p>La pénitence sortie de Rome errait à l’entour ;
+pauvre <i>Piferario</i> des Abruzzes, elle faisait entendre
+le son de sa musette devant une madone. Rancé
+s’avançait quelquefois seul devant le labyrinthe des
+cercueils, soubassement de la cité vivante. Il n’y
+a peut-être rien de plus considérable dans l’histoire
+des chrétiens que Rancé inconnu priant à la
+lumière des étoiles, appuyé contre les aqueducs
+des Césars à la porte des catacombes ; l’eau se jetait
+avec bruit par-dessus les murailles de la ville
+éternelle, tandis que la mort entrait silencieusement
+au-dessous par la tombe.</p>
+
+<p>Rancé avait désiré accomplir les fêtes de Noël
+dans un couvent de son ordre ; il y renonça lorsqu’il
+eut appris d’un vieux moine qu’on ne faisait
+point à table de lecture pieuse et qu’on jouait aux
+cartes après souper. Confiné dans sa maison, il
+écrivait : « Je passe ici ma vie dans une langueur
+et dans une misère que je ne puis vous exprimer.
+Rome m’est aussi peu supportable que la
+cour me l’était autrefois. Je ne vous dirai rien
+des curiosités de Rome : je ne les vois point et
+je ne me sens touché d’aucun désir de les voir.
+Mon unique consolation est celle que je trouve
+au tombeau des princes des apôtres et des saints
+martyrs, où je me retire le plus souvent qu’il
+est possible. »</p>
+
+<p>Enfin, ayant tout épuisé, Rancé songea à son
+retour : il emportait quelques reliques que lui
+avait données l’évêque de Porphyre, sacriste
+d’Alexandre VII. Saint Bernard retourna, jeune
+encore, à son couvent avec une dent de saint
+Césaire : ne vieillissons point en quelque lieu que
+ce soit, de peur de voir mourir autour de nous,
+jusqu’à notre renommée. Avant de quitter Rome,
+Rancé obtint du pape la licence de se retirer à
+la Grande Chartreuse : ce permis existe ; il est
+resté comme le bref d’un songe. Rancé n’exécuta
+pas tout le bien qu’il avait rêvé : en compensation
+des bonnes intentions perdues on aperçoit dans
+les <i lang="la" xml:lang="la">Olim</i> des intentions de fautes qui n’ont jamais
+été commises. L’esprit du réformateur errait partout
+où il n’y avait point d’hommes ; il ne s’arrêtait
+qu’à l’orée d’un champ, au feu de chaume
+du pâtre. Descendu de l’Italie, Rancé visita dans
+la <i>Vallée d’Absinthe</i> la poussière du grand abbé
+de Clairvaux, si toutefois elle renferme cette
+poussière : il y voulut demeurer ; on le refusa.
+L’abbé de Prières avait mis Rancé sous la conduite
+de l’abbé du Val-Richer, qu’on appelait
+dans le siècle Dominique-Georges : les héros
+d’Homère avaient des noms vulgaires pour les
+peuples.</p>
+
+<p>On ne vit donc point Rancé suspendu dans les
+abîmes de saint Bruno, ou attaché à la tombe de
+saint Bernard : c’eût été plus éclatant pour le
+poète, moins grand pour le saint. Dieu, qui avait
+ses conseils, rappela Rancé à la Trappe, afin d’y
+établir la Sparte chrétienne.</p>
+
+<p>Rancé obtint une audience de congé du saint
+Père. Il partit au mois d’avril, accompagné du
+jugement du pontife qui condamnait l’étroite observance.
+De nos jours, l’auteur de l’<i>Indifférence
+en matière de religion</i>, repoussé dans ses réformes,
+a continué de croire qu’elles s’accompliraient :
+une voix, est-il persuadé, partira on ne sait d’où ;
+l’Esprit de sainteté, d’amour, de vérité remplira
+de nouveau la terre régénérée.</p>
+
+<p>Voilà ce que pense l’immortel compatriote dont
+je pleurerais en larmes amères tout ce qui pourrait
+nous séparer sur le dernier rivage. Rancé,
+qui s’accotait contre Dieu, acheva son œuvre ;
+l’abbé de La Mennais s’est incliné sur l’homme :
+réussira-t-il ? L’homme est fragile et le génie pèse.
+Le roseau, en se brisant, peut percer la main qui
+l’avait pris pour appui.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">LIVRE TROISIÈME</h2>
+
+
+<p>Ici commence la nouvelle vie de Rancé : nous
+entrons dans la région du profond silence. Rancé
+rompt avec sa jeunesse, il la chasse et ne la revoit
+plus. Nous l’avons rencontré dans ses égarements,
+nous allons le retrouver dans ses austérités.
+La pénitence était son arrière-garde ; il se
+mettait à sa tête, se retournait, et donnait avec
+elle sur le monde. Il paraissait dans son extérieur,
+disent les historiens, une majesté qui ne
+prévoit venir que du Dieu de majesté. Ceux à
+qui leur conscience reprocha quelque chose ne
+l’osaient venir rechercher, persuadés qu’il connaissait
+divinement ce qu’ils avaient de plus caché.
+« Qui me donnera, s’écriait-il, les ailes de la colombe
+pour fuir la société des hommes ! » Dans
+mes temps de poésie, j’ai mis moi-même ces paroles
+de l’Écriture dans un chant de femme<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>.
+L’hymne de Rancé se termine par ces mots :
+« Les créatures me suivent partout ; elles m’importunent,
+par mes yeux elles entrent dans
+mon esprit et portent avec elles l’inquiétude.
+Fermons les yeux, ô mon âme ! tenons-nous si
+éloignés de toutes ces choses que nous ne puissions
+les voir et en être vus. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Cymodocée.</p>
+</div>
+<p>Après ces éjaculations on surprenait le moine
+les yeux levés vers le ciel. Il devenait immense ;
+il s’agrandissait de toute la gloire éternelle. Il y
+a des tableaux qui représentent saint François
+aux bords de la mer, en face de petits anges réunis
+dans des branchages dépouillés.</p>
+
+<p>Le 20 mai 1666 revit Rancé dans les obscurs
+chemins du Perche. Ce n’étaient là ni les restes
+de la voie Appia, ni de la voie Claudia : Rancé ne
+rapportait aucun souvenir de Rome, où tant de
+passions se sont formées, d’où tant d’hommes
+n’ont point voulu revenir. Les Troyens restèrent
+à Albe avec leurs dieux. Rancé n’avait même pas
+cueilli, pour la joindre aux fleurs du printemps
+qui commençaient à renaître à la Trappe, ces tubéreuses
+murales qui croissent sur l’enceinte ébréchée
+de Rome, où les vents transportent çà et là
+leurs échafauds mobiles.</p>
+
+<p>Des divisions s’étaient élevées entre le prieur
+et le sous-prieur, le prieur avait rempli les cellules
+de meubles inutiles : le travail des mains
+avait été diminué, les pratiques pieuses altérées ;
+le vin et le poisson reparaissaient sur les tables.
+Rancé, instruit à Rome de ces infractions, s’était
+hâté de mander à la Trappe : « Vous savez
+que les actions mortes ne sauraient plaire au
+Dieu de la vie. Gardez le silence autant avec
+vous-mêmes qu’avec les autres ; que votre solitude
+soit autant dans l’esprit et dans le cœur
+que dans la retraite extérieure de vos personnes ;
+que vos corps sortent de vos lits comme de
+vos tombeaux : au moment où je vous écris nos
+jours s’écoulent. » Les souvenirs d’Horace ne
+cessaient de vivre dans l’opulente mémoire de
+Rancé : <i lang="la" xml:lang="la">Dum loquimur fugerit invida ætas.</i></p>
+
+<p>Rancé remit la paix dans son monastère par
+la séparation de quelques chefs. Il se rendit ensuite
+au chapitre général de son ordre, qui se
+tint en l’année 1667. Un bref du pape de 1666 devait
+être reçu. Rancé avait connu ce bref à Rome.
+Plusieurs abbés, l’abbé de Cîteaux à leur tête,
+l’acceptèrent. Rancé prit la parole, tout jeune
+qu’il était, et dit qu’il avait droit d’opiner comme
+ancien docteur par la date de son doctorat. Il
+soutint que le pape Alexandre VII n’avait ni vu
+ni connu ce bref. Il demanda acte de sa protestation,
+qu’appuyèrent les abbés de Prières, de
+Faukaumont, de Cadouin et de la Vieuville. L’abbé
+de Cîteaux s’émut ; Rancé tint ferme, vérifia le
+procès-verbal, et obligea le secrétaire à le corriger.
+L’abbé de Cîteaux, voulant la paix, nomma
+Rancé visiteur des provinces de Normandie, de
+Bretagne et d’Anjou. Rancé n’accepta pas la
+charge, mais le bref de Rome passa. Il supprimait
+le vicaire général de la réforme de France,
+et défendait les assemblées qu’avaient autorisées
+les arrêts du parlement et du conseil. Rancé à
+demi repoussé regagna son monastère.</p>
+
+<p>Si les travaux spirituels avaient été interrompus,
+les constructions matérielles n’avaient pas été
+suspendues à la Trappe. Les moines étaient eux-mêmes
+les architectes et les maçons. Des frères
+convers appendus au haut du clocher étaient ballottés
+par les vents et rassurés par leur foi. Celui
+qui plaça le coq sur l’édifice vint avant son entreprise
+se prosterner aux pieds de Rancé. La religion
+prit le frère par le bras, et il monta ferme.
+Les travailleurs se mettaient à genoux sur leurs
+cordes lorsque l’heure des prières venait à tinter.
+Rancé augmenta le couvent d’un nombre de cellules ;
+il éleva une mense pour la réception des
+étrangers. On aperçoit dans l’avant-cour du couvent
+les écussons insultés des armes de France.
+Rancé fit bâtir deux chapelles, l’une en l’honneur
+de saint Jean Climaque, l’autre en l’honneur de
+sainte Marie d’Égypte : j’en ai déjà parlé. Il déposa
+sur l’autel de l’église les reliques qu’il avait
+apportées de Rome, et qui s’enrichirent ensuite
+de quelques autres. Dans l’église il remplaça, et il
+eut tort, par un beau groupe, cette vierge de peu
+de prix qui, sur la cime des Alpes, rassérène les
+lieux battus des tempêtes. Rancé retira le couvent
+de la désolation humaine et l’épura par la désolation
+chrétienne. Ces lieux que les Anglais avaient
+fait retentir de leurs pas armés ne répétèrent que
+le susurrement de la sandale.</p>
+
+<p>L’abbaye n’avait pas changé de lieu : elle était
+encore, comme au temps de la fondation, dans
+une vallée. Les collines assemblées autour d’elle
+la cachaient au reste de la terre. J’ai cru, en la
+voyant, revoir mes bois et mes étangs de Combourg
+le soir aux clartés allenties du soleil. Le
+silence régnait : si l’on entendait du bruit ce n’était
+que le son des arbres ou les murmures de
+quelques ruisseaux ; murmures faibles ou renflés
+selon la lenteur ou la rapidité du vent ; on n’était
+pas bien certain de n’avoir pas ouï la mer. Je n’ai
+rencontré qu’à l’Escurial une pareille absence de
+vie : les chefs-d’œuvre de Raphaël se regardaient
+muets dans les obscures sacristies : à peine entendait-on
+la voix d’une femme étrangère qui
+passait.</p>
+
+<p>Rentré dans son royaume des expiations, Rancé
+dressa des constitutions pour ce monde, convenables
+à ceux qui pleuraient. Dans le discours qui
+précède ces constitutions, il dit<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a> : « L’abbaye
+est sise dans un vallon fort solitaire ; quiconque
+voudra y demeurer n’y doit apporter que son
+âme : la chair n’a que faire là-dedans. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Constitutions de l’abbaye de la Trappe, Paris, 1671.</p>
+</div>
+<p>On croit lire quelque fragment des <i>douze tables</i>,
+ou la consigne d’un camp des quarante-deux stations
+israélites. On remarque ces prescriptions :</p>
+
+<p>« On se lèvera à deux heures pour matines ; on
+fera l’espace d’entre les coups de la cloche fort
+petit, pour ôter lieu à la paresse. On gardera
+une grande modestie dans l’église, on fera tous
+ensemble les inclinations du corps et les génuflexions.
+On sera découvert depuis le commencement
+de matines jusqu’au premier psaume. »</p>
+
+<p>On ne tournera jamais la tête dans le dortoir
+et l’on marchera avec gravité. On n’entrera jamais
+dans les cellules les uns des autres. On couchera
+sur une paillasse piquée, qui ait tout au
+plus un demi pied d’épaisseur. Le traversin sera
+de paille longue ; le bois de lit sera fait d’ais sur
+des tréteaux. « C’est dans l’obscurité de leurs cellules,
+dit M. Charles Nodier dans ses <i>Méditations
+du cloître</i>, que Rancé cacha ses regrets et que
+cet esprit ingénieux, qui avait deviné à neuf ans
+les beautés d’Anacréon, embrassa à l’âge du
+plaisir des austérités dont notre faiblesse s’étonne. »</p>
+
+<p>Au réfectoire on sera extrêmement propre ; on
+y aura toujours la vue baissée, sans néanmoins
+se pencher trop sur ce que l’on mange. Puis viennent
+sur l’usage du couteau et de la fourchette
+des recommandations qui semblent faites pour
+des enfants : le vieillard devant Dieu est revenu à
+l’innocence des jours puérils.</p>
+
+<p>Aussitôt que la cloche sonne pour le travail
+tous les religieux et novices se trouveront au
+parloir. On ira au travail assigné avec grande retenue
+et récollection intérieure, le regardant
+comme la première peine du péché.</p>
+
+<p>Aux heures des récréations on bannira les nouvelles
+du temps. Dans les grandes sorties on
+pourra aller en silence avec un livre dans un
+endroit du bois hors de la hantise des séculiers.
+On tiendra le chapitre des coulpes deux fois la
+semaine : avant de s’accuser on se prosternera
+tous ensemble, et, le supérieur disant : <i lang="la" xml:lang="la">Quid dicite ?</i>
+chacun répondra d’un ton assez bas : <i lang="la" xml:lang="la">Culpas meas.</i></p>
+
+<p>A l’infirmerie le malade ne se plaindra jamais :
+un malade ne doit avoir devant les yeux que l’image
+de la mort ; il ne doit rien tant appréhender
+que de vivre.</p>
+
+<p>A ces constitutions Rancé ajouta des règlements ;
+ils commencent par ce prolégomène : « Je
+ne m’acquitterais pas de ce que je dois à Dieu,
+de ce que je vous dois, mes frères, ni de ce que
+je me dois à moi-même, si je négligeais dans ma
+conduite quelque chose de ce qui peut vous rendre
+dignes de l’éternité. »</p>
+
+<p>Puis arrivent les instructions générales.</p>
+
+<p>« On ne demeurera jamais seul dans aucun
+lieu dans l’obscurité », dit Rancé. Et cependant,
+sans s’en apercevoir, il mettait l’homme seul devant
+ses passions.</p>
+
+<p>Les observances en ce qui concerne les étrangers
+sont touchantes : on voyait des avertissements
+écrits en chaque chambre du quartier des
+hôtes. S’il est mort quelque parent proche, comme
+le père, la mère d’un religieux, l’abbé le recommande
+au chapitre sans le nommer, de manière
+que chacun s’y intéresse comme pour son propre
+père, et que la douleur ne cause ni douleur,
+ni inquiétude, ni distraction à celui des frères
+qu’elle regarde. La famille naturelle était tuée
+et l’on y substituait une famille de Dieu. On pleurait
+son père autant de fois que l’on pleurait le
+père inconnu d’un compagnon de pénitence.</p>
+
+<p>Il y a des usages pour sonner la cloche selon
+les heures du jour et les différentes prières. Il y
+a des règles pour le chant : dans les psaumes, allez
+rondement jusqu’à la <i>flexe</i> ; le <i lang="la" xml:lang="la">Magnificat</i> doit s’entonner
+avec plus de gravité que les psaumes ;
+quoique aucune pause ne soit commandée dans le
+cours d’un répons, on en doit faire dans le <i lang="la" xml:lang="la">Salve
+Regina</i> : il faut qu’il y ait un moment de silence
+dans tout le chœur.</p>
+
+<p>En 1672, on rétablit à la Trappe l’ancienne
+manière de jeûner le carême, de ne faire qu’un
+seul repas et de ne manger qu’à quatre heures
+du soir.</p>
+
+<p>Par ces règlements Rancé avait mis à exécution
+ses deux grands projets : prière et silence. La
+prière n’était suspendue que par le travail. On se
+levait la nuit pour implorer celui qui ne dort
+point : Rancé voulait que l’âme et le corps eussent
+une égale occupation.</p>
+
+<p>Quand l’abbé s’apercevait que ses religieux
+souffraient de douleurs qui ne se décelaient par
+aucune marque apparente, à ceux-là il s’attachait.
+Il n’opérait point à l’aide de miracles ; il ne faisait
+point entendre les sourds et les aveugles voir ;
+mais il soulageait les maladies de l’âme et jetait
+les esprits dans l’étonnement en apaisant les tempêtes
+invisibles. Variant ses instructions suivant
+le caractère de chaque cénobite, Rancé s’étudiait
+à suivre en eux l’attrait du ciel. Un mot de sa
+bouche leur rendait la paix. Des solitaires qui ne
+l’avaient jamais connu trouvèrent dans la suite, à
+sa sépulture, la guérison de leurs peines ; la bénédiction
+du ciel continuait sur sa tombe : Dieu
+garde les os de ses serviteurs.</p>
+
+<p>L’hospitalité changea de nature ; elle devint
+purement évangélique : on ne demanda plus aux
+étrangers qui ils étaient ni d’où ils venaient, ils
+entraient inconnus à l’hospice et en sortaient inconnus,
+il leur suffisait d’être hommes ; l’égalité
+primitive était remise en honneur. Le moine jeûnait
+tandis que l’hôte était pourvu ; il n’y avait
+de commun entre eux que le silence. Rancé nourrissait
+par semaine jusqu’à quatre mille cinq cents
+nécessiteux. Il était persuadé que ses moines n’avaient
+droit aux revenus du couvent qu’en qualité
+de pauvres. Il assistait des malades honteux
+et des curés indigents. Il avait établi des maisons
+de travail et des écoles à Mortagne. Les maux
+auxquels il exposait ses moines ne lui paraissaient
+que des souffrances naturelles. Il appelait ces souffrances
+la <i>pénitence de tous les hommes</i>. La réforme
+fut si profonde que le vallon consacré au repentir
+devint une terre d’oubli.</p>
+
+<p>Il résulta de cette éducation des effets que l’on
+ne remarque plus que dans l’histoire des Pères
+du désert. Un homme s’étant égaré entendit une
+cloche sur les huit heures du soir : il marche de
+ce côté et arrive à la Trappe. Il était nuit ; on lui
+accorda l’hospitalité avec la charité ordinaire,
+mais on ne lui dit pas un mot : c’était l’heure du
+grand silence. Cet étranger, comme dans un château
+enchanté, était servi par des esprits muets
+dont on croyait seulement entendre les évolutions
+mystérieuses.</p>
+
+<p>Des religieux en se rendant au réfectoire suivaient
+ceux qui allaient devant eux sans s’embarrasser
+où ils allaient ; même chose pour le travail :
+ils ne voyaient que la trace de ceux qui marchaient
+les premiers. Un d’entre eux pendant l’année de
+son noviciat ne leva pas une seule fois les regards :
+il ignorait comment était fait le haut de
+sa cellule. Un autre reclus fut trois ou quatre
+mois sans apercevoir son frère, quoiqu’il lui tombât
+cent fois sous les yeux. La duchesse de Guise
+étant venue au couvent, un solitaire s’accusa d’avoir
+été tenté de regarder l’<i>évêque</i> qui était sous
+lampe. Rancé savait seul qu’il y eût une terre<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Le Nain, tom. 1<sup>er</sup>, liv. <small>VII</small>, p. 600 et suiv.</p>
+</div>
+<p>Ces grands effets ne se bornèrent pas à l’intérieur
+du couvent ; ils s’étendirent partout. Dans
+la suite, quand la Trappe fut détruite, on en vit
+mille autres renaître, comme des plantes dont la
+semence a été soudée au haut des ruines. J’ai
+cité dans les notes du <i>Génie du Christianisme</i> les
+lettres de M. Clausel, qui, de soldat de l’armée
+de Condé était venu s’enfermer en Espagne à la
+Trappe de Sainte-Suzanne. Il écrivait à son frère :
+« J’arrivai un jour dans une campagne déserte
+à une porte, seul reste d’une grande ville. Il y
+avait eu sûrement dans cette ville des partis, et
+voilà que depuis des siècles leurs cendres s’élèvent
+confondues dans un même tourbillon. J’ai
+vu aussi Murviédo, où était bâtie Sagonte, et
+je n’ai plus songé qu’à l’éternité. Qu’est-ce que
+cela me fera dans vingt ou trente ans qu’on
+m’ait dépouillé de ma fortune ? Ah ! mon frère,
+puissions-nous avoir le bonheur d’entrer au
+ciel ! S’il me reste quelque chose, je désire qu’on
+fasse bâtir une chapelle dédiée à Notre-Dame des
+Sept Douleurs dans l’arrondissement de la maison
+paternelle, selon le projet que nous en fîmes
+sur la route de Munich. Hâtez-vous de faire
+élever des croix pour la consolation des voyageurs
+avec des siéges et une inscription comme
+en Bavière : <i>Vous qui êtes fatigués, reposez-vous.</i>
+J’aurai demain le bonheur de faire mes vœux :
+j’y ajouterai une croix comme on en met sur
+la tombe des morts. »</p>
+
+<p>La chapelle vient d’être bâtie par mon vieil
+ami, M. de Clausel, dans les montagnes du Rouergue.
+Après plus de quarante années, l’amitié a
+rempli un vœu. Avant de quitter ce monde ne
+verrai-je point cette pieuse sincérité de l’affection
+fraternelle, moi qui viens d’apprendre la
+mort de mon jeune neveu, petit-fils de M. de
+Malesherbes, et mort jésuite au pied des Alpes de
+Savoie, après avoir été brave officier ? Je tarde tant
+à m’en aller que j’ai envoyé devant moi tous ceux
+que je devais précéder.</p>
+
+<p>Quand la Trappe fut détruite, un porteur de la
+haire de Rancé demanda asile au canton de Fribourg.
+Les moines quittèrent leur monastère ;
+chaque religieux avait dans son sac sa robe et
+un peu de pain. La colonie s’arrêta à Saint-Cyr ;
+elle fut accueillie par l’hospitalité expirante des
+Lazaristes, et fut bientôt obligée de s’éloigner. Le
+vœu de silence et de pauvreté paraissait une
+conspiration à ceux qui faisaient de si horribles
+bruits. A Paris, les chartreux, prêts à se séparer,
+reçurent les trappistes : les cloîtres de Saint-Bruno
+exercèrent leur dernier acte de Charité.
+La solitude ambulante continua sa route. La vue
+d’une église lointaine sur le passage des frères
+les ranimait ; ils bénissaient la maison du Seigneur
+par la récitation des psaumes, comme on
+entend parmi les nuages des cygnes sauvages
+saluer en passant les savanes des Florides. A la
+frontière, la charrette qui traînait les bannis au
+ciel fut regardée avec compassion par nos soldats.
+On ne fouilla point ces mendiants. En entrant
+sur le sol étranger, les exilés se donnèrent le
+baiser de charité dans une forêt, à une lieue de
+l’ancienne abbaye de la Val-Sainte ils coupèrent
+une branche d’arbre, en firent une croix et reçurent
+le curé de Cerniat qui venait à leur rencontre.</p>
+
+<p>A la Val-Sainte, ruine d’un monastère abandonné,
+ils trouvèrent à peine de quoi se mettre à
+l’abri. Dans un temps où les armes, les malheurs
+et les crimes faisaient tant de fracas, la renommée
+des solitaires se répandit au dehors ; les rois
+fuyaient et n’attiraient personne sur leurs traces ;
+on accourait de toutes parts pour se ranger au
+nombre des moines réfugiés. La Val-Sainte, grossie
+de néophytes, fut obligée d’envoyer des colonies
+au dehors comme une ruche répand autour
+d’elle ses essaims. Mais la révolution, qui marchait
+plus vite que la religion fugitive, atteignit
+les trappistes dans leur nouvelle retraite : obligés
+de quitter la Val-Sainte, chassés de royaume en
+royaume, par le torrent qui les poursuivait, ils
+arrivèrent jusqu’à Butschirad, où j’ai rencontré
+un autre exilé. Enfin, le sol leur manquant, ils
+passèrent en Amérique. C’était un grand spectacle
+que le monde et la solitude fuyant à la fois
+devant Bonaparte. Le conquérant, rassuré par ses
+victoires, sentit la nécessité des maisons religieuses :
+« Là, disait-il, se pourront réfugier ceux à
+qui le monde ne convient pas ou qui ne conviennent
+pas au monde. »</p>
+
+<p>Dom Gustin, trappiste fugitif, racheta les ruines
+de la Trappe avec des aumônes. Il ne restait plus
+du monastère que la pharmacie, le moulin et
+quelques bâtiments d’exploitation. Dans les environs
+de Bayeux, les trappistines, chassées d’abord
+de la forêt de Sénart, s’établirent sous la
+conduite de ma cousine, madame de Chateaubriand.
+Les enfants de Rancé ne trouvèrent en
+rentrant dans la solitude de leur père que des
+murailles recouvertes de lierre, et des débris à
+travers lesquels serpentaient les ronces. Telle fut
+dès son début la vigueur de l’arbre que Rancé
+avait planté, qu’il continue de vivre ; il donnera
+de l’ombre aux pauvres quand il n’y aura plus
+d’ombre de trônes ici-bas. J’ai vu à la Trappe
+un ormeau du temps de Rancé : les religieux ont
+grand soin de ce vieux Lare qui indique les cendres
+paternelles mieux que la statue de Charles II
+n’indique l’immolation de Charles I<sup>er</sup>.</p>
+
+<p>Les moines dont je viens de tracer l’histoire
+avaient été les enfants de Rancé. Lorsqu’il arriva
+à la Trappe, un de ses premiers soins fut de faire
+abattre une fuie, cellules de colombes, qui se
+trouvait placée au milieu de la cour, soit qu’il
+voulût abolir jusqu’au souvenir des temps d’une
+abstinence moins rigoureuse, soit qu’il craignît
+ces oiseaux que la Fable plaçait parmi ses plus
+beaux ornements et dont les ailes portaient des
+messages le long des rivages de l’Orient. Un trappiste
+se confessait d’avoir regardé un nid : se
+reprochait-il d’avoir pensé à un nid ou à des ailes ?
+M. de Rancé fit détourner un grand chemin qui
+passait contre les murs de l’abbaye, le bruit de
+ce chemin renouvelé descend encore aujourd’hui
+au fond de la vallée. Tout chef qu’il était, Rancé
+ne s’accorda aucune des préférences de ses devanciers,
+il se contentait de la pitance commune ;
+privé comme ses moines de l’usage du linge, il
+prêchait et confessait ses frères ; ses seules distractions
+étaient les paroles qu’il recueillait sur
+le lit de cendres. Il fortifiait ses pénitents plutôt
+qu’il ne les attendrissait. Il n’était question dans
+ses discours que de l’échelle de saint Jean Climaque,
+des ascétiques de saint Basile et des conférences
+de Cassien.</p>
+
+<p>Les cinq ou six premières années de la retraite
+de Rancé se passèrent obscurément : les ouvriers
+travaillaient sous terre aux fondements de l’édifice.
+Rancé recevait sans distinction tous les religieux
+qui se présentaient. Le premier qui parut
+fut, en 1667, dom Rigobert, moine de Clairvaux ;
+ensuite dom Jacques et le P. Le Nain. Ces réceptions
+commencèrent à faire des ennemis à Rancé.
+Cela nous paraît bien peu grave, à nous qui n’attachons
+de prix qu’aux guenilles de notre vie,
+mais alors c’étaient des affaires : Rome survenait,
+le grand conseil du roi s’en mêlait. Obligé
+d’entrer dans ces transactions générales, Rancé
+était forcé de survenir dans les accidents domestiques :
+il administrait ses premiers solitaires,
+qui mouraient d’abord presque tous. Dom Placide
+était étendu sur sa dernière couche, Rancé lui
+demanda où il voulait aller ? — « Au-devant des
+bienheureux », répondit-il.</p>
+
+<p>Dom Bernard fut administré. A peine eut-il
+reçu le corps de Notre-Seigneur qu’il eut un pressant
+besoin de cracher : il se retint, et mourut
+étouffé par le pain des anges.</p>
+
+<p>Claude Cordon, docteur de Sorbonne, reçut en
+arrivant le nom d’Arsène, nom devenu fameux
+dans les nouvelles légendes. Arsène, après sa
+mort, apparut dans une gloire à dom Paul Ferrand,
+et lui dit : « Si vous saviez ce que c’est que
+de converser avec les saints ! » Puis il disparut.</p>
+
+<p>L’abbaye de Dorval se voulut réformer. L’abbé
+de Dorval convint d’une entrevue avec Rancé :
+Rancé partit ; il rencontra l’abbé de Dorval à Châtillon,
+lieu triste, où les espérances ne se réalisent
+pas. De là il se rendit à Commercy, où il
+revit le cardinal de Retz ; il le détourna de la
+pensée apparente qu’il avait de se renfermer à la
+Trappe : « Le saint homme, dit Le Nain, eut de
+bonnes raisons pour ne pas le lui conseiller. »
+M. Dumont, auteur de l’histoire de la ville de
+Commercy, a bien voulu m’envoyer une lettre de
+Rancé au cardinal de Retz. « Si Votre Éminence,
+dit l’abbé de la Trappe, croyait qu’il n’y eût
+personne dans le monde dont mon cœur fût
+plus occupé que d’elle, elle ne me ferait pas justice. »
+Voilà où la déférence pour les rangs peut
+conduire la piété même. Après sa sortie, Rancé
+se hâta de se replier et de rappeler du monde sa
+patrouille. Revenu à la Trappe, il admit à profession
+frère Pacôme : celui-ci n’ouvrit jamais un
+livre, mais il excellait dans l’humilité. Chargé du
+soin des pauvres, il n’entrait dans le lieu où il
+mettait le pain qu’après s’être déchaussé, comme
+Moïse pour entrer dans la terre promise. Pacôme
+attira à lui un de ses frères ; ils vécurent sous le
+même toit sans se donner la moindre marque
+qu’ils se fussent jamais connus.</p>
+
+<p>Rancé avait envoyé un religieux à Septfonts :
+ce religieux se gâta. « Je me suis mécompté,
+écrivait Rancé au visiteur, j’en ferai pénitence
+toute ma vie. »</p>
+
+<p>La plupart des repentants du seizième siècle
+et du commencement du dix-septième avaient été
+des bandits ; ils ne se transformèrent pas, comme
+les massacreurs de septembre, en marchands de
+pommes cuites, et ne vendaient point de leurs
+mains souillées de meurtre des fruits aux petits
+enfants. Ces meurtriers étaient des déserteurs
+des armées du temps, des <i>Routiers</i>, des <i lang="it" xml:lang="it">Condottieri</i>,
+des <i>Ruffiens</i>. Somme toute, des capitaines,
+tels que Montluc et le baron des Adrets, qui faisaient
+sauter des prisonniers du haut des remparts,
+instruisaient leurs fils à se laver les bras
+dans le sang, accrochaient leurs prisonniers aux
+arbres. Valaient-ils mieux que leurs soldats ? Les
+illustres égorgeurs qui se retirèrent à Port-Royal
+et à la Trappe n’étaient-ils pas les dignes appelés
+à la retraite vengeresse qui les devait dévorer ?
+Un monde si plein de crimes se remplit de pénitents
+comme au temps de la Thébaïde.</p>
+
+<p>Depuis la réforme jusqu’à la mort de Rancé on
+compte cent quatre-vingt-dix-sept religieux et
+quarante-neuf frères, parmi lesquels sont plusieurs
+de qui Rancé a écrit la vie et qui peuvent figurer
+dans les romans du ciel. On voit leurs noms dans
+l’<i>Histoire de l’abbaye de la Trappe</i>, excellent recueil,
+où tout se trouve rapporté avec une minutieuse
+exactitude. Je le recommande d’autant plus
+que j’y ai remarqué quelques paroles d’humeur
+contre moi ; cependant, je croyais ne les avoir pas
+méritées.</p>
+
+<p>A Port-Royal, même affluence d’hommes du
+monde ; mais à Port-Royal il y avait des femmes et
+des savants ; Pallue <i>coulant le temps</i>, médecin qui
+devint celui des solitaires, fit bâtir, nous dit Fontaine,
+« un petit logis, appelé le Petit-Pallue à
+cause de la petitesse <i>bien juste et bien ramassée</i> de
+ses appartements. » Vint ensuite Gentien-Thomas
+suivi de ses enfants. On vit accourir M. de La
+Rivière, officier, qui apprit la langue grecque et
+la langue hébraïque, et se fit gardien des bois.</p>
+
+<p>A la Trappe arrive Pierre ou François Fore :
+sous-lieutenant dans un corps de grenadiers,
+blessé dans plusieurs rencontres, plongé dans
+toutes sortes de vices, poursuivi par dix ou douze
+décrets de prise de corps, il était incertain s’il
+fuirait en Angleterre, en Allemagne, en Hongrie,
+ou s’il ne prendrait pas le turban ; il entendit
+parler de la Trappe. En quelques jours, il franchit
+deux cents lieues ; il arrive à la fin de l’hiver par
+des routes défoncées et d’affreuses pluies ; il frappe
+à la porte : son œil était hagard, son expression
+hautaine et dure, son sourcil fier, sa contenance
+militaire et farouche. Rancé le reçut. Des ulcères
+se formèrent dans la poitrine de Fore ; il vomit
+le sang sur la cendre et il expira.</p>
+
+<p>A Port-Royal on voit un M. de La Pétissière,
+brave parmi les braves ; le cardinal de Richelieu
+se reposait sur lui de sa sûreté : c’était un lion
+plutôt qu’un homme. <i>Le feu lui sortait par les yeux,
+et son seul regard effrayait ceux qui le regardaient.</i>
+Dieu se servit d’un malheur pour toucher d’une
+crainte salutaire son âme féroce et incapable de
+toute autre peur. Comme il avait eu une querelle
+avec un parent du cardinal, il eut plus de huit
+jours un cheval toujours sellé et prêt à monter
+pour aller se battre contre celui dont il croyait
+avoir été offensé. La fureur qui le transportait
+était telle, qu’encore qu’il fût le plus habile et le
+plus adroit du royaume, il reçut, après avoir
+blessé à mort son ennemi, un coup d’épée dans
+le bras, entre les deux os ; la pointe demeura enfoncée
+sans qu’il pût jamais la retirer. Il se sauva
+en cet état à travers champs, portant dans son
+bras le bout de l’épée rompue. Il alla trouver un
+maréchal, qui eut besoin pour la retirer de se
+servir des grosses tenailles de sa forge.</p>
+
+<p>A la Trappe passe Forbin de Janson, obligé de
+quitter la France pour avoir tué son adversaire
+en duel : il obtint ensuite sa grâce. Il se trouva à
+Marsaille, sous Catinat, reçut une blessure, fit
+vœu de se faire religieux et reçut l’habit des frères
+de la Trappe. Il fut envoyé au monastère de
+<i>Buon-Solazzo</i> (Bonne-Consolation), et fonda une
+maison de trappistes sur les charmantes collines
+de la Toscane. Joseph Bernier, moine qui restait
+de l’ancienne Trappe, passa, à l’arrivée de Rancé,
+dans l’étroite observance ; il demanda en expirant
+que son corps fût jeté à la voirie : cynisme de la
+religion, où se montre le cas que les chrétiens
+faisaient de la matière. Ces rigueurs se rattachent
+à un ordre de philosophie que notre esprit n’est
+pas plus capable de comprendre que nos mœurs
+de supporter. Timée, dans Diogène-Laërce, raconte
+que les Pythagoriciens mettaient leurs biens
+en commun, appelaient l’amitié égalité, ne mangeaient
+point de viande, étaient cinq ans sans parler,
+et rejetaient par humilité les cercueils de cyprès,
+parce que le sceptre de Jupiter était fait de
+ce bois.</p>
+
+<p>Ces pécheurs de la Trappe et de Port-Royal se
+trouvèrent confondus avec des non-savants de
+toutes natures. A Port-Royal était le jeune Lindo,
+d’une bonté et d’une ouverture de cœur à l’égard
+de tout le monde qui ne se peut concevoir. « Je
+sentais pour lui, décrit l’ingénu Fontaine, une
+tendresse particulière ; il était fort simple, et je
+l’étais aussi. »</p>
+
+<p>De même parut à la Trappe frère Benoît, gentilhomme
+plein d’esprit, qui avait passé ses premiers
+jours à ne point penser. Rancé, qui tirait
+parti de l’innocence comme du repentir, a écrit
+sa vie, de même qu’un jardinier fait une petite
+croix sur des paquets de graines pour étiqueter
+un parfum.</p>
+
+<p>M. Sainte-Beuve a extrait avec la patience
+du goût les passages de Port Royal, que je viens
+de citer ; il ajoute : « C’est le côté par lequel Port-Royal
+touche à la Trappe et à M. de Rancé,
+quand, sous les autres aspects, il paraît toucher
+plus près aux bénédictins de Saint-Maur et à
+Mabillon ; quand, par M. d’Andilly, il reste un
+peu à portée de la cour et presque figurant de
+loin ces riantes et romanesques retraites, imaginées
+en idée par mademoiselle de Montpensier,
+par madame de Motteville ou même par
+mademoiselle de Scudéri. »</p>
+
+<p>La Trappe n’était pas riante ; ses sites étaient
+désolés, et l’âpreté de ses mœurs se répétait dans
+l’âpreté du paysage. Mais la Trappe resta orthodoxe,
+et Port-Royal fut envahi par la liberté de
+l’esprit humain. Le terrible Pascal, hanté par son
+esprit géométrique, doutait sans cesse : il ne se
+tira de son malheur qu’en se précipitant dans la
+foi. Malgré le silence que la Trappe gardait, il
+fut question de la détruire, tant le monde était
+effrayé d’elle ; elle n’échappa à sa ruine que par
+l’habileté de Rancé : Port-Royal fut moins heureux.</p>
+
+<p>Parti de Paris dans la nuit du 27 octobre 1709,
+d’Argenson investit Port-Royal-des-Champs avec
+trois cents hommes ; c’était trop pour enlever
+vingt-deux religieuses âgées et infirmes. Elles furent
+dispersées en différents lieux ; et l’on refusa
+quelquefois la sépulture à ces brebis, esseulées du
+troupeau de la mère Angélique.</p>
+
+<p>Enfin l’ordre de la démolition du couvent arriva
+le 25 janvier 1710, dix ans après la mort de
+Rancé. Cet ordre <i>fut exécuté avec fureur</i>, selon
+Duclos. Les cadavres étaient déterrés au bruit
+de ricaneries obscènes, tandis que dans l’église
+les chiens se repaissaient de chair décomposée.
+Les pierres tumulaires furent enlevées ; on a
+trouvé à Magny celle d’Arnauld d’Andilly. La
+maison de M. de Sainte-Marthe devint une grange ;
+les bestiaux paissent sur l’emplacement de l’église
+de Port-Royal-des-Champs : « La clématite, le
+lierre et la ronce, dit un voyageur, croissent sur
+cette masure, et un marsaule élève sa tige au
+milieu de l’endroit où était le chœur. Le silence
+est à peine interrompu par le gémissement du
+ramier solitaire. Ici Sacy venait répéter à Dieu
+la prière qu’il avait empruntée de Fulgence ; là
+Nicole invita Arnauld à déposer la plume ; dans
+cette allée écartée j’aperçois Pascal qui développe
+une nouvelle preuve de la divinité du
+christianisme ; plus loin, avec Tillemont et Lancelot
+se promènent Racine, La Bruyère, Despréaux,
+qui sont venus visiter leurs amis. Échos
+de ces déserts, arbres antiques, que n’avez-vous
+pu conserver les entretiens de ces hommes célèbres ! »</p>
+
+<p>Et quel est le chrétien persuadé, le génie poétique
+qui s’adresse à ces illustres disparus, comme
+jadis à Sparte j’appelai en vain Léonidas ? C’est
+l’ancien évêque de Blois, approbateur de la mort
+et quasi juge dans le procès de Louis XVI.</p>
+
+<p>Louis-le-Grand, vous avez enseigné à votre
+peuple les exhumations ; accoutumé à vous obéir,
+il a suivi vos exemples : au moment même où la
+tête de Marie-Antoinette tombait sur la place révolutionnaire,
+on brisait à Saint-Denis les cercueils :
+au bord d’un caveau ouvert, Louis XIV
+tout noir, que l’on reconnaissait à ses grands
+traits, attendait sa dernière destruction ; représailles
+de la justice éternelle ! « Eh bien, peuple
+royal de fantômes, » je me cite (je ne suis plus
+que le temps), « voudriez-vous revivre au prix
+d’une couronne ? Le trône vous tente-t-il encore ?
+Vous secouez vos têtes, et vous vous recouchez
+lentement dans vos cercueils. »</p>
+
+<p>Rancé avait transporté avec lui au désert le
+passé, et y attira le présent et l’avenir. Le siècle
+de Louis XIV ne négligeait aucune grandeur ; il
+s’associait aux victoires d’un reclus comme aux
+victoires d’un capitaine : Rocroi pour ce siècle
+était partout. Les querelles du jansénisme, les
+mysticités du quiétisme occupaient la ville et la
+cour depuis Bossuet et Fénelon jusqu’à mesdames
+de Maintenon et de Longueville, depuis le
+cardinal de Noailles jusqu’aux maréchaux amis
+et ennemis de Port-Royal, depuis les adversaires
+du protestantisme jusqu’aux esprits entêtés de
+l’hérésie. Par Rancé, le siècle de Louis XIV entra
+dans la solitude, et la solitude s’établit au sein
+du monde.</p>
+
+<p>Dans ces premières années de la retraite de
+Rancé, on entendit peu parler du monastère,
+mais petit à petit sa renommée se répandit. On
+s’aperçut qu’il venait des parfums d’une terre
+inconnue ; on se tournait, pour les respirer, vers
+les régions de cette Arabie heureuse. Attiré par
+les effluences célestes, on en remonta le cours :
+l’île de Cuba se décèle par l’odeur des vanilliers
+sur la côte des Florides. « Nous étions, dit Leguat,
+en présence de l’île d’Éden : l’air était rempli
+d’une odeur charmante qui venait de l’île et s’exhalait
+des citronniers et des orangers<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Voyage et Aventures de François Leguat, p. 48, tom. I<sup>er</sup>.</p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">LIVRE QUATRIÈME</h2>
+
+
+<p>Les calomnies publiées contre le monastère de
+la Trappe par les libertins, qui se moquaient des
+austérités, et par les jaloux, qui sentaient naître
+une autre immortalité pour Rancé, commençaient
+à s’accroître ; on avait sans cesse devant les yeux
+les premières erreurs du solitaire, on s’obstinait
+à ne voir dans sa conversion que des motifs de
+vanité. Ses plus grands amis, l’abbé de Prières,
+visiteur de l’ordre, était lui-même épouvanté des
+réformes de la Trappe ; il écrivait à l’abbé : « Vous
+aurez beaucoup d’admirateurs, mais peu d’imitateurs. »</p>
+
+<p>Maubuisson, abbaye près de Pontoise, avait été
+bâtie par la reine Blanche, et l’on y voyait son
+tombeau : Rancé écrivit à la supérieure découragée
+de cette abbaye. Il écrivait à une autre
+femme, car tous les souffrants consultaient ce
+savant médecin qui avait essayé les remèdes sur
+lui-même : « Si l’ennui vous attaque, pensez que
+Jésus-Christ vous attend ; toute votre course et sa
+durée ne vous paraîtront qu’une vapeur dans ce
+point auquel il faudra qu’elle finisse. »</p>
+
+<p>Le 7 septembre 1672 Rancé présenta une requête
+au roi en faveur de la réforme ; il commence
+par dire que les anciens solitaires, dont il
+ne mérite de porter ni le nom ni l’habit, n’ont
+point fait difficulté de sortir du fond de leurs déserts
+pour le service de Dieu ; qu’à leur exemple
+il croirait manquer au plus saint de ses devoirs
+s’il se taisait ; que malheureusement il ne va parler
+que pour se plaindre, et que celui qui lui ouvre
+la bouche, n’a mis sur ses lèvres que des paroles
+de douleur. De là passant à son sujet, il parle de
+l’ordre de Cîteaux, prêt à retomber dans les périls
+dont il est échappé, par le défaut de protection
+refusée à l’étroite observance établie par
+Louis XIII. Pendant que les solitaires ont vécu
+dans la perfection ils ont été considérés comme
+les anges tutélaires des monarchies ; ils ont soutenu,
+par le pouvoir qu’ils avaient auprès de Dieu,
+la fortune de l’empire : une sainte recluse avait
+connu en esprit ce qui se passait à la journée de
+Lépante. « Votre Majesté, ajoute Rancé, ne sera
+point surprise qu’étant obligé par le devoir de
+ma profession de me présenter à tous les instants
+au pied des autels du Roi du ciel, j’aborde une
+fois dans ma vie le trône du roi de la terre. »</p>
+
+<p>La cour de Rome, qu’avaient en vue les réformes
+trop austères de la Trappe, s’opposait aux
+exagérations de ses serviteurs ; Rancé annonçait
+son habileté en réveillant la passion du pouvoir
+dans le cœur de Louis XIV.</p>
+
+<p>Dans tous les bruits répandus, les uns dénonçaient
+Rancé pour sa doctrine, prétendant qu’elle
+n’était pas pure ; les autres le taxaient d’hypocrisie,
+les autres lui reprochaient d’introduire
+dans l’ordre des voies nouvelles. Le roi, vers la
+fin d’octobre 1673, lui accorda pour juger la question
+les commissaires qu’il avait demandés, l’archevêque
+de Paris, le doyen de Notre-Dame,
+MM. de Caumartin, de Fieubet, de Voisin et de
+La Marquerie.</p>
+
+<p>Ses adversaires faisaient en même temps des
+démarches à Rome contre lui. « Pour un moine,
+disait Rancé, il n’y a pas de réputation qui lui soit
+due. Il n’est que pour être homme d’opprobre et
+d’abjection. »</p>
+
+<p>On popularisait ces sentiments hostiles en les
+répandant dans des vers qui ne valaient pas ceux
+de notre grand chansonnier, mais qui marquaient
+déjà la trace par où la France devait arriver à
+une immortalité qui n’appartient qu’à elle. On
+trouve cette allure qui nous a amenés des chanteurs
+de François I<sup>er</sup> à Béranger :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse i1">Je suis revenu de la Trappe,</div>
+<div class="verse i1">Cette maudite trappe à fou ;</div>
+<div class="verse">Et si jamais le diable m’y attrape,</div>
+<div class="verse i1">Je veux qu’on me casse le cou.</div>
+<div class="verse i1">Ce maudit trou n’est qu’une trappe,</div>
+<div class="verse i3">Ce maudit trou</div>
+<div class="verse i1">N’est qu’une trappe à fou.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Les commissaires nommés par le cabinet s’étant
+assemblés, Rancé fut mandé à Paris, en 1675.
+Ils avaient tout réglé selon les intentions du serviteur
+de Dieu ; mais un abbé de la commune observance
+déclara que si l’on suivait les avis des
+commissaires, les abbés étrangers ne viendraient
+pas au chapitre général de Cîteaux. Le roi s’arrêta :
+tout se tenait alors, un mouvement dans
+le clergé pouvait entraîner un dérangement dans
+les affaires. Louis XIV le savait, et rien n’était si
+prudent que ce roi absolu élevé aux incartades de
+la Fronde.</p>
+
+<p>Rancé purgea sa bibliothèque ; il répondit à
+l’évêque de Pamiers et à M. Deslions qui, dans le
+dessein de le décourager, lui disaient qu’il était
+encore loin des austérités des premiers chrétiens :
+« Il est vrai que le pain de tourbe dont vous me
+parlez était fort en usage parmi les moines. »</p>
+
+<p>En 1676, il contracta une maladie habituelle,
+avec laquelle il mourut, mais qui ne l’empêcha
+pas de travailler. Après avoir passé trois mois à
+l’infirmerie, il revint à la communauté. Ainsi
+s’écoula sa vie jusqu’en 1689, qu’il fut saisi d’une
+grosse fièvre. Aussitôt que le mal lui laissait quelque
+relâche, il reprenait ses occupations suivies
+de rechutes : « La vie d’un pécheur comme moi
+dure toujours trop », disait-il.</p>
+
+<p>Mademoiselle, grand hurluberlu, qui se trouvait
+partout avec son imagination, écrivit à Rancé
+et lui demanda quelques religieux. Il lui répondit :
+« Je suis fort persuadé, mademoiselle, que
+votre altesse royale ne doute point que je
+n’eusse une extrême joie de pouvoir lui nommer
+un religieux tel qu’elle le désire, mais j’en
+ai perdu huit depuis un an, qui sont allés à Dieu.
+Il y en a d’autres qui sont près de les suivre ;
+et quoique nous soyons encore un nombre
+considérable, nous ne vivons plus ni les uns
+ni les autres que dans la vue et le désir de la
+mort. »</p>
+
+<p>A cette époque mourut un religieux qui n’avait
+pas plus de vingt-trois ans, et qui, dans son attirail
+de décédé, dit à Rancé : « J’ai bien de la joie
+de me voir dans l’habit de mon départ. » Il
+souriait lorsqu’il allait mourir, comme les anciens
+barbares. On croyait entendre cet oiseau sans
+nom qui console le voyageur dans le vallon de
+Cachemir.</p>
+
+<p>C’est sur ce fond de la Trappe que venaient se
+jouer les scènes extérieures. Les silhouettes du
+monde se dessinaient autour des ombres, le long
+des étangs et dans les futaies. Le contraste était
+plus frappant qu’à Port-Royal, car on n’apercevait
+pas M. d’Andilly marchant une serpe à la
+main, le long des espaliers, mais quelque vieux
+moine courbé allant, une bêche sur l’épaule,
+creuser une fosse dans le cimetière. C’étaient ces
+scènes de bergeries que l’on voit dans les tableaux
+des grands peintres.</p>
+
+<p>Une des premières personnes du monde avec
+laquelle Rancé eut des rapports fut mademoiselle
+d’Alençon, autrement madame de Guise,
+fille de Gaston et cousine germaine de Louis XIV.
+Mademoiselle d’Alençon, bossue, épousa le dernier
+duc de Guise, dont elle eut un fils qui mourut
+vite. « Le mérite, dit Mademoiselle dans
+ses Mémoires, qu’avaient autrefois en France
+les Lorrains du temps du Balafré et de tous
+ces illustres messieurs de Guise, n’avait pas
+continué dans tout ce qui était resté du même
+nom. »</p>
+
+<p>Le duc de Guise, mari de mademoiselle d’Alençon,
+n’avait qu’un pliant devant sa femme : il ne
+mangeait qu’au bout de la table, encore fallait-il
+qu’on lui eût permis de s’asseoir.</p>
+
+<p>M. Boistard, capitaine employé à Saint-Cyr, a
+bien voulu me communiquer un recueil manuscrit
+contenant vingt-sept lettres de l’abbé de
+Rancé à madame de Guise. La lettre écrite du
+3 mars 1692 parle de la mort d’un solitaire de
+la Trappe. Ces lettres parlent aussi de Jacques II :
+« On est inexorable, dit Rancé, pour ceux qui
+n’ont pas la fortune de leur côté. » Rancé affirme,
+dans la lettre du 7 septembre 1693, « que le propre
+d’un chrétien est d’être sans souvenir, sans
+mémoire et sans ressentiment. » Quand on a,
+un siècle plus tard, vu passer 1793, il est difficile
+d’être sans souvenir.</p>
+
+<p>Louis XIV avait de l’affection pour madame de
+Guise, bien qu’il s’emportât contre elle lorsqu’elle
+s’enfuit à la Trappe sur le bruit que le prince
+d’Orange allait descendre en France. Quand elle
+allait à l’abbaye, elle y passait plusieurs jours.
+Madame de Guise mourut à Versailles le 17 mars
+1696 ; elle avait vendu à Louis XIV le palais d’Orléans,
+aujourd’hui le palais du Luxembourg. Elle
+fut enterrée non à Saint-Denis, mais aux Carmélites.
+L’oraison funèbre de madame de Guise fut
+prononcée à Alençon par le P. Dorothée, capucin :
+c’est toute la pompe que la religion livrée à elle
+seule accordait aux grands.</p>
+
+<p>Immédiatement avec madame de Guise, parut
+à la Trappe le duc de Saint-Simon. Il faudrait
+presque révoquer en doute ce qu’il raconte de la
+manière dont il parvint à faire croquer par Rigaut
+le portrait de Rancé, si Maupeou n’avait rapporté
+les mêmes détails. Le père de Saint-Simon tenait
+son titre de Louis XIII ; il avait acheté une terre
+voisine de la Trappe ; il menait souvent son fils à
+l’abbaye. Saint-Simon serait très-croyable dans ce
+qu’il rapporte s’il pouvait s’occuper d’autre chose
+que de lui. A force de vanter son nom, de déprécier
+celui des autres, on serait tenté de croire
+qu’il avait des doutes sur sa race. Il semble n’abaisser
+ses voisins que pour se mettre en sûreté.
+Louis XIV l’accusait de ne songer qu’à démolir
+les rangs, qu’à se constituer le grand-maître des
+généalogies. Il attaquait le parlement, et le parlement
+rappela à Saint-Simon qu’il avait vu commencer
+sa noblesse. C’est un caquetage éternel
+de tabourets dans les Mémoires de Saint-Simon.
+Dans ce caquetage viendraient se perdre les qualités
+incorrectes du style de l’auteur, mais heureusement
+il avait un tour à lui ; il écrivait à la
+diable pour l’immortalité.</p>
+
+<p>Le duc de Penthièvre parut plus tard à la
+Trappe : Saint-Simon ne se put guérir de l’âcreté
+de son humeur dans une solitude où le petit-fils du
+comte de Toulouse perfectionna sa vertu : le fiel et
+le miel se composent quelquefois sous les mêmes
+arbres. Pieux et mélancolique, le duc de Penthièvre
+fit augmenter, s’il ne bâtit pas entièrement,
+l’abbatiale où il aimait se retirer, en prévision
+du martyre de sa fille. La princesse de Lamballe,
+enfant, venait s’amuser à la maison-Dieu ; elle fut
+massacrée après la dévastation du monastère. Sa
+vie s’envola comme ce passereau d’une barque du
+Rhône, qui, blessé à mort, fait pencher en se
+débattant l’esquif trop chargé.</p>
+
+<p>Pellisson fréquentait la Trappe. Il s’était flatté
+de faire consentir le roi à certain arrangement.
+Rancé insistait pour que sa communauté eût le
+droit de choisir un prieur. « Je ne doute pas,
+mandait-il à Pellisson, que vous ne voyiez mieux
+que moi tout ce que je ne vous dis pas
+sur cette matière, parce que vos connaissances sont plus
+étendues et vont beaucoup plus loin que les
+miennes. »</p>
+
+<p>Pellisson abjura le protestantisme en 1670, à
+Chartres, entre les mains de l’évêque de Comminges,
+et s’attacha ensuite à Bossuet. Pellisson
+est célèbre pour avoir élevé une araignée : il demeura
+ferme dans le procès de Fouquet, si bien
+débrouillé par M. Monmerqué. Il écrivit, en défense
+de son ancien patron, trois mémoires sur
+lesquels on pourrait encore jeter les yeux avec
+fruit. Louis XIV le ménagea ; il s’aperçut que la
+conquête lui ferait honneur et ne serait pas difficile ;
+mais, comme l’ancien commis des finances
+mourut sans confession, on le soupçonna toujours.
+Rancé le défendit toujours : la célébrité
+adoucissait sa foi. Rancé avait peut-être vu Pellisson
+chez le cardinal de Richelieu lors de la
+création de l’Académie. Pellisson avait aimé mademoiselle
+de Scudéry ; il n’était pas beau, elle
+ne perdit point sa bonne réputation.</p>
+
+<p>Bossuet, camarade de collége de Rancé, visita
+son condisciple ; il se leva sur la Trappe comme le
+soleil sur une forêt sauvage. L’aigle de Meaux se
+transporta huit fois à cette aire. Ces différents vols
+vont toucher à des faits dont la mémoire est restée.
+En 1682 Louis XIV s’établit à Versailles. En 1685
+Bossuet composa à la Trappe l’avertissement du
+Catéchisme de Meaux. En 1686 l’orateur mit fin
+à ses Oraisons funèbres par le chef-d’œuvre qu’il
+prononça devant le cercueil du grand Condé. En
+1696 s’en alla à Dieu Sobieski, ancien mousquetaire
+de Louis-le-Grand. Sobieski entra dans Vienne
+par la brèche qu’avait ouverte le canon des Turcs.
+Les Polonais sauvèrent l’Europe, qui laisse exterminer
+aujourd’hui la Pologne. L’histoire n’est pas
+plus reconnaissante que les hommes.</p>
+
+<p>La Trappe était le lieu où Bossuet se plaisait le
+mieux : les hommes éclatants ont un penchant
+pour les lieux obscurs. Devenu familier avec le
+chemin du Perche, Bossuet écrivait à une religieuse
+malade : « J’espère bien vous rendre à mon
+retour de la Trappe, une plus longue visite »,
+paroles qui n’ont d’autre mérite que d’être jetées
+à la poste en passant et d’être signées : <i>Bossuet.</i></p>
+
+<p>Bossuet trouvait un charme dans la manière
+dont les compagnons de Rancé célébraient l’office
+divin : « Le chant des Psaumes, dit l’abbé Ledieu,
+qui venait seul troubler le silence de cette vaste
+solitude, les longues pauses de Complies, le son
+doux, tendre et perçant du <i lang="la" xml:lang="la">Salve Regina</i>, inspiraient
+au prélat une sorte de mélancolie religieuse. »
+A la Trappe il me semblait en effet,
+pendant ces silences, ouïr passer le monde avec
+le souffle du vent. Je me rappelais ces garnisons
+perdues aux extrémités du monde et qui font entendre
+aux échos des airs inconnus, comme pour
+attirer la patrie : ces garnisons meurent, et le
+bruit finit.</p>
+
+<p>Bossuet assistait aux offices du jour et de la nuit.
+Avant Vêpres, l’évêque et le réformateur prenaient
+l’air. On m’a montré près de la <i>grotte de Saint-Bernard</i>
+une chaussée embarrassée de broussailles
+qui séparait autrefois deux étangs. J’ai osé profaner,
+avec les pas qui me servirent à rêver René,
+la digue où Bossuet et Rancé s’entretenaient des
+choses divines. Sur la levée dépouillée, je croyais
+voir se dessiner les ombres jumelles du plus grand
+des orateurs et du premier des nouveaux solitaires.</p>
+
+<p>Bossuet reçut le viatique le lundi saint de l’année
+1704 : il y avait quatre ans que Rancé n’existait
+plus. Bossuet se plaignait d’être importuné
+de sa mémoire, sa garde lui soutenait la tête :
+« Cela serait bon, disait-il, si ma tête pouvait se
+tenir. » Dans un de ces moment, l’abbé Ledieu
+lui prononça le mot de gloire ; Bossuet reprit :
+« Cessez ces discours ; demandez pour moi pardon
+à Dieu. »</p>
+
+<p>Le 12 avril 1704, les pieds et les mains du moribond
+s’engourdirent. Un peu avant quatre heures
+et demie du matin il expira : c’était l’heure
+où son ami Rancé priait aux approches du jour.
+L’aigle qui s’était en passant reposé un moment
+dans ce monde reprit son vol vers l’aire sublime
+dont il ne devait plus descendre : il n’est resté de
+ce sublime génie qu’une pierre.</p>
+
+<p>Rancé eut d’abord la pensée de se démettre de
+son abbaye ; il consulta Bossuet au mois de décembre
+1682. Bossuet lui répondit d’attendre.
+Dans cette année le père d’un jeune mousquetaire
+réfugié à la Trappe se plaignit de la captation
+dont on avait usé envers son fils, il ne
+reçut de l’abbé que ces mots : « Vous le quitterez
+bientôt. »</p>
+
+<p>En ce temps-là mourut l’abbé de Prières. J’en
+ai souvent parlé. Il fit écrire à Rancé par un prêtre :
+« L’abbé de Prières m’ordonna dans les
+derniers moments de sa vie de vous donner
+avis de sa mort en vous témoignant l’estime
+qu’il a conservée pour vous jusqu’au dernier
+soupir. »</p>
+
+<p>Ces honnêtes gens se léguaient leur estime.</p>
+
+<p>De toutes les accusations portées contre Rancé
+aucune ne s’appuyait sur une apparence de vérité,
+excepté celle de jansénisme. On a une lettre de
+lui, adressée en 1676 à M. de Brancas ; elle s’exprime
+ainsi :</p>
+
+<p>« Je vous dis, en parlant de M. Arnauld et de
+ces messieurs, que le pape était content d’eux,
+et qu’il avait reçu leur signature en la manière
+qu’ils l’avaient donnée ; vous me répondîtes
+ce que déjà des personnes de piété m’avaient
+donné comme une chose constante qu’ils
+l’avaient surpris et que le pape avait fait comme
+ceux qui mettent la main devant leurs yeux, et
+font semblant de ne pas voir. Cependant, monsieur,
+il m’est tombé entre les mains, depuis
+quelques jours, l’arrêt qui a été donné contre
+M. l’évêque d’Angers, qui porte expressément
+que le pape, avec beaucoup de prudence, a
+voulu recevoir la signature de quelques particuliers
+avec une explication plus étendue pour
+les mettre à couvert de leurs scrupules et des
+peines portées par les constitutions. Tellement,
+monsieur, que non seulement il n’a pas fait
+semblant de ne pas voir qu’ils aient signé avec
+explication, mais même il l’a prouvé et s’en est
+contenté. Je suis bien heureux, monsieur, de
+n’avoir jugé personne. Où en serais-je réduit si
+j’avais condamné des gens que le pape reçoit
+dans le fait même pour lequel je les aurais condamnés ?
+Et à quelle réparation ne serais-je
+point tenu si j’avais porté un jugement contre
+eux, et que j’eusse donné à d’autres de faire la
+même chose sur mon témoignage ! car, dans le
+fond, j’aurais, contre le respect que je dois au
+pape et contre ses intentions, condamné ceux
+qu’il justifie, et considéré comme personnes
+qui sont dans l’erreur et dans la désobéissance
+celles dont il est satisfait et qu’il reçoit dans
+son sein et dans sa communion et par une conduite
+pleine de charité et de sagesse. Je vous
+assure, monsieur, qu’il ne m’arrivera pas de
+juger, et que je serai plus religieux que jamais
+dans les résolutions que j’ai prises sur ce sujet-là.
+Je vous parle sans passion et dans un désintéressement
+entier de tous les partis (car je
+n’en ai aucun et je suis incapable d’en avoir
+que celui de l’Église) ; mais dans la créance
+que c’est Jésus-Christ qui me met au cœur ce
+que je vous vas dire.</p>
+
+<p>» Il est impossible que Dieu demande compte
+ni à vous ni à moi de ce que nous nous serons
+abstenus de juger, n’ayant pour cela ni caractère
+ni obligation ; mais il se peut très-bien faire
+qu’une conduite opposée chargerait nos consciences,
+quelque bonnes que soient nos intentions,
+si ceux qui ont autorité ou qui ont obligation
+de juger se mécomptent pour y avoir
+apporté toute l’application, les soins et la diligence
+nécessaires. Ils peuvent espérer que Dieu,
+qui connaît le fond de leurs cœurs, leur fera
+miséricorde ; mais pour ceux qui s’avancent et
+qui n’ont point de mission, si ce malheur leur
+arrive, ils ne peuvent attendre qu’une punition
+rigoureuse ; car dès le moment qu’ils se sont
+ingérés et ont usurpé un droit qui ne leur
+appartenait point ils ont mérité que Dieu les
+abandonne à leurs propres ténèbres. Je vous
+assure, monsieur, soit que je pense que Jésus-Christ
+nous a déclaré qu’il châtierait d’un supplice
+éternel celui qui dirait à son frère une
+légère injure, ou que je me regarde comme
+étant sur le point d’être jugé moi-même, il n’y
+a rien dont je sois plus éloigné que de juger
+les autres.</p>
+
+<p>» Voilà quelle doit être la disposition de tout
+homme qui ne sera point prévenu, qui regardera
+les choses dans leur vérité, sans intérêt et
+sans passion ; mais le mal est que nous croyons
+n’en pas avoir, parce que nous n’en avons point
+de propre et de particulière. Cependant nous
+sommes souvent engagés dans celles des autres
+sans nous en apercevoir. Pour moi, je suis
+persuadé qu’en de telles manières, la voie la
+plus sure est de demeurer dans la soumission
+et dans le silence. C’est le moyen de m’attirer
+tous les partis et de ne plaire à personne ? mais,
+pourvu que je plaise à Dieu et que je me tienne
+dans son ordre, je ne me mets point en peine
+de quelle manière les hommes expliqueront ma
+conduite. Véritablement je ne suis plus de ce
+monde, et je ne suis pas assez malheureux
+pour y rentrer après l’avoir quitté par le dessein
+que j’aurais de le contenter contre mon devoir
+et les mouvements de ma conscience. Vous
+connaîtrez sans doute, monsieur, qu’il est si
+difficile, lorsqu’on parle dans les causes, même
+les plus justes, de se tenir dans les règles de la
+modération et de la charité, que ceux-là sont
+heureux que Dieu a mis dans des états où rien
+ne les oblige ni de parler ni de se produire ; et
+je vous confesse que je ne me lasse point d’admirer
+et de plaindre en même temps l’aveuglement
+de la plupart des hommes qui ne font non
+plus de difficulté de dire : Cet homme est
+schismatique, que s’ils disaient : Il a le teint
+pâle et le visage mauvais. Quand je vous dis,
+monsieur, que je ne vous parle que pour vous
+seul, ce n’est pas que je ne veuille bien que l’on
+sache quels sont mes sentiments et mes pensées
+sur ce point-là ; mais je serais encore plus
+aise, comme c’est la vérité, que l’on ne s’imagine
+pas que je m’occupe des affaires qui ne
+me regardent point.</p>
+
+<p>» Je ne saurais m’empêcher de vous dire encore
+qu’il n’y a rien de moins vrai que ce que
+l’on dit que je faisais pénitence d’avoir signé le
+<i>formulaire</i>, puisque je le signerai toutes les
+fois que mes supérieurs le désireront, et que je
+suis persuadé qu’en cela mon sentiment est le
+véritable. Mais je ne nie point que dans le nombre
+presque infini de crimes et de maux dont
+je me sens redevable à la justice divine, celui
+d’avoir imputé aux personnes qu’on appelle
+jansénistes des opinions et des erreurs dont j’ai
+reconnu dans la suite qu’ils n’étaient pas coupables,
+n’y puisse être compris. Étant dans le
+monde, avant que je pensasse sérieusement à
+mon salut, je me suis expliqué contre eux en
+toute rencontre, et me suis donné sur cela une
+entière liberté, croyant que je le pouvais faire
+sur la relation des gens qui avaient de la piété
+et de la doctrine. Cependant je me suis mécompté,
+et ce ne sera point une excuse pour
+moi au jugement de Dieu, d’avoir cru et d’avoir
+parlé sur le rapport et sur la foi des autres.
+Cela m’a fait prendre deux résolutions que j’espère
+de garder inviolablement avec la grâce de
+Dieu : une, de ne croire jamais le mal de personne,
+quelle que soit la piété de ceux qui le
+diront, à moins qu’ils ne me fassent voir une
+évidence ; l’autre est de ne rien dire jamais à
+moins qu’avec l’évidence je n’y sois engagé par
+une nécessité indispensable ; celui qui craint les
+jugements de Dieu et qui sait qu’il a mérité d’en
+être jugé avec rigueur, est bien malheureux
+quand il juge ses frères, puisque le plus grand
+de tous les moyens pour engager Jésus-Christ
+à nous juger dans sa miséricorde, est de nous
+abstenir de juger.</p>
+
+<p>» Je croirais faire un mal si je soupçonnais leur
+foi (des jansénistes) ; ils sont dans la communion
+et dans le sein de l’Église, elle les regarde
+comme ses enfants ; et par conséquent je ne puis
+et ne dois les regarder autrement que comme
+mes frères.</p>
+
+<p>» Vous dites, monsieur, qu’ils sont suspects ;
+mais Dieu me préserve de me conduire par
+mes soupçons. Je sais par ma propre expérience,
+et je l’éprouve tous les jours, jusqu’où va l’injustice
+et la violence de ceux qu’on appelle molinistes.
+Il n’y a point de calomnies dont ils
+n’essayent de ruiner ma réputation, point de
+bruits injurieux qu’ils ne répandent contre ma
+personne ; comme ils ne sauraient attaquer mes
+mœurs, ils attaquent ma foi et ma croyance, et
+trouvent dans les règles de leur morale et dans
+la fausseté de leurs maximes qu’il leur est permis
+de dire contre moi tous les maux que l’envie
+et la passion leur peut suggérer. <i lang="la" xml:lang="la">Circumveniamus
+justum, quoniam inutilis est nobis et contrarius
+est operibus nostris.</i> Ma conduite n’est pas
+conforme à la leur ; mes maximes sont exactes,
+les leurs sont relâchées ; les voies dans lesquelles
+j’essaye de marcher sont étroites, celles
+qu’ils suivent sont larges et spacieuses : voilà
+mon crime ; cela suffit, il faut m’opprimer et
+me détruire. <i lang="la" xml:lang="la">Opprimamus pauperem justum ;
+gravis est nobis etiam ad vivendum, quoniam dissimilis
+est aliis vita illius.</i></p>
+
+<p>» Comment voulez-vous, monsieur, que je leur
+donnasse quelque créance ; et peuvent-ils passer
+pour autre chose dans mon esprit que pour
+des emportés et des injustes ? En quel endroit
+de l’Écriture et des livres des saints Pères ces
+gens, si zélés pour la défense de la vérité, ont-ils
+lu qu’ils puissent en conscience imputer le
+plus grand de tous les crimes sous des imaginations
+toutes pures, et décrier par toutes sortes
+de voies publiques et secrètes des personnes qui
+servent Dieu dans la retraite et dans le silence,
+qui ne se mêlent ni des contestations ni des affaires,
+qui donnent de l’édification à l’Église, et
+dont la vie, de l’aveu même de ceux qui ne les
+aiment pas, est irrépréhensible ? Jugez vous-même,
+monsieur, qu’est-ce qui se peut présenter
+plus naturellement lorsqu’il me revient
+quelque chose des soupçons que l’on forme contre
+les jansénistes, sinon que, puisque les molinistes
+ne font nul scrupule de m’imputer des
+excès dont je ne suis pas moins exempt que
+vous-même, quoique je n’aie jamais rien dit à
+leur désavantage et qu’ils n’aient aucun sujet
+de se plaindre de moi, il est très-possible qu’ils
+attribuent des erreurs imaginaires à des personnes
+qui n’ont pas eu pour eux les mêmes
+égards ni les mêmes ménagements, et contre
+lesquels ils ont depuis si long-temps une guerre
+toute déclarée ?</p>
+
+<p>» Pour vous parler franchement, monsieur, je
+ne suis rien moins que moliniste, quoique je sois
+parfaitement soumis à toutes les puissances ecclésiastiques.
+Je ne pense point comme eux pour
+ce qui regarde la grâce de Jésus-Christ, la prédestination
+de ses saints et la morale de son
+Évangile, et je suis persuadé que les jansénistes
+n’ont point de mauvaise doctrine. Ce serait une
+grande faiblesse de régler sa conduite sur les
+caprices et les imaginations du monde ; et les
+gens de bien qui ne regardent que Dieu dans
+toutes les circonstances de leur vie ne se mettent
+guère en peine que l’on se scandalise de leur
+procédé lorsqu’il n’y a rien qui ne soit dans l’ordre
+et dans les règles. Le scandale ne retombe
+point sur eux, mais sur ceux qui veulent trouver
+des sujets d’en prendre des occasions qui ne
+sont point blâmables.</p>
+
+<p>» Enfin, monsieur, j’ai vu, depuis que j’ai quitté
+le monde, les différents partis qui ont agité l’Église.
+J’ai vu de tous les côtés les intérêts et les
+passions qui les ont continués, et par la grâce
+de Dieu je n’y ai pris aucune part que celle de
+m’en affliger, d’en gémir devant Dieu et de le
+prier d’inspirer des sentiments de paix et de
+charité à ceux qui paraissent en avoir de tout
+contraires. J’ai vécu entre les uns et les autres
+dans un état de suspension, je me suis soumis
+à l’Église sans avoir de liaison avec personne,
+parce que j’ai cru qu’il n’y en avait point qui
+ne fût dangereuse et que le meilleur des partis
+était de n’en point avoir, mais de s’attacher
+simplement à Jésus-Christ et à ceux auxquels il
+a donné sa puissance et son autorité dans son
+Église.</p>
+
+<p>» J’ai demeuré dans le repos et dans le silence ;
+et comme je pense souvent à cette grande vérité,
+que Dieu jugera sans miséricorde ceux qui
+auront jugé leurs frères sans compassion, je me
+suis abstenu de m’expliquer et de condamner
+la conduite et les sentiments de personne, sachant
+que je ne le devais pas à moins que d’avoir
+des évidences et des certitudes que je n’ai jamais
+eues et d’y être engagé par de véritables nécessités.
+Je n’ai nul dessein de plaire aux hommes ;
+je ne recherche ni leur approbation ni
+leur estime, et je sais trop que Dieu ne marque
+jamais plus clairement dans ceux qui sont à lui
+et qu’il ne rejette point les services qu’ils lui rendent,
+que quand il permet qu’on les persécute ;
+et la seule peine que j’aie est de voir que ces
+gens-là engagent leurs consciences comme s’ils
+ne savaient pas que Dieu jugera les calomniateurs
+avec autant de rigueur et de sévérité que
+les homicides et les adultères.</p>
+
+<p>» Il me reste, monsieur, une autre affaire, qui
+est d’empêcher qu’on ne croie que je favorise
+le parti des molinistes ; car je vous avoue que la
+morale de la plupart de ceux qui en sont est si
+corrompue, les maximes si opposées à la sainteté
+de l’Évangile et à toutes les règles et instructions
+que Jésus-Christ nous a données ou
+par sa parole ou par le ministère de ses saints,
+qu’il n’y a guère de choses que je puisse moins
+souffrir que de voir qu’on se servît de mon nom
+pour autoriser des sentiments que je condamne
+de toute la plénitude de mon cœur. Ce qui me
+surprend dans ma douleur, c’est que, sur ce
+chapitre, tout le monde est muet, et que ceux
+même qui font profession d’avoir du zèle et de
+la piété gardent un profond silence, comme s’il
+y avait quelque chose de plus important dans
+l’Église que de conserver la pureté de la foi dans
+la conduite des âmes et dans la direction des
+mœurs. Pour moi qui n’ai jamais pris de chaleur
+contre personne parce que je me suis toujours
+préservé de toutes sortes de liaisons, quand je
+regarde les choses dans le désintéressement
+d’un homme qui ne veut avoir que Dieu et sa
+vérité devant les yeux, et que j’essaye de discerner
+ce qui fait qu’on est si échauffé de certaines
+matières et que sur les autres on n’a que
+de l’indifférence et de la froideur ; rien ne se
+présente plus naturellement sinon que ce qui
+donne le mouvement à la plupart des hommes,
+c’est l’intérêt que d’un côté il y a à plaire et à
+gagner, et que de l’autre il n’y a rien qu’à perdre
+(j’entends de ceux qui sont théologiens et
+qui ne peuvent ignorer le fond et les conséquences
+des choses) ; et comme je n’ai rien à
+perdre ni à gagner en ce monde, et que j’ai réduit
+à l’éternité toute seule mes prétentions et
+mes espérances, ce sont des tempéraments et
+des retenues que je ne puis goûter ni comprendre.
+En vérité, si Dieu n’a pitié du monde
+et s’il n’empêche l’effet de l’application avec
+laquelle on travaille à détruire les maximes véritables
+pour en substituer d’autres en leur place
+qui ne le sont pas, les maux se multiplieront,
+et l’on verra dans peu une désolation presque
+générale. »</p>
+
+<p>Je n’ai point abrégé cette lettre, trop longue
+pour nous ; elle décide une question si vivante
+alors, maintenant si morte. Le jansénisme par son
+âpreté devait plaire à un solitaire. Tout cela nous
+paraîtra accablant aujourd’hui, car l’esprit humain
+n’a plus la force de se tenir debout. Rancé,
+influencé par Bossuet, changea d’opinion ; il cessa
+de tolérer ce qu’il avait respecté. La permanence
+n’appartient qu’à Dieu. <i lang="la" xml:lang="la">Manet in æternum.</i></p>
+
+<p>Dans l’année 1678, Rancé fit au maréchal de
+Bellefonds une déclaration de ses principes : Bellefonds
+était ce même maréchal puni à la guerre
+pour deux désobéissances heureuses, et auquel
+Bossuet écrivit une lettre sur la conversion de
+madame de La Vallière. La lettre de Rancé est
+devenue rare : il s’agissait de repousser les accusations
+qui s’élevaient contre les rigueurs de la
+Trappe :</p>
+
+<p>« S’il n’est pas impossible, dit l’abbé au maréchal,
+de chanter les cantiques du Seigneur dans
+une terre étrangère, il faut croire cependant
+qu’il est difficile de garder fidèlement ses voies
+lorsqu’on est environné d’affaires et de plaisirs.</p>
+
+<p>» Dieu n’a pas commandé à tous les hommes de
+quitter le monde ; mais il n’y en a point à qui il
+n’ait défendu d’aimer le monde.</p>
+
+<p>» Ma profession veut que je me regarde comme
+un vase brisé qui n’est plus bon qu’à être foulé
+aux pieds : et, dans la vérité, si les hommes me
+prennent par des endroits par où je ne suis pas
+tel qu’ils me croient, il y a en moi des iniquités
+qui ne sont <i>connues de personne</i> et sur lesquelles
+on ne me dit mot ; de sorte que je ne puis ne
+pas croire que les injustices qui me viennent du
+monde ne soient des justices secrètes et véritables
+de la part de Dieu, et ne pas considérer
+en cela les hommes comme des exécuteurs de
+ses vengeances.</p>
+
+<p>» C’est la disposition dans laquelle je suis, et
+que je dois conserver, d’autant plus que les extrémités
+de ma vie sont proches : aux portes
+de l’éternité, il n’y a rien de plus puissant pour
+faire que Dieu me juge dans sa clémence que
+d’être jugé des hommes sans pitié. »</p>
+
+<p>Dans l’année 1679 Bellefonds appela Rancé à
+Paris. Ces Bellefonds de Normandie étaient sortis
+des Bellefonds de Touraine. La marquise du Châtelet,
+fille du maréchal, vécut très-pauvre avec
+son mari à Vincennes, dont Bellefonds était gouverneur ;
+il mourut dans le château où l’attendait
+le duc d’Enghien, qui n’avait point encore paru
+sur la terre.</p>
+
+<p>Rancé était mandé par le maréchal pour voir
+madame de La Vallière ; il se connaissait dans
+le mal dont elle était attaquée. Cinquante lettres
+de madame de La Vallière à Bellefonds sont imprimées
+à la suite de l’abrégé de la vie de la maîtresse
+de Louis XIV. L’auteur de cet abrégé est
+l’abbé Lequeux, éditeur de plusieurs opuscules de
+Bossuet. L’abbé devint convulsionnaire de
+Saint-Médard.</p>
+
+<p>« Vivez cachée », dit Bossuet à madame de
+La Vallière, dans son discours sur sa profession ;
+« prenez un si noble essor que vous ne trouviez
+le repos que dans l’essence éternelle. » « Enfin
+je quitte le monde », écrit madame de La
+Vallière elle-même ; « c’est sans regret, mais
+non sans peine. Je crois, j’espère et j’aime. »
+Ce devait être une belle société que celle à qui
+ce beau langage était naturel. Dans sa lettre du
+7 novembre 1675 au maréchal de Bellefonds,
+madame de La Vallière dit : « Je ne puis m’empêcher
+de vous faire part de la joie que j’ai
+eue de voir M. l’abbé de la Trappe :
+je suis toujours dans la confiance de la paix,
+et notre saint abbé m’a fort exhortée à y demeurer.
+Que vous êtes heureux, monsieur le
+maréchal, d’être dans l’état où il veut que vous
+soyez ! » Bellefonds, aidé de Rancé et de la lassitude
+de Louis, appuyait la résolution de la fugitive.
+Le monde voyait une de ses victimes sous
+le froc, Rancé, encourager au cilice une autre
+victime.</p>
+
+<p>Telle était l’aventure placée sur le chemin de
+la Maison-Dieu. Tous les souvenirs venaient du
+dedans et du dehors s’enfoncer dans ces solitudes ;
+chaque pénitent menait avec lui ses fautes.
+Les repentis se promenaient dans des routes écartées,
+se rencontraient pour ne se retrouver jamais.
+Les âmes qui portaient des souvenirs disparaissaient
+comme ces vapeurs que j’ai vues dans
+mon enfance sur les côtes de la Bretagne ; brouillards,
+assurait-on, produits par les volcans lointains
+de la Sicile. On rencontrait sur toutes les
+routes de la Trappe des fuyards du monde ; Rancé
+à ses risques et périls les allait recueillir ; il rapportait
+dans un pan de sa robe des cendres brûlantes,
+qu’il semait sur des friches. Aujourd’hui,
+on ne voit plus glisser dans les ombres ces chasses
+blanches, dont Charles Quint et Catherine de
+Médicis croyaient entendre les cors parmi les
+ruines du château de Lusignan, tandis qu’une fée
+envolée faisait son cri.</p>
+
+<p>En descendant des hauteurs boisées où je
+cherchais les lares de Rancé, s’offraient des
+clochers de paille tordus par la fumée ; des nuages
+abaissés filaient comme une vapeur blanche
+au plus bas des vallons. En approchant, ces nuées
+se métamorphosaient en personnes vêtues de laine
+écrue ; je distinguais des faucheurs : madame de
+La Vallière ne se trouvait point parmi les herbes
+coupées.</p>
+
+<p>Rancé s’était résolu à ne composer aucun ouvrage
+qui rappelât son existence. A soixante ans,
+accablé d’infirmités, il n’était pas tenté de retourner
+aux illusions de sa jeunesse, malgré les encouragements
+qu’il trouvait dans les cheveux
+blancs de son ami Bossuet. Comme il faisait souvent
+des conférences à ses frères, il lui restait
+une quantité de discours. Il se laissa entraîner à
+la prière d’un religieux malade qui le conjurait
+de rassembler ces discours. Ainsi se trouva formé
+peu à peu le traité qu’il intitula : <i>De la sainteté et
+des devoirs de la vie monastique</i>. On fit dans le
+couvent plusieurs copies de ce traité ; une de ces
+copies tomba entre les mains de Bossuet : Bossuet,
+émerveillé, se hâta d’écrire à Rancé qu’il exigeait
+que son ouvrage fût rendu public et qu’il se chargeait
+de le faire imprimer. Dom Rigobert et l’abbé
+de Châtillon mêlèrent leurs sollicitations à celles
+du grand évêque. Rancé avait jeté l’ouvrage au
+feu, et on en avait retiré des cahiers à demi
+brûlés. Par une de ces lâchetés communes aux
+auteurs, Rancé avait repris les débris de l’incendie,
+et les avait retouchés ; une des copies post-flammes
+était parvenue à Bossuet. « Comment,
+monseigneur, lui écrivait l’abbé de la Trappe,
+vous voulez que je me mette tous les ordres
+religieux à dos ? — Vous avez beau, répondit
+Bossuet, vous fâcher, vous ne serez point le
+maître de votre manuscrit, et vous y penserez
+devant votre Dieu. » Rancé insista : Bossuet
+lui répondit : « Je répondrai pour vous, je prendrai
+votre défense, demeurez en repos. »</p>
+
+<p>En effet, on voit à la tête des <i>éclaircissements</i>
+sur le livre <i>Des devoirs de la vie monastique</i>, cette
+approbation de Bossuet : « Après avoir lu et examiné
+les <i>éclaircissements</i>, nous les avons approuvés
+d’autant plus volontiers que nous espérons
+que tous ceux qui les liront demeureront
+convaincus de la sainte et salutaire doctrine du
+livre <i>De la sainteté et des devoirs de la vie monastique</i>.
+A Meaux, le 10<sup>e</sup> jour de mai 1685. »</p>
+
+<p>Quel est cet ouvrage que l’aigle de Meaux avait
+couvert de ses ailes ? En vain Rancé ne voulait
+pas convenir que sa jeunesse lui était demeurée :
+il se disait et se croyait vieux, et la vie
+débordait en lui. Cependant ce qu’il avait prévu
+arriva. Une longue querelle survint après deux ou
+trois années de la publication du livre. La gravité
+de ces controverses n’a rien de semblable aux
+contestations littéraires d’aujourd’hui ; cette partie
+des temps passés est curieuse à connaître.
+Bossuet ne s’était trompé ni sur le fond, ni sur le
+style de l’ouvrage. Voici l’analyse <i>De la sainteté des
+devoirs de la vie domestique</i>, je laisse parler Rancé :</p>
+
+<p>« Les règles des observances religieuses ne
+doivent pas être considérées comme des inventions
+humaines. Saint Luc a dit : Vendez ce que
+vous avez et le donnez aux pauvres ; après cela
+venez et me suivez. Si quelqu’un vient à moi et
+ne hait point son père et sa mère, et sa femme
+et ses enfants, et ses frères et ses sœurs, et même
+sa propre vie, il ne peut être mon disciple.</p>
+
+<p>» Jean-Baptiste a mené dans le désert une
+vie de détachement, de pauvreté, de pénitence
+et de perfection, dont la sainteté a été transmise
+aux solitaires, ses successeurs et ses disciples.</p>
+
+<p>» Saint Paul l’anachorète et Saint Antoine
+cherchèrent les premiers J.-C. dans les déserts
+de la basse Thébaïde ; saint Pacôme parut
+dans la haute Thébaïde, reçut de Dieu la règle
+par laquelle il devait conduire ses nombreux
+disciples. Saint Macaire se retira dans le désert
+de Sethé, saint Antoine dans celui de Nitry,
+saint Sérapion dans les solitudes d’Arsinoé et
+de Memphis, saint Hilarion dans la Palestine ;
+sources abondantes d’une multitude innombrable
+d’anachorètes et de cénobites qui remplirent
+l’Afrique, l’Asie et toutes les parties de
+l’Occident.</p>
+
+<p>» L’Église, comme une mère trop féconde,
+commença de s’affaiblir par le grand nombre
+de ses enfants. Les persécutions étant cessées,
+la ferveur et la foi diminuèrent dans le repos.
+Cependant Dieu, qui voulait maintenir son
+Église, conserva quelques personnes qui se séparèrent
+de leurs biens et de leurs familles par
+une mort volontaire, qui n’était ni moins réelle,
+ni moins sainte, ni moins miraculeuse que celle
+des premiers martyrs. De là les différents ordres
+monastiques sous la direction de saint
+Bernard et de saint Benoît. Les religieux étaient
+des anges, qui protégeaient les États et les Empires
+par leurs prières ; des voûtes qui soutenaient
+la voûte de l’Église, des pénitents, qui apaisaient
+par des torrents de larmes la colère de Dieu,
+des étoiles brillantes, qui remplissent le monde
+de lumière. Les couvents et les rochers sont
+leur demeure ; ils se renferment dans les montagnes
+comme entre des murs inaccessibles ; ils
+se font des églises de tous les lieux où ils se
+rencontrent ; ils se reposent sur les collines
+comme des colombes ; ils se tiennent comme
+des aigles sur la cime des rochers ; leur mort
+n’est ni moins heureuse ni moins admirable
+que leur vie, raconte saint Ephrem. Ils n’ont
+aucun soin de se construire des tombeaux ; ils
+sont crucifiés au monde ; plusieurs, étant attachés
+comme à la pointe des rochers escarpés,
+ont remis volontairement leur âme entre les
+mains de Dieu. Il y en a qui, se promenant avec
+leur simplicité ordinaire, sont morts dans les
+montagnes qui leur servaient de sépulcre.
+Quelques-uns, sachant que le moment de leur
+délivrance était arrivé, se mettaient de leurs
+propres mains dans le tombeau. Il s’en est
+trouvé qui en chantant les louanges de Dieu ont
+expiré dans l’effort de leur voix, la mort seule
+ayant terminé leur prière et fermé leur bouche.
+Ils attendent que la voix de l’archange les réveille
+de leur sommeil ; alors ils refleuriront
+comme des lis d’une blancheur, d’un éclat et
+d’une beauté infinis. »</p>
+
+<p>Après cette description admirable pour leur
+faire aimer la mort, Rancé ajoute : « Je ne doute
+pas, mes frères, que vos pensées ne vous portent
+du côté du désert ; mais il faut modérer
+votre zèle. Les temps sont passés ; les portes
+des solitudes sont fermées, la Thébaïde n’est
+plus ouverte. »</p>
+
+<p>C’était vrai ; mais les ordres religieux avaient
+rebâti dans leurs couvents la Thébaïde ; ils
+avaient représenté dans leurs cloîtres les palmiers
+des sables. Les monastères étaient des pépinières
+où l’on élevait les plantes divines, où
+elles prenaient leur accroissement avant d’être
+transplantées. Ainsi, lorsqu’on descendait de la
+montagne et que l’on était près d’entrer dans
+Clairvaux, on reconnaissait Dieu de toutes parts.
+On trouvait au milieu du jour un silence pareil à
+celui du milieu de la nuit : le seul bruit qu’on y
+entendait était le son des différents ouvrages des
+mains ou celui de la voix des frères lorsqu’ils
+chantaient les louanges du Seigneur. La renommée
+seule de cette grande aphonie imprimait une
+telle révérence que les séculiers craignaient de
+dire une parole. Une forêt resserrait le monastère.
+Les viandes dont on se nourrissait n’avaient
+d’autre goût que celui que la faim leur donnait.</p>
+
+<p>Rancé passe à l’explication des trois vœux de
+la vie monastique : chasteté, pauvreté et obéissance.
+Il dit que dans la pensée de saint Augustin
+une vierge chaste consacrée à Dieu a tout ce qui
+peut lui servir d’ornement, sans quoi la virginité
+lui aurait été honteuse, car que lui servirait d’avoir
+l’intégrité du corps si elle n’avait pas celle
+de l’âme ? Le réformateur insiste sans s’embarrasser
+dans ses souvenirs. Quel avantage tirerait
+un religieux d’avoir abandonné les biens de la
+fortune s’il conservait d’autres affections et d’autres
+attaches ? Notre cœur se trouve où est notre
+trésor, et nous sommes liés par les objets que
+nous aimons ; et pourtant, mes frères, dit Rancé,
+si le religieux ne se prive des faux plaisirs, il se
+réserve les véritables ennuis qui les accompagnent ;
+toute sa course ne sera qu’une continuité de chutes
+et de rechutes. Dans un voyage pour aller plus
+légèrement vers le ciel, il faut se décharger de
+tout ce qui peut empêcher de s’avancer dans le
+chemin. La pauvreté religieuse sépare le cœur,
+aussi bien que la chasteté, de tout ce qu’il y a de
+visible et d’invisible, s’il n’est point éternel.</p>
+
+<p>Rancé recommande la charité comme la première
+des vertus. Un chrétien, dit saint Paul,
+n’est fait que pour aimer. Ce qui fait que l’amour
+de Dieu est si rare dans les hommes, c’est qu’ils
+sont emportés par d’autres amours. « Pour vous,
+dit le réformateur dans un langage admirable,
+pour vous, mes frères, Dieu vous a levé tous
+ces obstacles, et vous a préservés de ces sortes
+de tentations en vous retirant dans la solitude.
+Vous êtes à l’égard du monde, comme s’il n’était plus ;
+il est effacé dans votre mémoire
+comme vous l’êtes dans la sienne ; vous ignorez
+tout ce qui s’y passe, ses événements et ses
+révolutions les plus importantes ne viennent
+point jusqu’à vous ; vous n’y pensez jamais que
+lorsque vous gémissez devant Dieu de ses misères ;
+et les noms mêmes de ceux qui le gouvernent
+vous seraient inconnus, si vous ne les
+appreniez par les prières que vous adressez à
+Dieu pour la conservation de leurs personnes.
+Enfin, vous avez renoncé, en le quittant, à ses
+plaisirs, à ses affaires, à ses fortunes, à ses
+vanités, et vous avez mis tout d’un coup dessous
+vos pieds, ce que ceux qui l’aiment et qui
+le servent ont placé dans le fond de leur cœur. »</p>
+
+<p>Tel est ce traité <i>De la sainteté et des devoirs de
+la vie monastique</i>, on y entend les accents pleins
+et majestueux de l’orgue. On se promène à travers
+une basilique dont les rosaces éclatent des rayons
+du soleil. Quel trésor d’imagination dans un
+traité qui paraissait si peu s’y prêter ! Ici on ne
+se traîne pas sur ces adorations de femme reproduites
+aujourd’hui à tout propos sans les plus
+aimer. La lumière et l’ombre avaient bâti les
+édifices religieux plus que la main des hommes.
+Le travail de Rancé apprendra à ceux qui ne le
+connaissaient pas qu’il y a dans notre langue un
+bel ouvrage de plus.</p>
+
+<p>Il se fit d’abord un profond silence, autant
+d’admiration que d’étonnement. Il ne fallut pas
+moins de deux années pour que les amours-propres
+et les passions se remissent du choc. Mais
+enfin on recouvra ses esprits, et le conflit s’engagea :
+il commença d’abord en Hollande, où la
+littérature française avait son écho ; écho protestant,
+qui répétait mal le son, et ne le répétait
+qu’aigre et sec.</p>
+
+<p><i>Le véritable Motif de la conversion de l’abbé de
+la Trappe</i>, par Laroque, que j’ai déjà cité, est
+une réponse aux <i>Devoirs de la vie monastique</i> ; il
+est en forme de dialogue, selon le goût du temps :
+Timocrate et Philandre s’entretiennent du livre
+de Rancé. Timocrate est un bonhomme, qui,
+par-ci par-là, a grande envie d’admirer le livre des
+Devoirs, mais Philandre le morigène ; il prétend,
+lui, que l’ouvrage du solitaire de la Trappe ne
+vaut pas le diable. Sur chaque observation de
+Timocrate, Philandre s’écrie : « Ah ! je ne savais
+pas cela. Je serai fort aise que vous examiniez
+un peu ce qu’il dit là-dessus, et vous m’obligerez
+de me montrer l’endroit. » Les deux interlocuteurs
+vont dîner, se donnent rendez-vous
+pour le lendemain au jardin des Tuileries, et la
+conversation continue. Timocrate accuse Rancé
+de dédaigner l’Écriture, de vouloir se montrer
+savant à propos de tout, de citer de l’Aristophane
+grec. « Je voudrais savoir, reprend Timocrate,
+quand il l’a lu, si c’était dans sa jeunesse et
+avant d’avoir quitté le monde ou après. J’ai
+peine à croire qu’il se ressouvienne si exactement
+d’une lecture faite il y a plus de trente
+ans : ainsi il y a plus d’apparence que c’est dans
+la retraite qu’il s’est diverti avec ce comique. »
+Petite chicane de mauvaise foi, néanmoins piquante.
+Le P. Mège combattit sérieusement le
+premier l’ouvrage de Rancé dans son <i>Commentaire
+sur la règle de saint Benoît</i>. Le livre <i>De la
+sainteté et des devoirs de la vie monastique</i> était
+déjà à sa troisième édition, lorsqu’enfin, dans
+l’ombre des cloîtres, on entendit un bruit de papier
+et de poussière : c’était Mabillon qui s’élevait.
+Il n’avait pas blanchi sous ses in-folio, il ne
+regardait pas autour de lui les parchemins moisis
+des premiers jours de la monarchie, pour s’entendre
+dire qu’il avait perdu son âme et son
+temps à l’étude des choses passées. Le compilateur
+des <i lang="la" xml:lang="la">Vetera analecta</i> se crut obligé de soutenir
+la cause des érudits, dont il était la gloire. Les
+deux savants champions, descendus dans la lice,
+étaient cuirassés de grec et de latin. Quand nous
+prétendons lutter contre ces savants, nous montrons
+ce qui nous manque « dans cette monarchie
+<span class="xsmall">DOCTE ET CONQUÉRANTE</span> », dit Bossuet. Le
+Père Mabillon procède méthodiquement ; il ne
+laisse rien derrière lui ; rechercheur expérimenté,
+il fouille partout : il ne fait pas un pas
+qu’il ne force un siècle à se lever. Intime confident
+des chroniques, il dit comme l’abbé Lacordaire :
+« Le temps tiendra la plume après moi. »</p>
+
+<p>Il s’adresse aux jeunes religieux bénédictins de
+la congrégation de Saint-Maur :</p>
+
+<p>« C’est à vous, mes très-chers frères, leur dit-il,
+que je me sens obligé d’offrir cet ouvrage ;
+puisque c’est particulièrement pour vous qu’il
+a été entrepris et composé. Je vous prie de bien
+considérer que je ne prétends pas faire ici de
+nos monastères de pures académies de science :
+si le grand apôtre faisait gloire de n’en avoir
+point d’autre que celle de Jésus Christ crucifié,
+nous ne devons point aussi avoir d’autre but
+dans nos études : il est vrai, et saint Paul l’a
+dit, que la science sans la charité enfle, mais il
+est certain aussi qu’avec le secours de la grâce
+rien n’est plus propre à nous conduire à l’humilité,
+parce que rien ne nous fait mieux connaître
+notre néant, notre corruption et nos misères. »</p>
+
+<p>L’illustre savant s’était mis à l’abri des reproches
+de Rancé par cette ingénieuse interprétation
+de l’étude. Jusque dans la manière dont il imprime
+son traité, il semble avoir contracté dans
+des lettres majuscules quelque chose du caractère
+monumental des inscriptions. Il écarte pour les
+théologiens scolastiques les questions de la puissance
+<i>obédiencielle</i> et de la façon dont le feu
+matériel agit sur les damnés, puis il entre en
+matière : « Ce qui m’avait fait balancer d’abord,
+dit-il dans son avant-propos, sur la composition
+de mon ouvrage, c’est que le grand serviteur
+de Dieu qui fait aujourd’hui tant d’honneur
+à l’état monastique s’est expliqué d’une manière
+si noble et si relevée sur ce sujet, qu’il
+est malaisé de réussir après lui. L’on pourra
+cependant demeurer d’accord avec lui que si
+tous les solitaires étaient comme les siens, et si
+l’on était assuré d’avoir toujours des supérieurs
+aussi éclairés que lui, il ne serait pas beaucoup
+nécessaire que les solitaires s’appliquassent aux
+études, puisqu’en ce cas leur supérieur leur
+tiendrait lieu de livres. Mais il est difficile, pour
+ne pas dire impossible, que toutes les communautés
+aient cet avantage. »</p>
+
+<p>Après cette sainte courtoisie, Mabillon continue :
+la raison et le savoir l’appelaient à triompher.
+Il affirme que les moines sont obligés de
+vaquer à l’étude, que les grands hommes qui ont
+fleuri parmi les moines sont une preuve que l’on
+cultivait les lettres chez eux, que les bibliothèques
+des monastères sont une autre preuve des
+études qui s’y faisaient. Il parle de l’institution de
+l’abbaye du Bec et des Chartreux. Il montre que
+les monastères de l’Orient s’occupaient aussi de
+lettres : témoin saint Basile, saint Chrysostome,
+saint Jérôme, Ruffin, Cassien et son compagnon
+Germain, Marc le solitaire, et saint Nil. Il rappelle
+le monastère de Lérins dans l’Occident, l’abbaye
+du mont Cassin, le monastère de Saint-Colomban,
+les écoles attachées aux cathédrales et aux monastères,
+les savants qui sortirent de ces écoles,
+le fameux Gerbert, Loup de Ferrières, Lanfranc,
+Anselme ; il fait voir que les moines, occupés à
+transcrire les ouvrages des anciens, nous les ont
+conservés, que les religieux mêmes s’occupaient
+de les transcrire ; que les conciles et les papes,
+loin de défendre les études aux moines, les ont,
+au contraire, obligés à ces études ; il ne faut, pour
+la conviction de la France, que l’autorité de Charlemagne
+et de saint Louis.</p>
+
+<p>L’érudition toujours sûre déborde dans le <i>Traité
+des études monastiques</i>. L’auteur descend aux plus
+petits préceptes : il apprend à reposer sa voix à
+propos dans les lectures ; il insiste surtout sur la
+brièveté, quoique lui-même soit un peu long : un
+court <i lang="la" xml:lang="la">Hic jacet Sugerius abbas</i> vaut mieux, dit-il,
+qu’une verbeuse inscription. Prononcez en français
+<i>incontinent après</i>, au lieu d’<i>incontinen après</i> ;
+<i>saintes âmes</i>, au lieu de <i>saint âmes</i>.</p>
+
+<p>« Ceux qui confèrent les manuscrits avec un
+imprimé, ajoute l’érudit, doivent, pour la facilité
+de ceux qui s’en serviront, marquer la page
+et le nombre de la ligne de l’imprimé où tombe
+la correction ou la diverse leçon ; et afin qu’ils
+ne soient pas obligés de compter à chaque fois
+les lignes, ils pourront faire une échelle de carton
+ou de papier sur laquelle ils marqueront le
+nombre des lignes dans la même distance qu’elles
+sont dans l’imprimé. »</p>
+
+<p>Merveilleux siècle où Mabillon, oubliant son
+sujet, se change en un pauvre pédagogue, où
+Bossuet, devenant un prêtre habitué de paroisse,
+fait le catéchisme aux petits enfants de son diocèse !</p>
+
+<p>Il n’y a aucune éloquence dans le <i>Traité des
+études monastiques</i> opposé aux sentiments de Rancé,
+mais une raison supérieure, une mansuétude touchante,
+je ne sais quoi qui gagne le cœur : « Écrivons
+donc, dit-il en finissant, et composons tant
+que nous voudrons, et travaillons pour les autres.
+Si nous ne sommes pénétrés de ces sentiments,
+nous travaillons en vain, et nous ne
+rapporterons de notre travail qu’une funeste
+condamnation. Tout passe, excepté la charité :
+<i lang="la" xml:lang="la">Quotidiè morimur, quotidiè commutamur, et tamen
+æternos nos esse credimus.</i> »</p>
+
+<p>Rancé prit feu en se sentant attaqué par Mabillon :
+sa réponse est aussi érudite que celle du
+bénédictin, mais elle est sophistique. Si le supérieur
+de la Trappe n’a pas raison, il se soutient
+par une éloquence qu’il tire de sa passion pour les
+souffrances. Il adresse sa réponse à ses frères
+trappistes, comme Mabillon avait dédié son ouvrage
+à ses jeunes confrères.</p>
+
+<p>« Comme Dieu m’a chargé, mes frères, leur
+dit-il, de veiller incessamment à la garde de vos
+âmes, je me sens obligé de vous dire que depuis
+peu il paraît un livre qui attaque une vérité que
+nous vous avons enseignée comme une des plus
+importantes et des plus nécessaires pour maintenir
+la régularité dans les cloîtres. Le dessein
+de l’auteur est de prouver que l’étude des sciences
+est nécessaire à l’état monastique ; je vous
+avoue que ce qui me fait le plus de peine dans
+l’obligation où je suis de vous expliquer mes
+pensées sur ce sujet, afin de vous préserver
+d’une opinion qui m’a paru si dangereuse, c’est
+que j’estime et que je considère celui qui a composé
+cet ouvrage, et qu’il s’attire une recommandation
+particulière par sa vertu comme par
+sa doctrine. »</p>
+
+<p>Quelle différence de ce public compétent et
+choisi à celui auquel nous nous adressons maintenant !</p>
+
+<p>Rancé reprend une à une les propositions de
+Mabillon, et les réfute à son tour par des exemples.
+Comme il y a nécessairement des parties faibles
+dans un grand ouvrage, l’abbé les saisit
+avec habileté : « On loue, mes frères, dit-il, on
+loue Marc, disciple, à ce que l’on dit, de saint
+Benoît, de ce qu’il faisait bien des vers ! Quelle
+louange pour un moine ! Je suis assuré que saint
+Benoît ne lui avait pas légué cette science par
+son testament, ni qu’il ne la lui avait pas enseignée
+par son exemple. Quelle qualité pour
+un solitaire d’être poète !</p>
+
+<p>» Loup, abbé de Ferrières, a tort de prier le
+pape Benoît III de lui envoyer le livre de l’Orateur
+de Cicéron, les douze livres de Quintilien,
+le Commentaire de Donat sur Térence : n’aurait-il
+pas mieux fait de gémir dans le fond de
+son cloître de ses propres péchés comme de ceux
+du monde, et de soutenir ses frères qui dans
+ce siècle de fer avaient besoin d’être secourus
+et d’être consolés ! »</p>
+
+<p>Rancé se jette parmi les moines savants pour
+en rompre l’ordonnance ; il ne s’aperçoit pas qu’il
+les fait aimer : il rit de Hubald, auteur de cent
+trente vers à la louange des <i>chauves</i>. Rancé avait
+raison ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon chez
+Rancé un reste de la raillerie du monde ?</p>
+
+<p>Mabillon ne se tint pas pour vaincu ; il répliqua
+dans ses <i>Réflexions</i>. Il amoncela de nouvelles
+preuves en faveur des études monastiques. Ces
+ouvrages de Mabillon ne sont point écrits avec
+emportement ; une attention sage, pleine de modération
+et de retenue, une piété tendre, une
+science humble et modeste, une sainte politesse
+règnent partout. Il finit par ces paroles touchantes :</p>
+
+<p>« J’ai tâché de garder toutes les règles de la
+modération ; mais je n’oserais me flatter qu’il
+ne me soit rien échappé de contraire et que je
+n’aie trahi en cela mes intentions les plus pures
+et les plus droites. Que ne pouvez-vous voir mon
+cœur, mon révérend père (l’abbé de la Trappe) !
+car permettez-moi de vous adresser ces paroles
+à la fin de cet ouvrage, pour y connaître les dispositions
+où je suis et pour votre personne et
+pour votre maison. Je suis bien éloigné de désapprouver
+la conduite que vous y gardez envers
+vos religieux touchant les études ; mais si
+vous les croyez assez forts pour s’en passer,
+n’ôtez pas aux autres un soutien dont ils ont
+besoin.</p>
+
+<p>» Que si vous jugiez à propos de répliquer à ces
+réflexions, je vous prie de prendre bien ma
+pensée comme je me suis efforcé de prendre la
+vôtre ; mais, au nom de Dieu, demeurons-en là
+dans les termes de notre contestation. J’espère
+que Dieu me fera la grâce de n’entrer jamais
+dans ces sortes de détails. Quelque chose qu’on
+puisse me dire et que je puisse apprendre, je
+n’en ferai jamais aucun autre usage que de les
+sacrifier à la paix et à la charité chrétienne.
+Écrivez donc, si vous voulez, contre l’abus que
+l’on peut faire de l’étude et de la science, mais
+épargnez en même temps l’une et l’autre, parce
+qu’elles sont bonnes en elles-mêmes et que l’on
+en peut faire un très-bon usage dans les communautés
+religieuses. C’est la charité qui, unissant
+les travaux des uns avec l’étude des autres
+par l’union de leurs cœurs, fait que ceux qui
+étudient participent au mérite du travail de
+leurs frères, et que ceux qui travaillent profitent
+des lumières de ceux qui étudient. Je souhaite
+de tout mon cœur que ce soit là notre
+partage aux uns et aux autres ; heureux si ce
+pouvait être là le fruit de nos disputes, et si, nos
+sentiments étant partagés au sujet de la science,
+ils demeuraient réunis au moins dans l’esprit
+de charité. Pardonnez-moi, mon révérend père,
+car il faut finir par les paroles du saint docteur ;
+pardonnez-moi si j’ai parlé avec quelque sorte
+de liberté, et soyez persuadé que je ne l’ai fait
+par aucun dessein de vous blesser : <i lang="la" xml:lang="la">non ad contumeliam
+tuam, sed ad defensionem meam</i>. Néanmoins,
+si je me suis trompé en cela même, je
+vous prie encore de me le pardonner. »</p>
+
+<p>Ce ne sont pas là de ces modesties ostentatrices
+qui se glorifient. Mabillon parle à pleine ouverture
+de cœur ; aucun arrière amour-propre
+ne corrompt la sincérité de ses aveux : tels sont
+les fruits de la religion. Il y a loin de cette douceur
+à cette amertume du savoir, telle qu’on la
+sent dans les contentions de Milton et de Saumaise
+et dans les jugements de Scaliger.</p>
+
+<p>Les actions confirmèrent les paroles ; et l’on
+trouve Mabillon à la Trappe, suivi et accompagné
+avec respect par Rancé. Le 4 juin 1693, Rancé
+écrit à l’abbé Nicaise : « Le P. Mabillon est venu
+ici depuis sept à huit jours seulement. L’entrevue
+s’est passée comme elle le devait ; il est
+malaisé de trouver tout ensemble plus d’humilité
+et plus d’érudition que dans ce bon père. »</p>
+
+<p>Bossuet, avec son bon sens, avait éclairé le
+point de la difficulté, en distinguant l’état de solitaire
+et l’état de cénobite.</p>
+
+<p>La dispute ne s’éteignit pas là : les moines savants
+avaient pris les armes. D. Claude de Vert,
+sous le nom de frère Colombart, se jeta dans la
+mêlée. L’infatigable Rancé répondit toujours.
+Quatre lettres du P. Sainte-Marthe parurent,
+auxquelles Rancé répliqua par une courte lettre
+adressée à Santeuil, juge placé avec ses belles
+poésies latines sur la frontière des deux Parnasses.</p>
+
+<p>Au surplus, l’éloignement pour les lettres qu’éprouvait
+Rancé s’est retrouvé chez plusieurs
+hommes et même des hommes de son temps ; ils
+avaient appris à mépriser ce qu’ils avaient d’abord
+recherché. Boileau écrivait à Brienne : « C’est
+très-philosophiquement et non chrétiennement
+que les vers me paraissent une folie. C’est vainement
+que votre berger en soutane, je veux
+dire M. de Maucroix, déplore la perte du <i>Lutrin</i>.
+Si quelque raison me le fait jamais déchirer,
+ce ne sera pas la dévotion, mais le peu
+d’estime que j’en fais, aussi bien que de tous
+mes ouvrages. Vous me direz peut-être
+que je suis aujourd’hui dans un grand accès
+d’humilité ; point du tout : jamais je ne fus plus
+orgueilleux ; car, si je fais peu de cas de mes
+ouvrages, j’en fais encore bien moins de ceux
+de nos poètes d’aujourd’hui, dont je ne puis
+plus lire ni entendre pas un, fût-il à ma
+louange. »</p>
+
+<p>Que dirait donc le critique, maintenant qu’il
+n’y a pas un de nous, long ou écourté qu’il soit,
+qui ne se pense assuré d’aller aux astres ? Pour
+moi, tout épris que je puisse être de ma chétive
+personne, je sais bien que je ne dépasserai pas
+ma vie. On déterre dans des îles de Norvége
+quelques urnes gravées de caractères indéchiffrables.
+A qui appartiennent ces cendres ? Les
+vents n’en savent rien.</p>
+
+<p>Mabillon, né le 23 novembre 1632, à Saint-Pierre-Mont,
+village du diocèse de Reims, mourut
+sept ans après Rancé, le 27 décembre 1707.
+En apprenant cette mort, Clément XI dit « que
+Mabillon devait être inhumé dans le lieu le
+plus distingué, parce qu’on ne manquerait pas
+de demander où il avait été déposé : <i lang="la" xml:lang="la">Ubi posuistis
+eum ?</i> »</p>
+
+<p>Les restes du savant, après avoir été conservés
+au Musée des <i>monuments français</i>, ont été reportés,
+au mois de février 1819, à l’abbaye de
+Saint-Germain-des-Prés. Notre maître à tous,
+M. Augustin Thierry, a écrit ces paroles sur le
+premier monument de notre monarchie : découvrons-nous
+avec respect pour entrer dans le
+caveau funèbre : « Cette église fut le tombeau des
+princes mérovingiens ; son pavé subsiste ; et,
+dans l’enceinte de l’édifice, rebâti plusieurs fois,
+il garde encore la poussière des fils du conquérant
+de la Gaule. Si ces récits valent quelque
+chose, ils augmenteront le respect de notre âge
+pour l’antique abbaye royale, maintenant simple
+paroisse de Paris ; et peut-être joindront-ils une
+émotion de plus aux pensées qu’inspire ce lieu
+de prières, consacré il y a treize cents ans. »</p>
+
+<p>L’édit de Nantes fut révoqué en 1685 au mois
+d’août ; les cent cinquante-huit articles avaient
+été successivement cancellés par des lois. A ce
+propos, l’abbé de Rancé écrivait : « C’est un prodige
+que le roi a fait contre l’extirpation de
+l’hérésie. Il fallait pour cela une puissance et
+un zèle qui ne fût pas moins grand que le sien.
+Le temple de Charenton détruit, et nul exercice
+de religion dans le royaume, c’est une
+espèce de miracle que nous n’eussions pas cru
+voir de nos jours. »</p>
+
+<p>La renommée de l’abbaye de la Trappe avait
+franchi les mers ; un missionnaire était arrivé de
+la Chine tout exprès pour voir le saint solitaire.
+Prêt à retourner aux Indes, Rancé lui écrivit ;
+et M. de Chaumont, ainsi se nommait-il, emporta
+cette lettre comme une relique protectrice : « Je
+ne saurais penser qu’avec étonnement, dit
+Rancé, qu’étant près de faire naufrage, la
+Trappe vous ait été présente, et que contre
+toute votre attente vous ayez espéré vous y
+voir. Le moyen, après cela, de ne pas vous
+suivre jusqu’aux extrémités de la terre ? Allez
+donc, monsieur, où Dieu vous a destiné ; ne
+doutez pas qu’en lui gagnant des âmes vous ne
+sauviez la vôtre, et que vous ne soyez du nombre
+de ceux qu’il a promis de couvrir de sa
+protection par l’entremise de ses anges. »</p>
+
+<p>Le P. Chaumont lui répondit : « Je conserverai
+votre chère lettre comme le gage précieux
+de la part que vous voulez bien me donner et
+à tous mes chers confrères dans vos travaux et
+dans vos prières ; elle me sera comme un pilote
+assuré et comme ma garde fidèle dans le
+cours de mon voyage, et un puissant asile dans
+toutes les adversités qui me pourront survenir.
+J’en laisserai une copie dans le monastère de
+Siam ; quant à l’original, je ne le quitterai jamais
+qu’à la mort. »</p>
+
+<p>M. de Chaumont écrivit en 1691 à un religieux
+de la Trappe : « Passant de la côte de Coromandel
+à la Chine, et faisant route par le vieux
+détroit de Sineanpou, le 24 août notre navire
+se trouva à sec sur des rochers depuis la
+proue jusqu’au grand mât, quoiqu’il y eût plusieurs
+brasses d’eau sous la poupe ; il fut tellement
+renversé que le grand mât touchait presque
+à l’eau. Alors tous se crurent perdus, nonobstant
+leurs efforts. Pendant ce temps-là, les
+sages et obligeantes promesses que notre
+saint abbé m’avait fait de faire des prières particulières
+pour moi me revinrent si vivement
+dans la pensée, qu’elles me causèrent une confiance
+extraordinaire ; et dans mes prières j’avais
+une idée si forte de ce saint homme qu’il
+me semblait le voir et sentir qu’il fortifiait l’espérance
+que j’avais d’aborder à la Chine. Ce
+qui me faisait dire à mon confrère qu’il eût
+bon courage, et qu’avec le secours de Notre-Seigneur
+et les prières du saint abbé de la
+Trappe nous arriverions. Tout à coup le navire
+retourna dans son assiette, à la faveur de la
+marée, sans avoir fait aucune perte. »</p>
+
+<p>Le P. Chaumont appartenait à ces grandes missions
+des jésuites de la Chine qui pensèrent nous
+ouvrir la route de Nankin.</p>
+
+<p>Ainsi les mers et les naufrages entrent à la
+Trappe, comme le siècle de Louis XIV y était entré,
+par des bois où l’on entend à peine un son.
+La manière dont les hommes de ce temps voyaient
+le monde ne ressemblait pas à celle dont nous
+l’apercevons aujourd’hui. Il ne s’agissait jamais
+pour ces hommes d’eux-mêmes : c’était toujours
+de Dieu dont ils parlaient. Ces souvenirs que
+Rancé envoyait aux océans par un missionnaire
+se rattachaient à son arrière vie, lorsqu’il avait
+songé à cacher ses blessures parmi les pasteurs
+de l’Himalaya. Tous les rivages sont bons pour
+pleurer. Il aurait vu, s’il avait suivi ses premiers
+desseins, ces rizières abandonnées quand l’homme
+qui les sema est passé depuis long-temps ; il
+aurait suivi des yeux ces Aras blancs qui se reposent
+sur les manguiers du tombeau de Tadjmahal ;
+il aurait retrouvé tout ce qu’il eût aimé
+dans son jeune âge, la gloire des palmiers, leur
+feuillage et leurs fruits : il se serait associé à cet
+Indien qui appelle ses parents morts aux bouches
+du Gange, et dont on entend la nuit les chants
+tributaires qu’accompagnent les vagues de la mer
+Pacifique.</p>
+
+<p>On ne sait si Rancé avait entretenu un commerce
+de lettres avec l’abbesse des Clairets, comme il
+en avait entretenu un avec Louise Roger de La
+Mardellière, mère du comte de Charnz par Gaston.
+Peut-être qu’en cherchant bien on pourrait retrouver
+quelques-unes des lettres que Rancé écrivait
+dans sa jeunesse à madame de Montbazon,
+mais je n’ai plus le temps de m’occuper de ces
+erreurs. Pour m’enquérir des printemps il faudrait
+en avoir. Viendront les jeunes gens qui auront
+le loisir de chercher ce que j’indique. Le
+temps a pris ses mains dans les miennes ; il n’y
+a plus rien à cueillir dans des jours défleuris.</p>
+
+<p>On trouve dans le <i>Menagiana</i> ce que Ménage
+pensait de Rancé : « Je ne lis, dit-il, jamais les
+ouvrages de M. de la Trappe qu’avec admiration :
+c’est l’homme du royaume qui écrit le
+mieux ; son style est noble, sublime, inimitable ;
+son érudition profonde en matière de régularité,
+ses recherches curieuses, son esprit supérieur,
+sa vie irréprochable, sa réforme un ouvrage
+de la main du Très-Haut. »</p>
+
+<p>Une lettre de madame de Maintenon, 29 juin
+1698, nous apprend un voyage de son frère à la
+Trappe ; elle ajoute : « J’envie le bonheur de mon
+frère d’avoir vu ce qu’il y a de plus édifiant
+dans l’Église et d’avoir entendu celui dont Dieu
+s’est servi pour établir ce nombre de saints qui
+ne paraissent plus tenir à la terre. »</p>
+
+<p>Ainsi tout s’occupait de Rancé depuis le génie
+jusqu’à la grandeur, depuis Leibnitz jusqu’à madame
+de Maintenon.</p>
+
+<p>Le style de Rancé n’est jamais jeune, il a laissé
+la jeunesse à madame de Montbazon. Dans les
+œuvres de Rancé, le souffle du printemps manque
+aux fleurs ; mais en revanche quelles soirées d’automne !
+qu’ils sont beaux ces bruits des derniers
+jours de l’année !</p>
+
+<p>Rancé a beaucoup écrit ; ce qui domine chez
+lui est une haine passionnée de la vie ; ce qu’il
+y a d’inexplicable, ce qui serait horrible si ce
+n’était admirable, c’est la barrière infranchissable
+qu’il a placée entre lui et ses lecteurs.
+Jamais un aveu, jamais il ne parle de ce qu’il a
+fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive
+devant le public sans daigner lui apprendre ce
+qu’il est ; la créature ne vaut pas la peine qu’on
+s’explique devant elle : il renferme en lui-même
+son histoire, qui lui retombe sur le cœur. Il
+enseigne aux hommes une brutalité de conduite
+à garder envers les hommes ; nulle pitié de leurs
+maux. Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour
+les croix, vous y êtes attachés, vous n’en descendrez
+pas ; allez à la mort, tâchez seulement que
+votre patience vous fasse trouver quelque grâce
+aux yeux de l’Éternel. Rien de plus désespérant
+que cette doctrine, mélange de stoïcisme et de
+fatalité, qui n’est attendrie que par quelques accents
+de miséricorde qui s’échappent de la religion
+chrétienne. On sent comment Rancé vit mourir
+tant de ses frères sans être ému, comment il regardait
+le moindre soulagement offert aux souffrances
+comme une insigne faiblesse et presque
+comme un crime. Un évêque avait écrit à Rancé
+sur une abbesse qui avait besoin d’aller aux eaux,
+l’abbé lui répond :</p>
+
+<p>« Le mieux que nous puissions faire, quand
+nous voyons mourir les autres est de nous persuader
+qu’ils ont fait un pas qu’il nous faut faire
+dans peu, qu’ils ont ouvert une porte qu’ils
+n’ont point refermée. Les hommes partent de
+la main de Dieu, il les confie au monde pour peu
+de moments ; lorsque ces moments sont expirés,
+le monde n’a plus droit de les retenir, il
+faut qu’il les rende. La mort s’avance, et l’on
+touche à l’éternité dans tous les instants de la
+vie. On vit pour mourir ; le dessein de Dieu,
+lorsqu’il nous donne la jouissance de la lumière,
+est de nous en priver. On ne meurt qu’une
+fois, on ne répare point par une seconde vie
+les égarements de la première : ce que l’on est
+à l’instant de la mort, on l’est pour toujours. »</p>
+
+<p>Cette langue du dix-septième siècle mettait à
+la disposition de l’écrivain, sans effort et sans recherche,
+la force, la précision et la clarté, en
+laissant à l’écrivain la liberté du tour et le caractère
+de son génie. On trouve cette description du
+silence imprimée dans la vingt-neuvième instruction
+de Rancé :</p>
+
+<p>« La solitude est peu utile sans le silence, car
+on ne se sépare des hommes que pour parler à
+Dieu, en interrompant tout entretien avec les
+créatures.</p>
+
+<p>» Le silence est l’entretien de la Divinité, le
+langage des anges, l’éloquence du ciel, l’art de
+persuader Dieu, l’ornement des solitudes sacrées,
+le sommeil des sages qui veillent, la plus
+solide nourriture de la providence, le lit des
+vertus ; en un mot, la paix et la grâce se trouvent
+dans le séjour d’un silence bien réglé. »</p>
+
+<p>Rancé serait un homme à chasser de l’espèce
+humaine s’il n’avait partagé et surpassé les rigueurs
+qu’il imposait aux autres : mais que dire à
+un homme qui répond par quarante ans de désert,
+qui vous montre ses membres ulcérés, qui,
+loin de se plaindre, augmente de résignation à
+mesure qu’il augmente de douleur ? C’était ainsi
+qu’il fermait la bouche à ses adversaires, que
+Port-Royal et tous ses saints reculaient devant
+lui, qu’il faisait fuir ses ennemis en leur montrant
+la tête de la pénitence. Il voulait que tous
+les pécheurs mourussent avec lui ; comme les fameux
+capitaines, il ne comptait pas les morts,
+mais la victoire. Je vous ai parlé de son fameux
+traité <i>De la sainteté monastique</i> : dans toutes ses
+pensées, extraites de ses différentes œuvres et
+recueillies par Marsollier, on ne retrouve que des
+redites de la même idée ; c’est toujours dur, mais
+admirablement exprimé.</p>
+
+<p>A la tête d’un manuscrit de 206 pages à 26 lignes
+la page, venu d’Alençon, où ce manuscrit
+avait été transporté après la destruction de la
+Trappe, est écrite, par un moine, la note suivante :
+« Ce livre est écrit de la propre main de notre
+révérend et très-saint père dom Armand-Jean,
+notre réformateur de la Trappe, qui, pour notre malheur,
+mourut le mois passé, 31 octobre
+1700, comme il avait vécu. » Moreri cite le
+26 octobre, la <i lang="la" xml:lang="la">Gallia christiana</i> le 27, une lettre
+de Bossuet mentionne le 29, et la note ci-dessus
+le 31 octobre. Cette note me semblerait devoir
+faire autorité, et c’est ce que pense aussi le bibliothécaire
+d’Alençon sous la date du 3 août
+1819 ; le Père Le Nain dit formellement que Rancé
+expira le 27 du mois d’octobre, à deux heures
+après midi, à l’âge de soixante-quinze ans, après
+en avoir passé trente-sept dans la solitude. Le
+manuscrit cité me semble être de la jeunesse de
+Rancé, et renferme ses études sur la Trinité, c’est-à-dire
+des recherches sur ce qu’en avaient dit
+Platon, Justin, Clément d’Alexandrie, sans oublier
+les hymnes d’Orphée ; grandes recherches
+que ne faisait point Rancé à la Trappe et qui
+sont visiblement de sa jeunesse. L’écriture de
+l’ouvrage inédit que je cote est d’un jeune homme ;
+le grec est facile à lire, presque toutes les lettres
+compliquées sont remplacées par des lettres simples.
+Rancé remarque que le Symbole de Nicée a
+ajouté au <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> le mot <i>fils</i>.</p>
+
+<p>Rancé avait voulu l’obscurité, et c’est un moine,
+son compagnon, qui ne signe point, qui se trompe
+même d’année, ayant mis 1600 pour 1700, qui
+nous apprend sa mort, laquelle n’importe aujourd’hui
+à personne.</p>
+
+<p>Rancé a écrit prodigieusement de lettres. Si
+on les imprimait jamais avec ses œuvres, on verrait
+qu’une seule idée a dominé sa vie ; malheureusement
+on n’aurait pas les lettres qu’il écrivait
+avant sa conversion et qu’au moment de sa
+vêture il ordonna de brûler. Ce serait seulement
+une étude remarquable par la différence des correspondants
+auxquels il s’adressa, mais toujours
+avec une idée fixe. Les réponses à ces lettres
+seraient plus variées encore et toucheraient à
+tous les points de la vie. Il s’est formé une solitude
+dans les épîtres de Rancé comme la solitude
+dans laquelle il enferma son cœur.</p>
+
+<p>Les recueils épistolaires, quand ils sont longs,
+offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être
+rien de plus attachant que les longues correspondances
+de Voltaire, qui voit passer autour
+de lui un siècle presque entier.</p>
+
+<p>Lisez la première lettre, adressée en 1715 à la
+marquise de Mimeure, et le dernier billet écrit
+le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de
+l’auteur, au comte de Lally-Tolendal ; réfléchissez
+sur tout ce qui a passé dans cette période de
+soixante-trois années. Voyez défiler la procession
+des morts : Chaulieu, Cideville, Thiriot, Algarotti,
+Genonville, Helvétius ; parmi les femmes,
+la princesse de Bareith, la maréchale de Villars,
+la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine,
+la marquise du Châtelet, madame Denis,
+et ces créatures de plaisir qui traversent en riant
+la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin,
+les Sallé.</p>
+
+<p>Quand vous suivez cette correspondance, vous
+tournez la page, et le nom écrit d’un côté ne l’est
+plus de l’autre ; un nouveau Genonville, une nouvelle
+du Châtelet paraissent, et vont, à vingt
+lettres de là, s’abîmer sans retour : les amitiés
+succèdent aux amitiés, les amours aux amours.</p>
+
+<p>L’illustre vieillard, s’enfonçant dans ses années,
+cesse d’être en rapport, excepté par la gloire,
+avec les générations qui s’élèvent ; il leur parle
+encore désert de Ferney, mais il n’a plus que
+sa voix au milieu d’elles ; qu’il y a loin des vers
+au fils unique de Louis XIV :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Noble sang du plus grand des rois,</div>
+<div class="verse">Son amour et notre espérance, etc.,</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="noindent">aux stances à madame Lullin, et non pas madame
+Du Deffant :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Eh quoi ! vous êtes étonnée</div>
+<div class="verse">Qu’au bout de quatre-vingt hivers</div>
+<div class="verse">Ma muse, faible et surannée,</div>
+<div class="verse">Puisse encor fredonner des vers !</div>
+<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . .</b></div>
+<div class="verse">Quelquefois un peu de verdure</div>
+<div class="verse">Rit sous les glaçons de nos champs ;</div>
+<div class="verse">Elle console la nature,</div>
+<div class="verse">Mais elle sèche en peu de temps !</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Le roi de Prusse, l’impératrice de Russie, toutes
+les grandeurs, toutes les célébrités de la terre
+reçoivent à genoux, comme un brevet d’immortalité,
+quelques mots de l’écrivain qui vit mourir Louis XIV,
+tomber Louis XV et régner
+Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le
+roi martyr, est à lui seul toute l’histoire de France
+de son temps.</p>
+
+<p>Mais peut-être qu’une correspondance particulière
+entre deux personnes qui se sont aimées
+offre encore quelque chose de plus triste ; car ce
+ne sont plus les <i>hommes</i>, c’est l’<i>homme</i> que l’on
+voit.</p>
+
+<p>D’abord les lettres sont longues, vives, multipliées ;
+le jour n’y suffit pas : on écrit au coucher
+du soleil ; on trace quelques mots au clair de la
+lune, chargeant sa lumière chaste, silencieuse,
+discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs.
+On s’est quitté à l’aube ; à l’aube on épie la première
+clarté pour écrire ce que l’on croit avoir
+oublié de dire. Mille serments couvrent le papier,
+où se reflètent les roses de l’aurore ; mille
+baisers sont déposés sur les mots qui semblent
+naître du premier regard du soleil : pas une idée,
+une image, une rêverie, un accident, une inquiétude
+qui n’ait sa lettre.</p>
+
+<p>Voici qu’un matin quelque chose de presque
+insensible se glisse sur la beauté de cette passion,
+comme une première ride sur le front d’une femme
+adorée. Le souffle et le parfum de l’amour expirent
+dans ces pages de la jeunesse, comme une brise
+le soir s’endort sur des fleurs : on s’en aperçoit
+et l’on ne veut pas se l’avouer. Les lettres s’abrègent,
+diminuent en nombre, se remplissent de
+nouvelles, de descriptions, de choses étrangères ;
+quelques-unes ont retardé, mais on en est moins
+inquiet ; sûr d’aimer et d’être aimé, on est devenu
+raisonnable ; on ne gronde plus, on se soumet à
+l’absence. Les serments vont toujours leur train ;
+ce sont toujours les mêmes mots, mais ils sont
+morts ; l’âme y manque : <i>je vous aime</i> n’est plus là
+qu’une expression d’habitude, un protocole obligé,
+le <i>j’ai l’honneur d’être</i> de toute lettre d’amour.
+Peu à peu le style se glace, ou s’irrite, le jour de
+poste n’est plus impatiemment attendu ; il est redouté ;
+écrire devient une fatigue. On rougit en
+pensée des folies que l’on a confiées au papier ; on
+voudrait pouvoir retirer ses lettres et les jeter au
+feu. Qu’est-il survenu ? Est-ce un nouvel attachement
+qui commence ou un vieil attachement qui
+finit ? N’importe : c’est l’amour qui meurt avant
+l’objet aimé. On est obligé de reconnaître que les
+sentiments de l’homme sont exposés à l’effet d’un
+travail caché ; fièvre du temps qui produit la
+lassitude, dissipe l’illusion, mine nos passions
+et change nos cœurs, comme elle change nos
+cheveux et nos années. Cependant il est une exception
+à cette infirmité des choses humaines ;
+il arrive quelquefois que dans une âme forte un
+amour dure assez pour se transformer en amitié
+passionnée, pour devenir un devoir, pour prendre
+les qualités de la vertu ; alors il perd sa défaillance
+de nature, et vit de ses principes immortels.</p>
+
+<p>Il ne faut pas séparer des ouvrages de Rancé
+les instructions de saint Dorothée traduites du
+grec pour les instructions des pères de la Trappe.
+Saint Dorothée se convertit à la vue d’un tableau,
+comme Énée retrouva les souvenirs de Troie dans
+les palais de Carthage. Ce tableau représentait les
+divers tourments des pécheurs aux enfers : une
+dame d’une majesté et d’une beauté extraordinaires
+se montra tout à coup auprès de Dorothée,
+lui expliqua le tableau et disparut. On voit comme
+les souvenirs de Virgile s’étaient empreints jusque
+dans les imaginations de l’Orient, si toutefois l’Orient
+n’était pas à la source de ces souvenirs. Les
+instructions de saint Dorothée sur les jugements,
+sur les accusations de soi-même, sur le souvenir
+des injures, sur les habitudes, sont écrites dans
+la traduction de Rancé avec onction et intérêt.
+Un jour, selon une de ces histoires, un des frères
+vint trouver son abbé dans le désert et lui dit :
+« Ayez pitié de moi, mon père, parce que je dérobe
+et que je mange ensuite ce que j’ai dérobé. — Et
+pourquoi ? dit saint Dorothée, est-ce que
+vous avez faim ? — Oui, mon père, répondit-il ; ce
+que l’on donne à la table commune ne me suffit
+pas. » On doubla pitance du solitaire, et il
+dérobait toujours. Ce pauvre frère savait que le
+larcin est un péché, il en pleurait, et toutefois il
+se laissait entraîner.</p>
+
+<p>D’Andilly n’avait laissé à Rancé que l’histoire
+de Dorothée à traduire : c’était un mauvais grec
+d’Asie du troisième siècle, difficile à entendre, et
+dont il n’existait qu’une paraphrase infidèle. J’ai
+vu entre Jaffa et Gaza le désert qu’avait habité
+Dorothée : il n’y avait point les soixante-dix palmiers
+et les douze fontaines.</p>
+
+<p>Une suite de souffrances renouvelées obligèrent
+enfin Rancé de se démettre de son abbaye. On
+était si abattu sous la majesté de Louis XIV, que
+des solitaires mêmes ne se pouvaient empêcher de
+faire entendre le langage de la flatterie usité à
+Versailles. Ce n’était pas chose si aisée qu’on se
+l’imagine que de faire agréer la démission d’un
+trappiste ; derrière cette démission se reproduisait
+la question de l’<i>abbé commendataire</i> ou de
+l’<i>abbé régulier</i>. La sainteté inspirait à Rancé une
+adresse particulière sitôt que se renouvelaient des
+contestations : le chef de l’ordre de Cîteaux en
+appelait-il au pape, Rancé en appelait au roi.
+Louis XIV évoquait l’affaire à son conseil, et, sans
+donner gain de cause à l’une des parties, rétablissait
+l’équilibre. La cour se partageait ; elle prenait
+un vif intérêt à ces démêlés du cloître ; un grand
+saint avait autant de crédit qu’un grand seigneur ;
+une gravité commune faisait que l’austérité de la
+religion communiquait de l’importance aux affaires
+du monde, et que les affaires du monde donnaient
+une vivacité utile aux intérêts de la religion.</p>
+
+<p>Rancé avait consenti à se charger de la conduite
+spirituelle de l’abbaye des Clairets, monastère de
+femmes dépendant de la Trappe. Il était gouverné
+par Eugénie-Françoise d’Étampes de Valence,
+d’une plus illustre famille que celle de cette duchesse
+d’Étampes appelée la plus savante des
+belles et la plus belle des savantes. On voit dans
+des lettres du temps qu’on allait à cette abbaye
+par Nogent-le-Rotrou.</p>
+
+<p>L’abbesse des Clairets était d’une morgue presque
+ridicule, même dans ces temps d’aristocratie.
+Elle disait de dom Zozime qu’il ne méritait pas
+seulement d’être son laquais, parce que ce n’était
+que le fils d’un bourgeois de Bellème.</p>
+
+<p>La visite de Rancé aux Clairets est du 16 février
+1690 ; on possède encore, avec la carte de
+sa visite, les discours d’ouverture et de clôture.
+L’abbesse avait fait sonner la grosse cloche de
+l’abbaye aussitôt que Rancé parut dans le voisinage ;
+cloche dont le son se perdit comme mille
+autres dans les bois qui n’existent plus ; on trouve
+on ne sait quel charme dans ces accents qui annonçaient
+à des échos, muets depuis long-temps,
+le passage d’un homme sur la terre. L’abbesse
+s’était jetée à genoux devant le père à l’entrée de
+l’église. La carte de visite laissée dans le monastère
+faisait du bruit. Rancé avait dit que la
+lecture de l’Ancien Testament ne convenait pas à
+des religieuses : « Que voulez-vous, disait-il, que
+des filles obligées à une chasteté consommée
+lisent le Cantique des Cantiques, l’histoire de
+Suzanne, celle de Juda, de Thamar, de Judith,
+d’Ammon, de la violence faite à la femme du
+lévite dans Gabaon, le Lévitique, Ruth ? »</p>
+
+<p>Lorsque Rancé s’énonçait, les religieux croyaient
+entendre très-sensiblement les anges chanter leurs
+mélodies. Sa parole était aussi persuasive que son
+caractère était inflexible. Elle fut pourtant écoutée
+presque sans fruit aux Clairets ; car il détruisait
+par sa voix l’effet qu’il produisait par sa parole :
+c’est pourquoi l’on trouve une lettre rude qu’il
+écrivit à une religieuse de ce monastère. « Je vous
+avoue que j’ai été tout à la fois surpris de vous voir
+dans les dispositions et les pensées auxquelles
+je ne me serais point du tout attendu ; car enfin
+qu’est-ce que Dieu pourrait faire davantage pour
+vous assurer contre la crainte de la mort, que
+de vous appeler dans un état qui doit vous donner
+de l’éloignement et du mépris pour la vie ? »</p>
+
+<p>Fait pour le monde, l’abbé s’en séparait par
+la pénitence ; mais au milieu de toutes ces douleurs
+de femme, il ne s’apercevait pas qu’en voulant
+faire retourner l’humanité aux rigueurs de
+l’Orient, il se trompait de siècle et de climat. Il
+n’avait pas de corbeaux pour nourrir ses anachorètes,
+de palmiers pour couronner leur tête, de
+lions pour creuser la fosse des Thaïs. Sa morale
+tombait dans ces méprises de notre poésie qui ne
+parle que de la cruauté des tigres, dans des forêts
+où nous n’apercevons que des chevreuils.</p>
+
+<p>Rancé retourna à la Trappe par un orage ; les
+tonnerres accompagnaient majestueusement les
+faibles pas d’un vieillard. Les beaux temps du
+christianisme étaient finis : on croit entendre se
+refermer les portes d’un temple abandonné.</p>
+
+<p>L’abbesse d’une abbaye de Paris ayant lu l’ouvrage
+<i>De la Sainteté et des devoirs de la vie monastique</i>,
+ne voulut plus consentir qu’on introduisît
+la musique dans son couvent : elle en écrivit
+à Rancé ; l’abbé répondit : « La musique ne
+convient point à une règle aussi sainte et aussi
+pure que la vôtre ; est-il possible que vos sœurs
+soient si aveugles et aient les yeux tellement
+fermés qu’elles ne s’aperçoivent pas qu’elles introduiraient
+un abus dont elles doivent avoir
+un entier éloignement ! »</p>
+
+<p>Rancé était de l’avis des magistrats de Sparte :
+ils mirent à l’amende Terpandre pour avoir ajouté
+deux cordes à sa lyre. Les nonnes persistèrent ;
+le monde rit de ces discordes, qui pensèrent renverser
+une grande communauté. Le ciel mit fin
+aux divisions, comme Virgile nous apprend que
+l’on apaise le combat des abeilles : un peu de poussière
+jetée en l’air fit cesser la mêlée. Il survint
+aux religieuses qui voulaient chanter, des rhumes :
+elles reconnurent que la main de Dieu s’appesantissait
+sur elles. Rancé du reste avait raison :
+la musique tient le milieu entre la nature
+matérielle et la nature intellectuelle ; elle peut
+dépouiller l’amour de son enveloppe terrestre ou
+donner un corps à l’ange : selon les dispositions
+de celui qui écoute, ses accords sont des
+pensées ou des caresses. A peine les poètes chrétiens
+de l’antiquité ont-ils permis qu’on fît entendre
+cette mélodie après eux, lorsqu’ils avaient
+réuni leur vie aux faisceaux des lyres brisées.</p>
+
+<p>Des médailles et des portraits de l’abbé de Rancé
+s’étant répandus, donnèrent naissance à de nouvelles
+calomnies ; on le traita de superbe qui voulait
+éterniser sa mémoire. On fit courir des médailles
+portant d’un côté ces mots : <i lang="la" xml:lang="la">Restaurator
+monachorum</i> ; et de l’autre un moine mal fait avec
+cette devise : <i lang="la" xml:lang="la">Labor improbus.</i></p>
+
+<p>Le P. Lami, un des commensaux de la Trappe,
+était demi-philosophe ; il différait de Rancé sur
+beaucoup de sujets ; il passait pour être l’homme
+de son ordre qui écrivait le mieux en français : il
+avait développé avec clarté les idées de Descartes.
+Au sujet des <i>Études monastiques</i>, il eut une discussion
+avec Rancé devant madame de Guise, et Mabillon
+raconte que Lami l’emporta sur Rancé<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>.
+Un ordre de Louis XIV imposa silence aux partis.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Premier volume des Œuvres posthumes de Mabillon.</p>
+</div>
+<p>S’il y a des libelles imprimés contre Rancé, il
+y en a d’autres qui sont restés manuscrits, en
+particulier une dissertation sur <i>les humiliations</i>,
+par l’abbé Leroy ; elle se trouve à la bibliothèque
+de Sainte-Geneviève. L’abbé de Rancé répondait :
+« Vous savez combien de fois on m’a fait mort ;
+on a vu que je ne laissais pas de vivre ; on s’avise
+de dire que la vie de l’esprit est éteinte en
+moi ; que véritablement j’ai une âme, mais que
+je ne raisonne plus. » On le pressait de mitiger
+la discipline de la Trappe, il répondait par ces
+quatre mots des Macchabées : « <i lang="la" xml:lang="la">Moriamur in simplicitate
+nostra.</i> » On l’invitait à écrire les devoirs
+du chrétien, comme il avait écrit les devoirs
+de la vie monastique ; il en traça des pages, puis
+il s’arrêta, disant : « Il ne me reste que quelques
+instants à vivre ; le meilleur usage que j’en
+puisse faire, c’est de les passer dans le silence. »</p>
+
+<p>Rancé habita trente-quatre ans le désert, ne
+fut rien, ne voulut rien être, ne se relâcha pas
+un moment du châtiment qu’il s’infligeait. Après
+cela put-il se débarrasser entièrement de sa nature ?
+Ne se retrouvait-il pas à chaque instant
+comme Dieu l’avait fait ? Son parti pris contre
+ses faiblesses a fait sa grandeur ; il avait composé
+de toutes ses faiblesses punies un faisceau de
+vertus. Selon l’historien de Saint-Luc, saint Bernard
+bâtit son édifice sur le fondement d’une
+grande innocence ; Rancé, sur les ruines de son
+innocence perdue, mais réparée.</p>
+
+<p>Le rhumatisme qui d’abord lui avait saisi la
+main gauche, se jeta sur la droite, dans laquelle
+le chirurgien de madame de Guise travailla. Cette
+main devint inutile et contrefaite. Le malade avait
+une répugnance extrême de toute nourriture.
+Affligé d’une toux insupportable, d’une insomnie
+continuelle, de maux de dents cruels, d’enflures
+aux pieds, il se vit réduit pendant près de six années
+à passer ses jours à l’infirmerie dans une
+chaise, sans presque jamais changer de posture.
+Un frère convers le pressant de prendre un peu
+de nourriture, Rancé dit avec un sourire : « Voilà
+mon persécuteur. » Il n’employait ses frères
+qui regardaient comme un bonheur de le servir,
+qu’avec une extrême discrétion. Il souffrait la
+soif, n’osant leur demander à boire, de peur de les
+fatiguer. Lorsqu’on lui avait donné quelque
+chose, il en témoignait aussitôt sa reconnaissance
+par une inclination de tête en se découvrant. Il
+souffrait des douleurs aiguës que l’on n’aurait pas
+remarquées si l’on n’eût aperçu quelque changement
+sur son visage. Il avait fait mettre vis-à-vis
+de sa chaise dans l’infirmerie ces paroles du
+prophète : « Seigneur, oubliez mes ignorances et
+les péchés de ma jeunesse. » Ce fut pendant
+cette perpétuelle agonie qu’il composa son livre
+intitulé : <i>Réflexions sur les quatre évangélistes</i>.</p>
+
+<p>Rancé ne rencontra pas toujours des Mabillon,
+il eut des adversaires plus ignorants, par conséquent
+plus sûrs d’eux-mêmes. On lui apporta un
+matin une satire contre sa personne ; il la lut, loua
+ce qu’il y trouva de bien, et dit : « Voilà une
+excellente préparation pour la messe. » Il allait
+à l’autel.</p>
+
+<p>Dans le remuement des choses diverses dont il
+avait été si long-temps le témoin, il avait toujours
+conservé sa paix. Pendant ses voyages, il se détournait
+le plus qu’il pouvait des grands chemins.
+Il suivait des sentiers au milieu des blés, tenant
+les yeux attachés sur le soleil prêt à se coucher
+parmi les moissons. Si par hasard il rencontrait
+quelque banne, il demandait la permission d’y
+monter. « Ce serait plutôt à moi, disait-il, de
+conduire cette charrette qu’à ce paysan, parce
+que, quoiqu’il soit pauvre, c’est un homme de
+bien. Moi, je suis toujours le plus malheureux
+de tous les pécheurs. » Il avertit ses frères des
+maux dont la maison était menacée. A l’anniversaire
+de sa profession d’abbé, des moines assemblés
+en chapitre firent à genoux cette protestation :
+« Nous protestons de garder notre sainte
+règle dans toute son étendue. » Rancé commença :
+il renonça de nouveau au monde pour
+ne s’occuper que des années éternelles.</p>
+
+<p>Les solitaires écrivirent en même temps au pape :</p>
+
+<p>« Il y a plusieurs années, très-saint père, que
+nous jouissons d’un grand et précieux trésor
+dans la personne de notre père abbé ; mais il va
+nous être enlevé si votre sainteté ne se hâte
+de nous secourir. Il va à la mort avec joie ; il
+ne veut rien prendre de ce qui pourrait réparer
+ses forces ; il chante avec l’apôtre : Si la maison
+de terre que nous habitons vient à se dissoudre,
+Dieu nous donnera dans le ciel une demeure
+qui durera éternellement. Qu’il nous survive,
+qu’il nous ferme les yeux ! » Le cardinal
+Cibo répondit au nom du pape que sa sainteté ordonnait
+que l’abbé de la Trappe eût à suspendre
+des austérités qui compromettaient sa vie.</p>
+
+<p>Le 2 de novembre de l’année 1694, Rancé mandait
+à l’abbé Nicaise : « Voilà M. Arnauld mort
+après avoir poussé sa carrière aussi loin qu’il l’a
+pu. Il a fallu qu’elle se soit terminée ; voilà bien
+des questions finies. L’érudition de M. Arnauld
+et son autorité étaient d’un grand poids pour le
+parti heureux qui n’en a point d’autre que celui
+de Jésus-Christ ; qui, mettant à part tout ce qui
+pourrait l’en séparer ou l’en distraire, même
+pour un moment, s’y attache avec tant de fermeté
+que rien ne soit capable de l’en déprendre. »
+Ce passage de la lettre de Rancé, si différent
+de ce qu’il avait écrit à M. de Brancas sur
+Arnauld, étant connu, ressuscita toutes les ardeurs.
+Rancé lui-même fut surpris du fracas que causaient
+ces quatre lignes. Au milieu de cette agitation,
+il écrivit de nouveau, le 27 janvier 1695, à l’abbé
+Nicaise : « J’ai reçu depuis deux jours une lettre
+de plus de vingt pages de votre bon ami le Père
+Quesnel : elle est toute remplie d’une dureté et
+d’une vivacité incompréhensibles ; il prétend
+me prouver que j’ai flétri le nom de M. Arnauld,
+que je lui ai donné un coup de poignard après
+sa mort, que j’ai fait, autant qu’il était en mon
+pouvoir, une plaie mortelle à sa mémoire, et
+une infinité d’autres choses plus violentes les
+unes que les autres. Je n’ai jamais entendu parler
+d’une imagination aussi extraordinaire.
+Quand j’aurais écrit un volume contre la vie, la
+conduite et les sentiments de M. Arnauld, que
+je me fusse servi pour cela des expressions les
+plus injurieuses, il ne me traiterait pas d’une
+autre manière ; il me demande des rétractations
+et des déclarations publiques, comme si j’avais
+de mon plein pouvoir rejeté hors de l’Église
+M. Arnauld après sa mort ; il ajoute que toute la
+France attend une réparation de ma part, et si
+j’avais mis le feu à Port-Royal ou que je l’eusse
+renversé de fond en comble, il ne m’en dirait
+pas davantage. »</p>
+
+<p>Rancé avait raison, il n’avait pas mis le feu à
+Port-Royal ; quant à la convenance de ses prévisions,
+c’était une convenance que se donnent facilement
+les hommes accoutumés à se servir de la
+plume. Pour ce qui est du grand Arnauld dont on
+ne lit plus les ouvrages, les dernières années de
+sa vie avaient affaibli le sérieux qui lui servait de
+bouclier. Caché à l’hôtel de Longueville, déguisé
+sous un habit gris, l’épée au côté, affublé d’une
+grande perruque, le vieux janséniste était nourri
+dans une chambre haute par l’aventurière de la
+Fronde. Il commettait mille imprudences. Madame
+de Longueville disait qu’elle aurait mieux aimé
+confier ses secrets à un libertin. Il ne voulait point
+de paix ; il avait, disait-il, pour se reposer l’éternité
+tout entière. Lorsqu’on jouit d’une imposante
+renommée, il faut éviter les travestissements peu
+dignes.</p>
+
+<p>Au surplus les vertus de Rancé ôtaient la force
+à tous ses ennemis. Le P. Quesnel même, désavouant
+la lettre haute qu’il avait écrite à l’abbé
+de la Trappe, disait : « Ce n’est pas seulement
+parce qu’il y a plus de trente ans que je fais profession
+de l’honorer, mais plus encore parce
+qu’on doit du respect à l’esprit de Dieu qui règne
+dans ses serviteurs, de ne les pas contrister, de
+ne pas nuire à ces hommes en diminuant la réputation
+des ouvriers qu’il a daigné employer ;
+je puis bien ne pas convenir de leur sentiment
+ni approuver toutes leurs démarches, mais je
+ne me dois jamais dispenser de les traiter avec
+respect. »</p>
+
+<p>Les tracasseries continuaient contre Rancé auprès
+et au loin, et il disait : <i lang="la" xml:lang="la">Ego sum vermis et
+non homo.</i> On voit des couplets contre lui dans le
+<i>Recueil de chansons</i><a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Recueil de chansons, vol. <small>VII</small>, pag. 77, en 1692, vers sur
+Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, abbé régulier de Notre-Dame
+de la Maison-Dieu de la Trappe de l’Étroite Observance de
+Cîteaux.</p>
+</div>
+<p>Un témoin, ami de Rancé, le P. Le Nain, nous
+décrit ainsi ses travaux et les inquiétudes de son
+monastère :</p>
+
+<p>« Qui l’aurait pu croire, dit-il, si on ne l’avait vu
+de ses yeux ! cet homme, qui semblait ne vivre
+que de souffrances et de peines, comme s’il eût
+eu un corps de diamant et tout à fait insensible,
+ou plutôt s’il eût été un pur esprit, était toujours
+dans l’action du matin jusqu’au soir ; il écrit, il
+dicte des lettres, il compose ses ouvrages, il
+étudie ; il écoute ses religieux, répond à toutes
+leurs difficultés ; il conduit quatre-vingts personnes
+qui composent sa communauté, tant novices
+que profès ; il ordonne tout ce qui les regarde,
+soit pour leur intérieur, soit pour leurs
+besoins extérieurs. Tantôt il va à l’infirmerie,
+de l’infirmerie aux hôtes, des hôtes au cloître,
+et du cloître vers ses frères ; tantôt il visite les
+cellules pour voir si chacun s’occupe, tantôt il
+descend au chœur pour examiner avec quelle
+piété on y célèbre les divins offices, et tantôt il
+retourne à sa chambre, où quelque frère l’attend ;
+mais souvent il y retourne tellement fatigué
+qu’il ne peut plus se soutenir sur ses pieds, et à
+peine y est-il un moment qu’une visite d’hôte
+l’oblige d’en sortir ; il ne discontinue pas même
+ses occupations dans le temps destiné au repos.
+On le voit, entre les Matines et Prime, faire un
+tour dans le monastère, ou aller à la cour des
+frères convers, ou parcourir le dortoir pour
+voir si chacun est couché ; car il disait que ce
+n’était pas une moindre faute contre la règle
+de ne se pas retirer pour se reposer sitôt que
+la retraite est sonnée, que de ne se pas lever
+aussitôt qu’on entend la cloche du réveil. »</p>
+
+<p>A ces fatigues du corps Rancé joignait celles de
+l’esprit, ressentant dans son âme toutes les peines
+et toutes les tentations de ses enfants, leurs faiblesses
+et leurs misères ; et, comme un autre saint
+Paul, se faisant tout à tous, il les portait dans ses
+entrailles ; il était triste avec ceux qui l’étaient,
+malade avec les malades, se chargeant par le pur
+effet de sa charité, de tous leurs maux corporels
+et spirituels.</p>
+
+<p>Ses amis lui représentaient qu’il prenait trop de
+peine pour un monastère qui ne subsisterait pas ; il
+répondait : « La Trappe aura la durée qu’elle doit
+avoir selon les déterminations éternelles. Si
+l’on s’était conduit dans les âges supérieurs par
+cette considération qu’il n’y a rien qui ne change,
+on se serait tenu dans l’inaction, le champ de
+Jésus-Christ serait un désert stérile privé de tous
+ces grands ouvrages qui en font l’ornement et la
+beauté. Dieu se moque de la diligence des hommes
+qui prennent tant de peine pour conserver
+leur vie à la veille de leur mort. »</p>
+
+<p>Le serviteur de Dieu fut exposé aux épreuves
+dont les histoires de ces temps nous parlent ; histoires
+qu’on retrouve dans tous les monastères et
+que Rancé avait souvent rappelées dans les Vies
+particulières de quelques-uns de ses religieux. Un
+jeune possédé avait déclaré que des légions de
+démons assiégeaient la Trappe. On croyait qu’il
+n’y avait point de solitude vide ; on habitait au
+milieu d’un monde d’esprits ; mais ces esprits
+avaient leur domicile dans les cloîtres : le merveilleux
+achevait d’agrandir la poésie. Rancé oyait
+des bruits aigres et perçants ; ses moines lui racontaient
+qu’ils éprouvaient, la nuit, les secousses
+d’une force étrangère. On entendait dans les dortoirs
+des tintamarres affreux, comme des personnes
+qui se battaient ; on frappait aux portes des
+cellules, ou bien il semblait qu’un homme marchât
+seul à grands pas ; une main de fer passait et repassait
+sur le chevet des lits.</p>
+
+<p>Faut-il attribuer ces effets aux tempêtes de la
+nuit dans les désolations de la Trappe, ou aux
+illusions de l’astrologie que dom Le Nain reprochait
+à Rancé ? Étaient-ce des gestes de cette
+femme que le Père de la Trappe avait vue à Véretz
+au milieu des flammes, ou enfin était-ce le
+ressac des flots du temps contre le rivage de l’éternité ?
+Rancé se préparait à exorciser la maison ;
+mais vers la fin de l’année 1683 les bruits cessèrent.</p>
+
+<p>Les soucis intérieurs de la communauté n’empêchaient
+nullement Rancé de s’occuper de ce qui
+se passait au dehors ; il prit une grande part à la
+mort de la princesse palatine, arrivée au mois de
+juillet 1684. Anne de Gonzague de Clèves avait
+plusieurs fois consulté Rancé sur des difficultés de
+conscience ; son nom rappelait un charmant ouvrage
+de madame de La Fayette, et c’est sur Anne
+de Gonzague que Bossuet a composé une de ses
+plus belles Oraisons funèbres. Après s’être plongée
+dans les idées du siècle, idées qui s’éloignaient
+du temps où elle vivait, la princesse palatine avait
+commencé par les idées cartésiennes ; de là elle
+avait passé à ne plus rien croire, et ayant achevé
+le tour du cadran, elle avait remonté elle-même
+vers la religion comme plusieurs esprits-forts ou
+libertins de cette époque. Dans son séjour en
+France elle avait vu la Fronde, qui, selon Bossuet,
+était un travail de la France prêt à enfanter le
+règne miraculeux de Louis.</p>
+
+<p>« Et qu’avaient-ils vu, s’écrie le grand orateur,
+rappelant la philosophie de la princesse palatine,
+qu’avaient-ils vu ces rares génies plus que
+les autres ? Ils n’ont rien vu, ils n’entendent rien,
+ils n’ont pas même de quoi établir le néant auquel
+ils aspirent après cette vie. »</p>
+
+<p>Bossuet conte ce que la princesse palatine raconta
+elle-même au saint abbé. « Une nuit, dit-elle,
+que je croyais marcher seule dans une forêt,
+je rencontrai un aveugle dans une petite
+loge ; je lui demandai s’il était aveugle de naissance,
+ou s’il l’était devenu par accident. Il me
+répondit qu’il était né aveugle. Vous ne savez
+donc pas, lui dis-je, ce que c’est que la lumière,
+qui est si belle et si agréable ? Non, me répondit-il,
+cependant je ne laisse pas de croire que
+c’est quelque chose de très-beau. Alors il me
+semblait que cet aveugle changea tout à coup
+de voix, et me parlant avec autorité, me dit :
+Cela doit vous apprendre qu’il y a des choses
+excellentes, quoiqu’on ne les puisse comprendre. »</p>
+
+<p>Bossuet, dans son Oraison funèbre, parle de
+son ami Rancé : « Un saint abbé dont la doctrine
+et la vie sont un ornement de notre siècle, ravi
+d’une conversion aussi admirable et aussi parfaite
+que celle de notre princesse, lui ordonna
+de l’écrire pour l’édification de l’Église ; elle
+commence ce récit en confessant son erreur :
+Vous, Seigneur, dont la bonté infinie n’a rien
+donné aux hommes de plus efficace pour effacer
+leurs péchés que la grâce de les reconnaître,
+recevez l’humble confession de votre servante. »</p>
+
+<p>Anne de Gonzague était une de ces mortelles
+dont la beauté avait rodé dans les bois de la
+Trappe. Elle se mêla, dit madame de Motteville,
+à presque tout ce qui se fit alors, elle soutint le
+cardinal de Mazarin, qui n’en fut pas fort reconnaissant.
+On a une lettre d’elle, insérée parmi les
+lettres de Bussy-Rabutin. Malheureusement on n’a
+pas les autres lettres qu’elle écrivit à la maréchale
+de Guébriant, ni le traité sur l’<i>Art de juger la vérité
+des sentiments</i>. Les dames philosophes de ce
+temps, qui déclinèrent peu à peu vers le matérialisme,
+commencèrent par être cartésiennes et s’en
+allaient à Dieu, les pensées inclinées vers la raison,
+au lieu de les lui remettre comme des fleurs.
+Anne de Gonzague n’était pas insensible à l’argent ;
+elle avait reçu des sommes assez considérables
+pour faire réussir des mariages qui n’eurent pas
+lieu. Elle ne rendit point ces sommes, ou présenta
+des comptes qui les absorbaient.</p>
+
+<p>Après sa mort, la princesse palatine fut enterrée
+au Val-de-Grâce, à côté de Bénédicte, sa
+sœur. Elle avait fait de ses propres mains un
+grand tableau de saint Bernard pour le fond d’un
+autel consacré à la Trappe. Quand on exhuma
+les morts, les déterreurs insultèrent ces dépouilles,
+comme on jette au vent des feuilles de roses
+séchées.</p>
+
+<p>Rancé, au milieu de toutes ces tribulations,
+n’avait d’autre refuge que la patience chrétienne.
+On écrivit contre lui, on prêcha même contre lui ;
+on attaqua sa doctrine et sa conduite ; on s’efforça
+de le faire passer pour un hérétique ou pour un
+fanatique ; on publia qu’il tenait dans son monastère
+des assemblées contre la religion et contre
+l’État. La Trappe fut au moment d’être détruite
+comme Port-Royal : Rancé, au milieu de toutes
+ses afflictions d’esprit, fut livré à des infirmités
+qui ne lui permettaient aucun repos ; il fut maltraité
+de ceux-là même auxquels il avait fait le
+plus de bien. Quand on le pressait de manger, il
+disait aux frères convers : « Vous serez cause
+que je mourrai dans l’impénitence finale. »
+Apercevant un de ses religieux qui souvent lui
+avait fait la même prière, il dit en souriant :
+« Voilà mon persécuteur. » Arrivé à ce comble
+de douleur qu’il avait tant désiré pour ressembler
+à Jésus-Christ son maître, on lui proposait de le
+guérir par le secours des médecins : « Je suis,
+répondit-il, entre les mains de Dieu ; c’est lui
+qui donne la vie, c’est lui qui l’ôte : il saura bien
+me guérir si sa volonté est que je vive. Mais
+pourquoi bon me guérir ? A quoi suis-je bon ?
+Que faisais-je en ce monde, qu’offenser Dieu ? »
+Quand il y avait quelque relâche à ses souffrances
+et qu’on le félicitait, il disait : « De quoi me félicitez-vous ?
+De ce que je suis retenu en prison,
+de ce que, mes liens étant près de se rompre,
+on m’a chargé de nouveaux fers ? »</p>
+
+<p>Rancé brûla une quantité de lettres remplies
+de témoignages d’admiration ; il en conserva
+d’autres en marge desquelles étaient écrits de sa
+main ces deux mots : <i>Lettres à garder.</i> C’étaient
+des lettres diffamatoires contre lui. Était-ce humilité
+ou orgueil ? Le Père de Monty était venu le
+voir, et le força d’appeler un médecin. « Il faut
+s’écrier comme Job, disait-il : Que celui qui a
+commencé achève de me réduire en poussière. »
+On le conjurait de quitter pour quelque temps
+l’air de sa retraite. « J’ai dit en entrant ici, répondait-il :
+<i lang="la" xml:lang="la">Hæc requies mea.</i> »</p>
+
+<p>A ceux qui lui objectaient le peu de certitude
+de la durée de la Trappe, il répondait : « Elle
+durera ce qu’elle doit durer. Si, dans les âges
+supérieurs, on s’était conduit par cette considération
+qu’il n’y a rien qui ne soit sujet à la
+décadence, où en serait aujourd’hui le champ
+de Jésus-Christ ? »</p>
+
+<p>Au mois d’octobre 1695, Rancé envoya sa démission
+au roi : on remarqua ces mots touchants
+dans sa lettre : « Sire, comme je me sens pressé
+d’exécuter le dessein que Dieu m’inspire depuis
+long-temps de passer ma vie dans une retraite
+austère, et de me préparer à la mort ; que ma
+santé, qui diminue tous les jours, me met dans
+l’impuissance de donner toute l’application
+que je dois à la conduite de mes frères, m’avertit
+que mes derniers moments ne peuvent
+être éloignés, j’ai cru que le premier pas
+que je devais faire était de quitter la charge
+de cette abbaye, que je tiens de votre bonté
+royale, en vous envoyant, comme je fais, la
+démission pure et simple. »</p>
+
+<p>Louis XIV reçut cette démission des mains de
+M. de Paris ; il dit à l’archevêque : « Renvoyez à
+la Trappe le frère porteur de la lettre ; que
+M. l’abbé examine la chose devant Dieu, et qu’il
+me dise sincèrement ce qu’il croit être le mieux. »
+L’archevêque de Paris manda à Rancé : « Je vous
+félicite de tout mon cœur de tous les engagements
+qui ont accompagné la grâce que le roi
+vous a faite dans cette dernière rencontre ; j’y
+ai pris toute la part imaginable comme le plus
+passionné et le plus fidèle de vos serviteurs. »
+Le roi nomma pour remplacer Rancé dom Zozime,
+prieur de ladite abbaye et ami de Rancé.
+Les bulles étant arrivées de Rome, le 19 septembre
+de l’année 1696, le nouvel abbé fut installé
+le 28 du même mois. L’ancien abbé, pouvant à
+peine se soutenir, se prosterna aux pieds du nouvel
+abbé, et lui dit : « Mon Père, je viens vous
+promettre l’obéissance que je vous dois en
+qualité de mon supérieur, et vous prier de me
+traiter comme le dernier de vos religieux. »
+L’abbé Zozime tomba à genoux et lui répondit :
+« Et moi, mon Père, je vous renouvelle l’obéissance
+que je vous ai vouée dès mon entrée
+dans cette sainte maison. » Majestueuse abnégation,
+et qui donnait une proportion inconnue
+à la nature humaine. Ce n’était point deux hommes
+à genoux l’un devant l’autre, c’étaient deux
+saints appartenant à ces visions que l’on entrevoit
+dans les enfoncements du ciel.</p>
+
+<p>Rancé, devenu simple religieux, continua d’édifier
+par ses exemples le monastère qu’il avait
+rendu saint par ses ordres. A Rancé abattu et par
+conséquent plus puissant, Bossuet continua de
+s’adresser pour le soulagement spirituel de ses
+amis : « Je vous recommande, lui écrivait-il, trois
+de mes principaux amis, et qui m’étaient le
+plus étroitement unis depuis plusieurs années,
+que Dieu m’a ôtés dans quinze jours par des accidents
+divers. Le plus surprenant est celui qui
+a emporté l’abbé de Saint-Luc, qu’un cheval a
+jeté par terre si rudement qu’il en est mort une
+heure après, à trente-quatre ans. »</p>
+
+<p>Dom Zozime disparut vite. « Un carme déchaussé
+s’était jeté à la Trappe depuis plusieurs
+années ; il s’appelait dom Gervaise : ses talents,
+sa piété séduisirent M. de la Trappe, et le témoignage
+de M. de Meaux acheva de le déterminer.
+Le nouvel abbé, continue Saint-Simon,
+ne tarda pas à se faire mieux connaître après
+qu’il eut eu ses bulles ; il se crut un personnage,
+chercha à se faire un nom, à paraître et à n’être
+pas inférieur au grand homme auquel il devait
+sa place et à qui il succédait. Au lieu de le consulter,
+il en devint jaloux, chercha à lui ôter la
+confiance des religieux, et, n’en pouvant venir
+à bout, à l’en tenir séparé. Il arriva que dom Gervaise
+tomba dans une faute : l’abbé de la Trappe,
+épouvanté, le fit chercher partout, et craignit
+qu’il ne fût allé se jeter dans les étangs. On le
+trouva caché sous les voûtes de l’église et baigné
+de larmes : il offrit sa démission. M. de la
+Trappe, qui jusqu’alors ne l’avait point voulu
+accepter, l’accepta. Bientôt dom Gervaise voulut
+retirer sa démission ; il alla parler à Fontainebleau
+au P. Lachaise, se prévalant d’un certificat
+que lui avait donné l’ancien abbé et disant
+que l’esprit de M. de la Trappe était tout à fait
+affaibli, qu’il avait auprès de lui un secrétaire
+extrêmement janséniste. Le P. Lachaise eut
+peur, il changea d’opinion sur l’ancien solitaire. »</p>
+
+<p>Saint-Simon vit M. de Chartres ; M. de Chartres
+en écrivit à madame de Maintenon. Frère Chauvier,
+envoyé à la Trappe, assura qu’il avait trouvé
+tout entier l’esprit de l’ancien abbé. La démission
+de dom Gervaise fut maintenue ; pendant ce
+temps-là dom Gervaise écrivait en chiffres à une
+religieuse qu’il avait aimée. « C’était un tissu de
+tout ce qui peut s’imaginer d’ordures et les plus
+grossières, » dit Saint-Simon.</p>
+
+<p>Voilà de ces passages qui détruisent l’autorité
+de la vérité dans les Mémoires de Saint-Simon.
+Imaginer qu’un religieux de la Trappe ose écrire
+de pareilles choses à une religieuse même en
+chiffres, est une telle absurdité qu’on ne saurait
+le croire. S’il y a quelque chose de vrai dans
+toutes ces ribauderies, il serait plus simple d’imaginer
+que le déchiffreur a voulu s’amuser et
+amuser ses maîtres. Tous les autres écrivains du
+temps parlent de dom Gervaise comme d’un
+homme d’imagination, qui mérita peut-être la
+sévérité de Louis XIV, mais aucun ne raconte de
+lui ce qu’en dit Saint-Simon. L’amitié a ses excès
+et dans ce temps la parole ne ménageait ni
+ses pensées ni ses expressions.</p>
+
+<p>Le roi, avançant à travers ces démêlés, nomma
+à l’abbaye de la Trappe dom Jacques de Lacour,
+après avoir envoyé le P. de Lachaise prendre des
+informations auprès de Rancé. Louis XIV descendait
+à ces détails de la société d’alors, comme
+Bonaparte entra dans les menues choses de la
+société d’aujourd’hui ; mais il y avait cela de
+grand dans la société passée, qu’elle s’appuyait à
+l’autel.</p>
+
+<p>Le quiétisme était né dans l’année 1694, et il
+continua dans sa force jusqu’à l’année 1697. « Ce
+monde, dit Bossuet, semblait vouloir enfanter
+quelque étrange nouveauté : il faut aimer, disait
+ce monde, comme s’il était sans rédemption
+et sans Christ. »</p>
+
+<p>Le nom de madame Guyon se trouvait mêlé à
+la controverse. Née à Montargis, elle avait pu
+voir en naissant le tombeau de Jean l’aveugle,
+<a id="crecy"></a>tué à la bataille de Crécy. Restée veuve à l’âge de vingt-deux
+ans, elle parut à Paris en 1680. Ce fut pendant
+ces voyages en province qu’elle se tourna
+vers les idées mystiques, et qu’elle composa <i>Le
+Moyen court</i>. Arrivée à Paris, l’archevêque l’enferma
+dans le couvent de la Visitation
+au faubourg Saint-Antoine. Madame de
+Maintenon, qui se mêlait alors de questions religieuses,
+avait vu Madame Guyon, et la fit rendre
+à la liberté : celle-ci rencontra à Saint-Cyr Fénelon,
+et il dériva au quiétisme, renouvellement de l’hérésie
+des gnostiques. Madame Guyon a laissé des
+cantiques spirituels et un écrit intitulé <i>Des Torrents</i> :
+ils l’emportèrent. Bientôt s’ouvrirent à Issy sur le
+quiétisme des conférences entre Bossuet et Fénelon ;
+l’abbé de Rancé fut nommé juge, mais il n’y
+vint point. Placée à Vaugirard dans une maison
+sous la direction de M. de Lachétardie, curé de
+Saint-Sulpice, Madame Guyon donna une déclaration
+signée par Fénelon et par M. Tronson, à la fin
+de janvier 1697. Les <i>Maximes des Saints</i> parurent
+la même année.</p>
+
+<p>Bossuet, à propos des <i>Maximes</i>, disait : « Qui
+lui conteste (à Fénelon) de l’esprit ? Il en a jusqu’à
+faire peur. » Les <i>Maximes des Saints</i> furent
+condamnées à Rome, et Fénelon, avec plus d’habileté
+que d’humilité, désavoua en chaire son ouvrage.
+Leibniz, parlant du livre de M. de Cambrai, attribue
+à l’abbé de la Trappe une lettre très-solide
+dans laquelle il attaquait les faux mystiques. « Ils
+s’imaginent, disait Leibniz, qu’une fois uni à
+Dieu par un acte de foi pure et de pur amour, on
+y demeure uni tant qu’on ne révoque pas formellement
+cette union. » J’ai remarqué dans ces
+lettres de Rancé, écrites à l’abbé Nicaise à propos
+de ces derniers débats religieux, ce trait sur
+Cromwell : « Nous voyons un homme vivant jouer
+le personnage de la mort, et d’une faux invisible
+renverser un trône. »</p>
+
+<p>Le quiétisme fit plus de ravages en Italie qu’en
+France. On disait que Rancé pouvait seul répondre
+au livre des <i>Maximes des Saints</i>. L’abbé de la
+Trappe en écrivit à Bossuet, qui fit courir sa lettre
+pour s’appuyer d’une si grande autorité : « Le livre
+de M. de Cambrai, mandait Rancé en 1697,
+m’est tombé entre les mains ; je n’ai pu comprendre
+qu’un homme de sa sorte fût capable
+de se laisser aller à des imaginations si contraires
+à ce que l’Évangile nous enseigne. » « Il n’y
+a rien, écrivait-il en même temps à l’abbé
+Nicaise, qui me fasse plus d’horreur que les
+extravagances et les dogmes impies que l’on attribue
+aux quiétistes. Dieu veuille que l’on en
+arrête le cours, que le mal qu’ils ont commencé
+de faire dans les lieux où ils se sont introduits
+ne passe pas plus loin ! »</p>
+
+<p>Le 3 octobre 1688, Rancé disait : « Les hommes
+ne se lasseront-ils jamais de parler de moi ? Ce
+serait une chose bien douce d’être tellement dans
+l’oubli que l’on ne vécût plus que dans la mémoire
+de ses amis », cris de tendresse qui rarement
+échappent à l’âme fermée de Rancé.</p>
+
+<p>« On sait ce que vous avez écrit contre le monstrueux
+système du quiétisme, dit Rancé dans
+une lettre à Bossuet ; car tout ce que vous écrivez,
+monseigneur, sont des décisions. Si les
+chimères de ces fanatiques avaient lieu, il faudrait
+fermer les livres des divines Écritures,
+comme si elles ne nous étaient d’aucune utilité. »
+Ces lettres de Rancé furent mal reçues ;
+Fénelon avait de nombreux partisans. « Ce prélat,
+dit Saint-Simon, était un grand homme, maigre,
+bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux
+dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent,
+et une physionomie telle que je n’en ai
+point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait
+oublier quand on ne l’aurait vue qu’une fois.
+Elle rassemblait tout, et les contrastes ne s’y
+combattaient point. Elle avait de la gravité et
+de la galanterie, du sérieux et de la gaieté ; elle
+sentait également le docteur, l’évêque et le grand
+seigneur ; ce qui y surnageait, ainsi que dans
+toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les
+grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il
+fallait effort pour cesser de le regarder. »</p>
+
+<p>Un homme qui exerçait un empire aussi puissant
+sur la société devait avoir des fanatiques. Il
+a fallu que la révolution vînt nous éclairer, pour
+que nous comprissions cette expression de
+chimérique, que Louis XIV appliquait à Fénelon.</p>
+
+<p>Le duc de Nevers, Mancini, petit Italien devenu
+grand seigneur français par la vertu des richesses
+du duc de Mazarin, accusa Rancé, à propos de la
+querelle du quiétisme, de vouloir faire du bruit
+par vanité.</p>
+
+<p>Au reste, il y avait quelque excuse dans ces
+emportements du duc de Nevers : comment aurait-il
+pu s’empêcher de croire aux regrets de Rancé ?
+Il avait vu Mazarin dans sa robe de chambre
+de camelot fourrée de petit-gris, un bonnet de
+nuit sur la tête, traîner ses pantoufles dans sa galerie,
+regarder en passant ses tableaux et dire :
+« Il faut quitter tout cela. »</p>
+
+<p>Le quiétisme semblait dériver du molinisme.
+Rancé s’en était aperçu. Il connaissait, disait-il,
+une ville tout entière où s’étaient passées des choses
+effroyables introduites par un saint du caractère de Molinos.</p>
+
+<p>La condamnation du saint-siége contre les <i>Maximes
+des Saints</i> fut publiée par des huissiers
+en 1699 en latin et en français ; elle prohibe ces
+<i>Maximes</i> : « Dans l’état de la sainte indifférence,
+l’âme n’a plus de désirs volontaires et délibérés
+dans son intérêt ; dans l’état de la sainte indifférence,
+on ne veut rien pour soi, on veut tout pour Dieu.
+La partie inférieure de Jésus-Christ
+sur la croix ne communiquait pas à la supérieure
+son trouble involontaire. Les saints mystiques
+ont exclu de l’état des âmes transformées les
+pratiques de la vertu. » Ainsi passent les siècles
+dans cette condamnation d’un évêque ; elle est
+signée du cardinal Albano et publiée à la tête du champ de
+Flore.</p>
+
+<p>La société que Rancé avait quittée lui en voulait
+de sa pénitence. Une princesse malicieuse appliquait
+à l’abbé ces paroles de l’Évangile : <i lang="la" xml:lang="la">Vae nutrientibus !</i>
+Malheur à ceux qui ont des enfants à nourrir !
+par allusion aux moines de la Trappe.</p>
+
+<p>Saint-Simon, qui n’aimait pas Fénelon et qui se
+disait chaud partisan de Rancé, eut une querelle
+avec Charost. Charost disait que M. de la Trappe
+était le patriarche de Saint-Simon, devant qui tout
+autre n’était rien. Saint-Simon répondit que M. de
+Cambrai avait été repris de justice, et qu’il y avait
+long-temps qu’il avait été condamné à Rome.
+« A ce mot, dit Saint-Simon, voilà Charost qui
+chancelle, qui veut répondre et qui balbutie ;
+la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête et
+la langue de la bouche ; madame de Nogaret s’écrie ;
+madame de Chastenet saute à sa cravate
+qu’elle lui défait et le col de sa chemise : madame
+de Saint-Simon court à un pot d’eau, lui en jette,
+tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. J’y gagnai
+que Charost ne se commit plus à quoi que ce
+soit sur M. de la Trappe. »</p>
+
+<p>Le monde accourait à la Trappe, la cour pour
+voir le vieil homme converti, pour en rire ou pour
+l’admirer, les savants pour causer avec le savant ;
+les prêtres pour s’instruire aux leçons de la
+pénitence. Jean-Baptiste Thiers fut du nombre
+des pèlerins ; il se moquait de tout, même lorsqu’il
+était sérieux. L’abstinence des Trappistes et
+leur vie muette ne lui convenaient guère ; mais
+il y trouvait du nouveau, et la nouveauté l’alléchait :
+il écrivit l’<i>Apologie de l’abbé de la Trappe</i>.
+Rancé s’y opposait assez, quoiqu’il fût bien aise
+d’avoir un défenseur de l’esprit et du savoir de
+Thiers. Cette apologie fut supprimée par l’autorité.
+Rancé écrivait à l’abbé Nicaise, en 1694 : « Il
+est arrivé une aventure au pauvre M. Thiers ; je
+lui avais écrit avec beaucoup d’instance pour le
+prier de supprimer ma défense. Le pauvre
+homme, qui est plein d’amitié et de zèle pour
+tout ce qui me regarde, ne put se laisser persuader
+à ce que je lui demandais. On a découvert
+que son livre s’imprimait à Lyon ; et on a
+enlevé tous les exemplaires par ordre de M. le
+chancelier. Vous jugez bien de la peine qu’en a
+eue l’auteur. Il ne se peut pas que je ne la ressente
+vivement, y étant obligé par justice et à titre
+de reconnaissance. »</p>
+
+<p>Le <i>pauvre homme</i> riait.</p>
+
+<p>Dans l’<i>Apologie de l’abbé de la Trappe</i>, Thiers
+tombe sur le Père Sainte-Marthe ; il se gaudissait
+de lui comme ayant dit que madame de
+Maintenon lui faisait l’honneur de le regarder
+comme son parent. L’apologie est écrite
+avec vivacité. L’apologiste cite des vers ridicules
+contre Rancé, écrits, dit-il, par le premier
+des poètes bénédictins. Thiers, se justifiant
+lui-même, assure qu’on serait moins acharné
+contre lui s’il ne s’était élevé contre les archidiacres,
+dans son livre de l’<i>Étole</i>, dans son traité de
+la <i>Dépouille des Curés</i> et dans son <i>Factum</i> contre
+le chapitre de Chartres. Il finit son apologie,
+trop longue puisqu’elle est composée de 511 pages,
+pour la défense de Rancé, par ces mots :
+« En voilà assez, mon révérend père Sainte-Marthe,
+pour vous faire rentrer en vous-même,
+et vous retirer de la bonne opinion que vous
+avez de votre petite personne. »</p>
+
+<p>Thiers était curé de Champron. Dans une
+foule de pamphlets français et latins contre le
+chapitre de Chartres, Thiers avait attaqué le
+grand archidiacre de ce chapitre. Robert prétendait
+qu’un curé ne pouvait porter l’étole
+devant lui ; Thiers écrivit la <i>Sauce Robert</i> et la
+<i>Sauce Robert justifiée</i>. Le chapitre de Chartres
+obtint un décret d’arrestation contre le curé.
+Thiers donna à boire aux archers ; et ayant
+secrètement fait ferrer son cheval à glace, il leur
+échappa en passant sur un étang gelé : il se réfugia
+dans le diocèse du Mans. L’évêque, de Tressan,
+nomma Thiers curé de Vibraye ; et c’est là que
+le curé fugitif et renouvelé écrivit l’<i>Histoire des
+Perruques</i>. Thiers se montra aussi savant, aussi
+joyeux que le curé de Meudon, <i>abstracteur de la
+vie inimitable du grand Gargantua</i>. Son choix
+eût été bientôt fait, si on eût proposé à Thiers
+d’être Rabelais ou roi de France. C’étaient là les
+petites pièces qui se jouaient à la suite du grand
+drame de la Trappe.</p>
+
+<p>Une demoiselle Rose était venue à la Trappe.
+Thiers avait été chargé d’examiner cette demoiselle ;
+il lui demanda « si elle était mariée », elle
+répondit « qu’elle ne s’en souvenait pas ».</p>
+
+<p>« C’était une vieille Gasconne, dit Saint-Simon,
+ou plutôt du Languedoc, qui avait le
+parler à l’excès, carrée, entre deux tailles,
+fort maigre, le visage jaune, extrêmement
+laid, des yeux très-vifs, une physionomie ardente,
+mais qu’elle savait adoucir ; vive, éloquente,
+savante, avec un air prophétique qui
+imposait. Elle dormait peu et sur la dure, ne
+mangeait presque rien, assez mal vêtue, pauvre
+et qui ne se laissait voir qu’avec mystère. Cette
+créature a toujours été une énigme ; car il est
+vrai qu’elle était désintéressée, qu’elle a fait de
+grandes et surprenantes conversions, qui ont
+tenu. »</p>
+
+<p>Six semaines durant, M. de la Trappe se défendit
+de voir Mlle Rose. Elle partit comme elle
+était venue.</p>
+
+<p>La Bruyère fait ainsi le portrait d’un autre
+homme qui fréquentait la Trappe :</p>
+
+<p>« Concevez, dit La Bruyère, un homme facile
+et doux, complaisant, traitable, et tout d’un
+coup violent, colère, fougueux, capricieux :
+imaginez-vous un homme simple, ingénu, crédule,
+badin, volage, un enfant en cheveux gris ;
+mais permettez-lui de se recueillir, ou plutôt
+de se livrer à un génie qui agit en lui, j’ose
+dire sans qu’il y prenne part et comme à son insu,
+quelle verve ! quelle élévation ! quelles images !
+quelle latinité ! Parlez-vous d’une même personne ?
+me direz-vous. Oui, du même, de Théodas
+et de lui seul. Il crie, il s’agite, il se roule à terre,
+il se relève, il tonne, il éclate ; et du milieu de
+cette tempête il sort une lumière qui brille et
+qui réjouit ; disons-le sans figure, il parle comme
+un fou et pense comme un homme sage, il dit
+ridiculement des choses vraies, et follement des
+choses sensées et raisonnables ; on est surpris de
+voir naître et éclore le bon sens du sein de la bouffonnerie,
+parmi les grimaces et les contorsions.
+Qu’ajouterai-je davantage ? Il dit et il fait mieux
+qu’il ne sait : ce sont en lui comme deux âmes
+qui ne se connaissent point, qui ne dépendent
+point l’une de l’autre, qui ont chacune leur tour
+ou leurs fonctions toutes séparées. Il manquerait
+un trait à cette peinture si surprenante,
+si j’oubliais de dire qu’il est tout à la fois avide
+et insatiable de louanges, près de se jeter aux
+yeux de ses critiques, et dans le fond assez
+docile. »</p>
+
+<p>Santeuil, dont La Bruyère trace ainsi le portrait,
+allait à la Trappe et s’asseyait au chœur parmi les
+moines comme un petit sapajou. « J’ai vu, dit
+Rancé à l’abbé Nicaise, les hymnes de M. de
+Santeuil pour le jour de Saint-Bernard ; elles
+valent beaucoup mieux que les anciennes. Il y
+en a pourtant de ces anciennes qui, pour n’être
+pas si polies, ne laissent pas d’imprimer du respect
+et de la révérence.</p>
+
+<p>Santeuil, allant à Dijon avec le prince de Condé,
+fut attaqué du mal dont il mourut. « Je loue Dieu
+de la patience qu’il a donnée à M. de Santeuil
+dans un mal aussi douloureux que celui dont il
+a été attaqué. Tout ce qui part de sa plume a un
+caractère qui frappe et qui plaît tout ensemble ;
+je ne doute point qu’il ne se fasse remarquer
+dans ses derniers vers, qui peuvent être considérés
+comme une production de sa douleur. »
+Ce moine de Saint-Victor mourut à Dijon le 5
+août 1697, à deux heures après minuit. Au
+même moment Ménage, qui ne le croyait pas si
+malade, s’amusait à faire des vers sur sa mort pour
+les lui montrer et le faire rire. Ayant fait
+un voyage à Cîteaux, Santeuil y cherchait la Mollesse
+du <i>Lutrin</i> : « Elle y logeait autrefois, lui dit un
+moine, aujourd’hui c’est la folie. »</p>
+
+<p>Il ne manquait plus qu’un roi à la Trappe : il y
+vint ; il avait porté trois couronnes. Jacques II,
+chassé de son trône, avait débarqué sur les côtes
+de France, menant son fils naturel : personne ne
+fut frappé de cette confusion de mœurs ; Louis XIV
+donnait l’exemple. Les enfants illégitimes étaient
+alors fort considérés, excepté du prince d’Orange ;
+on lui voulait faire épouser mademoiselle de Conti
+(mademoiselle de Blois), fille de madame de La
+Vallière, il répondit : « Les princes d’Orange ne
+sont pas accoutumés à épouser des bâtardes. »</p>
+
+<p>En voyant Jacques II, on ne songea qu’à la
+générosité du roi sur le trône, et au malheur du
+roi détrôné. De retour de son expédition d’Irlande,
+Jacques se vint consoler à la Trappe. Le canon qui
+l’avait chassé à la Boyne le repoussa parmi les
+morts. Il y arriva le 21 novembre 1690. Les lieux
+communs sur le néant des grandeurs ne manquèrent
+pas aux banalités de l’éloquence : il y eut pourtant
+cela de vrai à l’adresse de Jacques, que sa piété
+était sincère. Rancé le conduisit à l’église. Le
+prince assista à ces complies si religieusement et si
+tristement chantées. Il partagea le repas commun et
+demanda à l’abbé ce qui se passait dans la solitude.
+Le lendemain il communia, puis il parcourut entre
+deux étangs une chaussée où se promenait Bossuet
+avec Rancé. Jacques était un de ces oiseaux de
+mer que la tempête avait jetés dans l’intérieur des
+terres. Il alla avec plusieurs gentilshommes de son
+ancienne cour visiter un solitaire jadis soldat de
+Louis XIV et qui s’était retiré dans les bois de la
+Trappe. « A quelle heure entendez-vous la messe ?
+dit le roi. — A trois heures et demie du matin,
+répondit l’ermite. — Comment pouvez-vous faire,
+dit lord Dumbarton, dans les temps de pluie et
+de neige où l’on ne peut distinguer les sentiers ? — Je
+rougirais, répondit le soldat, de compter
+pour quelque chose des peines légères qui se rencontrent
+dans le service que je tâche de rendre
+à mon Dieu, après que j’ai méprisé celles qui se
+pouvaient rencontrer dans le service que je rendais
+à mon roi. — Vous avez bien raison, dit
+Jacques, on ne peut assez s’étonner qu’on fasse
+tant pour un roi de la terre et presque rien
+pour le roi du ciel. — Mais, répondit lord Dumbarton,
+ne vous ennuie-t-il point dans cette solitude ? — Je
+pense à l’éternité. — Votre état,
+ajouta le roi, prenant la parole, est plus heureux
+que celui des grands : vous mourrez de la mort
+des justes. » Puis il regarda le solitaire comme
+s’il eût envié son bonheur. Ensuite le saluant, il
+lui dit : « Adieu, monsieur ; priez pour moi, pour
+la reine et pour mon fils. » Le gentilhomme lui
+fit une profonde révérence, et le roi regagna
+l’abbaye en passant par des prés bas et humides.
+Ce sont là de belles histoires : Dieu, un roi détrôné,
+un soldat devenu ermite.</p>
+
+<p>Jacques II assista à une grand’messe du jour
+à la Maison-Dieu. Il se leva à l’Évangile, tira son épée,
+et la tint élevée pendant tout le temps qu’on chantait l’Évangile.
+C’était un droit qu’avait accordé la cour de Rome à la
+cour de Londres, lorsque les rois d’Angleterre reçurent du
+saint-siége le titre de défenseurs de l’Église catholique.
+Henri VIII, qui a détruit l’Église catholique en Angleterre,
+avait obtenu ce titre quand il eut composé son ouvrage contre
+Luther. Que de ruines ! Jacques II, se disant roi à la Trappe,
+reprenait dans un désert des droits que ne reconnaissait plus
+l’Angleterre ! Mais nous, avons-nous remporté ces victoires
+dont nos misérables générations lisent les noms, comme des
+vérités qui les regardent, gravés aux parois de l’Arc de
+Triomphe ? Les générations se disent héritières des grandeurs
+qui les ont précédées ; les barbares méprisaient souverainement
+ces Romains qui prétendaient descendre des légions de
+l’empire, parce qu’ils traversaient les voies romaines que ces
+légions avaient construites et foulées.</p>
+
+<p>La reine de la Grande-Bretagne vint à son tour
+visiter la solitude. L’aumônier de S. M. écrivit le
+2 juin 1692, à Rancé : « Vous avez entièrement
+gagné le cœur de la reine par les saintes impressions
+que Dieu a faites, par votre ministère, sur
+le cœur du roi son époux ; car elle m’a fait l’honneur
+de me dire plus d’une fois qu’elle ne pouvait
+assez louer Dieu des grâces qu’il avait reçues
+à la Trappe. Il n’en fallait pas moins pour le
+soutenir dans les grandes et presque continuelles
+disgrâces qu’il a essuyées depuis si long-temps,
+et qui semblaient augmenter à un point de mettre
+toute sa vertu à l’épreuve. »</p>
+
+<p>Le roi d’Angleterre revint une seconde fois à
+la Trappe avec le maréchal de Bellefonds, introducteur
+aux ruines ; il avait vu du rivage le combat
+de La Hogue. La Trappe méprisait le monde et
+contemplait des chutes d’empire qui justifiaient
+son mépris. On venait chercher dans cet abri des
+raisons d’aimer le désert.</p>
+
+<p>« Le roi d’Angleterre, dit Rancé, soutint la
+perte de trois royaumes avec une constance
+comparable à tout ce que nous lisons de plus
+grand dans les histoires. Il parle de ses ennemis
+sans chaleur ; il garde une douceur dans toute
+sa conduite, qui ferait croire qu’il est dans le
+monde sans peine et sans affliction. La reine n’a
+point de sentiments qui ne soient conformes à
+ceux du roi son époux. Elle ne voit ce qu’on
+appelle les biens de ce monde que comme des
+lueurs qui ne font que passer et qui trompent
+ceux qui s’y arrêtent. »</p>
+
+<p>Jacques II était un pauvre souverain ; mais
+Rancé prenait son point de vue du ciel : qu’un
+homme soit rédimé au prix des plus grands malheurs,
+son rachat vaut mieux que tous ces malheurs ;
+qu’une révolution renverse un État ou en
+change la face, vous croyez qu’il s’agit des destinées
+du monde ? Pas du tout : c’est un particulier,
+et peut-être le particulier le plus obscur, que Dieu
+a voulu sauver : tel est le prix d’une âme chrétienne.
+Si des États sont bouleversés, c’est, dit
+l’apôtre, afin que les élus éprouvés parviennent à
+la gloire. Tout est pour les prédestinés, tout est
+subordonné à leur consommation ; et quand leur
+nombre sera rempli, on verra de nouveaux cieux
+et une <a id="nouv"></a>nouvelle terre.</p>
+
+<p>Telle est la fatalité chrétienne : la fatalité antique
+vient de l’objet extérieur, la fatalité chrétienne
+vient de l’homme ; je veux dire que le
+chrétien crée la nécessité par sa vertu ; il ne détruit
+pas le mal ; il en est le maître.</p>
+
+<p>On conservait à la Trappe les portraits de Sa
+Majesté britannique ; il était là conservé dans son
+écrin d’oubli. Dans sa jeunesse, Charles X vint
+apprendre à la Trappe la pénitence de Jacques II.
+La Trappe elle-même s’ensevelit sous ses ruines,
+puis elle a été déblayée ; mais que sert, après un
+demi-siècle, de relever un vaisseau naufragé,
+quand ceux qui l’avaient chargé de leur fortune et
+de leurs espérances ne sont plus ? Pendant ces
+jours de submersion, que d’autres grandeurs ont
+disparu ! On ne s’arrête plus pour écouter les
+échos des vieux malheurs.</p>
+
+<p>Après le roi d’Angleterre, Monsieur, frère du
+roi, vint visiter la Trappe. Dans l’enthousiasme
+de ce qu’il avait vu, il dit à Louis XIV « que la vie
+qu’on menait dans cette solitude n’édifiait pas
+seulement la France, mais toute l’Europe, et
+qu’il était avantageux à l’État de la maintenir. »
+Monsieur était tout le contraire de la sublimité
+ascétique. Il était fou du bruit des cloches ; il empoisonna
+peut-être sa première femme, Henriette
+d’Angleterre. Sa seconde femme fut Charlotte-Élisabeth,
+fille de Charles-Louis, électeur de Bavière.
+Celle-ci, aussi laide que Henriette avait
+été agréable, était grossière : elle avait beaucoup
+d’esprit en allemand ; elle est connue par le
+cynisme avec lequel elle parle d’elle-même et du
+grand roi son beau-frère. Elle écrivait : « Dans
+tout l’univers entier on ne peut, je crois, trouver
+de plus laides mains que les miennes ; mes
+yeux sont petits, j’ai le nez court et gros, les
+lèvres longues et plates, de grandes joues pendantes,
+une figure longue ; je suis très-petite de
+stature ; ma taille et ma jambe sont grosses. »
+S’étant arrangée de cette façon, on peut juger
+qu’elle était à l’aise pour parler de son prochain ;
+une imagination romanesque était renfermée dans
+ce qu’elle appelle <i>ce vilain petit laideron</i>.</p>
+
+<p>Le cardinal de Bouillon suivit Monsieur. « Sa
+naissance, dit Pellisson, ses mœurs, son esprit
+le rendaient digne d’être cardinal, et le roi
+cherchait à récompenser et à honorer par cette
+faveur les services du comte de Turenne dans
+la personne de son neveu. » « Ce n’est pas l’opinion
+de Saint-Simon, qui maltraite fort le cardinal
+de Bouillon : « ses regards louches venaient se rejoindre
+et s’arrêter au bout de son nez. Dépouillé
+du cordon bleu par le roi, il le portait sous ses
+habits. Exilé à Clauk, il passa chez les ennemis ; de
+là il retourna à Rome ; il y mourut délaissé, après
+avoir obtenu que les cardinaux conserveraient
+leur calotte sur la tête en parlant au pape. »
+Quand il passa à la Trappe, Rancé écrivait à l’abbé
+Nicaise : « M. le cardinal de Bouillon est depuis
+trois jours ici, il a vu de près tout ce qui s’y
+passe, il n’a rien vu qu’il n’ait approuvé et qui
+ne l’ait touché. Il s’en retourne demain. »</p>
+
+<p>Le cardinal de Bouillon s’écriait en répondant
+à M. de Saint-Louis, qui lui tenait de bons propos
+à la Trappe : « Point de mort, point de mort,
+M. de Saint-Louis, je ne veux point mourir. »
+Le cardinal de Bouillon avait un frère, lequel
+disait de Louis XIV : « Ce n’est qu’un vieux gentilhomme
+de campagne dans son château : il
+n’a plus qu’une dent, et il la garde contre moi. »
+Ce chevalier fit établir, sous la régence, un bal à
+l’Opéra. Le régent s’y montrait ivre, et le chevalier
+reçut pour ce service six milles livres de pension.
+On élargissait dans la bourse du peuple la
+déchirure par où devait passer la France.</p>
+
+<p>Dans une lettre qui ne parvint à la Trappe qu’après
+la mort de Rancé, lord Perth mandait à l’abbé
+que Jacques avait dit avant d’expirer : « Je n’ai
+rien quitté ; j’étais un grand pécheur : la prospérité
+m’aurait gâté le cœur, j’aurais vécu dans
+le désordre. » Jacques, plus heureux que Marie
+Stuart, nous a laissé sa dépouille : Marie, voyant
+s’éloigner les côtes de Normandie, s’écriait :
+« Adieu, France, adieu ; je ne te reverrai plus ! »
+Le bourreau, en tranchant la tête à la reine d’Écosse,
+lui enfonça d’un coup de hache sa coiffure
+dans la tête, comme un effroyable reproche à sa
+frivolité.</p>
+
+<p>Boivin est un dernier des hommes du siècle
+avec qui Rancé eut affaire. Il écrivait le 18 octobre
+1696 à l’abbé Nicaise : « Je ne sais comment
+vous avez pu avoir l’arrêt du parlement de
+Rouen contre le sieur Boivin ; mais si vous connaissiez
+jusqu’où vont sa violence et son emportement,
+vous auriez peine à croire qu’un homme
+d’étude comme lui pût tomber dans de si grands
+excès. » Le procès que Boivin eut avec la
+Trappe était pour une redevance de vingt-quatre
+sous ; il dura douze ans, et coûta douze mille livres.
+« Je l’ai gagné pendant douze ans, écrivit
+Boivin, et je ne l’ai perdu qu’un seul jour. »</p>
+
+<p>Au reste Rancé, tout vieux et tout malade qu’il
+était, ne déclinait jamais le combat, mais aussitôt
+qu’il avait repoussé un coup, il plongeait dans
+la pénitence : on n’entendait plus qu’une voix au
+fond des flots, comme ces sons de l’harmonica,
+produits de l’eau et du cristal, qui font mal.</p>
+
+<p>Tel fut Rancé. Cette vie ne satisfait pas, il y
+manque le printemps : l’aubépine a été brisée
+lorsque ses bouquets commençaient à paraître.
+Rancé s’était proposé de courir le monde pour
+chercher des aventures. Qu’eût-il trouvé ? Les félicités
+qu’il se forgeait à Véretz ? Non : ces félicités
+étaient dans son âme. Supposez que prenant
+l’existence pour une ironie du ciel et que devançant
+les idées de son époque, il eût rejeté cette
+existence, son sang eût à peine humecté quelques
+brins de bruyère. Si, s’embarrassant peu de l’avenir,
+il eût préféré des plaisirs à l’éternité : autre mécompte ;
+demain il n’aurait plus aimé.</p>
+
+<p>Les hommes qui ont vieilli dans le désordre
+pensent que quand l’heure sera venue, ils pourront
+facilement renvoyer de jeunes grâces à leur
+destinée, comme on renvoie des esclaves. C’est une
+erreur ; on ne se dégage pas à volonté des songes ;
+on se débat douloureusement contre un chaos
+où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour se mêlent
+dans une confusion effroyable. Vieux voyageur
+alors, assis sur la borne du chemin, Rancé
+eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune,
+attendant l’aurore qui ne lui eût apporté que
+l’ennui du cœur et la difformité des jours. Aujourd’hui
+il n’y a plus rien de possible, car les
+chimères d’une existence active sont aussi démontrées
+que les chimères d’une existence désoccupée.
+Si le ciel eût mis au bras de Rancé les
+fantômes de sa jeunesse, il se fût tôt fatigué de
+marcher avec des Larves. Pour un homme comme
+lui il n’y avait que le froc ; le froc reçoit les confidences
+et les garde ; l’orgueil des années défend
+ensuite de trahir le secret, et la tombe le continue.
+Pour peu qu’on ait vécu, on a vu passer bien des
+morts emportant leurs illusions. Heureux celui
+dont la vie est <i>tombée en fleurs</i> ! élégances de
+l’expression d’un poète qui est femme.</p>
+
+<p>Ce que l’on serait souvent tenté de prendre
+dans Rancé pour les allures et les pensées d’un
+tout jeune homme, n’était que le sentiment d’un
+vieillard décrépit qui ne marchait plus et dont la
+tête était enfoncée dans un froc, comme une de
+ces momies de moines que renfermaient les caveaux
+de quelques anciens monastères. Les os
+de Rancé s’étaient cariés ; il ne possédait plus que
+deux grands yeux où avait circulé la passion et
+où se montrait encore l’intelligence. Réduit à
+garder l’infirmerie, ses derniers moments approchaient ;
+il n’y avait personne pour porter la main
+sur le cœur de ce christ. Lorsque Jésus pria
+son Père d’éloigner de lui le calice, qui tenait son
+doigt sur le pouls du Fils de l’Homme, pour savoir
+si des larmes sanglantes venaient de la faiblesse
+humaine ou de l’épanouissement d’un cœur qui
+se fendait de charité ?</p>
+
+<p>Les religieux se pressaient à sa porte ; il dicta
+une lettre dont le père abbé Jacques de La Cour
+leur fit lecture : « Dieu, disait-il, connaît seul mes
+forces et la joie que j’aurais de vous voir ; cependant,
+quoique ce sentiment soit de mon
+cœur plus que jamais, je suis contraint de vous
+dire que, dans l’état où je me trouve, il m’est
+impossible de satisfaire à cette joie autant que
+je le voudrais. Priez pour moi, mes frères ; demandez
+à Dieu que si je vous suis encore bon
+à quelque chose, il me rende à la santé, sinon
+qu’il me retire de ce monde. »</p>
+
+<p>On envoya chercher l’évêque de Séez, l’ami et le
+confesseur de Rancé. Rancé témoigna beaucoup
+de joie en l’apercevant ; il saisit la main du prélat,
+la porta à son front pour commencer le signe
+de la croix ; il fit ensuite une confession générale.
+Il supplia l’évêque de Séez d’obtenir la protection
+royale en faveur de la discipline monastique
+de l’abbaye, ajoutant que, dans toutes les
+autres choses, il souhaitait que la Trappe fût
+complétement oubliée.</p>
+
+<p>Cette famille de la religion autour de Rancé
+avait la tendresse de la famille naturelle et quelque
+chose de plus ; l’enfant qu’elle allait perdre
+était l’enfant qu’elle allait retrouver : elle ignorait
+ce désespoir qui finit par s’éteindre devant
+l’irréparabilité de la perte. La foi empêche l’amitié
+de mourir ; chacun en pleurant aspire au
+bonheur du chrétien appelé ; on voit éclater autour
+du juste une pieuse jalousie, laquelle a l’ardeur
+de l’envie, sans en avoir le tourment.</p>
+
+<p>Rancé, apercevant un religieux qui pleurait, lui
+tendit la main, et lui dit : « Je ne vous quitte pas,
+je vous précède. » Le Tasse avait adressé les
+mêmes mots aux frères qui l’environnaient à
+Saint-Onuphre. Rancé demanda d’être enterré
+dans la terre la plus abandonnée et la plus déserte :
+sur un champ de bataille où l’on n’entend
+plus de bruit, on voit sortir du sol les pieds de
+quelques soldats.</p>
+
+<p>Job mourut dans le petit réduit qu’il s’était
+fait, comme le palmier dont les branches sont
+chargées de rosée. Rancé entretint le prélat de
+l’empressement que ses frères avaient mis à le
+soulager : « Voilà, dit-il, comme Dieu a pris plaisir
+à me favoriser dans tous les temps de ma
+vie, et je n’ai été qu’un ingrat. » Le P. abbé
+Jacques de La Cour entrait dans ce moment ;
+Rancé lui dit : « Ne m’oubliez pas dans vos prières,
+je ne vous oublierai pas devant Dieu. » Il
+chargea Jacques de La Cour de faire ses excuses
+au roi d’Angleterre : il avait commencé une lettre
+pour ce monarque exilé qu’il n’avait pas pu achever.
+La nuit suivante fut mauvaise ; Rancé la passa
+assis : il avait mis les sandales d’un religieux
+mort avant lui ; il allait achever le voyage qu’un
+autre n’avait pu finir.</p>
+
+<p>L’évêque de Séez lui ayant demandé s’il avait
+toujours eu pour ses religieux la même charité :
+« Oui, monseigneur, répondit le saint homme.
+Depuis quelques années, par la grâce de Dieu,
+je ne suis plus qu’un simple religieux comme
+les autres ; ils sont tous mes frères et ne sont
+plus mes enfants. S’il m’était permis de regretter
+la perte de ma voix, ma douleur serait de
+ne pouvoir leur faire entendre combien je les
+aime ; je les conserve au fond de mon cœur
+et j’espère les y porter devant Dieu. » Sur les
+huit heures du soir Rancé se découvrit, il pria un
+frère de le mettre à genoux pour recevoir la
+bénédiction de son évêque, il fit une confession
+générale. L’évêque de Séez, dans son récit qui est
+conservé, dit qu’il avait connu dans cette occasion
+plus qu’en aucune autre que ce grand homme
+avait reçu de Dieu un esprit élevé, vif, pénétrant,
+une âme simple et d’une candeur admirable.</p>
+
+<p>Plus Rancé s’était avancé vers le terme, plus il
+était devenu serein ; son âme répandait sa clarté
+sur son visage : l’aube s’échappait de la nuit. On
+présenta le crucifix au mourant ; il s’écria : « O
+éternité ! quel bonheur ! » et il embrassa le signe
+du salut avec la plus vive tendresse ; il baisa la tête
+de mort qui était au pied de la croix. En remettant
+cette croix à un moine, il remarqua que celui-ci
+ne l’imitait pas, il dit : « Pourquoi ne baisez-vous
+pas la tête de mort ? c’est par elle que
+finit notre exil et notre misère. » Rancé se souvenait-il
+de la relique que la tradition disait être
+placée auprès de lui ? Dans les âges les plus fervents,
+les chrétiens pratiquaient encore quelques
+rites du culte des faux dieux.</p>
+
+<p>Le lit de cendres était préparé ; Rancé le regarda
+tranquille avec une sorte d’amour, puis il s’aida lui-même
+à se coucher sur le lit d’honneur ; l’évêque
+de Séez dit : « Monsieur, ne demandez-vous pas
+pardon à Dieu ? — Monsieur, répondit l’abbé, je
+supplie Dieu très-humblement du fond de mon
+cœur de me remettre mes péchés et de me recevoir
+au nombre de ceux qu’il a destinés à
+chanter éternellement ses louanges. » Les forces
+venant à lui manquer, il s’arrêta. L’évêque dit :
+« Monsieur, me reconnaissez-vous ? — Monsieur,
+répliqua l’abbé, je vous connais parfaitement ;
+je ne vous oublierai pas. »</p>
+
+<p>L’évêque de Séez s’étant enquis si l’on avait
+donné quelque chose au mourant pour le soutenir,
+l’abbé de Rancé fit lui-même la réponse. « Rien
+n’a manqué à l’attention de leur charité. »</p>
+
+<p>Il s’établit par les paroles de l’Écriture un dernier
+dialogue entre l’agonisant et l’évêque.</p>
+
+<p><span class="sc">L’Évêque.</span> — Le Seigneur est ma lumière et
+mon salut.</p>
+
+<p><span class="sc">L’Abbé.</span> — Je mettrai en lui toute ma confiance.</p>
+
+<p><span class="sc">L’Évêque.</span> — Seigneur, c’est vous qui êtes mon
+protecteur et mon libérateur.</p>
+
+<p><span class="sc">L’Abbé.</span> — Ne tardez pas, mon Dieu, hâtez-vous
+de venir.</p>
+
+<p>Ce furent les dernières paroles de Rancé. Il regarda
+l’évêque, leva les yeux au ciel et rendit
+l’esprit. Il fut enterré dans le cimetière commun
+des religieux.</p>
+
+<p>Ainsi se consomma le sacrifice : le repentir vous
+isole de la société et n’est pas estimé à son prix.
+Toutefois l’homme qui se repent est immense ;
+mais qui voudrait aujourd’hui être immense sans
+être vu ? Rancé arriva de sa hutte d’argile à la maison
+de Dieu, maison magnifique.</p>
+
+<p>Rancé fut porté à l’église et placé sous la
+lampe. Son visage, qui avait paru décharné, parut
+vermeil et beau. Il demeura dans l’église depuis
+le 27 octobre jusqu’au 29. Les moines se tenaient
+debout ou fondaient en larmes : c’était à qui ferait
+toucher au corps des linges et des chapelets.
+Trente religieux chantaient les psaumes : des
+messes se célébraient successivement dans l’église.
+Lorsqu’on le mit dans la fosse, le chœur
+récitait ce verset du psaume <small>CXXXI</small> : « C’est là que
+j’habiterai parce que je l’ai choisi. » On l’inhuma
+dans le cimetière. Le pasteur fut placé au milieu
+de ses brebis. Des témoignages authentiques
+furent rendus à Rancé qui pourraient servir aujourd’hui
+à sa canonisation. Il apparut après sa
+mort à diverses personnes dans une grande
+gloire. Les rois témoignèrent de leur douleur,
+soit qu’ils fussent tombés, soit qu’ils occupassent
+encore le trône. Jacques écrivait : « J’irai dans
+votre sainte solitude pour l’amour de moi-même,
+pour m’encourager dans l’état où je suis
+et où Dieu me tient. »</p>
+
+<p>« C’était une voix de tonnerre, dit le P. Le
+Nain, qui retentissait de tous côtés pour inspirer
+aux hommes le mépris du monde, le néant
+de ses grandeurs, la solidité des biens de la vie
+future. » Des conversions éclatantes s’opérèrent.
+Un religieux avait entendu dans son sommeil
+une sainte hostie qui criait : « Tremblez,
+tremblez, tremblez ! » et il fut si saisi de terreur,
+qu’on fut long-temps à le faire revenir. Des
+épileptiques furent guéris en s’appliquant des linges
+qui avaient servi à la main malade du réformateur.
+Les certificats ont été conservés, et Rome
+n’aurait pas besoin d’une longue procédure pour
+le placer au rang des saints. Son cœur était dans
+le repos, et l’Esprit divin avait rempli son âme de
+splendeur.</p>
+
+<p>Saint-Simon dit en s’interrompant : « Ces mémoires
+sont trop profanes pour rapporter rien
+ici d’une vie aussi sublimement sainte. Je m’arrête
+tout court : tout ce que je pourrais ajouter
+serait ici trop déplacé. »</p>
+
+<p>Né le 9 janvier 1626, seize ans après la mort
+d’Henri IV, mort en 1700, quinze ans avant la
+mort de Louis XIV, Rancé avait été soixante-quatorze
+ans sur la terre, dont il avait vécu trente-sept
+dans la solitude, pour expier les trente-sept
+qu’il avait passés dans le monde.</p>
+
+<p>Lorsqu’il disparut, une foule d’hommes fameux
+avaient déjà pris les devants, Pascal, Corneille,
+Molière, Racine, La Fontaine, Turenne et Condé :
+le vainqueur de Rocroi avait reçu de Bossuet sa
+dernière couronne. Bossuet, dont je vous ai
+déjà dit la mort, penchait vers sa ruine, qu’il
+avait annoncée avec une simplicité si magnifique.
+Ce siècle est devenu immobile comme tous
+les grands siècles ; il s’est fait le contemporain des
+âges qui l’ont suivi. On ne voit pas tomber quelques
+pierres de l’édifice sans un sentiment de
+douleur. Quand Louis XIV descend le dernier au
+cercueil, on est atteint d’un inconsolable regret.
+Parmi les débris du passé se remuaient les premiers
+nés de l’avenir : quelques renommées commençaient
+à poindre sous la protection d’un roi
+décrépit encore debout. Voltaire naissait ; cette
+désastreuse mémoire avait pris naissance dans un
+temps qui ne devait point passer : la clarté sinistre
+s’était allumée au rayon d’un jour immortel.</p>
+
+<p>L’ouvrage de Rancé subsiste. Rancé s’est éloigné
+de sa solitude comme Lycurgue de la vallée
+de Lacédémone, en faisant promettre à ses disciples
+qu’ils garderaient ses lois jusqu’à son retour.
+Rancé est parti pour le ciel ; il n’est point revenu
+sur la terre ; ses lois sont religieusement observées
+par son petit peuple. Les Trappistes ont vu s’écouler
+autour d’eux les autres ordres ; ils ont vu
+passer la Révolution et ses crimes, Bonaparte et
+sa gloire, et ils ont survécu ; tant il y avait de
+force dans cette législation surhumaine ! Les nouveaux
+cénobites de la Trappe sont parfaitement
+conformes à ceux qui habitaient ce désert en
+onze cent : ils ont l’air d’une colonie du moyen
+âge oubliée ; on croirait qu’ils jouent une scène
+d’autrefois, si en s’approchant d’eux on ne s’apercevait
+que ces acteurs sont des acteurs réels,
+que l’ordre de Dieu a transportés du <small>XI</small><sup>e</sup> siècle
+jusqu’au nôtre. La cryptie de Sparte était la poursuite
+et la mort des esclaves ; la cryptie de la
+Trappe est la poursuite et la mort des passions.
+Ce phénomène est au milieu de nous, et nous ne
+le remarquons pas. Les institutions de Rancé ne
+nous paraissent qu’un objet de curiosité que nous
+allons voir en passant.</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<div class="trnote">
+<h2 class="nobreak">Notes du transcripteur</h2>
+
+
+<p>Les pages 257 à 272 étant manquantes dans l’original, le texte allant de
+« <a href="#crecy">tué à la bataille de Crécy</a> » jusqu’à « <a href="#nouv">une nouvelle terre</a> » a été tiré de
+l’édition de Didier et Weissenbruch, Paris et Bruxelles, 1924.</p>
+
+</div>
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76606 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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